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DU MÊME AUTEUR

Annie Girardot, le tourbillon de la vie, Hors Collection, 2010


L’Enfance des criminels, Hors Collection, 2012
Agnès Grossmann

LES SALOPES
DE L’HISTOIRE
« Il ne faut pas avoir peur du bonheur, c’est seulement un bon moment à
passer. »
Romain Gary

« L’amour, comme la guerre, est affaire de courage. »


Catherine II de Russie
Préface

Salopes, vous avez dit salopes…


Au départ, c’est une plaisanterie. Voulant écrire les portraits de femmes
célèbres qui avaient mené une vie sexuelle débridée, je parlais d’elles à mes amis
en les surnommant les « salopes ». Pourquoi ? Parce que c’est souvent comme
cela qu’on appelle celles qui aiment ça.
Ça ? Le sexe.

Toutes les femmes qui font semblant d’être des femmes comme il faut, et il
y en a beaucoup, savent que dès que l’on fait tomber le masque pour se montrer
sexy et jouisseuse, on prend le risque de se faire traiter de salope.
Même encore aujourd’hui. Certes, c’est dit avec l’œil égrillard et rigolard,
mais c’est dit. La liberté sexuelle féminine reste une effronterie. Les femmes qui
osent afficher leur désir et leur plaisir font figure d’insolentes.
Cléopâtre, Messaline, Marguerite, Catherine, Jeanne, Joséphine, Thérésa,
Mata Hari ne sont pas des femmes comme il faut. Toutes, à leur époque, ont été
traitées de salopes, voire de putains. Elles s’en fichaient complètement. Aucune
ne se souciait du qu’en-dira-t-on.
Leur liberté d’esprit précédait celle de leur corps. À une époque où l’Église,
les convenances leur dictaient une sexualité corsetée, dédiée à la reproduction,
elles ont fait voler en éclats tous ces diktats. Elles ont joui sans entraves,
multipliant les amants. Sans culpabilité.
Cette liberté sexuelle leur a donné beaucoup de plaisir mais aussi de
l’énergie à revendre et une grande force qui les a aidées à s’accomplir dans des
destins souvent complexes.
Contrairement à toutes celles, encore nombreuses, qui vivent une sexualité
atrophiée, elles étaient en pleine possession de leurs moyens. Elles déployaient
leurs ailes. C’étaient de vraies femmes.

Elles ne se morfondaient pas en attendant le grand amour. Elles ne croyaient


pas au Prince charmant ni au crapaud qui devient roi sous les baisers.
Elles n’attendaient pas. Elles étaient parées comme des reines, sachant se
mettre en scène et en valeur. Elles savaient susciter le désir.
Leurs partenaires devaient leur donner du plaisir sinon elles en changeaient.
Pas question pour elles de subir les assauts des hommes en fermant les yeux et
en attendant que cela passe.
Elles ne s’ennuyaient pas au lit, et leurs amants non plus. Le sexe était un
moyen de jouissance et de réjouissance qui les régénérait.

Même quand leur corps a été abîmé par l’âge, elles ont continué à séduire et
à avoir une vie sexuelle. Jusqu’au bout, elles ont eu des amants dans leur lit.
Jamais elles n’ont renoncé à l’amour physique et au plaisir. Jamais elles
n’ont abdiqué leur sexualité sous les regards réprobateurs des hommes ou,
parfois même, des autres femmes. Elles n’ont jamais fait profil bas.
On les a traitées de salopes, c’était le prix à payer pour leur liberté. Elles
l’ont payé de bon cœur.
Cléopâtre, Messaline, Marguerite, Catherine, Jeanne, Joséphine, Thérésa,
Mata Hari n’étaient pas des femmes convenables.
Des salopes ? Non !
De vraies femmes ! Audacieuses et puissantes.
Cléopâtre
La putain couronnée

Jules César est en colère. Il est furieux depuis son arrivée à Alexandrie,
depuis qu’on lui a offert dans un panier, comme un présent somptueux, la tête de
Pompée, son grand ennemi, qui a régné sur Rome et qui voulait l’anéantir.
Pompée qu’il a poursuivi jusqu’à Alexandrie après l’avoir vaincu en Grèce, lors
de la bataille de Pharsale.
Jules César s’est installé au palais des pharaons. Il n’en a jamais vu d’aussi
beau. C’est d’un luxe inouï. L’Égypte, bien que vassale de Rome, est
immensément riche. Les murs sont recouverts d’or et sculptés ou peints de
fresques colorées qui rendent honneur aux dieux et aux rites égyptiens. Les
meubles sont d’ébène et d’or, incrustés de pierres précieuses. Partout sont
disposés des vasques pleines de fleurs fraîches et des brûle-parfums qui
embaument délicatement l’atmosphère.
César tourne en rond dans la chambre qu’il s’est choisie au palais. Il est tard,
il est las. Tout semble calme quand, soudain, des éclats de voix à sa porte le
sortent de sa torpeur. C’est un Égyptien qui insiste auprès des gardes pour entrer
et remettre personnellement à l’Imperator un tapis qui lui est offert. César,
curieux, accepte de le laisser entrer.
Une fois dans la pièce, seul face au grand conquérant, le porteur pose
délicatement le tapis à terre. Il le déroule avec précaution, faisant apparaître, à la
grande surprise de César, une jeune femme quasiment nue. Elle se relève,
espiègle, et dit dans un latin parfait : « Bonsoir César, je suis Cléopâtre, il paraît
que tu veux me voir ? » Ça, c’est une entrée !
Cléopâtre a eu cette brillante idée pour s’introduire au palais et déjouer la
vigilance de son frère Ptolémée qui veut la faire éliminer pour régner seul. Cela
fait des mois qu’elle est exilée dans le désert et la voilà devant César, à peine
couverte, prête à se donner. L’Imperator est conquis. Quelle audace ! Quelle
jeunesse ! Quel courage ! Comme c’est amusant !
Cléopâtre est ravissante. Est-elle vraiment belle ? On a beaucoup parlé de
son nez, qui, selon Pascal, aurait changé la face du monde s’il avait été plus
court. En fait, Cléopâtre a le nez aquilin des Grecs, celui de son ancêtre
Alexandre le Grand. Proéminent et busqué, il détonne en Égypte où le nez est
plutôt large et plat. En revanche, il correspond aux critères de beauté des
Romains, et la jeune femme va vite s’en rendre compte.
Sa bouche est pulpeuse et ourlée. Elle a de grands yeux et son large front
porte aisément le pschent, la double couronne d’Égypte, ou le diadème à l’uræus
qui figure un cobra femelle dressé, censé protéger le pharaon de ses ennemis.
Ses cheveux sont foncés mais teintés d’un roux doré quand ils ne sont pas
recouverts de perruques ornées de perles et de bijoux comme le veut la mode
égyptienne. Suivant cette mode, les corps sont épilés, les cheveux parfois
complètement rasés pour mieux supporter la chaleur.
Elle n’est pas très grande, mince, la taille fine et les hanches larges comme
on les aime en Orient. Ses seins sont superbes et admirés de tous car la mode
égyptienne permet de les laisser nus, encadrés par les fines bretelles d’une robe
longue qui commence juste en dessous de la poitrine et descend jusqu’aux
chevilles. Cléopâtre peut aussi se vêtir de simples robes de lin blanc ou pourpre
ou de tuniques colorées en soie transparente qui laisse deviner son beau corps
entretenu par les activités physiques qu’elle pratique intensivement. Elle sait
parfaitement nager, monter à cheval et danser.
Elle a reçu une éducation très complète. Son père, Ptolémée XII, la jugeait la
plus belle et la plus intelligente de ses enfants. Très jeune, elle a fait preuve d’un
esprit très vif, curieux, ouvert. On lui a donné les meilleurs précepteurs pour lui
enseigner les sciences, les mathématiques, la philosophie, la médecine,
l’occultisme. Elle est férue d’astrologie, d’alchimie, de géographie et passe
beaucoup de temps à la grande bibliothèque d’Alexandrie où sont entreposés les
manuscrits les plus précieux de l’époque, tous traduits en grec, la langue du
savoir. C’est là qu’elle a lu l’Iliade d’Homère peint sur sept cents papyrus,
Démosthène et Sophocle, Euripide et Hésiode, Aristote. Elle sait parler l’arabe,
l’araméen, le syrien, le crétois, le nabatéen, le mède et l’arménien, le grec et le
latin. On lui a enseigné la musique, la lyre, la harpe, le chant. « Le charme de sa
voix était tel qu’elle gagnait tous ceux qui l’écoutaient… Elle était splendide à
entendre », raconte l’historien romain Dion Cassius.
Cette alliance de culture et de beauté en fait un être unique et
exceptionnellement séduisant. Plutarque disait : « Sa beauté n’était pas
remarquable ni propre à émerveiller ceux qui la voyaient, mais son commerce
familier avait un aspect irrésistible et l’aspect de sa personne joint à sa
conversation séduisante et à la grâce naturelle répandue dans ses paroles portait
en soi une sorte d’aiguillon. Quand elle parlait, le son même de sa voix donnait
du plaisir. Sa langue était comme un instrument à cordes dont elle jouait
aisément. » D’après Dion Cassius, c’était « la plus belle des femmes ».
Et c’est ce petit bijou de vingt ans qui se retrouve devant Jules César, le plus
grand homme de son époque, l’Imperator. Il a alors cinquante-deux ans. Lui
aussi, dans son genre, est parfaitement irrésistible. Il a tout conquis, mené toutes
les batailles, gagné tous les pays, séduit tous les hommes et toutes les femmes. Il
est grand, svelte, élégant. Un homme sec, tout en muscles, un corps d’athlète
entraîné au combat. Un beau visage bien structuré aux pommettes saillantes, un
vaste front, une bouche aux lèvres minces, des yeux noirs, vifs et perçants. Il
ressemble à un aigle.
C’est un homme couvert de gloire et de femmes. Sa mère d’abord, Aurelia,
la matrone romaine dans toute sa splendeur, qui a éduqué son fils de sorte que
cet enfant frêle devienne maître de lui-même et des autres. Cornelia ensuite, la
fille de Cinna, qu’il aime et qu’il épouse alors qu’il n’a que seize ans. Cornelia,
son seul mariage d’amour, avec qui il est heureux près de quinze ans avant
qu’elle ne meure de maladie, en 69 avant Jésus-Christ, l’année de naissance de
Cléopâtre. On dit que César l’aimait tant qu’il fit l’amour à son cadavre. Elle lui
laisse leur fille chérie, Julia, qui épousera plus tard Pompée, le grand rival avec
qui César veut s’allier. Mais Julia mourra en couches à vingt ans, laissant son
mari et son père réunis pour la dernière fois, dans la douleur. César conclut
ensuite des unions stratégiques : Pompéia, proche du consul Crassius, qu’il
n’aime pas et finit par répudier, Calpurnia, pour son argent – c’est la femme la
plus élégante de Rome, mais elle le laisse froid. Sans compter ses maîtresses,
Servilia, fille de Caton l’ancien, sa préférée, mère de Brutus qu’il aime comme
un fils, Mucia et toutes les autres, esclaves, patriciennes, nobles, filles de joie ou
de roi, femmes libres ou mariées, qui se donnent ou sont prises de force.
« César baisait beaucoup de femmes et aussi d’autres que le hasard lui faisait
rencontrer », selon Dion Cassius. Les méchantes langues romaines disent qu’il
est le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris. Pourtant, rien ne
prouve que César aimait les hommes, même si les mœurs sexuelles d’alors,
beaucoup plus libres qu’aujourd’hui, toléraient tous les plaisirs. Mais il était
connu que César, à l’âge de seize ans, avait séduit le roi Nicomède de Bithynie
lors d’un voyage à Gades, l’actuelle ville de Cadix. Ses ennemis au sénat s’en
servaient parfois et le traitaient de femme ou de « reine de Bithynie ».
Ce qui est certain, c’est que Jules César est aguerri aux jeux de l’amour et du
hasard. Sa réputation l’a suivi jusqu’à Alexandrie. Cléopâtre le sait et elle a bien
l’intention d’en profiter.
Malgré ses trente ans de moins, la jeune reine est également très douée.
Certes, elle n’a pas eu beaucoup d’histoires d’amour. Avant César, on ne lui
connaît que Gnaius, le fils de Pompée, qui gouvernait l’Égypte. Elle l’a
rencontré quand il est venu collecter l’or et le blé égyptiens et elle l’a trouvé
beau. Lui aussi est tombé amoureux, mais cela n’a pas duré, chacun étant repris
par son destin singulier.
Mais si le cœur de Cléopâtre n’a pas encore beaucoup palpité, elle a déjà une
grande expérience sexuelle. La sexualité fait partie de l’éducation d’une reine,
surtout avant Jésus-Christ. À cette époque, la culpabilité judéo-chrétienne n’est
pas encore tombée sur le monde. Le sexe n’est pas immoral, c’est une source de
jouissance nécessaire à l’équilibre de l’être humain et à sa bonne humeur. Le
sexe ne connaît ni Dieu, ni Freud, il reste à sa place, entre les jambes, et on peut
s’en servir de toutes les façons possibles sans que cela choque grand monde.
Au palais d’Alexandrie, il y a toujours un esclave disponible pour les jeux
érotiques. Et dès l’adolescence, Cléopâtre a été éduquée par les plus beaux et les
plus doués. Sensuelle et voluptueuse, elle a des dispositions certaines et le sexe
fait partie de sa vie.
C’est donc cette jeune femme brillante, belle et sensuelle, qui se retrouve un
soir de 48 avant Jésus-Christ devant Jules César, l’impérieux Imperator. Il est
fils de Vénus, elle fille d’Aphrodite. Cléopâtre sait que sa beauté et sa jeunesse
sont ses atouts majeurs pour séduire César. Elle veut lui plaire comme elle veut
vivre et régner. Il est celui qui rend tout cela possible. Elle le veut. Elle l’aura. Il
ne demande qu’à la prendre, lui qui a tant pris, tant vu, tant joui, lui qui arrive à
la fin de l’été, il ne peut qu’être séduit par ce printemps de Cléopâtre. « Elle était
splendide à voir et à entendre, capable de conquérir les cœurs les plus
réfractaires à l’amour et jusqu’à ceux que l’âge avait réfrigérés », écrit Dion
Cassius.
Cléopâtre est une fille qui couche le premier soir. Et ce n’est certainement
pas César, l’homme qui a franchi le Rubicon, qui va lui reprocher son audace.
Elle est toute menue dans ses bras puissants, elle est peut-être reine mais c’est
aussi son esclave. La situation est terriblement excitante. César prend la jeune
Égyptienne, Cléopâtre met Rome à ses pieds.
Le plaisir est au rendez-vous, et même, plus rare, l’amour, qui naît vite entre
les deux amants. Dans les bras de César, Cléopâtre rentre d’exil et retrouve son
royaume. Alea jacta est : le sort en est jeté.
Au matin, quand Ptolémée XIII comprend que sa sœur a couché avec César,
il est fou de rage. Il sait qu’il a perdu la bataille, que Cléopâtre a triché, qu’elle
avait une carte maîtresse. Dans la lutte qui les oppose pour le pouvoir, elle a
gagné. L’Imperator, lui, ne veut pas d’histoires. Il rétablit le frère et la sœur
ensemble sur le trône, suivant le testament de leur père, souhaitant qu’ils règnent
en harmonie. Et il les marie selon la tradition égyptienne qui légitime l’inceste
entre époux royaux. Considérés d’essence divine, ils doivent procréer pour
assurer la pureté de leur descendance. Leur couple représente sur terre celui
d’Isis et Osiris, les dieux bienfaiteurs. Obligés de se plier à la volonté de César,
Ptolémée et ses conseillers obtempèrent mais ils ne pensent qu’à se débarrasser
du Romain et de la nouvelle reine.
Ils envisagent d’abord d’empoisonner César. Un esclave est chargé de lui
verser un verre de vin assaisonné de venins particulièrement puissants. S’il boit
la coupe, il tombera raide mort. Mais l’Imperator a ses espions et l’un d’eux
déjoue le complot. La fine équipe fomente ensuite une révolte du peuple contre
Cléopâtre la traîtresse, celle qui fornique avec un Romain.
Les Égyptiens supportent mal la domination romaine, il est donc facile
d’attiser la haine du peuple d’Alexandrie contre César et sa « catin ». La guerre
civile gronde. Le chef de l’armée aux ordres de Ptolémée XIII rassemble la flotte
égyptienne dans le port d’Alexandrie. César ordonne qu’on y mette le feu. Les
flammes ravagent les bateaux et gagnent la ville, atteignant malheureusement la
grande bibliothèque. Le bâtiment s’embrase et les manuscrits originaux
d’Aristote, d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide sont perdus à jamais. Une
tragédie pour le monde et pour Cléopâtre, qui en pleure de rage et de tristesse.
Finalement, l’armée égyptienne affronte les légions de César. La dernière
bataille a lieu au sud d’Alexandrie, sur le Nil. L’armée romaine anéantit les
soldats égyptiens qui s’enfuient en barque quand ils le peuvent. Ptolémée XIII se
jette à l’eau pour échapper aux glaives romains mais le jeune pharaon, entravé et
alourdi par son armure, coule au fond du Nil. Il a quatorze ans. Il sera embaumé
selon la coutume, et son sarcophage déposé au tombeau des Ptolémées.
Cléopâtre ne porte pas le deuil de ce frère haï. Elle est tout entière tournée
vers la vie, car elle est enceinte de César. Est-il véritablement le père de
l’enfant ? Certains en doutent car, à cinquante-deux ans, César n’a eu jusqu’à
présent qu’une seule et unique fille, Julia, malgré une vie sexuelle trépidante et
un grand désir de se reproduire. La jeune reine avait-elle la duplicité nécessaire
pour se faire engrosser par un autre et attribuer la paternité à l’Imperator ? De
l’avis de tous les historiens, c’est un grand stratège et une manipulatrice capable
de tout. À moins que les dieux, séduits par un tel couple, n’aient décidé de
stimuler la fertilité défaillante de César…
Cléopâtre a de grands projets pour l’enfant à venir. Elle le voit régner en
maître sur l’Orient et l’Occident, comme en rêvait Alexandre le Grand. C’est
cela que son couple avec César symbolise et doit réaliser, réunir ces deux
mondes et, pourquoi pas, choisir comme capitale Alexandrie ?
Cléopâtre est ambitieuse et elle exhorte César, qui voit déjà grand, à aller
encore plus loin. Ne sont-ils pas des dieux descendus sur terre ? Cléopâtre pense
et agit comme tel, pas comme le commun des mortels. Dans le monde égyptien,
très ritualisé, la divinité et l’invisible sont fortement présents et cette ouverture
vers l’au-delà pousse vers l’infini.
César doit retourner à Rome où on le réclame, mais avant de rentrer, l’heure
est à la douceur de vivre. Cléopâtre a déjà montré à son amant les beautés et les
richesses d’Alexandrie, la plus grande et la plus belle ville du monde antique,
bien avant Rome et Athènes. La cité et ses alentours abritent une population
cosmopolite de près de huit cent mille âmes. On y croise des Grecs, des Juifs,
des Syriens, des Africains, mais aussi des Germains et les fameuses légions
romaines. On y entend toutes les langues et on y prie aussi bien les dieux grecs
qu’égyptiens.
Le palais situé sur la presqu’île de la Lochias, tout près du port, s’ouvre sur
une vaste esplanade qui borde la mer jusqu’à l’île de Pharos, de l’autre côté de la
baie, où est construite la septième merveille du monde, le phare d’Alexandrie.
Haut de cent trente mètres, bâti en pierre blanche, surmonté d’une statue de
Zeus, il est visible par les bateaux dans un rayon de plus de cinquante
kilomètres. Ses feux sont allumés et entretenus toute la nuit.
César s’est longuement recueilli devant le tombeau de son idole, Alexandre
le Grand, fondateur de la ville qui porte son nom. Cléopâtre veut maintenant lui
faire découvrir la grande Égypte et organise pour lui une croisière sur le Nil. Elle
fait apprêter son bateau, aussi luxueux et confortable que son palais.
C’est une longue embarcation à fond plat qui file sur l’eau grâce aux coups
de rames de dizaines d’esclaves et à ses grandes voiles de lin pourpres. Sur le
pont on trouve, édifiés en bois de cèdre, la chambre royale, tendue de soieries
féeriques et richement décorée, avec tout le mobilier nécessaire à la toilette de
Cléopâtre ; la salle des banquets, où sont servis les mets les plus délicieux dans
de la vaisselle d’or ; les sanctuaires d’Aphrodite et de Dionysos, où rendre grâce
aux dieux de toute cette beauté. Nombre de serviteurs sont à bord pour répondre
aux moindres désirs des rois. Des dizaines de petits bateaux les suivent, chargés
des victuailles et de tout ce qui est nécessaire à leur bon plaisir.
Pendant presque deux mois, César et Cléopâtre vont ainsi voguer, la plupart
du temps tendrement enlacés sur le pont, allongés sur une couche de coussins
sous un dais qui les protège du soleil, en permanence rafraîchis par des esclaves
qui agitent des éventails multicolores en plumes d’autruche, distraits par des
danseuses et des joueurs de flûte, de luth et de harpe, des coupes pleines de fruits
et des amphores remplies de vin à portée de main et de bouche. Ils vont remonter
le Nil jusqu’à Assouan.
César est le premier Romain à être bouleversé par la grandeur des
Pyramides, à être ému par la majesté et le mystère du Sphinx, à s’émerveiller
devant les sites de Karnak et de Louxor. Il n’a jamais rien vu de plus beau ni de
plus grand. La civilisation égyptienne empreinte de spiritualité surpasse tout ce
qu’il connaît. Fascinante Égypte. « L’Orient captif avait subjugué son farouche
vainqueur », écrit le poète Horace.
À chaque halte, Cléopâtre est accueillie et célébrée comme la grande reine
qu’elle est, comme une déesse faite femme. Elle montre également sa propre
grandeur à César définitivement conquis par cet alter ego.
Mais leur voyage se termine et César, absent depuis presque deux ans, rentre
à Rome où des troubles ont éclaté. Il laisse des soldats à Alexandrie pour veiller
à la sécurité de Cléopâtre, seule sur le trône, remariée par respect de la coutume
à son plus jeune frère Ptolémée XIV qui, âgé d’une dizaine d’années, ne risque
pas de lui faire de l’ombre. Il part avec l’intention de la faire venir à Rome avec
l’enfant qui doit naître bientôt. La reine égyptienne terminera seule sa grossesse.
César rentre en passant par la Syrie et l’Asie Mineure ; il en profite pour
soumettre les populations qu’il trouve sur sa route. « Veni, vidi, vici », dira-t-il
pour résumer son voyage de retour.
À Rome, il est accueilli comme le grand conquérant qu’il est. Il retrouve son
épouse Calpurnia, qu’il abandonne même quand il est là. Il reprend le pouvoir
confié à son plus fidèle lieutenant, Marc Antoine, qui en a usé et abusé au point
de susciter haine et colère. Il reprend les choses en main, content d’être à
nouveau chez lui. Ses partisans sont suffisamment nombreux au sénat pour
qu’on lui accorde tous les pouvoirs dans tous les domaines. La puissance de
César inquiète les partisans de la République, en tête desquels Cicéron qui craint
le retour de la tyrannie.
Pendant ce temps, à Alexandrie, Cléopâtre accouche seule, le 22 juin 47.
C’est un garçon ! Le rêve de Jules César. Elle l’appelle Césarion, futur trait
d’union, croit-elle, entre l’Orient et l’Occident. L’Imperator, ravi, en manque de
son amour et désireux de connaître son fils, les fait tous deux venir à Rome. Il
les veut à ses côtés pour son triomphe, une cérémonie qui doit célébrer ses
victoires en Gaule, en Égypte et en Afrique. Une longue parade est organisée, où
doivent être montrés au peuple tous les trophées gagnés aux vaincus :
prisonniers, animaux, plantes inconnues à Rome ou simplement coffres remplis
d’or. Les fêtes sont prévues entre le 20 septembre et le 1er octobre. Cléopâtre,
reine d’Égypte, et son fils sont les plus belles prises de César ; eux aussi seront
présentés à la plèbe romaine.
Cléopâtre n’a que le temps de se remettre de ses couches et de préparer son
voyage. Elle prend la mer avec Césarion et ses proches conseillers sur un
vaisseau escorté d’une armada de bateaux où sont parqués les prisonniers
égyptiens qui devront défiler au triomphe de César. Parmi eux, sa sœur, Arsinoé,
qui voulait sa perte et qui va devoir déambuler dans les rues de Rome, les
chaînes aux pieds. Cléopâtre emmène avec elle des gazelles, des chameaux, des
lions, des flamants roses et une girafe, propres à impressionner les Romains qui
n’en ont jamais vu.
Quand elle arrive, en juillet 46, la foule est venue en masse sur les bords du
Tibre pour la voir. Cléopâtre est une star, tous ont entendu parler d’elle, pas
toujours en bien. À Rome, elle est la putain d’Alexandrie, la catin d’Égypte, le
serpent du Nil. Pour l’historien Plutarque, elle est la « putain couronnée ». Pour
César, elle est la reine d’Égypte et de son cœur. Il est venu accueillir celle qu’il
aime et qu’il est si fier de montrer aux Romains. Il prend aussitôt Césarion dans
ses bras et le brandit au-dessus de la foule, le reconnaissant ainsi comme son fils.
Il installe mère et fils dans une superbe villa au bord du Tibre. Il vit dans une
maison à côté avec sa femme officielle, Calpurnia, bien obligée de faire contre
mauvaise fortune bon cœur. Calpurnia a trop l’habitude de ne pas être la
première dans le lit de César pour en vouloir à Cléopâtre qui devient la reine du
Tout-Rome et voit défiler devant elle tout le gratin romain.
Lors de la cérémonie du triomphe, elle prend sa place dans la parade,
allongée avec son fils sur une litière d’or escortée par des centurions. Même s’il
l’aime, César a voulu la faire figurer parmi ses prises de guerre, lui rappelant
ainsi qu’elle est sa captive. Mais Cléopâtre sait se montrer royale, même quand
les circonstances sont contre elle, et elle séduit la plèbe par sa majesté. De plus,
elle a suffisamment de sens politique pour comprendre le choix de César, qui
apparaît tel un dieu sur son char d’or d’apparat, tiré par quatre chevaux blancs. Il
porte la couronne de lauriers. Il a revêtu la toge pourpre des rois, un sacrilège
pour ses opposants qui, dans la foule, aiguisent déjà leurs couteaux contre celui
qu’ils accusent d’être un tyran.
Le triomphe de César est aussi la défaite de Vercingétorix. Celui qui a été le
chef de toutes les Gaules est un trophée de choix, exposé à la foule, enchaîné sur
un char, profondément humilié. Cet homme de seulement vingt-cinq ans sera
décapité à la fin de la cérémonie et sa tête offerte sur un bouclier à César devant
une foule en délire. Les Romains ne sont pas des tendres.
Quand il ne triomphe pas et ne guerroie pas, César construit. L’Imperator a
bien l’intention d’importer à Rome le génie égyptien. Il a voulu que l’astronome
Sosigène fasse partie du voyage de Cléopâtre. Avec lui, il élabore le calendrier
julien, celui que nous connaissons aujourd’hui, qui suit la course du soleil et
décompte l’année en trois cent soixante-cinq jours. Il prend effet le 1er janvier
45. César veut aussi faire construire une grande bibliothèque semblable à celle
d’Alexandrie, qui sera un centre d’études où l’on viendra consulter les
manuscrits des plus grands penseurs. Il fait édifier la grande basilique Julia, en
mémoire de sa fille, et demande à sa belle Égyptienne de poser nue pour un
grand sculpteur de l’époque. La statue d’or est placée dans le temple de Vénus
Génitrix, ascendante supposée de Jules César.
Très impressionné par l’Égypte, il initie le peuple romain à ses rites, ne cesse
de vanter la beauté d’Alexandrie et le raffinement supérieur de l’Égypte. Il
agace.
L’Imperator passe la plupart de ses nuits auprès de Cléopâtre, rejoignant
Calpurnia au matin.
Mais il doit bientôt repartir guerroyer en Espagne où le fils de Pompée a
lancé une offensive pour venger son père. Il confie Cléopâtre et Césarion à son
fidèle Marc Antoine jusqu’à son retour victorieux, quelques mois plus tard.
Nouveau triomphe. Cette fois, le sénat le nomme dictateur à vie le 14 février 44.
Jusqu’où va-t-il aller ? s’inquiètent les partisans de la République. Cléopâtre
le pousse à conquérir les sommets et lui promet l’or égyptien pour y parvenir.
Elle veut qu’il se fasse roi pour régner sur les peuples conquis. César commence
à y penser sérieusement et cela se sait. Certains, dont Marc Antoine, s’amusent à
lui mettre une couronne sur la tête lors de diverses manifestations. Ses partisans
applaudissent, mais le peuple et les sénateurs n’apprécient pas. Ils sont
maintenant une soixantaine à envisager de se débarrasser de lui. Un complot se
trame dans l’ombre et l’ambiance s’alourdit autour de César qui ne voit rien
venir. Sa femme Calpurnia a un mauvais pressentiment. Elle a des visions. Elle a
vu du sang versé, beaucoup de sang, celui de César. Elle le met en garde, mais il
n’en a cure. Poussé par Cléopâtre, il est maintenant décidé à demander au sénat
de le nommer roi. Il veut faire cette demande le 15 mars 44, même si les
auspices l’ont prévenu que les ides de mars ne lui étaient pas favorables.
Cléopâtre est ravie. Enfin, grâce à son influence, il se décide à réclamer son dû.
Le jour dit, César sort de chez lui vers dix heures du matin. Calpurnia, qui,
une fois encore, a fait un cauchemar où elle l’a vu mort, a tout tenté pour le
retenir. César a failli se laisser convaincre mais Brutus, qu’il aime comme son
fils et dont il ne soupçonne pas la participation au complot, vient le chercher et
lève son inquiétude. Il est onze heures quand il pénètre au sénat. Marc Antoine,
normalement à ses côtés, est retenu à l’extérieur sur un prétexte futile. César est
seul face à ses assassins. Il reçoit un premier coup de couteau, puis un
deuxième ; en tout, vingt-trois lames transpercent son corps. L’Imperator, qui a
eu le temps de reconnaître Brutus parmi les conjurés, se voile le visage avec le
pan de sa toge et se laisse tomber sur le sol. Sa mort est conforme à celle qu’il
avait souhaitée un jour devant des amis, « subite et inattendue ». Jules César
meurt à cinquante-six ans en ayant tout connu du monde et tout vécu.
La nouvelle de la mort de César traverse Rome comme une onde de choc qui
atteint vite Cléopâtre. La reine d’Égypte est désespérée. Son rêve s’écroule.
Celui qui l’aimait et la soutenait n’est plus. Le père de Césarion est mort. Que
va-t-elle devenir ?
Mais elle ne se laisse pas aller à ses états d’âme. Très vite, son instinct de
conservation reprend le dessus. Pas question de rester à Rome où la colère des
Romains pourrait se retourner contre son fils et elle. Le temps de rassembler ses
affaires et de réunir sa cour, elle fait voile vers Alexandrie. Au passage, elle se
déleste de son frère-époux fantôme, Ptolémée XIV, en le faisant empoisonner. Il
avait près de quinze ans et aurait pu devenir rapidement gênant. Arsinoé croupit
dans une prison à Éphèse. La route est dégagée devant elle. Cléopâtre n’a plus
qu’à aller de l’avant. Elle est restée deux ans à Rome mais elle ne manquera à
personne. « Je ne suis pas fâché du brusque départ de la reine », écrit Cicéron.
Après l’assassinat du dictateur, Rome est à nouveau la proie du conflit qui
oppose les césariens et les anti-césariens, partisans de la République. Marc
Antoine prend la tête des premiers. Son objectif est d’éliminer les assassins de
César qu’il poursuit à travers tout l’Empire romain.
Pendant ce temps, Cléopâtre retrouve son trône égyptien. Elle se réveille
seule dans sa chambre du palais de la Lochias. Son retour a été bien accueilli à
Alexandrie. Le peuple et les grands prêtres qui craignaient que César ne
devienne roi d’Égypte ne sont pas mécontents de sa disparition.
Mais la jeune reine s’interroge sur son avenir. Elle rêvasse en regardant le
dôme qui surmonte son lit, où sont peintes les douze constellations zodiacales.
Cléopâtre, qui est née durant l’hiver 69 avant Jésus-Christ, est placée sous le
signe du Capricorne, ascendant Sagittaire. Quelle sera sa trajectoire ? Ouseros, le
grand prêtre, lui a prédit un destin grandiose. Avec la mort de César, elle perd
son principal soutien à la tête de la très riche Égypte toujours très convoitée. Qui
va gagner, des pro- ou des anti-César ? Cléopâtre se garde bien de prendre parti.
Et que va devenir Césarion ? Certes, il est déjà pharaon, mais sa couronne
est fragile. Ce n’est pas lui, l’enfant égyptien, que Jules César a choisi comme
héritier. L’Imperator a désigné un Romain pour lui succéder : Octave, son petit-
neveu. Personne n’avait songé à ce jeune homme souffreteux. Seul César a su
détecter les immenses qualités qui vont faire de lui le premier empereur romain,
le grand Auguste.
Mais celui que le peuple de Rome aime, malgré ses débauches, c’est Marc
Antoine, piètre politique mais grand guerrier. Octave et Marc Antoine s’allient
contre les anti-césariens. Définitivement victorieux lors de la bataille de
Philippes en novembre 42, ils se partagent le monde : à Octave l’Occident, à
Marc Antoine l’Orient et sa plus belle perle, l’Égypte.
Cléopâtre sait maintenant qui est son nouveau maître. Il lui faut partir en
conquête. À vingt-six ans, elle est au summum de sa beauté. Elle n’ignore pas
qu’elle plaît à Marc Antoine. Elle l’a maintes fois croisé à Rome, où il venait
souvent la voir dans sa villa. Certaines mauvaises langues disent même qu’ils
ont déjà été amants. Elle avait quatorze ans quand ils se sont vus pour la
première fois : Marc Antoine était présent lors de l’assassinat de sa sœur aînée
Bérénice par son propre père, Ptolémée l’Aulète, qui l’avait égorgée parce
qu’elle voulait prendre sa place sur le trône. Le Romain avait été frappé par la
beauté de la jeune fille et, revenu à Rome, il en avait fait l’éloge.
Né le 14 janvier 83, il a quarante ans, quatorze ans de plus qu’elle, et il est
Capricorne comme elle. Il a longtemps été le second de César. Mais s’il est
dévoué et se montre un formidable orateur, Marc Antoine est dénué de tout sens
politique. Sa gestion de la ville s’est avérée lamentable. Même s’il se veut
stoïcien, c’est avant tout un épicurien. Il a un riche tempérament, capable de
guerroyer, de festoyer et de trousser garçons et filles des nuits entières. Il aime le
plaisir sous toutes ses formes et parcourt Rome jusque dans ses bas-fonds,
toujours en quête d’excès en tout genre, avec sa cour d’acteurs et de prostituées.
Les femmes sont folles de lui. Il est vrai qu’il est beau comme un dieu, ce fils
d’Hercule, avec son corps puissant et musclé, ses cheveux noirs et bouclés, sa
bouche pulpeuse. Il est sensuel et sans entraves, fougueux et courageux.
Marc Antoine s’est installé en Grèce, à Éphèse, où il s’amuse à apparaître
comme une incarnation du dieu Dionysos. Il n’a peur de rien et surtout pas de
choquer, capable de parcourir la ville nu sur un char tiré par des lions. Il aime le
luxe et le stupre. C’est un jouisseur, détesté par les austères, adoré par tous les
autres. Pour Cléopâtre, irrésistible.
Mais elle n’a jamais eu l’intention de résister. L’occasion de déployer ses
talents va bientôt lui être donnée. Marc Antoine fait le tour des provinces
romaines dont il est le nouveau propriétaire. À l’été 41, il s’installe à Tarse, alors
en Cilicie, aujourd’hui en Turquie. Il veut voir la reine d’Égypte pour s’assurer
de leur alliance mais, conscient qu’on ne convoque pas une reine, il lui envoie un
émissaire, Dellius, pour la convaincre de venir. Dellius déploie toute sa
séduction pour qu’elle accepte de faire le voyage. Le rusé, admiratif devant la
beauté et l’esprit de son hôtesse et sachant la faiblesse de Marc Antoine pour le
beau sexe, ose même lui conseiller « d’aller en Cilicie parée de tout ce qui
pouvait relever ses charmes ».
Cléopâtre a bien compris qu’elle doit compter sur sa beauté pour décrocher
ce gros lot de Marc Antoine. Après tout, si cela a marché avec César, pourquoi
pas avec son fidèle lieutenant ? Elle se fait belle. Le cérémonial a lieu
quotidiennement. Pas un seul jour où la reine d’Égypte ne renonce à éblouir.
D’abord le bain dans une petite piscine où coule une eau chaude et parfumée.
Des pétales de rose sont jetés à foison autour d’elle. De l’encens disposé un peu
partout parfume délicieusement l’air. Autour d’elle, des esclaves prêts à
répondre à ses moindres désirs. Ses deux préférées, ses suivantes Iras et
Charmion, ne la quittent jamais. Ce sont elles qui l’essuient quand elle sort de
l’eau. Ensuite vient le massage où son corps entièrement épilé est oint d’huile
parfumée.
Les sous-vêtements n’existent pas ; Cléopâtre revêt une longue robe de lin
retenue par une broche précieuse, qui épouse son corps et découvre joliment sa
belle poitrine et ses bras ravissants où s’enroulent des serpents d’or. La reine est
couverte de bijoux, autour du cou, aux oreilles, aux poignets, aux chevilles :
perles de toutes tailles, pierres d’améthyste, de lapis-lazuli, de turquoise… Ses
pieds sont aussi chaussés de sandales incrustées de pierreries.
Le maquillage des yeux est essentiel. Le khôl noir élaboré à base de plomb
recouvre largement les sourcils et s’étire au maximum sur les tempes. La
paupière et le contour de l’œil sont enduits de poudre de malachite verte. Ainsi
fardés, les yeux apparaissent comme des diamants et donnent un regard
fascinant. Les lèvres sont frottées de pétales de rose rouge.
La perruque, signe de noblesse, composée d’une multitude de petites tresses
fines où sont incorporées des pierres précieuses, est ensuite posée sur sa tête.
Cléopâtre est parée. Elle porte sa beauté comme une armure, prête à affronter le
monde et à le vaincre.
Bien que convoquée, elle se rendra devant le Romain comme la grande reine
qu’elle est. Cléopâtre a un sens inné de la mise en scène. Quand son bateau
arrive dans le port de Tarse, toute la population accourt voir le prodige que le
grand historien Plutarque raconte ainsi : « Un navire à la proue dorée, les voiles
de pourpre et les avirons d’argent. Le mouvement des rameurs est cadencé au
son des chalumeaux et des cithares. La reine, elle-même parée telle qu’on peint
Aphrodite, est couchée sous un pavillon tissé d’or, et des enfants ressemblant
aux amours des tableaux, debout à ses côtés, jouent de l’éventail. Des servantes
de toute beauté, costumées en néréides et en grâces, sont, les unes au gouvernail,
les autres aux cordages. Les rives du fleuve embaument de l’odeur des parfums
qu’on brûle sur le vaisseau… Un bruit se répand que c’est Vénus qui, pour le
bonheur de l’Asie, vient se divertir chez Bacchus. » C’est ce qui s’appelle une
entrée ! Seul Hollywood, bien plus tard, sera capable de reproduire cette scène à
l’identique dans le film Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz.
Cléopâtre, c’est la magie hollywoodienne au quotidien, les mille et une nuits
tous les jours.
La belle sait impressionner son monde. Une fois arrivée, pas question de se
déplacer jusqu’à Marc Antoine. C’est à lui de venir vers elle et, pour ce faire,
elle l’invite le soir même à un grand banquet avec ses meilleurs hommes.
Marc Antoine est trop curieux et avide de plaisirs pour refuser cette
invitation. Il ne le regrettera pas. Dès l’approche du bateau, il est saisi par la
beauté des lumières créées par une « multitude de flambeaux qui éclairent de
toutes parts, les uns suspendus au plafond, les autres attachés à la muraille, et qui
forment avec une admirable symétrie des figures carrées ou circulaires », comme
le raconte Plutarque.
Partout des brûle-parfums exhalent des senteurs exquises. Cléopâtre, vêtue
de voiles transparents, accueille Marc Antoine. Tous deux prennent place côte à
côte, allongés sur un triclinium, un lit spécialement conçu pour les banquets,
luxueusement décoré. Ils sont imités par tous les invités qui les entourent. Des
esclaves magnifiques et dévêtus posent sur les tables basses disposées autour
d’eux des plats d’or remplis de mets rares et raffinés, le tout accompagné de vin
à volonté. Des danseurs et musiciens distraient l’assemblée. La soirée est
délicieuse. Marc Antoine se régale et s’émerveille de la beauté et de la richesse
de son hôtesse. Il n’y a pas de doute, elle sait recevoir. Et elle est vraiment
ravissante. Il repart à l’aube, couvert de cadeaux apportés d’Alexandrie,
enchanté par tous ces sortilèges.
Cléopâtre renouvelle son invitation dès le lendemain avec le même faste.
Quand Marc Antoine s’étonne de cette dépense, elle fait venir un serviteur et lui
demande de verser du vinaigre dans sa coupe. L’historien Pline l’Ancien raconte
la suite : « Elle portait à ses oreilles des bijoux extraordinaires, un chef-d’œuvre
de la nature vraiment unique. Alors que Marc Antoine se demandait ce qu’elle
allait faire, elle détacha l’une des perles, la plongea dans le liquide et lorsqu’elle
fut dissoute, l’avala. » Cléopâtre vient de boire environ dix millions de sesterces,
l’équivalent de trente mille euros.
Démonstration est faite de son immense fortune et de sa prodigalité, qui ne
sont pas les moindres de ses charmes. Marc Antoine comprend bien qu’elle est
prête à accomplir tous ses désirs en échange de sa protection rapprochée. Il ne
demande que cela. Mais elle le fait attendre – pas longtemps, quelques jours
seulement, le temps d’émousser ses sens déjà hautement inflammables, qu’il
comprenne bien les enjeux de leur alliance. Avec Marc Antoine, Cléopâtre veut
raviver son rêve d’unir l’Orient et l’Occident. Son ambition ne l’a pas quittée.
Elle a juste changé de monture.
Quand elle sent qu’il a compris et qu’il s’engage à porter son rêve avec elle,
elle se donne à lui. Leur rencontre sexuelle est explosive. Et, elle ne l’avait pas
prévu, son cœur, tout autant que son corps, s’embrase pour ce Romain.
Elle exige un premier gage d’amour : éliminer sa sœur Arsinoé dont elle
craint le retour vengeur. Alors, pour lui plaire, Marc Antoine va à Éphèse tuer
cette femme malheureuse et oubliée de l’histoire. C’est un cadeau digne des
Ptolémées, dynastie incestueuse et assassine où le macabre côtoie en
permanence la magie orientale. D’emblée, Cléopâtre lui a demandé de
commettre le pire pour être sûre qu’il est digne du meilleur.
Elle rentre à Alexandrie en laissant à Tarse un Marc Antoine amoureux. Il
promet de la rejoindre en Égypte après avoir réglé quelques affaires, notamment
en Syrie. Il arrive durant l’hiver 41 et leurs retrouvailles sont torrides. Cléopâtre
a compris que le très libertin Marc Antoine n’est enchaîné qu’à ses sens et elle
fait tout pour les déchaîner. Le sexe mais aussi le jeu, la pêche, la chasse, la
danse, tout ce qui exalte, sans oublier les plaisirs de l’esprit que la très
intelligente Cléopâtre sait dispenser au bon moment. Elle lui fait goûter la « vie
inimitable », une philosophie venue de Grèce où l’on prône la jouissance de
l’esprit et du corps de toutes les façons possibles et imaginables. Ceux qui
s’adonnent à cette vie de plaisirs se nomment les Inimitables. Cléopâtre réunit un
petit groupe de douze Inimitables, autant d’hommes que de femmes, tous
intelligents, instruits et beaux. Débats, ébats, partouzes : toutes les combinaisons
sont possibles dans un ballet qui finit en apothéose orgasmique.
Décidément, Marc Antoine adore l’Égypte et ses pyramides de
divertissements. Féru des philosophes grecs qu’il a longtemps étudiés à Athènes,
il apprécie de disserter pendant des heures avec Cléopâtre sur les textes de
Platon ou d’Aristote. La belle occupe son corps et son esprit. Et la nuit, quand ils
ont fait le tour des plaisirs au palais de la Lochias, ils se déguisent en simples
Égyptiens et s’égarent dans les rues d’Alexandrie où ils s’enivrent et font
l’amour contre le mur ou à même le sol avec des garçons ou des filles qui n’ont
que le mérite d’être beaux et de les avoir croisés.
Cette vie de grande volupté dure un an. Le temps pour Cléopâtre de tomber
enceinte. Mais il est écrit qu’elle accouchera seule de ses enfants car, au
printemps 40, Marc Antoine l’abandonne pour rentrer à Rome où son rival,
Octave, est en train de prendre la place qu’il a laissée vacante.
À l’automne, elle met au monde des jumeaux, Cléopâtre Séléné, la Lune, qui
deviendra un jour reine de Numidie, et Alexandre Hélios, le Soleil, qui régnera
sur l’Arménie. Ils auront trois ans quand ils feront la connaissance de leur père,
en 37. Pendant ces trois années, Marc Antoine guerroie et finit par se réconcilier
avec Octave, qui scelle leur amitié en lui donnant comme épouse sa sœur
Octavie. La vertueuse et charmante Octavie, la tempérance même, la générosité
et la douceur faites femme, est très loin de l’impétueuse et orgiaque reine du Nil.
Marc Antoine a un cœur d’artichaut et en tombe amoureux. Il lui fait deux
enfants, deux filles.
Quand Cléopâtre apprend le mariage de son amant, elle manque s’évanouir.
Inconstant Marc Antoine, capable de se donner entièrement et de l’abandonner
pour une autre ! Après avoir installé sa nouvelle famille romaine à Athènes, ville
où il a toujours été heureux, il revient à Rome où la situation se tend à nouveau
avec Octave, au point que les deux hommes sont au bord de la guerre civile. Il
doit bientôt repartir mettre de l’ordre en Syrie. Il part pour Antioche, en Turquie,
laissant sa famille derrière lui.
Est-ce le retour en Orient qui ravive sa flamme pour Cléopâtre ? Elle lui
manque terriblement. Il a fini par s’ennuyer avec la tendre Octavie, il recherche à
nouveau des émotions fortes. Quand Marc Antoine lui demande de le rejoindre,
Cléopâtre, vexée et déçue par sa trahison, refuse d’abord. Puis elle se ravise. Elle
l’aime toujours et elle se rend bien compte que, sans lui, son rêve de faire
d’Alexandrie la capitale de l’Orient et de l’Occident n’a aucune chance de se
réaliser.
Elle le retrouve donc comme il le souhaite, mais reste froide. S’il veut
qu’elle se réchauffe, Marc Antoine doit l’épouser et mettre dans la corbeille des
noces plusieurs pays orientaux qui devront plus tard revenir à Césarion. Cette
fois, pas question de coucher avant le mariage. Celui-ci est célébré à Antioche,
selon les rites égyptiens, à l’hiver 37. Marc Antoine et Cléopâtre se retrouvent
charnellement et conçoivent rapidement un troisième enfant, le futur Ptolémée
Philadelphe.
Puis Marc Antoine repart guerroyer contre les Parthes et, après une
campagne extrêmement dure, il finit par l’emporter et rentrer victorieux à
Alexandrie en 35. Entre-temps, il s’est définitivement fâché avec Octave quand
il a refusé de recevoir Octavie qui venait le rejoindre. Cléopâtre l’emporte sur
tous les terrains. Elle décide d’organiser un triomphe à Alexandrie pour son
amoureux, à la grande surprise des Romains qui ne comprennent pas pourquoi
Marc Antoine fête ses victoires en terre étrangère.
Peu de temps après, ils officialisent leur mariage devant le peuple égyptien.
Six trônes d’or sont installés, deux pour le couple royal, un pour Césarion et un
pour chacun de leurs trois héritiers. Marc Antoine en profite pour distribuer aux
quatre enfants royaux les pays nouvellement conquis. Là encore, le procédé
scandalise Rome qui considère que ces régions lui appartiennent et commence à
s’énerver sérieusement contre ce débauché de Marc Antoine pris dans les rets
lascifs de cette « putain égyptienne ».
Octave instrumentalise habilement la colère des Romains contre Marc
Antoine, ne manquant aucune occasion de le faire passer pour traître à la patrie.
Bientôt, la guerre devient inévitable entre les deux rivaux. Leur sort va se jouer
définitivement lors de la bataille d’Actium, en Grèce, le 2 septembre 31.
Cléopâtre a mis tous ses moyens en œuvre pour faire gagner son homme. Deux
cents vaisseaux égyptiens viennent appuyer sa flotte. Elle a pris place sur l’un
d’eux, témoin privilégié de cette bataille navale. Mais Marc Antoine a fait une
grande erreur stratégique en choisissant de se battre sur mer alors qu’il ne sait
gagner que sur terre. De plus, la chance est contre lui. La malaria décime son
armée et l’un de ses généraux passe à l’ennemi avec son plan de bataille.
Cléopâtre comprend que la situation tourne à leur désavantage et quitte le
combat, emmenant avec elle une soixantaine de bateaux. Quand Marc Antoine la
voit partir, il devient comme fou, saute dans une petite barque et vogue à sa
poursuite, abandonnant ses hommes qui, dépités, vont rapidement se rendre à
Octave.
« À peine a-t-elle cinglé en s’enfuyant qu’Antoine, noble victime de ses
enchantements, déploie les ailes de son vaisseau et, comme un insensé,
abandonne le combat au plus fort de la mêlée, et fuit sur ses traces. Je n’ai jamais
vu d’action si honteuse. Jamais l’expérience, la bravoure et l’honneur ne se sont
aussi indignement trahis », dit Scarus dans Antoine et Cléopâtre de Shakespeare.
Les deux amants se retrouvent au palais, vaincus. Leur bel amour est abîmé
par la défaite. Marc Antoine réalise qu’il a abandonné ses troupes et se voit
submergé par la honte puis par la déprime qu’il noie dans l’alcool et les
débauches de toutes sortes. Il forme même un groupe, « L’attente de la mort en
commun », réunissant tous ceux qui, aussi désespérés que lui, sont désireux de
profiter de la vie jusqu’à la lie.
Cléopâtre a vu son rêve s’effondrer et comprend que Marc Antoine n’a plus
longtemps à vivre. Il y a peu de chance pour qu’Octave épargne les jours de son
rival et ceux de Césarion, son fils adoré, celui du grand César, qui pourrait un
jour réclamer l’héritage paternel. Elle sait aussi qu’Octave voudra fêter son
triomphe à Rome et qu’il les fera défiler, ses enfants et elle, enchaînés devant les
Romains qui les détestent. Plutôt la mort que cette humiliation. À cette époque,
le suicide est considéré comme une sortie digne et il est souvent pratiqué par
ceux et celles qui se savent condamnés.
Cléopâtre veut rester maîtresse de sa vie et de sa mort. Mais comment
mourir ? Cette esthète ne veut pas d’une agonie qui l’abîme ou la déforme.
Douillette, elle ne veut pas souffrir longtemps. La reine d’Égypte fait
expérimenter tous les passages à trépas possibles sur des condamnés.
Finalement, c’est la morsure du serpent qui lui semble le mieux convenir à ses
ambitions funestes.
Bientôt Octave est aux portes d’Alexandrie. Il lui envoie un émissaire qui lui
propose un marché : la tête de Marc Antoine contre la vie sauve et le trône
d’Égypte pour ses enfants et elle. Le choix est cruel, car elle aime profondément
son amant, le père de trois de ses héritiers. Elle sait qu’il doit mourir. Mais pas
question de le livrer aux viles mains de son ennemi. Elle élabore donc un
stratagème : elle se réfugie avec sa suite dans le magnifique tombeau qu’elle
s’est fait construire près du palais et envoie un serviteur dire à Marc Antoine
qu’elle s’est donné la mort. Fou de chagrin, Marc Antoine, lui aussi conscient
qu’il n’y a plus d’avenir possible, se plonge un glaive dans le corps. Il est encore
agonisant quand Cléopâtre le fait transporter dans le tombeau où il meurt,
stupéfait par sa ruse, mais heureux dans ses bras.
Il était temps, Octave arrive. Il regrette la mort de Marc Antoine qu’il aurait
aimé ramener à Rome comme un trophée splendide. Il suffit d’une entrevue avec
lui pour que Cléopâtre comprenne qu’il ne lui épargnera pas d’être exhibée avec
ses enfants lors de son triomphe. Il ne lui reste donc qu’une issue glorieuse,
rejoindre Marc Antoine dans l’au-delà.
Octave lui a permis de revenir au palais où elle s’isole dans ses appartements
avec ses suivantes, Iras et Charmion. Le vainqueur pense s’être assuré qu’elle
n’a aucun moyen d’attenter à ses jours. Il ne sait pas que tout est prévu depuis
des semaines. Cléopâtre envoie l’une de ses femmes prévenir le charmeur de
serpents. Il arrive bientôt, avec un panier de figues. Les soldats qui gardent la
porte de la noble captive ne se doutent pas que sous les beaux fruits dorment des
serpents au venin mortel.
Cléopâtre veut être belle pour son dernier voyage et demande à ses suivantes
de la parer une dernière fois comme une reine. Fardée, vêtue d’une robe
somptueuse et couverte de bijoux, elle est prête à rencontrer et séduire Osiris. Il
ne faudra que quelques minutes aux serpents venimeux pour vaincre ce corps
magnifique et cette âme d’airain. Iras et Charmion la suivent dans la mort pour
la servir éternellement.
Cléopâtre meurt à trente-neuf ans, son rêve d’unir l’Orient et l’Occident
inaccompli. Après une vie de fastes et de passions, elle abandonne à Octave son
immense ambition. Césarion meurt étranglé sur ordre d’Octave. Il avait dix-sept
ans. Les trois enfants de Cléopâtre et Marc Antoine sont conduits à Rome, où la
douce Octavie va les élever comme une mère. Le futur Auguste, ému par leur
grandeur d’âme, ensevelit les deux amants côte à côte dans le même tombeau où
ils reposent pour l’éternité.
Messaline
L’insatiable

