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GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

DANS LE MONDE GREC, ROMAIN ET MÉDIÉVAL


MONOTHÉISMES ET PHILOSOPHIE
Collection dirigée par
Carlos Lévy
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
DANS LE MONDE GREC, ROMAIN ET MÉDIÉVAL

Études réunies et éditées sous la direction de


Barbara Cassin et Carlos Lévy

F
Mise en page et index
Juliette Lemaire et André Musso

Nous remercions le Centre Léon Robin (UMR 8061 CNRS – Université

B. C. et C. L.

© 2011 – Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium

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system or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying,
recording, or otherwise,without the prior permission of the publisher.

D/2010/0095/224

ISBN 978-2-503-52886-1

Printed on acid-free paper


PRÉSENTATION

L’objectif de ce recueil est de définir l’acte de parole, ou plus exactement


les différents statuts et composantes de l’acte de parole, à partir des pratiques
grecques, romaines et médiévales, telles que peuvent rétrospectivement les éclai-
rer les concepts et / ou les pratiques modernes et contemporaines, apparus en
philosophie du langage avec les speech-acts d’Austin et en esthétique avec la
« performance ». « Comment faire des choses avec des mots ? », How to do
things with words ?, le titre de l’œuvre d’Austin peut en effet servir de motif à
une grande partie des pratiques discursives de l’Antiquité et du Moyen-Âge - le
titre, mais non pas exactement les concepts qui se trouvent forgés aujourd’hui
sous ce titre ou en rapport avec lui. Ce sont ainsi les singularités antiques et
médiévales des actes de parole que nous voudrions déterminer : comprendre ce
qu’est la « performance » d’avant le « performatif ».
Le point de départ grec est bien caractérisé par Nietzsche : « La prétention de
pouvoir tout, comme rhéteurs ou comme stylistes, traverse toute l’Antiquité, d’une
manière pour nous inconcevable »1. Le conflit entre philosophie et sophistique, dont
l’enjeu, dès Platon et Aristote, est la « bonne » rhétorique (celle qui est « efficace »
ou / et celle qui est « vraie » ?), constitue l’une des bases de notre examen. En quoi

1
Cours sur l’histoire de l’éloquence grecque, Leipzig, Alfred Kröner Verlag, 1910, p. 201.
6 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

un acte de parole est-il plus et autre chose qu’une performance rhétorique ?


Comment peut-il produire non seulement un effet de persuasion sur l’audi-
teur, mais aussi quelque chose comme un effet sur le monde, une transforma-
tion, voire une création sur le modèle démiurgique ou divin ? Comment peut-
il se révéler non seulement persuasif, mais opératoire, réussi, heureux ?
L’epideixis sophistique (à la fois « prestation » et « éloge ») est dans cette
perspective l’une des premières pratiques discursives à interroger, par oppo-
sition avec l’apodeixis, la « démonstration » dont la tâche, en bonne philoso-
phie comme en science, est de faire lumière sur le phénomène ou sur l’objet
tel qu’il est et à partir de ce qu’il est. Les trois dimensions de l’ontologie, de
la logique (fautive ou non, et selon quelle perspective ?) et du politique se
trouvent ainsi nouées d’emblée.
L’époque hellénistique naît, non pas d’un acte de parole, mais d’un
déferlement de cette violence guerrière que la sophistique et la rhétorique
avaient prétendu transférer sur le plan du symbole. Philippe et Alexandre
contre Gorgias et Démosthène. Pourtant, après l’épopée du conquérant et
les guerres des diadoques, dans les nouvelles structures qui se constituent,
l’acte de parole retrouve ses droits, mais sous d’autres formes. La constitution
d’un réseau scolaire et universitaire, dans lequel l’enseignement de la parole
occupe une place privilégiée, aboutit à une codification toujours plus grande
de l’expression, ce qui entraîne une récupération de la parrhêsia par la phi-
losophie, tandis que les nouveaux paradigmes politiques et sociaux, comme
l’évergétisme, définissent les actes de parole qui les accompagnent et sans
lesquels leur efficacité serait amoindrie. La notion de parrhêsia (« liberté de
langage, franchise » disent les dictionnaires) est symptomatique d’un tour-
nant. Considérée d’abord comme un privilège des citoyens en démocratie, la
franchise a été transformée en technique pédagogique chez les cyniques et
les épicuriens ; or la parrhêsia hellénistique et l’analyse pragmatique du lan-
gage contemporaine peuvent s’éclairer l’une l’autre. D’abord, la parrhêsia
met en lumière en les transgressant les limites de ce qui peut être porté à la
parole : elle révèle les contraintes psychologiques, sociales et politiques qui
pèsent sur les actes de parole comme sur toute pratique. Ensuite, la parrhêsia
prétend que la verbalisation (de ce qui n’est pas habituellement dit) a un
effet propre de transformation des auditeurs. Elle constitue donc un cas ori-
ginal de parole active, où la fonction descriptive du langage est utilisée de
manière performative.
PRÉSENTATION 7
Mais c’est à Rome que la codification de l’acte de parole revêt les formes
les plus contraignantes. Grands praticiens de l’acte de parole, les Romains
ont été fascinés par son efficacité, par les conditions politiques, sociales, ju-
ridiques, dans lesquelles il prenait place, mais ils semblent avoir « oublié»
de s’interroger sur son fondement ontologique. Parmi les raisons que l’on
peut avancer dans le cas précis de l’acte de parole, il en est qui sont d’ordre
philosophique, comme la fausse clarté que pouvait apporter une interpréta-
tion superficielle du logos stoïcien, ou encore, dans le cas de Cicéron, la
conviction sceptique de l’inaccessibilité de l’être. Mais la raison principale
se trouve, semble-t-il, dans la conviction que la parole est un instrument
puissant de la transformation des êtres humains, si bien que le problème
ontologique de l’acte de parole est, en quelque sorte, déplacé vers celui de la
nature de l’âme. Parce qu’ils ont senti la puissance inhérente à toute prise de
parole, les membres de l’élite dirigeante romaine ont très vite décidé de ré-
server la parole dans les assemblées aux membres de leur caste, rendant ainsi
de plus en plus difficile l’arrivée des homines noui. En simplifiant quelque
peu, on peut dire qu’à Rome ceux qui parlent et ceux qui écoutent ne sont
pas les mêmes. Endiguée, la parole cherche cependant à agir en dehors des
espaces d’où elle est exclue. Le théâtre, la rue deviennent des lieux de prise
de parole spontanée, violente, jusqu’à ce que la tension entre ceux qui avaient
la parole et ceux qui voulaient l’avoir aboutît à la guerre civile. Renvoyant en
quelque sorte dos-à-dos les deux camps, l’empire fit d’un seul homme la
source d’une parole dont l’efficacité se manifestait jusque dans les plus loin-
tains confins de l’œkoumène.
Les analyses techniques sur les propriétés logico-linguistiques des énoncés
et expressions supports des actes de parole se sont développées à date ancienne.
Le Moyen-Âge produit ainsi des réflexions sophistiquées sur les conditions de
bonne formation, de complétude et de vérité particulières des énoncés perfor-
matifs, sur le fonctionnement de la deixis ou des modalités dans de tels énoncés,
sur l’« obligation » liée à l’énonciation des serments, des promesses, des vœux,
à la fois dans le cadre de la logique et de la grammaire, et dans celui d’autres
disciplines, comme la théologie à propos des formules du baptême ou de la
consécration eucharistique, le droit lorsqu’il pense les actes juridiques impli-
quant le langage, la philosophie morale et politique réfléchissant sur l’inten-
tionnalité, mais également la médecine ou la magie dans les traités sur le « pou-
voir » des incantations ou des formules. Ces réflexions parfois se croisent,
parfois se mènent en parallèle sans se rencontrer. Paramètres linguistiques et
8 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

extralinguistiques de l’acte de parole sont toujours pensés ensemble, conver-


geant notamment sur la notion de « persuasion », qui implique chez un Roger
Bacon, maître à l’Université et franciscain, la mise en branle de tous les moyens
possibles au service de la prédication, de la grammaire à la musique, en passant
par la dialectique, la rhétorique, la poétique, sans oublier la considération des
dispositions physiques et morales des interlocuteurs ou de l’état des constella-
tions… Les domaines du sémiotique, du politique, du naturel se voient ainsi
imbriqués.
Cette séquence historique sous-tend le recueil, mais nous avons choisi une
mise en forme qui privilégie les dimensions de problèmes (« acte de parole,
formule et subjectivation», « acte de parole, rhétorique et performance»,
« acte de parole et horizons ontologiques») plutôt que la succession diachroni-
que. Le statut de l’auteur, la manière dont il se pense lui-même et s’inscrit ou
non dans son énonciation, voire dans son œuvre - et même dans sa création et
sa créature quand il s’agit de Dieu -, l’autorité (actor / auctor) du juge, du ju-
riste, du prêtre, de l’interprète, de l’« artiste », la rivalité de l’orateur, du so-
phiste, du philosophe et de l’homme digne de ce nom, les ontologies qui les
configurent, des livres saints aux apprentissages scolaires : tout cela déporte
l’attention, du contenu de ce qui est dit, vers celui qui parle et comment il par-
le, la mise en scène, les conditions de félicité de son acte de parole, la manière
dont elles obéissent à des conventions, dont elles sont contextualisées et concep-
tualisées - toutes choses que, très probablement, Austin nous interdit aujourd’hui
d’omettre.
Barbara Cassin, Carlos Lévy
ACTE DE PAROLE,
FORMULE ET SUBJECTIVATION
LA SUPPLICATION COMME RITUEL
CHEZ HOMÈRE : LE GESTE ET LA PAROLE

Françoise Létoublon

Je cherche à montrer ici que certains actes religieux tels que prière et
supplication obéissent dans l’épopée homérique à des formes très particuliè-
res tant dans les paroles prononcées que dans les gestes accomplis. Ces formes
particulières impliquent l’existence dans la langue grecque de l’épopée de
rituels langagiers spécifiques, que nous mettons en relation avec la théorie des
« actes de langage » chez Austin et ses héritiers : il s’agit parfois de perfor-
matifs, mais la complexité des relations paradigmatiques attestées dans la
langue entraîne un retour sur le détail de la théorie et ses conséquences1. En
particulier, il faudra réfléchir sur l’importance des gestes et de leur statut dans
le développement linguistique du performatif, en synchronie et en diachro-
nie.
La question de la supplication et de la prière en grec a été abordée
en français par Danielle Aubriot et Jean Rudhardt dans la même année
1992, ce qui implique évidemment que les auteurs n’ont pas pu tenir
compte de la publication de l’autre. Il faut ajouter plusieurs publications
en anglais : sur la supplication un article important de Gould publié en
1973 et republié avec un addendum dans un recueil de l’auteur en

1
Aux références données antérieurement dans mes travaux sur la question, il faut désormais ajouter les
articles « Acte de langage » par B. Cassin, I. Rosier-Catach et S. Laugier, in B. Cassin (dir.) Vocabulaire
européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004 p. 11-21 et « Anglais. La langue anglaise ou le génie de l’ordi-
naire » par J.-P. Cléro et S. Laugier, « III Le paradigme austinien : langage ordinaire et philosophie », in
Vocabulaire européen des philosophies, op.cit., p. 95-99.
12 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

2001, puis un livre de Fred Naiden en 2007, ainsi que sur la prière un livre de Simon
Pulleyn publié en 2007. Un ouvrage sur la supplication montre son importance
dans l’ensemble de l’épopée homérique d’un point de vue plus « littéraire »2, et
une spécialiste italienne a publié la même année (1999) un travail anthropologique
sur la supplication homérique et un travail sur la « parole efficace » dans le cas de
la malédiction, du serment et de la bénédiction dans la Grèce archaïque3. Je dirai
d’emblée que la thèse de D. Aubriot me paraît faussée par son parti pris paradoxal
de départ : elle voudrait que λίσσομαι ne signifie pas « supplier » comme on le croit
généralement, mais désigne une sorte de prière ; elle discute pour cela sur des points
mineurs de mon article de 19804, mais ignore l’article important de Gould que j’y
citais pourtant explicitement, article qui non seulement implique le sens « sup-
plier » pour λίσσομαι , mais montre aussi très bien l’importance du rituel de sup-
plication qui me paraît capitale. L’analyse très détaillée que fait Danièle Aubriot
des exemples homériques provoque une sorte d’illusion d’objectivité assez trou-
blante à mes yeux quant à la méthode scientifique attendue dans une telle étude.
Nous partirons de l’opposition entre deux types de rituels, de prière et de sup-
plication, qui s’expriment avec des gestes très différents et spécifiques, souvent repré-
sentés dans l’iconographie et auxquels nous trouverons de fréquentes allusions dans
le texte homérique : la prière se fait debout, bras levés vers le ciel, alors que dans la
supplication, le suppliant touche les genoux, parfois aussi le menton de la personne
qu’il supplie. Comme Pulleyn et Naiden le montrent bien, la prière implique une
relation verticale des hommes vers les dieux, in absentia, alors que la supplication
implique une relation horizontale in praesentia. La supplication peut aussi passer par
l’intermédiaire des dieux, dont on touche l’autel, geste dont les Suppliantes d’Eschyle
donnent un très bel exemple. Zeus est le protecteur des suppliants déjà dans l’épopée
homérique, on verra plus loin un passage de l’Odyssée dans lequel son épiclèse Hikesios

2
K. Crotty, The Poetics of Supplication. Homer’s Iliad and Odyssey, Ithaca, Cornell University Press,
Myth and Poetics, 1994.
3
M. Giordano, La Supplica. Rituale, istituzione sociale e tema epico in Omero, Napoli, AION 3, 1999 ;
La parola efficace. Maledizioni, giuramenti e benedizioni nella Grecia arcaica, Pisa-Roma, Istituti edito-
riali e poligrafici internazionali, 1999.
4
F. Létoublon, « Le vocabulaire de la supplication en grec : performatif et dérivation délocutive »,
Lingua 52, Haarlem : Gottmer ; Amsterdam : North-Holland, 1980, p. 325-336, discuté par D Aubriot-
Sévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du Ve siècle av. J.-C., Lyon, Maison
de l’Orient méditerranéen, CMO 22, 1992. Elle a raison sur l’étymologie de λίσσομαι, à propos de la-
quelle elle rappelle à juste titre les remarques faites par Benveniste dans son Vocabulaire des institutions
indo-européennes, Paris, Éd. de Minuit, 1969. Cependant, le point central de mon article n’est pas là, mais
dans la dérivation du nom du suppliant par rapport à une forme verbale très particulière. M. Giordano a
au contraire bien compris ce point central.
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE 13
est précisément mentionnée. Dans le vocabulaire, à l’époque archaïque, il semble que
deux verbes différents correspondent à la prière, εὔχομαι et ἀράομαι, et que λίσσομαι
signifie bien « supplier », dans un système lexical complexe que nous essaierons d’ana-
lyser en détail.
Il faut aussi parler dès l’introduction de la méthode de l’analyse lin-
guistique, qui repose sur des relevés de tous les emplois d’un terme donné
dans un état de langue, le grec archaïque d’Homère en l’occurrence. L’ana-
lyse dénuée de préjugé de tels corpus donne parfois des résultats surprenants,
même si l’on connaît le grec homérique, par rapport aux données lexicologi-
ques habituelles : les dictionnaires, même les mieux informés comme le Lid-
dell-Scott, attribuent parfois à Homère des sens qui sont connus dans la
langue classique, mais qui s’y sont développés à partir d’interprétations
d’Homère, reposant donc sur une forme d’illusion rétrospective de la langue
difficile à débusquer ; nous l’avons montré pour l’emploi réputé « euphémi-
que » du verbe οἴχομαι « être parti »: aucun des exemples homériques ne
montre en réalité cette valeur euphémique pour « être mort5 », mais les deux
occurrences dans lesquelles le verbe est employé dans son sens propre d’« être
parti » - pour parler d’une âme qui a quitté le corps - ont fait croire qu’il
s’agissait d’un tel emploi. Concernant le verbe « courir », nous avons pu
montrer aussi que contrairement aux idées couramment reçues, τρέχω ne
signifie pas « courir » mais « tourner » chez Homère, le paradigme de
« courir » étant constitué par θέω - ἔδραμον 6 . Pour le cas qui nous intéresse,
l’analyse du vocabulaire de la supplication suppose au préalable la connais-
sance du sens du verbe bâti sur ἱκ-, que sa syntaxe particulière oppose aux
verbes de mouvement connus en grec (ἔρχομαι et son paradigme, βαίνω, θέω
etc.)7, alors qu’au contraire, en grec classique, la syntaxe du composé
ἀϕικνοῦμαι et de son paradigme l’a sémantiquement rapproché des verbes de
mouvement, au point qu’il semble en être devenu pratiquement un syno-
nyme.

5
Voir F. Létoublon, « Ce qui n’a plus de nom dans aucune langue », Revue de philologie, de littérature
et d’histoire anciennes (RPh) 66, 1994, p. 317-335.
6
F. Létoublon, « La roue tourne », en collaboration avec Ch. de Lamberterie, RPh 54, 2, 1980, p. 305-
326.
7
F. Létoublon, Il allait, pareil à la nuit. Les verbes de mouvement en grec : supplétisme et aspect verbal,
Paris, Klincksieck, 1985.
14 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Puisqu’ils impliquent un accord social dans une communauté donnée, les ri-
tuels se traduisent par une répétition fréquente de gestes et de paroles, formules ma-
giques ou autres, indépendamment de critères littéraires. Le fait que nos plus anciens
textes (en Inde aussi bien que dans la tradition grecque) soient de nature poétique - et
plus ou moins religieuse - avec une grande importance de la forme et particulièrement
du vers traditionnellement utilisé dans le genre amène à un problème : les répétitions
formelles rencontrées dans l’Iliade, l’Odyssée, les Hymnes Homériques, la Théogonie,
les Travaux et les Jours et d’autres œuvres mineures sont-elles le reflet de rituels sociaux
contemporains ? Ou, au contraire, le style poétique a-t-il contribué à créer à partir
d’une tradition formulaire des artefacts poétiques entièrement artificiels ? La répon-
se doit évidemment être entre les deux, avec une infinité de nuances. Quand on
rencontre une association régulière de gestes et de paroles identiques qui ont l’air de
formules, on peut conclure qu’un rituel justifie cette coïncidence, surtout dans le cas
d’un ton fortement teinté de valeur religieuse (par exemple avec un discours à un dieu
ou aux dieux). Dans certains cas, plusieurs rituels sont associés dans une sorte de
Suite à la fois narrative et rituelle8. Nous nous intéresserons particulièrement à ces
types d’associations.
La théorie des actes de langage (Speech Acts9), depuis Austin10, s’est fon-
dée sur une analyse synchronique des langues vivantes - et à vrai dire princi-
palement de l’anglais - avec une visée universelle. L’histoire des langues est
rarement invoquée, et il peut sembler incongru et paradoxal d’utiliser des
témoignages de langues anciennes et « mortes », sans compréhension orale
où que que ce soit, pour montrer qu’on faisait quelque chose en les parlant,
pour renvoyer au fameux titre d’Austin. Nous n’essaierons nullement de
« prouver » la théorie, que ce soit la version d’Austin ou une autre, en ana-
lysant la langue grecque. L’objectif est plutôt de montrer que certains phéno-
mènes dans cette langue peuvent contribuer à soutenir certaines hypothèses

8
Voir F. Létoublon, « Comment faire des choses avec des mots grecs. Les actes de langage dans la
langue grecque », in Philosophie du langage et grammaire dans l’Antiquité, Cahiers de philosophie ancienne
5, Cahiers du groupe de recherches sur la philosophie et le langage 6-7, Bruxelles-Grenoble, 1986, p. 67-90.
9
La terminologie des actes de langage vient de Searle plutôt que d’Austin qui parlait plutôt de faire avec
des mots (Quand dire, c’est faire dans l’édition en français, 1970). Voir Lyons sur ce point ainsi que l’enca-
dré dans le Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 20 : la traduction française par langage plutôt
que parole ou discours pourrait corriger une erreur dans le choix terminologique. Sur le rôle d’Austin dans
le développement de la branche linguistique appelée pragmatique, voir aussi F. Latraverse, La pragmatique,
Bruxelles, Mardaga, 1987, p. 32-36.
10
1962.
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE 15
venues de la linguistique générale, et parfois d’amener à préciser certains
points de vue théoriques. Plusieurs phénomènes apparemment disjoints pour-
raient, si l’on admet certains postulats théoriques, recevoir une explication
générale cohérente. La langue grecque était utilisée, entre autres, pour faire
certains actes rituels, et cet usage résonne dans la langue elle-même à travers
des procédés particuliers reflétés par le lexique, la morphosyntaxe ou des évo-
lutions sémantiques. On verra aussi que sur plusieurs points, les formulations
d’Austin ont entraîné des confusions ou des ambiguïtés sur lesquelles il faut
réfléchir à la lumière de nombreux exemples et sans a priori, en tenant comp-
te des conditions d’emploi, du contexte, de la distinction entre récit et dis-
cours…

Les formes de la supplication en grec homérique


La combinaison dans le texte de formules répétées décrivant un geste
et / ou rapportant des paroles de supplication adressées par un personnage à un
autre apparaît dans le passage suivant : dans un passage du chant I de l’Iliade,
où Achille demande à sa mère la déesse Thétis de supplier Zeus en sa faveur11,
en particulier dans les vers 500 et 501 où Thétis fait les actes prescrits :
καὶ λάβε γούνων
σκαιῇ, δεξιτερῇ δ᾽ ἆρ᾽ ὑπ᾽ ἀνθερεῶνος ἑλοῦσα
λισομένη προσέειπε Δία κρονίωνα ἄνακτα12:

[Thétis] lui saisit les genoux


De sa main gauche, et, le prenant de sa droite au menton,
Elle adressa cette prière à Zeus, fils de Cronos13.

Comme ses paroles ne persuadent pas le dieu suprême, elle prononce un


autre discours14, qui entraîne la colère de Zeus (ὀχθήσαϛ) jusqu’à ce que finale-
ment il accède à sa demande (κατανεύσομαι). Athéna renvoie à cette scène par
des formules comparables,

11
Iliade I, 497-512.
12
Vers 500-502.
13
La traduction de l’Iliade, citée dans cet article est celle de Fr. Mugler, (Homère, l’Iliade, trad. Fr. Mu-
gler, Arles, Actes Sud, 1995), sauf mention explicite.
14
Voir Iliade I, 513-516.
16 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Ἥ οἱ γούυατ᾽ ἔκκυσε καὶ ἔλλαβε χειρὶ γενείου,


λισσομένη τιμῆσαι Ἀχιλλῆα πτολίπορθον15.
Lui baisant les genoux et le prenant au menton,
elle l’a supplié d’honorer le vaillant Achille.
ainsi que Zeus lui-même,
Ἤματι τῷ ὅτ᾽ ἐμεῖο θεὰ θέτις ἥψατο γούνων,
λισσομένη τιμῆσαι Ἀχιλλῆα πτολίπορθον16.
Le jour où Thétis la divine saisit mes genoux,
m’implorant d’honorer Achille, ce preneur de villes.
On note que le vers 76 du chant XV est différent du vers 370 du chant VIII
alors que le vers du 77 chant XV est identique au vers 371 du chant VIII. Le point
essentiel est que le même geste de prendre les genoux d’une main17, le menton de
l’autre, est exprimé de trois manières différentes, alors que l’allusion aux mots pro-
noncés se fait trois fois par la même forme verbale, dont deux par le même vers for-
mulaire18. Mais le plus important est le fait que nous n’avons jamais les paroles adres-
sées à Zeus par Thétis : dans le premier cas, le geste et la parole sont rapportés à la
troisième personne par le « narrateur objectif » de l’Iliade, dans le deuxième, c’est la
déesse Athéna qui rappelle l’attitude de Thétis, bien qu’elle n’ait pas assisté elle-même
à la scène ; et c’est Zeus qui la rappelle dans la troisième occurrence. Ainsi, on ne
rencontre pas ici l’acte de supplication accompli (performed) comme tel, mais rap-
porté dans le récit. Bien que Danielle Aubriot19 n’admette pas le sens de « supplier »
pour λίσσομαι, je ne pense pas qu’il faille accepter son argumentation et maintiens
ce sens20. À l’inverse du cas précédent, en Il. XVIII, 457-460, aucun geste n’est ex-
plicitement rapporté dans le récit du narrateur ; mais le long discours tenu par Thétis
à Héphaïstos montre bien l’usage du vocabulaire de la supplication, et même une
formule orale qui semble accomplir la supplication par des mots, proche de la défini-
tion par Austin du performatif :

15
Iliade VIII, 371-372.
16
Iliade XV, 76-77.
17
Le rôle des genoux dans la conception grecque du corps et de l’âme est expliqué par Onians (ch. IV)
comme le siège de la génération, en relation avec la racine *gen connue dans γένος, γίγνομαι etc. Il cite en
premier lieu le geste de Thétis. Je pense que les formules homériques telles que λύτο γούνατα, « ses genoux
se délièrent », employées au moment de la mort du guerrier ou de la défaillance d’une femme, impliquent
que les genoux sont pensés comme le siège de la force vitale. Voir Richard B. Onians, Les origines de la
pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, trad. par B. Cassin, A. Debru,
M. Narcy (éd. originale en anglais, Cambridge, 1951), Paris, Seuil, 1999.
18
Milman Parry, The Making of Homeric Verse: The Collected Papers of Milman Parry, ed. and trans., Adam
Parry, Oxford, Clarendon Press, 1971, sur la notion de formule et de vers fomulaire.
19
Voir Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du Ve siècle av. J.-C., op. cit., p. 439-493.
20
En réalité, elle a à mon avis interprété l’analyse de Benveniste d’une manière particulière, ce qui n’a
rien de nécessaire.
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE 17
Τοὔνεκα νῦν Τὰ σὰ γούναθ ἱκάνομαι, αἴ κ᾽ ἐθέλῃσθα
υἱεῖ ἐμῷ ὠκυμόρῳ δόμεν ἀσπίδα καὶ τρυφάλειαν […]
C’est pourquoi je touche tes genoux. Voudras-tu
donner à mon fils à la vie brève un bouclier, un casque21…
On peut ainsi faire l’hypothèse que les mots attribués à Thétis décrivent le
geste accompli, et que le narrateur ne se sent pas contraint de répéter à la fois la
description du geste et les paroles. On pourrait conclure, mais il faut rester prudent
dans de telles conclusions, que le narrateur traite ici d’un rituel de supplication,
bien étudié par plusieurs chercheurs, en particulier Gould et plus récemment Nai-
den22, et qu’il choisit de garder pour son récit soit la relation des paroles prononcées,
soit la description des gestes accomplis avec les paroles au discours indirect.
On rencontre plusieurs occurrences dans l’Odyssée, car le retour d’Ulysse
travesti implique qu’il se présente constamment comme un étranger, un mendiant
qui demande l’hospitalité, à partir de sa prière au dieu de la rivière de Schérié23
après la tempête à laquelle il a échappé au chant V ; il supplie Nausicaa avec une
alternative exprimée par ἢ … ἢ, impliquant un choix entre les deux possibilités :
toucher ses genoux ou prononcer des paroles pour le même acte de supplication :
στῆ δ᾽ ἄντα σχομένη. ὁ δὲ μέρμήριξεν Ὀδυσσεύς
ᾒ γούνων ἐκίσσοιτο λαβὼν εὐώπιδα κούρην,
ἢ αὔτωϛ ἐπέεσσιν ἀποσταδὰ μειλιχίοισι
λισσοιτ᾽, εἰ δείξειε πόλιν καὶ εἵματα δοίη.
ὥϛ ἄρα οἱ φρονέοντι δοάσσατο κέρδιον εἶναι
λίσσεσθαι ἐπέεσσιν ἀποστραδὰ μειλιχίοισι
μὴ οἱ γοῦνα λαβόνα χολώσαιτο ϕρένα κούρη24.
Elle était immobile ; en face d’elle, il hésitait
s’il prendrait aux genoux la jeune fille au beau visage
ou dirait à distance des mots doux comme le miel
pour l’implorer de le vêtir et conduire à la ville.
Tout compte fait, ce qui lui parut le meilleur
Fut de dire à distance des mots doux comme le miel,
craignant de la blesser s’il lui prenait les genoux 25.

21
Iliade XVIII, 457-458.
22
J. Gould, « Hiketeia », Journal of Hellenic Studies, 93, 1973, p. 74-103, republié avec un addendum, in
Myth, Ritual, Memory, and Exchange. Studies in Greek Literature and Culture, Oxford, O. U. P., 2001, p. 22-77.
Voir F. S. Naiden Ancient Supplication, Oxford, O. U. P, 2006, avec un intéressant historique de la question.
23
Odyssée V, 444-450.
24
Ibid. VI, 141-147.
25
La traduction de l’Odyssée citée dans cet article est celle de Ph. Jaccottet (Homère, L’Odyssée, Paris,
La Découverte, 1982), sauf mention explicite.
18 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Γουνοῦμαι σε, ἄνασσα26


Je prends tes genoux, maîtresse
Ὡς σέ, γύναι, ἄγαμαί τε τέθηπά τε δείδιά τ᾿ αἰνῶς
γούνων ἅψασθαι. χαλεπὸν δέ με πένθος ἱκάνει27.
De même, femme, je t’admire avec stupeur, je crains
infiniment de toucher tes genoux. Ma peine est lourde.
À deux reprises, dans le récit d’abord avec l’expression d’une alternative,
puis dans le discours d’Ulysse, on retrouve la même idée : supplier se fait soit
en touchant les genoux, soit par des paroles. Dans le récit, les termes de l’alter-
native sont surprenants, car la même forme verbale λίσσοιτο se trouve dans les
deux, mais l’occurrence montre très clairement que le grec homérique connaît
deux manières de supplier : « toucher les genoux » (γούνων … λαβὼν, cf. plus
loin γοῦνα λαβόντι) et parler, c’est-à-dire n’utiliser que des mots (ἐπέεσσιν) : la
parole peut donc remplacer le geste ; ensuite, dans le discours direct, de ma-
nière très étonnante, l’usage d’un verbe dérivé du nom du genou, γουνοῦμαι, est
utilisé pour signifier « supplier », sans développement supplémentaire28 et alors
même qu’Ulysse dit explicitement qu’il a peur de toucher les genoux de Nau-
sicaa aux vers 168-169.
Le même Ulysse fait plus loin presque la même chose avec la mère de Nau-
sicaa, Arêtê29, mais il lui touche les genoux dans le récit et dit qu’il les touche
dans ses paroles :
Ἀμϕὶ δ᾿ Ἀρήτης βάλε γούνασι χεῖρας Ὀδυσσεύς30: […]
Ἀρήτη […]
σόν τε πόσιν σά τε γούναθ᾽ ἱκάνω πολλὰ μογήσας31
Ulysse mit ses bras autour des genoux de la reine […]
Arêtê, […]
je viens à ton époux, à tes genoux, homme meurtri
On note d’ailleurs dans les paroles d’Alcinoos plus loin32 l’invocation à Zeus
comme protecteur des suppliants, … ὅς τ᾿ἱκέτῃσιν ἅμ᾿ αἰδοίοισιν ὀπηδεῖ, « [Zeus] ami

26
Odyssée VI, 149.
27
Odyssée VI, 168-169.
28
Sur γουνοῦμαι ici, voir Flavio Ribeiro de Oliveira, « Gesto e abstração : usos do verbo gounoûmai em
Homero », Trans/Form/Ação, São Paulo, 29 (1), 2006, p. 63-68, à paraître en français dans Gaia, 14, 2011.
29
Voir VII, 142-152.
30
Odyssée VII, 142.
31
Odyssée VII, 146-147.
32
Au chant VII, vers 181.
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE 19
des vénérables suppliants » : le substantif dérivé du verbe fondé sur ἱκ- semble
signifier « suppliant » sans problème33.
Ces passages montrent bien la complémentarité du système lexical dans
une sorte d’association paradigmatique : verbe λίσσομαι (au moins une fois à la
première personne de l’indicatif, dans l’emploi apparemment performatif dans
la supplication d’Hector à Achille, Il. XXII, 338, λίσσομ΄ ὑπὲρ ψυχῆς κaὶ γούνων
σῶν τε τοκήων34, repris par Achille par le verbe γουνάζομαι comme un syno-
nyme, en Il. XXII, 345, μή με, κύον, γούνων γουνάζεο μηδὲ τοκήων:35) associé
avec différentes formes du présent de l’indicatif ἱκ-, qui semble insister sur l’im-
portance du corps, et en particulier des genoux : τὰ σὰ γούναθ᾿ ἱκάνομαι, σά τε
γούναθ᾿ ἱκάνω, γουνοῦμαι σε, enfin avec un substantif en relation avec ce dernier
radical,ἱκέτης.
On peut aussi remarquer que la mention des genoux de l’interlocuteur tou-
chés par le suppliant se rencontre avec d’autres formes verbales (en dehors du
présent de l’indicatif), telles l’impératif λάβε γούνων, l’indicatif aoriste βάλε
γούνασι, l’optatif γούνων λίσσοιτο ou γουνάζεο dans le langage d’Achille.
Il peut paraître surprenant qu’aucun substantif n’ait été formé en grec
pour désigner le suppliant soit à partir de λίσσ- ou de γούν-. Le seul substantif
attesté dans le contexte est ἱκέτης, comme dans Od. VII, 181. Ce nom a ensuite
entraîné la création du verbe dérivé ἱκετεύω et de toute la famille correspon-
dante, connue avec le sens de supplier en grec classique.
Nous avons proposé36 l’hypothèse d’une dérivation de cette forme de
substantif à partir de l’usage de la formule orale consistant en une pre-
mière personne ἱκάνω / ἱκάνομαι dans un emploi performatif au sens fort,
avec l’accusatif direct du nom des genoux, γούνατα, γοῦνα ou un génitif
partitif comme γούνων. L’accusatif direct est inhabituel en grec avec un
verbe de mouvement ; c’est pourquoi il implique ici une autre valeur,
proche de celle de « toucher », supposant un contact avec l’objet 37. Ce

33
Et c’est l’ensemble cohérent de ce système qui me semble invalider la conclusion de D. Aubriot,
d’abord séduisante dans sa fidélité à Benveniste et dans l’abondance de ses analyses.
34
« Je te supplie par ton âme, par tes genoux et par tes parents ».
35
« Ne me prends pas aux genoux, chien, au nom de mes parents » (je traduis, le plus littéralement
possible).
36
Voir « Le vocabulaire de la supplication en grec … », art. cit.
37
Benveniste a déjà noté la relation entre ἱκ- etἱκέτης, mais il dépendait de l’interprétation courante de
la forme verbale comme « arriver ». Mon hypothèse repose sur la démonstration selon laquelle la syntaxe
de l’accusatif direct implique un autre sens, « toucher » (F. Létoublon, Il allait, pareil à la nuit…, op. cit.,
1985).
20 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

point est très important, il n’a pas été compris ni pris en compte par D. Aubriot :
c’est à cause de sa construction syntaxique que dans la « synchronie homéri-
que », ἱκ- ne peut pas signifier « arriver, atteindre » comme on le croit généra-
lement, en fonction d’une illusion rétrospective due à la meilleure connaissan-
ce que l’on a de la langue grecque de l’époque classique. Effectivement, comme
cela a été montré dans ma thèse, ἱκ- a évolué après Homère vers un sens de verbe
de mouvement, mais l’ensemble de ses emplois homériques implique qu’il a chez
Homère le sens d’un verbe de contact, non de mouvement. Il faut donc le com-
prendre comme « toucher » plutôt qu’« arriver à ».
La dérivation du nom ἱκέτης implique que le sens de supplication ne pro-
vient pas du sens du verbe lui-même, mais de l’utilisation rituelle de la formule
« je touche tes genoux », qui décrit le geste de supplication, comme on peut le
voir sur de nombreux exemples de peintures de vases ou d’autres objets d’art.
Dans l’article mentionné, j’insistais sur l’usage performatif de cette formule, et
j’ai proposé une dérivation délocutive (suivant une hypothèse de Benveniste en
1958 pour expliquer des termes comme lat. parentare, salutare : dire Parentes,
salus, etc.. Mais il ne parlait que de verbes délocutifs, la dérivation d’un substan-
tif à partir d’un verbe performatif n’entrant pas dans son objet d’étude).
Dans les exemples homériques relevés, on remarque que les suppliants uti-
lisent deux formes d’indicatif présent dans le discours direct : ἱκάνω / ἱκάνομαι
… γούνατα, γοῦνα et γουνοῦμαι, une fois λίσσομαι. Les emplois homériques de
γουνοῦμαι me paraissent mériter un examen détaillé à l’aide du TLG. Lycaon
s’adresse à Achille38 :
καί μιν φωνήσας ἔπεα πτερόεντα προσηύδα·
γουνοῦμαι σ΄ Ἀχιλεῦ · σὺ δέ μ΄ αἴδεο καί μ΄ έλέησον·
ἀντί τοί εἰμ΄ ἱκέταο διοτρεφὲς αἰδοίοιο·
Lors, s’adressant à lui, il lui dit ces paroles ailées :
« Je suis à tes genoux, Achille ; écoute et prends pitié !
Respecte en moi, ô <nourrisson> de Zeus, l’homme qui te supplie. »

Dans l’Odyssée, il s’agit d’Ulysse face à Nausicaa.


Αὐτίκα μειλίχιον καὶ κερδαλέον φάτο μῦθον·
γουνοῦμαί σε, ἄνασσα· θεός νύ τις ἦ βροτός ἐσσι;

38
Iliade XXI, 73-75.
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE 21
εἰ μέν τις θεός έσσι, τοὶ οὐρανὸν εὐρὺν ἔχουσιν39,
Sans attendre, il lui tint ce doux astucieux discours :
« j’embrasse tes genoux ; es-tu femme ou déesse ?
Si tu es l’un des dieux qui possèdent la terre immense... »
Puis de Leiodès face à Ulysse :
καί μιν λισσόμενος ἔπεα πτερόεντα προσηύδα:
γουνοῦμαί σ΄, Ὀδυσεῦ· σὺ δέ μ΄ αἴδεο καί μ΄ ἐλέησον:
οὐ γάρ πώ τινά φημι γυναικῶν ἐν μεγάροισν 40
[Léiodès] en le suppliant, lui dit ces paroles ailées :
« J’embrasse tes genoux : entends-moi, aie pitié de moi !
Je l’affirme : jamais je n’ai insulté, outragé les femmes du palais »
Et un peu plus loin, de Phémios :
καί μιν λισσόμενος ἔπεα πτερόεντα προσηύδα:
γουνοῦμαι σ΄, Ὀδυσεῦ· σὺ δέ μ΄ αἴδεο καί μ΄ ἐλέησον.
Αὐτῷ τοι μετόπισθ΄ ἄχος ἔσσεται, εἴ κεν ἀοιδὸν41
[Phémios] en le suppliant, lui dit ces paroles ailées :
« J’embrasse tes genoux : entends-moi, aie pitié de moi !
Toi-même en auras du regret plus tard, si tu condamnes
Le chanteur… »
Ces vers reprennent de manière formulaire l’emploi d’Il. XXI, 74.
Dans tous ces exemples, le verbe est en tête de vers, suivi du pronom σε et
d’un vocatif, nom propre ou appellatif.
On connaît d’ailleurs quelques « citations » de ces emplois : le poète ly-
rique Anacréon en présente deux exemples dans ses fragments42 , Apollonios de
Rhodes place la sienne après une comparaison explicite à Arêtê et Alcinoos :
Ἀρήτης γούνων ἀλόχου θίγεν Ἀλκινόοιο·:
Γουνοῦμαι, βασίλεια· σὺ δ΄ ἵλαθι, μηδέ με43κόλχοις
ἐκδώῃς ᾧ πατρὶ κομιζέμεν, εἴ νυ καὶ αὐτή
Que de fois elle prenait dans ses mains les genoux d’Arêtê, l’épouse d’Alkinoos !
« Je suis à tes genoux, Souveraine ! Sois miséricordieuse ; ne me livre pas aux

39
Odyssée VI , 148-150. Cet emploi de γουνοῦμαι a déjà été rencontré.
40
Odyssée XXII, 311-313.
41
Odyssée XXII, 343-345.
42
Anacréon, (Page : Poetae melici Graeci) Fr. 3, 3 : γουνοῦμαί σ᾿ἔλαφηβόλε / ξανθὴ παῖ διὸϛ ἀρίων « je
te prends les genoux, blonde [déesse] qui lance ses flèches au loin, fille de Zeus … » et 12, 6. γουνοῦμαί σε,
σὺ δ᾽ εὐμενὴς ἔλθ᾽ ἡμίν, κεχαρισμένης. - « je te prends les genoux, sois-moi favorable, viens à nous … »
43
Argonautica IV, 1013-1015. Voir aussi le grammairien de l’époque tardive Apollonius Dyscole, De
constructione 2.2, p. 415, l. 5 où le lemme montre bien que, pour lui, il s’agit d’une supplication sans ambi-
guïté : καὶ ὅσα ἱκετείαν σημαίνει, /γουνοῦμαι σε ἄνασσα {ζ 149}, (5), « et tout ce qui signifie la supplication,
‘‘je te prends les genoux, maîtresse’’ ».
22 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Colques qui me ramèneraient à mon père. »44


Dans d’autres cas, un caractère parodique est possible, très net en tout cas
chez Lucien45 :
Ναὶ πάτερ ἡμέτερε, κρονίδη, ὕπατε κρειόντων,
γουνοῦμαί σε θεὰ γλαυκῶπις, τριτογένεια,
ἐξαύδα, μὴ κεῦθε νόῳ, ἵνα εἴδομεν ἤδη.
Oui, notre père, fils de Cronos, le plus grand des puissants,
Je te prends les genoux, déesse aux yeux pers, Tritogénie,
Parle, ne me cache rien en ton cœur, pour que nous sachions46.

Le verbe est toujours placé en début de vers avec le pronom complément σ᾿


ou σε puis des appellatifs de la personne suppliée. Le statut de performatif expli-
cite de cette forme est confirmé par le fait que les autres formes ne sont pratique-
ment pas attestées : des recherches analogues sur γουνοῦται, γουνοῦσθαι,
γουνοῦμεθα, donnent un seul exemple homérique de l’infinitif γουνοῦσθαι47 dans
le récit de la Nekyia, et plus précisément dans les instructions de Tirésias, où
l’infinitif transpose visiblement au discours indirect un impératif du discours
direct, non pas une première personne de l’indicatif mais une forme du dialogue
impliquant fortement la « personne » au sens dans lequel Benveniste l’oppose
à la « non-personne ». Après Homère, l’infinitif se trouve dans un exemple du
grammairien Apion donnant des glossai homériques, et dans le commentaire à
l’Odyssée du savant byzantin Eustathe, ce qui nous confirme bien que le mot n’est
pas usité en grec après Homère, sauf citation expresse. La troisième personne
γουνοῦται ne se rencontre qu’une fois en tout dans toute la littérature grecque
selon le TLG48, chez le même Eustathe, où elle sert de substitut λίσσεται49.
Nous concluons donc que γουνοῦμαι joue nettement le rôle de performatif
explicite servant à supplier, comme si l’on avait formé en français un dérivé de
genou tel que *genouiller dans ce sens (ce qui n’a rien d’invraisemblable si l’on
pense à des expressions telles que « je m’agenouille à tes pieds »). Et il est pra-
tiquement plus fréquent dans cet emploi performatif que l’autre formule avec
ἱκάυω ou ἱκάνομαι.

44
Trad. E. Delage et F. Vian, Belles Lettres, 1981.
45
Juppiter tragoedus 1, 5-7.
46
Je traduis.
47
Odyssée X, 21 : πολλὰ δὲ γουνοῦσθαι νεκύων ἀμενηνᾶ κάρηνα, « les âmes vaines des morts le suppliaient
abondamment ».
48
Thesaurus Linguae Graecae.
49
Comm. Ad Homeri Odysseam I, 398, 1 .
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE 23
Les deux verbes, ἱκάνω, ἱκάνομαι et γουνοῦμαι, une fois λίσσομαι semblent
des exemples parfaits du performatif austinien le plus pur : Austin et Benve-
niste doivent s’appuyer sur le sentiment de la langue qu’ont les locuteurs pour
montrer la différence entre « je jure, je promets » et les autres formes du para-
digme, alors que le grec nous montre l’exemple presque idéal d’une langue où
l’acte de langage utilise à la première personne du présent de l’indicatif une
forme lexicale particulière, mais désigne cet acte dans le récit par un autre lexè-
me.

Le performatif, la théorie et l’histoire de la langue


Avant d’avancer dans l’analyse des exemples grecs susceptibles d’avoir un
retentissement sur la théorie du performatif, je voudrais insister sur le rôle de
Benveniste dans la découverte du performatif qu’il a en effet inventé, sans le
mot mais bien avec l’idée, avant Austin50 : l’article « La philosophie analytique
et le langage » publié dans Les études philosophiques en 1963 a été publié après
un article d’Austin proposant performatif / constatif que Benveniste connaît et
discute, mais on peut pourtant lire une page dans « De la subjectivité dans le
langage » qui montre que Benveniste avait découvert la notion dès 1958 : il
cherche ce qui distingue la « subjectivité », et découvre « les effets de sens que
produit le changement de personne dans certains verbes de parole . Ce sont des
verbes qui dénotent par leur sens un acte individuel de portée sociale : jurer,
promettre, garantir, certifier, avec des variantes locutionnelles telles que s’engager
à… se faire fort de … ». On retient la notion d’acte individuel de portée sociale.
Le paragraphe suivant comporte la notion selon laquelle une énonciation est un
accomplissement.
Or, je jure est une forme de valeur singulière, en ce qu’elle place sur celui qui
s’énonce je la réalité du serment. Cette énonciation est un accomplissement : « ju-
rer » consiste précisément en l’énonciation je jure par quoi Ego est lié. L’énoncia-
tion je jure est l’acte même qui m’engage, non la description de l’acte que
j’accomplis. En disant je promets, je garantis, je promets et je garantis effectivement.
Les conséquences (sociales, juridiques, etc.) de mon jurement, de ma promesse, se

50
Avant Austin, on peut mentionner quelques prédécesseurs, le Suédois Hägerstrom et l’Américain
Furberg - voir F. Létoublon, « Promisi per iocum », in Studies in Latin Linguistics, Actes du colloque de
linguistique latine de Cambridge, R. Coleman éd., Amsterdam, Benjamins, 1991, p. 163-185. La page de
Benveniste de 1958 est en général ignorée (voir « De la subjectivité dans le langage », Journal de psycholo-
gie, 1958, repr. in Problèmes de linguistique générale. Paris, Gallimard, 1966, p. 258-266).
24 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

déroulent à partir de l’instance de discours contenant je jure, je promets. L’énon-


ciation s’identifie avec l’acte même. Mais cette condition n’est pas donnée dans le
sens du verbe ; c’est la « subjectivité » du discours qui la rend possible. On verra
la différence en remplaçant je jure par il jure. Alors que je jure est un engagement,
il jure n’est qu’une description, au même plan que il court, il fume. On voit ici, dans
des conditions propres à ces expressions, que le même verbe, suivant qu’il est as-
sumé par un « sujet » ou qu’il est mis hors de la « personne », prend une valeur
différente. C’est une conséquence de ce que l’instance de discours qui contient le
verbe pose l’acte en même temps qu’elle fonde le sujet. Ainsi l’acte est accompli par
l’instance d’énonciation de son « nom » (qui est « jurer »), en même temps que
le sujet est posé par l’instance d’énonciation de son indicateur (qui est « je »)51.
Il me semble que l’on peut extrapoler ce que dit Benveniste de jurer et
promettre au vocabulaire de la supplication en grec archaïque, avec la seule dif-
férence qu’Homère n’utilise pas les mêmes lexèmes pour l’énonciation réflexi-
ve, qui constitue l’accomplissement de l’acte de supplication, et pour l’énoncia-
tion descriptive : τὰ σὰ γούναθ᾿ ἱκάνομαι, σά τε γούναθ᾿ ἱκάνω, γουνοῦμαι σε
accomplissent la supplication à la première personne, tandis que λίσσεται,
λίσσοιτο, etc. décrivent l’acte « objectivement ».
La similitude avec la définition d’Austin est frappante, voir par exemple dans
Quand dire, c’est faire : « Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase
(dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien
reconnaître que je suis en train de faire ** en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais :
c’est le faire. » Et Austin ajoute une remarque importante sur la relation au vrai et
au faux : « Aucune des énonciations citées n’est vraie ou fausse : j’affirme la chose
comme allant de soi et ne la discute pas. »52 C’est à ce moment de sa première
conférence qu’il crée le terme performatif, ou plutôt phrase performative, insistant
sur l’importance de l’énonciation et sur l’aspect créatif et innovant de cette termi-
nologie ; c’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas diluer le performatif dans un emploi
qui engloberait par exemple tout usage poétique et créateur du langage : la poésie
crée bien quelque chose, et comporte évidemment des performatifs53, sans que pour
autant l’ensemble d’un poème puisse être mis sous le signe du performatif comme
tendent à le dire d’assez nombreux spécialistes de littérature.

51
« De la subjectivité dans le langage », Journal de psychologie, 1958, repr. in Problèmes de linguistique
générale, op.cit., p. 258-266.
52
P. 41 dans l’édition de 1970, mais aussi celle de 1991: Austin, Quand dire, c’est faire, Introduction,
traduction et commentaire par Gilles Lane, postface par François Récanati, Paris, Points Seuil, 1991.
53
Je pense par exemple au φαμί de Médée au début de la IVe Pythique de Pindare.
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE 25
Austin n’a certes pas parlé de la relation entre performatif et rituel ni du
rôle des gestes en relation avec les paroles prononcées, mais il insiste beaucoup
sur le rôle des « circonstances » :
Disons, d’une manière générale, qu’il est toujours nécessaire que les circonstan-
ces dans lesquels les mots sont prononcés soient d’une certaine façon (ou de
plusieurs façons) appropriées, et qu’il est d’habitude nécessaire que celui-là même
qui parle, ou d’autres personnes, exécutent aussi certaines autres actions - actions
« physiques » ou « mentale(s ?) », ou même actes consistant à prononcer ulté-
rieurement d’autres paroles54.
Puisqu’il prend l’exemple assez particulier du baptême d’un bateau, on
connaît bien les actions physiques supplémentaires dont il s’agit : couper un
ruban, casser une bouteille de champagne sur la coque du bateau, etc. Il s’agit
bien d’actes rituels à caractère symbolique, qui distinguent par exemple le bap-
tême d’une personne de celui d’un navire. Pour la supplication en grec archaï-
que, nous avons vu l’importance des gestes rituels accomplis, toucher les genoux
ou le menton de la personne que l’on supplie.
Dans sa première conférence, nous rappellerons aussi que Austin a ana-
lysé de manière assez détaillée un passage de l’Hippolyte d’Euripide, dont nous
avons repéré plusieurs citations ou allusions dans la littérature ancienne ulté-
rieure (Aristophane, Plaute) prouvant la célébrité de ce passage dès l’Antiquité
et les interprétations ironiques qu’il a pu susciter, dans lequel il est dit qu’une
promesse a été faite par la langue, non par l’esprit : ἡ γλῶσσ᾿ ὀμώμοχ᾿, ἡ δὲ φρὴν
ἀνωμοτός55 qu’Austin glose ainsi : « c’est-à-dire ma langue prêta serment, mais
non pas mon cœur (ou mon esprit ou quelque autre artiste dans les coulisses).
C’est ainsi que “je promets de…” m’oblige : enregistre mon acceptation spiri-
tuelle de chaînes non moins spirituelles. »56.
Ce passage d’Austin m’a amenée jadis à étudier de près le cas de la promesse dans
l’Antiquité, en particulier en latin, réfléchissant sur l’étymologie de promittere
« mettre en avant », et sur un contresens notable chez certains spécialistes moder-
nes57. Un autre cas semble éclairant, celui du grec ἐγγῶ utilisé en grec classique pour
donner sa fille en mariage : chez Hérodote, Clisthène accorde sa fille à Megaclès fils

54
Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 43.
55
Euripide, Hippolyte, vers 612 : « La langue a juré, non pas l’esprit » (je traduis).
56
Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 44.
57
Récanati en particulier pense qu’il s’agit de mettre en avant sa main droite, ce dont une analyse ri-
goureuse du corpus du latin de l’époque républicaine démontre à l’évidence le caractère erroné.
26 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

d’Alcméon avec une première personne du singulier du présent actif que nous
interprétons comme un performatif typique : « ... τῷ δὲ Ἀλκμέωνος Μεγακλέι
ἐγγυῶ παῖδα τὴν Ἀγαρίστην νόμοισι Ἀθηναίων.58 ».
L’acceptation de Megaclès, au discours indirect, ne permet malheureuse-
ment pas de dire avec certitude si la forme médio-passive correspondante
(ἐγγυῶμαι, voir des emplois analogues pour γαμεῖν « épouser » pour un hom-
me / γαμεῖσθαι « se marier » pour une femme) avait valeur d’engagement pour
le « fiancé », mais le laisse au moins supposer : φαμένου δὲ ἐγγυᾶσθαι Μεγακλέος
ἐκεκύρωτο ὁ γάμος κλεισθένεϊ. Legrand rend bien la valeur quasi-contractuelle
des formes verbales : « … ‘‘Et j’engage mon enfant, Agaristê, au fils d’Alcméon,
Megaclès, conformément aux lois des Athéniens.’’ Megaclès déclara accepter
l’engagement ; et ainsi se trouva ratifiée l’union voulue par Clisthène. »
Un détour par l’histoire de la langue me semble utile maintenant pour
montrer comment les performatifs se développent dans la diachronie, et pour
montrer surtout comment ils impliquent des gestes physiques au départ, et ten-
dent à les effacer par une sorte d’incorporation du sens originel dans l’emploi
performatif.
En effet, ἐγγυῶ est un composé de la préposition ἐν avec un très vieux nom
de la main, γύη, sorti de l’usage pour la main, mais conservé dans le sens d’une
mesure de longueur, soit quelque chose comme une « brasse »59: il s’agit donc
de s’engager en tenant en main l’objet ou la personne dont il est question. À
l’époque d’Hérodote, l’accord entre les deux personnages se fait très probable-
ment sans la présence d’Agaristé, la fille que Clisthène « engage » à Megaclès.
Le français engager est d’une manière très claire formé à partir de en gage, locu-
tion encore en usage dans un sens très voisin (donner en gage, tenir en gage
etc.).
Le latin promittere implique en fait dans un premier temps, non
pas la main droite mais un objet direct « mis en avant » (un ex voto, une
somme d’argent, un animal prévu pour un sacrifice ou tout objet que
l’on puisse justement engager). À l’époque de Plaute déjà, l’objet de la
promesse n’a nullement besoin d’être physiquement présent, la promes-
se engage l’avenir et implique donc une prise en compte d’un délai

58
Histoires VI, 130 : « À Megaclès fils d’Alcméon, j’engage ma fille Agaristê suivant les lois des Athé-
niens » (je traduis).
59
Voir P. Chantraine, DELG s.v.
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE 27
entre le temps de la promesse et celui de sa réalisation. Mais l’absence d’emplois
performatifs nettement caractérisés empêche d’aller plus loin dans l’analyse.
Pour supplier, nous avons vu qu’en grec, la dérivation du nom ἱκέτης sup-
pose une allusion à l’emploi performatif de la locution ἱκάνω τὰ γούνατα ou
d’un de ses suppléants, donc au geste de toucher les genoux, qui faisait partie du
rituel complet de la supplication à l’époque archaïque. Mais avec le temps, le
suppliant n’a plus besoin du geste pour que son statut de suppliant soit admis.
Tout se passe comme si la valeur performative de la formule ἱκάνω τὰ σὰ γούνατα
faisait désormais partie du radical du substantif dérivé (alors évidemment que
le verbe ne connaît plus cet emploi de l’accusatif direct à l’époque classique).
En latin, supplicare semble renvoyer à un geste de prosternation, de « pliu-
re » aux pieds d’une personne (cf. supplex composé comme sim-plex, com-plex
etc.).
Pour le verbe ἐγγυῶ, on a avec le temps oublié le sens de « main » du
substantif de base γύη, mais la valeur performative de l’indicatif présent actif
semble nette, peut-être aussi celle du moyen-passif. Et on n’a évidemment nul-
lement besoin d’avoir dans la main quoi que ce soit en garantie de l’engagement,
purement verbal donc.
Dans tous ces exemples, l’emploi performatif semble susceptible de se dé-
velopper à partir d’une description du geste rituel que l’on accomplit symboli-
quement en même temps ou à la place de la parole (si l’on en croit l’alternative
entre geste et parole énoncée par Ulysse vis-à-vis de Nausicaa) : « toucher les
genoux » et / ou dire « je touche tes genoux » :
ἱκάνω τὰ γούνατα
γουνομαι σε

« *prendre sa fille dans la main » ‡ dire ἐγγυῶ παῖδα τὴν ἐμήν


accepter l’engagement ‡ dire ἐγγυῶμαι

Rappelons que le baptême souvent pris pour exemple par Austin, qu’il
s’agisse d’un bateau ou d’une personne, vient aussi du grec, et d’un verbe qui
signifie à l’origine « plonger (dans l’eau) » au sens transitif. Il s’agit encore du
geste originel que saint Jean dit justement le Baptiste accomplit pour la pre-
mière fois avec le Christ.
Il faut dès lors moduler les formulations tranchantes d’Austin sur le rôle non
descriptif du performatif, pour parler au moins du point de vue diachronique d’une
description originelle d’un geste, qui disparaît ou a tendance à disparaître quand le
28 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

geste s’incorpore à la parole au point qu’elle n’ait plus besoin du tout de son
support (le baptême d’un enfant ne suppose plus qu’on le plonge dans l’eau du
baptistère, mais une goutte d’eau symbolique suffit).
Nous avons évité de nous engager dans la question du locutoire et de l’il-
locutoire, les langues anciennes ne permettant guère de telles spéculations, qui
ne font d’ailleurs pas partie du noyau le plus intéressant et le plus fécond de la
théorie. Mais le fait que la supplication, la promesse, l’engagement, soient très
proches des catégories les plus souvent prises comme exemples dans Quand dire,
c’est faire semble garantir la validité des analyses proposées. Le fait que les lan-
gues dont nous nous occupons, à défaut de locuteurs capables de les valider,
fournissent l’appui d’une histoire dans la longue durée peut être considéré
comme une forme de compensation.
REFAIRE LE PRÉSENT
HÉSIODE ET ARCHILOQUE

Pierre Judet de La Combe

La performance : entre pragmatique et expressivité sociale


Les études actuelles de la poésie grecque archaïque se sont mises dans
une situation étrange. Elles ont pris acte de l’insistance que met la théorie
linguistique depuis Benveniste, Austin et Searle sur la nature active de la com-
munication langagière, dans l’instauration et la caractérisation d’un lien,
constitutif de la grammaire des énoncés, entre une première et une seconde
personne, selon la dimension pragmatique du langage, qui s’ajoute à ses di-
mensions dénotative et expressive. De fait, elles mettent désormais au cœur
de leur lecture des poètes grecs archaïques la notion de performance. Le mot,
que l’on renonce en général à traduire en français, puisque ni « exécution »,
ni « récitation », ni même « production » ne conviennent1, note une relation
langagière normée, dont les conditions sont définies par la nature sociale de
l’occasion de la prise de parole poétique (banquet, festival panhellénique ou
pan-ionien, funérailles, mariage, etc.), entre un poète, ou un chœur, ou une
succession de locuteurs s’il s’agit de joutes verbales, et un public. En accord

1
Jean Bouffartigue a trouvé la solution élégante « poésie en acte » pour traduire Poetry as Perfor-
mance, titre d’un livre de Gregory Nagy (Cambridge, 1996, trad. fr. Paris, Belin, 2000). « Exécution » et
« récitation » ont le tort de supposer l’existence d’un texte fixé avant la prise de parole. « Production »,
qui serait l’équivalent le plus proche, est trop indéterminé.
30 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

avec la thèse du caractère oral de ces productions, la prestation poétique est en


général conçue comme une improvisation (« composition in performance », pour
l’épopée, les monodies ou pour la poésie de banquet), correspondant aux atten-
tes d’un public qui est informé sur ce que le poète sera amené à produire devant
lui par la présence de règles reconnues, liées chaque fois à la nature de l’occasion.
Plusieurs concepts-clés de la poétique traditionnelle deviennent ainsi caducs.
La poésie cesse d’être l’expression des états de conscience d’un « moi », puisque
ces états ne sont pas préalables à la performance, mais n’existent que dans leurs
réalisations verbales adressées, sur un mode quasi rituel et conventionnel, au
« tu » qu’est le public d’une occasion déterminée2 . Disparaît également le
concept de « genre », puisque les caractéristiques formelles de la poésie ne dé-
pendent plus de la nature interne du texte ainsi produit, mais des attentes com-
mandées par la nature spécifique de chaque occasion. Le genre, concept classi-
ficatoire, suppose une culture morte, lettrée, qui s’intéresse non plus aux
circonstances vivantes de la production poétique, mais à ses seuls produits, les
textes, qu’il s’agit de ranger dans une bibliothèque3. « Le genre est la compen-
sation d’une occasion perdue », selon la formule saisissante employée par Gre-
gory Nagy. Ce nouveau modèle est extrêmement fécond. Il a introduit dans la
lecture des textes une impression de fraîcheur dont ils avaient besoin. La poésie
grecque ancienne est redevenue par là un domaine d’inventivité pour la philo-
logie après l’effondrement du modèle textuel qui servait à baliser les conflits
entre Analystes et Unitariens tout au long de la « question homérique », qui
s’est arrêtée, par épuisement, vers les années 19504. C’est comme si le paysage
interprétatif avait définitivement changé.
Mais ce modèle n’est toutefois pas à l’abri d’un retour du refoulé s’il
prétend, non pas mettre en lumière des aspects essentiels et longtemps mé-
connus de cette poésie, mais en livrer la clé et fixer le cadre de toute inter-
prétation possible. Nous verrons, en effet, que l’interprète est face aux
œuvres poétiques grecques, comme face à toute œuvre, devant une vraie
tension entre plusieurs « intérêts de la connaissance », entre différentes
perspectives également légitimes mais irréductibles les unes aux autres et

2
Voir les travaux de Claude Calame, et notamment Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000.
3
Déjà, dans les théories romantiques, la distinction des trois grands genres (épique, lyrique, dramatique)
supposait une poésie achevée, un corpus clos, puisque les genres se définissent les uns par rapport aux autres.
Ils ne valent que pour l’Antiquité. La poésie vivante, moderne, est quant à elle sans genre.
4
Voir Jean Bollack, « Ulysse chez les philologues » (1975), repris dans J. B. La Grèce de personne, Paris,
Seuil, 1997, p. 29-58 et p. 377-382.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 31
qui, dans leur contrariété, constituent ce qu’on peut appeler une antinomie de
la philologie. Il est, en effet, paradoxal que l’hypothèse pragmatique de la per-
formance débouche parfois sur le concept étonnant d’une communication sans
sujet, sans communiquant, alors que la prise en compte, absente de la philologie
traditionnelle5, des circonstances sociales de la réalisation poétique, de leurs
contraintes propres dans l’adresse à un public, aurait pu conduire à définir à
nouveaux frais ce que l’on peut entendre par « sujet poétique ».
Pour des raisons sans doute plus culturelles que scientifiques, l’objet de
l’analyse des performances n’est pas, d’habitude, ce qu’un individu, tel ou tel
poète, pouvait dire en tant que sujet individuel, en fonction du contexte de sa
prise de parole, mais le contexte lui-même, en tant qu’il décide du sens possible
de chaque performance particulière. Il est souvent posé qu’un énoncé poétique
est par nature conforme aux attentes produites par les circonstances de son
énonciation. Il ne ferait qu’illustrer les possibilités qu’offre une occasion bien
typée. Il y a là un retour du refoulé au sens où la dimension expressive du lan-
gage, que l’on a dans un premier temps cru devoir disqualifier parce qu’elle
renverrait à la notion romantique et périmée d’un auteur cherchant à exprimer
ce qu’il pense ou ressent en dehors de tout contexte social, revient en force si le
texte, dans sa composition langagière, est d’abord pris comme l’expression des
contraintes et des possibilités qui définissent la situation du performer, expres-
sions qui est dès lors collective et non plus individuelle. Le romantisme, d’abord
chassé, n’est pas loin quand on se donne pour modèle une communication né-
cessairement réussie où s’exprime le consensus préalable d’une communauté
historique. Le poète reste le porte-parole de cette communauté, non pas parce
qu’il donnerait une forme remarquable à des idées, à des croyances collectives

5
À l’exception du Friedrich August Wolf des Prolegomena ad Homerum (1795) et de son correspondant
et ami Wilhelm von Humboldt. Le livre de Wolf s’intéresse presque exclusivement à ces conditions, et non
pas vraiment à ce qui est devenu, plus de trente ans après, la « question homérique » avec l’essai de Karl
Lachmann, Über die ersten zehn Bücher der Ilias, publié à Berlin en 1839. L’abandon de la perspective an-
thropologique de Wolf pour une analyse textuelle des poèmes d’Homère, avec le souci de l’analyser en
« chants » ou en « strates », relève d’une histoire de la philologie qui reste à écrire, et témoigne sans
doute de ce que nous appelons l’antinomie de la philologie. Wolf, dans ce livre, ne pose pas vraiment la
question de l’auteur ; il considère l’ensemble de la tradition poétique, des premiers bardes aux critiques
alexandrins, comme un même sujet poétique en train de se former. Le projet analytique, qui a ensuite
triomphé, était pourtant inscrit en creux dans son entreprise, comme le montrent, d’une part, les réactions
hostiles quasi immédiates (en France) à sa thèse et, de l’autre, le travail de son disciple, le romaniste K. F.
Franceson, qui a proposé, sans grand effet sur le milieu philologique en train de se constituer, une pre-
mière analyse historique de la composition de l’Iliade (Essai sur la question si Homère a connu l’écriture, et
si les deux poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée sont en entier de lui, publié en français à Berlin en 1818).
32 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

comme c’était le cas pour la lecture traditionnelle des grands auteurs, qu’elle
banalisait en même temps qu’elle les encensait, mais parce que dans son acti-
vité il figurerait les normes qui établissent la cohérence sociale de son milieu6.
Une proximité, qui n’est étonnante qu’à première vue, s’établit alors entre
l’idée de tradition que de telles analyses exemplifient et celle que, dans Vérité et
méthode 7, défend Hans-Georg Gadamer, l’un des représentants les plus consé-
quents d’une conception avant tout expressive du langage. La technicité des
enquêtes sur les corpus traditionnels que sont les poésies d’Homère et d’Hé-
siode ou des poètes dits lyriques ne peut gommer la ressemblance8. Pour Gada-
mer, le langage n’est d’abord pas un instrument servant à noter ou à communi-
quer un savoir antérieur sur les choses. Il ne sert pas non plus à interpeller une
seconde personne, dans une relation intersubjective particulière et risquée,
ouverte à l’échec et à l’incompréhension et où se mettent en jeu les conditions
mêmes d’un accord. Fondamentalement, le langage jouit pour lui d’une auto-
nomie particulière en ce qu’il conditionne l’ensemble de nos rapports au mon-
de et notre formation collective et individuelle, qui se fait toujours au moyen
d’une langue transmise. Les traditions langagières, à savoir les textes, dans leur
diversité et leurs identités établies, constituent ce que nous sommes et nos énon-
cés les plus élaborés, par exemple dans les œuvres littéraires ou dans leurs inter-
prétations, n’ont de valeur et ne sont pas oiseux que parce qu’ils savent exprimer
ce lien fondamental avec la tradition qui nous permet tout à la fois de penser et
de parler. La tradition, dans cette construction, tend à devenir un absolu, elle
est sans auteur, puisque à travers les auteurs légitimes, c’est elle qui s’exprime :
son objet, dans les différentes œuvres classiques qui ponctuent et font notre
histoire, est elle-même, à savoir sa propre efficience dans le temps.
Même si le pathos littéraire et anti-scientifique d’une telle conception tranche
nettement avec la précision de la démarche philologique et linguistique quand elle
analyse le formulaire d’Homère ou les conditions à la fois historiques et langagières

6
Il vaut quand même la peine de souligner que par rapport à la perspective d’une histoire sociale de la
poésie, selon laquelle les poèmes exprimeraient non pas les idées d’une communauté mais les tensions socio-
économiques qui la traversent, la théorie de la performance est un pas décisif dans la reconnaissance de la
spécificité d’un métier.
7
1960. Trad. fr. par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlo, Paris, Seuil, 1996.
8
Alors même que Gadamer récuse la pertinence de toute méthode scientifique, objectivante, dans
l’étude des traditions, qui ne peut, selon lui, être que l’étude de la formation historique d’un sujet collectif
(la tradition), dont le philologue ne pourrait se détacher, puisque son travail est conditionné et rendu
possible par la tradition qu’il étudie. La ressemblance opère à un niveau plus profond, dans l’idée du sens
comme tradition.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 33
de la performance, philosophie herméneutique et philologie (ou anthropologie des
traditions poétiques) se rejoignent quand elles posent toutes deux que ce qui se dit
dans un poème vaut d’abord par la capacité de la poésie à réactualiser indéfiniment
une tradition préalable, dont on suppose qu’elle est nécessairement en harmonie
avec les conditions où elle s’énonce. Le contenu d’Homère, d’Hésiode ou d’Archi-
loque, qui cessent d’être des individus mais nomment des traditions différentes,
liées à des circonstances différentes, devient la tradition elle-même dans sa diver-
sité, qu’elle soit épique, théogonique ou poésie de blâme. À travers les œuvres qui
portent leur nom, les traditions ne cessent de se déployer, de varier selon les circons-
tances des performances9. Il n’est que rarement envisagé que le contenu de ces œu-
vres puisse être une prise de position particulière, individuelle, sur les résultats, les
capacités et les limites de la tradition antérieure, en un mot que la communication
poétique puisse être risquée, parce qu’elle représenterait un point de vue, une ré-
flexion sur ce qui est mis à la disposition des poètes. On fait comme si le public ne
pouvait avoir d’appétit pour de telles entreprises, et devait représenter une norme
établie.
Face à un modèle qui risque de clore la tradition sur elle-même, dans une
reprise scientifique de l’idée romantique du langage comme l’expression de
l’être d’une communauté10, comme milieu déjà fixé décidant par avance du
sens de toute prise de parole possible11, il serait vain de revenir au modèle an-
térieur de la poésie comme expression de soi, comme surgissement imprévu
d’une individualité poétique libre de toute attache, telle que la posaient les
esthétiques du génie. Les philologues qui ont insisté sur le caractère conven-
tionnel des affects et des contenus livrés par les poèmes nous ont mis en garde
contre une telle illusion. De même, il serait vain d’opposer à ce modèle qu’il
néglige la particularité des performances. Il conçoit la tradition comme essen-
tiellement innovante, capable de produire des performances remarquables et

9
Tradition et innovation, dans ce modèle, cessent clairement d’être des termes antagonistes, contrai-
rement à ce qu’on dit parfois. Gregory Nagy ne cesse d’y insister. La tradition n’existe qu’à travers les visa-
ges nouveaux qu’elle prend d’une performance mémorable à une autre, selon le schéma de la « variance ».
10
Cet être n’étant alors pas vu par la science philologique comme une réalité substantielle (« l’homme
grec »), mais comme l’ensemble des pratiques codifiées qui, en formant un système sachant fonctionner,
construisent la vie des individus.
11
Pour le dire en d’autres termes : les interprétations actuellement les plus courantes de la performance
poétique privilégient ce que F. D. E. Schleiermacher appelait « l’interprétation grammaticale », à savoir
celle qui reconstruit les conditions d’énonciation d’un discours (les codes de la langue, dont le locuteur est
« l’organe »), aux dépens de « l’interprétation technique », qui s’attache au vouloir dire d’un individu,
la seule interprétation méthodique, conforme à l’art de l’interprétation, étant la synthèse des deux.
34 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

mémorables, comme le fut, aux dires d’Hésiode lui-même, la victoire de la Théo-


gonie12 lors du concours poétique organisé pour les funérailles du guerrier Am-
phidamas, selon le récit qu’en donnent Les Travaux et les Jours, poème attribué
également à Hésiode. L’événement13 a fait date, au point que la tradition s’en
est ensuite emparée pour y voir une représentation d’elle-même, en retrouvant
dans ce concours (qui, dans Les Travaux, oppose Hésiode à des poètes anony-
mes14) un épisode concret de la lutte poétique, construite par la tradition, entre
Homère et Hésiode. Toute la question est de déterminer la nature de cette par-
ticularité qu’un poème comme la Théogonie pouvait réaliser : comme meilleure
illustration d’un type préétabli, ou comme prise de position marquante sur ce
que peut une théogonie ?
Les pages qui suivent cherchent à ajouter un élément au modèle très éclai-
rant de la performance, de manière à rendre compte du caractère historique de
ces performances, de leur capacité à faire mémoire comme événements.

Une antinomie philologique


Mais il serait illusoire de penser qu’on ne fait par là que compléter
le modèle, comme si un point de vue synthétique, susceptible de faire
consensus pouvait ainsi être dégagé. À s’intéresser à la nature singulière
d’un événement poétique au sein d’une tradition, on change de pied, on
s’intéresse à un autre objet : non plus aux conditions sociales et
linguistiques de la production du sens, mais, dans la mesure où cela est
possible, à ce sens lui-même, à ce qui fait qu’un poème, dans les mêmes

12
Sans doute désignée dans les Travaux (v. 657) de manière métonymique par « l’hymne » qui lui a
fait remporter le trépied qu’il a ensuite offert aux « Muses héliconiennes » (cf. le premier vers de la Théo-
gonie : « Les Muses héliconiennes, commençons le poème par elles. »).
13
Quelle que soit sa réalité historique. L’important est qu’Hésiode, dans Les Travaux, ait voulu marquer
l’excellence de la Théogonie en recourant à cette forme d’événement. Comme le suggère Pietro Pucci, il
fixait et contrôlait par là son texte, toute performance ultérieure de la Théogonie devant désormais se référer
à cette prestation première. Dire que nous ne connaissons pas de construction équivalente pour Homère,
qui serait ainsi plus anonyme, plus archaïque et antérieur à la « révélation » historique de la notion d’in-
dividu, tient tout simplement au fait que nous n’avons pas l’hymne qui précédait la récitation de l’Iliade.
L’Hymne homérique à Apollon, qui a pu jouer à un moment cette fonction au festival pan-ionien de Délos,
renvoie bien à un individu.
14
Mais Gregory Nagy a sans doute raison de penser que la variante textuelle qui, selon les scholies,
mentionnait le nom d’Homère n’est pas une altération ou une interpolation, mais représente un état de la
tradition, écarté ensuite (Greek Mythology and Poetics, Ithaca / Londres, Cornell University Press, 1990,
p. 79).
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 35
circonstances, ne peut être substitué par un autre. Les mêmes éléments textuels
- termes référentiels désignant l’occasion, marques énonciatives comme le « je »
ou les désignations du destinataire, formes de la syntaxe reliant les phrases entre
elles de manière à constituer un discours, thèmes traditionnels, tels que le « hé-
ros », ou les « dieux » ou la guerre de Troie - prendront une autre valeur et
seront hiérarchisés autrement : ils ne seront plus interrogés quant à leur valeur
de témoignage sur les attentes du public, mais comme marques possibles d’un
projet individuel.
Il y a là une véritable antinomie, puisque, d’un côté, on ne peut déduire
de la prise en considération de ces attentes le sens éventuel d’une prise de pa-
role individuelle, et de l’autre, on ne peut se contenter de vouloir directement
déchiffrer un sens individuel, sans reconstruire les conditions de la performan-
ce, sa grammaire15. Or cette grammaire n’est connaissable que si l’on adopte
d’abord un point de vue général qui fait abstraction des potentialités individua-
lisantes de la poésie. On est bien confronté à deux orientations antinomiques
de la lecture, l’une qui met l’accent sur ce que la production poétique générale
d’une époque a de continu, l’autre qui s’intéresse au contraire à son caractère
discontinu. Aucune observation, aucune analyse ne permettra de trancher en
faveur de l’une ou de l’autre. Au mieux, une lecture montrera ce que l’autre ne
peut prendre en compte. La philologie reste schizophrène. « Antinomie » est
ainsi bien pris ici en son sens technique de contradiction entre deux thèses
(celle du continu et celle du discontinu) dont aucune n’offre des arguments
capables de réfuter l’autre, selon l’analyse kantienne16. Quant aux intérêts de la
connaissance qui poussent vers l’une ou vers l’autre des deux thèses, ils sont
présentés par Kant dans son « Appendice à la dialectique transcendantale »
(première Critique) : la connaissance s’oriente selon deux mouvements égale-
ment spontanés et légitimes : ou bien vers le général ou bien vers le particulier.
L’incompatibilité, pour la philologie, s’illustre bien dans l’emploi courant que
l’on fait des noms propres Homère, Hésiode ou Archiloque. Dans un cas, ils signi-
fient le caractère spécifique des modes d’énonciation et de construction des poèmes,
selon des traditions générales différentes ; dans l’autre, la possibilité que les textes
renvoient, sur un mode discret les uns par rapport aux autres, à des projets et à des
réalisations différents - sans donc que l’on ne soit jamais totalement sûr de la réalité

15
Ce qu’avaient tenté tant les écoles analytiques sur le texte d’Homère que les écoles unitariennes.
16
On reconnaît là la structure de la troisième antinomie, qui oppose la thèse de la nécessité à celle de la
liberté.
36 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

historique ainsi désignée. Pour le dire autrement : ou bien on s’intéresse à ce qui


rend « Homère » possible dans une culture à dominante orale, mais on perd
la possibilité de traiter l’Iliade comme un texte doté de sa propre logique ; ou
bien on s’intéresse à ce texte tel qu’il nous est transmis, à sa progression interne,
mais il devient difficile d’accorder les résultats de cette herméneutique à une
reconstruction historique des conditions générales de possibilité de la perfor-
mance, telles que nous savons les établir maintenant. L’interprétation est ainsi
constamment ouverte. Des rapprochements sont possibles, quand on montre,
par exemple, que la parole poétique individuelle s’intéresse elle-même aux
conditions sociales et langagières de sa réalisation, et une théorie de la perfor-
mance devra tenir compte de cette capacité réflexive des poèmes. Le but de
l’interprétation pourrait être d’établir des compromis locaux, « régionaux »
sur des objets textuels précis entre les thèses opposées de la discontinuité et de
la continuité. Et la discussion pourra, sur la question de la performance et de
l’idée de texte qu’elle suppose, tendre à enrichir la conception que l’on se fait
des attentes du public, et à l’ouvrir à la possibilité d’un intérêt pour l’individua-
lité des textes, et non pour leur seule conformité. Mais il reste qu’il y aura tou-
jours un saut entre deux formes d’intérêt, d’accentuation.

Une pragmatique poétique individuelle.


Un premier pas utile pour définir de manière non naïve l’autre direction
de lecture, celle qui privilégie l’individualité, sera de prendre l’hypothèse
pragmatique totalement au sérieux : un texte ne se contente pas de signifier
un ensemble de règles sociales, une contrainte liée à une attente supposée
établie du public17, il tente de faire quelque chose, il est action. Prenant la
parole dans un concours, dans un festival ou dans une réunion privée, un
poète prétend réaliser un programme. Il accomplit par là un acte double,
qu’exprime bien l’expression déjà ancienne et toujours utile par le dynamisme
qu’elle déploie, de « prétention à la validité »18. Le poète pose d’abord, en

17
Encore une fois, la tâche du travail philologique est d’abord de repérer ces règles, la « grammaire »
de la performance, selon l’orientation de « l’interprétation grammaticale » telle que la formalisait Schleier-
macher, mais elle ne s’arrête pas là.
18
Si le concept de « validité » est kantien, le syntagme trouve son emploi systématique chez Heinrich
Rickert.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 37
la rappelant, la validité pour lui et son public de la forme de poésie qu’il va
illustrer. Sa poésie est légitime en ce qu’elle se conforme à cette validité
admise. Elle saura montrer en quoi cette validité vaut effectivement, en quoi
elle est importante pour la communauté, qui est alors fondée à se réunir pour
entendre encore une fois tel mythe ou telle forme poétique ; quelque chose
d’intéressant va avoir lieu, ici et maintenant. Il pose aussi que sa prestation
singulière sera à la hauteur de ce but à atteindre : il y prétend. L’œuvre est par là
une promesse. Elle s’engage à réaliser cette validité, et non à l’exprimer seule-
ment. Une tension s’installe dès lors au sein même du texte entre ce but, admis
et rappelé, et le travail accompli pour l’atteindre, puisque la prestation pourra
toujours échouer. Les récits de joutes poétiques montrent que le public savait
garder sa distance par rapport aux tentatives risquées des poètes en performan-
ce19. Un principe d’ouverture est inscrit au cœur même du programme poéti-
que : le chemin choisi par tel ou tel poète pour se conformer aux règles peut être
surprenant, et rien ne permet de décider que la performance, au sens habituel
d’exploit, de nouveauté, n’était pas moins prisée que la conformité. Si la Muse
est invoquée, ce n’est pas simplement que l’auteur marque bien par là une dé-
pendance et limite son pouvoir face à une autorité extérieure. Il sait, avant tout,
que son entreprise est périlleuse et que seule la présence constante d’un dieu qui
l’inspire lui permettra de réussir. S’il y parvient, la Muse aura bien été là 20.
De quels éléments disposons-nous pour évaluer le risque, la nouveauté assumée
par un poème, risque et nouveauté qui en font son historicité, à savoir à la fois sa
singularité et la légitimité de sa prétention à entrer dans la tradition, à la faire vivre ?
La question est d’autant plus difficile que pour la Grèce archaïque, nous ne dispo-
sons en général, au moins pour l’épopée, que d’exemples uniques : l’Iliade, l’Odyssée,
la Théogonie, sont des hapax, sans éléments de comparaison possible quant à leur
facture poétique. Nous pouvons certes situer les versions narratives choisies par les

19
Le livre de Denis Laborde sur les concours lyriques actuels en pays basque montre la complexité des critères
de réussite et le goût pour la trouvaille et la surprise dans un contexte de performance extrêmement réglé (La
Mémoire et l’instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Elkarlanean S.L., Donostia, 2005).
20
Les débats actuels sur le caractère rituel ou non des performances dramatiques dans le cadre des concours de
tragédies et de comédies dédiés à Dionysos à Athènes peuvent, je crois, être dépassés si l’on donne à la présence de
Dionysos le rôle fonctionnel que la poésie épique et mélique accordait à la Muse : l’œuvre sera vraiment dionysia-
que, rituelle, si elle réussit comme poème. Elle se montrera conforme aux exigences que signifie leur dédicace au
dieu, qui, en cas de succès, aura bien été honoré. On comprend ainsi l’importance que dans leur rivalité quant à
leur capacité à définir la valeur de l’art dramatique l’Euripide des Bacchantes et l’Aristophane des Grenouilles
accordent à la présence scénique du dieu, comme le montrent les travaux de Rossella Saetta Cottone.
38 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

poèmes au sein de la « variance » proliférante des récits qui est propre à ce gen-
re de poésie, car les commentateurs anciens ou les fragments d’autres textes et les
reprises ultérieures permettent de reconstituer au moins partiellement ce foison-
nement, mais ce n’est pas là un moyen suffisant encore pour percevoir le projet
qui sous-tend ces œuvres. C’est donc l’analyse interne qui permet d’avancer.
Deux traits, au moins paraissent aptes à faire entendre la singularité éventuelle
d’une prestation : la manière dont le texte intègre une description de ses condi-
tions de performance, et sa construction temporelle, son historicité interne com-
me suite syntagmatique des éléments qu’il associe. Les deux traits sont liés.
Avec le premier, le texte définit son rapport au présent, au hic et nunc de
son exécution. Si le poème n’est pas trop réfléchi, il peut faire comme s’il était
naturel, dans telle circonstance poétique, de raconter le passé, c’est-à-dire de
« célébrer les exploits (erga) des hommes et des dieux » (Odyssée I, 338), pour
reprendre l’une des expressions « indigènes » désignant le mythe. La poésie
héroïque ou théogonique a comme présupposé général l’idée d’une coupure
insurmontable entre le temps divin et héroïque (temps où les dieux engendraient
des dieux puis des demi-dieux) et le temps présent, celui de la récitation (temps
où les dieux ont cessé d’engendrer). Ce schème commun21, qui fait lui-même la
matière de récits étiologiques dans les poèmes, peut servir d’instrument réflexif
sur la performance et son contexte. Il ouvre, en effet, la possibilité d’un retour
sur le sens de l’opposition entre les époques et permet au poète de redéfinir, dans
sa différence, le temps où il parle par rapport au monde ancien qu’il raconte et
ainsi de qualifier la pertinence de son entreprise poétique, comme nous le ver-
rons pour la Théogonie. Quant au second trait, la succession syntaxique et donc
irréversible des éléments signifiants, il suppose que soit à l’œuvre un principe
d’organisation, un « sens » comme direction, orientation, qui pose une tem-
poralité où un jeu peut s’instaurer entre les attentes que crée le réemploi de tel
élément typique et la suite qui est donnée à ce réemploi dans le cours du récit.
Cette succession syntaxique se déploie sur des échelles différentes : l’ordre dans
lequel sont variées des formules dans un même passage, la construction d’un
épisode ou la manière dont se succèdent des épisodes entiers. Elle est, comme

21
Les « genres » poétiques le traitent différemment. La coupure est radicale dans l’épopée et la tragé-
die (ainsi, dans Les Perses d’Eschyle, les héros athéniens ou proches d’Athènes, comme Ajax, n’intervien-
nent pas dans l’action racontée), alors que les odes de Pindare et de Bacchylide recréent une continuité
entre temps héroïque et temps actuel, tout comme l’élégie de Simonide sur la bataille de Platées, où Méné-
las aide les Lacédémoniens.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 39
concaténation, irréductible à la nature typique des éléments qu’elle utilise.
Même si des régularités narratives, des formes convenues de récit (selon qu’il
s’agit d’une généalogie, d’un poème de retour, d’une scène de combat, d’un
catalogue, etc.) sont bien utilisées, la succession, par les répétitions, les interver-
sions qu’elle se permet ou non, les hiatus, conduit l’auditeur à un travail rétros-
pectif de décryptage des séquences qu’il aura déjà entendues dans le poème22 .
La variation, si elle est non plus paradigmatique, comme série de choix possibles,
mais syntagmatique, c’est-à-dire réalisée dans le cours du poème23, fait réinter-
préter après coup les éléments traditionnels déjà utilisés. Le sens se construit par
cette accumulation et par la tension entre attente et réalisation24. Or il est frap-
pant que les analyses actuelles de la performance insistent plus sur les possibilités
paradigmatiques qu’offrent la langue poétique et le répertoire des modes de
composition que sur la syntaxe des textes, leur dimension temporelle. De fait,
c’est là qu’un projet individuel peut se mettre en place25.

Hésiode : valeur de l’occasion et syntaxe du récit


Les deux traits, retour réf lexif sur l’occasion et syntaxe, sont liés,
puisqu’en racontant le passé dans l’ordre qu’il aura choisi, le poème dit
indirectement ce qu’il en est du présent et prend position sur le sens de
son exécution. La syntaxe du récit n’est pas seulement interne au thème
traité, elle indique aussi la valeur présente de ce thème. Ainsi, pour la
Théogonie, la séparation en deux séries distantes dans le texte

22
Cela vaut aussi pour le travail de l’écoute d’une performance à l’autre. L’existence d’une antériorité
crée la possibilité de l’intelligibilité d’un énoncé, qui fera sens par rapport à d’autres usages réalisés et non
pas seulement par rapport aux possibilités synchroniques d’un paradigme (« Tout énoncé est diachroni-
que », selon la formule de François Rastier).
23
Selon le trait caractéristique des énoncés poétiques selon Roman Jakobson.
24
Philippe Rousseau a fait de cette tension l’un des principes de sa lecture de l’Iliade. Le poème ne se
contente pas de faire une sélection entre les ressources que met à sa disposition la tradition, mais propose
une analyse de cette tradition en juxtaposant, condensant, dans sa dimension temporelle, les éléments
typiques, de manière qu’une durée se constitue dans la distance entre les horizons d’attente, rappelés, et les
effectuations narratives ou discursives proposées. Le lien entre cette syntaxe complexe et critique et le
présent de l’occasion est au cœur de son analyse, en ce qu’il montre comment le poème présente, sur ce
mode propre, l’écart entre le monde raconté et le présent, d’après la fin de l’âge des héros. Voir son étude
« L’intrigue de Zeus », Europe 865, mai 2001 (Homère, éd. par B. Mezzadri), p. 120-158.
25
La prise en compte de la dimension syntagmatique de l’Iliade, à partir des possibilités paradigmati-
ques qu’offre la nature formulaire du matériau traditionnel est l’argument principal utilisé par Philippe
Rousseau dans l’étude citée.
40 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

des enfants de Nuit26 a d’abord une fonction d’organisation interne du poème. Elle
permet d’introduire chaque fois le récit qui suit : avec, d’abord, Éther et Jour, com-
me premiers enfants, de manière qu’un cycle temporel alternant jour et nuit puisse
servir de cadre aux actions des dieux27 ; viennent ensuite des divinités négatives de
la destruction (Mort, les Moires), du châtiment (les Kères), de l’attirance et du conflit
(Amour et Querelle), puis de la guerre et des luttes civiques, de manière à rendre
intelligibles les récits de la mise à mort des monstres par les héros et de la guerre
entre dieux olympiens et Titans28. Mais, au-delà, le fait que ces seconds enfants
nocturnes caractérisent essentiellement la vie des hommes, plus que celle des dieux,
indique la perspective dans laquelle la naissance et la guerre des dieux est racontée,
à savoir l’analyse de la condition de mortel et son sens quant à l’histoire divine. De
même, la présentation de la descendance du Titan Japet (avec Atlas, Ménoitios,
Prométhée et Épiméthée29) débouche sur la querelle de Zeus et de Prométhée, qui
a pour objet les mortels, avec le partage inégal d’un bœuf par Prométhée lors d’un
festin réunissant dieux et hommes, avec le vol du feu puis la fabrication de Pandore.
Or dans l’ordre temporel du poème, cet épisode précède juste le récit de la guerre
entre Titans et Olympiens30 alors qu’il le présuppose comme condition de l’accès
de Zeus à la souveraineté31. L’interversion vaut une interprétation de l’histoire qui
va suivre32. Face aux Titans vaincus et définitivement mis hors du monde dans le
Tartare, les hommes représentent par anticipation ce qui devait être sauvé des Titans,
à savoir leur lien consubstantiel à l’excès, que les hommes réalisent dans le partage
inégal du bœuf et dans leur mariage avec un être insatiable, cet excès étant chez eux,
ce qui n’était pas le cas pour les Titans, contenu par la faiblesse qui résulte de la dis-
tance entre hommes et dieux. Par leur existence à la fois excessive et défaillante, les
humains permettent à la force proliférante des dieux de trouver une fonction dans
un monde ordonné et stabilisé après la défaite des Titans, sans que ce monde soit mis

26
Vers 124 sqq., puis vers 211-232.
27
Cf. le vers 176, juste avant la castration du dieu : « Apportant la nuit avec lui, le grand Ouranos ar-
riva… »
28
Avec déjà une interversion chronologique : l’élimination des monstres suit, dans le temps du mythe,
la guerre des Olympiens et des Titans, mais la précède dans le texte.
29
Vers 507-616.
30
Vers 617-720.
31
Il y a là un vrai choix de la part d’Hésiode, puisque la présentation détaillée des enfants d’Ouranos
et de Gaia ne suit pas exactement l’ordre donné initialement dans la liste des Titans (v. 133-137).
32
Je renvoie à mon étude détaillée, « La dernière ruse : “Pandore” dans la Théogonie » dans Le Métier
du mythe. Lectures d’Hésiode, éd. par F. Blaise et al. (Cahiers de Philologie, 16), Lille, PUL, 1983, p. 263-
299.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 41
en péril par la génération de dieux nouveaux. Les dieux engendreront grâce aux
humains des demi-dieux, dont beaucoup se massacreront à Thèbes et à Troie.
La mortalité, avec ses limites temporelles et ses violences, sert ainsi de
schème pour construire l’histoire divine. La lignée de Nuit, fille du tout premier
dieu, Chaos, l’abîme initial, se réalise à la fois dans la temporalité imposée aux
dieux, avec leurs affrontements successifs et leur enfermement, en cas de dé-
faite, dans le chaos du Tartare, et, de manière définitive, dans la faiblesse des
« hommes qui meurent ». Cette lignée, comme on l’a souvent remarqué, n’in-
terfère jamais d’un point de vue généalogique avec celle qui est issue de Terre33,
à savoir la lignée des dieux qui organisent le monde. Les hommes ne sont ainsi
pas des êtres au même titre que ces dieux. Entre dieux et hommes, il n’y a
d’ailleurs pas, dans le texte de la Théogonie, de continuité physique. Les « petits
Titans » que sont les hommes34 ne sont pas les produits naturels des dieux. Ils
n’ont, dans la Théogonie, aucune généalogie qui leur assignerait une place dans
la suite des générations divines et en ferait d’éventuelles menaces pour les dieux
déjà nés35 : leur genèse est produite par l’artifice, et leur existence relève du
symbolique, que ce soit par le partage du bœuf, à l’origine des sacrifices san-
glants et donc de la séparation entre immortels et mortels, ou par la fabrication
démiurgique de l’image féminine, Pandore, qui est à l’origine de « la race des
femmes au sexe de femme »36.

