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Phoir 007 0055
Phoir 007 0055
Vincent Citot
Dans Le Philosophoire 1999/1 (n° 7), pages 55 à 128
Éditions Association Le Lisible et l'illisible
ISSN 1283-7091
DOI 10.3917/phoir.007.0055
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Vincent Citot
’idée de beauté a une telle extensivité qu’elle semble ne plus rien vouloir
L dire. Le beau se dit d’une œuvre, mais aussi d’un paysage naturel ou
urbain ; on le dit d’une femme ou d’un homme, de n’importe quel spectacle ou
manifestation qui nous émeut ; on parle même d’un “beau geste” à propos d’un
acte moral ou encore d’une performance sportive. Que peut faire la philosophie
avec un tel concept, y a-t-il quelque chose à penser derrière cet éparpillement
d’emplois sans unité apparente ? Est-il possible de lui donner un peu de cette
densité et de cette unité qui invite à philosopher ?
Notre propos est donc de repenser l’unité du concept de beauté par-delà
la multiplicité de ses emplois et occurrences. Nous défendrons donc la thèse
suivante : le beau est univoque. Le beau n’a qu’un seul sens et c’est en un sens
unique que nous l’employons, du moins quand nous usons à bon escient de ce
terme, il est vrai largement galvaudé. La recherche dons laquelle nous nous
engageons doit affronter plusieurs difficultés de principe liées à la nature même
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Nous présentons ici une version corrigée de l’article paru originairement en 1999. Les
corrections apportées ne portent pas sur le fond du propos, sur les thèses qui y sont
soutenues ou sur la structure générale de l’article. Il s’agit pour l’essentiel de corrections de
forme et de présentation.
56 L’Art
simplement quand nous nous exclamons : “C’est beau !”. Si ce terme n’avait pas
de sens, il ne ferait l’objet d’aucun consensus, d’aucune querelle, il serait un
simple « signifiant flottant ». Or, précisément, même s’il est vrai que ce terme
aurait tous les atouts pour jouer ce rôle de « signifiant flottant » qui comblerait un
défaut de sens, nos pensons au contraire qu’il a un sens authentique et
discernable. Que voulons-nous dire quand nous disons “c’est beau !” ?, tel est
donc notre question de départ.
S’il est demandé à quelqu’un qui dit “c’est beau !” ce qu’il entend au fond
par là, il va certainement bégayer qu’il “trouve ça beau, c’est tout” ; à moins qu’il
ne réponde pourquoi il y trouve de la beauté (ce qui n’était pas la question), ou
encore qu’il refuse de répondre en taxant d’ “insensibles” ceux qui demandent des
explications supplémentaires. Le beau apparaît comme une notion universelle
dont nous n’aurions rien à dire. Les vraies questions porteraient davantage sur la
préférence que sur la beauté, car il est plus aisé de rendre raison de ses
préférences ; il s’agirait d’interroger “ce que l’on aime” dans une chose belle,
etc.. Pourtant, la question de l’amour ou de la préférence n’est pas du tout celle de
la beauté. Bref, personne ne semble véritablement savoir ce qu’il dit quand il
prononce ces mots vides (et néanmoins communément employés) “c’est beau”.
En somme, il nous faut reprendre le questionnement socratique : « Qu’est-ce que
la beauté ? », non pas la beauté de tel ou tel objet, ne pas considérer tel ou tel
exemple de chose belle, mais bien la beauté en tant que telle.
A cette fin, il faudra se garder de restreindre artificiellement le sens de ce
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comme une œuvre, si je recopie une définition du dictionnaire sur le mur d’un
musée, ou si je me photographie en train de me gratter l’anus, suis-je encore un
artiste ?2
Selon la fameuse et bien naïve « théorie institutionnelle de l’art », je
suis un artiste dès lors que l’on “m’expose” et que j’ai pour moi un public encadré
dans une institution. Mais cette théorie empirique n’est pas très ambitieuse, elle
ressemblerait même à une tautologie : ce que l’on dit être de l’art est de l’art (ce
que les commissaires d’expositions reconnaissent comme tel, du moins). Nous
proposerons un autre critère que celui de la muséalité : la beauté apparaîtra
comme l’essence et le critère de l’art — ce qui supposera de redéfinir ce concept
de beauté, en dehors des schémas classiques restrictifs. Le beau est tout sauf une
réceptivité sensible de surface ; compris en son fond, l’art le plus avant-gardiste
peut encore être beau en un sens renouvelé.
Les analyses des deux premières parties sont donc statiques : il s’agit de
penser des critères, des structures, des formes de manifestations. Puisque rien de
ce qui est humain n’échappe à l’histoire, nous tenterons de comprendre, dans une
troisième partie, le destin historique de la beauté elle-même et des formes dans
lesquelles on a su la reconnaître. Il faudra au préalable répondre à cette question
de principe : qu’est l’art pour être susceptible d’avoir une histoire ? Il ne s’agit
pas de constater que l’art a pris tel ou tel tournant à telle ou telle époque, mais
bien plutôt d’interroger la valeur d’exemple que revêt ou non l’art occidental, et
surtout de comprendre la logique de cette histoire que certains disent être
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On aura sans doute reconnu ici l’allusion aux œuvres authentiques de Gilbert and George,
Acconci, Manzoni, Kosuth, et Lucariello.
Essence, existence et histoire du beau 59
I- L’INTENTIONNALITÉ ESTHÉTIQUE
Qu’est-ce que le beau, donc ? Mais d’abord, qu’est-ce que le beau n’est
pas ? Le laid, le joli, l’agréable, le pratique, le plaisant, le luxuriant, le
divertissant. Dans un autre registre, le Beau n’est pas non plus le Bon, le Bien, le
Juste, l’Exact. Ce n’est sûrement pas une Idée, un Concept ou un Modèle, pas
plus qu’une image, un noème ou un noumène. Ce n’est pas un symbole, un signe,
un langage, une assertion ou un jugement. Ce n’est pas une substance ou une
qualité des choses ; ce n’est pas un perçu. On éduque le goût au beau, mais on
n’éduque pas le beau ; on ne l’apprend pas, on ne le connaît pas, on ne le pense
pas, du moins quand on se rapporte à lui pour l’éprouver. Le beau n’est pas une
pulsion, une passion, un rêve, un fantasme ou encore un jeu ; pas davantage une
Fin, ni un plaisir, ni une peine. On dit d’une forme qu’elle est belle, mais le beau
n’est pas une forme ; l’harmonie est belle mais le beau n’est pas harmonieux.
Comprendre ce qu’est le beau va nécessiter l’adoption d’une posture
radicale : le beau, c’est un rapport singulier à l’être. C’est un sentiment, certes,
mais un sentiment qui doit se comprendre sur la base d’un rapport : un rapport
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de l’histoire (p. 180) et une vérité sociale (p. 301 par exemple). Souriau parle de
l’art comme d’une « évocation éclatante de vérité » (La correspondance des arts,
p. 185), mais Heidegger est peut-être le plus illustre des penseurs du rapport de
l’art à la vérité : l’essence de l’art serait le « se mettre en œuvre de la vérité de
l’étant » (« L’origine de l’œuvre d’art » in Chemins qui ne mènent nulle part, p.
37) et plus explicitement encore: « la beauté est un mode d’éclosion de la vérité »
(p. 62). L’art est une « incorporation de la vérité de l’être » (Questions IV, p.
275). Après Heidegger, H. Maldiney ne cessera de répéter que « l’art est la vérité
du sentir », comme ouverture à l’apparaître du monde. J. Garelli, s’inspire aussi
bien de Merleau-Ponty que de Heidegger et de Simondon, et thématise le
mouvement de création artistique comme « l’interrogation du monde qui se pense
en s’individuant » (Rythmes et mondes, p. 343 et suivantes), comme un
phénomène transductif d’individuation d’où émerge une vérité rythmée du monde
sauvage préindividuel.