Messaline se réveille dans sa chambre, qu’elle a voulue loin de celle de son


mari, l’empereur Claude. Elle l’aime pourtant, comme un père, un ami, un roi,
mais pas comme un amant, même si elle donne le change quand il le souhaite,
quand il est lassé des très jeunes esclaves, filles ou garçons, avec lesquels il
prend du plaisir. Messaline a sur son mari Claude un véritable empire, mais pas
celui des sens.
Lui, le disgracieux, le mal-aimé de sa famille, éprouve pour sa jeune épouse
un véritable amour et il lui sait gré des deux beaux enfants qu’elle lui a donnés.
Messaline a toujours eu la grande intelligence de lui montrer qu’elle l’aimait et
se réjouissait de leur union. Il a eu la naïveté et la faiblesse de s’en laisser
convaincre, comme il croit désormais tout ce qu’elle lui dit. Mariée à quatorze
ans avec cet homme qui en a trente-quatre de plus, elle s’est retrouvée
impératrice à seize ; cette gloire et ce pouvoir lui procurent un grand plaisir. Et
Dieu sait si Messaline s’y connaît en plaisir.
Elle se lève et se fait préparer un bain d’eau claire et parfumée. Elle y plonge
son splendide jeune corps aux courbes pleines, ferme et délié, relevant son
épaisse chevelure noire avec un peigne d’or. Elle s’allonge ensuite pour être
massée avec des huiles parfumées. Elle s’amuse à poser un fard doré sur les
pointes de ses seins car aujourd’hui est un jour de fête.
Messaline a lancé un défi à la plus grande prostituée de Rome, réputée pour
son tempérament. L’impératrice veut savoir qui des deux est capable d’épuiser
entre ses jambes le plus grand nombre de Romains. La professionnelle a accepté
le défi moyennant finance. La joute doit commencer à onze heures ce matin :
Messaline n’a que le temps de rejoindre ses courtisans ravis d’assister à un
combat comme il n’y en a encore jamais eu jusqu’ici à Rome. Décidément, cette
jeune impératrice est pleine de ressources.
Les deux jeunes femmes s’allongent sur un lit et commencent à s’unir avec
tous ceux qui veulent bien d’elles. Et ils sont nombreux, issus de toutes les
strates de la société, nobles, patriciens, gladiateurs, affranchis, tous sont les
bienvenus à condition qu’ils aient un membre viril et vigoureux. Le concours
dure jusque tard dans la nuit, jusqu’au moment où la prostituée, le sexe en feu,
jette l’éponge. Messaline a gagné. Elle affiche un score de vingt-cinq
partenaires, contre vingt-quatre pour la professionnelle, battue d’une courte
tête… La couronne lui revient d’autorité. Ce n’est pas un hasard si Juvénal, le
poète latin de l’époque, l’a surnommée rageusement « Augusta meretrix », la
Putain impériale.
Claude n’entendra parler que bien plus tard de cet épisode scabreux. Ceux
qui pourraient l’en informer se taisent, soit parce qu’ils ont été invités à la fête,
soit parce qu’ils ont peur d’être tués sur ordre de Messaline, prompte à se
débarrasser de tous ceux qui la menacent. De toute façon, l’empereur, aveuglé
par son amour, ne croirait jamais sa femme capable d’une telle débauche. Car à
côté de ses frasques, Messaline se montre une douce mère auprès de ses deux
enfants, Britannicus et Octavie, et une fine politique auprès de son empereur de
mari.
Née en 25 après Jésus-Christ dans la haute aristocratie romaine, Valeria
Messalina est issue d’une filiation très prestigieuse : elle est l’arrière-petite-fille
de Marc Antoine par sa mère, et d’Octavie (sœur de l’empereur Auguste) par son
père. C’est l’un des meilleurs partis de Rome. Elle jouit en outre d’une solide
fortune familiale.
Messaline a quinze ans en 39, quand elle épouse Claude, âgé de quarante-
neuf ans. Cette union permet à ses parents de se rapprocher du cœur du pouvoir,
ce qui est classique à l’époque romaine où le mariage est plus un jeu de stratégie
et d’alliances qu’un engagement sentimental.
Claude n’est pas le plus bel homme de la cour, loin de là. Suétone le décrit
ainsi dans Vies des douze Césars : « Sa personne ne manquait ni de prestance ni
de noblesse, quand il était assis ou debout et surtout au repos, car il avait la taille
élancée, mais non pas grêle, une belle figure, de beaux cheveux blancs, un cou
bien plein ; mais lorsqu’il marchait, la faiblesse de ses jarrets le faisait
tituber… » Claude boite, mais il est surtout desservi par sa manière de
s’exprimer : « un rire désagréable, une colère plus hideuse encore, qui faisait
écumer sa bouche largement ouverte… une voix bégayante et un perpétuel
hochement de tête qui redoublait au moindre de ses actes. »
Toute son enfance et sa jeunesse, Claude a été rejeté par sa famille qui le
jugeait débile de corps et d’esprit. Il ne correspondait pas aux exigences du
décorum. En public, on l’obligeait à porter un capuchon pour le cacher aux yeux
des Romains. Toujours d’après Suétone, sa mère Antonia l’appelait couramment
« une caricature d’homme, un avorton simplement ébauché par la nature » et
quand elle taxait quelqu’un de stupidité, elle le déclarait « plus bête que son fils
Claude ». Pour sa famille, Claude est un raté. Décidément malchanceux, l’enfant
a été confié à un précepteur barbare qui l’éduque à la dure et le bat brutalement à
la moindre incartade. Cela n’aide pas à son épanouissement.
Pourtant, Claude est bien moins bête que son illustre famille le croit. Son
intelligence est même supérieure. D’ailleurs, il fait de bonnes études et il sera
considéré comme un brillant orateur, cessant de bégayer aussitôt qu’il est devant
un auditoire.
Malgré ses talents intellectuels, son grand-oncle, l’empereur Auguste, a
décidé – avec tristesse – de l’écarter de toute charge publique, même s’il a
reconnu ses dons d’éloquence. Délaissé, moqué et surtout oisif, Claude s’est
réfugié dans l’étude, particulièrement l’histoire. Et quand il n’est pas studieux, il
se laisse aller à tous les excès. Il est aussi gourmand que lubrique, réputé pour
ses appétits pantagruéliques dans tous les domaines. Claude mène une vie de
débauche pleine de jeux, de beuveries, de gueuletons et de femmes.
Il n’a jamais pensé devenir empereur. Il est le premier étonné de l’ironie du
destin. Si son auguste famille a tout fait pour l’écarter du pouvoir, le destin et la
folie meurtrière de Caligula en ont décidé autrement. Quand ce dernier est
assassiné, le 24 janvier 41, après un règne dément d’à peine trois ans, Claude
reste le seul descendant mâle de la lignée. C’est en tant que tel qu’il est nommé
Imperator par la garde prétorienne.
Certains se souviennent que, des années auparavant, lors de sa première
entrée au Forum, un aigle était venu se percher sur son épaule droite. Les dieux
avaient-ils désigné ainsi celui qui porterait l’aigle impériale ? Ceux qui croient,
comme lui, aux présages en sont désormais convaincus.
À seize ans, un an seulement après leur mariage, Messaline se retrouve
impératrice, soit la femme la plus puissante de Rome. Très ambitieuse, elle
comprend qu’elle a joué le bon cheval et s’en félicite, d’autant que son union a
commencé sous les meilleurs auspices : son mari l’aime sincèrement et la fait
gaillardement profiter de son expérience. Marié deux fois avant Messaline, ayant
répudié ses deux épouses, l’une pour débauche, l’autre pour incompatibilité de
caractère, il ne compte plus les maîtresses et prostituées qui ont honoré sa
couche.
Libertin et paillard, c’est lui qui se charge de l’éducation sexuelle de la jeune
Messaline. Elle ne s’en plaint pas. Son tempérament de feu s’embrase vite sous
les caresses de son mari expérimenté. Et comme celle qui veut voyager loin
ménage sa monture, elle entretient avec lui d’excellentes relations, y compris
sexuelles.
Les deux premières années de mariage sont heureuses et fertiles.
L’adolescente accouche d’un premier enfant en 40, une fille nommée Octavie, et
l’année suivante, en 41, d’un petit garçon, le futur Britannicus. À seize ans, elle
est donc déjà deux fois mère. Elle en restera là. Il y a tant d’autres choses à faire
dans la vie que des enfants !
Pris par sa charge impériale, Claude la délaisse en même temps qu’il lui
laisse toute liberté, lui dédiant entièrement une aile du palais où elle s’installe
avec ses enfants et sa cour. Là, elle décore ses appartements à sa guise et
organise fêtes et banquets où elle reçoit des amis qui finissent par former autour
d’elle une petite cour de riches oisifs et d’artistes toujours prêts à s’amuser et à
la divertir. La vie n’est que luxe et voluptés.
Messaline, reine de Rome, est vite grisée par les honneurs et les fastes de la
cour. Elle prend conscience de son pouvoir et entend bien en profiter pour
pimenter sa vie sexuelle. Elle a d’autant moins de scrupules que son mari
continue de s’ébattre joyeusement avec ses deux jeunes prostituées préférées,
Cléopâtre et Calpurnia. Elle est très jeune, particulièrement ardente, il lui faut un
homme. Plusieurs, même.
Messaline commence à seize ans une vie de grande séductrice. Elle n’est pas
la seule dans le palais à s’adonner à ses vices. Colonnes de marbre blanc,
meubles d’ébène, tissus rares et objets d’or se marient dans un luxe inouï. Les
pièces ne manquent pas où organiser des fêtes sublimes ; les beaux convives sont
légion pour partager ses débauches. Messaline convoque qui lui plaît et offre son
joli corps aux baisers et aux caresses, même si elle ne déteste pas être prise
brutalement. Sa couche est démocratique, ouverte aussi bien aux nobles
patriciens qu’aux gladiateurs et même aux beaux esclaves qui s’y succèdent sans
lassitude.
Claude ne voit rien. Il est tellement à côté de la plaque qu’il pense même que
sa femme s’ennuie. Pour la distraire, il fait revenir à la cour les deux sœurs
exilées de Caligula, ses nièces Agrippine et Julia Livilla, espérant qu’elles feront
de bonnes compagnes de jeux pour Messaline. L’empereur imagine sans doute
des jeux innocents et des éclats de rire complices. Il se trompe. Aucune des trois
jeunes femmes n’est capable d’innocence. Agrippine et Julia Livilla ont été
initiées dès l’enfance par leur frère aux mœurs dépravées de la cour. Caligula
adorait ses sœurs qu’il invitait régulièrement dans son lit et qu’il prostituait
joyeusement à ses officiers. Il les avait exilées à regret en apprenant qu’elles
avaient participé à un complot visant à l’assassiner. Au passage, il avait fait tuer
l’amant complice d’Agrippine et obligé sa sœur à transporter son urne funéraire
sur ses genoux durant tout le trajet de son voyage d’exil. Après la mort de
Caligula, ses sœurs peuvent revenir en cour. Inutile de dire qu’elles n’ont pas
l’intention de porter son deuil.
Messaline est favorable à leur retour, mais s’aperçoit très vite de son erreur :
elle a laissé entrer deux grandes rivales potentielles dans sa bergerie…
Très vite elle voit une menace en Agrippine. D’abord, elle est très belle,
peut-être plus qu’elle. Membre de la domus Augusta, sa lignée est plus
prestigieuse que celle de Messaline. De même, elle a transmis à son fils Néron le
sang d’Auguste, ce qui confère à l’enfant une plus grande légitimité au trône que
celle de son propre fils, Britannicus. Si Claude devait mourir sans héritier, c’est à
Néron que reviendrait le trône. Particulièrement vif et éveillé, l’enfant, âgé de
quatre ans, plaît déjà beaucoup au peuple romain. Présent dans la loge impériale
lors des jeux séculaires organisés à Rome en 47 pour célébrer la naissance de la
cité, le fils d’Agrippine a été plus applaudi que celui de Messaline. De retour en
cour, Agrippine pourrait œuvrer à la promotion de son brillant rejeton au
détriment de Britannicus. Or l’ambition première de Messaline est de placer son
fils sur le trône. Elle comprend qu’elle a été bien imprudente. Agrippine est une
menace qui, en plus, la regarde avec hauteur et sans chaleur. Il va falloir la tenir
à l’œil.
Julia Livilla est plus charmante. Un peu trop, même. Elle flirte ouvertement
avec son oncle Claude. Elle aussi porte le sang d’Auguste et il pourrait venir à
l’idée de Claude de l’épouser pour renforcer sa légitimité. Certes ils sont tous les
deux déjà mariés, mais le divorce est aisé dans la Rome antique. Messaline a
peur d’être répudiée. La vie dans le palais impérial n’est qu’intrigues et jeux
d’influences. Le sexe y est souvent un puissant levier social.
À l’opposé de sa sœur aînée, Julia Livilla, ravie de revenir à Rome, se
montre reconnaissante à Messaline à laquelle elle semble vouloir se lier d’amitié.
Elle se glisse vite parmi sa bande d’amis et, bien qu’elle soit mariée, devient la
maîtresse de Sénèque, un habitué des soirées de l’impératrice. Mais ce dernier a
beau être stoïque, il finit par être choqué du comportement de Messaline et
prévient l’empereur que sa femme lui fait du tort en le trompant de façon
éhontée et en vivant de manière dispendieuse.
Claude vient trouver Messaline et lui expose les reproches qui lui sont faits.
La jeune femme entre dans une colère noire et crie à la calomnie. Claude ne
demande qu’à être convaincu de l’innocence de son épouse et oublie vite
l’incident. Pas Messaline. Sénèque devient gênant. Il est de plus en plus proche
de l’empereur et Claude sera peut-être bientôt sous son influence. Or elle veut
garder le pouvoir sur son mari.
Pour l’instant, il est entouré de conseillers, souvent d’anciens esclaves qui se
sont affranchis à force de talent et de services rendus et occupent des postes clés
de l’administration romaine, constituant comme un petit gouvernement autour de
l’empereur. Mais ces affranchis sont dévoués à Messaline qui les aide à
s’enrichir dès qu’elle le peut, prélevant sa part au passage.
Sénèque n’est pas fait de ce bois-là : il n’est pas à vendre. Et puis cette Julia
Livilla fait un peu trop les yeux doux à l’empereur. Il est temps de neutraliser ce
couple dangereux. Un soir, Messaline se glisse dans la couche de Claude et,
entre deux caresses, en profite pour lui parler des affaires de famille. Elle
l’interroge insidieusement : Claude sait-il que Julia Livilla trompe son mari avec
Sénèque, lui qui se permet pourtant de donner des leçons de morale ? Sait-il que
Sénèque monte Julia Livilla contre elle et peut-être bientôt contre l’empereur ?
Ne craint-il pas que Julia Livilla, influencée par son amant, complote contre lui
comme elle l’a déjà fait contre son frère Caligula ? Ne serait-il pas plus prudent
de les exiler tous les deux loin du palais ?
Claude, qui est faible et couard, et qui sait aussi que le meurtre est une
habitude familiale, se laisse persuader. Sénèque et Julia Livilla sont relégués,
chacun sur une île différente, comme le veut la loi. Elle part pour Pandateria, une
des îles Pontines, au large de la Campanie, et lui pour la Corse. Pour plus de
sûreté, Julia Livilla sera exécutée l’année suivante. Sénèque sera sauvé par
Claude qui refuse sa condamnation à mort.
Il ne fait pas bon s’opposer à Messaline.
C’est vrai aussi pour ceux avec qui elle veut partager sa couche. Le célèbre
pantomime Mnester, très aimé des Romains, en sait quelque chose. Messaline a
jeté son dévolu sur le bel artiste dont l’esprit l’amuse et dont le corps souple et
musclé l’attire particulièrement. Mais Mnester préfère la couche des garçons. Il a
d’ailleurs été l’amant de Caligula, ce qui excite aussi l’impératrice. Elle lui fait
des avances qu’il refuse avec la désinvolture que lui confère sa gloire d’artiste.
Furieuse, Messaline va voir Claude et se plaint du pantomime qui, dit-elle,
refuse de répondre à ses invitations – sans préciser de quelle sorte d’invitations il
s’agit. Elle demande à l’empereur de le convoquer et de le sommer de faire tout
ce qu’elle lui ordonne. Claude cède une fois de plus et ordonne à Mnester, ébahi,
d’obéir à sa femme, sans comprendre ce que cela implique. L’artiste est bien
obligé de s’exécuter s’il ne veut pas l’être. D’ailleurs, il va y prendre goût et
devenir le complice de Messaline, obtenant ainsi un statut important à la cour de
Rome.
De toute façon, Messaline n’est pas envahissante. Elle se lasse vite et ne
demande qu’à connaître des hommes nouveaux. Peu importe leur position
sociale. Elle convoite désormais un certain Appius Silanus, qui n’est autre que le
mari de sa mère, Lepida. Elle s’est arrangée auprès de Claude pour le faire
revenir d’Espagne où il était proconsul. Officiellement, c’est pour que sa mère
puisse à nouveau être près d’elle et de ses petits-enfants. En fait, Messaline est
depuis longtemps amoureuse de son beau-père qui, en plus de ses qualités
évidentes, est réputé bon amant.
Dès qu’il revient au palais et se présente devant l’empereur, elle se glisse
auprès de son mari pour assister à leur entretien. Il est aussi séduisant que dans
son souvenir, un beau visage, grand, les épaules carrées, athlétique, très élégant.
Comme il doit être bon de se retrouver au lit avec lui ! Mais Appius Silanus
n’envisage pas cette éventualité. Si Messaline est magnifique, c’est aussi sa
belle-fille, ce qui coupe court à tout fantasme sexuel. Cependant, rien n’arrête
l’insatiable impératrice.
Bientôt, elle l’invite à dîner et, sous prétexte de lui faire visiter ses
appartements, l’emmène dans sa chambre. Là, sa tenue très légère et son regard
langoureux font bien comprendre à Appius Silanus qu’elle est prête à devenir sa
maîtresse, mais il ne cède pas à la tentation. C’est un homme de scrupules et il
n’est pas question pour lui de se mettre dans une situation aussi scabreuse. Pire,
il signifie à Messaline que, loin de l’exciter, sa façon de faire le dégoûte, et qu’il
n’a pour elle que du mépris. Courageux et inconscient Appius Silanus ! Ses
heures sont désormais comptées.
Messaline veut écarter de son cher Claude cet homme d’influence qui la
porte en si piètre estime. De plus, non seulement il refuse ses avances, mais il
œuvre pour que l’empereur se rapproche des sénateurs, ce qui menace
l’ascendant qu’elle a sur son mari. Si elle n’a pas réussi à séduire Appius
Silanus, il faut qu’elle s’en débarrasse.
Elle convoque Narcisse, le chef des affranchis, devenu un conseiller très
proche de Claude. Il est aussi très complice avec Messaline. Tous les deux
profitent de leur situation privilégiée pour s’enrichir en vendant des charges
importantes qui concernent aussi bien le domaine militaire que la magistrature et
les marchés commerciaux. Ils n’ont pas intérêt à ce que le sénat vienne se mêler
de leurs affaires.
Ensemble, ils vont mettre au point une ruse pour faire éliminer Appius
Silanus. L’empereur Claude, comme beaucoup de Romains à l’époque, croit aux
présages et aux rêves prémonitoires. Il suffit d’exploiter cette veine
superstitieuse. Messaline raconte à son mari que, depuis quelque temps, elle fait
le même cauchemar : un homme se présente de bon matin au palais et demande
audience. Dès qu’il est en présence de l’empereur, il le frappe à mort avec un
poignard. Claude, très superstitieux, s’inquiète. De son côté, Narcisse fait savoir
à Appius Silanus qu’il est convoqué par l’empereur et qu’il doit venir au palais
dès le lever du jour. La mécanique est en place.
À l’heure dite, Narcisse arrive hagard, à l’aube, dans la chambre de Claude
et lui dit avec émotion qu’il a rêvé que l’empereur était poignardé par son
premier visiteur de la journée, et que cet assassin avait le visage d’Appius
Silanus. Claude est de plus en plus inquiet. Inquiétude qui parvient à son comble
quand on lui annonce la visite d’Appius Silanus, qu’il n’attendait pas. Le
proconsul est aussitôt arrêté et conduit sous bonne escorte devant l’empereur. Il
ne comprend rien à ce qui lui arrive. Claude lui annonce que les dieux l’ont
prévenu de ses mortels desseins. Appius Silanus, abasourdi, se défend comme un
beau diable, mais rien n’y fait. Il est exécuté dans la journée.
La mort de son beau-père semble plonger Messaline, grande comédienne,
dans la plus profonde affliction, pourtant la belle se remet vite – tout comme sa
mère, d’ailleurs, qui n’est jamais, elle non plus, à cours d’amants consolateurs.
Bientôt, c’est un autre homme qui excite la convoitise de l’impératrice.
Catonius Justus est le commandant de la garde prétorienne qui a porté Claude au
pouvoir. Messaline profite de l’absence de Claude, parti guerroyer, pour lui faire
des avances. Mais Catonius Justus est un homme droit qui refuse de trahir
l’empereur en couchant avec sa femme. Craignant qu’il n’ouvre les yeux de son
mari sur ses excès, Messaline le fait exécuter avant que Claude ne revienne à
Rome. Pour justifier ces mises à mort, elle invoque toujours un complot contre
l’empereur.
L’un de ses crimes les plus atroces concerne le sénateur Valerius Asiaticus.
Ce grand aristocrate romain, immensément riche, a fait construire sur une des
sept collines de Rome une maison sublime entourée des jardins merveilleux de
Lucullus, d’où l’on a une vue magnifique sur la ville. Messaline convoite ces
jardins. De plus, Valerius Asiaticus a repoussé ses avances alors qu’il serait
l’amant de Poppée, la plus belle femme de Rome, grande rivale de l’impératrice,
qui coucherait également avec Mnester. Folle de jalousie, Messaline espère
qu’en éliminant Valerius Asiaticus elle fera souffrir Poppée.
Cette fois, elle s’allie avec Sosibius, le précepteur de son fils Britannicus,
avec qui Claude aime à bavarder quand il vient s’enquérir des progrès de son
fils. Elle lui demande de convaincre l’empereur de la dangerosité du sénateur.
Elle lui a soufflé ce qu’il devait insinuer dans la tête de Claude.
Valerius Asiaticus, non content d’être riche, est également très ambitieux. Il
a regretté publiquement de ne pas avoir tué Caligula de sa propre main, et a
envisagé de le remplacer avant que Claude soit désigné. Ses appuis en Gaule,
dont il est originaire, pourraient lui permettre de soulever les armées de
Germanie et les retourner contre l’empereur. D’ailleurs, il y penserait… Tout
cela en fait un homme dangereux. Alarmé, Claude interroge Messaline qui se
range à l’avis de Sosibius.
Valerius Asiaticus est aussitôt convoqué devant l’empereur. Au lieu de
comparaître devant ses pairs, au sénat, il est jugé dans la chambre de Claude, par
un conseil composé de Messaline et de deux hommes à sa solde. Le beau
sénateur n’a aucune chance. À l’issue d’un simulacre de procès, il est condamné
à mort. On ne lui accorde que la liberté de choisir sa mort. Valerius Asiaticus
rentre chez lui et fait dresser un bûcher funéraire dans son magnifique jardin. Il
veut que son cadavre soit brûlé pour que son âme monte plus vite au ciel.
Ensuite, il fait le tour de ce jardin qu’il aime tellement, et ordonne qu’on lui
prépare un bon repas à l’issue duquel il s’ouvre les veines. L’injustice de sa mort
choque les sénateurs, mais sans grand effet. La victime était trop riche pour être
aimée.
La trop belle Poppée, comprenant ce qui vient de se passer et le rôle joué par
Messaline, et sachant qu’elle est la prochaine sur la liste, met également fin à ses
jours. Beau doublé pour l’impératrice, qui s’en félicite.
Entre deux meurtres, Messaline reprend le cours de sa vie avec légèreté,
multipliant les soirées coquines. Elle ne se contente plus de ses propres
débauches, elle veut aussi y entraîner les autres. Elle aime que ses convives se
laissent aller à leurs penchants, quitte à les y inciter. « Elle poussait les autres
femmes de la cour impériale à participer à ses ébats. Elle leur faisait commettre
des adultères dans le palais en présence de leur mari, qu’elle récompensait de
leur complaisance avec des honneurs et des charges. Mais ceux qui refusaient de
prêter leur femme pour de tels divertissements étaient inexorablement détruits »,
raconte l’historien Dion Cassius.
Claude ne se doute de rien. Il est vrai qu’il a fort à faire : « Et pour faire taire
ses soupçons, elle l’occupait en mettant dans son lit ses plus belles servantes »,
continue Dion Cassius.
Mais ce n’est pas encore assez. Un poète latin de l’époque, le sulfureux
Juvénal, raconte dans ses Satires, écrites une cinquantaine d’années après la
mort de Messaline, que l’impératrice aimait aller se prostituer la nuit dans une
maison de passe de Suburre, le quartier le plus malfamé de Rome. Elle s’était
entendue avec le souteneur pour avoir une loge où, maquillée et coiffée d’une
perruque blonde, elle se faisait prendre par tous ceux qui se présentaient durant
la nuit, donnant l’argent récolté au propriétaire du bordel, ne gardant qu’une
pièce par tête : « Sous le nom de Lycisca, elle se livrait à la lie de la populace,
avant de rentrer toute brûlante encore de la tension de sa vulve raidie, fatiguée,
mais non rassasiée. » On imagine Messaline, la peur et le désir au ventre,
arpentant les rues de Rome dans la nuit moite, ivre de la liberté qu’elle prend
vis-à-vis de l’étiquette du palais et de toutes les convenances. Elle est sans
tabous et sans limites. Elle est toujours la dernière prostituée à partir.
Elle a de qui tenir. Après tout, son arrière-grand-père Marc Antoine passait
bien ses nuits à courir l’aventure avec Cléopâtre dans les rues d’Alexandrie !
Bon sang ne saurait mentir.
Contre toute attente, c’est l’amour, le vrai, qui va perdre Messaline.
La belle a vingt-deux ans quand elle tombe amoureuse de Caius Silius. C’est
un sénateur. On dit de lui qu’il est le plus bel homme de Rome. Il est marié, mais
ce n’est pas un problème pour l’impératrice. Il cède rapidement à ses avances.
D’abord, il sait qu’il est risqué de se refuser ; ensuite, la jeune femme déploie
tous ses charmes pour le séduire. Elle le couvre de présents somptueux,
n’hésitant pas à lui offrir des meubles et des bijoux appartenant à la famille
impériale. Les deux amants s’aiment follement, car la passion est très vite
partagée. Messaline passe le plus clair de son temps dans la maison de Caius
Silius. Elle a fait transférer chez lui ses meubles, sa vaisselle d’or et ses esclaves.
Elle y est désormais chez elle.
Jalouse, elle veut le faire divorcer de sa femme. Il est d’accord, à condition
qu’elle divorce elle aussi : il lui propose rien de moins qu’un coup d’État.
Ensemble, ils renverseront Claude et prendront sa place sur le trône. Après tout,
explique-t-il, elle est l’arrière-petite-fille de Marc Antoine et d’Octavie, donc de
très haute lignée. Lui-même est sénateur. Ils ont dans Rome suffisamment
d’appuis pour les soutenir s’ils décident de régner, et le peureux Claude aura tôt
fait d’abdiquer. Caius Silius adoptera ses enfants et Britannicus héritera de
l’empire comme prévu.
D’abord réticente, Messaline trouve vite l’idée excellente et surtout
extraordinairement excitante. Mais Claude n’acceptera jamais de la répudier… Il
va falloir trouver une astuce.
Une fois de plus, Messaline invoque une inspiration divine pour convaincre
son mari. Aguicheuse, elle se glisse auprès de lui et tendrement lui fait part
d’une entrevue qu’elle a eue avec un célèbre astrologue. Cet homme a lu dans la
configuration des étoiles que son mari serait assassiné avant un mois. Claude
sursaute. Mais, le rassure Messaline, il y a une solution pour l’éviter : il suffit
qu’il la répudie rapidement et qu’elle se remarie dans la foulée. Une fois le mari
fantoche mort, elle aura vite fait de ré-épouser l’empereur.
Claude est ébloui par tant d’ingéniosité. Il accepte le stratagème et Messaline
fête bientôt son succès dans les bras de Caius Silius.
À Rome, connaissant la dépravation de Messaline, personne n’est
véritablement étonné de sa répudiation. Ce n’est pas le cas des affranchis, qui
savent que l’empereur n’a toujours pas ouvert les yeux sur celle à qui il fait
aveuglément confiance. Ce divorce leur paraît très suspect. Ils veulent connaître
les dessous de l’affaire.
Renseignements pris, ils découvrent rapidement qu’un putsch se prépare. Or
ils ne peuvent pas laisser faire cela : si Caius Silius règne avec Messaline, le
pouvoir exécutif va leur échapper au profit des sénateurs. Elle n’aura plus besoin
d’eux pour assurer sa puissance. Au contraire, ils la gêneront, et ils savent
qu’elle n’hésitera pas à les éliminer comme elle l’a déjà fait avec Polybe, le
secrétaire de Claude, l’un des plus puissants d’entre eux, qui lui avait déplu. Les
affranchis ont bien compris que leur pouvoir, peut-être même leur vie reposent
sur les épaules de Claude. Il est temps d’éliminer Messaline.
Claude ne se doute de rien, entièrement préoccupé par les affaires de l’État.
Contre toute attente, c’est un bon empereur qui œuvre efficacement à la grandeur
de Rome.
Il doit bientôt aller à Ostie pour suivre l’avancée des travaux du grand port
qu’il a commandés. Le mariage de Messaline et de Caius Silius est prévu
pendant son absence. C’est Mnester qui est chargé de l’organiser, avec toute la
fantaisie dont il est capable. Il prévoit de transformer la maison du futur mari en
celle de Bacchus, le dieu du vin, des excès, de la démesure, du théâtre et de la
tragédie. C’est parfaitement choisi, au-delà même de ce qu’il imagine.
Le jour prévu, au moment où Messaline dit oui à Caius Silius, Narcisse, le
plus puissant des affranchis, se rend auprès de l’empereur, déterminé à lui dire
toute la vérité. Cette fois, ce n’est pas un présage ni une prédiction d’astrologue :
il est réellement en danger. Sa couronne de lauriers vacille. À lui de la remettre
énergiquement sur sa tête. Claude l’écoute, abasourdi, terriblement abattu.
Narcisse est rejoint par d’autres conseillers qui viennent confirmer ses dires et en
profitent pour lui dérouler la liste des amants de Messaline, de ceux qu’elle a fait
tuer injustement, des clients de sa prostitution festive. Les yeux de Claude se
dessillent enfin. Il est atterré.
Ce sont quasiment les affranchis qui doivent dicter à l’empereur, terrassé par
la vérité, ce qu’il doit faire. Il faut rentrer tout de suite à Rome, arrêter tous ceux
qui ont participé à ce mariage, tuer Caius Silius et Messaline.
Claude donne son accord pour tout, sauf pour la mort de sa jeune femme. Il
réclame une nuit de réflexion pour décider de son sort.
Quand la garde prétorienne s’invite à la noce, la plupart des invités qui ont
ripaillé, bu et copulé jusqu’au bout de leurs forces sont à moitié nus, la tête
encore ornée de lierre pour rendre hommage à Bacchus. La plupart sont
emprisonnés. Tous ceux qui sont connus comme amants de Messaline seront
rapidement passés par le glaive. Caius Silius comprend qu’il a perdu la partie et
qu’il perdra bientôt la vie. Ce sera chose faite dans la journée, comme pour
Mnester, qui passe de vie à trépas comme on sort de scène.
Messaline est conduite dans ses appartements. Elle y retrouve sa mère, fait
venir ses enfants. Elle reste persuadée de son emprise sur Claude. Il suffit qu’elle
le voie pour le convaincre de la maintenir en vie, cette vie qu’elle n’est pas prête
à quitter. Elle est sûre qu’elle saura le fléchir. Sûre qu’il l’aime toujours. Et puis,
il ne peut pas mettre à mort la mère de ses enfants. Narcisse, l’affranchi, en est
lui aussi convaincu. Il fait tout pour que Messaline ne puisse pas accéder à
l’empereur.
Claude, toujours très déprimé, est rentré au palais. Il veut passer la nuit
tranquille, il verra Messaline le lendemain matin. En attendant, il commande un
banquet, avec beaucoup de vin pour s’enivrer. Mais pour Narcisse, pas question
d’attendre le matin. Il joue sa peau. Après sa trahison, si la jeune femme survit,
c’est lui qui sera éliminé. Pas de pitié ! Sans en informer l’empereur, il envoie la
garde prétorienne la mettre à mort.
Quand les soldats entrent dans ses appartements, ils trouvent la jeune femme
en larmes, dans les bras de sa mère. Lepida l’a rejointe pour l’assister dans ses
derniers instants. Elle lui a donné un poignard pour que sa fille meure
dignement, en bonne Romaine, en mettant elle-même fin à ses jours. Il y va de
son honneur. Mais Messaline n’a que faire de l’honneur. Elle ne veut pas mourir.
Elle n’arrive pas à plonger cette lame dans ce corps encore si jeune et si beau.
Comprenant qu’elle est perdue, elle se décide cependant à accomplir le geste
fatal. C’est le moment que choisit un soldat pour la transpercer de son glaive, la
privant ainsi d’une mort honorable. Elle avait vingt-trois ans.
Quand Narcisse vient lui annoncer la mort de Messaline, Claude ne montre
aucune émotion. Il demande juste une coupe de vin. Dans les jours qui suivent, il
jure qu’il renonce définitivement à se marier, car le mariage ne lui réussit pas. Il
ne tient pas parole et épouse Agrippine quelques mois après ce serment
d’ivrogne… Mal lui en prend : cinq ans plus tard, sa nièce l’empoisonne et fait
assassiner Britannicus dans la foulée, offrant le trône impérial à son fils Néron.
Messaline avait bien raison de se méfier d’elle.
Après sa mort, Messaline subit la damnatio memoriae. Elle est condamnée à
l’oubli. Le sénat demande que les statues la représentant soient détruites et son
nom effacé partout où il a été gravé. Mais malgré toutes ces précautions pour
occulter une des figures les plus scandaleuses de l’histoire, Messaline reste dans
toutes les mémoires.
La reine Margot
La fille publique

