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(Bibliothèque de L'ecole Des Hautes Etudes, Sciences - Amir-Moezzi, Mohammad Ali - Scheid, John - 10.1484 - M.BEHE
(Bibliothèque de L'ecole Des Hautes Etudes, Sciences - Amir-Moezzi, Mohammad Ali - Scheid, John - 10.1484 - M.BEHE
Jérusalem est-elle en Orient? La réponse à cette question est peut-être moins simple
et plus diverse qu'il ne peut paraître d'abord. Mais tenons-nous en ici pour commen-
cer, comme nous y invitent les organisateurs de ce colloque, à un regard occidental et
traditionnel, celui par exemple du pèlerin Guillaume de Boldensele, qui rédige en 1331
le Traité de l'État de la Terre Sainte. La Méditerranée, comme son nom l'indique, est
«au milieu des terres», elle est «exactement au milieu des trois principales parties du
monde, Asie, Afrique et Europe. Vers 1' orient se trouve 1'Asie, vers le midi 1'Afrique,
vers l'occident l'Europe>> 1. Ainsi donc, à ce qu'il semble, Jérusalem, à l'est de la
Méditerranée, est vers l'orient. Elle peut être dite en Orient, et cette circonstance n'est
pas sans incidence sur la construction que les Européens ont opérée de leur Orient
mythique. Pour ceux que ces mêmes Européens appellent les Byzantins, la situation
est moins claire. Jérusalem, en somme, est plutôt au sud qu'à l'est de Constantinople.
Mais la géographie administrative peut venir ici à notre secours. Jusqu'au VIle siècle,
Jérusalem et la Palestine sont bien dans la pars Orientis de l'Empire des Romains.
Elles relèvent de la préfecture du prétoire d'Orient, et même du diocèse d'Orient.
Jérusalem, à ce titre, serait-elle pour les Byzantins en Orient? Et l'est-elle encore après
que, conquise par les Arabes, elle a quitté définitivement l'Empire?
Posons plutôt une autre question. Jérusalem n'est-elle pas elle-même un Orient?
Lieu des origines, berceau de la religion, ville sainte où l'on va en pèlerinage, elle est
un point très spécial sur la carte du monde. Elle sait échapper au jeu relatif des orien-
tations profanes pour acquérir, dans un espace religieux ou eschatologique, ce quelque
chose d'absolu qui caractérise l'Orient dont il est question aujourd'hui. Ville réelle,
où l'on peut aller en voyage, Jérusalem est tout autre chose aussi. Elle est à la fois,
pour les Byzantins, /érosoluma, réalité géographique, et /érousalèm, ville mythique,
messianique ou céleste. C'est à cette relation particulière avec l'espace, à cette capa-
cité à échapper aux contraintes de la géographie pour se trouver à la fois à sa place
dans le monde et ailleurs sous une autre forme que je voudrais m'intéresser ici. Il s'agit
de décrire par quelle stratégie les empereurs de l'époque média-byzantine ont su, tout
en recourant parfois à la guerre pour tenter de reconquérir la Jérusalem terrestre, s'appro-
prier, par d'autres moyens, la véritable Jérusalem.
La Croix à Constantinople
Pour point de départ, il faut prendre les événements bien connus qui, sous le règne
d'Héraclius, marquent la fin d'un monde et préfigurent la naissance d'un autre. En
630, après avoir vaincu la Perse, Héraclius recouvre la Vraie Croix et la réinstalle
triomphalement sur le Golgotha dans une Jérusalem réintégrée à l'Empire 2 . Cinq ou
six ans plus tard, après la bataille du Yarmouk sans doute, il est contraint par l'avan-
1
Guillaume de Boldensele, Traité de l'histoire de la Terre Sainte, chap. 1, trad. C. Deluze,
p. 1002.
2 Sur ces événements, voir B. Flusin, Saint Anastase le Perse et l'histoire de la Palestine au
51
L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
cée des Arabes à abandonner à son sort la Syrie et, faisant retraite, emmène avec lui
la Croix à Constantinople 3 . Elle y avait été précédée par deux reliques fameuses: la
lance et l'éponge de la Passion, rachetées aux Perses par le patrice Nicétas et mon-
trées au peuple de la capitale assemblé à Sainte-Sophie pour la cérémonie - imitée
de la liturgie hiérosolymitaine- de la vénération de la Croix 4 • Vers 680, le pèlerin
Arculphe, à Constantinople, participe, pendant la semaine sainte, à la vénération de la
Croix dans la Grande Église. La précieuse relique y est alors conservée, nous dit-il,
«dans une armoire très grande et très belle, dans laquelle se trouve conservé un coffre
de bois qui est fermé par un couvercle de bois lui aussi» 5 .
Nous avons ici un drame qui met en jeu quatre êtres, dont aucun n'est simple.