Il n’est donc pas très original, encore une fois, de penser le beau à
l’aune de la vérité. Il reste toutefois à repérer rigoureusement les modalités
d’incarnation et de manifestation de cette vérité. Il n’y a pas de beauté
désincarnée, il faudrait parodier Husserl et dire que toute beauté est beauté de
quelque chose. Le beau n’est pas toutefois dans l’objet lui-même, pas plus que
dans l’intériorité d’un sujet insulaire, il est un mode singulier d’expérience. Pas
de beauté sans perception, car la perception au sens large est la façon dont un
individu est en contact avec son environnement. Mais le beau n’est ni le perçu, ni
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car leurs vérités sont bien plus riches et diversifiées3. Ce qui ne veut pas dire
qu’on ne puisse faire une philosophie du Beau comme la structure générale des
beautés particulières. Simplement, s’il est vrai qu’il est possible de concevoir le
Beau comme tel, on ne le ressent jamais : on éprouve seulement cette beauté
manifestée dans telle expérience sensible singulière. Ce qui n’invalide pas le fait
que toutes les beautés aient une structure phénoménologique commune : celle de
produire une vérité humaine de l’homme dans et par la perception.
Beaucoup de philosophes ont remarqué qu’à toute beauté (artistique en
particulier) était attaché un monde. L’objet beau nous révèle un monde et nous
livre à lui. Mais ce monde qui peut nous émouvoir, nous faire rêver ou penser
n’est pas un autre monde que le nôtre, transfiguré. Si l’œuvre nous donnait à
percevoir un univers absolument original, nous y serions curieux, attentifs,
étonnés, observateurs, mais pas affectés de beauté4. C’est parce que nous nous
reconnaissons dans le monde que livre une œuvre, et c’est parce qu’elle nous met
en face de nous-mêmes transfigurés et objectivés que nous nous y affectons de
beauté. Cette transfiguration, c’est le travail de constitution de l’intentionnalité
esthétique, qui s’exerce sur le monde ou sur des œuvres — ou qui fait apparaître
l’univers de l’œuvre comme monde, comme notre monde en sa vérité sensible.
C’est donc toujours notre monde humain que nous trouvons dans l’art ou
dans un beau paysage. Ce n’en est pas simplement une intensification, comme le
disent certains auteurs, encore moins une « symbolisation », ou une
« exemplification » ! C’est une révélation. Une révélation par la perception de
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En particulier, il est insuffisant de dire comme H. Maldiney que l’être-œuvre de l’œuvre
« consiste dans cette émergence à partir du Rien » (L’art, l’éclair de l’être, p. 325) ; que
l’art est la vérité du sentir c’est-à-dire de « l’apparaître qui ouvre le monde » ; que « le
propre de l’art, c’est d’ouvrir l’Ouvert » (p. 22), etc.. Le monde n’a pas besoin de l’art pour
apparaître ; quant à son apparaître comme tel, l’art s’en moque et s’occupe de bien d’autres
objets que cette inanité théorique ou ce concept de philosophe. « Seule la présence active du
vide fait qu’une œuvre ex-iste » (p. 22). Mais le vide n’est pas le lieu privilégié de l’œuvre
d’art, ni sa condition d’existence ; l’œuvre nous donne plutôt un monde, un univers riche et
positif où n’advient pas simplement l’être formel de l’événementialité.
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Le beau en général et l’art en particulier ne sont pas une « feinte passion » qui consisterait
à oublier notre monde réel, à le « déposer comme un vieux vêtement » pour se projeter
évasivement dans une vie comme l’expérience d’une « re-naissance » (N. Grimaldi, L’art
ou la feinte passion, p. 286). Certes, l’auteur pense avec une certaine pertinence, selon nous,
la dimension de liberté qui habite l’intentionnalité esthétique comme telle — la suite de
notre travail le montrera —, mais il n'est pas possible de définir l’attrait pour le beau ou
pour l’art comme une « passion que nous aurions à refaire notre vie » (id.), car la vie qui y
est donnée à voir, c’est la nôtre, justement, et non une autre vie possible. L’art donne à voir
notre vie elle-même, transfigurée.
Essence, existence et histoire du beau 63
beau, lui, les manifeste dans et par la perception sensible. Il s’agit d’une vérité qui
n’est pas pratique, cognitive, conceptuelle ou argumentative, mais une vérité
incarnée de telle sorte qu’elle puisse se percevoir et s’apprécier dans la perception
sensible.
Le beau nous livre à notre destin d’être ce que nous sommes. « La
beauté est la chair, le sang, l’être » de l’art ; « c’est toujours le monde ou du
moins un monde possible qui se réalise par sa densité propre et sa rigueur »
(Sartre, Situations IV, pp. 365 et 433). Les mondes qu’elle manifeste sont des
mondes possibles, c’est-à-dire une variation au sein d’un même horizon
existentiel. Dans le surréel des surréalistes, c’est encore ma réalité que je
rencontre ; non pas un irréel purement imaginaire et dont l’irréalité serait l’objet
même et le critère d’appréciation, mais une réalité affective, onirique,
pulsionnelle qui est toujours possiblement la mienne. Dans le monde
mythologique de l’art grec, c’est encore une figure du destin des hommes qui se
manifeste. La mythologie pas plus que la tragédie ne sont des contes divertissants
simplement imaginés : c’est le drame humain qui y est mis en scène, drame
auquel nous participons tous en tant que, précisément, nous sommes des hommes.
L’art chrétien n’est pas un mysticisme simplement imagé, ou une Bible illustrée !
Même dans la représentation des figures sacrées, des Saints et de Dieu lui-même,
c’est de l’homme qu’il est question en fait, dans sa dimension mystique,
justement, comme un être porté vers le divin et la transcendance, vers l’au-delà de
la facticité de sa situation. L’art religieux qui s’interdit toute figuration n’en
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Le dadaïsme qui leur fait suite historiquement, lui, n’est sans doute que la vérité de la
provocation, de la révolte et de l’Institution qu’il stigmatise, mais guère d’autre chose. Il
s’agit au moins autant d’une théorie (notamment une théorie de l’art comme anti-théorie du
goût) et d’une politique que d’un art au sens strict.
64 L’Art
Le Beau, c’est donc ce qui nous jette en face de notre condition humaine,
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L’expérience esthétique est celle d’un sujet qui se rapporte à son monde
selon le beau. C’est juste, mais ça ne nous dit rien ni sur la structure de l’objet
beau, ni sur celle de la conscience qui le constitue comme tel. L’objet beau sera
étudié pour lui-même dans la seconde partie, nous nous contenterons pour
l’instant de le penser dans son rapport à la perception qui l’anime. En termes
husserliens, nous allons examiner la structure formelle de l’intentionnalité
esthétique dont l’objet beau est le corrélat.
Le beau n’existe comme expérience que si ces quatre niveaux sont réunis.
Mais il faut bien sûr pour chacun d’eux (au moins pour les trois derniers) qu’une
conscience leur donne vie. Il faut une conscience perceptive pour que des qualia
sensibles soient des qualia sensibles. La question est de savoir quel type de
conscience est requis pour les deux autres niveaux. On verra d’ailleurs qu’ils
appellent un type d’intentionnalité supplémentaire que n’a thématisé aucun des
auteurs déjà cités.
Tous les penseurs de l’art ont souligné ce fait singulier : quand je suis au
théâtre et que quelqu’un sur scène est sur le point de se faire assassiner, je ne me
lève pas de mon siège pour lui porter secours, je sais très bien qu’il s’agit d’une
“représentation”, “pour de faux”, je ne me prends à ce jeu que dans une certaine
mesure. J’adopte une conscience irréalisante, par opposition à la conscience
réalisante qui me guide dans la rue avant ou après cette représentation, et qui me
fait réagir si quelqu’un est effectivement en danger.