À l’aube du 30 avril 1573, deux jeunes femmes masquées et enroulées dans


une cape quittent le Louvre par une porte dérobée. Il s’agit de Marguerite de
Navarre, dite la reine Margot, et d’Henriette de Nevers, sa meilleure amie. Elles
sont pâles et défaites sous leur capuche. Elles n’ont pas dormi de la nuit.
Impossible de fermer l’œil, dans l’attente du châtiment réservé ce matin à leurs
amants. Joseph Boniface de La Molle et Annibal de Coconas doivent avoir la
tête tranchée. C’est la fin de leur calvaire.
Accusés d’avoir conspiré contre le roi Charles IX, les deux hommes ont été
abominablement torturés par les bourreaux de la prison du Châtelet. Leurs
ongles ont été arrachés mais aussi une partie de leurs dents, des lambeaux de leur
chair. On les a brûlés. Leurs jambes ont été broyées. Ils ont dû ingurgiter des
litres d’eau. Ce ne sont plus que des loques sanguinolentes.
Leur crime ? Avoir tenté de faire évader Henri et Marguerite de Navarre du
Louvre pour qu’ils puissent rejoindre le parti des protestants. Pour Catherine
de Médicis, c’est une véritable trahison. Pas question de clémence, même si sa
fille doit en mourir de chagrin. Une fois coupées, les têtes des deux conjurés
seront exposées sur la potence de l’infamie. Leur corps sera scié en quatre
morceaux, suspendus aux principales portes de Paris.
Margot, en ce matin de printemps sur la place de Grève, souffre comme une
damnée. Ce n’est pas la première fois qu’elle assiste à une exécution capitale.
Depuis l’enfance, la fille d’Henri II a vu se dérouler les pires atrocités. À cette
époque marquée par les guerres de religion, la mort est partout. On ne compte
plus les gibets dispersés dans les campagnes, où le balancement des pendus
rythme des heures terribles. Mais cette fois-ci, il s’agit d’un homme qu’elle
aime. Pour sauver ce corps qu’elle a tant caressé, Marguerite a demandé à
genoux la grâce de La Molle à son frère Charles IX. En vain. Devant son
insistance, il l’a même menacée du couvent. Bien que très malade et affaibli, le
roi ne s’est pas laissé attendrir. Il n’a jamais hésité à sacrifier les amants de sa
sœur adorée. Gare à celui qui est aimé d’elle : il se fait autant de rivaux et
d’ennemis qu’elle a de frères. Le comte de La Molle avait peu de chances
d’échapper à l’échafaud. Margot l’aimait trop.
Ce 30 avril, elle pleure la mort atroce de son amour. Elle a tenu à être là pour
que Joseph Boniface de La Molle sache qu’il n’est pas seul en ses derniers
instants. Leurs regards doivent se croiser une dernière fois. Elle ne peut retenir
un sanglot quand la charrette arrive. Les deux corps suppliciés ont bien du mal à
en descendre. Malgré ses souffrances, La Molle affronte la hache du bourreau
avec courage. Après avoir demandé que ses dettes soient honorées et les gages
de ses serviteurs payés, il s’écrie : « Dieu ait merci de mon âme, et la benoîte
Vierge ! Recommandez-moi aux bonnes grâces de la reine de Navarre et des
dames. » Il meurt en galant homme, comme il a vécu. La jeune femme est
désespérée.
La nuit qui suit l’exécution, Marguerite et sa complice, Henriette de Nevers,
sortent du Louvre et retournent sur les lieux du supplice. Elles achètent au
bourreau les têtes de leurs amants. Deux de leurs laquais montent les récupérer
en haut de la potence. On voit alors cet étrange équipage, deux jeunes femmes
richement vêtues, ouvrir un linge pour y enfouir des têtes. Et, ici, la légende
varie. Certains soutiennent que Margot a fait embaumer la tête de La Molle et l’a
baisée sur les lèvres régulièrement, jusqu’à ce qu’elle soit trop dégradée.
D’autres racontent que les deux amantes se sont contentées de les enterrer
chrétiennement dans le cimetière de Montmartre. Un acte macabre et
romantique.
Les jours suivants, Marguerite, qui aime chanter en s’accompagnant d’un
luth, a dédié ses vers à son amour perdu, lui offrant ses larmes qui « ne sont plus
que le sang de mon âme ».
Leur amour n’a duré que quelques semaines, mais il lui semble éternel.
Joseph Boniface de La Molle était l’un des principaux conseillers et favoris du
duc d’Anjou, le petit frère de Margot. Quand ils se rencontrent, en février 1573,
le comte de La Molle est réputé pour être l’un des plus beaux hommes de la
cour, malgré ses quarante ans. Il est grand, les cheveux châtains, musclé et
élancé, avec des jambes à faire pâlir d’envie le duc de Guise. Il a une belle
prestance et sa mise est d’un raffinement exquis. La barbe taillée en pointe
comme le veut la mode, il sourit largement, révélant une dentition parfaite, une
rareté. Il a un charme fou et ne s’en montre pas avare. Les dames l’adorent. Il
paraît qu’il caresse divinement bien. Très pieux, il amuse par sa manie d’aller à
la messe aussi souvent qu’il fait l’amour, six ou sept fois par jour.
Il ne peut que plaire à Marguerite dont les sens sont toujours en éveil. La
Molle a le double de son âge. Il l’impressionne et la domine comme un père, ce
qui ne déplaît pas à la belle. Il lui apprend des raffinements amoureux qui
l’enchantent. Cet amant aguerri lui fait découvrir la jouissance et la plénitude des
sens. Avec lui, son corps exulte. Ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. La
Molle suscite la jalousie de ses trois frères qui ressentent chaque liaison de leur
sœur comme une trahison.
Le 1er mai, le jour qui suit l’exécution, elle apparaît devant la cour
entièrement vêtue de noir. Elle porte le deuil de son amant. Une insolence vis-à-
vis de sa mère et du roi son frère qui l’ont condamné. Elle a ceint sa taille d’une
chaîne en argent constituée de têtes de mort. Selon la légende, elle gardera toute
sa vie le cœur de ses amants dans des aumônières précieuses accrochées à sa
ceinture. Mais le deuil sied mal à Margot et le noir lui rappelle trop sa mère. Elle
arbore de nouveau des robes aussi éclatantes que ses vingt ans. La seule façon
pour elle de guérir d’un chagrin d’amour est de retomber amoureuse. Elle ne
peut pas se passer d’homme.
Bien sûr, elle a un mari, mais elle ne l’a pas choisi. Leur mariage a été
célébré neuf mois plus tôt, le 18 août 1572. La fête a tourné au cauchemar.
Moins d’une semaine après la cérémonie, le 24 août, jour de la Saint-
Barthélemy, alors que Paris était encore en liesse, tous les invités protestants de
la noce ont été assassinés. Ce n’est pas ce que voulait au départ Catherine de
Médicis, qui donnait sa fille catholique au protestant Henri de Navarre dans le
but de réconcilier les deux partis. Mais au dernier moment, la reine mère a eu
peur que les protestants prennent l’avantage et elle a profité de la présence à
Paris de tous leurs leaders pour décimer leur camp. Une vingtaine de personnes
seulement devaient être assassinées, à commencer par l’amiral de Coligny, chef
du parti huguenot – pourtant un proche de Charles IX, qui l’aimait si tendrement
qu’il l’appelait « mon père ». Mais le roi, à l’esprit fragile, s’est rangé
douloureusement à l’avis de sa mère. Il en a même rajouté : « Tuez-les tous ! a-t-
il dit dans sa folie. Qu’aucun d’entre eux ne puisse venir me le reprocher ! »
Dans la nuit du 24 août, les soldats du roi ont commencé à assassiner les
chefs huguenots. Mais très vite, les choses ont dégénéré. Le peuple, chauffé à
blanc par les récentes guerres de religion, a cru à l’hallali contre tous les
protestants. Les Parisiens sont descendus dans la rue, le couteau à la main, ivres
de haine et de sang. Au Louvre, les nobles protestants ont été poursuivis dans les
corridors. Charles IX n’a voulu en épargner que trois : personne ne devait lever
l’épée sur son chirurgien Ambroise Paré, sur la nourrice qui s’occupe de lui
depuis l’enfance et sur son amoureuse, Marie Touchet. Que Dieu décide du sort
de tous les autres ! Mais Dieu, cette nuit-là, était absent. Bientôt les cadavres ont
jonché les dalles du palais, ruisselantes de sang. Marguerite elle-même a failli y
passer.
Elle ne savait rien. Avant la curée, Catherine de Médicis s’est enfermée dans
sa chambre avec une de ses filles aînées, Claude. Quand Marguerite est venue
bavarder avec elles et leur dire bonsoir, leur mère lui a demandé de regagner
rapidement sa chambre. Claude, en larmes, l’a retenue par le bras. Mais
Catherine a insisté. Quand Marguerite a dû traverser le Louvre, elle a compris de
quoi sa sœur avait peur. Partout des hommes armés, des poignards, du sang, des
corps suppliciés. Elle aussi était en danger, elle qui venait d’épouser un
huguenot. En plus de la peur, Marguerite a ressenti une immense douleur. Elle a
compris que sa mère ne l’avait pas protégée. Elle s’est sentie abandonnée. Henri
de Navarre, son mari, a été sauvé. Charles IX lui a demandé d’abjurer sa foi
protestante pour avoir la vie sauve, ce que le Béarnais a accepté. Il aime Dieu,
mais il le croit bien au-dessus de toutes ces passions destructrices. Dieu
comprendra qu’il lui préfère la vie. Ce n’est pas la dernière fois qu’il change de
religion. Plus tard, redevenu protestant, il conviendra à nouveau que « Paris vaut
bien une messe » pour pouvoir devenir Henri IV, roi catholique de France.
Le lendemain, le jour s’est levé sur une ville rouge de sang. Des milliers de
morts s’entassaient dans les rues, les yeux encore ouverts sur l’horreur de la nuit.
On les a jetés dans la Seine. Après la Saint-Barthélemy, le mariage de
Marguerite de Valois et d’Henri de Navarre est entré dans l’histoire sous le nom
de « noces vermeilles ». Tous deux n’avaient que dix-neuf ans quand ils ont dû
faire face à cette horreur. Depuis, craignant la vengeance des protestants,
Catherine de Médicis et Charles IX retiennent Henri et Marguerite de Navarre en
otages au Louvre. Ils n’ont pas le droit d’en sortir. Le roi et sa mère ont proposé
à Marguerite de la démarier du Béarnais : leur union n’a plus beaucoup de sens
après ce qui vient de se passer. Mais elle a refusé, par loyauté envers son mari.
Marguerite de Navarre ne sera jamais du côté des bourreaux.
Elle n’est pas amoureuse d’Henri. Lui non plus. Ils ont pourtant tout pour se
plaire. Marguerite, surnommée « la perle des Valois », est une des plus belles
filles de Paris. Une brune aux cheveux noirs qu’elle aime porter entremêlés de
perles. Les perles sont les bijoux les plus appréciés de l’époque. On en met
partout, les hommes comme les femmes. Sur les costumes, accrochées aux
oreilles, dans la coiffure, sur les chapeaux…
Son visage est ovale, ses yeux bruns et brillants, son nez un peu long. Son
front est vaste et sa bouche fine et joliment dessinée, comme on les aime alors.
Elle est très fardée, ainsi que le veut la mode. Elle met de la poudre de riz sur
son visage et accentue ses sourcils avec de la mine de plomb. Une pâte de
géranium lui sert de rouge à lèvres. Elle embaume le musc et l’œillet blanc, des
senteurs élaborées par le grand parfumeur de la cour, maître René. Elle est
grande et mince, joliment faite. Elle a de très beaux seins et sa gorge est superbe,
mise en valeur par des robes profondément échancrées, parfois jusqu’aux tétons.
La blancheur de sa peau est réputée. « C’est l’aurore », s’écrie Ronsard en la
voyant.
Ce beau corps est animé par un esprit vif et ardent. Elle a reçu une éducation
royale, sait parfaitement lire et écrire le français imposé par son grand-père
François Ier. Elle puise volontiers dans la bibliothèque de sa mère, une grande
intellectuelle, les livres des philosophes Platon, Homère, Plutarque. Elle partage
avec Catherine de Médicis le goût pour Virgile, pour Sophocle et pour Dante,
qu’elles lisent en italien. Très pieuse, habituée depuis l’enfance à suivre
plusieurs messes par jour, elle se plonge dans la Bible et a une passion pour le
latin. Elle parle également l’espagnol, qu’elle peut pratiquer de temps en temps
avec sa sœur aînée, Élisabeth, mariée au roi d’Espagne.
Elle sait jouer du luth et c’est une danseuse accomplie. La danse fait partie
de l’éducation d’une princesse comme la chasse pour les princes ; elle doit
apporter le maintien inhérent à la majesté. Il faut incarner sa royauté et imposer
par sa prestance l’admiration et le respect. Être bonne danseuse est une nécessité
de la vie mondaine. C’est particulièrement important sous le règne de Catherine
de Médicis, qui organise de nombreux bals pour rapprocher catholiques et
protestants. À force de danser ensemble, ils vont bien finir par s’entendre…
Enfin, Marguerite est aussi une excellente cavalière. Le cheval est le moyen de
transport de l’époque et les écuries de Catherine de Médicis sont pleines de
superbes étalons.
Comme tous les membres de la famille royale, Marguerite est
magnifiquement parée. Les princes doivent en imposer dès qu’ils apparaissent.
Héritiers de la couronne par droit divin, ils se doivent d’incarner cette divinité.
Pas question de ressembler à un simple mortel. Leur costume doit frapper
l’imagination du peuple. Marguerite joue le jeu avec bonheur. La mode est
extrêmement luxueuse et raffinée. La jeune femme est habillée comme les fées
que l’on rencontre dans les contes pour enfants.
C’est la mode du vertugadin, une sorte de crinoline, jupon armé de fer ou
d’osier et renforcé au niveau de la taille de telle façon que le haut du corps
apparaît comme posé sur un guéridon de tissu. Cette silhouette très particulière
de femme-tronc vient d’Espagne et si ces dames veulent circuler aisément,
mieux vaut des couloirs larges ! Au Louvre, c’est parfait.
Chaque matin, Marguerite superpose plusieurs jupons, qu’elle recouvre
d’une ample jupe de taffetas ou de soie. Elle endosse une chemise blanche en
fine batiste ornée de dentelle qu’elle resserre par un corset lacé serré qui fait
ressortir la taille et les seins. Elle enfile par-dessus les manches, du même tissu
que la jupe, comme des gants. Elle y ajoute moult rubans et bijoux, dont des
pierres précieuses qui brillent de tous leurs feux. C’est l’époque de la fraise
godronnée. Les robes de bal, elles, ont un long col de dentelle qui s’élève
derrière la nuque. On porte des perruques de toutes les couleurs, rouge, rose,
noir, bleu ciel, vert, doré… Marguerite les adore rousses et bouclées. Le Louvre
n’a jamais été si coloré. Chaque tenue coûte une fortune, et la princesse de
France en a une centaine. Marguerite aime les couleurs vives : le rouge, le rose,
l’orange égayent son humeur. Elle chausse des mules richement brodées et des
bas retenus par des jarretières.
Mais on n’est pas obligé de souscrire à cette mode chargée. Diane de Poitiers
refusait le vertugadin et préférait les robes fluides près du corps, dans des tons
sobres. Catherine de Médicis porte du noir depuis la mort en tournoi de son mari
Henri II.
Les hommes ne sont pas en reste. Des collants opaques unis et des chausses,
déclinés dans tous les tons, mettent leurs jambes en valeur. En haut, une chemise
blanche dont les manches très larges sortent d’un pourpoint qui épouse leur torse
et termine en pointe sur une culotte bouffante coupée en haut de la cuisse. Une
coquille brodée avantageusement protège leur entrejambe. À leur ceinture, une
épée et un poignard ; sur les épaules, une cape.
On se couvre de bijoux. Hommes et femmes ont des bracelets aux poignets,
des colliers au cou, des bagues à tous les doigts et des boucles d’oreilles. La
mode n’a jamais été aussi précieuse. Mais tout cet apparat est réservé aux
catholiques. Les protestants, beaucoup plus sobres, portent un simple costume
noir orné d’une collerette blanche. Pas de croix ni de signes ostentatoires.
C’est le cas d’Henri de Navarre quand il arrive à la cour de France pour
épouser Marguerite de Valois. Il est d’autant moins adepte des fantaisies
vestimentaires qu’il vient de perdre sa mère, Jeanne d’Albret, chantre du
protestantisme, réputée pour sa rigueur morale. Elle est morte de la tuberculose
deux mois avant les noces.
Henri le Béarnais connaît bien la famille royale. Filleul d’Henri II et de
Catherine de Médicis, il a grandi en partie avec les enfants de France, ses petits-
cousins. Il participait au tour de France organisé par Catherine de Médicis qui,
pendant trois ans, a arpenté le pays pour que ses enfants – surtout ses fils,
appelés à régner – se familiarisent avec leur royaume. Il a le même âge que
Marguerite, ils se sont côtoyés pendant l’enfance mais il ne l’a pas vue depuis
six ans. Il est frappé par sa beauté, pourtant elle n’est pas et ne sera jamais son
genre.
La réciproque est vraie. Pour Marguerite, Henri a beau être un prince de
sang, c’est un paysan. Il a grandi dans le château familial, en pleine campagne
béarnaise, a partagé les jeux des petits fermiers du coin et, plus tard, a chassé en
leur compagnie. Non seulement il est habillé de façon sommaire mais, en plus, il
sent mauvais. Henri de Navarre ne se lave jamais. Tout juste acceptera-t-il de
nettoyer ses pieds pour son mariage. Comme la plupart des Français à l’époque,
il est persuadé que la saleté protège des maladies. Selon les croyances d’alors,
elles passeraient à travers la peau sur laquelle il est bon de maintenir une couche
de crasse, barrière protectrice naturelle.
Celle d’Henri de Navarre est épaisse car il aime, comme il le dit lui-même,
son fumet. Le sien et celui de ses maîtresses. Il trouve les odeurs corporelles
aphrodisiaques. Il demandera même à une de ses amantes, qui se trempait parfois
dans l’eau, de ne plus le faire. Et il en rajoute : en plus de son odeur naturelle, il
sent l’ail, qu’il croque à longueur de journée, persuadé là encore que c’est bon
pour la santé. Il a été élevé ainsi. À sa naissance, il a reçu le « baptême
béarnais », qui consiste à frotter les lèvres du nouveau-né avec de l’ail et à lui
faire respirer une coupe de vin dans le but de prévenir les maladies. Il en a
toujours une gousse dans sa poche.
Cela n’emballe pas Marguerite, princesse de sang, fille de France, habituée
dès l’enfance à prendre un bain par semaine et à faire tous les jours une toilette
de chat. Ses beaux cheveux noirs sont régulièrement lavés à l’œuf. Elle parfume
tous les coins et replis de son corps et n’est absolument pas séduite par le fumet
de son promis. Elle ne voit pas que, sous ses façons un peu rustres, Henri de
Navarre est un esprit brillant et un fin politique, un excellent observateur doté
d’une très grande intelligence des situations. Elle ne pressent pas qu’un jour il
sera le bon roi Henri IV. Pour l’instant, elle ne voit en lui qu’un péquenaud,
héritier d’un tout petit royaume, et elle l’épouse de mauvaise grâce.
Leur mariage est célébré en grande pompe à Notre-Dame. Elle à l’intérieur
et lui sur le parvis, car les protestants refusent d’entrer dans les églises. C’est
devant le cardinal de Bourbon, oncle d’Henri, que Marguerite doit prononcer le
fameux « oui » qui fera d’elle la reine de Navarre. Un « oui » qui a bien du mal à
sortir… Au point que son frère Charles IX devra lui donner un coup sur la nuque
afin qu’elle réagisse et que son cri passe pour un acquiescement.
Leur tiédeur réciproque ne les a pas empêchés de consommer leurs noces.
Conscients de leur rôle politique et ayant suffisamment de tempérament tous les
deux, ils l’ont fait sans trop se forcer. Ce n’est pas une première fois, ni pour
l’un ni pour l’autre. Il y a belle lurette que Margot n’est plus vierge et Henri
de Navarre, qu’on surnommera plus tard le Vert Galant, a déjà une belle
réputation de trousseur de jupons.
« Jeunes tous deux et de tempérament gaillard que nous étions, la reine et
moi, pouvait-il en être autrement ? » dit-il. Elle ajoute : « Nous étions tous deux
au jour des noces l’un et l’autre si paillards qu’il était plus qu’impossible de nous
en empêcher. » Le mariage est consommé. Il le sera chaque fois que nécessaire,
puisqu’il faut bien assurer une descendance, mais c’est dans d’autres bras que
chacun trouvera la passion et le bonheur amoureux.
Marguerite aurait préféré passer sa nuit de noces avec le bel Henri de Guise.
Elle le connaît lui aussi depuis l’enfance. C’est son premier amour. Mais il a été
brisé par sa mère et ses frères.
Les Guises sont l’une des familles les plus puissantes du royaume, chefs de
file des catholiques. À la mort d’Henri II, en 1559, après le tournoi où il a reçu la
lance de son adversaire dans l’œil, ils se sont emparés des ministères de la
Guerre, des Finances et des Affaires étrangères. Descendants de Louis XII, ils
sont en rivalité directe avec les Valois. Aussi Catherine de Médicis les tient-elle
à l’œil. Mais l’imprudente Marguerite n’a pas pu s’empêcher de tomber
amoureuse du fils aîné. Henri de Guise est lui aussi séduit. Son cœur le porte
vers elle, son ambition également. Une union avec Marguerite de France le
rapprocherait du trône qu’il convoite. À seize ans, la jeune princesse est bien
belle et déjà aguerrie aux jeux de l’amour. Ce sont ses frères qui l’ont initiée.
Marguerite et ses frères, c’est toute une histoire – d’amour et de haine. Les
fils de Catherine de Médicis sont malsains, physiquement et psychologiquement.
François II, l’aîné, le dauphin, devenu roi à la mort de leur père, n’a pas
vraiment compté pour Marguerite. Il était de neuf ans son aîné et ils ont grandi
séparément. Il passait sa vie à chasser, laissant les Guises décider à sa place.
Nerveux, instable, malingre, contrefait, une épaule plus basse que l’autre, il ne
pouvait respirer que la bouche ouverte. Il souffrait terriblement d’un abcès à
l’oreille et la tuberculose le dévorait. Ses testicules n’étaient pas descendus. Sa
jeune épouse, Marie Stuart, était toujours vierge quand il est mort, usé, à dix-sept
ans.
Charles IX avait dix ans quand il lui a succédé sur le trône. Catherine de
Médicis est devenue régente jusqu’à sa majorité. Il a trois ans de plus que
Margot. Il serait beau si la folie ne se lisait pas déjà sur ses traits. Il aime chasser,
lui aussi, et prend un malin plaisir à égorger l’animal vaincu et à plonger les
mains dans ses entrailles sanglantes. Il ne s’entoure que de protestants et devient
encore plus fou après la Saint-Barthélemy. Depuis le massacre, il souffre
d’hallucinations auditives : il entend les cris des victimes et fait cauchemar sur
cauchemar. Il se sent terriblement coupable devant Dieu. Il somatise tellement
qu’il finit même par suer du sang. Il meurt d’une pleurésie un mois avant ses
vingt-quatre ans.
C’est au tour d’Henri III d’entrer en piste. C’est le plus beau et le plus
intelligent des fils de Catherine de Médicis. Et, de loin, son préféré. Il est grand
et mince, de belle prestance, mais il n’échappe pas aux tares physiques des
Valois, avec une fistule à l’œil et un abcès sous l’aisselle.
Enfin, le dernier fils né est le seul qui mourra sans avoir régné, François
d’Anjou, dit le Moricaud, un avorton sans grande intelligence. Il ne cessera de
comploter contre ses frères pour tenter de jouer un rôle politique plus important.
Il est connu pour ses rébellions et ses trahisons, et voue une passion pour sa sœur
Marguerite.
Marguerite a également deux grandes sœurs, bien plus âgées qu’elle et
mariées très jeunes. Elle les a peu côtoyées. Élisabeth, devenue reine d’Espagne,
mourra à vingt-trois ans alors qu’elle est enceinte de cinq mois et Claude,
duchesse de Lorraine, mourra en couches à vingt-sept ans, au grand désespoir de
sa mère. Des dix enfants d’Henri II et Catherine de Médicis, deux seulement
dépasseront la trentaine : Marguerite et Henri III.
Marguerite a grandi entourée de ses trois frères. Ils ont pour elle un amour
possessif. Ils la trouvent belle, à juste titre, et d’une santé insolente. Elle leur
appartient comme ils appartiennent à leur mère. Est-ce le poids de la figure
maternelle ? Charles, Henri et François ont bien du mal à devenir des hommes.
Ils semblent hésiter en permanence sur leur identité sexuelle, s’habillant avec les
vêtements de leurs sœurs, couchant avec garçons et filles.
Leur sœur Margot est la première femme de leur vie. Dès l’enfance, elle est
caressée, tripotée par ses frères qui adorent soulever ses jupons et explorer ses
replis secrets. Comme c’est curieux, une fille, comme c’est facile à soumettre !
Quelle chance de pouvoir porter toutes ces belles robes et se couvrir de bijoux !
Henri est particulièrement attentif à l’apparence de sa sœur. C’est lui qui lui
apprend à s’habiller et à se tenir dans le monde. Quand elle se prépare pour son
premier bal, Henri enfile sa robe et lui montre comment déambuler sur ses mules
à talons. Il adore les vêtements. Les robes, les étoffes, les bijoux le passionnent.
Il lance la mode des bijoux pour hommes. Il porte des perles à ses oreilles, des
pierres précieuses et des plumes sur ses chapeaux, suivi par ses « mignons »,
ainsi qu’on appelait alors les serviteurs. Devenu roi, il s’est constitué une garde
personnelle de quarante-cinq « mignons », choisis autant pour leurs qualités
esthétiques et leur élégance que pour leurs talents de bretteurs et leur loyauté
sans faille.
Henri est un curieux personnage, incestueux. L’écrivain Brantôme,
chroniqueur de l’époque, décrit la relation fusionnelle entre le frère et la sœur :
« Ils paraissaient s’aimer, comme s’ils n’étaient qu’un corps, une âme et une
même volonté. » Henri embrasse Margot sur la bouche en l’appelant « ma mie ».
Tout le monde remarque comme ils dansent bien ensemble. Est-ce parce qu’ils
ont fait l’amour ? Henri a-t-il pris la virginité de sa sœur un soir de bal dans une
alcôve du Louvre ? S’est-il félicité d’être le premier à posséder ce beau corps ?
C’est vraisemblable. Le corps de Margot est propriété familiale. On a le droit de
la caresser, de la pénétrer, de la faire gémir et crier, couchée dans un lit, relevée
contre un mur du palais. Margot se laisse prendre et envahir par le plaisir, sans
remords et sans traumatismes de l’inceste subi. Elle se donne à la jouissance
sexuelle avec un total sentiment d’impunité qu’elle gardera toute sa vie. Sa
grande piété religieuse n’y changera rien. Son sexe est son royaume, la
jouissance sa couronne.
Quand elle tombe amoureuse d’Henri de Guise, il a vingt ans. Elle en a seize
et n’est plus vierge depuis deux ans. Il se prend d’une passion folle pour cette
fille au corps facile. Elle désire avec ardeur ce jeune guerrier blond, aux muscles
bien dessinés et à l’assurance royale. Elle le connaît depuis l’enfance, c’est
presque un frère. Mais lui a vraiment l’air d’un roi. La jeune fille s’exalte,
s’enfièvre, se donne encore et encore. Elle succombe sous les caresses de son
amant. Elle aime. Mais c’est un amour interdit par les rivalités de leurs deux
familles. Marguerite et le jeune duc se retrouvent en cachette.
Henri fait espionner sa sœur pour savoir de qui elle est amoureuse et quand il
l’apprend, il est furieux. Sans se soucier de ses sentiments ni de son bonheur, il
prévient sa mère qui demande à Margot de cesser immédiatement de fréquenter
ce garçon. Catherine de Médicis n’a jamais eu beaucoup d’indulgence pour elle.
Elle aimait ses filles aînées, mais celle-là, elle la garde à distance. Marguerite lui
rappellerait-elle trop Diane de Poitiers, la maîtresse de son mari ? C’est Diane
qui donnait du plaisir au roi, quand elle-même ne lui faisait que des enfants.
Catherine de Médicis est une femme humiliée.
Elle est née à Florence la même année que son futur mari, Henri II. Ses
parents sont morts peu après sa naissance et elle est la seule héritière de
l’immense fortune des Médicis, richissimes banquiers et négociants. Henri II l’a
épousée pour son argent. Lui-même n’était pas destiné à régner. Jamais on
n’aurait mis une roturière sur le trône de France. C’est le destin qui l’a placée là.
Cette « fille de commerçants », comme on la surnomme à la cour de France,
n’est pas une beauté. Les yeux et le nez épais, des traits lourds, un visage
inexpressif… Mais ce physique grossier cache une grande intelligence et
beaucoup de finesse. Son éducation est parfaite et sa culture immense. Cela ne
suffira pas pour qu’Henri II tombe amoureux d’elle. De toute façon, son cœur est
pris. Depuis son plus jeune âge, la femme de sa vie est Diane de Poitiers. Malgré
ses vingt ans de plus, elle est encore très belle. C’est elle qui l’a initié aux joies
de l’amour physique et elle gardera toute sa vie une emprise érotique sur lui.
Catherine de Médicis doit se contenter d’un ménage à trois. Elle a
l’intelligence de faire bonne figure, mais elle souffre en silence, car elle est
tombée amoureuse d’Henri II. Le deuxième fils de François Ier est très séduisant.
C’est un beau brun, à la barbe douce et à l’œil ardent. Il est grand et élancé, très
athlétique. Excellent cavalier, grand chasseur, il est habile à l’escrime et manie
sa lance avec dextérité dans les tournois qu’il affectionne particulièrement. Il est
intelligent sans être intellectuel. Il mûrit longtemps ses décisions avant d’agir et
sait garder son calme en toutes circonstances. Catherine l’adore, mais lui ne la
voit pas.
C’est Diane, satisfaite de cette rivale inoffensive, qui doit le pousser dans le
lit de sa femme pour qu’il ait une descendance légitime. Il fait son devoir, mais
jamais l’amour. Pendant dix ans, Catherine reste stérile, jusqu’à ce que Fernel,
grand médecin de l’époque, comprenne qu’Henri a une malformation qui
l’empêche de procréer. L’urètre s’ouvre dans la face inférieure de son pénis au
lieu de son extrémité. Il leur suffit de changer de position. Cela fonctionne si
bien que Catherine va mettre au monde dix enfants en douze ans. Henri lui fait
l’amour mécaniquement, il ne s’attarde jamais auprès d’elle une fois le coït
terminé. Et quand son dernier accouchement se passe mal, il considère qu’il vaut
mieux en rester là et cesse de l’honorer. Elle n’a que trente-sept ans, et plus
jamais un homme ne la touchera.
Elle est très jalouse de Diane. Au risque de souffrir, elle veut comprendre ce
que partagent les deux amants et creuse un trou dans le mur de leur chambre
pour les regarder faire l’amour. Elle n’en revient pas. Leur union sexuelle dure
des heures, une position succède à une autre, Henri se sert de sa bouche pour
donner du plaisir à sa maîtresse, il caresse tout son corps. Les deux amants
s’épuisent, reprennent leurs forces et recommencent encore et encore. « Du lit au
tapis, faisaient de grandes folâtreries. » Pour Catherine, c’est une révélation.
C’est donc cela, l’amour ? Jamais elle ne l’avait imaginé ainsi. Cette joie
sensuelle, ce n’est pas pour elle. Elle ne la connaîtra jamais. Elle est terriblement
mortifiée.
Quand Henri II meurt à quarante ans, Marguerite n’a que six ans. Diane
s’efface de la cour, Catherine reste seule en scène. Elle ne s’habillera plus
désormais qu’en noir, portant à la fois le deuil de son époux et celui de son sexe.
Elle devient une reine mère qui reporte toute son ambition sur ses enfants. Elle
les aime tous sauf Marguerite qui, durant son enfance, quémandera en vain un
regard, un sourire de sa mère. La petite princesse était la préférée de son père.
Elle est belle et sensuelle comme l’était Diane. Comme Diane, c’est une putain,
pense Catherine. Diane s’occupait beaucoup de la fillette, lui apprenait à prendre
soin d’elle et à se mettre en valeur. Margot a sans doute choisi comme modèle
féminin une Diane désirée et fêtée plutôt que sa mère à la féminité humiliée. Elle
est la fille que Diane et Henri auraient pu avoir. Catherine lui en veut et s’irrite
de sa santé éclatante quand ses autres enfants sont si fragiles et débiles. Elle ne
l’aime pas et c’est sans pitié qu’elle met donc fin à ses amours avec Guise.
Pour tromper son chagrin, Henri de Guise part guerroyer. Marguerite fait
une dépression. Pendant des semaines, la fièvre va s’emparer de ce corps brûlant
d’amour. Ses bourreaux, sa mère et son frère Henri, sont à son chevet. Ils
l’aiment mieux quand elle est malade. Peu à peu, elle se remet. Rusée, elle fait
mine d’avoir oublié Guise. Mais dès qu’il revient de la guerre, elle le retrouve.
Leur passion grandit encore dans la clandestinité. Guise n’entre plus dans la
chambre de son amoureuse qu’en grimpant à une corde qu’elle jette de sa
fenêtre. Et ils s’aiment pendant des heures, se caressant jusqu’à épuisement des
sens, leurs bouches et leurs cris mêlés mettraient Catherine de Médicis en rage si
elle les entendait.
Mais Marguerite va commettre une erreur. Elle ne peut s’empêcher d’écrire
des mots doux à son aimé. Et lui, du bois dont on fait les plus beaux feux, lui
répond avec la même flamme. Marguerite, si jeune, si naïve, confie ces
témoignages d’amour tendre à sa dame de compagnie. C’est oublier qu’au
Louvre, centre névralgique du pouvoir, le cynisme est roi. La dame de
compagnie, espérant quelque faveur, s’empresse de transmettre ces preuves à
Henri, qui les lit aussitôt devant sa mère. Furieux, ils convoquent Marguerite
devant le tribunal familial, le plus dur qui soit. La belle est rouée de coups par
ses frères jaloux qui l’affublent des pires noms sous le regard impassible de leur
mère.
De son côté, Henri de Guise a senti le vent mauvais. Il se réfugie chez son
oncle, le cardinal de Reims, qui lui conseille de convoler loin de Marguerite
de Valois. Sa vie en dépend ! Il obéit rapidement en épousant une filleule de
Catherine de Médicis. La famille de Valois est invitée à ses noces et la reine
mère, cruelle comme le sont ceux qui placent la politique au-dessus de tout,
oblige Marguerite à danser avec le marié. Qu’importe si son cœur est brisé, cela
ne se voit pas. Puis la vie reprend son cours au Louvre.
Après l’affaire Guise, dont toutes les cours d’Europe ont fait des gorges
chaudes, Catherine veut absolument marier sa fille. En attendant de la caser, on
lui donne à boire chaque jour un cocktail de jus d’oseille, de moutarde et de
poivre censé calmer ses ardeurs sexuelles, cause de tous les maux. On essaie de
la marier avec le fils du roi d’Espagne, avec le roi du Portugal, mais ils ne
veulent pas de cette dévergondée. Catherine de Médicis pense alors à Henri de
Navarre, héritier du Béarn, de la Gascogne et des Pyrénées. Certes, c’est un
huguenot, mais justement, ce mariage peut être un signe fort de réconciliation.
Jeanne d’Albret, la mère d’Henri, s’est d’abord montrée réticente. Ensuite,
elle s’est rangée à l’avis de Catherine de Médicis, sa cousine. Venue rencontrer
Marguerite et signer le contrat de mariage, la très puritaine Jeanne d’Albret a été
choquée par cette cour dissolue où les hommes portent des boucles d’oreilles et
où les fêtes succèdent aux fêtes. Le Louvre, à cette époque, c’est Ibiza avant
l’heure. En plus chic et plus dangereux. Rendant compte de sa visite à son fils,
Jeanne lui écrit ce qu’elle pense de sa promise et de sa future belle-famille :
« Quant à Margot, elle est belle, bien avisée et de bonne grâce, mais nourrie en
la plus maudite et corrompue compagnie qui fût jamais. » Henri est prévenu.
Une fois mariés, Marguerite et Henri de Navarre sont deux face à cette
terrible famille. Ils concluent un accord tacite, une alliance politique pour faire
front. Auraient-ils pu s’aimer ? Entre eux, il y aura toujours la Saint-Barthélemy.
Leur lit nuptial est entouré de cadavres qui les regardent faire l’amour. Il y a de
quoi refroidir les ardeurs les plus folles. Ils ne passeront que quelques nuits
ensemble puis partiront aimer ailleurs, sans aucune jalousie de part et d’autre.
Les occasions érotiques ne leur manquent pas. Prisonnier au Louvre, le
Béarnais est vite séduit par la belle Charlotte de Sauve, le plus beau fleuron de
l’escadron volant de Catherine de Médicis. C’est ainsi que l’on surnomme le
cercle de jeunes et jolies femmes qui entourent la reine mère. Leur mission est
de séduire les hommes les plus importants de la cour dans l’idée de recueillir
leurs confidences sur l’oreiller. Lesquelles sont immédiatement rapportées à
l’oreille de Catherine de Médicis. Ces amazones connaissent toutes les caresses
qui enivrent et épuisent les hommes, privilégiant celles qui évitent de tomber
enceintes. Ce sont des putains de luxe qui allient à la beauté une intelligence et
un charme certains. Elles ont le sexe stratégique.
Marguerite côtoie ces femmes depuis toujours. Petite fille, elle était fascinée
par leur beauté et leur liberté sexuelle. Elle a imaginé leurs voluptés et s’est bien
promis de les connaître à son tour. Plutôt être une pute aimée et caressée qu’une
femme comme sa mère. Elle s’est juré de ne jamais être cette créature cachée
derrière un mur qui regarde les autres faire l’amour.
Charlotte de Sauve couche avec Henri mais aussi avec le petit frère de
Margot, le Moricaud, François d’Anjou. Charlotte a, comme le dit Henri de
Navarre, la « fesse alerte ». Blonde et bien en chair avec une belle et forte
poitrine, elle est beaucoup plus dans les goûts du Béarnais que son épouse. Et
c’est une espionne efficace pour sa « Madame », Catherine de Médicis, qui sait
tout ce que dit et trame son gendre.
L’idylle de son mari laisse Marguerite libre d’aimer qui elle veut. Après la
mort de La Molle, après tout ce sang versé, tous ces morts, elle n’a qu’une envie,
s’amuser et séduire. Et elle n’est pas la seule. Le Louvre n’a jamais connu une
cour aussi dissolue. Marguerite et ses amies, aussi débauchées qu’elle, sortent
fréquemment, masquées, à la recherche d’amours éphémères aussi vite
consommées qu’oubliées. Elles se conduisent comme des hommes, cherchent un
corps qui leur donne du plaisir et l’oublient aussitôt rassasiées. Si elles n’étaient
pas d’extraction noble, ces filles seraient brûlées comme sorcières. Leur seul
châtiment pourrait être de tomber enceintes.
Cela n’arrive pas à Marguerite. Elle ne sera jamais « punie » de sa lubricité –
ce qui agace encore davantage. Elle enchaîne les amants, se faisant prendre de
toutes les façons, n’importe quand et par n’importe qui de beau et bien bâti,
contre un mur du palais, sur le sol d’une rue pavée, trouvant grand plaisir dans la
dégradation et parfois la souillure. Elle aime les hommes, leur corps, leur sexe
mais aussi leur force et leur courage. Elle aime s’abandonner et s’oublier. Elle
aime comme on se venge.
C’est lors de la messe de couronnement d’Henri III qu’elle rencontre sa
nouvelle passion, Louis de Clermont, l’irrésistible seigneur de Bussy d’Amboise,
un ami du nouveau roi. Frondeur, il a l’esprit aussi aiguisé que son épée. Il aime
Marguerite pour sa beauté et son tempérament volcanique, pour sa démesure et
sa rébellion vis-à-vis de ses frères et de sa mère. Devenir son amant en titre est
dangereux, car cela suscite la jalousie des plus puissants ; Bussy d’Amboise
aime ce danger. Quand il n’est pas dans le lit de Margot, il passe son temps à se
battre en duel. Il n’a peur de rien. Marguerite l’admire. Il est tout à fait son
genre. Les amants de Margot sont en général grands, minces, bien faits, virils,
galants, doués pour les armes, l’équitation, l’amour, la danse, imprudents, imbus
d’eux-mêmes et coquets. Comme son père.
Henri III supporte mal l’insolence de l’ébouriffant Bussy d’Amboise et, lors
d’une énième provocation, il le chasse de la cour, au grand désespoir de sa sœur.
Une fois de plus, Margot verse un torrent de larmes et se retrouve seule. Henri
de Navarre a profité d’une partie de chasse pour s’enfuir du Louvre en
février 1576. Il a vite fait de rejoindre la Navarre et de redevenir protestant. Le
Béarnais réclame cependant sa femme. Il l’écrit à Catherine de Médicis : « J’ai
regret d’avoir laissé la messe et mon épouse. Je me passerai de la messe mais de
l’autre, je ne peux et je veux la ravoir. » Mais Henri III et Catherine de Médicis
préfèrent la garder au Louvre, en otage.
Marguerite fait une nouvelle dépression et se tourne vers la religion. Cette
grande lubrique est aussi une grande mystique. Elle se donne à Dieu comme elle
se donne à un homme, tout entière, prête à se mortifier et à s’avilir. C’est une
exaltée. Elle se régénère dans la lecture des grands textes. C’est aussi une
intellectuelle.
Finalement, deux années plus tard, le roi et sa mère la laissent rejoindre son
époux à Nérac où est installée la cour de Navarre. Les retrouvailles sont froides.
Leur mariage n’a jamais été aussi politique. Cela ne va pas empêcher Marguerite
de faire de Nérac une des plus jolies cours d’Europe, et une des plus admirées.
Elle est venue accompagnée de nombreuses dames d’honneur, qui distillent leur
chic et leur charme dans ce palais rustique, entièrement redécoré et enrichi par la
fille des Valois. Elle s’occupe aussi du parc, qui va devenir un vrai jardin d’Éden
où il fera bon vivre et discuter à l’abri des tonnelles. Dans la grande salle du
château, elle installe une grande bibliothèque, des tables pour jouer aux cartes,
des flambeaux, des bougeoirs partout. Elle tend son lit de draps de taffetas noir
qui font ressortir sa peau blanche.
Henri, fier de son épouse, la couvre de bijoux. Sous son influence, il accepte
de devenir élégant, mais il refuse toujours de se laver. Nérac est une cour
œcuménique où catholiques et protestants font bon ménage. Michel de
Montaigne y vient régulièrement présenter ses hommages à la reine de Navarre
en qui il voit un esprit brillant et cultivé. C’est Marguerite qui l’encourage à
coucher ses pensées par écrit sous forme d’essais. La cour de Nérac est dédiée
aux arts et aux amours galantes. Le soir, on joue la comédie et on danse. Bien
sûr, il n’y a pas que les plaisirs spirituels. Pendant que son mari s’entiche d’une
de ses suivantes de quatorze ans – à qui il fera même un enfant –, Marguerite
s’émeut pour le vicomte de Turenne. Leur amour dure quelques mois, mais
s’éteint vite car le vicomte a toutes les qualités sauf une, essentielle pour
Marguerite : il n’est pas un très bon amant. Et Margot aime l’amour à condition
qu’il soit bien fait. Au suivant !
Il s’appelle Jacques de Harlay, seigneur de Champvallon. C’est le grand
écuyer de son frère François d’Anjou, venu à Nérac pour tenter d’apaiser les
relations entre Henri de Navarre et Henri III. Il est très beau, grand, fort, aimable
et courageux. Il la dévore des yeux. Inutile de dire qu’elle se laisse facilement
séduire. Champvallon est un poète. Il va lui apprendre le romantisme. Cela lui
plaît beaucoup, à condition toutefois qu’il s’accompagne de joutes sexuelles
mémorables. Le jeune homme ne se lasse pas de caresser ce beau corps épanoui
et accueillant. Mais cette fois c’est le petit frère, François d’Anjou, le Moricaud,
qui est jaloux. Il décide brusquement de repartir et emmène le bel écuyer dans
ses bagages, privant volontairement sa sœur de son amour. Elle pleure encore
une fois. Décidément, ses frères lui auront fait verser beaucoup de larmes.
Pour se consoler, elle décide de faire un enfant, de donner un héritier à son
mari qui ne demande que cela. C’est avec peu de passion mais un grand sens des
réalités qu’Henri le malodorant rejoint la couche conjugale. Il fait avec Margot
comme son père avait fait avec Catherine de Médicis : c’est l’étalon mené à la
jument. Puisqu’il faut en passer par là, à Dieu vat. Mais il a beau s’escrimer, rien
ne vient. Au bout de quelques mois, son épouse décide de partir en cure, en vain.
La belle Margot est stérile.
Les rapports de couple se détériorent. Ils se demandent à voix haute ce qu’ils
font ensemble. Henri aime de plus en plus ouvertement d’autres femmes. Ce ne
sont pas des toquades, mais de vraies liaisons. Marguerite fait de la figuration,
elle qui est habituée aux premiers rôles. Dans un sursaut de fierté, elle décide de
rentrer au Louvre. Elle y retrouve son Champvallon et son rôle d’amoureuse.
Mal reçue par son frère Henri III, elle choisit de s’éloigner et s’installe dans
un hôtel particulier du Marais. Elle y anime des soirées si brillantes et amusantes
qu’elle en fait un haut lieu de la vie parisienne. Voyant sa cour désertée par ceux
qui préfèrent aller s’encanailler chez Margot, le roi s’énerve et décide de chasser
sa sœur de Paris, officiellement pour protéger l’honneur des Valois. Qu’elle aille
au diable ! Elle s’en va sans avoir revu sa mère, partie se reposer à la campagne.
Marguerite est bien obligée de revenir chez son mari, qu’elle encombre tout
autant. Ballottée entre un frère et un époux qui ne veulent pas d’elle, la jeune
femme s’émancipe de ces deux hommes et se rallie à son premier amour, le duc
de Guise. Ce dernier vient de créer la Ligue, un parti ultracatholique réunissant
tous ceux qui sont hostiles à la politique du roi de France. C’est une erreur
politique, la goutte d’eau pour Henri III, qui, excédé, envoie Margot en exil en
Auvergne, à Usson. Il n’y a personne pour lui venir en aide. Catherine se range à
l’avis de son fils. François d’Anjou meurt en juin 1584 de la tuberculose. Une
fois de plus, cette fille et sœur mal-aimée se retrouve seule.
Son exil va durer vingt ans. Usson est une forteresse froide et sans charme,
érigée au sommet d’une montagne escarpée, loin de tout ce qu’elle aime. Peu à
peu, elle fait en sorte de faire venir ce à quoi elle tient le plus. Ses livres. Ses
meubles et ses robes. Ses draps de taffetas noir dans lesquels elle aime tant
dormir nue. À vingt-huit ans, elle est toujours belle. Elle a encore l’intention
d’en profiter. Isolée, Marguerite trouvera toujours des amants pour contenter son
corps avide. Parfois même des hommes de passage, bien plus jeunes qu’elle.
Durant les longues années passées à Usson, Marguerite s’épaissit jusqu’à
devenir énorme, mais sa beauté enfuie ne l’empêche pas de séduire encore. C’est
une femme qui désire et c’est la force de son désir qui séduit. Elle aura toujours
un homme dans son lit, jusqu’à la fin de sa vie.
À Usson, pour tromper son ennui, elle rédige ses Mémoires. Elle lit
beaucoup et devient un des esprits les plus éclairés de son temps. En 1589, elle
perd sa mère et son frère. Catherine de Médicis s’éteint le 5 janvier à l’âge de
soixante-dix ans. Henri III est assassiné le 1er août. Sans descendance des Valois,
c’est Henri de Navarre qui hérite de la couronne de France. Il devient Henri IV
et sera bientôt le grand roi courageux et humaniste que Margot rêvait d’épouser
dans sa jeunesse, et qu’elle n’a pas reconnu. Elle est désormais reine de France,
mais sa couronne chancelle déjà : Henri IV la supplie d’accepter le divorce pour
qu’il puisse se remarier avec une femme qui lui donne des enfants. Elle consent,
en échange d’une forte somme d’argent et de la fin de son exil. En 1600,
Henri IV épouse une Italienne, Marie de Médicis, parente de Catherine, qui
accouche d’un fils neuf mois après.
C’est l’heure des réconciliations. En 1605, Marguerite revient à Paris. Elle
revoit Henri, avec qui elle renoue les liens d’amitié de leurs débuts, en plus
apaisés. Elle a l’intelligence d’entretenir de bonnes relations avec la reine et
s’avère très appréciée du dauphin, le futur Louis XIII, à qui elle léguera tous ses
biens. Marguerite, qui a toujours aimé la religion, devient très dévote et prend
comme aumônier un certain Vincent de Paul qui n’est pas encore saint.
Richissime, elle se fait construire rive gauche, en face du Louvre, près de
l’actuelle rue Bonaparte, un somptueux hôtel particulier aujourd’hui disparu. Il
devient le rendez-vous des artistes et Marguerite, une grande mécène des arts et
des lettres. L’art amoureux reste son préféré et elle s’entoure de toute une cour
de jeunes hommes à qui elle apprend à aimer les draps de taffetas noir. Elle
meurt le 27 mars 1615 à soixante-deux ans, la dernière de l’incroyable dynastie
des Valois. Une survivante. Jusqu’au bout, elle a aimé et été aimée.
Catherine II de Russie
L’impérieuse

