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Une « autre Europe » homophobe ?

L'Union européenne, le nationalisme polonais et la sexualisation de


la « division Est/Ouest »
Agnès Chetaille
Dans Raisons politiques 2013/1 (n° 49), pages 119 à 140
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724633177
DOI 10.3917/rai.049.0119
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 12/01/2024 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)

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dossier
Une « autre Europe »
homophobe ?
L’Union européenne, le nationalisme polonais et la sexualisation
de la « division Est/Ouest »
Agnès Chetaille

D e nombreuses analyses décrivent les recompositions contempo-


raines du lien entre nationalisme et sexualité. Elles pointent la redé-
finition en termes de modernité sexuelle des identités nationales en Europe
de l’Ouest, et de l’Europe en tant que « communauté imaginée ». Dans
cette nouvelle configuration, l’Europe s’oppose aux pays « arabo-musul-
mans », qu’elle désigne comme les représentants d’un conservatisme sexuel
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archaïque. Cette opposition sexualisée entre « modernes » et « tradition-
nels » est devenue l’un des socles des stratégies de légitimation des poli-
tiques migratoires des pays d’Europe de l’Ouest (ainsi que des politiques
militaires des pays d’Amérique du Nord) 1.
Il existe un autre « Autre » à cette Europe de la modernité sexuelle,
que ces études ont fréquemment ignoré. Cette autre altérité est beaucoup
plus proche de l’Europe de l’Ouest puisqu’elle revendique le même label
européen et fait partie pour sa majorité, depuis 2004, de l’Union euro-
péenne (UE) : il s’agit de l’Europe centrale et orientale, qui a acquis une
solide réputation d’homophobie au cours des années 2000. Aujourd’hui,
l’image de parades colorées attaquées par des contre-manifestants ultra-
nationalistes dans les capitales d’Europe centrale et orientale, telle que
mise en scène récemment dans le film La Parade (Srdjan Dragojević, 2011),
est largement diffusée et fait partie de nos imaginaires. L’« Est » serait
homophobe (contrairement à l’« Ouest »), et il le serait par tradition,
presque par essence.
En Pologne, en effet, la période 2004-2007 a vu l’interdiction de mar-
ches gays et lesbiennes, l’usage abondant d’une rhétorique anti-gays sur
la scène politique, et la préparation de projets de loi condamnant la « pro-
pagande homosexuelle ». Mais ce phénomène de politisation de l’homo-
phobie s’inscrit dans une historicité : apparu soudainement, il est porté
par des groupes mobilisés producteurs d’un discours nationaliste qui

1 - Ce phénomène est fréquemment désigné aujourd’hui par la notion d’« homonationalisme »,


développée pour le contexte états-unien par Jasbir K. Puar (Terrorist Assemblages : Homona-
tionalism in Queer Times, Durham/Londres, Duke University Press, 2007) et adaptée au contexte
européen notamment dans l’article de Jin Haritaworn, Tamsila Taqir et Esra Erdem, « Gay Impe-
rialism : Gender and Sexuality Discourse and the War on Terror », in Adi Kuntsman et Esperanza
Miyake (dir.), Out of Place : Interrogating Silences in Queerness/Raciality, York, Raw Nerve Books,
2008, p. 71-95.
120 - Agnès Chetaille

relève lui-même d’une forme de « tradition inventée 2 ». Ainsi, à un nationa-


lisme homophile qui place (dans le discours en tout cas) les droits des gays et
des lesbiennes au cœur de l’identité nationale ouest-européenne, répond un
nationalisme homophobe, dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO),
qui dénonce la visibilisation de l’homosexualité comme une imposition de
l’Ouest, véhiculée notamment par l’UE.
L’objet de cet article, qui se concentrera sur l’étude du cas de la Pologne 3,
est de montrer que les actes et les discours politiques autour de l’homosexua-
lité, qu’ils relèvent de la mobilisation d’ONGs ou de politiques publiques,
sont toujours déjà pris dans un contexte transnational qui redessine les
contours d’une « division Est/Ouest » en termes sexuels, et placent les inéga-
lités économiques et politiques ainsi que les effets d’hégémonie culturelle en
Europe sur le terrain de la « démocratie sexuelle 4 ». J’apporterai un éclairage
sur ce régime transnational, qui oppose une Europe de l’Ouest libérale
(moderne pour les uns, décadente pour les autres) à une Europe de l’Est
conservatrice (traditionnelle pour les uns, archaïque pour les autres) sous
trois angles différents.
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Dans une première partie, il s’agira de se confronter à la question du rôle
de l’UE en analysant les processus institutionnels, matériels et culturels liés à
l’entrée de la Pologne dans l’Union. L’inclusion de la lutte contre l’homophobie
dans les politiques de l’UE et l’élargissement de l’UE aux pays postsocialistes
d’Europe centrale et orientale (menant à l’intégration formelle de huit d’entre
eux en 2004, puis de deux de plus en 2007) sont deux processus simultanés,
et partiellement imbriqués, qui forment le point de départ de cette analyse.
Une attention particulière à l’articulation des différents niveaux supra-étatique,
étatique et des ONGs (transnationales et nationales), permettra d’interroger
ces processus dans leur complexité. Dans un contexte où l’UE n’exige dans les
faits que des changements minimaux concernant les droits des minorités
sexuelles, il s’agit plus de montrer les effets d’appropriation et de rejet des
normes promues (mollement) par l’UE que d’analyser leur circulation unique-
ment en termes d’« imposition ».
Une deuxième partie portera sur la construction discursive de la Pologne
comme homophobe, à la fois par les nationalistes polonais et par les mobili-
sations de soutien aux gays et aux lesbiennes polonaises en Europe de l’Ouest.
Ces deux ensembles de discours, pourtant aux antipodes l’un de l’autre, se

2 - Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, Paris, Éditions Ams-
terdam, 2006.
3 - Cet article s’appuie sur le matériau empirique recueilli pour ma thèse de doctorat, et notam-
ment sur l’analyse de documents institutionnels et militants, sur des périodes longues d’obser-
vation participante réalisées dans des organisations gays et lesbiennes polonaises entre 2005
et 2009, et sur des entretiens semi-directifs effectués avec des militants d’ONGs polonaises ou
transnationales, et d’autres acteurs politiques.
4 - Éric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, no 26,
automne 2006, p. 123-131 et « National Identities and Transnational Intimacies : Sexual Demo-
cracy and the Politics of Immigration in Europe », Public Culture, vol. 22, no 3, 2010, p. 507-529.
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combinent et dessinent une « géographie imaginaire 5 » qui oppose « Est » et


« Ouest » 6, reproduisant ainsi une des grandes divisions épistémiques du
monde postsocialiste.
Enfin, une troisième partie analysera la position des militants gays et des
militantes lesbiennes en Pologne, pris dans ce jeu où divisions historiques,
inégalités économiques et hégémonie culturelle sont incarnées dans des oppo-
sitions entre libération sexuelle et moralisme conservateur. Les trajectoires et
les stratégies de militants reflètent alors leur position subalterne et l’alternative
impossible entre Est et Ouest, tradition et modernité, nationalisme et cosmo-
politisme élitiste.

L’UE, la lutte contre l’homophobie et l’élargissement à l’Est

La lutte contre les discriminations en raison de l’orientation


sexuelle et l’élargissement de l’UE
L’institutionnalisation de la lutte contre les discriminations sur la base de
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l’orientation sexuelle au sein de l’UE et l’accession des pays d’Europe centrale et
orientale (PECO) au statut de membres se déroulent sur des temporalités pro-
ches, bien que chacune à son rythme, et ont produit des effets croisés. C’est
progressivement, au cours des années 1990, que l’« orientation sexuelle » a
commencé à être reconnue comme une cause de discrimination par l’UE 7. En
particulier, c’est l’approbation en 1994 par le Parlement européen du « rapport
Roth », du nom de la députée écologiste allemande Claudia Roth, et de la réso-
lution « Des droits égaux pour les gays et les lesbiennes dans la Communauté
européenne » qui lui est associée, qui marque une étape cruciale dans la prise
en compte des droits gays et lesbiens par l’UE 8. En 1997, l’article 13 du Traité
d’Amsterdam fait entrer l’orientation sexuelle dans les causes de discrimination
contre lesquelles l’UE peut être amenée à agir. En 2000, cet article trouve sa mise
en application dans la directive 2000/78/EC qui est contraignante pour les États
membres – même si elle limite au seul domaine de l’emploi le champ de lutte
contre ce type de discrimination. Ces développements ont lieu dans le contexte
de débats intenses, dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, autour de la