Variation critique de la Théogonie aux Travaux


Le présent de la performance n’est pas donné. Il est à construire par la per-
formance elle-même, tant les interprétations possibles du lien entre passé mythi-
que et réalité présente sont ouvertes à la controverse. La poésie épique, héroïque
ou théogonique, a comme principe la coupure entre les temps anciens et le temps
actuel. Mais comme le monde passé qu’elle présente est, en raison même

33
Terre, dans la Théogonie, n’est pas issue de Chaos. Elle le suit chronologiquement, comme « assise
inébranlable pour toujours » (v. 117) venant s’opposer au dynamisme ouvert de l’abîme. Il y a là une ex-
ception, ou une irrationalité d’un point de vue généalogique, que la philosophie physique va surmonter (au
prix d’une orientation différente de la construction visée) quand elle fera de l’indéterminé le principe des
étants, dont la terre, chez Anaximandre.
34
Heinz Wismann a présenté cette finalité humaine de l’histoire des dieux dans le texte « Propositions
pour une lecture d’Hésiode » qui ouvre le volume Le Métier du mythe… (voir supra note 32), p. 15-24.
35
Le thème de la menace que représentent les hommes pour les dieux est présent, avec Héraclès.
36
Vers 590.
42 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

de cette coupure, un monde total et parfait qui déploie des histoires abouties et
par là totalement intelligibles, et qu’il est ainsi différent du nôtre, par définition
inachevé, il peut, à contresens, servir de modèle immédiat pour le monde pré-
sent, quand un individu s’identifie abusivement à l’un ou l’autre des héros.
Or Hésiode semble tenir méthodiquement compte de cette situation am-
biguë du passé mythique par rapport au présent. Il varie les présentations du
passé, et donc du présent, selon les intérêts que poursuivent, différemment, ses
poèmes. Le mythe, dans sa diversité, sert ainsi d’instrument critique contre des
conceptions erronées et simplificatrices de l’existence. D’une œuvre à l’autre,
l’auteur change de perspective et ne cherche pas ainsi à construire le monde
« plein », saturé et harmonieux du mythe que les critiques modernes ont jusqu’à
une date récente essayé de retrouver, mais oppose des points de vue, des ratio-
nalités différentes selon le but de chaque poème et selon le type de rapport que
les humains veulent instaurer avec la réalité. Le mythe est pluriel, selon le type
d’intérêt porté au présent. Hésiode confronte ainsi ses contemporains à une
image différenciée du passé et de sa valeur et des manières dont ils peuvent se
comprendre eux-mêmes grâce à la référence obligée qu’est le monde divin.
La Théogonie poursuit clairement un but totalisant. Le proème de cette
œuvre célèbre les Muses qui savent chanter à Zeus, victorieux et installé une fois
pour toutes dans son palais, la totalité des choses et des événements :
… Commençons par les Muses qui pour leur père Zeus
Chantent des hymnes pour le plaisir de son puissant esprit dans l’Olympe,
Qui disent ce qui est, ce qui sera, ce qui a été,
Avec des sons bien ajustés 37.
La formule « ce qui est, ce qui sera, ce qui a été » (ta t’eonta38 ta t’essomena
prot’eonta) se trouve chez Homère. Elle y définit le contenu du savoir du devin Cal-
chas au début de l’Iliade39. Est posé par là, dans une communication pleine, puisque
les Muses offrent au dieu qui a fait l’histoire le récit de cette histoire (d’où le

37
Vers 36-39. La dernière expression traduit un participe féminin pluriel, homêreusai (« ajustant en-
semble »), qui renvoie au nom d’Homère. Hésiode ne s’oppose pas à l’autre poète, mais prétend réaliser le
projet sous-jacent à la poésie homérique.
38
Qu’on ne peut traduire par « les étants », puisque l’article ta garde sa valeur de pronom. Mais les
physiciens reprendront le terme comme élément d’une ontologie.
39
Chant I, vers 70.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 43
plaisir qu’il prend)40, un chant paradigmatique, qui fixe l’horizon de tout chant
possible. Le poème devra savoir rendre compte de ce qui permet au monde de
tenir, d’être cohérent à jamais, dans la succession des temps. La victoire définitive
de Zeus sur ses adversaires, les Titans puis Typhée, sera posée comme l’événement
qui garantit cette stabilité et cette cohérence du devenir. Il y a là, pour nous, un
paradoxe, puisque la Théogonie41 n’évoquera aucun événement futur (« ce qui
sera »). C’est que le mythe a une fonction de fondation ; rien de ce qui peut avoir
lieu n’échappe au pouvoir divin désormais établi une fois pour toutes. Ce trait,
parmi d’autres, distingue déjà la visée théorique (totalisante) d’un tel texte des
constructions que mettront en place les cosmologies ultérieures. Le temps, chez
Hésiode, n’est pas cyclique, mais linéaire, construit à partir du présent (« ce qui
est »), qui est nommé en premier et qui donne son sens au tout, passé et avenir :
le présent de la performance des Muses offerte au dieu vainqueur correspond, dans
une adéquation parfaite du chant et de son contenu, au temps où le tout s’est
constitué. Ce temps a comme principe le présent de la souveraineté de Zeus. Le
présent n’est ainsi pas événementiel, il vaut indéfiniment, tant que Zeus règne
dans l’Olympe. Dans la composition du proème, il est clairement répétitif : les
Muses chantent sur l’Olympe devant Zeus après avoir quitté l’Hélicon42, après
avoir, sur leur chemin, initié à la poésie le berger Hésiode43, et, faut-il sans doute
compléter, après avoir rejoint l’Olympe au terme de ce chemin44. Le présent hu-
main, avec l’initiation d’Hésiode qui rend possible la performance de la Théogonie,
est seulement un moment particulier du présent divin.
Le cycle n’a lieu que dans la répétition du chant des Muses, d’abord éloignées de
l’Olympe et y revenant périodiquement, et non dans la construction de la totalité des

40
Le contre-modèle est le récit fait par Démodocos à Ulysse de ses propres exploits. Le héros, qui ne
s’est pas encore identifié, est alors poussé au chagrin.
41
Contrairement aux Travaux, avec le devenir prévisible de l’âge de fer.
42
Vers 9.
43
Vers 22 sqq.
44
Le texte pose à la fois ce parcours spatial et le rompt, puisque le chant des Muses dans l’Olympe in-
tervient après une rupture du discours (« Mais pourquoi ces détours par le chêne et le rocher ? / Laisse.
Commençons par les Muses qui, pour leur père Zeus… », v. 35 sq., juste après le récit de l’initiation). Il est
clair que leur trajet, depuis l’Hélicon, devait avoir l’Olympe comme but : c’est bien comme Muses olym-
piennes (v. 25) qu’elles s’adressent à Hésiode. Mais le poète introduit cette coupure, qui interrompt son
récit du trajet des Muses (commencé avec les v. 9 sq., « S’arrachant de là [l’Hélicon], voilées d’une brume
nombreuse / Elles marchaient… »), de manière à faire entendre l’incommensurabilité entre sa propre his-
toire, en fait anecdotique même si elle est nécessaire et due aux dieux, et celle des Muses et de leur chant.
Sur cette rupture, voir mon étude « L’autobiographie comme mode d’universalisation. Hésiode et l’Hé-
licon », dans La Componente autobiografica nella poesia greca e latina fra realtà e artificio letterario, éd. par
A. Arrighetti et F. Montanari, Pise, Giardini, 1993, p. 25-39.
44 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

choses, comme ce sera le cas dans les constructions physiques. L’identité, gagnée
par l’arrivée au pouvoir de Zeus, ne se manifeste pas par le retour à un état an-
térieur (avec le retour du multiple à l’un, après le déploiement de l’unité ini-
tiale dans la pluralité des êtres, selon le schéma classique des cosmologies), mais
par la permanence d’un état désormais figé. Ce trait distinctif, qui sépare mythe
et discours sur la nature, est sans doute à mettre en rapport avec un autre :
contrairement à ce qu’on peut lire dans les cosmologies, le déroulement du de-
venir n’est rapporté chez Hésiode à aucun principe causal explicite qui englo-
berait par avance l’ensemble des manifestations de l’être et, de manière incon-
ditionnée, poserait par là la cohérence du tout. La Théogonie n’énonce aucune
« proposition spéculative », du type « l’eau est le principe de toutes choses »,
selon ce que la doxographie attribue à Thalès, ou « l’indéterminé est le prin-
cipe (arkhê) des étants », selon Anaximandre. Un récit complexe, celui de la
victoire finale de Zeus, tient lieu de principe, et ce récit n’est intelligible que si
l’on reconstruit, étape par étape, selon la syntaxe du texte, les raisons et le sens
de cette victoire, par comparaison entre les épisodes successifs qui mènent à cet
événement qui est « premier », au sens où il fonde la cohérence du tout, mais
qui reste conditionné par ses antécédents mythiques. Ce n’est qu’une fois qu’un
principe a été nommé, dans une proposition, qu’une conception cyclique du
temps s’impose, comme manière de retrouver l’unité du principe : celui-ci, une
fois désigné, et donc isolé, ne peut que s’opposer à ce dont il est principe,
puisqu’on passe de l’un au divers ; il faut donc un processus qui y revienne. La
narration, chez Hésiode, n’est pas moins interprétative que celle des cosmolo-
gies, les événements y ont bien une raison, mais cette raison n’est pas dite telle
quelle, elle se perçoit par l’écoute des répétitions et des différences entre les
moments du récit. Contrairement au principe des cosmologies, elle est cryptée
et demande à l’auditeur un travail continu de déchiffrement.
Cela relève sans doute d’une différence dans les modes de communication : une
performance orale et virtuose, d’un côté, qui demande une virtuosité symétrique de la
part du public, et une communication fermée, dans un cercle social restreint, autour
d’un texte écrit en prose45, de l’autre. Il y aurait donc un croisement, ou un chiasme,
entre, d’une part, la nature ouverte, publique, de la communication poétique, qui

45
Sur l’importance de l’écriture dans la constitution du discours physique, voir André Laks, Introduc-
tion à la « philosophie présocratique », Paris, PUF, 2006.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 45
demande pourtant une herméneutique soutenue, puisque le sens du poème ne se
livre pas immédiatement, et, de l’autre, la nature socialement fermée de l’élabo-
ration du texte cosmologique, qui, à l’inverse de la poésie, est pourtant porteur
d’un sens obvie, ou en tout cas explicité46. Les intérêts communicationnels ne sont
pas les mêmes. Dans un cas, le texte vise à la reconfiguration de la tradition, qui
ne vaut, ne s’impose que par la capacité des poèmes à donner une version plus
performante d’une totalité déjà connue ; l’auditeur devait apprendre à reconnaî-
tre ce qu’il savait déjà dans une composition nouvelle qui lui donnait le sens de ce
qu’il avait entendu auparavant47. Dans l’autre cas, le texte cosmologique semble
viser le débat, l’argumentation entre savants qui devait suivre la lecture commune
du texte, sans que la tradition puisse servir de critère ; d’où la succession rapide de
systèmes cosmologiques opposés entre eux sur la nature du principe premier.
Le passage de la mythologie à la cosmologie est ainsi sans doute pour une
part affaire d’explicitation, de nomination du principe et des règles qui gouver-
nent le tout. Les dieux, comme principes, sont alors disqualifiés (même si les
composantes du monde restent divines), car ils sont, dans la tradition mythique,
moins des entités fixes, des origines générales ou partielles, que des noyaux de
récits circonstanciés : chaque nom de dieu implique une naissance, un lieu, un
parcours qui conduit finalement ou à l’Olympe, ou au Tartare ou dans une
région particulière du monde. Ils ne peuvent servir de fondements pour une
conception théorique, visant à déployer une identité première (ou une non-iden-
tité, comme chez Anaximandre, dans sa rivalité avec Thalès : c’est, toutefois,
un principe unique, « l’indéterminé », qui est nommé). Quant aux entités
abstraites comme celles que nous avons rencontrées dans les enfants de Nuit,
« Querelle », « Amour », elles sont sans doute moins à prendre chez Hésiode
comme les concepts de règles constitutives du réel, comme ce sera le cas dans les
cosmogonies, que comme la nomination de schèmes permettant d’engendrer
des récits. Ces noms condensent des situations épiques traditionnelles, et donc
des masses de récits possibles. Ce n’est qu’une fois que le principe régissant le

46
Dans sa thèse Le schème de la technique dans les cosmologies grecques anciennes. Essai sur une pensée
de substitution (Ehess, 2009), Leopoldo Iribarren parle d’« énonciation inconditionnée », sans probléma-
tisation du discours, pour la prose cosmologique. Les poèmes épiques de Parménide et d’Empédocle re-
noueront avec la tradition de la mise en question du discours.
47
Le chant des Muses, présenté aux vers 11-21, alors qu’elles descendent de l’Hélicon, semble bien
faire un catalogue des épopées et théogonies traditionnelles, avec, à la fin, les divinités originaires que ces
théogonies ont pu poser comme premières : Terre, Océan et Nuit, au choix. La Théogonie va hiérarchiser
ces divinités premières.
46 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

tout aura été nommé que ces entités partielles prendront la fonction de princi-
pes seconds, permettant au tout de s’effectuer.
La triade présent-futur-passé, centrée sur le présent définitif de Zeus,
donne son objet au chant narratif totalisant. Mais son énoncé est un accident,
un événement dans le cours du texte, dans sa syntaxe, car ce n’est précisément
pas l’objet du chant que les Muses ont insufflé au poète qui vient d’être initié.
La rupture, surprenante, est marquée - selon un trait de composition qui semble
utilisé à plusieurs reprises - par le passage d’un usage non-standard de la for-
mule présent-futur-passé (chant d’Hésiode, où manque le présent) à son usage
standard (chant des Muses). Un écart est par là signalé entre une théogonie
destinée à Zeus et celle qu’Hésiode ira chanter pour les hommes. L’objet de la
théogonie humaine n’est pas la totalité des trois temps, présent, futur et passé,
mais, de manière inattendue, seulement les deux derniers48:
Elles me donnèrent à cueillir49 le sceptre magnifique
D’une branche de laurier en pleine pousse et m’insufflèrent une voix
Accordée au divin, pour que je glorifie50 ce qui sera et ce qui a été.
Elles m’ordonnaient de faire un hymne à la race des bienheureux qui sont toujours,
Et elles, de toujours les chanter en premier et en dernier.
Le manque est visible, mais il est comblé par une variation. Le montage du
texte, avec, d’abord, l’usage non standard de la formule sur les temps que suit immé-
diatement, au vers suivant, une formule standard, « les bienheureux qui sont tou-
jours », signale la valeur du chant totalisant pour les humains (l’emploi du participe
eontôn, « qui sont [toujours] », pour les dieux, souligne l’absence au vers précédent
de l’expression participiale ta [ t’] eonta, « ce qui est », qui dit le présent dans la for-
mule homérique). Le présent n’est pas le leur, mais celui, permanent, des dieux. Les
hommes ne sont à l’origine d’aucun présent définitif, leur présent ne vaut pas comme
objet d’une composition poétique. À leur présent, se substitue l’éternité des dieux,
que les humains reconnaissent et honorent dans les cultes qu’ils répètent51. Cette
éternité ritualisée, établie et perceptible dans les actes religieux (dont le poème lui-
même comme « hymne » fait partie) est l’équivalent, pour eux, du présent divin
dans la geste totale que les Muses raconteront à Zeus, et à lui seulement, un peu plus

48
Peu avant le passage cité, lors de l’initiation du berger, qui devient poète, vers 30-34.
49
Ou « l’ayant cueilli, elles me donnèrent », si on lit l’infinitif aoriste drepsasthai plutôt que le parti-
cipe féminin pluriel, au nominatif, drepsasai ; la tradition manuscrite est partagée.
50
L’emploi du verbe pour le futur est étonnant, puisque, par définition, la gloire, le kleos, vient d’un
passé définitivement révolu.
51
Ainsi, le « toujours » de l’expression « la race des bienheureux qui sont toujours » est repris dans la
description du culte rendu aux Muses : « et elles, de toujours les chanter en premier et en dernier. »
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 47
loin dans le texte. Elle est fondatrice. Le poème est ainsi construit à partir d’une
perspective qui ne peut se substituer à celle des dieux ; les hommes de mainte-
nant ne participent pas à l’élaboration de l’histoire divine achevée ; ils en sont
au mieux les effets, après coup. Il n’y a pas, pour eux, de présent fondateur au
sens strict ; le culte des dieux en tient lieu. L’histoire de la réalisation de l’ordre
divin se fera donc pour eux seulement au passé, même si elle vaut aussi pour
l’avenir52 .
Cette histoire sera donc une construction, sans que le poète, qui ne peut
témoigner de rien, soit jamais assuré de la vérité factuelle de ce qu’il raconte :
les Muses, au moment de l’initiation du poète, disent qu’elles savent aussi men-
tir et employer un langage de substitution, approximatif (« Nous savons dire
en foule des mensonges semblables aux paroles certifiées [etumoisin homoia] »53).
Mais ces mensonges n’altèrent pas le contenu général de vérité du poème qui
sait raconter la victoire de Zeus (« Mais nous savons, quand nous le voulons,
prononcer des vérités [alêthea] »54 v. 27). L’écoute aura à dégager ce qui, de
temps en temps au cours du texte (« quand nous le voulons »), construit cette
vérité générale du tout, et en assure la cohérence définitive. On rejoint sans
doute par là ce que la théorie de la performance nous dit du matériau poétique
traditionnel, à condition d’y ajouter une dimension syntaxique : l’écoute por-
tera non pas seulement sur la valeur dénotative des expressions, qui peuvent
toujours être mensongères, mais sur l’usage, la répartition, et notamment les
répétitions et les variances des éléments compositionnels, de manière à recom-
poser par l’interprétation, au-delà de l’intérêt pour les épisodes concrets, le sens
de la succession des épisodes55.
Nous sommes donc devant un type de performance dont le rapport à son propre
présent, qualifié comme présent humain, est pris dans une tension. D’une part, le

52
Cela n’est pas contradictoire avec ce que nous avons dit auparavant, à savoir que la mortalité sert de
schème directeur au récit des événements divins. Le poème vise bien à donner un sens à la condition hu-
maine, mais ce sens a été établi une fois pour toutes par l’histoire passée des dieux.
53
Vers 26.
54
Vers 27.
55
Voir l’interprétation par Heinz Wismann, dans l’étude citée ci-dessus note 34, du contraste entre
les deux termes désignant, dans le discours des Muses, la vérité : etumoisin, comme ce qui peut être prouvé,
examiné, et alêthea, ce qui « n’échappe pas », selon l’étymologie probable du mot : cette vérité, non réfé-
rentielle, est construite par l’écoute attentive du poème. Pietro Pucci trouve trop poussée cette idée d’une
différence entre deux types de vérités, puisque les mots etumon et alêthes peuvent permuter (mais, en fait,
avec des valeurs différentes). Il défend une thèse radicale, selon laquelle l’affirmation forte des Muses
oblige à conclure à l’indiscernabilité des mensonges et des vérités. Voir son livre Inno alle Muse (Esiodo,
Teogonia, 1-115), Pise / Rome, Fabrizio Serra editore, 2007.
48 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

présent est absent comme thème narratif. À plusieurs reprises la Théogonie


évoque certes le présent propre aux humains, par exemple quand elle dénombre
les pouvoirs de surprise que possède Hécate, quand elle explique la raison du
partage des victimes dans les sacrifices ou décrit la nécessité et les apories du
mariage, quand elle décrit l’Hadès ou explique les vents destructeurs qui souf-
flent hors saison par la défaite de Typhée. Mais il n’y a là aucune matière de
récit, ce sont des déductions statiques, à partir du passé narratif reconstruit.
Mais, d’autre part, ce présent, comme schème et non comme objet, a une fonc-
tion architectonique pour l’ensemble de l’œuvre, puisque c’est à partir des
catégories qui le définissent (avec les seconds enfants de Nuit comme principes
liés à la mortalité) que le récit des « exploits divins » est possible. Le mythe
pose par là son ancrage dans la situation existentielle de ceux qui le racon-
tent.
L’absence du présent comme thème dans la théogonie humaine, par op-
position à la théogonie chantée à Zeus par les Muses, est également un trait
qui oppose ce récit aux cosmologies. Celles-ci réintroduisent dans leur récit
le présent, tel qu’il se manifeste dans la réalité visible environnante, puisqu’il
s’agit de dégager les principes de cette réalité et d’en reconstruire par là le
devenir passé et futur. Les cosmologies adoptent ainsi la perspective de la
théogonie chantée à Zeus, comme totalisation parfaite, sans hiatus entre le
présent du texte et son contenu. C’est qu’entre-temps, d’une forme de dis-
cours à l’autre, le présent humain aura changé de sens. Il ne s’agit plus de
l’existence dans l’ensemble de ses aspects physiques, politiques, économiques,
et religieux, mais des choses présentes comme « étants », limitées à leur seu-
le détermination théorique. Le mythe n’est ainsi pas entièrement invalidé par
ces nouvelles constructions totalisantes, puisqu’il parle aussi d’autre chose. Il
se prolongera dans le culte, mais aussi dans des formes de poésies mythiques,
avec la lyrique et la tragédie, qui garderont une valeur de vérité : la théorie
restera, par rapport au mythe, limitative. La poésie opposera constamment
aux cosmologies (ainsi qu’aux déconstructions philosophiques de la cosmo-
logie, dans la sophistique) leur ignorance, inhérente à leur projet même d’ob-
jectivation, du statut existentiel de celui qui les raconte, comme individu
mortel doté d’une histoire toujours déficiente par rapport à celle qu’il recons-
truit. Le mythe, sous ces formes poétiques, aura une fonction critique contre
les discours totalisants qui ne tiennent pas compte des conditions réelles de
leur énonciation.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 49
Ce schéma mythique, la suspension du présent humain au profit d’une
totalisation qui se déploie au passé, n’épuise pas les possibilités de la poésie
traditionnelle. Il définit, pour Hésiode, seulement un genre particulier de dis-
cours. Le mythe peut aller au-delà de cette visée totalisante. Une fois posée la
structure divine qui, de l’extérieur, donne pour toujours son sens général à la
réalité vécue, il lui faut aussi aborder la possibilité, dans le présent humain, de
traduire le sens ainsi posé en règles d’action. Le présent immédiat devient alors
l’objet, au moyen d’une autre forme de discours, dans un autre chant. Cette
visée impose d’autres contraintes, et d’autres constructions mythiques, puisque
la coupure entre temps divin et héroïque et temps présent empêche de faire du
second la simple imitation ou le prolongement direct du premier. Un statut doit
être trouvé pour la temporalité humaine actuelle, qui à la fois tire son origine
de la totalité divine et qui ouvre à des actions possibles. C’est la situation qu’af-
fronte Hésiode, dans son second poème, Les Travaux et les Jours, à l’occasion,
fictive ou non56, de la querelle sur le partage d’un héritage qui l’oppose à son
frère. Le nom de ce frère, Persès (le « pilleur », le « ravageur »), indique qu’il
fait siens les comportements des héros victorieux de l’Iliade57, et entre par là
dans un rapport de violence avec son frère.
Hésiode, on l’a vu, avait construit la Théogonie en utilisant des schèmes de
tradition iliadique58, avec notamment les principes désignés par les seconds enfants
de Nuit : Tromperie et Amour (pour Hélène), Querelle et ses enfants : Douleurs,
Mêlées, etc., qui sont autant de schèmes permettant de générer des récits tels ceux de
l’Iliade. Il s’agissait de produire la légitimité du pouvoir tel que Zeus finalement l’ins-
taure après un combat héroïque contre les Titans. En se donnant dans Les Travaux la
querelle avec son frère comme thème, et donc en faisant du présent actuel son objet,
Hésiode ne peut réutiliser les schèmes héroïques, qui valent pour le passé ; il faut en
construire d’autres, et pour cela changer la généalogie divine. À la querelle violente,
qui sert de thème premier à l’Iliade (avec le conflit meurtrier entre Agamemnon et
Achille59) et qui sous-tend les récits violents de la Théogonie, il en ajoutera une autre,

56
La question de la réalité historique ou non de cette querelle est peu pertinente. L’histoire vaut dans
le texte comme problème à résoudre. Pour la présentation qui suit du début des Travaux, je m’appuie sur
l’analyse qu’en donne Philippe Rousseau dans « Instruire Persès. Notes sur l’ouverture des Travaux d’Hé-
siode », dans Le Métier du mythe, op.cit., p. 93-167.
57
Le mot désigne ici non une œuvre, mais une tradition.
58
Le poème fut récité aux funérailles d’un guerrier, Amphidamas, mort au cours de la guerre lélantine,
qui fut le premier conflit panhellénique après celui raconté par Homère.
59
Chant I, vers 6.
50 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

la querelle pacifique entre artisans et producteurs, dont les effets sont positifs,
car elle incite au travail. Cette querelle trouvera à son tour une fondation my-
thique. Pour les hommes d’aujourd’hui, elle est première, fondatrice, comme
l’atteste le récit selon lequel elle est l’aînée :
Il est faux de croire qu’il n’y avait qu’un lignage de Querelles ; sur la terre,
Ils sont deux. Si on la comprenait, on louerait l’une,
L’autre est à blâmer. Elles ont des cœurs contraires.
L’une fait grossir la guerre mauvaise et la rivalité,
L’intraitable. Elle, aucun homme ne l’aime, mais, sous la contrainte,
On l’honore par la volonté des immortels, dans sa violence.
La seconde, Nuit ténébreuse l’engendra en premier.
Le fils de Cronos, assis là-haut, dans sa maison d’éther, la posa
Dans les racines de la terre et en fit, à l’inverse, un immense bien pour les hommes60.
On a souvent voulu voir dans la correction (« il est faux… », ouk ara…)
qu’Hésiode apporte ici à la Théogonie (où Nuit n’engendre qu’une seule Que-
relle, violente) un changement d’opinion61. Plus simplement, la variante appor-
tée au mythe signale un changement de point de vue : la condition présente des
humains, qui ne peuvent tirer leur existence que du travail, demande que l’on
modifie l’héritage épique et que l’on produise la divinité qui permette de pen-
ser une vie non pas héroïque au sens de l’Iliade, mais pacifique, où « l’exploit »
(ergon) sera non le massacre et la violence, mais la production. Le mythe illustre
le point de vue choisi, il n’est pas premier.
Dans une section ultérieure du texte, Hésiode donnera un fondement mythi-
que général à cette modification généalogique partielle, en montrant en quoi les hu-
mains de maintenant sont différents des héros de l’épopée, et ne peuvent donc pas
prendre directement modèle sur eux. Le Mythe de la succession des races humaines
(or, argent, bronze, héros et fer) illustre la séparation irréversible entre humains et
dieux issus d’une origine commune62. Pour cela, il construit une série contrastée
d’images passablement négatives de l’humanité, à part la première, la race d’or. Cha-
que figuration métallique passée (or, argent, bronze) concentre des aspects différents
de l’existence ; ce sont des projections à partir du présent63, qui, après la perfection

60
Travaux, vers 11-20.
61
Voir l’étude de G. W. Most, qui analyse en détail le formulaire de la correction, « Hesiod and the Tex-
tualization of Personal Temporality », dans La Componente autobiografica (voir supra, note 44), p. 73-92.
62
Travaux, vers 108.
63
Qui incluent donc une prise en compte de la position de celui qui les raconte par rapport à son objet.
Michel Crubellier, dont je reprends ici plusieurs conclusions, a montré que ce lien entre présent de l’énon-
ciation et contenu a une fonction d’organisation interne du mythe, avec la coupure entre les quatre premiè-
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 51
idyllique de l’âge d’or, construite à partir de l’expérience joyeuse des banquets, dé-
bouchent sur une violence pure et immédiate, avec la race de bronze, qui n’a même
pas à être supprimée par les dieux, comme les précédentes, car elle s’envoie elle-même
à la mort dans une violence spontanée et immédiate. Les héros, race non désignée par
un métal, closent cette série, avec un retour partiel vers l’âge d’or. Cette génération
qui nous précède a retrouvé une forme relative de perfection par la gloire et la survie
de certains demi-dieux après les guerres de Thèbes et de Troie. Ces héros « possèdent
un coeur sans souci » dans l’Île des Bienheureux64, comme les hommes de l’âge
d’or65. Mais cette perfection retrouvée est située loin de la terre habitée, dans un lieu
inaccessible où règne encore Cronos, c’est-à-dire un dieu inactuel. Il s’agit donc d’un
monde qui n’est pas le nôtre, et qui ne vaut que par le souvenir, dans le culte et la
poésie. Le présent, à l’inverse, est représenté par un métal, le fer. Face à la stabilité
symbolique gagnée par les héros et leur mémoire, cette race est caractérisée par une
non-identité croissante : elle vit actuellement dans le mélange du bien et du mal, mais
son destin est la non-identité absolue, sans aucun bien, quand les individus naîtront
« avec des tempes grises »66, c’est-à-dire seront des contradictions vivantes, à la fois
jeunes et vieux. Aucune norme ne vaudra alors, ni aucune idée de la justice. Pères et
fils seront ennemis. La mortalité se réalisera dans un désordre où les individus ne
seront même pas eux-mêmes.
Dans ce texte, la triade mythique des temps, présent-futur-passé, est
bien appliquée à l’histoire humaine, de manière à poser, sur un mode figu-
ratif avec les caractéristiques des métaux, l’inconsistance du devenir des
hommes, voués à la disparition. Cette négativité est déroulée comme un des-
tin, qui est rendu nécessaire par le mode d’exposition choisi pour dire la
proximité initiale des humains avec les dieux, comme âge d’or. Le premier
métal entre nécessairement dans une série de valeur décroissante, jusqu’au
fer. Et la valeur positive relative de la seule race non métallique, celle des
héros, comme remontée partielle, n’est qu’un moment dans une série linéai-
re. Elle est elle-même passée, non reproductible, face à la tendance vers l’al-
térité absolue qu’indique le fer.

res races, qui forment système, et la cinquième. Il a ouvert la voie à une lecture pragmatique de ce texte
(« Le mythe comme discours : le récit des cinq races humaines dans Les Travaux et les Jours », dans Le
Métier du mythe, op.cit., p. 431-463).
64
Vers 170.
65
Vers 112.
66
Vers 181.
52 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Mais si ce destin était à prendre comme une vérité contraignante, fixant


le sens de la réalité présente, le poème entrerait dans une contradiction perfor-
mative insoluble. Alors que dans la suite des Travaux, Hésiode énonce des pré-
ceptes qui devraient permettre aux humains de s’assurer une forme de bonheur
relatif, le mythe, qui pose une décomposition inévitable de notre humanité,
viendrait par avance ruiner toute possibilité d’amélioration. Les deux formes
de discours, le récit des races humaines et les conseils éthiques et économiques,
seraient incompatibles. Il semble que le texte échappe à cette contradiction en
prenant soin de signaler lui-même le caractère partiel du mythe, qui vaut comme
moment de réflexion, comme un arrêt sur une possibilité, et non comme tota-
lité englobante comme c’était le cas dans la Théogonie. La brève introduction
qui ouvre le mythe, après le récit de l’arrivée de Pandore parmi les hommes et
de ses conséquences désastreuses, souligne la discontinuité du poème. C’est un
autre discours (logos) qu’Hésiode propose à son frère, qui a sa propre finalité (sa
propre « pointe » ou « tête », koruphê). Il développe une thèse sur l’origine
commune des dieux et des hommes et, faut-il compléter, sur leur écart progres-
sif :
Et si tu le veux, je vais pour toi mener à sa pointe un autre récit,
Correctement et avec science - et toi, introduis-le dans ton esprit -,
Selon lequel dieux et hommes mortels sont de même origine67.
C’est si l’on se pose la question mythique de l’origine que le passé, le présent
et le futur humains apparaîtront déterminés par la logique de la différenciation
nécessaire des hommes avec les dieux, et que l’humanité sera figurée, en contraste
avec les bienheureux, par des traits négatifs. Le mythe, comme forme théorique,
essentialise, il fixe des identités. Il est incompatible avec un propos éthique, qui vise
à la transformation de celui à qui il s’adresse. Mais il aide ce propos éthique en posant,
sur un mode narratif, les conditions d’une amélioration possible. Il le fait de trois
manières, semble-t-il : en attribuant aux hommes une essence négative, dans la ten-
dance à l’autodestruction, il montre ce à quoi les auditeurs du poème auront à s’ar-
racher ; en insistant sur le caractère négatif de cette essence, il désigne implicitement
la possibilité d’une amélioration : c’est comme néants que les humains auront à
trouver une forme de salut, par une activité à partir de rien, dans l’activité de pro-
duction qui tire du néant les conditions de la survie, qu’ils pourront construire une
bonheur relatif ; ce bonheur ne sera pas donné, il ne viendra pas des dieux, qui sont

67
Vers 106-108.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 53
définitivement coupés d’eux ; enfin, dans sa composition même, avec la
remontée des héros vers un état meilleur après l’état de violence des hom-
mes de bronze, il pose la possibilité d’un mieux. Les humains convaincus
par le poème auront à être par rapport au fer ce que les héros ont été, autre-
ment, par rapport au bronze. Le but de l’enseignement éthique sera de
définir une autre condition possible que celle des héros, disparus après leur
violence.
Le texte de mythe thématise lui-même le fait que le mythe n’est pas
total, mais un élément partiel dans une construction plus vaste. Le My-
the des âges contient son au-delà, dans le rapport qu’il explicite entre
son énonciation, le présent de la performance, et son contenu. Le poète
introduit la race de fer, la nôtre, en disant souhaiter n’en faire plus par-
tie :
Si seulement je n’avais plus, encore, à faire partie des cinquièmes
Hommes, et si j’étais mort avant ou si j’étais né ensuite !
Car maintenant, c’est la race de fer68.
Un autre présent que celui du mythe est ainsi envisagé. L’expression « si j’étais
mort avant ou si j’étais né ensuite » ne renvoie, en effet, pas nécessairement à une
temporalité interne au mythe, comme si ce mythe pouvait être circulaire et qu’il
était possible de revenir à l’âge d’or (« après », par une répétition du tout) ou à l’âge
des héros (« avant »)69. Rien n’indique un tel caractère cyclique du temps. Certains
interprètes ne donnent pas de référence précise à « avant » et « après ». Les deux
adverbes opposés, selon une construction bipolaire traditionnelle, voudraient sim-
plement dire que tout est souhaitable sauf le présent70. Mais la dissymétrie « mou-
rir » et « naître » peut indiquer malgré tout une référence située, avec la mort liée
au monde des héros (« avant »). L’indice est faible, mais il pointerait, dans le discours
à la première personne qui est tenu sur le mythe, vers une autre réalité, une autre
temporalité possible pour « l’après », celle qu’ouvre l’écoute du destin promis aux

68
Vers 174-176.
69
Selon l’interprétation donnée par Jean-Pierre Vernant, « Le mythe hésiodique des races. Essai d’ana-
lyse structurale » (1960), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, vol. 1, Paris, Seuil, 2007, p.
255-280.
70
W.J. Verdenius, « Aufbau und Absicht der Erga », dans Hésiode et son influence (Entretiens sur
l’Antiquité classique, 7), Vandœuvres / Genève, 1962, p. 109-159.
54 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

hommes s’ils restent ce qu’ils sont, et celle qu’ouvriront les conseils éthiques dans la
suite71.
Le mythe n’est ainsi pas seulement un récit, ni même une interprétation
qui viserait à donner le principe causal des événements qu’il raconte (la victoire
de Zeus pour la Théogonie, la séparation des hommes et des dieux pour le Mythe
des races dans Les Travaux). Même si son régime discursif dominant est la nar-
ration, il est aussi argumentation72 : il donne des raisons de choisir tel ou tel
comportement, telle valeur (ainsi, les prétentions de Persès se trouvent réfutées
par le mythe des races humaines). Au-delà de cette argumentation contre l’iden-
tification avec les héros, il est, plus profondément, reconstruction73, au sens où
il ne se contente pas de réfuter, mais expose les raisons qui expliquent l’atti-
rance pour la thèse opposée à la sienne, pour l’identification héroïque. Pour
cela, il situe, et du coup limite, la valeur du modèle héroïque dans une histoire
humaine. La culture, avec l’importance qu’y tient la tradition épique, se trouve
ainsi comprise et objectivée : l’épopée correspond à un âge, dans un ensemble
qui la dépasse et permet de la comprendre. Elle est reconnue dans ses préten-
tions, si on sait les confronter à d’autres, celles, plus adéquates, que développe
Hésiode. Une lecture attentive du Mythe des races montre comment des élé-
ments de la vie contemporaine (les banquets, la justice, la guerre, les démons, le
culte des hommes du passé, etc.) trouvent ainsi une place, chaque fois délimitée
et justifiée du dehors si on adopte la perspective générale proposée par le poè-
me.

Archiloque : héroïsation et consistance du présent


Le passé héroïque ne vaut pas par lui-même, il a une fonction instrumentale,
dans un projet. Il est à disposition, avec ses contraintes, comme monde autre, cohérent
et glorieux, qui permet de penser par contraste le moment présent du poème. Les

71
Cf. Jean Rudhart, « Le mythe hésiodique des Races et celui de Prométhée. Recherche des structures
et des significations », dans Du mythe, de la religion grecque et de la compréhension d’autrui (Revue Euro-
péenne des Sciences Sociales, 19), Genève, 1981, p. 246-281.
72
Argumentation externe, dans le cas de l’adresse à Persès, qui doit changer d’opinion. Elle peut être
interne au mythe, dans la Théogonie. Hésiode juxtapose d’abord plusieurs divinités primitives possibles,
sans trancher : Terre, Océan ou Nuit (v. 20), selon des traditions existantes. Son choix de Terre, qu’il dis-
socie de Nuit, fille de Chaos, et dont il fait la mère d’Océan, ne s’argumente pas explicitement. C’est la
performance du poème, sa capacité à absorber l’ensemble des possibilités sémantiques liées aux différents
dieux qui vaudra preuve de la supériorité de la généalogie choisie.
73
Voir Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, Paris, Cerf, 1991, et L’Éthique de la reconstruc-
tion, Paris, Cerf, 1996, avec une présentation du texte d’Hésiode.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 55
présents sont multiples et projettent des images différentes de la tradition hé-
roïque. Pour conclure, et illustrer le type de relation qu’une forme poétique
pouvait entretenir avec son matériau, je voudrais juste évoquer une poétique
opposée à celle d’Hésiode, et montrer comment le passé héroïque peut servir
un propos inverse à celui que vise la poésie hymnique illustrée ici par la Théo-
gonie et Les Travaux 74. La poésie de blâme que pratique Archiloque, tradition-
nellement opposée à la poésie d’éloge des hymnes et de l’épopée75, fait un
usage intense du matériau langagier noble de l’éloge76, mais elle s’en sert pour
construire un autre présent. Elle n’oppose pas un passé mythique achevé et
grandiose à un présent défectueux. Au contraire, elle se sert du passé, des mots
qui traditionnellement le disent, pour donner à la brutalité événementielle du
présent77, comme offense, pauvreté, mésaventure ou manque, une consistance
indépassable. Il est lui-même mythifié, durci dans sa précision d’expérience
mauvaise par sa transposition en un langage qui n’était pas destiné pour lui. Le
mythe et ses mots ne servent pas à projeter une réalité autre, parfois consciem-
ment contrefactuelle comme chez Hésiode, mais au contraire à revenir à ce qui
est sous les yeux, aux circonstances racontées par le poème et à faire des outrages
et de leurs répliques l’équivalent des exploits glorieux ; le mesquin, l’échec ou
le succès douteux ont par là la qualité de l’excellence glorieuse, tout en gardant
leur bassesse. Il importe peu que ces circonstances soient réelles ou non78, l’es-
sentiel est qu’elles sont rendues présentes par le texte, et d’autant plus qu’il aura
recours aux langages nobles, dans une tension non résolue.
Archiloque évoque plusieurs fois une conception sage du présent, comme mo-
ment seulement transitoire et donc ne devant susciter aucune réaction trop forte, que
ce soit dans l’enthousiasme et ses fêtes ou dans le désespoir des plaintes, puisque tout

74
Qui s’ouvrent par un hymne à Zeus.
75
Voir la mise au point récente sur cette polarité par Xavier Riu, « On the difference between Praise
and Invective », dans Archilochos and his Age, éd. par D. Katsonopoulou et al., sous presse.
76
Françoise Létoublon, « Archiloque et l’“encyclopédie” homérique », Pallas 77, 2008 (Archiloque,
poète dans l’histoire), p. 51-62.
77
Il y a un débat pour savoir quel est le sens de l’hostilité manifestée par les textes d’Archiloque : à quel
type d’« ennemi » sont-ils destinés (voir l’analyse critique de cette question par Rossella Saetta Cottone,
« L’invective et le droit à la réciprocité : un héritage archilochéen de la comédie d’Aristophane », Pallas
77, 2008, p. 65-75). Martin Steinrück fait des jeunes hommes cadets, contraints d’aller en guerre ou de
quitter leur terre pour une colonie, le public premier de ces textes (« Les publics d’Archiloque », ibid., p.
41-50). Je m’intéresse ici, très sommairement, non à la fonctionnalité éventuelle de ces textes, mais à leur
facture langagière.
78
Voir la discussion du problème par Carles Miralles, dans ses Studies on Elegy and Iambus, Amsterdam,
Hakkert, 2004. La forme biographique, référentielle, compte plus que la référence éventuelle à une réalité.
56 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

peut changer. La vie est alternance, « rythme », au sens d’écoulement sinueux, de


tracé oscillant entre des pôles contraires 79 :
Cœur, ô toi, mon cœur, tu es remué par des chagrins désespérés.
Redresse-toi. Défends-toi contre tes adversaires, lançant ta poitrine
Contre eux, tiens-toi droit devant les embûches de l’ennemi !
Tu seras en sécurité. Ne fête pas tes victoires en public,
Ni non plus, quand tu es vaincu, ne te jette pas à terre pour gémir.
Réjouis-toi de tes joies, et ne te révolte pas trop
Contre tes malheurs. Connais le mouvement (rhusmos) qui tient les hommes80.
La trop grande joie et l’affliction ne sont pas de mise. Il n’y a donc pas
d’« occasion » véritable pour les rituels de la grande poésie. Les exaltations de la
réussite ou les plaintes seront toujours démenties par l’instabilité du réel. Mais il
ne s’agit visiblement pas de se résigner à ce que l’on peut raisonnablement dire en
fonction du présent et de son devenir incertain et donc de rester modéré. Archi-
loque revendique une autre relation au langage, plus tendue et violente. Là où la
grande poésie échoue dans son souhait de créer un monde symbolique fixe alors
que le flux des choses peut la démentir ensuite, il prétend, lui, agir directement
sur le réel au moyen des mots, avec un langage qui sera action, qui fera l’événement
au lieu de le célébrer après coup ou de le déplorer. L’injure, qui est à la base de l’art
revendiqué par le poète, est, en effet, le moyen de transformer l’adversité en vic-
toire, dans un acte sans réplique et immédiatement dévastateur :
… Et ma science porte sur une seule grande chose :
À celui qui me fait du mal, répondre par des maux terrifiants81.
Il n’est plus question d’alternance ou de simple résistance courageuse. L’affront
subi se transforme sur le champ, par la science de l’injure, en annihilation de l’offen-
seur. La réplique n’est pas proportionnée à l’attaque, qui blesse moins que la parole
vengeresse « terrifiante » (deinois) qu’elle suscite. Le rythme régulier de l’alternance
se transforme en contradiction immédiate. La parole ne se contente pas de célébrer
ou de pleurer, elle détruit. Mais pour être directe et efficace, la violence passe par le
détour de la langue épique et de ses thèmes. Le lointain poétique permet de figurer
la proximité la plus pressante, sans échappatoire, et assure par là la transformation de
la réalité dans le sens que le « je » du poème souhaite. Le déshonneur imposé, ou la
réussite d’un désir impérieux, ou encore le rejet d’une accusation de bassesse

79
Fragment 128 West.
80
Traduction par Jean Bollack, parue dans Poésie 99, 2002, p. 84.
81
Fragment 126.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 57
deviennent des actes aussi mémorables que les exploits des héros ; ils en sont la
réalisation verbale immédiate, sans distance.
La dynamique des situations d’injure, dans les poèmes, semble bien, d’après
les fragments que nous pouvons lire, viser à un dépassement des cadres normatifs
habituels. Le poème ne dénonce pas seulement une lésion subie à cause d’un non-
respect des normes. Il est en excès, par sa construction verbale. Le « je » (le poète
ou un personnage) se présente comme victime d’un dommage dû à une transgression
(quand un ami devient ennemi, par exemple), ou transgresse lui-même les normes,
quand il jette son bouclier pendant une bataille, ou désire une fille hors mariage. Ce
sont des situations typiques, bien connues, qui appellent normalement le blâme au
nom de normes établies. En cela, elles restent en deçà de la construction verbale du
poème. La stratégie consistera à aller au-delà et à transposer la lésion subie (ou ac-
complie) en toute puissance langagière. Ainsi dans « la première épode de Stras-
bourg », un texte sur papyrus attribué ou à Hipponax ou à Archiloque, l’ami par-
jure se voit attribuer, en mots, un sort affreux, qui prend sens comme inversion
exacte de celui d’Ulysse naufragé et poussé par les vagues chez les Phéaciens82 :
Errant dans la vague,
Et à Salmydessa, nu, qu’avec la plus grande bienveillance,
Les Thraces aux cheveux en cime
L’accueillent - là, il arrivera au comble d’une foule de maux,
En mangeant le pain des esclaves,
Figé par le froid. Et au sortir de l’écume,
Qu’il dégouline d’algues en foule,
Qu’il claque des dents, comme un chien couché
Sur sa bouche par impuissance.
Au bord extrême des brisants de la vague…
Cela, je voudrais que le voie
L’homme qui a été injuste envers moi et a piétiné les serments,
Un compagnon d’avant.
Dans un texte plus long (« l’épode de Cologne »), dont je donne la traduc-
tion en annexe, un jeune homme séduit, hors normes, une jeune fille en injuriant
sa sœur, qui était pourtant, selon les dires de la fille entreprise, disposée au mariage.
Le dénigrement ordurier de l’une fait la conquête de l’autre, et cela dans un cadre
quasi divin. L’ensemble du texte est une reprise extrêmement dense de passages
homériques, tant dans la diction que dans l’intrigue. La scène d’amour allégorise
l’union de Zeus et d’Héra sur l’Ida parmi les fleurs, l’ambassade à Achille dans

82
Hipponax, fragment 194 Degani, classé parmi les Dubia. Le corpus des poètes iambiques conservé
est trop étroit pour que la distinction entre les auteurs soit toujours certaine.
58 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

l’Iliade, où le héros récalcitrant apprend que son ennemi Agamemnon lui offre l’une
de ses filles83, ou encore l’union d’Anchise et d’Aphrodite, alors même que les injures
contre la fille rejetée sont violentes, exprimées dans un langage non épique mais plu-
tôt proverbial (« J’ai peur de mettre au monde des aveugles et des prématurés, / Tout
comme la chienne, parce que poussé par la hâte »). L’exploit de la séduction trans-
gressive réussie consiste aussi à ramener le monde homérique parfait dans un présent
qui avilit, à en faire l’instrument d’un acte victorieux qui met le narrateur au-delà de
la distinction des normes et des codes langagiers ; il est indifféremment dans la gran-
de poésie de l’éloge, qu’il retourne à son profit, et dans le blâme, qu’il utilise pour ses
fins, sans discontinuité. Ici, comme chez Hésiode, le travail sur le matériau tradition-
nel n’est pas simple reprise. Il est objectivation, mise à distance des puissances séman-
tiques d’une forme héritée, et recomposition.

Annexe
Archiloque, « l’épode de Cologne »

T’abstenant tout à fait. Et, avec égalité, supporte […84
Mais si tu es oppressé et que l’ardeur droit te pousse […
Il y a chez nous, en puissant désir, tout de suite, [de mariage,
Belle, tendre, une jeune fille. Je suis d’avis qu’elle
5 A une apparence sans reproche. Elle, fais-la [tienne ! »
Tout cela, elle le dit. Et moi, je lui répondis :
« Fille d’Amphimédô, la noble et [raisonnable
Femme que maintenant possède la terre fangeuse,
Les jouissances de la déesse abondent pour les jeunes [hommes

83
Sur les homérismes de ce texte, voir Enzo Degani, « Sul nuovo Archiloco (Pap. Colon. Inv. 7511) »
(1979), repris dans Filologia e storia. Scritti di Enzo Degani, vol. 1, Spudasmata, 95, 1, Hildesheim / Zu-
rich / New York, Olms, 2004, p. 26-54.
84
Les crochets droits fermés (]) indiquent les endroits où commence le texte conservé sur le papyrus,
les crochets droits ouverts ([) les endroits où il s’interrompt. Tout ce qui est à droite des premiers et à
gauche des seconds est conjectural.
REFAIRE LE PRÉSENT. HÉSIODE ET ARCHILOQUE 59
10 En plus de l’affaire divine. Parmi elles, une seule suffira.
De cela, dans le calme, quand la fleur noire [de la nuit…,
Moi et toi, avec les dieux, nous déciderons.
Je serai obéissant comme tu me l’ordonneras. Et moi, multiple […,
Et, au creux de la frise et des portes… [(verbe) …
15 N’y mets pas de grand obstacle, amie. Car je toucherai terre aux jardins
Qui font croître l’herbe. Et, tout de suite, sache cela. Néoboulè, qu’un autre
Homme, un quiconque, la possède ! Hélas, hélas, elle [est] bien mûre,
Et la fleur des vierges lui glissa,
Ainsi que la grâce qui avant était sur elle. Car elle ne tenait pas la satiété
des [désirs,
20 Du désastre], elle a montré le terme, la femme frénétique.
Écarte-la chez les corbeaux ! Non, que cela ne… […
À ce que j’aie une femme comme celle-là
Et devienne la joie de mes voisins. Je veux, et beaucoup,[ t’épouser] toi.
Car toi, tu n’es ni perfide ni double,
25 Tandis qu’elle, vraiment, est plus hardie et se combinera beaucoup [de ruses.
J’ai peur de mettre au monde des aveugles et des prématurés,
Tout comme la chienne, parce que poussé par la hâte. »
Voilà ce que furent mes paroles. Et prenant la jeune vierge, je la couchai
Sur les fleurs en pleine efflorescence. La cachant
30 Dans un doux manteau, tenant son cou dans mon étreinte,
Alors qu’elle avait cessé [par crainte]… de même qu’un petit faon,
Sur ses [seins] je mis les mains avec douceur.
…] Dans sa nouveauté, emportement de la jeunesse, elle révéla sa peau,
Et, touchant tout autour le beau corps dans son entier,
35 Je desserrai la force blanche, effleurant la toison blonde.
VACATE ET VIDETE
NOTULE SUR LE DIRE ET LE FAIRE CHEZ PÉTRARQUE

Ruedi Imbach

Lorsque l’on étudie et analyse l’œuvre de Pétrarque dans la perspective du


rapport entre dire et faire, elle apparaît sous une perspective spécifique et inté-
ressante. Non seulement sa critique de la philosophie scolastique et sa manière
distinctive de comprendre la philosophie comme art de vivre1 mais encore son
style de pensée et d’écriture apparaissent alors sous une lumière nouvelle. Cer-
tes, Pétrarque n’a pas renouvelé ou approfondi la théorie des actes de langage,
mais il a pratiqué une manière d’écrire et un mode de penser qui éclairent sin-
gulièrement la célèbre thèse d’Austin selon laquelle « par le fait de dire, ou en
disant quelque chose, nous faisons quelque chose ».
1. Dans un passage très instructif du traité De vita solitaria, commencé en
1346 et auquel il a travaillé jusque vers 1366, Pétrarque a formulé ce qu’il consi-
dère être le but ultime de son dire, c’est-à-dire de son écriture : il souhaite avoir
« l’impression d’avoir touché la limite suprême de tout être doué de langage,
qui est d’avoir mené l’esprit de l’auditeur là où je voulais »2 . Ce projet reflète,
en quelque sorte, ce qui lui est arrivé lors de sa propre lecture de certains auteurs.
Cette lecture a effectivement provoqué un profond changement, une transfor-
mation lorsque l’auteur lu l’a amené là où il voulait. L’expérience de la lecture

1
Voir à ce sujet le remarquable article d’Étienne Anheim, « Pétrarque : l’écriture comme philosophie »,
in Revue de synthèse, 129 (2008) p. 587-609.
2
De vita solitaria I, iii ; édition bilingue latin-français, préface de Nicholas Mann, introduction, tra-
duction et notes de Christophe Carraud, Grenoble 1999, p. 40-41: sic eveniet, ut <...> ego supremam metam
cuiuslibet eloquentis attigisse videar, auditoris animum movisse quo volui. Pour le premier livre de ce traité,
l’édition richement commentée de K. A. E. Enenkel, Leiden, E. J. Brill, 1990.
62 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

d’Augustin est, à ce propos, singulièrement instructive et importante comme


le montre un assez long récit à la fin du De otio religioso :
C’est très tard, et âgé déjà, sans personne pour me guider, que j’ai commencé tout
d’abord à hésiter, puis à rebrousser chemin prudemment <…> dans l’incertitude
où j’étais, et dont la seule description supposerait que je rédige moi aussi un fort
volume de confessions, je tombai sur celles d’Augustin. Pourquoi ne pas dire de
lui ce qu’il disait de Cicéron ? C’est lui qui le premier m’éleva à l’amour du vrai
et m’apprit à soupirer pour mon salut, moi qui l’avais fait si longtemps pour ma
ruine. <…> Ces pages mirent un frein sur mon âme errante. <…> Voilà, je com-
mençai de le suivre, avec un peu de timidité encore, comme quelqu’un qui rougit
de changer d’idée3.
Dans un autre texte, Pétrarque n’hésite pas à comparer sa propre vie à
celle d’Augustin et il avoue que l’histoire dont les Confessions sont le récit res-
semble à sa propre histoire :
Malgré la profonde différence qui existe entre le naufragé et celui qui se repose
tranquillement au port, entre l’homme heureux et l’homme malheureux, il me
semble parfois reconnaître, au milieu des orages, quelque trace de ton irrésolution
passée. C’est pourquoi, chaque fois que je relis tes Confessions, je suis partagé
entre l’espoir et la crainte. Il m’arrive même de croire lire non histoire d’un autre,
mais la mienne propre4.
Certains interprètes n’ont donc pas hésité à dire que Pétrarque a voulu concevoir
sa vie comme une imitatio Augustini5, mais ce qui compte pour nous est de constater que

3
De otio religioso II, ix, 7, édition bilingue latin-français, Préface de Jean-Luc Marion, introduction,
traduction et notes de Christophe Carraud, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 380-382 : Sero, iam senior,
nullo duce, primo quidem hesitare, deinde vero pedetentim retrocedere ceperam <...> inter fluctuationes meas,
quas si percurrere cepero et michi confessionum liber ingens ordiendus erit, Augustini Confessiones liber obvius
fuit. Cur enim de illo non fateor, quod ille de M. Tullio fatetur ? Ille me primum ad amorem veri erexit, ille
me primum docuit suspirare salubriter, qui tam diu ante letaliter suspirassem. <...> (liber) qui vago animo
frenum dedit. <...> Sequi illum incipio, verecundus adhuc, ut quem puderet mutare consilium.
4
De secreto conflictu curarum mearum, I ; je cite d’après l’édition admirablement commentée d’Enrico
Fenzi : Francesco Petrarca, Secretum. Il mio segreto, Milano, Mursia, 1992, p. 114 : eo presertim quia, licet
per maximas intervallis, quanta inter naufragum et portus tuta tenentem, interque felicem et miserum esse
solent, quale quale tamen inter procellas meas fluctuationis tue vestigium recognosco. Ex quo fit ut, quotiens
Confessionum tuarum libros lego, inter duos contrarios affectus, spem videlicet et metum, letis non sine lacri-
mis interdum legere me arbitrer non alienam sed propriam mee peregrinationis historiam. Je suis la traduction
de François Dupuigrenet Desroussilles, Paris, 1991, p. 47.
5
Cf. par exemple Ugo Dotti, Vita di Petrarca, Bari, Laterza, 1987. Voir également F. Rico, Vida u obra
de Petrarca. I, ‘Lectura del Secretum’, Padova, Antenore, 1974. Sur la relation de Pétrarque à Augustin
voir : Petrarca e Agostino, a cura di Roberto Cardini e Donatella Coppini, Roma, Bulzoni, 2004.
VACATE ET VIDETE: NOTULE SUR LEDIRE 63
la lecture, et donc les mots d’Augustin, ont produit un effet très profond sur Pé-
trarque. C’est exactement ce qui est décrit dans la célèbre lettre qui décrit l’ascen-
sion du Mont Ventoux (Familiares IV, 1) : arrivé au sommet de la montagne, il lit
un passage des Confessions et cette lecture provoque une sorte de conversion.
2. Ce n’est pas seulement l’effet produit par la lecture qui doit ici retenir
notre attention, mais aussi le fait que, assurément, Pétrarque construit sa bio-
graphie en s’inspirant de modèles littéraires. Le Secretum qui est un dialogue
fictif entre François et Augustin - commencé après 1342-1343 - peut se lire
comme une écriture en acte d’une autobiographie qu’il rédige d’abord pour
lui-même, en quelque sorte à la recherche de soi-même :
Petit livre, fuis donc les réunions des hommes, reste avec moi, et sois fidèle au
titre que je t’ai donné. Tu es et seras à jamais Mon secret, car dans mes méditations
les plus hautes, tu me répéteras en secret ce qui en secret t’a été confié6.
Dans le cas du Secretum, Pétrarque écrit sa vie pour se trouver lui-même ;
dans d’autres textes, il la raconte pour les autres, comme par exemple dans la
lettre qui conclut le recueil des Lettres de vieillesse (dit Posteritati). Or, il me
semble que ces récits autobiographiques poursuivent un but très précis : avec
eux, Pétrarque tente d’exposer sa conception propre et originale de la philoso-
phie dans la forme littéraire la plus efficace et la plus expressive possible. La fi-
gure saisissante de Laura ou l’ascension du Mont Ventoux attestent que Pétrar-
que est un maître de la fiction autobiographique et des constructions historiques.
Il habille ce qu’il a à dire au moyen de récits autobiographiques pour conférer
à son propos plus d’intensité, de signification et de force de persuasion, non
seulement par rapport au lecteur mais aussi vis-à-vis du narrateur lui-même.
Comme Augustin dans ses Confessions et en l’imitant bien souvent, au cours de
ses écrits, Pétrarque se construit une biographie idéale qui revêt une valeur phi-
losophique. Au contraire du projet poursuivi par Augustin dans les Confessions,
l’autobiographie « construite » par Pétrarque n’est cependant pas façonnée de
manière théologique et n’est pas assumée par une ultime conversion ; bien plus,
dans son cas, l’exemplarité consiste en la présentation et en la restitution phi-
losophico-littéraire des contradictions qui engendrent des difficultés insur-
montables et finalement l’échec de l’effort humain : « et jamais il n’y eut de

6
Secretum, Prohemium, op.cit., p. 98 : Tuque ideo, libelle, conventus hominum fugiens, mecum manisse
contentus eris, nominis proprii non immemor. Secretum enim meum es et diceris; michique in altioribus oc-
cupato, ut unumquodque in abdito dictum meministi, in abdito memorabis. Traduction p. 33.
64 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

fardeau aussi lourd que celui que je supporte en cet état, puisque, avec la mort à
côté de moi, je cherche une nouvelle direction à donner à ma vie, et, tout en
voyant la meilleure, c’est la pire que je suis. »7.
Pétrarque a besoin de mises en scène autobiographiques, car, pour lui, la
philosophie n’a de sens que si elle est entreprise en contact étroit avec la vie de
celui qui philosophe. De savoir si ces scénarios correspondent à des événements
historiques précis est finalement de moindre importance. Que Pétrarque ait réel-
lement escaladé le Mont Ventoux en compagnie de son frère est moins important
que ce qu’il a voulu signifier à son lecteur au moyen de ce récit de conversion.
3. Pour le philosophe Pétrarque, il s’agit moins de décrire et d’analyser ce
qui est que d’inviter et d’inciter son lecteur à se chercher et se trouver lui-même.
Des confirmations de cette démarche se rencontrent dans toutes ses oeuvres :
si dans le traité De sui ipsius et multorum ignorantia, il explique par une critique
de l’aristotélisme universitaire que l’essentiel de la démarche philosophique
consiste à se connaître soi-même, d’autres textes mettent en évidence le rôle de
la méditation sur la mortalité et la misère de l’homme : « rien n’est plus utile
que la pensée de la mort »8. L’insistance sur ce point dans le Secretum est par-
ticulièrement impressionnante :
Reprends-toi, et pour en revenir à notre point de départ, songe à la mort dont tu
approches insensiblement, sans même le savoir. Attention ! Ne passe ni un jour
ni une nuit sans penser à ta dernière heure. Tout ce que tu vois, tout ce qui te
passe par la tête, rapporte-le à l’idée de ta mort9.
Dans le passage cité, Pétrarque à travers la figure d’Augustin, avec lequel il
dialogue dans le Secretum, s’adresse à lui-même pour faire retour sur lui-même.
D’autres textes, comme le De otio religioso, adressent ces impératifs au lecteur en
l’invitant à faire quelque chose. Tout le traité peut, en effet, se lire comme une
réflexion sur un verset du Psaume 45, 11 : « Vacate et videte » (Vaquez et voyez).

7
C’est ainsi que se termine la Canzone 264 : né mai peso fu greve / quanto quel ch’i sostengo in tale
stato: / ché co la morte a lato / cerco del viver mio novo consiglio, / et vegio `l meglio, et al peggior m’appiglio.
Pour le Canzioniere, il convient de consulter la remarquable édition de Marco Santagata, Milano, Monda-
dori, 2004 (2e édition). Pour le texte français : Pétrarque, Canzoniere, préface et notes de Jean-Michel
Gardair, traduction du comte Ferdinand L. de Gramont, Paris, Gallimard, 1983. Il faut rapprocher ce
texte de la fin du Secretum, où Pétrarque avoue également : Sed desiderium frenare non valeo.
8
De otio religioso II, iv, 29, op. cit., p. 290 : nulla tamen utilior quam proprie mortis cogitatio.
9
Secretum, III, op. cit., p. 274-276 : his igitur posthabitis, te tandem tibi restitue atque, ut unde movimus
revertamur, incipe tecum de morte cogitare, cui sensim et nescius appropinquas. Rescissis veleis tenebrisque
discussi, in illam oculos fige. Cave ne ulla dies aut nox transeat, que non tibi memoriam supremi temporis
ingerat. Quidquid vel oculis vel animo cogitantis occurrit, ad hoc unum refer. Traduction, p. 180. Cf. égale-
ment Secretum, III, op. cit., p. 279.
VACATE ET VIDETE: NOTULE SUR LEDIRE 65
Tout au long du texte, l’auteur explique les significations multiples de l’acte et
des actes qui sont désignés par le verbe vacare10 .
4. Le lecteur de Pétrarque doit moins comprendre quelque chose que faire
ce que les très nombreux impératifs dans ses textes demandent. On peut dé-
crire de diverses manières ce qui est de la sorte exigé. Dans un premier texte très
significatif, il implore les lecteurs de suivre leur propre chemin :
Voilà pour moi le seul conseil que j’aie à donner, et je l’emprunte aux philosophes :
que chacun mette, face à sa nature et sa façon d’être, ou la vie solitaire, ou la vie
citadine, ou tout autre genre de vie, et détermine ce qui vraiment lui convient11.
D’autre passages précisent comment interpréter ce « quid suum sit » : il s’agit
d’être présent à soi, de vivre pour soi. S’inspirant de Sénèque, Augustin et Perse,
Pétrarque exprime ce souci de soi auquel il invite son lecteur de diverses manières :
« être à soi et avec soi où que l’on se trouve »12, « faire retour à soi-même »13,
« vivre pour soi-même »14, « se reprendre »15. Un des passages les plus explicites
se trouve vers la fin du Secretum : « Je serai autant que possible présent à moi-même,
je recueillerai les fragments épars de mon âme et je demeurerai avec moi, avec
attention.»16. Ce retour à soi implique une conscience aiguë de la fragilité et de la
finitude humaines, qui est pour Pétrarque l’un des motifs de sa foi chrétienne.
5. L’écriture de Pétrarque est donc, d’un côté, une présentation de soi-même
durant laquelle l’auteur s’invente lui-même en écrivant17 et se montre comme dans un
miroir à son lecteur18 ; d’un autre côté, cette manifestation de soi vise à réaliser une

10
Voir à ce propos p. ex. De otio I, iv, 1, op. cit., p. 56-57.
11
De vita solitaria I, iv, 4, op. cit., p. 86-87 : Hoc unum sumptum a philosophis consilium est michi, se-
cundum quod solitariam vel urbanam vitam sive aliam quamlibet nature moribusque suis comparans norit
quisque, quid suum sit.
12
De vita solitaria I, vi, 1, op. cit., p. 111: in utraque tuum esse et ubicunque fueris, esse tecum.
13
Cf. De vita solitaria I, i, 2, op. cit., p. 38 : ad se ipsos redire.
14
« Sibi vivere », voir à ce propos Familiares II, iv, 25 : « Vixisti aliis diu, incipe iamtandem tibi vi-
vere. » À propos des sources chez Augustin, Sénèque et Perse, cf. le commentaire du Secretum de Fenzi, p.
348 (note 217), 413 (note 406), 417 (note 442).
15
« Se sibi restituere » cf. Secretum III, op. cit., p. 274 : His igitur posthabistis, te tandem tibi restitue, cf.
le texte cité note 9.
16
Secretum, op. cit., p. 282 : Adero michi ipse quantum potero, et sparsa anime fragmenta recolligam,
moraborque mecum sedulo.
17
E. Fenzi a exprimé cela d’une manière fort éclairante en disant que « Pétrarque est une invention de
Pétrarque » (Pétrarca, Bologna, p. 111).
18
De vita solitaria, Praefatio, 12, op. cit., p. 36 : Adesto igitur: audies quid michi de toto hoc solitarie vite
genere cogitanti videri soleat; pauca quidem ex multis, sed in quibus parvo velut in speculo totum animi mei
habitum, totam frontem serene tranquilleque mentis aspicias. « Reste donc en ma compagnie : tu entendras
mon sentiment et mes pensées communes sur tout ce genre de vie solitaire ; ce ne seront que peu de choses
66 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

conversion éthique du lecteur : le dire philosophique doit inciter le lecteur à


devenir meilleur. Le traité De sui ipsius et multorum ignorantia s’efforce de
montrer qu’il ne suffit pas, comme Aristote, de définir la vertu, il faut l’ensei-
gner de telle sorte que les lecteurs souhaitent réaliser ce qui est défini :
Voilà donc les vrais philosophes, ces utiles professeurs de morale et des vertus,
dont la première et la dernière intention est de rendre bon les auditeurs et leur
lecteur, et qui non seulement enseignent ce qu’est la vertu et ce qu’est le vice et
remplissent les oreilles du nom brillant de la vertu et du sombre nom de vice, mais
implantent dans le coeur l’amour et le zèle pour la meilleure des choses et, pour
la pire, la haine et la répulsion 19.
Il faut donc mettre la rhétorique au service de l’éthique qui est la philo-
sophie première. Toutefois, l’art de vivre que Pétrarque entend enseigner n’est
nullement un système de normes et de prescriptions. Il pense que la transcrip-
tion de son expérience - le dire de son expérience - est en mesure de changer
l’agir de son lecteur. Le prologue du Canzoniere réunit tous les éléments que
nous avons évoqués dans cette notule : parlant de son expérience dont il pense
que le lecteur la partage, il esquisse son itinéraire dont les trois cent soixante-six
poèmes portent témoignage. Ce qui est dit est une invitation à suivre le même
chemin pour devenir un autre homme :
Vous qui écoutez, aux rimes que j’ai répandues, le son de ces soupirs dont je
nourrissais mon coeur, dans l’égarement premier de ma jeunesse, quand j’étais
en partie un autre homme que je ne suis ;
Pour ce style dans lequel je pleure et je raisonne, et qui flotte des vains espoirs à
la vaine douleur, je compte trouver pitié non moins que pardon chez tous ceux
qui connaissent l’amour par expérience.
Mais je vois bien aujourd’hui comment pendant longtemps j’ai été la fable de
tout le monde ; aussi souvent, en face de moi, je me fais honte de moi-même :
Et de mes vanités la honte est le fruit que je recueille, avec le repentir et l’écla-
tante conviction que tout ce qui charme ici bas n’est qu’un songe rapide20.

parmi d’autres, mais tu y verras, comme en un miroir, toute l’ayance de mon âme et tout l’air d’un esprit
tranquille et serein. »
19
Traduction inédite André Longpré, de De sui ipsius et multorum ignorantia, IV, 57. Je cite l’édition
suivante : Francisci Petrarce, De sui ipsius et multorum ignorantia. Della mia ignoranza e di quella di
molti altri, éd. E. Fenzi, Milano, Mursia, 1999, p. 158 : Hi sunt ergo veri philosophi morales et virtutum
utiles magistri, quorum prima et ultima intentio est bonum facere auditorem ac lectorem, quique non solum
docent quid est virtus aut vitium preclarumque illud hoc fuscum nomen auribus instrepunt, sed rei optime
amorem studiumque pessimeque rei odium fugamque pectoribus inserunt. Voir Ruedi Imbach, « Virtus illi-
terata. Zur philosophischen Bedeutung der Scholastikkritik in Petrarcas Schrift‚ De sui ipsius et multorum
ignorantia », in Miscellanea mediaevalia 31, Berlin, 2004, p. 84-104.
20
Traduction F. L. de Gramont, p. 27 ; outre le commentaire de ce poème dans l’édition de Santagata, il
faut se référer à l’étude de F. Rico, « Prologus al Canzoniere (Rerum vulgarium fragmenta I-III) », in An-
VACATE ET VIDETE: NOTULE SUR LEDIRE 67
La constellation que nous tentons de décrire est complexe : le Je poétique
dit sa passion et sa douleur, mais il manifeste également à travers la totalité des
poèmes, qui est aussi une sorte de journal autobiographique, comment il est
devenu un autre. Le texte vise une certaine identification entre l’auteur et le
lecteur de telle sorte que celui-ci reconnaisse sa propre pensée dans le dire du
poète21.

nali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Classe di Lettere e Filosofia, s. III, xviii, 1988, p. 1071-1104.
21
Cf. la belle formule dans De vita solitaria I, i, 3 : sic eveniet, […] ut et tu in verbis meis tuam sententiam
agnoscas.
ENTRE FORMES ET SUJET :
L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN

Annette Ruelle

Fin connaisseur des formulaires du ius civile, Varron, dans le livre VI du


De lingua Latina, reconnaît au verbe latin agere (français « agir ») une signi-
fication énonciative : « agir et dire ». Il ressort de son analyse que l’action de
parole que désigne le verbe est qualifiée sous l’angle d’un double rapport à la
temporalité1 et au sujet agissant 2 , représenté au siège d’une pensée (cogitare),
d’une parole (dicere) et d’une effectuation, une performance ( facere). L’érudit
confirme la valeur énonciative du verbe en précisant, de l’orateur et l’augure,
qu’ils agissent, car, plaidant une cause (causam agere) ou annonçant un présage
(augurium agere), ils disent plus exactement qu’ils ne font3 . Voici donc réunis
dès l’abord, autour du verbe latin agere et du grand Varron, les trois noms
d’agent qui forment la thématique du recueil : actor, auctor, orator.

1
De lingua Latina, VI, 1. Voir Varron, La langue latine, Livre VI, texte établi, trad. et commenté par
Pierre Flobert, Paris, les Belles Lettres, 1985. Désormais cité L.
2
L VI, 42.
3
Ibid. : Actionum trium primus agitatus mentis, quod primum ea quae sumus acturi cogitare debemus,
deinde tum dicere ac facere. (…) Itaque ab eo orator agere dicitur causam, et augures agere augurium dicuntur,
cum in eo plura dicant quam faciant, « Il y a trois [degrés] de l’agir, d’abord, l’agitation de l’esprit (agitatus
mentis), parce que ce que nous avons l’intention d’accomplir (sumus acturi), nous devons d’abord y penser
(cogitare), ensuite le dire (dicere) et puis le faire ( facere) […] C’est pourquoi, on dit de l’orateur qu’il agit la
cause (causam agere, « plaider ») et des augures qu’ils agissent le présage (augurium agere, « annoncer le
présage »), puisque, dans ces opérations, ils disent plus qu’ils ne font. »
70 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Ce triple faisceau, ou degré, de l’agir, qui définit l’axe du développement


du livre VI à partir du § 41, assure la distinction sémantique avec deux autres
verbes d’activité avec lesquels les contemporains de l’auteur, qui le souligne,
avaient tendance à le confondre, facere et gerere4. Dès le premier paragraphe,
l’érudit met en œuvre, sur le plan de la structure sémantique de la langue latine,
la distinction aristotélicienne entre la πρᾶξιϛ et la ποίησις5, qui traverse la ré-
flexion théologique et philosophique depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours6.
Étymologiquement, agere est un verbe de mouvement, qui signifie « se
diriger, aller, avancer » (emploi absolu), « faire avancer » (emploi transitif avec
objet « animé » à l’accusatif)7. Dans la langue de la jurisprudence pontificale,
à l’époque archaïque, le verbe désigne une parole formulaire, sui generis, à l’étu-
de de laquelle notre exposé sera consacré.
Dans la perspective d’une histoire de l’action au croisement du droit ro-
main et de la structure sémantique de la langue latine, il s’agit de bien prendre
la mesure de l’évolution sémantique dont le verbe indo-européen a fait l’objet
dans la langue de l’ancien ius civile, d’où son influence s’est exercée sur le latin
préclassique et classique. L’évolution du verbe latin vers l’expression de l’acti-
vité, en effet, s’engagea sur la base de la valeur énonciative qu’il développa dans
la langue juridique à l’époque archaïque. D’où, la classification traditionnelle
entre mouvement et activité des lexicographes qui, toutefois, ne s’interrogent
jamais sur les ressorts d’une telle classification ni ne voient que l’évolution du
verbe vers le champ de l’activité ne l’avait aucunement détaché de l’expression
étymologique du mouvement, qui, même, donne à la parole que le verbe signifie
sa tonalité particulière : verbe d’une parole en mouvement, on dira : une pa-
role en action, une parole qui est action, non un message ou une informa-
tion8…

4
L VI, 42 et 77.
5
Aristote, Éth. Nic. VI, 1140 b ; Quintilien, Inst. or. II, 18.
6
En particulier H. Arendt dans Condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par G. Fradier, préf.
P. Ricoeur, Paris, Pocket Agora, 1983 [cité ci-après : Homme moderne] ; également : Qu’est-ce que la politi-
que ?, trad. de l’allemand par S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995.
7
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klinck-
sieck, 1967, v° ago, p. 18 [cité ci-après d’après le nom des auteurs]. Les spécialistes posent une racine indo-
européenne *H2eg- à initiale consonantique laryngale. P. Monteil, Élements de phonétique et de morphologie
du latin, Paris, Nathan, 1986, p. 62, p. 125.
8
Aussi la tentative de rattacher, sur un fondement très conjectural de phonétique indo-européenne,
agere au groupe auquel appartient le verbe aio, « je dis », fait-elle violence au champ lexical du verbe latin.
U. Manthe, « Agere und aio : Sprechakttheorie und Legisaktionen », dans M. J. Schermaier et al. (éd.),
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 71
À l’échelle de l’histoire de la langue latine, une telle évolution, dont on son-
dera les causes qui ont pu déterminer son succès à l’échelle collective de la langue9,
paraît conditionnée par l’absence de la racine indo-européenne *wergh, grec ῥέζω,
ἔρδω, qui exprime l’activité efficace, le sacrifice10, dans les langues italiques11. Elle
est consommée en bas-latin où la signification « pousser en avant » (en particulier,
dans la langue pastorale, le bétail), réputée « propre » par les auteurs classiques
(Servius, Ecl. : 1, 13 proprie agi dicuntur pecora), fut assumée par le verbe minari
qui, avec le sens initial « menacer les bêtes du fouet pour les faire avancer », a pris
la valeur extensive de « conduire les animaux » dans la langue rustique et popu-
laire de la basse époque ; d’où en français « mener »12. L’importance d’une telle
évolution sémantique ne saurait être assez soulignée, la postérité du verbe agere
dans les langues romanes s’expliquant au creuset de son passage par la langue juri-
dique à l’époque du proto-latin, où les emplois énonciatifs, formulaires, qu’il y
développa déterminèrent son évolution vers l’expression de l’activité en latin clas-
sique (comme on voudrait le montrer). Pour autant, le droit n’est pas le seul do-
maine où le verbe a développé des emplois énonciatifs dans la langue pré-classique,
l’action de grâces (gratias agere), l’action dramatique (le théâtre grec, tragédies et
comédies, comme dans l’expression partes agere, « jouer un rôle ») et l’action
oratoire (causam agere, « plaider une cause ») étant venues enrichir sous la Répu-
blique un champ lexical et sémantique de l’action et de la parole étonnant tant au
regard de l’histoire de la langue latine que sur le plan des institutions de la civitas.
Quelques éléments de philologie et de sémantique forment un prélude néces-
saire. L’analyse de la structure sémantique de la langue latine, en effet, selon une
exigence de méthode chère au regretté Yan Thomas13, se révèle au fondement d’une
réflexion de nature épistémologique dont dépend la qualité de l’exégèse des sources
du droit romain. Deux catégories de formules retiendront notre attention : dans les

Iurisprudentia universalis, Festschrift für Theo Mayer-Maly zum 70. Geburtstag, Köln - Weimar - Wien,
2002, p. 438.
9
V. Nyckees, « Changement de sens et déterminisme culturel », MSL 9 (2000), p. 31 [cité ci-après :
Changement de sens].
10
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck,
1968, v° ἔργον, p. 365-366 [cité ci-après d’après le nom de l’auteur].
11
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op.cit., v° ago, p. 18.
12
Festus L. p. 21 « Agere » ante se pellere id est minare ; A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op.cit.,
v° minare ; A. Rey et al., Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1995,
v° mener.
13
Y. Thomas, « La langue du droit romain. Problèmes et méthodes », APD 19 (1974), p. 108 [cité ci-
après : Langue du droit romain].
72 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

premières qui étaient énoncées par le rex sacrorum dans le contexte du sacrifice
public (hoc age) et du rite de l’exécution capitale (lege age), le verbe fait
l’objet de sa propre énonciation, sous une forme impérative ; dans les secondes,
le verbe désigne l’accomplissement d’actes de parole, à la première (et à la
deuxième) personne, qui composent un espace procédural dans les XII Tables,
l’espace de l’agir. L’art sui generis de la formule qui s’y observe opère au départ
d’énoncés qui, abolissant la fonction référentielle du langage, ne réfèrent qu’à
l’énonciation, au centre de laquelle rayonne le sujet agissant et disant, l’actor.
Enfin, dans la perspective d’une histoire de l’acte de parole, on tentera de saisir
les ressorts culturels et linguistiques au départ desquels fut produite, et pour
quelle postérité, la figure de l’agir dans l’ancien droit romain.

Le verbe agere : éléments de philologie et de sémantique


Comme l’écrit la linguiste Marina Yaguello, la recherche du sens se fonde
sur une compétence grammaticale14. S’agissant du verbe, l’analyse repose sur
des paramètres grammaticaux et sémantiques, les premiers étant le sujet, la voix
et la diathèse, le temps, le mode et la construction (transitive ou intransitive),
et, parmi les seconds, notamment, le trait / animé / ou / inanimé / du sujet
ou de l’objet à l’accusatif du verbe. Le détail d’une telle analyse, que nous avons
conduite dans le corpus des sources littéraires républicaines, ne peut certes pas
figurer ici15. Il convient, néanmoins, de mettre en évidence la richesse du champ
lexical du verbe, dont les dimensions convergent à comprendre sous toutes ses
facettes la nature sui generis du procès de parole qu’il désigne dans la langue et
selon la technique du droit civil.
Le sujet « animé » du verbe actif
À la voix active, le sujet du verbe est toujours un être animé : une personne ou
un être dont l’activité est comparable à celle de l’homme16 : les dieux, les éléments
naturels, les passions (désir, vengeance, effroi), la nécessité (par exemple : Plaute,

14
M. Yaguello, Alice au pays du langage. Pour comprendre la linguistique, Paris, Seuil, 1981, p. 148 [cité
ci-après : Alice].
15
Voir notre thèse (appendice philologique) : Agir et dire sous la République romaine. Anthropologie
juridique des formes de la procédure et son application à la question de l’histoire du contrat civil dans le droit
privé à l’époque archaïque, Bruxelles, 2007. À paraître aux Editions Romandes (Schultess), Genève, Bâle,
Zurich.
16
Il en est de même en français. TLF, v° agir, p. 147 & 149.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 73
Pers. 852 : Sescenti nummi quid agunt ? quas turbas danunt ?, « Tu vois l’effet
(quid agunt) de ces six cents écus ! Que de tempêtes ils soulèvent ! »). Cicéron
l’avait déjà souligné17 : Cum inter inanimum et animal hoc maxime intersit,
quod animal agit aliquid, « Entre un inanimé et un être animé la différence
essentielle est que l’être animé exerce une activité (agit aliquid) ».
Intransitivité et diathèse
La diathèse marque la position qu’occupe le sujet par rapport au procès
que le verbe désigne18 . En comparant le sanskrit, le grec et le latin, Benveniste
avait identifié deux diathèses, une diathèse externe, à l’actif, et une diathèse
interne au moyen (en grec ancien) ou au déponent latin19. Les recherches récen-
tes ont établi que, contrairement à la diathèse interne, la diathèse externe n’était
pas morphologiquement marquée en latin, et critiqué la conception, d’ailleurs
contradictoire, selon laquelle le sujet d’un verbe actif serait nécessairement « ac-
tif » et volontaire (comme, inversement, serait « patient » le sujet d’un passif)20.
La voix active n’a pas pour rôle constant, donc, fondamental, d’exprimer l’ac-
tivité, la volonté ou la responsabilité du sujet dans le déroulement du procès. De
la même façon, la diathèse interne s’exprime sémantiquement à la voix active21,
comme, précisément, dans le cas des verbes de mouvement22 .

17
Cic. Ac. 2, 37.
18
Marie-Dominique Joffre définit la diathèse comme le « contenu sémantique qui émane de la r e l a -
t i o n établie entre le verbe et une unité de la catégorie nominale (qu’il s’agisse du sujet grammatical ou du
substantif dont dépend le participe) ». M.-D. Joffre, Le verbe latin : voix et diathèse, Louvain-Paris, Peeters,
1995, p. 14 [cité ci-après Le verbe latin].
19
« Dans l’actif, les verbes dénotent un procès qui s’accomplit à partir du sujet et hors de lui. Dans le
moyen, qui est la diathèse à définir par opposition, le verbe indique un procès dont le sujet est le siège ; le
sujet est intérieur au procès. » É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966,
p. 172 (« Actif et moyen dans le verbe ») [cité ci-après : PLG I ou II (Paris, 1974)].
20
Sur le parti pris sémantique des qualifications françaises de voix « active » et « passive » au départ
de la terminologie des Stoïciens (ἐνεργέια « action » et πάθος« passivité ») : P. Flobert, « Sur la validité
des catégories de voix et de diathèse en latin », dans Cl. Moussy et S. Mellet (éd.), La validité des catégories
attachées au verbe, Table ronde de Morigny, 29 mai 1990, Paris, PUS, 1992, p. 38 [cité ci-après : Voix et
diathèse].
21
Du point de vue de la diathèse, le système latin n’est donc pas symétrique, seule la voix passive étant
diathétiquement marquée. Ce sont des facteurs extérieurs au verbe actif, contexte, contenu sémantique des
lexèmes (sujet et verbe), construction transitive ou intransitive, qui concourent à la production de multiples
effets de sens, y compris celui de la diathèse externe. M.-D. Joffre, Le verbe latin, op. cit., p. 43.
22
« Il semble difficile d’admettre qu’un sujet qui libère toute son énergie dans un mouvement reste
extérieur au processus qu’il est justement en train de créer : il est au contraire le lieu de la réalisation du
mouvement qu’il engendre. » M.-D. Joffre, Le verbe latin, op. cit., p. 42.
74 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Le verbe agere possède une caractéristique dont l’absence de signification dia-


thétique des désinences actives permet de rendre compte, celle d’être un actif am-
bivalent, un verbe qui présente des emplois transitifs et d’autres intransitifs, tels que
le changement de statut du verbe s’accompagne d’une modification de la position
du sujet par rapport au procès et inclut un changement de signification du verbe
transitif23. Détail philologique de la première importance… Si le verbe agere est gé-
néralement transitif dans la langue commune, en effet, la construction absolue est
attestée dans les XII Tables24 et dans la littérature archaïque (IIIe-IIe s. av. J.-C.)25 ;
on y rattache la particule énonciative age, sur laquelle nous reviendrons26. En grec,
l’emploi absolu ἄγειν « se diriger vers » est surtout attesté dans la langue militaire27
et, en irlandais ancien, la racine a donné en britonnique un verbe qui, au contraire
de ce qui se passe ailleurs, est le plus souvent intransitif et signifie « aller »28.
Or, dans la langue du droit romain archaïque, la construction du verbe est
précisément intransitive, avec, le cas échéant, les compléments prépositionnels cum
+ abl. (« avec et contre »)29 et de + abl. (« au sujet de »)30 : on agit, en droit, avec et
contre quelqu’un (agere cum aliquo) au sujet d’une affaire dont l’enjeu surgit au point
de rencontre de la mise en présence de deux affirmations incompatibles, bien que
d’égale valeur (ce dont s’agit, la res de qua agitur, dans les procès)31. On voit donc

23
M.-D. Joffre, Le verbe latin, op.cit., p. 421. Par exemple, en latin, vertere aliquem aliquid / aliquis,
aliquid vertit. M.-D. Joffre, Ibid., p. 43. En ce sens : M. Bréal, Essai de sémantique (Science des significations),
Paris, Leroux, 19084, p. 195 [cité ci-après : Essai de sémantique] ; S.W.F. Margadant, « Transitiv und intran-
sitiv », Indogermanische Forschungen 50 (1932), p. 121 ; contra (à tort) : S. López Moreda, Los grupos lexemá-
ticos de « facio » y « ago » en el latín, arcaico y clásico. Estudio Estructural, Salamanca, 1987, p. 144.
24
XII Tables 7, 7 viam muniunto. ni sam delapidassint, qua volet iumento agito, « Que [les riverains]
construisent la route. S’ils ne l’ont pas empierrée, que [le passant], par où il voudra, circule avec sa bête de
trait. » (trad. J.-H. Michel).
25
Lucilius Sat. 30, 1092 surgamus, eamus, agamus ; Pacuvius Trag. 350 agite, ite, evolite rapite ; Plaute
Pers. 216 ; Bacch. 1106. On notera qu’il s’agit systématiquement d’emplois du verbe sous une forme énon-
ciative (impératif, subjonctif exhortatif, interrogatifs) et, plus étonnant encore, que les interrogations (chez
Plaute) fonctionnent comme formules de politesse dans la conversation : ainsi, la question unde agis ? des
Bacchides, littéralement « d’où viens-tu ? », exerce une fonction de prise de contact dans le cadre d’une
salutation : « Salut ! Comment ça va ? ».
26
A. Ernout et A. Meillet, v° ago, p. 15 ; P. Chantraine, v° αγὤ, p. 17.
27
P. Chantraine, v° ἄγω, p. 17.
28
J. Vendryes, Lexique étymologique de l’irlandais ancien, Fasc. 1, Dublin, DIAS, 1959, v° ag-, A-22
[cité ci-après : Lexique].
29
Cum signifie « avec », mais aussi, comme le grec σύω, « contre », la préposition associant les deux
conduites sociales irréductibles que sont le conflit et la coopération, l’affrontement et la cohésion, au fon-
dement de l’intégration du lien social. Sur ceci : S. Lecointre, « À l’épilogue, le jugement », Droit et
cultures 26 (1993), p. 127.
30
A. Ernout et A. Meillet, op.cit., v° ago, p. 16 ; M.-D. Joffre, Le verbe latin, op.cit., p. 183.
31
Sur l’intégration de ce modèle jurisprudentiel au niveau des principes d’une discussion réglée et
méthodique : Cic. Fin. II, 1, 3.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 75
que les emplois intransitifs de la langue du droit sont conformes aux données de
l’étymologie et attestent d’un état ancien de la racine. Mais la signification énoncia-
tive que le verbe y revêt, elle, est singulière en latin comme dans la famille des langues
indo-européennes.

Proprie dicimus agi animalia (l’objet « animé » à l’accusatif)


Hors la langue du droit, en emploi transitif, l’opposition entre la nature
animée et inanimée du référent de l’objet à l’accusatif sous-tend une articulation
sémantique fondamentale du champ lexical du verbe. Le référent de l’objet à
l’accusatif est toujours animé, qu’il le soit naturellement (homme ou animal)
ou artificiellement (une tour de siège sur roulettes, un chariot), concrètement
(bourgeons, fissures, étincelles, écume) ou abstraitement (la vie, le temps qui
passe, les saisons, la croissance, l’agonie, la parole, etc.) La signification ne dif-
fère pas moins selon les propriétés sémantiques du nom à l’accusatif.
Gaius, dans son commentaire à la Loi des XII Tables, le disait déjà :
« agi » [proprie dicimus] ea quae animalia sunt, « sont proprement dits être
agis les êtres animés »32 . Dans le registre militaire, parmi les différentes maniè-
res d’emporter le butin, agere s’applique aux êtres animés (animalia), ferre se
disant des choses inanimées qui se portent à bras-le-corps (suo corpore) et por-
tare de celles dont on charge un quadrupède domestique (iumento secum).
Sous la poussée qu’il subit, le référent animé de l’objet se met lui-même en
mouvement, soumis, tantôt, aux impulsions qui le dominent, renâclant, refusant
l’emprise, la re-poussant, tantôt… Aussi le mouvement que le verbe exprime impli-
que-t-il fondamentalement un rapport de force entre les actants du procès, tel que
le sujet-agent est en position de dominant (sémantiquement, le sujet-agent est un
« vainqueur ») et l’objet agi en position de dominé : un vaincu soumis à une
contrainte irrésistible qui le mène, animal, au sacrifice ou à la domestication, ou,
homme ou femme, à la peine capitale collective ou à la servitude. Saint Augustin
le soulignait déjà, à la faveur d’une distinction sémantique entre les deux verbes de
mouvement que sont agere et regere : être agi implique l’impuissance à accomplir

32
Gaius (3 ad L XII Tab.) D. 50, 16, 235 : per « Ferri » proprie dicimus, quae quis suo corpore baiulat ;
« portari » ea, quae quis iumento secum ducit ; « agi » ea, quae animalia sunt.
76 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

soi-même quoi que ce soit33, la perte, donc, avec la puissance, de la liberté (à com-
mencer par la liberté de mouvement).
La valeur agonale du procès se confirme à la lumière de ses contextes d’em-
ploi, à savoir, si le référent de l’objet est un homme : la guerre en ses conquêtes,
déclinés par Salluste en trois temps, que marquent les emplois du verbe, « la
victoire, le butin, la gloire » (Iug. 85 victoria, praeda, laus) ; l’esclavage ; la peine
collective infamante (précipitation, lapidation, crucifixion) et la violence privée.
Et si le référent de l’objet est un « animal » : le sacrifice34, le domptage des grands
quadrupèdes domestiques, la domestication animale, les jeux du cirque.
Agonale, ou, selon l’étymon grec, agonistique, la lutte et la victoire sont
au cœur des valeurs attachées aux emplois de la racine35. Le grec l’exprime avec
le nom ἀγώυ, qui signifie « (assemblée avec) concours » dans l’Iliade, « lutte,
concours » en grec classique36, duquel dérive le verbe dénominatif ἀγωνίζομαι,
« chercher à gagner dans un concours ». Indiquant le procès d’une prévalence
manifestée dans une épreuve de force, agere apparaît sémantiquement proche
du grec homérique κρατεῖν. L’action qu’il désigne recouvre exactement, en effet,
les deux valeurs reconnues par Benveniste au κράτος indo-européen37 : « supé-
riorité, prévalence » dans une épreuve de force ou d’habileté, et domination,
« pouvoir (d’autorité) comme un avantage personnel et permanent ». Pur dif-
férentiel dans l’épreuve, le κράτος ne doit être confondu ni avec la « force phy-
sique » ni avec la « force d’âme ».

33
Gest. Pelag. 3, 5 : « Il y a plus, à n’en pas douter, à être agi (agi) qu’à être dirigé (regi). Celui qui est
dirigé, en effet, exerce une activité (aliquid agit), et c’est pourquoi on le dirige, pour qu’il l’accomplisse (agat)
correctement. Mais celui qui est agi, on peut à peine concevoir qu’il exerce une activité (agere aliquid). »
34
Dans un beau texte des Fastes (F. I, 317-334), Ovide ne propose pas moins de six étymologies de
l’adjectif agonalis (dans l’expression lux Agonalis, nom d’une fête sur laquelle on reviendra p. 96 sqq.) au
départ du verbe agere, dont cinq en rapport avec le sacrifice et la domestication, et, la sixième, d’après les
jeux grecs (ἀγών). Aux yeux de l’auteur, la meilleure origine est le mot agonia, qui désignait le bétail dans
l’ancien latin (331 Et pecus antiquus dicebat agonia sermo), reprise à Verrius Flaccus : L p. 9 Hostiam enim
antiqui agoniam vocabant, « les anciens appelaient la victime (hostia) agonia ». D. Porte, L’étiologie reli-
gieuse dans les Fastes d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 208 ; J.W. Poultney, The bronze Tables of
Iguvium, New York, 1959 (Ib 29, 37 ; VIb 18, 18 ; VIIa 10, 45 ; III 13).
35
Skr. Ajíh « combat » ; moy. irl. : ág « combat, lutte » et « ardeur guerrière ». J. Pokorny, Indoger-
manisches Etymologisches Wörterbuch, I, Bern-München, Rix éd., 1959, v°ago, I, p. 4-5 ; J. Vendryes, Lexique,
Fasc. 1, op. cit., A 22-23.
36
Réfutant une opinion traditionnelle depuis l’antiquité (P. Chantraine, v°ἄγω, p. 17), J. D. Ellsworth
a montré que le nom Ἀγών portait déjà le trait « rivalité, concours » dans la langue homérique : « The
Meaning of AGON in Epic Diction », Emerita 49 (1981), p. 97 ; « Agamemnon’s Intentions, Agon, and
the Growth of Error », Glotta 54 (1976), p. 228 ; « The Meaning of AGON : an Unrecognized Metaphor
in the Iliad », CPh. 69 (1974), p. 258.
37
É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, éd. de Minuit, 1969, II, p. 77.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 77
Selon la docilité de l’objet agi, le rapport de force s’exprimera avec une
intensité relative. Aussi le verbe se spécialise-t-il dans la langue pastorale à l’épo-
que historique (« pousser en avant bêtes et troupeaux »)38, en grec où, concur-
rencé par d’autres verbes avec lesquels son champ lexical a fini par se confondre
(ἡγέομαι, ἐλαύνω), il a perdu plus radicalement que le latin ago la valeur de la
racine indo-européenne39, et en latin, comme Servius le notait40, où de tels em-
plois du verbe de mouvement sont eux-mêmes appelés à disparaître dans la lan-
gue rustique et populaire de la basse époque, comme nous le savons.
Le passif
Le rapport de force est au cœur du procès que désigne le verbe agere à la voix
active. Il n’en est pas autrement à la voix passive, de différentes manières : sous la
forme du passif personnel dit « intrinsèque »41, où le sujet est toujours « inanimé »,
comme dans res agitur42, ou pecunia agitur43, « une chose, une somme d’argent est
en jeu », au tour passif impersonnel (formé sur le verbe intransitif), - comme dans
la formule res de qua agitur44 du procès formulaire, ou l’expression is cum quo agitur,
qui désigne le défendeur en justice, « celui avec lequel on agit » (Gaius 4, 119), - et,
encore, avec les formes en -*to- (actus, a, um), pourvoyeuses d’une expression à

38
Les composés du verbe en attestent aussi (notamment, subigo, qui signifie « mener la femelle au
mâle »), ainsi que les dérivés, tels agolum, la « houlette » du berger (Festus L. p. 27) ou ager, « le champ »
(Pline 18, 3, 9). Comptons encore l’expression technique du droit des biens, le ius agendi (Gaius 2, 31, à ne
pas confondre avec le ius agendi du magistrat), qui désigne une des trois modalités du droit de passage, et
l’abigeus, -i, « le voleur de troupeaux ». Le vol de tout ou partie d’un troupeau reposait sur une technique
spécifique décrite par Ulpien par analogie avec le pillage (Ulpien, 8 de off. procons., D. 47, 14, 1 pr-1).
39
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique, op. cit., v°ἄγω, p. 17.
40
Servius, Ecl. I, 13 : proprie agi dicuntur pecora.
41
Sur cette terminologie inspirée de Priscien, que l’absence de la voix moyenne en latin rend préférable
à « médio-passif » : P. Flobert, Voix et diathèse, op. cit., p. 41.
42
Plaute, Ep. 422 : res magna amici apud forum agitur, « un de mes amis a une affaire importante qui
est pendante au forum » ; Pseud. 645 At illic nunc negotiust ; res agitur apud iudicem, « Mais il est en af-
faire pour le moment ; son procès passe devant le juge » ; Rud. 1148 : Gripe, accede huc, tua res agitur,
« Gripus, approche de ce côté, c’est ton intérêt qui est en jeu » (cf. Rud. 1178 […] istaec res male evenit tibi,
Gripe, « (…) L’affaire a mal tourné pour toi, Gripus ») ; Stich. 129. Eg. Ter., Phorm. 631 Non capitis ei res
agitur, sed pecuniae ; Cic. Pro Rosc. Am. 103-104 ; 110, 4 ; Pro Quinct. IX, 7 ; In Verr. IV, 76, etc.
43
Térence, Heaut : 476 Non nunc pecunia agitur, « ce n’est pas l’argent qui est en question aujourd’hui » ;
Cicéron, Pro Quinct. 53, 1 ; 53, 4 ; Pro Sulla 49, 1 ; 83, 13 : sed cum agatur honos meus amplissimus, gloria
rerum gestarum singularis, « mais puisqu’il s’agit de ma magistrature suprême et de la gloire incomparable
que j’y ai acquise » ; De or. II, 192 : cum agitur (…) ingeni nostri existimatio ; Fin. II, 17, 56 ; etc. En dehors
de notre période, Tite-Live écrit joliment : I, 25 imperium agebatur, « le pouvoir suprême était en jeu » (à
propos du combat des Horaces et des Curiaces).
44
Gaius 4, 40 ; 4, 47 ; 4, 119 ; Tab. Sulp. XXXI ; Valerius Probus 326, n° 49 (Girard) ; Varron R. 2, 2,
6, 1 ; Cic. Pro Mur. 28. Y. Thomas, « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion », Annales HSS
6 (2002), p. 1454 [cité ci-après : La valeur des choses].
78 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

valeur gnomique45 dont, comme le précise Donat, l’origine est juridique46 : actam
rem agere, ou actum agere, « agir [après] l’acte accompli », ou principe de la chose
jugée (Gaius 4, 107 de eadem re agi non potest), formes sur lesquelles on ne s’étendra
pas ici.
Soulignons toutefois le rapport à la temporalité de l’agir que ces dernières
marquent linguistiquement. Par son inscription nécessaire dans le présent « ac-
tuel » contemporain de l’énonciation, en effet, le rapport de l’agir à la tempo-
ralité est coextensif de la vie du droit, l’action s’épuisant sur une situation nou-
velle à l’échelle de la communauté souveraine : res iudicata (et res in iudicium
deducta), ou « chose jugée », et lex rogata, plebiscitum et senatusconsultum,
toutes formes en *to- indiquant que l’action a épuisé sa signification dans son
propre exercice (actum est)47.
Au passif intrinsèque, le sujet « inanimé » (res, pecunia, honos, ingeni
existimatio, caput) est le siège d’un processus autonome et spontané duquel dé-
pend un événement qui en épuise la signification (selon les contextes, un procès,
un pari, un tirage au sort, une question de vie ou de mort, d’honneur, de répu-
tation, d’amitié, etc.) D’où, la notion d’un « enjeu en cours de décision » si
caractéristique de cette série d’emplois (ou d’« enjeux vidés, épuisés » dans le
cas des formes en *to-).
L’objet « inanimé » à l’accusatif
Même « inanimé », l’objet à l’accusatif du verbe signifie toujours une
réalité dynamique, un processus naturel, autonome et spontané présentant pour
l’homme qui le subit (le sujet du verbe) un caractère irrésistible : la vie (aetatem,
vitam agere, « passer sa vie, vivre »), la croissance (gemmas, radices agere, « pous-
ser des bourgeons, des racines, grandir »), le vieillissement (senectutem agere),
l’agonie (agoniam agere, « être à l’agonie »), le temps (tempus, aevum agere), les
saisons (hiemem agere, « hiverner »), etc.
À cette classe appartient un groupe essentiel de notre point de vue. Dans une
première série, le verbe est construit avec un nom « abstrait » doté du sème / qui se
dit / à l’accusatif : nugae, « balivernes, sornettes » (Plaute), gratiae, « grâces, actions

45
Ter. Phorm. 419 ; Cic. Lael. 22, 85.
46
Donat ad Ter. Phorm. 419, Eun. 54 et And. 465. D. Liebs, « Die eigentliche Bedeutung von actum
agere und actum est », Festschrift für H. Hübner zum 70. Geburtstag, Berlin-New-York, 1984, p. 101.
47
Voir, sur le rapport de l’agir à la temporalité, les réflexions importantes de H. Arendt, Homme mo-
derne, op. cit., p. 241 et la préface de P. Ricœur, p. 24. Ce trait rattache l’agir à la stylisation de l’action
tragique : cf. Aristote Poétique VII, 50 b 24-25.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 79
de grâces », laudes, « louanges », fabula, « pièce de théâtre (tragédie et comédie
grecque) », partes, « rôle d’un acteur », causa, « affaire en débat, controverse », etc.
Dans la seconde, il apparaît construit avec un pronom neutre (hoc agere)48 ou le nom
rem à l’accusatif, dans la conversation courante. Nous reviendrons plus loin sur ces
derniers (infra p. 96 sqq.). Quant aux premiers, malgré leur intérêt dans la perspec-
tive d’une anthropologie du sujet dans l’univers de la cité antique, ils resteront à
l’horizon d’une contribution focalisée sur l’étude des formules de l’agir dans l’an-
cien ius civile.
Contentons-nous de souligner les trois formes stylisées de l’interaction
qui se dégagent de ces emplois, trois locutions qui se formèrent respectivement
au Ve, au IIIe et au dernier siècle de la République : l’action de grâces (gratias
agere, « remercier »), l’action dramatique ( fabulam agere, « jouer une pièce de
théâtre ») et l’action oratoire (causam agere, « plaider une cause »), où se confir-
me la valeur d’une parole subjective et interactive que le verbe a développée dans
la langue du droit archaïque. De fait, tous les noms à l’accusatif désignant une
chose / qui se dit / susceptibles de former une locution avec le verbe agere consti-
tuent une figure de l’interaction : fabula, « pièce dramatique »49, comoedia et
tragoedia50, causa, « affaire en débat, controverse »51, et d’autres, comme laudes
« louanges » ou gratia, sur lequel nous reviendrons. Ainsi encore, chez Plaute,
l’expression nugas agere : « dire des balivernes, muser »… dire des riens, c’est-
à-dire, « dire, mais ne pas agir » : le procès ne représente pas une parole sans
message (une parole qui ne dit rien), mais l’échec de la parole (une parole qui
ne fait rien)52 .
Sur le plan philologique, on remarquera que la parole est un procès qui présente
un certain caractère de spontanéité par rapport au sujet énonciateur. Même si le sujet
du verbe actif prend une part active, volontaire et consciente à l’activité dont il est le

48
Un démonstratif (hoc, id, istuc), un interrogatif (quid, ecquid, quidnam), un indéfini (quid, aliquid,
quidque, unumquidque, quidlubet, quicquam, nihil), un relatif indéfini (quidquid).
49
Fabula dérivé du verbe for, fari, signifie « conversation », d’où « sujet (ou objet) de conversation,
récit », en particulier « récit dialogué et mis sur la scène » ( fabula scaenica, fabula ad actum scaenarum
composita) ; cf. le dénominatif fabulor, -aris « converser, causer avec » ; A. Ernout et A. Meillet, Diction-
naire…, op. cit., v° for, p. 245.
50
Appelées en grec δράματα, « poèmes dramatiques », car elles représentent des personnages en action
(ὅτι μιμοῦνται δρῶντας). Arist. Poét. III 48 a 20 sq.
51
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire…, op. cit , v°causa, p. 108.
52
Il existe un verbe déponent, nugor (-ari), de même sens.
80 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

siège, son autonomie par rapport au langage, comme il est bien connu depuis
Freud, est très relative53.

Le verbe agere et les anciens formulaires pontificaux


Deux catégories de formules doivent retenir notre attention. Les premières,
qui remontent à l’époque des origines de Rome, étaient énoncées par le rex
sacrorum dans le sacrifice public (hoc age) et le rite de l’exécution capitale
(lege age) (A.) Les secondes recouvrent un espace procédural dans les XII
Tables, l’espace de l’agir, où le verbe désigne l’accomplissement d’actes de parole
à la première (et à la deuxième) personne (B.)
Le verbe agere à l’impératif dans le sacrifice public et le rite de l’exécu-
tion capitale
On a déjà souligné l’absence de la racine indo-européenne *wergh (grec ῥέζω,
ἔρδω), qui signifie l’activité efficace, le sacrifice, dans les langues italiques.
Dans les Tablettes Eugubines, le verbe italique aitu désigne l’action de faire
avancer les victimes conformément au protocole du sacrifice (verbe de
mouvement)54 . Toujours dans le contexte du sacrifice apparaît en latin une
série d’emplois formulaires et énonciatifs du verbe agere. Ces formules se
caractérisent par un emploi du verbe en situation d’énonciation : hoc
age55, dans le sacrifice public, lege age56 , dans le rite de l’exécution capi-
tale par décapitation à la hache, le plus ancien mode d’exécution publique
à Rome (securi percussio)57. La formule était prononcée par un héraut sur

53
S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, trad. de l’allemand par D. Messier, Paris,
Gallimard, 1988.
54
Vide supra n. 11.
55
Plut. Cor. 25 ; Numa 14 ; Galba 27 (en grec δρᾶτε) ; Suet. Cal. 58. Rapportés au discours indirect :
Suet. Galba 20 ; Tacite Hist. 1, 41 (en emploi absolu sans hoc) ; Sénèque mentionne un hoc agamus
(subjonctif exhortatif) que Sylla aurait prononcé pour revigorer les sénateurs blêmes qui assistaient à l’exé-
cution des sept mille citoyens condamnés par le dictateur : Clem. 1, 12, 2.
56
Sen. Rhét. Contr. 9, 2, 22 ; 10, 3, 6 ; Tite-Live 26, 16, 3 ; au discours indirect : Tite-Live 26, 15, 9 ;
Val. Max. 3, 8, 1 ; également : Sen. De ira 1, 16. Il s’agit de verba legitima (Sen. Rhét. 9, 2, 22). Voir Th.
Mommsen, Le droit pénal romain, trad. de l’allemand par J. Duquesne, Paris, Fontemoing, 1907, III, p.
252 n. 3 [cité ci-après : Droit pénal] ; B. Gladigow, « Die sakralen Funktionen der Liktoren. Zum Problem
von institutioneller Macht und sakraler Präsentation », ANRW, I, 2, 1972, p. 310 ; p. 313 ; Cl. Lovisi,
Contribution à l’ étude de la peine de mort sous la république romaine (509-149 av. J.-C.), Paris, De Boccard,
1996, p. 162 n. 46 ; p. 166 [cité ci-après : Contribution] ; C. Cascione, « Lege agere e poena capitis : qualche
spunto ricostruttivo », Iuris vincula. Studi in onore di Mario Talamanca, Napoli, Jovene, 2001, p. 515.
57
Th. Mommsen, Droit pénal, op. cit., III, p. 252 ; Cl. Lovisi, Contribution, op. cit., p. 158.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 81
l’ordre du rex, ou, dans les sacrifices, d’un prêtre, selon Plutarque. Quelle signi-
fication attribuer à cette formule, ou, plus exactement, à son énonciation (voir
aussi infra, p. 96 sqq.) ?
Selon Plutarque, l’usage de prononcer les mots hoc age, qui signifient
« veille à ce que tu fais », se comprend dans le contexte de l’institution du culte
sacrificiel par le roi légendaire Numa, tout spécialement en rapport avec cette
exigence suprême du grand roi, que Plutarque associe au pythagorisme, de n’as-
sister jamais à la légère à une cérémonie sacrée, distraitement ou préoccupé par
une affaire, mais dans le recueillement, la concentration et le silence. Le sens de
la formule s’apprécie donc en fonction de son énonciation et des effets qui en
procèdent en situation : produire la concentration et le rassemblement de tous
les participants autour de l’acte au point de s’accomplir : mise à mort de la
victime, exécution du condamné58.
Le polygraphe saisit dans ce texte une nuance essentielle : le procès repré-
senté par le verbe n’est pas l’action « ponctuelle » de la mise à mort59, mais
l’action en tant que l’agent se dispose à l’accomplir et attire l’attention de cha-
cun sur son imminence. Il suit de ceci que l’interlocuteur du magistrat qui, par
l’intermédiaire du héraut, dit hoc age ou lege age, n’est pas (pas seulement)
le victimaire ou le licteur, mais l’ensemble des participants, la communauté qui
assiste à la scène. La particule énonciative age, en effet, se construit sans égard
à la catégorie du nombre, comme le notaient déjà les anciens60, et peut donc être
adressée, au singulier, à un ensemble de personnes.
La formule est associée à une expression technique dans le rite de l’exécution
capitale61 : animadvertere in damnatos, « attirer l’attention contre le condamné »62.
Sénèque Rhéteur précise que les mots lege age procèdent, en somme, d’une figure,

58
Plut. Numa 14, 5 : « Quand un magistrat s’occupe d’augures ou de sacrifices, on crie : hoc age
(τοῦτο πρᾶσσε), mots qui signifient (σημαίνει δὲ ἡ φωνή : “Veille à ce que tu fais”, et dont l’effet est de ras-
sembler (συν) les assistants dans une attention et une ordonnance commune (συνεπιστρέφουσα καὶ
κατακσμοῦσα). ». Également : Plut. Cor. 25, 3-4.
59
Cf. O. Casel, « Actio in liturgischer Verwendung », Jahrbuch für Liturgiewissenschaft 1 (1921), p. 35.
60
Serv. Aen. 2, 707, nous y reviendrons.
61
Th. Mommsen, Droit pénal, op. cit., III, p. 246 ; Le droit public romain, trad. de l’allemand par P.-Fr.
Girard, Paris, Ernest Thorn, 1889-1896, II, p. 7 [cité ci-après : Droit public] ; Cl. Lovisi, Contribution, op.
cit., p. 165.
62
Sén. Rhét. Contr. 10, 3, 6 : « Morere ! » Illi quoque quibus animadvertere in damnatos necesse est non
dicunt « occide », non « morere », sed « age lege ». Crudelitatem imperi verbo mitiore subducunt. « (…)
“Meurs !” Même ceux auxquels il appartient d’attirer l’attention contre les condamnés (animadvertere in
damnatos), ne disent pas “tue !” ou “meurs !”, mais “agis selon la loi !” On substitue à la dureté de l’injonc-
tion un verbe plus doux. » Également : 9, 2, 13-14 ; 9, 2, 20 & 22.
82 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

comme un euphémisme (verbo mitiore subducunt)63, qui, au contraire de mori ou


occidere (à l’impératif, morere ou occide), ne signifient pas l’action à laquelle ils réfèrent
dans la réalité extralinguistique (une mise à mort), car leur nature est purement illo-
cutionnaire et leur fonction exclusivement pragmatique. Nous verrons plus loin les
incidences qui résultèrent de tels emplois sur la structure sémantique de la langue
latine (voir infra p. 96 sqq.).
Le verbe agere dans le ius civile
Dans les formules du droit civil, le verbe agere ne fait plus l’objet, sous
forme de locution à l’impératif, de sa propre énonciation, mais il signifie
l’accomplissement d’un acte de parole à la première (et à la deuxième) personne
du présent de l’indicatif : dire « je dis » (aio), « je nie » (nego), « je te
provoque » (te provoquo), « je vous demande » (vos rogo) ; etc.
Au fondement de l’organisation juridique du lien de concitoyenneté, - dont
l’agir assure la représentation sous forme d’action64, - les occurrences du verbe dans la
langue du droit (emplois intransitifs) composent un espace, l’« espace de l’agir », ou
champ de la procédure civile : le procès contradictoire, avec les legis actiones, les
« actions de la loi », qui sont le système le plus ancien et le plus formaliste de procédure
en droit romain (lege agere cum aliquo)65, le mécanisme de la décision politique, avec
le ius agendi, ou « droit d’agir » du magistrat cum imperio (héritier du rex) avec une
assemblée politique, comices ou sénat, agere cum populo, cum plebe ou cum Patribus,
pour l’organisation d’un scrutin majoritaire (élections, lois, plébiscites et
sénatusconsultes)66 et l’acte juridique privé (le nexum mancipiumve, ou, au tour pas-
sif impersonnel, per aes et libram agitur)67. Nonobstant son importance cardinale, la

63
Cf. Plut. Quaest. conu. 8, 8.
64
É. Benveniste, PLG, II, op. cit., p. 272 (« Deux modèles linguistiques de la cité »).
65
Pomponius (l.s. enchiridii), Dig. 1, 2, 2, 6-7 & 12 ; Gaius 4, 11 ; 4, 12 ; 4, 20 ; 4, 21 (= 4, 17a) ; 4, 24 ;
4, 25 ; 4, 29 ; 4, 31 ; 4, 82 ; Ulpien (14 ad ed.) Dig. 50, 17, 123 pr ; Cic. Mur. 25 ; y compris l’in iure cessio
(Gaius 2, 24 ; cf. Gaius 2, 37 ; 3, 87), la manumissio vindicta (PS. 2, 25, 4) et le consortium entre extranei
(Gaius 3, 154b).
66
Aulu-Gelle 13, 16, 2-3 [13, 15, 9-10] ; P.-Festus L. p. 44 ; Cic. Leg. 2, 31, 11 ; Leg. 3, 10, 10 ; 3, 40, 2 ;
Dom. 15, 39-40 ; Vat. 7, 17, 18 ; Verr. 1, 12, 36 ; Mur. 35 ; Lael. 96 ; Asconius (in Pison. p. 9) ; Tite-Live 1,
36, 6 ; 3, 20, 6 ; 45, 35 ; etc.
67
Gaius 1, 119 ; Cic. Or. III, 159 ; Gaius 2, 102 ; cf. Gaius 2, 25. À côté de per aes et libram geritur :
Varron L VII, 105 ; également : Gaius 3, 173 (à comp. avec : Gaius 2, 102 ; Gaius 1, 119 ; 2, 104) ; Cic. Phil.
1, 10 ; Festus L. p. 160.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 83
figure de l’agir reste largement méconnue en doctrine68, en particulier des romanis-
tes69.
Sous peine de nullité, les formules de l’agir devaient être minutieusement
énoncées (Gaius 4, 11), selon le rite de double énonciation propre aux ancien-
nes institutions romano-italiques et à l’« orthopraxie du geste et de la parole »
(Scheid) qui y présidait70. De plus, l’énonciation était soumise à des conditions
déterminées ratione temporis (jours fastes), ratione loci et ratione personae (seul
agissant un civis Romanus).
Il est remarquable que, parmi les trois principales fonctions pragmatiques du
discours, les formules de l’agir ne comportent pas d’impératifs, mais seulement des
interrogations et assertions ou négations71 : pour être remarquable, l’impératif étant
par ailleurs le style des leges72, une telle absence ne s’explique pas moins à la lumière de
la nature intégralement interactive de ces formules, trait qui les distingue dans le
paysage des recitationes romaines des droits public et sacré. L’impératif, en effet, ne
sollicite pas, en réponse, un comportement de nature verbale73 ; demande d’un faire
(réaction non verbale), au contraire de l’interrogation qui, demande d’un dire (réaction
verbale), est un procès de comportement à deux entrées (Benveniste), une forme de

68
E. Valette-Cagnac, qui mentionne agere parmi les verbes d’activité de parole en latin, montre la spé-
cificité de l’actio (oratoire) par rapport à la recitatio (ou lecture à haute voix) dans le cas particulier de la
lecture d’un plaidoyer. Mais l’auteure ne fait pas de l’agir une figure distincte parmi les modes juridiques et
politiques de l’énonciation publique à Rome. Voir E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome, Paris, Belin, 1997,
p. 120 [cité ci-après : Lecture]. De même, on ne trouve qu’une allusion aux degrés de l’agir selon Varron (L
VI, 42) dans l’article par ailleurs sémillant de Fr. Desbordes, « Actes de langage chez Varron ? », dans
S. Auroux et al. (éd.), Matériaux pour une histoire des théories linguistiques, Lille, PUL, 1984, p. 148.
69
Depuis Wlassak (M. Wlassak, Römische Processgesetze, Leipzig, Duncker und Humblot, 1888, p. 26
sqq.), la notion d’actio est abordée sous l’angle exclusivement dogmatique, dans l’idée, sans doute, que les
questions de nature linguistique que posait la notion pouvaient être renvoyées ad Ciceronem. Voir la criti-
que, concise et essentielle, de Yan Thomas : Langue du droit romain, op. cit., p. 105 n. 1. Attentif à la cohé-
rence du lexique, R. Santoro repère le caractère technique des emplois du verbe dans le ius civile, mais
l’absence de méthode philologique rend l’interprétation du savant italien hasardeuse : (not.) « Actio in
diritto antico », dans Poteri Negotia Actiones nella esperienza romana archaica, Atti del convegno di diritto
romano, Copanello, 12-15 maggio 1982, Napoli, 1984, p. 201 ; « Il tempo e il luogo dell’actio prima della
sua reduzione a strumento processuale », http://www.archeogate.org, § 1 sq. [cité ci-après : Tempo e luogo].
Voir aussi l’approche intéressante de Br. Schmidlin, « Zur Bedeutung der legis actio : Gesetzesklage oder
Spruchklage », TR 38 (1970), p. 367.
70
E. Valette-Cagnac, Lecture, op. cit., p. 291 sq. (pour la rogatio) ; p. 293 sq. (pour la iurisdictio).
71
Bien vu par R. Von Ihering, L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement,
trad. de l’all. par O. De Meulenaere, Bologna, 1886-88, III, p. 297 [cité ci-après : Esprit du droit romain].
72
A. Magdelain, La loi à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 23 ; E. Valette-Cagnac, Lecture, p. 181 ;
p. 256.
73
C. Kerbrat-Orechionni, « Introduction », dans C. Kerbrat-Orechionni, (éd.), La question, Lyon,
PUL, 1991, p. 14 ; p. 18.
84 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

l’action interpersonnelle, un rapport intersubjectif dont il faut, pour rendre


compte, prendre en considération les deux points que sont le locuteur et l’in-
terlocuteur ( je et tu)74.
L’agir compose une double figure, inversement orientée sur l’axe vertical,
qui est l’axe des hiérarchies, de la relation, de représentation de la relation in-
terpersonnelle : symétrique (legis actio sacramento) et dissymétrique (ius agendi
du magistrat).
La legis actio sacramento
Dans les XII Tables, la legis actio sacramento est l’action générale75. Avant
de voir l’agir en lequel elle consiste, attachons-nous au sacramentum, autour
duquel s’articule toute la séquence de l’interaction. « Enjeu sacré », le
sacramentum est anciennement « un serment par lequel chacun des deux
plaideurs se dévoue aux dieux infernaux pour le cas où il perdrait le procès (…).
En d’autres termes, chaque plaideur, d’avance, se condamne lui-même à mort
s’il perd le procès »76. Complètement laïcisé dans les XII Tables, le sacramen-
tum y constitue un « pari », une mise en jeu pécuniaire (50 ou 500 as, selon
que la valeur du litige est inférieure ou supérieure à 1000 as), la summa sacra-
menti (Gaius 4, 13), « l’enjeu déposé par chacun des deux plaideurs et perdu,
au profit du trésor public, par celui qui succombe »77.
L’enjeu du sacramentum est suscité sur la base d’un défi, une provocatio
(sacramento provocare, Gaius 4, 16) que se lancent réciproquement les plai-
deurs. Il implique que le perdant n’est pas seulement condamné au fond du
droit, mais qu’il doit une pénalité pour avoir émis une prétention ou nié celle
de l’adversaire à tort. On voit ainsi que la procédure cristallise son propre enjeu
de victoire, conçu distinctement de la question au fond de l’affaire (de re pecu-
niaria). Quelle que soit la nature de l’enjeu (vie et mort, ou, à partir des XII

74
É. Benveniste, PLG, II, op. cit., p. 84 (« L’appareil formel de l’énonciation ») ; L. Apostel, « L’inter-
rogation en tant qu’action », Langue française 52 (1981), p. 24 ; J. Milner, « Éléments pour une théorie de
l’interrogation », Communications 20 (1973), p. 21.
75
Gaius 4, 13 « L’action par enjeu sacré était générale : en effet, pour les affaires où la loi ne prévoyait pas
d’autre procédure, on procédait par enjeu sacré. Le perdant payait, à titre de pénalité, le montant de l’enjeu
sacré, qui allait au trésor public et des cautions, à ce titre, étaient fournies au préteur. » (trad. J.-H. Michel).
76
Sacramentum, dérivé du verbe sacrare (dénominatif de sacer, « sacré, tabou, maudit »), donc, « consa-
crer aux dieux », indique l’objet même qui leur est consacré. J.-H. Michel, Éléments de droit romain à
l’usage des juristes, des latinistes et des historiens, Bruxelles, 1998, Fasc. I, p. 51.
77
Selon Gaius, qui atteste d’un état plus récent, seul le perdant verse effectivement le sacramentum
après le jugement, chaque plaideur se bornant, au début du procès, à constituer une caution qui garantit le
paiement ultérieur de la pénalité. Cf. Varron L V, 180.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 85
Tables, mise en argent), une telle procédure générale basée sur le risque (Gaius
4, 13 actio periculosa) est le trait le plus caractéristique du procès romain archaï-
que et classique, le reflet des valeurs aristocratiques de la noblesse sous la Répu-
blique, l’archétype du procès contradictoire dont le principe, plus qu’une garan-
tie, révèle l’identité même du débat judiciaire et de la justice occidentale tout
entière (Garapon).
Cicéron précise que, par rapport à l’option d’une action sans risque sous
la procédure formulaire (un arbitrium), le risque encouru délibérément par le
plaideur est le signe d’une confiance supérieure en sa cause : Cic. Pro Rosc. com.
11 alter causae confidit, alter diffidit, l’essentiel n’étant pas d’être reconnu au
fond du droit (comme pour un arbitrium), mais de manifester sa supériorité (le
pur différentiel dans l’épreuve qu’est le κράτος) sur l’autre, restituant une dif-
férence de « places » que l’intensité du conflit avait fait perdre. La legis actio
sacramento, en effet, est un lis inter inimicorum78, un litige entre deux ennemis
opposés par une symétrie telle que tout désir de solution « équitable » (qui prît
en considération les intérêts réciproques des parties afin de les départager) est
anéanti, seule une victoire que le risque pris de gagner ou de perdre pour le tout
rend décisive (ut totam litem aut obtineamus aut amittamus) étant susceptible
de purger l’honneur (caput) que la contradiction du procès a troublé79.
Toute la scénographie de la legis actio sacramento repose sur l’équilibre
maintenu à l’excès (dit Hölderlin de l’action tragique) entre les protagonistes
qui, comme le précise Gaius, disent et font la même chose80. Dans l’actio in
personam, stylisation procédurale du droit de créance, le demandeur commen-
ce par affirmer que le défendeur doit lui payer (dare) quelque chose (te mihi
dare oportere aio)81, puis, aussitôt, il demande si celui-ci dit oui ou non :
Gaius 4, 17a et 4, 17b id postulo aias an (aut) neges, « je demande si
tu dis oui ou non. » Si le défendeur nie (nego), la provocatio au sacramentum
a lieu.