C’est peut-être la plus belle nuit de Catherine II de Russie. C’est une « nuit
blanche » magique et exaltante. Celle du 28 juin 1762. Un coup d’État vient de
porter sur le trône de Russie une jeune femme de trente-trois ans. Vive
l’impératrice Catherine II !
Dans la douceur du printemps de Saint-Pétersbourg, la nouvelle souveraine
apparaît devant le palais d’Hiver, revêtue d’un uniforme de capitaine de la garde,
le sabre au poing, devant une foule qui l’acclame. Elle rejoint Brillant, son pur-
sang préféré, et monte en selle avec l’aisance d’une grande cavalière. Autour
d’elle, les douze mille gardes qui l’ont portée au pouvoir attendent son signal
pour marcher sur Peterhof, le château où se trouve l’empereur Pierre III, son
époux, qu’elle vient de renverser et qu’il faut maintenant emprisonner.
Au moment de ranger son sabre, elle s’aperçoit qu’elle a oublié sa dragonne.
Un jeune officier remarque son embarras et lui tend la sienne. Il a dix ans de
moins qu’elle, il est bâti comme un géant et la nouvelle tsarine admire son
épaisse crinière et ses yeux admiratifs au regard pénétrant. Elle le trouve beau et
audacieux, il lui plaît. Mais ce n’est pas encore son heure. Emportée par la force
de l’événement, elle l’oublie aussitôt. Elle ne sait pas qu’elle vient de croiser
celui qui sera onze ans plus tard le grand amour de sa vie, Grigori Potemkine.
Pour l’instant, elle doit se débarrasser de son mari. Il l’a bien cherché.
Depuis six mois qu’il règne, le tsar Pierre III, en menant résolument une
politique pro-prussienne au détriment de la Russie, s’est mis à dos son peuple,
l’armée et une grande partie de la noblesse.
Récemment, lors d’un grand banquet destiné à célébrer l’alliance avec la
Prusse, Pierre III l’a violemment insultée, avant d’ordonner son arrestation. Il l’a
assignée à Peterhof, avec l’idée avouée de la remplacer par sa maîtresse,
Élisabeth Vorontsova, et de renier leur fils, Paul, dont il doute – légitimement –
qu’il soit bien de lui. Catherine a compris que sa vie était en danger. C’était lui
ou elle. Elle a décidé d’accélérer le coup d’État fomenté des mois plus tôt avec
son amant Grigori Orlov, qui a entraîné dans le projet ses quatre frères, tous
officiers de la garde.
Le coup d’État a réussi. Elle a gagné la partie. En l’apprenant, Pierre III
s’effondre, tente vainement de reprendre les rênes, avant d’abdiquer. Trois
semaines plus tard, il est assassiné par les frères Orlov qui plaident une mort
accidentelle dans une bagarre d’ivrognes. On ne saura jamais vraiment ce qui
s’est passé. Catherine explique officiellement qu’il est mort d’une « colique
hémorroïdale compliquée d’un transport au cerveau », ce qui suscite à la fois
l’indignation et l’hilarité dans toutes les cours d’Europe.
Catherine II est la quatrième femme à monter sur le trône de Russie depuis
l’immense Pierre le Grand. Après sa mort en 1725, il n’y a eu que des tsarines,
excepté le très court règne de Pierre III. Ce dernier succédait à sa tante
Élisabeth Ire, fille de Pierre le Grand, également arrivée au pouvoir par un coup
d’État.
Catherine II va être impératrice pendant trente-quatre ans. Son influence sur
la Russie sera si déterminante que Voltaire la baptisera Catherine le Grand. La
postérité retiendra « la Grande Catherine ».
Mais si elle aspire à cet avenir glorieux, ce 28 juin 1762, Catherine II est loin
d’en être convaincue. Elle sait qu’elle n’a aucune légitimité sur le trône impérial.
Elle n’est même pas russe. Elle est née allemande dans une petite principauté
germanique, la Poméranie, le 2 mai 1729. Son nom de naissance est Sophie
Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst, fille aînée de Christian-Auguste d’Anhalt-
Zerbst et de son épouse Jeanne-Élisabeth de Holstein-Gottorp.
Ses parents sont des aristocrates très éloignés de la cour. Son père, maréchal
des armées, a déjà quarante-deux ans quand il épouse une très jeune femme de
quinze ans, Jeanne. La future mère de Catherine est la cousine de Pierre de
Holstein, le petit-fils de Pierre le Grand, qui va devenir Pierre III de Russie et le
mari de sa fille. Très consciente de son rang, elle considère son mariage comme
une mésalliance et compte avoir des fils pour qu’ils redorent son blason. Elle est
donc cruellement déçue quand elle accouche de son premier enfant, une fille.
Catherine se sentira longtemps coupable de ne pas être un garçon et se
voudra toute sa vie aussi capable et compétente que n’importe quel homme.
D’ailleurs, lors de son coup d’État, considérant qu’elle prend le pouvoir et se
conduit comme un homme, elle revêt un uniforme masculin. C’est ainsi qu’elle
se fera représenter sur le tableau officiel qui relate cet événement.
Elle va grandir sans recevoir beaucoup d’affection de la part de ses parents.
Son éducation protestante est austère et rigide. Une chance pour la petite fille,
elle a une gouvernante française, Babette Cardel, qui l’aime bien et s’occupe
d’elle avec tendresse. Elle lui donne le goût de la langue et de la littérature
françaises qui ne la quittera jamais, la rendant définitivement francophile.
L’enfant solitaire se réfugie dans la lecture. Toute sa vie, on verra Catherine un
livre à la main. Elle est très intelligente, mais ses parents ne l’encouragent pas.
Un ami de sa grand-mère, séduit par ses capacités intellectuelles et sa maturité à
l’âge de l’adolescence, fera grief à sa mère de ne pas s’en occuper. Jeanne se
serait davantage souciée de l’éducation d’un fils.
Qu’importe ! Catherine se débrouille très bien toute seule. Curieuse, aimant
réfléchir, elle s’ouvre aux philosophes. Elle lit Plutarque, Tacite, mais aussi
Voltaire qui l’aide à penser par elle-même et avec qui, plus tard, elle entretiendra
une correspondance. Elle dévore les livres d’histoire et se fait, seule dans son
coin, une vraie culture politique.
La négligence parentale n’empêche pas la jeune fille d’avoir une grande joie
de vivre, dont profitent allègrement les camarades dont elle partage les jeux sur
la grande place de Stettin.
Elle n’envisage pas de quitter un jour sa province, mais on y pense pour elle
en très haut lieu, là où l’on décide des destins. Frédéric II, roi de Prusse et ami de
ses parents, aimerait bien hisser sur le trône de Russie une princesse allemande.
Et l’opportunité se profile. Sans enfants, Élisabeth Ire de Russie a désigné
comme héritier son neveu, le prince Pierre de Holstein, initialement destiné à
régner en Suède. Il faut lui trouver une épouse.
Élisabeth aussi aimerait bien une Allemande. Elle veut une jeune fille jolie
mais insignifiante, certainement pas brillante. Il ne faut pas qu’elle s’intéresse à
la politique. Son rôle sera avant tout d’assurer une descendance à la dynastie
Romanov.
Une demande est envoyée à Stettin. Jeanne, la mère de Catherine, n’en
revient pas. Voilà que cette fille qu’elle a délaissée jusque-là va lui amener la
reconnaissance dont elle rêvait ! L’adolescente n’a que quatorze ans mais elle est
très consciente de la chance qui passe, et elle a bien l’intention de la saisir. Le
destin est venu chercher dans cette province reculée une adolescente qui a ce
qu’elle appellera plus tard un « terrible appétit de gloire ». Impératrice de
Russie ! Voilà un rôle qui lui convient !
Mère et fille acceptent l’invitation à Saint-Pétersbourg. Le mari et père reste
en Poméranie. On se méfie de son franc-parler et de ses façons directes. Il
pourrait tout faire capoter si quelque chose lui déplaisait. Il embrasse sa fille, lui
souhaite bonne chance et lui conseille de se montrer obéissante et discrète. Ils ne
se reverront jamais.
Le voyage dure un mois et demi dans des conditions pénibles. Dieu sait s’il
fait froid en Russie au début du mois de janvier 1744, quand les deux femmes
partent pour Saint-Pétersbourg. Pendant ses six semaines passées dans une
diligence qui parcourt les étendues blanches de l’hiver, elles s’emmitouflent de
fourrures jusqu’aux yeux. Enfin, au fond du golfe de Finlande, dans la mer
Baltique, elles atteignent la capitale de la Russie.
C’est une apparition grandiose. Surnommée la Venise du Nord, Saint-
Pétersbourg a été construite sur pilotis, mais les habitants ont coutume de dire
qu’elle repose sur les dizaines de milliers de squelettes des malheureux serfs qui
ont souffert le martyre pour la bâtir. Le résultat est à la hauteur de leur
souffrance. C’est un joyau de pierres et d’eau qui émerveille. Comme Venise,
Saint-Pétersbourg est une ville qui témoigne du génie de l’homme et de son
besoin de grandeur et de beauté.
D’immenses bâtiments polychromes de style baroque, imaginés par des
architectes italiens, semblent nés des eaux tumultueuses de la Neva. La ville
s’étend sur les quarante-deux îles du delta du fleuve, reliées par des ponts. La
mer pénètre partout à travers les canaux qui irriguent Saint-Pétersbourg comme
un système sanguin. Seul Pierre le Grand, avec sa folie visionnaire, pouvait
imaginer une cité aussi majestueuse à cet endroit improbable. Pour mieux
l’imposer comme capitale du pays, l’empereur a donné l’ordre aux plus grandes
familles de la noblesse de s’y installer et d’y construire des palais somptueux qui
rivalisent de splendeur.
Quand Catherine et sa mère la découvrent, Saint-Pétersbourg est entièrement
prise dans les glaces de l’hiver. Il faudra attendre le printemps et le dégel pour
que la ville redevienne le grand port animé qui ouvre la route vers l’Europe
occidentale.
L’impératrice Élisabeth Ire attend les deux princesses allemandes au palais
d’Hiver, la demeure impériale qu’elle a fait bâtir et qui est aujourd’hui le musée
de l’Ermitage.
Catherine – qui s’appelle encore Sophie – n’a que quatorze ans, mais elle
perçoit parfaitement les enjeux de cette rencontre. Elle sait que si elle joue bien
sa partie, elle deviendra impératrice. Elle en rêve.
Elle a déjà le goût du pouvoir et a compris que pour l’obtenir, mieux valait
ne pas le montrer. Élisabeth ne le lui pardonnerait pas. La fille de Pierre le Grand
est elle-même montée sur le trône par la grâce d’un coup d’État, à l’âge de trente
et un ans. Catherine ne fera que répéter l’histoire.
Élisabeth est une femme de tempérament et de contrastes. Grande politique,
autoritaire et rusée, elle est aussi frivole. À sa mort, on retrouvera dans son
vestiaire douze mille robes dont la plupart n’ont été portées qu’une seule fois.
Élisabeth change de tenue deux ou trois fois par jour, ce qui ne l’empêche pas de
diriger les affaires de l’État d’une main de fer. Elle se distrait du pouvoir en
organisant de grands bals où souvent on se travestit, les femmes en hommes et
vice versa. Elle-même adore s’habiller de vêtements masculins qu’elle trouve
plus confortables.
Malheur à celle qui veut rivaliser avec elle. Coquette, elle est jalouse de la
beauté des autres femmes. Elle n’hésite pas à faire couper les boucles d’une
dame de compagnie qui arbore de trop beaux cheveux. Aucune femme de la cour
ne doit être coiffée comme elle, sous peine d’être humiliée en public, voire rasée.
Plus Élisabeth avance en âge, plus elle est impitoyable.
Quand Catherine la rencontre, elle a déjà cinquante ans et a beaucoup grossi,
mais cette grande blonde aux yeux bleus fait encore son effet : « Il était
impossible en la voyant pour la première fois de ne pas être frappé par sa
beauté », écrira Catherine dans ses Mémoires.
Élisabeth séduit autant qu’elle est séduite. Elle aime les hommes et enchaîne
les amants. Sa libido n’a d’égale que sa ferveur religieuse. Elle fréquente autant
les églises que les alcôves de ses favoris, souvent choisis dans le grand vivier de
la garde impériale. Elle anoblit et enrichit ses conquêtes, et Catherine fera de
même plus tard. Mais elle n’aime vraiment qu’un seul homme, Alexis
Razoumovski, un Cosaque. Impulsive, excessive, exubérante, colérique et
arbitraire, elle sait aussi se montrer intelligente et généreuse.
C’est cette femme toute-puissante qui décide du destin de Catherine.
L’adolescente comprend vite qu’il vaut mieux filer doux. Elle a déjà
suffisamment de sens politique pour laisser croire qu’elle est modeste et soumise
alors qu’elle est tout le contraire. Elle sait donner le change. Élisabeth est
contente de son choix. L’impératrice espère que sa protégée ne reculera pas
quand elle rencontrera celui à qui elle est destinée.
Car Pierre de Holstein est loin d’être un Prince charmant. Au premier coup
d’œil, il n’est vraiment pas beau. Au deuxième non plus. De santé fragile, il est
chétif, long comme l’ennui, pâle comme la mort, le visage d’autant plus ingrat
qu’il est marqué par la variole. Pas de quoi emballer une jeune fille de quinze
ans.
Pierre anime ce physique déplaisant avec un caractère qui l’est tout autant :
il est instable, infantile et capricieux. À dix-sept ans, il joue encore à la poupée et
passe une grande partie de son temps à organiser des défilés militaires avec ses
soldats de plomb. Il fait sonner la relève de la garde par des serviteurs, complices
de sa folie malgré eux. Gare aux soldats indisciplinés qui passent devant son
tribunal militaire. Pierre est sans pitié, organisant « pour rire » pendaisons et
autres supplices dont il retire un réel plaisir. Sa cruauté s’exerce aussi sur des
animaux, des chiens, des chats, qu’il aime torturer. Il se délecte autant de leurs
souffrances qu’il aime horrifier ses courtisans. Un jour qu’elle vient le visiter,
Catherine se retrouve face à un rat qu’il a pendu pour un délit imaginaire. Plus
tard, pendant son court règne, il se comportera de manière tout aussi insensée,
ordonnant à des soldats malades de guérir immédiatement.
Pierre a des excuses. C’était un enfant très malheureux et maltraité. Sa mère,
sœur aînée d’Élisabeth, est morte à sa naissance. Son père, qu’il a perdu à l’âge
de dix ans, a confié son éducation à un maréchal de la cour qui le traite
méchamment. Tout petit, Pierre est soumis aux privations et aux vexations. Il est
régulièrement battu et puni, parfois obligé de s’agenouiller pendant des heures
sur des pois secs. Son bourreau l’affame et l’oblige à regarder ses serviteurs
manger. L’enfant, plein de frustrations et de haine, se réfugie dans l’alcool dès
l’âge de onze ans.
Il reçoit ensuite une éducation militaire qui ne fait que renforcer ses failles
affectives, si béantes qu’il ne peut accéder pleinement à l’âge d’homme. Cette
éducation ne permet pas de développer une intelligence étouffée par les
maltraitances. C’est devenu un être déséquilibré, sadique, souvent brutal et
grossier dans son langage et ses actions. Ce grand héritier, promis dès la
naissance aux plus hautes fonctions, sera toujours un enfant malheureux
incapable de saisir le sceptre qui lui revient.
Initialement destiné à devenir roi de Suède, Pierre a été élevé dans la haine
de la Russie. Son idole est Frédéric II de Prusse. À la cour de sa tante Élisabeth,
il se sent étranger et garde ses manières allemandes. Converti contre son gré à
l’orthodoxie, il méprise le peuple russe, sa culture, sa civilisation, et continue de
s’habiller à la prussienne.
Il est donc satisfait d’épouser une Allemande, qui plus est sa cousine. Il lui
fait bonne figure, autant que possible, et se montre aimable avec celle qu’il
souhaite avoir pour complice face à tous ces Russes. Il la prévient aussi qu’il
s’agit d’un mariage politique et qu’il réserve son amour à l’une des filles
d’honneur de l’impératrice. Catherine s’étonne de ces confidences qui montrent
chez son futur époux un manque total de sens politique.
Elle est loin d’être séduite par Pierre, mais il est son chemin vers le trône, et
ce trône, elle le veut ! C’est son ambition qui la mène, pas son cœur.
Elle a un sursis avant le mariage : il n’aura pas lieu avant qu’elle soit
convertie à la religion orthodoxe. Elle s’y attelle de bonne grâce. Contrairement
à son époux, elle veut plaire au peuple russe et met toutes les chances de son
côté. Elle apprend le russe, qu’elle parle vite parfaitement. Elle adopte avec une
joie affichée les coutumes et usages du pays, se plonge avec délices dans sa
littérature et son histoire. Elle va devenir plus russe qu’une Russe, au grand dam
de Pierre de Holstein et de Frédéric II de Prusse qui ne trouveront pas en elle
l’alliée espérée.
Avec sa conversion à la religion orthodoxe, Catherine laisse derrière elle son
identité de naissance. Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst disparaît,
remplacée par Ekaterina Alexeïevna.
C’est sous ce nom qu’elle épouse Pierre Fiodorovitch de Russie le 21 août
1745. Elle y gagne le titre de grande-duchesse. La cérémonie est grandiose. La
jeune femme de seize ans se comporte avec beaucoup de dignité devant
l’impératrice et tous les dignitaires, généraux, ambassadeurs, nobles et boyards.
Elle s’exprime dans un russe parfait. Son attachement manifeste à sa nouvelle
patrie séduit les gens du peuple, venus nombreux de tous les coins de la grande
Russie acclamer leurs futurs tsars.
À côté de son mari, Catherine apparaît vêtue d’une somptueuse robe blanche
brodée d’argent et couverte de joyaux multicolores. Sur sa tête, la lourde
couronne d’or paraît légère. Elle évolue avec grâce et la noblesse de son
maintien saute aux yeux. Elle incarne naturellement la majesté. « On a dit que
j’étais belle comme le jour et d’une stupéfiante tournure. À franchement parler,
je ne me suis jamais trouvée extraordinairement jolie, mais je me plaisais et sans
doute fut-ce là ma force », confesse-t-elle dans ses Mémoires.
Grande et élancée, elle a des cheveux noirs qui tranchent avec son teint
éclatant, de grands yeux bleus, un nez aquilin, une bouche sensuelle. Sa voix est
très agréable et son rire communicatif. Elle devient populaire. Elle va maintenant
devoir assurer la descendance des Romanov. Ce n’est pas chose aisée. Car si
Pierre est un bon parti, ce n’est pas un mari et encore moins un amant. La nuit de
noces est un désastre. Celles qui suivent aussi.
Pierre, décidément peu gâté par la nature, souffre d’une malformation qui
empêche l’érection. Un coup de bistouri sera nécessaire pour qu’il puisse avoir
une vie sexuelle. Mais de toute façon, il n’est pas très intéressé. Il se couche à
côté de sa femme… et s’endort.
Catherine est humiliée, et surtout frustrée car, contrairement à son mari, elle
est très sensuelle. Elle n’aspire qu’à s’offrir. Son corps réclame les caresses.
Enfant, elle sautait pendant des heures sur son lit, un oreiller entre les cuisses,
jusqu’à épuisement des sens. Elle a le feu au corps. Pierre est incapable de
l’éteindre, et ce n’est pas seulement un problème d’extincteur. Catherine a
épousé un enfant qui se lève la nuit pour jouer avec ses soldats, qui fait venir ses
chiens dans leur lit. Elle a besoin d’un homme et son mari est un gamin.
Heureusement, très vite, il ne viendra plus. Au lendemain de ses noces,
Catherine est toujours vierge. Elle va le rester pendant huit ans.
Elle est amèrement déçue. Au grand bal de l’amour, elle fait tapisserie.
Toujours soucieuse de décrocher la couronne de Russie, elle se veut exemplaire ;
alors que les occasions ne manquent pas, elle les refuse, de crainte de déplaire à
celle qui est désormais sa tante, l’impératrice Élisabeth. C’est d’autant plus
désolant que tout le monde surveille son ventre dans l’attente de le voir
s’arrondir.
Comme toujours, elle se réfugie dans les livres. Elle ne trouve pas grand
monde à la cour de Russie pour discuter philosophie. Seul le paraître compte.
Sous un vernis culturel brillant, la plupart des courtisans sont superficiels et
frivoles. Elle retrouve la solitude de l’enfance. Une vie de nonne. Elle s’ennuie.
Heureusement, Élisabeth va venir à son secours. L’impératrice veut un
héritier coûte que coûte. Après neuf années de mariage stérile, elle comprend
que son neveu est sexuellement incompétent et décide de pousser la trop
scrupuleuse Catherine à prendre un amant. Elle lui fait comprendre que pour
avoir un enfant, il suffit de coucher avec un homme, mari ou autre. Justement il
y a, tout près de la grande-duchesse, un bien bel homme, dont la vigueur
sexuelle a été homologuée par maintes femmes de la cour. Son nom est Serge
Saltykov, on l’appelle le « beau Serge ». C’est un libertin de trente-six ans qui ne
demande qu’à instruire cette jeune épouse de vingt-trois ans délaissée par son
mari.
Il le fait fort bien, lui apprenant comment donner et prendre du plaisir.
Catherine est naturellement douée et son tempérament se révèle, impérieux. Elle
ne pourra plus jamais se passer de la jouissance physique. Elle la recherchera
quotidiennement. Bien éduquée aux choses de l’amour, Catherine débute une vie
sexuelle intense. Elle aura toujours un homme dans son lit. Lequel, pour y rester,
devra se montrer vigoureux. Elle remarque que le sexe régénère son corps et son
esprit. C’est le secret de sa bonne santé physique et psychique. Et elle mêlera
toujours autant que possible sexe et sentiment.
Catherine tombe folle amoureuse du « beau Serge », mais ce n’est pas
réciproque. Serge Saltykov est un séducteur, un bel étalon qui aime courir
plusieurs lièvres à la fois. Il ne veut pas du cœur qu’elle lui offre. La jeune
femme en souffre. C’est vraiment un parfait éducateur : en même temps que les
délices, il lui aura appris les déceptions et les désenchantements de l’amour.
En tout cas, il a rempli son office ; Catherine est enceinte. Tout laisse à
penser que le père est Serge Saltykov. Pierre en sera persuadé. Mais Catherine
laissera toujours planer l’ambiguïté. En même temps qu’elle couche avec le
« beau Serge », elle s’arrange pour passer de temps en temps une nuit avec son
mari, devenu plus efficient depuis son opération. Ont-ils eu des relations
sexuelles ? On ne le saura jamais. On sait juste qu’ils ne s’aimaient pas. Mais
peut-être que la raison d’État qui commandait un héritier a suffi à les motiver ?
Dès qu’il a été débarrassé de sa malformation, Pierre a trompé allègrement
son épouse. Il n’a jamais eu d’enfants illégitimes, chose pourtant courante à
l’époque. Était-il stérile ? Cela non plus, on ne le sait pas. Tout ce que l’on sait,
c’est que Catherine accouche d’un petit Paul Petrovitch le 20 septembre 1754.
L’impératrice Élisabeth a choisi le prénom de l’héritier du trône de Russie.
L’accouchement a été difficile, en présence de l’impératrice et du grand-duc
Pierre qui, sitôt l’enfant né, s’en va trinquer à sa santé en tant que père officiel.
Pour Catherine, cette maternité est douloureuse. À peine le petit Paul est-il sorti
de son ventre et emmailloté qu’Élisabeth le lui enlève. Catherine ne reverra pas
son bébé avant quarante jours. Et quand elle le découvrira, ce ne sera que pour
quelques heures. Élisabeth ne la laissera jamais s’occuper de lui, si bien que
mère et fils seront toujours étrangers l’un à l’autre.
Même une fois devenue impératrice, et ayant donc tous les pouvoirs,
Catherine ne se rapprochera pas de Paul. Pourtant, l’enfant n’a que huit ans
quand elle réussit son coup d’État. Mais elle ne sera jamais pour lui une mère
aimante. L’assassinat de Pierre III n’arrangera pas les choses. Même s’il
contestait sa paternité et lui manifestait peu d’intérêt, Paul le reconnaissait
comme son père. Il est vrai qu’il lui ressemble. Il a hérité de ses yeux globuleux
et de ses traits lourds, très différents de ceux du « beau Serge ».
Outre qu’il lui rappelle son mari détesté, Paul apparaît comme une menace
pour Catherine. C’est l’empereur légitime du trône de Russie, elle n’est qu’une
usurpatrice qui vit dans la crainte qu’il réclame sa couronne. Durant son règne,
elle fera tout pour l’éloigner de la cour et le neutraliser. Paul ne connaîtra jamais
la douceur dont elle est capable. En revanche, ce sera une formidable grand-mère
pour Alexandre, le fils aîné de Paul. Elle l’enlèvera à ses parents dès sa
naissance pour l’élever elle-même, reproduisant ainsi exactement ce que lui a
fait subir Élisabeth, sans se soucier d’attiser la haine de Paul à son égard.
Après son accouchement, Catherine se retrouve bien seule en cette fin
d’automne. Saltykov ayant rempli sa mission, il a été envoyé dans des provinces
lointaines. Dépossédée de son enfant, méprisée par son mari, abandonnée par
son amant, dédaignée par sa tante, la jeune femme, une fois de plus, n’a que les
livres pour soutien. Mais cela ne lui suffit plus. Maintenant que son corps a été
éveillé à la volupté, il la réclame.
Il lui faudra attendre quelques longs mois avant d’être à nouveau comblée.
En juin 1755, un grand bal est organisé à Oranienbaum, le palais secondaire de
Pierre III, dans la banlieue de Saint-Pétersbourg. Le nouvel ambassadeur
d’Angleterre est invité, et il est venu avec son secrétaire, un jeune aristocrate
polonais de vingt-trois ans, Stanislas Poniatowski. C’est un homme sensible et
cultivé, très imprégné de l’esprit des Lumières, un amoureux de la France – mais
aussi un beau garçon robuste à l’air doux et rêveur, mélancolique à ses heures. Il
plaît immédiatement à Catherine ; ils partagent une proximité intellectuelle
certaine.
Stanislas est subjugué par Catherine et ses vingt-six ans éclatants qu’il décrit
ainsi : « … de grands yeux bleus à fleur de tête, très parlants, des cils noirs et
très longs, le nez aigu, une bouche qui semblait appeler le baiser, les mains et les
bras parfaits, une taille svelte, plutôt grande que petite, la démarche entièrement
leste et cependant de la plus grande noblesse, le son de voix agréable et le rire
aussi gai que l’humeur… »
C’est un grand romantique qui n’a encore jamais aimé. Cette fois, c’est elle
qui joue les initiatrices. Elle lui apprend ce que Saltykov lui a si bien enseigné.
Elle jouera souvent ce rôle car plus elle avancera en âge, plus ses amants seront
jeunes. Catherine ne s’interdit pas de faire le premier pas : « Quitte à prendre un
amant jeune, à tout le moins le former. Mieux, être pour lui la révélation,
l’incarnation même de la féminité surtout si l’on se trouve dans une position plus
élevée que la sienne. »
Stanislas Poniatowski est ébloui par cette femme qui fait de lui un homme.
Très amoureux, il lui écrit des poèmes dont elle se délecte. C’est la première fois
qu’elle est autant aimée. Jusqu’à présent, Catherine n’a pas reçu beaucoup
d’affection, ni de la part de ses parents, encore moins de son fantoche de mari, ni
même de son petit garçon dont on l’a privée. Elle ne connaîtra l’amour qu’avec
ses amants. Ce sont eux qui la font entrer dans le monde des sentiments. Ils sont
réservés à sa vie intime. En public, elle est impassible. Il n’y a qu’avec ses
chiens qu’elle se laisse aller. Catherine vivra deux ans d’amour tendre avec
Stanislas Poniatowski, mais les dissensions politiques et la guerre avec la Prusse
vont interrompre leur liaison.
L’Angleterre, alliée de la Prusse, rappelle son ambassadeur et Stanislas
quitte Saint-Pétersbourg à sa suite. Il laisse Catherine accoucher seule de leur
petite fille en décembre 1757. Anna Petrovna est également « confisquée » par
Élisabeth. Elle mourra avant d’avoir atteint l’âge de deux ans.
Stanislas essaiera plus tard de revenir auprès de Catherine, lorsqu’elle sera
devenue impératrice, mais son heure sera passée. Pour le consoler et l’éloigner,
elle le fera roi de Pologne. Il l’aimera toujours et finira sa vie à Saint-
Pétersbourg où il décédera en 1798, deux ans après la mort de celle qui fut son
premier et grand amour.
Catherine est à nouveau seule. Son mari s’est entiché d’une certaine
Élisabeth Vorontsova. Elle n’est ni belle, ni intelligente. Il l’adore. Catherine
s’en fiche. Elle attend le prochain battement de cœur, le prochain frisson.
Il s’appelle Grigori Grigorievitch Orlov, c’est un soldat qui s’est distingué
dans la guerre contre les Prussiens. Il est de petite noblesse, son père est
gouverneur de province. Catherine n’est pas snob. Pour elle, l’amour transcende
tous les clivages sociaux : « L’amour est le seul moyen de modifier le cours de la
vie soumis aux aléas de l’histoire. »
Ce lieutenant de la garde porte merveilleusement l’uniforme. C’est un
immense gaillard aux épaules aussi vastes que la Russie. Cette masse musculaire
impressionnante est surmontée d’une tête d’ange blond. Il est superbe. Sa beauté
est proverbiale, autant que son tempérament enjoué et excessif. Grigori est
joueur, buveur, coureur, querelleur. C’est un soudard paillard. Il fait les quatre
cents coups, flanqué de ses quatre frères, tous plus costauds et séduisants les uns
que les autres. Unis comme les cinq doigts de la main, ils n’hésitent pas à faire le
coup de poing.
L’atavisme est fort, chez ces jeunes gens. À l’âge de vingt ans, leur grand-
père a été condamné à mort par Pierre le Grand pour avoir participé à la
rébellion de la garde contre le tsar. Quand il est monté sur l’échafaud pour être
décapité, il a trouvé sur son chemin la tête de son prédécesseur et l’a écartée
d’un coup de pied pour avancer. Pierre le Grand a été si impressionné par ce
geste qu’il l’a gracié et l’a nommé officier. Ses descendants sont faits du même
bois : ambitieux et prêts à tout. Grigori n’est toutefois pas le plus brillant.
L’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, le baron de Breteuil, le décrit
ainsi au duc de Choiseul, Premier ministre de Louis XV : « Très beau… mais
très bête. »
C’est en revanche un amant formidable. Moins poète que Poniatowski, mais
plus vigoureux. Dans ses bras de géant, Catherine se sent à sa merci et elle
trouve cela follement excitant. La grande Catherine aime parfois être soumise à
un homme. Le bel Orlov lui donne des heures de plaisir et la laisse rompue.
Leurs corps s’accordent parfaitement. Si elle est attirée sexuellement par Grigori,
Catherine est séduite par cette fratrie qui lui offre un rempart contre les
vicissitudes de la cour.
Nous sommes en 1760 et l’impératrice Élisabeth, âgée de cinquante ans à
peine, voit déjà ses forces l’abandonner. Sa fin est proche. Catherine craint pour
son avenir. Pierre la déteste et a déjà exprimé son souhait de l’envoyer au
couvent. Au mieux. Au pire, il pourrait aussi bien l’assassiner. Elle se sent
menacée. Elle réfléchit. Sa meilleure protection ne serait-elle pas de se
débarrasser de Pierre et de monter sur le trône à sa place ? Les Orlov sont
partants. Catherine sur le trône, leur fortune est faite. Surtout si elle épouse
Grigori. Ils sont déjà unis par un enfant à venir.
Catherine est enceinte et cache son état. Elle ne veut pas paraître faible dans
la guerre de succession qui se prépare. L’impératrice Élisabeth meurt le 5 janvier
1762 et Pierre de Holstein devient empereur de Russie, à la consternation de