5 - Jasbir K. Puar reprend ce terme d’Edward Said et de Derek Gregory (Terrorist Assem-
blages..., op. cit., p. 39).
6 - J’utilise « Est » et « Ouest » ici comme des catégories idéologiques, relationnelles et non
essentielles, et souvent à géométrie variable. L’un des écueils de l’analyse de ces grandes
divisions épistémiques et de leurs effets historiques et sociaux est le risque de leur simplification
et de leur réification. Il convient donc d’insister sur le fait que l’« Est » et l’« Ouest » ne consti-
tuent pas (et n’ont jamais constitué) deux blocs homogènes, parfaitement délimitables et pos-
sédant des caractéristiques propres. C’est bien plutôt la division, l’opposition entre deux
catégories imaginaires qui est ici opérante et produit des effets.
7 - Pour une histoire plus détaillée de la prise en compte des droits gays et lesbiens par l’UE,
voir Nico J. Berger, Tensions in the Struggle for Sexual Minority Rights in Europe. Que(e)rying
Political Practices, Manchester, Manchester University Press, 2004, p. 20-27.
8 - David Paternotte, Revendiquer le « mariage gay ». Belgique, France, Espagne, Bruxelles,
Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011, p. 132-133.
122 - Agnès Chetaille

reconnaissance juridique de formes d’union pour les couples de même sexe


(unions civiles et/ou ouverture du mariage), au cours desquels les positions de
l’UE depuis le rapport Roth sont parfois mobilisées par les défenseurs de ces lois
pour légitimer leurs revendications 9.
Parallèlement, la Pologne dépose sa candidature au statut de membre de
l’UE en 1994, et doit en conséquence adopter les normes européennes dans un
ensemble de domaines. Le Traité d’Athènes entérinant l’élargissement de l’UE
est signé le 16 avril 2003, et la date de son entrée en vigueur, et donc de
l’adhésion officielle de la Pologne est fixée au 1er mai 2004 – sous réserve d’une
ratification du Traité d’adhésion par ces États (ce qui est chose faite pour la
Pologne le 8 juin 2003 à l’issue d’une consultation de la population par réfé-
rendum, avec 58,8 % de participation et 77,4 % de « oui » 10).
Cette période, entre 1997 et 2004, qui recouvre et déborde la période
officielle de négociations (1998-2002), est caractérisée par des échanges
intenses entre l’État polonais et l’Union européenne, et en particulier la
Commission européenne. Tout au long de ce processus, la Commission se
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charge de « mesurer » dans des rapports annuels les « progrès » des pays can-
didats pour remplir les conditions économiques et politiques requises pour
devenir membres de l’UE. Ce dispositif de suivi, accompagné de recomman-
dations de la Commission qui peut freiner ou interrompre le processus
d’accession, est indispensable au mécanisme de conditionnalité politique, au
cœur du cinquième élargissement de l’UE. En effet, non seulement les États
candidats doivent être en mesure de transposer l’intégralité de l’acquis
communautaire dans leur législation à la date de leur adhésion, mais ils doi-
vent également remplir des conditions politiques fondamentales, ou « critères
de convergence », en matière de système démocratique, de respect de l’État
de droit, et de respect des libertés fondamentales et notamment des droits
des minorités (ainsi que, sur le plan économique, la mise en place d’une
économie de marché). C’est également le Traité d’Amsterdam, en 1997, qui
précise ces conditions politiques et finit donc d’institutionnaliser ce dispositif
de conditionnalité politique qui avait été implicite, et beaucoup plus mar-
ginal, lors des précédents élargissements. La lutte contre les discriminations
en raison de l’orientation sexuelle, reconnue par ce même Traité, est donc
susceptible d’être prise en compte dans les négociations à la fois dans ces
conditions politiques fondamentales (en tant que droit des minorités), et dans
la transposition de l’acquis communautaire et en particulier de la directive
2000/78/EC.

9 - Voir ibid. et Kelly Kollman, « European Institutions, Transnational Networks and National
Same-Sex Unions Policy : When Soft Law Hits Harder », Contemporary Politics, vol. 15, no 1, 2009,
p. 37-53.
10 - Jérôme Heurtaux et Frédéric Zalewski, Introduction à l’Europe post-communiste,
Bruxelles, De Boeck, 2012, p. 95.
Une « autre Europe » homophobe ? - 123

Dynamiques institutionnelles : la place de la lutte


contre les discriminations dans les négociations pour l’accession
de la Pologne
L’examen attentif des nombreux rapports et documents produits par les
différentes institutions de l’UE (« rapports réguliers de la Commission sur les
progrès réalisés par la Pologne sur la voie de l’adhésion », « partenariats pour
l’adhésion » du Conseil européen, rapports et résolutions du Parlement euro-
péen) d’une part, et par l’État polonais (en particulier par le bureau du Comité
à l’intégration européenne, Urza˛d Komitetu Integracji Europejskiej) d’autre
part, donne des indications sur la hiérarchisation des thématiques sur lesquelles
portent les négociations, et sur le fonctionnement effectif du principe de condi-
tionnalité et de l’intégration de l’acquis communautaire 11. Il est clair que la
primauté est donnée aux aspects économiques et non aux droits politiques et
sociaux, comme beaucoup d’auteurs l’ont déjà souligné 12. Les questions de
l’égalité femmes-hommes et de la lutte contre les discriminations, en général,
restent très marginales jusqu’à la fin du processus. Présentes (pour l’inégalité
de traitement entre hommes et femmes et pour les discriminations en raison
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de l’appartenance ethnique ou nationale) dans l’opinion de 1997 émise par la
Commission avant l’ouverture des négociations, elles disparaissent purement
et simplement des rapports de la Commission les années suivantes (1998 et
1999). En 2000, l’inégalité de traitement entre hommes et femmes en Pologne,
notamment face à l’emploi, est pointée du doigt par la Commission à deux
reprises. Le rapport indique également que « la Pologne doit encore adopter
et mettre en œuvre une législation qui transpose la directive de la CE fondée
sur l’article 13 du traité CE relatif à la non-discrimination pour des motifs de
race ou d’origine ethnique 13 ». En 2001, dans le chapitre consacré à la politique
sociale et à l’emploi, le rapport se contente de noter que « les travaux prépa-
ratoires pour la transposition de l’acquis relatif à la non-discrimination sont
en bonne voie 14 », tout en remarquant plus tôt que l’acquis dans ce domaine
a été jusque-là limité.
Du côté de l’État polonais, les rapports préparatoires de 1996 et 1997, puis
les rapports informatifs transmis à la Commission en vue de l’évaluation des

11 - Les rapports ne représentent que la partie émergée du processus de négociation, et lais-


sent dans l’ombre tout un pan des interactions entre les acteurs qu’il faudrait reconstituer à
partir d’archives et d’entretiens. Néanmoins, produits en abondance, ils restent une source inté-
ressante pour saisir la logique des dynamiques institutionnelles, et l’imbrication des politiques
publiques polonaises et européennes pendant cette période de pré-adhésion.
12 - Voir Jacqueline Heinen et Stéphane Portet, « L’intégration de la Pologne à l’Union euro-
péenne peut-elle modifier les rapports de genre ? », Lien social et politique, no 45, 2001, p. 55-57.
13 - Commission européenne, Rapport régulier 2000 de la Commission sur les progrès réalisés
par la Pologne sur la voie de l’adhésion, 8 novembre 2000, p. 62. Il s’agit de la directive
2000/42/EC, également tirée de l’article 13 du Traité d’Amsterdam et portant spécifiquement sur
les discriminations raciales. Elle vient d’être adoptée quand ce rapport est rédigé, alors que la
directive 2000/78/EC qui prend en compte l’orientation sexuelle ne sera adoptée que quelques
semaines plus tard.
14 - Commission européenne, Rapport régulier 2001 sur les progrès réalisés par la Pologne
sur la voie de l’adhésion, SEC(2001)1752, 13 novembre 2001, p. 72.
124 - Agnès Chetaille

progrès effectués se limitent à peu près, jusqu’en 2001, à souligner les dispo-
sitions déjà existantes dans le droit polonais pour lutter contre l’inégalité de
traitement entre hommes et femmes et contre les discriminations en raison
« du sexe, de l’âge, du handicap, de la race, de la nationalité, des convictions,
de l’appartenance politique ou religieuse, de l’appartenance syndicale 15 ». Au
fil des années, les rapports développent largement la partie sur les inégalités
femmes/hommes, alors que la lutte contre les discriminations pour d’autres
causes n’apparaît pratiquement plus.
Ce n’est qu’en 2002 que sont répercutés dans les rapports les effets de
l’adoption de la directive 2000/78/EC. En juin 2002, le gouvernement polonais
met en avant dans un rapport transmis à la Commission la création d’un
Secrétariat d’État à l’égalité femmes-hommes, et le prochain élargissement de
ses compétences à la lutte contre toutes les discriminations. Créé en novembre
2001 par une ordonnance du Conseil des Ministres, ce « Plénipotentiaire du
gouvernement à l’égal statut des femmes et des hommes » devient ainsi en juin
2002 responsable de la « préparation de l’ouverture d’un bureau de lutte contre
les discriminations en raison de la race, de l’origine ethnique, de la religion et
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des convictions, de l’âge ainsi que de l’orientation sexuelle » et, jusqu’à la créa-
tion de ce bureau, « de la promotion, de la mise en route, de la réalisation et
de la coordination des programmes gouvernementaux de lutte contre [ces]
discriminations », ce qui inclue de « soutenir les actions des groupes, des orga-
nisations et des milieux actifs dans la lutte contre les discriminations » 16.
D’autre part, le rapport annonce la préparation de la modification du code du
travail pour le mettre en adéquation avec la directive 2000/78/EC, et cite de
nouveau l’orientation sexuelle dans les causes de discrimination. Le rapport de
la Commission européenne de 2002 reprend ces deux éléments en soulignant
que « la transposition et l’application complètes des directives de lutte contre
la discrimination nécessiteront de modifier encore le code du travail et
d’apporter d’autres modifications du cadre juridique pour transposer les aspects
de l’acquis qui ne concernent pas l’emploi. Le plénipotentiaire responsable de
l’égalité entre les femmes et les hommes doit encore créer un organisme de
lutte contre la discrimination 17 ». Néanmoins, cette mise en garde est loin de
menacer le processus de négociation puisque le chapitre concerné est considéré
comme « clos » depuis septembre 2001, et que la publication du rapport pré-
cède de quelques mois seulement la clôture définitive des négociations et l’avis
positif de la Commission. Dans le rapport de 2003, alors que les changements
législatifs n’ont pas encore été réalisés et que le bureau de lutte contre les
discriminations n’a pas été créé, la Commission remarque sobrement que