78
Cic. Rep. 1, 4 et Non. Marcellus 430 (p. 695).
79
Selon Cicéron, agir sans risque est signe de faiblesse, l’aveu d’une incertitude quant au fondement du
droit prétendu : Cic. Pro Rosc. com. 10 « (…) Nous venons en jugement (ad iudicium) décidés à gagner ou
à perdre le litige pour le tout (ut totam litem aut obtineamus aut amittamus) ; devant l’arbitre (ad arbitrium),
nous venons avec le souci [d’éviter] de n’avoir rien et [sans l’espoir] d’avoir autant que ce que nous avons
demandé (ut neque nihil neque tantum, quantum postulavimus, consequamur). » Vide également : Gaius
4, 163.
80
Gaius 4, 16 : Adversarius eadem similiter dicebat et faciebat (pour l’actio in rem).
81
Valerius Probus 4, 7 (Girard).
86 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

En sanction de la propriété, l’actio in rem compose une véritable saynète en


trois séquences ou échanges de deux actes de langage représentant les protago-
nistes affrontés par le désir exclusif de posséder chacun une même chose (l’objet
du litige, ce qu’est proprement le lis). Elle s’ouvre par une assertion (la vindicatio)
de chaque plaideur, qui, alternativement, de la main tenant (rem tenens) la chose
(un esclave, homo), dit : Gaius 4, 16 hunc ego hominem ex iure quiri-
tium meum esse aio secundum suam causam sicut dixi, ecce tibi
vindictam imposui82. Les mots sicut dixi, « comme j’ai dit », s’accompagnent
du geste de défi à l’égard de l’adversaire (tibi, au datif)83 par lequel l’actor im-
pose simultanément la festuca à la chose (Gaius 4, 16 et simul homini festucam
imponebat). Comme l’explique Gaius, la festuca, ou « baguette », représente la
lance de guerre (hasta), signe, elle-même, d’une juste propriété (iusto dominio)
dans le droit civil, où les biens pris aux ennemis, le butin (occupatio bellica), sont
réputés être par excellence à soi (maxime sua esse).
À ce moment où, les mains entrecroisées sur la chose84, chaque plaideur
est sur le point de transformer son attitude menaçante en véritable violence85,
le préteur ordonne aux parties, à l’impératif, de « lâcher l’homme » (Gaius
4, 16 mittite ambo hominem). L’impératif manifeste la position de tiers du pré-
teur par rapport aux parties, entre lesquelles la relation énonciative ( je - tu) se
noue à l’exclusion de la troisième personne, il, qui relève de l’énoncé, - l’objet
du discours et rien de plus. Même quand il dit (ait praetor), en effet, le préteur
n’agit pas86 (nous y reviendrons).
La deuxième séquence repose sur l’échange d’une question et d’une réponse,
en vertu duquel le premier revendiquant demande au second à quel titre celui-ci a
revendiqué : Gaius 4, 16 postulo anne dicas qua ex causa vindicaveris ?,
c’est-à-dire énoncé la formule de la vindicatio dans l’échange précédent (en position
réactive). Le second répondait (ille respondebat) : Gaius 4, 16 ius feci sicut

82
Gaius : 4, 16 « Cet esclave-ci, moi je dis qu’en vertu du droit des Quirites il est à moi. Conformément
à son statut, comme j’ai dit, voici que j’ai mis sur toi la vindicte. » (tr. J.-H. Michel).
83
H. Lévy-Bruhl, Quelques problèmes du très ancien droit romain. Essai de solutions sociologiques, Paris,
Domat-Montchrestien, 1934, p. 174 ; B. Albanese, Il processo privato romano delle legis actiones, Palermo,
Palumbo, 1987, p. 67.
84
Cf. l’expression ex iure manu(m) consertum. Aulu-Gelle 20, 10, 7-10 ; Cic. Mur. 26 ; Varron L VI,
64 ; Festus L. p. 145, v° mundum.
85
A. Magdelain, Ius imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome, EFR, 1990, p. 229 (« Quirinus
et le droit ») [cité ci-après : Études].
86
Contra (à tort) : R. Santoro, Tempo e luogo, op. cit., n°5 & n°11.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 87
vindictam imposui, « j’ai dit le droit comme j’ai imposé la baguette »87. En
posant la question, le premier revendiquant se met en quête d’une information,
d’éléments susceptibles d’intervenir dans la définition d’une « cause » ration-
nellement assignable et réfutable. Mais l’adversaire, refusant de sortir du champ
de la performance, justifie de ce qu’il a dit pour l’avoir dit comme il l’a dit88.
Par cette réponse, il réitère la valeur de vérité assertorique (non démontrée) de
la vindicatio, parole ancrée dans un présent absolu qui énonce « en même temps
ce qui a été, ce qui est et ce qui sera et qui, loin de chercher l’accord avec la réa-
lité, se veut d’une réalité supérieure à la réalité »89.
Le fondement de vérité de l’énoncé réside dans l’aptitude de l’actor à en
convaincre autrui (à commencer par l’adversaire) par son acte d’énonciation,
abstraction faite du fond de l’affaire. L’affront que cause une telle actualisation
de sa suprématie par le second revendiquant ne laisse au premier, s’il ne veut
perdre la face et le procès aussi90, d’autre alternative que la provocatio au sacra-
mentum, à laquelle son adversaire n’a lui-même d’autre choix que de ré-agir par
la contra-provocatio (troisième séquence)91.
De la rivalité, l’épure, la legis actio sacramento est une représentation de la
relation interpersonnelle idéalement symétrique, où le face-à-face entre les par-
ties se détermine eu égard au risque personnellement et également encouru par
chacune au fondement de l’introduction de l’instance.
Le ius agendi du magistrat
À l’inverse, le dialogue politique (le ius agendi) pose une dissymétrie entre les
sujets en interaction, le consul et l’assemblée politique régulièrement convoquée et

87
Gaius 4, 16 : Qui prior vindicaverat dicebat : postulo anne dicas qua ex causa vindicave-
ris ?, ille respondebat : ius feci sicut vindictam imposui. Sur les mots ius feci : A. Magdelain, Études,
op. cit., p. 51 (« Le ius archaïque ») ; également : p. 765 n. 26.
88
« (…) Au moment où il semble (…) qu’il soit tenu de le faire [= produire son titre], il répond de façon
déconcertante en se justifiant par le seul fait qu’il a accompagné le rite de la vindicta : ce qui a bien l’air de
répondre à la question par la question. » L. Gernet, Anthropologie, op. cit., p. 263.
89
A. Garapon, Essai sur le rituel judiciaire, Paris, O. Jacob, 1997, p. 191 [cité ci-après : Rituel judiciaire].
90
L’affront met la personne qui l’essuie devant l’alternative juridique (Ducrot) de se venger ou d’être
déshonorée. O. Ducrot, « La description sémantique en linguistique », Journal de psychologie normale et
pathologique 1-2 (1973), p. 125. La métaphore juridique utilisée par le linguiste pour décrire les effets illo-
cutoires du langage est éloquente du rôle central joué par la formalisation de la parole aux origines du droit
civil et, réciproquement, de l’héritage des formes du droit civil à la matrice de la théorie moderne des actes
de langage.
91
Gaius 4, 16 : Quando tu iniuria vindicavisti, d aeris sacramento te provoco ; adver-
sarius quoque dicebat similiter : Et ego te, « “Puisque tu as revendiqué à tort, je te provoque pour un
enjeu de 500 as”. L’adversaire disait aussi : “Et moi de même pour toi”. » (tr. J.-H. Michel).
88 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

présidée par lui (comices ou sénat). Elle postule l’existence de « rapports de


places » (Flahaut) entre les interactants, dont les positions inégales sur l’axe
vertical de la relation ne sont pas mises en cause avec la même intensité que dans
le procès par le sacramentum (qui les dissout complètement afin de les susciter
de nouveau). Aussi le consul agissant occupe-t-il la position « haute », de « do-
minant », sur l’axe des hiérarchies, et l’assemblée politique, la position « bas-
se », de « dominé », - ceci, du moins, sur le plan strictement procédural92 .
Le consul conduit, en effet, toute la procédure, qu’il préside et dont toutes
les initiatives lui incombent, depuis la convocation de l’assemblée jusqu’à la
proclamation des résultats du vote qui la dissout. La contexture des rapports de
force en présence, toutefois, est plus complexe dans sa relation avec le sénat, pour
preuve, la subtile nuance entre la nature de l’acte de langage accompli par le
consul selon qu’il agit avec le sénat (relatio) ou avec le peuple (rogatio). Ces deux
termes désignent formellement un seul acte de langage, l’interrogation, mais sa
nature est différente selon le cas : question ouverte (une invitation aux sénateurs
à entrer en délibération relativement au point dont le consul les saisit), là, ques-
tion fermée à laquelle le peuple ne peut répondre que par oui ou par non, ici.
La rogatio
Acte de langage par lequel le consul met en mouvement la volonté populaire
(Nicolet), Aulu-Gelle dit de la rogatio qu’elle est « la substance même (caput ip-
sum), l’origine (origo) et comme la source (quasi fons) de toute cette procédure et
de ce droit <des comices> »93. Toujours selon l’auteur des Nuits attiques, qui cite
l’augure Messala (ex verbis Messalae), une assemblée sans rogatio est une simple
contio, une réunion non délibérative qui ne relève pas du ius agendi ni de l’impe-
rium du magistrat94 - pour une distinction inconnue du droit grec entre les contio-
nes, assemblées où on parle, et les comitia, assemblées où on agit (on vote)95.

92
Sur la puissance du magistrat rogator : Fustel de Coulanges, La cité antique, Paris, Hachette, 192027
[1864], p. 214.
93
Aulu-Gelle 10, 20, 7-8 : sed totius huius rei atque iuris (…) caput ipsum et origo et quasi fons « rogatio »
est. « Sans demande, en effet, il ne pourrait y avoir ordre ni de la plèbe ni du peuple : nam nisi populus aut
plebs rogetur, nullum plebis aut populi iussum fieri potest. »
94
Aulu-Gelle 13, 16, 2-3 : « Il y a une différence manifeste entre “agir avec le peuple” et “avoir une
réunion” (contionem habere). “Agir avec le peuple”, c’est demander au peuple de voter (rogare), dire par ses
suffrages ce qu’il ordonne ou interdit (rogare quid populum, quod suffragiis suis aut iubeat ou vetet), mais
“avoir une réunion”, c’est faire un discours au peuple sans aucune proposition de voter (verbum facere ad
populum sine ulla rogatione) ».
95
Th. Mommsen, Droit public, I, op. cit., p. 227 ; VI-1, p. 449 ; p. 457 ; Cl. Nicolet, Le métier de citoyen
dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976, p. 291 ; p. 344-347 [cité ci-après : Métier] ; L. Ross-
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 89
Une fois lecture faite de la proposition de loi (par métonymie, elle-même
appelée rogatio)96, la rogatio consiste proprement à prononcer le verbe rogare
selon la formule suivante : Haec ita, uti dixi, ita vos, Quirites, rogo,
« Voici, ainsi que j’ai dit, ainsi, Quirites, ce que je vous demande. »97. Le peuple,
qui n’avait ni droit d’amendement ni pouvoir de délibération98, ne pouvait ré-
pondre que par oui ou par non, accepter ou refuser en bloc la proposition : uti
rogas, « comme tu le demandes », ou antiquo, « j’approuve l’état an-
cien »99. Devenue lex rogata en cas de vote positif des comices, la rogatio était
transposée à l’impératif futur par les soins des scribes chargés de l’archivage et
de la publication des lois100.
Il est important de souligner que, nonobstant le rôle charismatique que la
procédure confère au magistrat (sa position « haute »), la condition de dialogue
(Benveniste) qu’instaure la rogatio est essentielle, sur le plan juridique, puisque, par
le fait qu’il est appelé à l’existence par le magistrat et que la capacité de manifester
sa volonté en s’exprimant à la première personne lui soit reconnue101, le peuple ro-
main se constitue comme sujet de droit. De la même façon, le linguiste découvre
dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation
mutuelle (la relation énonciative) le fondement linguistique de la subjectivité102.
Ainsi que le souligne Cl. Nicolet, en effet, le peuple romain, comme entité existant

Taylor, Roman Voting Assemblies from the Hannibalic War to the Dictatorship of Caesar, Michigan, The
University of Michigan Press, 1993, p. 3 ; p. 111 [cité ci-après: Voting Assemblies].
96
Aulu-Gelle 10, 20, 8. Legem rogare ou rogationem ferre signifient « faire voter une loi » : Cic. Leg. 2,
36 ; 3, 9 ; 3, 11 ; Brut. 89.
97
Aulu-Gelle 5, 19, 9. La rogatio, adressée au peuple par le praeco sur ordre du magistrat rogator, était
composée de deux parties : une première dont les mots velitis iubeatis introduisaient, sous forme de
subordonnées complétives introduites par ut ou ne, à l’énoncé des mesures proposées aux citoyens, sous la
dépendance syntaxique (subjonctif parataxique à valeur iussive) de la seconde, la « formule de requête »,
qui engageait les opérations de vote (vos rogo). Ph. Moreau, « La lex Clodia sur le bannissement de Ci-
céron », Athenaeum 65 (1987), p. 485 [cité ci-après : Lex Clodia].
98
Cl. Nicolet, Métier, p. 290 ; Id., « Le citoyen et le politique », dans A. Giardina (éd.), L’homme ro-
main, Paris, Seuil, 2002, p. 49.
99
uti rogas, abrégé en V dans les tablettes de vote à partir des lois tabellaires (la formule est attestée
à l’époque du vote oral pour les lois : Tite-Live 33, 25, 7) ; antiquo (A). Dans le cas d’une élection, le
votant répond par le nom du candidat (initiales). Th. Mommsen, Droit public, op. cit., VI-1, p. 345 ; p. 463 ;
L. Ross-Taylor, Voting Assemblies, op. cit., p. 35.
100
Document où la formule de la rogatio, devenue sans objet une fois achevé le dialogue du rogator et
du populus, était remplacée par la praescriptio, « préambule » ou « procès-verbal » actant les paramètres
du « site » de l’énonciation. Ph. Moreau, Lex Clodia, op. cit., p. 486.
101
Comme disait Von Ihering de l’interrogation : « cette forme, permettant une réponse, soit affir-
mative, soit négative, est une reconnaissance implicite de la liberté de la partie adverse (…) ». R. Von Ihering,
Esprit du droit romain, III, op. cit., p. 306.
102
É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 259-260 (« De la subjectivité dans le langage »).
90 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

indépendamment de chacun de ses constituants, passe de la puissance à l’acte, de la


virtualité à la réalité, devient, de chose abstraite, une réalité concrète, « pour peu
qu’un de ses interlocuteurs officiels l’appelle à l’existence ». Et encore : « Cette
réalité a un nom, une forme, une temporalité : ce sont les assemblées du peuple ro-
main »103.
La relatio
La rogatio est au vote du peuple ce que la relatio est à la délibération des
Pères : les mots eux-mêmes témoignent d’une complexité croissante dans la
configuration de l’interaction : interrogation et relation... Nom dérivé du verbe
referre104, la relatio consiste à poser une question aux sénateurs relativement au
point que le magistrat soumet à leur décision (la res de qua refertur)105. Non
seulement la relatio est une interrogation, mais l’interrogation est aussi l’acte
de langage par lequel le magistrat dirige les débats en attribuant la parole à
chacun des sénateurs selon un ordre déterminé et, en principe, invariable : sen-
tentias interrogare106.
Si la rogatio est une proposition que l’assemblée ne peut qu’accepter ou
refuser en bloc, la relatio est une question ouverte, qui laisse pleine latitude aux
sénateurs de débattre sur le thème et même en-dehors du thème. Aussi la dépen-
dance formelle de l’assemblée à l’égard du magistrat justement mise en évi-
dence par Mommsen se nuance-t-elle à la lumière d’une approche sociologique
(et non strictement juridique) des sources, desquelles il ressort que, pour des
raisons tant sociales (comme une dignitas inégale entre le consul agissant et son
auguste partenaire) que tactiques, les sénateurs avaient en réalité l’initiative
politique et bénéficiaient d’une large part d’autonomie dans le processus déci-
sionnel107.

103
Cl. Nicolet, Métier, op. cit., p. 291 ; p. 345 : « […] toute décision du peuple est une réponse. »
104
Notons que le verbe referre a connu une évolution parallèle, sur le plan syntaxico-sémantique, à
celle du verbe agere suite à son emprunt par la langue pontificale. Voir M.-D. Joffre, Le verbe latin, op. cit.,
p. 184.
105
Th. Mommsen, Droit public, VII, op. cit., p. 140-144 ; M. Bonnefond-Coudry, Le sénat de la Répu-
blique romaine de la guerre d’Hannibal à Auguste : pratiques délibératives et prise de décision, Rome, EFR,
1989, p. 472-475 [cité ci-après : Sénat].
106
Sur cette nuance : M. Bonnefond-Coudry, Sénat, op.cit., p. 473.
107
Th. Mommsen, Droit public, VII, op. cit., p. 224. M. Bonnefond-Coudry, Sénat, op. cit., p. 349. Il
est ainsi significatif que la lex rogata porte le nom du magistrat rogator, alors que le sénatus-consulte est
identifié d’après le sénateur dont l’opinion a recueilli le plus de voix.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 91
Pour conclure, on remarquera que, même dissymétrique, la stylisation de
la relation au fondement du ius agendi repose sur le risque personnel délibéré-
ment encouru par le sujet agissant. Conformément à l’essence de l’agir dans le
ius civile, l’actor s’expose personnellement au risque, ici, de la forme plus douce
de rivalité que le désir de suprématie inspire aux membres de l’élite sénatoriale
dans le contexte de la compétition politique sous la République : une supério-
rité conquise, non dans le face-à-face avec un ennemi indifférencié, métaphore
du combat armé et de ses fruits que symbolise, dans l’ordre civil, la festuca de la
legis actio sacramento, mais « entre amis »…

Une parole subjective : l’acteur


Dans le premier paragraphe du livre VI du De lingua Latina, Varron, sur
fond de l’opposition aristotélicienne entre la πρᾶξις et la ποίησις, commence par
préciser qu’il traitera des verbes exprimant une activité quelconque, un faire ou
un dire, sur le mode de l’agir (in agendo)108. Dans le fil de cette tradition, les
lexicographes modernes distinguent toujours, sous l’angle de l’aspect, les deux
verbes agere et facere109. Or la notion d’aspect n’est pas très éloignée de celle de
diathèse110, au point focal du procès que désigne le verbe : le sujet grammatical,
qui, dans la situation d’énonciation, est aussi le sujet agissant et disant, l’actor.
On sait que le verbe agere (un verbe de mouvement) exprime sémantiquement,
à la voix active, la diathèse interne, notamment dans une série d’expressions comme
aetatem agere, « vivre (sa vie) », radices agere, « pousser (des racines), croître »,
hiemem agere, « hiverner », où le sujet du verbe actif est le siège d’un procès qui le
représente tel que celui-ci l’affecte : vie comme processus dynamique, écoulement

108
L VI, 1 : In hoc dicam de vocabulis temporum et earum rerum quae in agendo fiunt aut dicuntur cum
tempore aliquo (…), « Dans ce livre-ci, je parlerai des termes qui concernent le temps et les choses qui se
font ou se disent dans la durée (in agendo). » Sur la traduction des mots in agendo, voir Pierre Flobert dans
son édition des Belles Lettres (Paris, 1985), p. 51 n. 6.
109
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op. cit., v° ago, p. 16 ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologi-
que…, op. cit., v° ἄγω, p. 17 : « la valeur originelle du terme » est d’exprimer « un procès qui se dévelop-
pe ».
110
M.-D. Joffre, Le verbe latin, op. cit., p. 16.
92 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

du temps, croissance, saisons, processus spontané dont le sujet n’a pas l’initia-
tive et sur lequel il n’a pas de prise (dont il ne peut régler que les modalités).
Dans le champ de la parole (le mouvement « verbal »), de la même façon,
le sujet du verbe actif est représenté tel que le procès l’affecte aux niveaux phy-
siologique (agitation des cordes vocales, animation musculaire des traits du
visage, impulsion du geste et des attitudes corporelles) et psychique (notam-
ment, l’intention présidant à l’acte de parole, premier degré de l’agir selon Var-
ron) que suscite l’exercice du langage. Au siège de la représentation que désigne
le verbe en emploi énonciatif, le sujet agissant « se dit » et ne dit pas quelque
chose… La parole dont le verbe signifie le procès est une parole qualifiée au
départ du sujet énonciateur (fonction émotive et conative), non une parole si-
gnifiante du point de vue de l’objet énoncé (le dictum), au lieu de la communi-
cation d’un message selon le code de la langue (fonction référentielle du
langage)111. Platon soulignait, en effet, que la parole à la première personne (qu’il
appelle la μίμησις) était révélatrice du caractère de l’homme de parole (ἦθος), de
sa nature (φύσις) et de son intelligence (διάνοια)112 .
Maintenu au centre de la représentation, le sujet apparaît tel que son activité
le transforme (voix, visage, gestes) et que, agissant, il exhibe la part d’intimité que
recèle son être de langage. Il en résulte une « révélation » subjective113 ou mimétique
du sujet agissant et disant à l’échelle de la collectivité souveraine. Ce trait est constant
dans le champ énonciatif que composent les occurrences du verbe en latin pré-clas-
sique, en particulier, sous l’influence de ses emplois juridiques dans la langue pon-
tificale (qui, eux-mêmes, évoluent sous le régime de la procédure formulaire, à la
faveur de la promotion d’une autre conception, non « mimétique », de la formule)114,
dans les domaines du théâtre et de l’art oratoire, où le verbe et ses dérivés ont déve-
loppé des emplois techniques très éclairants de la valeur énonciative singulière, sui
generis, que le verbe exprimait dans le ius civile à l’époque archaïque. Il suffira

111
Remarque valable également pour les expressions comme aetatem ou radices agere (objet « inanimé »
à l’accusatif), où le processus n’est pas représenté sous l’angle de la « poussée » que l’agent exerce sur
l’objet « animé » pour le faire avancer.
112
Rep. III, 395 d.
113
Selon H. Arendt, l’action est un « pouvoir de révélation de l’agent », dont le critère principal est « the
disclosure of who » (« la révélation du “qui” »). L’action exige ainsi que l’homme apparaisse, soit vu et en-
tendu par d’autres, d’où, la notion d’un espace de l’apparence qui résulte de la mise en commun des actes et des
paroles constitutifs de l’action. H. Arendt, Homme moderne, op. cit., p. 240 et la préface de Ricœur, p. 22.
114
Dans ce nouveau contexte, le verbe agere devient très significativement synonyme de intendere (Gaius
4, 2). G. Falcone, Appunti sul IV commentario delle Istituzioni di Gaio, Torino, G. Giappichelli, 2003, p. 17
n. 48 ; p. 22.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 93
d’évoquer ici la fameuse définition de l’actio oratoire par Cicéron, « une certaine
éloquence du corps », quasi corporis quaedam eloquentia 115, pour s’en convaincre...
La caractéristique juridique des emplois du verbe est que la valeur énon-
ciative du procès se configure sur une base formulaire. Revenons à la première
partie de la vindicatio, l’assertion initiale de la legis actio sacramento in rem :
hunc ego hominem ex iure Quiritium meum esse aio, « Cet esclave-
ci, moi je dis qu’en vertu du droit des Quirites il est à moi »116 (la plus ancienne
expression, soit dit en passant, de la propriété). Le verbe de parole (aio) dont
agere signifie l’énonciation répond, dans cet emploi, au paradigme de l’énoncé
performatif tel que l’a défini Benveniste (une forme du verbe à l’indicatif pré-
sent, première personne du singulier, voix active)117.
Modèle de lexicalisation de la performativité, le verbe agere désigne tech-
niquement, en droit, l’action d’énoncer un acte de langage à la première per-
sonne du singulier : non pas « dire (quelque chose) », mais : « dire : je dis (ou :
je nie, je demande, je te provoque, etc.) » Par décomposition, on obtient donc :
[je2 dis que] je1 dis que (…), i.e. « je pose (agissant, soit, affirmant que je dis) le
cadre pragmatique au sein duquel s’accomplissent les effets illocutoires de mon
agir et de mon dire. » L’expression lege agere cum aliquo, « agir (en justice) selon
la loi avec et contre quelqu’un », implique que l’auteur de la performance de
parole substitue à la référence de l’énoncé qu’il produit au niveau textuel (vé-
rité ou fausseté de l’information) sa propre subjectivité en action ; ainsi, dans
la vindicatio, « agir », c’est dire : aio [hunc hominem meum (…) esse] ;
d’où : ago = « (je2 dis que) je1 dis que (cet homme est à moi2). » Le sujet agissant
(is qui agit) n’est pas « celui qui dit » (je1, sujet énonciateur), mais « celui qui
dit qu’il dit », je2 , sujet agissant et maître de la performance d’appropriation,
référence du possessif meum.
Ce « je » extratextuel, insaisissable et irréductible par essence dont la présence
est enfouie au cœur de toute énonciation118, voici qu’il trouve, dans la figure de l’agir,
l’occasion de se manifester à la source de l’affirmation de droits individuels, au
fondement d’une catégorie instituante du droit positif, l’actio, à laquelle la notion

115
Cic. Or. 55 : Est enim actio quasi corporis quaedam eloquentia, cum constet et uoce atque motu ; De or.
3, 222 est enim actio quasi sermo corporis.
116
Gaius 4, 16.
117
É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 274 (« La philosophie analytique et le langage »).
118
C. Kerbrat-Orechionni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Colin, 1999, p. 246
[cité ci-après : L’énonciation].
94 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

substantielle de « droit subjectif » se superpose conceptuellement, même si elle


ne semble pas en procéder historiquement, en droit moderne.
Le procès que désigne le verbe manifeste la « surprésence » (Y. Thomas)
du locuteur au centre de la représentation, laquelle, loin d’être purement osten-
tatoire, comme affecte de le croire Cicéron dans sa plaidoirie pour Muréna119,
opère, sur une base formulaire, à l’image de ce que Benveniste a appelé l’indi-
cateur de subjectivité (je2 dis que…), qui donne à l’assertion qui suit (… je1 dis
que cet homme est à moi) le contexte subjectif propre à caractériser l’attitude
du locuteur vis-à-vis de l’énoncé qu’il profère120. Ce contexte subjectif caracté-
risant, en l’espèce, s’identifie à la présence agissante du sujet énonciateur, telle
qu’elle est éprouvée par ceux par qui il est vu et entendu (fonction conative du
langage), à la source d’un sens étranger à l’analyse des éléments de l’énoncé,
auquel est suspendu formellement le règlement de l’instance.
La performativité fait appel, chez Benveniste, à une autre notion, la « sui-
référentialité », qui opère, en droit romain, sur une base syntaxique, à travers
les marqueurs de la corrélation ita… ut. Ce trait est particulièrement visible dans
la formule de la rogatio : Haec ita, uti dixi, ita vos, Quirites, rogo,
« Voici, ainsi que j’ai dit, ainsi, Quirites, ce que je vous demande »121. Les
marqueurs de la corrélation (ita… ut) réfèrent les paroles du locuteur (uti dixi)
au jeu de l’interaction grâce auquel elles s’ancrent dans une réalité intersubjec-
tive qui leur confère valeur juridique instituante (haec ita… ita vos rogo), à l’ex-
clusion de toute information autre que celle de l’événement que constitue leur
énonciation.

119
Où l’orateur critique le formalisme de l’ancienne jurisprudence, tournant ce point précis en dérision :
pourquoi, feint-il de s’étonner, ne suffit-il pas de déclarer simplement : « fundus Sabinus meus est » ?...
Mais non, à grands renforts de mots (verbose), il faut dire : « eum e g o ex iure quiritium m e u m
esse a i o » (Mur. 26). Cette phrase-ci comporte un triple ancrage à l’affirmation de soi du sujet énon-
ciateur, pour une seule dans la forme courante que Cicéron juge plus expédiente (pronom personnel, ad-
jectif possessif et désinence verbale). R. Von Ihering met justement une telle « distinction fort délicate »
en rapport avec le fait que la parole du plaideur a pour seul fondement sa force de conviction personnelle.
R. Von Ihering, Esprit du droit romain, III, op.cit., p. 302.
120
É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 264 (« De la subjectivité dans le langage »).
121
Aulu-Gelle 5, 19, 9. Il s’agit d’une « fiction performative » caractéristique des anciennes recitationes
romaines : Y. Thomas, « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits 21
(1995), p. 17.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 95
La vacance du sens référentiel122 déplace l’axe de la communication depuis le
message (absent) vers l’interaction et les enjeux interpersonnels qui s’y jouent. Le
rapprochement avec le rituel du défi dans le texte épique est des plus intéressants123,
défi dont le déroulement fait jouer par deux fois à la formule performative εἔχομαι
εἶναι… (« j’affirme que je suis… ») un rôle particulier qui paraît capital, écrit Fr. Lé-
toublon, par rapport à ce que Benveniste appelait la sui-référentialité du performa-
tif124 : « le performatif est sui-référentiel, puisqu’il instaure la personne comme
telle (…) dans sa valeur individuelle au combat, face à autrui, constitué par l’adver-
saire au combat et par le public (…) : cet acte éminemment socialisé et soumis à une
rigoureuse convention consiste en fin de compte à dire je suis moi. »125.
La différence réside dans le fait que l’affirmation de sa suprématie par
le héros victorieux doit encore être explicitée dans le rituel du défi (εὔχομαι
εἶναι ἄριστος, « je proclame solennellement que je suis le meilleur »), alors
qu’elle est implicitement contenue au principe de la valeur de vérité de l’énon-
cé dans la legis actio sacramento, en vertu duquel le sujet affirme que la chose
litigieuse est à lui (in rem) ou que le défendeur doit lui donner (dare) quelque
chose (in personam). Sémantiquement, le référent animé du sujet est un vain-
queur, c’est vrai, on l’a vu, dans la classe du verbe construit avec un objet
« animé » à l’accusatif (verbe de mouvement), ce l’est aussi dans la langue du
droit (verbe d’activité de parole), mais à la faveur d’une autre représentation
du procès (emploi intransitif), telle que le rapport de force se dégage du

122
« Dans les rituels de tout ordre, magiques, religieux, ou encore ludiques, les formules employées peuvent
être vides de sens référentiel, mais riches de signification. Une signification qui ne doit rien à l’analyse des élé-
ments de l’énoncé. » M. Yaguello, Alice, op. cit., p. 118 ; également : J. Baudrillard (cité par l’auteure) : « La
vertu d’un mot, son efficacité “symbolique”, est la plus grande lorsqu’il est proféré dans le vide, lorsqu’il est sans
contexte ni référentiel et prend alors force de “self-fulfilling prophecy” (ou de “self-defeating prophecy”). »
123
Vide iam le texte suggestif de L. Gernet, Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris, Recueil Sirey,
1955, p. 10 (« Jeux et droit ») [cité ci-après: Droit et société].
124
La formule est émise à l’ouverture et à la clôture du rituel du défi : au moment où un héros prend
l’initiative de lancer le défi, par l’entame d’une suite orale avec apostrophes, injures et énonciation, sous la
dépendance de εὔχομαι εἶναι, de la lignée à laquelle appartient le provocateur (laquelle suite est répétée avec
les mêmes éléments par le héros interpellé), et, après que le combat singulier, que solde le plus souvent la
mort de l’un des protagonistes, a eu lieu, la suite orale reprend avec le discours de triomphe du vainqueur,
qui revendique cette fois le titre de « meilleur » à l’appui de la même formule : εὔχομαι εἶναι ἄριστος. Fr.
Létoublon, « Comment faire des choses avec des mots grecs. Les actes de langage dans la langue grecque »,
Cahiers de philosophie ancienne 5 (1986), p. 82-84 [cité ci-après : Actes de langage] ; J.-L. Perpillou, « La
signification du verbe εὔχομαι dans l’épopée », dans Mélanges de linguistique et de philologie grecques offerts
à P. Chantraine, Paris, Klincksieck, 1972, p. 171.
125
Fr. Létoublon, Actes de langage ; également : « Défi et combat dans l’Iliade », REG 96 (1983), p. 42 ;
J. Taminiaux, « Performativité et grécomanie ? », Rev. Int. de Philosophie 208 (1999), p. 192 (on entend
« par performativité l’apparaître de l’agent dans son acte en tant qu’individu distinct […] »).
96 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

contexte de la lutte physique (combat, domptage des grands animaux) pour ad-
venir sur une base stylisée, mimétique, énonciative (agere cum aliquo), au départ
d’un verbe de parole à la première personne qui présuppose chez celui qui, agissant,
l’énonce, la qualité de vainqueur… Au risque de l’affirmation contraire et symé-
trique ou de la négation de l’adversaire (is cum quo agitur), qui, créant le face-à-
face scandaleux et intolérable de deux parties campées sur des prétentions contra-
dictoires, bien que d’égale valeur126, remet précisément cette qualité en cause.
La langue apparaît, ainsi, comme le creuset où un déplacement fondateur
de l’institution de l’espace civique opéra127, en vertu duquel le désir de la lu-
mière éclatante que l’on nommait jadis la gloire (le critère ultime de l’action et
de la parole selon Hannah Arendt), le désir aristocratique de se distinguer les
uns des autres, dont l’exutoire traditionnel est la « guerre extérieure » (où le
verbe connaît, de fait, des emplois dans la langue commune), trouve désormais
à s’épanouir entre concitoyens, sous le signe des auspices urbains, au cœur de la
dynamique d’une concitoyenneté rivale dont la figure de l’agir assure, à Rome,
l’intégration juridique et procédurale128.

Dire age et « agir »


Ce dernier chapitre est consacré à tenter, conformément aux exigences d’une
bonne méthode en sémantique historique129, de restituer les causes culturelles qui
motivèrent le succès à l’échelle collective de la langue de l’innovation sémantique dont
le verbe agere fit l’objet dans l’ancien droit romain. Si la langue est un fait social, un

126
Selon les mots de Lévy-Bruhl, « On a abouti à une impasse, car on est en présence de deux prétentions
contradictoires qui, toutes deux, ont droit à la protection du groupe. Il y a là quelque chose de scandaleux
et d’intolérable ». H. Lévy-Bruhl, « Le très ancien procès romain », SDHI 18 (1952), p. 15.
127
Rien moins, selon les termes d’Aulu-Gelle (20, 10, 10) commentant un célèbre poème d’Ennius,
que la substitution de la vis festucaria et civilis (emploi intransitif) à la vis bellica et cruenta (objet « animé »
à l’accusatif).
128
Il en résulte un paradoxe : le paradoxe du « lien de division », ou du conflit comme procédure
créatrice d’unité beaucoup plus sûrement et plus solidement que toutes les procédures consensuelles, qui a
nourri les belles réflexions de Nicole Loraux : La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, 1997,
p. 239 (« De la justice comme division ») ; « La majorité, le tout et la moitié. Sur l’arithmétique athé-
nienne du vote », Le genre humain 22 (1990), p. 89 ; voir également : le texte pénétrant d’E. Terray, « Un
anthropologue africaniste devant la cité grecque », Opus 6-8 (1987-1989), p. 24.
129
Voir V. Nyckees, Changement de sens, op. cit., p. 31 et les fondateurs de l’analyse historique des si-
gnifications : M. Bréal, Essai de sémantique, op. cit., p. 285 et A. Meillet, Linguistique historique et linguis-
tique générale, Paris, Champion, 1926, p. 230 (« Comment les mots changent de sens ») [cité ci-après :
LHLG].
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 97
patrimoine collectif, il revient à l’historien d’appréhender le changement sémantique
à la lumière d’un facteur qui soit lui-même d’ordre social ou collectif130 ; ainsi,
le facteur de l’emprunt social, qui repose sur l’existence de différents groupe-
ments sociaux à l’intérieur du milieu où une langue est parlée, c’est-à-dire sur
un fait de structure sociale131.
Le phénomène qui nous occupe s’est produit dans la langue de la jurispru-
dence pontificale à l’époque du proto-latin. Verrius Flaccus (Festus) a conservé
le souvenir de cette période reculée, dont un item rapporte que les anciens
auraient remplacé agere par le verbe orare (Festus L. p. 218 : « Orare » antiquos
dixisse pro « agere »)132 , témoignage dont la commune vocation de ces deux
verbes à signifier la parole en rapport avec le locuteur (fonction émotive) et non
avec le monde (fonction référentielle) renforce la valeur probante133. L’époque
à laquelle réfère le document est antérieure aux XII Tables (cf. XII Tables 1, 6
Rem ubi pacunt, orato).
Pour en rendre compte, deux catégories de causes des changements sémanti-
ques sont pertinentes, les causes liées aux expériences collectives et sociales de la
communauté (les emplois formulaires du verbe dans le sacrifice public et dans le rite
de l’exécution capitale) et les causes linguistiques, ou pragmatiques, qui, liées à
l’énonciation d’un terme dans des circonstances appropriées, s’éclairentà la lumière

130
Le changement sémantique apparaît comme « un phénomène massif, collectif, et proprement “his-
torique”, puisqu’il débouche sur une modification de la langue. » V. Nyckees, La sémantique, Paris, Belin,
1998, p. 95 ; p. 106.
131
A. Meillet, LHLG, op. cit., p. 257. Sur la critique du système d’explication logique des changements
de sens (basé sur les figures) issu de la tradition rhétorique : A. Meillet, LHLG, op. cit., p. 234 : l’association
(la figure) « est toujours l’élément fondamental des faits psychiques qui interviennent dans les change-
ments de sens, elle n’est nulle part la cause efficiente qui les détermine. » V. Nyckees, Changement de sens,
op. cit., p. 31. Sur les figures, dont ce principe de méthode essentiel dans une perspective historique n’em-
pêche pas qu’elles se trouvent à la source du renouvellement constant de la plupart des mots : M. Yaguello,
Alice, op. cit., p. 165. Certains usent « en l’air » de la métaphore, par analogie entre l’action de pousser
devant soi un être animé et l’acte de mainmise dont fait l’objet une personne en vue de l’intentement et de
la conduite d’une procédure contentieuse ou d’une voie en exécution forcée : M. Kaser, Das römische Pri-
vatrecht, München, Beck, 19712 , § 55 I, 1 ; A. Ortega Encuentra, « El significado de agere en el primitivo
processo romano », RIDA 43 (1996), p. 145. Il semble avoir échappé à ces auteurs, entre autres difficultés,
que l’action d’emmener au tribunal le iudicatus ayant fait l’objet de la prise de corps n’était précisément
pas désignée par agere, mais par ducere (XII Tables 3, 2 in ius ducito ; lex Rubria de Gallia Cis. ch. XXI-
XXII; Cic. De or. II, 255 ; Gaius 4, 21 ; etc.).
132
« Les anciens ont dit “plaider” (orare) pour “agir” (agere) » ; également : L p. 219 ; p. 196 ; Gloss. V
530, 51 ; 560, 29 agebant : dicebant.
133
Les deux verbes sont associés par Térence (iunctura) : Hec. 686 Egi atque oravi tecum uxorem ut
duceres, « J’ai agi et plaidé avec toi pour que tu te maries ». Sur orare : L. Gavoille, « Orare signifie-t-il
parler ? », dans Cl. Moussy et al. (éds.), De lingua Latina. Novae quaestiones, Actes du Xe Colloque Inter-
national de Linguistique Latine, Paris-Sèvres, 19-23 avril 1999, Louvain-Paris-Sterling, p. 787.
98 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

de la comparaison entre les emplois énonciatifs du verbe en droit (emplois intransi-


tifs) et dans la langue commune (emplois avec un pronom neutre à l’accusatif).
L’hypothèse ne sera ici qu’esquissée, sans produire un état circonstancié
des sources. Son point de départ procède de l’existence dans le langage courant
(chez Plaute et Térence, notamment) d’emplois du verbe sous une forme que les
anciens appelaient adverbiale134 ou, selon les latinistes, interjective135 : la parti-
cule énonciative age et la locution hoc age. Son énoncé est le suivant : l’évo-
lution sémantique dont le verbe agere fut le siège fut déterminée, sur une base
délocutive, au départ de la particule énonciative age (le verbe énonciatif signi-
fiant ainsi proprement : « accomplir l’action que l’on fait quand on dit age »),
le principe d’une telle évolution au départ de la locution hoc age utilisée, selon
Plutarque, dans le sacrifice public romain étant par ailleurs claire dans la litté-
rature républicaine, ainsi qu’en atteste une expression du verbe « plein » com-
me hoc agere.
Age et hoc age
Parmi l’ensemble des particules énonciatives, age est une particule spéciali-
sée dans l’emploi interpersonnel, de celles « qui impulsent et régulent le procès
interactif »136. Seule ou renforcée de la particule -dum (agedum, agitedum), elle
est, comme son homologue grec ἄγε rattachée à la valeur absolue du verbe (qui est
aussi celle de ses emplois dans la langue du ius civile). La particule est cristallisée en
interjection dès le commencement de la tradition littéraire137. Auxiliaire de l’action

134
Serv. Aen. 2, 707 (hortantis adverbium). Mais Priscien souligne que le mot n’est pas invariable. Prisc.
Gramm. III 86, 17 adverbia hortativa « heia, age » ; et notandum, quod videtur hoc adverbium etiam plu-
rale habere ‘agite’ ; III 286, 13.
135
J. B. Hofmann, Lateinische Umgangsprache, Heidelberg, 19513, p. 37. Fr. Biville, « Le statut lingui-
stique des interjections en latin », dans H. Rosen (éd.), Aspects of Latin, Papers from the Seventh Interna-
tional Colloquium of Latin Linguistics, Jerusalem, April 1993, Innsbruck, H. Rosen, 1996, p. 209 [cités
ci-après : Umgangsprache et Interjections].
136
Sur ces « petits mots de l’oral » : M. M. J. Fernandez, Les particules énonciatives dans la construction
du discours, Paris, PUF, 1994, p. 31.
137
Au contraire de ces verbes fossilisés en interjections associés à un impératif au prix d’un affaiblisse-
ment sémantique et (le cas échéant) d’une altération phonétique : i, em (< eme), cave, iube, vide, mane, tene,
abi. J. B. Hofmann, Umgangsprache, op. cit., p. 35 ; L. Löfstedt, Les expressions du commandement et de la
défense en latin et leur survie dans les langues romanes, Helsinki, Société néoophilologique, 1966, p. 88, p.
97 [cité ci-après : Expressions].
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 99
(adhortantis sermo), la particule réalise pragmatiquement une incitation à agir
(à dire ou à faire) : « vas-y ! »138.
Au point de préciser aussitôt son intention par un second verbe prononcé,
le plus souvent, à l’impératif, le sujet-agent se manifeste dans l’imminence d’ac-
tes de langage à venir... Ainsi, chez Plaute : As. 488 Age, ambula in ius, emploi
où la particule marque l’irruption du sujet en tant que, disant age, il agit au
cœur de la dynamique interpersonnelle qu’il enclenche, avant même d’en ex-
pliciter le contenu verbal par un acte de langage approprié (ambula in ius).
Priscien et Servius notaient déjà une caractéristique essentielle de ce petit
mot : il peut faire fonction autant de verbe que d’adverbe139. Apparemment, il
semble s’agir d’un emploi du verbe à l’impératif présent, deuxième personne du
singulier. Mais il est précisément essentiel de bien distinguer entre l’emploi
particulaire (construction absolue, signification énonciative) et les formes
« pleines » du verbe dans le langage constitué.
La singularité de l’emploi particulaire se marque au plan de la syntaxe.
Bien qu’ayant un pluriel, en effet, la particule age est indifférente à la catégorie
du nombre140 . Il est remarquable, par ailleurs, qu’elle introduise non seulement
à un impératif141, mais à un déclaratif ou un interrogatif142 , fait qui l’isole dans
la catégorie des interjections latines et montre son affinité toute particulière
avec le langage143 .
Par rapport à la particule exhortative age, les mots hoc age fonctionnent plus
spécifiquement comme élément fixateur de l’attention : « fais attention, concentre-toi,
écoute-moi, sois à ce que tu fais. » Si on se souvient du sens que Plutarque reconnaît
à l’emploi de la formule hoc age dans le sacrifice public, « veille à ce que tu fais »,
et si on a gardé en mémoire que l’expression animadvertere in damnatos, « attirer
l’attention contre le condamné », était technique dans le rite de l’exécution capitale

138
Festus L. p. 21 : Agedum significat age modo. Est enim adhortantis sermo. Le renforçatif dum n’est
en usage que dans le latin pré-classique ; par la suite, dum ne demeure vivant que joint à age ou agite, sup-
planté sinon par modo. L. Löfstedt, Expressions, op. cit., p. 103.
139
Priscien Gramm. III 286, 13 : Et loco verbi et loco adverbii ponitur ; Servius, Aen 2, 707: « Age »…
non est modum verbum imperantis, sed hortantis adverbium.
140
Serv., Aen. 2, 707 (…) : ut plerumque ‘age facite’ dicamus, et singularem numerum copulemus plurali.
C’est le cas aussi de certains mots grecs ou allemands.
141
Plus remarquable encore : la forme age n’est jamais reliée, avant Virgile, par et (ac) à l’acte de lan-
gage auquel elle introduit. L. Löfstedt, Expressions, p. 89.
142
Interrogatif : Plaute Stich. 118 ; Trin. 369 ; Cic. De or. II, 51 ; I, 32 ; Cic. Mil. 60. Déclaratif : Merc.
337.
143
J. B. Hofmann, Umgangsprache, op. cit., p. 37 ; L. Löfstedt, Expressions, op. cit., p. 97.
100 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

(supra p. 72 sqq.), on ne sera pas surpris de voir les mots hoc age associés au
verbe animumadvertere dans la langue commune144 . Les caractéristiques énon-
ciatives de la locution sont les mêmes selon les deux types d’emploi formulaire :
il s’agit toujours pour le locuteur de mobiliser l’attention, l’écoute, les disposi-
tions à agir de son ou de ses interlocuteur(s)145 autour de ce qui se passe en si-
tuation : une mise à mort rituelle, là, un événement quelconque, que seul le
contexte permet d’identifier, ici146 …
Hoc age et hoc agere
Sur la base d’une dérivation délocutive (dérivation au départ d’une locu-
tion du discours)147, la fonction pragmatique, exhortative, que l’énonciation
hoc age exerce dans le discours s’est lexicalisée dans un signe du langage
constitué, l’expression hoc agere, qui signifie « accomplir l’action que l’on fait
quand on dit hoc age ». L’expression hoc agere appartient à la classe sémanti-
que très productive dans le langage courant du verbe construit avec, à l’accusa-
tif, un pronom neutre (hoc, id, istuc, quid), où l’action, en la forme, le plus sou-
vent, énonciative (impératifs et interrogatifs), ne signifie pas « faire quelque
chose » (de telle sorte que l’objet apparaisse comme le point d’application du
procès)148 , mais une activité (quelle qu’elle soit) représentée en tant que l’agent
la conçoit mentalement (intention, délibération, mise en examen) et l’accomplit
effectivement (passage à l’acte, exécution).
Un pronom neutre, de même que le nom rem (dans l’expression rem agere) ont
la propriété de renvoyer à la situation énonciative ou au contexte linguistique pour être
identifiés149. L’objet du verbe (hoc, rem) est le point au sujet duquel l’agent provoque

144
Quelques exemples : Plaute, Curc. 635 : Ego dicam ; surge. Hanc rem agite atque animum advortite,
« Hé bien, je vais parler ; relève-toi. Écoutez-moi et faites bien attention » ; Bacch. 995 : hoc age sis nunciam
« Veux-tu écouter à la fin ? » (cf. Bacch. 992 Animum advortito igitur) ; Cas. 401 et 412, etc.
145
J. C. Rolfe, « On hoc age, Plautus Capt. 444 », Cl. Ph. 28 (1933), p. 47 ; J. H. Drake, « Again on
hoc age (Plautus, Capt. 444) », Cl. Ph. 30 (1935), p. 72. Plaute Capt. 1114 ; Poen. 1407 ; Cist. 693 ; Cist.
747 ; Poen. 761 ; Pers. 584 ; Pers. 768 ; Ter., Phorm. 435 ; 350 ; Eun. 130.
146
Un tirage au sort, un discours, une négociation, la lecture d’une lettre, la recherche d’un objet perdu,
etc.
147
É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 277 (« Les verbes délocutifs »). Benveniste envisage un processus
de dérivation morphologique (création d’une nouvelle forme verbale), de même que Varron auquel il reprend
l’exemple de quiritare, « crier : Quirites ! », mais la délocutivité se trouve également à la source de chan-
gements sémantiques. O. Ducrot, « Analyses pragmatiques », Communications 32 (1980), p. 47 sq. ; Fr.
Biville, Interjections, op. cit., p. 211.
148
Vide supra n. 48. Au contraire du verbe facere qui admet comme objet à l’accusatif une liste non
exhaustive de noms concrets ou abstraits.
149
Sur les mécanismes référentiels, voir C. Kerbrat-Orechionni, L’énonciation, op. cit., p. 39.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 101
une discussion, sollicite l’attention des interlocuteurs, les invite à entrer en dé-
libération (consilium)150 , mobilise leur volonté ou leur désir d’agir151… Ou y
manque : la même signification, en effet, se trouve niée dans la locution alias
res agere, « s’occuper à d’autres choses (que celles dont il est question dans l’ins-
tance de l’énonciation), être distrait », le plus souvent assénée en guise de re-
proche152 . Le procès ne réfère pas à une activité ponctuelle, mais à l’interaction
sociale et à ses enjeux. Il ne signifie pas « faire quelque chose », mais « faire
attention à ce que dit l’agent ou à ce qui se passe dans la situation d’énoncia-
tion ». Si l’action à laquelle le verbe fait référence dans le contexte est une acti-
vité ponctuelle (surveiller une porte), la locution hoc ago signifie l’attention et
la concentration que cette activité mobilise dans le chef de l’agent : hoc quod ago
(hoc observare ostium), « ce à quoi je suis »153 .
Le rapport entre la particule hoc age et l’expression hoc agere s’analyse
sur une base délocutive, de telle sorte qu’elle signifie « accomplir l’action que
l’on fait lorsqu’on prononce la formule hoc age », à savoir poser le sujet qui
l’énonce comme préalable de la parole, au fondement de la condition de réus-
site des actes de langage auxquels elle introduit.
La dérivation délocutive entre la formule exhortative hoc age et l’expres-
sion hoc agere dans le langage constitué est claire tant sur le plan morphologique
que sémantique. Notre hypothèse consiste à poser le même procès, au départ de
la particule énonciative age, au principe de l’évolution sémantique du verbe
agere dans la langue du droit romain archaïque et, de là, dans la langue com-
mune pré-classique (et dans d’autres langues de spécialité) sous la République,
qui détermina le passage du verbe de mouvement vers l’expression de l’activité
en latin classique et, de là, dans les langues romanes.

150
La locution est régulièrement associée avec le mot consilium, « délibération, résolution, projet » :
Pl., Poen. 193 ; As. 358 ; Bacch. 39 ; Mil. gl. 198 ; Ter., Andr. 170, 404 ; Hec. 715.
151
Plaute Cist. 82 : « Voulez-vous m’écouter (hoc volo agatis) ? Je vais vous expliquer la raison pour
laquelle je vous ai appelées » ; Poen. 1197 ; Cist. 719 ; Ter. Heaut. 694 : CL. – Loquere : audio. SY. – At iam
hoc non ages. CL. – Agam. « CL. – Parle : j’écoute. SY. – Mais dans un instant tu ne seras plus à ce que je
dis. CL. – J’y serai. ». Ter. Andr. 186.
152
Plaute Pseud. 152 : Hoc sis vide ut alias res agunt ! Hoc agite, hoc animum advortite, huc adhibete auris
quae ego loquar, « Regardez-les un peu comme ils sont ailleurs. (Il les bat.) Mais écoutez-moi (hoc agite),
mais faites attention, mais prêtez l’oreille à ce que je dis ». (On trouve aussi l’expression alias res gerere).
153
Mil. gl. 352 : Sed ego hoc quod ago, id me agere oportet, hoc observare ostium. « Mais il faut que je sois
tout à mon affaire et que je garde bien cette porte. » ; Pers. 610 ; etc. Comme le note Marouzeau dans sa
traduction de Térence dans les Belles Lettres (I, p. 169 n.4), la formule « id (ou hoc) agere » signifie « être
à la chose qu’on fait. »
102 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Certes, il ne faut jamais en sémantique déterminer a priori les conditions


de production des phénomènes154. Or un emploi du verbe à la première personne,
sous la forme d’une interrogation155, « agone ? », « y vais-je ? », attesté par
Varron, Ovide et Sénèque Rhéteur156 dans un sacrifice très archaïque, le sacri-
fice des Jours Agonaux (Dies Agonales)157, offre à cet égard des perspectives très
intéressantes. Le temps manque, toutefois, pour fournir ici l’exégèse de ce docu-
ment158 à la lumière, notamment, de termes anciens du lexique latin du sacrifice,
comme, outre agonia déjà rencontré, l’ancien nom de la victime, ago, -nis, hapax
qui semble avoir désigné une catégorie de prêtres159, et agonium, nom probable
de ce sacrifice160 d’après lequel son jour était noté dans les Fastes (AG ou
AGON)161. Toujours est-il que ce document pourrait apparaître comme la plus
ancienne attestation d’une occurrence du verbe agere en emploi intransitif énon-
ciatif (et formulaire) dans le langage constitué en latin. Résultat, selon notre
hypothèse, de la grammaticalisation de la particule age et de la lexicalisation des
valeurs liées à son énonciation, le verbe y désigne par délocutivité l’action que
l’on accomplit quand on dit age : un procès au centre de la représentation duquel
se trouve, non l’objet du discours (un message sur le monde), mais le sujet en tant
que, agissant et disant, il s’expose ainsi aux yeux de ceux par qui il est vu et en-
tendu, à la fois source et enjeu de rapports de force dont le langage est l’arène.

154
A. Meillet, LGLH, op. cit., p. 235.
155
Varron L VI, 12 : Dies Agonales, per quos rex in regia arietem immolat, dicti ab agone, eo quod inter-
rogatur a principe civitatis et princeps gregis immolatur. « Les jours Agonaux, durant lesquels le roi, dans le
palais royal, immole un bélier, tirent leur nom de agone, “y vais-je ?”, parce qu’une question est posée par
le prince de la cité et que le prince du troupeau est immolé. » Le texte est cité d’après l’édition de P. Flobert
dans Les Belles Lettres.
156
Sén. Rhét. Contr. 2, 3, 19 : (…) carnifex manum tollat, deinde respiciat ad patrem et dicat : agon ? quod
fieri solet victumis. « Le bourreau lève la main, puis il regarde vers le père et dit : ‘agon ?’, ce qui est l’usage
avec les victimes. » Ovide en atteste dans le texte des Fastes consacré à l’origine de l’expression lux Agona-
lis, dont il propose six explications, notamment, la première, qu’il reprend à Varron : F. I, 322 : Semper
agatne rogat nec nisi iussu agit. « Toujours il [= le sacrifiant] demande s’il agit et sans ordre il n’agit pas. »
(vide supra n. 11).
157
Au pluriel, car il avait lieu quatre fois par an. Macr. Sat. 1, 16, 6-8.
158
Pour évoquer, notamment, les questions que soulève l’établissement du texte. Voir Der Kleine Pauly,
v° Agonium, I, 140 ; A. Magdelain, De la royauté et du droit. De Romulus à Sabinus, Rome, saggi di Storia
Antica, 1995, p. 18 ; Fr. Van Haeperen, Le collège pontifical (IIIe s. av. J.-Chr.–IVe s. ap. J.-Chr.) Contribu-
tion à l’étude de la religion publique romaine, Bruxelles-Rome, 2002, p. 374.
159
Lact. Stat. Theb. 4, 463 : Sacerdotum consuetudo talis est ut aut ipsi percutiant victimas, et agones
appellantur, aut sic tenentis cultrum alter impingat… qui victimatores dicuntur.
160
Festus L. p. 9 : Agonium dies appellabatur, quo rex hostiam immolabat ; Varron L VI, 14 (au pluriel :
Agonia) ; Macr. Sat. 1, 4, 15 (Agonium Martiale).
161
A. Degrassi, Inscriptiones Italiae, Roma, Istituto Poligrafico dello Stato, 1963, XIII, p. 393-394
(janvier) ; p. 425-426 (mars) ; p. 460 (mai) ; p. 535-553 (décembre).
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 103
En définitive, il existe une manière de s’assurer indirectement du bien-fon-
dé de l’hypothèse. La tradition savante, en effet, reconnaît au verbe, dans cet
emploi formulaire sous forme d’interrogation, « agone ? », « y vais-je », la si-
gnification « agir, opérer, sacrifier »162. Or il sied que la signification de cet emploi
remarquable (en rupture par rapport à l’expression étymologique du mouvement
« en avant ») rende compte de l’évolution sémantique ultérieure du verbe dans
le champ de l’« activité » en latin pré-classique. À cet égard, force est de le consta-
ter : une signification « sacrifier, tuer » (un « faire ») ne rencontre aucun écho
dans la littérature sous la République, quand quelques savants, juriste, historien
ou glossateur, l’évoquent dans un contexte d’exégèse sous l’Empire163. À l’in-
verse, l’occurrence d’une valeur énonciative sui generis (un « dire ») développée
par le verbe dans le contexte de la jurisprudence archaïque, une parole formulaire,
mimétique, subjective et interactive, se confirme à la lumière de l’hypothèse qui
voit dans la particule énonciative age la base au départ de laquelle une telle évo-
lution sémantique, remarquable eu égard au champ de l’action et de la parole qui
en est résulté, s’est engagée (age, « vas-y », donc, ago : j’accomplis ce que je fais
quand je dis « vas-y », soit, je m’expose comme acteur au sein de l’interaction à
la source d’enjeux dont je dispose - sous forme ici d’interrogation), lequel, comme
nous le savons, ne s’est pas limité au droit civil, mais s’est enrichi tout au long de
la République, ainsi, avec l’action de grâces que nous allons évoquer à présent.

162
Voir notamment A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op. cit., v° ago, p. 16 ; A. Walde et J. B. Hof-
mann, Lateinisches Etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, C. Wintern 1938, p. 24 ; Fr. Altheim, A His-
tory of Roman Religion, tr. de l’all. par H. Mattingly, London, 1938, p. 135 ; Cl. Moussy, Gratia et sa famille,
Paris, PUF, 1966, p. 52 [cité ci-après : Gratia].
163
Nonius (ad Aen. 1, 191) 243 : agere : leto dare, « tuer » (glose du IVe s. ap. J.-C., où s’est perdue la
nuance que Virgile rend de manière à produire stylistiquement la mise en vedette du sujet agissant - Énée
à la chasse - au centre de la représentation : agens telis, « agissant de ses traits », i.e. « tirant son tableau de
chasse ».) La leçon subigere arietem pour désigner, dans les XII Tables, le sacrifice (agere) de substitution
(sub) d’un bélier en cas d’homicide involontaire, attribuée à Labéon par Festus, n’est pas certaine : XII T.
8, 24 (Girard) = 8, 13 (Crawford), Fest. L. p. 476 subigere arietem in eodem libro [= in commentario XV
iuris pontifici] Antistius esse ait dare arietem, qui pro se agatur, caedatur, « Antistius, dans le même livre,
dit que subigere arietem c’est exécuter (dare) un bélier et l’égorger à notre place » ; cf. aries subicitur :
Cincius ap. Festus L. p. 470 ; Cic. Top. 17, 64 ; Pro Tullio 21, 51 ; De orat. III, 158 ; Aug. De lib. arb. 1, 4.
Enfin, Suétone (Galba 20) et Tacite (Hist. 1, 41) rapportent que l’empereur Galba, au moment de com-
prendre qu’il était assassiné, aurait prononcé la formule rituelle hoc age. Les auteurs citent le verbe au
discours indirect en associant agere avec ferire dans l’expression ut hoc agerent et ferirent. La iunctura avec
ferire montre bien que le verbe signifie dans leur esprit « ce que l’on fait quand on dit hoc age », c’est-à-
dire « sacrifier (une victime) ». Il s’agit d’une évolution sémantique conditionnée sur une base délocutive.
Mais celle-ci n’opère que secondairement, dans des récits historiques où s’est perdue la nuance pragmatique
exprimée par l’emploi du verbe au discours direct dans le contexte du culte, nuance parfaitement sensible
dans la littérature républicaine.
104 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Tibi gratias ago


Pour terminer, un mot de la locution gratias agere, « prononcer des paroles de
remerciement », parfaitement emblématique de cette valeur énonciative sui generis
revêtue par le verbe agere et qui n’est pas sans rapport avec le sacrifice archaïque.
Le nom gratia est un dérivé de la racine *gwer-H2 représentée dans de nom-
breuses langues indo-européennes164, qui signifie « (chant de) louange »165. Les rap-
prochements de la grammaire comparée (vieux slave zruti, « sacrifier ») paraissent
assigner à l’ensemble de la famille un sens religieux, au moins à l’origine166. En latin,
la locution gratias ou grates167 agere signifie un acte de langage, « remercier en pa-
role »168, au même titre que laudes agere, les deux substantifs pouvant être cumulés
dans un souci d’expressivité, laudes gratesque agere. En latin toujours, le terme gratia
évolue de l’idée de « louange » attestée dans la famille indo-européenne à celle de
« remerciement, gratitude ». Il s’agit là d’une inflexion subie par le terme sous l’effet
de la locution gratias agere qui, plus étonnant encore, a donné au latin courant une
forme explicite, performative, du remerciement : tibi gratias ago.
L’expression gratias agere apparaît dans le contexte du sacrifice de suppli-
cation d’action de grâces, dont la plus ancienne attestation remonte au Ve siècle
av. J.-C.169. Le ressort de la formation de la locution, toutefois, n’est pas le geste
du sacrifice, mais la signification de parole attachée au nom gratia, « (chant de)
louange »170 , parole à la première personne à la source d’une relation pragma-
tique instaurée avec la divinité, que Dumézil décompose en une séquence ter-
naire : dedisti (tu as donné, le plus souvent, la victoire militaire), laudavi (je t’ai
rendu grâces), da (donne à nouveau)171.
La louange, éloge du donateur ou du bien offert, constitue une forme implicite
du remerciement. Comme l’observe Cl. Moussy, il n’existe pas de racine pour tra-

164
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op. cit., v° gratus, p. 282 ; Cl. Moussy, Gratia, op. cit., p. 23 sq.
165
Cl. Moussy, Gratia, op. cit., p. 35 ; G. Freyburger, « La supplication d’action de grâces dans la religion
romaine archaïque », Latomus 36 (1977), p. 311 [cité ci-après : Supplication].
166
J.-H. Michel, La gratuité en droit romain, Bruxelles, Institut de Sociologie,1962, p. 21 [cité ci-après :
Gratuité].
167
Grates, -ium (fem. pl.), de couleur archaïque, est usité seulement au nominatif et à l’accusatif dans
des expressions rituelles. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op. cit., v°gratus, p. 281.
168
Cf. grates habere « devoir de la reconnaissance, être reconnaissant » ; grates referre « remercier (en
actes), rendre un bienfait » ; grates solvere « s’acquiter, par des actes, d’une dette de reconnaissance ». J.-H.
Michel, Gratuité, op. cit., p. 2.
169
Tite-Live 3, 63, 5 ; 5, 23, 3.
170
Comp. G. Freyburger, Supplication, op. cit., p. 309 sq. et Cl. Moussy, Gratia, op. cit., p. 51 sq.
171
G. Dumézil, Servius et la fortune essai sur la fonction sociale de louange et de blâme et sur les éléments
indo-européens du cens romain, Paris, Gallimard, 1943, p. 82.
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 105
duire la notion de remerciement dans les langues indo-européennes172 . Puisqu’el-
le manifeste implicitement la reconnaissance que le locuteur exprime à travers
l’éloge du bienfaiteur, en effet, la louange n’a pas à se désigner elle-même com-
me remerciement. Aussi les formes implicites du remerciement sont-elles, jusqu’à
nos jours, plus fréquentes que ses réalisations explicites173 .
Toute l’originalité de la langue latine sous l’angle de la formalisation du
langage apparaît une fois encore174 , en dehors de la langue du droit175 , avec la
locution gratias agere, qui produit une forme de réalisation explicite, une for-
mule performative du remerciement dans le latin courant : tibi gratias ago,
« je te remercie ». À la faveur de cet emploi, le nom gratia a évolué en latin vers
l’expression de l’acte de langage, le remerciement, que le sujet accomplit en
l’énonçant (gratias ago) et, sa valeur, explicitée sous l’angle de l’expression
subjective de la gratitude. Aussi la notion de gratitude, sous-jacente en sanskrit,
est-elle devenue expresse dans les dérivés latins de la racine.

Conclusion
En droit romain, l’agir est une forme de représentation mimétique de la re-
lation interpersonnelle, configurée sur la base de l’accomplissement d’actes de
langage entre les deux sujets de la relation énonciative (je et tu). L’expérience de
l’acte de parole telle qu’elle fut formalisée aux origines de la civitas est un phéno-
mène simultanément sémantique, linguistique et juridique. Pure performance
oratoire, un verbe latin en représente le procès, le verbe duquel dérive la termino-
logie française de la parole comme acte, du sujet de l’énonciation comme acteur
et de la relation comme inter-action verbale, le verbe agere. Cet article fut consacré
à penser les fondements linguistiques sur la base desquels s’est engagée l’évolution
de la signification du verbe agere dans la langue de l’ancienne jurisprudence pon-
tificale, au principe d’une catégorie centrale du ius civile, l’action, dont l’avène-
ment témoigne d’une part insue de l’expérience originelle de la civitas176.

172
Cl. Moussy, Gratia, op. cit., p. 37 ; p. 55 (situation attestée dans de nombreuses autres langues).
173
C. Kerbrat-Orecchioni, La conversation, Paris, Seuil, 1996, p. 86.
174
Sur le latin comme exemple d’une langue où la performativité serait en quelque sorte tangible : J.-Cl.
Anscombre et A. Pierrot, « Noms d’action et performativité en latin », Latomus 14 (1985), p. 352.
175
Voir également, dans les rites divinatoires (augurium agere) : J. Scheid, La parole des dieux. L’origi-
nalité du dialogue des Romains avec leurs dieux, Opus 6-8 (1987-89), p. 130.
176
Voir les belles réflexions de Yan Thomas (La valeur des choses, op. cit., p. 1433), d’Antoine Garapon
(Rituel judiciaire, op. cit., p. 149) et de Louis Gernet (Droit et société, op. cit., p. 100) sur la procédure aux
débuts et pour l’intelligence même du droit.
106 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

L’étude syntaxico-sémantique du verbe dans la langue commune, tant du


point de vue philologique que sémantique, est essentielle à l’appréciation de ses
emplois techniques en droit romain, non seulement pour en interpréter correc-
tement le sens, mais aussi pour comprendre le modus operandi, la technique
formulaire (et linguistique) selon laquelle s’est constitué l’ancien ius civile. Pré-
cieux sont ainsi les enseignements relatifs au sujet, le sujet-agent maintenu au
centre de la représentation du procès (expression sémantique de la diathèse in-
terne), d’une part, et à l’objet à l’accusatif, d’autre part, en particulier la classe
des objets « animés », objets dont le référent perd, sous la poussée que lui im-
prime l’agent, la libre disposition de lui-même, à commencer par sa liberté de
mouvement. Sémantiquement, ainsi qu’il apparaît à la lumière de l’analyse des
groupes d’emploi (contextes de la guerre et du butin, du châtiment collectif, de
l’esclavage, de la violence privée et de la domestication animale), le sujet-agent
est un vainqueur : la dynamique du processus le représente tel qu’il manifeste
sa supériorité, sa prévalence dans une épreuve de force, sa domination, comme
un avantage personnel et permanent (le krátos) ; l’agi, inversement, est un vain-
cu.
En droit, la représentation du processus change en même temps que
la construction du verbe : en emploi absolu ou intransitif avec les préposi-
tions cum et de + ablatif, il désigne techniquement l’accomplissement for-
mulaire d’actes de langage échangés entre deux citoyens agissant l’un avec
et contre (cum) l’autre au sujet d’une affaire (de + abl.) définie au point de
rencontre de deux ou plusieurs affirmations contradictoires (la res de qua
agitur dans les procès ou res de qua refertur au sénat). Il signifie technique-
ment l’énonciation d’actes de langage sui generis, les formules des actio-
nes.
Le mode de leur composition étant mimétique, ces formules réalisent
une stylisation de la relation interpersonnelle, dont deux figures se dégagent
au principe de l’organisation de la cité juridiquement organisée, une figure
symétrique, où toute différence a disparu entre les antagonistes (procès
contradictoire), et une figure dissymétrique, dans le cas du mécanisme de
la décision politique, où le magistrat occupe la position procéduralement
« haute », de « dominant », face à l’assemblée politique. Or, pour avoir
changé de construction et de signification dans sa langue juridique d’em-
prunt, le verbe n’a pas moins gardé sa valeur fondamentale, inhérente à la
nature du mouvement qu’il désigne étymologiquement, valeur telle que le
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 107
processus de parole est au siège d’un rapport de force, d’un enjeu de victoire
entre les actants du processus, soit comme maîtrise physique (langue commune),
soit comme maîtrise symbolique (langue juridique). La différence réside dans
le mode de la représentation : dans la langue commune, le sujet-agent est déjà
un vainqueur, investi d’un pouvoir arraché dans la lutte et désormais perma-
nent ; dans la langue du droit, il ne l’est pas encore… Telle est précisément la
fonction de l’action de voir le sujet agissant manifester ses aptitudes supérieures
dans l’épreuve, au risque de l’action et dans l’actualité que suppose son accom-
plissement. En d’autres termes, le rapport de force, en droit, est à son point exact
d’équilibre177 : il se joue actuellement au cœur de la représentation, ce qui sup-
pose que celle-ci soit contemporaine de l’instance de l’énonciation. De fait, les
actiones sont exclusivement composées de verbes conjugués au présent ou à va-
leur de présent (comme ius feci). La dynamique du rapport de force saisie abs-
traitement s’exprime aussi formulairement au passif intrinsèque, dans l’expres-
sion de la procédure classique res de qua agitur, la chose dont il s’agit.
Au centre de la stylisation de l’action dans l’ancien droit romain : le sujet
agissant, l’acteur. Nous avons montré que la sui-référentialité de l’énoncé se
marquait sémantiquement dans les emplois énonciatifs du verbe actif de la lan-
gue du droit, verbe d’activité de parole qui ne signifie pas dire quelque chose,
mais dire que l’on dit, ou se dire. L’action marque, dans le paysage de l’anthro-
pologie historique des mondes anciens, un point d’émergence de l’individu, le
sujet agissant en son nom et pour son compte à l’échelle de la collectivité sou-
veraine, au principe de la formation d’un « espace public » co-extensif de la
civitas (Arendt). D’autres points d’émergence apparaissent au gré des emplois
énonciatifs que le verbe agere a développés sous la République dans le cadre
d’institutions non latines à l’origine : l’action de grâces, d’où, en latin courant,
la formule performative du remerciement (tibi gratias ago), le théâtre et
l’art oratoire, techniques de la parole mimétique à la romaine que nous avons
seulement évoquées dans ces lignes vouées à comprendre la technique formu-
laire, de nature linguistico-juridique, de l’ancienne jurisprudence pontificale.
À cet égard, nous avons formulé l’hypothèse d’une dérivation délocutive

177
L’idée d’un instant de doute et de suspension attaché au mouvement que la racine désigne se mani-
feste aux marges du corpus. Ainsi, avec le dérivé agina, « la châsse d’une balance » (Festus L. p. 9) ou le
nom examen, qui désigne le « curseur vertical, la languette sur le fléau de la balance », indice des oscillations
de la pesée. Ernout A. et Meillet A. Dictionnaire, op. cit., v° agina.
108 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

sur la base de laquelle l’évolution sémantique du verbe agere dans le champ de


la parole a pu se produire dans l’ancien latin sous l’impulsion du collège des
pontifes, l’autorité et le prestige de la jurisprudence dans la société romaine178
ayant fait le reste pour que le verbe passe, revêtu de ses significations énonciati-
ves nouvellement acquises dans la langue juridique, dans la langue commune,
ou d’autres langues de spécialité, influençant ainsi l’évolution de la structure
sémantique de la lange latine179.
Pour achever, mesurons les lumières que le droit romain et la linguistique
de l’énonciation jettent réciproquement sur cet objet du désir qu’est, pour le
linguiste et le romaniste, l’acte de parole. Nous devons à Émile Benveniste une
analyse rigoureuse, technique, de l’énoncé performatif sur le plan formel180. Le
droit romain corrobore le dispositif dégagé par le grand linguiste, le verbe (de
parole) à la première personne de l’indicatif présent, voix active, étant, de fait,
le critère principal de la composition des formules de l’agir dans l’ancien droit
pontifical.
La mise au jour de l’espace de l’agir doit beaucoup aux avancées réalisées
dans le domaine de la linguistique de l’énonciation. Sur la base d’une technique
sui generis de la formule élaborée par les maîtres de la jurisprudence pontificale,
la présence de la « subjectivité dans le langage » (Benveniste) se révèle au fon-
dement du dispositif de l’agir dans l’ancien ius civile. En retour, le chapitre de
l’acte de parole en droit romain découvre au linguiste moderne un paysage mé-
connu : la vision de son histoire et de ses implications au fondement de l’insti-
tution juridique de la cité.
En particulier, la restitution de l’histoire de l’acte de parole en droit romain
permet de reconsidérer la typologie des performatifs telle que la dressa Benveniste,
entre les actes d’autorité et les actes d’engagement. À bien y regarder, l’agir ne corres-
pond pas plus à l’un qu’à l’autre. Il n’est certainement pas un acte d’engagement.
Conformément à l’esprit de la jurisprudence romaine, en effet, qui consiste à toujours
se représenter un droit sous l’angle de celui au bénéfice duquel il est engendré (le

178
J.-M. David, Le patronat judiciaire au dernier siècle de la République, Roma, EFR, 992, p. XII,
p. 279.
179
Les vocabulaires spéciaux, en effet, ont vocation à sortir des cercles où ils ont vu le jour, d’autant plus
certainement s’il s’agit de groupes dotés de prestige dont les individus n’y ayant pas accès se plaisent à re-
produire les usages et le vocabulaire, par mode, par dérision, ou, compte tenu que nombre de notions
nouvelles trouvèrent d’abord leur expression propre et exacte dans les vocabulaires spéciaux, par nécessité.
A. Meillet, LHLG, op. cit., p. 251.
180
É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 267 (« La philosophie analytique et le langage »).
ENTRE FORMES ET SUJET: L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN 109
créancier, et non le promettant, comme dans les droits comparés)181, les actes
du ius civile se donnent à la source de droits ou de puissances personnelles.
Ainsi, le contrat civil, la stipulation, n’est précisément pas une promesse, mais
l’interrogation (la stipulation proprement dite) par laquelle le stipulator (cf.
actor, rogator) se manifeste activement au principe d’un engagement (la pro-
messe) pris par autrui. Son initiative tant au niveau de la formation de l’acte
(par son interrogation) que de sa sanction (par l’intentement d’une action),
constitue, à bien y réfléchir, une innovation majeure dans l’histoire des institu-
tions du droit privé, qui marque l’émergence d’une figure nouvelle parmi les
modes d’engagement des droits anciens basés sur le serment : la figure du créan-
cier.
Le modèle du performatif d’autorité est si prégnant qu’il revient au cours
de l’analyse que fait Benveniste du performatif toutes catégories confondues :
« un énoncé performatif (…) n’a d’existence que comme acte d’autorité. Or, les
actes d’autorité sont d’abord et toujours des énonciations proférées par ceux à qui
appartient le droit de les énoncer. »182. La condition relative à la personne énon-
çante est, certes, le préalable de tout performatif, y compris en droit romain. Seul
agit un civis Romanus, simple citoyen dans les procès (trait remarquable, au de-
meurant, parmi les énonciations publiques romaines), magistrat cum imperio dans
le cas du ius agendi. Toutefois, le performatif qu’est l’agir ne suppose pas tant une
autorité préalable dans le chef de l’actor qu’une auctoritas acquise a posteriori.
L’autorité « préalable » que marque la position hiérarchiquement supérieure de
l’acteur est extrinsèque au performatif. Elle relève de circonstances sociales extra-
linguistiques (ainsi, comme on l’a vu, dans le cas du ius agendi opposé, sur ce point,
à la symétrie des legis actiones, dont la scénographie consiste à dissoudre toute
hiérarchie entre les acteurs indifférenciés). Or, quelles que soient les positions
qu’occupent les sujets en interaction sur l’axe vertical de la relation, le « système
des places » (Flahaut) dépend avant tout de ce qu’en font les acteurs et de ce qui
se passe au cours de l’interaction. Le performatif d’action (plutôt que d’autorité)
repose sur un supplément de qualité au risque pris de la parole par l’actor. En
d’autres termes, la parole n’est pas ici l’effet du statut, mais le statut

181
V. Arangio-Ruiz, « Sponsio e stipulatio nella terminologia romana », BIDR 65 (1962), p. 198 n. 6 ;
p. 219 [= Scritti di diritto romano, IV, 1977, p. 281-312] ; R. Von Ihering, III, p. 306.
182
É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 273 (« La philosophie analytique et le langage »).
110 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

l’effet de la parole183. La réussite de l’acte n’est pas fonction de la qualité préa-


lable du sujet, mais sa qualité ajoutée fonction de la réussite de l’acte.
Les spécialistes modernes des interactions verbales le soulignent aussi :
« L’action (…) se rencontre partout où l’individu prend en connaissance de
cause des risques importants et apparemment évitables »184. Le trait caractéris-
tique de la parole agonale, le risque de la victoire (ou de la défaite), nous fait
rencontrer un facteur linguistique, cette fois, intrinsèque au performatif, à sa-
voir le sujet grammatical, le sujet énonciateur, l’acteur, tel qu’il s’accomplit per-
sonnellement dans l’acte de parole.
La différence est sémantiquement marquée en latin. Ainsi, même quand
il prononce les tria verba à la première personne, do, dico, addico, au fondement
de l’organisation du procès185, même quand il interroge les parties186, le préteur
dit (ait praetor), mais il n’agit pas. Ses interrogations sont strictement informa-
tionnelles et, quand il dit, il le fait en vertu de l’auctoritas que lui confère sa
fonction (auctoritas publica), non comme un effet de la suprématie qu’il mani-
feste à titre personnel en faisant preuve de qualités individuelles supérieures187.
L’agir est une parole qui ne vaut qu’en tant qu’elle prévaut sur une parole ad-
verse.
Ces pages sont dédiées à Yan Thomas sans lequel elles n’auraient pas fi-
guré dans ce volume. Modèle de finesse dans l’expression et d’audace dans l’ana-
lyse, chantre de la liberté face au truisme des choses, prince des jurisconsultes :
Tibi gratias ago sempiternas

183
Cf. dans l’art oratoire : Cic. Brut. 142 ; 184 ; De or. I, 87 ; II, 176 ; II, 184 (mores oratoris effingat
oratio) ; II, 201.
184
E. Goffman, Les rites d’interaction, Paris, éd. de Minuit, 1974, p. 158 ; ég. p. 121 : « Là où l’action
est présente, il y a presque toujours des chances à courir ».
185
Varron L VI, 30 ; Macr. Sat. 1, 16, 14 ; Ov. F. I, 47.
186
Gaius 2, 24 ; Varron L VI, 74.
187
Sur la différence entre auctoritas publica et auctoritas personnelle : J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire
latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 310 n. 11 ; ég.
J.-M. David, Le patronat judiciaire, op. cit., p. XVII ; p. 659.
ACTE DE PAROLE,
RHÉTORIQUE ET PERFORMANCE
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF
OU
LA TROISIÈME DIMENSION DU LANGAGE

Barbara Cassin

« [...] ce que l’on peut appeler à juste titre une rhétorique mo-
derne, une autre étude systématique de la façon dont on peut
avoir un effet ou être affecté par des actes de discours, à savoir
l’ouvrage d’Austin How to do things with words, qui est un
recueil de notes pour des conférences (comme le sont les textes
d’Aristote) publiées à titre posthume »
Stanley Cavell « La passion », dans Quelle philosophie pour le
XXIè siècle, J. Benoist et al. éd., Paris, Gallimard - Centre Pom-
pidou, 2001, p. 335.
« Rien ne nous empêche de tirer un trait là où nous le voulons
et où cela nous arrange»
J. L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970, trad.
Lane, p. 123.

Philosophie, rhétorique, sophistique

Comment « agit » exactement le logos ?


Je voudrais commencer par tracer un horizon de problèmes et un angle
d’attaque.
Mon point de départ est la trop célèbre phrase par laquelle Gorgias carac-
térise le logos dans l’Éloge d’Hélène (82 DK 11 § 8, t. II, p. 290) :
Λόγο δυνάστης μέγας ἐστίν, ὃς σμικροτάτῳ σώματι καὶ ἀφανεστάτῳ θειότατα ἔργα
ἀποτελεῖ.
114 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

- phrase que je propose de traduire :


Le discours est un grand souverain qui avec le plus petit et le plus inapparent des
corps performe les actes les plus divins.
Trois termes sont à souligner, qui renvoient sinon à l’acte de langage, du
moins, au langage comme acte. La différence entre les deux, acte de langage et
langage comme acte, est précisément ce que je cherche à interroger.
δυνάστης : c’est le premier déterminant du λόγος. Notons, pour s’en dé-
barrasser, que je rends λόγος par « discours » en souhaitant recouvrir du man-
teau de ce terme toutes les distinctions ultérieures incubées dans le français ; il
importe en effet, pour comprendre comment « ce discours-ci » tenu par Gor-
gias (ὅδε ὁ λόγος, § 3) peut légitimement servir de point de départ pour une
réflexion sur l’acte de langage, de remarquer que l’amplitude sémantique du
grec logos y est très largement mobilisée, ne serait-ce que via le jeu constant entre
singulier et pluriel. On pourrait par exemple traduire (ou surtraduire) les oc-
currences des paragraphes neuf à treize, selon le cas, non seulement, au singulier,
par « langage », « parole », « discours », mais, au pluriel, par « genres litté-
raires », « doctrines et traités », « discussions », « phrases et mots ». Il y va
simultanément du rapport à la ratio comme formalisation rationnelle (ἐγὼ δὲ
βούλομαι λογισμόν τινα τῷ λόγῳ δούς, « moi, je veux, donnant logique au dis-
cours », § 2) et comme proportion (τὸν αὐτὸν δὲ λόγον ἔχει ἥ τε τοῦ λόγου δύναμις
πρὸς τὴν τῆς ψυχῆς τάξιν…, « il y a le même rapport entre pouvoir du discours
et disposition de l’âme qu’entre dispositif des drogues et nature des corps »,
§ 14). Bref le logos, celui que produit Gorgias comme celui qui a pu persuader
Hélène, ceux des poètes et des oracles, ceux des météorologues, des orateurs et
des philosophes, le logos est un « dynaste » : suivant Chantraine1, δυνάστης
est celui qui a « le pouvoir d’agir » en général, et notamment le « pouvoir poli-
tique », comme Zeus (Sophocle), les chefs d’une cité (Hérodote, Platon), un
prince ou un roi (Thucydide). La parole est d’emblée puissance d’agir.
Ἀποτελεῖ: tel est le premier verbe qui définit cette puissance d’agir. Il est com-
posé de τελέω, « achever, mener à terme, accomplir » une œuvre, une entreprise, une
action, conformément à l’ambiguïté de τέλος, la « fin » comme terme et comme but,
et de ἀπό qui insiste sur l’achèvement d’un jusqu’au bout, exactement comme le

1
Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klinck-
sieck, 1968-1980, sur lequel je m’appuie pour tout ce qui suit.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 115
per de « performe ». On pourrait le rendre par « parachève », je choisis « per-
forme » pour faire entendre ce qui nous occupe.
Ἔργα : c’est cela qui est performé. Le terme, de même racine que work,
entre dans deux grands systèmes d’opposition : action / inaction (chez Hésiode
par exemple), et acte / mot, vain mot (au singulier comme au pluriel, d’Ho-
mère à Thucydide en passant par les Tragiques). Cette opposition tradition-
nelle de la parole et de l’acte, du verbal et du réel, est évidemment ce que notre
phrase de départ met en court-circuit. Elle le fait non sans profiter de l’ampli-
tude du sens de ἔργον et de son pluriel, « œuvre, ouvrage, occupation, travail,
affaire, manœuvre », qui conjoint le réel de l’acte et celui de l’œuvre : le logos
performe les actes / les œuvres les plus divins. Cette ambiguïté, que nous n’in-
terrogerons pas davantage, me semble accompagner la question de la perfor-
mance telle qu’elle se pose dans l’Antiquité, voire toujours.
Poursuivons la phrase, pour expliciter l’angle d’attaque :
δύναται γαρ καὶ φόβον παῦσαι καὶ λύπην ἀφελεῖν καὶ χαρὰν ἐνεργάσασθαι καὶ
ἔλεον ἐπαυξῆσαι.

De fait, il a le pouvoir de mettre fin à la peur, d’écarter la peine, de produire la


joie, d’accroître la pitié.
Deux nouveaux verbes sont à verser au dossier, confirmant la puissance
d’agir du logos. δύναται : le dynaste « a le pouvoir de », le puissant « peut ».
Quoi faire ? Accroître ou diminuer des passions premières (πάθημα, ἔπαθεν, § 9).
L’un des verbes qui dit l’action sur une passion est plus remarquable que les
autres, et apparemment peu fréquent : c’est ἐνεργάσασθαι, mal traduit par
« produire » la joie (qui, à son tour, est loin de dire χάρις, la « grâce » que
verse Athéna sur la tête d’Ulysse pour qu’il apparaisse dans sa force et sa beau-
té, la « faveur » et la « reconnaissance », le « plaisir » et la « jouissance ») ;
le terme reprend ἔργον l’acte / l’œuvre que performe le langage comme acte ; à
vrai dire, ἐργάζομαι (ici en composition avec ἀνά peut-être au sens de produire
« à nouveau », ou de « faire monter » la joie) est, à lui seul, déjà rendu par to
perform dans le Liddle Scott Jones. La joie est l’une des performances les plus
divines qu’accomplit le logos.
Voici la question que je voudrais alors poser : en quoi tout ce qui est décrit là
excède-t-il la rhétorique ? Ne peut-on simplement rabattre la première phrase sur
la seconde, la seconde sur une thérapie de l’âme, subjective, et le tout sur une fonc-
tion persuasive de type rhétorique ? Bref, l’action du langage ne se confond-elle pas
116 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

avec la rhétorique ? N’est-ce pas ainsi que l’on pense d’habitude, en tout cas
chaque fois qu’un philosophe lit un sophiste ?
Je voudrais tenter précisément un autre éclairage, à l’aide de la notion de
performance. D’où mes traductions. L’enjeu, qui m’est apparu en toute clarté
quand j’ai relu How to do things with words, est celui du statut de la rhétorique.
Sèchement : est-ce qu’il faut compter deux en matière de discours, ou est-ce qu’il
faut compter trois ?
Les questions s’enchaînent aussitôt. Quelle est l’identité du troisième ter-
me ? Pour la philosophie, le troisième, l’intrus, est la logologie sophistique2 , et
elle fait « inexister » dans toute la mesure du possible ce troisième terme à son
profit et au profit de la rhétorique, qu’elle assujettit. Pour Austin, le troisième
terme est la rhétorique, qui survient comme à l’improviste mais dont il tente
d’assurer la place entre l’illocutoire, qu’il « invente », et le locutoire, qu’il cir-
conscrit. La philosophie grecque et Austin ne partent pas des mêmes évidences,
mais ils sont tous deux confrontés à une troisième dimension du langage - « dit-
mension » pour mettre orthographiquement avec Lacan les points sur les i 3.
La double capture philosophique : la sophistique, c’est de la rhétori-
que, et la rhétorique, c’est de la philosophie
Compter deux est ce à quoi la philosophie nous habitue. Quand on parle,
on peut ou bien « parler de », ou bien « parler à », selon un « ou » évidem-
ment non exclusif. « Parler de », dévoiler, décrire, démontrer, est du registre
majeur de la philosophie en tant qu’ontologie et phénoménologie. « Parler à »,
persuader, faire effet sur l’autre, est du registre de la rhétorique. Il n’y a pas, du
point de vue de la philosophia perennis, de troisième dimension du langage.
Du coup, la seconde dimension elle-même est aspirée par la première.
On assiste en effet à un double rabattement. D’une part, ce qui pourrait excéder
la rhétorique, à savoir quelque chose comme la performance sophistique entée sur le
langage comme acte, est rabattu sur la rhétorique. D’autre part, la rhétorique devient,

2
Sur le terme « logologie », je me permets de renvoyer à L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, en
particulier p. 113-117.
3
« Le mieux est que je fasse un effort et que je vous montre comment je l’écris : dit-mension. », Co-
lumbia University Auditorium School of International Affairs, décembre 1975, dans « Conférences et
entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n° 617, Paris, Seuil, 1976, p. 42.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 117
de son côté, plus ou moins tranquillement l’affaire de la philosophie. La troi-
sième dimension, celle que pourrait servir à esquisser quelque chose comme la
sophistique, est appropriée en même temps que la rhétorique par la philosophie
normale, normée, normative, et le flux potentiellement puissant, actif et auto-
nome de l’acte langagier se trouve alors domestiqué par l’ontologie.
On peut décrire très précisément ces deux points de rabattement.
Premier point : la sophistique, c’est de la rhétorique. Le Gorgias de Platon
institue cette équivalence comme une évidence de départ, quitte à la retravailler
dans la suite du texte. « Gorgias - demande Socrate - dis-nous toi-même com-
ment il faut t’appeler en tant que savant en quel art [αὐτὸς ἡμῖν εἰπὲ τίνα σε χρὴ
καλεῖν ὡς τίνος ἐπισήμονα τέχνης] ? » Réponse de Gorgias : Τῆς ῤητορικῆς, ὦ
Σώκρατες, « en rhétorique, Socrate ». « Il faut donc t’appeler orateur ? »,
Ρήτορα ἄρα χρή σε καλεῖν; - « Et bon orateur, Socrate », Ἀγαθόν γε, ὦ
Σώκρατες…4. La sophistique, c’est de la rhétorique, et c’est le sophiste en per-
sonne qui l’aura dit. Même si, selon toute probabilité et contre l’apparence ma-
chinée par Platon d’un toujours déjà là de la rhétorique, l’on assiste dans cet
échange au moment d’invention du mot rhêtorikê [sc. tekhnê], comme d’ailleurs
du mot sophistikê, par Platon lui-même5.
Second point : or la rhétorique, c’est l’affaire de la philosophie. C’est vrai
pour Platon, puisque le Gorgias et sa rhétorique-sophistique, « ouvrière de per-
suasion » (πειθοῦς δημιουργός6), ne se comprennent que subsumés ou transcen-
dés par le Phèdre, avec l’avènement d’une rhétorique philosophique qui se
confond cette fois avec la dialectique et vise un auditoire de dieux7. La bonne
rhétorique, c’est donc la philosophie même. Aussi bien peut-on soutenir qu’avec
Platon la rhétorique disparaît, puisqu’elle se confond soit avec la sophistique
quand elle est mauvaise, soit avec la philosophie quand elle est bonne.
Cet extrémisme philosophique, qui vaut anéantissement de la rhétorique comme
telle, est dès lors moins probant que la perspective aristotélicienne selon laquelle la

4
449 a.
5
Je renvoie sur ce point à l’article vraiment convaincant à mes yeux d’Edward Schiappa, « Rhêtorikê,
what’s in a name. Toward a revised history of early greek rhetorical theory », Quarterly Journal of Speech,
feb. 1992, vol. 78, p. 2-15. Il l’a développé de multiples manières, notamment dans The Beginning of Rhe-
torical Theory in Classical Greece, New Haven, Yale U. P., 1999.
6
453 a.
7
Je me permets de renvoyer sur ce point aux analyses de L’Effet sophistique, op. cit., p. 414-423, que
j’opérais alors via la lecture proposée par Ælius Aristide.
118 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

rhétorique est une tekhnê, voire une epistêmê à part entière : sa « fonction pro-
pre n’est pas de persuader » comme chez Platon, mais bien « de voir les moyens
de persuader que comporte chaque sujet »8 et elle doit « faire la théorie du
persuasif qui convient dans chaque cas » 9. La rhétorique, antistrophe de la
dialectique10, existe donc par elle-même sans conteste et appartient de plein
droit à l’Organon. La sophistique serait, dans cette perspective, un semblant de
philosophie, lié à de la rhétorique biaisée par une mauvaise intention et mal
conceptualisée, proposant une série de recettes au lieu d’une théorie et d’une
méthode. La sophistique ne veut pas comprendre que la rhétorique relève du
régime discursif général qu’est l’apophantique, que le « parler à » est et doit
être soumis au « parler de ».
Or cette soumission est, je crois, le point crucial qui détermine l’ancrage
philosophique de la rhétorique, jusque grosso modo chez Perelman inclus malgré
une latinité cicéronienne qui tente de prendre cela à rebours. La violence du
geste peut se lire dans le paradoxe suivant, qu’Aristote plante au tout début de
sa Rhétorique : « La rhétorique est utile parce que le vrai et le juste sont natu-
rellement plus forts que leurs contraires »11. Mais pourquoi diable faudrait-il
alors quelque chose comme la rhétorique, si le vrai et le juste sont « naturelle-
ment » plus forts que le faux et l’inique ? La seule réponse, non explicite, est à
mon avis que la rhétorique doit aider la vérité qui a une plus grande force natu-
relle, exactement comme l’art aide ou « parfait » la nature : ainsi, dans la Phy-
sique, « l’art dans certains cas achève ce que la nature est incapable d’accomplir
jusqu’au bout et, dans d’autres cas, imite »12 . La philosophie compte deux,
« parler de » et « parler à », mais qui reviennent quoi qu’il arrive dans le giron
de l’un, sous le règlement de la vérité qui régit le « parler de ».
Pas de troisième dimension : le parler comme acte n’entre pas en ligne de comp-
te comme tel. Ce qui pourrait y ressembler le plus, à savoir un λέγειν λόγου χάριν,
« parler pour parler » ou « pour le plaisir de parler », est même radicalement exclu

8
Rhétorique, I, 2, 1355 b 10 sq. : οὐ τὸ πεῖσαι ἔργον αὐτῆς, άλλὰ τὸ ἰδεῖν τὰ ὑπάρχοντα πιθανὰ περὶ
ἕκαστον..
9
δύναμις περὶ ἕκαστον τοῦ θεωρῆσαι τὸ ένδεχόμενον πιθανόν, ibid., 1355 b 25-26.
10
C’est la première phrase de la Rhétorique, 1354 a 1.
11
χρήσιμος δέ ἐστιν ἡ ῥητορικὴ διά τε τὸ φύσει εἶναι κρείττω ἀληθῆ καὶ τὰ δίκαια τῶν ἐναντίων, ibid.,
1355 a 21-22, avec un texte qui pose problème (τε / γε, om. τό). Cette phrase n’est pas sans rappeler le titre
de Vaclav Havel : L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, La Tour d’Aigues, Éd.
de l’Aube, 2007.
12
Physique, II, 8, 199 a 15 sq. : ἡ τέχνη μὲν ἐπιτελεῖ ἃ ἡ φύσις ἀδυνατεῖ ἀπεργάσασθαι, τὰ δὲ μιμεῖται, où
l’on note la proximité avec le vocabulaire de Gorgias dans l’Éloge (δυνάστης, ἀποτελεῖ, ἐνεργάσθαι).
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 119
par le livre Gamma de la Métaphysique13 . Il y a certes des énoncés qui pour Aris-
tote échappent au régime de la vérité : ainsi la prière n’est-elle ni vraie ni fausse.
Mais aucun énoncé n’échappe au régime du sens qui fonde le principe de non-
contradiction, conformément à l’équation « évidente » selon laquelle parler
c’est dire quelque chose, dire quelque chose c’est signifier quelque chose, une
seule chose et la même pour soi-même et pour autrui. Or, précisément, ceux qui
refusent la décision du sens et le principe de non-contradiction sont ceux-là
mêmes qu’Aristote décrit comme « parlant pour parler », les sophistes, tenants
de ce que pourrait être un langage comme acte. Ce redoublement du legein logou
kharin serait en effet susceptible d’excéder, non seulement la vérité, mais a for-
tiori la persuasion, puisque le « parler à » (la persuasion) est philosophiquement
régi par le « parler de » (la vérité). Ou encore, pour anticiper sur les distinctions
austiniennes, le pouvoir autonome du langage ainsi mis en œuvre pourrait re-
lever plutôt de la force que de l’effet. Mais cette « logologie » est renvoyée par
Aristote hors du sens, assimilée à un logos de plante, c’est-à-dire à un non-logos,
en même temps que sont exclus de l’humanité ceux qui, comme Protagoras,
maintiennent leur refus du principe de non-contradiction.
J’évoque le régime normal du sens, à savoir le régime normé par Aristote,
qui nous détermine encore aujourd’hui que nous le sachions et voulions ou non,
parce que c’est sur ce fonds que se détache l’invention d’Austin, dans ses glis-
sements et ses ambiguïtés.

Locutoire, illocutoire, perlocutoire


« A third kind of act » : quel troisième ?
« Let us contrast both the locutionary act and the illocutionary act with yet a third
kind of act »14. L’invention austinienne consiste à compter trois. Mon propos est
comparatif : quels sont les points de ressemblance entre le trois sophistique refoulé
par la philosophie et le trois « inventé » par Austin et méconnu, dit-il, par la

13
Voir sur ce point La Décision du sens, avec M. Narcy, Paris, Vrin, 2e éd., 1998 .
14
How to do things with words, 2e éd. angl. 1975, repr. 1980, with corrections and new index, J.O.Urmson
et M. Sbisa, Oxford, Oxford U. P., p. 101. La traduction française Quand dire, c’est faire, trad. et introd. de
Gilles Lane, Paris, Seuil 1970 (repr. Points Essais, 1991, avec une postface de F. Recanati), est faite sur la
1re édition angl. How to do things with words, Oxford, Oxford U. P., 1962. Je renverrai selon le besoin à la
traduction française existante ou / et à la 2e édition anglaise, avec éventuellement une traduction de mon
cru [cit. désormais Austin].
120 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

philosophie jusqu’à lui ? Quel est le rapport entre la logologie et l’illocutoire ? La


question que je pose est rétrograde, comme la force du vrai selon Nietzsche : en quoi
Austin peut-il contribuer à éclairer ce qui, dans l’Antiquité, excède la philosophie et
la rhétorique, du moins la rhétorique philosophiquement pensée, c’est-à-dire rabat-
tue sur la philosophie15 ? Autrement dit : comment penser la performance avant le
performatif ? Les réflexions qui suivent ne font qu’ouvrir ce chantier.
Pour bien poser la question du rapport entre logologie et illocution, il faut
d’abord noter une différence essentielle : celle de l’ordre d’apparition des prota-
gonistes ; antiques : la philosophie (1), la rhétorique (2), puis la sophistique (3) que
la philosophie dénie (assimile ou expulse) ; modernes : le locutoire (1), l’illocu-
toire (2), le perlocutoire (3). Car c’est lui « la troisième sorte d’acte » pour Austin,
évidemment pas l’illocutoire, même si c’est l’illocutoire qui focalise son attention.
Il est frappant de constater que le perlocutoire, qui fonctionne, nous allons le voir,
comme le nom austinien de la rhétorique, ne se présente qu’après l’évidence du
locutoire et la trouvaille de l’illocutoire16. Ce qui pour la philosophie vient en
second, comme bien connu et dominé (la rhétorique), est ce qui survient en troi-
sième dans l’économie austinienne, comme tiers à ré-explorer : je prends cela
comme une invitation à remettre en mouvement le statut de la rhétorique.
Le rapport pertinent à interroger est donc celui entre, côté grec, « parler
de », « parler à », « parler pour parler », soit, en adoptant la terminologie
courante de la philosophie : philosophie, rhétorique, sophistique, et, côté Aus-
tin, locutoire, perlocutoire, illocutoire. Mon interrogation porte sur les limites
de l’analogie entre ces tripartitions. Je propose de fixer les idées au moyen du
tableau suivant, que toute la suite devra interroger et expliciter17. On aura déjà
compris que l’ordre des colonnes garde l’empreinte du point de vue : l’ordre
ci-dessous (1 philosophie, 2 rhétorique, 3 sophistique) est en effet un ordre
philosophique et non pas un ordre austinien. Il indique que « pour nous »,
philosophes et historiens de la philosophie, c’est le logologique / l’illocutoire
qui font question.