toute l’Europe. Tous connaissent son attachement à la Prusse et son rejet de la
Russie. Son accession au trône ne présage rien de bon.
Le complot destiné à le renverser est suspendu du fait de la maternité de
Catherine. Trois mois après la mort d’Élisabeth, elle accouche d’un petit garçon,
fruit de ses amours avec Orlov, le 11 avril 1762. Cette fois, personne ne le lui
enlève. Pour autant, elle ne sera pas une mère très présente. Elle réserve sa
tendresse maternelle à ses futurs petits-enfants. Mauvaise mère, elle sera une
excellente grand-mère. D’ici là, elle a mieux à faire. Régner et aimer.
Le coup d’État du 28 juin 1762 la porte sur le trône. Devenue impératrice,
Catherine confie des postes importants aux frères Orlov, à qui elle doit tant.
Mais malgré ses suppliques, elle n’épousera jamais Grigori. Pas question de
s’encombrer d’un mari qui, devenu tsar, pourrait prendre de l’ascendant sur elle.
Catherine veut régner seule. Seule ? Pas tout à fait, car elle s’entoure toujours
d’hommes. Son grand talent est de mettre celui qu’il faut à la bonne place, au
bon moment. Elle sait détecter et utiliser les talents. Ceux qui travaillent avec
elle donnent le meilleur d’eux-mêmes.
Elle comprend vite que son amant n’est pas un homme d’État. Grigori Orlov
est avant tout un épicurien et un voluptueux. Il aime le luxe et le confort, mais
n’est pas apte à jouer un rôle important dans les affaires de la Russie. Il devra se
contenter de celui de favori, qu’il jouera parfaitement, lui apportant toujours un
soutien indéfectible. Catherine l’aime sincèrement. Elle fait sa fortune ainsi que
celle de ses frères. Pendant dix ans, elle sera fidèle à Grigori, constituant avec lui
un couple illégitime mais solide.
En même temps, elle marque la Russie de son empreinte, la faisant grandir et
prospérer dans tous les domaines. Ses journées réglées de façon immuable
illustrent son immense vitalité. Elle se lève à six heures du matin, souvent seule,
Grigori Orlov ayant regagné son appartement par l’escalier dérobé qui le relie à
celui de l’impératrice au palais d’Hiver. Le lit de Catherine est curieusement
étroit compte tenu de son activité amoureuse. Il ne doit pas être confortable d’y
dormir à deux. En revanche, toute une tribu de petits chiens sommeille dans un
grand panier à ses pieds. Elle affectionne particulièrement les levrettes anglaises
offertes par un médecin britannique venu la vacciner contre la petite vérole.
Depuis, cette race de chiens est devenue très à la mode à Saint-Pétersbourg.
L’impératrice en a une demi-douzaine.
À peine levée, elle allume elle-même son poêle. Jusqu’à un âge avancé, elle
se débrouillera seule, sans déranger personne. Elle se lave à l’eau froide et se
frotte le visage avec de la glace. Une servante apporte le café vers six heures
quinze. Le dosage est particulièrement fort, une livre de café pour cinq tasses.
Elle est la seule à pouvoir le boire ainsi. Tous ceux à qui elle en offre ont des
palpitations. Catherine n’est décidément pas faite comme tout le monde.
L’impératrice se met à son bureau et travaille à sa correspondance jusqu’à
neuf heures. Voltaire et Diderot sont ses interlocuteurs favoris. En même temps
qu’elle écrit, elle prise du tabac, son péché mignon. À neuf heures, toujours en
robe de chambre, elle reçoit les membres de son gouvernement. Quand elle a fini
de régler les affaires de l’État, il est midi. Elle termine sa toilette, s’habille
relativement simplement et se fait coiffer. Quand elle est assise, son épaisse
chevelure tombe jusqu’au sol. On la lui relève en dégageant son large front.
Passant à table, vers deux heures, Catherine retrouve le favori et ses proches à la
cour, une dizaine de convives. Le repas est simple et sobre. Le plat préféré de la
tsarine : du bœuf bouilli avec des concombres salés. Elle boit de l’eau. L’après-
midi se passe en travaux de broderie, lecture de courriers et rendez-vous
politiques. Plus tard, ce sera le moment des petits-enfants. Elle peut aussi aller
voir ses superbes collections de tableaux à l’Ermitage.
À six heures, elle retrouve la cour et ses courtisans. C’est l’heure du
bavardage et des jeux. On joue au whist, à la rocambole, au piquet ou au boston.
C’est très gai. À onze heures, après le souper, l’impératrice se retire dans ses
appartements avec son favori.
On le voit, malgré son tempérament exceptionnel, Catherine est loin de
mener une vie déréglée. Même ses passions amoureuses doivent entrer dans son
emploi du temps. C’est une Allemande. Face à cet ordre immuable, Grigori
Orlov peut facilement s’organiser pour la tromper, et il ne s’en prive pas.
Catherine ferme les yeux longtemps, mais en 1772, alors qu’elle l’envoie en
mission à l’autre bout du pays, ses proches collaborateurs, las de l’arrogance du
favori, l’informent de ses nombreuses infidélités. C’est plus qu’elle n’en peut
supporter. Elle met fin à ce lien amoureux fragilisé par l’usure du temps.
Comme elle ne peut pas se passer d’un homme, elle trouve immédiatement
un autre amant en la personne d’un bel officier, Alexandre Vassiltchikov. Il a
vingt-huit ans, quinze de moins qu’elle ; c’est avec lui qu’elle inaugure la liste
de ses jeunes amants. Mais sa personnalité n’est pas à la hauteur de son physique
et l’impératrice n’en sera jamais très amoureuse. Il a surtout la chance d’être là
au bon moment.
Quand il apprend son remplacement, Grigori Orlov saute sur son cheval et
parcourt ventre à terre les trois mille kilomètres qui le séparent de Saint-
Pétersbourg. Il se jette aux pieds de l’impératrice, implorant son pardon, en
vain : Catherine ne veut plus de lui. Néanmoins, en cadeau d’adieu et sans
rancune pour ses infidélités, elle le couvre d’or, lui donne des terres avec des
serfs, des palais somptueux. Elle en gardera l’habitude et chacune de ses ruptures
grèvera durement le budget de l’État. Durant son règne, Catherine a plus donné à
ses favoris qu’au peuple russe.
Un autre homme a du mal à comprendre le choix de l’impératrice pour ce
falot de Vassiltchikov. Cette place de favori, il la convoite depuis longtemps, par
ambition mais aussi par amour, car il aime Catherine dans l’ombre depuis le soir
du coup d’État, depuis qu’il lui a tendu sa dragonne. Il fait partie du cercle des
frères Orlov et il a eu maintes fois l’occasion de se faire remarquer. Elle l’a vu
venir mais ne précipite pas les choses. Elle sent qu’entre elle et lui, quelque
chose de fort et de définitif va advenir, qui bouleversera leurs vies. Il s’appelle
Grigori Potemkine et il sera le grand amour de Catherine II de Russie. Son heure
est proche.
Alexandre Vassiltchikov est le favori du moment, mais Potemkine sait qu’il
n’est qu’un passe-temps pour l’impératrice et qu’il ne sera pas un obstacle pour
lui. Depuis le coup d’État, il n’a cessé de faire ses preuves comme soldat lors des
divers conflits qui agitent l’empire. Il a montré un grand courage et des qualités
certaines de stratège. Ces onze dernières années, Catherine l’a surveillé du coin
de l’œil, n’hésitant pas à le récompenser par des promotions au sein de l’armée,
jusqu’à le nommer lieutenant général. Repéré par les frères Orlov pour son
intelligence et son audace, Potemkine s’est aussi fait remarquer auprès de
Catherine pour son humour et ses talents d’imitateur. Il a été jusqu’à la parodier
avec suffisamment de talent et de drôlerie pour que son culot soit apprécié. Il l’a
fait mourir de rire.
Potemkine est un personnage hors norme. Depuis l’enfance, il est persuadé
d’être promis à une grande destinée. Né le 30 septembre 1739 près de Smolensk,
de petits nobliaux de province pas bien riches, il a vécu une enfance paysanne.
Très intelligent, doté d’une mémoire remarquable, il est excellent élève,
spécialement doué pour les langues. Il étudie le grec, le latin, le russe et
l’allemand. Il se débrouille en polonais, comprend l’italien et le français.
Potemkine est passionné de théologie depuis l’enfance. En 1757, il reçoit la
médaille d’or de l’université en grec et en théologie, l’équivalent de notre
concours général. Les lauréats sont invités à Saint-Pétersbourg pour rencontrer
Élisabeth, l’impératrice de toutes les Russies. Elle le nomme caporal dans la
garde impériale, lui mettant le pied à l’étrier.
Il arrête ses études et s’enrôle donc dans la garde, où il mène une vie
insouciante et débauchée à la mesure de son tempérament excessif. Les soldats
de la garde doivent protéger les palais impériaux et côtoient les personnages les
plus importants de la cour. C’est une position de choix qui permet à Potemkine
de se faire remarquer à vingt-deux ans par les frères Orlov, qui l’intègrent dans
leur cercle d’amis.
Ils sont séduits par son intelligence et son esprit incisif, sa culture, ses
compétences, sa drôlerie et ses imitations. Comme eux, c’est un séducteur,
toujours prêt à culbuter les filles. Cet homme haut en couleur, doué de tous les
talents, est surnommé Alcibiade, tel le personnage de la Grèce antique, ami et
amant de Socrate, réputé pour son insolence, son goût du luxe, ses frasques
sexuelles et sa grande beauté.
Beau, il l’est, assurément. C’est un colosse, très grand, avec des épaules très
carrées, très vigoureux… Chez lui, tout est « très ». Il a la bouche très rouge et
les dents très blanches. Le plus remarquable est la chevelure majestueuse qui le
fait ressembler à un lion. Son profil, dira Catherine, « a la douceur des lignes
d’une colombe ». Elle trouve aussi « une profondeur surnaturelle » à son beau
regard vert.
Malheureusement, Grigori Potemkine va devenir borgne lors d’une dispute
avec l’un des frères Orlov. Alexis Orlov lui aurait crevé un œil avec une queue
de billard. Une façon, selon la légende, de lui faire payer sa montée dans les
bonnes grâces de la tsarine. Il est vrai que Potemkine faisait tout pour se faire
remarquer par elle et lui plaire, n’hésitant pas à se jeter à ses pieds lorsqu’il la
croisait. L’abîmer aurait été une façon de l’évincer.
Et cela fonctionne un temps. Convaincu d’être défiguré et d’avoir perdu sa
beauté, Potemkine se réfugie dans le combat militaire. Toute sa vie, il souffrira
de son apparence. Or, selon les observateurs, sa vulnérabilité nouvelle et son
doute palpable sur son apparence accentuaient encore son charme, car ils
révélaient un trait de caractère inattendu chez une aussi forte personnalité : une
grande sensibilité, qui émouvait tous ceux qui l’approchaient.
Un œil en moins, Potemkine est surnommé le Cyclope par les frères Orlov.
C’est moins flatteur qu’Alcibiade, mais cela lui donne une aura mythique qui lui
va bien. En tout cas, cela ne l’empêche pas de plaire.
Catherine pense à lui de temps en temps, même si les Orlov et les autres
courtisans font tout pour le tenir hors de sa vue. Informée de ses exploits
guerriers, sachant l’intérêt qu’il lui porte, elle décide de faire le premier pas et lui
écrit une lettre où elle lui demande de prendre soin de lui, « pour que vous ayez
une confirmation de ma manière de penser à vous, car je vous souhaite toujours
beaucoup de bien ». À la réception de cette lettre, Potemkine comprend que son
heure est venue et part aussitôt au galop pour Saint-Pétersbourg.
Mais – et c’est l’une des contradictions du personnage, à moins que cela ne
soit l’expression de son goût pour la mise en scène – au lieu de se rendre au
palais où l’attendent tous les honneurs, Potemkine se retire au monastère
Alexandre-Nevski, en bordure de la ville, avec l’ambition affichée de devenir
moine. Il se fait enfermer dans une cellule, se laisse pousser la barbe, et
commence un jeûne qui lui laisse tout son temps pour l’étude et la prière.
Ce coup de théâtre séduit encore davantage Catherine, de plus en plus
curieuse de rencontrer cet original. Elle envoie comme émissaire sa dame de
compagnie la plus dévouée, la comtesse Bruce, avec la mission de convaincre le
nouveau moine de jeter sa défroque et de revenir à la cour. Potemkine ne se fait
pas prier trop longtemps. Il rase sa barbe et remet l’uniforme qu’il porte si bien.
Le 4 février 1774, il est attendu par l’impératrice à Saint-Pétersbourg. Il a
trente-cinq ans, elle dix de plus. À quarante-cinq ans, Catherine est toujours
belle, quoiqu’un peu alourdie. Elle règne depuis douze ans et sa réussite à la tête
de l’empire la rend non seulement parfaitement légitime, mais désormais
indétrônable. Elle est dans la plénitude de sa force.
À trente-cinq ans, Potemkine a envie d’avaler le monde. Il en a l’appétit et
l’estomac. Il sait, depuis qu’il a croisé son regard, que sa place est auprès de
l’impératrice. Elle est la clé de son destin. Il le sent d’instinct. Cela se révélera
exact. Potemkine est un être très intuitif qui sent vers où, vers qui aller, pour
accomplir son œuvre.
Il est plein de contradictions. À la fois survolté et nonchalant, raffiné et
débauché, érudit et arrogant, capable de grande générosité et de mesquinerie, il
est très intelligent, créatif et original. Il ne pense pas comme tout le monde. Le
comte de Ségur, qui a rencontré tous les grands de son époque, raconte : « De
toutes les personnalités, celle qui m’a le plus frappé fut celle du fameux prince
Potemkine. Son caractère tout entier était le plus original à cause d’un mélange
inconcevable de grandeur et de mesquinerie, de paresse et d’activité, d’ambition
et d’insouciance. Un tel homme aurait été remarquable partout de par son
originalité. »
Sa démesure convient à Catherine. Elle a trouvé un homme à sa taille.
Potemkine est directement conduit dans ses appartements. L’impératrice veut le
voir seule à seul. Elle a demandé à Orlov, qui a quitté son lit mais reste en cour,
d’introduire son rival. On connaît l’anecdote célèbre des deux hommes se
croisant dans l’escalier : « Quoi de neuf au palais ? demande Potemkine en
gravissant les marches. – Rien, vous montez… je descends », répond Grigori
Orlov.
Catherine et Potemkine vont rester une heure ensemble, mais leur tête-à-tête
durera dix-sept ans. Seule la mort les séparera. Potemkine décédera à cinquante-
deux ans, sans doute d’une broncho-pneumonie mal soignée, le corps usé par les
excès. En ce mois de février 1774, en tout cas, les plus belles années de sa vie
l’attendent. Catherine et Potemkine vont vivre un grand amour. Avec lui,
Catherine comprend qu’elle aime vraiment pour la première fois. Il est son idéal
masculin : « Une puissante force masculine, une hardiesse sans limites, et une
capacité de rêver aussi bien que de faire rêver. »
Ils vont diriger la Russie ensemble. Potemkine sera en quelque sorte un co-
tsar. Il va se révéler un homme d’État remarquable et visionnaire, comparable à
Pierre le Grand. Comme le grand tsar, il va bâtir des villes et conquérir des
territoires. Comme lui, il a du génie et une énergie à la mesure de l’immense
empire. Catherine louera « … sa rare intelligence et son inhabituelle largeur
d’esprit ; ses opinions étaient toujours ouvertes et généreuses ; il était
extrêmement humain, riche de connaissances, exceptionnellement gentil et
débordant toujours de nouvelles idées… C’était un homme d’État, tant dans le
conseil que dans l’exécution. »
Certes, ses détracteurs le traiteront de courtisan et de parvenu. Ses
excentricités scandaliseront souvent. Ses débauches et ses excès déplairont, mais
à sa mort, tous se rangeront à l’avis du duc de Richelieu : « La somme de ses
grandes qualités surpassait tous ses défauts. »
Catherine et Potemkine vont construire ensemble la grande Russie. Leur
grand amour sera le socle de leur action politique.
Ils deviennent amants très vite. Catherine est comblée. Elle l’appelle « son
maître jamais fatigué ». Alexandre Vassiltchikov est renvoyé. Grigori Potemkine
s’installe dans un bel appartement situé exactement en dessous de celui de
Catherine. Un petit escalier les relie. Seul le favori a le droit de l’emprunter. Il ne
s’en prive pas, débarquant chez elle à n’importe quelle heure du jour et de la
nuit, la rejoignant le soir, nu sous sa robe de chambre, parfois drapé dans une
fourrure. Catherine l’attend. Elle le lui a écrit dans une des tendres missives
qu’ils s’envoient vingt fois par jour : « Chéri, je vais au lit… Je vais faire tout ce
que tu demandes. Est-ce que je viens à toi ou vas-tu venir à moi ? », « Je serai
pour toi une femme de feu comme tu le dis… », « une chatte en chaleur ».
Il semble que le tempérament de Potemkine est à la hauteur de celui de
Catherine. Ils se retrouvent souvent dans le banya, une salle où l’on prend des
bains de vapeur avant de se plonger dans une eau glacée. Dans ce spa de grand
luxe on peut également s’asseoir ou s’allonger, voire manger, ce que faisait
régulièrement le couple. Vraisemblablement, le banya est aussi le lieu de leurs
échanges amoureux. Ils peuvent y passer la soirée, se laver et se masser, y faire
l’amour, dîner et bavarder jusque tard dans la nuit. Inséparables.
Potemkine, très jaloux, veut tout savoir du passé amoureux de Catherine. Il
l’accuse d’avoir eu quinze amants, d’être une débauchée. Elle s’offusque, flattée
par sa jalousie mais tenant à rétablir la vérité. Elle n’a eu que quatre amants, et
encore, bien malgré elle car, dit-elle : « Si, dans ma jeunesse, j’avais eu un mari
que j’aurais pu aimer, je lui aurais été fidèle à jamais. »
Ce mari, elle l’a sans doute rencontré avec Potemkine. Il est très probable
que les deux amants se sont mariés en juin 1774, quatre mois après leur première
vraie rencontre. À partir de cette période, l’impératrice commence souvent les
lettres qu’elle lui adresse par « Cher mari » et signe « Votre épouse dévouée ».
Catherine a trouvé son homme.
Si leur amour et leur complicité ne failliront jamais, leur passion charnelle
ne dure vraiment que deux années. Il semble que Potemkine souffre de sa
position de prince consort et que cela crée des tensions dans le couple. « Nous
serions plus heureux, dit Catherine, si nous nous aimions moins. » Potemkine
commence à s’éloigner de sa belle tsarine qui, de son côté, se lasse de ses sautes
d’humeur. Ils ont du mal à mener de front leur amour et leur ambition dévorante.
Il est temps d’ouvrir la fenêtre.
L’impératrice, qui s’est attelée à son code de loi, remarque un jeune
secrétaire qui l’assiste dans son travail. Il s’appelle Pierre Zavadovski et se
montre aussi mesuré et calme que Potemkine est impétueux. Il est reposant,
exactement ce dont elle a besoin. Elle le nomme aide de camp, le titre réservé à
ses favoris. Il est à ses côtés au souper et toute la cour suppose que le règne de
Potemkine est terminé. Ce n’est pas le cas, il reste le mari et le maître de
Catherine. Simplement il est moins ardent et Catherine, qui a besoin de faire
l’amour toutes les nuits, pallie ses manques en prenant un amant. Qu’importe la
jalousie de Potemkine, son désir est impérieux. Elle lui reste néanmoins attachée
cœur et âme et le fait nommer prince du Saint Empire romain germanique. Il
devient le Sérénissime.
Finalement, après maintes disputes et réconciliations, ils décident, pour
préserver leur couple, de mener leur vie sexuelle chacun de leur côté. Potemkine
est désormais, à l’instar de Madame de Pompadour pour Louis XV, « l’ami
nécessaire ». Et, comme la Pompadour organisa les plaisirs du roi de France,
Potemkine garde un droit de regard sur ceux de Catherine. Le favori doit
supporter son omniprésence ; c’est trop dur pour Pierre Zavadovski. Il est très
amoureux de Catherine et souffre d’être placé sur le banc de touche. Au bout
d’un an, il préfère s’en aller, le cœur brisé. Il lui restera fidèle dix ans avant de se
marier.
Après son départ, une règle de recrutement est instituée pour les prochains
favoris. Une fois remarqué, le candidat doit être ausculté par le médecin de la
cour qui vérifie sa parfaite santé et conformité. Ensuite, il passe par le lit d’une
« essayeuse », une dame proche de Catherine, aussi exigeante qu’elle sur les
plaisirs de la chair. La comtesse Bruce puis Mademoiselle Protassof rempliront
successivement cet office avec plaisir. Une fois les performances sexuelles du
jeune homme validées, il est installé dans les appartements du favori, tout
proches de ceux de Catherine. Il y trouve luxe et confort, ainsi qu’une enveloppe
pleine de roubles, l’équivalent de soixante-dix mille euros. Il est également
assuré d’un beau pactole lors de la rupture.
Une fois nommé, le favori accompagne l’impératrice au souper du soir et
s’assoit à ses côtés. Ainsi présenté à la cour, il est vite l’objet de toutes les
flagorneries de la part des courtisans. En échange de ces bienfaits, il est à la
disposition de Catherine. Il n’a pas le droit de sortir du palais ni d’accepter
d’invitation sans son autorisation. La place paraît belle ; nombreux sont ceux qui
la convoitent et lancent des œillades éloquentes à l’impératrice. Les candidats
sont légion, parfois poussés par des ambitieux qui veulent avancer un pion vers
le trône.
Un jour, un jeune homme se jette à ses pieds et la supplie de le prendre
comme amant. Catherine sourit et le fait reconduire gentiment. C’est elle qui
choisit. Tous ses amants sont taillés en hercules, à la fleur de l’âge. Plus elle
vieillira, plus ils rajeuniront. Avant de jeter son dévolu, elle se pose toujours les
mêmes questions : ce nouveau choix est-il heureux ou risqué ? Pourrait-on en
faire état sans en rougir ? Une fois pour toutes, elle décide d’écarter « les
bavards, les emphatiques, les sanguins et les lunatiques ». Cette introspection ne
l’empêchera pas de se tromper parfois lourdement.
Zavadovski parti, Catherine le remplace rapidement. Le nouvel élu est un
beau Serbe à la peau mate, très viril et musclé, commandant de hussards, âgé de
trente et un ans. Semyon Gavrilovitch Zoritch est un ancien aide de camp de
Potemkine. Il devient celui de l’impératrice. C’est pour lui une promotion
inespérée. Elle en tombe amoureuse, avant de déchanter rapidement. Il se
conduit dans le monde comme un hussard, fanfaronne et se pavane. Malgré sa
vigueur qui la chavire, Catherine le renvoie au bout de quelques mois.
Potemkine lui présente alors un autre soldat de la garde impériale, un jeune
homme de vingt-quatre ans, le commandant Ivan Nikolaïevitch Rimski-
Korsakov. Il est superbe et elle le compare à Pyrrhus d’Épire, dont la statue
révèle une grande beauté. Il est hélas vaniteux et nettement moins intelligent.
Mais la tsarine s’entiche de lui et le couvre de cadeaux et de lettres enflammées
dignes d’une midinette : « Je vous remercie de m’aimer. » Elle tombe de haut,
deux ans plus tard, quand elle apprend qu’il la trompe avec la comtesse Bruce,
sans doute depuis longtemps. On peut donc être tsarine et une femme comme les
autres, trompée et humiliée ! Catherine est si malheureuse qu’elle ne veut pas de
nouveau favori pendant six mois. Potemkine assure joyeusement l’intérim
amoureux. Cela lui met du baume au cœur.
Évidemment, toute la cour jase de cette ronde de jeunes éphèbes. Et si toutes
les femmes se mettaient à enchaîner les amants ? On reproche à l’impératrice de
donner le mauvais exemple. Catherine n’en a cure ; elle ne se soucie guère du
qu’en-dira-t-on.
On la dit nymphomane et insatiable. Son comportement excite les
imaginations. Une rumeur bruisse dans le palais. L’impératrice aurait installé
dans ses appartements une chambre des plaisirs destinée à assouvir ses
fantasmes. Il y aurait là des tables dont les pieds seraient des phallus. Sur les
murs, des tapisseries et des peintures rappelleraient toutes les pratiques
amoureuses possibles. Certains meubles auraient été construits pour permettre
certaines positions. Est-ce vrai ? C’est vraisemblable. Des archives prouvent que
certains meubles « coquins » ont bien été commandés et payés. Catherine
pourrait avoir eu l’idée et l’envie de ce cabinet très particulier.
En revanche, il est fort peu probable qu’elle se soit rendue, comme on l’a dit,
dans les écuries pour avoir des relations sexuelles avec des chevaux. C’est
délirant quand on pense non seulement à l’énormité de l’acte, mais à la très
grande discrétion de Catherine concernant sa vie privée. Jamais elle n’aurait pris
un tel risque. Elle était trop soucieuse du respect qu’elle inspirait. De plus,
malgré sa vie olé-olé, Catherine II était d’une grande pruderie. Elle ne tolérait
aucun propos un peu leste en sa présence et les favoris avaient pour ordre de ne
jamais montrer en public leur familiarité avec la tsarine. Elle ne supportait aucun
geste de connivence. C’était une femme à la sexualité débridée, certes, mais elle
ne menait pas pour autant une vie dissolue ou déréglée. Loin de là. Et puis, il y
avait bien assez d’étalons à la cour de Russie…
Au printemps 1780, Catherine, âgée de cinquante et un ans, a un coup de
cœur pour un jeune homme de vingt-deux ans. Alexandre Lanskoï est également
puisé dans le vivier des aides de camp de Potemkine. Il est bien sûr très beau,
mais aussi – ce qui est plus rare dans sa position – très sincère, « enthousiaste,
honnête et doux ». Il va également tomber amoureux de l’impératrice qui sera
une mère pour lui. Elle le formera et l’éduquera sur tous les plans. Catherine
n’aura jamais vraiment été maternelle qu’avec ses jeunes amants.
Ils vivent ensemble pendant quatre ans une passion calme et apaisée qui lui
laisse tout loisir de s’occuper des affaires du pays. Hélas, le 25 juin 1784,
Alexandre Lanskoï décède à l’âge de vingt-six ans après une semaine d’agonie à
Tsarskoïe Selo, le palais d’Été. La légende veut qu’il soit mort d’avoir ingurgité
trop d’aphrodisiaques pour satisfaire sa maîtresse insatiable. La réalité pourrait
être qu’il ait contracté la diphtérie.
Le coup est terrible pour l’impératrice. Elle pensait finir ses jours à ses côtés.
Sacha (diminutif d’Alexandre) devait être son bâton de vieillesse. Sa douleur est
immense, peut-être la plus grande de sa vie. Elle reste clouée au lit pendant trois
semaines. Il lui faut un mois pour accepter que le corps de Sacha Lanskoï soit
enterré. Pendant des semaines, Potemkine ne la quitte pas, la soutenant dans son
malheur.
Catherine a toujours sincèrement aimé ses amants. Elle y a cru à chaque fois.
Ce n’était pas une « Messaline du Nord », comme on a pu l’appeler parfois, qui
enchaînait les aventures sexuelles. C’était une amoureuse qui ne pouvait, disait-
elle, « vivre sans amour ne serait-ce qu’une heure ».
Quand elle rentre à Saint-Pétersbourg début septembre, elle refuse de
retrouver l’appartement où elle a vécu avec Lanskoï. Elle est en deuil durant
toute l’année qui suit sa mort.
Puis la vie reprend. Elle tombe sous le charme du neveu d’un ami de
Potemkine, Yermolov, un grand blond de trente et un ans dont les narines sont si
épatées que Potemkine le surnomme « le nègre blanc ». Il est de bonne
compagnie pendant un an puis tente bêtement de comploter contre Potemkine.
Celui-ci demande à l’impératrice de choisir entre Yermolov et lui. Le favori est
limogé le lendemain matin et remplacé le soir même par Alexandre Dmitriev-
Mamonov, avec qui Catherine avait flirté un an plus tôt. C’est le règne des
« éphémères », appelés ainsi parce qu’ils se succédaient à une vitesse folle.
Mamonov est un charmant garçon de vingt-six ans (trente de moins qu’elle), de
petite noblesse, intelligent, instruit et très francophile, ce qui est un véritable
atout pour plaire à l’impératrice. Elle tombe amoureuse de ses yeux noirs, de sa
gentillesse et de sa joie de vivre. Pendant quatre ans, il la rend heureuse. Le
contraire n’est pas forcément vrai.
Le jeune homme est continuellement tenté par des jeunes femmes de son
âge, mais bien forcé de résister s’il veut garder sa place. Il a dans son lit une
femme de soixante ans aux cheveux gris, au corps terriblement empâté. Certes,
elle est majestueuse, passionnante, amusante. Mais il rêve d’autre chose. Et ce
qui doit arriver arrive : Mamonov tombe amoureux d’une jeune demoiselle
d’honneur et demande à Catherine la permission de l’épouser. Elle l’accepte
avec tristesse mais compréhension. « Quand on s’est bien rencontrés, il faut
savoir bien se quitter », écrit-elle dans ses Mémoires. Alors qu’elle est toute-
puissante, elle ne se vengera jamais sur ses amants des souffrances qu’ils lui
infligent.
Trois jours après son départ, Mamonov est remplacé par Platon
Alexandrovitch Zoubov. Il a vingt-deux ans, trente-huit de moins que Catherine.
Cela ne semble pas la gêner : elle acceptait d’être une mère pour eux mais
jamais, disait-elle, elle n’aurait supporté qu’ils la traitent comme une sœur.
L’impératrice se soucie de son désir, moins de celui de l’autre. « Je fais
beaucoup pour l’État en éduquant les jeunes gens », dit-elle avec humour.
Il est évidemment superbe, long, mince et musclé, très brun. Elle le
surnomme le Noiraud. Elle tombe amoureuse, revigorée par ses caresses, sa
santé est au beau fixe. Zoubov, porté par son ambition et sa cupidité, poussé par
des ennemis de Potemkine, fait tout pour le discréditer auprès de l’impératrice,
mais il n’arrivera jamais à l’évincer. « Il est son amour, elle n’est qu’amoureuse
de moi », expliquera-t-il pour justifier son échec. Ironie du sort, c’est lui qui
consolera Catherine à la mort de Potemkine, le 16 octobre 1791.
Platon Zoubov est le dernier amant. En tout, Catherine II de Russie aura
vécu une douzaine d’unions sérieuses. Elle se sera toujours interdit d’en mener
plusieurs à la fois, alors que sa position lui permettait tous les excès. C’est elle
qui a voulu instituer la pratique des favoris pour que l’heureux élu soit
clairement désigné à la cour et ainsi mis à l’abri des méchancetés. De même, elle
voulait éviter d’être sollicitée de façon intempestive et opportuniste. Quoi
qu’elle ait fait, il lui sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé.
Le 17 novembre 1796 au matin, Catherine II s’effondre alors qu’elle est en
train de s’habiller. On l’étend sur un matelas où elle agonise pendant des heures,
à même le sol. Son cœur, si vaillant, l’a lâchée. Elle s’éteint à soixante-sept ans,
après avoir régné trente-quatre ans sur la Russie. Elle a montré qu’une femme
pouvait prétendre aux plus hautes destinées et accomplir tous les possibles, aussi
bien dans sa vie publique que dans sa vie privée.
Son fils Paul hérite de sa couronne et fait enterrer sa mère auprès de son
père, Pierre III, dans le tombeau impérial de la cathédrale Pierre-et-Paul à Saint-
Pétersbourg. Elle repose pour l’éternité aux côtés du seul homme qui ne l’ait pas
aimée. Mais tout n’est peut-être pas perdu. Gageons que Catherine est capable de
réveiller un mort !
Jeanne du Barry
La fille de joies