15 - Urza ˛d Komitetu Integracji Europejskiej, Raport z działań dostosowuja


˛cych polska
˛ gospo-
darke˛ i system prawny do wymagań układu europejskiego oraz przyszłego członkostwa RP w
Unii Europejskiej według stanu na koniec 1997, 29/06/1998, p. 279. Les citations sont traduites
par l’auteure.
16 - Rozporza
˛danie Rady Ministrów z dnia 25 czerwca 2002 r. w sprawie Pełnomocnika Rza
˛du
do Spraw Równego Statusu Kobiet i Me˛żczyzn. Dz. U. 02.96.849.
17 - Commission des communautés européennes, Rapport régulier 2002 sur les progrès réa-
lisés par la Pologne sur la voie de l’adhésion, SEC(2002)1408, 9 octobre 2002, p. 96.
Une « autre Europe » homophobe ? - 125

« certaines dispositions relatives à la lutte contre la discrimination dans le cadre


du Code du travail sont toujours débattues au Parlement. En outre, (...) l’orga-
nisme chargé de l’égalité doit être établi 18 ».
Cette soudaine prise en compte, à partir de 2002, de la lutte contre les
discriminations en raison de l’orientation sexuelle dans les négociations n’est
donc que relative : si cette question apparaît plus régulièrement dans les rap-
ports, sa place reste absolument marginale, et les dispositions prises par le
gouvernement polonais sont incomplètes. En effet, le bureau de lutte contre
les discriminations dont la création est annoncée en 2002 ne verra jamais le
jour, et les modifications du code du travail ne seront finalement introduites
que le 1er janvier 2004, quelques mois seulement avant l’entrée de la Pologne
dans l’UE 19. Par ailleurs, ce changement peut être expliqué par d’autres facteurs
que par une pression politique de l’UE. Par exemple, la création du Secrétariat
d’État (Plénipotentiaire) à l’égalité femmes/hommes répond également, et peut-
être avant tout, à une logique politique domestique. Elle est mise en place par
le nouveau gouvernement issu des élections d’octobre 2001, et correspond aux
promesses de campagne du Sojusz Lewicy Demokratycznej (Alliance de la
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gauche démocratique), le parti majoritaire de la nouvelle coalition. Son
annonce fait suite à une rencontre du nouveau Premier ministre, Leszek Miller,
avec des femmes parlementaires et des représentantes d’ONGs de lutte pour
les droits des femmes. L’élargissement des compétences de ce bureau à la lutte
contre les discriminations (en attendant la création d’un organisme spécifique)
en juin 2002 est quant à lui souvent imputé à la pression de la Commission
Européenne, mais il est impossible de trouver des incitations claires à ce sujet
dans les rapports annuels. Si l’existence d’une pression plus diffuse, ou moins
officielle, n’est pas à écarter, il ne faut pas sous-estimer les dynamiques poli-
tiques locales – en particulier, la volonté politique de la Plénipotentiaire, ainsi
que le rapprochement des ONGs de lutte pour les droits des femmes et des
ONGs de lutte pour les droits gays et lesbiens 20.
En Pologne, la protection juridique des citoyens face aux discriminations
en raison de leur orientation sexuelle est donc bien directement issue du pro-
cessus de transposition de l’acquis communautaire, tout comme le soutien
financier et symbolique d’organisations luttant pour les droits gays et lesbiens
par le bureau de la Plénipotentiaire. D’un autre côté, le levier de la condition-
nalité reste très faible dans ce domaine, qui n’est jamais en position de menacer
la progression des négociations. La Commission ne prend en compte dans ses
rapports que les dispositions législatives et institutionnelles, et n’intègre pas de

18 - Commission européenne, Rapport global de suivi des préparatifs menés par la Pologne en
vue de son adhésion, 5 novembre 2003, p. 44-45.
19 - Voir Patrycja Pogodzińska, « Recognizing Sexual Orientation in Polish Law. From Comba-
ting Discrimination to Claiming New Rights », in Anne Weyembergh et Sînziana Cârstocea, The
Gays’ and Lesbians’ Rights in an Enlarged European Union, Bruxelles, Éditions de l’Université
de Bruxelles, 2006, p. 169-184. L’auteure souligne en outre que le Conseil de l’Europe a critiqué
le dispositif du plénipotentiaire pour sa dépendance vis-à-vis du gouvernement (p. 176-177).
20 - Entretien avec Krzysztof Śmiszek, 14 mars 2010.
126 - Agnès Chetaille

données décrivant la réalité des discriminations et du vécu des minorités


sexuelles en Pologne. Les droits des minorités sexuelles ne sont en outre jamais
mentionnés dans les droits fondamentaux des minorités, censés constituer une
condition politique sine qua non à l’adhésion. L’imposition top-down de poli-
tiques anti-discriminatoires prenant en compte l’orientation sexuelle par l’UE
paraît donc plus complexe qu’au premier abord 21. D’autre part les approches
du processus d’accession en termes de conditionnalité politique ont été, à juste
titre, critiquées pour leur institutionnalisme et leur aveuglement à d’autres
processus de diffusion des normes, en particulier tous les processus cognitifs
de socialisation et d’appropriation 22. Ces analyses ont également tendance à
sous-estimer le poids des logiques locales et nationales dans les transformations
politiques, ainsi que les interactions entre les différents niveaux et les différents
types d’acteurs 23. Il est donc nécessaire de considérer le rôle des ONGs, trans-
nationales et polonaises, dans les effets de circulation et d’appropriation des
normes pendant le processus d’élargissement.

Le rôle d’ILGA-Europe, réseau transnational de défense de cause


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auprès de l’UE
Le rôle des réseaux transnationaux de défense de cause 24 dans l’intégration
progressive de l’orientation sexuelle dans les préoccupations du Conseil de
l’Europe et de l’UE ne doit pas être sous-estimé 25. ILGA-Europe et l’Intergroupe
pour les droits LGBT du Parlement Européen, en particulier, œuvrent depuis
des années pour que les institutions européennes adoptent des formes de légis-
lation contraignante à ce sujet. Le cas d’ILGA-Europe est particulièrement

21 - De telles dynamiques existent plus clairement dans les négociations avec d’autres PECO
qui présentent au moment de leur candidature des éléments de droit directement discrimina-
toires, comme la Hongrie (voir Judit Takács, « The influence of European Institutions on the
Hungarian legislation regarding LGBT rights », in Anne Weyembergh et Sînziana Cârstocea, The
Gays’ and Lesbians’ Rights in an Enlarged European Union, op. cit., p. 185-203) et la Roumanie
(voir Sînziana Cârstocea, « La Roumanie – du placard à la libération. Eléments pour une histoire
socio-politique des revendications homosexuelles dans une société postcommuniste », Thèse de
doctorat, Université Libre de Bruxelles, 2010, p. 161). Dans ces cas, la Commission et le Parle-
ment européens ont porté plus d’attention au sort des minorités sexuelles, y compris à l’intérieur
des conditions politiques fondamentales. Cependant, la question des minorités est restée éga-
lement très marginale par rapport aux questions économiques ou sécuritaires.
22 - Dorota Dakowska et Laure Neumayer, « Pour une approche sociologique de l’élargisse-
ment : les acteurs européens dans les nouveaux États membres de l’UE », contribution au col-
loque organisé par l’AFSP, « L’élargissement de l’Union : un premier bilan », IEP de Bordeaux,
www.afsp.msh-paris.fr/activite/groupe/europe/neumayerjuin2004.pdf.
23 - Maxime Forest analyse les divers processus d’européanisation comme une structure
d’opportunités pour les acteurs (gouvernementaux ou non) des PECO, plutôt qu’un ensemble de
contraintes imposées de façon verticale. Maxime Forest, « L’enjeu de l’égalité hommes-femmes
au prisme de l’élargissement à l’Est de l’UE », Politique européenne, no 20, 2006, p. 99-119.
24 - Ces ONGs transnationales relèvent moins d’organisations de mouvement social que de
transnational advocacy networks au sens de Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, Activists
Beyond Borders, Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press,
1998.
25 - Joke Swiebel, « Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender Human Rights : the Search for an
International Strategy », Contemporary Politics, vol. 15, no 1, 2009, Kelly Kollman, « European
Institutions, Transnational Networks and National Same-Sex Unions Policy... », art. cité.
Une « autre Europe » homophobe ? - 127

