Professional Documents
Culture Documents
Inpsy 8507 0605-1
Inpsy 8507 0605-1
LETTRE DU MAROC
La psychiatrie au Maroc.
Histoire, difficultés et défis
F.Z. Sekkat
S. Belbachir
tels Ibn Sina (Avicenne), Ibn Omrane, Ibn Khaldoun, Ibn triques européens. Le bimaristane était ainsi construit au
Rochd (Averroès) ou Arrazi (Rhazès). Les auteurs persans milieu des villes, sur le modèle des maisons arabes tradi-
ou arabes s’illustrèrent notamment par des descriptions tionnelles, favorisant un mode de prise en charge commu-
cliniques de troubles mentaux variés et l’élaboration de nautaire. Ces maristanes étaient généralement gérés par les
théories étiopathogéniques rationnelles intégrant des « Wakf » sous contrôle de l’État. Les soins étaient gratuits
explications psychosomatiques. pour les indigents, et les familles de malades étaient même
Le Persan Arrazi (850-932), dont les grands hôpitaux assistées en cas de besoin. À la sortie, les patients rece-
psychiatriques des pays du Maghreb portent le nom, fut vaient un important pécule.
un grand psychosomaticien. Il fut le premier à évoquer L’évolution historique vit ces hôpitaux se dégrader pour
le terme « El Illaj El Nafsani » (psychothérapie). Ibn finir par n’abriter que des malades exclus, pour l’essentiel
Sina (980-1037), le prince des savants et le plus célèbre, des aliénés sans soutien familial ou jugés irrécupérables,
travailla sur les démarches diagnostiques et thérapeuti- dans des conditions déplorables.
ques. Il approfondira les relations du corps et de la pensée
« les remèdes psychiques doivent toujours aider la théra-
Le tournant du XVe siècle
peutique médicamenteuse et la compléter en accroissant
la capacité de résistance du malade ». Ishaq Ibn Omrane,
L’approche arabe des maladies mentales, en avance sur
premier représentant de l’école de Kairouan, auteur d’un
le reste du monde du VIIe au XIIe siècle, ne fera plus de
magistral traité de la mélancolie dans lequel il décrit avec
progrès.
précision les différentes formes cliniques des états dépres-
Dès le XVe siècle, la chute de l’empire islamique et
sifs et leurs origines, proposait des traitements chimio-
le retour en force de la géomancie, de l’astrologie, et des
thérapiques, psychothérapiques et sociothérapiques.
sciences occultes vont influencer l’approche diagnostique
Bien d’autres auteurs s’illustreront tels que Ibn Tofail,
et thérapeutique des malades mentaux. Le surnaturel et
Ibn Bajja (Avenpace), Ibn Jazzar, Ezzahraoui, Ibn Hazm,
l’irrationnel revinrent au-devant de la scène. L’assistance
Ibn Zohr…
aux aliénés sera dévolue aux marabouts. Les maristanes
Le grand essor de cette double médecine du corps et de
tomberont peu à peu en décrépitude et deviendront des
l’esprit en terre d’Islam ne pouvait nécessairement qu’être
asiles psychiatriques.
le fruit d’études théoriques et d’observations pratiques
fouillées, aussi bien dans l’Orient que dans l’Occident
arabes. Nombreux furent en effet les traités, ouvrages,
maximes, opuscules, épîtres qui seront rédigés au cours La période du protectorat
des siècles par les médecins arabo-islamiques à propos des
Au début du XXe siècle, le Maroc était très affaibli sur
relations du corps et de l’esprit, dans la triple perspective
le plan socio-économique et au bord d’une grave crise
diagnostique, prophylactique et thérapeutique.
politique. La seule université, vestige d’un passé glorieux,
était la Quaraouïne de Fès. Les maristanes n’étaient plus
La mise en place des « hospices pour aliénés » que des bâtiments délabrés et insalubres, et les conditions
de séjour y étaient totalement inhumaines. Au début du
© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 04/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.74.13.137)
Ce n’est que bien plus tard, vers 1950, que le protectorat province d’au moins un service hospitalier public affecté
espagnol s’occupera de la psychiatrie au nord du Maroc, au seul traitement des malades mentaux, ou à défaut
mais les moyens furent limités. Un seul psychiatre espa- la création dans les hôpitaux généraux de services dits
gnol exerçait dans le nord, le docteur Alfonso Turegano. « d’accueil provisoire » où les malades mentaux peuvent
Le système de soins s’organisa en deux services ; un être admis aux fins de « mise en observation » pour une
service de première ligne, situé dans les hôpitaux généraux durée maximale de quinze jours. Enfin, il stipule que les
pour la prise en charge de certaines urgences ou dans des soins et les médicaments nécessaires au traitement des
dispensaires avec des consultations ambulatoires, et un malades placés sous surveillance d’un médecin de la santé
service de deuxième ligne destiné à recevoir les malades publique sont à la charge de l’état.