Le 22 avril 1769, toute la cour de Versailles est sur le pied de guerre.


Aujourd’hui, c’est la présentation de la nouvelle favorite de Louis XV, la
comtesse du Barry. La cérémonie est cruciale. Si elle réussit ce rite de passage,
la Du Barry sera admise à la cour. Elle pourra loger dans les appartements
royaux, suivre le roi en voyage, recevoir ministres et ambassadeurs, régner sur
l’ensemble des courtisans. Elle s’imposera.
Depuis un an qu’elle est la maîtresse du roi, la favorite s’est vu cantonner
dans des appartements situés hors de l’enceinte du château. La cour ne cesse de
railler la liaison de Louis XV avec cette fille de rien, cette catin connue de tous
les libertins de Paris. Mais le roi est tombé amoureux de cette ravissante jeune
femme de vingt-cinq ans qui n’a pour seul titre de gloire que de le rendre
heureux. Il l’a dit sèchement à son Premier ministre, le duc de Choiseul, qui ne
cesse de la calomnier : « Elle est très jolie, elle me plaît ; cela doit suffire. »
Ce 22 avril, il y a là les plus grands noms de France, ceux qui ont été
éduqués depuis l’enfance au cérémonial de la cour, qui en connaissent tous les
usages, la fleur de l’aristocratie. Ils n’en sont pas moins moqueurs et, de toute
leur hauteur, ils n’aspirent qu’à voir trébucher celui ou celle qui voudrait
rejoindre leur olympe. C’est devant cette meute de loups que la Du Barry va
devoir passer l’examen. Il n’est pas facile. Le rituel consiste à faire son entrée,
une révérence, puis à traverser la salle devant toute l’assemblée en faisant une
deuxième révérence à mi-parcours, puis une troisième devant le roi. Le tout
engoncée dans une robe recouvrant un énorme panier et ornée d’une traîne
malcommode. Une fois « adoubée » par le roi, la candidate se retire en faisant
trois révérences à reculons, ce qui est particulièrement périlleux avec la traîne.
Autour du roi, deux clans s’opposent. Les ennemis de la Du Barry,
regroupés aux côtés du duc de Choiseul, se réjouissent déjà du ridicule de la
situation. Ils comptent sur la gaucherie de la jeune femme, cette fille de rien qui
veut rivaliser avec les plus grandes dames de France. Enfin, la supercherie va
être révélée. Le jour de son triomphe sera celui de sa chute.
Mais la Du Barry a aussi ses amis, moins nombreux, qui la soutiennent et
veulent la voir en cour. À leur tête, le duc de Richelieu, arrière-petit-neveu du
cardinal. Ce ne sont pas les moins inquiets de la présentation de ce soir. Tous
s’attendent à ce que Jeanne du Barry loupe ses révérences, qu’elle s’intimide,
voire qu’elle s’effondre et reparte aussi vite qu’elle était venue. Cela risque
d’être grotesque.
La comtesse tarde à faire son entrée. On s’impatiente et on commence à
jaser. Le roi regarde l’horloge et blêmit. Tout en discutant avec Richelieu, il ne
cesse de tourner ses regards vers la porte. L’attente est fiévreuse, haletante. Va-t-
on devoir reporter la cérémonie ? Choiseul et son cercle espèrent que le roi a
enfin compris l’énormité de cette présentation.
Et soudain, alors qu’on envisage le désastre, la porte s’ouvre et un huissier
annonce « Madame la comtesse du Barry ». C’est une magnifique apparition. La
favorite entre, éblouissante de beauté et de grâce. Elle est accompagnée de sa
marraine, la comtesse de Béarn, qui fait pâle figure à ses côtés.
Jeanne est merveilleusement vêtue. Elle porte un habit de cour composé d’un
corps rigide à épaulettes lacé dans le dos et d’une jupe de damas bleu lamé
d’argent garnie de nœuds couleur émeraude. Couverte de diamants offerts par le
roi, elle brille de mille feux. Sa coiffure impressionne tout particulièrement.
C’est un véritable échafaudage de cheveux orné de toutes sortes de boucles où
l’on a piqué des dentelles, des plumes et des fleurs naturelles. Il a fallu des
heures à Legros, le plus célèbre coiffeur de l’époque, pour réaliser cette prouesse
qui est cause du retard.
Un murmure d’admiration parcourt la salle. La favorite a d’ores et déjà
déjoué tous les pronostics. La noblesse naturelle de cette fille de basse extraction
laisse loin derrière elle beaucoup d’aristocrates mieux nées mais moins bien
loties. Elle fait gracieusement sa première puis sa deuxième révérence, s’avance
vers le roi qui rayonne de fierté et de joie. Arrivée devant lui, elle s’apprête à
s’agenouiller quand il la relève : « Les Grâces, dit-il, ne s’inclinent devant
personne. » Cette présentation est bel et bien un triomphe. Choiseul est défait.
Richelieu jubile. Le roi est plus amoureux que jamais. Jeanne du Barry n’a plus
que des courtisans autour d’elle. Elle s’est conduite comme une reine.
Pourtant, Dieu sait qu’elle vient de loin. De tout en bas de la société. Jeanne
est issue d’un milieu modeste. Son arrière-grand-père était maître rôtisseur à
Paris, et son grand-père cuisinier chez une comtesse, maîtresse de Louis XIV,
exilée à Vaucouleurs en Lorraine. Il a eu sept enfants dont Anne Bécu, sa mère,
devenue couturière. Anne est une très belle femme, qui aime les hommes et ne
s’en prive pas. Le 19 août 1743, elle met au monde une fille, une petite bâtarde
née de père inconnu. Il semble qu’elle l’ait conçue avec un moine franciscain du
couvent où elle va souvent raccommoder des habits. Le père serait un certain
Jean-Jacques-Baptiste Gomard de Vaubernier, appelé en religion « frère Ange ».
Sa fille Jeanne prendra parfois comme patronyme Lange ou Vaubernier, ce qui
prouve qu’elle sait qui est son père, même s’il ne l’a jamais reconnue
officiellement.
La future comtesse du Barry doit son prénom à Jeanne d’Arc, qui a
commencé son épopée à Vaucouleurs. Son destin est moins glorieux mais tout
aussi romanesque. Trois ans après sa naissance, sa mère accouche d’un second
bâtard, un garçon qui mourra en bas âge. Deux enfants illégitimes, c’est trop
pour les bonnes gens de Vaucouleurs. Pour éviter d’être mise au ban de la
société, Anne Bécu décide de monter à Paris où ses frères et sœurs sont tous
employés comme gens de maison.
Elle est d’abord logée par sa sœur Hélène, femme de chambre chez un
académicien, rue Neuve-des-Petits-Champs. Anne Bécu peut aussi compter sur
le soutien d’un riche banquier, Claude Roch Billard du Monceaux, chargé
d’approvisionner l’armée, qui venait fréquemment à Vaucouleurs, ville de
garnison. Il a été séduit par sa beauté et lorsqu’elle arrive à Paris, il la prend sous
sa protection et l’embauche comme cuisinière.
Bientôt, la belle Anne se trouve un mari – un homme pâle et grave, le visage
marqué de petite vérole, qui a dix ans de moins qu’elle et semble très amoureux :
Nicolas Rançon. C’est un domestique, mais il voudrait s’établir et Billard du
Monceaux le dote d’un emploi dans l’administration des fermes du roi. Le
mariage est célébré à la paroisse Saint-Eustache.
Billard du Monceaux, qui prend toute la famille sous son aile, est sous le
charme de la petite Jeanne, ravissante enfant aux yeux bleus et à la chevelure
d’un très beau blond. Il la surnomme l’Ange et ne se lasse pas de la peindre. Il a
pour elle des tendresses paternelles et la petite fille, espiègle et câline, le lui rend
bien. Déjà consciente de sa séduction, elle est très coquette et minaude avec
grâce quand elle veut plaire. Elle sait d’emblée faire la cour. Elle est à bonne
école avec la maîtresse de Billard du Monceaux, la belle Frédérique, une rousse
incendiaire, actrice de son état mais surtout réputée pour son libertinage lucratif.
La jeune femme galante s’entiche de la gamine ; elle sera sans doute pour Jeanne
une figure féminine marquante.
Grâce à l’influence du financier, Jeanne Bécu est admise comme
pensionnaire à Sainte-Aure à l’âge de six ans. Le couvent a été fondé par un curé
pour donner asile à des jeunes filles que la misère avait plongées dans le
libertinage. C’est devenu un pensionnat sévère pour élèves pieuses que l’on veut
former aux ouvrages convenant à leur sexe. Le bon curé ne se doutait pas qu’il
en sortirait une des plus grandes libertines du siècle et que sa solide éducation lui
permettrait de côtoyer des rois.
Pendant neuf ans, Jeanne Bécu se lève tous les jours à cinq heures du matin
pour assister à la messe. Les sœurs lui apprennent à lire et à écrire, un luxe à
l’époque, dont elle jouira toute sa vie assidûment. Elle prend également des
cours de dessin et s’intéresse très jeune à l’art, domaine où elle fera toujours
preuve d’un goût très sûr. Elle sort du couvent à l’âge de quinze ans, persuadée
que la vie est ailleurs. Mais, marquée par son éducation chrétienne, elle gardera à
jamais le souci de la bonté et de la charité, et fera construire une chapelle dans
toutes ses maisons. Cette fibre religieuse sera un atout de séduction
supplémentaire auprès de Louis XV, qui craignait Dieu autant que la petite
vérole.
À quinze ans, Jeanne Bécu est éblouissante. Elle est très grande, mince et
élancée, la taille marquée, dotée d’une poitrine qui contredit les lois de la
pesanteur. Un visage parfaitement ovale, des yeux bleus couleur gentiane sur
lesquels battent de longs cils, un regard facilement langoureux, un sourire
éclatant, des dents d’un blanc d’émail, un long cou, un teint que l’on compare à
« un pétale de rose tombé dans du lait » et une particularité qui lui donne du
piquant : trois grains de beauté, mouches naturelles, disposés l’un sur la joue,
l’autre au coin de la lèvre et le troisième au-dessus du sourcil. Ajoutez à cela une
blondeur à se damner… Sa beauté ne passe pas inaperçue.
De retour dans le giron maternel, elle est tout de suite remarquée par un
jeune coiffeur du nom de Lametz, qui n’aspire qu’à la décoiffer. Anne Rançon
est d’accord pour lui confier sa fille comme apprentie coiffeuse. Pendant des
mois, le jeune Lametz va lui apprendre les rudiments du métier tout en la
couvrant de cadeaux, essentiellement des robes et des bijoux… jusqu’au jour où
sa propre mère décide de réagir à ces dépenses. Madame veuve Lametz se rend
chez les Rançon et traite Anne de mère maquerelle, laquelle se précipite au
commissariat pour porter plainte contre cette diffamation. L’épisode inspirera
plus tard cette chansonnette mise dans la bouche de Louis XV :

Je sais qu’autrefois les laquais


Ont fêté ses jeunes attraits ;
Que les cochers, les perruquiers
L’aimaient, l’aimaient d’amour extrême,
Mais pas autant que je l’aime.
Avez-vous vu ma Du Barry ?
Elle a ravi mon âme…

En attendant, Jeanne doit trouver un nouvel employeur. Elle est engagée


comme dame de compagnie par la veuve d’un fermier général. Mais là encore,
sa beauté va lui jouer des tours. Madame Delay de la Garde a deux fils, et
l’épouse bisexuelle de l’un d’eux fait des avances à l’éclatante jeune fille. Jeanne
la repousse. En revanche, elle cède au mari et même à son frère. Le désordre est
tel dans la famille qu’elle est rapidement renvoyée.
La jeune fille se fait désormais appeler Jeanne Lange et devient demoiselle
de magasin, ainsi qu’on nommait alors les vendeuses. Elle entre chez les époux
Labille, marchands de mode, propriétaires d’À la toilette, rue Neuve-des-Petits-
Champs, tout près de la place des Victoires. C’est le paradis des coquettes. On y
trouve toutes sortes de tissus, de dentelles, de broderies, de galons or et argent,
de rubans et colifichets.
Son patron a tout de suite repéré les formes parfaites de Mademoiselle Lange
et lui demande de porter les robes réalisées à l’atelier. La jeune fille est ravie.
Elle qui a toujours passé des heures à s’habiller et à se regarder devant la glace
en essayant maintes moues gracieuses, la voilà à son affaire. La boutique est un
salon fleuri plein de miroirs où elle défile tel un mannequin devant les clientes
nanties. Tout Paris passe devant À la toilette et s’arrête pour regarder à travers la
vitrine les jolies demoiselles du magasin.
Le comte d’Espinchal, grand témoin et chroniqueur de l’époque, raconte que
« Mademoiselle Lange était d’une tournure tellement remarquable qu’elle était
déjà connue par les grands amateurs de la capitale. À cette époque, elle était si
jolie et agréable que plusieurs peintres la recherchaient pour servir de modèle. »
Plus tard, lorsqu’elle est devenue comtesse du Barry, le duc de Choiseul, son
grand ennemi, affirmera que c’est À la toilette qu’elle fut remarquée par la plus
grande mère maquerelle de Paris. La Gourdan, ancienne prostituée, avait pignon
sur rue dans le quartier Montorgueil : elle recevait dans son grand appartement
les hommes les plus puissants de la ville et les grands seigneurs de la cour. Pour
leur offrir des morceaux de choix, elle était toujours à l’affût des plus belles
filles de Paris. Elle se serait ainsi rendue à la boutique de mode et, sous prétexte
d’acheter quelque chiffon, aurait évalué la « marchandise ». « J’y vis la créature
la plus belle qu’il soit possible de voir. Cela pouvait avoir dix-huit ans. C’était
déjà fait à ravir. Je ne voulus pas manquer une pareille acquisition. »
La Gourdan aurait alors invité Jeanne à déjeuner chez elle, dans son
appartement aux murs peints de fresques érotiques. Puis, l’habile maquerelle
aurait ouvert des placards pleins de toilettes somptueuses, les lui faisant
miroiter : « Prenant prétexte de lui faire essayer un déshabillé divin et tout neuf,
je m’emparai d’elle, je la mis nue comme un ver… Je vis un corps superbe, une
gorge… Il m’en est, certes, passé beaucoup entre les mains, mais jamais de cette
élasticité, de cette forme, de cette position admirable… une chute de reins !…
des cuisses ! » D’après la Gourdan, ses arguments auraient convaincu la jeune
fille.
Peut-on vraiment croire à cette histoire ? Jeanne Bécu n’a jamais été fichée
par la police, qui tenait scrupuleusement ses registres, comme prostituée. Plus
tard, la Gourdan dira qu’on lui a forcé la main pour attester que la comtesse du
Barry fut sa pensionnaire et qu’elle prenait six francs par passe. Choiseul voulait
se servir de ce témoignage pour la chasser de la cour.
Quoi qu’il en soit, à l’époque où elle est demoiselle de magasin, Jeanne n’a
pas besoin d’intermédiaire pour monnayer ses charmes. Les hommes se
bousculent à sa porte et parmi eux, ceux qui ont une fortune sont prêts à la
déposer à ses pieds. D’ailleurs, dans les registres policiers, on trouve le nom de
Mademoiselle Vaubernier, le nom de son père que Jeanne utilisait parfois. Elle
est fichée non pas comme prostituée mais comme femme entretenue. On peut
même lire dans le rapport de police la concernant : « Une grisette1, jolie,
friponne, éveillée et qui ne demandait pas mieux. » Parmi les heureux élus, on
recense un financier, un riche marchand de soieries et son nouveau patron, le
successeur des Labille.
Jeanne rencontre bientôt celui à qui elle doit le nom sous lequel la postérité
la connaît, le comte Jean du Barry. Issu de la petite noblesse du Languedoc, fils
de militaire, inscrit au barreau de Toulouse comme avocat, l’homme vit de ses
rentes depuis son mariage et l’héritage de son parrain, qui lui a légué un manoir
à tourelles et quatre-vingts hectares de bonnes terres. Il mène la grande vie,
organise des fêtes somptueuses et dispendieuses. Il aime le jeu sous toutes ses
formes. Il aime le bluff. Son physique est ordinaire mais lorsqu’il s’anime, sa
vivacité et son charme le rendent séduisant. C’est un beau parleur, intelligent,
ambitieux. Vivant au-dessus de ses moyens, ne pouvant plus assurer son train de
vie, Jean du Barry, alors âgé de quarante ans, laisse femme et enfant à Toulouse
et monte à Paris avec l’intention de se refaire.
Arrivé dans la capitale, il s’introduit aisément dans le milieu du jeu où l’on
croise beaucoup de libertins. Depuis la Régence, on les surnomme les « roués ».
Intrigants, habiles, débauchés, frivoles et amusants, ils sont proches du monde de
la prostitution où ils puisent de quoi satisfaire leurs désirs. Dans ce milieu
corrompu, on trouve quelques grands noms comme Duras, La Trémoille et
surtout Richelieu, descendant du grand cardinal. Louis-François-Armand de
Vignerot du Plessis, duc de Richelieu, filleul de Louis XIV et de la duchesse de
Bourgogne, est célèbre pour ses débauches et ses duels. « Sa vie entière fut un
scandale, et il est resté le type le plus brillant de la dépravation de cette
époque », écrit Pierre Larousse, le père du dictionnaire.
Jean du Barry évolue comme un poisson dans l’eau dans ce cercle vicieux. Il
se sert de ses maîtresses comme de figures de proue, les prostituant volontiers à
des hommes puissants pour se pousser dans le monde. Il est réputé auprès des
libertins pour présenter des filles particulièrement jolies. Ses complicités dans le
vice lui permettent d’étoffer constamment son carnet d’adresses. Bientôt, on ne
le surnomme plus que le Roué. L’un de ses meilleurs « clients » est le duc de
Richelieu, toujours avide de jeunes femmes.
Jeanne aurait pu rencontrer Jean du Barry dans un tripot, car elle est
régulièrement invitée chez une voisine de ses parents, Madame du Quesnoy, qui
tient une maison de jeu et qui aime installer quelques belles friponnes autour du
tapis vert pour attirer les clients. Mais il semble que c’est chez ses parents
qu’elle le voit pour la première fois, présenté par son beau-père, Nicolas Rançon.
Elle le remarque à peine, mais lui a le coup de foudre pour cette petite
merveille de dix-neuf printemps. Il voit d’emblée le plaisir et les bénéfices qu’il
peut en tirer. Du Barry propose au couple Rançon de s’occuper de Jeanne, qu’il
veut emmener avec lui. Après quelques discussions, les parents acceptent de
livrer leur fille contre une forte rétribution. Il n’est pas interdit de penser que
Nicolas Rançon, qui connaissait bien du Barry et ses mœurs, ne lui a présenté sa
belle-fille qu’avec l’idée de conclure ce genre de marché.
Jeanne Bécu est ainsi en quelque sorte prostituée par ses parents, qui savent
très bien ce qui l’attend et n’en conçoivent aucun scrupule. Il ne faut donc pas
s’étonner si elle n’a jamais ressenti de culpabilité à se vendre. Elle a été élevée
comme cela ; chez elle, c’est la normalité. Avec Jean du Barry, elle entre dans la
catégorie des « femmes entretenues », le haut du panier de la prostitution,
réservé aux hommes fortunés. On y trouve beaucoup d’actrices mais tout joli
minois, effronté et déluré, peut y prétendre.
Jeanne accepte la décision de ses parents et suit le Roué chez lui, rue
d’Aboukir, où il l’installe luxueusement. Bien sûr, il commence par la mettre
dans son lit et elle l’accepte volontiers. Elle a le sexe pragmatique. Du Barry est
amoureux et il achève avec plaisir de parfaire l’éducation sexuelle de sa jeune
maîtresse, appelée à répondre aux demandes variées d’une clientèle exigeante.
Elle accepte volontiers son enseignement car elle aime la matière et s’y montre
particulièrement douée.
Après un an d’exclusivité, le Roué décide de faire profiter ses « amis » de la
bonne aubaine. Il est temps que Jeanne lui rapporte de l’argent. Elle prend un
nouveau nom, Beauvarnier, inspiré de celui de son père, Vaubernier.
En décembre 1764, du Barry commence à la sortir dans le monde pour la
montrer. Elle apparaît à ses côtés dans sa loge de la Comédie-Italienne.
L’inspecteur Marais, chargé de la surveillance des bonnes mœurs, est présent ce
soir-là dans la salle. Il écrit dans son rapport : « C’est une personne de l’âge de
dix-neuf ans, grande, bien faite, l’air noble et la plus jolie figure. Certainement il
cherche à la brocanter avantageusement… Mais il faut convenir qu’il est
connaisseur et que sa marchandise est toujours de débit. »
Le couple est très en vue. Du Barry reçoit beaucoup. Il donne des fêtes, des
concerts, des soupers où chacun peut admirer sa jeune maîtresse. Outre sa beauté
naturelle, elle est très élégante. Jeanne a toujours su se mettre en valeur. Le Roué
ne lui refuse rien, sachant qu’elle lui restera fidèle tant qu’il l’entretiendra
fastueusement. C’est le cas dans le grand appartement de la rue Neuve-des-
Petits-Champs, où ils sont servis par de nombreux domestiques. À vingt-deux
ans, Jeanne vit comme une femme du grand monde.
Chez les Du Barry, on rencontre tous les couples adultères de Paris, des
femmes entretenues qui arborent de faux titres de comtesse auprès d’hommes
qui ont laissé leur épouse et comtesse légitime à la maison. Financiers, nobles
libertins comme Richelieu et le prince de Ligne, écrivains sur le déclin comme
Crébillon fils et Collé, abbés venus s’encanailler… tout ce petit monde discute
brillamment des nouvelles idées de Diderot et de Voltaire.
Jeanne Bécu, très vive, apprend l’art de la conversation brillante et légère,
saisissant vite les bons mots qui fusent autour d’elle. Le duc de Richelieu est un
habitué. Le soir, il lui baise la main devant tous, mais dans la journée, privilège
exceptionnel, elle se rend chez lui, au pavillon de Hanovre, pour des jeux
érotiques qui offrent au vieil homme une nouvelle jeunesse. En revanche, c’est
chez elle qu’elle accepte de recevoir les hommages du fils Richelieu, le duc de
Fronsac ou du marquis de Villeroy, parfois l’un le matin, l’autre l’après-midi.
Son amant le plus prestigieux est sans doute Monsieur de Sainte-Foy, grand
financier, premier commis aux Affaires étrangères, un proche du duc de
Choiseul.
De temps à autre, moyennant un fort supplément, du Barry la loue pour une
journée entière au petit vicomte de Sabran. Jeanne ne chôme pas, d’autant
qu’elle couche aussi avec le Roué. On est très loin du couvent de Sainte-Aure.
Est-elle heureuse de cette vie ? Rien n’est moins sûr. Tous ceux qui l’ont connue
ont loué sa bonté, la douceur de son caractère et sa droiture, des qualités
renforcées par son éducation. Il est fort peu probable qu’elle ait rêvé cette
existence de courtisane, même si, c’est vrai, elle aime vivre dans le faste. C’est
une âme corrompue par son entourage vénal. Sa beauté a toujours été une
monnaie d’échange. Elle a été élevée comme cela.
Quand elle sera devenue la favorite du roi de France, elle évitera tout contact
avec du Barry. Toutefois, elle ne le reniera pas, ne lui refusera pas une aide
financière quand il sera dans le besoin. Mais elle écrira à un ami commun, lui
demandant de répéter ses paroles à Jean : « Je ne l’ai jamais aimé, et il n’a
jamais été que mon tyran. J’ai éprouvé ses caresses, sans lui en faire, et ses
bienfaits, sans les désirer. Sa violence, ses emportements, m’ont forcée à
recevoir les unes et ne m’ont fait payer les autres que trop cher. Je profite du
premier moment où je puis m’expliquer librement pour lui apprendre que je le
déteste, et que c’est un monstre que j’ai en horreur. » Si l’on en croit cette lettre,
Jeanne Bécu ne fut rien d’autre qu’une esclave sexuelle, vendue par ses parents à
un rapace sans foi ni loi. La vérité est sans doute plus nuancée.
Mais revenons en 1766, quand le couple du Barry s’établit rue de la
Jussienne, dans un bel hôtel particulier. Le Roué a de nouvelles ambitions pour
Jeanne. Il veut qu’elle devienne la maîtresse de Louis XV. Ce n’est pas un rêve
inaccessible. Le roi a une sexualité frénétique. Est-ce sa façon de lutter contre
ses tendances dépressives ? Depuis l’enfance, il a des accès de neurasthénie.
Orphelin à deux ans, roi à cinq, il a été élevé par des gouvernantes et des
précepteurs. Longtemps de santé fragile, il est timide et inquiet. On l’a marié
d’office à une princesse polonaise quand il avait quinze ans. Le couple s’est
aimé et a fait dix enfants, un par an, au point que la reine, lasse d’être grosse, lui
a fermé la porte de sa chambre. Depuis, Louis XV enchaîne les maîtresses.
Il n’aime pas son métier de roi qui l’oblige à commander et prendre des
décisions. Malgré sa clairvoyance et sa lucidité, il faut l’aider à porter sa
couronne, ce que fait très bien la Pompadour, « l’amie nécessaire » qui lui tient
presque lieu de Premier ministre. Il est pétri de religion, obsédé par la mort et le
Jugement dernier, tout en ayant grandi à l’ombre du régent qui a marqué
l’histoire par ses mœurs dépravées. Le lit n’est jamais loin de la croix. L’appel
de la chair l’emporte toujours sur ses remords. C’est dans les bras des femmes
qu’il trouve la paix.
Elles les lui ouvrent facilement : Louis XV est un bel homme athlétique de
près d’un mètre quatre-vingts. Son éducation royale lui a donné un maintien
parfait et il émane de sa personne une autorité naturelle qui impressionne
fortement. Casanova le décrit ainsi : « Louis XV avait la plus belle tête qu’il soit
possible de voir et il la portait avec autant de grâce que de majesté. Jamais habile
peintre n’est parvenu à rendre l’expression de cette magnifique tête quand le
monarque la tournait avec bienveillance pour regarder quelqu’un. Sa beauté et sa
grâce forçaient l’amour de prime abord. »
Malgré toutes ses qualités, le roi n’est pas heureux. Blasé par les plaisirs de
la cour, engoncé dans une étiquette qui l’empêche d’être lui-même depuis
l’enfance, las de vivre dans une atmosphère obséquieuse, il s’ennuie. Un ennui
profond qui le mine et dont il faut à tout moment le distraire pour l’empêcher de
sombrer dans la dépression. Cet ennui, il l’oublie avec les femmes. Il en
consomme énormément.
C’est la marquise de Pompadour, sa maîtresse pendant vingt ans, qui l’a
entraîné dans cette spirale érotique. Frigide, peu portée sur les plaisirs de la
chair, mais très intelligente et ambitieuse, la Pompadour a trouvé comment
garder son emprise sur son amant : elle lui fournit toutes les jouvencelles qu’il
désire, à condition qu’elles n’aient aucune chance de la supplanter dans le cœur
du roi. Elles doivent de préférence être vierges, pour éviter les maladies
vénériennes, et ne pas avoir trop d’intelligence ni de caractère, afin de ne pas
retenir son attention. La Pompadour, maquerelle royale, a mis en place un réseau
de rabatteurs qui cherchent dans toute la France la perle qui pourrait plaire à
Louis XV. Parmi eux, le valet de chambre du roi, Dominique Lebel, qui pousse
la conscience professionnelle jusqu’à « essayer » la plupart des jeunes filles
avant de les donner au monarque.
La Pompadour peut aussi compter sur quelques grands seigneurs de la cour,
des libertins comme le maréchal de Richelieu et tous les courtisans qui poussent
leur « championne » dans l’espoir d’en tirer avantage. Car il ne s’agit pas
seulement de passades : les élues sont installées au Parc-aux-Cerfs, une
résidence proche du château, aujourd’hui dans le quartier Saint-Louis de
Versailles. Ce lieu, devenu depuis celui de tous les fantasmes, est en quelque
sorte le harem de Louis XV. Les jeunes filles, souvent encore adolescentes, sont
sélectionnées sur les critères physiques fournis par le roi. Ces « petites
maîtresses », comme on les appelle, peuvent rester des mois, voire des années au
Parc-aux-Cerfs, jusqu’à ce que le roi se lasse et les donne à marier. Toutes sont
alors richement dotées, surtout si elles ont mis au monde un bâtard royal. Huit
bébés seraient nés au Parc-aux-Cerfs et si Louis XV n’en a reconnu aucun, il a
fait en sorte qu’ils ne manquent jamais de rien.
Avec toutes ces jeunes filles, le Parc-aux-Cerfs ressemble à un pensionnat
d’un genre particulier. Car en dehors des cours d’initiation et de
perfectionnement sexuels, les « petites maîtresses » du roi apprennent à lire, à
écrire, à dessiner, à faire de la musique, tout en recevant une solide éducation
religieuse. La prière avant le coucher est obligatoire et le roi, qui vient
régulièrement les voir, s’agenouille souvent à leurs côtés pour partager la messe.
Ensuite, il choisit l’une d’entre elles et l’emmène faire l’amour dans sa chambre.
À plus de cinquante ans, ses sens sont émoussés et sa puissance reprend de sa
vigueur auprès de ces très jeunes filles, parfois d’à peine quinze ans.
Ces mœurs dissolues sont conformes au grand libertinage de l’époque.
Jamais la débauche et la perversion n’ont paru si naturelles. L’assouvissement
des désirs est une priorité, presque une philosophie. On ne compte plus les
couples illégitimes, l’adultère est admis tant que l’on respecte la bienséance. À la
cour, les dames rivalisent de séduction et se vantent de leurs bonnes aventures.
Chacun confie librement ses préférences et spécialités. Versailles est un
immense lupanar. Le Parc-aux-Cerfs est si bien connu que des pères de famille
espérant se rapprocher du monarque intriguent afin que leur fille y soit admise.
Le roi chasse parfois sur d’autres terres : il lui arrive d’être séduit par une
femme de la cour. Dans ce cas, la favorite est installée à part, dans un
appartement ou un hôtel particulier.
La mort de la marquise de Pompadour en 1764, à l’âge de quarante-deux
ans, n’a rien changé aux habitudes du roi. Les rabatteurs alimentent toujours la
couche royale. Jean du Barry n’a donc rien d’un rêveur quand il envisage d’y
placer sa belle Jeanne. Il sait que le roi aime les femmes de basse extraction. La
Pompadour était une bourgeoise, fille de financier, ce qui choquait déjà
beaucoup, à la fois la cour et le peuple, habitués à ce que les maîtresses royales
soient issues de la grande aristocratie. Depuis, Louis XV ne cesse de descendre
de son piédestal. On dit qu’il a attrapé la chaude-pisse avec une fille de
rôtisseur ! Sa couche ne désemplit pas. Bourgeoises, grisettes, demi-mondaines
s’y succèdent dans une ronde lubrique qui lui tourne les sens.
Dix ans plus tôt, Jean du Barry a déjà tenté l’aventure, en essayant de
pousser une certaine Dorothée dans la couche royale. Il l’avait accompagnée à
Compiègne, au souper du roi, où le public était admis. La grande beauté de
Dorothée n’avait échappé à personne et certainement pas au monarque.
Louis XV lui avait jeté son mouchoir, ce qui voulait dire qu’il l’avait distinguée
et qu’elle lui plaisait. Il avait fait part de son désir à son premier valet de
chambre, le très puissant Lebel, qui s’était renseigné sur la personne et avait
prévenu Madame de Pompadour. Cette dernière avait demandé une enquête, qui
concluait que la belle était présentée par un fieffé coquin, Jean du Barry,
réclamant, en échange de ses bons services, d’être nommé ministre à Cologne.
Pas question d’ouvrir la porte à un tel énergumène ! La Pompadour y avait mis
son veto. Lebel avait fait valoir au roi que la très belle Dorothée, intime d’un
grand libertin, pouvait être porteuse de maladies vénériennes. Cela avait suffi à
étouffer les ardeurs de Louis XV. Jean du Barry, démasqué par la Pompadour, ne
pouvait pas revenir à la cour. Mais maintenant qu’elle est morte, tous les espoirs
sont permis avec Jeanne, la plus belle et la plus douée de ses maîtresses.
Il contacte directement le valet de chambre du roi pour la lui proposer. La
réputation sulfureuse de Jeanne Beauvarnier est connue du sieur Lebel et
justement, pour cette raison, il refuse de la présenter au roi. Du Barry demande
alors à son ami, le duc de Richelieu, de l’appuyer. Le grand courtisan, d’abord
surpris, trouve l’idée bonne. Cela fait quatre ans que la Pompadour est morte et
depuis, la place de grande favorite est vacante.
Ce ne sont pas les prétendantes qui manquent ; la plus motivée est la
puissante duchesse de Gramont, la sœur du duc de Choiseul, qui la pousse vers
le lit du roi comme on avance un pion sur l’échiquier. Débauchée, elle a même
été jusqu’à s’immiscer dans la couche royale sans y être invitée. Le roi a confié
ensuite qu’elle s’était donné beaucoup plus de mal qu’elle ne lui avait procuré de
plaisir. Il n’aime pas cette quadragénaire autoritaire, hautaine et méprisante. Elle
est pourtant très appréciée à la cour comme une femme intelligente et de
caractère, réputée pour son humour et ses réparties cinglantes. Mais elle n’est
pas le genre de Louis XV.
Richelieu ne déteste pas l’idée de contrer le jeu du duc de Choiseul en
avançant une pièce maîtresse. Il convainc facilement Lebel que Jeanne est un
morceau de choix. Il n’a qu’à l’essayer. Alléché, le valet convoque la jeune
femme à Versailles et la fait mettre nue. Elle baisse les yeux, ce qui ajoute
encore plus au trouble de Lebel déjà ému devant ce corps parfait, une poitrine
superbe, des jambes magnifiques et une peau à la fois ferme et douce. Il constate
rapidement que cette beauté est rompue à tous les exercices de l’amour et qu’elle
y prend du plaisir, ce qui ne gâche rien. La belle connaît toutes les pratiques
érotiques. C’est un corps facile et merveilleux que Lebel est un instant tenté de
garder pour lui. Mais, fidélité oblige, il va la mettre dans le lit royal. Auparavant,
la future comtesse du Barry doit subir un examen gynécologique : des médecins
royaux vérifient si elle n’est pas porteuse de maladie. Rassuré, Dominique Lebel
accepte de la présenter au roi.
Jean du Barry prépare Jeanne au rendez-vous. Il l’exhorte à se conduire au lit
avec le roi comme ce qu’elle est, une pute. Le Roué a convaincu Richelieu : « La
petite est exercée depuis longtemps et c’est ainsi qu’elle doit apparaître aux yeux
du roi. Il est trop blasé, trop accoutumé au respect jusque dans les bras de ses
maîtresses. Jeanne ne pourra faire impression que si elle lui procure de rares
sensations. »
Louis XV sera traité comme un roi. Jeanne le séduit dès qu’il la rencontre.
Ce n’est pas seulement sa beauté qui retient son attention – il a l’habitude des
belles femmes –, c’est sa fraîcheur et sa liberté de ton. Sous le respect dû au
monarque, elle est franche et directe, et surtout très gaie. Louis XV la met tout
de suite dans son lit. Elle y fait des étincelles.
Très loin des petites pucelles du Parc-aux-Cerfs, Jeanne fait bénéficier
Louis XV de tout son savoir-faire. Elle prend les initiatives et les positions les
plus érotiques. Pas un orifice où elle ne darde sa langue pointue. Elle le fait
hurler de plaisir et le travaille au corps jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Tout
cela avec beaucoup de joie et d’aisance.
Avec Jeanne, Louis XV découvre un plaisir physique comme il en avait peu
connu. La Du Barry est délurée et généreuse. Elle possède en outre une panoplie
d’aphrodisiaques propres à rallumer les flammes défaillantes. C’est une
professionnelle qui ne se prend pas au sérieux et libère le roi de ses angoisses de
mâle fatigué. Elle lui redonne une nouvelle jeunesse. « C’est la seule femme de
France qui me fait oublier que je suis bientôt sexagénaire », dira le roi.
Quand il confiera ses étonnements devant certaines pratiques et la
découverte de zones érogènes inconnues, un grand seigneur s’esclaffera : « Cela
se voit que vous n’allez pas au bordel, sire. » Grâce à Jeanne, il va désormais au
bordel tous les jours. Fini les étreintes furtives, elle lui fait connaître un véritable
épanouissement sexuel. Avec elle, l’amour est une fête.
Elle n’a pas seulement des talents pour la chose, elle en a aussi pour la vie au
quotidien. Agréable, sans complexe et sans affectation, Jeanne le délasse de
l’étiquette de la cour. Elle s’adresse à lui d’égale à égal. Avec elle, il se sent un
homme presque comme les autres, un homme libre, ce dont il a toujours rêvé.
Jeanne a une qualité fort peu répandue à la cour de France : elle est simple. Ni
servile, ni obséquieuse, elle parle et se conduit simplement. Elle est intelligente
et très instruite. Curieuse, elle aime lire et a beaucoup appris en se frottant à tous
les grands hommes qu’elle a rencontrés rue de la Jussienne. Et puis elle est gaie,
toujours alerte et joyeuse. Pleine de gentillesse, elle sait aussi se montrer douce
et câline. Elle le rassure, le divertit, l’écoute. Elle le console. Depuis que Jeanne
du Barry est entrée dans sa vie, le roi ne s’ennuie plus. Et bientôt il ne peut plus
se passer d’elle. Richelieu félicite Jean du Barry : « Un nouvel astre se lève à
Versailles ! – Attendez, il faut d’abord qu’il se couche », répond le protecteur de
Jeanne.
Le roi veut installer sa favorite au château, mais le protocole l’interdit tant
qu’elle n’a pas été présentée à la cour. Pour cela, il lui faut un titre et des lettres
de noblesse. Jean du Barry se charge de les lui procurer. Il n’est pas marié avec
Jeanne, ayant déjà pris femme en Languedoc. Qu’importe, on arrange un
mariage à la va-vite avec son frère Guillaume qui, contre monnaie trébuchante,
s’éclipse définitivement après la cérémonie. Jeanne Bécu devient officiellement
comtesse du Barry. Jean, désormais son beau-frère, gonfle sa généalogie de
façon à la rendre irréprochable. Les services du roi la valident sans être dupes. Il
faut maintenant lui trouver une marraine, mais aucune dame de la cour n’accepte
de soutenir la « putain du roi ». On achète à prix d’or la vieille comtesse de
Béarn, percluse de dettes.
La présentation est un succès. Jeanne du Barry est aux anges. Mais le
lendemain matin, quand elle se rend à la chapelle royale et s’agenouille sur le
prie-Dieu réservé à la favorite, elle est seule pour suivre la messe. Personne à la
cour n’a voulu prier en sa présence. La chapelle est vide. C’est une terrible
humiliation. Malgré la faveur royale, elle reste infréquentable pour une bonne
partie des aristocrates qui brocardent la « noblesse de la verge ».
Les grands de France ont du mal à s’incliner devant une jeunette dont le nom
de famille valse à tout propos, la fille d’une couturière et d’un moine. On ne
mélange pas les torchons et les serviettes. Et peu d’entre eux prennent le risque
de déplaire au duc de Choiseul qui voue une véritable haine à la favorite.
Étienne François de Choiseul, ministre des Affaires étrangères puis de la
Guerre, doit son ascension à son talent et à la protection de Madame de
Pompadour. Il est le principal ministre du roi. Esprit fin et léger, courtisan dans
l’âme, débauché comme tous les seigneurs de la cour, il est, à l’instar de sa sœur,
la duchesse de Gramont, plein de morgue et d’aplomb. Devoir frayer à égalité
avec cette fille du peuple née de père inconnu le révulse. L’honneur de la cour
est en jeu, croit-il. Et puis il déteste naturellement tous ceux qui peuvent lui faire
de l’ombre auprès de Louis XV.
Une fois la favorite présentée, la seule arme qui lui reste contre elle est la
calomnie. Il fait écrire et circuler de nombreux pamphlets avec l’idée de salir
Jeanne du Barry dans l’espoir qu’elle soit emportée par un torrent de boue. Des
pièces de théâtre se moquent de la Bourbonnaise, le surnom de Jeanne, maîtresse
d’un Bourbon. On chante dans Paris puis partout en France des refrains qui
rappellent son origine douteuse et sa jeunesse sulfureuse :