intéressant. Cette organisation naît en 1996 de la division en groupes régionaux


d’ILGA (International Lesbian and Gay Association), dont elle devient la branche
européenne, mais aussi la branche la plus active et, de loin, la mieux dotée
financièrement. ILGA (IGA jusqu’en 1986) a cependant toujours eu, depuis sa
création en 1978, une implantation très majoritairement européenne et une
volonté d’influencer les diverses institutions supranationales en Europe 26. Un
bureau de lobbying auprès de la Commission européenne est établi à Bruxelles
dès 1992, et la même année, un premier rapport est commandé à ILGA par
la Commission.
ILGA s’intéresse également, dès sa création, aux PECO : en 1981, elle man-
date l’organisation viennoise Homosexuelle Initiative (HOSI) Wien pour créer
une banque d’information sur l’Europe de l’Est. À partir de 1987, une confé-
rence annuelle d’ILGA pour l’Europe de l’Est et du Sud se tient chaque année,
et sa deuxième édition, en 1988, a lieu à Varsovie. L’ouverture de l’ILGA à
l’Europe centrale et orientale est un atout auprès de la Commission euro-
péenne : en 1995, elle reçoit son premier gros financement européen dans le
cadre des programmes PHARE et TACIS pour un projet en Russie et dans les
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pays baltes. Mais l’enjeu pour la branche européenne d’ILGA est surtout de
saisir la victoire de l’inclusion de l’orientation sexuelle dans le Traité d’Ams-
terdam comme l’opportunité de devenir un partenaire légitime et régulier pour
la Commission : elle publie en 1998 un rapport financé par la Commission sur
les droits gays et lesbiens dans l’UE (dans lequel il n’est pas question de l’élar-
gissement de l’UE à venir) 27, puis obtient en 2001 un financement régulier de
la Commission qui lui permet d’employer d’abord deux, puis quatre salariés,
et de louer des bureaux à Bruxelles 28. La Commission est depuis cette date la
principale source de financement de cette organisation, qui s’est professionna-
lisée 29 tout en renforçant ses activités de lobbying auprès des institutions de
l’UE et du Conseil de l’Europe.
Parallèlement, ILGA-Europe s’empare activement du thème de l’élargisse-
ment de l’UE. Elle en fait une de ses priorités en 2001 et entame un projet sur
l’accession des nouveaux pays d’Europe centrale et orientale, financé par l’Open
Society Institute. Dans le premier rapport publié dans le cadre de ce projet,
elle exprime clairement l’objectif d’aller au-delà de l’alignement du droit des
États candidats sur la jurisprudence européenne, et souhaite interpréter le « res-
pect des droits humains, incluant la protection des minorités », tel que défini
par les critères de Copenhague, comme l’exigence d’« une action positive des

26 - Les éléments historiques sur I(L)GA proviennent, sauf indication contraire, de David
Paternotte, « Back Into The Future : ILGA-Europe Before 1996 » ; in ILGA-Europe, Destination :
Equality. Magazine of ILGA-Europe, vol. 11, no 1, hiver 2011-2012, p. 5-7.
27 - ILGA-Europe, Égaux en droits. Les homosexuel/les dans le dialogue civil et social,
Bruxelles, novembre 1998.
28 - Voir Nico J. Berger, Tensions in the Struggle for Sexual Minority Rights in Europe..., op.
cit., p. 34.
29 - En 2011, ILGA-Europe avait 11 salariés : http://www.ilga-europe.org/home/about_us/ilga_
europe_funding (consulté le 10 octobre 2012).
128 - Agnès Chetaille

gouvernements pour éliminer la discrimination dans la société plus générale-


ment. Cette action doit inclure, par exemple, l’introduction de lois interdisant
la discrimination, de programmes contre les agressions violentes et pour l’accès
égal à l’emploi et aux services publics, ainsi que pour l’éducation de l’opinion
publique 30 ». Ce rapport, qui comprend un court chapitre sur la situation légale
et sociale des gays et des lesbiennes dans chaque pays candidat, entend donner
à la Commission la documentation nécessaire pour mettre en place cette exi-
gence. Pour quatre pays, dont la Pologne, ILGA-Europe organise en outre la
rédaction de rapports spécifiques, plus systématiques. Dans ces pays, les coor-
dinateurs du projet choisissent donc une organisation partenaire qui réalise
pour eux une étude et rédige le rapport, en suivant une méthodologie et un
questionnaire communs, élaborés par ILGA-Europe. Selon un des initiateurs
de ce projet, il s’agit bien de « prouver l’existence de la discrimination », pour
enfin « faire entrer les questions LGB [lesbiennes, gays et bisexuelles] dans les
rapports d’accession, en détail » 31.
Tous ces rapports sont diffusés auprès des différentes institutions de l’UE
engagées dans le processus d’accession. Le 28 juin 2001, l’Intergroupe pour les
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droits gays et lesbiens organise une audition publique au Parlement européen
intitulée « L’élargissement de l’UE : une perspective gay », où des membres
d’ILGA-Europe présentent les rapports à des députés du Parlement et à des
représentants de la Commission. Suite à cet événement, le Commissaire à l’élar-
gissement, Günter Verheugen, adresse une lettre à ILGA-Europe dans laquelle
il assure que la question de la discrimination en raison de l’orientation sexuelle
aura toute l’attention de la Commission. Finalement, dans un discours au Par-
lement en septembre 2001, il affirme qu’il « veu[t] qu’il soit parfaitement clair
que la Commission continuera à faire pression dans les négociations pour
l’élargissement pour le respect complet des droits humains et des droits des
minorités. Cela comprend une interdiction de toute discrimination basée sur
l’âge, le genre, l’orientation sexuelle ou la conviction religieuse 32. » Les mem-
bres d’ILGA-Europe voient dans cette déclaration un effet direct de leurs acti-
vités de lobbying.
Leur poids réel sur l’intégration de l’orientation sexuelle dans les négocia-
tions est difficile à évaluer. D’une façon générale, leur impact a probablement
été plus fort pour les pays où des lois discriminatoires étaient en vigueur, que
pour les autres comme la Pologne. La Commission n’a d’ailleurs pas intégré,
malgré les efforts ILGA-Europe, des données sur l’étendue des discriminations
dans les rapports annuels, se contentant de surveiller la mise en œuvre de la
Directive sur l’emploi. Par contre, l’élargissement de l’UE a clairement eu des
effets sur ILGA-Europe : il a constitué une fenêtre d’opportunité pour

30 - ILGA-Europe, Equality for Lesbians and Gay Men. A Relevant Issue In the EU Accession
Process, Bruxelles, mars 2001, p. 7-8. ILGA-Europe insiste au passage sur le fait que de telles
actions positives ont été demandées par la Commission dans le cas de la minorité Rom.
31 - Entretien avec Nigel Warner, 21 janvier 2010. Pour la Pologne, voir Lambda Warszawa
Association, Report on Discrimination on Grounds of Sexual Orientation in Poland, Varsovie, 2001.
32 - ILGA-Europe, Activity Report 2000-2001, Bruxelles, 2001, p. 8.
Une « autre Europe » homophobe ? - 129

l’organisation qui cherchait à obtenir un rôle d’interlocuteur auprès des insti-


tutions européennes, et est devenu au cours des années 2000 l’une de ses thé-
matiques privilégiées. Comme l’écrit Joke Swiebel, « le processus d’élargissement
de l’UE est devenu un autre domaine d’action politique important auquel a été
reliée l’idée que les droits gays et lesbiens sont des droits humains 33 ».

La socialisation transnationale des militants polonais


L’investissement par des réseaux transnationaux de la question de l’homo-
phobie dans les pays d’Europe centrale et orientale, à des fins de lobbying
auprès de la Commission européenne pour qu’elle exerce à son tour une pres-
sion sur les États candidats à l’accession n’a pas été sans conséquences sur les
mobilisations locales dans les pays concernés. Ces effets sont profonds et mas-
sifs : je tâcherai de montrer qu’ils ont affecté le champ des ONGs polonaises
dans leur recrutement, leur structure et leurs stratégies. Les dynamiques impul-
sées dans le cadre de l’élargissement de l’UE ont avant tout transformé les
opportunités politiques des ONGs, y compris au niveau national. La création
du bureau de la Plénipotentiaire et l’inscription de l’orientation sexuelle dans
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la loi anti-discriminatoire sont deux évènements majeurs qui transforment le
rapport à l’État des organisations gays et lesbiennes polonaises. Comme je l’ai
déjà souligné, ces transformations sont le résultat à la fois de logiques politiques
locales et de logiques transnationales qui contribuent à la refondation du champ
des ONGs gays et lesbiennes.
L’année 2001 coïncide en effet avec l’émergence d’un nouveau type d’orga-
nisations en Pologne. ILGCN-Polska, créée au début de l’année en tant que
branche polonaise de l’International Lesbian and Gay Cultural Network 34,
organise le 1er mai 2001 la première Parada Równości (Parade de l’Égalité) dans
les rues de Varsovie, qui aurait selon les sources militantes rassemblé jusqu’à
300 manifestants, même si sa couverture médiatique est assez faible. En sep-
tembre, une nouvelle organisation, Kampania Przeciw Homofobii (Campagne
contre l’homophobie), est fondée. Ses membres décident de se consacrer en
priorité aux activités politiques et au lobbying, et l’association devient vite le
partenaire privilégié d’ILGA-Europe et des institutions européennes 35. Les
membres de ces initiatives montrent des différences significatives par rapport
à ceux des organisations qui les ont précédées. Alors que les militants des
années 1990 avaient généralement une activité professionnelle distincte, ou
cherchaient à devenir des entrepreneurs communautaires (certains avec succès,
dans les domaines de la presse, de la fête, ou de l’industrie du sexe gay), les
nouveaux activistes du début des années 2000 sont généralement très jeunes