Sartre distingue deux types de consciences intentionnelles : la conscience
perceptive qui tient son objet pour réel, et la conscience imageante qui tient le
sien pour irréel. Appliqué à l’œuvre d’art, ce schéma a provoqué une polémique,
tous refusant en effet l’idée sartrienne selon laquelle l’art est le corrélat d’une
conscience imageante irréalisante, libre qui plus est. Il conviendrait en fait de
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mène quelque part ; je ferai bien attention où je mets les pieds, j’évaluerai des
distances, etc., bref, je serai sur le sentier au lieu d’être à lui comme dans
l’expérience esthétique. Pour saisir sa beauté, je dois l’irréaliser, c’est-à-dire
neutraliser son unité pragmatique que lui donnait ma perception engagée, et
neutraliser aussi la possibilité d’un retour à sa réalité fragmentaire, celle de la
pure multiplicité phénoménale. La perception esthétique n’est ni une perception
qui instrumentalise le monde en lui procurant par là une cohérence pratique, ni
une perception qui s’oublie et se transcende dans une image, ou un concept
(l’idée de Sentier), ni enfin une réceptivité passive qui serait incapable de faire
émerger un objet cohérent d’une multiplicité de sensations. Elle a ceci de propre
qu’elle fait de son perçu un analogon, lui-même animé par un irréel représenté.
S’il s’agit d’art abstrait ou de beauté naturelle comme dans le cas du
sentier, le perçu sera « analogon de lui-même, c’est-à-dire qu’une image irréelle
de ce qu’il est se manifeste pour nous à travers sa présence actuelle » (Sartre,
L’imaginaire, p. 372). L’objet se donne comme « derrière lui-même », le premier
plan perceptif est «neutralisé» et « glisse lui-même dans le néant » (Id.). Plus
exactement, il ne disparaît pas dans le néant, mais quelque chose s’est emparé de
lui « par une espèce de possession » (p. 366). Le sentier perçu esthétiquement est
transfiguré, il est partout où était le sentier seulement-perçu sur quoi je marchais
l’instant d’avant, mais en même temps il est dans un autre espace, non pas un
ailleurs qui transcende la présence, mais un espace irréel immanent à la réalité
elle-même. C’est cette immanence que veut signifier Sartre par cette idée de
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voyant sur son mode propre, je n’ajoute aucune richesse à ce que cette toile me
donne déjà. L’irréel est « pauvre » en lui-même, cela signifie qu’il n’existe que
par le réel sur lequel il rebondit : il est son double, dit Sartre. Ainsi, bien loin de
nier la perception esthétique de l’œuvre d’art, il montre au contraire la nécessité
d’en épouser tous les contours ; en cela, sa critique par Dufrenne relève d’une
lecture trop rapide.
Certes, il est maladroit d’appeler cette conscience esthétique une
conscience imageante, même si elle en possède les principaux caractères. C’est
qu’il y a au moins une différence fondamentale que Sartre n’a pas thématisée —
et qui fait valoir pleinement la mise au point de Dufrenne dans La phéno. de
l’exp. esth., p 440 et suivantes : l’imagination est sous le contrôle d’une volonté
qui se détourne de la perception, alors que l’esthétisation est sous le contrôle
d’une perception qui se détourne de la volonté. Cette différence structurelle
essentielle réhabilite la conscience esthétique comme relation absolument
originale à l’être. De plus, il appartient à cette expérience de révéler une vérité,
alors que cette dimension est absente dans les deux autres types d’irréalisation
que sont l’imagination et le souvenir.
Il faudrait pour cela qu’il les considérât pour elles-mêmes, qu’il s’élevât à
son « moi profond » dirait Dufrenne. Cette nouvelle intentionnalité est un mixte
de « sentiment », de « réflexion » et de « connaissance ». En ce sens, elle n’est
pas une simple irréalisation de degré supérieur, elle est bien une couche
structurellement nouvelle d’intentionnalité. Sartre peut bien dire que « le réel
n’est jamais beau », car en effet, le réel est le corrélat d’une perception réalisante
qui ne donne pas d’objet esthétique ; mais cela ne suffit pas pour dire ensuite que
« la beauté est une valeur qui ne saurait jamais s’appliquer qu’à l’imaginaire »
(L’imaginaire, p. 371). C’est le monde que donne à voir l’objet esthétique qui est
irréel, non le beau lui-même. Finalement, Sartre ne se donne pas les moyens de
penser — dans L’imaginaire — la différence essentielle entre la perception d’un
portrait quelconque et celle d’un objet beau. Le beau n’est pas le corrélat d’une
conscience irréalisante, il n’advient que depuis une couche supplémentaire
d’intentionnalité qu’on caractérise pour l’instant comme sentiment, réflexion et
connaissance.
Connaissance et reconnaissance, dans l’objet, des a priori affectifs, en
particulier. Mais il y a une lecture directe du sens et de l’exprimé qui ne fait pas
intervenir l’entendement ou l’imagination proprement dite : « l’exprimé est tout
de suite donné », « je ne peux imaginer un sentiment, je ne peux que le lire »
(Phéno. de l’exp. esth. p. 480). Il est vrai cependant qu’on n’est jamais très loin
de la verbalisation à ce niveau de perception. Même si la réflexion n’est pas
sollicitée pour elle-même, et que le beau — tel beau — coupe court à toute prise
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La naissance de la tragédie de Nietzsche est, en un sens, une tentative pour penser l’art —
la tragédie en particulier — hors du dualisme d’une vie pulsionnelle dionysiaque immanente
et d’une apparence plastique apollinienne transcendante. Plutôt qu’une intentionnalité, il est
décrit un rapport de contemplation de Dionysos dans le miroir que lui tend Apollon. L’art
est alors la vérité de la vie, manifestée par sa déformation cohérente dans l’objectalité. Le
problème de l’esthétique nietzschéenne est qu’elle donne à comprendre l’art comme le
résultat d’une mécanique d’affects et de pulsions contradictoires, alors qu’il est bien plutôt
le fruit d’une liberté créatrice engagée à éprouver sa propre vérité. Toutes les esthétiques
libidinales ou déconstructrices ne sont pas nécessairement fausses, mais elles manquent leur
objet : le beau. On peut faire une psychanalyse, une sociologie, une histoire, une biologie et
même une neurobiologie de la création artistique parfaitement valables et instructives, mais
elles seront d’une utilité nulle pour comprendre ce dont il est question au revers de ces
pulsions, organes et autres neurones : le beau.
74 L’Art
créer… « Le vrai peintre ne sait pas ce qu’il peint » (p. 60), « il laisse les formes
et les traits s’imposer » (p. 67), il « suit (...) le trait radicalement imprévu qui
s’impose à lui » (p. 68). « Le tableau surgit à partir de lui-même, il se trace », « se
donne », « se montre », bref, il est « libre » (p. 73 et suivantes). Marion aurait pu
s’en tenir à une description phénoménologique pertinente de l’œuvre comme
anamorphose, au lieu de cela, il écrit une sorte d’ontologie aberrante de l’objet,
qui, en outre, ne semble pas nécessaire ici.
Gadamer avait lui aussi pris le parti de penser sur un mode
« ontologique » sa description de l’œuvre d’art comme « subjectum » d’elle-
même. L’œuvre, c’est un « jeu », or le jeu est ce qui a l’initiative sur les joueurs
qui s’y prêtent. Il commence par critiquer « la conscience esthétique » en
montrant que l’œuvre n’est pas un objet pour une conscience souveraine, mais
qu’au contraire elle est son propre sujet, comme l’est le jeu. Toute cette
phraséologie a un intérêt descriptif certain (il est vrai que l’œuvre est la norme de
sa manifestation), mais pas vraiment de pertinence ontologique (tout discours qui
fait de l’objet esthétique un sujet ou un « quasi-sujet » (Dufrenne) se mystifie et
s’allège complaisamment la tâche de véritablement le penser).
