You are on page 1of 1

Pendant quelques secondes, Gertrude se demanda si elle avait bien entendu.

Elle ne se décidait
pas à rentrer chez elle. C'était pourtant ce qu'elle pouvait faire de plus raisonnable et quelque
chose le lui disait. Debout près de la grille du jardin public, elle se tenait immobile et regardait le
petit kiosque comme si la réponse à ses incertitudes devait venir de là, mais on n'y voyait que la
dame en noir qui vendait de la limonade et, attachée à un angle du toit, une énorme grappe de
ballons multicolores qui se heurtaient mollement dans la brise du soir. Aujourd'hui, Gertrude les
trouvait stupides, presque indécents, et elle les considérait d'un œil chargé de reproches, parce
qu'ils semblaient se moquer d'elle en remuant sottement sous les tilleuls.
Tout respirait l'automne, la poussière, la douceur des belles journées finissant à regret. Des
enfants se poursuivaient en criant autour de cette grande dame élégante qui ne bougeait pas. On
eût dit qu'elle attendait quelqu'un et déjà des promeneurs lui jetaient des coups d'œil discrètement
intrigués. Elle s'en aperçut et, comme si en effet elle attendait quelqu'un, fit une vingtaine de pas
dans l'allée qui menait au terrain de jeux, revint en arrière, les yeux baissés, puis s'assit sur une
chaise au bord d'une pelouse.
Elle n'attendait personne, elle était là, oisive, un peu inquiète, agacée parce qu'il y avait eu cette
ombre sur sa petite promenade quotidienne. Malgré tout, elle savourait encore la satisfaction
d'être veuve bien qu'il y eût un an, jour pour jour, qu'elle avait enterré son Alfred. Il reposait
maintenant à dix minutes de là, de l'autre côté du jardin. Une mort sans histoires. On lui avait
caché qu'il allait partir et il avait reçu l'extrême-onction sans même s'en douter. On pouvait dire
qu'il s'était éteint. Le mot semblait juste. Pas d'horreurs, pas de cris. En tout cas elle n'avait rien
entendu, étant allée faire ses courses dans les magasins pendant les heures qui s'annonçaient
décisives.
Et là, dans ce jardin, elle se sentait contente, malgré l'incident de tout à l'heure, contente parce
qu'elle était en vie et qu'il faisait beau, et qu'elle était libre. Au bout d'un moment, elle se leva et
revint flâner près de la grille, à l'ombre d'un acacia dont les petites feuilles palpitaient, chacune
d'elles vivante et chacune heureuse, elles aussi.
Julien Green, Le Mauvais Lieu

You might also like