15
Le Centre Léon Robin a consacré son séminaire 2007-2009 à la thématique : « Définitions philoso-
phiques et définitions rhétoriques de la rhétorique ». Je crois pour ma part que la rhétorique rhétoriquement
pensée est tout autre que la rhétorique philosophiquement pensée, son nom le plus exact étant très proba-
blement « sophistique ».
16
« Notre intérêt, dans ces conférences, va essentiellement à l’illocutoire, dont nous voudrions faire
ressortir l’originalité. On a constamment tendance en philosophie à l’escamoter au profit des deux autres.
Il en est pourtant distinct. », Austin, trad. fr. p. 115 (cf. angl. p. 103).
17
J’y maintiens la langue originale quand sa précision risque de faire défaut en français.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 121

1 2 3
Locutoire Perlocutoire Illocutoire
Parler de Parler à Performer
Philosophie Rhétorique Sophistique
Normal statement « convaincre, persuader, empêcher « Je m’excuse »,
« Le chat est sur le paillasson » et même surprendre ou induire en « La séance est ouverte »
erreur »
[He obeys] « I got him to obey » I ordered him and he obeys »

meaning effects strenght, force


(« sense and reference ») (« producing of effects ») (« bound up to effects »)
of saying by saying in saying
Truth Persuasion Felicity
Les trois dimensions du langage

La révolution illocutoire ?
Austin réveille la philosophie de son sommeil apophantique. Partons de
ce réveil qui, à en croire Austin, est en train de « produire une révolution en
philosophie » : « Si quelqu’un veut l’appeler la plus grande et la plus salutaire
de son histoire, ce n’est pas, à y bien réfléchir, une prétention extravagante »18 .
La révolution consiste à isoler des énonciations (utterances) qui sont grammati-
calement des affirmations (statements)19, ne sont pas des non-sens, ne consta-
tent, ne décrivent ou ne rapportent rien, ne sont ni vraies ni fausses, et qui sont
« telles que l’énonciation de la phrase est, ou est une partie de, l’exécution d’une

18
Austin, trad.fr. p. 39 (cf. angl. p. 4).
19
Il n’est pas agréable de devoir traduire statement par affirmation : une « affirmation » ne désigne
pas une phrase négative, une négation, en français ordinaire, alors qu’un statement peut bien être négatif.
« Le chat n’est pas sur le paillasson » est un statement, qui state un état de fait, et correspond plutôt à un
« énoncé », terme que certains traducteurs réservent pour utterance (voir l’introduction aux Écrits philo-
sophiques, trad. Lou Aubert et A.-L Hacker, Paris, Seuil, 1994, p. 17-19). On remarquera 1) qu’une ambi-
guïté de ce genre est déjà grecque : apophansis (ἀπόϕανιϛ), « déclaration», a pour doublet apophasis
(ἀπόϕασις), du moins l’une des deux entrées apophasis du dictionnaire, qui signifie elle aussi « déclara-
tion », alors que l’autre entrée apophasis, indiscernable, signifie « négation » (et cela n’a pas été sans poser
quelques problèmes d’interprétation dans le De Interpretatione d’Aristote) ; 2) que, lorsque statement est
traduit par « énoncé » et utterance par « énonciation », en particulier dans les dernières conférences, rien
ne garantit dans ce que dit Austin que la différence statement / utterance soit superposable à la différence
« énoncé / énonciation » – pas plus, il est vrai, que la différence language / speech n’équivaut au triplet
« langue / langage / parole » : la traduction ne fait pas de miracle.
122 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

action qu’on ne saurait normalement décrire comme, ou ‘‘seulement’’ comme,


l’acte de dire quelque chose [as, or as ‘‘ just’’, saying something]20 ». Il y a bien
là de l’exceptionnel par rapport à la norme ontologique aristotélicienne : une
affirmation (pas une question ni une prière) qui, sans être hors-sens, est hors
vérité. Il est vrai toutefois, aristotéliciennement vrai, que toute la question de
la fiction, via n’importe quel énoncé sur le bouc-cerf, sens sans référence, est
susceptible de s’engouffrer dans cette caractérisation si l’on arrête là la descrip-
tion, et Austin quant à lui ne s’attardera guère à cette encombrante ques-
tion21.
Les exemples, prévient Austin, sont « décevants » : si pointus, petits, ex-
ceptionnels, le « oui » des mariés, « je lègue ma montre à mon frère », « je
baptise ce bateau le Queen Elisabeth », « je vous parie six pence qu’il pleuvra
demain »... Cependant, il appert qu’ils ont en commun une propriété caracté-
ristique très résistante : énoncer la phrase, ce n’est ni décrire ce que je fais ni
affirmer que je le fais, « c’est le faire », « it is to do it » 22 . L’acte de parole, on
l’a compris, n’est pas l’acte de parler, mais l’acte dont on parle, l’acte que l’on
énonce. C’est lui qui est acté, exécuté, quand on l’énonce. Ou, comme le dit
parfaitement Benveniste en commentant la conférence d’Austin à Royaumont:
« L’acte s’identifie donc avec l’énoncé de l’acte. Le signifié est identique au
référent », et, encore plus clair : « L’énoncé est l’acte »23.
Quelques remarques s’imposent pour déblayer le terrain comparatif.
Il est manifeste d’abord, pour un médiéviste ou un juriste en tout cas, que
l’invention austinienne n’est pas si neuve ni si peu théorisée qu’il semble le dire.
Son exemple du legs ou du baptême en témoigne, comme toutes les formules des
sacrements, des serments et des lois. L’acte de parole intervient depuis toujours de
manière à la fois cruciale et marginale dans l’histoire de la pensée. C’est l’un des
enjeux de ce recueil que de baliser les domaines d’exception, par rapport à la norme
apophantique, que sont le sacré et le magique, depuis la création divine jusqu’à la

20
Austin, angl. p. 5, cf. fr. p. 40.
21
Pour une topologie du sens aristotélicien qui assigne sa place à la fiction, je me permets de renvoyer
à La Décision du sens, op. cit., p. 58, et à son développement dans l’Effet sophistique, op. cit., p. 333-336. La
place de la fiction, et plus généralement du littéraire, est évidemment un point nodal de la réflexion contem-
poraine sur Austin (voir par exemple Jacques Derrida, « Signature, évènement, contexte », in Marges de
la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 365-393).
22
Austin, angl. p. 6, cf. fr. p. 41.
23
« La philosophie analytique et le langage », Les Études philosophiques n° 1, janvier-mars 1963, repris
dans Problèmes de linguistique générale, ch . XXIII, Paris, Gallimard, 1966, p. 274.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 123
formule sacramentaire, le politico-juridique, avec le droit romain, le littéraire,
avec le statut du poète et de l’auctor.
Il est manifeste également que les exemples austiniens en tête d’épingle
n’ont pas grand chose à voir, comme affirmation d’une « troisième dimen-
sion » du langage, avec l’amplitude de la « dynastie » du logos dont je suis
partie et qu’en tout cas ils ne sauraient se confondre avec elle.
Pour tenter de mieux comprendre le rapport entre la pointe qu’est le « per-
formatif » et la notion plus vaste, vague et générique, de « performance », je
voudrais commencer par quelques remarques sur leur famille terminologique.
Je voudrais ensuite effectuer la comparaison entre ces « troisièmes » di-
mensions non pas directement, mais indirectement, par différence avec ce qu’el-
les ne sont pas (les deux autres). Et montrer comment c’est finalement, pour
Austin lui-même, la difficulté de tracer une frontière nette entre perlocutoire
et locutoire d’une part, entre perlocutoire et illocutoire d’autre part, qui le
conduit à proposer une notion plus vaste et plus générique : celle de speech-act,
mettons « acte de parole », beaucoup plus proche de la « performance ».
Je retrouverai alors la logologie sophistique en deux points très précis :
dans la manière dont elle opère une lecture de la philosophie en termes de speech-
act, avec Gorgias lecteur de Parménide ; et dans la manière dont elle-même ex-
cède à la fois la philosophie ou le régime locutoire normal, et la rhétorique ou
le perlocutoire, avec l’epideixis, qui ne décrit pas en termes de vérité, qui ne
produit pas non plus seulement un effet de persuasion, mais qui effectue avec
félicité ce que j’appelle un effet-monde.
« To perform » - « performance » et « performative », performatif et
perlocutoire
Performative / « performatif » est une invention d’Austin, acclimatée
dans le français par Austin lui-même dès le Colloque de Royaumont24, et aus-
sitôt justifiée et appropriée par É. Benveniste : « Puisque performance est déjà
entré dans l’usage, il n’y aura pas de difficulté à y introduire performatif au sens
particulier qu’il a ici. On ne fait d’ailleurs que ramener en français une famille
lexicale que l’anglais a prise à l’ancien français »25.

24
« Performatif-constatif », La Philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962, p. 271-281.
25
« La philosophie analytique et le langage », art. cit., p. 270, n. 4.
124 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

L’anglais, dit le Klein’s Comprehensive Etymological Dictionary of English


Language, aurait forgé performance sur le vieux français « parfournir » (du latin
médiéval perfurnire) ou / et « parformer », avant que le français ne le lui em-
prunte au moins trois fois, à en croire le Dictionnaire Culturel de la Langue fran-
çaise d’Alain Rey. C’est un terme bilingue et en mouvement, qui réunit le sport
(performance-record, il appartient d’abord au vocabulaire des turfistes), la tech-
nique (performance-rendement d’une machine), la psychologie (test de perfor-
mance), la linguistique (performance / compétence depuis Chomsky) et surtout
l’art moderne, de l’exécution d’une œuvre (en anglais, la représentation théâtrale)
à la modernité du happening. Il est difficile de ne pas ajouter qu’aujourd’hui la
performance occupe en France le devant de la scène, avec l’évaluation et la cultu-
re du résultat, au risque de casser les cœurs de métier 26. C’est ainsi, du plus objec-
tif au plus subjectif, l’acte, son actualité, son actualisation, qui sont en jeu.
Quant à performatif , ajoute simplement Benveniste, il est régulièrement
formé, comme résultatif, prédicatif, ou son autre austinien, le constatif.
Ce qui m’intéresse cependant est la différence entre le nom et l’adjectif subs-
tantivé. Seul l’adjectif performative (sentence, ou utterance, dont on fait l’ellipse
comme pour rhêtorikê ou sophistikê <tekhnê>) est inventé et marqué par Austin ;
quant au verbe to perform et au substantif performance, il n’est pas facile de faire la
part du sens courant et du sens marqué. J’ai tendance à penser (mais mon inven-
taire n’est pas systématique) que c’est le sens anglais usuel qui fonctionne réguliè-
rement, même s’il ne peut pas ne pas être contaminé par la charge terminologique
de l’adjectif. Ainsi, on lit au ch. VIII, celui où apparaît la troisième sorte d’acte :
« We shall call the performance of an act of this kind the performance of a ‘‘perlocu-
tionary’’ act and the act performed [...] a perlocution 27». La performance est claire-
ment indifférente au type d’acte performé (Austin conclut d’ailleurs la phrase

26
Ainsi : « Moi je vois dans l’évaluation la récompense de la performance. S’il n’y a pas d’évaluation,
il n’y a pas de performance» (Discours du Président de la République à l’occasion du lancement de la ré-
flexion pour une stratégie nationale de la recherche et de l’innovation, 22 janvier 2009), ou : « La culture
du résultat et de la performance a toujours été au centre de mon action. Nous ne devons avoir aucun tabou
à l’égard des chiffres et j’ai toujours préconisé la plus grande transparence » (Discours de M. le Président
de la République. Réunion avec les principaux acteurs de la sécurité, de la chaîne pénale et de l’Éducation
nationale, 28 mai 2009). Voir L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Roland Gori, Bar-
bara Cassin et Christian Laval dir., Paris, Fayard, 2009.
27
Angl. p. 101. On ne retrouve pas la famille terminologique dans la traduction française, qui rend « to
perform an act » par « produire un acte », et la phrase citée par « Nous appellerons un tel acte un acte
perlocutoire, ou une perlocution » (p. 114). Cette non-traduction n’a rien de faux, elle révèle que perfor-
mance et perform sont non marqués.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 125
qui précède par l’expression : « the performance of the locutionary or the illocu-
tionary act » ).
The performance of a perlocutionary act. Je voudrais signaler chemin fai-
sant un trouble terminologique que je suis apparemment la seule à éprouver,
Austin n’ayant quant à lui pas l’air d’en souffrir : il ne faut pas se laisser aller à
confondre le per- de perlocution avec le per- de performatif. Les deux n’ont rien
à voir. Le per de performatif, comme celui de performance, dénote l’accomplis-
sement d’un « jusqu’au bout » (apo-telei dans la phrase de Gorgias), alors que
le per de perlocution dénote le moyen, à savoir le by du « by saying »28 : c’est
« par le moyen » du dire, et non « dans » le dire lui-même (« in saying » ca-
ractéristique de l’illocutoire ou performatif), qu’agit le perlocutoire. Dans le
per-formatif, l’énoncé est l’acte tel qu’en lui-même, dans le per-locutoire, l’énon-
cé est le moyen d’agir et de produire un effet. Cependant, lorsque j’ai choisi le
vocable de « performance », dès l’Effet sophistique, pour rendre epideixis (ter-
minologique chez Platon de la discursivité des sophistes, j’y reviendrai longue-
ment), c’est qu’il me semblait propice à greffer sur la rhétorique quelque chose
de l’ordre de la Wirklichkeit - en opérant, si l’on peut dire, une confusion des
per.
Voyons à présent comment coupler terme à terme l’ancien et le nouveau.
Locutoire / apophantique
Je crois que l’on peut accepter sans trop de peine l’équivalence entre le « lo-
cutoire » ou « constatif » austinien et le « parler de » ou « apophantique » aris-
totélicien. Dans les deux cas, il y va du régime normal du discours, celui que la
philosophie pense et pratique, lié au moins dans l’antiquité à l’ontologie et à la
phénoménologie, que l’on peut désigner par réduction comme « illusion descrip-
tive » et qu’Austin considère d’emblée comme celui auquel les philosophes ont seul
prêté attention29. Un normal statement est un logos apophantikos : « le chat est sur le

28
Austin est évidemment parfaitement conscient de ce sens-là pour le per-locutoire ; ainsi : « Nous
dirons ‘‘par son acte de B-er, il C-a’’, plutôt que ‘‘en B-ant...’’ . Voilà pourquoi nous appelons C un acte
perlocutoire, et le distinguons de l’illocutoire » (fr. p. 118 / angl. p. 107).
29
« Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une affirmation [the business a statement]
ne pouvait être que de ‘‘décrire’’ un état de choses ou ‘‘d’affirmer un fait quelconque’’ [state some fact], ce
qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse [which it must do either truly or falsely] » (ch. I, trad. fr. p.
37 / angl. p. 1). Ou, après le sea-change, renvoyant à cette même « illusion descriptive » de la première
conférence : « on peut affirmer que les philosophes ont trop longtemps [réduit] tous les problèmes à des
problèmes d’‘‘usage locutoire’’ » (8e conf., trad. fr. p. 113 / angl. p. 100).
126 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

paillasson » vaut « Socrate est blanc ». Tous deux disent quelque chose, legein
ti pour Aristote et say something pour Austin, et même « disent quelque cho-
se de quelque chose ». Ils ont dans les deux cas un rapport au meaning, au sê-
mainein, à la signification, c’est-à-dire généralement au sens et à la référence,
et ils sont susceptibles de vérité et de fausseté, true / false, alêthes / pseudos. Bref,
on peut superposer sans mal la description que donne Aristote de l’énoncé
propositionnel au début du De Interpretatione (ch. 1 et 4) et la description que
donne Austin du statement au tout début de Quand dire, c’est faire, description
rapide mais qui sera reprise, explicitée ou complétée plus d’une fois dans la
suite.
Perlocutoire / rhétorique, ou l’évitement de la « rhétorique »
Il n’est pas très difficile non plus d’accepter l’équivalence entre perlocu-
toire et rhétorique, à un certain nombre d’étrangetés près. On a déjà souligné
une première différence quant à l’émergence de la notion, comme troisième
terme après le constatif-apophantique et le performatif. De fait, c’est seulement
à la huitième conférence (huitième sur douze, donc dans le dernier tiers), inti-
tulée « Locutionary, Illocutionary, and Perlocutionary Acts », qu’intervient
notre « troisième sorte d’acte ».
La rhétorique comme troisième, soit, mais à ceci près que le mot « rhé-
torique » n’apparaît pas, ni dans ce chapitre ni, sauf erreur de ma part, où
que ce soit dans le livre. Toutes les caractéristiques y sont, mais pas le nom.
Or, à coup sûr, Austin, grand conférencier devant l’Aristotelian Society,
n’ignorait pas Aristote qui, avec Kant, lui sert à dessiner les contours de la
philosophie transmise par une tradition qu’il n’appelle pas continentale. Il y
a là quelque chose de l’ordre de l’évitement. Qu’on me permette une remar-
que. Si j’ai tant de plaisir à lire Austin, c’est que, comme Aristote, trop hon-
nête, il ne cache rien, bien au contraire, des points susceptibles de contrarier
la machine qu’il met en place : les expliciter le fait même régulièrement avan-
cer. C’est aussi pourquoi ce qu’il ne pense pas à dire alors qu’on l’attendrait,
son point aveugle si l’on veut, est du plus haut intérêt pour une interprétation
et une suite.
L’évitement du mot rhétorique provient, je crois, d’une gêne définitionnelle ou,
plus exactement, d’une incommensurabilité. La rhétorique, comme d’ailleurs la phi-
losophie ou la sophistique, n’est pas un « statement ». Mais il faut faire un pas de
plus : s’il y a un statement normal ou propre à la philosophie, à savoir le constatif par
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 127
différence avec le performatif, il n’y a pas de statement propre à la rhétorique.
Austin ne donne jamais un exemple de statement perlocutoire, analogue à « le
chat est sur le paillasson » pour le locutoire traditionnel, ou à « la séance est
ouverte » pour l’illocutoire révolutionnaire (ce dernier genre donnant d’ailleurs
lieu pour sa part à une série de recensements, de distinctions et de taxinomies,
aussi volontaristes que problématiques, recommencées toujours avec allant, et
toutes étayées sur une foule d’exemples). Pour le perlocutoire, au lieu d’un sta-
tement susceptible de guillemets, nous trouvons constamment quelque chose
comme une description de statements ou, plus exactement, une description d’ac-
tes perlocutoires : « Thirdly, we may also perform perlocutionary acts : what we
bring about or achieve by saying something, such as convincing, persuading, de-
terring, and even, say, surprising or misleading 30 ». Sous le chapeau de la dis-
tinction-clef of saying, in saying, by saying, on retrouve au sein du by saying les
traits traditionnels caractéristiques de la rhétorique peithous dêmiourgos,
l’« ouvrière de persuasion » du Gorgias et, comme telle, capable de tromper,
mais aucun énoncé propre. L’impossibilité de définir par des traits intrinsèques
un énoncé ou une énonciation perlocutoire est corroborée par le fait que :
Clairement, n’importe quel, ou à peu près n’importe quel, acte perlocutoire est,
si les circonstances s’y prêtent, susceptible d’être produit, avec ou sans prémédi-
tation, par n’importe quelle énonciation, et en particulier par une énonciation
purement et simplement constative (à supposer qu’un tel animal existe)31.
Ainsi, en faisant remarquer apophantiquement que c’est là le mouchoir de
votre femme, je produis un effet perlocutoire majeur : je vous persuade qu’elle
vous trompe.
Cette labilité extensive est liée à la définition complexe des actes perlocutoires,
qui ne se réduisent pas à un seul statement ni au statement seul. Ils engagent en effet,
non seulement une argumentation et une discursivité étendues dans le temps, mais
la réception par un auditoire : « actes que nous provoquons ou accomplissons par
le fait de dire une chose »32. Ce « ou », qui lie un acte (acte que nous accomplissons)
et une conséquence sur autrui (acte que nous provoquons), gère tant bien que mal
la différence entre celui qui parle et celui qui entend, caractéristique de la rhétori-

30
IX, p. 109, cf. fr. 119 : « Nous avons défini les actes perlocutoires : actes que nous provoquons ou
accomplissons par le fait de dire une chose. Exemples : convaincre, persuader, empêcher, et même surpren-
dre ou induire en erreur » (les italiques dans l’anglais sont d’Austin).
31
Angl. p. 110, ma traduction, cf. fr. p. 120.
32
Trad. fr. p. 119 : « what we bring about or achieve by saying », angl. p. 109.
128 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

que comme « parler à », bipolarisée entre un orateur et un auditoire. Le statement


ne saurait donc être sans difficulté l’unité de mesure qui convient à la rhétorique.
Le sea-change
D’une certaine manière, Austin traite la rhétorique / le perlocutoire comme
fait la philosophie : il lui confère une vocation à s’évanouir. On notera d’ailleurs
que le perlocutoire n’apparaît (fin de la conférence VII, puis VIII, IX, X) que pour
mieux disparaître (il n’en est plus question dans les deux dernières conférences).
Pourtant l’intervention du perlocutoire joue un rôle essentiel : celui de catalyseur
pour le célèbre sea-change, la « transformation marine »33 qui permet d’accéder
à la théorie générale des actes de discours. Hannah Arendt utilise parfois le même
syntagme, à côté de la phrase de René Char « Notre héritage n’est précédé d’aucun
testament ». Austin comme Arendt tiennent à signifier que « le fil de la tradition
est rompu »34. Cette « transformation marine », naturellement non-dialectique,
ne laisse rien subsister mais ne fait rien disparaître, comme dit Ariel dans The
Tempest (I, 2) : « Full fathom five thy father lies / Of his bones are coral made / Tho-
se are pearls that were his eyes / Nothing of him that doth fade / But doth suffer a
sea-change / Into something rich and strange35 ».
Le sea-change est désigné comme tel seulement dans la XIIe et dernière confé-
rence, et sobrement défini comme « ce qui réussit à faire passer de la distinction
performatif-constatif à la théorie des actes de discours » (p. 150, cf. fr. p. 152). Mais
il renvoie à « l’embrouillamini » (tangle) évoqué à la fin de la VIIe conférence, qui
oblige à prendre « un nouveau départ » (a fresh start to the problem) :
Il est temps [...] de reprendre le problème à neuf. Il nous faut reconsidérer d’un point
de vue général les questions : en quel sens dire une chose [say something] peut-il être

33
P. 150 (cf. fr. p. 152, « passage radical »). Il faut signaler une première occurrence de l’expression sea-
change, à propos de l’usage parasitaire ou de l’étiolement du langage, et en particulier du performatif, dans
l’itération ou la citation (par un acteur, dans un poème, mais aussi « généralement »), évidemment pointée
par Derrida dans l’article mentionné. Pour Austin, « un énoncé performatif sera creux ou vide d’une façon
particulière si par exemple il est formulé par un acteur sur une scène ou introduit dans un poème ou émis
dans un soliloque. Mais cela s’applique de façon analogue à quelque énoncé que ce soit : il s’agit d’une trans-
formation marine dûe à des circonstances spéciales » (angl. p. 22, cf. fr. p. 55 « revirement »). Voir Stephen
Mulhall « Sous l’effet d’une transformation marine : crise, catastrophe et convention dans la théorie des
actes de parole », Revue de Métaphysique et de Morale, 2004/2, n° 42, p. 305-323.
34
C’est le mouvement de « La brèche entre le passé et le futur », Préface à La Crise de la culture, trad.
fr. Paris, Gallimard, 1972, p. 12-27.
35
« Par cinq brasses de fond repose ton père, de ses os sont faits les coraux, les perles sont ce que furent
ses yeux, rien de lui ne s’évanouit, mais il subit une transformation marine en quelque chose de riche et
étrange ».
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 129
la faire ? Ou en quel sens faisons-nous quelque chose en disant quelque chose [in
saying] ? (Et peut-être aussi, ce qui est un autre cas : en quel sens faisons-nous quel-
que chose par le fait de dire quelque chose [by saying]?). Un peu de clarification et
de définition nous aidera peut-être à sortir de cet embrouillamini. Après tout,
« faire quelque chose » est une expression très vague : lorsque nous formulons une
énonciation, quelle qu’elle soit, ne « faisons-nous » pas « quelque chose »36 ?
C’est donc la huitième conférence, intitulée « Locutionary, illocutionary
and perlocutionary acts », qui opère effectivement le sea-change. L’aspect nomo-
thétique est souligné : Austin « baptise » l’acte locutoire (blur, 94 / 109),
37
« nomme » l’acte illocutoire (call, 98 / 112) , et introduit la « troisième sorte
d’acte » qu’il « nomme » perlocutoire (call, 101 / 114). Il distingue donc dès
lors trois, et non plus deux, entités, qu’il subsume sous le genre commun des
« actes de discours » ; enfin il les définit de manière harmonieuse ou commen-
surable : « to say something » (94 / fr. 109) devient un « act of saying some-
thing », un « acte de dire quelque chose » (100 / fr. 113), symétrique du by
saying caractéristique du perlocutoire et de l’in saying de l’illocutoire.
Voici, pour fixer les idées, une schématisation élémentaire du sea-change.
1re taxinomie sea-change 2e taxinomie
Constatif / Performatif Locutoire / illocutoire / perlocutoire
(ch. 1-8) (ch. 8-12)
statements, sentences speech-acts
La « transformation marine »

À y regarder de plus près cependant, rien n’est résolu. L’intervention du perlo-


cutoire fait seulement passer l’illocutoire, objet propre d’Austin, d’une difficulté à une
autre. La première difficulté était celle d’opérer strictement la distinction, au sein de
la première taxinomie, entre performatif et constatif. D’où l’intervention de la « troi-
sième sorte d’acte », le perlocutoire, comme ressource pour résoudre la difficulté

36
Fr. p. 107 (légèrement modifié), angl. p. 91 sq.
37
Notons que le mot « illocution » est apparu une fois auparavant et une seule, dans une note de la pre-
mière conférence visiblement ajoutée pour renvoyer à l’élaboration ultérieure (« Formuler une énonciation
constative [...], c’est émettre une affirmation. Formuler une énonciation performative, c’est, par exemple,
faire un pari. Voir plus loin, à propos des illocutions » fr. n. *** p. 41, angl. n. 2 p. 6). On constate que c’est
« locutoire » qui fournit l’éponymie à ses autres (« il... » et « per... »). En revanche, c’est la notion d’« acte
de langage » pensée à partir du performatif et non pas du constatif qui fournira le genre commun.
130 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

et la transformation marine. Or cette transformation, qui produit une nouvelle


taxinomie à trois éléments, locutoire, illocutoire, perlocutoire, débouche sur une
seconde difficulté : celle d’opérer strictement la distinction entre illocutoire et per-
locutoire - sans compter que le locutoire n’est pas non plus réellement distinct.
Nous reviendrons sur ces difficultés.
Mais il faut souligner avec force que, si rien n’est résolu, tout est trans-
formé. Car le sea-change a opéré le passage d’une conception en termes de sta-
tements - nous avons vu que le statement ne convient pas au perlocutoire, et que
de là provient peut-être l’authentique effet de catalyse propre à ce dernier - à une
conception en termes de speech-acts, avec une nouvelle focalisation de l’intérêt.
« The total speech-act in the total speech-situation is the only actual phenomenon
which, in the last resort, we are engaged in elucidating » ; « L’acte de discours
intégral dans la situation intégrale de discours est en fin de compte le seul phé-
nomène que nous cherchons de fait à élucider »38.
Speech-act et performance
Avec le passage aux speech acts, nous gagnons un autre point de vue sur le
rapport entre performance et performatif, et une autre appréciation du rapport
entre acte de langage et langage comme acte. Je voudrais souligner ce qui change.
1) Locutoire et illocutoire : vérité et félicité
Repartons de la distinction constatif / performatif. Elle recoupe la dis-
tinction vérité / bonheur.
La vérité de l’énonciation constative « Il court » dépend du fait qu’il coure. En
revanche [...] c’est le bonheur de l’énonciation performative « je m’excuse » qui
fait que je m’excuse [it is the happiness of the performative « I apologize » which
makes it the fact I am apologizing] ; et il dépend du bonheur de l’énonciation per-
formative « Je m’excuse » que je réussisse à m’excuser. Voilà un moyen de justifier
la distinction « performatif-constatif » - la distinction entre faire et dire39.
Aristote le dit de la même manière pour le constatif : c’est parce que la neige
est blanche que « la neige est blanche » est une proposition vraie. Cependant, la
différence nous était apparue considérable entre la pointe (c’est parce que je dis
« je m’excuse » que je m’excuse), et la logologie sophistique, avec l’amplitude

38
Début de XII, p. 148, cf . fr. p. 151. C’est l’une des morals à tirer des analyses austiniennes.
39
Fr. p. 75, angl. p. 47.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 131
« rhétorique » de son effet-monde ; c’est pourquoi l’analogie stricto sensu entre
apophantique philosophique / performance sophistique d’une part, et consta-
tif / performatif de l’autre, nous paraissait si difficile.
Or c’est cette différence qui se comble lorsque se brouille la séparation
entre constatif et performatif. Comme le signale très justement Cavell40, ce qui
produit la mise en crise de la distinction duelle de départ constatif / performa-
tif, c’est le fait que la distinction vérité / félicité ne puisse se maintenir telle que.
Il y a, à mon sens, deux manières de décrire ce brouillage. Celle de Cavell, qui
s’appuie sur l’avant sea-change, et fait revenir le bonheur sous la condition de la
vérité : « Nous sommes ainsi amenés à affirmer ceci : pour qu’une énonciation
performative soit heureuse, certaines affirmations doivent être vraies »41. Aus-
tin constate alors, comme le rappelle Cavell, qu’« il existe des cas où il y a dan-
ger de voir s’effondrer la distinction initiale et provisoire entre constatifs et
performatifs »42 . Et Cavell mue cette crise en victoire :
Pour ma part, je n’entends pas tant nier ces descriptions que souligner que ce
moment critique représente pour Austin une victoire insigne en ce qu’il montre
que les performatifs ont le même lien inéluctable avec les faits, que le processus
d’évaluation est le même43.
J’ai bien envie de voir la victoire ailleurs, en me fondant sur l’après sea-change.
De fait, « on pourrait dire qu’effectuer un acte locutoire en général, c’est produire
aussi et eo ipso un acte illocutoire - ainsi que je propose de l’appeler »44. C’est pourquoi
« la doctrine de la distinction performatif / constatif est, par rapport à la doctrine des
actes locutoires et illocutoires au sein de l’acte de discours total, comme une théorie
restreinte [special] par rapport à la théorie générale »45. Eo ipso, le locutoire est aussi un

40
Stanley Cavell, « La passion », dans Quelle philosophie pour le XXIe siècle, L’Organon du nouveau
siècle, J. Benoist et al. éd., Paris, Gallimard / Centre Pompidou, 2001, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, p.
334-386, ici p. 335. Dans cet article, Stanley Cavell s’attache lui aussi à une réévaluation du perlocutoire.
Il s’agit pour lui de le penser comme « énonciation passionnée [passionate utterance] » par différence avec
le caractère conventionnel et légal du performatif : « Une énonciation performative est une offre de par-
ticipation à l’ordre de la loi. Et peut-être pouvons-nous ajouter : une énonciation passionnée est une invi-
tation à l’improvisation dans les désordres du désir » (p. 377). Bien évidemment passion et rhétorique ont
partie liée, comme suffirait à l’attester la phrase de L’Éloge d’Hélène dont nous sommes partis. D’autant
que, dit Cavell, « mon idée d’énonciation passionnée est donc, somme toute, un souci de la performance »
(p. 381). Mais Cavell ne s’intéresse pas à la différence performance-performatif qui me préoccupe ici.
41
Austin, fr. p. 73, cité par Cavell, ibid. p. 352.
42
Austin, fr. p. 80.
43
Cavell, ibid. p. 355.
44
Fr. p. 112 (« to perform a locutionary act is in general, we may say, also and eo ipso to perform an illo-
cutionary act, as I propose to call it », angl. p. 98). Cavell attire également l’attention sur cette phrase.
45
Début de la XII e conf., angl. p. 148, ma traduction ; cf. fr. p. 151.
132 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

illocutoire, parce qu’il est d’abord un acte. Avec l’acte de discours intégral, c’est
la performance qui ramasse la mise. Le rapport de force s’inverse. La vérité se
trouve après le bonheur, comme un cas particulier. Ce qui compte, et qui sur-
prend, dans le rapport vérité-bonheur n’est pas tant que de la vérité soit requise
pour qu’un performatif puisse être heureux (oui, il y a un état du monde, avec
conditions et intention, qui détermine la félicité), mais c’est que la séance se
trouve de fait ouverte lorsque le performatif a été prononcé dans les conditions
de félicité. Autrement dit, quand le performatif est heureux, le constatif qu’il
devient est vrai. C’est, me semble-t-il, par là que nous passons au-delà du per-
formatif, indéfinissable stricto sensu, pour toucher à une performativité élargie
à la performance.
Je voudrais le faire comprendre à partir d’un exemple récent et remarqua-
ble. « Yes, we can » est un énoncé formellement constatif, apophantique selon
toute apparence. Mais dès qu’on le considère comme un acte de langage en si-
tuation, on comprend que ce constatif était d’abord et avant tout un performa-
tif, jusqu’à Chicago Night, où il a gagné son statut de constatif conforme à
l’usage habituel. Comme le dit Gorgias, « ce n’est pas le discours qui repré-
sente le dehors, c’est le dehors qui devient révélateur du discours »46. Tout
constatif, dans certaines circonstances que l’exemple sophistique nous permet-
tra peut-être de mieux cerner, est un performatif heureux qui est devenu vrai.
Loin du « désert d’une précision qui se veut comparative »47, nous reconnaî-
trons que « la même phrase peut être employée des deux façons selon les cir-
constances »48 et que, eo ipso, la différence constatif / performatif considérée
du point de vue de l’acte de langage s’élargit à la différence ontologie / logologie,
via la différence vérité / bonheur. Car la différence entre les énoncés n’est pas
une différence de nature, mais une différence d’usage, avec tout ce que la notion
comporte de flou et de dangereux pour l’ontologie, sur le mode profondément
49
sophistique du khrêsthai et des khrêmata grecs .

46
Οὐχ ὁ λόγος τοῦ ἐκτὸς παραστατικός ἐστιν, ἀλλὰ τὸ ἐκτὸς τοῦ λόγου μηνυτικὸν γίνεται, cité par Sextus
Empiricus, Adversus Mathematicos VII, 85 (= 82 B 3 D.K., II, p. 282), commenté dans L’Effet sophistique,
op.cit., p. 70 sq.
47
Fr. p. 81.
48
Fr. p. 89.
49
Austin verse lui-même les difficultés à maintenir ses distinctions au compte de l’« usage du langage »,
et de la notion même d’« usage » aussi vide et polysémique que celle de sens. Ainsi pour la distinction
locutoire / illocutoire, à propos de l’eo ipso qui n’a rien de mystérieux, « le problème étant plutôt le nombre
de sens de so vague an expression as ‘‘ in what way are we using it’’ » (angl. p. 99, fr. p. 112), repris angl.
p. 100 : « the different uses of the expression ‘use of language’, or ‘use of a sentence’ etc : ’use’ is a hopelessly
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 133
2) De l’apophantique comme acte de dire quelque chose
J’ajouterais que c’est plutôt le bonheur qui gagne, partageant en sophiste
la satisfaction qu’Austin éprouve à en faire voir des vertes et des pas mûres (c’est
l’équivalent que donne le Robert et Collins pour play old Harry50) au fétiche
vérité-fausseté. La vérité est un cas particulier de la félicité, c’est en ce sens que
la différence vrai / faux est un fétiche mis à mal, et c’est cela que nous retrouve-
rons dans l’analyse que Gorgias propose du Poème de Parménide. Pour revenir
à la philosophie, ce qu’il y a de vraiment nouveau par rapport à Aristote dans
la description d’Austin advient, me semble-t-il, lorsque le point de vue normal,
c’est-à-dire philosophique, sur le normal statement, le cède au point de vue pro-
prement austinien du speech-act généralisé. C’est alors en effet que le constatif
devient dans la seconde taxinomie : act of saying something.
De cela, du moins, je ne vois nul équivalent aristotélicien possible. Parler est
sans doute pour Aristote, comme pour Homère et tous les Grecs, un certain type
d’action, cette action impliquant d’ailleurs toute une série d’actes physiques (phona-
tion, articulation etc..) et mentaux (intention de signifier, de désigner, communiquer)
que les traités physiques, logiques, métaphysiques, d’Aristote permettent de détailler51.

ambiguous or wide word, just as is the word ‘meaning,’ which it has become customary to deride ». De même
pour la distinction illocutoire / perlocutoire : « We have already seen how the expression ‘meaning’ and ‘use
of sentence’can blur the distinction between locutionary and illocutionary acts. We now notice that to speak of
the ‘use’ of language can likewise blur the distinction between the illocutionary and perlocutionary act » (angl.
p. 103, cf. fr. p. 113). Sur l’usage dans son rapport à la sophistique, je me permets de renvoyer à L’Effet so-
phistique, op. cit., en part. p. 225-236 et 324-326.
50
XIIe conférence, p. 150, cf. fr. p. 153.
51
Un travail de comparaison fin serait requis pour effectuer le parallèle entre la décomposition aristoté-
licienne et la décomposition austinienne des actes requis pour legein / issuing an utterance (angl. p. 92) /
produire une énonciation (fr. p. 108). Le vocabulaire austinien est explicitement grec, mais il déplace le sens
des termes, tant par rapport à leur usage aristotélicien qu’à leur usage linguistique (« nous pouvons convenir »,
« nous appellerons » dit Austin, fr. p. 108, angl. p. 92 sq.). Pour Austin, « dire quelque chose » (Aristote
dirait legein ti), c’est accomplir trois actes, qu’il appelle phonétique, phatique et rhétique. « Phonétique » dé-
signe la production de sons (un animal peut donc opérer un acte de ce type : c’est parfaitement aristotélicien)
; « phatique » désigne la production de « sons d’un certain type », à savoir de mots appartenant à un certain
vocabulaire et se conformant à une certaine grammaire, donc production de phrases (il y a là conflagration
de plusieurs étapes aristotéliciennes, selon une autre visée que celle des étapes du de Interpretatione, puisqu’un
exemple plausible pour Austin pourrait être, au même titre que « le chat est sur le paillasson », un non-sens
[sinloss] grammaticalisé comme « l’actuel roi de France est chauve » ou « les idées vertes dorment furieuse-
ment », mais non pas un non-sens agrammatical [Unsinn] comme « chat complètement le si »); « rhétique »
enfin, qu’il définit en faisant intervenir le sens et la référence : « the rhetic act is the performance of an act of
using these vocables with a certain more-or-less definite sense and reference » ( p. 95, cf. fr. 110, c’est moi qui
souligne) ; on notera que les exemples « rhétiques » se restreignent au discours indirect (« this is the so-called
‘‘ indirect speech’’ », p. 96) : « Il a dit que le chat était sur le paillasson » si bien qu’il faut pour comprendre la
tripartition accentuer le « certain » : le sens et la référence, nommer et rapporter, sont des actes « ancillaires »
134 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Mais aucune taxinomie avant Austin n’inscrit sous la notion d’acte trois types
d’actes distincts dans leur rapport au logos, avec cette radicale économie préposi-
tionnelle, ni ne met par ce biais l’apophantique au niveau commun, en position
non dominante. Même si force est de noter que, à tout seigneur tout honneur, c’est
en premier lieu cet acte de dire quelque chose, dans la plénitude aristotélicienne
de son sens normal, qui est baptisé performance : « The act of ‘‘saying something’’
in this full normal sense, I call, i.e. I dub, the performance of a locutionary act »52.
C’est ainsi que la philosophie est intégrée comme une modalité, une tonalité
de la performance. La performance se confond avec la parole comme acte et se dis-
tingue du performatif, qui en constitue comme la fine pointe. Il ne peut plus s’agir
dès lors de tenter d’établir une « liste de verbes performatifs explicites », mais seu-
lement « a list of illocutionary forces of an utterance », une liste des forces illocutoires
d’une énonciation (et non pas des « valeurs illocutoires de l’énonciation », comme
dans la traduction, qui essentialise à nouveau)53. Nous voilà de retour à la rhétorique :
est-il si simple de différencier la valeur illocutoire de la valeur perlocutoire ?
3) Illocutoire et perlocutoire : la force ou l’effet ?
Repartons du perlocutoire, et de la « troisième sorte d’acte » :
Comparons à la fois l’acte locutoire et l’acte illocutoire avec encore une troisième
sorte d’acte.
Il y a encore un autre sens (C) selon lequel performer un acte locutoire, et par là
[therein] un acte illocutoire, peut être aussi performer un acte d’une autre sorte. Dire
quelque chose produira souvent, ou même normalement, comme conséquences cer-
tains effets [produce certain consequential effects] sur les sentiments, les pensées ou
les actions de l’auditoire [audience], ou de l’orateur [speaker], ou d’autres personnes
[other persons - qui d’autre ?] : et cela peut être fait avec le dessein, l’intention, ou le
but de provoquer ces effets [with the design, intention or purpose of producing them]
[...] Nous appellerons la performance d’un acte de cette sorte performance d’un acte
« perlocutoire », et l’acte performé [...] une « perlocution »54.
Plusieurs remarques s’enchaînent.

effectués en effectuant l’acte rhétique (« performed in performing the rhetic act », 97 ; cf. fr. p. 111). Austin
conclut « Bien que ces considérations soient d’un grand intérêt, elles n’éclairent pas pour autant notre pro-
blème d’opposition entre énonciation constative et énonciation performative » (angl. p. 98, cf. trad. fr. p. 112
mod). Pourquoi les fait-il alors ? Je donne pour l’instant ma langue au chat sur le paillasson.
52
Début du ch. VIII, p. 95. « J’appelle (je baptise) l’acte de ‘‘dire quelque chose’’ dans ce plein sens du
terme : exécution d’un acte locutoire » , trad fr. p. 109, où l’on touche du doigt la difficulté de traduire
performance par « exécution ».
53
« What we need is a list of illocutionary forces of an utterance », p. 150, cf. fr. p. 152.
54
Angl. p. 101, ma traduction (cf. fr. p. 114).
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 135
D’abord, le passage d’un type d’acte à l’autre (therein, une première ma-
nière de dire eo ipso) est normal et les limites sont floues. Même si des critères
de différenciation ou des marques de reconnaissance sont possibles, le sea-chan-
ge oblige à abandonner toutes les dichotomies (et pas seulement celle entre
constatif / performatif que mentionne Austin) et toutes les races « pures » (« la
notion de pureté des performatifs ne survivra pas, sauf peut-être à la marge »),
au profit de « familles plus générales d’actes de discours liés et en recouvre-
ment »55. De fait, les exemples d’actes performatifs sont d’emblée impurs, mé-
tissés tantôt de locution : ainsi « He persuaded me to shoot her », baptisé Ca, C
pour perlocutoire et a pour renvoyer au A de la locution (qui s’énonce quant à
elle « He said to me ‘‘Shoot her !’’ meaning by ‘‘shoot’’ shoot and referring by her
her ») ; tantôt d’illocution : « He got me to shoot her », baptisé Cb, B désignant
l’illocutoire (qui s’énonce quant à lui « He urged (or advised , ordered etc...) me
to shoot her »)56. C’est d’ailleurs pourquoi « rien ne nous empêche de tirer un
trait là où nous le voulons et où cela nous arrange» 57.
Le critère de différenciation du perlocutoire, bien souligné, est la production
d’effets, qui doivent être intentionnels, voulus, non accidentels, en quoi précisément
ils relèvent de quelque chose qui ressemble à l’art rhétorique. Il n’est pas si fréquent
cependant en rhétorique de tenir compte des effets produits sur l’orateur lui-même,
ni sur d’autres personnes que l’auditoire (lesquelles ? les téléspectateurs, les lecteurs ?
ou bien les personnes dont on parle, Hélène par exemple telle que louée par Gorgias,
elles qui constituent le reste du monde, et jusqu’au monde lui-même à travers elles?).
Le perlocutoire rejoint par là, à son tour, une performance logologique de type so-
phistique, décrite par la phrase emblématique de Lyotard : « Ce n’est pas le

55
Angl. p.150, cf. fr. p. 153. On avait déjà : a straightforward constative utterance (if there is such an
animal) » p. 110 (fr. 120, « une énonciation purement et simplement constative (à supposer qu’un tel
animal existe »), voir supra p. 127.
56
Le commentaire d’Austin, qui suit dans le manuscrit de 1958 (rapporté en note par Gilbert Lane,
p. 115), me paraît très approprié : « 1/ Tout ceci manque de clarté ; 2/ dans tous les sens qui importent [A
= locutoire et B = illocutoire par opposition à C = perlocutoire], les énonciations ne sont-elles pas toutes
performatives ? ». Cette tambouille des exemples est encore plus suspecte quand on l’immerge dans la
différence des langues. Mais l’importance du rhème, comme discours indirect, montre le bout de son nez.
C’est ici qu’il faudrait placer l’analyse des exemples de perlocutoires donnés pour sa part par Cavell dans
son article.
57
Fr. p. 123. L’anglais dit : « it does not seem to prevent the drawing of a line for our present purposes
where we want one », p. 114, à propos des conséquences de l’acte illocutoire (« Rien ne nous empêche de
tirer un trait qui convienne à ce que nous voulons faire pour l’instant là où nous en voulons un »).
136 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

destinataire qui est séduit par le destinateur. Celui-ci, le référent, le sens ne


subissent pas moins que le destinataire la séduction exercée »58.
Les effets justement. C’est là que la différence entre perlocutoire et illo-
cutoire est à la fois constamment soulignée et qu’elle échappe constamment.
Nous avons été prévenus : « la différence entre illocutions et perlocutions paraît
plus que toute autre susceptible de faire problème »59. Rappelons une dernière
fois les critères. L’illocutoire fait quelque chose in saying, « en le disant » (« je
m’excuse »), il a une « force » et est susceptible de « succès » ou d’« échec »
( felicity / unfelicity). Le perlocutoire fait quelque chose by saying, « par le fait
de dire », il a un « effet » et produit des conséquences - en quoi, et cela vaut
d’être noté, il se place lui aussi d’emblée plutôt du côté du bonheur que de la
vérité. De plus, la différence entre illocutoire et perlocutoire, entre force et effet,
est d’autant plus labile que l’illocutoire, pour être heureux ou accompli, est
lui-même « lié à des effets », bound up with effects. L’acte illocutoire est « lié
à » des effets, soit, mais son propre n’est pas, à la différence de l’acte perlocu-
toire, d’en « produire »60. D’un côté donc la liaison extrinsèque, de l’autre la
production conséquente : on devrait pouvoir faire la différence.
Mais ce n’est décidément pas si simple. Car, décrivant cette liaison illocu-
toire, Austin écrit qu’« un effet doit être produit sur l’auditoire pour qu’un acte
illocutoire puisse être tenu pour achevé [an effect must be achieved on the audien-
ce if the illocutionary act is to be carried out, c’est moi qui souligne] »61. Telle est,
pour le moins ambiguë, la première des trois manières selon laquelle les actes illo-
cutoires sont « liés à » des effets. Examinons-les toutes les trois de plus près :
a) Securing of uptake (« s’assurer d’avoir été bien compris ») :

Un acte illocutoire n’aura pas été effectué avec bonheur, ou avec succès, si un certain
effet n’a pas été produit. Cela ne signifie pas pour autant que l’acte illocutoire soit lui-
même la production d’un certain effet. Simplement on ne peut dire que j’ai averti un
auditoire s’il n’a pas entendu mes paroles ou ne les a pas prises en un certain sens. Un

58
Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, § 148.
59
Fr. p. 120, angl. p. 110.
60
« Néanmoins, il y a [...] trois manières dont les actes illocutoires sont liés à des effets : et elles se
distinguent toutes de la production d’effets qui caractérise l’acte perlocutoire » (fr. p. 125). La 2e éd. an-
glaise opère ici un résumé plus clair : « So here are three ways, securing uptake, taking effect, and inviting a
response, in which illocutionary acts are bound up with effects ; and these are all distinct from the producing
of effects which is characteristic of the perlocutionary acts » (p. 118, je souligne). Il sera repris au début de la
Xe conférence, fr. p. 129, angl. p. 121.
61
Trad. fr. p. 124, angl. p. 116.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 137
effet doit être produit sur l’auditoire pour qu’un acte illocutoire puisse être tenu
pour achevé 62 .
Si personne n’a compris que la séance est ouverte ou que je m’excuse, alors
c’est comme si je n’avais rien dit. Le rôle de l’auditoire est dirimant, autant qu’en
rhétorique. Et la casuistique s’en donne à cœur joie (peut-on baptiser quand on
est muet, ou en langue étrangère ?).
b) Taking effects (« prendre effet », à ne pas confondre avec « produire
des conséquences ») ; l’exemple est assez clair : « “Je baptise ce bateau le Reine
Élisabeth” a seulement pour effet de nommer ou baptiser le bateau ; et certains
actes ensuite - comme de l’appeler le Généralissime Staline seraient alors nuls et
non avenus ». L’arbitraire est là clairement revendiqué : « rien ne nous empêche
de tirer un trait là où nous le voulons et où cela nous arrange, c’est-à-dire entre
l’achèvement de l’acte et toutes ses conséquences [between the completion of the
illocutionary act and all consequences thereafter ] »63. Car où s’arrête exactement
l’effet sur le monde ?
c) Inviting response (« inviter à répondre »). La différence avec la réponse
au perlocutoire est encore plus délicate, puisque c’est l’action de l’autre qui
constitue la réponse. Les exemples exemplifient aussi les difficultés à opérer les
distinctions. La différence vraiment livresque, une différence de papier qui ne
me paraît renvoyer à aucun sentiment linguistique, passe entre : « J’ai ordonné
et il a obéi [I ordered him and he obeyed]», et : « Je l’ai fait obéir [I got him to
obey] »64. La seconde formulation implique, si je comprends bien, un acte per-
locutoire de persuasion, lié à des moyens divers, de type rhétorique comme des
« incitations », une « présence personnelle », mais aussi, éventuellement, une
« influence pouvant aller jusqu’à la contrainte » ; et cet ensemble peut conte-
nir un acte illocutoire différent de l’ordre (« comme quand je dis : Je le lui ai
fait faire en affirmant x [I got him to do it by stating x] ». J’avoue que ces subti-
lités me troublent, au point que je ne cherche plus à tracer une ligne entre force
et effet.

62
Trad. fr., p. 124, et p. 125 pour tout ce qui suit [angl. p. 115-116].
63
Fr. p. 123, angl. p. 114.
64
Fr. p. 125 sq., angl. p. 117 sq.
138 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Les exemples nous l’indiquent déjà, nous aurions du mal à nous en tenir
à un critère grammatical, si lâche soit-il65. Même la différence « en » / « par »
(in / by), qui est définitionnelle et semble « particulièrement apte » à faire
reconnaître les illocutoires et les perlocutoires, ne peut pas nous fournir de test
ou critère fiable66. De fait, la véritable singularité de l’illocutoire, à laquelle je
n’ai pas encore fait droit, est la convention : « Les actes illocutoires sont conven-
tionnels, les actes perlocutoires ne le sont pas », « L’acte <illocutoire> n’est pas
essentiellement constitué par l’intention ou le fait, mais par la convention (qui
est, bien sûr, un fait) »67. C’est elle qui peut éclairer la différence entre effets et
conséquences : « Il y a évidemment une différence entre ce que nous tenons
pour la production réelle d’effets réels et ce que nous considérons comme de
simples conséquences conventionnelles »68. Cependant, là encore, les choses ne
me semblent pas si simples. On retombe dans l’arbitraire de la ligne : quand j’ai
dit « oui » le jour de mon mariage, la simple conséquence conventionnelle (me
voilà mariée) était-elle séparable des effets réels ? Et la rhétorique de son côté se
conçoit-elle sans conventions, topoi et endoxa, à manipuler ? Il ne s’agit sans
doute pas d’effet / de conséquence / de convention au même sens, mais où pas-
sent les lignes de sens ?
Il est certain que les distinctions sont « arbitrarisées » par la transforma-
tion marine. J’ai simplement voulu montrer ici comment le passage à la théorie
générale des actes de langage mettait à mal, non seulement la différence entre
constatif et performatif, et non seulement la différence entre locutoire, illocu-
toire et perlocutoire, mais aussi la différence entre performance et performa-
tif.

65
Je laisse de côté cette discussion, qui devrait faire intervenir Benveniste et son étonnement qu’Austin
ne s’en tienne pas à ce critère qui est le seul sûr à ses yeux : « Un énoncé est performatif en ce qu’il dé-
nomme l’acte performé, du fait qu’Ego prononce une formule contenant le verbe à la 1ère personne du
présent » (art. cit. p. 274). Ce test très simple, « employé avec précaution », peut donner, dit Austin, une
liste de verbes de l’ordre de 103, qui est celle des « verbes performatifs explicites », toujours liés à des actes
illocutoires (fr. p. 152, angl. p. 149). La difficulté tient évidemment à ce que, après le sea-change, il ne s’agit
plus d’énoncés, mais d’actes en situation.
66
« ’In saying I would shoot him I was threatening him’
‘‘By saying I would shoot him I alarmed him’’
Will these linguistic formulas provide us with a test for distinguishing illocutionary from perlocutionary
acts ? They will not » (angl. p. 122 sq. ; fr. p. 130). « These formulas are at best very slippery tests » (angl. p.
131, fr. p. 136).
67
Fr. p. 129, angl. p. 121 ; fr. p. 134, angl. p. 127.
68
Fr. p. 115, angl. p. 103 : « There is clearly a difference between what we feel to be the real production of
real effects and what we regard as mere conventional consequences ».
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 139
Points d’applications sophistiques : critique de l’ontologie et politique
Austin se réjouit tout à la fin de ses conférences de « mettre en pièces deux
fétiches (que je suis - dit-il - assez enclin, je l’avoue, à maltraiter...), à savoir : 1)
le fétiche vérité-fausseté, et 2) le fétiche valeur-fait [value-fact] »69. Ce point
d’arrivée constitue sans doute le meilleur point de départ d’une comparaison
avec la sophistique. Je prendrai deux exemples, que je traiterai d’autant plus
schématiquement qu’ils ont été développés ailleurs chacun pour soi70. Consi-
dérer avec Gorgias le Poème de Parménide comme un speech-act, c’est mettre en
pièces le fétiche vérité / fausseté, et faire primer la félicité sur la vérité. Consi-
dérer avec Gorgias l’Éloge d’Hélène comme une performance capable de pro-
duire une Hélène innocente, c’est se jouer du fétiche valeur / fait.
Comment Gorgias lit le Poème de Parménide comme un acte de
langage
Dans la lecture que le traité de Gorgias Sur le non étant ou sur la nature
opère du poème de Parménide Sur la nature ou sur l’étant, tout tourne autour
de la façon dont se nouent l’être et le dire. De deux choses l’une, brutalement
tranché. Ou bien il y a de l’être, esti, es gibt sein, et la tâche de l’homme est de
le dire fidèlement : ontologie apophantique et constative, dévoilement et vérité,
de Parménide à Heidegger et d’Aristote à Austin lecteur de la philosophie. Ou
bien l’être n’est et n’est là que dans et par le poème, le constatif n’est qu’apparent
car il n’est jamais que le produit fini d’une performance illocutoire : l’être est
un effet de dire, un acte de parole réussi, de Gorgias à Austin.
La procédure de Gorgias consiste simplement à attirer l’attention sur les opé-
rations et les conditions de l’ontologie, comme dire producteur de l’être. Elles tien-
nent d’abord à un certain usage que le poème fait de la langue grecque. Très caracté-
ristique est la manière dont le Poème fait passer de ἔστι [esti] à τὸ ὄν [to on], du verbe
au participe sujet-substantif, en jouant sur l’ensemble de ce que seront les sens de

69
XXIIe et dernière conf., fr. p. 153 ; angl. p. 151.
70
Pour Parménide, voir L’Effet sophistique, op.cit., 1e partie, 1 et Parménide, Sur la nature ou sur l’étant.
Le grec, langue de l’être ? Paris, Seuil, 1998. Pour Hélène, voir L’Effet sophistique, op.cit., 1e partie, 2, et Voir
Hélène en toute femme. D’Homère à Lacan, illustrations de M. Matieu, Paris, Les Empêcheurs de penser
en rond, 2000. Plus généralement, sur la politique (sophistique) comme effet de langage, voir L’Effet so-
phistique, op.cit., 2e partie. Dans ce qui suit, je condense des analyses données au début de « Sophistique,
performance, performatif », Bulletin de la Société Française de Philosophie, n° 2006/4 (paru en 2007),
conférence qui ouvrait, mais pour la laisser béante, la question performance-performatif.
140 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

esti : « il est possible », « il est vrai que », « est » au sens de copule et d’iden-
tité, « est » au sens d’existence, en faisant ainsi travailler, pour le dire en termes
post-aristotéliciens, l’homonymie ou, du moins, le πολλαχῶς [pollakhôs], et
l’amphibolie. L’étant, le fameux τὸ ἐόν [to eon] du fragment VIII, a été ourdi
par le poème, c’est un résultat et non un constat. Il y a là, me semble-t-il, une
manière radicale de faire entendre le Poème comme un total speech-act in a total
speech-situation plutôt que comme une série de statements, et de faire sentir la
force illocutoire de chaque phrasé constatif. Le Poème, donc, comme un acte de
langage, avec cette précision nouvelle que l’acte de langage est, au moins aussi,
ce que j’aimerais appeler en français un « acte de langue » - mais pourquoi cela
ne conviendrait-il pas à un « total speech act » ? La différence des langues de-
meure sans doute étrangère à Austin, non-topique, mais il n’en va certes pas de
même de l’intimité et de la singularité idiosyncrasiques de la langue qu’il parle
et dont il parle.
L’effet de limite ou de catastrophe produit par la critique sophistique de
l’ontologie consiste à montrer que, si l’ontologie est rigoureuse, c’est-à-dire si
elle ne constitue pas un objet d’exception par rapport à la législation qu’elle
instaure, alors c’est un chef d’œuvre sophistique. Ce qui importe dès lors, ce
n’est pas un être qui serait soi-disant déjà là, mais l’être que le discours produit.
Gorgias fait mesurer l’ampleur du changement de paysage : le plus sûr principe
d’identité n’a plus pour formule « l’être est », ou « l’étant est étant », mais -
c’est encore une phrase du Traité - « celui qui parle parle », et même « celui
qui dit dit [...] un dire »71. Le Poème de Parménide, comme le Traité de Gorgias,
est un acte de langage, la différence étant qu’il tente de cacher - ou de se cacher
à lui-même - sa « troisième dimension ».
La présence de l’Être, l’immédiateté de la Nature et l’évidence d’une pa-
role qui a en charge de les dire adéquatement, s’évanouissent ensemble : le phy-
sique que la parole avère fait place au politique que le discours performe. Où
l’on atteint en effet grâce aux sophistes - les « maîtres de la Grèce » disait Hegel
- la dimension du politique comme agora pour un agôn : la cité est une création
continue du langage, de l’ordre de la réussite et non de la vérité.

71 καὶ λέγει ὁ λέγων [...] ἀρχὴν γὰρ, οὐ λέγει δὲ χρῶμα ἀλλὰ λόγον, De Melisso Xenophane et Gorgia (c’est
l’autre version du Traité transmise anonymement en queue du corpus aristotélicien), G. §10, 980 b (édition
et traduction dans Si Parménide, Lille, PUL-MSH, 1980, p. 540-541).
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 141
Epideixis et performance : effet rhétorique et effet-monde
Le statut de l’epideixis est central dans cette perspective, et le terme, que
l’on peut très justement traduire par « performance » - au sens large dont nous
avons vu la légitimité austinienne - vaut qu’on s’y attarde.
Epideixis est le nom même que la tradition attribue à la discursivité so-
phistique. Le terme est consacré par Platon (par exemple Hippias majeur, 282
72
c, 286 a ; Hippias mineur, 363 c ; Gorgias, 447 c) , et désigne le discours suivi
de Prodicos, d’Hippias, de Gorgias, que, par opposition au dialogue par ques-
tions et réponses qu’affectionne Socrate, on peut seulement répéter, reproduire
expressis verbis tant la formulation et son énonciation comptent.
Renvoyant à la deixis, la « monstration », index pointé, l’epideixis ne se
comprend que par contraste avec l’apodeixis. L’apodeixis est grosse de tous les apo
(apophainesthai, apophansis) caractéristiques de la phénoménologie73 : c’est l’art
de montrer « à partir de » ce qui est montré, en faisant fonds sur lui, de « dé-
montrer » ; elle signale le domaine de l’apophantique / constatif et du dévoile-
ment / vérité. L’epideixis est l’art de montrer « devant » et de montrer « en
plus », suivant les deux grands sens du préverbe. Montrer « devant », publique-
ment, aux yeux de tous : une epideixis peut être ainsi une démonstration de
force (déploiement d’une armée, chez Thucydide par exemple, ou démonstration
de foule), une manifestation, une exposition74. Mais aussi montrer « en plus »,
en montrer « plus » à l’occasion de cette publicité : en faisant étalage d’un
objet, on se sert de ce qu’on montre comme d’un exemple ou d’un paradigme,
on le « sur-fait » - « faire d’une mouche un éléphant » dit Lucien, ce qui
consonne avec la pratique des éloges paradoxaux, celui de la calvitie comme celui,
contemporain, de la « cruche » par un Francis Ponge revendiquant lui aussi
l’hubris, « sans vergogne ». Et l’on se montre ainsi soi-même « en plus »,

72
Il est vrai qu’on ne s’en apercevrait pas en lisant les traductions. Ainsi on trouve successivement, dans
le prologue du Gorgias, Calliclès : « Gorgias vient de nous faire entendre une foule de belles choses » [πολλὰ
γὰρ καὶ καλὰ γοργίας ἡμῖν ὀλίγον πρότερον ἐπεδείξατο] ; Chéréphon : « J’obtiendrais de lui une nouvelle
séance [ἐπιδείξεται ἡμῖν] ; Calliclès : « il vous donnera une séance [ἐπιδείξεται ὑμῖν] ; Socrate : « il pourra
comme tu dis nous en donner le plaisir une autre fois - [τὴν δὲ ἄλλην ἐπίδειξιν εἰσαῦθις] (Croiset, Paris,
Belles Lettres), et la variation « présentation » / « démonstration » (Canto, Paris, Flammarion).
73
Il suffit de se reporter au § 7 de Être et Temps de Martin Heidegger.
74
L’une des occurrences les plus instructives du terme « hors rhétorique » chez Aristote est du grand
ancêtre Thalès, qui prend sa revanche sur la servante thrace en inventant le monopole sur les pressoirs à
huile pour jouer sur l’offre et la demande, « sage », mais non « prudent », il est dit « faire epideixis -
montre, preuve, étalage - de sa sagesse » (Aristote, Politique, 1259 a 19).
142 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

comme orateur de talent, capable des contraires, ou comme vraiment « poète »,


à savoir : faiseur. Il y va donc, au sens large, d’une « performance », improvisée
ou non, écrite ou parlée, mais toujours rapportée à l’apparat, à l’auditeur, au
public ; et, au sens restreint très précisément codifié par la rhétorique d’Aris-
tote, de l’« éloge » ou du « blâme » qui dit le beau ou le honteux et vise le
plaisir, c’est-à-dire de l’éloquence épidictique.
Avec la sophistique, les deux sens de performance et d’éloge se conjuguent
et s’amplifient l’un l’autre : la plus mémorable epideixis de Gorgias (le one man
show qui l’a rendu célèbre à Athènes, c’est-à-dire pour toujours et dans le mon-
de entier), c’est cette epideixis, l’Éloge d’Hélène, où « louant le louable et blâ-
mant le blâmable » il n’en a pas moins réussi à innocenter l’infidèle que tous
accusent depuis Homère. Le supplément de deixis qu’est l’epideixis parvient
ainsi à faire virer le phénomène en son contraire : l’objet devient aux yeux de
tous, « objectivement » donc, l’effet de la toute-puissance du logos. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle tout éloge est en même temps, voire avant tout,
un éloge du logos - et c’est de là que nous sommes partis : « Le discours est un
grand souverain, qui avec le corps le plus petit et le plus imperceptible des corps,
performe les actes les plus divins » (§ 8).
Je voudrais souligner qu’il s’agit, par delà la différence ontologie-logologie,
d’un moment d’invention politique : la performance consiste d’abord à faire
passer de la communion dans les valeurs de la communauté (y compris la com-
munion dans les valeurs partagées de la langue, via le sens des mots et des mé-
taphores, comme le souligne Nietzsche75) à la création de valeurs nouvelles.
Les deux premiers paragraphes de l’Éloge d’Hélène témoignent de ce pas-
sage et commencent à le produire :
(1) Ordre, pour la cité, est l’excellence de ses hommes, pour le corps, la beauté, pour
l’âme, la sagesse, pour la chose qu’on fait, la valeur, pour le discours, la vérité. Leur
contraire est désordre. Homme, femme, discours, œuvre, cité, chose, il faut, à ce qui
est digne d’éloge, faire l’honneur d’un éloge, à ce qui en est indigne, appliquer un

75
« Jusqu’à présent, nous n’avons entendu parler que de l’obligation qu’impose la vérité pour exister :
être véridique, c’est employer les métaphores usuelles ; donc en termes de morale, nous avons entendu
parler de l’obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contrai-
gnant pour tous. L’homme oublie assurément qu’il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc de
manière désignée et selon des coutumes centenaires - et précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli,
il parvient au sentiment de la vérité. Sur ce sentiment d’être obligé de désigner une chose comme ‘‘rouge’’,
une autre comme ‘‘froide’’, une troisième comme ‘‘muette’’ s’éveille une tendance morale à la vérité »,
« Introduction épistémologique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral », Été 1873, Le Livre du
philosophe, trad. Marietti, Paris, Aubier 1969, p. 183.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 143
blâme ; car blâmer le louable ou louer le blâmable est d’une égale erreur et d’une
égale ignorance.
(2) C’est au même homme qu’il appartient de dire avec rectitude ce qu’il faut,
et de contredire <…> ceux qui blâment Hélène, femme qui rassemble, en une
seule voix et en une seule âme, la croyance des auditeurs des poètes et le bruit
d’un nom qui porte mémoire des malheurs. Moi, je veux, donnant logique au
discours, faire cesser l’accusation contre celle dont on entend tant de mal, dé-
montrer que les blâmeurs se trompent, montrer la vérité et mettre fin à l’igno-
rance.
(82 DK 11 § 8, t. II, p. 288 sq. ; ma traduction)

C’est ainsi que la liturgie (kosmos, kallos, sophia, aretê, alêtheia) ouvre, via
la manière dont un « moi » donne logismon au logos - « venez passer de l’un à
l’autre en mon discours »76 - sur un happening qui performe un autre monde.
Il me semble que nous sommes là au plus près de la frontière labile entre
« perlocutionnaire », avec effet rhétorique sur l’autre by saying, subjectif pour-
rait-on dire (Austin parle alors, on s’en souvient, d’« actes que nous provoquons
ou accomplissons par le fait de dire une chose, exemple convaincre, persuader,
empêcher et même surprendre ou induire en erreur »77), et « illocutionnaire »,
le plus « actif » des actes de langage, capable de changer directement l’état du
monde in saying, et débordant en tout cas le perlocutionnaire avec quelque
chose comme un immédiat et objectif effet-monde, qu’il n’est pas absurde d’ap-
peler « force ». Quoi qu’il en soit, d’Euripide à Offenbach ou Hoffmansthal,
je ne saurais dire si l’innocence d’Hélène est désormais une valeur ou un fait.

Perspectives de travail
Une généalogie du performatif : « Je te prends les genoux » / « Ceci
est mon corps» / « La séance est ouverte »
Je voudrais pour conclure indiquer les deux directions que j’ai commencé d’ex-
plorer en me servant de cet « embrouillamini » austinien comme d’un tremplin.
La première est une généalogie du performatif, dans son rapport avec la
performance et l’acte de langage total. Austin, s’appuyant sur Jespersen et sa

76
φέρε δὴ πρὸς ἄλλον ἀπ᾽ ἄλλου μεταστῶ λόγον, Éloge d’Hélène., § 9 (82 DK 11, II p. 290, l. 25) : c’est
ainsi que Gorgias ponctue son éloge de la poésie, en attirant l’attention sur l’acte de langage en train de
s’accomplir et d’opérer.
77
Austin, fr . p. 119.
144 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

conception très discutable d’un « langage primitif », suggère que « historique-


ment, du point de vue de l’évolution du langage, le performatif ne serait apparu
qu’après certaines énonciations plus primaires », sous forme notamment de
« performatifs implicites, inclus (comme parties d’un tout) dans la plupart des
performatifs explicites [...] (‘‘je ferai’’ par exemple serait apparu avant ‘‘je pro-
mets que je ferai’’) » 78 ; avec le constatif et le performatif, il ne s’agirait pas tant
de « deux pôles » que d’une « évolution historique ». Je propose pour ma part
de distinguer trois âges ou trois modèles du performatif au sens restreint, qui
peuvent évidemment entrer en recouvrement. Un performatif païen, poétique
et politique, un performatif chrétien, religieux et sacramentaire, et un perfor-
matif sécularisé, socialisé ou sociologisé. Ils constituent trois modèles que líon
peut exemplifier ainsi : « Je te prends les genoux » / « Ceci est mon
corps » / « La séance est ouverte ».
Le premier est évidemment le moins connu, c’est pourquoi je m’y attarde un
instant. C’est le κερδαλέον μῦθος[kerdaleon muthos], sur κέρδος [kerdos], « gain,
profit, avantage », ce « discours gagnant » qu’adresse Ulysse à Nausicaa quand il
l’aperçoit : « Je te prends les genoux », dit-il au lieu de lui prendre les genoux en se
conformant à la gestuelle du suppliant, car, dit-il encore : « j’ai trop peur de te pren-
dre les genoux »79. Le dire : seule manière de les lui prendre, nu comme il est avec le
rameau feuillu qu’il tient devant son sexe (et qu’il lâcherait ...), sans effrayer la jeune
fille. Ce kerdaleon muthos que vient de proférer Ulysse, n’est-ce pas un acte de lan-
gage qui ressemble fort au performatif ? À tout prendre, cet acte-là rentrerait même
dans la catégorie des behabitives, « comportatifs » ou « comportementaux » : « ‘‘Je
vous salue’’ peut en venir à remplacer le salut lui-même, et se transformer en

78
Austin, fr., p. 92 ; puis p. 149.
79
« Ulysse hésita : ou bien supplier cette fille charmante et la prendre aux genoux [γούνων λίσσοιτο
λαβών], ou bien sans plus avancer n’user que de paroles douces comme le miel ? Il pensa tout compté que
mieux valait rester à l’écart et n’user que de paroles douces comme le miel : l’aller prendre aux genoux [γοῦνα
λαβόντι] pouvait la courroucer. Aussitôt il tint ce discours doux comme le miel et plein de profit [μειλίχιον καὶ
κερδαλέον φάτο μῦθον] : ‘‘Je suis à tes genoux [γουνοῦμαι σε], maîtresse, que tu sois déesse ou mortelle [....]
Jamais mes yeux n’ont vu pareil mortel, ni homme ni femme, le respect [σέβας] me tient quand je te re-
garde, à Délos un jour près de l’autel d’Apollon j’ai perçu [ἐνόησα] ainsi une jeune pousse de palmier qui
montait [... ]. Tout comme en le voyant, je fus en mon coeur saisi de stupeur longtemps, car jamais rien de
tel n’était monté d’un arbre de la terre, ainsi toi, femme, je t’admire, je suis saisi de stupeur, j’ai terriblement
peur de prendre tes genoux [δείδια δ᾽ αἰνῶς γούνων ἅψασθαι]’’ », Odyssée, VI, v. 141-149, puis 160-169 (c’est
moi qui souligne). J’ai développé pour la première fois cette thèse dans « dieux, Dieu », Critique, « Dieu »,
t. LXII, n° 704-705, janvier-février 2006, p. 7-18, et dans la dernière partie de « Sophistique, performance,
performatif », art. cit., p. 30-36. Voir ici-même F. Létoublon, « La supplication comme rituel chez Ho-
mère : le geste et la parole » (p. 11-28) ; je suis en parfait accord, notamment, avec son analyse de γουνοῦμαι
σε, « je te genouille » (p. 22).
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 145
énonciation performative pure. Dire ‘‘je vous salue’’, c’est vous saluer »80. À
condition de préciser qu’Ulysse en apparaît comme l’« inventeur », non certes
parce qu’il invente le premier « salut » qui se passe de saluer, la première sup-
plication sans geste de supplier, mais parce qu’il (Ulysse / Homère) attire l’at-
tention sur la substitution de l’acte de parole à l’acte réel, à l’acte de chose, et
sur l’avantage que constitue cette substitution. Avec Ulysse et Homère, il y va,
me semble-t-il, d’un performatif « païen », « païen » renvoyant aux conditions
de félicité, que l’on pourrait esquisser de la manière suivante. Ici, il faut le cos-
mos à cette invention, en tout cas cette invention se fait dans un cadre d’analo-
gie cosmique et de perméabilité homme-dieu. Ulysse, le divin, est un lion des
montagnes, un homme viril et nu, une épave d’écume ; Nausicaa est une jeune
fille, une déesse ou une mortelle, le jeune fût d’un palmier auquel la compare
Ulysse éperdu - le kerdaleon muthos, on peut y être sensible, est l’invention d’un
homme pour une femme, la manière la moins effrayante de la prendre aux ge-
noux, avec ce geste du suppliant qui, selon les « considérations hasardeuses
d’Onians »81, s’adresse au pouvoir d’engendrer (γίγνομαι [gignomai]), au genou
(γόνυ [gonu]) comme siège de la puissance vitale. Mais, surtout, le païen ne
s’autorise que de lui-même, il est à lui-même sa propre autorité ; au plus loin du
monothéisme, un païen - ce serait ma définition - est celui qui suppose que
l’autre, celui ou celle qui s’avance en face, peut être un dieu. Il lui dit : je te prends
les genoux « que tu sois déesse ou mortelle », et elle se dit « maintenant, il
ressemble aux dieux des champs du ciel » (VI, 243). Jean-François Lyotard a
raison d’affirmer : « Un dieu païen, c’est par exemple un narrateur efficace »82 .
Car chacun est auteur, ne s’autorise que de lui-même, au sens où il s’autorise de
son pouvoir être dieu.
À comprendre par différence avec l’originaire « Fiat lux » des religions du livre,
et ses ersatz sacramentaires comme « Ceci est mon corps » - ceci n’est mon corps que
parce que Dieu, le Dieu unique, le dit et m’autorise à le dire, avec la garantie de son
institution qu’est l’Église. Et par différence avec le moderne : « Je déclare la séance
ouverte », dont la condition de félicité tient à l’autorité judiciaire qui m’est conférée et

80
Austin, trad. fr. p. 100 [angl. p. 81] ; pour les « comportatifs » en général, voir la 4e partie de la der-
nière conférence.
81
C’est ainsi que Chantraine, op. cit. sv γόνυ, renvoie à R. B. Onians, The Origins of European Thought
about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge, Cambridge U. P., 1951, p. 174-
183 (trad. fr. Les Origines de la pensée européenne, Paris, Seuil, 1999).
82
J.-F. Lyotard, Instructions païennes, Paris, Galilée, 1977, voir en particulier p. 43-49.
146 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

à l’organisation de la société tout entière83. Une histoire sur la longue durée


donc, qui se tracerait à grands traits.
Énonciation et signifiant
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ».
Jacques Lacan écrivait cette formule au tableau noir pour servir d’entrée dans
« L’Étourdit »84. « Qu’on dise » : il s’agit à la fois d’un acte de parole et d’une
énonciation, speech act et utterance, deux « entités » qui entretiennent un rap-
port au moins aussi complexe et peu théorisé par Austin que la performance et
le performatif. L’autre grand chantier est, pour moi, de comprendre en quoi les
catégories austiniennes et leur façon de remettre en cause les deux fétiches au
profit du « bonheur » éclairent cette pratique du langage qu’est la psychana-
lyse85.
On pourra repartir de Benveniste, en prenant ensemble sa définition du
performatif : « L’énoncé est l’acte », et son étonnement quant à la singularité
de la psychanalyse, salué par Lacan comme un bon diagnostic : « Quel est donc
ce ‘‘langage’’ qui agit autant qu’il exprime ? »86. Cet étonnement a pour point
de départ l’article que Freud publie en 1910 « Sur les sens opposés des mots
primitifs » : la conscience du performatif se trouve ainsi liée d’emblée à ce que
j’appellerais l’homonymie motivée. Benveniste conclut que « L’inconscient use
d’une véritable ‘‘rhétorique’’ qui, comme le style, a ses ‘‘figures’’, et le vieux
catalogue des tropes fournirait un inventaire approprié aux deux registres de
l’expression »87. Langage comme acte, homonymie, rhétorique, métaphore,
métonymie : on tire un fil et la quenouille vient.

83
Reste évidemment à pondérer la « vertu performative » du langage et « l’autorité du dehors »
conformément à l’injonction critique de Pierre Bourdieu. La vis performativa est ancrée, pour lui, non
« dans les propriétés intrinsèques du discours lui-même », mais « dans les conditions sociales de produc-
tion et de reproduction [...] de la reconnaissance de la langue légitime » (« Langage et pouvoir symboli-
que », Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p 113). Voir ici-
même Thomas Bénatouïl, « Comment faire de la liberté avec les mots », p. 161-183.
84
« L’Étourdit », Scilicet, 4, 1973, p. 5-52 (repris dans Autres Écrits, Paris, Seuil 2001, p. 449-495 ; ici
p. 449).
85
Austin finit par parler de la vérité comme d’une « dimension » supplémentaire pour l’énonciation
constative : « so we have here a new dimension of criticism of the accomplished statement » (140, cf. fr. p.
144).
86
« Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » [1956], Problèmes de lin-
guistique générale, Paris, Gallimard (Tel) 1966, ch. VIII, p. 77.
87
Ibid., p. 86.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 147
C’est évidemment ce fil que Lacan performe - fabrique en même temps
qu’il le décrit. L’un des points de capiton les plus conséquents noue l’énoncia-
tion et le signifiant dans la scansion de l’interprétation. L’enchevêtrement sin-
gulier de L’Étourdit, qui rend ce texte si illisible pour un aristotélicien, renvoie
à la place de l’homonymie, non seulement énoncée mais inscrite (le titre,
« L’Étourdit », le dit et l’écrit) sous l’égide de l’acte de langage. Moyennant
quoi « une langue, entre autres,- dit Lacan à propos des langues de l’inconscient
- n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé
persister »88. Les aristotéliciens savent que l’on touche là au principe de non-
contradiction et à sa mise en échec par le legein logou kharin, « parler pour le
plaisir » / « parler en pure perte », qui renvoie à la part lacanienne de la psy-
chanalyse.
Tel est l’ensemble, lié à la perception sophistique du langage, que les caté-
gories austiniennes dans toute la force de leur bricolage peuvent aider à pen-
ser.

88
« L’Étourdit », art. cit., p. 47.
L’ARGUMENTATION, LA PERSUASION, LA MANIPULATION
ET LEURS THÉMATISATIONS RHÉTORIQUES :
LE CAS DE LA RHÉTORIQUE À ALEXANDRE

Pierre Chiron

Je prendrai comme champ de recherche la Rhétorique à Alexandre, à la-


quelle je souhaite revenir après m’être occupé quelque temps de la Rhétorique
d’Aristote. Ce sont les deux seuls traités de rhétorique que nous ait laissés l’épo-
que classique, mais la Rhétorique à Alexandre, conservée sans doute en raison
de sa fausse attribution à Aristote, est tombée dans l’oubli depuis les travaux de
L. Spengel1. En l’enlevant au Stagirite et en l’imputant à un sophiste à la répu-
tation douteuse, Anaximène de Lampsaque, Spengel a sans le vouloir considé-
rablement nui à la recherche sur ce texte. Bien des questions se posent encore à
son sujet et il n’est peut-être pas inutile d’y revenir.
Un article récent de Tobias Reinhardt, dans le Festschrift dédié à William
Fortenbaugh2, tente d’explorer les liens entre ce traité et les tekhnai plus anciennes.
Sa thèse est que la Rhétorique à Alexandre est un exemplaire des traités où Aristote
a puisé certains des schèmes argumentatifs décrits dans les fameux chapitres vingt-
trois et vingt-quatre du livre deux de la Rhétorique. En d’autres termes, ces chapitres
seraient nourris non seulement des Topiques et de leur suite, les Réfutations

1
Citons, parmi beaucoup d’autres publications sur ce thème : Anaximenis Ars Rhetorica quae uulgo
fertur Aristotelis ad Alexandrum, Turici et Vitoduri, 1844 (Lipsiae, 1850 ; Hildesheim, 1981).
2
T. Reinhardt, « Techniques of Proof in 4th Century Rhetoric : Ar. Rhet. II, 23-24 and Pre-Aristotelian
Rhetorical Theory », in David C. Mirhady (éd.), Influences on Peripatetic Rhetoric. Essays in Honor of W.
W. Fortenbaugh, Leiden-Boston, Brill, 2007, p. 87-104.
150 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

sophistiques, mais aussi de traités authentiquement techniques de rhéteurs plus


anciens dont la Rhétorique à Alexandre serait le seul exemplaire survivant. Il
faut dire que T. Reinhardt s’appuie sur une définition souple de la notion de
τέχνη, enracinée d’après lui dans le Corpus hippocratique, mais reprise par les
sophistes et qui perdurera jusqu’à une date tardive, puisqu’elle sert encore à
Sextus Empiricus. Cette définition réunit les requisit suivants : utilité pratique,
formulation d’un objectif spécifique, capacité de réaliser l’objectif et de déter-
miner les bonnes et les mauvaises procédures, possibilité pour une personne
inexpérimentée d’atteindre le même résultat mais sans pouvoir expliquer pour-
quoi, ce dont seul le technicien est capable. Le critère principal selon Reinhardt
est justement celui-ci, ce qu’il appelle d’un mot à la mode, l’accountability, c’est-
à-dire en l’occurrence la capacité et le devoir de rendre compte du succès et de
l’échec. Et, selon lui, ce modèle de traité aurait existé en rhétorique depuis la fin
du ve siècle3.
Cette question - on l’aura compris - se rattache au vaste problème des dé-
buts de la technique rhétorique, question ranimée depuis bientôt vingt ans par
les travaux de Th. Cole et d’E. Schiappa4, qui considèrent comme quasiment
nul l’apport de la proto-rhétorique et qui imputent à Platon et le mot et la
chose, plus précisément le mot « rhétorique » attesté pour la première fois dans
le Gorgias et un programme proprement technique que, sur d’autres fondements
philosophiques, Aristote réalisera plus tard.
En réalité, les aspects historiques et philologiques de la question sont loin d’avoir
été tous tirés au clair et il n’est pas sûr que le dossier puisse être complètement et défi-
nitivement instruit. En ce qui concerne la Rhétorique à Alexandre, le texte a certaine-
ment été modifié lors de l’annexion du traité au corpus aristotelicum, mais il est ma-
laisé de dire dans quelle mesure exacte. En outre, la tradition biographique
d’Anaximène de Lampsaque fait vivre ce dernier dans les mêmes milieux qu’Aristote,

3
Art. cit. p. 87-88 ; 103. On comparera cette estimation avec la date de 420 proposée par S. Usher pour
situer le premier corpus technique, reconstitué à partir de divers textes, relevant de l’art oratoire mais
aussi du genre tragique, historique, etc. (Greek Oratory. Tradition and Originality, Oxford, O. U. P., 1999,
p. 21-26).
4
Cf. Th. Cole, The Origins of Rhetoric in Ancient Greece, Baltimore, Johns Hopkins U. P., 1991 ; Id.,
« Who was Corax », ICS 16, 1991, p. 65-84 ; E. Schiappa, « Did Plato coin Rhêtorikê ? », AJPh 111, 1990,
p. 457-470 ; Id., The Beginnings of Rhetoric in Ancient Greece, New Haven, 1999. Voir contra -notamment -
G. J. Pendrick, « Plato and Rhêtorikê », RhM 141, 1998, p. 10-23.
L’ARGUMENTATION, LA PERSUASION, LA MANIPULATION 151
Anaximène ayant été lui aussi précepteur d’Alexandre, mais il est impossible
d’aller au-delà et de détecter de façon sûre d’éventuelles influences5.
Cela dit, l’hypothèse de Tobias Reinhardt rencontre un sentiment que j’ai
souvent eu en éditant la Rhétorique à Alexandre, celui d’un texte archaïque par
rapport à Aristote, qui plonge ses racines dans la pratique oratoire de l’époque
classique - le fameux corpus des orateurs attiques - et qui en même temps témoi-
gne d’un niveau de formalisation assez élevé quoique de nature non-philoso-
phique.
Je vais donc me poser à propos de ce texte la question de la thématisation
ou de la non-thématisation de ce que nous distinguons en argumentation fac-
tuelle, en persuasion - celle-ci incluant les aspects affectifs, pathétiques, etc. -,
et en manipulation - au sens où une doxa est transmise, avec son cortège de
décisions pratiques, sans argumentation ni persuasion dignes de ce nom mais
dans le respect apparent du sentiment de liberté.
La thèse que je voudrais défendre est que la rhétorique pré-aristotélicien-
ne représentée par la Rhétorique à Alexandre a un caractère réellement techni-
que, dans la mesure où elle formule un objectif de persuasion et qu’elle décrit
méthodiquement les moyens de l’obtenir, mais qu’elle joue sur l’amalgame de
paramètres qui sont justement ceux dont la séparation tend à discriminer le
discours et l’acte de parole. Je ferai de cette dernière notion un usage élargi,
peut-être abusif, pour les cas où le locuteur littéralement emporte la pistis, c’est-
à-dire l’adhésion, sans décliner toutes les étapes d’une démonstration valide,
dans un mouvement analysable par le technicien, mais pas par le destinataire,
et dans une dissymétrie typique d’une conception non-dialectique, profession-
nelle, utilitaire, de la rhétorique. Je tâcherai de montrer au passage que ce type
de rhétorique a beaucoup de traits de ce que nous appelons pragmatique, car il
requiert pour fonctionner des conditions particulières.
Afin d’organiser les quelques analyses qui suivent, je prendrai appui sur
trois points tirés d’un résumé lui-même en six points de ce qui à mes yeux permet
le mieux de distinguer la Rhétorique à Alexandre de la Rhétorique d’Aristote6 : je

5
Cf. P. Chiron (éd.), Ps.-Aristote, Rhétorique à Alexandre, Paris, Les Belles Lettres - CUF, 2002,
p. LXXXIII sqq.
6
1) Prééminence de l’eikos, 2) réversibilité / opposabilité universelles, 3) emploi argumentatif du voca-
bulaire rhétorique, 4) utilisation du temps de l’énonciation, 5) « complexes » argumentatifs, 6) moules
de présentation de l’argument, cf. P. C., chap. 8 « Rhetoric to Alexander », dans Ian Worthington (éd.),
A Companion to Greek Rhetoric, Malden-Oxford-Carlton, Blackwell Publishing, 2007, p. 98-99.
152 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

m’intéresserai d’abord au privilège accordé à l’eikos, ensuite au recours au temps


de l’énonciation ; enfin à l’utilisation très particulière qui est faite du méta-
discours de la persuasion.

Le vraisemblable
Dans la Rhétorique à Alexandre, le mot εἰκός désigne une vraisemblance
subjective, toujours modifiable, notamment par l’exemple (παράδειγμα), sur
lequel le rhéteur écrit ceci :
Il y a deux types d’exemples : parmi les faits, les uns se produisent selon l’attente
(κατὰ λόγον), les autres contre l’attente (παρὰ λόγον). Ceux qui se produisent
selon l’attente amènent le crédit (πιστεύεσθαι), ceux qui ne sont pas conformes
à l’attente entraînent la défiance (ἀπιστεῖσθαι). Je veux dire par exemple ceci :
mettons que l’on dise les riches plus justes que les pauvres et que l’on cite des
actions justes d’hommes riches, eh bien de tels exemples paraissent conformes à
l’attente car, on peut le constater, la plupart des gens estiment que les riches sont
plus justes que les pauvres. Si, en sens inverse, on faisait état de personnes riches
ayant commis des injustices pour de l’argent, on ferait naître la défiance à l’égard
des riches7.
L’intérêt de ce passage est que nous y lisons une analyse extrêmement lu-
cide qui établit une relation entre le cours des faits et la doxa. On peut le gloser
ainsi : notre vécu nous inspire des inductions spontanées, qui se transforment
volontiers en propositions du genre : les riches respectent mieux la loi que les
pauvres. Les exemples paradoxaux devraient déboucher sur l’affinement de la
proposition et sur sa formulation en tant que généralité susceptible d’exception :
« généralement parlant, les riches respectent mieux la loi que les pauvres ». Le
rhéteur s’en sert pour tout autre chose, une proposition inverse que l’on pourrait
formuler familièrement : « tous les riches sont pourris ».
La suite est facile à deviner : dans un procès, l’inclusion de l’adversaire dans la
catégorie ainsi caractérisée permet d’influer sur le jugement (par exemple, « l’accusé
est riche, donc pourri »). J’ajouterai que ce type d’abus est certainement plus efficace
dans un système judiciaire comme celui d’Athènes où le vote des héliastes intervenait
sans délibération, immédiatement après l’audition des parties. D’autre part, Athènes
était une ville moyenne, particulièrement propice à ce genre de généralisation et

7
Rhétorique à Alexandre, 1429 a 27-38.
L’ARGUMENTATION, LA PERSUASION, LA MANIPULATION 153
surtout à ces inclusions rapides, le public collectif des jurys populaires ayant une
connaissance, mais une connaissance lointaine des personnalités. On peut citer
ici le cas de l’orateur Démade - celui qui a négocié la reddition d’Athènes après
Chéronée - connu surtout par des sources aristocratiques qui font de lui un
ouvrier du port, d’où sa réputation ultérieure d’orateur autodidacte, alors que
les inscriptions montrent qu’il comptait des stratèges dans sa famille8. En
d’autres termes, la basse extraction de Démade est selon toute vraisemblance
une réputation fabriquée de toutes pièces.
Le rayon d’action de ces procédures n’est pas limité au judiciaire. Dans le
délibératif, soit la proposition : « Contractons beaucoup d’alliances » et l’ar-
gument : « car à la guerre le nombre est facteur de victoire ». Le rhéteur note
qu’on a alors le vraisemblable pour soi. Si l’on veut en revanche persuader l’as-
semblée de partir en guerre en état d’infériorité numérique, il faudra donner
des cas particuliers de victoires inattendues. Et il paie de sa personne en énumé-
rant non moins de quatre épisodes historiques plus ou moins récents : la restau-
ration démocratique de 403, la victoire des Thébains à Leuctres en 371, la vic-
toire de Dion sur Denys de Syracuse en 357, celle des Corinthiens sur les
Carthaginois, à Syracuse encore, en 344 / 343. La série de quatre exemples est
là manifestement pour fausser la perspective, et l’on constate deux choses : au
niveau de la rédaction du traité, la continuité entre règle générale et exemple à
imiter ; surtout, l’association étroite de l’exemple paradoxal à un procédé d’am-
plification, en l’occurrence l’effet d’accumulation, ce qui évoque l’amalgame
volontairement opéré par Isocrate, au moyen du terme ἰδέα, de ce qui relève pour
nous soit de la forme de l’expression soit de l’argument9.
On est frappé par le caractère pratique et pertinent de ces analyses. Le but n’est
pas d’obtenir une proposition fondée en vérité ou en statistique, mais une croyance
qui doit elle-même se concrétiser dans un vote. Ce qui est remarquable aussi est que
la méthode pour inverser le vraisemblable consiste à mimer le processus même de
constitution du vraisemblable : de même que la vie nous confronte à des expériences
répétées qui finissent par converger, si l’on expose le public à un, puis deux, puis qua-
tre cas paradoxaux, il finit par induire tout seul la proposition qui sert la thèse que l’on
veut défendre, en l’occurrence « il n’est pas nécessaire d’être plus nombreux pour

8
Cf. P. Brun, Démade. Essai d’histoire et d’historiographie, Bordeaux, Ausonius, coll. « Scripta Anti-
qua », n° 3, 2000.
9
Cf. Isocrate, Sur l’Échange, § 181 sq. ; 280, etc. ; O. Navarre, Essai sur la rhétorique grecque avant
Aristote, Paris, 1900, p. 189-191. Comparer avec Rhétorique à Alexandre, 1423 a 17 (et n.).
154 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

gagner ». La technique s’élabore par une observation critique des mécanismes


subjectifs de la croyance. On trouve une thématisation claire de cette méthode
dans la théorie de l’exorde proposée dans la Rhétorique à Alexandre :
Pour ce qui est d’inviter le public à l’attention, nous pourrons découvrir com-
ment faire en observant à quels discours et à quelles affaires nous prêtons nous-
même le plus attention quand nous prenons part à une délibération : n’est-ce donc
pas quand la délibération porte sur des affaires importantes, terribles ou qui nous
touchent personnellement ? Etc.10
Le « nous » réunit ici les rhéteurs, invités à réfléchir à une expérience
commune à tout le monde pour y puiser des artefacts. Le public futur n’est
évidemment pas convié à la réflexion. Nous sommes là très proches de ce que
certains spécialistes de psychologie sociale appellent manipulation : cette ma-
nière d’épouser le fonctionnement de la doxa garantit le sentiment de liberté
du futur public au moment même où il prêtera attention à ce qui ne le mérite
pas ou adoptera un jugement orienté à son insu. Un cas extrême de ce genre de
technique est la soumission d’une partie de la thèse à la possibilité de la faire
admettre. Prenons le cas d’un sycophante désireux de nuire et d’extorquer de
l’argent à quelqu’un. Comme il est libre du choix du chef d’accusation - et pour
cause -, si la personne à laquelle il s’attaque est jeune, il l’accusera d’avoir commis
un crime habituel aux jeunes. Citons :
Si celui que tu accuses est jeune, ce que font les gens de cet âge, dis qu’il l’a fait ; en
raison de la ressemblance, on accordera crédit aussi aux accusations portées contre
lui. Il en ira de même si tu montres que ses camarades sont tels que tu dis qu’il est, car
du fait qu’il les fréquente, on croira aisément qu’il se conduit comme ses amis11.
Le public croit ce qui ressemble à ce qu’il sait, et réciproquement, pour
parodier la formule du Gorgias de Platon, il déteste ce qui est différent de lui12 .
Toute la question est de savoir si ces techniques illusionnistes sont dépendantes
ou non de la théorie aristotélicienne de l’induction et de la déduction. Ce que l’on peut
dire est que, dans la Rhétorique à Alexandre, le vocabulaire des pisteis est quasiment le
même que chez Aristote, mais que ce vocabulaire est pour une grande partie très an-
cien, puisqu’on le trouve déjà à l’époque d’Antiphon, que, d’autre part, il manque à la
Rhétorique à Alexandre certains termes essentiels, comme πρότασις ou ἐπαγωγή. Sur-
tout, l’auteur de la Rhétorique à Alexandre donne à ce lexique - au premier chef à

10
Rhétorique à Alexandre, 1436 b 5-15.
11
Ibid., 1428 b 26-32.
12
Gorgias, 513 c.
L’ARGUMENTATION, LA PERSUASION, LA MANIPULATION 155
enthymème, mais aussi à τεκμήριον, etc. - des valeurs fort différentes de celles
d’Aristote13.

Le temps de l’énonciation
Un second trait à la fois non-aristotélicien et authentiquement technique
- si l’on accepte la définition souple empruntée tout à l’heure à Tobias Rein-
hardt - est une utilisation consciente du facteur-temps14. Nous sommes là dans
le voisinage du thème sophistique du καιρός et en même temps de la notion de
nouveauté développée par Isocrate comme un élément décisif de la réussite ora-
toire. On se souvient que, pour Isocrate, le développement de la compétence
oratoire suppose au premier chef des qualités naturelles, ensuite quelques
connaissances techniques délivrées par un bon maître, enfin et surtout un in-
lassable entraînement de l’élève soutenu par l’imitation du maître15. L’objectif
de cet entraînement est de se rendre capable de fournir un discours toujours
nouveau, cette nouveauté étant nécessaire en elle-même, en raison de son pou-
voir propre, et bien sûr pour « coller » à l’événement toujours inédit que re-
présente tout discours.
À l’égard du temps, de la performance oratoire conçue comme un hap-
pening, et de la paradoxale entreprise qui consiste à codifier la pratique la plus
imprévisible, l’auteur de la Rhétorique à Alexandre manifeste un intérêt sans
cesse renouvelé. Il prend toujours soin, lorsque plusieurs arguments sont né-
cessaires, d’indiquer l’ordre dans lequel il faudra les présenter. Cet ordre et
cette temporalité sont objectivés, à un premier niveau, par un méta-discours :
le rhéteur dit, en substance, « dans tel ou tel cas, il faut mettre telle pistis
d’abord, telle autre ensuite, et ainsi de suite », mais ce qui est remarquable est
qu’ils sont abordés, comme la vraisemblance, d’un point de vue subjectif et
que cette subjectivité procède du même mécanisme d’identification signalé
plus haut dans le chapitre sur l’exorde. On peut prendre le cas du genre démé-
gorique, à propos duquel le rhéteur passe en revue les thèmes de délibération cor-
respondant à l’ordre du jour de l’Assemblée. Quand on fait la comparaison avec le

13
Voir Pierre Chiron, « À propos d’une série de pisteis dans la Rhétorique à Alexandre (Ps.-Aristote,
Rh. Al., chap. 7-14), Rhetorica, 16, 1998, p. 349-391.
14
Voir sur cette question B. Cassin, « Procédures sophistiques pour construire l’évidence », dans :
C. Lévy et L. Pernot (éd.), Dire l’Évidence, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 15-29.
15
Voir notamment Isocrate, Contre les Sophistes, § 14-18.
156 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

chapitre 4 du Livre premier de la Rhétorique d’Aristote, on constate des différen-


ces remarquables. Aristote distingue cinq thèmes principaux : finance, guerre et
paix, protection du territoire, importations et exportations, législation. Dans le
chapitre parallèle de la Rhétorique à Alexandre (2, 1423 a 13 sqq.), ces sujets de
délibération sont définis de manière à atteindre le chiffre de sept, chiffre qui cor-
respond au nombre des espèces oratoires, d’un groupe spécialement important de
moyens de persuasion... Qu’il s’agisse d’un procédé mnémotechnique ou d’autre
chose, la question reste ouverte, mais toujours est-il que ce chiffre est obtenu au
moyen d’artifices comme celui qui sépare la paix et la guerre, alors que chez Aris-
tote, d’une façon plus dialectique, ce sont là deux options correspondant à une
seule question. On constate aussi que le thème de délibération présenté et traité
en premier est la question des cultes, qu’Aristote omet. Dans l’examen de cette
question des cultes, trois propositions-types sont présentées avec l’argumentation
ad hoc, dans un ordre qui est un ordre de difficulté croissante mais aussi d’im-
piété croissante : soit le maintien de l’apparat des cultes, l’augmentation des dé-
penses, et enfin ce qui requiert le plus de précautions, c’est-à-dire la diminution
des dépenses religieuses. Une fois encore, la formulation de l’argument est indis-
sociable de sa teneur argumentative. Par exemple, quand il s’agit de défendre l’idée
que les dépenses doivent dépendre de l’état des finances, bref qu’on ne doit pas
dépenser plus qu’on a, on assiste à un effacement du religieux, et le moule de
présentation de l’argument est rédigé comme suit : « Les hommes ne sont pas les
seuls facteurs à considérer pour régler les finances publiques (en grec : πολιτικὰς
δαπάνας) mais aussi le bon ou le mauvais état des affaires » (2, 1423 b 30-32). Plus
loin, le rhéteur présente cette même proposition - diminuer l’apparat des cultes -
comme de celles qui éveillent la prévention de l’auditeur. Le rhéteur conseille alors,
pour apaiser sa réticence, de prendre les devants, de formuler soi-même cette pré-
vention, et l’on constate alors la même laïcisation du débat :
Il faut en pareil cas user d’abord de l’anticipation à l’adresse des auditeurs, en-
suite reporter l’accusation sur la nécessité, le sort, les circonstances ou l’intérêt
de l’État, et dire que ce ne sont pas les conseillers qui sont responsables de telles
propositions mais l’état des affaires16.
Sinon, le retentissement du moment de l’énonciation sur la force même de
l’argument est formulé parfois d’une manière spectaculaire. On citera ce passage à
propos justement de la procatalepse, ou anticipation sur les thèses et les arguments de

16
Rhétorique à Alexandre, 29, 1437 b 21-26.
L’ARGUMENTATION, LA PERSUASION, LA MANIPULATION 157
l’adversaire. Le rhéteur cite quelques exemples de ce genre : « Peut-être <mon
adversaire> va-t-il gémir sur sa pauvreté, ce n’est pourtant pas moi, mais sa façon
de vivre qui en est la cause », et il enchaîne :
Quand nous parlons en premier, telle est la manière dont il faut anticiper sur les
propos prévisibles des adversaires, pour les détruire ou les affaiblir. Car même si
les points qu’on a dénigrés par avance sont tout à fait solides, ils ne paraîtront pas
aussi importants (μεγάλα) à ceux qui en auront déjà entendu parler17.
On remarque que le précepte dépend de l’ordre de la prise de parole, consi-
dération qui éclaire le choix par Antiphon de conserver dans ses Tétralogies
l’ordre des discours réels. Ce qui est thématisé ici, en termes d’effet de croyance,
c’est la différence entre l’effet de l’énonciation et l’effet de l’argumentation et
le fait, constaté empiriquement, qu’une énonciation dans un temps bien choisi
érode la force de persuasion d’un argument, même bon.
On sent que l’on a affaire à un rhéteur-sophiste qui - certes - formule un
méta-discours, décrit une manière de faire et en explique le fonctionnement,
mais en s’inscrivant par avance dans un réseau social, politique et religieux
commun à lui-même, à son élève et au public futur et inscrit dans le temps
psychologique. Le discours s’anticipe lui-même dans sa future adaptabilité, aux
antipodes de ce qui fait le fondement de la philosophie, à savoir le fait - je cite
un article de M. Dixsaut sur Isocrate - « de ne reconnaître pour philosophique
qu’une pensée qui s’anticipe elle-même dans sa représentation normative »18.

Vocabulaire rhétorique et performance


Un autre requisit de la pensée philosophique est l’univocité du voca-
bulaire. Vous avez compris que, dans la Rhétorique à Alexandre, la théma-
tisation distincte de l’argumentation, de la persuasion et de la manipulation
est justement absente. Il reste à montrer que c’est une indistinction volon-
taire et concertée. Le meilleur exemple est probablement celui du σημεῖον,
présenté au début de la deuxième partie du traité dans une série de sept
pisteis, au sixième rang, juste avant la preuve (ἔλεγχος), ce qui semble a prio-
ri lui donner une grande force probante. D’ailleurs, une lecture rapide

17
Rhétorique à Alexandre, 18, 1433 a 35-39.
18
M. Dixsaut, « Isocrate contre des sophistes sans sophistique », in Le plaisir de parler, Études de so-
phistique comparée, sous la dir. de B. Cassin, Paris, Minuit, 1986, p. 63-85 (p. 67).
158 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

pourrait faire croire à un texte très savant de dialectique. En réalité, nous retrouvons
les mêmes caractéristiques que celles que nous avons notées à propos du vraisem-
blable : ce qui intéresse le rhéteur est non l’établissement d’une liaison causale
entre les faits, mais la possibilité de faire reconnaître à l’auditeur une coïncidence
habituelle, et de produire en lui une croyance ou un savoir. La réalité des faits a le
même caractère subordonné, et le rhéteur n’hésite pas à envisager l’idée de fabriquer
les signes. Mais le plus surprenant, c’est le maintien volontaire du même mot pour
des signes dont la force probante est très inégale. Aristote au contraire distingue
soigneusement, au chapitre deux du Livre premier de la Rhétorique19, le τεκμήριον,
ou signe nécessaire, et le signe non nécessaire qui, je le cite, « n’a pas de nom expri-
mant la différence », détail qui irait assez dans le sens de Tobias Reinhardt. Mais
citons ce passage très étonnant de la Rhétorique à Alexandre :
Est une chose signe d’une autre, non pas n’importe quoi signe de n’importe quoi,
ni toute chose signe de toute chose, mais seulement ce qui se produit d’habitude
(τὸ εἰθισμένον γίνεσθαι) avant la chose, ou en même temps que la chose, ou après
la chose. De plus, ce qui est arrivé est signe non de ce qui s’est passé seulement
mais aussi de ce qui ne s’est pas passé ; de même aussi, ce qui ne s’est pas passé est
signe non seulement de ce qui n’est pas mais aussi de ce qui est. Parmi les signes,
l’un produit une croyance (οἴεσθαι), l’autre un savoir (εἰδέναι). Le meilleur est
celui qui procure un savoir, vient en second celui qui produit une opinion très
plausible (δόξαν πιθανωτάτην). Nous fabriquerons (ποιήσομεν) un grand nombre
de signes, en bref, à partir de chaque chose faite, dite ou vue, prise une à une20.
On peut se demander : pourquoi cet amalgame ? Tout simplement parce que,
dans cette démocratie grecque du milieu du ive siècle, où le public a accumulé une
énorme expérience en matière d’éloquence, le vocabulaire même de l’argumenta-
tion fait partie du discours à titre d’argument purement verbal et que le rhéteur
enseigne à jouer sur le nom des arguments, ou à se jouer du nom des arguments,
comme on voudra. J’en veux pour preuve le début du chapitre suivant : « La preu-
ve est ce qui ne peut pas être autrement que comme nous le disons »21.
Je serais donc bien embarrassé si l’on me demandait de traduire argumentation
vs persuasion vs manipulation à partir du lexique technique de la Rhétorique à
Alexandre. Ce n’est pas - je crois l’avoir montré - de l’ignorance de la part du rhéteur
mais une volonté d’entretenir l’équivocité du vocabulaire même de sa technique
puisque le vocabulaire métadiscursif participe à l’entreprise de persuasion. J’aurais pu

19
1357 b 1 sq.
20
Rhétorique à Alexandre, 12, 1430 b 30-40.
21
Rhétorique à Alexandre, 13, 1431 a 6-7.
L’ARGUMENTATION, LA PERSUASION, LA MANIPULATION 159
citer d’autres passages où, par exemple, le mot démonstration, le verbe démon-
trer (ἀποδεικνύναι) sont corrélés à l’emploi de procédés d’amplification22 . Je suis
persuadé qu’il avait une idée assez précise de la vérité, de l’erreur, du mensonge
et de la différence entre une argumentation rigoureuse et les moyens de condui-
re son destinataire à son insu à de certaines opinions et décisions. Mais sa pers-
pective est pratique et professionnelle. Son objectif est la pistis, soit une adhésion
agissante, débouchant sur un vote dans le domaine judiciaire ou délibératif. Or
pour un public ordinaire, peu exercé à l’analyse logique, l’adhésion procède de
mécanismes fondamentalement hétérogènes et mêlés : au raisonnement se mê-
lent la reconnaissance du connu, l’erreur de perspective, le plaisir vite épuisé de
la découverte, les jouissances de l’amour-propre, etc. Dans ce contexte, les res-
sources les plus efficaces du rhéteur sont des moyens de persuasion inanalysa-
bles, mettant en œuvre conjointement plusieurs ressorts dont certains non ver-
baux, ce qui les rattache à des speech acts. Je n’ai pas eu le temps d’en parler, mais
la partie proprement technique du traité est complétée, dans un court chapi-
tre23, par un ensemble de règles de vie, dérivées de l’art du discours, qui visent
à unifier la parole et la personne de l’orateur, et à renforcer par cette unité le
pouvoir de persuasion du futur discours. Aristote au contraire aura à cœur de
faire de la persuasion par l’êthos un effet du discours et du discours seul24.
Il s’agit bien entendu d’une rhétorique vulgaire, celle qui s’est attiré le
mépris de Platon et même d’Aristote, mais - et c’est quelque chose que l’on dit
moins souvent - c’est une vraie rhétorique, c’est-à-dire une technique conscien-
te d’elle-même, de ses buts et de ses moyens, détachée de l’empirisme brut, éclai-
rée par des théories relativement élaborées, un peu comme la publicité
aujourd’hui emprunte leur savoir aux sociologues et aux psychologues. C’est
surtout une rhétorique efficace et potentiellement dangereuse, et cela seul la
rend digne d’être analysée, tout simplement parce que, comme le dit Aristote,
« il serait absurde, alors qu’il est honteux d’être incapable de se défendre phy-
siquement, qu’il ne soit pas honteux de ne pouvoir le faire verbalement, mode
de défense plus propre à l’homme que le recours à la force physique »25.

