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Le langage, témoignage de la pensée

L’homme est incontestablement un être à part dans la nature. Etre conscient, il possède la pensée.
Comme nous le savons, la pensée permet de concevoir un monde possible par opposition au
monde perçu. Cela explique qu’il peut progressivement s’arracher à sa nature originelle, qu’il
peut être la source d’une réalité artificielle qu’on nomme culture. Grâce à la culture l’humanité
forme le projet, en partie bien engagé, de se libérer progressivement des contraintes naturelles et
sociales. La pensée est le fer de lance de cette libération. Mais la pensée a besoin d’un outil pour
pouvoir s’exprimer. Chacun en fait l’expérience en permanence : nous pensons avec des mots.
Penser consiste à se parler à soi-même, dans le silence de notre intériorité. Bref, sans le langage,
la pensée resterait impuissante à s’exprimer. Ou plus précisément, elle resterait totalement
informe, indéterminée. Ainsi, sans le langage, il n’y aurait pas de pensée ; sans la pensée, cette
réalité artificielle qu’est la culture et qui assure la maîtrise de l’homme face à son environnement
n’aurait pas vu le jour. Il convient donc d’analyser en quoi consiste exactement ce qu’on appelle
le langage.

1° Les deux propriétés essentielles du langage

Le caractère conventionnel du langage

Tout chasseur est capable de repérer les indices du passage ou de la présence du gibier recherché,
que ce soit l’aménagement des lieux où celui-ci se repose, que ce soit éventuellement les sons
proférés par ce dernier en vue de signaler un danger ou de lancer des appels destinés à assurer la
rencontre du mâle et de la femelle pour perpétuer l’espèce etc. Tous ces indices sont facilement
repérables dans la mesure où ils sont immuables, propres à une espèce donnée et donc
indépendants des lieux considérés. Tout élève sait de son côté que les hommes ne s’expriment
pas tous de la même manière, qu’ils pratiquent des langues très diverses, objet d’un apprentissage
d’autant plus difficile que les sons ou les mots écrits ne présentent aucun lien avec l’objet évoqué
et restent de ce fait parfaitement hermétiques pour ceux qui n’ont pas procédé à cette étude.

C’est en ce sens que l’on affirme que les langues humaines sont culturelles, propres à un peuple
déterminé et qu’à ce titre elles sont conventionnelles, la correspondance entre un son ou une
graphie et un sens restant parfaitement arbitraire, c’est-à-dire fondée sur aucune raison naturelle
ou logique. Ces signes arbitraires qui correspondent conventionnellement à telle ou telle réalité
ou telle ou telle action ou telle ou telle idée sont des symboles. C’est pour cela que l’on évoque la
pensée symbolique de l’homme. Cette capacité permet de distinguer radicalement l’homme et
l’animal comme le souligne Hegel dans cet extrait de l’ « Encyclopédie des sciences
philosophiques » : « Employer un symbole est cette capacité... propre à l’homme et qui fait de
l’homme un être rationnel. La faculté symbolisante permet en effet la formation du concept
comme distinct de l’ objet concret, qui n’ en est qu’ un exemplaire.

(...) Prenons d’abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent confondues
quand on parle du « langage animal » : le signal et le symbole. Un signal est un fait physique
relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel : éclair annonçant
l’orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger. L’animal perçoit le signal et il est
capable d’y réagir adéquatement. On peut le dresser à identifier des signaux variés, c’est-à-dire
à relier deux sensations par la relation de signal (...) L’homme aussi, en tant qu’animal, réagit à
un signal. Mais il utilise en outre le symbole qui est institué par l’homme ; il faut apprendre le
sens du symbole, il faut être capable de l’interpréter dans sa fonction signifiante et non
seulement de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n’a pas de relation
naturelle avec ce qu’il symbolise. L’ homme invente et comprend des symboles, l’ animal, non. T
out découle de là. La méconnaissance de cette distinction entraîne toutes sortes de confusions ou
de faux problèmes. On dit souvent que l’animal dressé comprend la parole humaine. En réalité
l’animal obéit à la parole parce qu’il a été dressé à la reconnaître comme signal ; mais il ne
saura jamais l’interpréter comme symbole. Pour la même raison, l’animal exprime ses émotions,
il ne peut les dénommer.

Certes, il s’agit ici du sens le plus général du terme de symbole. Dans le langage courant nous
avons tendance à utiliser ce terme dans un sens plus particulier dont Hegel se fait l’écho dans «
Esthétique » : « Il en est autrement d’un signe destiné à servir de « symbole ». Le lion, par
exemple, est considéré comme le symbole du courage, le renard comme celui de la ruse, le cercle
comme celui de l’éternité, le triangle comme celui de la Trinité. Or, le lion et le renard possèdent
bien les qualités, les propriétés dont ils doivent exprimer le sens... Dans tous ces exemples les
objets sensibles ont déjà par eux-mêmes la signification qu’ils sont destinés à représenter et à
exprimer, de sorte que le symbole, pris dans ce sens, n’est pas un simple signe indifférent, mais
un signe qui, tel qu’il est extérieurement, comprend déjà le contenu de la représentation qu’il
veut évoquer. Et en même temps, ce qu’il veut amener à la conscience, ce n’est pas lui-même, en
tant que tel ou tel objet concret et individuel, mais la qualité générale dont il est censé être le
symbole ».

Ainsi, comme le souligne Hegel à la fin de ce passage, le symbole, dans tous les cas, renvoie à
cette capacité de la pensée de faire correspondre à un signe un sens. Car même dans son sens plus
spécifique, le symbole suppose la compréhension et le repérage dans une réalité sensible de
qualités susceptibles d’incarner un sens général et donc de servir à ce titre de symbole de ces
qualités.

D’une manière générale, on peut donc dire que les langues humaines, constituées de signes ou de
symboles, sont culturelles, conventionnelles, arbitraires. L’homme est dépourvu de langue
naturelle. Un enfant abandonné dès la naissance et qui aurait par miracle pu survivre ne
possèderait aucun système inné de communication propre à son espèce. A ce titre, tout être
humain possède une langue apprise, une langue dite « maternelle », cette expression trahissant le
fait culturel selon lequel ce sont les mères qui assurent en général l’essentiel de l’éducation d’un
enfant.

Remarquons à ce propos que même les onomatopées, c’est-à-dire l’imitation des sons naturels,
portent également la marque de la culture, c’est-à-dire des sons spécifiques à notre langue
maternelle. C’est ainsi qu’un français imitant un coq profèrera des sons voisins de « cocorico »
alors qu’un voisin allemand prononcera pour la même imitation « kirikiki ». Dans le même ordre
d’idée, les sons exprimant des émotions universelles comme la douleur physique par exemple, «
aïe » dans la langue française, s’avèreront profondément différent dans une autre langue. Tout
ceci obéit donc à des conventions culturelles.