33 - Joke Swiebel, « Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender Human Rights... », art. cité, p. 23.
34 - Créé pendant la conférence d’ILGA en 1992, ILGCN est un réseau transnational lâche, avec
un secrétariat localisé en Suède et quelques représentants dans les pays qui entourent la mer
Baltique : http://www.ilgcn.tupilak.org.
35 - Le rapport commandé par ILGA-Europe en 2001 a quant à lui été rédigé par Lambda
Warszawa, association plus ancienne qui connaît un regain d’activité à la toute fin des années
1990, et se consacre généralement au soutien et à la prévention tournés vers la « communauté ».
130 - Agnès Chetaille

et s’engagent pendant leurs études. Nombre d’entre eux sont devenus


aujourd’hui des activistes professionnels (parfois dans d’autres types d’ONGs),
ou ont pris la voie d’une carrière universitaire dans le champ des études sur
le genre et les sexualités (en Pologne ou dans des universités d’Europe de
l’Ouest). L’influence de la globalisation de la culture nord-américaine se fait
sentir dans leurs trajectoires personnelles : dans les entretiens que j’ai menés,
les militants gays décrivent fréquemment des identifications, pendant l’adoles-
cence, avec des personnages d’émissions de télévision états-uniennes. Les mili-
tantes lesbiennes et bisexuelles insistent quant à elles sur le rôle de la littérature
lesbienne et/ou féministe en provenance d’Amérique du Nord. Les voyages en
Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord sont également souvent cités
comme des sources d’inspiration pour leur engagement : l’un des fondateurs
du festival Culture pour la Tolérance de Cracovie affirme ainsi avoir eu l’idée
de répliquer une semaine des fiertés (Pride Week) à laquelle il avait assisté à
Cork, en Irlande, lors d’un été où il y travaillait.
Ces transformations dans le recrutement des organisations ne sont pas le
seul produit d’une époque nouvelle, marquée par l’importation massive de pro-
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duits culturels, la grande mobilité de la population polonaise (pour les loisirs
parfois mais avant tout pour le travail) et l’influence des nouvelles technologies
d’information et de communication 36. Si tous ces facteurs jouent un rôle dans
les trajectoires des nouveaux militants, il ne faut pas négliger le processus de
socialisation intense, et notamment de socialisation transnationale, qui se
déroule dans les premiers mois ou les premières années de leur engagement, et
ses effets sur la sélection sociale des militants. Toutes les nouvelles organisations
deviennent très vite membres d’ILGA-Europe et généralement aussi de l’orga-
nisation de jeunesse IGLYO (International Gay Lesbian Bisexual Transgender
and Queer Youth and Student Organization). Les conférences annuelles de ces
organisations transnationales sont de hauts lieux de socialisation, dans le sens
d’apprentissage (formalisé dans les ateliers et les conférences, informel en-
dehors) tout autant que d’intégration dans un groupe. Les militants sont éga-
lement invités à des ateliers thématiques organisés par ILGA-Europe, et dans
des évènements divers en Europe de l’Ouest, où ils parlent de la situation des
minorités sexuelles en Pologne et présentent leurs actions. Les organisations qui
les invitent ont souvent des critères d’exigence en termes de genre (parité avec
un homme gay ou bisexuel, une femme lesbienne ou bisexuelle, et un ou une
militant-e trans) et parfois d’âge. À cela s’ajoute la sélection interne aux orga-
nisations polonaises qui s’opère en particulier en raison de la langue (ceux qui
maîtrisent le mieux les langues étrangères, et notamment l’anglais, partiront
plus fréquemment) et de la possibilité de dégager du temps (et parfois de
l’argent, mais dans la période 2001-2007, les frais engagés par les militants
polonais sont le plus souvent remboursés par les organisations hôtes).

36 - Pour le rôle spécifique d’Internet, voir Anna Gruszczyńska, « Living “la Vida” Internet. Some
Notes on the Cyberization of Polish LGBT Community », in Roman Kuhar et Judit Takács (dir.),
Beyond the Pink Curtain. Everyday Life of LGBT People in Eastern Europe, Ljubljana, Series
Politike-Symposion, Peace Institute, 2007, p. 95-115.
Une « autre Europe » homophobe ? - 131

Cette activité transnationale intense ne reste pas bien entendu sans effet
– tout d’abord sur la structure des organisations. Par exemple, l’exigence de
lutter contre l’invisibilisation des lesbiennes au sein des organisations est très
vite reprise par l’ensemble des militants, au moins dans leurs discours. De
même, l’inclusion des trans dans les organisations gays et lesbiennes, destinées
à devenir des organisations LGBT, est soulevée très tôt, au moins en partie
en réponse à une injonction à laquelle les militants sont confrontés dans les
conférences internationales 37. Mais on voit bien comment la socialisation
transnationale peut également avoir des effets excluants, pour les militants les
moins à l’aise avec l’usage de l’anglais (et dans une moindre mesure de l’alle-
mand et du français), et avec les codes culturels « cosmopolites » en usage
dans les rencontres internationales (façons de s’exprimer en public, modes
d’interaction informelle, goûts musicaux, etc.). La sélection sociale des mili-
tants opérée par le haut degré de transnationalisation des organisations gays
et lesbiennes polonaises comporte donc également une dimension relative à
la classe sociale. L’activité transnationale influence non seulement la structure
interne des organisations, mais aussi le champ des ONGs lui-même : les orga-
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nisations qui sont les partenaires privilégiés d’ILGA-Europe se voient légiti-
mées comme des interlocuteurs fiables (pour les institutions européennes et
pour de potentielles organisations partenaires en Europe de l’Ouest), comme
des producteurs d’information sérieux, et comme des partenaires possibles
pour l’État polonais.
Enfin, l’inscription des ONGs polonaises dans un réseau transnational a
exercé une influence fondamentale sur leur répertoire d’action, leurs stratégies
discursives et leurs politiques de représentation. L’expérience décrite plus haut
de la production d’une enquête sur les discriminations et de la rédaction de
rapports, liée à la volonté d’ILGA-Europe de pouvoir fournir aux institutions
européennes une représentation de l’homophobie en Pologne, ne doit pas être
sous-estimée dans ses effets socialisateurs. Elle a été l’occasion d’un premier
transfert de connaissances entre ILGA-Europe et des organisations locales (ici
Lambda Warszawa et plus tard Kampania Przeciw Homofobii), pour la métho-
dologie de l’enquête comme pour l’usage du savoir ainsi produit à des fins de
lobbying auprès des institutions européennes. C’est une « boîte à outils » qui
leur a été transmise, pour produire un type de savoir bien spécifique, qui
répond aux exigences de lisibilité par les institutions de l’UE. Elles sont incluses
à cette occasion dans un dispositif technologique de savoir, au sein duquel elles
jouent un rôle bien particulier. Ce dispositif de production et de circulation
du savoir comprend, en particulier, des catégories dans lesquelles les ONGs
locales sont encouragées à penser, décrire, et mesurer la discrimination mais
aussi la population homosexuelle dans leur pays 38.

37 - TransFuzja, une organisation trans, a été créée en 2008 avec le soutien de Kampania
Przeciw Homofobii. Mon analyse ne porte pas ici sur les luttes pour les droits des trans, qui
relèvent d’une temporalité différente, en Pologne comme au niveau de l’UE.
38 - La question de la taille de la population homosexuelle représente un enjeu pour des orga-
nisations en quête de légitimité, qui doivent faire face aux attaques d’opposants soutenant parfois
132 - Agnès Chetaille

Ainsi, la première campagne publique lancée par Kampania Przeciw Homo-


fobii en 2003 (une campagne d’affichage de photographies de couples gays et
lesbiens se tenant par la main intitulée Niech Nas Zobacza˛, « Qu’ils nous
voient ») est l’occasion de diffuser de nouvelles catégories de savoir à un public
plus large. Son site Internet contient une page « Qu’est-ce que la discrimina-
tion ? » et une page « UE », où l’Union Européenne est présentée comme un
soutien essentiel pour les droits gays et lesbiens, et l’entrée de la Pologne dans
l’UE en 2004 comme un évènement d’une importance capitale pour l’avancée
de ces droits en Pologne 39. Les ONGs prennent l’habitude de publier des lexi-
ques qui définissent les termes qu’elles considèrent comme essentiels. On y
trouve la plupart du temps la définition juridique de la discrimination, la défi-
nition de l’orientation sexuelle et celle du « coming out » comme processus
d’acceptation de soi et de révélation de son orientation sexuelle à son entou-
rage. En 2006, le programme du festival Culture pour la Tolérance de Cracovie
comprend un court lexique de 20 termes, dont « orientation sexuelle »,
« coming out », « gay », « lesbienne », « LGBT », « queer », « transsexualité » et
« transgenderisme », mais également « gender » (sic), « homophobie », « drag
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queen », « Stonewall », « Gay pride », « drapeau arc-en-ciel ». Cette pratique
culmine avec la publication en 2006 de la brochure « Faits et mythes à propos
des lesbiennes et des gays » par Porozumienie Lesbijek (« l’Entente des Les-
biennes ») 40 et en 2007, de l’« Abécédaire arc-en-ciel » par Robert Biedroń, le
président de Kampania Przeciw Homofobii 41. Si ces documents déconstruisent
les stéréotypes homophobes utilisés contre les organisations gays et lesbiennes,
ils ont également pour objectif l’éducation populaire et la large diffusion de ce
nouveau vocabulaire et de ces références, au moins en partie héritées des mou-
vements « occidentaux ». Le phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau puisqu’au
cours des années 1990 de nombreux termes ont déjà été traduits et popularisés
par des militants homosexuels (et en premier lieu le terme « gay », polonisé en
gej), mais il prend au cours des années 2000 une ampleur sans précédent.
L’organisation de marches publiques (Parade de l’Égalité à Varsovie à partir
de 2001, Marche de la Tolérance à Cracovie et Marche de l’Égalité à Poznań à
partir de 2004) fait clairement référence à la tradition des Gay pride apparue
aux États-Unis et largement répandue dans les pays « de l’Ouest ». Elle en
reprend certains des symboles (le drapeau arc-en-ciel) et des mythes fondateurs
(notamment la commémoration des émeutes de Stonewall à New York en
1969). Cependant, les militants polonais ne reprennent pas son principal mot

que l’homosexualité est un phénomène marginal. Généralement, les organisations s’accordent