Si l’on remonte encore dans l’histoire de cette tendance, on trouve l’essai
sur « L’origine de l’œuvre d’art » de Heidegger. Cette fois, c’est l’art comme tel
qui devient sujet : « l’art est l’origine de l’œuvre », c’est lui qui « fait surgir (...)
la communauté des créateurs et des gardiens » (Chemins qui ne mènent nulle part,
p. 80). « L’essence de l’art, c’est la vérité se mettant elle-même en œuvre » (p.
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sur la vie, sur le vide, sur la mort ou sur la liberté elle-même… “Heureusement”,
je peux toujours aller à un musée en dilettante, pour me divertir, ou simplement
pour “me cultiver”. Je peux y chercher des “jolies” choses, de la distraction, du
prestige, etc.. Mais je peux aussi y aller pour y trouver le beau, le vrai, c’est-à-
dire la Joie identiquement douleur et bonheur. Dans tous les cas, je suis libre et
responsable de mon attitude.
Mais plus profondément, c’est l’expérience esthétique elle-même qui
réclame dans son être ma liberté, car le beau ne peut surgir que si je consens à
m’y reconnaître, à m’identifier à sa vérité. Et ceci est valable aussi bien pour le
beau artistique que pour le beau naturel, dont même Sartre n’a pas vu qu’il avait
la même exigence fondamentale.
Ce qui intéressait ce dernier, c’est en effet plutôt le rapport de deux
libertés lorsqu’elles entrent en dialogue dans l’œuvre d’art, au travers d’un texte
littéraire en particulier. « L’auteur écrit pour s’adresser à la liberté des lecteurs et
il la requiert de faire exister son œuvre », et il exige en outre qu’ils reconnaissent
en retour sa liberté créatrice (Qu’est-ce que la littérature, p. 65). Tel est le
« paradoxe dialectique de la lecture : plus nous éprouvons notre liberté, plus nous
reconnaissons celle de l’autre », « ainsi, la lecture est un pacte de générosité entre
l’auteur et le lecteur » (p. 70), une « confiance » qui est elle-même générosité.
Ceci pourrait très bien s’étendre à n’importe quelle forme artistique : l’œuvre est
toujours un don de soi de l’auteur, en sa vérité qu’il a assumée librement, et
envers un public dont il demande la même assomption, la même attention à ce qui
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même schéma. Cézanne lui-même ne s’est pas contenter de peindre cet a priori
charnel de la perception.
Comme le dit Merleau-Ponty, le peintre palpe le monde du regard pour
donner la vérité de ce rapport pré-objectif aux choses. Certes, mais comme
l’indique le titre de l’un de ses ouvrages — L’œil et l’esprit —, il y a aussi du
spirituel dans une toile. Or la réduction de « l’esprit » au tactile et au charnel est
impossible, du moins quand il est question de saisir le sens d’une œuvre. L’esprit
se manifeste dans une perception sensible, mais n’y est pas annulé. Il est
infiniment plus riche que ce rapport anté-prédicatif au monde. L’histoire de l’art
est autre chose et plus que la non-histoire du « primordial ». Même le beau
naturel nous élève à mille affects bien plus fondamentaux en vérité que le
sentiment de cette « nature » en nous, pour parler comme Dufrenne. Mon rapport
esthétique à une nuit étoilée est bien peu charnel, et il ne se contente pas de me
réinscrire dans une « foi perceptive » antéprédicative. Le beau est essentiellement
spirituel, résolument humain, par opposition à cette obsession du primitif et du
charnel.
En tout cas, que certaines œuvres soient la vérité de cet « être brut » ne
suffit pas pour dire que notre rapport à l’œuvre soit un non-rapport, une sorte de
fusion et d’effusion de chair. Les trois tomes de l’Esthétique et philosophie de
Dufrenne convergent vers cette idée que dans la perception esthétique, le sujet est
tellement en face de son origine qu’il tend à s’y abolir une nouvelle fois, en
quelque sorte. « L’art sauvage sollicite une perception sauvage » (tome II, p.
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L’idée d’une beauté culturelle qui ne serait pas expressément celle d’une œuvre
d’art.
Cependant, il arrive fréquemment que le sujet intentionnel s’autoproduise
sur le mode du spectateur alors que qu'aucun auteur n'est supposé à l’origine de ce
qu’il constitue comme objet esthétique — et cela sans qu’il s’agisse de beauté
naturelle ou paysagère en général. Ce n’est pas seulement à titre métaphorique
que l’on parle de beau geste, de belle attitude, de bel événement, de belle
cérémonie, etc., alors que ces gestes et événements n’ont pas pour vocation d’être
des œuvres d’art et n’en revendiquent pas du tout le titre. Que voulons-nous dire,
donc, quand nous disons “c’est beau !”, à propos de quelque chose qui n’a pas le
statut d’œuvre d’art ? La même chose que lorsque nous le disons à propos d’une
œuvre, car telle est notre thèse fondamentale : le beau est univoque. Quel que soit
le contexte de son emploi, le beau est toujours la manifestation d’une vérité
humaine de l’homme par la médiation de l’expérience perceptive.
Pourquoi disons-nous alors que telle ou telle manifestation sportive est
belle, que tel ou tel comportement est beau, que de certains faits sociaux, même,
peut se dégager une émotion esthétique ? Parce que dans tous ces cas, il arrive
que certains instants privilégiés manifestent, au-delà de leur simple immédiateté,
une vérité générale sur les rapports humains, sur la destinée de l’homme, sur le
sens de son existence. Il y a beauté quand une vérité générale de l’homme vient
s’incarner dans un objet, un geste, un événement, quels qu’ils soient. Autrement
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C’est une erreur grossière, si l’on veut comprendre l’essence de l’art, de penser que celui-
ci est une sorte de renvoi symbolique. Ainsi, N. Goodman perçoit parfaitement cette
nécessité pour une œuvre de transcender son pur être-là, mais il comprend le rapport au
transcendant comme une relation symbolique. Cette façon d’aborder les problèmes
philosophiques dans et par une référence systématique à la philosophie du langage est la
façon la plus directe de manquer ce qu’il y a à penser avec ces problèmes ; en particulier, la
philosophie analytique est complètement désarmée pour penser à sa juste mesure le
phénomène artistique, et le l’essence du beau en général. Selon Goodman, donc, une œuvre
serait un objet qui fonctionne comme symbole et qui est condamné à n’être qu’une
« exemplification » parmi d’autres du symbolisé en question. En réalité, le propre d’un objet
esthétique est justement de n’être pas un symbole, c’est-à-dire quelque chose qui s’efface
pour faire apparaître ce qu’il symbolise ; l’œuvre d’art est ce qui porte en elle, dans une
relation d’immanence et d’exclusivité, le monde ou l’essence qu’elle exprime.
Les analyses de A. Danto nous semblent également lestées de cette référence à la
philosophie analytique, par la médiation de Goodman. Il affirme, dans un style parfaitement
Essence, existence et histoire du beau 85
identifiable : « du point de vue de leur statut logique, on peut comparer les œuvres d’art aux
mots du langage, dans la mesure où elles sont à propos de quelque chose » (La
transfiguration du banal, p. 143). Ceci est associé à une théorie — bien frustre — de l’objet
esthétique comme banalité transfigurée par une interprétation. Il s’agit plus ou moins
explicitement d’une définition ad hoc de l’œuvre d’art, laquelle définition se donne pour
tâche d’intégrer à titre d’œuvre authentique les Boîtes Brillo de Warhol. Mais cette œuvre
est justement mille fois plus riche qu’une simple banalité recontextualisée. L’idée de
transfiguration paraît insuffisante pour rendre compte de l’œuvre d’art comme telle.