Le caractère conventionnel du langage est d’ailleurs souligné par le fait qu’il n’y a pas
véritablement d’organes naturels du langage. Les grandes fonctions physiologiques de
l’organisme sont assurées par un organe spécifique : le cœur est l’organe essentiel de la fonction
circulatoire ; les poumons de la respiration ; l’estomac de la digestion etc. Aucun autre organe ne
peut les suppléer pour ces fonctions respectives en cas de défaillances. Or, il n’y a pas
l’équivalent concernant le langage. Certes, chacun sait que les hommes utilisent, lorsqu’aucune
pathologie n’y fait obstacle la voix, mobilisant par là même les cordes vocales, le larynx, le
pharynx, le voile du palais, la langue. Mais en fait, la fonction première de ces organes consiste à
servir pour l’ingestion des aliments ou la respiration. Leur utilisation en vue de la communication
est seconde et fondée sur le caractère pratique mais non nécessaire de la voix.

En effet, nous savons que les sourds-muets utilisent par la force des choses un autre moyen que la
voix pour communiquer. Il s’agit de la langue dite des signes, c’est-à-dire d’un ensemble de
signes gestuels codifiés et tout aussi conventionnels que les sons habituels. Il ne faut donc pas
confondre ce moyen gestuel de communication avec celui attribué aux méditerranéens
notamment et qui, de manière très expressive, appuient leurs mots avec des gestes sensés préciser
leur pensée. En revanche, le code gestuel des sourds-muets est, à l’image du code vocal,
entièrement arbitraire. Prenons en pour preuve, si besoin en était, que les codes sourd-muet
français et américain par exemple sont différents.

Les hommes ne sont donc pas prisonniers d’un moyen « naturel » de communication. Le code des
sourds-muets en est une preuve. Mais il y a mieux encore. Les parents d’une petite fille, Hélène
Keller, née sourde-muette et aveugle, ont inventé à son intention un code tactile conventionnel. A
une pression des doigts sur la main correspondait un signe conventionnel. Il est donc clair que
l’imagination humaine ne semble pas connaître de limites afin d’utiliser les ressources du corps
pour communiquer la pensée.

Cependant, ordinairement, les hommes utilisent un code vocal. Les raisons sont aisées à
comprendre. Il s’agit du code le plus pratique : il est de loin le plus rapide ; il permet de
communiquer tout en travaillant ou dans l’obscurité ou à distance raisonnable. De plus, les
variations d’intonation introduisent une richesse de communication, notamment des sentiments,
beaucoup plus large que les autres codes abordés ci-dessus.

Parler, c’est créer

Comme nous venons de le voir, le langage propre à l’homme se caractérise d’abord par son
caractère conventionnel. Mais ce n’est pas la seule originalité du langage ni peut-être même la
plus importante. Le langage, témoignage de la pensée, à l’image de la pensée qu’il exprime, porte
la marque de la capacité de création de cette dernière. Parler consiste non à puiser dans sa
mémoire, au sein d’un stock de phrases toutes faites, celle qui est la plus adaptée à notre intention
de communication, mais cela revient à créer de toutes pièces une phrase, souvent nouvelle, et qui
remplit cette fonction. En somme, le langage est une combinatoire de signes que nous composons
en fonction des besoins. C’est ce sur quoi Noam Chomsky, linguiste américain (XX° siècle),
insiste dans « Positions actuelles en linguistique théorique » : « Le fait central dont doit rendre
compte toute théorie linguistique digne de ce nom est le suivant : tout locuteur adulte est capable
de produire une phrase inédite de sa langue quand le besoin s’en fait sentir et les autres
locuteurs sont capables de la comprendre immédiatement, bien qu’elle soit pour eux tout aussi
inédite. La majeure partie de notre expérience linguistique – aussi bien comme locuteurs que
comme auditeurs – est faite de phrases inédites. Une fois que nous sommes en possession d’une
langue la classe des phrases dont nous pouvons nous servir avec aisance et sans hésitation est si
vaste que nous pouvons pratiquement... la considérer comme infinie... ...La prise de conscience
de cet aspect créateur du langage remonte au moins au XVII° siècle. Nous trouvons alors le point
de vue cartésien selon lequel l’homme est plus qu’une simple machine, ce dont la possession d’un
vrai langage est la meilleure indication. »

Les observations qui précèdent montrent que l’originalité de la communication humaine réside
dans le dialogue si nous entendons par là la capacité d’émettre et de comprendre des messages
inédits adaptés à cette situation de communication. A ce titre, le dialogue requiert la pensée et
n’est présente que dans le monde humain. Le monde animal ignore toute possibilité de création et
donc l’échange de messages inédits. Les animaux émettent des signaux innés, relatifs à des
besoins vitaux comme l’annonce d’un prédateur ou d’un danger, l’emplacement de nourriture, le
signalement de la présence d’un partenaire en vue de la reproduction, la défense d’un territoire
etc. A l’émission de ces signaux répond la plupart du temps une action adaptée et non une
réponse de l’ordre du signal.

Ce caractère créateur du langage nous conduit à nous interroger sur les moyens techniques
inventés par l’humanité afin de le mettre en œuvre. Le problème que l’humanité se devait de
résoudre était le suivant : comment avec des capacités corporelles limitées traduire les besoins
illimités de la pensée en termes de communication ? Chacun comprend en effet que si à chaque
réalité désignée, chaque action envisagée, chaque sentiment ou pensée que l’on désire exprimer
correspondait un son ou une graphie spécifique, formant un tout indissociable comme le sont les
signaux du monde animal, très vite seraient atteintes les limites de l’audition, de l’articulation, de
la mémorisation.

Il fallait donc trouver un système permettant, à partir d’un nombre limité de signes, d’engendrer
un nombre potentiellement infini de messages. Telle a été l’invention géniale de l’humanité, à
savoir le langage dit articulé. Les langues humaines, c’est-à-dire les multiples codes culturels
traduisant cette capacité de création et de combinaisons de signes qui définissent le langage en
général, sont caractérisées par un niveau d’articulation dans les langues les plus anciennes,
comme les langues dites idéographique, c’est-à-dire composées à partir d’idéogrammes ou de
signes imagés et dans les langues modernes par deux niveaux distincts d’articulation.