chroniques, les hôpitaux psychiatriques. Toutefois, l’application à la lettre des articles relatifs
Le plus ancien hôpital psychiatrique au Maroc reste à ce dahir reste limitée du fait du manque de moyens
l’hôpital de Berrechid, créé en 1920, « méga-asile » sur le humains et financiers.
modèle des asiles de la région parisienne. À la veille de L’assistance psychiatrique au Maroc comportait
l’indépendance, il était constitué de 15 services pouvant jusqu’en 1972 de sérieuses insuffisances, notamment en ce
accueillir jusqu’à 1 800 lits. qui concerne les moyens humains, l’infrastructure hospi-
Suivront d’autres institutions à travers les grandes villes talière et ambulatoire, l’absence totale d’une politique de
du royaume, à savoir l’hôpital Moulay Ismail de Meknès santé mentale fondée sur une planification à court, moyen
en 1923, l’hôpital Tit Mellil à Casablanca en 1924, le et long terme, avec des objectifs précis et une orienta-
Pavillon 36 au sein de l’hôpital Maurice Gaud (actuelle- tion bien déterminée, tenant compte de l’évolution de la
ment CPU Ibn Rochd) à Casablanca, un service au sein psychiatrie, des besoins du pays et des possibilités maté-
de l’hôpital de Marrakech en 1935, l’hôpital de Fès en rielles et humaines ainsi que de ses potentialités. Cette
1947. À Rabat, le service de psychiatrie d’accueil tempo- situation avait pour conséquences une stagnation de la
raire était situé à l’hôpital militaire Marie-Feuillet. Cette situation et une absence totale des perspectives.
unité sera transférée en 1963 à l’hôpital Arrazi à Salé, ville La circulaire du 23 avril 1974 vient compléter le dahir
mitoyenne de Rabat. Elle connaîtra un développement de 1959 et promeut la psychiatrie, tout en tenant compte
important sur plusieurs décennies. des données socioculturelles. Elle tente de décentraliser
En 1956, année de l’indépendance, il n’y avait aucun et désinstitutionnaliser la psychiatrie (démantèlement des
psychiatre marocain formé. hôpitaux psychiatriques de type asilaire).
En effet, cette circulaire assure la promotion des acti-
vités ambulatoires et la participation de l’entourage à la
Après l’indépendance : prise en charge, la construction d’unités psychiatriques
mise en place de la législation « légères », intégrées de préférence aux hôpitaux géné-
raux ou de spécialités, la mise en place d’un système de
Dès l’indépendance, les pouvoirs publics vont être collectes des données, la création de structures intermé-
confrontés à l’insuffisance des moyens, tant matériels diaires pour permettre la réinsertion et prévenir la chro-
qu’humains, de l’administration de la santé publique. Par nicité, la formation en santé mentale des généralistes, en
priorité par rapport à ceux œuvrant dans les services des
© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 04/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.74.13.137)
État des lieux actuel tement. Le taux des patients bénéficiant d’une exonéra-
tion de paiement dans les hôpitaux publics (indigents) est
Le secteur de la santé souffre actuellement de nombreux d’environ 80 %.
problèmes. Les moyens alloués sont très insuffisants et En matière de prise en charge des toxicomanes, le
leur rendement n’est pas optimisé. Maroc dispose de deux centres : un centre médicopsycho-
Le ministère de la Santé s’est engagé dans deux chantiers logique ambulatoire de prévention et prise en charge des
importants : la réforme hospitalière qui vise à améliorer le toxicomanes avec dispositif de réduction des risques VIH
fonctionnement, la gestion, le rendement et la qualité des à Tanger, et un centre médicopsychologique résidentiel
soins des établissements qui sont sous sa tutelle, et la mise de prévention et traitement des toxicomanes au sein de
en place d’un régime de couverture médicale généralisée l’hôpital Arrazi à Salé.
échelonnée dans le temps. Celle-ci vise à long terme la Pour la pédopsychiatrie, une unité de consultation vient
couverture sanitaire de toute la population. de voir le jour à l’hôpital Ibn Rochd à Casablanca, d’autres
Deux secteurs, public et privé, constituent l’essentiel sont en instance à Salé et Marrakech.
de l’offre de soins au Maroc. Les deux secteurs sont sous Les centres de gérontopsychiatrie sont inexistants.
la coupe du ministère de la Santé. Ce dernier élabore la
politique de santé du pays, assure le contrôle et la prise en
Psychiatrie moderne
charge des maladies ainsi que la mise en place des mesures
de prévention et la promotion de la santé. Certes, au cours et thérapies traditionnelles
des dernières décennies, un effort important a été déployé
Très nombreux sont encore les sujets qui recourent
pour la formation de professionnels en santé mentale et
aux divers tradithérapeutes, aussi bien d’ailleurs pour des
pour la création de services hospitaliers et ambulatoires.
problèmes de santé physique que mentale. Bien que leurs
Cet effort reste insuffisant, le nombre total actuel
pratiques soient mal connues, il est évident qu’ils parti-
de psychiatres au Maroc, toutes catégories confondues
cipent de façon importante aux soins de santé mentale,
(publics, privés et militaires) n’étant que de 350, pour
et plus de la moitié des patients souffrant de troubles
30 millions d’habitants.