86 L’Art
ce sera le plaisir comme jouissance (...), un plaisir joyeux que chacun se sentira
libre de prendre où il le veut » (p. 171). Cet emportement hédoniste démagogique
fait de l’ombre à la richesse et à la subtilité de ses analyses passées (celles de la
Phénoménologie de l’expérience esthétique), car enfin, un chien peut prendre du
plaisir à manger dans sa gamelle, et un chat à jouer avec une ficelle, ça n’en fait
pas des cogito esthétiques. C’est explicitement qu’il entend renouer les liens de
l’art avec la praxis ; il ira même jusqu’à donner le jeu pour nouveau critère de
l’art : « qui joue est artiste » (p. 317). Le jeu est de l’art à mesure de sa beauté dit-
il, et celle-ci à hauteur du plaisir associé ; plaisir qu’il définit explicitement
comme plaisir des sens, des organes et de la peau (tome III, p. 95). Finalement,
« toute extension du domaine de l’art est intéressante, même quand elle n’est
affirmée qu’au service d’une cause commerciale » (p. 89). Il n’est pas utile de
critiquer une à une ces affirmations ; elles ont été énoncées dans un contexte
soixante-huitard survolté, où il s’agissait de redonner ses lettres de noblesse au
plaisir et au jeu, à la spontanéité et à la créativité sous toutes ses formes, où
l’important était de se faire plaisir sans culpabiliser, d’inverser toutes les normes
et les hiérarchies dans une vaste confusion finalement contre-productive qui
s’exerce au mépris de la rigueur conceptuelle qu’on est en droit d’attendre du
philosophe.
Résumons-nous. L’objet esthétique relève de deux catégories différentes :
il peut être un objet naturel (un paysage, un nu qui ne ferait l’objet d’aucune mise
en scène, etc.), ou bien un objet culturel. Au sein des objets esthétiques culturels,
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Dans L’œuvre de l’art, G. Genette a thématisé tous ces cas de « relation esthétique » pour
lesquels l’objet n’apparaît que partiellement ; c’est ce qu’il appelle les « modes de
transcendance ». Développement intéressant mais malheureusement complètement desservi
par une théorie ultra-simpliste de l’œuvre d’art, comme étant n’importe quel objet
« candidat à l’appréciation esthétique ». « La relation esthétique en général correspond à
une réponse affirmative d’appréciation à un objet intentionnel quel qu’il soit, considéré dans
son aspect » (tome II, p. 275). « Subjectivisme » et « relativisme » assumés et même vantés
comme étant « hyperkantiens »… Genette semble sourd à tout ce qui fait qu’une œuvre
n’est pas un objet qui attend d’être jugé, mais qui nous juge au contraire, qui prend les
devants dans sa manifestation ; et qui d’autre part n’a pas d’« aspect » à faire valoir, comme
une marchandise « candidate » à sa consommation. De Dickie à Genette, on passe d’un
relativisme de l’institution à un relativisme du jugement de goût, mais on n’a toujours pas
compris, en tout cas, en quoi consistait une œuvre d’art.
88 L’Art
etc.. Dans tous ces cas, je manque des “bouts” de l’objet esthétique, et si j’y
réfléchis un peu, je serais bien obligé d’admettre que Le Beau est en fait multiple,
divisible, distributif. L’objet Beau ou l’œuvre d’art n’existe pas d’un bloc comme
un monolithe sacré qui ne connaîtrait que deux possibilités : la présence ou
l’absence, mais aucune sorte d’intermédiaire ou de contingence comme on vient
d’en évoquer. Au contraire, donc, il est multiple et complexe, ambigu et diffus ; il
tombe parfois en ruine, et sa beauté est alors amputée sans être pourtant annulée
en tant que telle, et c’est ce qui est le plus difficile à comprendre pour la grande
majorité des esthétiques philosophiques qui se rattachent à une vision idéaliste et
absolutiste de l’œuvre, qui lui cherchent une aura ou un caractère ontologique
particulier.
Ce caractère pluriel et ambigu n’est pas pour nous surprendre dès lors que
nous comprenons que l’objet beau est le corrélat d’une conscience intentionnelle
elle-même complexe, incertaine et faillible. Les philosophies qui refusent cette
intentionnalité esthétique sont bien en mal d’expliquer l’essentielle multiplicité et
ambiguïté de la manifestation du beau ; mais elles ne se posent même pas la
question et continuent à croire en une Révélation absolue du Beau selon lui-
même…
Mais le principal déterminant dans cette question de la relativité de la
manifestation esthétique, c’est encore ma liberté. Je n’accueille l’esthétique de
l’objet esthétique qu’à hauteur de mon ouverture librement consentie à lui. Plus
je donne de moi et plus je recevrai de lui, telle est la loi du beau. Mais là encore,
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Mais il est vrai aussi que l’œuvre à interpréter n’existe pas ailleurs que dans la somme
virtuelle de ses exécutions possibles, et qu’en ce sens il est difficile de parler de fidélité ou
d’infidélité en soi de ladite interprétation.
Essence, existence et histoire du beau 91
canaux, comme Venise pénètre la nature par toutes ses ruelles, ses ponts et ses
églises.
Ceci est vrai de n’importe quelle ville : Athènes sans l’Acropole, San
Francisco sans son relief, Paris sans la Seine ou la butte Montmartre, La Paz sans
la cordillère des Andes, etc. La nature est partout présente dans l’art : dans la
voûte pesante des églises gothiques, dans le corps d’un danseur, dans la voix d’un
chanteur, dans le marbre d’une statue, dans la couleur d’une peinture (ou dans ce
que Heidegger appelle «la terre» et que l’œuvre révèle), dans l’encre d’un poème,
etc.. Mais l’art est aussi partout présent dans la nature, au moins par mon regard
qui est un cadre jeté au monde et qui lui donne un point de vue, donc une
profondeur, un horizon et des lignes de fuite.
Mais l’architecture révèle aussi une autre chose fondamentale :
l’impossible séparation en droit entre l’art et la vie. La beauté architecturale est
mon environnement vital lui-même — et Gadamer a bien noté cette supériorité de
l’architecture qui est d’habiter tout l’espace de ma vie. On ne peut plus isoler un
édifice comme simple Erlebnis pour une « conscience esthétique » ; il nous invite
au contraire à élargir notre champ de vision « tant par le but qu’il doit servir que
par l’endroit qu’il doit occuper dans l’ensemble d’un contexte spatial » (Vérité et
méthode, p. 174). « Un édifice ne se réduit jamais à une œuvre d’art. Sa
destination pratique, qui l’insère dans un contexte de vie, ne peut lui être enlevée
sans qu’il perde lui-même en réalité » (p. 175). Mais encore faut-il bien
comprendre pourquoi. Non pas que la destination pratique comme telle apporte au
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diverses (“ne pas toucher”, “ne pas utiliser de flash”, etc.) tendent à accentuer la
séparation du spectateur et de l’œuvre. La relation à l’œuvre est barrée par une
somme d’interdits et de règlements qu’il convient de respecter et qui sont censé,
même, contribuer à la pleine appréciation esthétique — ce qui, en effet, est
souvent le cas. L’œuvre devient un objet forclos entouré d’interdits et de
précautions d’usage, et tend ainsi à être sacralisée. La conscience esthétique
tombe alors dans une conscience mystique, et la soi-disante aura de l’œuvre
devient une dimension intrinsèque de l’œuvre elle-même. Du coup, par réaction à
ce qui peut-être perçu comme un art “mort”, coupé de la vie et du peuple (un art
“bourgeois” muséal), les artistes contemporains n’en finissent pas de transgresser
les interdits et les limites. Il semble même que cette transgression soit la source
principale de leur inspiration. On voit apparaître des nouvelles injonctions : “Il
faut toucher”, “Il faut participer”, bref, il faut casser l’opposition de l’auteur et du
spectateur qui devient lui-même artiste car, bien entendu, “tout le monde est
artiste” (comme “tout le monde est philosophe”, n’est-ce pas ?). Faire descendre
l’art dans la rue, “démocratiser” l’art, renverser les hiérarchies instituées : autant
de mots d’ordre d’une certaine époque qui veut contester toutes les formes
d’exclusion et toutes les prétentions à l’autorité, qu’elle soit artistique,
intellectuelle, politique ou autre.