C’est ainsi que les langues modernes ou alphabétiques, le premier alphabet datant semble- t-il du
VII° siècle av. JC et ayant pour auteurs les Phéniciens, c’est-à-dire à peu près les libanais actuels,
comportent un premier niveau de signes dépourvus de signification, en l’occurrence des sons ou
des phonèmes ou des lettres en nombre limité, à savoir autour de la trentaine. Ces sons ou ces
lettres permettent, par combinaisons, de créer autant de mots que l’on veut, l’association des mots
au sein de phrases grâce à des règles d’association ou de combinaison, constituant le deuxième
niveau d’articulation. Ce système éminemment ingénieux permet donc à partir d’un nombre
extrêmement limité de signes d’engendrer une infinité possible de messages différents, au même
titre que les chiffres arabes (de 0 à 9) permettent d’engendrer l’infinité des nombres.

Les limites de la communication animale


Nous avons déjà évoqué quelques unes des différences de nature entre la communication animale
et le langage humain. A vrai dire l’expression « langage humain » est redondante car seul
l’homme possède un véritable langage si on entend par là la capacité de combiner des signes
témoignant de la créativité d’une pensée. Hegel prenait le soin de distinguer signe et signal.
L’animal ne connaît que le signal, c’est-à-dire un « signe » indissociable alors que le signe
humain s’avère articulé afin précisément de permettre d’infinies combinaisons et donc
d’exprimer les infinies potentialités de la pensée. Par ailleurs, ces signaux sont uniquement
relatifs à des besoins vitaux et à ce titre leur champ de compétence reste extrêmement limité.

Pourtant, les éthologues, l’éthologie étant la science des moeurs animales, ont toujours tenté et
aujourd’hui encore d’apprendre à des animaux et plus particulièrement à des singes le langage de
l’ homme. C’ est le cas du couple Gardner aux Etats-Unis. T ous deux éthologues, ils ont tenté de
faire acquérir le langage à une jeune guenon chimpanzé dénommée Washoe. Cependant, les
cordes vocales du singe n’étant pas assez développées pour imiter les sons humains, ils ont été
contraints de lui apprendre le langage des signes des sourds-muets américains, ce dernier se
voyant lui-même adapté puisque les singes ont certes un pouce dit opposable, le pouce pouvant
rejoindre la paume de la main mais non les autres doigts comme chez l’homme.

Les performances de Washoe furent remarquables. Cette dernière a été capable de mémoriser
plus de 200 mots ou expressions correspondant à ce langage. Fait encore plus remarquable, elle a
transmis elle-même ces connaissances à sa progéniture. En effet, si le chimpanzé possède un
moyen de communication inné comportant une trentaine de signaux, ces derniers ne s’actualisent
qu’au contact de chimpanzés, au sein de leur société naturelle. Washoe et sa progéniture n’ayant
connu que la vie artificielle du contact avec les êtres humains n’ont donc pas développé ce moyen
naturel de communication intra spécifique. Ainsi, non seulement Washoe utilisait des « mots »
humains afin d’exprimer ses besoins, mais elle est même parvenue, connaissant les mots « oiseau
» et « eau » à « créer » des associations empiriques de signaux de type « oiseau-eau » pour
désigner un canard.

Quelles sont les conclusions qu’il est possible de tirer de ces expériences spectaculaires ? Diderot
le mécréant lançait par dérision aux singes d’un parc zoologique : « Parle et je te baptise ».
C’était, derrière ce bon mot, un moyen de souligner la différence capitale entre le langage de
l’homme et les moyens de communication des autres espèces animales. Doit-on dire alors que ce
type d’expérience remet en cause cette conception classique concernant les différences qui
caractérisent ces deux types de communication ?

Il n’en est rien et ce, pour les raisons suivantes : en premier lieu, Washoe utilise certes, de
manière adaptée et non pas comme le perroquet de manière mécanique, inadaptée, absurde, les
éléments de langage transmis. Mais il les utilise de manière animale, c’est-à-dire à titre de
signaux et non de manière humaine. En somme, le singe n’accède pas au langage articulé. Il ne
saisit pas, par exemple, que dans l’expression « Washoe veut une banane », le verbe vouloir ou
même le mot « veut » peuvent être utilisés au sein d’un autre message. Bien entendu il saisit
encore moins le niveau d’articulation le plus abstrait, à savoir que chaque signal émis se compose
d’éléments conventionnels réutilisables dans un ordre différent afin de composer d’autres
signaux. Bref, il en reste précisément au signal, élément de communication indissociable sans
jamais concevoir le signe qui par nature est articulé.
Certes, il crée quelques associations nouvelles et pertinentes de signaux. Mais il s’agit là
d’associations correspondant au monde perçu et donc de nature strictement empiriques, et non à
un monde relevant de l’imagination ou du simple possible. En somme, dans toutes les
performances remarquables du singe, sont mises en évidence à la fois ses capacités très étendues
d’apprentissage mais dans le même temps l’absence de cette faculté rendant compte du langage
articulé et des possibilités de concevoir un monde possible par opposition au monde perçu, à
savoir la pensée. Ajoutons, si besoin en était, que le singe ne peut acquérir que des signaux
relatifs aux seuls besoins vitaux, excluant par là même tout ce qui relève des concepts moraux,
métaphysiques ou esthétiques.

Ces conclusions rejoignent à la perfection ce que Descartes, dès le XVII°siècle avait pu consigner
à ce sujet dans le »Discours de la méthode » : « Or, (...) on peut (...) connaître la différence qui
est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point
d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables
d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent
entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal tant parfait et tant
heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont
faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que
nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire, en témoignant qu’ils pensent ce
qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui
servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes
quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont
loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de
raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort
peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque que l’inégalité entre les animaux d’une
même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les
autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son
espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau
troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas
confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent des passions, et peuvent être
imités par des machines aussi bien que par les animaux ; ni penser, comme quelques anciens,
que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage ; car s’il était vrai,
puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se
faire entendre à nous qu’à leurs semblables ».

Ainsi, les analyses et les propos qui précèdent mettent-ils en pleine lumière l’originalité du
langage comparé à tous les autres moyens de communication existant dans le monde animal. Le
langage n’est jamais qu’une propriété de la pensée. Il en exprime une des caractéristiques
essentielles. Ou plus exactement, il est ce moyen technique qui permet à la pensée de se
manifester et d’engendrer par là même les infinies possibilités qu’elle enferme en son sein.