22
Par exemple 1427 a 21 (il est vrai dans une des deux parties de la tradition).
23
Chap. 38, 1445 b 24-1446 a 35.
24
Cf. F. Woerther, L’êthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, p. 206.
25
Rhétorique, 1, 1, 1355 a 39-b 1.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS ?
CRITIQUES ET USAGES DE LA PAROLE
CHEZ DIOGÈNE LE CYNIQUE

Thomas Bénatouïl

L’usage du langage ou la rhétorique cyniques et la liberté de parole


(μαρρήσια) ont fait l’objet de nombreuses recherches ces dernières années. La
présente étude ne vise pas à les compléter ou à les discuter, mais seulement à
s’interroger sur la dimension « performative » de la parole cynique. Il ne s’agit
pas pour autant de chercher une anticipation ou une instanciation des analyses
d’Austin1 dans les invectives ou les sentences cyniques, mais, tout au contraire,
d’y repérer d’abord une mise en cause radicale du pouvoir du langage au profit
d’une conception non linguistique de la performance, à l’intérieur de laquelle
on tentera ensuite de situer l’usage de la libre-parole, son rôle, son efficace, ses
conditions de possibilité, ce qui conduira à discuter certaines thèses de Foucault
sur la παρρήσια et à utiliser des analyses non-linguistiques du performatif com-
me celles de Bourdieu et de Judith Butler.
Du point de vue historique, j’ai choisi, à la fois par commodité et souci de
précision, de limiter mon propos au fondateur du cynisme, Diogène de Sinope. Je me
contenterai de quelques allusions indispensables aux nombreux antécédents ou sour-
ces (littéraires, politiques, philosophiques) de sa conception et de ses usages de la
parole, et j’ai volontairement laissé de côté la riche histoire de la παρρήσια, tant chez

1
J. L. Austin, How to do things with words, Oxford, Oxford University Press, 1962, traduit par G. Lane
sous le titre Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.
162 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

les successeurs ou sectateurs de Diogène jusqu’à l’époque impériale que dans


les autres écoles philosophiques.
Cette dernière mise à l’écart se justifie essentiellement par le fait que les
usages platoniciens ou épicuriens de la παρρήσια rompent nettement et
consciemment avec la παρρήσια politique, démocratique et publique, au profit
d’une παρρήσια éthique et privée, qu’elle soit dialectique ou pédagogique2 . Or,
comme je tenterai de le montrer, le franc-parler cynique ne me paraît pas du tout
relever de cette tradition philosophique ou plutôt scolastique de la parole libre
et efficace - à laquelle on a souvent cherché à le rattacher -, non seulement parce
qu’il reste proche dans ses manifestations (publiques, agressives, etc.) de la
παρρήσια politique, mais aussi parce qu’il repose précisément sur une critique
des illusions que les philosophes cultivent, à l’abri et au service de leurs écoles3,
sur la puissance et la liberté du logos :
À Hégésias qui le priait de lui prêter un de ses ouvrages, Diogène répondit :
« Pauvre sot que tu es, Hégésias ! Les figues sèches, tu n’en prends pas des pein-
tes, mais des vraies, alors que pour l’ascèse, tu négliges la vraie et tu te précipites
sur celle qu’on trouve dans les livres »4.

La critique cynique des discours


Les critiques de la rhétorique
On trouve dans les témoignages sur les premiers cyniques de nombreuses criti-
ques adressées aux orateurs et, plus généralement, à l’usage de la parole pour persuader
ou séduire autrui. Il me semble que l’on peut y distinguer trois types de critique.

2
Sur le franc-parler dialectique chez Platon, voir note 37 ci-dessous. Sur le franc-parler épicurien, voir
surtout le traité Περὶ παρρησίας de Philodème et, pour une synthèse de son contenu soulignant ses enjeux
pédagogiques et scolastiques, N. W. de Witt, « Organization and procedure in epicurean groups », Clas-
sical Philology, vol. XXXI, n° 3, july 1936, p. 205-211.
3
Sur la critique des écoles philosophiques par Diogène, voir Diogène Laërce, Vies et doctrines des phi-
losophes illustres (abrégé DL) VI, 24 : « L’école (σχολήν) d’Euclide, il la nommait ‘‘bile’’ (χολήν) et l’ensei-
gnement (διατριβήν) de Platon, ‘‘perte de temps’’ (κατατριβήν) », et Plutarque, De virtute morali 452 d, où
Diogène reproche à Platon d’avoir « passé tout ce temps à philosopher sans causer de peine à quiconque ».
Cette critique cynique de la dimension scolastique de la philosophie sera prolongée avec les mêmes cibles
dans le stoïcisme, comme j’ai essayé de le montrer dans “Le débat entre stoïcisme et platonisme à propos de
la vie scolastique : Chrysippe, l’Ancienne Académie, Antiochus”, in M. Bonazzi et C. Helmig (éd.), Stoic
Platonism and Platonic Stoicism, Leuven, Leuven University Press, 2007, p. 1-20.
4
DL VI, 48. Sauf indication contraire, je cite la traduction de DL VI par Marie-Odile Goulet-Cazé,
dans Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, traduction sous la direction de M.-O. Gou-
let-Cazé, Paris, Le Livre de Poche, 1999.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 163
La première, assez banale et souvent mise en lumière, dénonce le peu de
valeur des paroles, même édifiantes, par rapport aux actes5. Diogène « s’éton-
nait de voir (…) les orateurs mettre tout leur zèle à parler de la justice, mais ne
point du tout la pratiquer, et encore blâmer les avares, mais chérir l’argent par-
dessus tout »6. La critique ne porte pas ici directement sur la parole, dont le
contenu est reconnu comme moralement pertinent, mais sur le manque d’action
en accord avec cette parole.
Stobée rapporte cette autre remarque de Diogène : « Certains hommes
ont le mot juste, mais ils ne savent pas s’écouter eux-mêmes, pas plus que la lyre
ne sait percevoir les beaux sons qu’elle émet »7. Au fond, Diogène regrette que
tant d’actes de parole ne trouvent pas un auditoire réceptif et ne produise pas
les effets performatifs qu’ils visent, si bien qu’ils sont réduits de facto à des actes
simplement locutoires, qui énoncent des normes au lieu de susciter des actes
conformes à ces normes. Diogène s’en prend cependant plus précisément au fait
que le locuteur ne se compte pas au nombre des destinataires de son discours.
S’esquisse déjà ici une idée que l’on va retrouver plus loin : la parole vraiment
opératoire est celle qui est soutenue et attestée par les dispositions de son locu-
teur. Autrement dit, le principal risque que court la parole est celui d’être creu-
se (plutôt que fausse), sans effet sur autrui parce qu’elle n’est pas prise au sérieux
par celui qui la prononce.
Un second type de critique cynique concerne la parole des orateurs en elle-mê-
me. « Le discours qui veut plaire (πρὸς χάριν) est un lacet enduit de miel », disait
Diogène (DL VI, 51). En faisant plaisir à leur public, les orateurs le prennent en otage,
le tiennent à leur merci. La même idée sous-tend probablement l’épisode où Diogène
désigne Démosthène en tendant son majeur et en disant : « le démagogue des Athé-
niens, c’est lui » (DL VI, 34). Le démagogue est comme le sexe, qui prend le

5
Voir par exemple R. B. Branham, « Diogenes’ Rhetoric and the Invention of Cynicism », in M.-O.
Goulet-Cazé et R. Goulet, Le cynisme ancien et ses prolongements, Paris, PUF, 1993, p. 445-473 (447), et
I. Sluiter, « Communicating Cynicism : Diogenes’ gangsta rap », in D. Frede and B. Inwood (éd.), Lan-
guage and Learning. Philosophy of Language in the Hellenistic Age, Cambridge, Cambridge University Press,
2005, p. 139-162 (153-154).
6
DL VI, 28 : pour la dernière partie du passage, je modifie la traduction de M.-O. Goulet-Cazé, qui
comprend τοὺς φιλαργύρους comme sujet de φέγειν et τὸ ἀργύριον comme son objet (« et les avares blâmer
l’argent, mais le chérir par-dessus tout »), ce qui la conduit à corriger ce sujet incohérent en τοὺς φιλοσόφους.
Je préfère la solution de G. Giannantoni (Socratis Socraticorum Reliquiae, Naples, Bibliopolis, 1990, vol.
II, p. 412, ad fr. v b 504) qui considère τοὺς ῥήτορας comme sujet de φέγειν et τοὺς φιλαργύρους comme
son objet direct, τὸ ἀργύριον étant l’objet de ὑπεραγαπᾶν.
7
Stobée, Eclogae III, 23, 10 (traduction de Léonce Paquet dans Les Cyniques grecs. Fragments et témoi-
gnages, Paris, Livre de Poche, 1992, p. 116, n° 98).
164 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

contrôle de celui qui l’écoute en lui promettant des plaisirs. Les auditeurs sont donc
en l’occurrence aussi coupables que l’orateur, comme l’indique une autre histoire :
Un jour que [Diogène] parlait sérieusement et que personne ne s’approchait, il
se mit à gazouiller. Comme des gens s’étaient attroupés, il leur reprocha de venir
avec empressement pour écouter des niaiseries, mais de tarder négligemment
pour les choses sérieuses8 .
Si l’on excepte leurs mises en scène, ces critiques ressemblent bien sûr beau-
coup à celles que l’on trouve dans le Gorgias et la République, où les sophistes et
les rhéteurs sont opposés aux philosophes, comme les cuisiniers aux médecins,
parce qu’ils flattent les désirs du peuple pour se maintenir au pouvoir9. La cri-
tique de la rhétorique par Diogène ne se réduit cependant pas à cette argumen-
tation sans doute d’origine socratique. Il en existe en effet une troisième forme,
tout à fait originale, dont fit les frais Anaximène de Lampsaque, ce rhéteur-
sophiste qui pourrait être l’auteur de la Rhétorique à Alexandre : « Un jour que
cet orateur prononçait un discours, Diogène brandit un hareng saur et détour-
na les auditeurs. Devant l’indignation d’Anaximène, il dit : ‘‘Un hareng saur
d’une obole a mis en pièce le discours d’Anaximène’’. » (DL VI, 57). Une autre
histoire montre Diogène mangeant goulûment des lupins devant un jeune ora-
teur et détournant ainsi l’attention de son public (DL VI, 48).
Il me semble que ces attaques tirent théoriquement et pratiquement les
conséquences des deux premiers types de critique et révèlent ainsi leur sens
spécifiquement cynique. Si les orateurs ne proposent que des paroles qu’aucun
acte ne vient soutenir, et si ces paroles tirent leur pouvoir du plaisir qu’elles
produisent ou promettent, alors un acte ou un objet contrariant ce plaisir suf-
fisent à mettre fin à l’empire des orateurs, qui ne sont pour ainsi dire que des
tigres ou plutôt des sirènes de papier. Le cynisme développe ainsi une critique
des illusions du langage sur sa puissance. Or celle-ci me semble singulière dans
l’Antiquité et intéressante, y compris aujourd’hui, à cause de sa radicalité, qui
se manifeste par la diversité de ses cibles et sa méthode.

8
DL VI, 27.
9
Va sans doute dans le même sens la critique suivante (DL VI, 47, je traduis) : « Les orateurs et tous
ceux qui parlent pour être connus, [Diogène] les appelait trois fois hommes, c’est-à-dire trois fois miséra-
bles », qui signifie peut-être que ce sont des misérables parlant misérablement à des misérables (voir DL
VI, 44 où Diogène décrit ainsi une lettre d’Alexandre à Antipater).
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 165
Diogène contre le logos
La procédure critique employée contre l’orateur Anaximène se retrouve
en fait dans d’autres anecdotes assez connues : celle où Diogène se lève et mar-
che « pour répondre à qui disait que le mouvement n’existe pas » (DL VII, 39),
et celle où il apporte un coq plumé à l’école de Platon en disant « Voilà l’hom-
me de Platon », après que ce dernier « a défini l’homme comme un animal
bipède sans plume » (DL VI, 40). C’est dire que Diogène ne réservait pas ses
attaques aux orateurs, mais s’en prenait aussi aux discours dialectiques et phi-
losophiques10. Tous les logoi sont mis sur le même plan, quel que soit leur genre,
car Diogène semble diagnostiquer chez eux une pathologie commune, qui est
une forme de mégalomanie : ils s’imaginent autonomes, émancipés des contrain-
tes de la réalité et même capables de déterminer cette réalité, que ce soit en
persuadant les hommes d’agir, en contestant leurs perceptions ou en rangeant
les choses dans des catégories.
La critique des discours par Diogène n’est donc pas celle à laquelle la
philosophie nous a habitués : il ne s’agit pas simplement de dénoncer le discours
rhétorique comme un simulacre artificiel et flatteur pour lui opposer un dis-
cours descriptif indexé sur une réalité naturelle autonome. Diogène se rappro-
che ainsi à première vue de la sophistique, puisqu’il refuse de distinguer diffé-
rentes espèces de discours en fonction de leur objectivité11, mais il s’y oppose
frontalement en tenant l’autonomie et l’influence que revendique le logos (sous
toutes ses formes) pour illusoires et néfastes. L’epideixis et l’apodeixis ne sont
que deux formes d’une même mégalomanie du discours, à laquelle Diogène
propose un remède largement étranger au domaine discursif. Il est en effet
capital et caractéristique que Diogène exhibe un hareng saur, un coq plumé ou
un mouvement banal, au lieu de discuter avec Anaximène, Platon ou l’héritier
de Zénon d’Élée12 . Diogène ne veut pas opposer un logos vrai ou plus puissant
à leur logoi, mais faire détonner la nature dans l’espace scolastique prétendu-
ment policé, mais en réalité délirant, où prospèrent les discours. Il s’agit, par

10
Voir aussi DL VI, 26 sub fine sur la dénonciation de Platon comme un bavard.
11
Voir à ce sujet B. Cassin, l’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, en particulier Première partie, I
(sur Gorgias) et Troisième partie, II (sur la rhétorique et la seconde sophistique).
12
D’où l’invention par les rhéteurs de la catégorie de « chries pratiques » (voir Hermogène, Prog. 6,
10 ou Quintilien, Inst. Orat. I, 6, 9), où n’intervient aucune parole et dont l’exemple standard est le coup
de bâton des cyniques, ce qui n’est pas un hasard : les chries simplement pratiques sont typiques des cyni-
ques, comme le note justement I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit., p. 151.
166 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

une confrontation avec la réalité quotidienne, de faire apparaître le caractère


creux des paroles en elles-mêmes et la vanité de celui qui les tient.
Qui plus est, cette critique ne doit pas être réduite à une dénonciation de
l’inadéquation des discours à la réalité. Diogène ne cherche pas à dévoiler la
vérité de la nature sous les discours, mais à révéler la faiblesse des discours, le
caractère illusoire du contrôle qu’ils prétendent exercer sur la réalité. Diogène
ne désigne pas le hareng saur, un animal bipède sans plume ou un mouvement
comme des objets qu’il tirerait d’une réalité naturelle indépendante de lui. Il
les produit sur la scène où le discours et son locuteur croient régner ; il les uti-
lise pour faire échec aux discours sur leur propre terrain, mais sans souscrire à
leurs méthodes. Un coq plumé est un animal bien peu naturel. Se goinfrer de
lupins n’est pas un exemple à suivre. Si Diogène voulait juste réfuter les discours
en leur opposant des contre-exemples, il s’y prendrait bien mal13. Sa critique est
plutôt une mise en scène et en œuvre, une performance au sens anglais du mot,
de l’échec des discours des orateurs et des philosophes.

La conception cynique de la performance


Que le cynisme soit en grande partie une performance est attesté par
les témoignages à son sujet, qui contiennent d’abord et surtout des anecdo-
tes présentant les attitudes et actions des cyniques dans diverses circonstan-
ces, plutôt que leurs doctrines ou leurs écrits14 . Comme l’ont noté plusieurs
historiens, le comportement cynique s’apparente à une performance théâ-
trale15 : les cyniques ne se retirent que rarement à l’écart des autres hommes,
ils vivent au cœur des villes, et s’y produisent sur la place publique transfor-
mée en scène didactique. Ceci s’explique à la fois par les ambitions pédago-
giques du cynisme et par sa subversion bien connue de la distinction

13
Voir I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit. p. 151-152 sur Diogène marchant face à
celui qui nie l’existence du mouvement.
14
Voir M. Foucault, Le courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Gallimard / Seuil,
2009, p. 193-195.
15
Voir I. Sluiter, « Communicating Cynicism… », art. cit., p. 140-142, et P. Bosman, « Selling cyni-
cism : The pragmatics of Diogenes’ comic performances », Classical Quarterly, 2006, vol. 56, n° 1, p. 93-
104.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 167
entre activités privées et activités publiques, subversion qui est déjà un ressort
typique de la comédie16.
On pourrait donc rapprocher le cynisme du body art et de ses performan-
ces transgressives. Dans le mouvement actionniste viennois des années cin-
quante et soixante, qui est à l’origine du body art, certains artistes se réclamaient
d’ailleurs explicitement des cyniques et reprenaient leurs performances les plus
connues, comme le fait d’aboyer, de tenir des discours agressifs, d’uriner ou de
se livrer à des activités sexuelles en public17. Un autre aspect caractéristique du
body art est l’exploration des limites du corps, par exemple dans des performan-
ces où l’artiste soumet son corps à diverses souillures ou mutilations. Là encore,
on retrouve des performances analogues chez les cyniques, même si leurs moti-
vations sont évidemment très différentes. Diogène aurait ainsi essayé de manger
de la viande crue et enlaçait les statues couvertes de neige en hiver ou se roulait
dans le sable brûlant en été18.
Le terme de « performance » convient donc au cynisme non seulement
dans son sens anglais de mise en scène, mais aussi dans son sens français d’ex-
ploit. La performance cynique est un spectacle spectaculaire, sur le modèle de
la performance sportive, qui était l’un des exemples invoqués par Diogène pour
justifier les rigueurs du mode de vie cynique : « il voyait en effet (…) combien
aussi les joueurs de flûte et les athlètes, grâce au labeur approprié et constant,
excellent dans leur domaine respectif » (DL VI, 70). Un autre modèle moins
connu est plus proche du théâtre : « Il disait qu’il imitait les maîtres de chœur.
Ceux-ci en effet entonnent un ton plus haut afin que les autres trouvent le ton
juste » (DL VI, 35). Cette analogie montre à nouveau que Diogène ne se conten-
te pas d’adopter un comportement naturel et authentique face à des conventions
sociales factices, mais que ses actions sont consciemment élaborées, et donc en
partie artificielles, à l’intention d’un public et en vue de produire certains effets
didactiques19.
Ces deux modèles invoquent par ailleurs moins des performances que des pré-
parations à la performance, à savoir l’entraînement chez les athlètes et la répétition
chez les artistes. Lorsque Diogène demande l’aumône à une statue, préfigurant ainsi

16
Voir I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit., p. 156.
17
Voir D. Riout, Qu’est-ce que l’art moderne ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 482.
18
DL VI, 23 et 34.
19
Voir aussi DL VI, 64, où Diogène dit qu’il s’est efforcé toute sa vie d’aller à contre-courant.
168 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

les Marx Brothers plutôt que le body art, c’est pour « s’exercer à essuyer des
échecs » (DL VI, 49). Les performances de Diogène, en particulier celles qui
mettent son corps à rude épreuve, ne sont donc pas des fins en soi20 : elles visent
à la fois à montrer aux autres hommes l’étendue des capacités humaines,
lorsqu’on les libère des conventions, et à préparer le cynique à supporter des
circonstances difficiles. Contrairement à ce que suggère l’exemple du body art,
ce n’est donc pas le corps en lui-même mais l’endurcissement du corps et de
l’âme que Diogène oppose aux discours des orateurs et des philosophes comme
la véritable puissance humaine : « Rien, absolument rien, disait-il, ne réussit
dans la vie sans askêsis ; celle-ci est capable en revanche de triompher de tout »
(DL VI, 71). Il me semble que l’on peut lire ce texte comme l’équivalent et la
réplique cyniques à l’éloge par Gorgias du logos, « grand souverain, qui avec le
plus petit et le plus imperceptible des corps, accomplit les actes les plus di-
vins »21.

L’usage cynique de la parole


La liberté de parole comme moyen et comme fin
Est-ce à dire pour autant que le logos ne joue aucun rôle ou un rôle mineur dans
le cynisme et qu’il n’est que la cible de ses performances ? Pas du tout. Un premier
indice du rôle central de la parole et de ses effets est fourni par ce témoignage concer-
nant Diogène : « Cet homme avait un pouvoir de persuasion à ce point étonnant
(θαυμαστὴ ἧν περὶ τὸν πειθώ) qu’il pouvait facilement gagner à sa cause par ses pa-
roles n’importe qui » (DL VI, 75-76). Suit une histoire, où Diogène gagne

20
Diogène critiquait les athlètes qui ne se soucient que d’accroître les performances de leurs corps
(DL VI, 49 et 70). La question du statut et des domaines de l’entraînement / ascèse chez Diogène est
controversée, car le principal témoignage à ce sujet (DL VI, 70-71) pourrait refléter une réinterprétation
stoïcienne : il demande assurément que le corps soit entraîné, mais uniquement dans le but de vivre une vie
naturelle et sereine. Voir M.-O. Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, Paris, Vrin, 1986, p. 195-220, et les critiques
d’A. Brancacci, « Askêsis et Logos nella tradizione cinica », Elenchos, VIII, 1987, p. 439-447, et I. Guglier-
mina, Diogène Laërce et le Cynisme, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 54-
56.
21
Éloge d’Hélène, § 8 (= 82 B 11, 8 Diels-Kranz). Sur le sens performatif et l’importance de ce passage,
voir B. Cassin, « Sophistique, performance, performatif », Bulletin de la Société Française de Philosophie,
octobre-décembre 2006, vol. 100, n°4, p. 11 et ici-même p. 113-114. Cf. Platon, Gorgias 456 a et Phèdre 58
a 8 pour d’autres affirmations de la toute-puissance du discours par Gorgias.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 169
successivement à son mode de vie Androsthène, puis son frère et son père venus
d’Égine le tirer des griffes du cynique. Ce témoignage illustre la puissance per-
locutoire de Diogène, mais on pourrait lui objecter qu’il relève d’un point de
vue externe sur Diogène et ne prouve pas l’importance de la parole pour le cy-
nisme ni la spécificité du discours cynique.
Ces deux éléments apparaissent en revanche nettement dans cette thèse
de Diogène : « Comme on lui demandait ce qu’il y a de plus beau au monde (τί
κάλλιστον ἐν ἀνθτρώποις), Diogène répondit : la liberté de parole (παρρη΄σ ια) »
(DL VI, 69). Cette réponse est bien sûr confirmée par les nombreux actes de
libre-parole ou de franc-parler par lesquels les cyniques, et en particulier Dio-
gène, se sont faits connaître. Elle peut néanmoins surprendre : on attendrait
plutôt que Diogène réponde « l’entraînement » ou « l’auto-suffisance » qui
en résulte.
Une première explication de la valeur de la liberté de parole peut être tirée
des critiques cyniques de la rhétorique, dont on a dit qu’un aspect important
est la dénonciation du discours flatteur ou séducteur. On dispose d’un témoi-
gnage à ce sujet qui peut être lu comme le symétrique de l’éloge de la liberté de
parole22 : « Comme on lui demandait laquelle des bêtes sauvages provoque la
pire morsure (κάκιστα δάκνει), il répondit : chez les bêtes sauvages, le sycophan-
te, chez les animaux domestiques, le flatteur » (DL VI, 51). Le sycophante et
le flatteur utilisent la parole l’un pour dénoncer autrui, l’autre pour vanter ses
qualités, mais tous les deux sans égard pour le bien d’autrui, parce qu’ils parlent
avant tout pour leur propre profit. Ils sont donc les négatifs du libre-parleur, qui
parle dans l’intérêt de celui ou ceux à qui il parle. Selon Plutarque, Diogène
disait : « pour se préserver, on a besoin de bons amis et / ou d’ennemis achar-
nés »23. Le libre-parleur est cet ami vertueux qui n’hésite pas à vous corriger et
vous évite de recourir aux blâmes de vos ennemis pour identifier vos travers24.
De ce point de vue, la liberté de parole apparaît comme un moyen pour

22
R. Branham, « Diogenes’ Rhetoric …», art. cit., p. 464, n. 41 présente comme « opposée » à la
question sur la liberté de parole la question précédente, qui porte sur « ce qu’il y a de plus misérable (ἄθλιον)
dans la vie » (DL VI, 51). La liberté de parole n’est cependant pas ce qu’il y a de plus heureux, mais ce qu’il
y a de plus beau. Son opposé est donc ce qu’il y a de plus « méchant » ou laid.
23
De adulatore 74 c. Voir aussi Plutarque, De prof. in virtute 82 a. Cf. Plutarque, De capienda ex inimi-
cis utilitate 89 b, où l’idée est attribuée à Antisthène avec « amis sincère » à la place de « bons amis » et
« ou » à la place de « et ». Plutarque fait référence à la liberté de parole dans le contexte du premier et du
troisième passages.
24
Voir la remarque attribuée à Diogène par Stobée dans le chapitre de son Anthologie consacré à la li-
berté de parole : « Les autres chiens mordent les ennemis, moi les amis pour les sauver » (Stobée, Eclogae
170 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

s’améliorer, qu’utilisent déjà l’entraîneur sportif ou le maître de chœur lorsqu’ils


pointent à leurs élèves leurs défauts et les moyens d’y remédier.
Mais la libre-parole ne peut se réduire à un auxiliaire, même indispensable,
pour stimuler et orienter notre entraînement éthique. Diogène n’a en effet pas
dit qu’elle était « la chose la plus utile au monde », mais « la plus belle », ce
qui implique qu’elle possède une valeur en elle-même. Il faut en déduire que
l’entraînement pratiqué par le cynique est lui-même au service de sa liberté de
parole, qui est un élément constitutif et caractéristique du mode de vie cynique.
Est-ce à dire pour autant que le cynique est finalement lui aussi un homme de
paroles, comme l’orateur et le philosophe, à ceci près qu’il prétend parler libre-
ment plutôt que de manière persuasive ou objective ? Non, car la παρρήσια n’est
que l’un des aspects de la « liberté » (ἐλευθερία) caractéristique du cynique,
dont Diogène disait qu’il ne mettait rien au dessus d’elle (DL VI, 61).
Déjà noté par plusieurs interprètes25, ce point mérite néanmoins d’être rap-
pelé, ne serait-ce que pour relativiser l’approche foucaldienne de la παρρήσια, qui
l’analyse systématiquement comme une pratique de la vérité26, alors même que les
textes antiques présentent d’abord la παρρήσια comme une liberté de tout dire, en
particulier de critiquer, et que son lien à la vérité, s’il existe, n’est ni immédiat ni
nécessaire ni même fréquent. C’est en tout cas cette liberté et non l’expression d’une
quelconque vérité27 que Diogène tient pour la plus belle chose : qu’il s’agisse de

III, 13, 44 ; p. 462, 16-17 Hense). Sur l’opposition courante de la liberté de parole à la flatterie et à la rhé-
torique, voir M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard / Seuil, 2001, p. 357-369.
25
DL VI, 61. Voir G. Scarpat, Parrhêsia greca, parrhêsia cristiana, Brescia, Paideia, 2001, p. 75 et
R. Branham, « Diogenes’ Rhetoric …», art. cit., p. 463, qui montre pourquoi la « valeur centrale du cy-
nisme » est la liberté, et en particulier la liberté de parole, plutôt que la nature ou l’auto-suffisance. Voir
aussi R. Muller, « La liberté socratique », in J.-B. Gourinat (éd.), Socrate et les socratiques, Paris, Vrin, 2001,
p. 309-329 (322-324 sur les cyniques).
26
Je remercie Barbara Cassin d’avoir attiré mon attention sur cette limite de l’analyse proposée par
Foucault, par exemple dans Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983,
Paris, Gallimard / Seuil, 2008, p. 52 : « La parrêsia, c’est une certaine manière de dire la vérité », ou p.
64 : « Le parrhèsiaste, celui qui utilise la parrêsia, c’est l’homme véridique ». L’insistance de Foucault sur
la vérité résulte en fait de la problématique générale de ses derniers cours, à partir de 1980, qui consistent
en « une réflexion historique sur le thème des relations entre subjectivité et vérité » (M. Foucault, L’her-
méneutique du sujet, op. cit., p. 3). Sur tout ceci, je me permets de renvoyer à T. Bénatouïl, « À la recherche
d’un ars theoretica et politica : les enjeux de la philosophie hellénistique et romaine chez Foucault (1981-
1984) », in L. Bernini (éd.), Foucault e gli antichi, Milano, ETS, à paraître en 2011.
27
Alors que la problématique de la vérité est marginale voire absente chez Diogène,comme on l’a
suggéré plus haut, Foucault n’hésite pas à la mettre au centre du cynisme dans son dernier cours, Le cou-
rage de la vérité, op. cit., p. 153-161, 200-201, 283-284. Foucault cite à l’appui de son analyse Épictète
(Entretiens III, 22, 24-25) et Grégoire de Naziance (Homélies 25), qui font du cynique un « éclaireur qui
annonce la vérité » ou un « témoin de la vérité », idées évidemment étrangères aux véritables cyniques,
qui résultent d’une interprétation théologique (stoïcienne ou chrétienne) de la vie cynique.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 171
discours ou de mode de vie, l’affranchissement à l’égard des conventions et des
contraintes, en particulier sociales, est tenu pour la plus haute vertu. Cependant,
la liberté dans le discours dépend de celle de la vie - produite elle-même par
l’entraînement -, qui rend le cynique capable d’être à la hauteur de ses discours,
et en particulier de supporter tous les dangers qu’il encourt du fait qu’il ne
censure pas ses paroles28.
Les conditions non-discursives de la liberté de parole
Cette fondation de la parole libre dans la manière de vivre du locuteur est
sans doute la grande leçon du cynisme en matière d’usage du discours, et ne se
réduit pas au rappel banal de la primauté des actes (erga) sur les paroles (logoi).
On sait que, dans sa Rhétorique, Aristote souligne l’importance que joue le
caractère (êthos) de l’orateur dans l’efficacité de ses discours, mais fait de ce
caractère un produit du discours lui-même et non une réalité éthico-psycholo-
gique extérieure au discours29. S’il rompt ce faisant avec les rhéteurs qui le pré-
cèdent30, il n’énonce pas pour autant une simple prise de position personnelle
mais plutôt la vérité de la pratique des orateurs, qui cherchent seulement à être
tenus pour fiables par leur public au moment où ils parlent, quel que soit par
ailleurs leur véritable caractère31.
Le cynique montre au contraire dans ses critiques de tous les discoureurs et dans
ses propres paroles que les seuls logoi de poids sont ceux liés à un caractère et un mode
de vie effectivement (et radicalement) libres32. Cette position est bien illustrée dans
un échange qui oppose, selon les versions, Diogène ou un autre cynique surpris en
train de laver des légumes et Aristippe ou Platon : si tu lavais des légumes, dit le

28
Sur les risques typiquement associés à la liberté de parole philosophique, voir par exemple DL II, 102
sur Théodore l’Athée banni d’Athènes, et DL II, 127-129 et VI, 130 sur Ménédème, banni puis victime
d’une tempête d’origine divine.
29
Aristote, Rhétorique I, 2, 1356 a 1-13.
30
Voir F. Woerther, L’êthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, p. 206-
208.
31
Voir en particulier Rhétorique II, 1, 1378 a 15-16 (trad. de F. Woerther, op. cit., p. 208) : « Il est donc
nécessaire que celui qui semble posséder toutes ces qualités inspire confiance à ceux qui l’écoutent ».
32
R. B. Branham, « Diogenes’ Rhetoric …», art. cit., p. 468 dit justement (je traduis) que « le corps
n’est pas simplement un outil pour attaquer les ennemis ou choquer les gens - bien qu’il remplisse ces deux
fonctions éminemment rhétoriques -, il est aussi l’un des fondements de l’autorité du cynique ». Voir
aussi M. Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., p. 156-159 sur le lien entre parole et mode de vie cyni-
ques.
172 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

cynique à l’autre philosophe, tu ne flatterais pas Denys ou tu ne ferais pas la


cour à Denys ou tu ne serais pas entouré de disciples33. Sans l’auto-suffisance,
que le mode de vie cynique rend seul possible, on est réduit à un usage servile
de la parole, qui est un mal en soi.
On retrouve donc la critique des logoi, mais celle-ci n’apparaît plus comme
un moyen de se débarrasser de la parole, une alternative à la performance ver-
bale, mais comme un moyen de libérer la parole à la fois des illusions qu’elle
nourrit sur sa toute-puissance et des entraves non-linguistiques (physiques, psy-
chologiques, sociales, politiques) auxquelles elle est réellement soumise. En
outre, la critique cynique se distingue à nouveau de celles que l’on trouve chez
des philosophes comme Platon ou les Stoïciens, du fait qu’elle ne demande pas
que le discours soit éclairé par des connaissances (logiques, psychologiques ou
physiques), mais bien plutôt qu’il soit soutenu par une indépendance ou une
force du corps et de l’âme suffisantes pour garantir qu’il n’est faussé par aucu-
ne contrainte, convention ou crainte34.
Cette conception et cette pratique de la liberté de parole doivent en
outre être replacées dans un contexte politique. On sait que la παρρήσια était
avec l’ ἰσηγορία l’une des valeurs centrales de la démocratie athénienne35. Si
elle est très différente de la liberté d’opinion et de parole des modernes, elle
est sans doute ce qui ressemble le plus à un droit propre aux citoyens athé-
niens. On pourrait donc être surpris de voir Diogène se l’approprier, lui qui
critique par ailleurs abondamment la démocratie et ne trouve qu’à Sparte
des individus approchant, quoique de loin, sa conception de l’homme36 . La
παρρήσια fut certes aussi réinterprétée dans une perspective philosophique,
par Platon voire déjà par Socrate, comme utile au dialogue à condition d’être
au service de la vérité et du bien37. La liberté de parole de Diogène, agressive et

33
DL II, 68 pour Diogène et Aristippe, DL II, 102 pour Métroclès contre Théodore (appelé « so-
phiste »), et DL VI, 58 pour Diogène et Platon. Selon les versions, la remarque du cynique est une attaque
(à laquelle l’autre répond en l’inversant) ou une réplique inversant une attaque symétrique (« si tu fréquen-
tais Denys, tu ne laverais pas des légumes »).
34
Sur la crainte comme principal obstacle à la liberté, voir par exemple DL VI, 75.
35
Voir G. Scarpat, op. cit., p. 26-54 et K. Raaflaub, The Discovery of Freedom in Ancient Greece, Chica-
go, The University of Chicago Press, 2004, p. 221-225 sur les différences, la complémentarité et l’évolution
des usages de ces deux notions démocratiques.
36
Voir DL VI, 24 et 41 sur les démagogues valets de la populace, et DL VI, 27 et 59 sur Sparte.
37
Voir M. Van Raalte, « Socratic Parrhesia and its afterlife in Plato’s Laws », in I. Sluiter et R. M.
Rosen, Free Speech in Classical Antiquity, Leiden, Brill, p. 279-312, qui se fonde en particulier sur Gorgias
487 a-d. Sur le « basculement historique de la parrêsia du jeu politique au jeu philosophique » chez So-
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 173
publique, est cependant bien loin de cette franchise que devraient pratiquer
entre eux les seuls dialecticiens ou amis. Loin de chercher à la discipliner mora-
lement ou intellectuellement, Diogène reprend la conception et la pratique dé-
mocratiques de la liberté de parole comme liberté de tout dire38, et en particulier
liberté de critiquer les puissants indispensable au gouvernement de la commu-
nauté, mais il souligne que les lois et les usages démocratiques ne suffisent pas
à garantir l’existence de cette parole si précieuse.
Une bonne illustration de cette conception est fournie par un autre socra-
tique, qui fut rétrospectivement associé au cynisme, Simon le cordonnier39 :
« Quand Périclès offrit de pourvoir à son entretien et lui demanda de venir
auprès de lui, il répondit qu’il ne vendrait pas sa liberté de parole » (DL II, 123).
Le libre-parleur reconnu par l’homme politique refuse l’aide de celui-ci et l’in-
tégration au jeu du pouvoir démocratique, car la condition d’existence de la li-
berté de parole n’est pas un régime politique qui la valorise et la protège, mais
des individus indépendants et suffisamment courageux pour l’exercer effecti-
vement et sans parti-pris. Il faut rappeler par ailleurs que les traits de libre-pa-
role les plus connus de Diogène visent Philippe et Alexandre de Macédoine40,
c’est-à-dire les rois qui ont mis fin à la souveraineté d’Athènes : Diogène apparaît
ainsi comme le dernier dépositaire voire le vengeur de la liberté athénienne41,
c’est-à-dire à la fois comme un légataire qui perpétue la liberté de parole démo-
cratique, mais aussi comme un témoin de la précarité des institutions politiques
et de leur incapacité à préserver la liberté humaine.

crate et Platon, voir aussi M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 298-344, qui s’appuie
sur l’Apologie de Socrate, le Phèdre et le Gorgias, mais évoque aussi Aristippe ou le cynique chez Épictète.
38
Sur le maintien de la dimension politique de la liberté de parole chez les cyniques, voir K. Kennedy,
« Cynic Rhetoric : The Ethics and Tactics of Resistance », Rhetoric Review, vol. 18, n° 1, automne 1999,
p. 26-45 (33-36), qui conteste à bon droit l’analyse de Foucault (voir note précédente) selon laquelle, à
partir de Socrate et Platon, la liberté de parole devient une attitude philosophique hostile aux valeurs dé-
mocratiques et indépendante de la cité. Dans Le courage de la vérité, op. cit., p. 252-264, 274-278, 285-288,
Foucault souligne cependant la dimension politique (plutôt que seulement éthique) du cynisme, qui
s’adresse à tous les hommes et combat les lois et les institutions avec la prétention de changer le monde.
39
Sur ce personnage, voir R. F. Hock, « Simon the Shoemaker as an Ideal Cynic », Greek, Roman, and
Byzantine Studies, vol. 17, 1976, p. 41-53 et J. Sellars, « Simon the Shoemaker and the Problem of Socra-
tes », Classical Philology, vol. 98, n° 3, 2003, p. 207-216.
40
Voir DL VI, 38, 43, 44, 60, 68. Tous les témoignages sur les relations entre Diogène et les rois ou
tyrans de son époque sont réunis dans G. Giannantoni, Socratis Socraticorum Reliquiae, op. cit., vol. II, p.
237-251.
41
Comme le note justement G. Scarpat, op. cit., p. 76-77.
174 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Qu’est-ce qu’un acte de libre-parole ?


La liberté de parole est-elle performative ? Foucault, Bourdieu, Butler
Les performances physiques, éthiques voire politiques du cynisme n’ex-
cluent donc en rien un usage spécifique et important de la parole, bien qu’elles
soient en partie fondées sur une critique des illusions du discours, qu’il soit
rhétorique ou philosophique. Est-ce à dire que la libre-parole cynique peut être
tenue pour « performative » au sens d’Austin, voire que c’est ainsi qu’elle se
distingue des autres usages philosophiques de la parole ? Dans son cours du 12
janvier 1983 au Collège de France, Foucault considère au contraire « comme
une forme d’énonciation exactement inverse de la parrhêsia, ce qu’on appelle,
depuis des années et des années maintenant, les énoncés performatifs »42 . Il
développe trois arguments en faveur de cette thèse43.
En premier lieu, un énoncé performatif produit un effet « réglé d’avance,
effet codé » dans et par la situation où il est prononcé, alors que la parrhêsia
« ouvre un risque indéterminé (…) [qui] est évidemment fonction des éléments
de la situation », par exemple le tempérament de l’auditeur, en particulier si
c’est un tyran tout-puissant. Ensuite, le « rapport en quelque sorte personnel
entre celui qui énonce et l’énoncé lui-même » importe peu pour qu’un énoncé
soit performatif : on peut baptiser quelqu’un sans croire en Dieu. Ce rapport
est au contraire essentiel dans la parrhêsia : « je dis vrai, et je pense vraiment
que c’est vrai, et je pense vraiment que je dis vrai au moment où je le dis ». En
réalité, ce qui importe pour qu’un énoncé soit performatif est le statut de celui
qui parle : il faut avoir subi une offense pour s’excuser, être chrétien pour bapti-
ser. Aucun statut n’est en revanche requis pour le parrhèsiaste, qui est « celui qui
fait valoir sa propre liberté d’individu qui parle » : « au cœur de la parrhêsia, on
ne trouve pas le statut social, institutionnel du sujet, on y trouve son courage ».
Ainsi, les « faits de discours » liés à la parrhêsia ne relèvent pas de « la pragma-
tique du discours », qui analyse « ce qui, dans la situation réelle de celui qui
parle, affecte et modifie la valeur d’un énoncé », mais d’une « dramatique du

42
M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 59. Foucault ne considère pas seulement
la liberté de parole cynique, mais il prend comme « situation-limite [celle] du parrhèsiaste qui se lève, prend
la parole, dit vrai en face du tyran et risque sa vie » (ibid.). Or cette situation demeure caractéristique de
la liberté de parole cynique, même si cette dernière ne s’y réduit pas.
43
Dans le paragraphe qui suit, je cite et résume Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 60-66.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 175
discours vrai », qui « montre comment l’événement même de l’énonciation
peut affecter l’être de l’énonciateur ».
Si Foucault refuse d’appliquer la « pragmatique du discours » à la parrhê-
sia, c’est donc parce que cette dernière s’intéresse exclusivement à ce qui déter-
mine de l’extérieur le sens d’un discours. Or, étonnamment, c’est un diagnostic
apparemment opposé que propose Bourdieu dans Ce que parler veut dire44. Il
critique en effet la pragmatique linguistique pour sa méconnaissance des condi-
tions sociales extra-linguistiques d’efficacité des énoncés performatifs :
Essayer de comprendre linguistiquement le pouvoir des manifestations linguis-
tiques, chercher dans le langage le principe de la logique et de l’efficacité du
langage d’institution, c’est oublier que l’autorité advient au langage du dehors,
comme le rappelle concrètement le skeptron que l’on tend, chez Homère, à l’ora-
teur qui va prendre la parole45.
Bourdieu explique qu’en cherchant à définir des performatifs de manière
strictement linguistique, c’est-à-dire des performatifs explicites purs ou auto-
vérifiants, les linguistes inspirés par Austin sont conduits à soutenir que « n’im-
porte qui peut dire n’importe quoi et le simple soldat peut ordonner au capi-
taine de “balayer les latrines” »46. L’effet performatif d’un énoncé ne serait
ainsi plus du tout « réglé d’avance » de l’extérieur.
Cette divergence entre Bourdieu et Foucault pourrait certes s’expliquer
par leur position symétrique à l’égard de la pragmatique, le premier cherchant
à montrer que « l’enquête austinienne ne peut se conclure dans les limites de la
linguistique »47 mais doit recourir à la sociologie, le second que cette enquête
ne peut pas s’appliquer aux énoncés parrhèsiastiques, qui relèvent d’une « ques-
tion philosophique fondamentale, qui n’est ni plus ni moins que le lien qui
s’établit entre la liberté et la vérité »48. Pour autant, Foucault et Bourdieu s’ac-
cordent en réalité sur plusieurs points. Ils admettent en effet que l’effet perfor-
matif d’un énoncé est strictement déterminé par la situation et le statut du lo-
cuteur, et que les énoncés provocateurs et risqués, comme celui du parrhèsiaste
ou du soldat, échappent à cette détermination. Ils en déduisent soit que les

44
P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, qui
reprend largement des articles déjà parus dans Actes de la recherche en sciences sociales, en particulier en 1975
pour la critique d’Austin à l’occasion d’une analyse du discours rituel.
45
P. Bourdieu, Ce que parler veut dire., op. cit., p. 105. À propos du skeptron, Bourdieu renvoie en note
à É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, p. 30-37.
46
Ce que parler veut dire, op. cit., p. 71.
47
Ibid., p. 69.
48
M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 64.
176 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

énoncés performatifs ne peuvent pas constituer des modèles ou exemples pour


comprendre les énoncés risqués (Foucault) soit l’inverse (Bourdieu).
Cette distinction tranchée entre énoncés performatifs et énoncés risqués
a l’énorme inconvénient de rendre les seconds inexplicables. Soit on les rap-
porte à un « pacte » libre et courageux du sujet parlant avec lui-même, comme
le fait Foucault49, soit on les réduit à des quasi-fictions tellement ils sont impro-
bables, comme le fait Bourdieu50. Ce dernier reconnaît pourtant un peu plus
loin qu’il existe des « discours hérétiques » dénonçant l’ordre établi, qui sont
essentiels à l’action politique et que l’on peut tenir pour des énoncés performa-
tifs51. C’est dire qu’il faut renoncer à l’opposition tranchée entre énoncés per-
formatifs contraints et énoncés subversifs indéterminés. Reste à comprendre à
partir des premiers comment les seconds sont possibles. Si Bourdieu indique
bien à quelles conditions on peut en rendre compte de manière réaliste, et dis-
qualifie ainsi toute analyse du type de celle de Foucault, il fournit peu d’élé-
ments pour y substituer une meilleure52 .
On trouve en revanche chez Judith Butler une tentative, inspirée par l’analyse
de Bourdieu53 mais aussi par celle de Derrida, de montrer que « les performatifs ne se

49
M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 62-63.
50
P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 72 : « il faudrait, comme on dit, être fou pour concevoir
et proférer un ordre dont les conditions de félicité ne sont pas remplies. Les conditions de félicité anticipées
contribuent à déterminer l’énoncé en permettant de le penser comme raisonnable ou réaliste. Seul un
soldat impossible (ou un linguiste “pur”) peut concevoir comme possible de donner un ordre à son capi-
taine ».
51
P. Bourdieu, ibid., p. 150 : « La subversion hérétique exploite la possibilité de changer le monde social
en changeant la représentation de ce monde qui contribue à sa réalité ou, plus précisément, en opposant
une pré-vision paradoxale, utopie, projet, programme, à la vision ordinaire, qui appréhende le monde social
comme monde naturel : énoncé performatif, la pré-vision politique est, par soi, une pré-diction qui vise à
faire advenir ce qu’elle énonce ; elle contribue pratiquement à la réalité de ce qu’elle annonce par le fait de
l’énoncer, de le pré-voir et de le faire pré-voir ».
52
P. Bourdieu, ibid., p. 152 : « L’efficacité du discours hérétique réside non dans la magie d’une force
immanente au langage, telle l’illocutionary force d’Austin, ou à la personne de son auteur, tel le charisme de
Weber - deux concepts écrans qui empêchent de s’interroger sur les raisons des effets qu’ils ne font que
désigner -, mais dans la dialectique entre langage autorisant et autorisé et les dispositions du groupe qui
l’autorise et s’en autorise ». On peut considérer que la critique formulée ici contre Weber vaut a fortiori
contre Foucault lorsqu’il invoque le pacte du parrhèsiaste avec lui-même ou son courage.
53
J. Butler, Le pouvoir des mots. Politique du performatif, traduit par C. Nordmann, Paris, Amsterdam,
2004, p. 245. On pourrait lire l’analyse de Judith Butler comme précisant le fonctionnement de la « dia-
lectique » linguistique et sociale évoquée par Bourdieu pour expliquer le discours hérétique (voir note
précédente), même si Butler ne cite pas le chapitre du livre de Bourdieu sur l’action politique et commente
surtout les passages que nous avons résumés précédemment, qu’elle critique à partir de Derrida comme «
une explication du pouvoir social structurellement soumise au statu quo » (op. cit., p. 242). Butler critique
toutefois aussi Derrida à partir de Bourdieu (voir en particulier Le pouvoir des mots, op. cit., p. 249 pour
une remarque très similaire à la critique bourdieusienne d’Austin citée dans la note précédente).
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 177
contentent pas de refléter les conditions sociales préexistantes : ils produisent
des effets sociaux ». Plutôt que d’opposer énoncés performatifs et énoncés pro-
vocateurs, Judith Butler montre que les seconds sont rendus possibles par le
fonctionnement même des premiers :
L’acte de discours, en tant que rite d’institution, est un acte dont le contexte n’est
jamais entièrement déterminé à l’avance, et la possibilité pour un acte de discours
de prendre une signification non ordinaire, de fonctionner dans des contextes
auxquels il n’appartenait pas, est précisément ce en quoi le performatif est porteur
d’une promesse politique54.
De ce point de vue, le discours du militant subversif ou du parrhèsiaste est
essentiellement un énoncé déplacé, plutôt que libre, courageux ou fou : il consis-
te en une réappropriation dans un contexte imprévu, et donc à première vue
illégitime, de la force que des énoncés performatifs tirent habituellement de leur
contexte légitime et qui est retournée contre celui-ci.
Il me semble que cette analyse s’applique particulièrement bien aux libres
paroles cyniques et que l’on peut tenter de l’utiliser pour les comprendre com-
me essentiellement performatives, et surtout pour analyser leur efficace dans
des termes non strictement linguistiques, conformément à la critique cynique
de l’autonomie du logos, qui constitue, me semble-t-il, un lointain précurseur de
la critique bourdieusienne d’Austin ou de l’insistance de Judith Butler sur le
fait que « la “force” du performatif [n’est] jamais entièrement séparable de la
force corporelle »55.
La parole cynique entre description et action
Si l’on cherche des manifestations de la liberté de parole cynique qui auraient
la forme d’énoncés performatifs, c’est sans doute l’insulte qui vient immédiatement
à l’esprit. L’insulte n’est pas analysée par Austin56, alors qu’il s’agit d’une parole per-
formative assez banale, dont les conditions de félicité sont minimales, ce qui n’est pas
le cas des exemples favoris d’Austin, comme le baptême ou le mariage. L’insulte

54
Le pouvoir des mots…, op. cit., p. 249. Selon Derrida, l’énoncé performatif n’est jamais entièrement
conforme à ses conditions de félicité, parce que son itérabilité parasite toujours sa pureté : voir J. Derrida,
Limited Inc., Paris, Galilée, 1990, p. 38-47 ou 119-120.
55
Le pouvoir des mots, op. cit., p. 221.
56
Austin évoque (How to do things…, op. cit., p. 101) diverses formes de reproches (I criticize, I censure,
I blame), plus aisées à mettre sous une forme grammaticale explicitement performative que l’insulte. En
revanche, Pierre Bourdieu et Judith Butler citent souvent cette dernière comme un cas paradigmatique et
en proposent des analyses très intéressantes.
178 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

est bien sûr souvent sanctionnée, mais cela n’implique pas qu’elle n’a pas eu lieu,
contrairement à l’ordre donné à un supérieur. Cependant, lorsqu’on examine
les vies des cyniques par Diogène Laërce, on ne trouve quasiment pas d’insulte
au sens strict du terme, malgré la grande réputation des cyniques en la matière57.
Certes, Cratès « invectivait de propos délibéré les courtisanes » (DL VI, 90),
mais il s’agissait moins d’une libre-parole pédagogique ou politique que d’une
technique d’entraînement, puisqu’il souhaitait « s’exercer ainsi lui-même à
supporter les injures » que les courtisanes lui retournaient.
Ce que l’on trouve en revanche souvent chez Diogène le cynique, ce sont
des insultes indirectes résultant du refus polémique de désigner certains indi-
vidus par leur titre ou nom conventionnels. L’exemple le plus fréquent est le
refus de Diogène d’accorder le nom d’hommes à la plupart de ses contempo-
rains : « Un jour, il s’écria : ‘‘Holà des hommes !’’ Tandis que des gens s’attrou-
paient, Diogène les frappa de son bâton en disant : ‘‘C’est des hommes que j’ai
appelés, pas des ordures’’. »58. Une insulte banale (« Ordures ») s’ajoute ici
pour la renforcer à un premier déni taxinomique (« Vous n’êtes pas des hom-
mes »), fondé sur l’idée que les interlocuteurs de Diogène ne satisfont pas aux
critères qui définissent l’humanité59. Il serait intéressant d’examiner si ces uti-
lisations éthique et pédagogique du rigorisme terminologique ne témoignent
pas d’une influence d’Antisthène sur Diogène60, et ce d’autant plus qu’elles sont
tout à fait caractéristiques de la liberté de parole de Diogène.
Dans les exemples qui nous en ont été transmis, loin de se consacrer essen-
tiellement à exhorter ou réprimander les gens qu’il rencontre, Diogène se
contente en effet souvent de décrire à sa manière la situation qu’il a sous les yeux ou

57
En DL VI, 48, que j’ai cité à la fin de l’introduction de cet article, Hégésias est traité de « sot »
(μάταιος) par Diogène, mais ce n’est qu’un détail dans la leçon qu’il lui fait.
58
DL VI, 32. Autres exemples : DL VI, 33, 40, 41, 43, 59, 60 et 46 sur un jeune homme trop paré.
59
Il n’y a là rien de surprenant si l’on admet, avec Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 100, que
l’insulte et la nomination « ont en commun une intention que l’on peut appeler performative ou, plus
simplement, magique (…) [elles sont] des actes d’institution et de destitution plus ou moins fondés socia-
lement… ».
60
I. Sluiter, « Communicating Cynicism… », art.cit., p. 154, analyse brièvement le rigorisme termi-
nologique de Diogène mais le compare à un souci similaire présent chez Platon ou Thucydide, alors que la
doctrine antisthénienne du « discours approprié » paraît plus indiquée en l’occurrence, quelle que soit
par ailleurs la position que l’on adopte sur les rapports entre Antisthène et le cynisme (en particulier Dio-
gène). Pour un bilan récent concernant ce problème classique, voir I. Gugliermina, Diogène Laërce et le
Cynisme, op. cit., p. 17-21 et 93-102. Sur la conception antisthénienne du langage et de la définition, voir
A. Brancacci, Antisthène. Le discours propre, traduit de l’italien par S. Aubert, Paris, Vrin, 2005, en parti-
culier p. 69-75 sur ses enjeux éthiques.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 179
de dire ce qu’il fait. Il voit les gardiens d’un temple encadrant un voleur et dit :
« Les grands voleurs emmènent le petit » (DL VI, 43). Il marche sur les tapis
de Platon et dit « Je marche sur la vaine gloire de Platon » (DL VI, 25). Dio-
gène ne semble ainsi produire qu’un commentaire idiosyncrasique - parfois
polémique, parfois simplement humoristique61 - de ce qu’il voit, subit ou fait.
Ces actes de parole ne sont apparemment en rien des énoncés performatifs, mais
plutôt des « énonciations constatives »62 , qui ne semblent utiliser la parole que
pour manifester l’indépendance d’esprit du cynique. Ces descriptions cyniques
constituent néanmoins des tentatives de transformation de la réalité, dans la
mesure où elles décapent les situations rencontrées de leur sens évident, appa-
remment naturel, en révélant son caractère conventionnel voire absurde. Les
commentaires de Diogène sont à la fois seconds par rapport à l’acte ou à la si-
tuation, conformément à la critique cynique des illusions du logos, et indispen-
sables pour produire l’acte ou la situation comme un témoignage de l’inanité
des valeurs admises ou comme un modèle de vertu naturelle, c’est-à-dire comme
un exemple didactique négatif ou positif destiné au public, réel ou virtuel, de
Diogène.
Cet usage original du langage et sa dimension performative sont particu-
lièrement manifestes dans les anecdotes où Diogène inverse ou retourne sa pro-
pre position dominée en la requalifiant : « Quand, une autre fois, quelqu’un
lui dit : ‘‘Les gens de Sinope t’ont condamné à l’exil’’, il répliqua : ‘‘Eh bien moi,
je les ai assignés à résidence’’. » (DL VI, 49). Dans une réplique précédente à la
même remarque, Diogène dit seulement que son exil lui a donné l’occasion de
philosopher. Il s’agit là d’un retournement classique dans le socratisme, où un
mal apparent est transformé par le bon usage qui en est fait. La réplique que j’ai
citée est plus originale et plus caractéristique du cynique, car elle revient à nier
la contrainte subie et à faire comme si on avait la maîtrise de la situation, ou
plutôt à reprendre le dessus dans la situation en contestant son interprétation
légitime ou officielle.
Si, dans cet exemple, il ne s’agit que d’une requalification rétrospective de l’exil,
et donc sans effet pratique, on trouve parfois cette stratégie adoptée au sein même de
la situation de domination. Selon Ménippe, Diogène « prisonnier et mis en vente, (…),
dit au crieur : ‘‘Crie cette annonce : quelqu’un veut-il s’acheter un maître ?’’. » (DL

61
Sur l’humour caractéristique du cynisme, voir R. B. Branham, « Diogenes’ Rhetoric …», art. cit.,
p. 458-462, et P. Bosman, « Selling cynicism …», art. cit.
62
J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 120 ou 148.
180 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

VI, 29). On a là un énoncé qui rend le personnage le plus faible le plus fort,
à la manière des discours rhétorique ou sophistique qui parviennent à re-
tourner l’opinion commune, une perception certaine ou un argument ri-
goureux. La différence réside évidemment dans le fait que Diogène n’in-
verse pas seulement une thèse mais une situation concrète, où sa vie est en
jeu, et qu’il effectue le retournement dans le langage mais non au moyen
d’arguments. Ces deux différences vont de pair : Diogène se contente de
dire qu’il est le maître, parce que sa maîtrise ne réside pas dans ses compé-
tences rhétoriques ou dialectiques mais dans son absence de crainte et sa
liberté .
Ce minimalisme linguistique de la stratégie de Diogène la rend toutefois
d’autant plus performative : il ne cherche pas à persuader le vendeur ou les ache-
teurs qu’il est le maître63, mais énonce sa définition de la situation comme un
défi aux conventions, et en particulier au pouvoir en place. La chose est encore
plus claire lorsque Diogène est fait prisonnier et conduit devant Philippe de
Macédoine : « Quand celui-ci lui demanda qui il était, Diogène répondit : ‘‘L’es-
pion de ton insatiable avidité’’. » (DL VI, 43). La réponse est à la fois un acte
de libre-parole radicale, puisqu’il dénonce les vices d’un roi tout-puissant, et
une inversion où le prisonnier devient un observateur venu de son plein gré
surveiller le roi. C’est exactement le cas, réputé socialement impossible par
Bourdieu64, du soldat qui donne un ordre à son capitaine. Diogène Laërce in-
dique que « Diogène suscita l’admiration de Philippe et il le laissa partir » (DL
VI, 43). Autrement dit, le coup est tellement risqué par rapport à la situation
qu’il atteste d’une audace ou d’une absence de crainte exceptionnelles, auxquel-
les le roi accorde plus de valeur qu’au respect qui lui est dû, si bien que les sanc-
tions que Diogène aurait dû subir sont suspendues. En disant qu’il est libre,
Diogène repart libre : bel exemple d’énonciation performative, à ceci près qu’à
nouveau, la parole n’agit pas ici en elle-même mais en tant que révélatrice des
dispositions éthiques du locuteur.

63
Ce qui arrive plus tard, mais seulement lorsque Diogène a l’oreille de son propriétaire, qui n’a pas été
rebuté par ses manières et a donc reconnu la contre-définition de la situation par Diogène comme accep-
table : « il disait à Xéniade qui l’avait acheté, qu’il devait lui obéir, même s’il était son esclave. Car si
c’étaient un médecin ou un pilote qui étaient esclaves, on leur obéirait » (DL VI, 30, cf. DL VI, 36).
64
Voir notes 46 et 50 ci-dessus.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS? 181
Qu’est-ce qui autorise la libre-parole ?
Peut-on toutefois se contenter comme Foucault d’invoquer le courage du
parrhèsiaste et son « pacte parrhèsiastique avec lui-même » et avec la vérité pour
rendre compte de la scène ? Non, pour plusieurs raisons. D’abord, la libre-parole
de Diogène n’est pas seulement destinée à dire la vérité de la situation ou à blâmer
l’ambition personnelle de Philippe ; elle prend surtout sens par rapport à une
conviction politique, qui conteste la légitimité des pouvoirs établis en général. « Il
se gaussait de la noblesse de naissance, de la gloire et de toutes les choses du même
ordre, les traitant de ‘‘parures du vice’’. La seule vraie citoyenneté est celle qui
s’étend au monde entier »65. Non que le cynisme soit réductible à cette doctrine,
bien au contraire. Mais il n’est pas non plus réductible à une prédication morale
agressive. Sa spécificité réside plutôt dans la mise en acte et en scène d’un petit
nombre de positions éthico-politiques opposées aux conventions humaines. La
réponse de Diogène à Philippe résume et incarne avec précision, performe les po-
sitions politiques ci-dessus dans une situation donnée, non seulement à l’intention
de Philippe mais surtout pour le public réel et virtuel de la scène, pris à témoin de
l’artificialité du pouvoir royal. On peut donc appliquer à la libre-parole de Dio-
gène l’analyse bourdieusienne de la subversion hérétique66, non seulement parce
qu’elles partagent une insistance sur la dénaturalisation du monde social67, mais
aussi parce que Diogène semble bien formuler une « pré-diction qui vise à faire
advenir ce qu’elle énonce », à savoir une évaluation morale des hommes indiffé-
rentes à leur statut social, voire une société bâtie sur ce principe.
Reste cependant à expliquer comment Diogène peut se permettre ce renverse-
ment des usages et des rapports de pouvoir, sans s’en tenir à ce qu’il invoquerait lui-
même, à savoir son autarcie ou sa liberté. Une première piste féconde pour compléter

65
DL VI, 72. Voir T. Dorandi, « La Politeia de Diogène de Sinope et quelques remarques sur sa pensée
politique », in M.-O. Goulet-Cazé et R. Goulet, Le cynisme ancien et ses prolongements, Paris, Presses
Universitaires de France, 1993, p. 57-68, et J. L. Moles, « The Cynics and politics », in A. Laks et M. Scho-
field (éd.), Justice and Generosity, Cambridge University Press, 1995, p. 129-143 sur Diogène.
66
Voir notes 51-52 ci-dessus.
67
Sur ce point, voir aussi l’analyse de la critique politique proposée par Josiah Ober, Political Dissent
in Democratic Athens. Intellectual Critics of Popular Rule, Princeton, Princeton University Press, 1998,
p. 36-38, qui s’appuie sur la théorie austinienne des actes de parole, d’abord pour définir la parole politique
légitime (la décision de l’assemblée, le verdict du jury) comme performative, puis pour montrer que l’exé-
cution consciente d’un acte de parole performatif hors de ses conditions de félicité peut être considérée
comme un acte de résistance, dans la mesure où cet acte révèle le caractère socialement construit des normes
politiques et met en question leur naturalisation spontanée. Cette analyse, similaire à celle de Bourdieu,
s’applique particulièrement bien au cynisme.
182 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

l’analyse de Foucault et de Bourdieu nous est fournie par Judith Butler lorsqu’elle
suggère que « l’usage impropre du performatif peut parvenir à produire un effet
d’autorité en l’absence d’une autorisation préalable »68. En utilisant de manière
paradoxale (trop rigoureuse ou inversée) des noms usuels comme « homme » ou
« maître », Diogène s’approprie ou détourne une partie de leur force sociale. Ar-
racher ces noms à leur contexte ordinaire plutôt que les critiquer en eux-mêmes,
c’est s’appuyer sur l’ordre social qu’ils contribuent quotidiennement à réactiver
pour brouiller, dénaturaliser et délégitimer (provisoirement) cet ordre.
Ce n’est pourtant pas en vertu d’une force intrinsèque que le langage ou
l’acte de discours rend socialement possible la libre-parole cynique. Il faut aussi
tenir compte du fait que celle-ci s’appuie sur une tradition préexistante, à la fois
politique et littéraire, à laquelle elle emprunte non seulement des stratégies mais
surtout le rôle même de l’individu qui ne censure pas sa parole face aux puis-
sants69. On a déjà noté plus haut (p. 173) comment Diogène s’approprie la li-
berté de parole caractéristique de la démocratie athénienne et la réactive dans un
contexte non-démocratique. Il faut rappeler également après y avoir fait allusion
que bien des aspects verbaux et non-verbaux des performances cyniques sont
directement hérités de la comédie attique70 : il ne s’agit pas là simplement d’une
influence mais d’un véritable usage de procédés et de rôles propres à la comédie
pour légitimer un comportement non-conventionnel hors de la scène. Diogène
revendique et semble avoir obtenu une sorte de position sociale d’exception,
semblable à celle de la comédie71, où bien des conduites et des paroles ordinai-
rement sanctionnées sont admises. Diogène s’approprie ainsi des mots mais
aussi des personnages littéraires ou des rôles politiques traditionnels pour s’en

68
J. Butler, Le pouvoir des mots…, op. cit., p. 245. Comme elle l’indique par la suite, Judith Butler songe
surtout à la manière dont bien des luttes contre l’exclusion des femmes, des noirs ou des homosexuels se
sont réappropriées les noms qui les excluaient, qu’il s’agisse de catégories politiques ou d’insultes.
69
Foucault a beau souligner le risque indéterminé ouvert par la libre-parole, il est conscient de la di-
mension stéréotypique, et donc en partie jouée d’avance, de celle-ci, puisqu’il évoque « la grande scène de
l’homme se levant devant le tyran » (Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 62). Si le parrhèsiaste
n’est d’aucun statut, il endosse néanmoins un rôle codifié, sinon traditionnel (au moins à Athènes). On
pourrait donc reprendre l’idée foucaldienne d’une « dramatique du discours vrai », mais en insistant sur
la dimension théâtrale plutôt qu’existentielle de la formule.
70
Je remercie Pierre Judet de La Combe d’avoir attiré mon attention sur ce point, déjà souligné par
P. Bosman, « Selling cynicism …», art. cit. et I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit., p. 157-
159, qui indique d’autres « intertextualités » explicites ou implicites entre les vies cyniques et la littéra-
ture grecque (poésie iambique, Thersite ou Ulysse dans l’Odyssée, le Télèphe d’Euripide).
71
Sur la comédie comme libre-parole critique autorisée pour son rôle éducatif dans la démocratie athé-
nienne, voir J. Ober, Political Dissent in Democratic Athens, op. cit., p. 125-126.
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF 183
autoriser au moment même où il les détourne de leur sens habituel ou prétend
les critiquer.
À dire vrai, comme l’a souligné Ineke Sluiter, cette position conquise par
le cynique neutralise autant qu’elle autorise ses transgressions72 : en se voyant
reconnaître une place et une légitimité, il est intégré au jeu social73. Ses invec-
tives deviennent des bons mots, et le fils du roi que Diogène avait défié lui offre
des faveurs comme à l’un de ses familiers, obligeant le cynique à reconnaître du
bout des lèvres qu’il n’est plus maître de la situation et à faire usage de sa li-
berté de parole de manière défensive et, pour une fois, impérative plutôt que
descriptive, afin de s’affranchir du rôle de bouffon shakespearien qu’on voudrait
lui faire jouer : « Alexandre survint qui lui dit : ‘‘Demande-moi ce que tu veux’’.
Et lui de dire : ‘‘Cesse de me faire de l’ombre’’ » (DL VI, 38)74.

72
Voir I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit., p. 160-162.
73
Voir les analyses de E. Goffman, Stigmate, Paris, Minuit, 1973, p. 164-165 sur les « déviants inté-
grés », dont Diogène et bien des cyniques peuvent être tenus pour de bons exemples.
74
La majorité des versions de cette anecdote trop fameuse (voir G. Giannantoni, Socratis Socraticorum
Reliquiae, op. cit., vol. II, p. 242-243, v b 33) attribue à Diogène une réponse du type « pousse-toi de mon
soleil », qui témoigne seulement de l’autarcie de Diogène (besoins minimes facilement satisfaits par la
nature), alors que la réponse rapportée ou élaborée par Diogène Laërce suggère aussi une rivalité entre
Diogène et Alexandre du point de vue de l’excellence humaine (militaire / politique ou philosophi-
que / éthique : voir DL VI, 32 et 68), mais aussi du point de vue de la sagesse elle-même, comme si Dio-
gène voulait percer à jour et rattacher à l’ambition excessive et / ou à une ruse d’Alexandre son empresse-
ment à honorer un cynique. Sur cet empressement, voir aussi DL VI, 32, où Alexandre prétend qu’il aurait
voulu être Diogène s’il n’avait pas été Alexandre.
CITÉS DE PAROLE
ATHÈNES, NEPHELOKOKKUGIA ET KALLIPOLIS

Giulia Sissa

Quelle forme de gouvernement est-elle la meilleure ? Voici une question


classique, et même, dans le langage de Leo Strauss, la « guiding question», la
quête qui hante et fait avancer la pensée politique pré-moderne1. En Grèce
ancienne, à Rome et dans le monde Chrétien, tous ceux qui réfléchissent à la
nature d’une cité et au destin d’un empire se mesurent à la théorie d’un État,
qui doit être d’une qualité sans pareil. Le « petit livre d’or » de Thomas More
- dont le titre complet sonne ainsi : De optimo rei publicae statu deque nova in-
sula utopia - annonce que, parmi les humanistes du début du XVIe siècle, le
problème restait plus que jamais d’actualité2 .
L’ambition de connaître quel serait le meilleur des mondes - et de pouvoir
s’y rendre - s’exprime, bien évidemment, dans ce que nous appelons désormais la

1
L. Strauss, « On Classical Political Philosophy », in L. Strauss and H. Gildin, An Introduction to
Political Philosophy: Ten Essays by Leo Strauss, Wayne U. P., 1989, p. 60 : « The most striking difference
between classical political philosophy and present-day political science is that the latter is not concerned
at all with what was the guiding question for the former: the question of the best political order ».
2
Ce qui va suivre fait partie d’une réflexion en cours, sur la quête de perfection politique d’Athènes à
Utopia. J’en ai esquissé l’argument général dans : « Geniales germenes de ideas. La busqueda de la perfec-
ción política de Atenas a Utopia », Revista Internacional de Filosofía política, 2007, 29, p. 9-38. Sur la
persistance de cette quête, au temps de Baldassarre Castiglioni, Niccolò Machiavelli et Thomas More, on
verra Q. Skinner, « Sir Thomas More’s Utopia and the Language of Renaissance Humanism » A. Pagden
éd., The Languages of Political Theory in Early-Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press,
1987, p. 123-157.
186 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

« tradition » utopique. Une utopie peut se définir comme la fiction, souvent


infiniment détaillée, d’une société imaginaire que le texte (ou la peinture) nous
présentent comme étant rare, mais tout à fait possible ; difficile à débusquer,
mais désormais bien connue ; ardue à émuler, et pourtant exemplaire, et sur-
tout : parfaite en tout point, à savoir achevée et excellente, juste, heureuse et
stable. À partir de cette définition, on pourrait réunir en un seul, très long récit,
bien des scénarios. On composerait ainsi une histoire de l’aspiration occiden-
tale au summum bonum collectif, en débutant par la rêverie mythologique sur
le passé, que ce soit l’Âge d’or, l’état de nature ou le Royaume de Saturne. Une
telle histoire commencerait avec Homère et Hésiode, alignerait Lucrèce, Ho-
race, Virgile et Ovide et ensuite les philosophes, Platon et Aristote, les Stoïciens
et Polybe3. En ordre chronologique, les champions d’une vision idyllique de la
vie commune feraient défiler leurs versions d’un même tableau : celui d’un état
réalisé et complet, que le devenir historique, que ce soit dans le passé ou dans
l’avenir, ne peut que gâcher. La perfection exclut la perfectibilité.
Ce n’est pas cette histoire, on s’en doutera, que je souhaite ébaucher ici. Car
la tradition utopique n’est pas un genre simple, que des contraintes de contenu
suffiraient à définir. Il y a d’abord la spécificité de ce contenu. Après Moses Finley
et Doyne Dawson4, je vois une différence profonde entre une scène de béatitude
pastorale (fut-ce sous le règne d’un dieu archaïque) et une représentation propre-
ment politique - celle d’une société dont le bonheur absolu dépendrait de facteurs
aussi complexes qu’une économie, un gouvernement, une administration, des
institutions, des lois, des mœurs et des manières, une morale sexuelle et des règles
vestimentaires et, souvent, un régime alimentaire. J’appelle « utopies » en somme
ces visions, aussi grandioses que tatillonnes, qui fabriquent des États.
La seconde raison qui m’empêche de définir une utopie par le bonheur est que
le contenu de la représentation fictionnelle ne suffit pas. Il faut penser à son expression,

3
On verra notamment les ouvrages suivants : F. E. Manuel and F. P. Manuel, Utopian Thought in the
Western World, Belknap Press of Harvard University Press, 1979 ; J. Ferguson, Utopias in the Classical
World, London, Thames and Hudson, 1975 ; J. Delumeau, Une histoire du paradis : le jardin des délices,
Paris, Fayard, 1992 ; G. Cleys and L. T. Sargent, Utopia. A Reader, New York University Press, 1999 ; C.
Carsana, M.-T. Schettino (éd.), Utopia e utopie nel pensiero storico antico. Centro Ricerche e Documentazio-
ne sull’ Antichità Classica. Monografie 30, Roma, ‘‘L’Erma’’ di Bretschneider, 2008.
4
M. Finley, « Utopianism Ancient and Modern », in M. Finley, The Use and Abuse of
History, London, 1975 ; D. Dowson, Cities of the Gods. Communist Utopias in Greek Thought, Oxford
University Press, 1992, p. 178-192. Un ouvrage collectif sous la direction de Mogens Herman Hansen (The
Imaginary Polis. Acts of the Copenhagen Polis Centre vol. 7, Copenhagen 2004) reprend la question de
l’utopie, dans la perspective des représentations de la cité, dans les genres les plus divers.
CITÉS DE PAROLE 187
dans sa forme et ses circonstances. Les utopies fabriquent des États admirables. La
modalité élogieuse du discours est ce qui constitue, en effet, le penser / parler uto-
pique. Une utopie n’est pas simplement un État d’excellence dont j’esquisse les
contours, mais un État dont je fais le panégyrique, et que je vous invite, ipso facto, à
contempler avec ravissement. Ce n’est pas une description, c’est un acte de parole,
une performance que la rhétorique ancienne classifierait comme épidictique5.
Toute performance met en place son destinataire. Un texte utopique fait
un monde exemplaire, chargé de qualités morales et esthétiques, donc de conno-
tations émotives : un monde qui, pour ses propres personnages (ou du moins
pour certains d’entre eux), sera incomparablement meilleur que celui où la per-
formance même se déroule. Or l’approbation est contagieuse. La louange hy-
perbolique d’un univers qui, pour le locuteur utopique, est admirable - par
conséquent, préférable - engage, d’emblée, le désir de ses lecteurs, auditeurs ou
spectateurs. Son défi est justement de susciter un certain type de désir. Ou,
peut-être, au détour d’un sourire, de faire semblant.
Avec quelles intentions faut-il accueillir ces fictions : par le scepticisme, comme
un vœu aussi ardent qu’une prière, ou bien dans l’espoir que ce soit vrai, un jour ? Un
débat sur le mode d’emploi de ces mondes parallèles fait partie de la conversation
entre « Thomas More » et ses interlocuteurs dans l’Utopie et revient chez Aristote
et Cicéron, dans leur dialogue rétrospectif, mais toujours actuel, avec Platon6. Le So-
crate qui dessine en mots la Ville de Beauté, Kallipolis, s’attend à ce que ses auditeurs

5
Aristote, Rhétorique, I, 3 ; I, 9. Sur le genre épidictique, compris dans ses intentions et ses effets sociaux,
voir : C. Perelman, L’empire rhétorique : rhétorique et argumentation, Paris, Vrin (1977), 2002, p. 37-40.
Un morceau épidictique vise a « intensifier l’adhésion à des valeurs » (p. 38), donc à créer dans l’audi-
toire, au lieu d’une décision ou d’un vote immédiats, une « disposition » à agir d’une certaine manière.
6
Utopia se conclut par le scepticisme de Thomas More : les institutions des Utopiens, surtout leur
communisme, sont absurdes (absurde videbantur instituta : Thomas More, Utopia, edited by G. Logan, R.
Adams and C. Miller, Cambridge, Cambridge U. P., 1995, p. 247). Quant au reste, dit-il, « je pourrais en
avoir le souhait, plutôt que l’espoir » (optarim verius quam sperarim). Ces mots résonnent avec ceux du De
Republica de Cicéron : civitas optanda magis quam speranda (De Republica, II, xxx, 52) à propos de la po-
liteia platonicienne. Aristote avait préfacé sa présentation d’une politeia parfaite, et parfaitement faisable,
au livre VII de sa Politique (1325 b 38-39 ; cf. 1288 b 23-24 ; 1295 a 29), par des propos tout à fait sembla-
bles : il faut envisager ce qu’il est possible d’accomplir (dunaton), non pas ce qui ferait l’objet d’un simple
vœu, comme s’il s’agissait d’une invocation aux dieux, à savoir une prière, eukhê (1265 a 17-18). Platon
attribue un désir purement optatif, précisément de l’ordre de eukhê, à Socrate, pour sa Kallipolis. Socrate
insistait, tout au contraire, sur le fait que ses desseins, sur la communauté des femmes et des enfants, visaient
le mieux en absolu (beltista), exprimaient une eukhê, certes, mais n’étaient pas moins dunata, en accord
avec la nature (République, V, 450 d ; 456 b- c ; cf. Lois, V, 742 e). Si ces souhaits avaient été de pures eukhai,
admet-il, il eût été ridicule de s’y attacher (katagelomai : VI, 499 c). Cf. R. Long, « Aristotle’s Egalitarian
Utopia. The Polis kat’eukhên », Mogens Herman Hansen (The Imaginary Polis. Acts of the Copenhagen
Polis Centre, vol. 7, Copenhagen 2004), p. 164-196.
188 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

s’amusent, tant ses plans sont saugrenus, et termine par l’aveu bien connu que
la cité parfaite se trouve, tout à la fois, dans ses mots et dans le ciel : paradigme
à transposer régulièrement dans l’âme, en sachant bien que sur terre, que ce soit
à Syracuse, en Crète ou à Athènes, il n’y a pas de place pour la justice7. Envie
d’une carte géographique, comme pour cet évêque impatient de prendre la mer
vers Utopia ; espérance de retrouver l’île nouvelle comme chez Raphaël Hyth-
lodaeus, son découvreur ; ou bien de grands éclats de rire, comme sur les gradins
du théâtre de Dionysos : une utopie provoque une émotion. C’est ainsi que ce
parler / penser surgit.

Athènes
Pour replacer ce surgissement dans la perspective qui le justifie, il nous
faut nous projeter là où tout, ou presque, commence : à Athènes. C’est en nous
plaçant au moment de son éclosion, et dans la culture politique locale, que nous
apercevons deux choses : l’utopie est une rhétorique ; l’utopie n’est pas la seule
forme que prend l’aspiration pré-moderne au meilleur des mondes. Le pen-
ser / parler utopique vint offrir une réponse neuve, gaie et polémique, à une
question qui fut d’abord athénienne, et déjà rhétorique - celle de l’ordre politi-
que le meilleur. C’est là le lieu de naissance de notre « guiding question». C’est
là que l’acte de parole politique trouve sa genèse - non pas une occurrence em-
pirique, bien sûr, mais une existence agie et réfléchie.
Cette question émerge dans une variété de contextes, toujours sous une forme
comparative. Quelle est la manière d’autorité qui excelle et qu’il faut reconnaître
comme étant incontestablement supérieure, parmi les formes simples qui nous sont
connues : l’autorité d’un seul homme, celle d’une élite, celle du peuple ? Un, quelques
uns, tous (ou du moins la majorité) : voilà un dilemme arithmétique, dans lequel se
joue la qualité de cette fonction, suprême et exclusive, qu’est l’exercice de la souve-
raineté. Cet exercice est sans partage, car le roi, ou bien l’élite, ou bien le peuple, une
fois en charge, réunissent tous les pouvoirs - délibératif, judiciaire et exécutif.
N’oublions pas que l’idée d’une constitution mixte, dont les composantes seraient
des éléments démocratiques, aristocratiques et monarchiques, fait son chemin len-
tement, avant de trouver sa réalisation idéale dans la république romaine, et ses

7
Platon, République, VIII, 592 a-b.
CITÉS DE PAROLE 189
théoriciens chez Polybe et Cicéron. Dans la perspective athénienne, en revanche,
le choix doit se faire entre des options qui s’excluent mutuellement. Entre un
singulier et deux pluriels, il faut trancher. Sans compromis. « Quel gouvernement
faut-il donc préférer entre tous ? » se demandent les personnages d’Eschyle, Hé-
rodote, Euripide et Aristophane, suivis rapidement des philosophes. De quelle
formule faut-il faire l’éloge, tandis que les deux autres ne méritent que le blâme ?
Débattue sur la scène tragique et surtout comique, soulevée dans les dia-
logues platoniciens et dans la Politique d’Aristote, cette question ne dérive pas
d’un souci contemplatif : elle prend forme, tout d’abord, sur le terrain et dans
l’agir / parler de la démocratie. Je dis bien « démocratie » et non pas « vie
politique », comme le disait Leo Strauss, qui a si lucidement saisi l’enjeu de la
quête de perfection, mais qui en a sous-estimé, toutefois, la matrice populaire8.
C’est dans les assemblées et les procès - à savoir sur la scène du parler public où
se déroule l’essentiel de la gouvernance du dêmos - que le défi est lancé, que le
choix se fait et que l’éloge commence.
J’en vois deux raisons. La première est que la qualité du dêmos n’allait pas
sans dire, mais demandait, au contraire, un flot de parole. D’une part, le peuple
devait se défendre. Il faut relire régulièrement le pamphlet du « Vieil Oligar-
que » pour se remémorer la violence, toujours possible au Ve siècle, du langage
sur les polloi, les roturiers, les pauvres sans éducation. Ce texte, qui n’est pas
destiné à une performance publique, commence par une déclaration : l’auteur
ne fera pas l’éloge (ouk epaineô) des Athéniens du dêmos parce qu’ils sont igno-
bles et méprisables. Toutefois, le sien ne sera pas un blâme non plus, parce que
ces mêmes ponêroi montrent une grande intelligence politique. Ils savent récom-
penser, par les droits démocratiques, ceux à qui ils doivent leur puissance mili-
taire : les marins des trirèmes, c’est-à-dire les citoyens les plus ordinaires. Voilà
donc ce qu’on pouvait se permettre de dire, à Athènes, en pleine démocratie.
Or, ce non-éloge du peuple serait irrecevable dans une oraison délivrée devant
le peuple même, mais il montre néanmoins pourquoi les discours épidictiques,
délibératifs ou judiciaires revenaient sans cesse sur les mérites du dêmos et de
son gouvernement. La tâche, ai-je dit, n’était pas trop ardue parce que le peuple
au pouvoir n’était pas une bourgeoisie commerçante, mais une noblesse d’épée.
Ce n’était pas un « popolo grasso », mais un peuple noble : une armée de citoyens, un

8
L. Strauss, « On Classical Political Philosophy », in L. Strauss and H. Gildin, An Introduction to
Political Philosophy: Ten Essays by Leo Strauss, Detroit, Wayne U. P., 1989.
190 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

club de guerriers. Il n’y avait donc pas à inventer un langage admiratif : il fallait
mettre au pluriel la célébration des héros du passé. Pour cela, on ne manquait
pas de modèles. Depuis l’épique et l’invective, epainos et psogos dictaient la di-
vision binaire des discours. La poésie d’Homère s’offrait comme l’archétype
d’une parole efficace, capable de donner forme à la gloire des aristoi comme
Achille ou Ajax, et de la faire exister dans le temps. Au cœur de la politique
culturelle de la cité démocratique - dans les Panathénées, dans la tragédie et
jusqu’à l’école primaire - la guerre de Troie resta la toile de fond de la culture
politique athénienne. Chez un peuple de guerriers, l’éloge ennoblit et anoblit,
toujours9.
La seconde raison est interne au jeu démocratique. La démocratie crée un
milieu agonistique, dans lequel le conflit des opinions doit rester compatible
avec la reconnaissance d’un présupposé partagé : que la démocratie même est,
de toute façon, la seule option possible pour les Athéniens, parce que la plus
précieuse et la plus digne d’eux. Après les guerres avec les Perses, et pendant le
long conflit avec Sparte, Athènes, cette cité à la fois démocratique et impériale,
mit en œuvre une re-description d’elle-même, comme un État exceptionnel et
exemplaire. Cet auto-agrandissement n’était pas le fruit d’une représentation
fictionnelle ou normative, mais le travail acharné d’une parole agissante qui,
dans ses genres divers - judiciaire, délibératif et épidictique - n’arrêtait pas de
célébrer le dêmos, dans l’exercice même de son agir / parler.
Le conflit des opinions se maintient à l’intérieur d’un horizon qui non
seulement l’accepte, mais qui le rend possible, et sur lequel tous doivent tom-
ber d’accord : l’horizon de ce gouvernement des citoyens qui, dans l’assemblée
générale, prennent la parole à tour de rôle, échangent arguments acérés et
répliques cinglantes, pour enfin permettre que le peuple souverain parvienne
à une décision, immédiatement exécutive, par un vote majoritaire - jamais
unanime. La dissonance existe grâce à cet ordre paradoxal, qu’il faut célébrer
et corroborer, au moment même où on prend les armes rhétoriques contre un
adversaire. Le jeu démocratique survit grâce au désaccord que ses règles
consentent, par le renoncement à l’unanimité, comme expression de la

9
J’ai approfondi cet argument dans : « Gendered Politics, or the Self-Praise of Andres Agathoi », R. Ba-
lot éd., A Companion to Greek and Roman Political Thought, Oxford, Blackwell, 2009, p. 100-117 ; « Po-
litical Animals: Pathetic Animals », Ibid., p. 283-293.
CITÉS DE PAROLE 191
volonté générale. La cité se contente de la majorité. Les plus nombreux gagnent.
Les perdants s’inclinent10.
Les orateurs se font une guerre de mots, en somme, mais ils conviennent
d’une chose : la qualité de leur politeia. C’est pourquoi ils adoptent des stratégies
contentieuses et partisanes, mais ne se permettent jamais de vilipender la dé-
mocratie elle-même, au nom de laquelle ils montent à la tribune. Ce n’est pas
une gratitude de principe : c’est leur contribution à un jeu qui, pour continuer,
doit rester interlocutoire. Le dêmos n’est pas une abstraction : les gens sont bien
là, à l’écoute, passionnés, prêts à voter11. Les Athéniens de Thucydide montrent
bien cette double technique : entre Diodote et Cléon, entre Alcibiade et Nicias,
il y aura opposition sur tout, sauf sur le cadre de leur performance. Il y aura
même compétition : celui qui parle se présentera toujours comme le champion
le plus authentique et le plus loyal du Peuple. L’interprète zélé de ce qu’il y a de
mieux, et de plus démocratique, dans la démocratie.
Les orateurs en action sont donc les premiers qui proclament l’excellence
d’une constitution, la leur, celle qui les fait parler - donc sa supériorité absolue
sur la tyrannie et l’oligarchie. Ce sont eux qui, sur le terrain, ouvrent le débat
sur les vertus et les vices de différentes formes de gouvernement. Cela est vrai
de l’éloquence délibérative et judicaire, mais encore davantage de ces discours
dont le but reste, pour ainsi dire, théorique : blâmer ou faire l’éloge, c’est-à-dire
attribuer beauté ou laideur à des personnes, des choses ou des actes, devant des
spectateurs attentifs, nous dit Aristote, à la puissance (dunamis) de leur parole.
Plus emphatiques et monotones que tout autre genre oratoire, les eulogies pour
les soldats tombés sur le champ de bataille produisent un panégyrique outré,

10
L’émergence de cet accord préliminaire, et toujours sous-jacent à la confrontation démocratique, rend
possible le travail de la délibération. Egon Flaig a montré comment ce tournant se dessine maladroitement,
à la fin de l’Odyssée, in « Processus de décision collective et guerre civile : l’exemple de l’Odyssée, chant
XXIV, 419-470 », Annales, vol. 52, no.1, 1997, p. 3-29. Voir aussi du même auteur « Majority Rule : Po-
litical Risks and Cultural Dynamics », EspacesTemps.net, www.espacestemps.net/document214.
html . N. Loraux est revenue à plusieurs reprises sur la discorde qui se traduit dans un
vote majoritaire. Voir, par exemple : « La majorité, le tout et la moitié », Le Genre humain, 22,
1990, p. 89-110.
11
Mon interprétation de la parole utopique, replacée dans son contexte athénien, résonne avec le travail
de Josiah Ober (Mass and Elite in Democratic Athens: Rhetoric, Ideology, and the Power of the People,
Princeton, Princeton University Press, 1991 ; Political dissent in Democratic Athens. Intellectual Critics of
Popular Rule, Princeton, Princeton U. P., 2001) qui a mis en place une véritable théorie pragmatique de la
démocratie, dont l’activité était faite de felicitious speech-acts. À l’issue d’un tout autre parcours, l’effica-
cité de la parole, dans la « création continue » de la polis, se trouve au centre de la réflexion de B. Cassin.
Voir, par exemple : « Who is afraid of the Sophists ? Against Ethical Correctness », Hypatia, 15, 4, 2000,
p. 97-120.
192 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

éhonté même, du Peuple athénien. Prononcée dans une situation d’urgence - car
la guerre vient de tuer des citoyens, donc il faut réaffirmer plus que jamais la
valeur de la cité toute entière - une oraison funèbre devient l’expression d’un
amour de soi collectif, sans conditions : un éloge à l’état pur, qui tourne à l’auto-
éloge. Ce que nous appelons démocratie est un gouvernement excellent, parce
que tous (riches et pauvres) y ont une chance. Nous nous gouvernons nous-mê-
mes ! Notre monde est le meilleur des mondes possibles ! C’est nous les
meilleurs !
Les premières utopies ne sont rien d’autre que des objections à cette am-
plification démesurée, cette exagération outrée, cette vantardise, en somme,
dont elles exposent la vanité. Ce sont d’abord des pièces de théâtre et, plus
précisément, des comédies, comme les Oiseaux d’Aristophane, produite en 414,
lorsque la conquête de la Sicile avait à peine démarré, et que les Athéniens vi-
saient la domination du monde grec. Ce sont ensuite des œuvres philosophi-
ques, dont la République, cette méditation tragicomique sur la justice, inaugure
la série. Aristophane et Platon refusent de parler le langage de la tribu. Ils in-
ventent des mondes impossibles, aux antipodes de l’acropole et dans une sépa-
ration on ne peut plus éclatante par rapport aux conventions idéologiques du
lieu. Et pourtant, dès qu’on les resitue dans la culture politique du Ve et IVe
siècles, ces États admirables et préférables entrent en résonance / dissonance
avec les autres voix de la cité. Ce sont des œuvres engagées. Cet engagement est
ironique.

Eirôneia
Eirôneia, l’ironie des anciens, ou du moins des Grecs jusqu’à Aristote, ne consis-
te pas à dire autre chose que ce qu’on entend dire, c’est-à-dire simuler ou dissimuler
(ainsi que Cicéron la définit dans le De Oratore)12, voire même dire le contraire de ce
qu’on veut dire (comme le voulait Quintilien)13. Eirôneia n’est pas une distorsion des

12
Ciceron, De Oratore II, 68.
13
Quintilien, IX, 2, 44. Dans l’immense réflexion sur le rire et le sourire, sous les formes les plus di-
verses - le comique, l’humour, le sarcasme ou l’ironie - il y a consensus sur cette définition minimale. H.
Bergson, Le rire, Paris, 1900 ; V. Jankelevitch, L’ironie, Paris, 1936 ; W. Booth, A Rhetoric of Irony, Chica-
go, University of Chicago Press, 1975 ; M. Mizzau, L’ironia. La contraddizione consentita, Milano, Feltri-
nelli, 1984 ; C. Colebrook, Irony. The New Critical Idiom, London, Routledge, 2005 ; A. Marchetti, D.
Massaro, A. Valle, Non dicevo sul serio, Milano, Franco Angeli, 2007.
CITÉS DE PAROLE 193
choses, mais une minimisation de soi14. C’est sur ce qu’il en est à propos de soi-
même (peri hauton) que l’on a le choix entre alazoneia, la vantardise, d’une part,
et eirôneia, d’autre part. Alazoneia est une louange de soi ; eirôneia un blâme de
soi. Ce sont deux dispositions autoréférentielles : déplacées, extrêmes, excessives
- l’une comme l’autre. La conduite intermédiaire, par conséquent vertueuse,
sera une franche appréciation de ses propres mérites. Par eirôneia, nous inclinons
donc vers la « litote déflationniste» qui, dans la paraphrase d’Aristote que nous
offre Vladimir Jankélévitch, serait « l’opposé diamétral de l’emphase, qui est
inflation et vaine grandiloquence et qui ne produit que du vent ». Nous fuyons
tout ce qui est masse, pesanteur et enflure, to onkeron15 .
Eirôneia n’est donc pas, au départ, une figure de style ou de pensée,
c’est-à-dire un type d’énoncé, mais une manière d’énonciation qui affecte
celui qui parle16 . L’eirôn est un caractère : c’est l’homme qui, au lieu de se
mettre en valeur de manière prétentieuse (prospoiein), prend une attitude, je
dirais même une posture, d’autodérision. Le modèle en est, naturellement,
Socrate, lorsqu’il se trouve en présence de personnages arrogants et imbus
d’eux-mêmes, comme Thrasymaque, ou à peine confiants dans leur exper-
tise, comme le jeune mathématicien Théétète. Socrate se dit inculte, incom-
pétent, ignare. Par ces mots, il se présente et se définit, mais, surtout, il prend
position dans le scénario dialogique et se prédispose à jouer un certain rôle :
celui de l’ahuri, du paumé presque aphasique - tout juste capable, peut-

14
Aristote, Éthique à Nicomaque, 1127 a-b. C’est la définition aristotélicienne que je vais utiliser ici,
pour décrire la mise en place d’une perspective : celle du public qui, en acceptant de rire de soi, prend à son
compte un dénigrement systématique et, ce faisant, consent à ternir sa propre image. Il y a débat sur les
usages du mot « eirôneia », chez Aristophane et Platon : A. Nehamas, The Art of Living: Socratic Reflections
from Plato to Foucault, Berkeley, University of California Press, 1999 (« Socratic Irony ») ; M. Lane, « The
Evolution of Eirôneia in Ancient Greek Texts. Why Socratic Eirôneia is not Socratic Irony », David Sedley
éd., Oxford Studies in Ancient Philosophy, Volume XXXI, Winter 2006, Oxford, Oxford University Press,
p. 49-81. D. Wolfsdorf, « Eirôneia in Aristophanes and Plato », Classical Quarterly 58 (2008) p. 666-672.
Je n’entre pas dans ce débat, pour l’instant, mais je partage les arguments de David Wolfsdorf qui, contre
l’interprétation d’eirôneia comme « deception » (Lane), rétablit la signification autoréférentielle : une
stratégie digne d’un renard (vulpine), qui consiste à bien se cacher, se dérober, se camoufler - afin de leurrer
une proie.
15
V. Jankélévitch, L’ironie, op. cit., p. 80.
16
Le grand Dictionnaire Littré ne s’y trompe pas : « 1. Proprement, ignorance simulée, afin de faire
ressortir l’ignorance réelle de celui contre qui on discute ; de là l’ironie socratique, méthode de discussion
qu’employait Socrate pour confondre les sophistes. 2. Par extension, raillerie particulière par laquelle on
dit le contraire de ce que l’on veut faire entendre. Ce compliment n’est qu’une ironie. 3. Par extension,
retour sur soi-même par lequel, semblant se moquer du malheur, on en exprime plus fortement l’impres-
sion.».
194 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

être, d’articuler quelques questions. Il se fait discret : aux autres de s’exprimer.


Il se dérobe : aux autres de se mettre en avant. Il se rabaisse : aux autres de s’exal-
ter. Socrate se place donc dans une certaine perspective sur lui-même : à la dif-
férence des champions de l’estime de soi (par goût des honneurs et de gloire, ou
par l’appât du gain), il s’inflige une litote continue. Il s’oppose, nous dit bien
Aristote, non pas au menteur, mais au vantard, alazôn17.
Eirôneia c’est se mettre en sourdine, c’est badiner avec l’amour de soi - se
blâmer en somme, mais sotto voce. Je me diminue, je m’écarte, je m’efface, je
m’écrase même - mais je parle. Je n’y connais pas grande chose ! Je ne sais pas !
Je ne vaux rien ! À toi de comprendre s’il faut me croire… Sourires. Dans une
culture de l’admirable et de l’exécrable, du panégyrique et de l’invective, dans
laquelle, grâce à la sédimentation de l’éthique homérique, le grand partage des
discours entre psogos et epainos reste plus que jamais vivant, voici sourdre une
autre façon de jouer sur le clavier épidictique. C’est une tactique moderne, pa-
radoxale, agaçante. Alors que, normalement, l’admiration s’adresse à d’autres,
mais surtout à soi-même, tandis que la réprobation, l’injure ou la moquerie
frappent les autres, eirôneia redirige un doux reproche vers soi. C’est un acte de
parole qui vient bousculer les semblants, qui brise l’évidence d’un rapport à soi
toujours complice, complaisant, narcissique. Eirôneia met mal à l’aise. Devant
ce fin renard de Socrate, Thrasymaque s’enflamme de fureur, pour enfin éclater
d’un rire sardonique. « Ô Héraclès, la voilà bien, la fameuse eirôneia habi-
tuelle à Socrate ; je le savais … ». Et Socrate d’achever sa ruse, par le compliment
qui s’impose (et qui tue): « Tu es malin, Thrasymaque ! »18.
Les premières utopies sont des comédies : ce n’est pas un hasard. C’est le
théâtre qui, avant la philosophie, engendre ce blâme indolore de soi, qui fait la
posture ironique. C’est cette posture qui, nous verrons, prépare la perspective
utopique.

17
Voir Thomas D’Aquin, qui lui fait écho : « aliquis de se fingit minora » (apud Jankélévitch, p. 82).
On peut trouver chez Linda Hutcheon (A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Art Forms,
London, Methuen, 1985, p. 53) une analyse du plan pragmatique de l’ironie (son effet de jugement), qu’il
faut distinguer du plan sémantique (l’antithèse entre discours et intention). Cette discussion se rapproche
de ma lecture perlocutoire de la posture ironique, sans toutefois prendre la mesure de l’eirôneia pré-cicéro-
nienne, comme pure manière d’énonciation, dont le but est de mettre en place celui qui parle.
18
Platon, République I, 337 a (traduction de Pierre Pachet).
CITÉS DE PAROLE 195
Dêmos et dêmos
La comédie ancienne mit en place un appareil à faire rire les Athéniens.
Un des défis interprétatifs les plus tenaces est celui de comprendre pourquoi et
comment ces plaisanteries sont, en grande partie, « politiques ». Elles font rire,
littéralement, de la polis - non pas la cité en général, mais la cité des spectateurs
- celle qui organise les festivals, la production et la compétition des pièces ;
celle qui est représentée par les personnalités assises au premier rang ; celle qui
s’étend aux portes du théâtre et que l’on peut apercevoir des gradins. Les comé-
dies amusent les Athéniens non seulement aux dépens d’étrangers bizarres et
surprenants - Béotiens, Perses ou Triballes -, mais surtout au frais d’Athènes.
Les Athéniens rient d’eux-mêmes, en chœur. Davantage, ils s’esclaffent non
seulement aux dépens d’individus singuliers, à la réputation douteuse et aux
mœurs pittoresques, mais surtout aux frais du peuple Athénien, dans sa tota-
lité19. Tout y passe, personne n’y échappe : hommes et femmes ; jeunes et vieux ;
fermiers et citadins ; riches et pauvres ; rustres et notables ; hoplites et marins ;
dieux et cadavres. Les Athéniens vont jusqu’à faire gorge chaude de leur pré-
cieuse politeia, de ce gouvernement du dêmos que, en dehors du théâtre ils ont
tellement l’habitude de respecter, rehausser, exalter - dans le plus grand sé-
rieux.
Dans l’espace / temps de Dionysos, Athènes tout entière est tournée en
dérision. Le Peuple en personne, Monsieur Dêmos, devient un vieux radoteur,
hébété, paresseux et, surtout, d’une crédulité sans bornes, lorsqu’un esclave peu
scrupuleux se met à le gâter, le flagorner, l’encenser pour mieux le mener en
bateau. Dans les Cavaliers, par cette caricature du Peuple, Aristophane pousse
à l’extrême son orchestration du rire politique. Sur la scène, Dêmos se pavane,
ignare de son inglorieuse vulnérabilité : il est la victime de la flatterie des déma-
gogues, tellement il est fat, prétentieux, aveugle. Sur les gradins, le dêmos s’en
donne à cœur joie.