Cette idéologie de la démocratisation de l’art et de la participation
généralisée n’étant que la réaction à l’idéologie symétrique de l’art institutionnel
et de la muséalité, elles s’inscrivent l’une et l’autre dans une même dialectique
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s’équilibrer pour penser la pertinence réelle mais finalement aussi relative des
diverses catégories et frontières qui définissent le monde de l’art.
chose qui se passe » (cité par D. Wheeler, in L’art du XXème siècle. De 1945 à
nos jours, « les Happenings »). Intéressants aussi sont les happeneurs britanniques
Boyle et Hill, qui mènent des gens dans une salle de théâtre et lèvent le rideau
derrière lequel on ne peut voir que la rue elle-même… mais transfigurée en
spectacle.
Aux excentricités gratuites et narcissico-masochistes d’un C. Burden, on
préférera sans doute les Sculptures vivantes d’un Manzoni (il signe de son nom
n’importe quel corps de femme nue qui se présenterait à lui), ou l’œuvre intitulée
Regardez-moi, cela suffit (1965) de B. Vautier : l’artiste s’expose dans une vitrine
et regarde ses propres spectateurs. La Merda d’artista de Manzoni est sans doute
plus intéressante que la performance de l’américain Acconci de 1969, qui consiste
à se masturber en public jusqu’à l’épuisement. Aux Colères d’Arman (il nous
présente simplement un piano, une table ou des violons qu’il a lui-même réduits
en morceaux) qui apparaissent comme simplement autoréférentielles et
narcissiques, nous préférerons la réflexion de César telle qu’elle s’exprime dans
ses Compressions et ses Expansions. Il ne s’agit pas simplement de goût ou de
préférence personnelles, il s’agit de comprendre la portée que peut avoir une
création en fonction du sens qu’elle se donne et de sa prétention fondamentale. Si
l’œuvre est irrémédiablement attachée à l’artiste dont elle ne fait que répéter les
obsessions et illustrer le narcissisme, elle n’est pas une œuvre d’art. Pour qu’une
création soit une œuvre d’art, il faut qu’elle dépasse son créateur vers une
signification plus générale, vers une vérité du genre humain, pour ainsi dire.
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l’aide d’un dé, ça n’en reste pas moins une décision mûrement réfléchie, un acte
conscient, signifiant et proprement artistique. B. Le Va fait de la « sculpture
distributionnelle », c’est-à-dire qu’il répand au hasard des objets sur le sol d’une
salle d’exposition. Mais si la disposition est aléatoire, il n’en est rien de l’œuvre
elle-même et de sa conception. Nous pourrions citer bien d’autres exemples de
ces associations entre art et hasard, depuis le dadaïsme et le surréalisme jusqu’à
nos jours. La plupart du temps, nous avons affaire à des œuvres authentiques qui
donnent à voir la Contingence elle-même comme la vérité de l’art et du monde,
de la création et de la beauté.
Les artistes contemporains repoussent ainsi toujours plus les limites de
l’art, et parfois, il est difficile de déterminer s’ils produisent encore des œuvres à
proprement parler. Certains travaillent en effet sur les concepts d’évanescence,
d’absence ou d’inexistence, de sorte que c’est l’objet esthétique lui-même qui
tend à disparaître. Ainsi, Moris fait des sculptures « antiformes », des « sculptures
de fumées », et Barry tente des sculptures sur gaz avec son œuvre Inert Gas
Series (1969), puis sur des ondes électromagnétiques, des micro-radiations… Le
matériau s’évapore, n’existe plus. Cela peut signifier que l’œuvre devient
équivalente à l’espace même qui la contient, qu’elle devient la réalité elle-même,
selon un acte magistral de transgression des limites jusque là toujours
présupposées et imposées aux œuvres. Mais Barry pousse la dématérialisation un
peu trop loin, jusqu’à supprimer toute objectalité comme c’est le cas avec
Telepathic Piece : « durant l’exposition, j’essayerai de communiquer
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affect, à aucun concept est un objet insignifiant. L’essence de l’objet beau est au
contraire de se porter hors des limites de son objectalité brute vers une irréalité
affective et conceptuelle, ainsi seulement il y a une ex-pression. Le Carré noir sur
fond noir de Reinhardt, on l’a vu, n’a pas cette autoréférentialité qu’il voudrait lui
reconnaître, ce en quoi il est précisément une œuvre d’art.
que ne partagent pas “le reste du monde”. Ce sont des formes contextualisées
d’art (qui renvoient à une tradition régionale, le plus souvent) qui expriment un
contexte particulier au sein duquel il faut se placer pour apprécier ce qu’il y a à
apprécier.
Bien, sûr, toute œuvre d’art suppose en un sens ou en un autre la culture
qui la comprend et au sein de laquelle elle émerge. Mais le principe de l’art est
justement de tendre à transcender en partie cet enracinement, sans reniement ou
dénégation, mais sous une forme d’intégration-dépassement, d’intériorisation-
extériorisation, de totalisation-détotalisation, de mouvement dialectique
d’Aufhebung, si l’on veut (nous reprenons ces formules à Sartre, à Hegel, à ce que
Sartre à fait de la dialectique hégélienne, notamment dans L’idiot de la famille).
En ce sens, l’artiste comme l’auteur de l’intentionnalité esthétique sont des
universels singuliers (l’expression est encore de Sartre), c’est-à-dire qu’ils
transcendent leur singularité selon un mouvement d’universalisation qui n’est pas
une négation, mais une assomption-qui-dépasse.
Cette tension — entre la singularité d’une histoire personnelle et
l’universalité d’une vérité existentielle de la condition humaine qu’il s’agit de
manifester — est celle qui traverse à la fois l’artiste, l’œuvre d’art et le spectateur.
Plus la tension est grande, plus se manifeste quelque chose comme le sentiment
du beau. Certaines œuvres, à ce titre, ont plus de prétention que d’autres, voilà
simplement ce que nous voulions dire ici. Ainsi, il existe une certaine
hiérarchisation immanente des productions artistiques qui ne relève pas de la
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Le domaine de l’art est largement plus étendu que ce que l’on appelle les
beaux-arts, mais cette grande extension ne signifie pas qu’il n’existe aucun ordre
ou aucun classement possible, bref, qu’on soit condamné au multiple pur, c’est-à-
dire à n’y rien comprendre. Les arts, dans leur nombre, dans leurs possibilités et
dans leurs correspondances répondent à quelque nécessité, même si c’est une
106 L’Art
10
Le goût, l’odorat et le toucher ne permettent pas — jusqu’à preuve du contraire, bien sûr
— de donner lieu à une perception irréalisante, structure indispensable de l’intentionnalité
esthétique. Ou s’ils le peuvent, ce n’est pas par eux-mêmes mais par l’entremise de la
mémoire qui retrouve tout un monde à partir de ses sensations tactiles, olfactives ou
gustatives. Or cette mémoire des sens est le plus souvent individuelle, ce qui ferme encore
des possibilités d’expression artistique.
Que la vue et l’ouïe soient les sens-supports pour un système des beaux-arts ne signifie pas
que l’on puisse celui-ci déduire de ceux-là. Les différents arts ne découlent pas dans leur
forme d’une nécessité transcendantale, comme le montre Souriau, et comme l’indique aussi
J.-L. Nancy : « ni les sens comme tels ni leur intégration ne sont condition ni modèle des
arts » (Les muses, p. 32).