2° Le langage comme outil de communication

Langage, langue, parole

Rappelons en premier lieu un certain nombre de distinctions utiles pour notre propos. Il ne faut
pas confondre langage, langue, parole. Le langage renvoie à la capacité générale de combiner des
signes en vue d’exprimer des idées ou la pensée. C’est une propriété qui définit à certains égards
l’homme, qui le distingue des autres espèces animales et qui à ce titre est universelle et naturelle.
Certes, une éducation reste indispensable en vue de développer cette faculté mais cette dernière
ne fait qu’exploiter une possibilité native de l’homme, elle ne la crée pas de toutes pièces.

D’ailleurs, il faut bien reconnaître que l’apprentissage du langage conserve à ce jour sa part de
mystère car il s’agit sans doute de l’une des acquisitions les plus difficiles à transmettre alors
même que tous les enfants entre 0 et 5 ans accèdent à ce que les linguistes désignent par la «
compétence linguistique », c’est-à-dire précisément la capacité de combiner différents signes en
vue d’engendrer un nombre potentiellement illimité de messages inédits. Or, théoriquement, ces
mêmes enfants ne possèdent pas la maturité intellectuelle rendant compte de cet apprentissage
qui, hormis pathologies, ne souffre aucune exception. Aussi, la thèse de Chomsky selon laquelle
l’homme serait programmé en vue de traiter inconsciemment les informations linguistiques
mérite-t-elle qu’on y prête attention. En somme, cela signifie que le cerveau de l’homme
présenterait cette capacité naturelle à saisir le caractère combinatoire du langage.

Contrairement au langage, une langue n’a rien d’universel et encore moins de naturel même
potentiellement. Une langue présente un caractère particulier car il est le fruit d’une culture bien
située dans l’espace et le temps. Il s’agit de la manière propre à un peuple de traduire par des
signes qui lui sont spécifiques cette capacité générale de combiner des signes qui constitue le
langage. De ce fait, la capacité d’acquérir une langue, c’est-à-dire un donné culturel et non une
disposition naturelle comme le langage, s’avère très inégale selon le milieu culturel. En
conséquence, la « performance » linguistique, c’est-à-dire la connaissance d’une langue, de ses
règles ou de sa syntaxe, de l’étendue et de la richesse du vocabulaire, contrairement à la «
compétence » linguistique, varie selon les individus, le milieu social, les conditions
d’apprentissage.

Enfin, la parole renvoie en linguistique, non à la voix et aux sons exclusivement, mais à
l’utilisation individuelle d’une langue. De ce point de vue, un sourd-muet communiquant avec la
langue des signes gestuels accomplit un acte de parole.

Une langue n’est pas un instrument neutre de communication

L’opinion commune a tendance à penser que ce qui différencie la langue maternelle que l’on
pratique d’une langue étrangère c’est le choix arbitraire des signes utilisés, mais qu’en définitive
leur fonctionnement respectif est quasiment le même et qu’il suffit d’une simple transposition de
l’une à l’autre des signes en question pour pouvoir se faire comprendre dans cette langue
étrangère. Le linguiste A. Martinet analyse cette croyance dans « Eléments de linguistique
générale » : Selon une conception fort naïve, mais assez répandue, une langue serait un
répertoire de mots, c’est-à-dire de productions vocales (ou graphiques), chacune correspondant
à une chose : à un certain animal, le répertoire connu sous le nom de langue française ferait
correspondre une production vocale déterminée que l’orthographe représente sous la forme
cheval ; les différences entre les langues se ramèneraient à des différences de
désignation...apprendre une seconde langue consisterait simplement à retenir une nouvelle
nomenclature en tous points parallèle à l’ancienne. Cette notion de langue répertoire se fonde
sur l’idée simpliste que le monde tout entier s’ ordonne, antérieurement à la vision qu’ en ont les
hommes, en catégories d’ objets parfaitement distinctes, chacune recevant nécessairement une
désignation dans chaque langue ; ceci, qui est vrai, jusqu’à un certain point, lorsqu’il s’agit par
exemple d’espèces d’êtres vivants, ne l’est plus dans d’autres domaines : nous pouvons
considérer comme naturelle la différence entre l’eau qui coule et celle qui ne coule pas ; mais à
l’intérieur de ces deux catégories, qui n’aperçoit ce qu’il y a d’arbitraire dans la subdivision en
océans, mers, lacs, étangs, en fleuves, rivières, ruisseaux, torrents ?La communauté de
civilisation fait sans doute que, pour les Occidentaux, la Mer Morte est une mer et le Grand Lac
Salé un lac, mais n’empêche pas que les Français soient seuls à distinguer entre le fleuve, qui se
jette dans la mer et la rivière, qui se jette dans un autre cours d’eau. Dans le spectre solaire, un
Français, d’accord en cela avec la plupart des Occidentaux, distinguera entre du violet, du bleu,
du vert, du jaune, de l’orangé et du rouge. Mais ces distinctions ne se trouvent pas dans le
spectre lui-même où il n’y a qu’un continu du violet au rouge. Ce continu est diversement
articulé selon les langues. Sans sortir d’Europe, on note qu’en breton et en gallois un seul
mot...s’applique à une portion du spectre qui recouvre à peu près les zones françaises du bleu et
du vert. Il est fréquent de voir ce que nous nommons vert partagé entre deux unités qui
recouvrent l’une une partie de ce que nous désignons comme bleu, l’autre l’essentiel de notre
jaune. Certaines langues se contentent de deux couleurs de base correspondant grossièrement
aux deux moitiés du spectre. Tout ceci vaut, au même titre, pour des aspects plus abstraits de
l’expérience humaine (...) En fait, à chaque langue correspond une organisation particulière des
données de l’expérience. Apprendre une autre langue, ce n’est pas mettre de nouvelles étiquettes
sur des objets connus, mais s’habituer à analyser autrement ce qui fait l’objet de communications
linguistiques ».

Ces observations, tout élève d’un collège ou d’un lycée, est amené à en prendre conscience dès
que commence son étude d’une langue étrangère. Les difficultés de traduction, les structures
syntaxiques différentes, les expressions idiomatiques, c’est-à-dire les modes d’expression propres
à une langue, autant de difficultés à surmonter et qui très vite nous convainquent de la spécificité
de chaque langue. Nous avons pu noter qu’à la fin de l’extrait de A. Martinet, ce dernier ajoute
que ses analyses valent « pour des aspects plus abstraits de l’expérience humaine ». Nous
voudrions en donner un exemple très significatif.