Présentons d'abord les deux villes. Jérusalem: la Ville sainte, ou plutôt, comme disent
les Byzantins, da sainte ville du Christ notre Dieu» 6 . C'est en elle que se trouve le
Lieu saint par excellence, l' Anastasis et le Martyrium bâtis par Constantin autour du
sépulcre du Christ. C'est là qu'est le Golgotha, lieu de la crucifixion, et c'est là
qu'Héraclius, en 630, a reposé la Croix. Pour Eusèbe, en 339, l'édifice constantinien
est «peut-être la Jérusalem neuve et nouvelle, annoncée par les oracles prophétiques»,
construite «en face» de l'ancienne 7, et cette distinction entre deux Jérusalem est, pour
notre propos, capitale, de même qu'il est important de noter que le Lieu saint par excel-
lence -la Jérusalem nouvelle, peut-être-, à son origine, est un lieu bâti par un empe-
reur8.
Constantinople ensuite. Elle est la capitale politique de l'Empire. Construite par
Constantin elle aussi, à la même époque que le Martyrium de Jérusalem 9, elle fait sys-
tème avec la Ville sainte, qui est son complément religieux. Très tôt, d'après la tradi-
tion, elle voit affluer de grandes reliques de la Passion: des clous, un important frag-
ment de la Vraie Croix, qui sont possessions impériales 10 . Dès la fin du Ve siècle, un
thème se développe: Constantinople est aussi une seconde Jérusalem, et c'est à ce
titre qu'un ange, dissuadant saint Daniel de se rendre en Palestine, le guide vers les
[l'ancienne Jérusalem], l'empereur exaltait la victoire du Sauveur sur la mort ... , et peut-être est-
ce là la Jérusalem neuve et nouvelle annoncée par les oracles prophétiques>>.
8 Sur ce point, voir B. Flusin, <<Remarques sur les Lieux saints de Jérusalem à l'époque byzan-
tine>>.
9 Constantinople est inaugurée le 11 mai 330; le Martyrium constantinien, le 13 septembre
335.
10 On sait que les circonstances de l'invention de la Croix sont obscures. Toutefois, ce n'est
pas ici la réalité des événements qui est importante, mais l'image que s'en faisaient les Byzantins
au Moyen Âge: le fait que sainte Hélène ait envoyé à son fils un grand fragment de la Vraie
Croix, ainsi que les clous - que l'empereur intègre à son casque et au mors de son cheval -
est de tradition depuis le ye siècle (cf. Socrate, Histoire Ecclésiastique, I. 17, 7-10, éd. Hansen,
p. 56-57).
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
11
Vie de s. Daniel le Stylite, éd. Delehaye, Les saints stylites, p. 12: <<Ne te rends pas dans
ces contrées [c'est-à-dire en Palestine], mais va à Byzance. Là, tu verras une seconde Jérusalem,
la Ville de Constantin.>>
12 Voir G. Dagron, Constantinople imaginaire. Études sur le recueil des <<Patria», Paris, 1984,
p. 303-309.
13 G. Dagron, Empereur et prêtre: étude sur le «Césaropapisme» byzantin, Paris, 1996.
14 C'est le cas par exemple, au début du XIe s., de Romain III, qui veut participer à la recons-
truction du Saint-Sépulcre, et de Michel IV, qui réalise les projets de son prédécesseur: Skylitzès,
Synopsis historiarum, éd. Thurn, p. 387-388. Sur les travaux de Constantin IX Monomaque,
voir H. Vincent et F.-M. Abel, Jérusalem. Recherches de topographie, d'archéologie et d'his-
toire. Tome second. Jérusalem Nouvelle, Paris, 1914, p. 248-259.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
Translations
La Byzance médiévale, dont je parlerai désormais, continue à se tourner vers la
Jérusalem géographique. Mais en même temps, elle développe un intérêt nouveau pour
la Croix et pour les reliques indirectes du Christ, pour les «hagia», les sanctuaria qui
sont en quelque sorte l'équivalent mobile des paysages-reliques et des monuments
inamovibles que sont les Lieux saints. Cette équivalence conduit à examiner de plus
près l'importance des grands transferts de reliques- ceux où les empereurs sont clai-
rement engagés- qui, depuis le rétablissement de l'Orthodoxie en 843 jusqu'à la prise
de Constantinople par des Croisés en 1204, ont marqué l'histoire de l'Empire. On en
trouvera ici une liste qui, pour plusieurs raisons, ne prétend pas être exhaustive 15 :
1. Nicéphore le Patriarche
attestations: Théophane le Prêtre, Discours sur l'exil du saint patriarche Nicéphore et sur le
retour de ses reliques, éd. Th. Jôannou, Mnèmeia hagiologica nun prôton ekdidoména, Venise,
1884, p. 115-128 (BHG 1337); Synax. CP, 534.16-18.
circonstances: à l'initiative du patriarche Méthode (843-847), le corps du patriarche Nicéphore
de Constantinople, déposé par les iconoclastes et mort en exil, est transféré aux Saints-Apôtres
par l'empereur Michel III (842-867) et sa mère Théodora (842-856) en signe du rétablisse-
ment de l'Orthodoxie.
3. Saint Lazare
attestations: Aréthas de Césarée, Oratio in adventu reliquiarum S. Lazari; Oratio in dedica-
tione ecclesiae S. Lazari, (BHG 2217, 2226), éd. L. G. Westerink, Arethae archiepiscopi
15 Outre les imperfections de notre propre documentation, il faut tenir compte du fait que
l'histoire de certaines reliques est obscure: par exemple, la ceinture de la Vierge conservée à
l'évêché de Zéla, non loin d' Amasée du Pont, a-t-elle été transférée à Constantinople sous
Justinien, sous Constantin VII, ou bien y eut-il deux translations (cf. Synax. CP, col. 600 et 935)?