à revendiquer qu’elles représentent environ 2 millions de Polonais (soit 5 % de la population
générale, qui est la moyenne retenue des enquêtes sur la sexualité menées en Amérique du
Nord ou en Europe de l’Ouest). Voir par exemple Kampania przeciw Homofobii, Te ˛czowe rodziny
w Polsce. Prawo i rodziny lesbijskie i gekowskie (Familles arc-en-ciel en Pologne. Le droit et
les familles lesbiennes et gays), Varsovie, 2011, p. 7.
39 - Le site internet de la campagne n’est plus accessible en ligne.
40 - Porozumienie Lesbijek, Fakty przeciwko mitom o lesbijkach i gejach, Varsovie, 2006,
http://www.porozumienie.lesbijek.org/img/fakty_przeciwko_mitom.pdf.
41 - Robert Biedroń, Te
˛czowy elementarz, Adpublik, Varsovie, 2007.
Une « autre Europe » homophobe ? - 133

d’ordre (la revendication de la fierté gay et lesbienne) au profit d’autres termes


tels que l’égalité ou la tolérance. Les premières éditions de ces marches, en
particulier à Cracovie et à Poznań sont d’ailleurs pensées comme luttant pour
la reconnaissance de toutes les minorités, et le recours à des chars diffusant de
la musique est écarté, les organisateurs souhaitant explicitement se démarquer
de certains aspects des marches d’Europe de l’Ouest. L’organisation de marches
publiques, menacées dans de nombreux PECO par des interdictions institu-
tionnelles, des attaques physiques de la part des opposants, voire des violences
policières, deviendra par ailleurs un autre domaine d’intervention d’ILGA-
Europe dans cette région, avec la publication d’un livret sur l’organisation de
marches « en environnement hostile 42 » et la production de documents et d’ate-
liers pour former les militants à la pratique de l’observation (monitoring) de
ces évènements à destination des institutions internationales.
L’influence du cadre transnational sur le développement du militantisme
gay et lesbien en Pologne est donc indéniable. Elle répond moins à des injonc-
tions et à des impositions pures et simples qu’à des formes complexes de socia-
lisation et d’incitation, qui se déroulent elles-mêmes dans un cadre
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économique, politique et culturel inégalitaire. Dans ce processus, les militants
polonais ne sont pas des « réceptacles » passifs mais ils jouent un rôle actif dans
la sélection, la traduction, l’appropriation voire la re-signification des éléments
issus des traditions militantes d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest
qu’ils contribuent à diffuser en Pologne 43.

« Polonais = homophobe » : une équation des nationalistes


qui convient à l’Ouest ?

De nouveaux usages politiques de l’homophobie


sur la scène nationale
La mise en équation, dans le discours public en Pologne, entre Union euro-
péenne et droits gays et lesbiens, à laquelle la nouvelle génération de militants
contribue activement, se trouve renforcée par une autre mise en équation en
miroir : celle de l’identité polonaise avec l’hétérosexualité, voire avec l’homo-
phobie. Ce discours, dans sa forme politisée, fait son apparition suite à la
campagne « Qu’ils nous voient » de 2003, qui provoque des réactions très vio-
lentes dans la sphère publique : certains panneaux d’affichage urbain sont van-
dalisés, Kampania Przeciw Homofobii est attaquée dans les termes les plus
durs, accusée de faire de la provocation, de heurter la culture et les valeurs
polonaises. Des membres du parti ultra-nationaliste Liga Polskich Rodzin (la
Ligue des familles polonaises) demandent alors au Parlement la dissolution du

42 - ILGA-Europe, Prides against Prejudices. A toolkit for pride organising in a hostile environ-
ment, Bruxelles, 2006.
43 - Il s’agit par ailleurs de ne pas considérer que les mouvements des pays « de l’Ouest »
seraient, eux, entièrement « auto-déterminés » : dès le mouvement homophile, les circulations
transnationales jouent un rôle important. Voir Julian Jackson, Arcadie. La vie homosexuelle en
France de l’après-guerre à la dépénalisation, Paris, Autrement, 2009.
134 - Agnès Chetaille

bureau de la Plénipotentiaire à l’égalité femmes-hommes, qui a financé par-


tiellement la campagne. En bref, cet évènement marque le début de l’usage
régulier de l’homophobie comme ressource politique par les partis nationa-
listes, sur le thème de la résistance contre la perte de souveraineté de la Pologne,
en particulier face à l’UE.
Ce « nationalisme homophobe », ou cette « homophobie nationaliste » spé-
cifique combine et articule des éléments de religiosité, des références à l’histoire
polonaise (en particulier à une histoire glorifiée de résistance à l’occupation
étrangère et au communisme) et la défense de l’ordre hétérosexiste. Comme
l’analyse Agnieszka Graff, à ce moment précis le rejet des droits gays et lesbiens
devient un symbole de la souveraineté polonaise et de l’indépendance face à
l’UE – rejoignant ainsi la criminalisation de l’avortement qui tient déjà ce rôle
dans le débat public depuis le début du processus d’accession 44. Comme elle
l’écrit en 2010 à propos de cette période, « non seulement les gays et les les-
biennes étaient stigmatisés au nom du patriotisme, mais le sentiment national
était dorénavant régulièrement exprimé à travers l’exclusion de l’autre sexuel
(plutôt que l’autre ethnique ou culturel). Ce n’est donc pas juste que l’homo-
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phobie devenait politisée, ou que l’homophobie politisée déplaçait d’autres
formes existantes de violence homophobe [gay bashing] (...), mais que l’homo-
phobie devenait le nouveau discours du patriotisme 45. »
Cette rhétorique politique connaît un grand succès au cours des années
2004 à 2007, et elle est accompagnée d’actions politiques dont l’interdiction
des marches de Varsovie (2004 et 2005) et de Poznań (2005). Le parti Prawo
i Sprawiedliwość (Droit et Justice) s’en sert abondamment lors de la campagne
pour les élections présidentielles et législatives de 2005, et accède au pouvoir
en automne 2005. Il forme une coalition avec la Ligue des familles polonaises
(LPR) en 2006, et les membres du gouvernement promettent de s’attaquer à
la « propagande homosexuelle », notamment dans le champ de l’éducation.
Aux contre-manifestations qui attaquent les Marches de l’égalité, s’ajoutent des
Marches de la normalité organisées par l’organisation de jeunesse de LPR. Ces
manifestations affichent beaucoup de slogans contre l’Union européenne,
rebaptisée « Euro-Sodome ».
Tous ces évènements sont largement médiatisés en Europe de l’Ouest, sous
l’action notamment des organisations gays et lesbiennes polonaises qui utilisent
leurs relais internationaux. Des militants LGBT d’Europe de l’Ouest s’engagent
dans des actions de solidarité : ils apportent leur soutien financier aux groupes
polonais, manifestent devant les ambassades polonaises 46, et se rendent

44 - Agnieszka Graff, « We Are (Not All) Homophobes : A Report from Poland », Feminist Stu-
dies, vol. 32, no 2, 2006, p. 434-449.
45 - Agnieszka Graff, « Looking at Pictures of Gay Men. Political Uses of Homophobia in Contem-
porary Poland », Public Culture, vol. 22, no 3, 2010, p. 590.
46 - À Paris, trois rassemblements de protestation sont organisés : en juin 2004 par le groupe
les Panthères roses, en octobre 2005 à l’initiative de l’Inter-LGBT et d’ILGA-Europe et en juin
2006 lors d’un appel signé par 41 organisations et partis (http://www.sos-homophobie.org/
article/marche-pour-legalite-des-droits-varsovie-10-juin-2006-solidarite-et-vigilance-paris-communiq).
Une « autre Europe » homophobe ? - 135

nombreux en Pologne pour participer aux marches publiques. En juin 2006 et


avril 2007, le Parlement européen vote deux résolutions qui condamnent
l’homophobie et ciblent spécifiquement la Pologne 47. Ces réactions sont à leur
tour utilisées par les opposants nationalistes du mouvement gay et lesbien pour
affirmer qu’il s’agit bien d’une tentative de l’UE d’imposer des normes déviantes
et étrangères à la culture polonaise. Les organisations gays et lesbiennes sont
au passage diabolisées comme les éléments d’une « internationale rose en
action », d’un « lobby gay », comme l’écrit une journaliste dans un numéro du
magazine OZON de 2006 qui titre en couverture « Nous les homophobes. 85 %
des Polonais n’acceptent pas [la légalisation des] partenariats homosexuels.
Pour le Parlement européen, c’est un symptôme de phobie 48. »