C’est ainsi que la plupart des Occidentaux, influencés en cela par la culture grecque et
particulièrement par Platon, conceptions qui ont servi de base à l’interprétation du christianisme
par St Augustin, distinguent et opposent radicalement le corps et l’âme. Bien entendu, nous
disposons de deux mots pour exprimer cette distinction fondamentale dans notre culture. Or, le
peuple hébreu, le peuple de la Bible méconnaît selon Claude Tresmontant dans « Essai sur la
pensée Hébraïque » une telle distinction. Il utilise volontiers des termes « corporels » pour
désigner l’âme et des termes « spirituels pour désigner le corps. C’est ainsi que nous pouvons lire
des expressions de ce type : « Mon âme a faim » (Ps 107) ; « Je dirai à mon âme : mon âme, tu as
beaucoup de biens en réserve pour beaucoup d’années ; repose-toi, mange, bois, festoie » (Luc,
12) ou au contraire « Mes reins exultent » (Prov., 23) ; « Ses entrailles furent émues » (Gen., 43).

En fait, il oppose non le corps et l’âme, mais la chair et l’esprit. Il ne s’agit pas ici d’un simple
jeu dérisoire de synonymes. La chair renvoie à l’homme total, corps et âme indissociables, mais
qui vit replié sur sa seule humanité, coupé de Dieu et du sens de la transcendance alors que
l’Esprit désigne là encore l’homme total, corps et âme, mais qui établit une relation intérieure
avec son Dieu, relation qui inspire sa manière de vivre et sa relation à autrui, c’est-à-dire sur le
mode de la « charité », de l’amour gratuit ou « agapè ». Cela conduit à des erreurs de traduction
et par là même des erreurs d’interprétation. C’est ainsi que lorsque St Paul condamne la « chair »,
il ne s’agit pas du corps et des plaisirs sensibles comme nombre d’interprètes ont pu le faire, mais
de l’homme coupé de Dieu. C’est ainsi encore que la charité ne se réduit pas avec une forme de
générosité ou de partage vis-à-vis des pauvres comme on le croit communément, mais d’une
disposition intérieure de l’ordre de l’amour gratuit, pris dans le sens de « vouloir du bien » : «
J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés..., s’il me manque la charité, cela ne me sert
à rien » (Hymne à la Charité).

Comme on peut le constater, une langue traduit une conception du monde, une philosophie de la
vie. Apprendre une langue consiste donc non à étudier mécaniquement un répertoire nouveau
mais cela consiste à se familiariser avec une manière autre de percevoir et de concevoir le monde.
Une langue n’est décidément pas un instrument neutre de communication. G. Mounin dans «
Clefs pour la linguistique » prétend même qu’ « Une langue est un prisme à travers lequel ses
usagers sont condamnés à voir le monde ». Il ajoute « et...notre vision du monde est donc
déterminée, prédéterminée même, par la langue que nous parlons ; ces formules choquantes
expriment cependant la pure vérité : le citadin qui ne connaît et ne nomme que des arbres ne voit
pas le monde à travers les mêmes gelstalten (approximativement les formes de perception) que le
paysan qui reconnaît et distingue le chêne, le charme, le hêtre, l’aulne, le bouleau, le
châtaignier, le frêne». Remarquons cependant que les analyses de Mounin confirment plutôt le
fait que nous percevons ce que nous savons. Car dans le cas exposé, il va de soi qu’il ne suffit pas
de connaître le mot pour percevoir la réalité correspondante. Faut-il encore qu’à ce mot
corresponde une représentation précise de la réalité à laquelle ce mot renvoie.

Nous comprenons alors aisément que l’hypothèse ou le souhait d’une langue universelle sont
largement utopiques ou artificiels. Une langue universelle n’aurait de sens que s’il existait une
culture universelle. A ce titre les tentatives en vue de créer artificiellement une langue universelle
comme l’a entrepris Zamenhof à la fin du XIX° siècle sont sans doute vaines. Cette langue,
l’Espéranto, ne possède aucune racine, aucune mémoire, et qui plus est elle n’est pas
véritablement universelle : sa graphie est celle des langues latines et ignore les graphies
cyrillique, arabe, extrême-orientales etc. Son répertoire est composé à partir des racines des
langues européennes.

Certes, il existe des éléments favorisant une langue dominante. Ce fut le cas du latin en Europe,
au Moyen-Âge, lorsque les Universités européennes ont adopté la langue officielle de l’Eglise et
ce dans la mesure où cette dernière avait assuré un semblant d’unité et une organisation minimale
des sociétés européennes après la chute de l’Empire Romain. C’est aujourd’hui le cas de
l’anglais, la domination de cette langue traduisant la prééminence culturelle, économique,
militaire, politique des Etats-Unis depuis la fin de la première guerre mondiale et ce, dans la
continuité de l’immense empire colonial britannique.

Il est vrai que notre époque comporte des aspects importants de la culture qui revêtent désormais
un caractère universel. C’est le cas du savoir mathématique et des sciences de la nature ; c’est le
cas des principales techniques ; c’est le cas, de plus en plus, des modes de vie et de
consommation ; c’est enfin, officiellement, le cas concernant la définition des droits de l’homme
puisque pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, a été rédigée en 1948 une «
Déclaration universelle des droits de l’homme ». Il n’en reste pas moins que les croyances
religieuses, les traditions multiples des peuples en ce qui concerne l’habitat, l’alimentation,
l’habillement, la conception des rôles respectifs de l’homme et de la femme, les idées à propos de
l’organisation politique etc.. et surtout la mémoire des peuples de la Terre restent marquées par la
diversité. Toutes choses qui rendent artificielle l’idée d’une langue universelle qui exprimerait
une unité réelle de la culture humaine et non un rapport de force de nature politique. Chaque
langue humaine exprime cette diversité de perception et de conception du monde.

Instrument social, une langue est surtout adaptée pour la communication pratique

La communication suppose, par définition, une mise en commun. Une langue est destinée à
communiquer et à échanger des messages et pour que ceux-ci soient compris des interlocuteurs il
est nécessaire que ces derniers utilisent un code commun. En somme, une langue est un
instrument social de communication. Nous ne pouvons communiquer clairement et sans
ambiguïtés que ce que nous avons en commun. D’ailleurs, dès la première classe des écoles
maternelles, à savoir la petite section pour les enfants de 3-4 ans, les enseignants ont pour
mission d’amener leurs élèves à utiliser ce code social commun alors qu’ils pratiquent souvent en
début d’année un usage très individualisé de la langue, usage compris seulement par leurs
proches.

De ce point de vue, il est clair qu’une langue est tout à fait adaptée en vue d’un usage pratique, en
vue de l’action ou bien à propos de messages logiques et fonctionnels. Si, lors d’un repas, un
convive demande qu’on lui passe le sel, il n’y aura aucune ambiguïté possible. Le message est
parfaitement limpide et efficace.