De plus, nous avons volontairement employé un concept assez flou (grandes reliques, ou grands
transferts de reliques, c'est-à-dire transferts impliquant clairement l'intervention impériale), sans
vouloir nous limiter aux reliques de la Passion, qui sont bien sûr les plus importantes. D'autres
translations de reliques des saints, comme celles de saint Clément sous Basile 1er, paraissent
répondre à la définition, mais n'apporteraient rien à notre propos. Notre liste n'a d'autre but
que de servir de base aux remarques qui suivent. Les attestations fournies ne sont pas exhaus-
tives. Elles se limitent à des références au Synaxaire de Constantinople, aux plus anciennes men-
tions que nous avons trouvées chez les historiens byzantins, éventuellement à des textes com-
posés spécialement à 1' occasion de ces transferts. Les abréviations Synax. CP et BHG renvoient
respectivement à H. Delehaye, Synaxarium Ecclesiae Constantinopolitanae, Bruxelles, 1902,
et à F. Halkin, Bibliotheca hagiographica graeca, t. l-Ill, Bruxelles, 1957, et F. Halkin, Novum
Auctarium Bibliothecae Hagiographicae Graecae, Bruxelles, 1984.
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
Caesariensis scripta minora, Leipzig, 1972, p. 7-10, 11-16; Synax. CP, 146.
circonstances: les reliques de Lazare sont rapportées de Chypre à l'initiative de Léon VI (886-
912). L'empereur, avec son frère Alexandre, les dépose, en 901 ou 902, dans le sanctuaire
du monastère Saint-Lazare qu'il vient de fonder.
5. Mandylion
attestations: Grégoire le Référendaire, Discours sur la translation de l'image acheiropoiète du
Christ, (!JHG 796g), éd. Dubarle, Revue des études byzantines, 55 (1997) p. 15-29; Constantin
Porphyrogénète, Narratio de imagine Edessena, (BHG 794), éd. Dobschütz, Christusbilder,
Leipzig, 1899, p. 39* '-85'*; Synax. CP, 893.46-901.4.
circonstances: la Sainte Face d'Édesse, image <<acheiropoiète>> du Christ imprimée miraculeu-
sement sur un morceau de tissu, est rapportée à Constantinople à la fin du règne de Romain
Lécapène (17 déc. 920-16 décembre 944), le 15 août 944; peu après, Romain Ier est ren-
versé, Constantin VII devient seul empereur. L'image d'Édesse est déposée au palais impé-
rial, dans l'église du Pharos.
7. Grégoire le Théologien
attestations: Constantin VII Porphyrogénète, Oratio de translatione corporis s. Gregorii Theologi,
(BHG 728), éd. B. Flusin, Revue des études byzantines, 57 (1999) p. 40-79; Synax. CP, 404.59-
405.41; 421-423.
circonstances: pour célébrer l'anniversaire de son accession au pouvoir suprême (27 janvier
945), Constantin VII fait revenir d' Arianze (Cappadoce) à Constantinople le corps de Grégoire
de Nazianze, ancien patriarche de Constantinople. Ille dépose aux Saints-Apôtres le 19 jan-
vier 946.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
16 D'après Léon le Diacre, loc. cit., c'est à Édesse- où il y avait en effet une autre sainte
Tuile - que Nicéphore aurait trouvé cette image miraculeuse. Ce témoignage paraît devoir
être rejeté (voir B. Flusin, <<Didascalie de Constantin Stilbès sur le mandy lion et la sainte Tuile>>,
p. 60-61).
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
l'église Notre Dame des Blachernes, le 15 août 944. Mais le lendemain, malade, il
laisse ses trois co-empereurs -ses deux fils Constantin et Christophe, et son gendre
Constantin VII Porphyrogénète- conduire la procession publique au terme de laquelle
l'image est déposée au palais, dans l'église du Pharos 18 . Il est renversé peu après par
les trois jeunes empereurs. Plus nettement encore, lorsque Constantin Porphyrogénète,
en janvier 945, se débarrasse de ses beaux-frères, il fait écrire par des hagiographes
de son entourage l'histoire de la translation, qui sera lue désormais pour la fête com-
mémorative du 15 août (dès 945?). Les rédacteurs insèrent dans leur récit un épisode
significatif. Un possédé, disent-ils, mis en présence de la sainte image, prophétise (car
les démons aussi prophétisent): «Constantinople! Recouvre ce qui fait ta gloire et ta
joie! Et toi qui es né dans la Porphyra, Constantin, recouvre ton trône!» 19 . La transla-
tion de la relique a dévoilé son sens politique: elle coïncide miraculeusement avec la
restauration sur le trône de Constantinople de son héritier légitime, le Porphyrogénète.