Le Roi s’écrie
L’ange, le beau talent
Le Roi s’écrie,
Encor aurais-je cru,
Faire un cocu.

Viens sur mon trône


Je veux te couronner
Je veux te couronner
Viens sur mon trône
Pour sceptre, prends mon V
Il vit, il vit !

Ou encore :

Combien d’heureux fit-elle dans ses bras !


Qui, dans Paris, ne connut ses appas ?
Du laquais au marquis chacun se souvient d’elle.

Et aussi :

France, tel est donc ton destin


D’être soumis à la femelle
Ton salut vint de la pucelle,
Tu périras par la catin.

L’Épître à Margot aura un franc succès :

Pourquoi craindrais-je de le dire


C’est Margot qui fixe mon goût
Oui, Margot, cela vous fait rire,
Que fait le nom, la chose est tout ?
Je sais que son humble naissance
N’offre pas à l’orgueil flatté
La chimérique jouissance
Dont s’enivre la vanité
[…]
Mais Margot a de si beaux yeux
Qu’un seul de ses regards vaut mieux
Que fortune, esprit et naissance.
Le duc de Choiseul n’est pas le seul à lui faire des misères : « Mesdames »,
les filles du roi, lui battent froid. Sur les dix enfants royaux, cinq sont vivants,
dont quatre filles. L’une d’entre elles entrera bientôt au couvent dans le but
avoué de racheter les péchés de son père, les trois autres vivent près de lui dans
une telle dévotion qu’aucun autre homme ne trouve grâce à leurs yeux. Ce sont
de vieilles filles bigotes et aigries qui supportent mal la sensualité triomphante
de la favorite. Il en est de même pour la jeune épouse du dauphin, le futur roi
Louis XVI.
Marie-Antoinette est une jeune fille de quinze ans, tout juste arrivée de
Vienne. Poussée par Choiseul et Mesdames, elle refuse de saluer et d’adresser la
parole à la maîtresse du roi. Il faudra l’insistance de sa mère, l’impératrice
Marie-Thérèse, et de l’ambassadeur d’Autriche pour qu’elle daigne, au détour
d’un chemin où elles se croisent, gratifier la comtesse du Barry de cette phrase
mi-figue mi-raisin : « Il y a beaucoup de monde aujourd’hui à Versailles. »
Jeanne aura l’intelligence de le prendre comme une amabilité. Pourtant, Marie-
Antoinette, qui mettra sept ans avant de consommer son mariage avec
Louis XVI, aurait eu beaucoup à gagner de l’expérience amoureuse de la Du
Barry…
Pendant un an, la comtesse du Barry est humiliée quotidiennement. Elle fait
face avec une dignité exemplaire. Affichant toujours sa bonne humeur malgré les
affronts qui se répètent, elle reste humble sans jamais fanfaronner, ne cherche
pas à s’imposer et ne provoque jamais la jalousie des autres femmes. Dans toutes
les cérémonies, elle se place au deuxième rang et évite les occasions de paraître.
Elle fait profil bas. Petit à petit, on commence à la trouver sympathique. Elle ne
nuit à personne, n’est pas intrigante et, plus rare, ne se venge pas des offenses
qu’on lui inflige.
Le roi et ses appuis, dont Richelieu, font tout pour améliorer la situation. On
achète l’amitié de la maréchale de Mirepoix qui accepte de devenir dame de
compagnie de la favorite. C’est une belle prise, car elle est parente des Choiseul.
Elle agit comme un aimant et attire d’autres dames de la cour.
Louis XV, qui ne supporte pas que l’on fasse souffrir sa jeune maîtresse,
organise un dîner de réconciliation. Il invite huit grandes dames à venir souper
avec sa favorite et lui, ainsi que le duc de Choiseul et quelques grands seigneurs.
Au début de la soirée, chacun reste sur la défensive puis, petit à petit, les amis de
Choiseul rejoignent le camp plus joyeux de Jeanne. Elle s’amuse beaucoup et se
montre détendue, tandis que Choiseul boude dans son coin. 1-0 pour la Du
Barry.
Mais le duc de Choiseul ne plie pas, attisant la colère du roi. Dès qu’il
montrera des faiblesses dans sa fonction de ministre, Louis XV lui refusera
l’indulgence et lui demandera de quitter la cour. En décembre 1770, c’est chose
faite. La favorite a gagné le combat et l’on chante désormais dans les rues ce
nouveau refrain :

Vive le Roi ! Vive l’amour !


Que ce refrain soit nuit et jour
Ma devise la plus chérie !
En vain les serpents de l’envie
Sifflent autour de mes rideaux
L’amour lui-même assure mon repos
Et dans ses bras je la défie !

La comtesse du Barry triomphe. Elle est maintenant de toutes les fêtes. Et


quand, un an et demi après son arrivée à la cour, elle va prier à la chapelle
royale, toutes les dames de la cour sont là. Cette fois la chapelle est pleine.
Jeanne du Barry règne sur le cœur du roi et sur la cour de France. Elle n’en
abuse pas.
Au contraire de la Pompadour, elle n’a aucune ambition politique, elle ne
veut peser en rien sur les affaires de la France. Elle n’intervient que pour
empêcher des condamnations judiciaires qu’elle juge trop cruelles. Par exemple,
elle sauve une jeune accouchée condamnée à mort pour ne pas avoir déclaré son
enfant mort-né, un jeune soldat accusé d’avoir déserté alors qu’il voulait
simplement revoir ses parents… Sa clémence est saluée dans toutes les garnisons
de France, elle devient une héroïne populaire. Son humanité sied au roi. Elle est
faite pour la vie et le bonheur.
L’amour que lui porte le monarque ne faiblit pas. D’ailleurs, ils seront
toujours fidèles l’un à l’autre. Ils mènent ensemble une vie douce. Ensemble ils
vont à la chasse, la grande passion de Louis XV. Ensemble ils écoutent de la
musique et reçoivent leurs amis autour de repas somptueux. La Du Barry est très
gourmande et avide de nouveauté. On lui doit le potage qui porte son nom,
velouté de chou-fleur inventé par son cuisinier dévoué pour réjouir ses papilles.
Il arrive même que Louis XV, toujours désireux de quitter ses fonctions royales,
se mette aux fourneaux.
Tous deux aiment lire, et la bibliothèque de Jeanne s’enrichit régulièrement
des auteurs de l’époque. Elle adore Voltaire, qu’elle aide généreusement et à qui
elle a écrit des lettres admiratives et enjouées. Elle les termine en lui envoyant
deux baisers. Par retour du courrier, l’écrivain lui adresse ce célèbre quatrain :

Quoi, deux baisers sur la fin de la vie !


Quel passeport vous daignez m’envoyer !
Deux, c’est trop d’un, adorable Égérie,
Je serai mort de plaisir au premier.

Évidemment, ils vivent dans un faste inouï. Louis XV a confié à Richelieu


qu’il voulait être pour Jeanne un « monarque de conte de fées ». Il ne lui refuse
rien. Elle a un appartement ravissant où vient souvent le roi, même à
l’improviste. Il s’y sent si bien qu’il lui arrive même d’y convier ses ministres et
de traiter les affaires de l’État en présence de sa favorite.
Jeanne se lève tard, après neuf heures ; elle prend un bain d’eau tiède
parfumée puis déguste son café dans une grande tasse d’argent. Un tableau la
représente avec son petit serviteur Zamor, un Indien à la peau brune qu’elle
s’amuse à habiller luxueusement avec des couleurs très vives. À genoux devant
elle, il lui présente une tasse sur un plateau d’argent, alors qu’elle est assise sur
son lit en déshabillé de dentelles.
Ensuite, c’est un ballet de couturières, de tailleurs, de vendeurs d’étoffes, de
joailliers, de parfumeurs et d’artisans qui ont tous besoin d’elle pour vivre. Elle
ne les déçoit pas, dépense sans compter, encourage tous les arts et artisanats.
C’est à elle que l’on doit le style Louis XV. Elle dépensera jusqu’à l’équivalent
de trois millions d’euros par mois.
Elle paiera l’addition sous la Révolution. Marat écrira dans L’Ami du peuple,
le 11 novembre 1790, un article virulent dénonçant ses dépenses : « Ah ! si vous
l’aviez vue, il y a vingt années, couverte de diamants ; dame, il fallait la voir
faire son embarras dans le château de Versailles, et donner par hottées à ses
voleurs de parents les louis d’or de la nation. »
Pourtant, si elle s’assure que sa famille vit dans de bonnes conditions
matérielles, elle reste raisonnable dans sa générosité. Quand Jean du Barry,
l’entremetteur, vient lui demander une somme énorme en échange des services
rendus, le roi s’offusque et lui interdit de revenir à Versailles. Jeanne n’aura pas
été pour lui un investissement aussi rentable qu’il espérait.
Jamais une favorite n’a été aussi gâtée. Elle a une centaine de domestiques.
Pour loger son monde, elle achète une propriété à Versailles, avenue de Paris, et
fait construire de nouvelles écuries par son architecte préféré, Claude-Nicolas
Ledoux, dont elle lance la carrière. Elle a des carrosses à ses armes, un G venu
du passé, du nom de son père, Gomard de Vaubernier. La livrée de ses cochers
est bleue, galonnée d’argent, les laquais sont en rouge et or. Tout cela a de
l’allure.
Le roi lui offre aussi un petit pavillon à Louveciennes, entre Versailles et
Paris, dans un parc où coulent des cascades. Elle le meuble délicieusement et
l’entoure d’un jardin plein de fleurs et de belles pelouses. Elle fait venir Ledoux
et une armée de peintres, tapissiers et sculpteurs pour le transformer en une
demeure digne d’un roi. C’est un paradis. Louis XV vient s’y reposer. Il a
soixante-quatre ans et il se sent fatigué. Jeanne pressent que son destin va
s’assombrir.
Le 27 avril 1774, Louis XV se sent mal. Il est pris d’une forte fièvre. On lui
fait une saignée, puis une seconde. Trois, ce ne serait pas prudent. Son état
s’aggrave. Bientôt, il délire et son corps se couvre de boutons. Les médecins
reconnaissent la petite vérole. Ses proches, ses filles et Jeanne bien sûr sont à son
chevet. Louis XV connaît des accalmies et sourit à sa maîtresse. Elle lui caresse
le front, prenant le risque d’être contaminée. Dans les couloirs de Versailles, la
cour se presse et chuchote sur sa mort prochaine. Une de ses filles exige déjà le
renvoi de la Du Barry. La comtesse s’accroche à la main du roi. Les boutons se
sont transformés en pustules qui ont éclaté et pourrissent, dégageant maintenant
l’odeur épouvantable des chairs en décomposition. C’est intenable.
Dans l’après-midi du 4 mai, Louis XV, sentant sa mort prochaine, demande
à sa favorite de quitter Versailles et de se retirer à Rueil, chez un de leurs amis
communs. Il espère la protéger de la meute qui, il le sait, va se déchaîner contre
elle quand il sera parti. Car même si la Du Barry est admise et souvent
appréciée, elle n’est pas des leurs. Jeanne obéit et quitte son amant en sanglotant.
Le lendemain, il va mieux et demande à la voir. Quand on lui dit qu’elle a déjà
quitté le palais, il fond en larmes. Leur amour aura duré six ans. Louis XV meurt
le 10 mai 1774. Loin d’être un drame, sa mort est fêtée par le peuple qui chante
dans les rues ce cynique refrain :

La vérole, par un bienfait,


A mis enfin Louis en terre.
En dix jours, la petite a fait
Ce qu’en vingt ans la grande n’a pas pu faire.

Son manque de fermeté politique et sa vie dissolue étaient venus à bout de sa


popularité première. Louis le bien-aimé, comme on le surnommait au début de
son règne, était devenu Louis le bien-haï. Le soir même de ses obsèques, un
ordre de Louis XVI, inspiré par Marie-Antoinette et ses tantes, oblige la
comtesse du Barry à se retirer en l’abbaye de Pont-aux-Dames. Elle est
considérée comme prisonnière d’État. Ses biens sont confisqués. Elle va y rester
un an, faisant le bonheur des sœurs qu’elle comble de cadeaux.
À l’issue de cette année, le roi Louis XVI apprécie son obéissance. Voyant
qu’elle ne conduit aucune intrigue pour nuire à la couronne, il lui permet
d’adoucir sa vie monacale en faisant venir les meubles et objets qu’elle désire,
ainsi que ses animaux. Jeanne aménage luxueusement sa « prison » et reçoit ses
fidèles, comme le prince de Ligne qui vient souvent la voir et dans les bras de
qui elle oublie ses malheurs. Elle reste faite pour le bonheur et sait le débusquer
et le prodiguer partout.
Encore un an de pénitence et Louis XVI lève la sanction : il lui accorde sa
liberté. Dans peu de temps, il lui rendra tous ses biens. La comtesse du Barry
filera aussitôt s’installer à Louveciennes, où elle a vécu son plus grand bonheur.
Les presque vingt ans qui suivent sont très heureux. Jeanne connaît à nouveau
l’amour avec le duc de Cossé-Brissac, amoureux richissime qui la comble de
bienfaits. Elle mène une vie paisible, tournée vers les arts et l’artisanat. Elle
devient d’ailleurs l’amie de la peintre de salon Élisabeth Vigée Le Brun, qui fera
d’elle trois beaux portraits. Sa vie reste très mondaine, elle reçoit et elle est
invitée par ses amis aristocrates, dont Richelieu, qui continuent d’apprécier sa
simplicité et sa curiosité. Elle reverra même le duc de Choiseul, avec qui elle
établira des relations apaisées.
Malheureusement, elle sera rattrapée par la Révolution. C’est d’abord Cossé-
Brissac qui en sera victime. Nommé chef de la garde constitutionnelle de
Louis XVI, il est inculpé de trahison après l’arrestation du roi à Varennes. En
septembre 1792, quand la plupart des prisonniers sont massacrés par des foules
en furie, il est égorgé par des révolutionnaires alors qu’il est ramené à Paris. Sa
tête est coupée et ses assassins vont à Louveciennes la jeter aux pieds de la Du
Barry qui hurle de douleur. On chante maintenant :

Dansons la carmagnole,
Vive le son, vive le son,
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon.

La tragique mécanique de la Terreur est en marche et va l’entraîner dans ses


rouages. Par un concours de circonstances, la comtesse est amenée à se rendre
plusieurs fois à Londres. C’est là qu’elle apprend la mort du roi, le 21 janvier
1793. Alors que tous les émigrés lui conseillent de rester en Angleterre, elle
rentre en France. Elle ne peut abandonner tous ses biens et elle est certaine de ne
rien avoir à se reprocher.
C’est oublier l’arbitraire au pouvoir ! Un dénommé George Greive, d’origine
anglaise, a décidé sa perte. Il veut la tête de la très riche favorite de Louis XV. Il
s’est installé à Louveciennes, où il excite la population contre la « putain
royale » avec la complicité de deux serviteurs de la comtesse, dont l’ancien petit
page Zamor, prêt à se venger d’avoir été traité comme un jouet par la comtesse
et ses amis de la cour pendant ses jeunes années. Ils l’accusent d’avoir voulu
émigrer en Angleterre et d’être une ennemie de la Révolution.
Malgré une pétition en sa faveur signée par de nombreux habitants de
Louveciennes, elle est arrêtée et emprisonnée le 22 septembre 1793. Le
7 décembre de la même année, elle est condamnée à mort après un procès
expéditif comme il y en avait alors des dizaines chaque jour, par le très sévère
accusateur public du tribunal révolutionnaire Fouquier-Tinville, ravi d’avoir
devant lui la « putain du roi ».
Assommée, comprenant mal ce qui se passe, Jeanne du Barry tente de sauver
sa tête. Elle promet de donner tous ses biens en échange de sa vie. On la laisse
établir une liste précise de ses objets de valeurs et de leur emplacement, lui
laissant espérer qu’un tel marché est possible.
Quand, le 8 décembre, on vient la chercher dans sa cellule, elle pense qu’elle
va recouvrer sa liberté. Mais elle est jetée sans ménagement dans une charrette
avec d’autres condamnés, un homme et ses deux fils, des banquiers. Elle
comprend qu’on lui a menti et cette prise de conscience la déchire. Elle n’a pas
eu le temps de se préparer à mourir. Elle qui a toujours affronté le danger avec
courage est au comble du désespoir. Elle reste assise dans la charrette, tétanisée
par la peur et la morsure de l’hiver. Quand le bourreau la fait monter sur
l’échafaud, elle sort de sa torpeur et hurle à la mort. Tentant de s’échapper, elle
répète : « Monsieur le bourreau, ne me tuez pas ! Monsieur le bourreau, ne me
faites pas de mal ! Attendez encore, monsieur le bourreau ! » Son cri résonne
longtemps dans la nuit révolutionnaire et sa supplique est entrée dans l’histoire.
1. Terme désignant alors les jeunes ouvrières de la mode aux mœurs très légères, s’adonnant
occasionnellement à la prostitution.
Joséphine de Beauharnais
L’incomparable