psychiatriques les consulteront à un moment ou un autre
L’activité du secteur privé, concentré en milieu urbain,
de leur maladie. Il semblerait même que les thérapeutes
est axée essentiellement sur les soins curatifs réalisés dans
traditionnels soient capables de fournir des soins efficaces
les cabinets de consultations. Les psychiatres privés sont
à certaines catégories de patients.
installés pour la plupart dans les grandes villes du Maroc,
Il faut reconnaître qu’ils présentent de nombreux avan-
surtout au niveau de Casablanca et de Rabat.
tages aux yeux de la population : ils partagent les mêmes
Le secteur public est celui qui souffre le plus, et les
conceptions culturelles de la pathologie (« mauvais œil »,
chiffres parlent par eux-mêmes : en 2007, on comptait
ensorcellement, infraction de rituels, offense à marabout,
dans le secteur public 116 psychiatres, 683 infirmiers
etc.) et de ses traitements (drogues naturelles, incanta-
spécialisés, 30 médecins résidents (internes) en psychia-
tions coraniques, amulettes, sacrifices d’animaux, etc.). Ils
trie, 14 psychologues, et 4 assistantes sociales.
fournissent aussi une plus grande disponibilité et écoute
La répartition des structures de soins était celle du
et des explications plus socialement et culturellement
tableau 1.
© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 04/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.74.13.137)
moderne. Même si certains patients se rendent chez un La demande de soins en santé mentale est en constant
psychiatre, ils continuent à avoir recours aux compétences accroissement, comme en témoignent bon nombre d’indi-
d’un guérisseur traditionnel, et aux méthodes de prise en cateurs tant en milieu psychiatrique qu’en milieu médical.
charge traditionnelle de la souffrance psychique qui sont En effet, une étude récente du service d’épidémiologie en
nombreuses : pèlerinage aux marabouts, transe… Cela santé mentale (enquête nationale de prévalences en popu-
peut avoir un effet bénéfique pour les personnes atteintes lation générale 2003-2006) estime que la prévalence des
de troubles légers et croyant aux vertus des saints. principaux troubles psychiatriques dans la population
Le recours à la bénédiction des marabouts est une générale de plus de 15 ans est :
pratique qui semble loin de disparaître. Certes, l’élite du – trouble dépressif, 26,8 % ;
pays les condamne, la religion les combat, mais rien ne – trouble anxiété généralisé, 9 % ;
peut les faire disparaître. – troubles psychotiques, 5,6 %.
Par rapport aux troubles addictifs :
– abus d’alcool, 2 % ;
– dépendance à l’alcool, 1,4 % ;
Difficultés et perspectives d’avenir
– abus de substances, 3 % ;
La psychiatrie reste le parent pauvre de la médecine. – dépendance aux substances, 2,8 %.
Le budget alloué à la santé mentale est très insuffisant. Ces résultats ont poussé le ministère de la Santé à faire
L’insuffisance des moyens matériels, humains et institution- de la psychiatrie une de ses priorités. Il est aujourd’hui
nels entrave le développement de la psychiatrie. Les struc- amené à relever le défi d’améliorer l’accessibilité et la
tures actuelles ne répondent pas d’une manière adéquate qualité des soins au moyen, dans un premier temps, des
aux besoins en santé mentale de plus en plus croissants au ressources existantes, et de créer des sous-spécialités qui
Maroc. Plus de la moitié des provinces restent totalement s’avèrent à l’heure actuelle une nécessité incontestable.
démunies de toute structure psychiatrique spécifique. Le ministère de la Santé compte pour la période quin-
L’accès aux soins pour de nombreux malades est donc quennale 2008-2012 corriger les insuffisances, et faire en
aléatoire, et cela contribue à la persistance des thérapies sorte que le plan d’action puisse éliminer les inégalités
traditionnelles comme moyen « thérapeutique » des mala- évitables, injustes et remédiables.
dies mentales. Ce programme vise à :
Par ailleurs, certains hôpitaux psychiatriques sont – réorganiser l’offre de soins de psychiatrie par le
négligés et peu aptes à la prestation de soins. Ils ternissent développement en urgence de structures spécialisées, et
encore plus l’image de la psychiatrie, la dévalorisant aux doter chaque province d’un hôpital spécialisé ou d’un
yeux même du personnel médical et paramédical. service intégré ;
Les centres de consultations ambulatoires de santé – assurer un minimum essentiel en matière de struc-
mentale relevant du secteur public sont en nombre très tures de prise en charge pour la santé mentale de l’enfant
insuffisant et sont dans un état guère meilleur. et de l’adolescent ;
Le prix des nouvelles molécules antipsychotiques est – renforcer la formation de base et continue des
onéreux, les mettant malheureusement hors de portée de la professionnels de santé mentale, par la création de cursus
de formation pour les différents intervenants en santé
© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 04/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.74.13.137)