Ce rétablissement est marqué par une cérémonie spectaculaire: avant d'être dépo-
sée à la chapelle palatine Notre-Dame du Pharos, l'image acheiropoiète est installée
solennellement sur le trône impérial dans la salle d'honneur du Palais sacré, le
Chrysotriclinos: «ceux qui célébraient ce cortège, parvenus au palais impérial, instal-
lèrent pour quelque temps l'image divine dans ce qu'on appelle le Triclinos d'Or, sur
le trône impérial, là où il est de coutume de rendre les arrêts les plus importants: ils
avaient confiance que le siège impérial serait ainsi sanctifié et qu'il communiquerait
comme il convient justice et bonté à la fois à ceux qui y siègent» 20 . La cérémonie
exceptionnelle qu'on organise ce jour-là faisait écho à une coutume liturgique de l'Église
d'Édesse: le premier dimanche de Carême, la sainte icône était installée sur un trône
dans le skévophylakion de la cathédrale21 . De plus, le mandylion qu'on mettait ainsi
sur le trône du Chrysotriclinos redoublait, ou, peut-on dire, réalisait l'image qu'on pou-
vait voir sur la mosaïque de la conque de l'abside où était placé le siège impérial 22 • La
sainteté d'Édesse était transférée à Constantinople. L'arrivée de l'image-relique dans
la Ville impériale qui recouvrait ainsi sa gloire et sa joie marquait le rétablissement de
l'ordre voulu par Dieu: Romain Lécapène est chassé, le Porphyrogénète recouvre son
trône, le Christ est à nouveau dans le Palais sacré.
Le même empereur, peu après, fera procéder à une nouvelle grande translation: celle
du corps de Grégoire de Nazianze (7), dont l'arrivée à Constantinople le 19 janvier
946 inaugure les fêtes du premier anniversaire de l'accession de Constantin VII au
pouvoir suprême. Le Porphyrogénète a, pour le Théologien, une dévotion marquée.
Toutefois, s'il fait passer le corps du saint par le Palais impérial, il ne l'y retient pas.
Grégoire sera déposé aux Saints-Apôtres, comme il convient pour un évêque de
Constantinople. Mais l'empereur proclame aussi que le palais était déjà suffisamment
sanctifié23 .
Le cas de Georges Maniakès qui, en 1032, bien qu'il ne soit pas empereur, rapporte
d'Édesse qu'il a reconquise une nouvelle lettre autographe du Christ à Abgar (15) pour
18
Ibid., p. 81' '.
19 Ibid., p. 79*'.
20 Ibid., p. 83 '' *.
21 Ibid., p. 111 **.
22 R. Janin, Constantinople byzantine, 2e éd., Paris, 1964, p. 115.
23 Constantin VII, Panégyrique pour la translation des reliques de Grégoire le Théologien,
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
la remettre à Romain III, est intéressant lui aussi. Il semble tout d'abord que nous ayons
là une exception à la règle qui veut que de telles reliques soient l'apanage des empe-
reurs. Mais en fait, Maniakès, dix ans plus tard, tentera de s'emparer du trône et de
renverser Constantin IX Monomaque 24 . Pour le lecteur attentif, l'épisode d'Édesse et
de la lettre retrouvée était déjà un avertissement.
Le rapport qui unit l'empereur et les reliques du Christ à Byzance est illusté, outre
les textes, par un monument insigne: la stavrothèque de Limbourg25 . Ce luxueux reli-
quaire a été exécuté sous le règne de Jean Tzimiskès, à la commande d'un des plus
hauts personnages de l'empire: le proèdre Basile, fils bâtard de l'empereur Romain
Lécapène et de ce fait oncle de Romain II et grand-oncle de Basile II et de Constantin
VIII. L'appartenance du Proèdre à la famille impériale, plus encore que sa position,
explique qu'il ait eu accès à des reliques prestigieuses. Au centre du reliquaire se trouve
la pièce majeure: des fragments de la Vraie Croix que les empereurs Constantin VII
et Romain II, ainsi que nous l'apprend une inscription 26 , avaient fait placer dans une
croix en bois de sycomore à double traverse, sertie d'argent et rehaussée de pierreries.
À droite et à gauche de la Croix, deux rangées verticales de cinq logettes chacune
abritent des parcelles des reliques suivantes: Langes du Christ 1 Serviette (lention) du
lavement des pieds; Couronne d'épines 1Manteau de pourpre; Linceul 1Éponge; Voile
(maphorion) de la Vierge 1 Ceinture de la Vierge des Chalkoprateia; autre Ceinture de
la Vierge, rapportée de l'évêché de Zèla 1 Cheveux de saint Jean-Baptiste.