Essence, existence et histoire du beau 107
constitue pour lui le cinquième grand type de correspondance : celle d’un au-delà,
d’une « sur-existence » de type platonicien, pour ainsi dire. « L’art est en soi
immense. Il déborde énormément les beaux-arts », c’est-à-dire « la sensibilité de
l’homme » (p. 142). C’est aussi pourquoi la liste donnée est indéfiniment
extensible. Il est vrai tout au moins que la part de contingence qui existe dans un
système des arts est irréductible, et qu’en ce sens elle est à assumer plutôt qu’à
refouler. Il n’y a d’art que de la perception, mais celle-ci elle-même n’a aucune
nécessité interne : on ne peut la déduire, ni déduire le nombre et la nature des
modalités sensorielles par lesquelles elle se réalise et qui sont le critère du
système des arts.
La liste des arts n’est pas close, et les arts eux-mêmes ne peuvent faire
l’objet d’une recension exhaustive ; pour autant, la séparation des “arts mineurs”
et des “arts majeurs” a-t-elle un sens assignable ?
Avant même de pénétrer dans la logique de son système, Souriau met
en garde : « Même les beaux-arts n’ont pas de limite nette. Les arts mineurs
échappent par des degrés indéfinis à cette atmosphère » ; « nul doute qu’il ne
subsiste de l’art dans la fabrication d’un couteau de table, d’une poupée, d’une
robe ou d’un chapeau (...). Les arts majeurs eux-mêmes ont de telles séquelles, et
traînent derrière eux des ombres impures et amoindries d’eux-mêmes » (La
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Ridicules ou kitsch sont les masques vénitiens qui ornent nos murs
d’appartement ; mais ces mêmes masques sont magnifiques lors du Grand
Carnaval, lorsqu’ils sont portés et qu’ils remplissent pleinement leur fonction
esthétique. Il en va de même pour la haute couture : le vêtement ne prend sa
valeur esthétique que quand il est porté ; sur son cintre, il n’est qu’un bout de
tissu informe. Ainsi, les masques, les bijoux, les vêtements, le mobilier, etc., ne
peuvent avoir une valeur esthétique en eux-mêmes dans la mesure où ils sont
censés participer à une œuvre qui les englobe et dont ils ne sont qu’une
composante. Corrélativement, les arts des masques, des bijoux, du mobilier, etc.
ne se suffisent pas à eux-mêmes et en ce sens, sont mineurs par rapport à la
peinture, l’architecture, la sculpture, la musique, etc..
Le critère serait donc celui-ci : faut-il qu’un travail artistique soit
associé à un autre pour que l’œuvre soit pleinement réalisée, ou bien suffit-il de
lui-même à créer une œuvre finalisée ? Si je suis peintre, je produis des œuvres
achevées qui n’ont pas besoins d’être réinsérée dans une autre procédure
créatrice. Mais si je suis encadreur de tableau, alors la beauté de mes cadres est
nécessairement dépendante des tableaux qu’elle encadre : elle les suppose pour se
réaliser dans sa dimension esthétique. Conséquemment, l’art d’encadrer des
tableaux sera qualifié de “mineur”. Ce qualificatif répond à un critère formel et ne
correspond pas du tout à une considération normative en vertu de laquelle les arts
mineurs devraient être dévalorisés. “Mineur” ne signifie pas inférieur, mais non-
autosuffisant.
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donc le Beau en tant que tel qui est susceptible d’histoire, et pas seulement les
formes artistiques. La beauté naturelle a aussi une histoire, celle du regard de
l’homme qui porte avec lui toute son époque et sa culture car, comme on va le
montrer, le beau n’est pas isolable du regard social et culturel qui le soutient.
Cela signifie-t-il que l’histoire du beau doive se comprendre comme une modalité
ou un simple reflet de l’histoire sociale qui la comprend ? La logique de l’histoire
du beau n’est-elle qu’une logique d’emprunt ? Oui et non. Il convient de
distinguer ici ce qui relève de l’histoire des productions artistiques, de l’histoire
du regard esthétique en tant que tel, lorsqu’il porte sur une réalité naturelle ou
culturelle qui n’est pas une œuvre d’art. L’histoire de “l’esthétisation libre” du
monde dépend rigoureusement de l’histoire du monde humain qui oriente ce
regard selon des lois psycho-sociologiques aisément identifiables. L’histoire de
l’art, elle, parce qu’elle conserve ses productions, entretient un rapport constitutif
à elle-même, et donc a une logique historique propre — elle a une progression
historique propre, mais qui n’est jamais décontextualisée ou dissociable
absolument de l’histoire sociale générale. Ainsi, l’histoire de l’art sera pour nous
le fil conducteur pour une compréhension de l’histoire du beau en général ; elle
est en outre son mode privilégié et le plus aisément repérable.
Quand commence, donc, l’histoire de l’art ? Quand une création humaine
devient pour la première fois l’objet d’un regard esthétique. Il revient aux
paléontologues de déterminer avec une précision toute relative cette époque où le
regard s’est fait esthétique, et pas seulement pratique, pragmatique, religieux,
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essentiel à l’art dans sa pratique même de penser son activité, ses possibilités, son
passé et son avenir. Toute pratique qui se sait avoir une histoire sait aussi qu’elle
a son avenir entre ses mains, et qu’il lui appartient de se définir en se faisant.
L’histoire est le champ de la liberté et des possibilités ; toute discipline historique
éprouve cette liberté créatrice en se faisant historique par ses réalisations, mais
elle sait aussi que sa liberté se conquiert. L’art, comme toute pratique et discipline
historique qui revendique sa spécificité, cherche les formes qui puissent
manifester cette irréductibilité, de sorte que la conquête de soi et de son essence
devient un moteur de l’histoire elle-même. Pour que l’art s’éprouve pleinement
comme art, il lui faut se réaliser dans des formes qui lui soient propres ; c’est le
procès de l’autonomisation de l’art. L’art, à un certain moment de son évolution
historique, prend conscience de sa liberté et s’engage naturellement dans sa
libération concrète, c’est-à-dire dans son autonomisation par rapport aux
disciplines qui jusque là le chapeautaient.
En s’affranchissant de la tutelle de la religion, l’art s’est donné le moyen
d’éprouver ses possibilités propres. Cette épreuve de soi et de sa spécificité
passait aussi pour l’art, à la Renaissance, par une distinction radicale avec l’idée
d’un art comme praxis manuelle : il fallait montrer la scientificité de l’art, sa
dimension cognitive (l’art suppose la connaissance des lois de la perspective, de
la composition structurée de l’image, ainsi qu’une science des couleurs et de leurs
associations). Mais, en cherchant à s’affranchir de ce qui était à l’époque péjoré
(l’art comme simple travail gestuel de la matière), l’art est devenu un art
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l’histoire sociale dont il est le rebond. La fin de l’art est un mythe, il ne signifie en
fait que la fin du modernisme.
La recherche de lui-même, de son essence et de son autonomie serait
donc le moteur interne de l’histoire de l’art (dont le moteur externe est l’histoire
sociale et civilisationnelle qui comprend en elle comme l’un de ses moments
l’histoire de l’art). Il serait possible d’interpréter à la lumière de cette idée les
grands bouleversements qu’a connus cette histoire, les retours en arrière et les
fuites en avant, les revirements et les constances. Toutefois, une telle logique
générale de l’histoire ne peut montrer la nécessité que de quelques grands
schèmes généraux : la quête de l’autonomie qui s’achève en recherche du propre
(c’est-à-dire que l’art Moderne est le moment terminal d’un long mouvement
historique, et sa radicalisation) ; la découverte de ce dernier comme un point de
non-retour (achèvement du modernisme dans le minimalisme, le réalisme pur ou
dans une recherche de l’autoréférence absolue qui appelle au dépassement de ce
mouvement historique) ; la transition postmoderne comme la prise de conscience
ambiguë de l’impossibilité pour l’art de poursuivre sa quête dans cette direction
moderniste ; la poursuite de l’histoire de l’art par-delà l’alternative du
modernisme et du postmodernisme (qui en est l’image inversée).