L’homophobie polonaise, une « tradition » inventée en contexte


postsocialiste ?
Comme toute mobilisation, les manifestations de solidarité de l’Ouest avec
les gays et les lesbiennes polonaises ne sont pas l’expression spontanée d’une
indignation hors de tout contexte culturel et politique. L’engouement des
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médias, des organisations et des partis politiques d’Europe de l’Ouest pour la
situation en Pologne culmine en 2005-2006 49, ce qui reflète certes l’existence
de relais informationnels efficaces lors de cette période, mais également et
peut-être surtout un intérêt particulier et circonstancié pour la Pologne et les
PECO en général. En effet, dans le contexte de l’élargissement de l’UE, et plus
encore du débat sur la Constitution européenne, l’intérêt soudain pour la
situation sociale des PECO n’est pas anodin. En France, la médiatisation des
manifestations d’homophobie en Pologne commence en plein débat autour
de la directive Bolkestein et du « plombier polonais ». Plus largement, les
représentations de la Pologne mobilisées dans les discours produits à l’Ouest
font souvent référence à un imaginaire bien plus ancien : ce sont celles d’un
pays tout en entier sous le joug d’une Église catholique obscurantiste et rétro-
grade. Il ne s’agit pas de nier l’influence effective de l’Église catholique, qui
pourrait faire l’objet d’une étude à part entière, mais l’enfermement de la
société polonaise dans une « tradition » catholique supposée immuable pose
problème. En effet, si c’est par tradition que les Polonais sont homophobes,
et si les hommes politiques sont tout entiers contrôlés par le clergé, comment
expliquer la politisation soudaine de l’homophobie au début des années 2000,
et pas avant ? Comme dans le cas de l’avortement, légal pendant quarante ans

47 - Le Sejm (Parlement polonais) vote d’ailleurs un texte contestant la résolution européenne,


précisant que « le Parlement de la République de Pologne, qui s’identifie à l’héritage moral
judéo-chrétien de l’Europe, ne peut approuver l’introduction dans les documents de l’Union
européenne de notions comme l’“homophobie” ». Uchwała w sprawie rezolucji Parlamentu Euro-
pejskiego z dnia 15 czerwca 2006 r. w sprawie « nasilenia przemocy powodowanej rasizmem i
homofobia˛ w Europie », M.P. Nr 45, poz. 474, 23 juin 2006.
˛dzynarodówka w akcji », OZON, vol. 4, no 41, février 2006.
48 - Ewa Michalik, « Różowa mie
49 - Une recherche parmi les actualités en ligne du magazine Têtu montre que le nombre
d’articles portant sur la situation en Pologne est compris entre 4 et 8 en 2002, 2003 et 2004, et
passe à 42 en 2005, 73 en 2006 pour retomber à 29 en 2007, 15 en 2008 et 2 en 2009.
136 - Agnès Chetaille

et re-criminalisé en 1993, cet événement est avant tout le résultat de processus


politiques, et non l’expression d’une tradition, d’une tendance culturelle. Cette
vision culturaliste, largement répandue à l’Ouest, valide en revanche l’idée que
les groupes mobilisés contre les droits gays et lesbiens sont bien les représen-
tants authentiques de la tradition et de la culture polonaises – ce qui est
exactement la représentation qu’ils cherchent à donner d’eux-mêmes.
Cette situation, où nationalisme et rejet politique de l’homosexualité se
retrouvent imbriqués, n’est pas spécifique au contexte polonais. Des logiques
similaires ont été dégagées dans les analyses en termes de « globalisation de la
sexualité », notamment pour des contextes postcoloniaux 50. Dans un article
publié en 2009, Sharad Chari et Katherine Verdery ont proposé une analogie
entre post-colonialisme et post-socialisme qui peut s’avérer ici éclairante. Selon
elles, « de la même façon que la post-colonialité est devenue une perspective
critique sur le présent colonial, le post-socialisme pourrait devenir un point de
vue critique similaire sur les effets sociaux et spatiaux continus du pouvoir et
du savoir issus de la Guerre froide 51 », y compris sur les relations de genre et
de sexualité. Les auteures empruntent à Carl Pletsch l’idée d’une division du
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travail intellectuel issue de la Guerre Froide 52. L’idéologie des Trois-Mondes
est construite selon deux axes : communiste/libre et traditionnel/moderne. Les
trois champs ainsi dessinés sont : « un Premier monde “libre” qui est moderne,
scientifique, rationnel, et donc une société “naturelle” ; un Deuxième monde
“communiste” contrôlé par l’idéologie et la propagande, avec une société “natu-
relle” subordonnée à un État totalitaire ; et un Tiers-Monde qui est “tradi-
tionnel”, irrationnel, surpeuplé, religieux, et économiquement “en retard” 53. »
L’idée est de comprendre de quelles façons ce partage des savoirs continue de
produire des effets tant sur l’ancien « Deuxième monde » postsocialiste que sur
le « Tiers-Monde » postcolonial, assujettis tous les deux aux exigences de
modernisation du « Premier monde ».
Il ne s’agit pas bien sûr de prétendre que toutes les situations sont identiques
ou équivalentes, mais de comprendre comment elles sont imbriquées, et pro-
duisent parfois des effets comparables, par-delà leurs différences. Tout comme
la construction, par le pouvoir colonial, de figures sexualisées des colonisés
continue de produire aujourd’hui des effets, la sexualisation de la frontière
entre le « Premier » et le « Deuxième monde » n’est pas nouvelle, et une histoire

50 - Voir par exemple Katie King, « “There Are No Lesbians Here”. Lesbianisms, Feminisms,
and Global Gay Formations », in Arnaldo Cruz-Malavé Arnaldo et Martin F. Manalansan IV (dir.),
Queer Globalizations. Citizenship and the Afterlife of Colonialism, New York, New York University
Press, 2002, p. 33-45 et Patrick Awondo, « The Politicization of Sexuality and Rise of Homosexual
Movement in Post-colonial Cameroon », Review of African Political Economy, vol. 37, no 125,
septembre 2010, p. 315-328.
51 - Sharad Chari et Katherine Verdery, « Thinking between the Posts : Postcolonialism, Post-
socialism, and Ethnography after the Cold War », Comparative Studies in Society and History,
vol. 51, no 1, 2009, p. 11.
52 - Carl E. Pletsch, « The Three Worlds, or the Division of Social Scientific Labor, Circa
1950-1975 », Comparative Studies in Society and History, vol. 23, no 4, 1981, p. 565-590.
53 - Sharad Chari et Katherine Verdery, « Thinking between the Posts... », art. cité, p. 18.
Une « autre Europe » homophobe ? - 137

des figures du Communiste et de l’homosexuel à l’Ouest, et en miroir de


l’homosexualité comme « vice bourgeois » dans l’idéologie soviétique donnerait
un autre éclairage sur les tensions à l’œuvre aujourd’hui. Au-delà, la définition
hégémonique occidentale de la modernité (sexuelle), soutenue par l’asymétrie
des positions politiques et économiques, et institutionnalisée dans les structures
des institutions internationales, sont des éléments partagés par les situations
postsocialiste et postcoloniale.

« Entre le passé et l’Ouest 54 » :


la position des militant-e-s polonais-e-s

Le dispositif décrit en première partie de cet article, dans lequel s’insèrent


les organisations gays et lesbiennes polonaises, implique qu’elles collaborent
étroitement avec des organisations transnationales et des organisations
d’Europe de l’Ouest, notamment pour assurer leurs ressources financières. Cela
ne signifie bien sûr pas qu’elles ne créent pas d’alliances avec d’autres organi-
sations en Pologne, mais leurs alliés au niveau local, dont en premier lieu les
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organisations féministes, ont toutes les chances d’être soumis aux mêmes
contraintes pour obtenir des financements. Les ressources dont elles disposent
sont donc dépendantes d’un jeu subtil de production de discours à l’attention
de leurs interlocuteurs de l’Ouest.
Cette contrainte est si profondément ancrée dans le militantisme polonais
qu’à l’étude des actions et des discours des militants, la confusion s’installe
parfois : à qui s’adressent-ils ? Dans quel but ? Dès 2003, Kampania Przeciw
Homofobii prend soin de traduire en anglais l’intégralité des documents de la
campagne « Qu’ils nous voient », ainsi que les principales réactions dans la
presse polonaise, pour les rendre accessibles à leurs partenaires d’Europe de
l’Ouest. L’exposition des photographies devient très vite un outil de commu-
nication tourné vers la scène internationale : dès 2004, elle est montrée à Berlin,
puis en 2005-2006 effectue une tournée dans six villes allemandes. La campagne
sert alors à rassembler des soutiens politiques et financiers de partenaires de
l’Ouest. Comme les rapports produits pour ILGA-Europe en 2001, la plupart
des documents produits par les ONGs, y compris les brochures éducatives,
existent en version anglaise, pour qu’ils soient compréhensibles par les orga-
nisations qui les financent.
Parfois, le message se brouille. En janvier 2011, Tomasz Kitliński, membre
du Parti des Verts et activiste gay de Lublin, met en ligne une courte vidéo, en
contribution au projet globalisé It gets better initié par le journaliste américain
Dan Savage en septembre 2010. À destination du jeune public, cette campagne

54 - L’expression est empruntée à Ioana Cîrstocea, « “Between the Past and the West” : Le
dilemme du féminisme en Europe de l’Est postcommuniste », Sociétés contemporaines, vol. 71,
2008, p. 7-27, qui la reprend elle-même d’un article d’Elzbieta Matynia, « Finding a Voice : Women
in Post-Communist Central Europe », in Amrita Basu (dir.), The Challenge of Local Feminisms.
Women’s movements in Global Perspective, San Francisco/Oxford, Westview Press, Boulder,
1995, p. 374-404.
138 - Agnès Chetaille

présente des témoignages de personnes LGBT connues ou inconnues ; son


principal message est que l’isolement que constitue souvent la période de l’ado-
lescence pour les jeunes gays, lesbiennes et trans n’est pas indépassable. Éton-
namment, Kitliński ne s’exprime pas en polonais mais en anglais et son message
« It Gets Better – a message from Poland » a moins l’air de s’adresser à des
adolescents inquiets de leur situation qu’à la communauté internationale,
inquiète de la situation en Pologne :

(...) en Europe, en Pologne, dans le monde, c’est mon expérience personnelle


que, concernant l’acceptation des personnes LGBT, les choses s’améliorent [it does
get better]. Je vis ouvertement en tant que gay en Pologne et je n’ai jamais eu aucun
problème. La culture LGBT est célébrée, et nous pouvons tous y contribuer 55.