En revanche, les échanges se compliquent dès lors qu’ils portent sur des sujets de nature
idéologique, qu’ils soient politiques, moraux ou religieux par exemple. La difficulté provient du
fait que les différents interlocuteurs utilisent parfois les mêmes mots en ne leur affectant pas un
même sens. Il ne s’agit évidemment pas d’un problème relatif à une maîtrise insuffisante du
vocabulaire, tout au moins dans la majeure partie des cas. En fait, les interlocuteurs sont chacun
pour leur part habités par une conception du monde particulière, avec des croyances, des savoirs
et des ignorances, des préjugés, des attachements affectifs très forts qui colorent et donnent sens
aux mots utilisés. Ces mots - Dieu, la liberté, la justice, la moralité etc.- ne prennent sens qu’à
l’intérieur de ce système particulier de pensée et non dans l’absolu. Ces colorations particulières
attribuées aux mots utilisés sont dénommées en linguistique par le terme de connotations.

On comprend dès lors la célèbre réplique d’Albert Einstein à une question qui lui était posée à
propos de sa position par rapport à la croyance en Dieu. La plupart du temps, à cette question, les
réponses fusent dans leur diversité : Oui ; Non ; Je ne sais pas ou je cherche ma voie sont les
réponses classiques et spontanées en la matière. Or, quelle est la réponse d’Einstein ? Elle est la
seule qui soit rigoureuse, à savoir : « Dites moi ce que vous entendez par Dieu et je vous direz si
j’y crois ».

Ce souci de lever les ambiguïtés ou les équivoques, c’est-à-dire les mots ou expressions à double
ou multiple sens, se retrouve dans toute l’œuvre de Platon. Celle-ci se présente comme une série
de dialogues où Socrate et différents interlocuteurs échangent sur un sujet donné. Le choix du
dialogue ne marque pas seulement ni même essentiellement une préférence littéraire. Il
présuppose une conviction : si les interlocuteurs ont vraiment une intention de vérité, s’ils n’ont
pas pour seul but d’imposer par la violence du verbe ou la plus ou moins grande facilité dans le
maniement du langage leurs points de vue sans se préoccuper de leur justesse, ce que Platon
désigne de manière péjorative par le terme de rhétorique, alors un accord pourra se dégager, ne
serait-ce que sur les raisons claires et partagées des origines des désaccords. Bref, Platon veut
montrer par là que conduire une telle démarche consiste vraiment à philosopher, y voir clair en
soi-même à propos du sujet examiné. Philosopher, c’est savoir ce que l’on dit quand on parle.

En conséquence, une langue n’est pas un obstacle par essence pour les échanges de nature
idéologique. Ce qui est un obstacle, ce n’est pas la langue mais l’usage qu’on en fait et la
disposition intérieure qui préside à son usage. Cependant, il faut bien reconnaître que la démarche
décrite est exigeante et donc rare. Elle requiert comme le dirait Rousseau que « nous consultions
notre raison avant d’écouter nos penchants », bref que nous surmontions nos passions et parfois
nos aveuglements. C’est, en général, beaucoup demander aux communs des mortels.

En revanche, les difficultés de communication à propos des échanges affectifs soulèvent des
problèmes plus sérieux. Car dans ce cas, il ne s’agirait plus d’un problème de sagesse
individuelle, d’usage raisonnable de la langue, mais peut-être d’un obstacle technique
insurmontable. Une langue en effet, comme nous l’avons vu, est par essence un instrument social.
Communiquer, c’est mettre en commun. Mettre en commun consiste à utiliser des mots
communs, pourvus d’un sens général lui-même commun. Comment alors dans ces conditions
communiquer des sentiments individuels ? Ne se heurte-t-on pas ici à l’indicible ou à l’ineffable,
c’est-à-dire à ce qui ne peut-être dit ?

Certes, il est possible de faire état de ses sentiments. Mais nous le faisons forcément en utilisant
ces mots communs. Faisant cela, nous nous voyons contraints de laisser inexprimés ce qu’il y a
d’individuel et donc d’unique dans notre vécu. Les mots utilisés sont chargés, comme pour les
mots à teneur idéologique de connotations personnelles. Ces dernières n’ont de sens qu’au sein de
notre mémoire, de notre histoire personnelle. De plus chacun reçoit les mots généraux prononcés
en fonction de sa propre histoire. Bref, il semble que chacun reste enfermé ou muré dans sa
subjectivité, tout au moins dans ce qu’elle a d’unique.

Toute la question est alors de se demander si, par un travail patient sur la langue il est possible de
cerner au plus près et donc d’exprimer ce que nous ressentons dans l’intimité de notre
subjectivité. N’est-ce pas là l’objectif de la littérature de qualité ? A ce sujet, Bergson et Hegel
développent deux points de vue différents. Voici comment s’exprime à ce sujet Bergson
(XX°siècle) dans l’ « Essai sur les données immédiates de la conscience » : « Chacun de nous a
sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine reflètent sa personnalité tout entière.
Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il
pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui
agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du
domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il
essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante
individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions
d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par
cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu
de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent ; la pensée
demeure incommensurable avec le langage ».
Ainsi l’argument de Bergson afin de souligner, selon lui, l’échec d’une langue en vue d’exprimer
le flux continu, individuel, unique de la vie intérieure consiste à montrer l’inadéquation des mots
qui, par essence, sont discontinus, généraux, logiques et émis de manière successive. Afin de
mieux saisir la pensée de Bergson, prenons une comparaison lointaine. Héraclite (VI°-V° siècles
av. JC) proclamait : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». En effet, l’eau
coule. Dès lors c’est à la fois le même fleuve qui s’écoule d’une source donnée vers une
embouchure précise, mais dans le même temps ce n’est pas la même eau, les mêmes atomes ou
molécules. Héraclite voulait signifier par là que tout est devenir et que la langue qui décrit le
monde conduit à nier ce devenir ou tout au moins à l’ignorer. En est-il de même à propos de notre
vie intérieure ?

Hegel conteste ce type d’analyse. Dans « L’encyclopédie des sciences philosophiques » il défend
le point de vue suivant : « C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos
pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les
différencions de notre intériorité, et, par suite, nous les marquons d’une forme externe, mais
d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son
articulé, le mot, qui seul nous offre l’existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis.
Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée (...) Et il est également
absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité
qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est
l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l’ineffable,
c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle
trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie ».