Comme on le voit, cette stavrothèque, tout impériale par son origine et peut-être sa
destination, met en évidence la subordination à la Croix des reliques du Christ et de
la Passion. Elle montre que les reliques de la Vierge et du Baptiste étaient ressenties
comme appartenant au même ensemble que celles du Christ, même si elles sont dans
une position subordonnée (elles occupent les quatre logettes inférieures). Elle réunit
des objets rapportés à Constantinople à diverses époques: le Voile des Blachernes,
déposé, d'après le Synaxaire27, par Léon le Grand dans une châsse fermée du sceau
impérial; la Ceinture déposée aux Chalcoprateia sous Arcadius d'après le Synaxaire28
et conservée elle aussi sous le sceau impérial; la Ceinture de Zèla, rapportée sous
Justinien ou sous Constantin VII et Romain II 29 ; la Croix et l'éponge, venues à
Constantinople sous Héraclius; la Serviette, les Langes, la Couronne d'Épines, le man-
teau de pourpre, d'époque incertaine; les cheveux de Jean Baptiste, transférés sous
Jean Tzimiskès (13). Le reliquaire de Limbourg montre ainsi comment les empereurs
de la dynastie macédonienne ont poursuivi l'œuvre de leurs précurseurs de l'époque
proto-byzantine et réuni entre leurs mains un trésor de reliques de plus en plus com-
plet et cohérent.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
30 Sur ce thème, voir A. Schminck, «ln Hoc Signo Vinees - Aspects du césaropapisme à
l'époque de Constantin VII Porphyrogénète>>.
31 Théoph. Cont. V, 89, Bonn, p. 331-335.
32 À l'église du Seigneur, d'après R. Janin, Les églises et les monastères, Paris, 1969, p. 512.
Lors des cérémonies impliquant sa présence, la Croix était apportée du palais à Sainte Sophie.
33 «Jadis, le Christ a donné la Croix au puissant souverain Constantin afin d'assurer son salut;
maintenant, avec celle-ci, par la grâce de Dieu, le roi Nicéphore met en déroute les souverains
barbares>>, cf. A. Frolow, op. cit., p. 240 (numéro 146).
34 La fin de l'inscription (de la croix) met en relation la victoire que le Christ a remportée sur
la mort et celle des empereurs sur les Barbares. Voir A. Frolow, op. cit., p. 235.
35 Constantin Porphyrogénète, Harangue aux stratèges d'Orient, éd. Vari, p. 83.
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
cérémonies, où il désigne là encore des reliques du Christ (en particulier les clous de
la crucifixion), déposées à Sainte-Sophie, mais dans un endroit bien particulier: à
l'entrée du mutatorium impérial, c'est-à-dire de l'appartement depuis lequel l'empe-
reur assiste à la messe 36 . Ces reliques, comme nous l'avons vu, sont en effet propriété
de l'empereur, non pas de l'Église. La seule exception semble être les saints Langes:
encore peuvent-ils avoir été partagés37 .
La liste des reliques ensuite. Elle a en commun avec la stavrothèque de Limbourg
trois éléments: la Croix elle-même («les Bois précieux»), les Langes, le Linceul. Cinq
autres lui sont propres, parmi lesquels on notera la seule relique directe du Christ: le
Précieux Sang.
La cohérence de l'ensemble est remarquable aussi. Tout élément du sanctoral est
exclu. L'eau que 1'empereur envoie à ses troupes est sanctifiée par le contact avec les
seules reliques du Christ. Ce sont elles qui assureront le succès des armées dans une
guerre qui, par plusieurs aspects, est sainte38 .
Les grandes reliques, au xe siècle, sont évidemment liées à la reconquête byzan-
tine. À mesure que les armées impériales avancent, que l'Empire chrétien, reprenant
sur l'Islam des provinces perdues, voit son territoire se reconstituer, le trésor des grandes
reliques, au palais impérial, se complète. Dès 944, lorsque Romain 1er fait revenir la
Sainte Face d'Édesse, le lien entre ce transfert et la guerre contre les Arabes paraît
évident, la translation de l'image acheiropoiète faisant figure de substitut à la prise de
la ville et l'invincibilité promise à Édesse se reportant sur Constantinople. En 966,
pour célébrer sa victoire en Orient, Nicéphore II Phôkas organise un triomphe à
Constantinople. Il a rapporté de ses campagnes des croix reprises aux Sarrasins qu'il
dépose à Sainte-Sophie (9), mais aussi les portes de Tarse et de Mopsueste, dont il orne
l'Acropole de Constantinople et la Porte d'Or. Il s'agit là de trophées, dont la valeur
religieuse est mince ou nulle. Les reliques que rapportent Nicéphore ou Jean II
Tzimiskès, ou même Georges Maniakès, ont semblablement valeur de trophées. Elles
représentent, dans la capitale, les villes reconquises et montrent aussi la légitimité d'une
guerre entreprise par les empereurs chrétiens pour reprendre aux infidèles les sum-
bola dispersés de la vie et de la Passion du Christ.