Ce court message montre bien les interférences que crée parfois la contrainte
de produire, en permanence, des représentations de sa situation à destination
de l’Ouest. On perçoit tous les enjeux de ces représentations, qui doivent
prouver la nécessité des actions militantes en dépeignant une situation difficile
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sans pour autant minimiser les succès du mouvement ou aller dans le sens
d’un misérabilisme déjà bien présent dans les imaginaires de leurs interlocu-
teurs de l’Ouest 56. De fait, la question n’est pas seulement de savoir à qui ils
s’adressent mais également en qualité de quoi ils parlent. Car les citoyens du
« Deuxième monde » sont subalternes en tant que Polonais lors de ces contacts
avec les militants d’Europe de l’Ouest. Cette double tension, entre l’adresse
aux institutions et au public polonais (en tant que gays et lesbiennes) et l’adresse
aux institutions de l’UE et au public de l’Ouest (en tant que Polonais) ; entre
la nécessité d’insister sur la gravité des attaques homophobes et l’envie de
combattre les stéréotypes à propos de la réalité de leurs vécus quotidiens, est
constitutive du militantisme gay et lesbien polonais.
La recherche de Jon Binnie et Christian Klesse sur la notion de solidarité
auprès de militants gays et lesbiens polonais offre également une belle mise en
perspective des relations Est/Ouest du point de vue de ces militants. Interrogés
sur la notion de solidarité, ils font d’abord référence aux solidarités tissées au
sein de coalitions avec d’autres mobilisations locales (féministes, écologistes,
anticléricaux ou anarchistes), dont les membres majoritairement hétérosexuels
se joignent aux marches publiques. Ils évoquent également les collaborations,
et la nécessaire reconnaissance mutuelle, entre différents mouvances et groupes

55 - « It Gets Better – a message from Poland », vidéo réalisée par Kamil Raczynski pour European
Alternatives : http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=LwrVuPb_yO8.
56 - J’en ai moi-même fait l’expérience plus d’une fois lors de périodes d’observation partici-
pante. Accompagnant la délégation d’une organisation polonaise à la conférence d’ILGA-Europe
en octobre 2008, je rencontre par exemple le représentant d’une organisation gay et lesbienne
parisienne. Apprenant que j’habite à Varsovie et que je suis venue avec une association polonaise,
il s’exclame « ma pauvre ! » d’un air catastrophé, en présence même des militants polonais dont
certains comprennent le français, et rient avec moi. De telles réactions sont communes lors des
rencontres transnationales, où les militants polonais sentent fréquemment le besoin d’expliquer
à leurs interlocuteurs de l’Ouest qu’il existe une vie gay à Varsovie et que les agressions homo-
phobes dans l’espace public ne sont pas leur lot quotidien.
Une « autre Europe » homophobe ? - 139

gays et lesbiens au niveau local et entre les villes et régions polonaises. Inter-
rogés spécifiquement sur la solidarité internationale, ils se montrent peu
concernés, voire critiques sur les expériences qu’ils ont vécues 57.
C’est en ce sens que les militants gays et lesbiennes polonaises, comme les
féministes des PECO avant eux 58, sont situés « entre le passé et l’Ouest », entre
une définition de la nation polonaise homophobe « par tradition », dont ils
sont exclus par nature, et une image de la modernité politique qu’ils ne sem-
blent jamais pouvoir tout à fait atteindre. Une stratégie élaborée en réponse à
cette position paradoxale (trop gays pour la Pologne, mais trop polonais pour
l’Ouest) consiste en la réappropriation et l’usage d’éléments de la symbolique
nationale comme le drapeau polonais 59, et d’éléments de la mémoire polonaise
(et notamment de la mémoire de personnalités célèbres dans l’histoire et la
culture polonaises).
J’ai voulu montrer dans cet article l’imbrication complexe des logiques éta-
tiques et non étatiques qui ont conduit, malgré le peu d’importance accordée
dans les faits par l’UE aux droits gays et lesbiens, à renouveler la position de
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l’Europe de l’Ouest comme bastion de la modernité, définie cette fois en termes
sexuels, face entre autres à une « autre Europe », vue comme intégralement
homophobe. J’ai tenté de mettre au jour les multiples contraintes que ce par-
tage épistémique, cette frontière sexuelle interne à l’Europe et à l’UE, a fait
peser sur le développement du militantisme gay et lesbien polonais. Il me faut
pour finir insister sur le fait qu’il ne s’agit pas ici de nier l’agency des activistes
gays et lesbiens polonais, mais bien d’analyser leurs discours et leurs actions
comme pris dans les politiques sexuelles transnationales européennes. La prise
en compte de la position spécifique de ces « dissidents sexuels » d’Europe cen-
trale et orientale est aujourd’hui essentielle à la production d’un savoir critique
sur les politiques sexuelles en Europe.

AUTEUR
Agnès Chetaille (agnes.chetaille@gmail.com) est doctorante en sociologie à l’EHESS
et membre de l’IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, CNRS/
EHESS/Inserm/Université Paris 13). Depuis 2011, elle est ATER à l’Université Rennes 2.
Ses recherches portent sur les mobilisations gays et lesbiennes en Pologne et sur la
transnationalisation des politiques sexuelles en Europe. Elle a publié entre autres « Émer-
gence et stratégies du mouvement gay et lesbien en Pologne : le rôle des opportunités

57 - Jon Binnie et Christian Klesse, « Researching Transnational Activism around LGBTQ Poli-
tics in Central and Eastern Europe : Activist Solidarities and Spatial Imaginings », in Robert M.
Kulpa et Joanna Mizielińska (dir.), De-Centring Western Sexualities : Central and East European
Perspectives, Burlington, Ashgate, 2011, p. 107-129.
58 - Pour une analyse de dynamiques tout à fait similaires dans le cas du mouvement féministe,
voir Ioana Cîrstocea, « “Between the Past and the West”... », art. cité.
59 - Pour une discussion de cette stratégie, voir Robert M. Kulpa, « Nations and Sexualities –
“West” and “East” », in Robert M. Kulpa et Joanna Mizielińska (dir.), De-Centring Western Sexua-
lities..., op. cit., p. 43-62.
140 - Agnès Chetaille

politiques » (Transitions, vol. 49, no 1, 2009) et « Poland : Sovereignty and Sexuality in Post-
Socialist Times » (in Carol Johnson, David Paternotte, Manon Tremblay (dir.), The Lesbian
and Gay Movement and the State : Comparative Insights into a Transformed Relationship,
Burlington, Ashgate, 2011).

RÉSUMÉ
Une « autre Europe » homophobe ? L’Union européenne, le nationalisme polonais
et la sexualisation de la « division Est/Ouest »
Cet article interroge les recompositions du rapport entre nationalisme et (homo)sexua-
lité en Europe à partir de l’exemple de la Pologne. L’analyse des processus de circulation
de normes juridiques et militantes au cours de la période de pré-adhésion à l’Union euro-
péenne permet de comprendre comment la Pologne, et plus largement l’Europe centrale
et orientale, ont été constituées discursivement comme un « Autre » sexuel de l’Europe
de l’Ouest, caractérisé par son homophobie soi-disant « traditionnelle ». Ce phénomène a
contribué à reproduire, en termes sexuels, la « division Est/Ouest » en Europe. Les mili-
tants gays et lesbiennes polonaises se trouvent ainsi dans une position spécifique, prise
dans l’alternative entre une définition de la nation qui les exclut et l’injonction moderni-
satrice de « l’Ouest ».
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ABSTRACT
A Homophobic “Other Europe”? European Union, Polish nationalism and the sexua-
lization of the “East/West divide”
Analyzing the case of Poland, this article questions recent transformations of the rela-
tion between nationalism and (homo)sexuality in Europe. Studying processes of norm cir-
culation (in both fields of law and advocacy) during the EU pre-accession period helps
understand how both Poland, and more broadly Eastern and Central Europe, have been
discursively defined as Western Europe’s sexual “Other”, characterized by its supposedly
“traditional” homophobia. This phenomena has contributed to the reproduction, in sexual
terms, of the historical “East/West divide” in Europe. Polish gay and lesbian activists are
thus in a specific position, between an excluding definition of the Polish nation and Western
injunction to modernity.

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