19 Rossella Saetta Cottone, Aristofane e la poetica dell’ingiuria, Bologna, Carocci, 2005 reprend la
question de l’injure adressée à des individus, omniprésente dans la comédie. On y trouvera un aperçu du
débat critique en cours, avec une conclusion « pragmatique ». L’insulte de citoyens bien connus, et peut-
être assis sur les gradins, est une manière d’engager les spectateurs dans l’action dramatique, de les obliger,
pour ainsi dire, à rire d’eux-mêmes (p. 352). Cette conclusion s’approche de mon argument, à ceci près que
la réflexivité du rire collectif culmine dans la raillerie anonyme de tous - le dêmos ou la polis. Voir aussi X.
Riu, « Gli insulti alla polis nella parabasi degli Acarnesi », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 1995,
50, p. 59-66.
196 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Si, pour les Athéniens entre eux, en l’absence d’étrangers dans l’audien-
20
ce , une telle autodérision était possible, cela signifie que les gens savaient jouer
le jeu d’un blâme d’eux-mêmes, qui, au lieu de les faire souffrir (d’indignation,
de honte ou de colère), leur donnait un immense plaisir. La stratégie comique
agit comme une thérapie d’eirôneia, appliquée au corps civique tout entier. Pour
en comprendre le tour de passe-passe, et pour saisir sa signification politique, il
faut se distraire des intentions de l’auteur ou du texte, pour se concentrer plutôt
sur la situation théâtrale, donc regarder du côté du public. Une chose est de
tâcher de savoir ce que put signifier la composition des Cavaliers, pour Aristo-
phane, sa carrière, et sa vision de la démocratie. Une autre est de reconstruire la
plausibilité de ce faire-rire, aussi impitoyable que réfléchi. Il faut prendre la
mesure de ce déferlement de jubilation suicidaire.
Car le public fréquente le théâtre, dans l’espoir de se marrer ; et c’est son
rire qui engage, pour ainsi dire, sa responsabilité. La moquerie est inscrite dans
le scénario, les situations, les costumes et les dialogues, bien sûr, mais elle rebon-
dit dans la réjouissance, allègre et railleuse, des spectateurs. Ce sont eux qui
prennent à leur compte le persiflage de Dêmos, c’est-à-dire d’eux-mêmes, et le
font résonner. Ce sont eux qui prennent ce plaisir, le prisent et en redemandent.
Leur attitude, leur posture, leur perspective sont celles d’eirôneia. Car l’eirôn,
ne l’oublions pas, ne fait pas de l’ironie, en faisant des phrases. En parlant de
lui-même, il se met en place ; il tourne vers soi un regard qui, loin d’être ému et
ébloui, devient critique. L’eirôn « fait retour sur soi ». C’est cela qui compte.
C’est cette disposition qui nous offre un modèle, bien Grec, du plaisir comi-
que.
Les Athéniens ordinaires prennent place sur les sièges du théâtre, donc, et, le
temps d’une pièce d’Aristophane, consentent à ne pas se prendre au sérieux. Au contrai-
re, ils se laissent arracher le masque, tourner en bourrique, entraînés dans un jeu ironi-
que collectif. C’est bien d’eirôneia qu’il s’agit, et non pas simplement de ce qu’Aristote
appelle eutrapelia, la bonne humeur de celui qui sait accepter une bonne blague. Dans
la situation théâtrale, il y a un véritable transfert de la plaisanterie qui, du script et par
le spectacle, passe au corps : assis à ma place, pendant deux heures, je m’esclaffe à mes
propres frais. Par ce rire, je me minimise. Je fais, en chœur, ce que l’eirôn fait en soli-
taire, c’est-à-dire le contraire de ce que ferait l’alazôn. Le plus vulgaire des genres

20
Acharniens, 502-507.
CITÉS DE PAROLE 197
dramatiques produit, dans son impact exhilarant, un tour de passe-passe d’un
incroyable raffinement.
Ce raffinement est à la fois esthétique, parce que le langage explose dans
une profusion époustouflante de métaphores et de jeux de mots ; cognitif, par-
ce que, pour rire, il faut faire des milliers d’inférences ; et politique. Ce n’est
pas parce que le théâtre de Dionysos créerait un espace / temps « carnavales-
que », que la comédie peut se permettre de railler impunément le pouvoir et les
valeurs de la démocratie. La comédie fait rire le dêmos d’une chose très particu-
lière : de ce qui, chez Dêmos, prête à rire. À l’arrière-plan du théâtre comique, il
y a une culture politique qui tolère une idée très précise non pas du rire, mais
du ridicule - le caractère de ce qui, inéluctablement et irrésistiblement, provoque
la risée.
Ce caractère est la vanité. Le dêmos fait rire, sans faute, parce qu’il se prend
au tragique. On s’amuse tellement à le rabaisser, parce qu’il se hausse lui-même.
On jouit de la litote, parce que, si souvent, il faut pratiquer l’hyperbole. Platon
d’abord, et Aristote ensuite, ont vu le risible prendre forme à la source même
du sérieux : dans le décalage entre une haute image de soi et le regard qui la
démystifie ; entre se flatter et fustiger sans douleur ; entre le registre révéren-
cieux, solennel et sentencieux de tous les styles soutenus (drame ou éloquence
funéraire) et le ton insolent, grossier et désabusé, de la comédie. Le tragique est
potentiellement comique. Dans le rythme bipolaire de la culture épidictique,
on a besoin de rire : parce qu’il y a tellement d’auto-éloge - un auto-éloge si vital
pour le dêmos, pour les raisons indiquées plus haut - il va falloir se soulager, de
temps en temps. Évidemment, dira-t-on, c’est un choix. C’est le choix démocra-
tique. Dêmos sait, comme Socrate, que eirôneia met un bémol à son amour de
soi, pas à son pouvoir. Il fallait la culture démocratique pour qu’il y ait une
telle activité de parole - et, tout à la fois, la liberté d’en plaisanter.
C’est à la Comédie Athénienne que prend naissance ce que nous appelons
utopie. Le penser / parler utopique requiert une perspective tout à fait particu-
lière, qui est celle-là même d’où s’origine le rire du dêmos pour Dêmos. Platon
emboîtera le pas à Aristophane. Utopia est enfant d’eirôneia.
198 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Nephelokokkugia
Voyons donc de plus près comment opère la culture politique des Athé-
niens. Comment leur pratique habituelle de l’éloge et du blâme, qui se mani-
feste sur le registre du grave et de l’univoque dans tant de performances - des
récitations homériques aux tragédies ; de l’éloquence délibérative ou judiciaire
aux oraisons funèbres - peut devenir, dans la comédie, loufoque et déroutante.
Voyons comment eirôneia, parce qu’elle travaille la distribution des rôles épi-
dictiques, engendre utopie.
Les comédies d’Aristophane représentent des anti-Athènes ou des Athènes
invraisemblables. La plus exotique entre toutes, les Oiseaux, met en scène une
cité nouvelle, que deux Athéniens fatigués et déçus, Pisthetairos et Euelpides,
se retrouvent à fonder en plein ciel, à mi-chemin entre le monde des humains et
le monde des Olympiens. Nephelokokkugia sera, on l’espère, ce lieu parfaitement
heureux, harmonieux et juste qu’Athènes ne sait pas être. Le projet naît d’un
désir de bonheur. Ces deux citoyens, vieux et tout à fait ordinaires, désespèrent
de leur polis, qui est grande et riche, certes, mais trop litigieuse et turbulente,
remplie d’individus qui exploitent la discorde et se cherchent querelle - juges,
sycophantes, rhéteurs. Tout commence donc par leur dégoût pour le genre de
vie, qui se déroule dans une cité que gouverne le dêmos. Batailles politiques et
poursuites judiciaires déchirent le tissu social. Hostilité et soupçons, antago-
nisme et désaccord dominent les relations entre les individus. La parole n’y fait
pas un monde : tout au contraire, les joutes verbales défont la communauté. Par
les mots, on ne cesse de se battre.
Ce diagnostic fait voir Athènes sous une lumière caricaturale, sinistre
même. Le spectateur découvre une version grotesque de cette pratique de la
parole, qui fait vivre la cité et fait agir son gouvernement. Pour emprunter le
langage d’Henri Bergson, la cité devient risible lorsqu’elle se mue en un engin
grippé, une « machine à juger, une machine à parler »21. Pour reprendre la
perspective critique de Josiah Ober, les mots, au lieu d’agir de manière efficace
et heureuse (felicitous), s’y trouvent déconnectés de la vie commune, pour servir
des intérêts égoïstes. Parler y revient à fabriquer des discours pléthoriques et
inutiles, mais dangereux.
Davantage, les reproches que les personnages d’Aristophane adressent à leur cité
renversent point par point les louanges que Périclès en avait fait. Les arguments de

21
Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique (1940), Paris, P. U. F., 2007, p. 42.
CITÉS DE PAROLE 199
l’Oraison Funèbre convergeaient vers une idée directrice : l’unité du corps social
qui, grâce à un gouvernement appelé « pouvoir du peuple », parvenait à offrir
les mêmes chances à tous, sans distinction. Le même gouvernement avait rendu
l’histoire de la cité égale à elle-même, dans le temps. Le résultat en était une
identité puissante, originelle, continue et exemplaire : bref, « nous sommes
l’école de l’Hellade ». Les deux compères qui fuient Athènes et partent à l’aven-
ture ne peuvent plus supporter, tout au contraire, cet état d’affairement fébrile
et de conflit permanent qui fait, pour eux, la réalité quotidienne de dêmokra-
tia.
À Athènes, surtout, il n’y a pas assez de plaisir. Périclès avait fait culminer
sa vision de l’exception Athénienne, dans la synthèse d’entraînement militaire,
dévouement politique et toutes sortes de volupté : jouir de moments de loisir,
cultiver le raffinement, mener son existence comme cela vous plaît. Un tel équi-
libre était la marque d’une culture supérieure, qui ne se bornait pas à la disci-
pline et au devoir, comme chez les Laconiens. Pisthetairos et Euelpides, cepen-
dant, n’y trouvent pas d’agrément du tout. Athènes est grande, certes, mais pas
heureuse. La cité regorge de soupçons, de dénonciations, de procès - et de lois
tatillonnes qui empiètent sur la vie sexuelle, donc limitent hêdonê. On y vit mal.
On n’a pas envie d’y rester. C’est pourquoi on souhaite aller voir ailleurs, en
quête d’un endroit aussi délicieux qu’une pelisse douillette22 . Du vrai plaisir,
enfin !
Les Oiseaux donnent le ton de ce que sera le penser / parler utopique. Un
monde parallèle, découvert au bout d’un voyage ; un lieu idéal, béat, reposant,
mais envisagé par contraste, depuis les tumultes et les désordres de la vie démo-
cratique. Un monde aussi réglé que gratifiant, dans lequel les désirs sont satis-
faits, et si complètement qu’on ne saurait regarder plus loin. Tout au contraire,
tout le monde viendra s’y ruer.
Actes de parole, actes d’eirôneia, ces fictions d’un « ailleurs qu’ici » désamor-
cent la fierté et exposent la jactance locale. Le superlatif utopique est toujours un
comparatif : en compétition avec cette polis-ci, toujours la même, celle qui n’arrête
pas de faire sa propre réclame ! Nephlokokkugia, la ville dans les nues, existe afin que,
depuis cet observatoire que devient le théâtre, l’on puisse tourner les yeux vers

22
Aristophane, Oiseaux, 324.
200 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

l’Attique et l’apercevoir en perspective. Regardez autour de vous ! - nous encou-


rage Pisthetairos. Là-bas, à vol d’ oiseau, la polis « grande et riche » devient
minuscule23.
C’est pour cela que les utopies sont composées non pas comme des diver-
tissements descriptifs, mais comme des hommages hyperboliques. Elles créent
des cités imaginaires, inconnues, inattendues et, tout en les inventant, elles en
magnifient les splendeurs. Le discours utopique naissant emprunte la manière
épidictique de l’éloge, mais d’un éloge détourné, déplacé vers un lieu étranger
et glorifiant des gens insolites - que ce soit les Femmes, quand elles réinventent
Athènes ou les Oiseaux fondateurs de Nephelokokkugia. Voici, enfin, une cité
qui surplombe toutes les autres et qui, surtout, nous dépasse!
Parce que les Utopies mettent en œuvre une délocalisation de l’éloge -
éloge de l’inouï ou de l’exotique, à la place d’un éloge de soi -, elles sont le pro-
duit d’eirôneia24. Car l’effet perlocutoire (pour emprunter le langage de la prag-
matique) de cette admiration exportée ne peut être qu’une « atténuation de
l’ego » des spectateurs25. Si c’est de Nephelokokkugia que tout le monde est fol
amoureux, cela veut dire qu’Athènes n’est peut-être pas si aimable qu’on veut
bien le croire. Comme devant la démence de Dêmos, les concitoyens de Pisthe-
tairos se regardent en perspective - en eirônes, pour une fois, pas en alazones.
Mais d’eirôneia, nous le savons, il faut toujours se méfier. Si, en me faisant
tout petit, je te porte aux nues : attention !

23
Aristophane, Oiseaux, 175. Sur le regard d’en haut, et sa valeur critique : P. Hadot, N’oublie pas de
vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Paris, Albin Michel, 2008.
24
Henri Bergson (Le Rire, op. cit., p. 97) donne une définition d’ironie qui s’ajuste à la perspective
utopique. «…on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela
consiste l’ironie. […] l’ironie est d’une nature oratoire tandis que l’humour a quelque chose de plus scien-
tifique. On accentue l’ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l’idée du bien qui devrait être.
C’est pourquoi l’ironie peut s’échauffer intérieurement jusqu’à devenir, en quelque sorte, de l’éloquence
sous pression ». Bergson parle de l’énoncé ironique et de ses propriétés, et non pas de son impact sur un
spectateur, mais il donne toute son importance à la manière rhétorique de produire de l’admirable / préfé-
rable.
25
V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion (1964), 2005, p. 83.
CITÉS DE PAROLE 201
Kallipolis
C’est pourquoi Socrate, le Socrate platonicien, nous offre la clé de cet
engagement du penser / parler utopique avec l’idéologie de la cité.
Socrate, théoricien et praticien d’eirôneia, fit de la minimisation de soi une
méthode - sa méthode - dialectique. Toutes les perspectives de ses dialogues abou-
tissent à l’effacement du maître, qui d’abord méprise son propre savoir jusqu’à
le nier, ensuite invite son jeune interlocuteur à exposer ce qu’il pense, pour enfin
mettre à l’examen - et, le plus souvent, mettre en pièces - ces propos imprudents.
Catharsis, maïeutique, inquiétude : la rencontre avec Socrate vous rend loquace,
pour vous laisser enfin fort marri, occupé à lécher vos blessures26.
Socrate énonça une théorie du comique, qui reste d’une formidable per-
tinence culturelle : ce qui fait rire, avança-t-il dans le Philèbe, est la prétention
d’être meilleur que l’on est, sous l’aspect de la richesse ou de la beauté, mais
surtout de la connaissance. Le ressort du ridicule, en somme, c’est la vanité27.
À cette idée d’un écart entre ce que l’on est et ce que l’on croit être s’en associe
une autre : celle d’un décalage entre ce que l’on souhaite et ce qui est faisable.
Les vœux qui, comme de simples prières (eukhai), restent déconnectés du pos-
sible sont risibles28. La cause du rire, en somme, réside dans l’inadéquation
d’une personne, par rapport à un désir imaginaire, que ce soit un idéal du moi
ou le fantasme d’un monde admirable.
Eirôneia et vantardise sont donc profondément connectées, par ce jeu binaire de
louange et de blâme que nous avons vu systématiquement au travail, dans la culture
athénienne : je me rabaisse, pour éviter de m’exposer à votre risée. J’apprends à me

26
J’ai approfondi cet argument sur la stratégie ironique, donc fort irritante, de toutes les métaphores
du dialogue socratique, y compris celles d’apparence charitable et flatteuse, dans un texte fort ancien (« Le
sage / femme. Maïeutique et anamnèse ») paru d’abord dans Esquisses psychanalytiques, 1990, 13, p. 131-
149, repris ensuite dans L’âme est un corps de femme, Paris, Éditions Odile Jacob, 2000, p. 69-91 (« Le
Mythe maïeutique »). Cette lecture s’accorde avec l’interprétation de B. Cassin et M. Narcy, La Décision
du sens, Paris, Vrin, 1989, p. 70-71. Les ruses socratiques sont devenues, désormais, de plus en plus éviden-
tes : voir, par exemple, les contributions de Michel Narcy (« Le comique, l’ironie, Socrate », p. 283 - 292)
et de Livio Rossetti (« Le rire comme arme entre les mains de Socrate et de ses élèves », p. 253-268) au
volume édité par Marie-Laurence Desclos, Le rire chez les Grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne,
Paris, Jérôme Millon, 2000.
27
Platon, Philèbe, 48 e 9-10. Voici un des échos modernes de cette théorie du rire : Henri Bergson, Le
Rire, op. cit., p. 132-133 : « Issue de la vie sociale, puisque c’est une admiration de soi fondée sur l’admira-
tion qu’on croit inspirer aux autres, [la vanité] est plus naturelle encore, plus universellement innée que
l’égoïsme, car de l’égoïsme la nature triomphe souvent, tandis que c’est par la réflexion seulement que nous
venons à bout de la vanité. […] On pourrait dire que le remède spécifique de la vanité est le rire, et que le
défaut essentiellement risible est la vanité».
28
Platon, République, V, 499 c.
202 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

connaître moi-même, dans mon ignorance, afin de ne pas avoir l’air d’un bouf-
fon. Aristote fera de l’eirôn (qui ne cesse de se déprécier et se dénigrer) le contrai-
re de l’alazôn, le fanfaron. Exaltation de soi ; miniaturisation de soi. Goût de
l’hyperbole ; esprit de litote. Se prendre terriblement au sérieux ; s’observer à
distance - à vol d’oiseau, précisément. Amour de soi, bavard, intarissable ; sus-
pension du jugement, sourire. C’est un jeu à somme zéro : ou l’un, ou l’autre.
Socrate, enfin, prit un malin plaisir à s’attaquer au genre épidictique le
moins nuancé qui soit, l’oraison funèbre. Dans la sienne, Périclès avait magnifié
Athènes. Socrate la remettra à sa taille. Mais en prenant un détour, par la voix
des femmes. Il revient à la maîtresse de Périclès, Aspasie, d’interpréter le kitsch
athénien, ce qu’elle réussit à merveille29. Elle parle. Elle parle toujours. Il écou-
te. Mais il a déjà tout dit : ce type de galéjades, avait-il annoncé à Ménéxène, le
transporte aux Îles des Bienheureux, pour trois jours. Epainos montre donc son
pouvoir. Il est si facile de vanter Athènes devant les Athéniens ! L’éloge les en-
chante, jusqu’à leur faire croire qu’ils se trouvent déplacés dans un ailleurs fa-
buleux - nous dirions une ébauche d’utopie30. Sur cet auditoire, les mots d’As-
pasie exercent une action dépaysante. Et pourtant, tout se passe sur place. Dans
un mimétisme qui le ravale au niveau de ses concitoyens les plus ordinaires et
les plus vains, Socrate se confond dans la foule locale. Son camouflage crée, de
nouveau, une situation d’eirôneia : il fait semblant d’être un sot, si ignorant
qu’on peut lui faire croire n’importe quoi, surtout sur lui-même dans son uni-
vers admirable. Mais il y a un leurre supplémentaire pour le lecteur. C’est Athè-
nes que ces mots transfigurent en un paradis sur terre. Athènes!
Le Ménéxène fait la jonction entre l’Apologie et la République. C’est
le dialogue / monologue qui expose le contraste entre une cité tellement
injuste, qu’elle mit à mort le plus juste des hommes, d’une part, et, d’autre
part son contraire diamétralement opposé, parce que fondée sur dikê. Ce
contraste relève de la vanité. La cité parfaitement injuste se permet de
cultiver l’autocélébration absolue. Athènes est le meilleur des mondes,
pontifie une femme bavarde. Mais bien sûr, le bonheur habite ici, oblige
Socrate. Ici, c’est l’Île des Bienheureux et c’est toujours chez nous, les

29
Milan Kundera, paraphrasant Herman Broch : « Le kitsch est autre chose qu’une simple œuvre de
mauvais goût. Il y a l’attitude kitsch. Le comportement kitsch. Le besoin du kitsch de l’homme-kitsch
(Kitschmensh) : c’est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaitre
avec une satisfaction émue » (L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 157).
30
Platon, Ménéxène, 235 a-e.
CITÉS DE PAROLE 203
vivants les plus nobles et les plus beaux. Demandons-nous, tout de même, qu’est-
ce que la justice. Kallipolis pointe à l’horizon.
C’est le second acte de naissance de l’utopie. Une naissance qui annonce
l’implosion.

Lait d’oiseau et désir de gloire


Comme nous le savons bien, l’édification d’une cité optimale n’est pas le
fin mot de l’histoire. Les premières utopies donnent la réplique à la perfor-
mance athénienne de l’amour de soi, en deux temps. Par la projection du mieux,
admirable et préférable, dans un ailleurs (ce qui diminue l’ici) ; mais aussi par
un ton dithyrambique, qui fait écho à la parole Athénienne et pousse l’hyper-
bole encore plus loin (ce qui fait soupçonner l’impossible). En mimant Athènes,
les cités de parole renchérissent à leur tour sur la flatterie et, ce faisant, elles
créent des expectatives démesurées ou, pour le dire avec Socrate, des souhaits
qui ne tiennent pas compte du possible : des eukhai. Comme tout décalage
entre qualité réelle et autoreprésentation, ces illusions sont risibles31. Puisque
poètes et philosophes ne sont pas dupes, ils nous racontent la suite.
Nephelokokkugia, d’abord. Les Oiseaux sont monarchiques et cannibales,
comme on l’a souvent remarqué, mais ils sont, surtout, immensément vaniteux.
Ils le sont en général, par un destin anatomique « bon à penser », pour ainsi
dire, qui fait de leurs aigrettes, traînes et empennages aux silhouettes excentri-
ques et aux couleurs vives des métaphores éloquentes de la pompe et de l’osten-
tation32 . Mais ils le sont, tout particulièrement, dans la pièce d’Aristophane.
C’est la vanité qui, sous des formes diverses, compose les personnages. C’est la
contagion de la vantardise qui confère une cohérence à l’intrigue33.

31
Platon, République, VI, 499 b-c. Voir supra, note 6.
32
Aristophane, Acharniens, 62-63. Pour une interprétation des Oiseaux dans le cadre plus général des
représentations animalières : S. Saïd, « Pas si bête, ou le jeu de la bêtise dans la comédie ancienne », Le
Temps de la réflexion, 9, 1988, p. 73-92 ; F. Armengaud, « Figures de l’animal dans la Grèce antique »,
J.-L. Guichet, Usages politiques de l’animalité, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 129-162.
33
L’interprétation de cette pièce est des plus controversées. Pour une discussion éclairante, surtout au
sujet de sa pertinence politique, on verra : David Konstan, Greek Comedy and Ideology, Oxford, O. U. P.,
1995, p. 29-44 (Birds). Mais aussi : B. Zimmermann, « Nephelokokkygia. Riflessioni sull’utopia comica »,
in W. Roesler e B. Zimmermann, Carnevale e utopia nella Grecia antica, Bari, 1991, p. 53-101 ; A. Som-
merstein, « Nephelokokkugia and Gynaikopolis: Aristophanes’ Dream Cities », in Mogens Herman
Hansen éd., The Imaginary Polis. Acts of the Copenhagen Polis Centre vol. 7, Copenhagen 2004, p. 73-99.
Ce dernier article examine la construction narrative et dramatique du pouvoir de Pisthetairos, aux dépens
des oiseaux - dont la naïveté, j’ajouterais, dépend entièrement de la vanité.
204 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Pour commencer, les Oiseaux se laissent convaincre d’entreprendre la fon-


dation de Nephelokokkugia par la révélation de leur prestige ancestral. Pisthe-
tairos manie bien la flatterie : savent-ils donc, ces nomades que l’on prend à
coups de pierre, qu’ils étaient jadis les vivants les plus puissants et les plus ma-
jestueux de tous ? Avant Zeus, et Kronos et les Titans et la Terre, c’étaient eux
qui régnaient sur tout ce qui existe ! Les premiers rois mortels, d’ailleurs, que
ce soit en Perse, en Égypte, en Phénicie ou en Hellade, étaient tous des volatiles.
Fonder une cité, aussi imposante que Babylone, leur permettra de reconquérir
une souveraineté perdue. C’est donc bien un hommage soudain qui les entraîne
dans ce projet : transformer en une polis une société éparpillée (sunousia) - et le
vaste espace où ses membres évoluent (polos). S’enraciner et retrouver Basi-
leia34.
La nostalgie de leur grandeur passée est donc à l’origine de la cité des
Oiseaux. Immédiatement, ils se pavanent. Ils se prennent eux-mêmes pour les
créatures les plus illustres qui soient : plus vénérables que les Olympiens, incom-
mensurablement supérieurs aux humains, ces malheureux sans ailes, pétris de
limon, croupissant dans l’ombre, semblables aux feuilles… En vers grandilo-
quents, le chœur improvise une Théogonie qui place l’origine du monde dans
un Œuf primordial. Les premiers dieux étaient tous des bipèdes ailés - Eros le
premier de tous. La généalogie des Oiseaux est d’abord un pastiche d’Hésiode
et de poésie orphique, certes, mais fait écho aussi à un mythe politique : la re-
présentation nobiliaire de soi, par la pureté et l’antiquité de sa souche. Une
telle représentation, si chère aux Athéniens - descendants de trois puissances
divines : Athéna, Héphaïstos et Terre - était un lieu commun, précisément dans
les oraisons funèbres35. Voici donc une version light, toute en apesanteur, de
l’autochtonie. L’éclat d’une haute naissance s’apprend vite.
Fondée sur les éloges, aussi fastueux que grossiers, d’un Athénien, la cité aérienne
ne saurait échapper aux échos de cette parole. Rapidement, les pires des Athéniens en-
vahissent le ciel. Ce qui devait rester un îlot de volupté, lointain et inaccessible, se

34
Aristophane, Oiseaux, 465-510. K. S. Rothwell (Nature, Culture and the Origins of Comedy. A Study
of Animal Choruses, Cambridge, Cambridge U. P., 2007) propose une lecture de la pièce, entièrement
basée sur la signification anthropologique de la fondation de la cité, à partir d’un état de nature.
35
N. Loraux, L’invention d’Athènes, Paris, Payot, 1978.
CITÉS DE PAROLE 205
remplit de personnages pétulants, cupides et obséquieux. Un géomètre, un di-
seur d’oracles, deux poètes (dont un dithyrambique), un inspecteur, un mar-
chand de décrets, un héraut, un sycophante. Les premiers visiteurs qui se hâtent
de migrer dans la cité nouvelle sont tous des exploiteurs de la parole publique.
Ils sont, plus précisément, des alazones, des hâbleurs36. Ils se répandent en com-
pliments, en hymnes et en prédictions en l’honneur des nouveaux seigneurs du
monde ; ils se font gloire, en même temps, de leurs propres qualités. Ils flattent,
autrement dit, en se vantant. Les Oiseaux s’en défendent, mais, à leur tour, ils
tombent dans un amour passionné d’eux-mêmes.
Les enfants d’Athéna sont nés de la terre37 ; les Oiseaux, créatures éthérées,
seront les enfants d’Eros. Leur ancêtre n’est en effet personne d’autre que le
dieu même de l’amour, dont le pouvoir et le mode d’action tiennent entièrement
à ses ailes - tant il est volage, inconstant, insaisissable. La cité des nuages aura
donc un pedigree divin, tout en légèreté, mais dont la jouissance imaginaire fait
écho, encore une fois, à l’éloquence terrienne des Athéniens. Périclès avait ex-
horté ses auditeurs à devenir « énamourés», erastai, de la cité. Dans son lan-
gage soutenu et impérieux, il énonçait un devoir : il fallait se mettre à contempler
la puissance de la patrie, telle qu’elle se manifeste dans les actes (et non pas
seulement dans les mots qui amplifient). De cette theôria, chez les Athéniens,
il était impératif que jaillisse un véritable erôs38. Chez les Oiseaux, en revanche,
nul besoin d’un rappel à l’ordre : Eros s’épanouit spontanément. Il était à l’ori-
gine du lignage, il inspire maintenant les amoureux de la cité, ces dix milles
immigrés qui se pressent, et qu’il va falloir équiper en ailes.
Les louanges des oiseaux sont désormais chantées à l’unisson - et partout. « Bien-
tôt chacun des hommes appellera cette cité populeuse, entonne le Chœur. Que la
fortune nous favorise. On est épris d’amour pour ma cité, katekhousi d’erôtes emâs
poleôs »39. Pisthetairos et Euelpides sont venus chez les oiseaux, pleins d’erôs pour

36
Oiseaux, 983 ; 1016. D. M. MacDowell, « The meaning of alazon », in E. M. Craik éd., Owls to
Athens. Essays on Classical Subjects Presented to Sir Kenneth Dover, Oxford, Clarendon Press, 1990, p.
287-292. Pour une perspective ancienne et moderne : R. S. Di Miola, Shakespeare and Classical Comedy:
the Influence of Plautus and Terence, Oxford, Oxford U. P., 1994 (« New Comedic alazoneia », p. 101-
139).
37
Pour reprendre les tournures de Nicole Loraux (Les Enfants d’Athéna, Paris, Maspero, 1981 ; Nés de
la terre, Paris, Éditions du Seuil, 1996).
38
Thucydide, III, 43, 1.
39
Aristophane, Oiseaux, 1313-1316.
206 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

leur genre de vie, charmant et confortable40. Maintenant, tous les hommes sont
des erastai, des amoureux de la cité41 ! À Nephelokokkugia, fleurit et prospère
cet erôs pour la polis, cet amour de soi collectif, auquel exhortait, solennellement,
l’Oraison Funèbre. La comédie fait de cet amour, aussi passionné qu’éloquent,
son véritable fil conducteur - et ne recule même pas devant une parodie de
l’eulogie funéraire42 .
Dans le ciel comique, se reforme donc une autre Athènes, plus vraie que
nature. Littéralement, physiquement, même, c’est une cité de parole. Ce sont
en effet des discours qui façonnent les corps des nouveaux citoyens. Pour habi-
ter les nuages, évidemment, il leur faut des ailes. Les ailes, ce sont des logoi.
« C’est en parlant que je te donne des ailes ! (legôn pterô se) Je l’affirme !
(phêm’egô) » - explique Pisthetairos à un sycophante, qui ne se connaît pas lui-
même. C’est en leur débitant des phrases qu’il leur greffe ces voilures, qui vont
les hausser et les exalter. C’est grâce aux mots - à ces mots élogieux que les Athé-
niens les plus ordinaires se prodiguent entre eux - que les hommes prennent de
l’essor (anapterômai) et voltigent dans les airs (potaomai), pour planer et se
soulever de plus en plus haut (meteorizomai, epairomai : 1436 -1450). Ainsi, du
début à la fin de la pièce, c’est la vanité qui mène le jeu.
Chez Aristophane, la machinerie du dêmos se remet en marche. Chez
Platon, avec des conséquences moins drôles, Kallipolis, qui est une autre cité
dans les logoi et dans le ciel, se transforme en une aristocratie militaire, avant de
précipiter vers son retournement : d’abord le pouvoir du peuple, ensuite le pou-
voir du tyran. La timocratie ou timarchie, première déviation de l’idéal socra-
tique, se caractérise par la réapparition, chez les Gardiens, du bon vieux désir
de timê, c’est-à-dire d’honneur et de gloire.
Le récit de cette transformation (metabasis) se développe en deux tableaux :
d’abord la cité, ensuite l’homme. Dans la politeia aristê, se produit un déséquilibre
qui affecte les âmes, pourtant si bien tempérées, des gardiens : ils inclinent soudain

40
Oiseaux, 324 ; 412-415.
41
Ibid., 1279.
42
Ibid., 395-399. Je ne partage pas l’interprétation du thème d’erôs dans l’Oraison Funèbre, qui a été
donnée récemment par Victoria Wohl (Love among the Ruins. The Erotics of Democracy in Classical Athens,
Princeton, Princeton U. P., 2002) et Sara Monoson (« Citizen as Erastês: Erotic Imagery and the Idea of
Reciprocity in the Periclean Funeral Oration », Political Theory, Vol. 22, No. 2 May, 1994, p. 253-276).
Le modèle pédérastique du rapport erastês / erômenos ne s’applique pas à l’amour pour la cité. C’est Aris-
tophane qui, surtout dans les Cavaliers, prend à la lettre le rapport érotique avec Athènes, puis décline cet
amour au masculin, comme amour pour Dêmos et le dêmos.
CITÉS DE PAROLE 207
envers l’entraînement du corps, en négligeant les poursuites du logos et de la
mousikê. La guerre devient leur centre d’intérêt et, avec la guerre, toutes les
valeurs, les attitudes et les manières qui lui sont associés : c’est le thumoeides,
c’est-à-dire le cœur intrépide et irascible, qui prend le pouvoir ; c’est la rage de
gagner (to philonikon), c’est la passion des honneurs (to philotimon) qui en vien-
nent à dominer la culture de la cité43. Derrière la façade d’une élite guerrière, se
dissimule cependant la cupidité d’une minorité de riches, qui accumulent or et
argent dans le secret de leurs demeures. Leur embarras cédera la place, très bien-
tôt, à l’impudeur des oligarques.
L’homme timocratique, au contraire, prend naissance dans une politeia
fort imparfaite. Fils d’un citoyen qui se tient aux marges de la vie politique, dans
une cité affairée et litigieuse, évidemment démocratique, ce garçon se trouve
tiraillé entre deux modèles de vie : d’une part la tranquillité de son père, d’autre
part la garrulité de sa mère. L’épouse de l’homme sans ambitions ne tient pas
en place : il n’y a pas assez de timê, pour elle. Sans l’engagement du maître de
maison dans les tribunaux et les assemblées, sans les joutes verbales (loidoria)
de la vie active, sans les timai et les arkhai qui en résultent, en somme, c’est elle,
la malheureuse, qui fait mauvaise figure - elle se voit diminuée, elattômenê44 -
parmi les autres femmes. En sortant en ville, le garçon regarde autour de lui,
écoute ce qui se dit, apprend ce qui rapporte réputation et louange (epainos) et
en conclut que sa mère a raison. Il remet le gouvernement de son âme à sa partie
combative et ambitieuse, courageuse et colérique (to philonikon kai thumoeides).
Il devient un homme hautain et avide de gloire (hupselophrôn kai philotimos)45.
Sans pratiquer la rhétorique lui-même (car il cultive plutôt la gymnastique et la
chasse), il aimera écouter des discours (philêkoos) et se montrera obséquieux
vis-à-vis des puissants46. Grâce à la frivolité des femmes et des enfants, le jeu de
miroirs recommence.
Comment comprendre, donc, l’implosion des cités parfaites ? Par le retour
cyclique du négatif, dans le désespoir d’une histoire catastrophique ? Oui, mais
aussi par le trajet d’un discours qui travaille les effets de sa force illocutoire - faire
l’éloge - jusqu’au bout. L’échec est inscrit dans l’excès ; mais parce que l’exécrable suit

43
Platon, République, VIII, 545 a-547 e.
44
République, VIII, 549 c-d.
45
Ibid., 550 a-b.
46
Ibid., 548 e-549 a.
208 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

l’admirable. À Nephelokokkugia et à Kallipolis, cela se passe différemment,


mais autour d’un même enjeu : la vanité.
Le récit utopique d’abord pousse à fond l’hyperbole, mais ensuite la désa-
morce. Dans le contenu, le tour est joué par la parodie. Faisons, pour une cité
qui est toute neuve, ce qu’Athènes fait pour soi ! Portons-la aux nues ! Au théâ-
tre, se crée ainsi une distance : l’optimum se trouve ailleurs que chez nous.
Soyons modestes. Dans le temps narratif, cependant, aux splendeurs font suite
les misères. Oh, mais là-haut non plus, cela ne marche pas ! Là aussi, pour finir,
il va y avoir des Athéniens, des vaniteux, des vantards et, bientôt, plus de dix
mille flagorneurs à plumes - des êtres aussi humains que nous, mais affublés
d’une prothèse à voler. Où est-il donc passé, ce nectar promis, le lait d’oiseaux47 ?
Retour chez soi.
Le dialogue utopique fait et défait la politeia aristê, d’une manière qui est
parfois amusante, mais qui ouvre la voie à une pensée politique autrement mé-
lancolique. L’imaginaire est indéracinable. Le désir de reconnaissance et d’élo-
ge - par le truchement du corps, de la guerre et des femmes - fait toujours retour
chez un être humain - quel que soit le soin pris à le former, instruire et parfai-
re.

Vanités grecques
Aristophane place le dêmos dans une perspective d’eirôneia48. Socrate s’y
installe, pour le plus grand bien de ses amis. Mais la perspective d’eirôneia di-
rige sur d’autres le même genre de propos que la cité tient sur elle-même : des
discours admiratifs, adulateurs, exorbitants. Cela va entretenir d’autres vanités,
aussi bien chez les Gardiens, malgré leur éducation irréprochable, que chez ces
êtres « instables, volages et inconstants »49, que sont la huppe et ses congénères,
aux rémiges bariolés.
Le dêmos tourne en dérision Dêmos parce que celui-ci se rend ridicule : énamou-
ré de soi et enivré de mots, bouche-bée devant les déclarations d’amour de caudataires

47
Pour une histoire de cet adunaton, dans le contexte ethnographique grec : J. Auberger, « Le lait des
Grecs : boisson divine ou barbare ? », Dialogues d’Histoire Ancienne, 2001, 27 (1), p. 131-157.
48
Je n’ai abordé, j’en suis bien consciente, ni le débat sur le modèle bakhtinien du rire carnavalesque (y
compris dans le dialogue socratique), ni la question du rituel dionysiaque (C. Platter, Aristophanes and
Carnival of Genres, Baltimore, Johns Hopkins U. P., 2007).
49
Oiseaux, 169-170.
CITÉS DE PAROLE 209
sans pudeur. Athènes fait rire, autrement dit, non pas parce que des incompé-
tents y exercent le pouvoir, ou parce qu’il y aurait trop d’égalité ou trop de li-
berté. Le comique n’est pas une critique argumentée. C’est la prétention assurée,
c’est la présomption béate, c’est le kitsch grandiloquent, qui sont désopilants.
Athènes fait rire à cause de son amour d’elle-même, aussi nécessaire qu’extrava-
gant ; aussi assourdissant que disproportionné. Les utopies, des répliques
d’Athènes, non moins vaines qu’Athènes, seront absurdes aussi. C’est l’impas-
se de l’éloge qu’elles font voir. C’est la vacuité d’un désir purement optatif,
eukhê, qu’elles mettent en scène : un désir qui, Socrate nous prévient, ne peut
que faire rire50.
La stratégie comique livre la cité à l’hilarité des citoyens, leur tend un
miroir - mais un miroir anti-narcissique. Un « connaissez-vous vous-mêmes ! »
qu’avant le philosophe, un poète adresse à son public et, virtuellement, à toute
la ville ; un soulagement, aussi, pour ces Athéniens nourris d’Homère, d’Es-
chyle et des oraisons funèbres. Un blâme sans peine. Une trêve.

50
Platon, République, VI, 499 b-c.
ACTE DE PAROLE
ET
HORIZONS ONTOLOGIQUES
LE DIEU PERFORMATIF
SUR LA PAROLE CRÉATRICE DANS LA BIBLE
ET SES ÉVALUATIONS

Thierry-Dominique Humbrecht

« Dieu dit : “Que la lumière soit” et la lumière fut » (Genèse 1, 3). Telles
sont les premières paroles de Dieu dans la Bible, et ces paroles semblent mani-
fester, par excellence, une structure performative. À la question d’Austin :
« Peut-il arriver que dire une chose, ce soit la faire ? »1, la réponse biblique est
« oui », au point où une telle chose arrive au premier instant, scellant ainsi la
première occurrence de ce qui « arrive ». L’éditeur de la version française si-
gnale que le titre anglais original : « Comment faire des choses avec des mots
(How to do things with words) », fait un clin d’œil « à la tradition anglo-amé-
ricaine des livres de conseils pratiques (du genre : How to make friends, “Com-
ment se faire des amis”) »2 . Faire la chose qu’on dit, tel est le caractère perfor-
matif de certains énoncés. Les autres sont nommés par Austin constatifs, qui se
contentent d’énoncer ce qui est3. Le verset biblique semble donc éminemment
performatif. Au premier regard, il présente trois facettes. 1) Il est non seulement
la première parole ou le premier faire, mais surtout le premier binôme entre dire
et faire. 2) Le faire en question est aussi absolu qu’est absolu celui qui le dit,
puisqu’il s’agit de la parole créatrice. 3) En revanche, il ne semble pas que l’auteur

1
John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire (How do things with words, 1962), Gilles Lane (Intro.,
trad. fr. et commentaire), « Essais », Paris, Seuil, 1970, Première conférence, p. 42.
2
Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 6.
3
Ibid., p. 41. « Le terme performatif (…) indique que produire l’énonciation est exécuter une ac-
tion » (p. 42).
214 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

sacré ait fait un clin d’œil aux guides pratiques auxquels Austin fait allusion.
Aucun exégète, à ma connaissance, n’a relevé ici de second degré british.
Le Fiat lux qui ouvre la création se présente donc comme la matrice de
tout discours performatif, parce qu’il marque, tout ensemble, la première fois,
l’origine divine et le caractère antonomastique d’une parole qui fait ce qu’elle
dit. C’est à ce titre matriciel que la création biblique fut présentée en ouverture
du colloque dont est issu ce recueil.
Toutefois, cette création biblique n’est pas sans poser certaines difficultés,
à la fois internes et externes au contexte biblique. Ces difficultés pourraient être
synthétisées sous la forme de trois questions.
Première question : l’intervention divine se présente-t-elle toujours de la
même façon et, cela, dans la première page de la Genèse, mais aussi dans des
circonstances semblables : la révélation du Nom divin (Exode 3, 14), les miracles
de Jésus, la Résurrection ? Sommes-nous toujours en présence de deux termes,
le premier, proférant, parlant et produisant, le second, produit par cette parole
et cette action ? La création est-elle toujours performative ou bien, inversement,
n’est-elle pas toujours création ?
Deuxième question : n’y a-t-il que Dieu, dans la Bible, qui soit créateur
ainsi ? Cette question en comporte quatre : a/ N’y a-t-il que Dieu au sens de
Dieu considéré en commun, Dieu en tant que cause et principe uniques, ou bien
aussi dans la Trinité des personnes ? b/ N’y a-t-il que Dieu pour créer, au sens
strict du verbe créer ? c/ N’y a-t-il que Dieu pour créer ainsi, c’est-à-dire selon
le modèle performatif, ou bien, étant entendu qu’une créature ne crée pas, re-
trouve-t-on cependant, en miniature, par participation, une structure perfor-
mative dans ce qu’une créature fait, par exemple l’homme, lorsqu’il agit ?
d/ Qu’en est-il enfin de cet être placé entre Dieu et l’homme, le Christ, lorsqu’il
agit ; et par exemple, dans l’eucharistie, qui semble une action performative :
« Ceci est mon corps » ?
Troisième question : l’acte créateur biblique est-il en définitive la matrice de tout
acte performatif, matrice aussi bien dans l’ordre de la primauté (le premier acte est
d’origine divine) que dans l’ordre de la structure (l’articulation entre dire et faire) ?
Ce qui revient à construire la question de la façon suivante. Qui dit modèle dit
LE DIEU PERFORMATIF 215
reproduction du modèle. L’acte créateur est-il fondateur, au triple plan théolo-
gique, métaphysique et sémantique ? Inaugure-t-il la traçabilité de lui-même ?
Inversement, si l’on creuse cette articulation du dire et du faire, faut-il
poser des degrés de signification, respectivement dans le « dire » et le « faire »,
qui prendraient autant de distances d’avec la parole créatrice ? 1) Faire, ce n’est
pas toujours créer. Il faut alors hiérarchiser, distinguer, ce qui revient à s’éloigner
de l’acte créateur, et pas seulement selon une distance temporelle. 2) Dire, c’est
englober le « dire » et le « dit »4. L’acte performatif divin privilégie-il l’un sur
l’autre ou bien, plutôt, suppose-t-il la compénétration des deux, ce qui est dit
étant revêtu de l’importance du dire divin et réciproquement ? Cette remarque,
pour autant qu’elle ait un sens, part de la primauté contemporaine du dire sur
le dit, du fait de témoigner sur le témoignage même. Dieu, intervenant, laisse-
t-il au second plan son discours, ou bien celui-ci exprime-t-il adéquatement ce-
lui-là ? S’il en est ainsi, le moyen terme entre Dieu et la création est sa parole
créatrice même, ce qui revient à placer l’ensemble du débat sous le chef d’une
théologie du Verbe.
Le Verbe divin, en qui la création se fait, est la parole créatrice même. Il
est aussi la personne qui s’incarne, conférant au discours performatif divin une
dimension charnelle inouïe et donc performative jusqu’à l’extrême de l’acte
posé. En définitive, le Verbe apparaît comme l’agent de communication de Dieu
lorsque Dieu intervient.
Malheureusement, on ne peut pas parler de tout sans lasser le public : « Je
parle, vous bâillez ! » (autre exemple, en négatif, de performativité). Voici quel-
ques têtes de chapitres qui sont autant de questions ouvrantes, de questions
portant sur la structure performative, de continuité biblique (ou bien de dis-
continuité), avec quelques perspectives, en guise de prolongement et d’illustra-
tion, chez Augustin ou Thomas d’Aquin5.

4
Distinction proposée par Michel de Certeau, La fable mystique, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Gallimard,
19821, p. 224 : « Une coupure sépare du dit (ce qui a été énoncé) le dire (l’acte même d’être parlé) ». Cité
par François Dosse, Michel de Certeau, Paris, La Découverte, p. 563.
5
La somme récente sur « la parole comme acte » chez saint Thomas est celle de Hanns-Gregor Nissing,
Sprache als Akt bei Thomas von Aquin, Leiden, Brill, 2006. Son point de vue est surtout philosophique,
avec l’étude systématique des termes attachés à l’énonciation et à la vérité.
216 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Lorsque Dieu crée en parlant


Cette première partie se concentre sur le premier chapitre de la Genèse.
Elle appelle, comme autant de points de convergence, quatre considérations :
I- La structure liturgique du récit ; II- La constitution de la parole et de l’action ;
III- La figure de la création comme séparation ; IV- Le caractère unique de la
création par Dieu.
La structure liturgique du récit
Le récit distribue la création en sept jours, six de travail et un de repos6.
Le repos du septième jour est celui de Dieu, jour liturgique par excellence, pre-
mier shabbat inscrit dans le cosmos et observé par Dieu lui-même (II, 2) : « Dieu
conclut au septième jour l’ouvrage qu’il avait fait et, au septième jour, il chôma,
après tout l’ouvrage qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia
car il avait chômé après tout son ouvrage de création »7. Le récit de Genèse I
appartient, autant qu’on puisse le savoir, à la tradition sacerdotale ; sachant
qu’aujourd’hui, on tend à relativiser la distinction des traditions concourant au
Pentateuque (yahviste, élohiste, deutéronomiste). La rédaction finale, post-exi-
lique (531), qui appartient justement à la tradition sacerdotale, emporte ses
sources et ses matériaux8. Cette tradition sacerdotale est celle attachée à la li-
turgie du Temple de Jérusalem, d’où majesté, solennité, découpage théâtral de
la création. On pense que cet Hexaëmeron était lu ainsi au Temple, acte après
acte, jour après jour, au cours d’une semaine. L’idée manifestée est que la se-
maine est l’instrument de mesure qui permet de passer du macrocosme au mi-
crocosme et, inversement, de la création à la célébration. La liturgie est donc la
répétition de la création.
On pourrait ajouter en marge que la création en sept jours, loin d’exclure a priori
l’idée d’évolution, la prépare au contraire. L’évolution de la création va d’ailleurs de
l’imparfait au parfait, du simple au complexe. Le cosmos prépare les êtres vivants et
ceux-ci, qui grouillent sur la surface de la terre, préparent l’homme, qui les couronne.

6
Philon se demandait si le septième jour était le jour anniversaire du monde, et concluait que c’était
celui-là plutôt que le sixième, car c’est en lui que « tout fut achevé », De Vita Mosis I, § 207, Les Œuvres de
Philon d’Alexandrie, t. 22, R. Arnaldez et al. (éd.), Paris, Cerf, 1967 p. 126-127 ; De Specialibus Legibus I,
§ 170 ; De Opificio mundi, § 89.
7
Traductions de la Bible de Jérusalem (1973).
8
Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), Introduction au Pentateuque, Paris, Cerf, 1998, p. 38.
LE DIEU PERFORMATIF 217
En retour, l’homme les nomme, premier acte performatif humain, avant même
la nomination de la femme, au sens où la nomination confère l’essence et la
maîtrise. Le couple humain, sommet de la création et du sixième jour, n’a ce-
pendant pas son sommet en lui-même. De même que la création est pour l’hom-
me, l’homme est créé pour Dieu. D’où le sens du septième jour, où l’homme
doit rendre un culte à son créateur. La création est donc la première liturgie,
célébrée par Dieu lui-même, par la création entière, puis par l’homme et la
femme ; un théâtre divin, qui conjugue parole et acte.
Constitution de la parole et de l’action
Cette structure liturgique du récit repose en effet sur la symbiose de la
parole et de l’action, selon le modèle du « narrateur omniscient »9. Nous re-
trouvons « Et Dieu dit : “que la lumière soit”, et la lumière fut »10. Structure,
en effet, parce que le texte est scandé dix fois par : « Dieu dit », où l’on a su voir
les Dix Paroles, la première occurrence des Dix Commandements. Or ces dix
paroles sont inscrites par Dieu dans la création même, dans la matière et dans
l’esprit, avant que de faire l’objet, plus tard, de la révélation d’une Loi. La pre-
mière instance de la Loi, c’est le monde.
À ces dix paroles, sont associées une action, une nomination, puis une évalua-
tion (positive). Parole : « Que la lumière soit ». Action : « Et la lumière fut ». Nomi-
nation : Dieu appela la lumière « jour » et les ténèbres « nuit ». Évaluation : « Et
Dieu vit que cela était bon [2e jour, 3e, 4e, 5e, 6e (deux fois)] ». Notons trois points,

9
Jean-Pierre Sonnet, « Y a-t-il un narrateur dans la Bible ? La Genèse et le modèle narratif de la Bible
hébraïque », in Bible et littérature. L’homme et Dieu mis en intrigue, F. Mies (dir.), « Le livre et le rouleau »,
Namur, Lessius, 1999, p. 9-27.
10
La lumière est-elle propre ou métaphorique ? Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, qu. 67, a. 4,
obj. 2 (la lumière du 4 e jour). Il répond que la lumière, d’abord sensible, est néanmoins attribuée au sens
propre aux êtres spirituels, car sa signification s’est étendue à tout ce qui produit une manifestation selon
une certaine connaissance (ad 2m). Commentaire sur l’évangile de Saint Jean, trad. fr. de M.-D. Philip-
pe (dir.), Paris, Cerf, 2 vol., 1998 et 2006, t. 1, n° 96 ; la lumière des hommes est participée (n° 101). Augus-
tin, De Genesi ad litteram I, 1 sq., « Bibliothèque Augustinienne » 48, Paris, Cerf, 1972, p. 83 sqq., sur les
différents sens de l’Écriture et de la lumière. Sur les occurrences proprement dites de « Fiat lux », Thomas
d’Aquin est plutôt mesuré (une vingtaine d’emplois dans son œuvre). Trois choses sont à noter : 1) Son
absence paradoxale dans la Ia, qu. 67, consacrée au premier jour de la création. 2) Son rapport en revanche
très net au Verbe divin, dans le voisinage d’Augustin : « Per hoc autem quod dicitur quod Deus dixit, fiat
lux, et facta est lux, intelligitur formatio eius per conversionem ad verbum » (Ia, qu. 63, a. 5, obj. 2). 3) La
conscience qu’a Thomas du caractère performatif de l’énonciation, rendu par le « verbe de mode impéra-
tif » : « Et ideo in creatione rerum exprimitur sermo dominicus per verbum imperativi modi, secundum illud
Gen. I, fiat lux, et facta est lux » (Ia, qu. 78, a. 2, ad 2m).
218 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

agencés comme une cellule rythmique : la performativité du geste ; la nomina-


tion qui lui fait suite ; la bonté de ce qui est effectué.
Évidemment, toute cellule rythmique est passionnante lorsqu’elle trahit
quelques exceptions. Voici quelques-uns de ces effets de bougé. Le soleil et la
lune, créés le quatrième jour, ne sont pas nommés ; ils sont de simples luminai-
res, revus à la baisse, du fait que les cosmogonies voisines, cananéennes et baby-
loniennes, les avaient déifiés. L’homme et la femme sont l’objet d’un dépasse-
ment de la structure par elle-même, de deux façons : « Faisons l’homme à notre
image » (I, 26). La performativité n’est plus lointaine mais elle implique le
créateur. Le pluriel du verbe a suggéré aux Pères de l’Église la marque trinitaire
du créateur et, non moins, la marque spéciale de cette Trinité dans le couple
humain. En outre, c’est après avoir créé l’homme que l’évaluation passe du
« bon » au « très bon » (I, 31).
La figure de la création comme séparation
Le thème de la création comme séparation revient lui aussi plusieurs fois.
Il a été étudié par Paul Beauchamp, selon une thèse devenue classique11. Celle-
ci est la reprise contemporaine d’un thème ancien, d’autant plus ancien qu’il
est explicitement biblique12 .
Le verbe « séparer » est en effet employé dans la Bible à cinq reprises : « Et
Dieu sépara la lumière et les ténèbres » (I, 4), les eaux d’avec les eaux (de dessus et de
dessous). Mais l’action de séparer est plus large que le verbe qui l’exprime. Elle mani-
feste non seulement l’œuvre de distinction à l’intérieur de la masse créée, comme un
principe de répartition, mais aussi, en partie, l’œuvre de la création elle-même comme
la manière d’exécuter la parole créatrice. Par exemple, la création au premier ver-
set (I, 1) est marquée par l’informe, le « tohu-bohu » au sens étymologique. C’est

11
Paul Beauchamp, Création et séparation. Étude exégétique du chapitre premier de la Genèse, Paris, Cerf,
19691, 20052 . Voir aussi les prolongements de Ricœur sur la question de la séparation : Paul Ricœur, André
LaCocque, « Penser la création », in Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 57-102, surtout p. 60-68. « La
séparation est fondamentalement ce qui distingue le Créateur et la créature, et marque ainsi simultanément
le « retrait » de Dieu et la consistance propre de la créature » (p. 66).
12
Saint Thomas divisait déjà son traité en trois parties : la production des créatures, leur distinction,
leurs conservation et gouvernement (Thomas d’Aquin, Ia, qu. 44, incipit). Il attribue même l’œuvre de
séparation au Verbe, dans la mesure où le Verbe est la Sagesse de Dieu, et que l’ordre de cette sagesse fut la
distinction des êtres, pour une plus parfaite représentation par eux de la bonté de Dieu (Ia, qu. 47, a. 1,
corpus). Quant à Augustin, il écrit à ceux qui s’inquièteraient du moment de la séparation des eaux et de la
terre, « qu’il leur suffit d’admettre que, ce jour-là, l’œuvre de Dieu fut seulement de séparer ces deux élé-
ments ! ». Augustin, De Genesi II, XI, § 24, op. cit., p. 182-183.
LE DIEU PERFORMATIF 219
la première parole : « que la lumière soit » qui crée une rupture d’avec ce tohu-
bohu primitif. La parole créatrice et performative, en tant que proférée et agis-
sante, rompt avec ce qui la précède, pour un progrès dans l’être, ou, a fortiori,
un surgissement pur et simple dans l’être.
On en trouve une magnifique illustration dans La Création de Joseph
Haydn. Lui, musicien classique d’entre les classiques, ouvre son Oratorio par
une Introduction dissonante, marquant par cette dissonance le bouillonnement
du chaos. Tout à coup, le chœur lance « Fiat lux » et, à ce moment, le chœur
et l’orchestre s’embrasent dans un tutti lumineux et désormais tonal. Le pas-
sage du dissonant au sonnant est l’intuition musicale de la séparation par mode
de rupture et de naissance13.
Une question se pose. La création n’est pas que séparation, dans la mesure
où le néant n’est pas un premier terme dont elle part. Néanmoins, lorsque la
création comporte la séparation, que fait-elle, en séparant, du point de vue qui
nous occupe ? C’est la parole agissante qui, en tant que telle, sépare. La perfor-
mativité est donc séparatrice. Elle rompt le silence et l’inaction qui précèdent.
Elle instaure un ordre qui est celui de la distinction et de la détermination de
l’être et des êtres. Elle sépare en effet deux classes d’êtres, ceux qui dépendent
de la parole proférée et ceux qui n’en dépendent pas. La question pourrait s’ex-
primer ainsi : comment penser l’extérieur d’un domaine de performativité
donné ? Dans le cas de la création, ce qui est remarquable, c’est qu’il n’y a pas
d’extérieur, au moins au début, puisque le néant n’est pas un terme.
Le caractère unique de la création par Dieu
Dieu est-il seul à créer ainsi ? Au sens strict, oui, dans la mesure où lui seul
est cause première et universelle ; où lui seul crée à partir de rien ; dans la me-
sure aussi où ce qu’il dit, il le fait sans qu’apparaisse de faiblesse d’exécution
entre le dire et le faire.
Thomas d’Aquin l’explique, selon deux arguments :

13
Pour une analyse musicologique de l’Introduction de la Création, « la Représentation du chaos »,
Marc Vignal, Joseph Haydn, Paris, Fayard, 1988, p. 1367-1369 : « Fallait-il arranger les sons dans un ordre
harmonique et symétrique avant même la naissance de l’ordre ? Le plus sublime dans l’œuvre de Haydn
me paraît être sa description de la naissance de toutes choses par des dissonances et des phrases rom-
pues » (p. 1369). À l’éclat en ut majeur du « Und es ward Licht », « Madame de Staël affirma dans De
l’Allemagne “qu’à l’apparition de la lumière il fallait se boucher les oreilles”. » (id.).
220 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Ceci aussi est évident : être créateur n’appartient qu’à Dieu seul. En effet, créer
ne convient qu’à la cause qui n’en présuppose aucune autre plus universelle […].
De même : plus la puissance est éloignée de l’acte, plus grande aussi doit être
nécessairement la vertu active qui l’amènera à l’acte. Or, quelque grande que soit
la distance qui sépare la puissance de l’acte, cette distance sera toujours plus
grande si la puissance elle-même fait défaut. Il faut donc une vertu active infinie
pour créer quelque chose de rien. Or Dieu possède une vertu active infinie,
puisqu’il est seul à posséder une essence infinie : Dieu seul peut donc créer 14.
L’événement performatif dépend par conséquent non seulement de ce qui
est dit et fait, mais aussi de qui le dit.
À quoi il faut ajouter le caractère trinitaire du créateur15. Ce caractère
trinitaire ajoute en Dieu même : un dire, un concept, une expression ; un terme
qui énonce et un terme énoncé ; un jeu de relations internes, les « relations
d’origine ». Le Verbe est créateur. Même sans prendre en compte les dévelop-
pements dogmatiques et théologiques, le Prologue de Jean dit : « Tout fut par
Lui, et sans Lui rien ne fut » ( Jean I, 3) ; de même, saint Paul : « C’est en lui
qu’ont été créées toutes choses (…). Tout a été créé par lui et pour lui » (Colos-
siens I, 16)16. On note le rôle enveloppant et principiel du Verbe, et aussi le ca-
ractère de finalité que la création recèle à son endroit. Or la mention « pour
lui » est rendue dans la Vulgate au XIIIe siècle par « in ipso ». Thomas d’Aquin
ne peut en faire un usage final.
Maintenant, se pose la question de savoir ce qui se passe lorsque Dieu agit,
semble-t-il, autrement que sous mode de création.

Lorsque Dieu agit sans créer


Il s’agit d’examiner quelques autres cas d’intervention divine qui mêlent
la parole et l’effectuation, afin de voir si la structure performative se retrouve
lorsqu’il n’y a pas de création ; ou bien si, la structure constatée, quelque chose
de l’acte créateur ne se trouve pas au moins en partie dans un événement qui en
semblait éloigné.

14
Thomas d’Aquin, Compendium theologiæ, chap. 70, trad. fr. de J.-P. Torrell, Paris, Cerf, 2007,
p. 161.
15
Augustin, De Genesi VI, 12, op. cit., note 7, p. 96-97 ; Thomas d’Aquin, Ia, qu. 44, passim.
16
Sur le Verbe créateur dans le Prologue de Jean, voir Marie-Émile Boismard, Le Prologue de Saint Jean,
Paris, Cerf, 1953, p. 22-23, 131-134.
LE DIEU PERFORMATIF 221
Cinq cas se présentent : I- La révélation du Nom ; II- Performances et
contre-performance : les reprises et la Tour de Babel ; III- Les guérisons de Jé-
sus ; IV- Les résurrections dans l’Évangile et V- La résurrection du Christ lui-
même.
La révélation du Nom divin en Exode III, 14 : « Je suis celui qui est »
Il semble que, cette fois, la parole divine ne soit pas suivie d’une action.
Dieu se contente de se dire. Pourtant, si l’on est attentif au contexte, on ne peut
manquer de constater qu’une action est liée au Nom : celle d’une promesse
d’assistance, de Dieu au peuple d’Israël, qu’il s’agit de faire sortir d’Égypte. La
demande d’identité de Moïse à Dieu est suivie d’une révélation d’identité, en
vertu de ce à quoi le Nom va servir : permettre aux Fils d’Israël de savoir quel
Dieu appelle, les conduit, les protège, et, en premier lieu, quel Dieu s’est adressé
à Moïse pour accomplir cette mission. Résumé du dialogue : « - Maintenant,
va, je t’envoie auprès du Pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les Israélites.
[…] Je serai avec toi. - Mais s’ils me disent : “Quel est son nom ? Que leur dirai-
je ?”. Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui est” et il dit : “Voici ce que tu diras aux
Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” »17.
Le Nom est donc signe de reconnaissance. Objectera-t-on, comme on le fait
parfois, que Dieu, ici, refuse de donner son Nom ? Il paraît que non, et pour deux
raisons, qui se dégagent du contexte : la promesse d’assistance, qui a besoin d’un
témoignage d’identité ; et, en retour, comme le texte le dit aussi et par deux fois, ce
que Dieu réclame : que l’on invoque son nom à cause de cela (v. 12) : « Je serai avec
toi, et voici le signe qui te montrera que c’est moi qui t’ai envoyé. Quand tu feras
sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne ». V. 15 : « Dieu
dit encore à Moïse : “Tu parleras ainsi aux Israélites : Yahvé, le Dieu de vos pères, le
Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob m’a envoyé vers vous. C’est
mon nom pour toujours, c’est ainsi que l’on m’invoquera de génération en généra-
tion” »). Donc, la promesse d’assistance pour l’opération lourde qu’est la sortie
d’Égypte et, réciproquement, le culte dû au Dieu qui sauve, attestent de la révélation
du Nom. Même si, comme dit Thomas d’Aquin, « il y a plus en Dieu qu’un nom
ne peut signifier ». Il dit cela à propos des noms divins en général et du nom de

17
Exode III (13-15).
222 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

« personne » en particulier18. En tout état de cause, les multiples reprises du


Nom divin dans l’Ancien Testament plaident en faveur de la donation de ce
Nom et non de son refus : « Je suis YHWH, tel est mon nom ! »19.
Reprenons la question : cette scène relève-t-elle du modèle performatif ?
Oui et non. Non, au sens où Dieu ne crée pas au moment même, puisqu’il ne
fait que se dire lui-même (et le Buisson qui s’embrase sans se consumer n’est là
qu’à titre de signe donné à Moïse, de la présence divine). Oui, cependant, au
sens où le Nom est donné par Dieu, acte performatif en tant que tel d’un Dieu
qui s’énonce avec intention de le faire et partant de se faire connaître et adorer.
La performativité tient à l’ensemble de la théophanie. Oui aussi, car ce Nom est
donné pour que les Israélites le reconnaissent et l’invoquent au moment de
l’Exode, identifiant ainsi, par la mémoire du Nom, l’action salvatrice en train
de se faire. Le Nom annonce un acte. Il y a toutefois décalage avec le modèle
performatif.

Performances et contre-performance : les reprises et la Tour de Babel


La création fait figure d’événement premier. Premier, cet événement l’est
dans sa construction performative relative à la création ; premier, il l’est chro-
nologiquement quant aux choses mêmes qui sont ainsi créées ; premier, il l’est
et cependant ne l’est pas, si l’on considère aussi, dans une perspective phénomé-
nologique et archéologique, qu’il est à la fois une reprise et un archétype.
Il est la reprise de cet acte fondateur pour la conscience d’Israël qu’est la
sortie d’Égypte du livre de l’Exode, elle-même repensée à la lumière du retour
de l’Exil à Babylone, selon le Second Isaïe et le Livre d’Esdras20. Il n’est pas exclu
que le récit de Genèse I bénéficie, rétroactivement, de cette méditation sur le
dessein sauveur de Dieu tel qu’il s’est manifesté lors de ces deux exodes. De
telle sorte qu’il se trouve être ainsi le premier de tous les actes salutaires, inscri-
vant dans le ciel de la création la structure performative déjà constatée dans des
rédemptions historiques, et devenant ainsi la première d’entre elles, à tous les
titres, aussi bien archétypal que causal21.

18
Thomas d’Aquin, De Potentia, qu. 9, a. 3, ad 2m ; Ia, qu. 22, ad 2m.
19
Isaïe 42, 8.
20
Isaïe (40-55) ; Esdras, passim.
21
Je remercie le P. Jean-Hugo Tisin o.p. pour cette lecture rétroactive de la geste performative du Dieu
créateur.
LE DIEU PERFORMATIF 223
Pour en rester à Babylone, on se souvient de l’épisode de la Tour de Babel,
autre méditation rétroactive sur l’origine de la division linguistique de l’huma-
nité22 . Dieu lui-même intervient pour châtier l’orgueil des hommes en confon-
dant leur langage, en une sorte de contre-performance divine, qui semble inver-
ser la structure créatrice de Genèse I. Elle la répète au contraire mais en chiasme,
considérant ce que la première création ne comportait pas encore, le péché de
l’homme. La performativité déviée de l’homme infléchit la pédagogie divine.
Les hommes disent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le
sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur
toute la terre ! » (v. 4). Dieu rétorque : « Allons ! Descendons ! Et là, confon-
dons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres » (v. 7). Le
double « allons ! » amorce les performances ; au nom fait par l’homme répond
le langage confondu par Dieu ; à l’unité usurpée, la dispersion imposée. La
contre-performance divine est à la mesure de ce que l’homme a détruit de l’or-
dre créateur, le châtiment au refus du salut.
L’anti-Babel, comme on sait, qu’est la scène de la Pentecôte23, avec les lan-
gues multiples prêchées par des Apôtres qui les ignorent mais qui sont envahis
par l’Esprit Saint, et à des gens qui les comprennent ainsi, se présente donc
comme l’inversion de la contre-performance, restauration de la présence de
l’Esprit sur les eaux primitives de la création.
Les guérisons opérées par Jésus
Le décalage s’accroît et se réduit à la fois. Il s’accroît, parce que les guérisons
opérées par Jésus rétrécissent le champ d’action à une saynète. On passe du
macrocosme à un certain type de microcosme. Il se réduit toutefois, dans la
mesure où ces guérisons reproduisent le modèle de l’alliance de la parole et de
l’action. On pourrait cependant distinguer deux types d’application du mo-
dèle, que j’appellerai le type direct et le type indirect.
Le type direct consiste à dire et à faire. Par exemple, la guérison d’un lépreux
(Matt. VIII, 3) : « Il étendit la main et le toucha, en disant : “Je le veux, sois puri-
fié”. Et aussitôt, sa lèpre fut purifiée ». Ou bien, la tempête apaisée (en Marc IV, 39) :
« S’étant réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : “Silence ! Tais-toi”. Et le vent

22
Genèse XI (1-9).
23
Actes des Apôtres 2.
224 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

tomba et il se fit un grand calme ». Le type indirect consiste aussi à dire et à


faire, mais ce qui est dit vise un élément accidentel de ce qui est fait, un signe,
un effet, un élément occasionnel. Par exemple, la guérison de l’aveugle-né dans
Jean (IX, 6-7) : « Jésus cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, enduisit avec
cette boue les yeux de l’aveugle et lui dit : “Va te laver à la piscine de Siloë” - ce
qui veut dire : Envoyé. L’aveugle s’en alla donc, il se lava et revint en voyant
clair ». On peut ajouter l’épisode du serpent dans le désert (Nombres XXI,
6-9) :
Dieu envoya alors contre le peuple les serpents brûlants, dont la morsure fit périr
beaucoup de monde en Israël. Le peuple vint dire à Moïse : “Nous avons péché
en parlant contre Yahvé et contre toi. Intercède auprès de Yahvé pour qu’il éloi-
gne de nous les serpents”. Moïse intercéda pour le peuple et Yahvé lui répondit :
“Façonne-toi un Brûlant que tu placeras sur un étendard. Quiconque aura été
mordu et le regardera restera en vie”. Moïse façonna donc un serpent d’airain
qu’il plaça sur l’étendard, et si un homme était mordu par quelque serpent, il
regardait le serpent d’airain et restait en vie.
Ici, le caractère indirect de la performativité vient du dédoublement de
l’injonction divine faite à Moïse de fabriquer et de hisser un serpent et de la
façon pour le peuple d’être guéri par lui. Il n’empêche que c’est la parole divine
qui provoque, par ce truchement, la guérison.
Les résurrections dans l’Évangile
La résurrection de la fille de Jaïre relève-t-elle de l’un ou l’autre type ? Chez
Luc (VIII, 52-54 ; parallèle en Marc, V, 35-43) :
Tous pleuraient et se frappaient la poitrine à cause d’elle. Mais [Jésus] dit : « Ne
pleurez pas, elle n’est pas morte mais elle dort. » Mais lui, prenant sa main, l’ap-
pela en disant : « Enfant, lève-toi ». Son esprit revint, et elle se leva à l’instant
même. Et il ordonna de lui donner à manger.
La scène semble relever du type indirect : Jésus ne dit à la fillette que de se
lever. Toutefois, deux indices invitent à penser qu’il s’agit du type direct à peine
voilé. « Jésus l’appelle » est à entendre au sens fort. En outre, dans la Bible, « se
lever » a été réinterprété comme un acte de résurrection : se lever d’entre les
morts. (cf. la lecture chrétienne des Psaumes).
De même, la résurrection de Lazare, qui semble indirecte dans ce qui est dit,
reste directe dans le mode de profération. « [Jésus] cria d’une voix forte “Lazare, viens
dehors !”. Le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes, et son visage était
LE DIEU PERFORMATIF 225
enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : “Déliez-le et laissez-le aller” » (Jean XI,
43-44).
Dans l’une et l’autre scène, il s’agit d’un acte performatif dans la lignée de
l’acte créateur. La rédemption opérée par le Christ est une nouvelle création,
dont la résurrection est l’achèvement.
Le cas de la résurrection du Christ
En revanche, mais toujours à propos de résurrection, se pose la question
du moment de la résurrection du Christ lui-même. En effet, les rares « résur-
rections » que le Christ opère sur les autres ne sont encore que des retours à la
vie terrestre. La véritable résurrection, dans son statut glorieux, c’est la sienne,
prototype de toutes les autres. Or, cet acte n’est pas décrit au moment même. Si
l’action a lieu, la parole nous manque.
Est-ce parce que ce moment échappe à toute vision humaine ? Mais celui
de la Création échappait aussi à tout témoin, par la force des choses, sans que la
parole divine fît défaut. Est-ce plutôt parce qu’il y a là quelque chose de parti-
culier : c’est le Christ dans sa nature humaine qui ressuscite, par la vertu de sa
personne divine ? Or, cette personne divine, c’est le Verbe. Si donc la parole
nous manque, c’est que le Verbe ne peut se précéder lui-même. Ressuscitant, le
Christ parle à nouveau. La résurrection est une nouvelle performativité. Peut-
être l’ultime, du point de vue de la conjonction entre parole et acte, conjonction
des natures qui se fonde sur l’identité de la personne.
On aurait pu examiner aussi le statut des prophéties dans l’Ancien Testa-
ment, mais il a fallu se limiter. Cette partie sur les actes apparemment non
créateurs de Dieu apporte deux éléments : 1) La permanence du binôme de la
parole et de l’acte, même adapté à d’autres types de situations ; 2) Cette perma-
nence est due à l’unité de dessein qui traverse toutes ces situations, la même
geste divine, de la première création à la nouvelle création, le dessein sauveur.
Cela signifie qu’une structure ne reste elle-même que si cette permanence obéit
à une intention.
226 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Lorsque le modèle performatif se reproduit


Ce que nous venons de voir manifeste que si la structure se retrouve, elle
s’adapte ou, plutôt, elle se réalise selon les degrés de réalité auxquels elle corres-
pond. Il convient donc d’interroger ces degrés, et de se demander si le modèle
qui les fonde exerce aussi un rôle causal, semblable en cela à une causalité exem-
plaire de bon aloi.
Trois niveaux se présentent : théologique, métaphysique et sémantique.
Ils devraient nous offrir autant d’outils pour penser le performatif.
Le degré théologique
Il est celui-là même que le texte de la Genèse a rendu manifeste, celui d’une
théologie du Verbe. Cette théologie du Verbe a été développée par Augustin
puis par Thomas d’Aquin24. Je la synthétise en trois éléments.
1- La création est au commencement, mais le In principio signifie aussi « dans le
Principe »25. Or, le principe, c’est le Verbe, comme le manifeste ce que font
Augustin et Thomas lecteur d’Augustin, notamment du Prologue de l’Évangile
de Jean26.
2- Le Verbe est ce qui est proféré par le Père. Il est non seulement celui par qui le
Père se dit, mais aussi le terme, cela même qui est dit. Il est la lumière, non la
lumière créée, mais la lumière même : « Le Verbe était la lumière véritable, qui
éclaire tout homme » ( Jean 1, 9). De ce fait, comme dira Thomas, le Verbe est
la « parfaite représentation » du Père, et l’unique représentation d’un tel rang27.

24
Henri-Maurice Paissac, Théologie du Verbe. Saint Augustin et Saint Thomas, Paris, Cerf, 1951.
25
Augustin, De Genesi IV, 9, op. cit., p. 92-93. Marie-Anne Vannier, “Creatio”, “Conversio”, “ formatio”
chez S. Augustin, Éditions Universitaires Fribourg, Suisse, 1991, p. 114-117 sur la création In principio ;
p. 159-161 sur Fiat Lux. Marie Comeau, Saint Augustin, exégète du quatrième évangile, Paris, Beauchesne,
1930, p. 294-303, sur le Verbe créateur.
26
Augustin, De Genesi I, I, § 2, op. cit., p. 84-85. En I, II, § 5-6, p. 88-89, Augustin se demande en
quelle langue la voix de Dieu a retenti (« qua lingua sonuit ista uox »), et voit dans la création dans le
Principe la voix de Dieu (« uox Dei »), car elle relève de la nature même du Verbe. Cf. aussi VI, VIII, § 13,
p. 460-461; VIII, XXVII, 49, t. 2, BA 49, p. 85. Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’évangile de Saint
Jean, op. cit., n° 30, 35 sq. Cf. aussi Ia, qu. 46, a. 3, corpus. On consultera Reading John with St. Thomas
Aquinas. Theological Exegesis And Speculative Theology, Michæl Dauphinais et Matthew Levering (éd.),
Washington, Catholic University of America Press, 2005.
27
Thomas d’Aquin, Sent. I, d. 3, qu. 3, a. 1, ad 5m : « Ad ultimum dicendum, quod imago invenitur in
filio et in creatura differenter, ut dicit Augustinus, sicut imago regis in filio, et in denario. Filius enim Dei est
perfecta imago patris, perfecte repræsentans ipsum : creatura autem, secundum quod deficit a repræsentatione,
deficit a perfecta ratione imaginis. Unde etiam dicitur imago, et ad imaginem : quod de filio non dicitur. Et
ideo non oportet quod creatura simpliciter adæquet creatorem : hoc enim tantum verum est de filio, qui est
perfecta imago ; sed sicut secundum quid repræsentat, ut imperfecta imago, ita etiam secundum quid coæ-
quat » ; d. 2, qu. 1, a. 3.
LE DIEU PERFORMATIF 227
Ce n’est pas tant l’éminence de cette représentation qui est ici intéressante, que
son caractère même de représentation, unique cas chez Thomas d’une philosophie
de la représentation qui convienne à l’acte de connaissance28. Le Verbe est pour
Dieu son expression, « expressivum et manifestativum »29. Il y aurait beaucoup
à dire sur cette philosophie de la représentation et de l’expression. Comme le dit
Jean-Louis Chrétien, il s’agit dès lors « d’écouter le premier principe » et cette
écoute marque la rupture d’avec l’apophatisme des philosophes païens30. Étienne
Gilson avait caractérisé la théologie de Bonaventure comme une doctrine de
l’expression, et Deleuze après lui. On pourrait en dire autant de Thomas d’Aquin.
Il y a chez l’un et chez l’autre une même source augustinienne.
3- À considérer toutes les choses qui sont et qui sont connaissables depuis le
Verbe, nous nous trouvons face à une théologie négative descendante. Toute la
charge positive est placée au départ et ce départ est le Verbe lui-même. La sortie
des êtres (exitus) va être le théâtre d’une expansion et aussi d’un amoindrisse-
ment. Tant au point de vue de l’être que de l’intelligibilité, la théologie négative
descendante va structurer la transmission et ses degrés. Certes, dès que l’on
passe d’un côté à l’autre du miroir, du Verbe créateur aux choses créées, com-
mence la série de ces choses qui sont plus dissemblables qu’elles ne sont sembla-
bles. Toutefois, le Verbe qui parle et agit va marquer de son empreinte ceux qui
lui ressemblent : parole et acte. En outre, ce même Verbe, du fait qu’il s’est in-
carné, ajoute une modalité aux deux premières : le geste. La structure revue com-
prend donc trois termes : parole et geste qui l’accompagne, acte.
La théologie du Verbe s’incarne donc en structure sacramentelle. C’est
cette structure sacramentelle qui va présider à la théologie du signe, elle aussi
selon Augustin et Thomas.

28
Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’évangile de Saint Jean, n° 211 : « Rien de fini ne peut représen-
ter l’infini tel qu’il est (nullum finitum potest repræsentare infinitum ut est) ».
29
Ia, qu. 34, a. 3, corpus et ad 5m. C’est le Verbe qui publie le nom de la Trinité : « nomen Trinitatis
publicando » (Prologue de l’Écrit sur les Sentences).
30
Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, « Épiméthée », Paris, PUF, 2002,
chap. VIII, « Se taire », p. 96.
228 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Le degré métaphysique
Le degré théologique se duplique en un degré métaphysique. Celui-ci dé-
signe la hiérarchie des êtres, dont le vecteur est bien entendu la doctrine de la
participation, dont tous les Néoplatoniciens firent leur profit, qu’ils fussent
païens ou chrétiens. Ce qui est cependant intéressant est la considération de la
métaphysique de la participation depuis le point de départ théologique, c’est-à-
dire selon la descente. Les êtres sont hiérarchisés à partir d’en haut ; toute
connaissance, toute nomination, tout discours performatif participent à celui
qui est être, relation nominative et action, par essence. Symétriquement, le re-
tour des êtres (reditus) consistera pour les créatures (en théologie) ou les degrés
inférieurs (en métaphysique) à ressembler au premier ; mais ce retour ne sera
possible que parce qu’il est inscrit en eux.
Le degré sémantique
Le troisième degré est l’application sémantique des deux premiers. La
théologie du Verbe et la métaphysique de la participation, fondent la vérité et
l’effectivité du langage. Les mots ont un sens, les gestes une intention et, le cas
échéant, une efficacité31. Thomas dit, après Augustin, que « les créatures sont
comme des paroles qui expriment l’unique Verbe divin »32 . La métaphysique
de la participation fonde l’analogie de la prédication, et non l’inverse. En
d’autres termes, il y a une primauté du positif sur le négatif dans l’établissement
du langage ; comme le disait Aristote, repris par Averroès. Le verbe, tout verbe
humain « est donc une certaine émanation de l’intellect par manière de mani-
festation »33.

31
Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’évangile de Saint Jean (sur 17, 25-27), n° 2267 : la connais-
sance humaine divine du Verbe divin est au premier chef une participation au Verbe de Dieu : « Radix
autem et fons cognitionis Dei est verbum Dei, scilicet Christus ; Eccli. I, 5 : fons sapientiæ verbum Dei in ex-
celsis. Humana autem sapientia in Dei cognitione consistit. Hæc autem cognitio ad homines derivatur a verbo ;
quia inquantum homines participant verbum Dei, intantum Deum cognoscunt. Ideo dicit : ita mundus te non
cognovit, ego autem, scilicet fons sapientiæ, verbum tuum, cognovi te, cognitione comprehensionis æterna ;
supra VIII, 55 : si dixero quia nescio eum, ero similis vobis, mendax ».
32
Thomas d’Aquin, Sent. I, d. 27, qu. 2, a. 2, qc. 2, ad 3m. Cité par Jean-Pierre Torrell, Saint Thomas
d’Aquin, maître spirituel, op. cit., note 29, p. 85. De même, Commentaire sur l’évangile de Saint Jean, n° 136 :
« Le monde entier n’est rien d’autre qu’une vaste représentation de la Sagesse divine conçue dans la pensée
du Père (Ita totus mundus nihil aliud est quam quædam repræsentatio divinæ sapientiæ in mente Patris
conceptæ) » (cf. J.-P. Torrell, op. cit., p. 86). De même aussi, n° 33 : « Il y a un seul Verbe absolu (Verbum
absolutum), et quand on dit que tous ceux qui s’expriment possèdent un verbe, c’est en participant au
Verbe absolu qu’ils ont ce verbe » ; n° 820, 1869, 1879 et 2267.
33
Thomas d’Aquin, Sent. I, d. 27, qu. 2, a. 1.
LE DIEU PERFORMATIF 229
Cependant, supposons que tout ce qui vient d’être dit ne marche pas.
Supposons que le Verbe soit le Verbe, mais que le passage à travers le miroir ne
se fasse pas, qu’aucune métaphysique de la participation ne réussisse à porter la
vérité du langage. Supposons que cet échec marque la philosophie de la connais-
sance, cette fois dans le sens d’une théologie négative ascendante. Dieu s’échap-
pe au-delà de nos mots dans une équivocité absolue. Que reste-t-il alors du mo-
dèle performatif ? Il reste, ce qui reste sans doute lorsque la dimension
théorétique s’évanouit : la dimension pragmatique. C’est ce que Jean-Luc Ma-
rion dit de Denys : pour celui-ci, il n’y a qu’« une nouvelle fonction pragmatique
du langage »34. Cela rejoint la thèse de Pierre Aubenque sur Aristote : si l’échec
de la théologie positive devient théologie négative, mais sans détruire son objet,
il n’en va pas de même de « l’ontologie », qui elle, « ne traduit pas seulement
l’impuissance du discours humain, mais la négativité de son objet »35. Mais cet
échec permet une percée, qui consiste à « établir l’ensemble des conditions
a priori qui permettent aux hommes de communiquer par le langage »36.
Toute la question est donc de savoir si le langage peut être revêtu d’une
fonction sacramentelle ou non. Parmi ceux qui sont favorables à une telle hypo-
thèse, je retiens trois témoins. Northop Frye déclare : « [La théologie chrétienne]
en est venue ainsi à penser le langage analogique comme un langage sacramen-
taire, réponse verbale à la révélation propre de Dieu, elle aussi verbale »37. Étienne
Gilson dit : « La terrible parole de saint Thomas que le langage est un analogue
de l’incarnation du Verbe »38. Il dit aussi, dans Linguistique et philosophie :
Telle que la conçoit Thomas d’Aquin, en cela fidèle à la tradition chrétienne, la
théologie du Verbe divin est une théologie du langage. Le Verbe divin est “dire”
comme par définition ; son incarnation, lorsque le Verbe s’est fait chair, n’est pas
sans analogie avec la manière dont, dans le langage, le sens s’incorpore au
mot »39.

34
Jean-Luc Marion, De Surcroît, Paris, PUF, 2001, p. 168. « L’αἰτὶα ne nomme en rien Dieu, elle le
dé-nomme en quittant la fonction prédicative du langage, pour passer à sa fonction strictement pragmati-
que - référer les noms et leur locuteur à l’interlocuteur inatteignable et inesquivable, au-delà de tout nom
et de toute dénégation de nom. Avec l’αἰτὶα, la parole ne dit pas plus qu’elle ne nie - elle agit en se reportant
à Celui qu’elle dé-nomme ».
35
Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, P. U. F., 1962, p. 488-489.
36
Le problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 132.
37
Northop Frye, Le Grand Code. La Bible et la littérature, (1982), Paris, Seuil, 1984, p. 51.
38
Étienne Gilson-Jacques Maritain, Correspondance 1923-1971, G. Prouvost (éd.), Paris, Cerf, 1991,
Lettre de Gilson à Maritain du 6 avril 1953, p. 187.
39
Étienne Gilson, Linguistique et Philosophie, Paris, Vrin, 1969, p. 142, note 17.
230 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

De même : « C’est seulement du Verbe divin que l’Écriture enseigne :


dixit et facta sunt, mais ce cas unique ne relèverait d’aucune linguistique »40.
Enfin, Irène Rosier écrit, à propos du sacrement :
La similitude [exprimée dans la définition d’Hugues de Saint-Victor (ex simili-
tudine repræsentans)] permet au sacrement de représenter adéquatement la chose
qu’il signifie. Ainsi l’eau qui sert à laver les corps peut-elle figurer ce qui lave les
souillures de l’âme. On se situe ici dans une perspective positive : plus le signe
est semblable à ce qu’il signifie, mieux il peut accomplir sa fonction, qui est de
faire accéder à des réalités invisibles et occultes à partir de réalités sensibles. La
perspective négative que l’on trouve dans d’autres contextes, notamment quand
il s’agit des noms divins, semble passer ici à l’arrière-plan41.
La sauvegarde d’une certaine métaphysique au service du langage pré-
serve donc aussi, dans le langage, le domaine des signes. Umberto Eco l’avait
diagnostiqué42 . Est attaché au domaine des signes celui des signes efficaces et
c’est pourquoi, au point ultime de l’organigramme performatif et sacramentel,
se trouve l’eucharistie : « Ceci est mon corps », « ceci est mon sang ».
L’acte créateur apparaît comme le premier analogué de « Quand dire, c’est
faire ». Unique, il n’est pourtant pas isolé.
Si l’on considère plusieurs manières de participer à cet acte créateur, on
retrouve l’essentiel de sa structure dans divers gestes christiques, des guérisons
à l’eucharistie, manifestant que le principe qui les unit est celui qui est Prin-
cipe, le Verbe. Au fond, les diverses participations à l’acte créateur peuvent être
placées sous le chef de l’Incarnation, comme autant de modalités sacramentel-
les, où parole, actuation, geste et signe sont liés. La gradation causale qui per-
met de passer par toutes les étapes est faite d’exemplarité mais aussi d’effi-
cience, ce que Thomas d’Aquin élabore sous le titre de causalité instrumentale.
Ce n’est pas un hasard si la causalité instrumentale est à l’œuvre dans l’Incar-
nation rédemptrice et dans chacun des sacrements, surtout dans l’eucharistie43.
Toutefois, il y a lieu de se demander si la profération des paroles de

40
Étienne Gilson, Linguistique et Philosophie, pp. cit., p. 48.
41
Irène Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004, p. 55.
42
Umberto Eco, Le signe. Histoire et analyse d’un concept, Paris, Le livre de poche, 1988, p. 192-193. Si
le langage est la voix de l’Être, à la façon de Heidegger, et si la vérité n’est rien d’autre que le dévoilement
de l’Être à travers le langage, « Si ce point de vue prévaut, alors, il n’y a plus de place pour une sémiotique,
ou une théorie des signes. Il ne subsiste plus qu’une pratique continuelle et passionnée d’interrogation des
signes : l’herméneutique » (p. 193).
43
J.-P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel, Initiation 2, Paris, Cerf, 20022 , note 16, p. 169,
signale que Thomas accède à l’idée de causalité instrumentale à partir du De Veritate (entre les qu. 27 et
LE DIEU PERFORMATIF 231
l’eucharistie relève seulement de la causalité instrumentale, dans la mesure où
elle a lieu dans la personne du Christ (« in persona Christi »).
Qui dit cause instrumentale dit cause seconde44. La cause seconde postule
à la fois une cause première agissante et l’autonomie de la créature en son ordre.
Ce n’est pas un hasard non plus si celui qui est devenu la causalité instrumen-
tale du salut est aussi et d’abord le Verbe. Le Verbe préside à l’acte créateur, mais
aussi à tous les degrés de manifestation de Dieu, du plus intellectuel au plus
incarné, du gouvernement au sacramentel. Ce travail du Verbe est donc la ma-
trice du discours performatif. Il ne fait qu’illustrer Jean (I, 18) : « Nul n’a jamais
vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, l’a fait connaî-
tre ».
Enfin, la parole performative, de Dieu ou de l’homme, n’est pas qu’œuvre
d’intellect. Elle l’est aussi de liberté. Elle est un certain gouvernement, dont
nous nous demandons s’il ressemble au gouvernement divin.

29), au lieu de la causalité dispositive ou ministérielle de l’humanité du Christ : « Désormais l’humanité


du Christ concourt réellement à la production de la grâce et y laisse sa marque ; désormais la grâce n’est
plus seulement divine, elle est aussi chrétienne ».
44
Augustin parle des « causes inférieures (causa inferiores) », De Genesi, VI, XVII, 28, op. cit., p. 488-
489.
DES ALÉAS DE LA PAROLE DIVINE
AU VERBE PERFORMATIF *

Maurice Olender

Traduction et incarnation
Comment parler de ce qui dans la langue ne s’entend pas ? sa marque in-
discernable dès lors qu’il s’agit de l’idiome d’un Dieu ? S’il nous est possible
d’étudier cette forme de langue divine c’est uniquement parce que les théolo-
giens ont été loquaces à son propos, s’interrogeant sur le lexique, la syntaxe, la
grammaire de l’idiome improbable qui formula le fiat lux divin - je pense no-
tamment à Saint Augustin.
Examinons ce qui a souvent tracassé les théologiens, les poètes, plus tard
les philologues : la part linguistique de ce Dieu, au nom imprononçable - Dieu
pourtant bavard qui créé l’univers au commencement, et, pour l’Église de la
Nouvelle Alliance, dans les trois langues saintes que sont l’hébreu, le grec et le
latin : Bereshit, En Arkhê, In principio.

Une version modifiée de ces pages a donné lieu à la Conférence inaugurale aux Vingt-quatrièmes As-
sises de la traduction littéraire à Arles, le 9 novembre 2007 (Actes Sud 2008). Ces questions ont été explorées
auparavant dans mes séminaires à l’EHESS (voir les Annuaires de 1997-1998 et de 1998-1999) et lors de
deux exposés faits à Jérusalem, à l’invitation de Studium Biblicum Franciscanum et des Mishkenot Encou-
ters for Religion and Culture, au printemps 1997. Je laisse à cet explosé l’allure orale de ses premières desti-
nations. Notes et biliographie se trouveront dans Les Langues du paradis tome II.
234 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Mais, dira-t-on, la parole n’est-elle pas Puissance et Créatrice dans de nom-


breuses cultures ? En effet, elle peut même se métamorphoser en Déesse Parole,
comme Vac, dans les vieux textes sanscrits des Védas - Parole qui, en se révélant,
autorise la connaissance de toutes choses.
Avec la Bible chrétienne, nous sommes dans un cas singulier qui va in-
duire une volonté de traduction et d’incarnation. Car cette Parole divine, pro-
férée en hébreu, va trouver sa voie nouvelle dans et par un Verbe chrétien né
d’une traduction. Ainsi, l’Écriture Sainte, dans la version chrétienne de l’An-
cien Testament, est Septante ou Vulgate ; autrement dit, de l’hébreu en grec ou
de l’hébreu en latin. Et le fils du Dieu hébraïque est proclamé Incarnation chré-
tienne d’un Verbe créateur. Pour Saint Jean : Au commencement était la Pa-
role - In Principio erat verbum.
Dès lors, ne peut-on pas penser que le développement des cultures chré-
tiennes soit marqué par des problèmes, mais aussi par des solutions, de traduc-
tion - à des degrés divers, suivant les lieux et les périodes ? Des problématiques
liées non seulement à de la traduction mais aussi à des transferts de traditions
culturelles - sans oublier les crises liées à de la communication, comme ce fut le
cas à Babel où tous les circuits de transmission implosent.
Quant à la Bible hébraïque, devenue chrétienne, elle sera d’abord l’affaire
de la Parole d’un Père dont le Verbe divin s’incarne dans un Fils. Ce Fils, le
Christ, sans être exactement, et malgré le miracle de la Pentecôte, Dieu de la
traduction, est d’emblée consacré Grand Médiateur. Un coup d’œil sur la théo-
logie de la Médiation permet de comprendre combien notre culture s’est nour-
rie de l’anthropologie chrétienne de la Médiation qui renvoie aux passages de
Paul où le Christ est Médiateur entre Dieu et les hommes : Médiateur d’une
Nouvelle alliance et Rédempteur pour tous.
D’une manière schématique, gardons en mémoire les trois points sui-
vants :
- la rare violence des innombrables controverses, anciennes et modernes, liées aux
problèmes de traduction de la Bible ;
- les visées théologiques que sous-tendent ces controverses où l’hébreu est sou-
vent mis à mal et les rabbins considérés comme falsificateurs de l’Histoire : sourds
et aveugles à leurs propres Écritures ;
DES ALÉAS DE LA PAROLE DIVINE AU VERBE PERFORMATIF 235
- enfin, le rôle historique capital des ateliers de traduction de la Parole biblique
aux sources des chrétientés.
On comprend dès lors l’intérêt qu’il peut y avoir à suivre les aléas de cette
Parole divine, de nous interroger sur la langue primordiale, sur la sorte de vo-
cable dont s’est servi le Dieu de la Genèse pour créer un Univers qui est devenu
celui de toutes les cultures modelées par les récits bibliques. Et de nous deman-
der ce qu’il en est de cette première langue ? Était-elle d’ailleurs unique ? La
réponse de Saint Augustin est sans détour : avant le Déluge, il n’y a qu’une
seule langue humaine. Saint Augustin la nommait « la langue humaine » ; ou
encore « le langage humain » - humana lingua vel humana locutio. Solitaire,
anonyme, cette langue est privée de nomen proprium. À quoi bon avoir un nom
propre ? Pourquoi aurait-il fallu la nommer ? Un nom propre sert à caractériser
pour désigner en différenciant. Or la lingua humana rayonnait dans sa solitude,
splendide et sans pareille, anonyme. Elle était sola, sans nomine proprio.
Cette langue a très souvent - mais pas toujours - été identifiée par les Pères
de l’Église à l’hébreu du jardin d’Eden. Or, il se fait que ni dans la Thorah, les
cinq livres de Moïse, ni même dans le Tenach, le Vieux Testament, rien, aucun
indice explicite ne permet de nommer la langue d’Adam. Observons un fait
important : dans l’hébreu de l’Ancien Testament, il n’y pas de mot pour dire
« hébreu » ; le vocable qui désigne la langue hébraïque, ivrit, ne se trouve jamais
inscrit dans le Vieux Testament.
On y rencontre cependant, à plusieurs reprises, une formule désignant la
langue judéenne (yehoudit) ; notamment pour différencier le parler yehoudit de
l’aramit, - le judéen de l’araméen, ou encore pour différencier le yehoudit de
l’ashdotit, la langue d’Ashdot. Il peut être question aussi de la sefat canaan, la
langue de Canaan.
S’il vaut la peine d’insister d’emblée sur ce point, qui peut paraître
technique, c’est pour souligner combien, à propos de la valorisation de la
langue hébraïque, le texte de l’Ancien Testament peut être éloigné des exé-
gèses chrétiennes. En effet, quand les Pères de l’Église se saisissent de ces
archives archaïques, les transformant pour mieux les adopter, ils conçoivent
de nouvelles catégories intellectuelles, créent d’autres représentations, no-
tamment de la langue, qui résultent de tensions liées aux nécessités de la
traduction de l’Écriture sainte où doit se trouver la preuve immémoriale de la
236 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

naissance du Christ. L’« hébreu chrétien » balance désormais entre le sublime


et l’odieux - dette ambivalente de la Nouvelle à l’Ancienne Alliance.
« Seul le serpent parlait hébreu »
Dans ces nouvelles lectures chrétiennes, nous sommes loin du texte cité
où se trouve évoqué, de manière prosaïque, presque quotidienne, l’ashdotit et le
yehoudit pour faire observer que les enfants de couples mixtes ne savent même
plus le judéen. Aujourd’hui, nous dirions qu’il s’agit d’observations de démo-
graphie linguistique. Dans les plus vieux textes bibliques, nulle interrogation
sur la langue adamique, aucune méditation théologique sur l’idiome du Paradis
- spéculations savantes qui depuis deux millénaires enrichissent d’innombrables
bibliothèques.
Pour désigner l’hébreu dans le Talmud, on parle généralement de lachon
kodesch, « la langue sainte ». Et Louis Ginzberg, l’homme des Legends of the
Jews (1909-1938 ; trad. fr. Cerf), souligne que « la littérature rabbinique la plus
ancienne ignore la langue originelle parlée par l’homme et les animaux » au
Paradis. À ce propos, il évoque même une légende, un midrash « affirmant que
seul le serpent parlait hébreu ». Quant au Paradis, Ginzberg est tout aussi af-
firmatif. Après avoir rappelé que les sources rabbiniques considèrent générale-
ment que le Paradis a été créé avant le monde, il écrit que ces mêmes « sources
rabbiniques anciennes ne renferment pratiquement rien sur le Paradis terres-
tre » -, ce qui n’est pas le cas dans les textes postérieurs.
Une première observation : alors que les plus vieux textes hébraïques pa-
raissent n’accorder aucun intérêt au statut de l’hébreu ni à sa valeur comme
langue du Paradis, les Pères de l’Église semblent lui vouer un culte ambivalent,
avoir une passion théologique pour cet hébreu qu’ils n’entendent que rarement
- Augustin se vante de n’en rien savoir. Qu’à leur suite, théologiens et philolo-
gues se soient querellés pour savoir si on parlait hébreu, toscan, suédois ou fla-
mand au Paradis est une histoire que j’ai eu l’occasion de raconter ailleurs.
Excursion au Paradis
À présent, pour entendre quelques échos de cette langue primordiale, nous
ne pouvons éviter une excursion au Paradis, au jardin d’Eden - car c’est là aussi
que retentit la voix du Dieu de la Genèse.
DES ALÉAS DE LA PAROLE DIVINE AU VERBE PERFORMATIF 237
Avant de nous entraîner vers ces continents d’existence insolites, faut-il
un dernier avertissement ? Sans prendre d’inutiles précautions, précisons que
les problèmes exposés ici le sont à la manière de travaux en cours : ce ne sont pas
des conclusions qui sont attendues mais la visite d’un chantier où les échafau-
dages sont incertains, les passerelles fragiles.
Si donc un midrash, une légende consignée dans le Talmud, assure que
jamais nul œil n’a eu la moindre vision du Paradis, cela n’a pas empêché les
géographies du Paradis de fleurir - pas plus que l’absence de nom propre dési-
gnant l’idiome primordial n’a interdit, durant deux millénaires, la concurrence
ni les querelles sur les langues du Paradis.
Pour entendre les voix sonores de la langue adamique, ces voix qui réson-
nent dans « le jardin des délices », jetons un coup d’œil sur les textes décrivant
cette géographie interdite au regard du Talmud.
D’abord une citation :
Je n’ignore pas que bien des gens ont dit maintes choses sur le Paradis. Néan-
moins, il y a, sur ce point, trois grandes opinions. La première est celle de ceux
qui ne veulent voir dans le paradis qu’une réalité corporelle ; la seconde, celle de
ceux qui n’y voient qu’une réalité spirituelle ; la troisième, celle de ceux pour
lesquels le paradis est à la fois réalité corporelle et réalité spirituelle. Pour le dire
en bref, j’avoue que cette troisième opinion a ma faveur .
C’est ainsi qu’Augustin ouvre le livre VIII de sa Genèse au sens littéral.
Ce qui compte pour Augustin, c’est d’inscrire la chrétienté dans une his-
toire à la fois corporaliter et spiritualiter - comme l’est pour lui la géographie
et la terre du Paradis, cette terra d’où Dieu à tiré Adam. Car « bien qu’il
soit signe d’autre chose », et même s’il n’a eu ni père ni mère, cet enfant
sans parent a fini par mourir, « comme meurent les autres hommes ». Pa-
reillement, poursuit-il, « il faut comprendre que le paradis où Dieu plaça
Adam n’est pas autre chose qu’un endroit déterminé de la terre, où pût
habiter l’homme terrestre » (locus quidam signifie ici un lieu déterminé,
bien que non précisé).
Pour Augustin, l’histoire spirituelle est toujours en même temps histoire au
sens littéral. Voilà pourquoi il nous avertit : il ne faut surtout pas lire la Genèse comme
on le ferait du Cantico canticorum, assimilant le Cantique des cantiques à un genre
littéraire à comprendre au figuré. Le livre de la Genèse n’est ni une figure, ni une
métaphore - et « ce n’est pas parce qu’un mot est pris en un sens métaphorique que
238 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

tout le passage doit être entendu en un sens figuré ». La Genèse doit donc se lire
comme un vrai livre d’histoire, comme on lit le Livre des Rois ; il faut donc
entendre la Genèse ad litteram, au sens de faits réels, même si on peut leur don-
ner ensuite, et en outre, une signification prophétique.
Certains, poursuit Augustin, ont voulu penser que l’histoire de l’huma-
nité commence avec l’histoire de la sexualité. Au moment donc où le couple
primordial, chassé du paradis, lie son destin à la double aventure de la connais-
sance et du péché pour découvrir l’amour avec son lot de joies et ses tour-
ments.
Tout au contraire, Augustin décrit un paradis où Adam et Ève auraient
eu d’emblée des enfants, « un mariage honoré et un lit nuptial sans souillure ».
Ils auraient engendré « sans ressentir les ardeurs inquiètes de la libido (sine ullo
inquieto ardore libidinis) » ; l’accouchement aurait été « sans travail ni douleur
« (sine ullo labore ac dolore) ». En ces temps bienheureux, avant le péché, en
pleine maîtrise d’eux-mêmes et libres de toute démangeaison érotique (pruritu
voluptatis), les hommes auraient pu « commander aux organes génitaux comme
ils le font aux autres membres de leur corps ».
Aussi insolite (insolita) que cela puisse paraître, la raison historique com-
mence bien là, dans la Genèse biblique : pourquoi ne pas admettre, écrit encore
Augustin, « que le paradis a été fait, comme maintenant (...) sont faites les fo-
rêts ». Il ne faut pas s’y méprendre : ce n’est pas parce que les arbres du Paradis
ont un sens allégorique « que ces arbres n’étaient pas de vrais arbres ». Suivent
d’autres topos sur l’arboriculture édénique. Puis, il aborde la géographie flu-
viale du jardin d’Eden.
Chemin faisant, entre allégorie mystique et géographie physique, tout en
reprécisant que « nulle raison ne nous empêche d’entendre au sens propre ce
récit des origines », Augustin met néanmoins en garde son lecteur enthou-
siaste en affirmant : « nous ignorons complètement où se trouvait le locus pa-
radisi - le lieu du paradis ».
S’il abandonne en quelque sorte à ses successeurs les recherches géogra-
phiques sur le lieu du Paradis, Augustin s’engage résolument dans ses enquêtes
de linguistique inspirée - ce qui n’exclut pas une poétique du savoir.
On n’insistera jamais assez sur l’importance accordée au langage et à la langue,
à l’attention portée au verbe divin, adamique, paradisiaque et humain, dans ces exé-
gèses bibliques. L’historien des idées linguistiques est donc en droit d’interroger
DES ALÉAS DE LA PAROLE DIVINE AU VERBE PERFORMATIF 239
ces textes, comme il le fait pour d’autres récits théoriques, fictions ou élabora-
tions théologiques : entre mythe et érudition.
En quelle sorte de langue Dieu a-t-il dit « Fiat Lux »
Isidore de Séville demande « de quelle nature était la langue dans la-
quelle Dieu parla au commencement du monde quand il dit Fiat lux - c’est ce
qui est difficile à découvrir ». Deux siècles avant lui, Augustin ne pose pas
moins d’une quinzaine de fois la même question dans l’espace de trois pages, au
Livre premier de sa Genèse au sens littéral, mettant en perspective la double
nature corporelle et spirituelle de la vox Dei et de lux, la lumière divine : « Faut-
il penser (...) que la voix de Dieu a retenti matériellement quand il a dit fiat lux
(...) ? S’il en est ainsi, en quelle langue retentit cette voix quand Dieu dit fiat lux
? (…). Et quelle est cette lumière qui fut créée ? Est-ce chose spirituelle ou cor-
porelle ? ». C’est Jean, son verbe incarné, qui apporte une double solution à la
foi unique d’Augustin quand il écrit « Au Principe était la Parole » - l’In Prin-
cipio latin traduit le grec En Arkhê, en résonance avec le Bereshit hébreu.
Maniant toujours le propre et le figuré, le corporel et le spirituel, Augustin
veut nous convaincre que Dieu a vraiment parlé « à nos premiers parents : ils
entendirent la voix de Dieu, qui se promenait vers le soir dans le paradis ». Se
pose dès lors la double question de la substance de cette langue primordiale et
de savoir si la Parole du Créateur s’exprime sans médiateur ; ou si Dieu opère
avec l’aide d’un spécialiste en communication, ange ou autre. Dieu a-t-il donc
une voix sonore, corporelle, audible pour des oreilles humaines et par ailleurs
communique-t-il aussi par le truchement d’une langue strictement intérieure ?
Augustin s’interroge :
Comment donc Dieu parla-t-il à l’homme ? Lui parla-t-il intérieurement, en son
esprit, d’une manière toute spirituelle, (...) sans l’aide d’aucun son ou d’aucun
signe corporels ? Non, je ne pense pas que Dieu ait ainsi parlé au premier homme
(c’est-à- dire sine ullis corporalibus sonis). (...) Dieu parla à l’homme dans le para-
dis comme il parla plus tard aux patriarches, à Abraham, à Moïse, c’est-à-dire en
prenant une forme corporelle.
240 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Mais Dieu a-t-il donc vraiment « parlé en prononçant temporellement


des mots et des syllabes ? » Ici, le Père de l’Église choisit la voie médiatique,
celle de la créature corporelle qui fait l’ange ou le prophète pour s’entremettre
entre Dieu et l’homme.
Poursuivant son enquête savante sur les origines du verbe divin et humain,
sur les analogies entre l’exercice de la divine parole et des mots prononcés par
les mortels, Augustin part de la formule initiale de la Genèse, le Bereshit hébreu
qui ouvre l’Évangile selon Jean : En arkhê en grec ; en latin In Principio. Com-
mentant ce passage crucial, Augustin écrit dans ses Homélies sur Jean :
Nous, nous disons des paroles qui s’envolent et disparaissent : à peine ta parole
a-t-elle résonné dans ta bouche, elle passe, achève son bruit et elle disparaît dans
le silence - transit in silentium.(...) Quand Dieu a parlé, a-t-il eu recours à la voix
(vocem), a-t-il eu recours à des sons (sonos), a-t-il eu recours à des syllabes (sylla-
bas) ? Et s’il a eu recours à tout cela, de quelle langue s’est-il servi ? Hebraea, an
graeca, an latina ? Les langues sont nécessaires quand il y a des peuples différents.
Mais personne ne peut dire que Dieu a parlé en telle ou telle langue.
Suit un développement qui conduit au mystère du « Dieu qui a donné
naissance à la Parole », son Fils.
Que la Parole de Dieu s’inscrive ainsi dans la langue De la Foi et du Sym-
bole (titre d’un autre traité d’Augustin), cela n’a pas empêché d’éminents exé-
gètes de blâmer Augustin de n’avoir pas fait l’effort de s’initier à la traduction
en apprenant les deux langues saintes. Richard Simon, Père oratorien, un des
fondateurs de la critique biblique moderne dont l’œuvre a été supprimée par
Bossuet, écrit en 1693 qu’« il serait difficile d’excuser la négligence » d’Augus-
tin qui ne consulte pas le texte grec - ce qui aujourd’hui doit être nuancé. Quant
aux mots hébreux, outre Amen, Allelouia, Hosana et quelques autres, Augustin
affirme qu’il n’en sait rien, alors que cette langue, l’hébreu, est pourtant si
proche d’un idiome phénicien occidental, le punique, qu’on parlait dans les
campagnes algériennes de son enfance. Ce qui exaspère également l’hébraïsant
allemand Johann David Michaelis, bibliste et philologue, qui écrit en 1759 :
Ainsi, ce bon évêque parlait hébreu sans le savoir : s’il avait connu l’alphabet
hébreu, et s’il s’était donné quelque peine pour étudier la différence qui est entre
cette langue et la langue punique d’alors, au lieu de la grossière ignorance des
deux langues originales de l’Écriture Sainte qu’on lui reproche, il aurait mérité
l’honneur de passer pour le père de la philologie orientale.
DES ALÉAS DE LA PAROLE DIVINE AU VERBE PERFORMATIF 241
De la grande thèse de Marrou, en 1938, aux travaux récents de Brian Stock
(1996) et de Milad Doueihi (2008), en passant par les travaux classiques de
Pierre Courcelle (1948), Étienne Gilson (1949), Peter Brown (1971), Anne Ma-
rie la Bonnardière (1986) et Henry Chadwick (1987), sans oublier tout ce que
Marguerite Harl et ses collègues ont apporté aux réflexions collectives sur la
traduction de la Septante, d’autres encore se sont efforcés de penser les liens
complexes entre la culture quasi exclusivement latine d’Augustin et son temps.
Peter Brown souligne ainsi « la surprenante inaptitude de tant de grands esprits
latins à atteindre le niveau du baccalauréat en grec ».
Ces disputes érudites sur les insuffisances linguistiques d’Augustin, dont
il était parfaitement conscient, se trouvent déjà dans la correspondance ora-
geuse entre Augustin et Jérôme. À tant de reproches, Augustin avait répondu
par avance, quand il dit avoir appris le nom du Christ « dans le lait même d’une
mère ». Au livre XI des Confessions, que l’on peut lire dans la traduction de
Patrice Cambronne, dans La Pléiade, désirant comprendre enfin le premier
verset de la Genèse, Augustin s’exclame :
Puissé-je entendre et comprendre comment dans le Principe tu as fait le ciel et la
terre. Moïse l’a écrit ; il l’a écrit et s’en est allé (...). S’il était là, je le retiendrais, je
l’interrogerais, je le supplierais en ton nom de m’en dévoiler le sens, et je prêterais
mes oreilles de chair aux sons surgis de sa bouche. S’il me parlait en hébreu, sa
voix frapperait en vain mes sens (...) ; au contraire, s’il parlait latin, je saisirais ce
qu’il voudrait dire (...). Non, c’est au dedans de moi, dans la demeure intérieure
de ma pensée, que la Vérité - qui n’est ni hébraïque, ni grecque, ni latine, ni bar-
bare, et n’a besoin ni de la bouche, ni de la langue, ni du son des syllabes - me
clamerait : « Oui, il dit la Vérité ».
N’est-ce pas dans cette demeure intérieure de la pensée qu’Augustin met
en œuvre les notions duelles qui structurent sa pensée, induisant parmi d’autres
des usages chrétiens de l’hébreu ? Ces couples sont formés notamment par : le
corporel et le spirituel, la lettre et l’esprit, la Loi et la Foi, la voix sonore et la voix
intérieure, la mémoire et l’oubli. N’est-ce pas encore cette même demeure qui
abrite, en l’ignorant, un autre type d’oubli qui a pour nom l’hébreu ? Une pas-
sion aveugle pour l’hébreu ?
242 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Mémoire d’oubli
Mais la langue est aussi un lieu névralgique où s’inscrivent la mémoire et
l’oubli. Augustin exalte la puissance prodigieuse de la mémoire, avec ses vastes
palais. C’est dans ce sanctuaire infini que surgit le miracle du souvenir. Dans
cette mémoire qui est, écrit-il, « comme l’estomac de l’esprit », sont mis en
réserve les sons, les images, « les affects de l’âme » ; dans ses cavernes les plus
secrètes est archivé, classé par genre tout ce que l’oubli n’a pas englouti. Peut-on
jamais oublier quelque chose ? Sans doute. Mais cet oubli, on peut alors le dési-
gner, le nommer. Il existe en quelque sorte une mémoire d’oubli. On peut en-
core se souvenir d’avoir oublié quelque chose. Cette chose n’est jamais totale-
ment sortie de la mémoire : « À partir du fragment conservé, on chercherait le
reste ». Quand on se remémore un oubli, « sont présents à la fois la mémoire
- par laquelle je me souviens - et l’oubli - dont je me souviens ».
Dans ces pages, souvent citées, du Livre X des Confessions, les jeux de la
mémoire et de l’oubli permettent à Augustin de construire sa raison théologi-
que. En affirmant que « la mémoire retient l’oubli », en montrant que la re-
cherche d’un souvenir perdu serait impossible si l’oubli en était absolu, l’Évêque
rappelle à son lecteur combien la mémoire et l’oubli sont également gouvernés
par la divine Providence. Même le défaut de mémoire est ainsi dirigé par le saint
Esprit. Ce qui s’oublie dans l’infinie variété des vocables surgis à Babel, Augus-
tin sait que seule la langue du coeur peut en autoriser l’éternelle mémoire.
Cette langue-là, langue de la conversion et de la « foi », toujours déjà traduite,
ne résulte d’aucune œuvre humaine : d’aucun travail de traduction. Seule cette
langue lui importe. Toute traduction trouve ici sa limite ; son sens unique coïn-
cide avec un original hors d’atteinte. Ouvert sur une herméneutique de l’infi-
ni.
C’est dans cette langue de « la foi » que saint Augustin pense l’univers
et sa création. C’est à cette langue du « service du cœur » (officium cordis), dont
il parle dans ses traités sur la Foi et le symbole, qu’il demande de concevoir sa
science divine (divinam doctrinam).
Récapitulons. Augustin ne pratique pas l’hébreu. Comme la majorité des Pères
de l’Église - si l’on met à part notamment Jérôme, peut-être Origène et quelques autres.
À cette absence de saisie immédiate de l’Écriture, révélée en hébreu au Mont Sinaï,
Augustin et les Pères fondateurs de la chrétienté substituent une Vérité incarnée dans
DES ALÉAS DE LA PAROLE DIVINE AU VERBE PERFORMATIF 243
le Verbe par le Christ, Vérité qui se veut ultime, Vérité de la foi et de l’Esprit qui
vivifie là où la lettre tue : vous vous souvenez de II Corinthiens III, 6 : « (…)Dieu
qui nous a donné d’être au service d’une Nouvelle Alliance, non pas littérale
mais spirituelle, car la lettre tue et l’esprit fait vivre » (Augustin commente ce
passage dans les Confessions) .
On peut reconnaître ici ce grand partage théologique où la vie se trouve
du côté de l’esprit, marqué par sa Nouvelle Alliance, et la Loi, asservie à la lettre
aveugle de l’Ancienne Alliance, abrogée. L’hébreu se trouve pris ici entre le
sublime et l’odieux - comme il le sera encore chez Renan, professeur d’hébreu
au Collège de France dans les années 1860 : entre la langue divine, sublime et
transparente du Paradis, et l’obscur vocable quand l’hébreu devient véhicule de
« l’esclave de la lettre ».
Ceux-là mêmes qui sont les uniques détenteurs des secrets de cet hébreu
aux voyelles indéchiffrables s’aveuglent, ne reconnaissant pas, dans leurs propres
Écritures, le Christ qui s’y trouve pourtant inscrit, annoncé. L’importance ac-
cordée à la langue divine, ses modes de traitement et ses représentations, per-
mettent de souligner quelques « usages chrétiens de l’hébreu ».