Ainsi, si nos analyses sont exactes, l’histoire de l’art occidental n’est pas
une histoire de l’art parmi d’autres histoires possibles, mais bien le déroulement
nécessaire de la logique de cette historicité comme telle. Autrement dit, les arts
non-occidentaux, pour autant qu’ils aient une histoire, sont/seront/ont été amenés,
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La mort du modernisme
est étrangère. Selon Danto, c’est depuis que l’art a réalisé son grand tournant du
représentationnel à l’expressif (vers 1905) qu’il s’est condamné, car, dit-il, il n’y
a pas de progrès possible pour un art expressif. Ceci pour une raison simple : il
n’existe pas de « technique » pour l’expression, semblable aux techniques de
l’imitation. Ce qui maintient l’art en vie pour Danto est donc une technique,
quelque chose d’extérieur à l’art lui-même…
« C’est ainsi que l’histoire de l’art n’a pas d’avenir, (...) elle se
décompose en une série d’actes individuels, qui simplement se succèdent »
(p.138) : nous serions donc entrés dans « la période post-historique de l’art » qui
serait « l’âge d’or du pluralisme » (p.151). Nous ne partageons ni sa conception
du progrès en art, ni sa lecture de l’histoire, ni enfin sa compréhension de
l’époque contemporaine. L’achèvement du modernisme n’est pas celui de l’art, et
la grande diversité des activités artistiques contemporaines ne constitue pas
simplement une masse informe désorientée. Ne voir dans l’art d’aujourd’hui et de
demain que du « pluralisme », c’est une façon pour la pensée de démissionner.11
La deuxième façon pour le modernisme d’en finir avec lui-même, c’est la
disparition de l’objet esthétique, ou son inessentialité. Elle peut prendre quatre
formes au moins, des formes limites qui doivent être reconnues néanmoins
comme des formes authentiquement artistiques : l’évaporation pure et simple de
l’objet, comme on l’a vu avec Le Va et Barry ou avec le récital silencieux de J.
Cage ; son inessentialité notable en devenant signe ou langage, comme le
préconisent l’art conceptuel et le groupe Art & Language ; le body art, où l’artiste
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L’art contemporain n’est ni une pluralité ni un « vestige » de lui-même, comme le soutient
J.-L. Nancy (in L’art contemporain en question, « Le vestige de l’art »). Selon l’auteur, en
n’étant plus que cela, un vestige, l’art aurait rejoint son « essence » ; car le vestige, c’est « le
pas de la figure », son « tracement », son « espacement », la réalité indifférente du passage,
comme passent les « gens ». En fait, non seulement l’art n’est pas dans un état de vestige,
mais encore cette idée abstraite du tracement comme tel de l’image n’est vraiment rien qui
ressemble à l’essence de l’art.
Essence, existence et histoire du beau 119
12
On parle souvent de la « crise de l’art contemporain », mais elle s’avère être plutôt une
crise de la critique et de nos croyances dans l’art, et non de l’art lui-même. C’est le propos
de Y. Michaud dans son ouvrage La crise de l’art contemporain.
122 L’Art
logique des créations passées ? Il convient, quoi qu’il en soit, de se reposer cette
question de la fin de l’art.
L’histoire de l’art n’est pas finie, et n’est pas susceptible d’avoir une fin.
Pour une raison, toutefois, qui dépasse celles de la logique interne de cette
histoire. Du seul point de vue de cette logique, l’histoire de l’art s’est achevée
dans les années 50 ou 60, quand l’art a cru trouver son essence et parvenir enfin à
l’autonomie, quand il s’est donné à lui-même sa propre loi de création — ce qui,
en vertu d’une contradiction déjà indiquée, l’a mené à ne plus rien faire (à faire
du minimalisme ou des ready-made, plus exactement). De ce point de vue, donc,
la philosophie hégélienne de l’art garde une pertinence réelle.
Mais l’histoire de l’art effective, en réalité, est difficilement dissociable
de celle de l’histoire générale civilisationnelle, de sorte que l’histoire de celle-là
ne saurait être achevée tant que l’histoire de celle-ci ne le sera pas elle-même. Ce
n’est pas seulement par emprunt que l’histoire de l’art est inachevée, c’est parce
qu’il est essentiel à l’art de s’inscrire dans son époque et dans sa société, et que
l’histoire de cette société n’est pas, elle, achevée. Ainsi, la prétendue “fin de
l’art” n’est en fait que celle du modernisme. L’art a un avenir indéfiniment
ouvert, un futur qui n’est ni l’invention pure de nouvelles catégories existentielles
ou ontologiques, ni le bégaiement de celles qu’a déjà si bien exprimées l’histoire
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nécessairement les plus talentueux qui sont parvenus à pénétrer cette institution et
ce marché.
Le grand bouleversement qu’a connu l’art populaire durant les trente
glorieuses, c’est l’explosion de la société de consommation, et donc de sa
consommation. Un art du peuple consommé par le peuple, il n’y a là rien
d’extraordinaire. Pourtant, à force d’être acheté par un public toujours croissant,
on va soupçonner cet art d’être consubstantiel à ce marché et de n’être finalement
qu’un art “commercial”, un “art de masse”, un art “médiatique”. Et effectivement,
une immense partie de ce que les média nous propose aujourd’hui comme de l’art
est d’une pauvreté déconcertante, ce qui ne l’empêche pas d’avoir “du succès”.
Victime de son succès commercial, l’art populaire se transgresse inévitablement
en art de masse, en art populiste, en commerce d’images stériles et de bons
sentiments prompts à divertir un peuple médusé devant son poste de télévision, ou
bien abruti sur une piste de danse de quartier.
Le “grand” art est gardienné par l’Institution, l’art populaire par la
Consommation. Mais la consommation n’est pas en elle-même une déchéance.
Indépendamment de toutes les considérations politiques qu’on peut mener sur
cette “société de consommation”, la consommation de l’art en tant que telle est le
signe d’une véritable démocratisation plutôt que celui d’une aliénation. Le public
achète selon son goût, opère une pure et simple sélection parmi ce qu’on lui
propose. Bien sûr, ces goûts eux-mêmes sont sous influence, et l’univers de la
consommation n’est pas celui de la décision libre et réfléchie rationnellement.
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Dans un article de 1974, intitulé « L’art de masse existe-t-il ? », Dufrenne se propose de
rejeter aussi bien l’art d’élite que l’art de masse au profit d’un authentique art populaire de
la praxis. Le problème étant, à nos yeux, la définition de cette praxis comme pouvant être
n’importe quoi qui procure un plaisir ludique, ce qui est loin de servir l’idée d’un art
populaire authentique. La préparation d’un « repas », « l’artisanat », la « décoration
Essence, existence et histoire du beau 125
Bibliographie
Philosophie
Histoire de l’art
ARDENNE, P., Art. L’âge contemporain. Une histoire des arts plastiques à la fin
du XXè siècle, éd. du Regard, 1997.
ARGON, G.C., L’art moderne, Bordas, 1992.
BAURET, G., Approche de la photographie, Nathan, 1992.
DAVAL, J.-L., La photographie. Histoire d’un art, Skira, 1982.
FARAGO, F., L’art, A. Colin, 1998.
—, Histoire de l’art IV, La Pléiade, 1969.
—, “Histoire de la musique”, in Encyclopédie Encarta.
—, Littérature XXè siècle, Nathan, 1989.
WHEELER, D., L’art du XXè siècle. De 1945 à nos jours, Flammarion, 1991.
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