Penser, rappelons-le, c’est se parler à soi-même. Nous pensons donc avec des mots. Ces analyses
de Hegel appellent cependant deux observations : notre pensée non formulée, le dialogue avec
nous-mêmes dans le secret de l’intériorité, enferment-ils clairement tout notre vécu ? A défaut de
pouvoir l’exprimer, les mots qui servent de supports ne sont-ils pas nourris de connotations plus
vécues ou au mieux de l’ordre de l’intuition que clairement définies et circonscrites dans des
mots précis ? Dès lors, ces vécus, limpides pour le sujet qui les vit, ne sont-ils pas condamnés à
conserver leur part d’obscurité lorsque nous le traduisons en mots ? En second lieu, même si nous
prenons entièrement en compte les analyses de Hegel, force est de constater que la capacité de
travailler sur les mots relève davantage de la communication écrite qu’orale et que dans le cadre
de cette communication écrite cela exige du temps, du travail mais aussi du talent. A l’évidence,
cela ne correspond pas aux conditions de la communication ordinaire.

Le langage ne sert pas nécessairement à communiquer des informations

Il est vrai que la fonction essentielle du langage consiste à communiquer des informations et à
échanger des messages en vue de clarifier les pensées respectives des interlocuteurs. Ce faisant,
le langage témoigne de cette faculté propre à l’homme, à savoir la pensée. Mais précisément
parce que le langage est une dimension propre à l’humanité, il se verra en mesure d’exprimer
d’autres caractéristiques singularisant l’espèce humaine. La gratuité, à savoir la capacité de
s’élever au-dessus des seuls intérêts vitaux, est une de ces caractéristiques. Nous avons vu que
l’acte moral, tout au moins tel que l’entend Kant, incarne par excellence un acte gratuit.

Ainsi, cette dimension de gratuité se retrouvera au niveau de l’utilisation du langage. Un sujet


peut penser, agir et donc également parler de manière gratuite. Cela signifie que nous trouvons
parfois plaisir à échanger pour le simple plaisir d’échanger sans apporter la moindre information
nouvelle, en se contentant de rappeler des moments partagés ou des faits déjà connus. Ce type
d’échange brise le silence, témoigne du plaisir d’être ensemble, du besoin de renforcer une forme
de complicité. Il n’a à l’évidence aucune utilité purement fonctionnelle. Il est incontestablement
le propre de l’espèce humaine, des échanges de ce type étant totalement inconnus du monde
animal et ce pour deux raisons : ce dernier ignore le dialogue lié à la créativité de la pensée et
encore plus la dimension de la gratuité.

Ce type d’échange n’apporte certes rien de nouveau, ne renouvelle pas le contenu des pensées
évoquées mais il comporte cependant le mérite de dire ou de rappeler quelque chose de précis.
Or, la pratique du langage peut aller encore plus loin dans la dissociation entre les mots et les
phrases utilisés et leur contenu informatif. Chacun convient que toute parole, c’est-à-dire toute
utilisation individuelle d’une langue, présente deux aspects indissociables, une forme, autrement
dit des signes conventionnels, arbitraires, culturels, et un contenu ou un sens auxquels renvoient
ces signes.

Toute la question est de savoir s’il est possible d’établir une dissociation totale entre ces deux
aspects, entre la forme et le contenu. Dans l’absolu, une dissociation totale est impensable. Dès
lors que nous utilisons des mots, nous diffusons du sens par la force des choses. Mais ce lien
inévitable entre les signes utilisés et un sens est plus ou moins ténu. Il est possible d’enchaîner
des mots qui évoquent un sens très vague, qui suscitent éventuellement une émotion, qui jouent
sur la beauté de la forme, mais qui en vérité peuvent rester extrêmement pauvres sur le plan du
contenu. Bref, il est possible de faire illusion, de créer des apparences de sens, à la limite de
parler pour ne rien dire ou quasiment rien.

C’est là une des caractéristiques essentielles de ce que Platon désigne par la rhétorique, et ce pour
le lui reprocher. A vrai dire, la rhétorique définit l’art de bien parler. C’est une discipline que tout
jeune citoyen grec de l’époque de Platon doit maîtriser, ne serait-ce que pour être en mesure de
faire une carrière politique. Seulement cet art de bien parler ne sert pas forcément la vérité, n’a
pas forcément pour préoccupation première de mettre en forme des pensées rigoureuses,
substantielles, sincères. Bref, ce qui est en cause c’est davantage l’usage que l’on peut faire de la
rhétorique que la rhétorique elle-même.

Il n’en reste pas moins vrai que cet usage perverti de la rhétorique est possible et en conséquence
qu’il est envisageable d’utiliser le langage pour ne rien dire ou quasiment rien, pour donner
l’illusion d’un contenu à vrai dire absent. A ce titre, il s’agit là d’une utilisation paradoxale et à
certains égards moralement condamnable du langage. Est-il besoin d’ajouter que le monde animal
ignore totalement ce mode de communication, ce dernier étant entièrement centré sur sa
fonctionnalité ? Certes, nous faisons l’expérience d’une autre utilisation pervertie du langage et
encore plus radicale. Il s’agit en l’occurrence du mensonge. Cependant, si le mensonge relève de
l’humanité en ce sens qu’il s’agit d’un acte conscient, délibéré, créateur, axé sur ses
conséquences possibles, il n’en demeure pas moins vrai que nous pouvons constater dans le
monde animal de multiples exemples de leurres instinctifs dans les relations entre proies et
prédateurs. Ce procédé de tromperie n’est donc pas l’apanage de l’homme, même s’il conserve
chez ce dernier comme chez l’animal les caractéristiques propres à chacun de ces deux ordres du
vivant.
Le langage écrit, source des progrès de l’humanité

La langue écrite comme mémoire collective de l’humanité

Afin de bien saisir l’importance et l’originalité du langage sous sa forme écrite, il convient de
rappeler une des caractéristiques fondamentales du langage. Ce dernier a pour fonction
d’exprimer la pensée, cette faculté créatrice de l’homme et qui en conséquence se présente
comme potentiellement infinie dans ses capacités de produire de nouveaux signes, c’est-à-dire de
nouvelles idées, de nouveaux contenus de pensée. Le problème de l’humanité consistait donc à
inventer des procédés techniques qui permettaient de contourner, de surmonter, de dépasser les
limites naturelles de son corps. Nous avons déjà noté que c’était le cas, sur le plan du langage
oral, avec l’invention du langage articulé.

Il en ira de même avec le langage écrit. Il s’agit ici de trouver les moyens de surmonter les limites
vite atteintes des mémoires individuelles. Lorsque, semble-t-il entre le cinquième et le troisième
millénaire av. JC, les Mésopotamiens notamment, inventent les premières formes d’écriture, ils
introduisent dans l’histoire de l’humanité une innovation décisive et lourde de conséquences pour
son avenir.