La cuisine de l’Esprit
Un autre commentaire nous éclaire à propos de la voie à suivre pour saisir
le texte divin. Origène, de plus d’un siècle l’aîné d’Augustin, se demande s’il
faut comprendre le texte de manière littérale, en quelque sorte tout cru, à la
lettre, ou métamorphosé par la cuisine de l’Esprit. Pour répondre à cette ques-
tion, Origène écrit, dans ses Commentaires sur l’Évangile de Jean, des pages
inspirées par des métaphores efficaces. Il nous dit là, en effet, que pour bien
entendre et comprendre l’Écriture sainte, on doit la cuire, la rôtir... et non la
transformer en bouillie aqueuse, ni la dévorer crue, sans l’avoir au préalable fait
passer au feu de l’Esprit.
Pénétrons un instant dans cette cuisine sacrée d’Origène qui propose une
lecture incandescente, sublimant toute forme de littéralité.
Il ne faut donc pas manger crue la chair de l’agneau, comme le font les esclaves de
la lettre à la manière d’animaux sans intelligence, qui sont comme des bêtes fauves,
à l’égard des hommes qui sont véritablement intelligents et veulent connaître par
244 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

le Verbe les réalités spirituelles : eux (les premiers, « les esclaves de la lettre »)
partagent la vie des bêtes sauvages. Qui prend la chair crue de l’Écriture pour la
faire cuire, doit prendre garde de ne pas transformer le texte en quelque chose de
plus ou moins flasque, aqueux, mou, comme le font ceux qui, parce que les oreilles
leur démangent, les détournent de la vérité et donnent à leurs explications le
caractère inconsistant et aqueux de leur manière de vivre.
Origène poursuit :
Pour nous, avec l’Esprit bouillant et les paroles enflammées donnée par Dieu,
pareilles à celles que Jérémie reçut de celui qui lui dit : “Voici que j’ai mis mes pa-
roles comme un feu dans ta bouche”, faisons rôtir la chair de l’agneau, afin que ceux
qui en recevront une part disent, parce que le Christ parle en nous : “Notre coeur
était tout brûlant en chemin, lorsqu’il nous expliquait les Écritures”. Pour que nous
soyons capables de poser de telles questions, il faut faire rôtir l’agneau...
Les cuisines de la théologie n’ont cessé de « faire rôtir l’agneau », pour le
bonheur des théologiens et le loisir des érudits, sans toujours nous éclairer sur les
rapports adéquats entre la lettre et l’esprit. D’autres, dont Spinoza, ont pu s’inter-
roger : faut-il donc que le sensible et l’intelligible suivent toujours ces lignes de
partage entre le corps de la lettre et l’âme de l’esprit ? Et ne serait-ce pas la dualité,
entre la lettre et le sens qui s’y trouve inscrit, qui serait elle même porteuse d’une
vision du monde qui paradoxalement se veut unique et universelle ?
Réparer Babel : le mariage de la fille de Nemrod
Avant d’interrompre, il vaut la peine d’évoquer la figure d’un héros bibli-
que oublié, un personnage qui apparaît à peine dans la Genèse mais qui joue un
rôle fondateur dans les « usages chrétiens de l’hébreu ». Il s’agit de Héber - en
effet, Héber comme hébreu. C’est lui qui sauve la langue des origines de toute
atteinte du temps, la préservant de la grande brouille à Babel. Héber se trouve
inscrit dans les généalogies de la Genèse où Sem, l’un des trois fils de Noé (avec
Japhet et Cham), est désigné comme le « père de tous les fils d’Héber ».
Alors que toute sa génération s’était fourvoyée en construisant une tour superbe,
lieu de la première tyrannie politique de l’histoire, Héber (arrière petit-fils de Sem) et
les siens se sont tenus à l’écart de la grande confusion des sons et des sens à Babel. C’est
du moins ce qu’affirme Augustin dans la Cité de Dieu : si Héber n’est pas allé à
Babel, c’est parce que la Providence a voulu, dit Augustin, que soit sauvée « la langue
commune primordiale ». Cette langue unique, lui, et ses descendants l’ont conser-
vée afin qu’elle demeure telle quelle, permanente, à l’abri de toute mutation linguis-
tique (l’expression est mutatione linguarum ; le verbe remanere). Or cette langue
DES ALÉAS DE LA PAROLE DIVINE AU VERBE PERFORMATIF 245
commune, qui échappe par grâce divine aux malédictions de la confusion ba-
bélienne n’avait pas de nom propre. C’est pourquoi Augustin dit qu’elle por-
tera le nom de son sauveur ; elle sera baptisée « langue hébraïque » en adoptant
le nom d’Héber. D’autres, poursuit Augustin, ont pensé, que comme Abraham
est l’ancêtre des Hébreux, on aurait pu les appeler Abrahaei, les « Abraheux »,
mais « il est plus vraisemblable qu’ils tirent leur nom d’Héber et aient (ainsi)
été appelés Hébereux, Heberaei. »
Luc, dans sa généalogie qui nous guide de manière ininterrompue de Dieu
et d’Adam à Jésus, n’a pas omis, entre Sem et Abraham, d’inscrire le nom de
Héber - garant providentiel de la précieuse transmission de l’hébreu adamique
sauvé de la confusion Babel.
Ce récit, qui fait de Héber le héros chrétien d’une langue adamique iden-
tifiée à de l’hébreu originel, se retrouve partout chez les Pères de l’Église, et bien
au-delà jusqu’au XIXe siècle.
Parmi les innombrables réemplois de ce topos de l’hébreu chrétien, le cas
suivant. C’est dans la sixième section du Livre premier de son De vulgari que
Dante donne une version brève, mais explicite, de l’épisode d’Héber.
Évoquant la « forme de langue créée par Dieu en même temps que la
première âme », Dante écrit :
C’est dans ce type de langue que parla Adam ; c’est dans ce type de langue que
parlèrent tous ceux qui lui furent postérieurs jusqu’à l’édification de la tour de
Babel, qui veut dire tour de la confusion ; de ce type de langue ont hérité les fils
d’Héber, ou Hébreux comme on les nomme d’après celui-ci. À eux seuls elle
resta après la confusion (post confusionem remansit, avec ce même verbe, rema-
nere, que chez Augustin) afin que notre Rédempteur (ut Redemptor noster), qui
devait naître parmi eux en tant qu’homme, puisse faire usage non de la langue
de la confusion mais de la langue de la grâce (non lingua confusionis, sed gratie
frueretur). Ce fut donc l’idiome hébraïque que les lèvres du premier parlant créè-
rent.
Je n’entre pas ici dans les distinctions entre faculté de langue et idiome
particulier, entre locutio, lingua, loquela, Ydioma, termes qui ont donné lieu à
des discussions importantes.
Héber assure donc la continuité linguistique d’Adam, et de son Dieu au
Verbe Incarné, jusqu’au Christ de la Pentecôte. Puisque c’est en effet lui, Héber,
qui revêt le rôle de sauveur de la langue primordiale, en demeurant à l’abri de la
confusion provoquée par les séductions politiques de Nemrod à Babel.
246 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

À ce propos, un bref récit montre la richesse, souvent inexplorée, des cor-


pus bibliques dès lors qu’ils demeurent parallèles aux textes canoniques. Dans
la Petite Genèse illustrée, qui a pour nom le Livre des Jubilés (dont l’original
hébreu est sans doute du milieu du IIe siècle avant J.-C.), on donne le nom et
l’identité de l’épouse d’Héber (ici Ever). Cette information apporte un nouvel
éclairage sur la mythologie de Babel, tout en soulignant la cohérence des élabo-
rations bibliques.
Le mariage est peu banal : Ever, le préposé à la permanence de la langue
adamique, épouse la fille de l’homme par lequel l’humanité perdit la mémoire
de sa langue originelle. En effet, Nemrod, le maître de la Tour de Babel, est père
de la dulcinée - nommée Azourâd dans les Jubilés. Ainsi, par son alliance avec
le mémorable Héber, la fille de Nemrod répare en quelque sorte la malédiction
linguistique provoquée par son père à Babel.
Mais ce mythe date du IIe siècle avant l’ère chrétienne … et les Pères de
l’Église ne semblent pas l’avoir connu.
De la difficulté de traduire…
En commençant, je vous ai dit qu’on ne trouvait pas de mention de la
langue hébraïque, désignée comme telle, dans l’Ancien Testament.
Voici un texte bien connu où se trouve sans doute l’une des plus anciennes
occurrences où l’hébreu désigne la langue de la vieille Bible. Source juive, que
les spécialistes situent au IIe siècle avant l’ère chrétienne, ce texte souligne la
difficulté de l’art de traduire… Il s’agit du Prologue à L’Écclésiastique, la « Sa-
gesse de Jésus, fils de Sirach », un texte deutérocanonique souvent cité par les
Pères de l’Église, longtemps connu seulement dans ses versions grecques, latines
et syriaques mais dont on a retrouvé de nombreux fragments en hébreu dans le
dépôt de la Geniza, dans la synagogue caraïte du vieux Caire, en 1898.
Dans ce Prologue, pour dire la perte de puissance que subit une traduction
et la difficulté de transmettre un texte hébreu en grec, le petit-fils de l’auteur,
traducteur de ce texte, demande l’indulgence du lecteur en écrivant ceci :
Vous êtes donc invités à en faire la lecture avec bienveillance et attention et à
montrer de l’indulgence, là où nous semblerions, malgré nos laborieux efforts
d’interprétation, rendre mal quelques-unes des expressions. Car elles n’ont pas
la même force, les choses dites en hébreu dans ce livre, quand elles sont traduites
dans une autre langue [ici donc en grec].
DES ALÉAS DE LA PAROLE DIVINE AU VERBE PERFORMATIF 247
Au IIe siècle avant l’ère chrétienne, les problèmes du passage du grec à
l’hébreu étaient liés à des questions de traduction, au labeur et au « métier »
du traducteur ; l’invention poétique, voire la puissance magique en font partie.
Quelques siècles plus tard, la conversion à la Nouvelle foi sollicite, me semble-
t-il, la notion même de traduction en l’orientant vers de nouveaux horizons.
Le grand bibliste Pierre Geoltrain aimait dire qu’il faudrait un jour racon-
ter l’histoire des origines du christianisme comme celle de l’invention d’un
genre littéraire. Peut-être pourrait-on préciser ici qu’il s’agit d’un genre qui
trouve ses motifs, notamment, dans des problèmes de filiation, de traduction et
d’interprétation ; et un style qui puise son inspiration dans l’Incarnation d’un
Verbe performatif, inscrit dans un Texte, résultant d’une Traduction. Sans
reste.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE
DU DISCOURS CHEZ CICÉRON

Carlos Lévy

Nous partirons d’une donnée statistique. Dans un livre, consacré au


concept de l’oratio, Laurent Gavoille nous apprend que ce terme figure quatre-
vingt-cinq fois dans la littérature latine, des origines à la Rhétorique à Hérennius,
qu’il est présent cent six fois dans ce traité, et qu’on le trouve mille trois cent
sept fois chez Cicéron1. Il y a donc eu, avec celui-ci, une véritable explosion du
champ de la parole et de la réflexion sur celle-ci. Il s’agit ici, moins d’entrer dans
le détail de ces occurrences que de montrer comment le statut de l’oratio va
connaître un changement profond, de l’illusion mythique du De inuentione aux
œuvres philosophiques de la dernière période, avec néanmoins une constante,
l’évitement de ce qui constitue le soubassement ontologique de la parole. Nous
examinerons plus précisément quatre éléments :
- la préface du premier livre du De inuentione, dans laquelle c’est un acte de pa-
role, dont il faudra analyser les modalités, qui fonde la société ;
- le De oratore, où la parole semble relever de la physique, une physique qui n’aura
jamais sa métaphysique ;
- le Pro Sestio où la pesanteur sociale a tendance à se substituer au poids spécifique
de la parole ;

1
L. Gavoille, Oratio ou la parole persuasive, Louvain, Peeters, 2007, p. 3.
250 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

- enfin, nous chercherons ce qui, dans les œuvres philosophiques, peut constituer
une réponse à la question du statut de la parole.

De inuentione
Si l’on en croit le témoignage de Cicéron, il écrivit le De inuentione alors
qu’il était puer aut adulescentulus, ce qui, si l’on prend l’indication à la lettre
- mais faut-il le faire ? - permettrait de dater l’œuvre de 88 av. J.-C. En réalité,
les recherches les plus convaincantes conduisent plutôt à situer la rédaction
entre 86 et 822 . Le verdict très sévère prononcé par Cicéron au début du De
oratore, où il condamne sans ménagement ce qu’il considère comme une er-
reur de jeunesse3, a eu pour conséquence une dévalorisation de ce traité, dont
la recherche actuelle a tendance à penser, au contraire, qu’il est essentiel pour
comprendre la génétique des idées cicéroniennes, dans le domaine de la phi-
losophie comme dans celui de la rhétorique. Le prooemium du premier livre
est présenté comme une disputatio sur le thème de savoir si l’étude et la pra-
tique de l’éloquence ont apporté plus de bien ou de mal aux cités, sujet re-
battu dans les écoles de rhétorique et de philosophie, mais à propos duquel il
est intéressant de noter le témoignage de Sextus. Celui-ci, au début de son
traité Contre les rhéteurs, signale que Charmadas et Clitomaque, deux Néoa-
cadémiciens bien présents chez Cicéron4 , valorisaient les cités, comme par
hasard Sparte et la Crète, qui avaient procédé à l’expulsion de tous ceux qui
fanfaronnaient en paroles5 : τοὺς ἐν λόγοις ἀλαζοευσαμένους. Nous ne revien-
drons pas sur la question, que nous avons traitée ailleurs, de la relation à

2
On trouvera la présentation de l’ensemble des données sur la date du De inuentione dans G. Achard
(éd.), Rhétorique à Hérennius, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. VIII-IX. Achard aboutit à 84-82 av. J.-C.
pour la date de rédaction, en se fondant notamment sur Quintilien, I.O. III 6, 59.
3
De or. I, 5.
4
Voir sur ces philosophes les notices qui leur sont consacrées dans le Dictionnaire des Philosophes An-
tiques, R. Goulet (dir.), Paris, CNRS éditions, 2000 : « Charmadas », t. 2, n. 100, p. 297-298 et « Clito-
maque », ibid., n. 149, p. 424-425. Les deux articles ont été rédigés par T. Dorandi. Sur Charmadas, voir
également notre article : « Les petits Académiciens : Lacyde, Charmadas, Métrodore de Stratonice », dans
L’eredità platonica : studi sul platonismo da Arcesilao a Proclo, M. Bonazzi et V. Celluprica éd., Naples,
Bibliopolis, 2005, p. 53-77.
5
Adv. Math. II 21.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 251
Isocrate, inexistante selon nous et de l’influence probable de Philon de Larissa6. À la
dichotomie logique qui caractérise la disputatio in utramque partem s’ajoute une di-
chotomie chronologique: Cicéron dit avoir été témoin du mal qu’ont fait aux plus
grands États les hommes habiles à parler, tandis que ses lectures lui ont montré que
« maintes alliances très solides, et maintes amitiés très sacrées ont été nouées par
l’usage de la raison, mais plus facilement encore par l’éloquence »7. Il convient de
s’arrêter ici sur le problème posé par ce facilius qui, en lui-même, peut avoir deux sens
: soit la parole est un agent plus rapide, plus efficace que la raison ; soit la parole permet
simplement à la raison de réaliser plus aisément un objectif dont on peut penser que,
de toute façon, il devait se réaliser. Ce que cherche Cicéron, c’est un point de vue lui
permettant de rendre compte à la fois de ce qu’il a vu et de ce qu’il sait pour l’avoir
lu, tout en tranchant l’ambiguïté du facilius. La réponse nous est en effet donnée
d’emblée8 : « la sagesse sans l’éloquence n’est pas assez utile aux États, mais l’élo-
quence sans la sagesse leur est généralement très nuisible et ne leur est jamais utile ».
Qu’est-ce que la sagesse ? En ce début du prooemium, son principe est défini par deux
des trois parties de la philosophie, la logique (studium rationis) et l’éthique (studium
officii). L’éloquence, elle, est immédiatement assimilée à une arme dont on peut
faire un double usage : l’utiliser contre la patrie, ou pour défendre les intérêts de
celle-ci. La parole se trouve ainsi au moins implicitement intégrée à une probléma-
tique philosophique, présente notamment chez les Stoïciens, celle des dons que tout
être vivant reçoit de la nature et dont il peut faire un bon ou un mauvais usage9. La
densité des termes qui évoquent la guerre, arma, oppugnare, propugnare montre à
quel point le paradigme militaire, est essentiel à cette évocation10. Ce n’est pourtant
pas un guerrier que va évoquer ce mythe de fondation, mais un magnus et sapiens
uir qui, prenant conscience des virtualités de l’esprit humain, à une époque où

6
C. Lévy, « Le mythe de la naissance de la civilisation chez Cicéron », in Mathesis e Philia. Studi in
onore di Marcello Gigante, Naples, Pubbl. del Dipart. di Filol. Class. dell’Univ. degli Studi di Napoli Fe-
derico II, 1995, p. 155-168.
7
Inu. I 1 : cum autem res ab nostra memoria propter vetustatem remotas ex litterarum monumentis repe-
tere instituo, multas urbes constitutas, plurima bella restincta, firmissimas societates, sanctissimas amicitias
intellego cum animi ratione tum facilius eloquentia comparatas.
8
Ibid. : ac me quidem diu cogitantem ratio ipsa in hanc potissimum sententiam ducit, ut existimem sa-
pientiam sine eloquentia parum prodesse civitatibus, eloquentiam vero sine sapientia nimium obesse plerum-
que, prodesse numquam.
9
Sur cette question, voir Th. Benatouil, Faire usage : la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006, p. 282
et 288.
10
Nous avons traité de l’importance de ce paradigme dans « Le philosophe et le légionnaire : l’armée
comme thème et métaphore dans la pensée romaine, de Lucrèce à Marc Aurèle », dans Politica e cultura in
Roma antica, a cura di F. Bessone & E. Malaspina, Bologne, Pàtron, 2005, p. 59-79.
252 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

l’humanité errait malheureuse, décide d’actualiser celles-ci en regroupant les


hommes en un même endroit. D’abord réticents, ils finirent par l’écouter et
« de farouches et sauvages qu’ils étaient, il les rendit doux et tranquilles » (ex
feris et immanibus mites reddidit et mansuetos)11. L’explication que Cicéron pro-
pose est celle-ci12 : « ce n’est pas une sagesse muette ou sans éloquence qui aurait
pu amener des hommes à modifier subitement leurs habitudes et à adopter un
genre de vie opposé ». La parole a accompagné la réalisation d’un résultat, dont
elle était l’instrument, vocation instrumentale qui apparaît dans l’expression
« persuader grâce à leur éloquence de ce qu’ils avaient trouvé grâce à leur sa-
gesse »13. Le verbe perficere devrait être par excellence le verbe de l’acte de pa-
role, mais sommes nous ici dans l’illocutoire ou le perlocutoire14, distinction
dont nous pensons qu’un texte comme celui-ci perçoit déjà implicitement au
moins une partie de la complexité ? Reprenons donc les différents éléments de
la phrase latine :
- nec tacita sapientia : dans les termes de la classification d’Austin15, nous sommes
ici dans ce qu’il appelle le locutoire, dont la nécessité est affirmée par rapport à
une sagesse qui ne serait que discours intérieur ou, comme ce fut le cas pour
Pyrrhon, qui se proposerait comme fin d’abolir la parole, de parvenir à l’aphasie,
elle-même16 ;
- nec inops dicendi : une sagesse qui ne possèderait pas tous les instruments que
lui fournit le perlocutoire serait elle aussi une sagesse sans prise sur le monde ;
- subito conuerteret : l’adverbe est ici essentiel. Si la formule précédente évoquait toutes
les stratégies de la persuasion inhérentes au perlocutoire, ici, nous avons l’indication
d’un effet immédiat, caractéristique de l’illocutoire. En principe, les deux indications

11
Inu. I 2.
12
Ac mihi quidem hoc nec tacita videtur nec inops dicendi sapientia perficere potuisse, ut homines a consue-
tudine subito converteret et ad diversas rationes vitae traduceret.
13
Inu. I 3 : qui tandem fieri potuit, nisi homines ea quae ratione inuenissent eloquentia persuadere potuis-
sent ?
14
Nous remercions B. Cassin qui, dans la discussion qui a suivi notre communication, nous a permis
d’approfondir cette question.
15
J. L. Austin, How to do Things with Words, London, Oxford U. P., 1962.
16
Sur le sens de l’aphasie pyrrhonienne, voir J. Brunschwig, « L’aphasie pyrrhonienne », dans C. Lévy
et L. Pernot (éd.), Dire l’évidence (Philosophie et rhétorique antiques), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 297-
320.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 253
sont contradictoires. L’éloquence ne peut exister que si elle est déployée dans la
durée, ce que montrent bien les indications chronologiques qui scandent le tex-
te17 : primo propter insolentiam reclamantes, deinde propter rationem atque ora-
tionem studiosius audientes. Ici, au contraire, tout se passe comme si l’effet de la
parole de l’homme éloquent et sage se manifestait dans l’immédiateté. En réa-
lité, les deux aspects ne nous paraissent pas être totalement contradictoires, dans
la perspective du texte. Pour Cicéron, tous les arguments que cet homme a utili-
sés pour civiliser l’humanité sauvage, la copia dicendi qu’il a nécessairement mise
en œuvre, peuvent être envisagés ou bien dans leur mythique historicité, autre-
ment dit dans leur extension temporelle, ou bien comme la version diachronique
d’un acte de parole qui serait : « je vous fais passer de la sauvagerie à la civilisa-
tion ». Dans une telle perspective, le perlocutoire ne serait rien d’autre que le
déploiement dans la diachronie de l’acte de parole.
Cette parole médiatrice de l’inscription dans le réel, à la fois acte et par-
cours pour Cicéron, comment agit-elle ? Par la grauitas et la suauitas. Une
phrase mérite d’être citée18 : « aucun individu assurément, doté d’une très
grande force physique n’aurait voulu sans y être contraint par la force, aller vers
l’état de droit, à moins d’être convaincu par un discours rempli de gravité et
d’agrément ». La grauitas et la suauitas, l’une déterminant le mouvement,
l’autre neutralisant les résistances, agissent, en fait, comme un vecteur, substitut
d’une force physique d’une grande puissance. Rien de précis n’est dit sur le type
de relation entre la force physique et la force verbale. Néanmoins, il faut retenir
que, pour Cicéron, dès l’origine de l’humanité, parler c’est agir dans une dyna-
mique de rapport de forces. Cette dynamique ne se limite pas à la confrontation
parole-violence physique, elle est inhérente à la parole même puisqu’il est lon-
guement montré dans la suite du texte que le mixte eloquentia / sapientia, fi-
gure éthiquement parfaite de la relation oratio / ratio, elle-même correspondant
linguistique du logos grec, est un mélange instable, dans lequel l’eloquentia cher-
che constamment à neutraliser la sapientia.

17
Inu. I, 2.
18
Inu. I 3 : Profecto nemo nisi graui ac suaui commotus oratione, cum uiribus plurimum possent, ad ius
uoluisset sine ui descendere, ut inter quos posset excellere, cum iis se pateretur aequari et sua uoluntate a iu-
cundissima consuetudine recederet, quae praesertim iam naturae uim optineret propter uetustatem.
254 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Cette conception de la parole politique, celle qui organise les cités et leur
permet de subsister, comme étant dans son essence illocutoire, même si elle
prend le plus souvent une forme perlocutoire, a-t-elle été maintenue par Cicéron
dans ses traités ultérieurs, et notamment dans celui qui est considéré comme
son chef-d’œuvre de sa réflexion sur la rhétorique, le De oratore ?

De oratore
Le De oratore revient sur la question de l’origine de la civilisation, de ma-
nière à la fois moins ample et assurément plus complexe. Dans le premier livre,
Crassus, au § 30, reprend le problème en posant cette question19 : « Quelle autre
force a pu réunir en un même lieu les hommes dispersés, les tirer de leur vie
grossière et sauvage pour les amener à notre degré actuel de civilisation, fonder
les sociétés, y faire régner les lois, les tribunaux, le droit ? ». La réponse se trou-
ve dans le mot dont la répétition structure le passage : dicendo, par la parole20.
Cela signifie-t-il pour autant que la position mesurée que Cicéron avait tenté de
définir dans le De inuentione, à savoir l’équilibre entre philosophie et rhétori-
que, soit caduque ? En réalité, Crassus paraît osciller entre, d’une part, l’ivresse
que lui procure le pouvoir de la parole et, d’autre part, le souci d’atténuer cette
volonté de puissance par la prise en compte d’objectifs politiques et moraux.
Pour ce qui est du premier aspect, il affirme21 : « rien ne me paraît plus re-
marquable que de pouvoir par la parole captiver des assemblées, séduire les intel-
ligences, pousser les volontés là où l’on souhaite les conduire et les détourner d’où
on désire qu’elles n’aillent pas ». Le terme praestabilius a ici son importance,

19
De or. I, 33 : quae uis alia potuit aut dispersos homines unum in locum congregare aut a fera agrestique
uita ad hunc humanum cultum ciuilemque deducere aut iam constitutis ciuitatibus leges, iudicia, iura des-
cribere ?
20
L’adjectif verbal est utilisé dans les § 29 (de studio dicendi), 30 (dicendo tenere hominum coetus), 32
(exprimere dicendo sensa possumus).
21
De or. I, 30 : neque vero mihi quicquam » inquit « praestabilius videtur, quam posse dicendo tenere
hominum [coetus] mentis, adlicere voluntates, impellere quo velit, unde autem velit deducere.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 255
car il sera repris par Cicéron à la fin de sa vie, lorsqu’il écrira dans le De officiis22:
« Qu’y a-t-il en effet de préférable (praestabilius) à l’éloquence, soit pour l’ad-
miration des auditeurs, soit pour l’espoir de ceux qui en ont besoin, soit pour
la reconnaissance de ceux qu’elle a défendus ? ». Cependant, dans le traité stoï-
cien, ce qui fait que rien n’est préférable à l’éloquence, c’est la qualité de la ré-
ponse qu’elle suscite chez les autres : admiration, espoir, reconnaissance. En
revanche, dans ce passage du De oratore, les auditeurs sont, en quelque sorte,
néantisés en tant que personnes par la force qui les pousse là où l’orateur veut
les mener. Il ne s’agit plus, comme dans le De inuentione, de distinguer, dans
l’orateur, le sujet parlant et la parole dont il peut faire un bon ou un mauvais
usage. Le sujet fait corps avec sa parole, il est cet être exceptionnel qui actualise
ce qui a été donné à tous23 : « Qu’y a-t-il de plus étonnant que de voir surgir
d’une immense multitude un seul homme qui est capable de réaliser seul, ou
avec un tout petit nombre d’hommes, ce qui est donné par la nature à tous ? ».
Le texte latin ici est difficile à interpréter. Nous ne sommes pas dans le registre
de l’uti, mais dans celui du facere, qui nous renvoie au perficere du De inuen-
tione et que May et Wisse traduisent fort bien par « to use with effect »24. Dans
l’orateur se produit l’actualisation d’un donné qui, chez les autres, demeure
virtuel, puisqu’ils parlent, certes, mais ne savent pas rendre la parole capable
d’efficacité et de domination : semper dominata est, est-il dit dans la phrase
précédente, en parlant des cités bien organisées, sur lesquelles la rhétorique a pu
exercer son pouvoir.
Il est vrai que, comme s’il sentait qu’il était allé trop loin dans l’exal-
tation de cette puissance, Crassus met en valeur, dans les pages suivantes,
ses aspects moraux 25 : secourir les suppliants, relever les malheureux à
terre, arracher ses concitoyens à la mort, aux dangers, à l’exil. Toutefois,
cette finalité éthique apparaît plutôt comme un produit dérivé du pouvoir
de la parole, comme une régulation a posteriori plutôt que comme quelque chose
de consubstantiel à celle-ci. C’est bien comme cela, en tout cas, que l’entend Scae-
vola lorsqu’il répond à Crassus. En effet, il se place exclusivement

22
De off., II 66 : Quid enim eloquentia praestabilius uel admiratione audientium uel spe indigentium,
uel eorum qui defensi sunt, gratia ?
23
De or. I, 31 : Quid enim est aut tam admirabile, quam ex infinita multitudine hominum exsistere unum,
qui id, quod omnibus natura sit datum, vel solus vel cum perpaucis facere possit ?
24
J. M. May & J. Wisse (trad. et com), Cicero. On the Ideal Orator, Oxford, Oxford U. P., 2001, ad
loc.
25
De or. I , 32.
256 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

sur le plan de l’omnipuissance de la parole, sans estimer devoir prendre en


compte la moralisation ultérieure de celle-ci. Les deux points sur lesquels il
s’oppose à lui sont l’idée que la civilisation aurait été fondée par des orateurs et
la croyance selon laquelle ceux-ci représenteraient la perfection de l’humanité.
À la thèse, défendue par Crassus, d’une puissance active de la parole oratoire, il
oppose un autre modèle, celui d’une action à la fois intellectuellement forte et
vide de mots, comme fut, dit-il, celle de ceux qui succédèrent aux rois26 : omnia
nonne plena consiliorum, inania uerborum uidemus ?
Laissons cependant de côté la position de Scaevola, pour nous intéresser à ce
qui nous concerne plus directement ici. Si la parole est une force, quel est donc son
mode de fonctionnement, sa physique ? Que la parole oratoire soit une force, c’est ce
qui est affirmé sur le mode de la démonstration historique dans le Brutus, où l’asser-
tion27 : Nec tamen dubito quin habuerit uim magnam sempre oratio, donne lieu à une
accumulation d’exempla qui partent d’Homère pour arriver à Cicéron lui-même. Le
De oratore ne constitue pas la version principielle de ce qui sera ainsi illustré dans le
Brutus, il ne théorise pas l’action de la parole, il met en lumière les modalités du
fonctionnement de cette force, et c’est à nous de tenter de la théoriser.
Pour cela, nous partirons d’une sorte d’antimodèle28, le Stoïcien Ruti-
lius Rufus qui, accusé injustement, refusa que sa cause fût plaidée selon les
traditions de la rhétorique judiciaire, estimant qu’il devait s’en tenir à la ratio
ueritatis, si bien que, nous dit Cicéron, sa cause fut plaidée comme elle eût pu
l’être dans la république idéale de Platon. Qu’aurait-il donc dû faire ? Parler
ornatius aut liberius quam simplex ratio ueritatis. Le comparatif définit ici un
dépassement par rapport à un discours de pur constat, ou de pédagogie. Dé-
passement dans l’usage de la parole, avec le passage du sermo, de la parole
exempte de tension29, au cri, à la plainte, aux gémissements, le tout accompa-
gné d’actio, puisqu’il aurait fallu au moins avoir une gestuelle appropriée à l’es-
pace du tribunal30 : « pas un de ses avocats n’eut un gémissement, une exclama-
tion, un cri de couleur, une plainte ; pas un n’implora la patrie, ne fit appel à

26
De or. I, 37.
27
Brutus 40.
28
De or. I, 229.
29
Voir C. Lévy, « La conversation à Rome à la fin de la République : des pratiques sans théorie »,
Rhetorica 11 (1993), p. 399-420.
30
De or. I, 230 : nemo ingemuit, nemo inclamauit patronorum, nihil cuiquam doluit, nemo est questus,
nemo rem publicam implorauit, nemo supplicauit ; quid multa ? pedem nemo in illo iudicio supplosit, credo,
ne Stoicis renuntiaretur.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 257
la pitié ; bref, pendant tout ce mémorable procès, pas un n’osa frapper la terre
du pied ». Il serait toutefois trop simple d’imaginer que la force de la parole
oratoire devrait nécessairement être mesurée à la véhémence de la voix. Certes,
il est nécessaire qu’elle soit intenta ac uehemens31, lorsqu’il faut changer les dis-
positions des juges ou, plus généralement, entraîner les cœurs à tout prix. La
physique de la parole est, dans un tel contexte, relativement simple : il s’agit
d’opposer à la force d’autrui, force active ou force d’inertie, une force qui lui
soit supérieure. Mais il est une question bien plus difficile à résoudre : quelle
peut être la force d’une parole faible, autrement dit, d’une parole qui n’extério-
rise pas sa force par la puissance de la voix ou par des modulations exception-
nelles, accompagnées d’une gestuelle forte ? À cette question, Cicéron répond
avec une grande clarté par une sorte de sorite implicite, qui récuse une distinc-
tion tranchée entre une force forte et une force faible. La distinction se trouve
abolie au profit de la constitution d’un système de forces32 :
Car de la douceur, qui nous rend sympathiques à notre auditoire, il faut que se
répande quelque chose jusque dans l’élan impétueux par lequel nous renversons
les âmes, et, inversement, de cette passion doit partir un souffle qui vienne parfois
animer la douceur.
Le vocabulaire de ce passage, par-delà son allure « littéraire », est celui de
la physique, avec des mots comme uis, influere, inflare, grauitas, contentio. La
puissance du discours est ainsi définie comme la résultante d’un ensemble de
forces, les unes immédiatement perceptibles comme intenses, les autres apparem-
ment de moindre intensité, l’essentiel étant que leur agencement puisse donner
la plus grande puissance possible à la totalité. Dans une telle perspective, l’orna-
tus, l’humour, l’allusion, ne sont pas des éléments extérieurs à ce système des
forces, ils en constituent eux-mêmes des éléments, au même titre que l’actio.
Dans un passage précédent, Antoine avait résumé sa pensée par une formule qui
mérite d’être examinée de près33 : omnium sententiarum grauitate, omnium uerborum
ponderibus est utendum. Le terme pondus nous semble particulièrement intéressant,
car il sera repris par Cicéron dans le Lucullus, lorsque, exposant la théorie stoïcienne

31
De or. II, 212.
32
Ibid. : Sed est quaedam in his duobus generibus, quorum alterum lene, alterum vehemens esse volumus,
difficilis ad distinguendum similitudo nam et ex illa lenitate, qua conciliamur eis, qui audiunt, ad hanc vim
acerrimam, qua eosdem excitamus, influat oportet aliquid, et ex hac vi non numquam animi aliquid inflan-
dum est illi lenitati. Neque est ulla temperatior oratio quam illa, in qua asperitas contentionis oratoris ipsius
humanitate conditur, remissio autem lenitatis quadam grauitate et contentione firmatur.
33
De or. II, 73.
258 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

de l’assentiment, il comparera cette faculté à une balance dont le plateau s’abais-


se lorsqu’on y pose un poids34. À la physique du langage, présente dans le De
oratore, répondra, une dizaine d’années plus tard, celle du sujet de la perception.
Dans un cas comme dans l’autre, la notion de poids joue un rôle essentiel, avec
simplement une intériorisation dans le passage de la rhétorique à la philosophie.
Il nous paraît un peu court de s’en tenir à l’explication par la métaphore. Entre
les forces à l’œuvre dans le langage et celles inhérentes à la réalité matérielle, il
y a une continuité, tout comme le poids, immatériel, de la sensation sur l’assen-
timent met en branle l’action. Le réel se définit ainsi par cette circulation na-
turelle, permanente, de forces sur lesquelles l’orateur apparaît comme le seul à
pouvoir exercer une maîtrise au moins partielle.
Quant à grauitas, c’est assurément l’un des termes les plus complexes de
tout le vocabulaire cicéronien, mais il ne nous semble pas qu’à aucun moment il
perde son sens original, celui de pesanteur, quelque peu atténué dans l’usage
français de « gravité ». La difficulté vient de ce que Cicéron associe différents
types de pesanteurs, la pesanteur sociale, axiologique des représentations se com-
binant avec celle du système de forces constitué par les mots. Des orateurs com-
me Scipion, Laelius, ou Crassus lui-même, dans la dernière partie de sa vie, pou-
vaient très bien se dispenser de la véhémence de la parole, tant la représentation
qu’ils donnaient et que les autres avaient d’eux-mêmes constituait en elle-même
une force qui rendait superflue la présence des autres forces. Ici encore, le lan-
gage utilisé par Cicéron est significatif35 : neque minus haec tamen tua grauissimi
sermonis lenitas quam illa summa uis et contentio probatur. La parole de Crassus
était initialement une force qui se laissait percevoir en tant que telle, mais au fur
et à mesure que sa gloire s’était accrue, elle avait pu devenir lenis, non pas parce
qu’elle se serait soustraite au jeu des forces combinées ou antagonistes, mais
parce que le poids de sa propre représentation, de sa persona, avait permis à l’ora-
teur d’atténuer la tension, la contentio qui était celle de sa voix d’autrefois. S’il
fallait une preuve supplémentaire du fait que nous nous trouvons devant une
volonté très nette de ramener l’éloquence à un jeu de forces physiques, nous la
trouverons dans l’emploi d’un mot extrêmement rare, puisqu’il ne figure que
trois fois dans tout le corpus cicéronien36 : machinatio. Dans le deuxième

34
Luc. 38.
35
De or. I, 255.
36
De or. II, 72 ; DND II, 97 et 123.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 259
livre du De oratore, Cicéron écrit, en parlant du juge37 : « il faut, comme avec
un système mécanique, le tordre, pour le faire aller tantôt vers la sévérité, tantôt
vers la clémence, tantôt vers la tristesse, tantôt vers la joie ». Aristote, dans la
Rhétorique, avait mis en garde l’orateur contre la tentation de dévoyer le juré en
l’amenant à éprouver de la colère, de l’envie ou de la pitié38. Or c’est très exac-
tement à cela qu’Antoine l’invite, en insérant cette torsion dans une approche
physique dont il exclut toute considération à vocation éthique, en tout cas pour
ce qui est des tribunaux, puisque voici comme il parle de celui qui défend la
thèse adverse39 : « Là se présente un adversaire armé, que vous devez frapper,
repousser ». On est un peu surpris, après plusieurs paragraphes dans lesquels se
succèdent calcul des forces et métaphores guerrières, de voir apparaître, au § 73,
la métaphore de l’orateur comparé à un Phidias qui sculpterait une splendide
Minerve, mais il est vrai qu’il s’agit de la Minerve armée.
Nous ajouterons qu’il nous paraît possible de trouver une confirmation
de l’interprétation que nous proposons dans le double sens de la leuitas. La
parole légère des Graeculi est celle qui par son inconséquence, sa réversibilité ne
pèse pas suffisamment pour s’inscrire dans la réalité. En revanche la leuitas des
populares a un redoutable effet de subversion parce que, précisément par sa lé-
gèreté, elle déséquilibre tout le système politique fondé sur la gravitas40.

Le Pro Sestio
Le De oratore date de 55, le Pro Sestio de 56. Le thème de l’origine de
la civilisation qui sert de fil conducteur à notre étude y est présent, mais
avec un élément intéressant, à savoir qu’il n’y a plus d’allusion à l’éloquen-
ce comme élément de fondation des cités. On pourrait mettre cette ab-
sence sur le compte de la différence des genres : discours d’un côté, traité
de l’autre. Cela n’est pas si simple, tant il est vrai que Cicéron ne s’est ja-
mais privé de pratiquer dans ses discours le mélange des genres, par exem-
ple dans sa célèbre évocation, dans le Pro Murena, de la différence entre la
philosophie de l’Académie et celle du Portique. En réalité, c’est moins la

37
De or. II 72 : tamquam machinatione aliqua tum ad seueritatem, tum ad laetitiam est contorquen-
dus.
38
Rhét. I 1, 1354 a 25-26.
39
Loc. cit. : ubi adest armatus aduersarius qui sit et feriendus et repellendus.
40
Voir sur ce point Z. Yavetz, « Levitas popularis, » Atene & Roma 10 (1965), p. 97-110.
260 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

différence de genre qui nous paraît déterminante que la chronologie. Dans le


Pro Sestio, Cicéron prend acte d’une situation dans laquelle le niveau de la vio-
lence à Rome est devenu tel que la parole ne peut plus intervenir de manière
efficace. Le De oratore, lui, se situe dans la nostalgie d’un temps où elle avait du
poids.
Le mythe du De inuentione est repris ici avec deux différences importan-
tes. Tout d’abord, ce n’est plus un seul homme qui, par la sagesse de son élo-
quence, permet le passage à la civilisation, mais plusieurs individus. Nous voyons
là l’ombre portée d’une période dans laquelle le pouvoir croissant des impera-
tores incitait Cicéron à redouter déjà l’intervention de l’individu providentiel.
Mais ces hommes fondateurs sont décrits comme uirtute et consilio praestanti,
sans aucune mention de la force de leur parole. Bien sûr, il s’agit là d’une rétro-
projection du pouvoir sénatorial, mais pourquoi aucune évocation de l’élo-
quence, ni dans ce passage lui-même, ni dans les pages qui le suivent, au point
que, lorsque Cicéron parle de ceux qui ont pour mission de défendre la société,
il dit qu’ils doivent être magni animi, magni ingeni magnaeque constantiae41, là
où l’on aurait attendu au moins une allusion à la force de la parole ? Celle-ci
cependant ne figure nulle part, comme si Cicéron, après avoir amplement fait
l’expérience de l’impuissance de son éloquence, avait cessé de croire en la na-
ture civilisatrice de celle-ci. Une phrase est, de ce point de vue particulièrement
significative42 : « Milon est le seul, selon moi, à avoir enseigné par des actes et
non par des paroles (re non uerbis) l’attitude qu’imposent aux hommes de pre-
mier plan dans un État la morale et la nécessité ». Or Milon a tué. Cela signifie-
t-il que la décomposition de la République a rendu la parole nécessairement
impuissante ? Les choses sont, en réalité, un peu plus complexes.
On sait que, pour Cicéron, dans ce discours, dès l’origine de la civilisation,
deux réalités se sont affrontées : uis et ius, la violence et le droit, deux forces en per-
pétuel conflit. Certes, le tribunal et le Sénat sont des lieux dans lesquels la parole se
déploie, mais ils ne sont jamais décrits comme tels dans ce passage du Pro Sestio, tant
il est vrai que ce qui compte c’est la différence entre ce qui est structuré et ce qui est
indifférencié. Rappelons que, contrairement au temps confusément mythico-histo-
riques, du De inuentione, le Pro Sestio définit une sorte d’éternité de l’Vrbs (duo
genera semper in hac ciuitate fuerunt) et distingue deux catégories d’hommes

41
Sest. 99.
42
Sest. 86.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 261
politiques : ceux qui flattent une masse indifférenciée (multitudo) et ceux qui
sont au service des optimi, catégorie volontairement définie de manière très
ample, puisqu’elle va des principes consili publici aux affranchis, pour peu qu’il
s’agisse de gens moralement irréprochables et ayant une situation économique
saine. Le dire explicite est placé du côté des populares, comme le montre la
phrase43 :
ceux qui, dans leurs actes et dans leurs paroles, voulaient être agréables à la mas-
se étaient tenus pour des démocrates, tandis que ceux qui se comportaient de
manière à obtenir pour leur politique l’approbation des honnêtes gens étaient
considérés comme des aristocrates.
Le terme de consilia est ambigu, car il peut fort bien désigner la décision que
l’on inscrit dans la réalité sans la mise en scène rhétorique de l’acte de parole. En
d’autres termes, l’action directe de la parole sur le groupe humain est réservée,
dans ce passage principiel, à l’éloquence des populares, action qu’au demeurant
Cicéron cherche à décrédibiliser en insinuant assez lourdement que c’est la cor-
ruption et non l’acte de parole qui induit l’adhésion des auditeurs44 : « par la
corruption et la surenchère, ils réussissent à obtenir que ces auditeurs donnent au
moins l’impression d’écouter volontiers tout ce qu’ils disent ». Ce qui est valo-
risé, dans le cas des optimates, c’est, au contraire, leur contribution à la stabilité de
l’État. Tout se passe comme si la capacité d’influer directement sur les êtres hu-
mains, dont nous avons vu de quelle ivresse elle emplissait Crassus, était supplan-
tée dans ce discours par tout ce qui médiatise la parole. Ce qui caractérise l’aris-
tocrate, ce n’est pas sa capacité à agir par son discours, mais la défense, par tous
les moyens, des institutions dans lesquelles s’inscrit l’acte de parole, qu’il s’agisse
des tribunaux, des assemblées, du Sénat ou des institutions religieuses. De ce fait,
l’accent n’est plus mis sur la force elle-même, mais sur le cadre institutionnel dans
lequel elle s’inscrit. Et quand ce cadre, en tout cas dans la représentation de Cicé-
ron, a été mis à mal par l’audace des populares, quand quelqu’un comme Clodius
se situe en dehors de toutes les institutions et que, comme dit Cicéron45, « la
cause de la république a été perdue, et perdue non par des auspices, non par un
veto, non par des votes, mais par la violence, par une rixe, par l’épée », alors ce
n’est pas la force de la parole qu’il faut lui opposer, mais bien une violence de

43
Sest. 96 : Qui ea quae faciebant quaeque dicebant multitudini iucunda uolebant esse, populares, qui
autem ita se gerebant ut sua consilia optimo cuique probarent, optimates habebantur.
44
Sest. 104 : Sed pretio ac mercede perficiunt ut, quicquid dicant, id illi uelle audire uideantur.
45
Sest. 78.
262 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

même nature que celle qu’il se plait à exercer. C’est précisément ce que fit Milon
en tuant son ennemi.
Il y a, dans le Pro Sestio, des efforts évidents pour montrer que les optimates
ont un pouvoir de parole sur les masses et qu’ils peuvent, au moins à l’occasion,
être aussi efficaces que les populares. Ces efforts ne font que mieux mettre en valeur
la difficulté de cette communication et le caractère toujours actuel de ce que Ci-
céron écrit pour les aristocrates de la période des Gracques46 : « sans doute avaient-
ils une influence qui était très grande au Sénat, très grande auprès des honnêtes
gens, mais ils ne plaisaient pas à la masse et les votes heurtaient souvent leur in-
tention ». Certes Cicéron évoque l’assemblée où le consul Lentulus et Pompée
plaidèrent sa cause, mais il le fait en des termes qui en disent long sur la conscien-
ce qu’il a de l’infériorité de la parole aristocratique sur celle des populares lorsqu’il
s’agit de mobiliser les foules47 : « jamais, à ce qu’il semblait, rien d’aussi ‘‘popu-
laire’’ n’avait touché les oreilles du peuple romain ». Il est cependant significatif
que le passage le plus long soit celui consacré aux acteurs de théâtre qui surent
déclencher l’enthousiasme du public en faveur de l’exilé, par la qualité du texte
dramatique, du jeu théâtral et par la mise en relief de certains mots, pour consti-
tuer ainsi une sorte de manifeste en faveur du rappel du consul exilé. Conscient
de ce que cette utilisation du théâtre comme d’un témoignage en sa faveur pouvait
avoir de singulier, Cicéron se justifie en invoquant sa volonté de montrer que,
dit-il, « ne sont pas démocrates tous ceux que l’on croit »48. De fait, c’est l’acteur
Ésope qui trouve le moyen de provoquer la plus grande émotion, à tel point que
Cicéron dit qu’il plaida sa cause, « en des termes beaucoup plus forts » - littéra-
lement « beaucoup plus lourds » qu’il ne l’aurait fait lui-même49. Ce texte, l’acteur
ne l’avait évidemment pas composé lui-même, sa grauitas n’était pas celle des no-
tions qu’il aurait élaborées et agencées, mais celle de la force avec laquelle il avait
réussi à faire passer son texte. Cette force, Cicéron ne la fait pas résider dans l’actio
(omisso gestu, est-il dit au § 121), mais dans la charge émotive des mots, dont il af-
firme qu’ils finissaient par arracher des larmes, même à ses ennemis. Ce très long
passage, dans lequel Cicéron évoque les manifestations théâtrales, a évidemment
une signification politique, puisqu’elles sont censées témoigner de la popularité de

46
Sest. 105.
47
Sest. 107 : Egit causam summa cum gravitate copiaque dicendi tanto silentio, tanta adprobatione
omnium, nihil ut umquam videretur tam populare ad populi Romani auris accidisse.
48
Sest. 119 : non esse populares omnis eos qui putentur.
49
Sest. 120 : multo grauioribus uerbis.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 263
Cicéron. Mais, par-delà cet aspect, on peut y voir une fascination pour l’action di-
recte de la parole sur les foules, un type d’action dont il se méfie désormais chez
l’homme politique, mais qu’il accepte dans la parole de l’acteur, probablement parce
que sa disqualification sociale mettait celui-ci à l’abri des tentations du pouvoir.
Un mot nous servira de transition avec la dernière partie. Plus encore que
d’autres discours politiques, le Pro Sestio traduit l’effort de Cicéron pour sortir
du paradigme oratoire et pour penser philosophiquement la situation. On remar-
quera tout d’abord que l’homme politique se voit assigner un souverain bien, un
propositum, terme par lequel sera traduit dans le De finibus le terme telos50. Ce
propositum est qualifié d’optabile, terme qui figure lui aussi dans la définition du
telos51. Ce telos peut simplement faire l’objet d’une contemplation (intueri) et
d’une aspiration forte (uolunt), mais il n’est pas fait pour rester purement théori-
que. Nous trouvons dans l’idée que le propositum ne se réalise que dans l’action
de ceux qui agissent (qui efficiunt) une anticipation de la fameuse formule du De
re publica52 : uirtus in usu sui tota posita est. La différence est que, dans le De re
publica, l’otium est condamné comme étant l’attitude des philosophes qui procla-
ment in angulis des principes purement verbaux. Le Pro Sestio, si on laisse de côté
la violente attaque contre l’otium épicurien, dont Pison serait le défenseur, définit
au contraire une politique à deux niveaux, comme il y a dans le stoïcisme, mutatis
mutandis, une éthique à deux niveaux, celle du relatif, l’officium, et celle de l’ab-
solu, l’honestum. Comme dans l’éthique stoïcienne, ce qui fait la différence, ce
n’est pas une dualité de réalités, mais l’attitude à l’égard d’une même réalité, en
l’occurrence l’otium cum dignitate. Tous les optimi souhaitent que la société soit
paisible et qu’elle fonctionne de manière hiérarchique, mais les meilleurs des
meilleurs sont ceux qui cherchent à ce que cela se réalise pour l’ensemble de la
société et pas seulement pour eux-mêmes. On ajoutera encore que l’expression
membra tueri, pour désigner ce que les summi uiri ont pour vocation de proté-
ger, figure dans la version péripatéticienne de l’oikeiôsis, au livre V du De
finibus53 . L’idée stoïcienne selon laquelle la qualité morale d’un individu ne

50
Voir Fin. III 22. L’expression revient sous la forme de conseruatis… fundamenta ac membra en Sest.
99. Le verbe conseruare est utilisé dans le sens de l’oikeiôsis en Fin. IV, 41.
51
Voir Fin. IV 50 : quod bonum sit, id esse optabile, quod optabile, id expetendum, quod expetendum,
id laudabile, deinde reliqui gradus.
52
Rep. I 2 : virtus in usu sui tota posita est; usus autem eius est maximus civitatis gubernatio et earum
ipsarum rerum, quas isti in angulis personant, reapse, non oratione perfectio.
53
Fin. V 40 : ut sensus quoque suos eorumque omnem appetitum et si qua sint adiuncta ei membra tuea-
tur.
264 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

peut pas être dissociée de la préservation d’un organisme, à la fois singulier et


collectif, se trouve donc bien présente dans ce texte de nature rhétorique.
La comparaison avec le stoïcisme a néanmoins des limites. L’argumenta-
tion cicéronienne évite ici le principal reproche qui était fait aux Stoïciens, à
savoir de déterminer un but qui n’était pas en lui-même bon, mais dont le choix
était conforme au bien54. Pour éviter le reproche de circularité, ceux-ci avaient
développé des stratégies complexes dans le détail desquelles il n’est pas utile de
rentrer ici55. Au contraire, pour Cicéron, il va de soi que l’otium cum dignitate
est à rechercher parce qu’il constitue un bien en soi. Les forces qui pratiquent
l’agitation révolutionnaire (motus conuersionesque rei publicae, au § 99) ne sont
pas à ses yeux des forces de changement, mais des forces de mort, qui n’hésite-
raient pas à provoquer une conflagration, comparable au niveau sociétal à celle
qui périodiquement, dans le stoïcisme, détruit le monde56 : communi incendio
malint quam suo deflagrare. En assimilant les optimates à la survie dans la di-
gnité de la société, et les populares à sa destruction violente, Cicéron ne laisse
pas de place pour le choix, tant celui-ci est dicté par la nature. Pour les Stoïciens,
l’être vivant à la naissance recherche instinctivement la vie, mais dans la vie
morale celle-ci est un indifférent préférable. La pensée politique de Cicéron fait,
en ce qui concerne la société, un amalgame de ces deux aspects.
Si l’on tente d’approfondir la question de la causalité de l’engagement du côté
des populares ou du côté des optimates, nous retrouvons un certain nombre de
philosophèmes. Les populares sont au corps social ce que la passion est à l’individu.
Deux, aux moins, des passions stoïciennes sont évoquées à leur sujet : la peur (prop-
ter metum poenae) et le désir (sous la forme du désir d’argent), mais surtout ils re-
présentent, au moins pour certains d’entre eux, le furor insitus, la folie profondé-
ment installée en l’âme, qui sera théorisée dans les Tusculanes. Les optimates
qui s’engagent dans la lutte pour l’otium cum dignitate et qui prennent en

54
Voir sur ce point l’article de M. Soreth, « Die zweite Telosformel des Antipater von Tarsos », AGPh
50 (1968), p. 48-72.
55
Sur le concept d’oikeiôsis, dans ses deux aspects, individuel et social, voir notamment T. Engberg
Petersen, Stoic Theory of Oikeiosis Moral Development and Social Interaction in Early Stoic Philosophy,
Aarhus, Aarhus U. P., 1991, et R. Radice, Oikeiôsis: Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua
genesi, Milan, Vita e Pensiero, 2000.
56
Sur cette conflagration, voir J. Mansfeld, « Providence and the Destruction of the Universe in
Early Stoic Thought », in M. J. Vermaseren (éd.), Studies in Hellenistic Religions, Leiden, Brill, 1929,
p. 129-188.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 265
charge, pour la réaliser, la uoluntas populi57 le font au nom de l’oikeiôsis sociale
revisitée par Cicéron, mais aussi d’une rationalité de la rétribution, puisqu’ils
sont récompensés par les honneurs et la gloire, thème que Cicéron théorisera
dans le De officiis et le De gloria. Non seulement il faut s’engager dans la lutte
pour l’otium cum dignitate, mais on a intérêt à le faire. C’est la version rhétori-
co-politique de l’identification entre l’honestum et l’utile qui sera défendue dans
le dernier livre du De officiis. La lutte entre les deux groupes, entre la popularis
cupiditas et le consilium principum, est, elle, l’expression sociale de l’affronte-
ment entre la raison et le désir. Mais, à aucun moment, Cicéron ne met en scène
un choix qui serait comparable à celui d’Hercule placé entre le vice et le plaisir,
préférant procéder à une ontologisation des catégories politiques de populares
et d’optimates.

Le refus de la métaphysique
Entre le De inuentione, le De oratore, le Pro Sestio, il y a donc une unité
dans la perception de la société comme un jeu de forces de tout ordre, mais
nous avons rencontré beaucoup plus que des nuances dans la définition de la
place à accorder à l’intérieur de cet ensemble à cette force particulière qui est
celle du langage. L’irruption de la dictature de César apportait une simplifica-
tion considérable à cette physique, mais ce n’était certainement pas celle que
Cicéron aurait souhaitée, puisque le schéma césarien de la domination était
déterminé par la force des armes, ce qui ne signifie pas évidemment que le
dictateur, auteur du De analogia, n’ait pas perçu la force du langage58. Reste
que, dans l’otium forcé qu’il va consacrer à la philosophie, Cicéron abordera à
peu près toutes les questions - la connaissance, l’action, la physique au sens
hellénistique du terme - sauf celle du statut ontologique du langage, alors même
qu’il n’a pas pu ne pas être informé, en particulier par ses amis stoïciens, de tout
ou partie de ce qui avait été produit sur ce thème. On remarquera notamment
que, grand admirateur et traducteur de Platon, il ne mentionne jamais le Cra-
tyle, comme si la question de l’origine du langage ne l’avait jamais intéressé. Il s’agit

57
????
58
Voir A. Garcea, « César et les paramètres de l’analogie », in L. Basset, F. Biville, B. Colombat,
P. Swiggers & A. Wouters éd., Bilinguisme et terminologie grammaticale gréco-latine, Leuven, Peeters, 2007,
p. 339-357.
266 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

moins ici de dire pourquoi il n’en a pas parlé, question pour laquelle on
peut imaginer plusieurs réponses, par exemple l’incapacité de se mettre
dans une position de réflexivité par rapport à ce à quoi il s’était si intime-
ment identifié, que de comprendre comment il a construit des stratégies
d’évitement qui lui ont permis de ne pas en parler. Il a ainsi inauguré, pour
une longue période, une tradition qui sera la tradition majoritaire de la
philosophie romaine, avec comme seules exceptions notables Varron, lequel
tenait au moins une partie de son savoir linguistique d’Antiochus d’Asca-
lon qui fut aussi le maître de Cicéron, et, épisodiquement, Sénèque, essen-
tiellement dans la fameuse Lettre 65 sur les genres de l’être. Il faudra, en
fait, attendre Augustin et Boèce pour que se crée à Rome une véritable
philosophie du langage.
Prenant acte de la situation nouvelle créée par la dictature, Cicéron fait
un constat lucide : la parole oratoire est morte. Point d’autopsie cependant,
mais, dans les deux traités rhétoriques qui précèdent l’œuvre philosophique, la
mise en œuvre de trois stratégies de dérivation :
- l’historisation. Puisqu’elle est morte, le moment est venu de dire ce qu’elle fut,
et c’est ce que Cicéron fait dans le Brutus, qui va des débuts de l’éloquence latine
à la fin de la République ;
- l’esthétisation, dans l’Orator, où, sans qu’on puisse vraiment parler de rup-
ture avec le De oratore, la grauitas évolue vers un sens beaucoup plus détaché
de la physique du langage et de la prise en compte du rapport des forces
sociales et politiques, au profit de l’évaluation esthétique des mots et des
rythmes. Voici, à titre d’exemple de cette conversion du sens, ce qui est écrit
au § 216, à propos du spondée59 : « il a cependant une allure stable et qui
ne manque pas de dignité, mais encore davantage dans les incises et les mem-
bres: il compense en effet le petit nombre des pieds par sa gravité et sa len-
teur »;
- l’ontologisation, toujours dans l’Orator, mais l’ontologisation de l’orateur (in
summo oratore fingendo) sans que cela conduise véritablement à une ontologie
du langage. C’est le fameux passage sur l’idée d’orateur que l’on trouve au § 10,
avec l’opposition entre les idées et le monde présenté comme un flux

59
Orator, 216.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS 267
dans lequel « les choses naissent meurent, s’écoulent, et passent et ne restent pas
longtemps dans un seul et même état ». Ce passage est fondamental pour l’his-
toire du platonisme, mais il n’aboutit à aucune conséquence pour la philosophie
du langage.
Faute de mieux, nous nous rabattrons sur un passage du De natura deo-
rum, dans lequel le Stoïcien, Balbus, désireux de montrer que le monde est régi
par la Providence, s’attache à démontrer que tout, dans l’être humain, témoigne
du souci de perfection de celle-ci lorsqu’elle crée l’homme. Après avoir évoqué
l’admirable fonctionnement de la raison, il dit à l’Académicien Cotta60 : « Mais
la maîtresse de tout, comme vous avez l’habitude de dire, cette force de la pa-
role, comme elle est admirable et divine ! ». L’analyse du contexte ne laisse pas
de doute, le vos désigne les Néoacadémiciens et, à notre sens, cela confirme que
Cicéron a trouvé dans l’enseignement de Philon de Larissa l’inspiration de la
préface du De inuentione. L’expression domina rerum chez Cicéron est assez
rare, on la trouve accolée à trois mots seulement, sapientia, vis eloquendi, et
fortuna61. Nous noterons surtout que la description des effets de l’eloquendi uis
par le Stoïcien Balbus n’est pas fondamentalement différente de celle que l’on
trouve dans les écrits de l’Académicien Cicéron62 : la parole est ce qui nous
permet d’apprendre, de communiquer, d’agir sur les passions, c’est elle, dit-il,
qui « nous a liés par les liens du droit, de la loi, de la vie dans des cités, c’est elle
qui nous a éloignés d’une vie d’inhumanité et de sauvagerie ». La différence est
que, chez le Stoïcien, la force du langage s’inscrit dans un monde où le problème
du sens ne se pose pas, puisqu’il est déterminé par l’omniprésence du logos,
tandis que la question d’un au-delà de la parole, d’une éventuelle métaphysique
de celle-ci n’est jamais explicitée chez Cicéron. Ce que l’on peut dire, en tout
cas, c’est que cette alternative n’est en rien artificielle. Dans le dernier livre du
De natura deorum, l’Académicien Cotta oppose à la vision de Balbus, celle,
probablement inspirée de Straton de Lampsaque, d’un monde sans Dieu,

60
Nat. de., II, 148 : Iam vero domina rerum, ut vos soletis dicere, eloquendi vis quam est praeclara quam-
que divina. quae primum efficit ut et ea quae ignoramus discere et ea quae scimus alios docere possimus.
61
Pour la caractérisation de sapientia, voir Mur., 30 ; pour celle de fortuna, voir Marc., 7.
62
Nat. de., II, 148 : deinde hac cohortamur hac persuademus, hac consolamur afflictos hac deducimus
perterritos a timore, hac gestientes conprimimus hac cupiditates iracundiasque restinguimus, haec nos iuris
legum urbium societate devinxit, haec a vita inmani et fera segregavit.
268 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

uniquement constitué de forces physiques. À la question de l’origine du lan-


gage, il répond ceci63 :
moi, je demande d’où nous viennent le langage, les nombres, le chant : à moins que
nous ne croyions que le soleil parle avec la lune, ou que le monde chante harmonieu-
sement, comme le pense Pythagore. Tout cela, Balbus, est l’œuvre de la nature, non
pas de la nature qui se promène en créant, telle que la décrit Zénon, mais de la nature
qui, par ses mouvements et ses changements met tout en branle et déplace tout.
Il s’agit sans doute de dialectique antistoïcienne, et Cotta n’adhère pas né-
cessairement à cette représentation du monde. On sait par ailleurs, qu’à la fin du
dialogue, Cicéron déclare considérer comme plus vraisemblable l’opinion du Stoï-
cien Balbus que celle de Cotta, pourtant académicien comme lui. Néanmoins, on
ne peut négliger le fait que la formation néoacadémicienne de Cicéron comportait
la prise en charge, au moins dialectique, de la thèse d’un monde pouvant être ré-
duit à un ensemble de forces sans intervention d’une intelligence créatrice. Nul
doute que Cicéron a eu dès sa prime jeunesse la conviction qu’il y avait dans la
parole un agent formidablement puissant de transformation de la réalité, en tout
cas de la réalité humaine, et qu’il ne fallait pas établir une différence de nature
entre la parole qui transforme instantanément et celle qui construit des stratégies
oratoires pour aboutir à ces transformations. Le verbe perficere qui ne signifie pas
seulement « faire », mais « aboutir au résultat escompté », exprime chez lui
cette efficacité, immédiate ou médiate, de la force de la parole. Cependant Cicé-
ron, qui, notamment après sa victoire sur la conjuration de Catilina, était en droit
de penser que la réalité avait confirmé sa théorie, put rapidement constater que,
d’une part, cette force de la parole pouvait se retourner contre lui, et, d’autre part,
que les armes ne s’effaçaient pas toujours devant la toge. D’où une attitude plus
prudente dans les écrits de la période intermédiaire entre le retour d’exil et la
guerre civile, et après celle-ci une reconversion, en quelque sorte, de la réflexion
sur la force, qui portera désormais sur la sensation et sur l’action beaucoup plus
que sur la parole. Néanmoins, nous dirons qu’il y a moins chez Cicéron un oubli
de l’ontologie que le refus de prendre une décision sur l’inscription ontologique
de l’acte de parole : force parmi les forces dans un monde qui n’est que force,
analogon du logos universel, ou indice de l’existence du monde des Formes ?

63
Nat. de., III, 27 : Et ego quaero unde orationem unde numeros unde cantus; nisi vero loqui solem cum
luna putamus cum propius accesserit, aut ad harmoniam canere mundum ut Pythagoras existimat. Naturae
ista sunt Balbe, naturae non artificiose ambulantis ut ait Zeno, quod quidem quale sit iam videbimus, sed
omnia cientis et agitantis motibus et mutationibus suis.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE
LOGIQUE, RHÉTORIQUE ET THÉOLOGIE AU MOYEN-ÂGE

Costantino Marmo

La recherche sur la sémiotique et la philosophie du langage médiévales n’a


pas encore produit de travaux définitifs, si ce n’est sur certains aspects et auteurs
du XIIIe siècle - on mentionnera notamment les contributions d’Irène Rosier-
Catach sur la grammaire et la sémantique et sur les théories des sacrements1.
Par conséquent, quand on parle des origines de la pragmatique contemporaine,
on se réfère d’habitude à la dernière partie du trivium, c’est-à-dire à la rhétori-
que. Je voudrais montrer que cette référence traditionnelle ne vaut pas pour
cette partie de la pragmatique contemporaine qui s’occupe des actes de langage,
et qu’il faut plutôt chercher dans d’autres corpus textuels des théories ou des
analyses comparables. Pour cette raison, j’essaierai d’abord de mettre en place
très rapidement les suggestions que le texte de la Rhétorique d’Aristote avançait
pour le développement d’une théorie des actes de langage ; et je montrerai en-
suite comment la réception du texte d’Aristote, dans les commentaires médié-
vaux de la fin du XIIIe siècle, n’a pas développé ces suggestions ; enfin je vou-
drais montrer, en conclusion, que la discussion de certains actes de langage
spécifiques (comme la promesse, le salut et l’ordre) se trouve plutôt dispersée

1
Cf. I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris,
Vrin, 1994 ; « Éléments de pragmatique dans la grammaire, la logique et la théologie médiévales », His-
toire Épistémologie Langage 20/1 (1998), p. 117-132 ; La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil,
2004.
270 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

dans des textes logiques, rhétoriques (mais relevant d’une autre tradition que
l’aristotélicienne) et théologiques, sans pour autant que l’on perçoive la néces-
sité d’élaborer une théorie générale des actes de langage.

La rhétorique d’Aristote
comme théorie de l’interlocution en contexte
Pour comprendre la réception qu’en feront ultérieurement les commenta-
teurs médiévaux, je reprendrai brièvement les traits saillants de la rhétorique
aristotélicienne.
La rhétorique d’Aristote a été correctement définie comme une théorie
de l’interlocution en contexte2 . Tout au début de son traité, Aristote donne une
définition de la rhétorique par comparaison et différence avec la dialectique
(dont elle serait la contrepartie - antistrophos) et indique ce qu’il place au centre
de l’art (tekhnê) rhétorique, l’enthymème (« le corps de la preuve », Rhét. I 1,
1354 a 15), par opposition à ses prédécesseurs qui ont plutôt concentré leur at-
tention sur le recours aux passions du destinataire ou du juge3. Comme la dia-
lectique, l’art de la rhétorique confère l’habileté à trouver les moyens de persua-
sion les plus efficaces sur n’importe quel sujet, sujet qui tombe dans l’un des
trois genres de discours : le délibératif, le judiciaire ou l’épidictique, selon une
distinction qui deviendra canonique. Les trois genres de discours se distinguent
selon
1) les destinataires qui peuvent être de simples assistants (épidictique) ou des
juges ; et, en ce dernier cas, des juges de ce qui est passé (judiciaire) ou de ce qui
va venir (délibératif) ;

2) ce que les orateurs font pour parvenir à leurs buts : ils peuvent exhorter ou
dissuader (délibératif) ; accuser ou défendre (judiciaire) ; faire l’éloge ou blâmer
(épidictique) ;

2
Cf. W. Grimaldi, Studies in the Philosophy of Aristotle’s Rhetoric, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag,
1972 ; Aristotle, Rhetoric 1. : A Commentary, New York, Fordham U. P., 1980.
3
Cf. F. Piazza, Il corpo della persuasione. L’entimema nella retorica greca, Palermo, Novecenta, 2000.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 271
3) en outre, selon les temps concernés : le futur (délibératif) ; le passé (judiciaire) ;
mais surtout le présent (épidictique) ;

4) enfin, les buts respectifs : l’intérêt ou le dommage (délibératif) ; le juste ou


l’injuste (judiciaire) ; le beau ou le laid moral (épidictique) (Rhét. I 3).
Aristote prend aussi en considération les trois éléments qui entrent dans toute
situation de communication quand il détermine les trois types de preuves tech-
niques, c’est-à-dire ce qu’on apprend à travers l’art et la méthode : il y a donc la
preuve qui dépend du caractère moral (êthos) du locuteur ; celle qui dépend des
passions du destinataire ; et, enfin, celle qui réside seulement dans le discours
(dia tou logou) (Rhét. I 2, 1356 a 1). L’importance (et par conséquent, l’espace)
qu’Aristote donne à chacune d’entre elles n’est pas identique, mais il est clair
que les trois preuves sont toutes de nature linguistique : le caractère moral de
l’orateur ou les passions de l’auditoire ne sont pas des réalités mais plutôt des
effets de sens du discours.
Le caractère moral produit la persuasion quand l’orateur inspire confian-
ce à l’auditoire, et ce, à travers son discours et non pas en raison d’un préjugé
favorable qui serait préalable à son discours. Aristote ajoute que le caractère
moral est la preuve la plus forte (kuriôtatên ekhei pistin to êthos 1356 a 13). Les
passions aussi sont importantes pour Aristote, parce que l’on juge de manière
différente quand on est triste ou joyeux, plein d’amour ou de haine : l’orateur
doit donc exciter, par son discours, les passions qui sont les plus favorables à son
but. Aristote, comme il a été dit plus haut, reproche aux auteurs contemporains
de se concentrer sur ce seul point, en laissant de côté les autres. Enfin, la persua-
sion peut être produite par le discours même (dia tôn logôn), c’est-à-dire à travers
les argumentations.
De ces prémisses, Aristote dérive la nécessité de considérer les types
d’argumentation (enthymème, exemple et vraisemblable), les caractères mo-
raux et les vertus, aussi bien que les passions, leurs nature et propriétés, et
les conditions de leur origine (I 2-7). À propos du premier point, Aristote
développe une théorie de l’argumentation rhétorique qui comprend une
théorie des signes (correspondant à ceux qui seront ensuite appelés « na-
turels »), théorie qui présente les signes comme prémisses (protaseis) d’in-
férences probables et qui se rattache à sa syllogistique (trois types de signes
selon les trois figures du syllogisme). Il consacre la moitié du deuxième
livre de sa Rhétorique aux passions (II 1-11) et aux caractères moraux (II
272 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

12-17), en les définissant en eux-mêmes et en laissant de côté le fait qu’ils sont


l’effet d’un discours, ce qui ne sera pas sans conséquence pour les commenta-
teurs médiévaux.
On peut faire correspondre les livres de la Rhétorique d’Aristote avec
la typologie des parties du discours de la rhétorique romaine, en classant
les sujets des livres premier et deuxième dans ce qui, par la suite, sera ap-
pelé inventio (avec une attention particulière portée aux lieux - topoi - rhé-
toriques, II 18-26), tandis que le sujet du dernier livre peut entrer dans
l’elocutio (lexis), l’actio (hypocrisis) et la dispositio, c’est-à-dire l’organisation
du discours en ses parties principales, comme le début (prooimion, exor-
dium), la proposition de l’argument ou du cas en question (prothesis, nar-
ratio), la preuve (pistis, qui correspond à différentes parties du discours
selon la tradition latine, à savoir : partitio, confirmatio, reprehensio), et la
fin (epilogos, conclusio).
La rhétorique latine, de Cicéron à Quintilien, reprend à Aristote
beaucoup de ses thèmes et problèmes, mais laisse de côté le projet d’une
théorie de la communication en présentant la rhétorique (surtout judi-
ciaire) comme une discipline qui a pour but la formation complète du ci-
toyen romain. Boèce, de son côté, consacre à la rhétorique et à la discussion
de ses rapports avec la dialectique le quatrième livre de son De topicis dif-
ferentiis, qui - comme le suggère son titre - tend à identifier la rhétorique à
la technique utilisée pour l’invention des dispositifs argumentatifs appro-
priés à chaque question.

La réception médiévale de la rhétorique classique


Le Moyen-Âge connaît tous les auteurs dont on a parlé, mais l’utilisation des
œuvres dépend de la circulation et de la diffusion des textes. Quintilien est le moins
connu et le moins utilisé : ses Institutiones circulent surtout sous forme abrégée,
pendant le Haut Moyen-Âge4. Dans les milieux scolaires et universitaires, Cicéron,

4
Cf. F. H. Colson, « Introduction », in M. Fabii Quintiliani Institutionis oratoriae liber I, edited with
introduction and commentary by F. H. Colson, Cambridge, 1924 (repr. anast. Hildesheim-New York
1973), p. lx-lxi ; P. Lehman, « Die Institutio oratoria des Quintilianus im Mittelalter », in Erforschung
des Mittelalters. Ausgewählte Abhandlungen und Aufsätze, vol. II, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1959,
p. 1-28.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 273
Boèce et Aristote ont connu une réception beaucoup plus large, mais en des
moments différents. On distingue, en premier lieu, la période cicéronienne où
le De inuentione (aussi connu comme Rhetorica uetus) et l’anonyme Rhetorica ad
Herennium (la Rhetorica noua) (également attribuée à Cicéron) sont commentées
et donc utilisées comme textes de base pour l’enseignement dans les écoles du
XIe et XIIe siècles5. Les commentaires sur le quatrième livre du De topicis diffe-
rentiis de Boèce caractérisent, ensuite, l’enseignement universitaire de la rhéto-
rique pendant le XIIIe siècle, mais dès la moitié de ce XIIIe siècle l’enseignement
de la rhétorique fondé sur ce livre est officiellement exclu des programmes uni-
versitaires (bien qu’en réalité on en trouve encore des commentaires à la fin du
XIIIe siècle, comme celui de Raoul le Breton)6. La Rhétorique d’Aristote, pour
sa part, doit attendre sa traduction latine pour être connue et utilisée. La pre-
mière est une traduction anonyme du grec, datant probablement de la première
moitié du siècle, mais qui reste très peu connue ; autour de 1256, Herman l’Al-
lemand traduit en latin la version arabe avec des extraits du commentaire d’Aver-
roès et du Shifa d’Avicenne ; enfin, vers 1269, Guillaume de Moerbeke traduit
directement du grec en latin le texte complet de la Rhétorique7. C’est cette der-
nière traduction qui va être commentée, et devenir grâce à ses commentateurs
l’un des textes de base de l’enseignement universitaire de la rhétorique. S’agis-
sant du XIIIe siècle, on sait que Albert le Grand, Boèce de Dacie et Gilles de
Rome l’ont commentée, bien que seul le commentaire de Gilles, qui date des

5
Cf. K. M. Fredborg, « Petrus Helias on Rhetoric », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin, 13
(1974), p. 31-41 ; «The Commentaries on Cicero’s De inventione and Rhetorica ad Herennium by William of
Champeaux », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin, 17 (1976), p. 1-39 ; « The Scholastic Teaching
of Rhetoric in the Middle Ages », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin, 55 (1987), p. 85-105 ; The
Latin Rhetorical Commentaries by Thierry of Chartres, Toronto 1988 (Studies and Texts, 84) ; « The Unity of
the Trivium », in S. Ebbesen (éd.), Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, Tübingen, Gunter Narr Verlag,
1995, p. 325-338 (Geschichte der Sprachtheorie, 3) ; « Ciceronian Rhetoric and the Schools », in J. Van Engen
(éd.), Learning Institutionalized. Teaching in the Medieval Universities, Notre Dame (IN), p. 21-41 ; « Thierry
of Chartres, Innovator or traditionalist », in Ciceroniana, n.s., 11 (2000), p. 121-132. Sur la tradition des com-
mentaires à Cicéron, voir aussi J. O. Ward, Ciceronian Rhetoric in Treatise, Scholion and Commentary, Turnhout,
Brepols, 1995 ; C. J. Mews, C. J. Nederman et R. M. Thomson, Rhetoric and Renewal in the Latin West 1100-
1540 : Essays in Honour of John O. Ward, Turnhout, Brepols, 2003 ; Virginia Cox et John O. Ward (éds.), The
Rhetoric of Cicero in its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, Leiden-Boston, Brill, 2006.
6
Cf. P. O. Lewry, « Rhetoric at Paris and Oxford in the Mid-Thirteenth Century », Rhetorica, 1 (1983), p.
45-63 ; mais, comme Fredborg l’a souligné (« The Scholastic Teaching of Rhetoric », p. 96), cette exclusion n’a
pas eu d’effets sur la composition des commentaires, cf. Raoul le Breton, Quaestiones super libro Topicorum
Boethii, éd. par N. J. Green-Pedersen, Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin 26 (1978), p. 1-92.
7
Cf. B. Schneider, « Praefatio », dans Aristoteles Latinus, Rhetorica. Translatio Anonyma sive Vetus
et Translatio Guillelmi de Moerbeka, Leiden, Brill, 1978, p. VI-LV.
274 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

années 1272-1273, nous soit parvenu ; pour le XIVe, nous disposons des com-
mentaires de Jean de Jandun et Jean Buridan8.
La tradition rhétorique médiévale, toutefois, se scinde en deux voies dis-
tinctes : l’une plus formelle et théorique, liée à la réflexion sur la logique et,
comme il est notoirement connu9, sur l’éthique ; l’autre concrète et appliquée,
liée à des pratiques de langage relevant de fonctions ou de métiers dans la so-
ciété médiévale. À côté de l’enseignement fondé sur les textes classiques latins
et grecs, on assiste ainsi pendant tout le Moyen-Âge à la production de traités
qui disputent des problèmes rhétoriques de manière généralement peu origi-
nale (ils s’inspirent toujours des textes classiques), mais selon une approche
moins théorique et plus orientée à des fins pratiques, comme celle de compo-
ser des poèmes (d’où les Artes versificandi, comme la Poetria nova de Geoffroy
de Vinsauf au XIIe siècle)10, celle d’écrire des lettres (d’où l’Ars dictaminis,

8
Sur le commentaire de Gilles de Rome, voir J. R. O’Donnell, « The Commentary of Giles of Rome
on the Rhetoric of Aristotle », in T. A. Sandquist et M. R. Powicke (éd.), Essays in Medieval History pre-
sented to Bertie Wilkinson, Toronto, University of Toronto Press, 1969, p. 139-156 ; S. Donati, « Studi per
una cronologia delle opere di Egidio Romano, I. Le opere prima del 1285: I commenti aristotelici (parte
I) », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 1 (1990), p. 20-24 ; C. Marmo, « Hoc autem
etsi potest tollerari... Egidio Romano e Tommaso d’Aquino sulle passioni dell’anima », Documenti e studi
sulla tradizione filosofica medievale 3 (1991), p. 281–315 ; « L’utilizzazione delle traduzioni latine della
Retorica di Aristotele nel commento di Egidio Romano (1272-1273) », in I. Rosier et G. Dahan (éd.), La
Rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires, de l’Antiquité au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1998, p. 111-
134 . Sur le commentaire de Jean de Jandun, voir M. Grignaschi, « Il pensiero politico e religioso di Gio-
vanni di Jandun », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medioevo e Archivio Muratoriano 70 (1958),
p. 425-296 ; C. Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione nel commento di Giovanni di Jandun al
terzo libro della Retorica », in L. Bianchi (éd.), Filosofia e teologia nel Trecento. Studi in ricordo di Eugenio
Randi, Louvain-La-Neuve, FIDEM, 1994, p. 17-31 ; E. Beltran, « Les Questions sur la Rhétorique d’Aris-
tote de Jean de Jandun », in Rosier et Dahan (éd.), La Rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires,
op. cit., p. 153-167 ; sur le commentaire de Jean Buridan, voir K. M. Fredborg, « Buridan’s Quaestiones
super Rhetoricam Aristotelis », in J. Pinborg (éd.), The Logic of John Buridan, Acts of the 3rd European
Symposium on Medieval Logic and Semantics (Copenhagen, 16-21 nov. 1975), Copenhagen 1976, p. 47-
59 ; J. Biard, « Science et rhétorique dans les Questions sur la Rhétorique de Jean Buridan », in Rosier et
Dahan (éd.), La Rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires,op. cit., p. 135-152.
9
J. J. Murphy, « The Scholastic Condemnation of Rhetoric in the Commentary of Giles of Rome on
the Rhetoric of Aristotle », dans Arts libéraux et philosophie au Moyen-Âge, Actes du IVe Congrès Inter-
national de Philosophie Médiévale (Montréal, 27 août - 2 sept. 1967), Montréal-Paris, Institut d’Études
Médiévales - Vrin, 1969, p. 833-841 ; voir aussi du même auteur Rhetoric in the Middle Ages: A History of
Rhetorical Theory from Saint Augustine to the Renaissance, Berkeley-Los Angeles-London, University of
California Press, 1974.
10
Voir E. Faral, Les arts poétiques du XIIe et XIIIe siècle. Recherches et documents sur la technique litté-
raire du Moyen-Âge, Paris, Champion, 1924 ; K. Frijs-Jensen, « The Ars Poetica in Twelfth-Century
France. The Horace of Matthew of Vendôme, Geoffrey of Vinsauf, and John of Garland », Cahiers de
l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin 90 (1990), p. 319-388 ; D. Kelly, The Arts of Poetry and Prose, Turn-
hout, Brepols, 1991 ; K. Frijs-Jensen, « Horace and the Early Writers of Arts of Poetry », dans Ebbesen
(éd.), Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, op. cit., p. 360-401 ; et les contributions au volume de
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 275
invention originaire d’Italie qui va se répandre dans toute l’Europe du XIIe au
XIIIe siècle11) et celle de prêcher (d’où les Artes praedicandi, qui fleurissent dans
la première moitié du XIIIe siècle, mais qui connaissent une histoire de longue
durée, partant des Évangiles et en passant par le De doctrina christiana de saint
Augustin12). Ces traités donnent souvent des règles pratiques (qui se rattachent
généralement à la tradition rhétorique cicéronienne) et fournissent des dossiers
d’exemples et de modèles pour ceux qui exercent des fonctions liées à des actions
spécifiques de communication, comme la composition d’un poème, l’écriture
d’une lettre ou la récitation d’un sermon. Dans ce qui suit, je voudrais examiner
certains textes qui permettent de montrer comment la tradition rhétorique
aristotélicienne a été reçue par les maîtres du Moyen-Âge.

Signes et lieux entre dialectique et rhétorique :


l’argumentation et l’organisation du contenu
La théorie des lieux va connaître un développement technique important,
dans le cadre de la logique médiévale, sans pour autant contribuer d’aucune
manière à une réflexion générale sur l’interlocution.
L’une des trois preuves (ou pisteis) indiquées par Aristote est celle centrée sur le
logos, ou sur le contenu du discours et sur son organisation interne. Aristote - comme
on l’a souligné plus haut - développe une théorie du signe étroitement liée à la syllo-
gistique. Je ne veux pas entrer ici dans les détails de cette théorie, mais seulement

L. Calboli Montefusco (eéd.), Papers on Rhetoric, V, Atti del Convegno Internazionale « Dictamen, Po-
etria and Cicero: Coherence and Diversification », Bologna, 10-11 maggio 2002, Roma, Herder, 2003.
11
Cf. Gian Carlo. Alessio, L’“« ars dictaminis” » nelle scuole dell’Italia meridionale (secoli XI-XIII),
Galatina, Congedo, 1989 ; M. Camargo, Ars dictaminis, Ars dictandi, Turnhout, Brepols, 1991 (Typologie
des sources du Moyen-Âge occidental, 60) ; Medieval Rhetorics of Prose Composition : Five English Artes
Dictandi and Their Tradition, Binghamton (NY), Center for Medieval and Early Reniassance Studies,
1995 ; « The Pedagogy of the Dictatores », dans Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric, V, op. cit.,
p. 65-94.
12
Sur les artes praedicandi, voir F. Morenzoni, « La littérature des artes praedicandi de la fin du XIIe
au début du XVe siècle », in Ebbesen (éd.), Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, op. cit., p. 339-359 ;
N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole: la prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, Institut d’Étu-
des Augustiniennes, 1998 ; N. Bériou et F. Morenzoni (éd.), Prédication et liturgie au Moyen-Âge, Turnhout,
Brepols, 2008 ; sur la pratique des prédicateurs du bas Moyen-Âge, voir G. Muzzarelli, Pescatori di uomini.
Predicatori e piazze alla fine del Medioevo, Bologna, Il Mulino, 2005.
276 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

souligner qu’elle fait partie d’une exploration générale des inférences non (di-
rectement) syllogistiques qu’Aristote a développée dans ses Topiques et aussi
dans le deuxième livre de la Rhétorique - une partie de l’œuvre qui semble avoir
été juxtaposée aux Topiques (la première partie du deuxième livre est consacrée
aux passions et aux caractères moraux).
La réflexion médiévale sur ces deux points, théorie du signe et théorie de
l’inférence topique, adopte deux voies tout à fait différentes. En l’absence du
texte d’Aristote jusqu’au XIIe siècle, la discussion sur les signes qui se développe
dans le milieu théologique (à partir des disputes sur l’eucharistie au IXe et au
XIe siècle), est inspirée par les textes augustiniens (notamment le De doctrina
christiana) et perd sa connexion avec la théorie de l’inférence13. Celle-ci, en
effet, - puisque la Rhétorique et les Topiques, bien que traduites par Boèce, ne
seront récupérées qu’au milieu du XIIe siècle - suit l’approche boécienne du De
differentiis topicis où le traducteur et commentateur d’Aristote expose une dou-
ble division et organisation des loci : l’une dérive de la tradition grecque et pé-
ripatéticienne (à travers Thémistius) ; l’autre reflète la tradition rhétorique la-
tine représentée par Cicéron14.
Les traditions dialectique et rhétorique trouvent dans l’œuvre de Boèce
une convergence ; comme Boèce va l’expliquer dans le quatrième livre, leur dif-
férence réside :
- dans l’attention que la rhétorique prête aux situations concrètes par rapport à
la dialectique qui - dit-il - s’occupe de questions sans considérer les circumstan-
tiae (c’est-à-dire sans répondre aux interrogations : qui, où, quand, pourquoi, de
quelle manière et avec quel instrument ?) (différence de matière) ;

- dans le type de discours (ou style d’énonciation) qu’elles utilisent : la rhétorique


se sert d’un discours continu (perpetua oratione), tandis que la dialectique procède

13
Sur la théorie du signe dans le Haut Moyen-Âge, voir I. Rosier-Catach, « Langage et signe dans la
discussion eucharistique », in S. Auroux, S. Delesalle et H. Meschonnic (éd.), Histoire et grammaire du
sens. Hommage à Jean-Claude Chevalier, Paris, Colin, 1996, p. 42-58 ; C. Marmo, « Il ‘simbolismo’ alto-
medievale : tra controversie eucaristiche e conflitti di potere », in Comunicare e significare nell’Alto Me-
dioevo, Atti della LII Settimana di Studio del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 15-20 aprile
2004, Spoleto 2005, p. 765-781 ; « Segno e immagini nella teologia di Pietro Lombardo », in Pietro
Lombardo, Atti del convegno internazionale, Todi, 8-10 ottobre 2006), Spoleto 2007, p. 51-88.
14
De differentiis topicis I, PL 64, 1173 c. Sur les Topiques d’Aristote et de Boèce et leurs commentaires
médiévaux, voir N. J. Green-Pedersen, The Tradition of the Topics in the Middle Ages: the Commentaries on
Aristotle’s and Boethius’ Topics, München, München : Philosophia Verlag, 1984.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 277
par interrogation et réponse ; ou encore dans le type d’inférences qu’elles utili-
sent : la dialectique se sert des syllogismes et de l’induction, tandis que la rhéto-
rique se contente d’exploiter enthymèmes et exemples (différence d’usage) ;

- dans le destinataire qu’elles prévoient : le discours rhétorique veut convaincre


un juge, le discours dialectique essaye de faire admettre par l’adversaire une cer-
taine proposition (différence de but).
De ces différences entre les deux disciplines du langage dérive une appro-
che différente quant à la question des loci.
Mais qu’est-ce qu’un locus, un lieu ? Pour expliquer ce que signifie ce mot,
Boèce propose de distinguer entre argumentum et argumentatio. Le premier est
défini comme ce qui produit la conviction ( fides) sur une question douteuse ;
ou encore ce qui est contenu dans un discours qui vise à convaincre (l’adver-
saire) dans ce type de question. L’argumentation en est la réalisation linguisti-
que concrète, ou argumenti elocutio. Le locus est enfin défini, d’après Cicéron,
comme le siège de l’argumentum, c’est-à-dire ce d’où l’on peut tirer un bon
argumentum à propos d’une certaine question15. Ces précisions expliquent très
bien ce que signifie définir la dialectique comme ars inueniendi : en discutant
des lieux, en effet, on se place à un niveau mental préalable à l’énonciation, au
niveau du projet de discours, projet qui comprend aussi la dispositio et qui pré-
cède la mise en acte (ce que Boèce appelle elocutio). Ici, on doit remarquer que
l’usage que Boèce fait du mot elocutio ne correspond pas à celui de « style » (ou
de choix stylistique préalable) habituellement associé à ce terme - et qui se rat-
tache à la définition du De inuentione de Cicéron (« elocutio est idoneorum
uerborum [et sententiarum] ad inuentionem accommodatio », I 9) -, mais se
superpose à la pronuntiatio en tant que réalisation linguistique du discours pro-
jeté.
On peut ajouter que, si l’on trouve dans le Commentaire sur la Rhétorique
de Gilles de Rome un traitement des lieux, celui-ci ne s’éloigne guère des dis-
cussions rencontrées dans le cadre des Topiques, et ne contribue pas non plus à
une théorie du dialogue en contexte. On verra que, même dans son traitement
des passions et du caractère moral, il se montre peu sensible à cette dimension.
Dans les textes de rhétorique appliquée, au contraire, on trouve une sensibi-
lité à l’articulation entre les procédés stylistiques, le contenu, et les compétences du

15
De differentiis topicis I, PL 64, 1174 c-d.
278 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

destinataire. Par exemple, un problème interne à la phase de la dispositio se dé-


gage si l’on compare la manière dont Geoffroy de Vinsauf, dans sa Poetria nova
(1208-1213), et Guido Faba, dans sa Summa dictaminis (1228-1229), définis-
sent et utilisent la distinction entre ordre naturel et ordre artificiel. À partir de
l’Ars rhetorica de Fortunatien (IVe siècle)16, l’opposition entre les deux ordres
est interprétée en termes de fidélité ou infidélité du récit par rapport à la suc-
cession chronologique des événements, ce qu’en termes narratologiques on
pourrait traduire comme une opposition entre fabula et intrigue, dans laquelle
le dernier terme désigne exactement un récit qui ne respecte pas l’ordre chro-
nologique. Geoffroy de Vinsauf (comme l’a souligné récemment Ferruccio Ber-
tini17), qui suit strictement Fortunatien, dit qu’on a l’ordo artificialis quand
l’épisode qui est raconté en premier n’est pas premier sur le plan chronologique.
Si, avec Geoffroy, la distinction se maintient au niveau narratif ou transphras-
tique, avec Guido Faba elle change complètement de niveau et relève de l’ordre
des mots (phrastique) ou de la constructio au sens des grammairiens :
Unde nota quod in constructione duplex est ordo, scilicet naturalis et artificialis.
Naturalis est ille qui pertinet ad expositionem, quando nominatiuus cum determi-
natione sua precedit, et uerbum sequitur cum sua, ut « ego amo te ». Artificialis
ordo est illa compositio que pertinet ad dictationem, quando partes pulcrius dispo-
nuntur18.

Il faut noter que dans toutes constructions il y a un double ordre, évidemment


l’un naturel et l’autre artificiel. L’ordre naturel est celui qui concerne l’exposition,
quand le nominatif avec ses modificateurs précède (le verbe) et le verbe le suit
avec ses modificateurs, comme dans l’exemple « je t’aime ». L’ordre artificiel est
la composition (de mots) qui concerne les textes que l’on dicte, quand les parties
(du discours) sont disposées de manière plus agréable.
Les exemples que Faba donne ensuite (II lxxxv-vi) confirment l’idée que
ces changements dans l’ordre des mots ont une finalité esthétique, mais qu’ils
doivent se soumettre aux principes de la clarté : une transposition de mots qui
les éloigne excessivement rend confus le sens du texte. Et cela va contre les règles
qu’il avait énoncées auparavant sur les vertus d’un parfait style en prose :

16
Fortunatien, Ars Rhetorica, 3.1., éd. L. Calboli-Montefusco, Bologna 1979, p. 141.
17
Voir F. Bertini, « Da Cicerone alla Poetria Nova di Geoffroy de Vinsauf », in Papers on Rhetoric, V,
p. 21-42.
18
Guido Faba, Summa dictaminis II, lxxxiv, éd. in A. Gaudenzi, « Guidonis Fabae Summa Dictamin-
is », Il Propugnatore n.s. 3 (1890), p. 344.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 279
Omne dictamen commodum et perfectum tria requirit : bonam gramaticam, per-
fectum sensum locutionis, et uerborum ornatum. Si autem hec tria dictator fecerit,
perfecte dictabit19.
Chaque texte dicté (dictamen), pour être adéquat et parfait, requiert trois quali-
tés : une bonne construction grammaticale, une parfaite intelligibilité de l’énon-
cé, et la beauté de l’ornement. Si celui qui dicte remplit ces trois conditions, il
aura dicté parfaitement.
Un peu plus haut, il avait donné la liste des défauts à éviter dans les diffé-
rentes parties de la lettre : dans le début, par exemple, éviter les mots insolites
ou trop recherchés, une narration peu cohérente, des thèmes qui probablement
n’intéressent pas le destinataire et qui ne le rendent pas (selon la triade cicéro-
nienne) « docilem, beniuolum uel attentum », ou écarter un thème trop général
qui peut être utilisé dans des lettres ayant un sujet tout à fait différent20.
Il y a donc, dans ce texte, un souci de régler le discours par rapport à des
critères de cohérence sémantique, d’adéquation aux compétences sémantiques
(dont dépend le choix lexical), aux goûts et aux intérêts supposés du destina-
taire. L’attention au destinataire, qui, comme on le verra encore, est très pré-
sente dans ce texte, se trouve aussi, avec des résultats fort différents, dans cer-
tains commentaires à la Rhétorique d’Aristote.

La construction du destinataire :
les passions engendrées par le discours
Les passions entrent dans la considération du rhétoricien en tant qu’ef-
fets de sens engendrés par le discours. Le problème n’est pas thématisé dans
les commentaires sur la rhétorique latine21 ; on le trouve traité, dans les an-
nées soixante du XIIIe siècle, dans les écrits théologiques, à côté de celui des
vertus. Mais la question, alors, est plutôt de définir les passions de base, qui
servent à définir les passions complexes, et de bâtir le système de leurs rela-
tions réciproques. Thomas d’Aquin va dans ce sens, lorsque, dans sa Summa
theologiae (Ia-IIae), il explique les relations entre deux groupes de passions,
six relevant du concupiscible (amour / haine, désir / fuite, plaisir / tristesse,

19
Summa dictaminis I, xiv, p. 295.
20
Summa dictaminis I, x, p. 292-293.
21
Cf., par exemple, les commentaires de Thierry de Chartres, in K. M. Fredborg, The Latin Rhetorical
Commentaries, op. cit..
280 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

organisées par couples de passions opposées) et cinq relevant de l’irascible (es-


poir / désespoir, audace / peur et colère, cette dernière n’ayant pas de passion
opposée). Les passions, comme le reconnaît Gilles dans son commentaire sur la
Rhétorique d’Aristote, sont un puissant instrument de persuasion, quand l’ora-
teur utilise des discours qui font appel à elles (les sermones passionales) ; mais
elles restent toutefois un objet secondaire pour la rhétorique : celle-ci s’en oc-
cupe seulement parce que, comme l’avait suggéré Aristote dans plusieurs pas-
sages, l’auditoire des discours rhétoriques est plus simple et grossier que celui
des argumentations dialectiques. Bien que Gilles de Rome commente le deuxiè-
me livre de la Rhétorique et consacre aux passions quatre questions (declaratio-
nes), son analyse va se poursuivre en perfectionnant l’exposé de Thomas
d’Aquin, et en passant sous silence - dans ce contexte - ce qu’Aristote avait écrit
sur les passions comme effets de sens du discours, et qu’on pourrait appeler
« effets perlocutoires »22 .
On trouve des observations plus intéressantes dans le commentaire de
Jean de Jandun, composé dans les premières années du siècle suivant. Jean
de Jandun, quoiqu’il soit d’accord avec Gilles de Rome sur l’importance
relative des discours passionnels, introduit dans sa discussion des exemples
et des petits récits de cas dont il avait fait l’expérience dans les tribunaux
français de l’époque. Ainsi, dit-il, à travers son discours un avocat peut in-
duire un juge à être bien disposé envers celui qu’il est en train de défendre,
par exemple en disant : Domine, ipse semper dilexit amicos uestros et bene
fecit eis et est ualde probus et ualens homo 23. « Monsieur, il a toujours aimé
vos amis et leur a fait du bien ; de plus, c’est un homme très honnête et de
valeur. »
Après ces paroles, qui sont incroyablement directes et ne cachent pas leur
but, le juge aurait dû être bien disposé envers l’accusé...
Ou encore, raconte Jean, l’avocat peut engendrer de la crainte chez le juge,
quand il dit : Domine, caueatis uobis, iste est homo potens et diues et habet amicos quibus

22
Cf. Marmo, « Hoc autem et si potest tollerari. Egidio Romano e Tommaso d’Aquino sulle passioni
dell’anima », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 2, 1991, p. 281-315.
23
Jean de Jandun, Quaestiones super Rhetoricorum libros tres, I, q. 3, in C. Marmo, « Retorica e motti
di spirito. Una quaestio inedita di Giovanni di Jandun », in P. Magli, G. Manetti et P. Violi (éd.), Semio-
tica: Storia, Teorie e Interpretazione. Intorno a Umberto Eco, Milano, Bompani, 1992, p. 38.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 281
multum displiceret malum eius24. « Monsieur, faites attention, cet homme est puis-
sant et riche ; de plus il a des amis auxquels son malheur déplairait beaucoup. »
Selon Jean de Jandun ce type de discours (qui est presque ouvertement une
menace) empêche le juge de rendre un juste jugement. Il en conclut explicitement
que le juge doit être un homme important, riche et puissant, et nanti d’amis
puissants, de manière à ne pas être victime de la crainte. Au temps de Jandun,
peut-être, ce genre de situation n’était pas rare, mais, comme un autre exemple
le suggère, la solution proposée par Jandun s’appuie aussi sur des cas concrets :
Uidi quendam pauperem accusare ditissimum iudici de eo quod ipsum pauperem
nequissime uerberaverat usque ad uulnera et sanguinis effusionem. Iudex sententi-
auit illum percussorem abstinere a potatione uini per duos dies et absoluit eum25.
J’ai vu un pauvre accuser un homme très riche devant le juge du fait qu’il l’avait très
méchamment fouetté, au point de le blesser et de lui faire perdre du sang. Le juge
condamna l’agresseur à s’abstenir de boire du vin pour deux jours et le laissa libre.
La peine ne semble pas proportionnée au crime et cela dépend peut-être soit du
statut social de l’accusé soit de celui de la victime. Les choses peuvent se compliquer
encore davantage quand il y a la possibilité d’une liaison entre juge et accusée :
Uidi quendam iudicem cui una pulcherrima meretrix fuit accusata de homicidio
et tunc factum fuit quod illa domina fuit feliciter liberata et parum aut nihil dam-
nificata pro illo ; sed non dico quod ille iudex ab ea receperat carnalis uoluptatis
iocunditatem letanter 26.
J’ai vu un juge devant lequel une prostituée avait été accusée d’homicide et donc
il se passa que cette femme fut heureusement relâchée et ne reçut que peu ou
aucun dommage pour ça : mais je ne veux pas dire qu’en échange ce juge avait
reçu d’elle avec jubilation la douceur de la volupté charnelle.
Il ne le dit pas ouvertement, mais il y fait bien allusion…
L’intérêt de Jandun pour les passions vise à discuter la place exacte de la rhé-
torique dans le cadre de l’encyclopédie des sciences de l’époque, c’est-à-dire entre
logique et politique. Comme Gilles de Rome, il affirme qu’elles sont un objet secon-
daire de la rhétorique (qui fait cependant plutôt partie de la science politique), mais
interprète cette position de manière tout à fait originale : le rhétoricien et l’ora-
teur doivent malgré tout connaître les discours passionnels pour les éviter, être

24
Quaest. super Rhet., I, q. 3, in C. Marmo, « Retorica e motti di spirito. Una quaestio inedita di Gio-
vanni di Jandun », art. cit., p. 38.
25
Quaest. super Rhet., I, q. 5, in Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione », art. cit., p. 22, n. 11.
26
Ibid.
282 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

capables de les déceler chez l’adversaire et savoir les réfuter, suivant l’attitude
selon laquelle, dans les sciences spéculatives, on considère des questions pour
repousser des opinions fausses, par exemple l’existence du vide ou de l’infini en
philosophie naturelle ou l’existence des idées (platoniciennes) en métaphysi-
que27.
Parfois, cependant, on peut se servir de ces discours pour obtenir à nou-
veau l’attention de l’auditoire ou pour réveiller son intérêt par rapport au procès
en cours :
Cum iudex et auditores sint iam fatigati seu fessi de sedendo uel stando et quasi
contristati et amplius nolunt audire litigantes, tunc enim bonum est interponere
aliqua passionalia, utpote aliqua solaciosa seu risibilia et delectantia uel mirabilia,
non ut per hoc iudex inclinetur ad iudicandum pro uel contra per se immediate, sed
ut velit audire rationes litigantium bene et diligenter 28.
Quand le juge et l’auditoire sont déjà fatigués ou moulus d’être assis ou immo-
biles, presque déprimés, et ne veulent pas continuer à écouter les parties en cause,
alors c’est une bonne idée d’interposer des discours visant à susciter des émo-
tions, comme des boutades ou des blagues qui provoquent le rire ou le plaisir, ou
l’étonnement, sans pourtant chercher à influencer le juge pour qu’il juge immé-
diatement en faveur ou contre (l’une des parties en cause), mais plutôt pour qu’il
ait envie de bien écouter et avec soin les argumentations des parties au procès.
L’attitude de Jandun au sujet de l’utilisation des discours passionnels est
nettement moralisante : dans le cours normal d’un procès, il est incorrect et
éthiquement interdit de faire appel aux passions pour gagner. Quelques années
plus tard, l’attitude de Jean Buridan sera plus subtile : si un juge est partial,
c’est-à-dire en faveur d’une partie plutôt que de l’autre, il est correct de « rec-
tifier » en se servant des sermones passionativi29.