La reconquête byzantine apparaît alors comme une croisade et les grandes reliques
ne seraient que les signes avant-coureurs de ce qui peut apparaître comme un but ultime:
la reconquête, non plus des sanctuaria, mais des Lieux saints du Christ. C'est sous le
règne de Jean Tzimiskès que cette perspective est la plus nette, ainsi qu'il ressort de
la lettre que cet empereur adresse au roi d'Arménie Ashot III. Après avoir dit com-
ment il était entré à Damas, Jean décrit ainsi la suite de sa campagne:
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
<<De là nous poursuivîmes notre marche vers le lac de Tibériade, là où notre Seigneur
Jésus Christ, avec deux poissons, fit son miracle ... Nous leur avons épargné le pillage,
parce que c'était la patrie des saints apôtres. Il en a été de même de Nazareth, où la Mère
de Dieu, la sainte vierge Marie, entendit de la bouche de l'ange la bonne nouvelle. Étant
allés au mont Thabor,'nous montâmes au lieu où le Christ, notre Dieu, fut transfiguré. Tandis
que nous étions là, nous vîmes venir à nous des gens de Ramla et de Jérusalem ... Notre
désir était d'affranchir le saint sépulcre du Christ des outrages des musulmans ... De là,
nous marchâmes vers Césarée, qui est située sur le bord de la mer Océane, et qui passa sous
le joug; et si ces maudits Africains, qui avaient établi là leur résidence, ne s'étaient pas
réfugiés dans les forteresses du littoral, nous serions allés, avec le secours de Dieu, à
Jérusalem, et nous aurions pu prier dans les saints lieux>> 39 •
Jean ne manque pas de mentionner à son correspondant les reliques prestigieuses dont
il lui a été donné de s'emparer et qui témoignent de la faveur spéciale dont Dieu le
gratifie:
<<Tu sauras que Dieu a accordé aux chrétiens des succès comme nul n'en avait jamais
obtenus. Nous avons trouvé à Gabaon les saintes sandales du Christ, avec lesquelles il a
marché, lors de son passage sur cette terre, ainsi que l'image du Sauveur, qui dans la suite
des temps, avait été transpercée par les juifs, et d'où coula aussitôt du sang et de l'eau ...
Nous découvrîmes aussi dans cette ville la précieuse chevelure de saint Jean-Baptiste, le
Précurseur. Ayant recueilli ces reliques, nous les avons emportées, pour les déposer dans
notre capitale, que Dieu protège ... L'empire de la croix a été étendu au loin de tous côtés;
partout, dans ces lieux, le nom de Dieu est loué et glorifié; partout est établie ma domina-
tion, dans tout son éclat et toute sa majesté» 40 .
Nous sommes ici dans l'atmosphère de la guerre sainte ou de la croisade et les reliques,
jalonnant la route de la Jérusalem terrestre, sont bien les prémices de la reconquête de
la Palestine.
Byzance au temps des croisades>>, dans M. Rey-Delque (éd.),Les croisades, l'Orient et l'Occident
d'Urbain II à saint Louis, 1096-1270, Milan, 1997, p. 378-389.
42 Pour le Ménologe de Basile, voir le fac-simile publié à Turin: Il Menologio di Basilio II
(Cad. Vaticano greco 1613), [Codices e Vaticanis selecti... VIII], 2 vol., Turin, 1907.
62
Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
43 Un fac-simile du Rouleau de Josué (Bibl. apostolica Vaticana, Palat. gr. 431, xe s.) a été
publié par O. Mazal, Josua-Rolle: Faksimile, Kommentar, t. I-II, Graz, 1984; voir aussi K.
Weitzmann, The Joshua Roll, Princeton, 1948, auquel nous renverrons.
44 Weitzmann, op. cit., pl. II, 5; V, 16.
45 Ménologe de Basile, p. 343 (fac-simile, p. 353).
46 Constantin VII, Narratio de imagine Edessena, §58, éd. Dobschütz, p. 81 *'".
47 Pour Nicéphore et Grégoire de Nazianze, voir dans notre liste les numéros 1 et 7; le dos-
sier de Jean Chrysostome est beaucoup plus complexe. La translation de son corps a servi de
modèle aux deux autres. Une partie des textes a été rassemblée par F. Halkin, Douze récits byzan-
tins sur Saint Jean Chrysostome, Bruxelles, 1977.
48 Il ne figure en tout cas dans aucun des six récits sur la translation contenus dans le recueil
de F. Halkin (op. cit., textes numéros 1, 3, 9-12, qui s'échelonnent du VIIe au xe siècle au
moins).
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
en général du VIe siècle, représente, pour d'autres reliques, une scène semblable 49 .
Pour Nicéphore (1), à en croire le mémoire (hypomnèma) rédigé par Théophane le
Prêtre, le cérémonial a changé. Le corps du saint est ramené à Constantinople par des
prêtres, mais, dans la capitale elle-même, il est porté à la Grande Église sur les épaules
de dignitaires civils50 . Le mode de transport depuis Sainte Sophie jusqu'aux Saints-
Apôtres n'est pas précisé. Pour Grégoire de Nazianze, la cérémonie du transfert depuis
le palais jusqu'aux Saints-Apôtres est soigneusement réglée:
<<Quand il eut été déposé suffisamment longtemps au palais impérial, on l'en fit sortir
et on le transporta au grand temple des Apôtres. Et faut-il penser que ce cortège fut simple
et monotone, ou très éclatant et brillant, bien digne de la dépouille du Théologien?
Assurément, il fut très brillant et splendide, supérieur aux processions qu'il y eut jamais.
Le saint était convoyé hors du palais dans une châsse ornée de la pourpre impériale et por-
tée sur les épaules de grands prêtres, car il est interdit à ceux qui n'en sont pas dignes de
toucher à ce qui est très saint et très pur: témoin, autrefois, le fameux Ozan qu'on vit, pour
avoir touché l'arche alors qu'il ne le devait pas, devenir la proie du feu. Quant à l'empe-
reur, qui avait obtenu l'objet de ses désirs, objet plus grand que tout et dont le monde même
ne saurait égaler la valeur, il suivait avec le grand prêtre fidèle et divinement sage, mar-
chant à ses côtés>> 51 .