En effet, à la tradition orale, forcément limitée dans la transmission des connaissances culturelles,
immanquablement déformée de générations en générations, va succéder une forme de mémoire
collective de l’humanité, déposée dans les bibliothèques, fidèle dans son mode d’expression,
indéfiniment extensible et se prêtant de ce fait à l’accroissement sans limite des connaissances.
Le langage écrit, vraisemblablement inventé sous la pression de besoins sociaux et économiques
lors de l’édification des premières cités, conséquence elle-même de la découverte de l’agriculture
et de l’élevage, avec l’intensification des échanges commerciaux que cela vraisemblablement
entraîne, marque un tournant décisif dans l’histoire de l’humanité, et devient le point de départ
d’une formidable accélération de l’histoire et des progrès possibles de l’humanité.

Les premières langues écrites étaient de forme idéographique. Aux idées correspondaient des
idéogrammes, c’est-à-dire des signes imagés, non totalement arbitraires, et ne comportant qu’un
seul niveau d’articulation. Les signes étaient nombreux et donc maîtrisables que par une élite
sociale. C’est ainsi que le chinois traditionnel comportait jusqu’à 5000 signes. Les sociétés en
question comportaient donc des spécialistes de l’écriture, des scribes, la langue écrite demeurant
inaccessible à l’immense majorité de la population.

Or, vers le VII° siècle av. JC, les Phéniciens furent, semble-t-il, à l’origine d’une nouvelle
révolution dans les modes de communication de l’humanité. Ils seraient en effet les auteurs du
premier langage alphabétique. Ce type de langue écrite, doublement articulée, le premier niveau
d’articulation comprenant un nombre de signes dépourvus de sens mais en nombre très limité, à
savoir autour de la trentaine, le second niveau d’articulation s’effectuant entre des mots porteurs
de sens et reliés entre eux par des règles précises, devenait potentiellement, sous réserve de
l’organisation d’une éducation, accessible à l’ensemble de la population.

En somme, même si ce n’était évidemment pas l’objectif recherché et même concevable par ses
inventeurs, le langage écrit alphabétique autorisait la mise en place ultérieure d’un régime
politique démocratique. Il va de soi en effet, que seule la maîtrise de base de l’écrit et donc le
libre accès à l’information et à la culture, rendent envisageable un régime politique de ce type.
Comme nous pouvons le constater, les techniques peuvent avoir des effets dépassant de très loin
l’objectif initial qui leur est assigné ainsi que les besoins qui leur ont donné naissance.

L’écrit ou le langage à l’état pur

Quelles sont les différences fondamentales entre le langage oral et le langage écrit ? Il suffit pour
les découvrir de se fier à l’expérience de tout un chacun. Rappelons en premier lieu qu’il n’y a
aucun enfant, hormis pathologies, qui n’acquière pas le langage oral, à savoir la compétence
linguistique, c’est-à-dire cette capacité à combiner des signes, en l’occurrence des sons ou des
phonèmes pour former des mots et de combiner des mots au sein de phrases. Bref, n’importe quel
enfant accède entre 18 mois et sa cinquième année au plus tard à la maîtrise du langage articulé.
Nous en avions conclu, avec Chomsky, qu’il s’agissait là, selon toute vraisemblance, d’une
capacité naturelle que l’éducation se contente de faire passer de la simple potentialité à l’actualité
grâce au bain linguistique où se voit plongé l’enfant dès sa naissance et peut être même avant.

Comme nous le savons également il n’en va pas de même concernant la performance


linguistique, c’est-à-dire l’aisance dans l’acte de parole, autrement dit dans l’utilisation
individuelle d’une langue, dans l’étendue et la richesse du vocabulaire utilisé, dans la maîtrise des
formes syntaxiques de cette langue. Toutes ces compétences sont étroitement liées à l’éducation
reçue et au milieu social. Bien entendu, ce qui est vrai pour la performance linguistique au niveau
du langage oral se vérifie avec encore plus d’acuité à propos de la connaissance et de la maîtrise
du langage écrit.

Il est clair en effet que pendant longtemps l’immense majorité de la population n’accédait pas à la
connaissance de l’écrit et en conséquence ne savait pas lire d’abord et à plus forte raison écrire
ensuite. D’où viennent ces difficultés d’acquisition et de maîtrise du langage écrit ? Il semble
d’abord, qu’à la différence de l’acquisition du langage oral, l’écrit exige un apprentissage
volontaire, mobilisant une intelligence consciente déjà développée et non un apprentissage faisant
appel à des capacités inconscientes comme pour le langage oral. Il s’agit donc d’un apprentissage
où les facultés purement naturelles interviennent moins et qui fait appel au contraire à des
compétences diverses, intellectuelles et affectives plus ou moins développées par l’éducation. A
l’évidence, l’apprentissage de l’écrit voit les compétences purement culturelles prendre le pas sur
les compétences purement naturelles avec la diversité et les inégalités des conditions
d’apprentissage qui en découlent.

En-dehors des conditions culturelles d’apprentissage spécifiques à la langue écrite, il convient de


souligner que la communication écrite présente des exigences inconnues de la simple
communication orale. Cette dernière utilise certes des mots et des phrases avec les règles que cela
suppose, mais elle ne se réduit pas à cela et même de très loin. L’essentiel du message
communiqué passe, selon les psychosociologues, par ce qu’ils appellent les paralangages. Les
attitudes corporelles, les mimiques, le ton employé, assez souvent la connaissance du contexte,
les silences etc. constituent ces paralangages. Ils transmettent un sens qui ne nécessite pas de
passer par des mots explicites et précis. Les interlocuteurs peuvent commencer une phrase, ne pas
la terminer sans que cela ne nuise au contenu du message transmis. Bref, la communication orale
peut se permettre d’en rester à des formes linguistiques incomplètes ou implicites.
Tel n’est pas le cas de la communication écrite. Cette dernière ne peut communiquer ses
messages qu’à l’aide des seuls mots, que par la médiation de formes linguistiques précises. le
nombre d’astres que l’on peut estimer dans l’univers visible, sachant que notre galaxie contient
environ 100 milliards d’étoiles et qu’on estime également à 100 milliards le nombre de galaxies
équivalentes à la nôtre au sein de l’univers observable. Cet extraordinaire écheveau de relations
produit ou permet la manifestation, selon les conceptions en la matière, de ce qu’on appelle la
pensée et ses capacités de création.

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