La construction de la crédibilité du locuteur : l’êthos et la récitation


Dans le commentaire au troisième livre de la Rhétorique de Gilles de Rome, les
problèmes des passions et du caractère moral apparaissent à nouveau. Gilles, peut-être
inspiré par Boèce, interprète le terme elocutio (qui traduit le grec lexis) comme for-
matio orationis au niveau de l’écriture (scriptum) et de l’oralité (agonisticum, qui

27
Quaest. super Rhet., I, q. 3, in Marmo, « Retorica e motti di spirito », art. cit., p. 39.
28
Quaest. super Rhet., I, q. 3, in Marmo, « Retorica e motti di spirito », art. cit, p. 39-40.
29
Voir Marmo, « Retorica e motti di spirito », art. cit , p. 30.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 283
correspond à la façon de parler, modus loquendi)30. Pour ce qui est du second
aspect, la rhétorique (aussi bien que la poétique) s’occupe en particulier de l’hy-
pocrisis, c’est-à-dire de la façon de prononcer les discours et des gestes qui l’ac-
compagnent, qui a pour fonction de représenter le caractère du locuteur et pos-
sède une grande force de persuasion. Suivant Aristote, Gilles distingue aussi
l’hypocrisis naturelle de celle qui est artificielle, c’est-à-dire obtenue par appren-
tissage et souligne comment la première est plus efficace.
C’est sur cette base que Jean de Jandun élabore un modèle théorique qui
met en parallèle la signification conceptuelle des mots, d’une part, et le rapport
entre la façon de s’exprimer (modi proferendi) et les passions qui accompagnent
les concepts signifiés par les mots prononcés, de l’autre. Il part de deux hypo-
thèses, très intéressantes :
1) la persuasion rhétorique se réalise plus efficacement par l’oralité que par l’écri-
ture, parce que - comme l’avait déjà dit Gilles de Rome - habet nescio quid laten-
tis energie uiue uocis actus, propter quod uox uiua plus mouet quam scripta31 ; « la
parole vive possède une énergie latente, raison pour laquelle la parole meut da-
vantage que l’écrit. ».
2) la connaissance de la chose réelle entraîne son évaluation de la part du sujet,
qui la perçoit comme bonne ou mauvaise ; de la part du sujet, cela implique la
production d’un concept de la chose et, ensemble, d’un « mode du concept »,
c’est-à-dire d’une passion ou réaction émotive associée au concept.
La façon de parler ou de s’exprimer, selon Jandun, est signe de ces passions
qui accompagnent les concepts exprimés, au point que l’élocution et les passions
se trouvent dans un rapport de proportionnalité :
Cum ex conceptionibus anime cognoscitive oriantur affectiones [...] rationabile est
quod alius et alius modus proferendi uocem exteriorem significat alium et alium
modum affectionis seu desiderii interioris. Et cum unum proportionalium sit quo-
dam modo signum alterius, rationale est quod uox modeste et ordinate et lente
prolata significat modestiam et ordinationem et constantiam conceptus et affectus
interioris32 .
Puisque les émotions découlent des conceptions de l’âme cognitive […] il est
raisonnable que différentes manières de proférer la voix à l’extérieur signifient

30
Gilles de Rome, Expositio super libros Rhetoricorum Aristotilis, III, Venetiis 1515, f. 91ra.
31
Gilles de Rome, Expositio super libros Rhetoricorum Aristotilis, II, f. 87rb.
32
Jean de Jandun, Quaest. super Rhet., III, q. 1, in Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione », art.
cit., p. 26-27, n. 24.
284 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

différentes émotions ou désirs intérieurs. Et comme l’un des deux éléments pro-
portionnels est en quelque mesure signe de l’autre, il est raisonnable que la voix
proférée de façon modeste, ordonnée et lente signifie la modestie, l’ordre, la
constance et l’émotion intérieure (correspondante).
Comme à son habitude, Jandun renforce sa théorie avec des exemples et
des expériences concrètes. Parfois ce n’est pas le contenu de ce qu’on soutient
qui produit la persuasion, mais plutôt la manière de le dire : uidemus enim
quosdam homines proferre aliqua friuola et ualde superficialia - et forte falsa - qui
tamen ita seriose, discrete et morose ea proferunt, ut eis statim creditur33. « Nous
voyons en effet des hommes raconter des choses futiles, très superficielles et
peut-être fausses qui sont cependant dites de façon si sérieuse, discrète et lente
qu’elle sont immédiatement réputées vraies. »
L’orateur peut légitimement se servir de l’hypocrisis, en tant que façon de
parler, comme moyen pour obtenir la croyance en ce qu’il dit de la part de
l’auditoire : si l’orateur adopte une façon de parler qui correspond à un carac-
tère modeste et de bonnes moeurs, il convaincra son auditoire, parce que - com-
me dit Aristote - « modesto magis credimus »34. Ce qu’il risque, s’il ne possède
pas l’hypocrisis naturelle, c’est que l’auditoire perçoive la fausseté, l’hypocrisie,
dans un autre sens pro gestibus exterioribus et signis <sensualibus> quibus homi-
nes nituntur se ostentare meliores quam sint 35, « comme des gestes extérieurs et
des signes <sensibles> à travers lesquels les hommes essaient de se montrer
meilleurs que ce qu’ils sont. »
L’hypocrisie dans ce sens, ajoute Jandun, est un vice contraire à la
vertu de la vérité (ou de la véridicité). Mais, précise Jandun, tel n’est pas le
sens dans lequel Aristote utilise le mot hypocrisis. Selon le sens retenu par
Gilles de Rome et Jean de Jandun, les prêcheurs aussi s’en servent pour
amplifier l’importance de ce qu’ils disent : cum ipsi habent dicere aliqua
parui ualoris et parum uerisimilia, recuperant in boatu et ornatu dilatando
fimbrias et arterias, et uidentur magna dicere, cum nichil dicant interdum 36 .
« Quand ils doivent dire quelque chose qui a peu de valeur et qui est peu
vraisemblable, alors ils compensent à travers le volume de la voix et les

33
Jean de Jandun, Quaest. super Rhet., III, q. 1, in Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione », art.
cit., p. 27.
34
Ibid., n. 25.
35
Ibid., p. 28, n. 29.
36
Ibid., p. 29, n. 30.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 285
ornements, en étendant en même temps les franges (du discours) et la trachée,
et ainsi ils semblent dire de grandes choses, tandis qu’ils ne disent presque
rien. »
Nous pouvons tirer de cela quelques conclusions à propos des commen-
taires sur la Rhétorique d’Aristote. Il faut dire, à mon avis, qu’ils constituent la
grande occasion perdue de la pragmatique médiévale : sans dégager les sugges-
tions qu’Aristote avait avancées dans son ouvrage pour développer une vraie
théorie de l’interlocution, les commentateurs (à partir de Gilles de Rome) ont
plutôt superposé aux questions rhétoriques leur souci moralisant, en détachant
la rhétorique des réflexions logico-sémantiques37 et en la repoussant dans l’es-
pace confiné des appendices aux commentaires sur l’Éthique38. Il est vrai qu’ils
n’étaient pas aidés par les traductions latines de l’ouvrage d’Aristote, qui étaient
très obscures et souvent, en outre, réalisées à partir de mauvaises copies du
texte grec39. L’attention aux circonstances concrètes de l’interaction entre les
hommes et l’importance donnée par Jean de Jandun aux gestes et aux aspects
prosodiques du discours sont peut-être l’effet d’une sensibilité personnelle,
nourrie par la lecture de Cicéron (qui est cité en conclusion de son commen-
taire au troisième livre à propos de l’élocution40) et par l’expérience des tribu-
naux et des églises ; mais ses réflexions sont accidentelles, dispersées dans son
commentaire ; elles ne constituent jamais le cœur de son discours sur la rhéto-
rique ni ne produisent d’analyse sur l’un des actes de langage.

Quelques exemples d’analyse d’actes de langage :


promettre, saluer et ordonner
Les textes qui analysent des actes de langage spécifiques se trouvent dans des
corpus différents (logique, rhétorique pratique et théologique). Je vais donc examiner,
très brièvement, un texte de Guillaume d’Ockham sur la promesse, un texte de Guido
Faba sur la salutation (par écrit) et, enfin, quelques textes sur l’acte d’ordonner qui se

37
Voir C. Marmo, « Suspicio: A Key Word to the Significance of Aristotle’s Rhetoric in Thirteenth-
Century Scholasticism », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin 60 (1990), p. 145–198.
38
Cf. Murphy, « The Scholastic Condemnation of Rhetoric », art. cit..
39
Voir dans Schneider, « Praefatio », la description des manuscrits de la tradition universitaire.
40
L. Schmugge, Johannes von Jandun (1285/89-1328). Untersuchungen zur Biographie und Sozialtheo-
rie eines lateinischen Averroisten, Stuttgart, Hiersemann, 1966, 139 ; E. Beltran, « Les Questions sur la
Rhétorique », p. 154.
286 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

trouvent dans des traités théologiques de la fin du XIIe siècle, notamment ceux
de Simon de Tournai et Raoul Ardent.
Guillaume d’Ockham et le cheval promis
Guillaume d’Ockham, après avoir exposé sa théorie sémantique (la sup-
position) - une théorie référentielle qui a pour but d’expliciter les conditions
de vérité des propositions41 - dans sa Somme de logique, aborde une série d’ob-
jections, dont l’une a affaire avec la promesse. La question concerne le type
de supposition que l’on doit attribuer au nom « cheval » (equus) dans des
propositions comme « un cheval t’est promis » (equus tibi promittitur) et
« je te promets un cheval » (ego tibi promitto equum) - il est très important
d’observer la position du mot « cheval » dans la proposition parce que de
cela dépend le type de rapport avec les choses signifiées. Selon Ockham, la
première proposition est simplement fausse, parce que le mot « cheval » s’y
trouve en supposition déterminée, c’est-à-dire qu’il rend possible d’inférer à
partir d’elle qu’un certain cheval a été promis ou un certain autre, c’est-à-
dire qu’il permet d’inférer une série de propositions singulières en disjonc-
tion. Le problème est que chaque proposition singulière est fausse ou peut être
fausse, ce qui rend la proposition de départ fausse (je simplifie un peu, mais
c’est une question logique très subtile). Ce qui est implicite dans ces remarques
sur la fausseté des propositions singulières du type « ce cheval t’est promis »,
c’est que la promesse n’a pas affaire nécessairement avec des choses individuel-
les actuellement existantes, tandis que la supposition est par définition la
propriété qu’un terme a de se référer à de telles choses. On peut bien promet-
tre quelque chose qui n’existe pas (encore) : par exemple, le veau qui n’est pas
encore né mais qui naîtra le mois prochain. Ockham ajoute que la deuxième
proposition est vraie (ou peut être vraie) parce qu’en vertu de la position du
mot « cheval », on peut inférer la proposition « je te promets ce cheval-ci ou ce
cheval-là » etc., où le prédicat est un prédicat particulier composé d’une disjonc-
tion de termes singuliers qui se réfèrent à tous les individus chevalins qui existent
actuellement ou dans le futur, dont l’un rend vraie la proposition de départ.

41
Il est impossible de donner ici une bibliographie satisfaisante sur la théorie ockhamiste de la suppo-
sition. À ce propos, on peut lire C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses. La sémantique de Guillaume
d’Ockham et le nominalisme d’aujourd’hui, Montréal-Paris, Bellarmin-Vrin, 1991, p. 38-43 ; ou C. Mi-
chon, Nominalisme. La théorie de la signification d’Occam, Paris, Vrin, 1994, p. 176-191. On peut lire la
discussion sur la promesse dans Guillaume d’Ockham, Summa Logicae, I, 72, éd. Ph. Boehner, G. Gál et
S. Brown, St. Bonaventure (NY), 1974.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 287
C’est la manière, un peu compliquée mais efficace, de rendre le concept contem-
porain d’objet intensionnel, utilisé aujourd’hui en sémantique pour la logique
modale (un exemple en est « le dernier de la queue », qui décrit un individu
qui change toujours mais auquel on peut cependant faire une référence univo-
que à travers la description en question). Une autre implication de cette discus-
sion, c’est que le verbe « promettre » comprend en soi un verbe au futur, com-
me « avoir », et donc la proposition « je te promets un cheval » correspond à
« tu auras en cadeau de ma part un cheval » (tu habebis ex dono meo unum
equum).
Comme on voit, l’approche de Guillaume d’Ockham est strictement ré-
férentielle, visant à expliciter les conditions de vérité des propositions à partir
de données objectives, comme la position des termes dans la proposition, la
présence de quantificateurs etc., et ne tient aucunement compte du rôle des
acteurs de la communication, de leur rapports réciproques qui - selon la théorie
des actes de langage d’aujourd’hui - sont atteints et modifiés par un acte comme
promettre au moins en termes d’engagement ou de devoir (de la part du locu-
teur) et en termes d’espoir (de la part du destinataire). La sémantique logique,
donc, au delà de la constatation que, pour des individus, la propriété de suppo-
ser n’est pas une propriété intrinsèque des noms mais dépend du fait qu’ils sont
insérés dans un contexte propositionnel, ne prête pas attention aux acteurs de
la communication humaine42 .
Guido Faba, le salut et le respect des hiérarchies sociales
La théorie rhétorique des parties du discours a une application particulière dans
les artes dictaminis : Guido Faba, par exemple, dans sa Summa, réduit à trois les parties
de la lettre en admettant seulement le début (exordium), la présentation du sujet (nar-
ratio) et la demande conclusive (petitio), ce qui fait mieux comprendre que ce genre de
manuel s’occupe d’un type principal d’acte linguistique auquel tout ce qui précède
est subordonné. Toutefois, je voudrais me concentrer ici non pas sur cet acte,

42
On trouve, toutefois, d’intéressantes remarques sur la communication entre les anges, qui peuvent
jeter une nouvelle lumière sur la sémantique du discours entre les hommes (cf. C. Marmo, « Lo statuto
semiotico della comunicazione angelica nella teologia tra XIII e XIV secolo », in G. Manetti et A. Prato
(éd.), Animali, angeli, macchine. 1 Come comunicano e come pensano, Atti del convegno Animali, angeli,
macchine. Linguaggio e forme cognitive, Siena, 12-14 settembre 2002, Pisa 2007, p. 133-153) ; I. Rosier-
Catach, « Le parler des anges et le nôtre », in S. Caroti, R. Imbach, Z. Kaluza, G. Stabile et L. Sturlese
(éd.), «Ad Ingenii Acuitionem». Studies in Honour of Alfonso Maierù, Louvain-la-Neuve 2006, p. 377-401;
« Solo all’uomo fu dato di parlare. Dante, gli angeli e gli animali », Rivista di Filosofia Neo-Scolastica 98/3
(2006), p. 435-465.
288 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

mais sur celui qui ouvre chaque lettre : le salut (salutatio) qui, bien que Guido ne le
considère pas comme une partie autonome du discours, est la partie de la lettre la
plus largement discutée dans son œuvre et dans l’œuvre des autres dictatores43.
Au commencement de son art épistolaire, Guido donne une définition du
salut, en tant que titre de la lettre qui fait comprendre qui en est l’auteur (l’expédi-
teur) et qui en est le destinataire. Il est aussi un acte de vœu (optatio) à travers lequel
l’auteur de la lettre souhaite au destinataire la santé (salutis optatio, d’où viendrait
étymologiquement salutatio). Le salut est évidemment un passage très délicat d’un
acte de communication et doit tenir compte des conditions sociales des acteurs en
jeu, et de leurs rapports réciproques en termes de position à l’intérieur d’une hié-
rarchie (explicite ou implicite). Guido l’explique bien dans son texte (pour mieux le
comprendre, il faut expliquer que le dictator ou scriptor, c’est-à-dire celui qui produit
matériellement la lettre, est différent de l’expéditeur ou auteur de la lettre) :
In salutatione semper ista considerentur : que sit persona mittentis, que recipientis,
et qui uel quale sit illud quod mittitur et optatur ; quia non debet salutatio a qua-
litate uel statu personarum discedere uel discrepare, sed earum merita distinguere
et dignitatem, condicionem, subiectionem, ordinem, parentelam, dilectio-
nem, professi-onem, gentem uel patriam designare44.
Dans la salutation, il faut toujours considérer ces trois éléments : la personnalité de
celui qui envoie la lettre et de celui qui la reçoit, ainsi que la nature de ce que l’on
envoie et de ce que l’on souhaite ; parce que la salutation ne doit pas s’éloigner de
la qualité ou de l’état des personnes ni se trouver en contradiction avec eux, mais
elle doit plutôt en souligner les mérites et signifier la dignité, la condition, l’état de
sujétion, le rang social, la parenté, les goûts, la profession, la famille ou la patrie.
Comme on le voit, l’attention pratique du rhétoricien pour les rôles et at-
tributs des acteurs de la communication est très sensible, et détermine aussi les
positions de leurs noms dans le micro-texte du salut : Martino Guido salutem.
Si une personne écrit à son égal, la priorité est réservée au nom de l’expéditeur,
mais si une personne s’adresse à quelqu’un qui lui est supérieur la priorité est inver-
sée. Guido Faba consacre une trentaine de pages (dans l’édition Gaudenzi) à l’énu-
mération des cas et à l’exemplification, en partant de la sphère familiale (parents-fils),
des rapports amicaux, des rapports politiques ou ecclésiastiques, pour en arriver aux
rapports sociaux. Il conclut en dressant la liste des personnes qu’il ne faut pas

43
M. Camargo, « The Pedagogy of the Dictatores », in Medieval Rhetorics of Prose Composition: Five
English “Artes Dictandi” and Their Tradition. Binghamton, Medieval and Renaissance Texts and Studies,
1995. p. 73-74.
44
Summa dictaminis II, vi, p. 298.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 289
saluer, comme les excommuniés, les Sarrasins, les Hébreux et les Patarins… On
pourrait aussi dans la même veine mentionner, dans la tradition des artes prae-
dicandi, ce qu’on appelle les sermones ad status, dont les règles détaillent bien
les statuts, fonctions, identités de l’auditoire45.

La théologie et l’ordre : au delà de l’impératif


C’est dans la théologie de la fin du XIIe siècle que l’on trouve une discussion
sur un autre acte de langage, l’ordre. C’est surtout Raoul Ardent qui dans son
Speculum universale consacre un livre aux péchés de langue et à leur contrôle46.
Dans ce livre, il énumère neuf types différents de discours ou locutiones : le dis-
cours énonciatif, l’interrogatif, le prohibitif, l’impératif, le permissif, la locutio
consultiua, l’imprécatif et l’optatif. Il discute chacun d’entre eux (avec quelques
exceptions) en se focalisant sur les cinq critères qui définissent un discours mo-
ralement correct, à savoir, utilité, vérité, honnêteté, discernement et direction. À
part la direction, qui consiste dans la nécessité pour l’homme vertueux de diriger
tous ses actes vers Dieu, l’examen des autres critères pourrait être comparé avec
les maximes qui articulent le Principe de coopération proposé par Paul Grice47.
Je n’entrerai pas dans les détails de cette comparaison, sinon à propos de la vé-
rité, que Raoul définit comme la correspondance entre ce que l’on dit et ce que
l’on pense, ce qui serait mieux traduit par véridicité. Raoul, comme Simon de
Tournai qui écrit à la même époque48, est bien conscient que sa conception de
la vérité n’est pas la même que celle des logiciens, pour lesquels la vérité est la
correspondance entre ce que l’on dit et ce qui est dans la réalité. La conception
du théologien est plus complexe ; pour être vrai, un discours doit posséder
trois qualités : avant tout, il doit être conforme aux opinions du locuteur ;

45
Cf. C. Casagrande, Prediche alle donne del secolo 13. Testi di Umberto da Romans, Gilberto da
Tournai, Stefano di Borbone, Milano, Bompiani, 1978.
46
Raoul Ardent, Speculum universale, XIII, ms. Paris, Bibliothèque Nationale, Lat. 3240, f. 160rb-
181rb (cf. C. Casagrande et S. Vecchio, I peccati della lingua: disciplina ed etica della parola nella cultura
medievale, Roma, Salerno editirice, 1987, p. 35-71 - tr. fr. Les péchés de la langue: discipline et éthique de la
parole dans la culture médiévale, Préface de J. Le Goff, Paris, Le cerf, 1991) ; C. Marmo, « Una semantica
del verbo nella grammatica e nella teologia tra XII e XIII secolo », in A. Maierù et L. Valente (éd.), Me-
dieval Theories on Assertive and Non-Assertive Language, Acts of the 14th European Symposium on Me-
dieval Logic and Semantics, Rome, June, 11-15, 2002, Firenze, L. S. Olschki, 2004, p. 189-194).
47
H. P. Grice, « Logic and Conversation », in P. Cole et J. L. Morgan (éd.), Syntax and Semantics –
Speech Acts, New York-London, Academic Press, 1975, p. 41-58.
48
Simon de Tournai, Institutiones in sacram paginam, VII, 99, in F. Siri, Le Institutiones in sacram
paginam di Simone di Tournai (m. 1201). Testo e studio critico, tesi di laurea specialistica, relatore: L. Va-
lente, Università di Roma « La Sapienza » , a.a. 2006-2007, p. 342.
290 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

deuxièmement, être compatible avec, ou dériver de, la fonction du locuteur ;


troisièmement, être ordonné aux buts qui dépendent de cette fonction. Comme
lorsqu’il discute de l’ordre, Raoul adopte ici une attitude très pragmatique, au
sens d’aujourd’hui, en tenant compte des rôles du locuteur et du destinataire, de
leurs rapports réciproques et de leurs compétences. Selon Raoul, un ordre peut
être honnête en soi ou par rapport à la personne, au temps ou au lieu : les orne-
ments sacerdotaux en soi sont honnêtes, mais si quelqu’un donne l’ordre de s’en
revêtir à quelqu’un qui n’est pas prêtre, l’ordre ne sera pas honnête, c’est-à-dire
qu’il sera mal fait ou invalide. Ce sont les circonstances de l’énonciation et de la
réalisation de l’ordre qui le rendent honnête. Du point de vue du discernement,
un ordre doit être donné en tenant compte de la personne à laquelle il est donné,
de son savoir, de ses capacités et de ses habitudes. Par exemple, on doit considérer
les hiérarchies sociales et religieuses : celui auquel l’ordre est adressé doit être en
position subordonnée (et il doit en être conscient en reconnaissant sa position
d’infériorité). On doit aussi respecter ses capacités et ses valeurs : on ne peut pas
ordonner quelque chose d’impossible pour soi ou qui va à l’encontre de ses prin-
cipes. Comme le dit Simon de Tournai, une prohibition est futile et idiote (stul-
tus, c’est-à-dire invalide) si elle interdit quelque chose d’impossible, comme mon-
ter au ciel49. Ce qui est plus intéressant, c’est que Raoul, s’inspirant des exemples
bibliques, maintient que la forme linguistique de l’ordre n’est pas nécessairement
l’impératif. À la différence des Grammairiens qui, naturellement, analysent les
ordres en analysant le mode impératif, Raoul reconnaît qu’il est possible de don-
ner des ordres en se servant du mode indicatif (au temps futur, comme par exem-
ple dans le Décalogue : non occides). Et à l’inverse il s’aperçoit que l’impératif,
dans les Saintes Écritures, est utilisé pour donner des conseils, pour prier ou pour
prophétiser. Ces remarques ne sont pas sans conséquences pour les conseils pra-
tiques qu’il donne aux prélats :
Qui enim nimium prec\i/pit multos inobedientes facit: debet enim prelatus iniun-
gere subdito suo quedam rogando, quedam monendo, quedam uoluntatem eius in-
terrogando, quedam rei utilitatem ostendendo ; necessaria tantum imperando50.
Celui qui donne trop d’ordres produit beaucoup de désobéissants : un prélat en
effet doit donner une injonction à son inférieur, en le priant de faire certaines choses,
en lui en conseillant d’autres, en lui demandant de faire preuve de bonne volonté

49
Simon de Tournai, Institutiones, VII, 110, dans Siri, Le Institutiones in sacram paginam, p. 347.
50
Raoul Ardent, Speculum universale, XIII, , 67, f. 178vb (dans Marmo, « Una semantica del verbo »,
art.cit., p. 194, n. 33 ; la transcription respecte l’orthographe du manuscrit).
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE 291
dans certains cas et en lui en lui montrant l’utilité dans d’autres ; seuls les actes
nécessaires doivent faire l’objet d’un ordre.
Pour conclure je voudrais, très brièvement, noter quelques points : tout
d’abord, les commentaires sur la Rhétorique d’Aristote ont peu développé les
indications données par le texte du Stagirite, en se bornant souvent à discuter
les questions épistémologiques (statut de la rhétorique entre logique et politique,
par exemple) sans entrer dans les détails d’une théorie de l’interlocution en
contexte. D’autre part, le corpus des traités de rhétorique « pratique », des
artes versificandi aux artes dictaminis, s’est révélé beaucoup plus intéressant :
l’on peut y trouver une attention particulière pour les conditions de production
et d’usage des actes de parole, et de très nombreux exemples. Ensuite, le corpus
logique (peu exploré de ce point de vue, il faut le dire) ne semble pas en prin-
cipe apporter de points de vue intéressants pour le présent propos, concentré
comme il l’est sur les questions de la référence ou sur une sémantique axée sur
la vérification des propositions. Pour sa part, le corpus théologique semble être
le plus prometteur pour une enquête sur l’histoire des actes de langage, comme
on peut le voir dans les études qu’Irène Rosier-Catach a consacrées aux théories
du mensonge et des sacrements51. Enfin, contrairement à ce que l’on affirme
souvent, à savoir que la distinction entre syntaxe, sémantique et pragmatique
est l’héritière du Trivium, on peut dire que la part de la pragmatique qui depuis
les années 1960 s’occupe des actes de langage, dérive de la théologie morale - et
aussi du droit -, plutôt que de la rhétorique médiévale.

51
I. Rosier-Catach, « Les développements médiévaux de la théorie augustinienne du mensonge »,
Hermes 15 (1995), p. 91-103, et La parole efficace, op.cit.
PRÉSENTATION DES AUTEURS

Bénatouïl, Thomas
Thomas Bénatouïl est maître de conférences en histoire de la philosophie antique
à l’Université Nancy 2, membre du LHSP-Archives Henri Poincaré (UMR 7117,
CNRS/Nancy Université) et de l’Institut Universitaire de France. Il a récemment
publié Musonius, Epictète, Marc Aurèle, Belles-Lettres, 2009.
Cassin, Barbara
Barbara Cassin est directrice de recherches au CNRS. Spécialiste de philosophie
grecque, elle travaille sur ce que peuvent les mots. Elle a publié notamment L’Effet
sophistique (Paris, Gallimard, 1995) ; Aristote et le logos, Contes de la phénoménologie
ordinaire (Paris, PUF, 1997) ; Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, La Langue de
l’être ? (Paris, Seuil, 1998) ; Voir Hélène en toute femme, d’Homère à Lacan (Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond, 2000) ; Vérité, réconciliation, réparation (Paris, Seuil,
2004) ; Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique (Paris, Albin-Michel, 2007) ;
Avec le plus petit et le plus inapparent des corps (Paris, Fayard, 2007) ; L’Appel des appels.
Pour une insurrection des consciences (avec R. Gori et C. Laval, Paris, Mille et Nuits,
2009). Elle a également dirigé le Vocabulaire Européen des Philosophies, Dictionnaire
des intraduisibles (Paris, Seuil/Le Robert, 2004), aujourd’hui en cours de traduction-
adaptation en ukrainien, anglais, espagnol, portugais, roumain, arabe et parsi.
Chiron, Pierre
Professeur à l’UPEC (Université Paris-Est Créteil) ; membre senior de l’Institut
Universitaire de France ; directeur de l’École doctorale « Cultures et Sociétés » (Uni-
versité Paris-Est). Ses recherches portent sur l’histoire de la technique rhétorique dans
l’antiquité, et plus spécifiquement sur les relations entre rhétorique et philosophie,
rhétorique et théories du langage, rhétorique et enseignement. Il a édité et / ou traduit :
le traité Du Style du Ps.-Démétrios de Phalère (Paris, CUF, 1993) ; la Rhétorique à
Alexandre (Paris, CUF, 2002) ; la Rhétorique d’Aristote (Paris, GF-Flammarion,
2007). Il travaille actuellement pour la CUF à l’édition de la Tekhnê du Ps.-Denys
d’Halicarnasse et des traités Peri skhêmatôn d’Alexandros, de Tibérios et de Phœbam-
mon. Autre ouvrage : Un rhéteur méconnu, Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Paris
294 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

(Vrin), 2001. Co-direction d’ouvrages : P. C., S. Bonnafous, D. Ducard & C. Lévy,


Argumentation et discours politique, Rennes (P. U. R.), 2003 ; P. C., M. S. Celentano
& M.-P. Noël, Skhêma/Figura, Paris (Éd. Rue d’Ulm), 2004 ; P. C. & F. Claudon,
Constitution du champ littéraire, Paris (L’Harmattan), 2007 ; P. C. & C. Lévy, Les
Noms du style dans l’antiquité Gréco-Latine, Louvain-Paris-Dudley (Peeters), 2010 ; L.
Brisson, P. C., Rhetorica philosophans, Mélanges dédiés à M. Patillon, Paris (Vrin),
2010.
Humbrecht, Thierry-Dominique
Thierry-Dominique Humbrecht, dominicain, est né en 1962. Docteur en phi-
losophie, doctorant en théologie, il enseigne notamment au Studium des Dominicains
(Bordeaux et Toulouse) et à l’Institut catholique de Paris. Il a publié plusieurs ouvrages,
dont sa thèse de philosophie, Théologie négative et noms divins chez saint Thomas
d’Aquin (Paris, Vrin, 2006), et Lire saint Thomas d’Aquin (Paris, Ellipses, 2007,
2009).
Imbach, Ruedi
Professeur de philosophie médiévale à l’Université de Paris-Sorbonne. Dernière
publication (avec Adriano Oliva) : La philosophie de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin,
2009.
Judet de La Combe, Pierre
Directeur d’études à l’EHSS (Paris) et Directeur de recherches au CNRS. Il a
récemment publié : L’Agamemnon d’Eschyle. Commentaire des dialogues, 2 vols., Lille,
Presses du Septentrion, 2001 ; avec Heinz Wismann, L’Avenir des langues, Repenser les
Humanités, Paris, Éditions du Cerf, 2004 ; Les Tragédies grecques sont-elles tragiques ?
Théâtre et théorie, Paris, Bayard, 2010.
Létoublon, Françoise
Professeur de langue et littérature grecques à l’université de Grenoble (univer-
sité Stendhal, équipe RARE). Elle a publié entre autres, en 1985 : Il allait, pareil à la
nuit. Les verbes de mouvement en grec: supplétisme et aspect verbal, Paris ; 1993, Les lieux
communs du roman, Leiden ; 1993, La langue et les textes en grec ancien. Actes du
colloque international sur l’œuvre de Pierre Chantraine organisé à Grenoble en sep-
tembre 1989, Amsterdam ; 1997 Hommage à Milman Parry. Le style formulaire de
l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique, Fr. Létoublon éd., Amsterdam ;
1999, Homère en France après la Querelle (1715-1900), Actes du colloque de Grenoble
(23-25 octobre 1995), Fr. Létoublon et C. Volpilhac-Auger éd., Paris ; 2002, La My-
thologie et l’Odyssée. Hommage à Gabriel Germain, Genève, A. Hurst et Fr. Létoublon
éd. ; 2003, Mécanique des signes et langage des sciences, Y. Bréchet, Ph. Jarry, Fr. Létou-
blon dir., publications de la MSH-Alpes. Sur les actes de langage et les relations entre
linguistique et philosophie, elle a publié divers articles : 1980, « Le vocabulaire de la
supplication en grec : performatif et dérivation délocutive », Lingua 52, 325-336 ;
PRÉSENTATION DES AUTEURS 295
1985. « Les dieux et les hommes. Le langage et sa référence dans l’antiquité grecque
archaïque », Language and Reality in Greek Philosophy, Athens, 92-99 ; 1986 « Com-
ment faire des choses avec des mots grecs. Les actes de langage dans la langue grecque »,
in Philosophie du langage et grammaire dans l’Antiquité, Cahiers de philosophie an-
cienne 5, Cahiers du groupe de recherches sur la philosophie et le langage 6-7, Bruxelles-
Grenoble, 67-90 ; 1989 « Le serment fondateur », Mètis 4, 101-115 ; 1990 « Promisi
per iocum », in New Studies in Latin Linguistics, éd. Robert Coleman, Amsterdam,
Benjamins, 163-185.
Lévy, Carlos
Carlos Lévy enseigne la philosophie et la littérature de Rome à l’Université de
Paris-Sorbonne. Il a fondé en 1995, à l’Université de Paris XII, le Centre d’études sur
la philosophie hellénistique et romaine qui fonctionne toujours. Il est l’auteur de Cicero
Academicus, Rome, 1992 ; Les philosophies hellénistiques, Paris, 1997 ; Les scepticismes,
Paris, 2008. Il est l’éditeur de nombreux ouvrages collectifs dont Le concept de nature
à Rome, Paris, 1996 ; Dire l’évidence, Paris, 1997 ; Philon d’Alexandrie et le langage de
la philosophie, Turnhout, 1998 ; Vivre pour soi, vivre pour la cité (en col. avec P. Galand-
Hallyn), Paris, 2006 ; Hédonismes (en col. avec L. Boulègue), Lille, 2007. Ses recherches
portent principalement sur la Nouvelle Académie, sur Cicéron et sur Philon d’Alexan-
drie.
Marmo, Costantino
Professeur ordinaire, il enseigne la Sémiotique et l’Histoire de la Sémiotique à
l’Université de Bologne (Italie). Il a publié plusieurs articles sur l’histoire de la sémio-
tique et de la rhétorique médiévale : « Suspicio: A Key Word to the Significance of
Aristotle’s Rhetoric in Thirteenth Century Scholasticism », Cahiers de l’Institut du
Moyen Âge Grec et Latin 60 (1990), 145–198 ; « Hoc autem etsi potest tollerari... Egi-
dio Romano e Tommaso d’Aquino sulle passioni dell’anima », Documenti e studi
sulla tradizione filosofica medievale 3 (1991), 281–315 ; « Retorica e moti di spirito.
Una quaestio inedita di Giovanni di Jandun », in Semiotica: Storia, Teorie e Interpre-
tazione. Intorno a Umberto Eco, éd. P. Magli, G. Manetti & P. Violi, Milano: Bom-
piani, 1992, 25–41 ; « Carattere dell’oratore e recitazione nel commento di Giovanni
di Jandun al terzo libro della Retorica », in Filosofia e teologia nel Trecento. Studi in
ricordo di Eugenio Randi, éd. L. Bianchi, Louvain-La-Neuve : FIDEM, 1994, 17-31 ;
« L’utilizzazione delle traduzioni latine della Retorica di Aristotele nel commento di
Egidio Romano (1272-1273) », in La Rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires,
de l’Antiquité au XVIIe siècle, Actes du colloque (Aix-en-Provence, 9-12 juillet 1995),
éd. par G. Dahan & I. Rosier, Paris, Vrin, 1998, p. 111-134.
Olender, Maurice
Maître de conférences à l’EHESS. Parmi ses publications, Les Langues du Para-
dis (1989), préface de Jean-Pierre Vernant, Points Essais, 2002 (N°294), traduit en une
296 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

douzaine de langues ; Race sans histoire (Points Essais, 2009, N°620) paraît simultané-
ment sous le titre Race and Erudition, Harvard University Press, 2009.
Ruelle, Annette
Professeur de droit romain aux Facultés universitaires Saint-Louis. Parmi ses
dernières publications : « Sacrifice, énonciation et actes de langage en droit romain
archaïque », Revue Internationale des Droits de l’Antiquité, 2002, 49, p. 203-239 ; « La
‘‘sponsio” à la lumière de sa formule ou l’histoire d’une fausse origine », in Ruelle A.,
Berlingin M. (dir.). Le droit romain d’hier à aujourd’hui, Collationes et oblationes,
Liber Amicorum en l’honneur du Professeur Gilbert Hanard, Bruxelles, Facultés uni-
versitaires Saint-Louis, 2009, p. 173-196 ; « Le droit civil et le christianisme face aux
pratiques collectives de la honte à Rome : une émancipation en deux temps », à paraî-
tre aux Presses de l’ENS, Paris.
Sissa, Giulia
UCLA et CNRS. Formée d’abord à Pavia et, ensuite, à Paris (EHESS, Centre
Louis Gernet, Laboratoire d’Anthropologie Sociale), Giulia Sissa enseigne au Depart-
ments of Classics and Political Science, à l’Université de Californie, Los Angeles. Sur
le corps et le plaisir des Anciens, elle a publié Le corps virginal, Paris, Vrin, 1987 ; Le
Plaisir et le mal, Paris, Odile Jacob, 1997 ; L’âme est un corps de femme, Paris, Odile
Jacob, 2000 ; Sex and Sensuality in the Ancient World, Yale University Press, 2008
[Eros tiranno, Bari, Laterza, 2003]. Elle travaille actuellement à une histoire de la
quête de l’État parfait - aussi juste qu’agréable -, entre Athènes et Utopia.
INDEX DES SOURCES

Antiquité et Moyen-Âge
Anacréon 62-63 203
Fragments 502-507 196
III, 3 21 et n. 42 Les Cavaliers 195, 196, 206 n. 42
XII, 6 21 et n. 42 Les Grenouilles 37 n. 20
Les Oiseaux 192, 198, 199, 203
Anaximène de Lampsaque 169-170 208 et n. 49
Ars Rhetorica 149 et n. 1 175 200 et n. 23
Voir Ps.-Aristote, Rhét . à Alexandre 324 199 et n. 22, 205-206
et n. 40
Antiphon 395-399 206 et n. 42
Tétralogies 157 412-415
206 et n. 40
Apollonios de Rhodes 465-510 204 et n. 34
983 205 et n. 36
Argonautica 1016 205 et n. 36
IV, 1013-1015 21 et n. 43 1279 206 et n. 41
1313-1316 205 et n. 39
Apollonius Dyscole 1436-1450 206
De constructione
II, 2 21 n. 43 Aristote
De l’interprétation 121 n. 19, 133 n. 51
Archiloque I 126
Fragments West IV 126
126 56 et n. 81 Éthique à Nicomaque 285
128 56 et n. 79 1127a-b 193 n. 14
Épode de Cologne 57-59 VI, 1140 b 70 n. 5
Épode de Strasbourg 57 et n. 82 Métaphysique
- d’auteur incertain ; voir Hipponax Livre Gamma 119 et n. 13
Organon 118
Ardent, Raoul Physique
Speculum universale 289 et n. 46 II, 8, 199 a 15 sq. 118 et n. 12
Poétique
Aristophane III 48 a 20 sq. 79 n. 50
Acharniens VII, 50 b 24-25 78 n. 47
298 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Politique 189 Asconius


1259 a 141 n. 74 Sur le Contre Pison
1265 a 17-18 187 n. 6 9 82 n. 66
1288 b 23-24 187 n. 6
1295 a 29 187 n. 6 Augustin (Saint)
1325 b 38-39 187 n. 6 Cité de Dieu 244
Réfutations sophistiques Confessions 62, 63
149-150 X 242
Rhétorique 118, 149-159 XI 241
I 1, 1354 a 1 118 et n. 10 De la foi et du symbole 240
I 1, 1354 a 15 270 Génèse au sens littéral (De Genesi
I 1, 1354 a 21-22 118 et n. 11 ad litteram) 237-239
I 1, 1354 a 25-26 259 et n. 38 I, 1 sq. 217, n. 10
I 1, 1355 a 39-b 1 159 et n. 25 I 239
I 2, 1355 b 10 sq. 118 et n. 8 I, I, § 2 226, n. 26
I 2, 1355 b 25 sq. 118 et et n. 9 I, II, § 5-6 226 et n. 26
I 2, 1356 a 1 271 II, XI, § 24 218, n. 12
I 2, 1356 a 1-13 171 n. 29 IV, 9 226, n. 25
I 2, 1356 a 13 271 VI, VIII, § 13, 226, n. 26
I 2, 1357 b 1 sq. 158 n. 19 VI, 12 220, n. 15
I3 187 n. 5 VI, XVII, 28 231, n. 44
I4 156 VIII, 237
I9 187 n. 5 VIII, XXVII, 49 226, n. 26
II 1, 1378 a 15-16 171 et n. 31 Homélies sur Jean 240
Topiques 149, 276 n. 14 La crise pélagienne (De gestis Pelagii)
3, 5 75-76 et n. 33
Aristoteles Latinus La doctrine chrétienne 275 n. 12, 276
Rhetorica. Translatio Anonyma sive Vetus Le libre arbitre, I 4 103 n. 163
et Translatio Guillelmi de Moerbeka
273 n. 7 Aulu-Gelle
Nuits attiques
Pseudo-Aristote V, 19, 9 88, 89 n. 97, 94
De Melisso Xenophane et Gorgia n. 121
§ 10, 980 b 140 n. 71 X, 20, 7-8 88 n. 93
Rhétorique à Alexandre 149-159 X, 20, 8 89 n. 96
2, 1423 a 13 sqq. 156 XIII, 16, 2-3 82 n. 66, 88 n. 94
1423 a 17 153 n. 9 XX, 10, 7-10 86 n. 84
1423 b 30-32 156 XX, 10, 10 96 n. 127
1427 a 21 159 n. 22
1428 b 26-32 154 et n. 11 Avicenne
1429 a 27-38 152 et n. 7 Kitâb al-Shifâ 273
12, 1430 b 30-40 158 et n. 20
13, 1431 a 6-7 158 et n. 21 Bacchylide
18, 1433 a 35-39 157 et n. 17 Odes 38 n. 21
1436 b 5-15 154 et n. 10
29, 1437 b 21-26 156 et n. 16 Bible (La)
38, 1445 b 24-46 a 35 159, n. 23 Ancien Testament
INDEX DES SOURCES 299
Cantique des cantiques 237 I, PL 64, 1174 c-d 277 et n. 15
Décalogue 290 IV 276-277
Esdras 222 n. 20
Exode 222 César
III, 13-15 221 et n. 17 De analogia 265
III, 14 214
Genèse 216, 235-238, 240, Cicéron
241, 244 A cademica Priora (Lucullus)
I 214-218, 222, 223 II 257
I, 1 218 II, 37 73 n. 17
I, 3 213 38 258 n. 34
I, 4 218 Brutus 266
I, 26 218 40 256 et n. 27
I, 31 218 89 89 n. 96
II, 2 216 142 110 n. 183
XI, 1-9 223, n. 22 184 110 n. 183
Isaïe Contre Vatinius (In Vatinium)
XL-LV (Second Isaïe) 222, n. 20 VII, 17, 18 82 n. 66
XLII, 8 222, n. 19 Contre Verrès (In Verrem)
Livre des Rois 238 I, 12, 36 82 n. 66
Livre de l’Ecclésiastique (Le Siracide) IV, 76 77 n. 42
Prologue 246 Des termes extrêmes des biens et des maux
Nombres (De finibus)
XXI, 6-9 224 II, 1, 3 74 n. 31
Psaumes II, 17, 56 77 n. 43
XLV, 11 64 et 65 n. 10 III, 22 263 et n. 50
Hexaëmeron 216 IV, 41 263 n. 50
Nouveau Testament V, 50 263 et n. 51
Actes des Apôtres V 263
2 223 n. 23 V, 40 263 et n. 53
Colossiens De gloria 265
1, 16 220 n. 16 De la nature des dieux (De natura deorum)
II Corinthiens 267
III, 6 243 II, 97 258 n. 36
Luc 245 II, 123 258 n. 36
VIII, 52-54 224 II, 148 267 et n. 60 et 62
Marc III, 27 268 et n. 63
IV, 39 223 De l’amitié (Laelius de amicitia)
V,35-43 224 22, 85 78 n. 45
Matthieu 96 82 n. 66
VIII, 3 223 De l’invention (De inuentione)
Pseudépigraphes de l’Ancien Testament 249, 250, 254, 255,
Livre des Jubilés 246 260, 265, 267, 273
I, 1 251 et n. 7 et 8
Boèce I, 2 252 et n. 11, 253 et
De differentiis topicis n. 17
I, PL 64, 1173 c 276 et n. 14 I, 3 252 et n. 13, 253 et
300 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

n. 18 26 86 n. 84, 94 et
I, 9 277 n. 119
De l’orateur (De oratore) 28 77 n. 44
I, 5 250 n. 3 30 267 n. 61
I, 29 254 et n. 20 35 82 n. 66
I, 30 254 et n. 20-21 Pour P. Quinctius (Pro Quinctio)
I, 31 255 et n. 23 IX, 7 77 n. 42
I, 32 99 n. 142, 254 et LIII, 1 77 n. 43
n. 20, 255 et n. 25 LIII, 4 77 n. 43
I, 33 254 et n. 19 Pour Q. Roscius le Comédien (Pro Rosc. com.)
I, 37 256 et n. 26 10 77 n. 42, 85
I, 212 257 et n. 31 11 85
I, 229 256 et n. 28 Pour Sestus (Pro Sestio) 249, 259, 260, 262,
I, 230 256 et n. 30 263, 265
I, 255 258 et n. 35 78 261 et n. 45
I, 87 110 n. 183 86 260 et n. 42
II, 51 99 n. 142 96 261 et n. 43
II 68 192 n. 12, 99 260 et n. 41, 263 n. 50
II 72 258 n. 36, 259 et 104 261 et n. 44
n. 37 105 262 et n. 46
II 73 257 et n. 33 107 262 et n. 47
II, 176 110 n. 183 119 262 et n. 48
II, 184 110 n. 183 120 262 et n. 49
II, 192 77 n. 43 Pour Sex. Roscius d’Amérie
II, 201 110 n. 183 (Pro Roscio. Amerino)
II, 255 97 n. 131 103-104 77 n. 42
III, 158 103 n. 163 Pour Tullius (Pro Tullio )
Du meilleur genre d’orateur (Orator ad XXI, 51 103 n. 163
Brutum) 266 Pro Sulla
55 93 et n. 115 XLIX, 1 77 n. 43
10 266 LXXXIII, 13 77 n. 43
216 266 et n. 59 Topiques
La République (De republica) XVII, 64 103 n. 163
I, 2 263 et n. 52 Traité des Lois (De legibus)
1, 4 85 et n. 78 II, 31, 11 82 n. 66
II, 30 , 52 187 n. 6 II, 36 89 n. 96
Les devoirs (De officiis) 265 III, 9 89 n. 96
II, 66 255 et n. 22 III, 10, 10 82 n. 66
Philippiques. Contre Marc Antoine III, 40, 2 82 n. 66
I, 10 82 n. 67 Tusculanes 264
VII 267 n. 61 Pseudo- Cicéron
Pro Domo Rhétorique à Hérennius 249, 250 n. 2,
XV, 39-40 82 n. 66 273
Pour Milon (Pro Milone)
60 99 n. 142 Dante
Pro Murena 259 De vulgari eloquentia
25 82 et n. 65 I, 6 245
INDEX DES SOURCES 301
Diogène Laërce VI, 75 172 n. 34
Vies et doctrines des philosophes illustres VI, 75-76 168
II, 68 172 et n. 33 VI, 90 178
II, 102 171 n. 28, 172 et VI, 130 171 n. 28
n. 33 VII, 39 165
II, 123 173
II, 127-129 171 n. 28 Donat
VI, 23 167 et n. 18 Sur le Phormion de Térence
VI, 24 162 et n. 3, 172 419 78 n. 45
n. 36
VI, 25 179 Douze Tables (éd. Girard) 72-75, 84-85
VI, 26 165 n. 10 I, 6 97
VI, 27 164 n. 8, 172 et III, 2 97 n. 131
n. 36 VII, 7 74 et n. 24
VI, 28 163 et n. 6 VIII, 24 (VIII, 13 Crawford) 103 n.
VI, 29 179-180 163
VI, 30 180 et n. 63
VI, 32 178 et n. 58, 183 et Eschyle
n. 74 Les Perses 38 n. 21
VI, 33 178 n. 58 Suppliantes 12
VI, 34 163, 167 et n. 18
VI, 35 167 Euripide
VI, 36 180 n. 63 Les Bacchantes 37 n. 20
VI, 38 173 n. 40, 183 et Hippolyte
n. 74 612 25 et n. 55
VI, 40 165, 178 n. 58 Télèphe 182 n. 70
VI, 41 172 n. 36, 178
n. 58 Eustathe
VI, 43 173 n. 40, 178 Comm. Ad Homeri Odysseam
n. 58, 179, 180 I, 398, 1 22 n. 49
VI, 44 173 n. 40
VI, 46 178 n. 58 Faba, Guido
VI, 48 162 et n. 4, 164, 178 Summa dictaminis (Ars dictaminis)
n. 57 278 et n. 18
VI, 49 168 et n. 20, 179 I, x 279 et n. 20
VI, 51 163, 169 et n. 22 I, xiv 279 et n. 19
VI, 57 164 II, vi 288 et n. 44
VI, 58 172 n. 33 II, lxxxiv 278 n. 18
VI, 59 172 n. 36, 178 n. 58 II, xxxv-vi 278
VI, 60 173 n. 40, 178 n. 58
VI, 61 170 n. 25 Festus
VI, 64 167 n. 19 Lexique
VI, 68 173 n. 40, 183 n. 74 p. 9 102 n. 160, 107 n. 177
VI, 69 169 21 71 n. 12, 99 et n. 138
VI, 70 168 n. 20 27 77 n. 38
VI, 71 168 n. 20 145 86 n. 84
VI, 72 181 n. 65 160 82 n. 67
302 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

218 97 et n. 132 Gorgias


219 97 n. 132 Éloge d’Hélène (82 DK 11, t. II )
470 103 n. 163 118 n. 12, 131 n. 40, 139, 142-143
476 103 et n. 163 §2 114
§3 114
Pseudo-Festus §8 113-114, 142-143,
44 82 n. 66 §9 115, 143 et n. 76
§ 9-13 114
Fortunatien § 14 114-115
Ars rhetorica Sur le non-étant ou sur la nature
III, 1 278 n. 16 139
140 n. 71
Gaius
Digeste, libro secundo ad legem Grégoire de Naziance
duodecim Tabularum Homélies
D. 50, 16, 235 75 n. 32 25 170 n. 7
Institutes
I, 119 82 et n. 67 Guillaume d’Ockham
II, 24 82 et n. 65 Somme de logique
II, 25 82 n. 65 I, 72 286 n. 41
II, 31 77 et n. 38
II, 37 82 n. 65 Hermogène
II, 102 82 n. 67 Progymnasmata
II, 104 82 n. 67 VI, 10 165 n. 12
III, 87 82 n. 65
III, 154b 82 n. 65 Hérodote
III, 173 82 n. 67 Enquête
IV, 2 92 n. 114 VI,130 26 n. 58
IV, 11 82 n. 65, 83
IV, 12 82 n. 65 Hésiode
IV, 13 84 n. 75, 85 Les Travaux et les Jours
IV, 16 84, 85 n. 80, 86 et 14, 34 n. 13, 49, 51
n. 82, 87 et n. 87 et 11-20 50 et n. 60
91, 93 et n. 116 106-108 52 et n. 67
IV, 17a et b 82 n. 65, 85 108 50 n. 62
IV, 20 82 n. 65 112 51 n. 65
IV, 21 (= IV, 17a) 82 n. 65, 97 n. 131 170 51 n. 64
IV, 2IV 82 n. 65 174-176 53 et n. 68
IV, 25 82 n. 65 181. 51 et n. 66
IV, 29 82 n. 65 657 34 et n. 12
IV, 31 82 n. 65 Théogonie 14, 34 et n. 12-13,
IV, 40 77 n. 44 37-59
IV, 47 77 n. 44 9 43 n. 42
IV, 82 82 n. 65 9 sq. 43 et n. 44
IV, 107 78 11-21. 45 n. 47
IV, 119 77 n. 44 22 sqq. 43 n. 43
IV, 163 85 n. 79 25 43 n. 44
INDEX DES SOURCES 303
26 47 et n. 53 I, 338 38
27 47 et n. 54 V, 444-450 17 n. 23
30-34 46 et n. 48 VI, 141-149 144 et n. 79
35 sq. 43 n. 44 VI, 141-147 17 et n. 24
36-39 42 et n. 37 VI, 148-150 21 et n. 39
117 41 et n. 33 VI, 149 18 et n. 26
124 sqq. 40 n. 26 VI, 160-169 144 et n. 79
133-137 40 n. 31 VI, 168-169 18 n. 27
176 40 et n. 27 VI, 243 145
211-232 40 n. 26 VII, 142 18 n. 30
507-616 40 n. 29 VII, 142-152 18 n. 29
590 41 et n. 36 VII, 146-147 18 n. 31
617-720 40 n. 30 VII, 181 18 n. 32, 19
X, 21 22 et n. 47
Corpus hippocratique 150 XXII, 311-313 21 et n. 40
XXII, 343-345 21 et n. 41
Hipponax XXIV, 419-470 191 n. 10
Épode de Strasbourg
Fr. 194 Degani (Dubia) Isocrate
57 n. 82 Contre les Sophistes
- d’auteur incertain ; voir Archiloque § 14-18. 155 et n. 15
Sur l’Échange
Homère 181 sq. 153, n. 9
Hymnes homériques 14 280 sqq. 153, n. 9
— à Apollon 34 n. 13
Iliade 14, 15 n. 13, 16, 31 Jandun, Jean (de)
n. 5, 34 n. 13, 36, 37, Quaestiones super Rhetoricorum libros tres
39 n. 24 et I, q. 3 280 n. 23 et n. 24,
n. 25, 42 et n. 39, 49, 282 et n. 27-28
50, 58, 76, 95 n. 125 I, q. 5 281 n. 25-26
I 15 III, q. 1 283 et n. 32
I, 6 49 n. 59
I, 70 42 et n. 39 Pseudo-Lactance
I, 497-512 15 n. 11 Sur la Thébaïde de Stace (Stat. Theb.)
I, 500-502 5 et n. 12 IV, 463 102 n. 159
I, 513-516 15 n. 14
VIII, 371-372 16 et n. 15 Le Breton, Raoul
XV, 76-77 16 et n. 16 Quaestiones super libro Topicorum Boethii
XVIII, 457-458 17 et n. 21 273 n. 6
XVIII, 457-460 16
XXI, 73-75 20 et n. 38 Lucien
XXI, 74 21 Jupiter le Tragique ( Juppiter tragoedus)
XXII, 338 19 et n. 34 I, 5-7 22 n. 45
XXII, 345 19 et n. 35
Odyssée 12, 14, 17 n. 25, 20, Lucilius Caius
22, 31 n. 5, 37, 38, Satires
182 n. 70 XXX, 1092 74 n. 25
304 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Macrobe I, vi, 1 65 n. 12
Saturnales Le repos religieux (De otio religioso)
1, 4, 15 102 n. 160 I, iv, 1 65 et n. 10
1, 16, 6-8 102 n. 157 II, iv, 29 64 et n. 8
1, 16, 14 110 n. 185 II, ix, 7 62 et n. 3
Mon ignorance et celle de tant d’autres
More, Thomas (De sui ipsius et multorum ignorantia) 64
De optimo rei publicae statu deque nova IV, 57 66 et n. 19
insula utopia 185, 187 et n. 6 Mon secret (Secretum meum. De secreto
conflictu curarum mearum) 63
Origène Prohemium 63 et n. 6
Commentaires sur l’Évangile de Jean I 62 et n. 4,
243 III 64 et n. 9, 65 et n. 15

Ovide Philon d’Alexandrie


Fastes De Opificio mundi
I, 47 110 n. 185 § 89 216 n. 6
I, 317-334 76 n. 34 De Specialibus Legibus
I, 322 102 n. 156 I, § 170 216 n. 6
I, 331 76 n. 34 De Vita Mosis
I, § 207 216 n. 6
Pacuvius
Tragédies Pindare
350 74 n. 25 Odes 38 n. 21
IVe Pythique 24 n. 53
Pamphlet du Vieil Oligarque 189
Platon
Parménide Apologie de Socrate 173 et n. 37, 202
Poème 45 n. 46, 133, 139, 140 Cratyle 265
Gorgias 117, 127, 150, 154,
Pétrarque 164
Chansonnier (Canzioniere) 447a-b 141 et n. 72
64 n. 7 447 c 141
Prologue (Rerum vulgarium fragmenta I-III) 449 a 117 et n. 4
66 n. 20 453 a 117 et n. 6
Chanson (Canzone) 456 a 168 n. 21
264 64 et n. 7 487 a-d 172 n.37
Lettres familières (Familiares) 513 c 154 n. 12
II, 4, 25 65 et n. 14 Hippias majeur
IV, 1 62-63 282 c 141
Lettres de vieillesse (Posteritati) 63 286 a 141
La vie solitaire (De vita solitaria) 61 Hippias mineur
Praefatio, 12 65 n. 18 363 c 141
I, i, 2 65 n. 13 Lois
I, i, 3 67 n. 21 V, 742 e 187 n. 6
I, III 61 et n. 2 Ménéxène
I, iv, 4 65 et n. 11 235 a-e 202 n. 30
INDEX DES SOURCES 305
Phèdre 117, 173 n. 37 216 74 n. 25
58 a 8 168 n. 21 584 100 n. 145
Philèbe 610 101 n. 153
48 e 9-10 201 n.27 768 100 n. 145
République 164, 192, 202 852 72-73
I, 337 a 194 et n. 18 Poenulus
III, 395 d 92 n. 112 193 101 n. 150
V, 450 d 187 n. 6 761 100 n. 145
V, 456 b-c 187 n. 6 1197 101 n. 151
V, 499 c 201 n. 28 1407 100 n. 145
VI, 499 b-c 203 n. 31, 209 n. 50 Pseudolus
VI, 499 c 187 n. 6 152 101 et n. 152
VIII, 545 a-547 e 207 n. 43 645 77 et n. 42
VIII, 548 e-549 a 207 n. 46 Rudens
VIII, 549 c-d 207 n. 44 1148 77 et n. 42
VIII, 550 a-b 207 n. 45 1178 77 et n. 42
VIII, 592 a-b 188 n. 7 Stichus
118 99 n. 142
Plaute 129 77 n. 42
Asinaria (La Comédie des ânes) Trinummus
358 101 n. 150 369 99 n. 142
488 99
Bacchides 74 n. 25 Plutarque
39 101 n. 150 Coriolan (Vies)
992 100 et n. 144 XXV 80 n. 55
995 100 et n. 144 XXV, 3-4 81 n. 58
1106 74 n. 25
Les Prisonniers (Captivi) Les moyens de distinguer le flatteur d’avec
444 100 n. 145 l’ami (De adulatore et amico)
1114 100 n. 145 74 c 169 et n. 23
Casina Comment tirer profit de ses ennemis
401 100 n. 144 (De capienda ex inimicis utilitate)
412 100 n. 144 89 b 169 et n. 23
995 86 n. 140 Comment s’apercevoir qu’on progresse dans
Cistellaria la vertu (De profectibus in virtute)
82 101 et n. 151 82 a 169 et n. 23
693 100 n. 145 De la vertu morale (De virtute morali )
719 101 n. 151 452 d 162 n. 3
747 100 n. 145 Numa
Curculio (Charançon) XIV 80 n. 55
635 100 et n. 144 XIV, 5 81 et n. 58
Epidicus Galba
422 77 et n. 42 XXVII 80 n. 55
Le soldat fanfaron (Miles gloriosus) Propos de table (Quaestiones conviviales)
198 101 n. 150 VIII, 8 82 n. 63
352 101 et n. 153
Persa
306 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Pomponius I, 13 71, 77 n. et 40
Enchiridii Commentarii in Vergilii Aeneidos libros
Dig. I, 2, 2, 6-7 et 12 82 n. 65 II, 707 81 n. 60, 98 n. 134,
99 et n. 139-140
Priscien de Césarée
Institutiones grammaticae Sextus Empiricus
III 86, 17 98 n. 134 Adversus Mathematicos II
III 286, 13 98 n. 134, 99 et (Contre les rhéteurs)
n. 139 21 250 n. 5
Adversus Mathematicos VII
Quintilien (Contre les logiciens)
De l’institution oratoire 85 132 et n. 46
I, 6, 9 165 n. 12
II, 18 70 n. 5 Simon de Tournai
III, 6, 59 250 n. 2 Institutiones in sacram paginam
IX, 2, 44 192 n. 13 289 n. 48

Rome Gilles (de) Stobée


Commentaire sur la Rhétorique (Expositio Eclogae (éd. Wachsmuth-Hense)
super libros Rhetoricorum Aristotelis Venetiis) III, 13, 44 169 et n. 24
277 III, 23, 10 163 n. 7
II, f. 87rb 283 n. 31
III f. 91ra 282 n. 30 Suétone
Vie des douze Césars
Salluste Caligula 58 80 n. 55
Jugurtha Galba 20 80 n. 55, 103
85 76 n. 163

Sénèque Tablettes Eugubines 80


De la clémence (De Clementia) Ib 29, 37 76 n. 34
I, 12, 2 80 n. 55 III 13 76 n. 34
De la colère (De Ira) VIb 18, 18 76 n. 34
I, 16 80 n. 56 VIIa 10, 45 76 n. 34
Lettres à Lucilius
Lettre 65 266 Tabulae Pompeianae Sulpiciorum (éd.
Camodeca)
Sénèque Rhéteur XXXI 77 n. 44
Controverses
II, 3, 19 102 et n. 156 Tacite
IX, 2, 13-14 81 n. 62 Histoire
IX, 2, 20 et 22 81 n. 62 I, 41 80 n. 55, 103 et
IX, 2, 22 80 n. 56 n. 163
X, 3, 6 80 n. 56, 81 et
n. 62 Talmud 236

Servius Honoratus Térence


Commentaire aux Bucoliques (Eclogae) Andrienne
INDEX DES SOURCES 307
170 101 n. 150 Ia, qu. 44, passim 220 n. 15
186 101 n. 151 Ia, qu. 47, a. 1,
404 101 n. 150 corpus 218 n. 12
465 78 n. 46 Ia, qu. 67, a. 4,
Eunuque obj. 2 217 et n. 10
54 78 n. 46
130 100 n. 145 Thucydide
Heautontimoroumenos La guerre du Péloponnèse
(Le Bourreau de soi-même) II, 25-46 (Oraison funèbre)
476 77 et n. 43 199, 206 n. 42
694 101 et n. 151 III, 43, 1 205 n. 38
Hécyre
686 97 et n. 133 Tite-Live
715 101 n. 150 Histoire romaine
Phormion I, 36, 6 82 n. 66
350 100 n. 145 III, 20, 6 82 n. 66
419 78 n. 45 III, 63, 5 104 n. 169
435 100 n. 145 V, 23, 3 104 n. 169
631 77 et n. 42 XXVI, 15, 9 80 n. 56
XXVI, 16, 3 80 n. 56
Thomas d’Aquin (Saint) XXXIII, 25, 7 89 n. 99
Commentaire sur l’évangile de Saint Jean XLV, 35 82 n. 66
217, n. 10
n° 30, 35 sq. 226, n. 26 Ulpien
n° 2267 228 et n.31 De officio proconsulis
Compendium theologiæ 8, D. 47, 14, 1 pr-1 77 n. 38
ch. 70 220, n. 14 Digeste (14 ad edictum)
De Potentia 50, 17, 123 pr 82 n. 65
qu. 9, a. 3, ad 2m 222, n. 18
Ia, qu. 22, ad 2m 221, n. 18 Valère Maxime
De Veritate Faits et dits mémorables I
qu. 27- 29 230 et n. 43 II, 8, 1 80 n. 56
Écrit sur les Sentences
Prologue 227 et n. 29 Valerius Probus
Ia, qu. 34, a. 3, Mss Einsiedeln 326 (= n° 49 Girard)
corpus et ad 5m 227, n. 29 77 n. 44
Ia, qu. 46, a. 3 226, n. 26
Sent. I, d. 3, qu. 3, Varron
a. 1, ad 5m 226 et n. 27 De lingua latina
Sent. I, d. 27, qu. 2, V, 180 84 n. 77
a. 1 228 et n. 33 VI 69
Sent. I, d. 27, qu. 2, VI, 1 69 n. 1, 91 n. 108
a. 2, qc. 2, ad 3m. 228 et n. 32 VI, 12 102 et n. 155
VI, 14 102 n. 160
Somme de théologie VI, 30 110 n. 185
Ia-IIae 279 VI, 41 70
Ia, qu. 44, incipit 218 n. 12 VI, 42 69 et n. 2 et 3, 70 n.
308 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

4, 83 n. 68
VI, 64 86 n. 84
VI, 74 110 n. 186
VI, 77 70 n. 4
VII, 105 82 n. 67

Vinsauf, Geoffroy (de)


Poetria nova 274, 278 n. 17
INDEX DES NOMS

Antiquité, Moyen-Âge
Abraham : 221, 239, 245 n. 19, 126, 130, 133 et n. 51, 139, 141 n. 74,
Académiciens (petits) : 250 n. 4 142, 149-151, 153 n. 9, 154-156, 158-159,
Achille : 16, 19, 20, 49, 57, 190 171, 186, 187 et n. 5-6, 189, 191-192,
Aelius Aristide : 117 n. 7 193 et n. 14, 194 , 196-197, 202, 228,
Agamemnon : 49, 58, 76 n. 36 229, 259, 269-276, 279-280, 283- 285,
Agaristê : 26 et n. 58 291
Ajax : 38 n. 21¸ 190 Ashdot : 235
Albert le Grand : 273 Aspasie : 202
Alcibiade : 191 Atlas : 40
Alcinoos (Alkinoos) : 19, 21 Athéna : 15-16, 115, 204, 205 n. 37
Alcméon : 26 et n. 58 Augustin (Saint) : 62-65, 75, 215, 217 et
Amphidamas : 34, 49 n. 58 n. 10, 218 et n. 12, 220 n. 15, 226 et n.
Anaximandre : 41 n. 33, 44, 45 25-27, 227, 228, 231 et
Anchise : 58 n. 44, 233, 235-246, 275
Androsthène : 169 Avicenne : 273
Antiochus d’Ascalon : 162 n. 3, 266 Azourâd : 246
Antipater de Tarse : 164 n. 9, 264 n. 54
Antisthène : 169 n. 23, 178 et n. 60 Balbus : 267-268
Antistius : 103 et n. 163 Bacchylide : 38 n. 21
Antoine : 257 et n. 33, 259 Buridan, Jean : 274 n. 8
Aphrodite : 58
Apion : 22 Calchas (le devin) : 42
Apollon : 34 n. 13, 144 n. 79 Calliclès : 141 et n. 72
Apollonius dyscole : 21 n. 43 Canaan : 235
Archiloque : 33, 35, 54, 55 et n. 75–77, César : 265
56, 57, 58 Cham : 244
Ardent, Raoul : 285, 289 n. 46, 290 n. 50 Chaos : 41 n. 33, 54 n. 72,
Arétè (mère de Nausicaa) : 18 n. 29, 21 Charmadas : 250 n. 4
Aristippe : 171, 172 n. 33, 173 n. 37 Chartres, Thierry (de) : 279 n. 21
Aristophane : 25, 37 n. 20, 55 n. 77, 189, Chéréphon : 141 n. 72
192, 193 n. 14, 195-200, 203 n. 32, 204 Christ : 27, 214, 221, 225, 230 n. 43, 231
n.33-34, 205 n. 39, 206, 208 et
Aristote : 5, 66, 70 n. 5, 78 n. 47, 118-119, n. 43, 234, 236, 241, 243- 245,
121 Chrysippe : 162 n. 3
310 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Cincius : 103 n. 163 n. 46, 133, 135, 139, 140, 142, 165
Cléon : 191, n. 11, 168, n. 21,
Clisthène : 25, 26 Gracques : 262
Clitomaque : 250 n. 4
Clodius : 261 Héber : 244-246
Cotta : 267 et n. 60 Hécate : 48
Crassus : 254, 255-256, 258, 261, Hector : 19
Cratès : 178 Hégésias : 162, 178 n. 57
Cronos : 15, 51 Hélène : 49, 113, 114, 131 n. 40, 135, 139
Curiaces : 77 n. 43, et
Cyniques (Cynisme) : 161-183 n. 70, 143,
Hephaïstos : 16, 204
Dante : 245, 287 n. 42 Héra : 57
Démade : 153 Héraclès : 41 n. 35, 194
Démodocos : 43 n. 40 Hercule : 265,
Dêmos : 195, 196, 197, 200, 206 n. 42, 208 Herman l’Allemand : 273
Démosthène : 6, 163 Hérodote : 25, 26, 114, 189
Denys (de Syracuse) : 153, 172 n. 33 Hésiode : 32, 35, 37, 39-58
Denys (l’Aréopagite) : 229 Hippias : 141
Dieu : 8, 145, 174, 213-231, 233-240, 243- Hipponax : 57
245, 267, 289 Homère : 11-28, 31 n. 5, 32-34 et n. 13 - 14,
Diodote : 191 35
Diogène le Cynique (de Sinope) : 161- n. 15, 36 , 39 et n. 24, 42 n. 37, 49 n. 58, 115,
183 133, 139 n. 70, 142, 144 n. 79, 145, 175,
Diogène Laërce : 162 n. 3-4, 168, 178 et 186, 190, 209, 256
n. 60, 180, 183 n. 74 Horace : 186
Dionysos : 37 n. 20, 188, 195, 197 Horaces : 77 n. 43
Donat (Donatus) : 78 n. 46
Isocrate : 153 n. 9, 155 n. 15, 157 n. 18,
Egidio, Romano : 274 n. 8, 280 n. 22 251
Empédocle : 45 n. 46
Ennius : 96 n. 127 Jandun, Jean (de) : 274 n. 8, 280-285
Épictète : 170 n. 27, 173 n. 37 Japhet : 244
Épiméthée : 40 Jean-Baptiste (Saint) : 27
Eros : 204-205 Jean (Saint) : 234
Eschyle : 12, 38 n. 21, 189, 209 Jérôme (Saint) : 241
Ésope : 262 Jérémie : 244
Esprit saint : 223, 242-244 Jésus : 214, 221, 223-225, 245, 246
Euelpides : 198, 199, 205
Euripide : 25, 143, 189 Kères (les) : 40
Eustathe : 22 Kronos : 204
Ever : 246
Labéon : 103 n. 163
Gaia : 40 n. 31 Lacyde : 250 n. 4
Galba : 80 n. 55, 103 n. 163 Laelius : 258
Garland, Jean (de) : 274 n. 10 Laura : 63
Gorgias : 6, 113, 114, 118 n. 12, 123, 125, Le Breton, Raoul : 273
132 Léiodès : 21
INDEX DES NOMS 311
Lentulus : 262 Paul (Saint) : 220, 234
Luc (Saint) : 245 Périclès : 173, 198, 199, 202, 205
Lucien : 22, 141 Perse : 65
Lucrèce : 186, 251 n. 10 Persès (le pilleur, le ravageur) : 49, 54 et n.
Lycaon : 20 72,
Pétrarque : 61-67
Marc (Saint) : 223, 224 Phémios : 21
Matthieu (Saint) : 223 Phidias : 259
Médée : 24 n. 53 Philippe de Macédoine : 6, 173, 180,
Megacles : 25-26 181
Ménédème : 171 n. 28 Philon d’Alexandrie :216 n. 6
Ménélas : 38 n. 21 Philon de Larissa : 251 n. 6, 267
Ménéxène : 202 Philodème : 162 n. 2
Ménippe : 179 Pisthétairos : 198-200, 204-206
Ménoitios : 40 Platon : 5, 92, 114, 117, 118, 125, 141, 150,
Messala : 88 154, 159, 162 et n. 2-3, 162 n. 3, 165 n. 9,
Métroclès : 172 n. 33 168 n. 21, 171, 172 n. 33 et 37, 173
Métrodore de Stratonice : 250 n. 4 n. 38, 178 n. 60, 179, 186 n. 3, 187 n. 6,
Milon : 260, 262 192, 193 n. 14, 197, 201 et n. 27-28, 202,
Moerbeke, Guillaume (de) : 273 206, 256, 265
Moires (les) : 40 Plaute : 25, 26, 65, 72, 74 n. 25, 77 n. 42,
Moïse : 221, 222, 224, 235, 239, 241 78, 79, 98, 99
Mort (divinité) : 40 Plutarque : 81, 98, 99, 162 n. 3, 169, 169
Muse (la) : 37 n. 20 n. 23
Muses : 42, 43 et n. 44, 45 n. 47, 46 et n. 51, Polybe : 186, 189
47 Pompée 262
n. 55, 48 Pomponius : 82 n. 65
Muses héliconiennes : 34 n. 12 Priscien : 77 n. 41, 98 n. 134, 99 n. 139
Prodicos : 141
Nausicaa : 17, 18, 21, 27, 144-145 Prométhée : 40, 54 n. 71
Nemrod : 244-246 Protagoras : 119
Néoacadémiciens : 250, 267 Pythagore : 268
Néoplatoniciens 228
Nicias : 191 Querelle : 40, 45, 49, 50
Noé : 244 Quintilien : 70 n. 5, 165 n. 12,192, 250 n.
Nonius : 103 n. 163 2, 272
Non. Marcellus : 85 n. 78 Quirinus : 86 n. 85
Nuit (fille de Chaos) : 40, 41, 45 n. 47, 48,
49, 50, 54 n. 72 Rome, Gilles (de) : 273, 274 n. 8-9, 277,
280, 281- 285
Océan :45 n. 47, 54 n. 72 Rutilius Rufus : 256
Origène : 242-244
Ouranos : 40 n. 27 et 31 Saint-Victor, Hugues (de) : 230
Ovide : 76 n. 34, 102 et n. 156, 186 Salluste : 76
Scaevola : 255, 256
Pandore : 40 n. 32, 41, 52 Scipion : 258
Parménide : 45 n. 46, 123, 133, 139 n. 70, Sem : 244, 245
140 Sénèque : 65, 80 n. 55,266
312 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Sénèque Rhéteur : 81, 102 Tirésias : 22


Servius Honoratus : 77, 99, 104 n. 171 Titans : 40 n. 28 et 31, 43, 49, 204
Sextus Empiricus : 132 n. 46, 150, 250 Titans (petits) : 41 n. 34
Simon de Tournai : 285, 289 n. 48, 290 n. Tromperie : 49
49 Typhée : 43, 48
Simon le Cordonnier : 173 n. 39
Simonide : 38 n. 21 Ulysse : 17, 18, 21, 27, 30 n. 4, 43 n. 40, 57,
Sirach : 246 115, 144 et n. 79, 145, 182 n. 70
Socrate : 117, 126, 141 n. 72, 170 n. 25,
172 Valère Maxime : 80 n. 56
n. 37, 172 n. 37, 173 n. 38-39, 187 Valerius Probus : 77 n. 44
n. 6, 193 n. 6, 194, 197, 201 n. 26, 202, 203, Varron : 69 n. 1, 91, 92, 102, 266
208, 209 Vendôme, Matthieu (de) : 274 n. 10
Sophocle : 114 Verrius Flaccus : 76 n. 34, 97
Stobée : 163, 169 n. 24 Vieil Oligarque : 189
Stoïciens (stoïcisme) : 73 n. 20, 162 n. 3, 172, Vinsauf, Geoffroy( de) : 274, 278
186 n. 3, 251 n. 9, 263, 264, 265 Virgile : 99 n. 141, 103 n. 163, 186
Straton de Lampsaque : 267
Suétone : 80 n. 55, 103 n. 163 William de Champeaux : 273 n. 5

Thalès : 44, 45, 141 n. 74, Xéniade : 180 n. 63


Théétète : 193,
Themistius : 276 Zénon de cithium : 268
Théodore l’Athée : 171 n. 28, 172 n. 33 Zénon d’Élée : 165
Thersite : 182 n. 70 Zeus : 12, 15, 16, 18, 20, 21 n. 42, 39 n. 24,
Thétis : 15, 16 et n. 17, 17 40, 42, 43 et n. 44, 44, 46-49, 54, 55 n.
Thrasymaque : 193, 194 74,
Thucydide : 114, 115, 141, 178 n. 60, 191 57, 114, 203, 204
Typhée : 43, 48

Renaissance, Monde Moderne et Contemporain

Achard, G. : 250 n. 2 Aubert, S. : 178 n. 60


Adams, R. M. : 187 n. 6 Aubenque, P. : 229 n. 35
Albanese, B. : 86 n. 83 Auberger, J. : 208 n. 47,
Alessio, G. C. : 275 n. 11 Aubriot-Sévin, D. : 11, 12 n. 4, 16, 19 n.
Altheim, Fr. : 103 n. 162 33, 20
Anheim, É. : 61 n. 1, Auroux, S. : 83 n. 68
Anscombre J.-Cl. : 105 n. 174 Austin, J. L. : 5, 8, 11, 14, 15, 16, 23 n. 50,
Arangio-Ruiz, V. : 109 n. 181 24 et n. 52, 25 et n. 54 - 56, 26, 27, 28,
Arendt, H. : 70 n. 6, 78 n. 47, 92 n. 113, 61, 113-147, 161 n. 1, 174, 175 n. 44, 176
96, 107, 128 n. 34 et n. 52-53, 177 n. 56, 179 n. 62, 213 et
Ariel : 128 n. 35 n. 1-3, 214, 252 n.15
Armengaud, F. : 203 n. 32, Bacon, R. : 8
Arnaldez, R. : 216 n. 6 Bakhtine, M. : 208 n. 48,
Arrighetti, A. : 43 n. 44 Balot, R. : 190 n. 9,
Aubert, L. : 121 n. 19 Basset, L. : 265 n. 58
INDEX DES NOMS 313
Baudrillard, J. : 95 n. 122 182 n. 68
Beauchamp, P. : 218 n. 11
Beltran, E. : 274 n. 8, 285 n. 40 Calame, C. : 29 n. 2
Bénatouïl, T. : 146 n. 83, 170 n. 26, 251 n. Calboli Montefusco, L. : 274 n. 10, 275
9 n. 11, 278 n. 16
Benoist, J. :113, 131 n. 40 Camargo, M. : 275 n. 11, 287 n. 43
Benveniste, É. : 12 n. 4, 16 n. 20, 19 n. 33, Cambronne, P. : 241
20 et n.37, 22, 23 et n. 50, 24, 29, 73 et Canto, M. : 141 n. 72
n. 19, 76 et n. 37, 82 et Cardini, R. : 62 n. 5
n. 64, 83, 84 et n. 74, 89 n. 102, 93 n. 117, 94 Caroti, S. : 287 n. 42
et n. 120, 95, 100 n. 147, 108 n. 180, 109 Carraud, C. : 61 n. 2, 62 n. 3,
n. 182, 122, 123, 124, 138 n. 65, 146 Carsana, C. : 186, n. 3,
Bergson, H. :192 n. 13, 198 n. 21, 200 n. Casagrande, C. : 289 n. 45-46
26, 251 n. 9 Cascione, C. : 80 n. 56
Bériou, N. : 275 n. 12 Casel, O. : 81 n. 59
Bernini, L. : 170 n. 26 Cassin, B. : 11 n. 1, 124 n. 26, 127 n. 31,
Bertini, F. : 278 n. 17 131
Bessone, F. : 251 n. 10 n. 45, 132 n. 46, 132-133 n. 49, 139 n. 70,
Bianchi, L. :274 n. 8 140 n. 71, 155 n. 14,
Biard, J. : 274 n. 8 157 n. 18, 165 n. 11, 168 n. 21, 170 n. 26,
Biville, Fr. : 98 n. 135, 100 n. 147, 265 n. 191 n. 11, 201 n. 26,
58 252 n. 14
Blaise, F. : 40 n. 32 Castiglioni, B. :185 n. 2,
Boehner, Ph. : 286 n. 41 Cavell, S. : 113, 131 n. 40, 41 43, 44, 135
Boismard, M.-É. : 220 n. 16 n. 56
Bollack, J. : 30 n. 4, 56 n. 80 Celluprica, V. : 250 n. 4
Bonazzi, M. : 162 n. 3, 250 n. 4 Certeau, M. (de) : 215 n. 4
Bonnardière (la), A.-M. : 241 Chadwick, H. : 241
Bonnefond-Coudry, M. : 90 n. 105-106- Chantraine, P. : 26 n. 59, 71 n. 10, 74 n.
107 26-27, 76 n. 36, 77 n. 39, 91 n. 109, 95 n.
Booth, W. : 192 n. 13, 124, 114, n. 1, 145 n. 81
Bosman, P. : 166 n. 15, 179 n. 61, 182 n. 70 Char, R. : 128
Bossuet : 240 Chevalier, J.-C. : 276 n. 13
Bouffartigue, J. : 29 n. 1 Chiron, P. : 151 n. 5, 155 n. 13
Bourdieu, P. : 146 n. 83, 161, 174, 175 n. Chomsky, N. : 124
44-47, 176 n. 50, n. 51-53, 177 Chrétien, J.-L. : 227 n. 30
n. 54-56, 178 n. 59, 180 n. 64, 181 n.66-67, Cléro, J.-P. : 11 n. 1
182 Cleys, G. : 186, n. 3
Brancacci, A. : 168 n.20, 178 n. 60, Cole, P. : 289 n. 47
Branham, R. B. : 163 n. 16, 169 n. 22, 170 Cole, Th. : 150 n. 4
n. 25, 171 n. 32, 179 n. 61 Colebrook,C. : 193 n. 13
Bréal, M. : 74 n. 23, 96 n. 129 Coleman, R. : 23 n. 50
Broch, H. : 202 n. 29 Colombat, B. : 265 n. 58
Brown, P. : 241 Colson, F. H. : 272 n. 4
Brown, S. : 286 n. 41 Comeau, M. : 226 n. 25
Brun, P. : 153 n. 8 Coppini, D. : 62 n. 5
Brunschwig, J. : 252 n. 16 Courcelle, P. : 241
Butler, J. : 161, 174, 176 n. 53, 177 n. 56, Courtine-Denamy, S. : 70 n. 6
314 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Cox, V. : 273 n. 5 Faral, E. : 274 n. 10


Craik, E. M. : 204 n. 36, Fenzi, E. :62 n. 4, 65 n. 14 et 17, 66 n. 19
Crawford, M.H. : 103 n. 163 Ferguson, J. : 186, n. 3
Croiset, A. : 141 n. 72 Fernandez, M. M. J. : 98 n. 136
Crotty, K. : 12 n. 2 Ferry, J.-M. : 54 n. 73
Crubellier, M. : 50 n. 63 Finley, M : 186, n. 4
Flahaut F. : 88, 109
Dahan, G.: 274 n. 8 Flaig, E. : 191 n. 10
Dauphinais, M. : 226 n. 26 Flobert, P. : 69 n. 1, 73 n. 20, 77 n. 41, 91
Dauzat, P.-E. : 131 n. 40 n. 108, 102 n. 155
David, J.-M. : 108 n. 178, 110 n. 187 Foucault, M. : 161,166 n. 14, 170 n. 24 ,
Degani, E. : 57 n. 82, 58 n. 83 26-27, 171 n. 32, 172 n. 37, 173 n. 38,
Degrassi, A. : 102 n. 161 174 n. 42, 175 n. 48, 175 n. 49 et 52, 181,
Delage, E. : 22 n. 44 182 n. 69, 193 n. 14
Delesalle, S. : 276 n. 13 Fradier, G. : 70 n. 6
Delumeau, J. : 186, n. 3, Franceson, K.F. : 31 n. 5
De Meulenaere, O. : 83 n. 71 Fredborg, K. M. : 273 n. 5-6, 274 n. 8, 279
Derrida, J. : 122 n. 21, 128 n. 33, 176 n. n. 21
153, 177 n. 154 Frede, D. : 163 n. 5
Desbordes, Fr. : 83 n. 68 Freud, S. : 80 n. 53¸ 146 n. 86,
Desclos, M.-L. : 201 n. 26 Freyburger, G. : 104 n. 165 et 170
Di Miola, R. S. : 205 n. 36 Frijs-Jensen, K. : 274 n. 10
Dixsaut, M. : 157 n. 18 Frye, N. : 229 n. 37
Donati, S. : 274 n. 8 Fruchon, P. : 32 n. 7
Dorandi, T. : 181 n. 65, 250 n. 4 Furberg : 23 n. 50
Dosse, F. : 215 n. 4 Fustel de Coulanges, N. D. : 88 n. 92
Dotti, U. : 62 n. 5
Doueihi, M. : 241 Gadamer, H.-G. : 32 n. 8
Dowson, D. : 186 n. 4 Gál, G. : 286 n. 41
Drake, J. H. : 100 n. 147 Garapon, A. : 85 n. 89, 105 n. 176
Ducrot, O. : 87 n. 90, 100 n. 147 Gardair, J.-M. : 64 n. 7
Dumézil, G. : 104 n. 171 Gaudenzi, A. : 288 n. 18
Dupuigrenet Desroussilles, F. : 62 n. Gavoille, L. : 97 n. 133, 249 n. 1
4 Geoltrain, P. : 247
Duquesne, J. : 80 n. 56 Gernet, L. : 87 n. 88, 95 n. 123, 105 n. 176
Giannantoni, G. : 163 n. 6, 173 n. 40,
Ebbesen, S. : 273 n. 5, 274 n. 10, 275 n. 12 183 n. 74
Eco, U. : 230 n. 42, 280 n. 23 Giardina, A. : 89 n. 98
Elkarlanean, S. L. : 37 n. 19 Gildin, H. : 185, n. 1, 189 n. 8,
Ellsworth, J. D. : 76 n. 36 Gilson, É. : 229 n. 38 - 39, 230 n. 40, 241
Enenkel, K. A. E. : 61 n. 2, Ginzberg, L. : 236
Engberg Petersen, T. : 264 n. 55 Giordano, M. : 12 n. 3-4,
Ernout, A. : 70 n. 7, 71 n. 11 - 12, 74 n. 26 Girard, P.-Fr. : 77 n. 44, 81 n. 61, 85 n. 81,
et 30, 79 n. 49 et 51, 91 n. 109, 103 n. 103 n. 163
162, 104 n. 164 et 167, 107 n. 177 Gladigow, B. : 80 n. 56
Goffman, E. : 110 n. 184, 183 n. 73
Falcone, G. : 92 n. 114 Goethe : 200 n. 23
INDEX DES NOMS 315
Gori, R. : 124 n. 26 Joffre, M.-D. : 73 n. 18, 21, 22, 74 n. 23, 74
Gould : 11, 12 , 17 et n. 22 n. 30, 90 n. 104, 91 n. 110
Goulet, R. : 181 n. 65, 250 n. 4 Judet de La Combe, P. : 182 n. 70
Goulet-Cazé, M.-O. : 162 n. 4, 163 n. 5-6,
168 n. 20, 181 n. 65 Kaluza, Z. : 287 n. 42
Gourinat, J.-B. : 170 n. 25 Kant, E. : 35 et n. 16, 36 n. 18, 126
Gramont, F. L. (de) : 64 n. 7, 66 n. 20 Kaser, M. : 97 n. 131
Green-Pedersen, N. J. : 273 n. 6, 276 n. Katsonopoulou, D. : 55 n. 75
14 Kelly, D. : 274 n. 10
Grice, H. P. : 289 n. 47 Kennedy, K. : 173 n. 38
Grimaldi, W. : 270 n. 2 Kerbrat-Orechionni, C. : 83 n. 73, 93
Grignaschi, M. : 274 n. 8 n. 118, 100 n. 149, 105 n. 173
Grondin, J. : 32 n. 7 Konstan, D. : 203 n. 32
Gugliermina, I. : 168 n. 20, 178 n. 60 Kremer-Marietti, A. : 142 n. 75
Guichet, J.-L. : 203 n. 32 Kundera, M. : 202 n. 29

Hacker, J.-L. : 121 n. 19 Laborde, D. : 37 n. 19


Hadot, P. : 200 n. 23 Lacan, J. : 116 n. 3, 139 n. 70, 146, 147
Hägerstrom, A. : 23 n. 50 Lachmann, K. : 31 n. 5
Hansen, M. H. : 186, n. 4, 187 n. 6, 204 n. LaCocque, A. : 218 n. 11
33 Laks, A. : 44 n. 45, 181 n. 65
Harl, M. : 241 Lamberterie, Ch. (De) : 13 n. 6
Havel, V. : 118 n. 11 Lane, G. : 24 n. 52, 113, 119 n. 14, 135 n.
Haydn, J. : 219 n. 13 56, 161 n. 1, 193 n. 14, 213, n. 1
Hegel, G. W. F. : 140 Latraverse ; F. : 14 n. 9
Heidegger, M. : 139, 141 n. 73, 230 n. 42 Laugier, S. : 11 n. 1,
Hellegouarc’h, J. : 110 n. 187 Laval, C. : 124 n. 26
Helmig, C. : 162 n. 3 Lecointre, S. : 74 n. 29
Hense, O. : 169 n. 24 Le Goff, J. : 289 n. 46
Hock, R. F. : 173 n. 39 Legrand, Ph . : E. 26
Hoffmansthal, H. : 143 Lehman, P. : 272 n. 4
Hofmann, J. B. : 98 n. 135et 137, 99 n. 143, Létoublon, F. : 12 n. 4, 13 n. 5-7, 14 n. 8,
103 n. 162 20 n. 37, 23 n. 50, 55 n. 76, 95 et n. 124-
Hölderlin, F. : 85 125, 144 n. 79
Humboldt, W. von : 31 n. 5 Levering, M. : 226 n. 26
Hutcheon, L. : 194 n. 17, Lévy, C. : 155 n. 14, 251 n. 6, 252 n. 16, 256
Hythlodée, Raphaël : 188 n. 29
Lévy-Bruhl, H. : 86 n. 83, 96 n. 126
Imbach, Ruedi : 66 n. 19, 287 n. 42 Lewry, O. : 273 n.6
Inwood, B. : 163 n. 5 Liebs, D. : 78 n. 46
Iribarren, L. : 45 n. 46 Littré, É. : 193 n. 16,
Löfstedt, L. : 98 n. 137, 99 n. 138, 141,
Jaccottet, P. : 18 n.25 143
Jakobson, R. : 39 n. 23 Logan, G. : 187 n. 6
Jankelevitch, V. : 192 n. 13, 193 et n. 15, Long, R. : 187 n. 6
194 n. 17, 200 n. 25 Longpré, A. : 66 n. 19
Jespersen, J. O. H. : 143 López Moreda, S. : 74 n. 23
316 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Loraux, N. : 96 n. 128, 191 n. 10, 204 n. 82, 87 n. 91, 104 n. 166 et 168
35, 205 n. 37 Michon, C. : 286 n. 41
Lovisi, Cl. : 80 n. 56-57, 81 n. 61 Mies, F. : 217 n. 9
Lyons, J. : 14 n. 9 Miller, Cl. M. : 187 n. 6
Lyotard, J.-F. : 135 n. 58, 145 n. 82 Milner, J. : 84 n. 74
Miralles, C. : 55 n. 78
MacDowell, D. M. : 205 n. 36 Mirhady, D.C. : 149 n. 2
Machiavelli, Nicolo : 185 n. 2 Mizzau, M. : 192 n. 13,
Magdelain, A. : 83 n. 72, 86 n. 85, 87 n. Moles, J. L. : 181 n. 65
87, 102 n. 158 Mommsen, Th. : 80 n. 56 - 57, 81 n. 61, 89
Magli, P. : 280 n. 23 n. 95 et 99, 90 n. 105 et 107
Maierù, A. : 287 n. 42, 289 n. 46 Monoson, S. : 206 n. 42,
Malaspina, E. : 251 n. 10 Montanari, F. : 43 n. 44
Manetti, G. : 280 n. 23, 287 n. 42 Monteil, P. : 70 n. 7
Mann, N. : 61 n. 2 More, T. : 185 n. 2, 187 n. 6
Mansfeld, J. : 264 n. 56 Moreau, Ph. : 89 n. 97 et 100
Manthe, U. : 70 n. 8 Morenzoni, F. : 275 n. 12
Manuel, F. E. : 186, n. 3 Morgan, J. L. : 289 n. 47
Manuel, F. P. : 186, n. 3 Most, G. W. : 50 n. 61
Marchetti, A. : 193 n. 13 Moussy, Cl. : 73 n. 20, 103 n. 162, 104 n.
Margadant, S. W. F. : 74 n. 23 164, 165, 170, 105 n. 172
Marietti (Kremer), A. : 142 n. 75 Mugler, Fr. : 15 n. 13
Marion, J.-L. : 62 n. 3, 229 n. 34 Mulhall, S. : 128 n. 33
Maritain, J. : 229 n. 38 Muller, R. : 170 n. 25
Marmo, C. : 274 n. 8, 276 n. 13, 280 n. Murphy, J. J. : 274 n. 9, 285 n. 38
22-23, 281 n. 25, 282 n. 27-29, 283 n. Muzzarelli, G. : 275 n. 12
32, 284 n. 33, 285 n. 37, 287 n. 42, 289
n. 46, 290 n. 50 Nagy, G. : 29 n. 1, 30, 33 n. 9, 34 n. 14
Marouzeau, J. : 101 n. 153 Naiden, F. : 12, 17 n. 22
Marrou , Cl :. 241 Narcy, M. : 119 n. 13, 201 n. 26,
Marx Brothers : 168 Navarre, O. : 153 n. 9
Massaro, D. : 193 n. 13, Nederman, C. J. : 273 n. 5
Matieu, M. : 139 n. 70 Nehamas, A. : 193 n. 14,
Mattingly, H. : 103 n. 162 Nicolet, Cl. : 88, 89 n. 95 et 98, 90 n. 103
May, J. M. : 255 n. 24 Nietzsche, F. : 5, 120, 142 n. 75,
Meillet, A. : 70 n. 7, 71 n. 11-12, 74 n. 26 Nissing, H. G. : 215 n. 5
et 30, 79 n. 49 et 51, 91 n. 109, 96 n. Nordmann, C. : 176 n. 53
129¸ 97 n. 131, 102 n. 154, 103 n. 162, Nyckees, V. : 71 n. 9, 96 n. 129, 96 n. 130-
104 n. 164 et 167, 107 n. 177, 108 n. 179 131
Mellet, S. : 73 n. 20
Merlo, G. : 32 n. 7 Ober, J. : 181 n. 67, 182 n. 71, 191 n. 11, 198
Meschonnic, H. : 276 n. 13 O’Donnell, J. R. : 274 n. 8
Messier, D. : 80 n.53 Offenbach, J. : 143
Mews, C. J. : 273 n. 5 Onians, R. B. : 16 n. 17, 145 n. 81
Mezzadri, B. : 39 n. 24 Ortega Encuentra, A. : 97 n. 131
Michaelis, J. D. : 240
Michel, J.-H. : 74 n. 24, 84 n. 75-76, 86 n. Pachet, P. : 194 n. 18,
INDEX DES NOMS 317
Pagden, A. : 185 n. 2 Rothwell, K. S. : 204 n. 34
Paissac, H.-M. : 226 n. 24 Rousseau, P. : 39 n. 24 - 25, 49 n. 56
Panaccio, C. : 286 n. 41 Rudhardt, J. : 11
Paquet, L. : 163 n. 7
Parry, A. : 16 n. 18 Saïd, S. : 203 n. 32,
Parry, M. : 16 n. 18 Saetta Cottone, R. : 37 n. 20, 55 n. 77,
Pendrick, G. J. : 150 n. 4 195 n. 19
Perelman, C. : 118, 187 n. 5 Sandquist, T. A. : 274 n. 8
Pernot, L. : 155 n. 14, 252 n. 16 Santagata, M. : 64 n. 7, 66 n. 20
Perpillou, J.-L. : 95 n. 124 Santoro, R. : 83 n. 69, 86 n. 86
Philippe, M.-D. : 217 n. 10 Sargent, L. T. : 186, n. 3
Piazza, F. : 270 n. 3 Sbisa, M. : 119 n. 14
Pierrot A. : 105 n. 174 Scarpat, G. : 170 n. 25, 172 n. 35, 173 n. 41
Pinborg, J. : 274 n. 8 Scheid, J. : 83, 105 n. 175
Platter, C. : 208 n. 48 Schermaier, M. J. : 70 n. 8
Pokorny, J. : 76 n. 35 Schettino, M.-T. : 186, n. 3
Ponge, F. :141 Schiappa, E. : 117 n. 5, 150 n. 4
Porte, D. :76 n. 34 Schleiermacher, F. D. E. : 33 n. 11, 36 n.
Poultney, J. W. : 76 n. 34 17
Powicke, M. R. : 274 n. 8 Schmidlin, Br. : 83 n. 69
Prato, A. : 287 n. 42 Schmugge, L. : 285 n. 40
Pucci, P. : 34 n. 13, 47 n. 55 Schneider, B. : 273 n. 7, 285 n. 39
Pulleyn, S. : 12 Schofield, M. : 181, n. 65
Searle, J. : 14 n. 9, 29
Raaflaub, K. : 172 n. 35 Sedley, D. : 193 n. 14
Radice, R. : 264 n. 55 Sellars, J. : 173 n. 39
Rastier, F. : 39 n. 22 Simon, R. : 240
Récanati, F. : 24 n. 52, 25 n. 57, 119 n. 14 Siri, F. : 289 n. 48, 290 n. 49
Reinhardt, T. : 149 n. 2, 150, 155, 158 2, Skinner, Q. : 185 n. 2,
6, 10 Sluiter, I. : 163 n. 5, 165 n. 12, 166 n. 13
Renan, E. : 243 -15, 167 n. 16, 172 n. 37, 178 n. 60, 182
Rey, A. : 71 n. 12, 124 n. 70
Ribeiro de Oliveira, F. : 18 n. 28 Sommerstein, A. : 204 n. 33
Rickert, H. : 36 n. 18 Sonnet, J.-P. : 217 n. 9
Rico, F. : 62 n. 5, 66 n. 20 Soreth, M. : 264 n. 54
Ricoeur, P. : 70 n. 6, 78 n. 47, 92 n. 113, Spengel, L. : 149 n.1
218 n. 11 Spinoza , B. (de) : 244
Riout, D. : 167 n. 17 Stabile, G. : 287 n. 42
Riu, X. : 55 n. 75, 195 n. 19 Staël, (Mme. de) : 219 n. 13
Roesler, W. : 203 n. 33 Steinrück, M. : 55 n. 77
Rolfe, J. C. : 100 n. 145 Stock, B. : 241
Rosen, M. : 98 n. 135 172 n. 37 Strauss, L. : 185 n. 1, 189 n. 8
Rosier-Catach, I. : 11 n. 1, 230 n. 41, 269 Sturlese, L. : 287 n. 42
n. 1, 274 n. 8 , 276 n. 13, 287 n. 42, 291 Swiggers, P. : 265 n. 58
n. 51 Taminiaux, J. : 95 n. 125
Rossetti, L. : 201 n. 26, Thomas, Y. : 71 n. 13, 77 n. 44, 83 n. 69, 94
Ross-Taylor, L. : 89 n. 95 et 99 n. 121, 105 n. 176, 110
318 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Thomson, R. M. : 273 n. 5 Von Ihering, R. : 83 n. 71, 89 n. 101, 94 n.


Tisin, J.-H., o.p. : 222 n. 21 119, 109 n. 181
Terray, E. : 96 n. 128
Torrell, J.-P. : 228 n. 32 Walde, A. : 103 n. 162
Ward, J. O. : 273 n. 5
Usher, S. : 150 n. 3 Wismann, H. : 41 n. 33, 47 n. 55
Wisse, J. : 255 n. 24
Valente, L. : 289 n. 46 Witt, N. W. (de) : 162 n. 2
Valette-Cagnac, E. : 83 n. 68, 70 et 72 Wlassak, M. : 83 n. 69
Valle, A. : 193 n. 13 Woerther, F. : 159 n. 24, 171 n. 30-31
Van Engen, J. : 273 n. 5 Wohl, V. : 206 n. 42,
Van Haeperen, Fr. : 102 n. 158 Wolf, F. A. : 31 n. 5
Vannier, M.-A. : 226 n. 25 Wolfsdorf, D. : 193 n. 14,
Van Raalte, M. : 172 n. 37 Wouters, A. : 265 n. 58
Vecchio, S. : 289 n. 46 Worthington, I. : 152 n. 6
Vendryes, J. : 74 n. 28, 76 n. 35
Verdenius, W. J. : 53 n. 70 Yaguello, M. : 72 n. 14, 95 n. 122, 97 n.
Vermaseren, M. J. : 264 n. 56 131
Vernant, J.-P. : 53 n. 69 Yavetz, Z. : 259 n. 40
Vian, F. : 22 n. 44
Vignal, M. : 219 n. 13 Zimmermann, B. : 203 n. 33
Violi, P. : 280 n. 23
TABLE DES MATIÈRES

PRÉSENTATION 5

ACTE DE PAROLE, FORMULE ET SUBJECTIVATION 9

La supplication comme rituel chez Homère : le geste et la parole


Françoise Létoublon 11

Refaire le présent. Hésiode et Archiloque


Pierre Judet de la Combe 29

Vacate et videte. Notule sur le dire et le faire chez Pétrarque


Ruedi Imbach 61

Entre formes et sujet : l’acte de parole en droit romain


Annette Ruelle 69

ACTE DE PAROLE, RHÉTORIQUE ET PERFORMANCE 111

La performance avant le performatif ou la troisième dimension


du langage
Barbara Cassin 113
L’argumentation, la persuasion, la manipulation et leurs
thématisations rhétoriques : le cas de la Rhétorique à Alexandre
Pierre Chirona 149
320 GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE

Comment faire de la liberté avec des mots ?


Critiques et usages de la parole chez Diogène le cynique
Thomas Bénatouïl 161

Cités de parole. Athènes, Nephelokokkugia et Kallipolis


Giulia Sissa 185

ACTE DE PAROLE ET HORIZONS ONTOLOGIQUES 211

Le Dieu performatif. Sur la Parole créatrice dans la Bible


et ses évaluations
Thierry-Dominique Humbrecht 213

Des aléas de la Parole divine au Verbe performatif


Maurice Olender 233

Acte de parole et ontologie du discours chez Cicéron


Carlos Lévy 249

Les actes de langage entre logique, rhétorique et théologie au Moyen-Âge


Costantino Marmo 269

PRÉSENTATION DES AUTEURS 293

INDEX DES SOURCES 296

INDEX DES NOMS 307

TABLE DES MATIÈRES 315

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