Comme on le voit, la volonté de montrer que la châsse qu'on transporte est une nou-
velle arche a été suffisamment forte pour infléchir, sans doute à la suite d'une déci-
sion consciente, le cérémonial. Il est notable que, dans le Ménologe de Basile II, rétros-
pectivement, l'image retenue pour la translation du Chrysostome ne représente pas le
transport triomphal sur le char impérial, mais un transfert du cercueil sur les épaules
de quatre porteurs. Parallèlement à l'évolution de la cérémonie, la correspondance entre
l'arche et la châsse se fait plus précise. Voici comment elle est développée par
Constantin VII:
«Moïse construisit une arche selon le modèle qui lui était montré, car les choses de son
époque n'étaient que le modèle des réalités présentes. Mais notre nouveau Moïse a construit
cette arche spirituelle, chargée de choses saintes. À l'intérieur de l'ancienne, il y avait les
tables, l'urne, la verge, un encensoir d'or massif; le trésor que renferme celle-ci, c'est ce
grand homme de Dieu, ce digne vase de l'Esprit, dont les tables sont le cœur où le doigt
de Dieu a écrit, l'urne, ce qu'il y a dans son intelligence de semblable à l'or et de capable
de contenir la véritable manne venue du ciel, la verge, la fermeté dont il a fait preuve face
à l'assaut des périls et l'encouragement à la piété, et l'encensoir, le feu divin et immaté-
riel de son cœur, feu dans lequel les vertus composées et simples sont portées à incandes-
cence et éprouvées, de telle sorte qu'elles font rayonner plus loin l'éclat de l'or et qu'émane
d'elles une bonne odeur plus plaisante que tous les parfums. Jadis les prêtres, portant l'arche,
franchirent le Jourdain et les eaux s'ouvrirent devant eux, mais reprirent ensuite leur cours.
L'arche que voici, la nôtre, celle de la grâce, a franchi une longue suite de temps et une
distance dans l'espace qui ne se peut facilement mesurer. .. Comme sur la terre sèche, <elle
49 Sur l'ivoire de Trêves, voir K. Holum, G. Vikan, «The Trier Ivory. Adventus Ceremonial,
and the Relies of St. Stephen>>; le transfert des reliques sur un char (il s'agit souvent du char
impérial) a un caractère triomphal. Mais il peut s'agir là aussi d'une référence tacite au trans-
fert de l'arche par David: cf. 2 Regn. 6.
50 Théophane le Prêtre, Discours sur l'exil du saint patriarche Nicéphore et sur le retour de
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
a passé> par notre empire tout pur ... Mais elle n'a pas arrêté le soleil: car il n'y avait rien
qui obligeât à bouleverser les éléments ni à ce qu'on se vengeât des ennemis en s'empa-
rant de leur pays. Tout cela n'était nécessaire qu'à cette époque, pour l'éducation d'une
génération plus grossière qu'aujourd'hui>> 52.
C'est ainsi tout un système d'équivalences qui s'établit, et dont il faut examiner la
nature. Il s'agit certes de rhétorique, plus techniquement, d'une comparaison (sunkri-
sis). Mais en même temps, on met en œuvre un principe exégétique. Les événements
de l'Ancien Testament, pour l'exégèse classique- dès l'Épître aux Hébreux, à laquelle
le texte de Constantin VII nous renvoie53 -,ne sont qu'ombres et préfigurations. Les
personnages de l'Exode, du Livre de Josué, des Règnes, sont des «types>> annonçant
les réalités de la Nouvelle Alliance. Mais, dans l'exégèse habituelle, l'application de
ce principe est limitée: les types de 1'Ancien Testament préfigurent les événements du
Nouveau qui les réalisent pleinement. Dans les œuvres que nous examinons, marquées
par le rapport très spécial qui, dans la Byzance médiévale, s'est établi avec 1'Ancien
Testament, nous assistons à une extension de ce principe: les types vétérotestamen-
taires sont pleinement réalisés par les événements de l'histoire contemporaine. L'his-
toire d'Israël préfigure celle de l'Empire chrétien et les Byzantins ont sous leurs yeux,
non pas des répétitions affaiblies des grands épisodes de l'Histoire sainte, mais l'accom-
plissement de ce que celle-ci ne faisait que préfigurer. Le peuple chrétien est plus
qu'Israël; l'actuelle génération vaut mieux que l'ancienne, «plus grossière» d'après le
Porphyrogénète. Détournement exégétique opéré grâce à la mystérieuse alchimie de
la rhétorique: les châsses des reliques qu'on rapporte à Constantinople ne sont pas
comme l'arche; elles sont «plus que l'arche>>54 .
Tout à la fin du XIIe siècle, en 1200, deux cent cinquante années après Constantin
VII et quatre ans avant que les Croisés ne s'emparent de Constantinople, un autre texte
permet de constater l'importance et la vitalité persistante du thème. Il s'agit d'une
œuvre de Nicolas Mésaritès, d'un récit en partie autobiographique consacré à une ten-
tative de coup d'État organisée par Jean Comnène55 . L'action se passe au palais impé-
rial. L'auteur, qui est skévophylax- c'est -à-dire gardien des vases sacrés- de la cha-
pelle palatine du Pharos, se précipite pour défendre les saints objets dont il a la garde.
Il adresse à des insurgés un discours enflammé pour tenter de les dissuader de piller
son église et le trésor de reliques qu'elle renferme: «J'ai peur que vous ne subissiez
un sort semblable à celui du fameux Ozan ... C'est qu'il y a là une arche et une nou-
velle Silo, une arche qui elle aussi renferme un décalogue d'une espèce nouvelle>> 56 .
Et de détailler les reliques qui constituent, selon lui, le nouveau décalogue que conserve
l'arche nouvelle de cette nouvelle Silo57 : l.la couronne d'épines; 2. un clou de la cru-
cifixion, abrité de la rouille parce qu'il a touché le Christ; 3. le fouet; 4. le linceul du
Christ; 5. le linge du lavement des pieds (lention); 6. la lance qui perça le côté du
Seigneur, dont on peut voir qu'elle est entièrement imprégnée du sang qui a coulé avec
Würzburg, 1907.
56 Ibid., §12, éd. Heisenberg, p. 29.22-25.
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de l'eau du côté du Sauveur; 7.le manteau pourpre; 8.le roseau; 9.les sandales (ichnè)
du Seigneur; lO.la pierre arrachée au tombeau. En plus de ces dix reliques de la Passion
du Christ, Mésaritès signale, à part, l'image d'Édesse et la tuile de Hiérapolis, et d'autres
reliques de la Passion58 ; puis il s'écrie: «Car cette église, ce lieu, est à nouveau le Sinaï,
Bethléem, le Jourdain; Jérusalem (Iérosoluma), Nazareth, Béthanie, la Galilée,
Tibériade, le lieu du lavement des pieds et de la Cène, le Prétoire de Pilate, le lieu du
Calvaire. Ici il naît, ici il est baptisé, il voyage sur la mer, il marche à pied, il s'humi-
lie encore en se penchant sur le bassin»59 . Nous voyons ainsi ce qu'est, pour Mésaritès,
le dépôt des reliques du Pharos où les empereurs ont accumulé les reliques de la Passion:
il s'agit non seulement d'une nouvelle arche, mais d'une réplique des Lieux saints du
Christ.
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
éd. Flusin, p. 60-61 : <<Comme jadis les enfants avaient accueilli par leurs acclamations Jésus
entrant dans Jérusalem, de la même façon, aujourd'hui encore, ils se portaient avec des hymnes
et des honneurs semblables à la rencontre de l'imitateur du Christ pour l'accueillir à son entrée
dans la Jérusalem nouvelle où nous sommeS>>.
6 8 Les termes mêmes dont se sert Constantin (pros tèn néan tautèn /érousalèm) sont impor-
tants: le nom de la ville est /érousalèm, et non Iérosoluma qui désigne la Jérusalem géogra-
phique; quant à l'adjectif <<nouvelle>>, néa, il est distinct de celui qu'on trouve dans l'Apocalypse
pour désigner la <<nouvelle Jérusalem>> messianique (kainè Iérousalèm).
69 P. Magdalino, <<Observations on the Nea Ekklesia of Basil!».
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
tance pour les cérémonies constantinopolitaines, nous voyons que le saint roi fait tout
d'abord venir, sur un char, l'arche à Jérusalem de la maison d' Abinadab à Jérusalem;
puis, avec des porteurs cette fois, l'arche sera transportée dans la Cité de David. Il est
exact de dire, avec les textes, que Constantinople recevant les reliques est une nou-
velle Jérusalem; mais il faut remarquer aussi que le palais tient la place d'une nou-
velle Cité de David, d'une nouvelle Sion.
On voit tout l'intérêt que présente le dossier des transferts de reliques pour la connais-
sance du christianisme byzantin, pour celle de l'idéologie impériale et des rapports
entre le palais et la Grande Église. Pour en revenir au thème de notre colloque, il me
semble que l'attitude des Byzantins, telle que j'ai cherché à la décrire, illustre bien
cette propriété qu'a une Ville sainte, un Orient mythique, de rompre les attaches qui
la lient à la terre. C'est sur cette propriété que les empereurs des Romains, usant de
l'exégèse typologique, avec le secours du cérémonial et de la rhétorique, ont su jouer
avec force pour capter cet Orient. Sans renoncer à la reconquête de réalités plus ter-
restres, ils ont fait de leur capitale une nouvelle Jérusalem et bâti autour d'eux, dans
Constantinople, mais à l'écart de la Grande Église, domaine du patriarche, une Nouvelle
Sion dont ils sont les Nouveaux David.
[Note additionnelle: On ajoutera à notre liste, p. 55, après le numéro 8, la translation d'un
fragment du manteau de s. Jean Baptiste, que Nicéphore Phôkas rapporte de Béroia à
Constantinople à l'occasion de son triomphe en avril 963, peu avant de devenir empereur:
Skylitzès, éd. Thurn, p. 254, 50-51.]
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