Ce mercredi 9 mars 1796, Napoléon Bonaparte est en retard. Il est retenu à


l’état-major par les préparatifs de la campagne d’Italie qui va débuter dans deux
jours. Il s’attarde à étudier les cartes du Piémont. Et puis soudain, il se souvient
qu’il doit se marier. Il arrive en trombe à dix heures du soir à l’hôtel de
Mondragon, la mairie du IIe arrondissement de Paris. En tenue militaire, il monte
quatre à quatre l’escalier qui mène au petit salon doré éclairé aux chandelles où
doit se tenir la cérémonie. Il y retrouve Joséphine, délicieusement vêtue d’une
robe de mousseline et coiffée d’une couronne de fleurs, ainsi que leurs quatre
témoins.
« Mariez-nous vite ! » ordonne-t-il à l’officier d’état civil. L’acte de mariage
est lu, les consentements et les anneaux sont rapidement échangés. Les deux
époux apposent leur signature. Six ans les séparent mais sur leurs actes de
naissance, Joséphine s’est rajeunie de quatre ans et Napoléon vieilli de deux. Le
soir de leur union, ils ont donc le même âge : vingt-huit ans.
Il l’aime déjà éperdument. Elle, pas encore. Mais ce mariage célébré à la
hussarde va se révéler très heureux. Et ce soir, plus qu’un couple, c’est un bel
équipage qui s’est formé. Ils iront loin. À l’intérieur des alliances, Napoléon
Bonaparte a fait graver : « Au destin ». Celui qui les attend est immense.
Ils se sont rencontrés quatre mois plus tôt chez Thérésa Tallien, qui tient un
salon où se croise tout ce qui compte à Paris. Paul Barras, l’homme fort du
Directoire, a introduit Napoléon Bonaparte dans cette haute société faite de jolies
femmes et d’hommes puissants. Il l’a repéré lors du siège de Toulon où le jeune
caporal a montré des qualités militaires et une force de caractère hors du
commun. Il l’a nommé à la tête des opérations contre l’insurrection royaliste du
13 vendémiaire an IV (le 5 octobre 1795), où il s’est brillamment illustré,
devenant du jour au lendemain connu de tout Paris comme le « général
Vendémiaire ».
Bonaparte a vingt-six ans. Issu de la petite noblesse corse, il a mené jusque-
là une vie de garnison. Dans son costume militaire fatigué, très maigre, il tranche
avec la compagnie élégante et repue de Madame Tallien. Mais il croit en son
étoile et son regard d’une intensité peu commune lui vaut tous les laissez-passer.
Il n’a peur de rien ni de personne. D’ailleurs, il a très vite jeté son dévolu sur
Thérésa Tallien, la plus belle femme de Paris.
Elle est l’épouse de Tallien, bientôt elle sera la maîtresse de Barras. Thérésa
aime l’amour, les hommes et le pouvoir. Elle a décidé une fois pour toutes de
prendre un raccourci et de n’aimer que des hommes de pouvoir. Mais face au
jeune Bonaparte décharné, elle manque de flair. Quand il lui fait la cour, elle
l’éconduit. Dans un éclat de rire, elle lui dit qu’elle a bien mieux que lui à se
mettre sous la dent. En revanche, elle pense tout de suite qu’il pourrait être une
bonne occasion pour sa grande amie, la vicomtesse Joséphine de Beauharnais.
Les deux femmes se sont connues sous la Terreur, à la prison des Carmes, où
elles sont passées à deux doigts de l’échafaud. Joséphine a eu beaucoup de
chance. Le jour où son nom est apparu sur la liste des condamnés à la guillotine,
elle était malade et alitée. Elle doit son salut à un médecin qui a convaincu les
bourreaux qu’elle était mourante et que lui trancher la tête était superflu.
Thérésa, elle, était condamnée à brève échéance quand elle a fait parvenir ce mot
à son amant Tallien : « Je meurs d’appartenir à un lâche. » Entre la tête de sa
maîtresse adorée et celle de Robespierre, Tallien n’a plus hésité. Cet ex-
dantoniste n’attendait que cet aiguillon pour prendre la tête d’une coalition
contre le tyran sanguinaire. Robespierre est arrêté le 9 thermidor an II (27 juillet
1794) et guillotiné le lendemain. C’est la fin de la Terreur, on range l’échafaud
et on ouvre les prisons.
Thérésa Cabarrus est depuis lors surnommée Notre-Dame de Thermidor.
Depuis qu’elle a épousé Tallien, c’est la reine de Paris. Elle entraîne Joséphine
de Beauharnais dans son sillage. Joséphine et Thérésa sont des survivantes.
Durant les trois mois qu’elles ont passés à la prison des Carmes, elles ont
éprouvé tous les jours l’angoisse de la mort et sont bien décidées à profiter de
cette vie que la Providence leur a laissée.
Napoléon Bonaparte, qui a croisé Joséphine dans les soirées, a l’occasion de
la rencontrer seul à seule. En effet, Barras l’a chargé d’organiser le désarmement
des Parisiens. Désormais, les citoyens n’ont plus le droit de posséder une arme.
Eugène de Beauharnais, le fils de Joséphine, âgé de quatorze ans, vient voir
Napoléon pour lui demander la permission de garder le sabre de son défunt père,
Alexandre de Beauharnais, président de la Constituante, général en chef de
l’armée du Rhin, guillotiné sous la Terreur. Il plaide sa cause avec une telle
noblesse que Bonaparte en est ému. Eugène peut garder son sabre et Joséphine
envoie un mot de gratitude au général, l’invitant à venir chez elle.
Et il vient. Joséphine voit arriver un jeune homme très maigre, le visage
beau mais fort pâle, coiffé à la mode d’alors, en oreilles de chien, c’est-à-dire les
cheveux tombant sur les côtés jusqu’aux épaules, vêtu d’une redingote râpée et
de grandes bottes. Une petite fille de son entourage l’a surnommé le Chat botté.
C’est bien vu.
Joséphine, qui est la féminité incarnée dans toute sa splendeur, son élégance
et ses artifices, est loin d’être éblouie. Comme Napoléon, elle a grandi sur une
île, en Martinique, où les corps sont plus libres qu’en métropole. Enfant, elle
jouait souvent nue dans les cours d’eau. Elle continue de prendre grand soin de
son corps. Il est long, mince et souple, dénué de corset et vêtu de mousseline
transparente qui le laisse deviner avec ravissement.
Joséphine a une peau superbe, plutôt brune et parfumée. Son visage toujours
fardé est joli, bordé de cheveux châtains, animé par de beaux yeux marron aux
très longs cils, avec un petit nez relevé qui lui donne du piquant. Elle cache ses
dents gâtées derrière un éternel demi-sourire en accord avec la douceur de son
regard.
Joséphine est réputée pour sa coquetterie mais aussi sa façon de se mouvoir,
particulièrement gracieuse. Sa voix est envoûtante, ravissante à entendre. Tout
en elle semble tendre. En fait, Joséphine a ce qu’on appelle aujourd’hui un
charme fou. Nonchalante comme savent l’être les Créoles, alanguie, d’une
politesse et de manières exquises, elle n’est que douceur, volupté et raffinement.
Napoléon est très séduit, par elle et le monde qu’elle représente encore,
l’aristocratie avec son art de vivre éclatant. Pour sa part, elle n’est pas emballée
par ce jeune homme, prometteur certes, mais encore en devenir : il n’arrive pas à
la cheville de Paul Barras, dont elle est amoureuse.
Elle a rencontré le chef du Directoire chez ses amis Tallien. Cet ex-vicomte
est devenu l’homme fort du moment, autour duquel s’agrège tout ce qui compte
ou veut compter sur la scène politique. Sa réputation est sulfureuse, on le
surnomme le Roi de Paris et des pourris. Bel homme, grand brun aux yeux
clairs, il accorde largement ses faveurs aux femmes et de temps en temps aux
hommes, n’hésitant pas à avoir plusieurs liaisons en même temps. C’est un
libertin comme on en rencontre beaucoup à l’époque. Il aime vivre
fastueusement et tout ce qu’il y a de puissant, d’amusant et de dépravé à Paris
fait partie de sa bande.
Joséphine et sa sensualité évidente lui ont tapé dans l’œil. Elle s’est laissé
faire avec d’autant plus d’entrain qu’elle a besoin de se sentir protégée et qu’il
lui apporte une sécurité aussi bien morale que financière. Joséphine s’accroche,
elle se verrait bien en Madame Paul Barras. Lui n’a pas le moins du monde
l’intention de se marier. D’ailleurs, il se rapproche de plus en plus de la belle
Thérésa Tallien et son petit oiseau des îles commence à le lasser. Aussi n’est-ce
pas sans arrière-pensée qu’il encourage la passion naissante de Napoléon pour
Joséphine.
Napoléon voudrait se marier. Il a besoin d’appui et d’entregent. Pourquoi
pas avec Joséphine de Beauharnais ? C’est une grande mondaine qui connaît tout
le monde, souvent de très près. En plus, il est persuadé qu’elle tire des revenus
importants de la sucrière de ses parents, en Martinique. Il se rendra vite compte
de son erreur mais tant pis, elle est tellement charmante ! Lui-même n’est pas un
très bon parti. Il n’est riche que d’avenir. Il est sûr qu’un grand destin l’attend et
qu’il sera au rendez-vous, surtout si Joséphine est à ses côtés.
Il confie ses projets matrimoniaux à Barras qui l’encourage : « Pourquoi
pas ? Tu es isolé, tu ne tiens à rien… Un homme marié se trouve placé dans la
société, il offre un peu plus de surface et de résistance à ses ennemis. » De son
côté, Thérésa Tallien pousse son amie à accepter ce mariage pour « faire une
fin », comme on dit alors. Joséphine a dépassé la trentaine et elle sait que le
pouvoir de sa beauté et de son charme ne peut aller qu’en déclinant. Il est bon
qu’elle s’établisse avec un homme qui la prend comme elle est, veuve, mère,
expérimentée des usages du monde. Un homme à qui elle offrirait une riche vie
mondaine et qui pourrait l’entretenir. Elle a besoin de se poser, lui a besoin de
ses appuis. Pour mieux la convaincre, Barras nomme Napoléon général en chef
de l’armée d’Italie. Ce sera sa dot.
Un témoin de l’époque, le baron François-Auguste Fauveau de Frénilly,
résume ainsi l’union de Joséphine et de Napoléon : « C’est le mariage de la faim
et de la soif ! » Les deux seront rassasiés, plus que de raison. Bien avant la
cérémonie, elle lui ouvre son lit. Et ce n’est pas rien.
Jusqu’à sa rencontre avec Joséphine, Napoléon n’a connu qu’une vie de
garnison et des filles à soldats. On lui attribue « une aventure sans lendemain
avec la femme d’un conventionnel aux armées, une idylle avortée avec la fille
d’un négociant de Nice, des fiançailles sans conclusion avec Désirée Clary ».
Rien de bien consistant.
Joséphine, elle, est une vraie femme. Et avec Joséphine, l’amour est une
révélation. Plus âgée que Napoléon, elle est plus expérimentée. Elle a roulé sa
bosse dans tous les lits de la capitale et en a retenu le meilleur. La première fois
qu’ils ont couché ensemble, Napoléon a voulu, comme à son habitude, aller vite,
à la hussarde. Joséphine l’a retenu et a mené la suite des opérations, faisant
maints détours délicieux avant d’arriver au but. Napoléon n’avait jamais connu
ça. « Mais où as-tu appris tous ces raffinements ? a-t-il demandé. – C’est toi qui
m’inspires », a-t-elle répondu, fine mouche. Elle va l’initier aux joies du sexe.
Elle-même a été « éduquée » par des amants qui étaient souvent des libertins
très expérimentés. Joséphine a toujours beaucoup aimé faire l’amour et elle ne
s’en est pas privée. Napoléon le laisse entendre dans les nombreuses lettres
enfiévrées qu’il lui écrira. « Près de toi, on regrette qu’il ne soit toujours nuit »,
écrit-il joliment, puis, pressant, il lui envoie « un baiser plus bas que le sein… Tu
sais bien que je n’oublie pas les petites visites, tu sais bien, la petite forêt noire.
Je lui donne mille baisers et j’attends le moment d’y être. » Il la nomme
l’Incomparable.
Joséphine est experte et sensuelle. Le lit est le champ de bataille où elle
remporte toutes les victoires. Et c’est bien le seul lieu où Napoléon aime perdre.
Il est vrai qu’il n’y excelle pas. Il est plus doué pour la guerre que pour l’amour.
Il tombe amoureux de Joséphine, follement. Elle est son premier grand
amour. Avant lui, on l’appelait Rose, mais, considérant que trop de lèvres
masculines ont prononcé ce prénom, il l’a rebaptisée Joséphine. Elle est sa
Joséphine. Sa passion ne l’empêche pas de partir deux jours après leurs noces
pour la campagne d’Italie, la laissant seule à Paris. Mais Joséphine ne reste
jamais seule très longtemps. Elle a besoin d’aimer et de s’amuser.
Ce tempérament joueur et sensuel, elle le tient de son père, Joseph-Gaspard
de Tascher de la Pagerie, qui préférait occuper ses journées à jouer et affronter
les gentilshommes de la Martinique en duel plutôt que de gérer ses affaires.
C’est sa femme, née Rose Claire des Vergers de Sannois, qui s’occupe de la
sucrière et dirige les trois cents esclaves de la plantation.
Napoléon et Joséphine ont tous les deux un père charmant et léger et une
mère forte. Rose Claire est une maîtresse femme, mais c’est aussi une femme de
cœur, réputée pour sa fermeté, sa simplicité et son courage. C’est d’elle que
Joséphine tient sa capacité à rester elle-même quelles que soient les
circonstances. D’elle et de son passage chez les Dames de la Providence à Fort-
Royal. Dans l’esprit de Saint-Cyr, l’éducation veut y former le cœur, l’esprit et
le corps. On y apprend à écrire, lire et compter, la religion, le dessin et les
travaux d’aiguille, mais aussi la danse et les usages du monde. On y apprend à
savoir se tenir en toutes circonstances et quelle que soit la situation. Cela donne
des jeunes femmes à la fois souples et très vertébrées, ce qui est la marque de
fabrique de Joséphine.
Après cette belle enfance, à la fois structurante et chaleureuse, Joséphine a
seize ans quand elle quitte son île et sa famille. Elle a été promise au fils du
marquis de Beauharnais, l’ancien gouverneur de l’île. Un bon parti : bonne
lignée et belle fortune. Alexandre de Beauharnais vient l’attendre au port de
Brest où elle accoste en août 1779. Voici comment il décrit sa promise à son
père : « Elle vous paraîtra peut-être moins jolie que vous ne l’attendez, mais je
crois pouvoir affirmer que l’honnêteté et la douceur de son caractère
surpasseront tout ce qu’on a pu vous en dire. »
Joséphine, elle, est conquise au premier regard. À peine plus âgé qu’elle,
Alexandre est superbe et brillant. Passé le temps de la passion, elle le trouvera
pourtant un peu verbeux et emphatique, superficiel et léger, comme l’était son
propre père. Le mariage est célébré le 13 décembre 1779 et Joséphine devient
vicomtesse de Beauharnais.
Le couple s’installe à Paris, dans l’hôtel familial qui se situe dans l’actuelle
rue Réaumur, à deux pas de la rue Saint-Denis, non loin du Rocher de Cancale,
un restaurant très prisé des romantiques. Elle est très bien accueillie par sa belle-
famille, d’autant mieux que le père d’Alexandre est très amoureux de Désirée de
Renaudin, la tante de Joséphine, qui partage sa vie et fera toujours tout ce qui est
en son pouvoir pour assurer le bonheur de sa nièce.
C’est un milieu aristocratique brillant et éclairé. Alexandre, très idéaliste, est
empreint de l’esprit des Lumières. Séduit par Rousseau, qui a mis à la mode la
sensibilité et l’expression des émotions, il s’enflamme rapidement. Il aime
tendrement sa jeune femme, mais il la trouve mal dégrossie. Il aimerait que son
épouse ait plus d’esprit et il l’encourage à se délier et à parfaire sa culture.
En attendant, il la laisse à la maison et va dans le monde conquérir d’autres
cœurs. Il aime danser et faire l’amour. Les partenaires ne manquent pas et
Joséphine, très amoureuse de son mari, en souffre cruellement. Il lui reproche
alors sa jalousie. Il va, il vient, deux enfants sont conçus lors de leurs
retrouvailles, Eugène et Hortense. Alexandre n’est pas là à la naissance de sa
fille. Il est parti se battre en Martinique. Sur le bateau, il a retrouvé une ancienne
conquête, Madame de Longpré, née Laure de Girardin, avec qui il a eu, par
distraction, un enfant, un garçon officiellement reconnu et élevé par son mari
officiel. Devenue veuve, la dame est ravie de lui remettre la main dessus. Elle le
convainc que sa fille Hortense, née un peu avant terme, n’est pas de lui.
Alexandre écrit alors une longue lettre à son épouse délaissée. Il l’accuse sans
vergogne de l’avoir trompé et la répudie.
Joséphine est anéantie par une telle injustice et une telle preuve de
désamour. Heureusement, elle est soutenue par sa famille et sa belle-famille
ainsi que par toute la bonne société qui, connaissant son honnêteté, est
scandalisée par le comportement odieux d’Alexandre. Plus tard, il se rapprochera
d’Hortense, se montrant un père affectueux. Mais son mariage n’y survivra pas.
Le couple se sépare officiellement en mars 1785. La fillette reste avec sa mère,
qui la place assez vite en nourrice, et Eugène ira vivre avec son père dès qu’il
aura cinq ans.
Joséphine a vingt ans. Elle se retrouve séparée d’un mari pas drôle, mère de
deux enfants, nantie financièrement, aimée et soutenue par ses parents et beaux-
parents et avec une réputation intacte dans le monde. Elle a perdu ses illusions
de jeune fille mais gagné ses galons de femme. Tout va bien.
Trop jeune pour vivre seule, elle emménage à Fontainebleau avec ses beaux-
parents. Une société aristocratique brillante et festive débarque à l’occasion de
chaque grande chasse royale, et plus longuement dès que les beaux jours
arrivent. La jeune vicomtesse y mène une vie mondaine et s’y fait des relations
pour la vie, même si une bonne partie de ces hautes figures aristocratiques seront
balayées par la révolution qui arrive à grands pas.
Joséphine de Beauharnais n’est pas en France quand la Révolution française
éclate. Durant l’été 1788, elle est retournée voir sa famille en Martinique. Là-
bas, les événements paraissent bien loin et n’empêchent pas la bonne société de
vivre ni de s’amuser. Mais les idées révolutionnaires finissent par atteindre l’île.
Les planteurs blancs de Fort-Royal, dits les « grands blancs » ou les « békés »,
partisans du roi, s’opposent aux commerçants, les « petits blancs », alliés aux
esclaves de Saint-Pierre et gagnés aux idées révolutionnaires. Le climat devient
suffisamment dangereux pour que Joséphine choisisse de rentrer en France.
Là, elle apprend que son ex-mari, Alexandre de Beauharnais, artisan noble
de la Révolution, est devenu une figure politique de premier plan et un orateur
reconnu de l’Assemblée constituante. Malheureusement, le vent révolutionnaire
tourne et Alexandre est victime de la Terreur. Devenu chef d’état-major à
l’armée du Rhin pendant la guerre contre l’Autriche, il est accusé d’être
responsable de la défaite de Mayence et traître à la République. Le 11 mars
1794, il est arrêté et incarcéré à la prison des Carmes, un ancien couvent situé
dans l’actuelle rue de Vaugirard.
Depuis qu’elle est revenue, Joséphine a établi avec lui des relations sereines,
voire amicales. Elle multiplie les démarches et les suppliques pour le faire
libérer. En vain. Elle est à son tour arrêtée un mois après lui, le 21 avril 1794,
arrachée à sa vie familiale de la rue Saint-Dominique. Ses enfants dorment
encore, elle les laisse à une gouvernante.
Il faut imaginer ce que représente la prison des Carmes à cette époque. C’est
tout simplement la dernière étape avant l’échafaud. Il y a là la fine fleur de
l’aristocratie et des révolutionnaires de la première et plus belle heure qui, pour
une raison souvent arbitraire, sont désormais considérés comme ennemis du
peuple. Tous les jours, à heure fixe, un représentant du Comité de sûreté
générale vient lire la liste de ceux qui doivent comparaître devant le tribunal
révolutionnaire, autant dire la liste des condamnés à l’échafaud. Tous les jours,
les prisonniers des Carmes s’attendent à être appelés. La peur de la mort est
permanente. Ceux qui sont nommés savent ce qui les attend. Malgré cette
horreur, ils partent la tête haute, avec noblesse et dignité. Ces aristocrates n’ont
pas seulement un grand savoir-vivre, ils savent aussi mourir.
Mais entre chaque appel, il est encore temps de vivre. Aux Carmes, les
cellules restent ouvertes et on communique les uns avec les autres. Hommes et
femmes ne sont pas séparés et beaucoup profitent du temps qu’il leur reste pour
faire l’amour encore et encore. La prison des Carmes est un endroit unique où on
se prépare à mourir en vivant le plus intensément possible. Après tout, il n’y a
pas que sous la guillotine que l’on peut perdre la tête. Joséphine et Alexandre ne
dérogent pas à la règle. Ils tombent tous les deux amoureux. Lui, de la très belle
Delphine de Custine, dont le mari a été guillotiné six mois plus tôt ; elle, du très
charmant général Hoche.
Il est marié, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. À l’époque, le
mariage est une alliance entre deux familles destinée à garantir une position
économique et sociale. Il est fort courant qu’on aime ailleurs, voire que l’on
s’installe avec quelqu’un d’autre dans ce que l’on appelle alors une « douce
habitude honorable ». Qu’importe, du moment que les apparences sont sauves et
que l’on sait tenir son rang.
Lazare Hoche est aux Carmes depuis dix jours quand ils se rencontrent et se
plaisent. Ce bel homme de vingt-six ans s’est couvert de gloire sur les champs de
bataille, avant que Robespierre, dans sa toute-puissance délirante, le désigne
comme comploteur. C’est un grand blond bien bâti, très élégant. Son front est
marqué d’une balafre, souvenir d’un duel au sabre. Le général Hoche a tout pour
plaire, et il plaît à la plupart des dames présentes, mais c’est Joséphine qui
décroche ce joli lot. Certes, elle est à croquer, mais ce qui la rend irrésistible,
c’est sa douceur et son besoin évident d’être protégée et soutenue par une épaule
masculine. Elle ressemble à un oiseau des îles tombé du nid. Ensemble, ils vont
vivre un bel amour réciproque et sensuel.
Malheureusement, les temps ne leur sont pas propices. Le 16 mai, Lazare
Hoche figure sur la sinistre liste des appelés. Les adieux sont déchirants. Comme
les autres, Hoche part dignement. Il n’en est pas de même pour Joséphine, qui
s’effondre en larmes. Elle trouvera un peu de consolation dans les bras d’un
autre général, Santerre, mais le cœur n’y est pas. Ces jours sombres deviennent
noirs le 22 juillet quand Alexandre de Beauharnais, le père de ses enfants, est
appelé devant le tribunal révolutionnaire. Il sera guillotiné le lendemain. Il avait
trente-quatre ans.
Cinq jours après, c’est au tour de Robespierre de monter à l’échafaud. Les
portes des prisons s’ouvrent en même temps que celles de la mort se referment.
Cette horrible parenthèse des Carmes aura duré trois mois. Trois mois de terreur
et d’angoisse. Joséphine de Beauharnais est marquée pour la vie. Ses enfants
sont orphelins de père. Tous ceux qui ont échappé au tribunal révolutionnaire
sont des miraculés. Ils se reconnaîtront toujours.
Après ces jours d’épouvante et de mort, les fêtes se multiplient dans Paris.
On y compte plus de six cents bals publics parmi lesquels le bal des Victimes, où
n’ont le droit d’entrer que ceux qui ont échappé à l’échafaud ou perdu l’un des
leurs. On s’y présente en habit de deuil et l’on se salue d’un coup sec de la tête,
comme si elle tombait dans le panier après avoir été coupée. L’humour reste
noir.
Les plus belles fêtes sont données à la Chaumière, ainsi que l’on surnomme
la demeure de Madame Tallien. Joséphine de Beauharnais y est une invitée
permanente. Elle a la grande joie de danser avec un revenant, le jeune et fringant
général Lazare Hoche. En sortant des Carmes, il n’a pas été guillotiné comme
prévu mais conduit à la Conciergerie où, dans le doute, on l’a (heureusement)
oublié. C’est donc un homme bien vivant qu’elle peut à nouveau serrer dans ses
bras.
Leur amour repart de plus belle, jusqu’à ce que le général se souvienne qu’il
est marié – et plutôt bien – avec une ravissante jeune fille de dix-sept ans,
Adélaïde. Alors qu’il se prélasse à Paris avec sa maîtresse, elle se rappelle à lui
en le prévenant de son arrivée dans la capitale. Hoche est sauvé du vaudeville
par l’armée. Nommé commandant en chef de l’armée des côtes de Cherbourg, il
accueille sa jeune épouse à Paris le temps d’une longue étreinte qui ravive ses
sentiments pour elle puis s’en va guerroyer brillamment, emmenant avec lui
Eugène de Beauharnais, alors âgé de treize ans, pour le former au métier des
armes.
Joséphine veut à tout prix qu’il divorce de sa jeune épouse mais Hoche n’en
a aucune intention, bien au contraire : une maîtresse expérimentée et un tendron
à qui tout apprendre, cela lui convient parfaitement. Et puis Adélaïde lui porte un
amour sincère. Elle profite de son voyage à Paris pour apprendre à s’habiller et
ouvrir son esprit. C’est une femme mûrie et embellie qui rejoint son mari à
Cherbourg. Elle lui plaît tellement que, dans l’enthousiasme, il lui fait un enfant.
Quand il revient à Paris frapper à la porte de la belle Joséphine, elle n’ouvre pas.
C’en est fini de leurs étreintes.
Lazare Hoche fera d’autres enfants à Adélaïde et Joséphine trouvera un autre
général. De toute façon, les cavaliers ne manquent pas pour la faire danser.
Thérésa Tallien aime s’entourer d’une cour de jolies femmes aussi libres et
effrontées qu’elle. Il y a sa chère Joséphine de Beauharnais, devenue la marraine
de sa première fille Rose-Thermidor Tallien, et Juliette Récamier, dont le charme
et le brio en feront une des grandes salonnières de l’époque. On les surnomme
les Trois Grâces du Directoire. Vu leur liberté sexuelle, on les surnomme aussi
les Polissonnes… Elles suivent avec entrain la mode lancée par les Inc’oyables
et les Me’veilleuses qui se caractérise par des extravagances comme refuser de
prononcer le r car il est la première lettre du mot « révolution », laquelle a fait
tant de mal. Ainsi dit-on : « Ma pa’ole d’honneu’ ! C’est inc’oyable ! »
C’est fou et léger, à l’instar de la mode qui évoque celle de l’Antiquité. Les
femmes s’habillent d’étoffes légères, souvent transparentes, très décolletées et
drapées souplement autour de leur corps. Elles semblent être en déshabillé. Cela
sied particulièrement à la ligne impeccable de Joséphine. Leurs pieds sont
chaussés de sandales attachées au-dessus de la cheville par des rubans
entrecroisés ou des lanières garnies de perles. C’est l’imagination au pouvoir :
Thérésa Tallien lance la mode des pieds nus et des bagues aux doigts de pieds.
Joséphine la Créole, celle des madras qu’elle noue joliment sur ses cheveux.
L’une des plus célèbres Me’veilleuses, Fortunée Hamelin, ira ainsi, à moitié
nue, se promener dans Paris. Elle provoquera une émeute et il s’en faudra de peu
qu’elle ne soit lynchée. Il est plus prudent de se montrer à la Chaumière, l’hôtel
particulier de Madame Tallien, bien situé allée des Veuves, l’actuelle avenue
Montaigne. On y retrouve toute la jeunesse dorée et excentrique de l’époque.
Quand Napoléon la laisse pour aller faire la guerre en Italie, Joséphine sait très
bien où se rendre et retourne à sa vie de plaisir avec ses amis Tallien et Barras ;
l’infidélité à son mari ne l’embarrasse guère, car elle n’en est pas amoureuse.
Elle va de bonne grâce au lit avec lui comme avec les autres, mais si elle lui a
donné facilement son corps, son cœur reste à prendre.
Les bals se succèdent. Plus Napoléon remporte de batailles, plus Paris fête la
nouvelle Madame Bonaparte. Au milieu de ce tourbillon, un jeune officier attire
l’œil de Joséphine. Comme elle, c’est un noceur qui ne pense qu’à faire la fête. Il
s’appelle Hippolyte Charles. Il a vingt-trois ans, neuf de moins qu’elle. C’est un
brun aux yeux clairs, pas très grand mais le corps musclé et bien fait, la peau
mate, avec une bouche magnifique qui s’ouvre sur une dentition parfaite. Il a de
l’allure dans son bel uniforme bleu et argent. Surtout, il est aussi amusant et
léger que Bonaparte est grave et intense. Il est réputé pour sa drôlerie avec une
spécialité, les calembours, très en vogue à l’époque.
Ainsi, quand il est présenté à la générale Bonaparte, il s’étonne : « Comment
une femme aussi jeune et jolie que vous peut-elle avoir un mari qui est à Milan
[mille ans], cela fait une bien grande différence d’âge ! » Joséphine le trouve très
drôle quand il se moque du « petit général qui est sur le Pô… ce qui est bien sans
gêne ». C’est facile, c’est joyeux, c’est insolent, c’est exactement ce dont elle a
besoin. Elle tombe follement amoureuse. Hippolyte vient la voir tous les jours
dans son hôtel particulier de la rue Chantereine. Et cette fois, elle se donne corps
et âme – d’autant que le jeune hussard a du répondant et qu’il est bien bâti.
Quand, deux mois après son départ, son mari, qui brûle de la retrouver,
charge Junot d’une lettre par laquelle il l’invite à le rejoindre à Milan, c’est la
douche froide. La jeune femme n’a pas du tout envie de quitter les bras de son
amant. Elle s’invente un début de grossesse qui l’empêche de voyager.
Napoléon, tout ému, lui demande de prendre soin d’elle. Il s’attendrit : « Serait-il
possible que je n’aie pas le bonheur de te voir avec ton petit ventre ? Cela doit te
rendre intéressante… »
Mais les semaines passent et son envie de la voir devient pressant, surtout
qu’il lui est fidèle, lui. Ne la voyant pas venir, il envisage de quitter la campagne
d’Italie pour rentrer à Paris. Devant la menace et les enjeux, Paul Barras somme
Joséphine d’arrêter ses enfantillages et de rejoindre son époux. Elle obtempère à
contrecœur et pose une condition : elle emmène Hippolyte dans ses bagages. La
chose est aisée, car il appartient au régiment du général Leclerc, qui doit
rejoindre l’armée d’Italie.
Tout ce petit monde part donc pour Milan. Dans la berline, Joséphine prend
place, accompagnée de son amant mais aussi du frère aîné de Napoléon, Joseph
Bonaparte, et de Junot. Leur cohabitation est froide, mais les nuits avec
Hippolyte sont chaudes et, somme toute, le voyage se déroule agréablement,
d’autant qu’à chaque étape Joséphine est reçue comme une reine. Après quinze
jours de route, on arrive enfin à Milan. Napoléon est ravi de retrouver sa
Joséphine. Il l’installe au palais Serbelloni, où ils vont passer deux jours et deux
nuits de retrouvailles amoureuses. Le général est fou amoureux de sa femme qui,
si elle ne l’aime pas autant que lui, est bien aise de se laisser adorer.
Deux jours de bonheur pour Napoléon, puis il repart sur le champ de
bataille. Hippolyte Charles comble alors avantageusement le vide qu’il a laissé.
Joséphine est heureuse en Italie : quand elle n’est pas dans un lit à faire l’amour,
elle danse aux plus belles fêtes de la ville et représente dignement son glorieux
mari dans toutes les manifestations organisées en son honneur. Durant dix-huit
mois, la vie va s’écouler heureuse, fastueuse, amoureuse pour Joséphine, tandis
que Napoléon le conquérant accumule les victoires sans se douter un instant que
sa délicieuse épouse le trompe quasi quotidiennement. Décidément, l’amour
rend aveugle.
C’est son entourage qui ouvre les yeux à Napoléon. Une femme de chambre
lui souffle le nom de son rival, ses frères et sœurs lui laissent entendre que
Joséphine est bien légère… Napoléon les entend, mais il croit qu’il s’agit là
d’une passade, rien d’important. Il rentre à Paris avant sa femme. Joséphine
revient seule, et s’arrange pour retrouver son Hippolyte en région parisienne où
ils vont passer ensemble une semaine de caresses et d’amour.
Napoléon est impatient de revoir son épouse et s’étonne qu’elle soit si
longue à rentrer. Quand elle arrive enfin, ravissante et tendre, il fond dans ses
bras. Elle redevient la reine de Paris aux côtés d’un Napoléon couvert de gloire,
qui prend de plus en plus goût au pouvoir. Joséphine le seconde divinement,
sachant recevoir avec magnificence et faisant honneur à son mari tant par sa
mise, toujours très élégante, que par ses manières parfaites et affables. Ils vivent
en harmonie, auréolés de succès, partageant la même chambre, le même lit,
comme le font les bourgeois, une coutume peu répandue à l’époque.
La vie s’écoule heureuse dans l’hôtel particulier de Joséphine, rue
Chantereine, rebaptisée rue de la Victoire en leur honneur. Joséphine a dépensé
beaucoup d’argent pour en faire une petite merveille. Elle n’a reculé devant rien
pour agrémenter sa maison. Elle ne se refuse jamais non plus une robe ou un
bijou qui pourrait l’embellir. Napoléon est effaré du montant des dettes de sa
femme, mais il paie. Il le fera toujours. Joséphine est incapable de faire des
économies. Au lit non plus, elle ne s’économise pas.
Jugeant plus prudent de quitter l’armée pour s’éloigner de Bonaparte,
Hippolyte Charles s’est installé rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elle lui rend
visite tous les jours. Il s’est associé avec son logeur, un dénommé Bodin,
fournisseur aux armées. Joséphine se sert de sa position pour leur décrocher de
juteux contrats sur lesquels elle touche des pots-de-vin. Elle vit dangereusement.
La famille Bonaparte, qui ne l’aime pas, l’appelle la Vieille et aimerait bien se
débarrasser d’elle, guettant ses moindres faux pas. Et Dieu sait si elle en fait !
C’est donc tout naturellement que Joseph Bonaparte, frère aîné de Napoléon,
remarque son manège avec Hippolyte Charles. Et tout aussi naturellement qu’il
en informe son frère.
Napoléon convoque aussitôt sa femme et lui demande ce qu’il en est de sa
prétendue liaison et des contrats qu’elle procure au citoyen Bodin. Joséphine nie
tout en bloc. Il n’y a rien de vrai dans toutes ces accusations. Ce ne sont que des
ragots inventés pour lui nuire. Elle pleure devant une telle injustice, elle est bien
malheureuse. Napoléon fait semblant de la croire mais lui demande de se tenir à
carreau. Le jour même, elle retrouve Hippolyte qui la console de ses misères…
Joséphine est tellement sûre de l’amour de son mari qu’elle se croit
invincible. Bientôt, Napoléon part pour la campagne d’Égypte. Il aurait aimé que
sa femme l’accompagne, mais il n’en est pas question : elle est ravie de rester à
Paris sans son mari, avec son amant. Le champ est libre, elle va pouvoir aimer
son bel Hippolyte au grand jour.
Le bruit de cette liaison finit tout de même par atteindre les oreilles de
Napoléon. Son fidèle Junot lui met les points sur les i. Hippolyte Charles n’est
pas une passade, loin de là. Cela fait deux ans, depuis son mariage, que
Joséphine le cocufie honteusement. Le général est abattu. C’est une vraie
blessure. Il y aura un avant et un après cette trahison. Il se sent trompé dans son
amour, dans sa confiance, dans sa naïveté, dans ce qu’il y a de meilleur en lui.
« Les grandeurs m’ennuient, le sentiment est desséché, la gloire est fade… »,
écrit-il tristement. Il n’a pas trente ans.
Et lui qui a toujours été si fidèle se met à tromper sa femme à son tour. Elle
ne sera plus jamais l’Unique, l’Incomparable. Quelque chose en lui s’est rompu.
Le grand amour, c’est fini.
Quand il revient de la campagne d’Égypte, Napoléon veut divorcer.
Joséphine a eu vent de sa colère et se précipite à sa rencontre pour le voir seule à
seul et essayer de l’amadouer. Mais elle prend la mauvaise route et ne le croise
pas. Arrivé à Paris avant elle, il trouve une maison vide. Il rejoint ses frères et
sœurs, ravis d’attiser sa colère contre l’épouse indigne. Il se retranche dans sa
chambre et ne veut plus voir personne.
Revenue de son périple inutile, Joséphine vient immédiatement frapper à sa
porte. Il refuse de lui ouvrir. Elle n’est peut-être pas un génie militaire mais elle
a sa stratégie et ses armes toutes féminines : elle s’agenouille donc devant le
battant et fait acte de contrition. Pendant des heures, elle va lui demander
pardon. Avec sa voix enchanteresse, elle lui dit ses regrets, lui demande de la
garder, elle pleure et se lamente. Lui, derrière, est debout, en larmes, l’oreille
collée contre la porte. Napoléon est un sentimental. Mais sa porte reste fermée.
Après des heures de prières, Joséphine s’apprête à se relever et à abandonner
quand sa femme de chambre a la bonne idée d’amener là ses deux enfants,
Eugène et Hortense, très aimés de leur beau-père pour qui ils ont également
beaucoup d’affection. Eux aussi se mettent à supplier. C’en est trop pour
Napoléon, il ouvre et leur tombe dans les bras. Joséphine a sauvé son mariage,
mais le boulet est passé très près. Elle en a suffisamment senti le vent pour
prendre peur. Comprenant enfin qu’elle risque de tout perdre, elle rompt
douloureusement mais définitivement avec Hippolyte Charles.
Bien lui en a pris : quatre ans plus tard, Napoléon pose une couronne
d’impératrice sur sa jolie tête. D’ailleurs, elle en a profité pour éloigner le
spectre du divorce. La maligne a confessé au pape qu’elle n’avait épousé
Napoléon que civilement. Le saint homme a aussitôt exigé un mariage religieux
avant la cérémonie du sacre. Napoléon n’a guère apprécié qu’on lui force la
main. Mais, mariée par un prêtre, sacrée par le pape, couronnée par l’Empereur,
Joséphine est indétrônable.
Désormais, elle sera fidèle, d’autant plus facilement qu’elle va tomber très
amoureuse de son mari. Il a mûri et – c’est le moins que l’on puisse dire – fait
ses preuves. Napoléon est devenu un homme puissant, ultracharismatique, qui
séduit et fascine, y compris son épouse. L’Aigle a pris son envol et plane très au-
dessus de la mêlée. Beaucoup de femmes le trouvent irrésistible et, d’ailleurs, ne
lui résistent pas. Il va multiplier les infidélités et elle va terriblement en souffrir,
sans que cela gêne l’Empereur : « Les larmes vont bien aux femmes », a-t-il
l’habitude de dire. Il est écrit que leur amour ne sera jamais réciproque. Plus elle
se rapproche, plus il s’éloigne. Elle se mordra les doigts en se souvenant de la
passion qu’il lui vouait. Leurs flammes se sont croisées sans se rencontrer.
Plus tard, il écrira que c’est la femme qu’il a le plus aimée. Il lui gardera
jusqu’au bout une grande affection. Elle pourra toujours compter sur lui. Elle
reste son grand amour de jeunesse. Ils se retrouveront souvent avec plaisir à la
Malmaison, un château qu’elle a acheté et rénové avec un goût exquis… et
l’argent de son mari.
Quand, après l’avoir sacrée impératrice, il devra la répudier en 1809, devant
son incapacité à lui donner un héritier, il le fera avec beaucoup de tristesse. Et
quand, exilé à l’île d’Elbe, il apprendra sa mort, à cinquante-deux ans, d’une
bronchite mal soignée, il la pleurera beaucoup, même si c’est à Marie-Louise
d’Autriche, la seconde impératrice, mère de l’Aiglon, qu’il léguera son cœur.
Madame Tallien
La merveilleuse

Comment ont-ils pu la jeter dans un cachot, elle, la plus jolie femme de


Paris ? Comment peuvent-ils envisager de trancher cette tête qui en a fait tourner
tellement ? Il faut que le monde aille bien mal pour se priver d’un tel joyau…
Thérésa Cabarrus, marquise de Fontenay, a été sortie de son écrin par la
volonté de Robespierre. Il déteste cette jeune femme somptueuse qui vit
librement et dispendieusement. N’est-ce pas par amour pour elle que le
représentant en mission Jean-Lambert Tallien, nommé à Bordeaux par la
Convention, n’a pas fait marcher la guillotine comme il l’aurait fallu pour
éradiquer ces fichus aristocrates ? N’est-ce pas elle qui en a sauvé des centaines,
arrachant chaque tête à Tallien dans un corps-à-corps amoureux ?
Cette femme noble jusqu’à l’âme refuse de baisser la tête et ses jupes devant
le vertueux Maximilien Robespierre. Pire, elle a corrompu le citoyen Tallien qui,
depuis qu’il la connaît, a plus envie de vivre heureux que d’ordonner des
décapitations. « Tallien, vous êtes perdu pour la vertu », lui a lancé
l’Incorruptible. Dans la bouche de Robespierre, c’est presque un arrêt de mort.
De toute façon, il n’a jamais aimé ce Tallien, un proche de Danton.
Quand Thérésa a été arrêtée, on lui a proposé un marché : la liberté et un
passeport en échange d’une lettre de dénonciation contre Tallien. Il fallait dire
qu’il était traître à la République, un émigré en puissance, un voleur prêt à filer
en Amérique avec un magot de six millions. Elle n’a pas cédé. À vingt ans,
Thérésa Cabarrus est déjà une âme forte. Il y en a d’autres comme elle, prises
dans la tourmente de cet été 1794.
La prison des Carmes où sont conduits les aristocrates est devenue l’endroit
le plus huppé de Paris. Thérésa s’y retrouve en compagnie des grands noms du
pays : Madame de Lameth – dont elle connaît fort bien le mari, qui fut son
amant –, le duc de Charost, le prince de Rohan-Montbazon, le prince de Salm-
Kyrbourg, le marquis de Laguiche, le comte de Soyécourt, la très belle Delphine
de Custine et le couple de Beauharnais, séparé depuis des années, qui se retrouve
là en bon voisinage. Alexandre de Beauharnais sera bientôt guillotiné, le
23 juillet.
La douce Joséphine de Beauharnais, au charme languide, est loin d’imaginer
qu’elle sera un jour impératrice. Elle devient l’amie pour la vie de Thérésa, qui
l’aide à tenir debout quand, chaque matin, les bourreaux lisent la liste de ceux
qui doivent comparaître devant le tribunal révolutionnaire. Les destins des deux
femmes se lient ici, à l’ombre de l’échafaud, pour toujours. Elles se sont
reconnues. Toutes deux se savent belles et veulent en profiter, aimer et être
aimées, danser au bras des plus beaux, être entretenues par les plus riches, qui
les couvriront d’étoffes somptueuses avant de les déshabiller avec ardeur. Toutes
deux sont des femmes généreuses, prêtes à se donner, à se damner et à partager
la bonne fortune qui en résultera.
Aux Carmes, les journées s’écoulent en bavardages et en libertinage. Tous
veulent profiter de la vie jusqu’au bout et les couples se forment dans le jardin
de l’ancien monastère, avant de s’aimer dans les cellules ouvertes où des grabats
miteux accueillent des étreintes d’autant plus intenses qu’elles sont peut-être les
dernières.
Sa proximité avec Tallien vaut bientôt à Thérésa d’être transférée à la Petite-
Force, une prison pour femmes sordide. Deux ans plus tôt, un incendie a noirci
les murs et laissé une odeur de brûlé et de misère. La jeune femme, avant d’être
mise au secret, est fouillée par huit hommes, trop contents de dévêtir cette jolie
aristocrate et de la tripoter pour vérifier qu’elle ne camoufle ni arme ni bijoux.
Ses contacts avec le puissant Jean-Lambert Tallien lui évitent heureusement le
viol collectif. Son protecteur est le président de la Convention : mieux vaut ne
pas la fâcher.
Thérésa est revêtue d’une robe de bure et jetée sur une paillasse dans une
cellule dont on prend bien soin de lui préciser qu’elle était celle de la Du Barry,
la favorite de Louis XV guillotinée quelques mois plus tôt, le 8 décembre 1793.
C’est donc maintenant son tour ? Le 7 thermidor an II (27 juillet 1794), la belle
Thérésa Cabarrus reçoit une convocation devant le tribunal révolutionnaire. Elle
doit comparaître le lendemain. Elle sait ce que cela veut dire : ces simulacres de
procès ne visent qu’à remplir les charrettes qui partent vers l’échafaud. C’est
donc fini ? Son chemin s’arrête là ?
Elle ne veut pas y croire et pourtant elle est là, abandonnée de tous, face à
une mort certaine. Il n’en est pas question. Elle est trop belle pour mourir. Trop
jeune aussi, à peine vingt ans. Que fait son amant ? Il n’a jamais été très
courageux, mais l’homme est amoureux et elle sait qu’elle a le pouvoir de lui
donner des ailes. Thérésa appelle un garde et lui demande de porter une lettre à
Tallien. Le bougre est réticent, alors la jeune femme mise sur ses charmes pour
le faire fléchir. Elle se donnera à lui s’il lui offre cette chance de s’en sortir. Elle
tiendra parole et cet homme vulgaire touchera au sublime en la prenant contre un
mur de la prison, plus tard, quand Tallien aura reçu cette missive :
« L’administrateur de la police sort d’ici ; il est venu m’annoncer que demain, je
monterai au tribunal, c’est-à-dire sur l’échafaud. Cela ressemble bien peu au
rêve que j’ai fait cette nuit. Robespierre n’existait plus et les prisons étaient
ouvertes. Mais, grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus
personne en France capable de réaliser mon rêve. Je meurs d’appartenir à un
lâche. »
Lâche, Jean-Lambert Tallien ne l’est pas tant que cela. Et il est très
amoureux. Ce mot de sa belle suffit à l’électriser et à rassembler ses forces dans
une même volonté : renverser Robespierre. Cela fait quelque temps que l’idée
est dans l’air. À force de couper des têtes, l’Incorruptible fait figure de faucheuse
folle et tous se sentent menacés. Mort au bourreau ! Tallien va accélérer sa
chute. Mais d’abord, il lui faut gagner du temps pour sa maîtresse.
Il se précipite chez Fouquier-Tinville, l’accusateur public du tribunal
révolutionnaire. Thérésa a dit vrai : elle figure bien sur la funeste liste du
lendemain. Impossible de rayer son nom, affirme l’accusateur. Mais il veut bien
reporter de deux jours son jugement et son exécution. Il tient parole. Le 8
thermidor (26 juillet), plus de cinquante têtes tombent dans le panier, mais pas
celle de Thérésa.
Le lendemain, à l’assemblée de la Convention, Jean-Lambert Tallien entre,
par amour, dans la grande histoire. Alors que Robespierre s’apprête à monter à la
tribune pour prendre la parole, il se lève, armé d’un poignard qu’il brandit de
façon théâtrale, et crie : « À bas le tyran ! », donnant le signal à tous les insurgés
qui se mettent eux aussi à clamer : « À bas le tyran ! » La clameur enfle dans
l’Hémicycle comme une vague déchaînée qui finit par emporter Robespierre. Il
n’a plus qu’à s’enfuir.
Réfugié à l’Hôtel de Ville, il est la cible d’un gendarme qui lui fracasse la
mâchoire d’une balle. Il est transporté, évanoui et en sang. Pas de pitié pour le
bourreau. Le jour suivant, sa blessure recouverte d’un grand pansement,
Maximilien Robespierre monte dans la charrette où aurait dû se trouver Thérésa
Cabarrus. Avec une vingtaine de ses partisans, il est promené à travers Paris
pendant une heure devant une foule avide de sensations, avant de rejoindre
l’échafaud où il monte le dernier. Il hurle de douleur quand le bourreau lui
arrache son pansement. Quand sa tête est montrée au peuple, la joie éclate.
Plus tard, un Parisien anonyme écrira cette épitaphe sur la fosse commune
où son corps est jeté avec ceux de vingt et un de ses amis politiques :

Passant, ne t’apitoie pas sur mon sort


Si j’étais vivant, tu serais mort.

Robespierre est mort, vive Thérésa ! Jean-Lambert Tallien, devenu l’homme


du jour, se précipite à la Petite-Force pour délivrer la femme de sa vie. Elle
l’attend, fière de lui et d’elle-même aussi, car elle n’est pas pour rien dans ce
tournant de l’histoire. La jeune femme sort de prison sous les vivats de la foule,
la même qui applaudissait quand on coupait les têtes.
À partir de ce jour, Thérésa Cabarrus-Fontenay devient pour les Français –
qui, quoi qu’ils en disent, aiment bien les particules – Notre-Dame de
Thermidor ou parfois Notre-Dame de la Délivrance. Décidément, Thérésa attire
les surnoms. Il n’y a pas si longtemps, elle était Notre-Dame de Bon Secours :
c’est ainsi que l’avaient rebaptisée les aristocrates lyonnais qui avaient, grâce à
elle, gardé leur tête sur leurs épaules.
Celle de Thérésa est bien faite et solidement attachée à son joli cou. Sa
famille, les Cabarrus, commerçants célèbres de Bayonne à Bordeaux, ont acquis
une immense fortune. Son père, François Cabarrus, a épousé Antonia Galabert,
fille d’un industriel français établi en Espagne. La demoiselle est née le 31 juillet
1773 à Madrid où son père est devenu le banquier du roi d’Espagne, Charles III,
en créant la puissante banque San Carlos, qui deviendra la Banque centrale
espagnole. Son portrait, immortalisé par Goya, y est toujours exposé.
Dès sa naissance, la vie de Thérésa est pittoresque. Sa mère, frivole et
écervelée, n’a pas voulu manquer le grand bal de l’ambassade de France, bien
qu’elle soit au terme de sa grossesse. Une énième danse provoque la naissance
de la petite fille, qui voit le jour au milieu d’une fête, dans l’antichambre de
l’ambassade.
Thérésa est née après deux garçons, Théodore et Francisco, dit Paco, et
avant un frère et une sœur. La famille vit à une heure de Madrid, dans le château
de San Pedro à Carabanchel Alto. Au sein du groupe d’enfants constitué par ses
frères et leurs amis, elle montre très tôt un sacré tempérament et une grande
force de caractère. Imaginative, audacieuse, boute-en-train, la fillette n’a peur de
rien. Son père, réfractaire à l’Église d’Espagne, n’élève pas ses enfants dans la
religion : il est laïc avant l’heure.
Très jeune, Thérésa se révèle ravissante et consciente du pouvoir que lui
donne sa beauté. Elle est brune, une chevelure magnifique, opulente comme on
les aimait à l’époque. Sur son passeport, on peut lire : « Taille 5 pieds 2 pouces
[environ 1,60 mètre], cheveux noirs, yeux bruns, sourcils clairs, bouche petite,
menton rond, front et nez bien faits, visage blanc et joli. » Son visage est éclairé
par de grands yeux noirs qui s’étirent vers les tempes. Il est bien dessiné, avec un
beau nez droit et une bouche en cœur. Elle a une peau mate, ferme et lisse, qui
accroche la lumière. Très bien faite, elle sait se mouvoir avec grâce. Mais
surtout, elle possède une flamme qui embrase tous les mâles autour d’elle. À
commencer par ceux de sa famille.
Son père, qui aime les femmes et multiplie les aventures, s’amuse d’avoir
une fille visiblement aussi douée pour la séduction que lui. Antonia aime
également plaire par nature et la laisse minauder tout son saoul. Mère et fille ne
sont pas très proches, elles n’en ont pas vraiment eu le temps. Comme les autres
enfants de la famille et conformément aux mœurs de l’époque, la petite a été
placée en nourrice dès sa naissance jusqu’à l’âge de trois ans. Elle est ensuite
restée deux ans auprès des siens avant d’être inscrite dans une école tenue par
des religieuses, en France, comme toutes les demoiselles de bonne famille de
l’époque. Elle est revenue en Espagne à douze ans. C’est alors seulement qu’elle
a fait vraiment connaissance avec ses parents.
Elle chamboule tous les cœurs autour d’elle. Ses frères sont sous le charme.
Surtout Paco. Il se presse contre sa petite sœur et joue à être son amoureux. Les
mauvaises langues diront que le jeu a été poussé très loin, peut-être même
jusqu’à l’inceste. Il a pour sa cadette une attirance qui n’a d’égale que sa jalousie
envers les prétendants de Thérésa. Et ils sont nombreux. À douze ans, elle est
déjà fort séduisante, au point que son oncle Galabert, le frère de sa mère, un
négociant âgé de trente-deux ans, a demandé sa main. François Cabarrus a failli
s’étrangler devant une telle perspective, même si lui-même avait enlevé sa
femme alors qu’elle n’avait que quatorze ans, avant d’obtenir l’accord de sa
belle-famille. Et comme il sait que sa fille, loin de repousser les avances de son
oncle, s’emploie à l’attirer, il décide de la renvoyer en France avec sa mère afin
qu’elle y fasse son entrée dans le monde.
Thérésa quitte l’Espagne en laissant derrière elle un tas de cendres : ce qui
reste du cœur de Maximilien Galabert, l’oncle qui aimait trop sa nièce.
L’adolescente est accompagnée de ses frères aînés. Ils ne seront pas trop de deux
pour lui faire bonne escorte dans les salons. Mais, avant qu’elle puisse courir les
bals, sa mère, Antonia, occupée à installer leur hôtel particulier place des
Victoires, l’inscrit dans une pension où on lui enseigne les belles manières.
L’apprentissage lui sera facile : elle est naturellement aimable et n’aspire qu’à
être aimée. Elle s’exerce également au piano, à la harpe et à l’écriture. Elle
apprend le dessin et la peinture chez Madame Vigée Le Brun. En plus de
l’espagnol, elle parle couramment le français et l’italien. Douée pour la danse et
la conversation, elle est faite pour la vie mondaine. Il ne lui reste plus qu’à
dévaliser les couturiers avec sa mère, aussi coquette et dépensière que riche.
Bientôt les deux femmes, aussi élégantes l’une que l’autre, sont de toutes les
fêtes. Thérésa, qui a désormais treize ans et demi, s’amuse comme une folle. Elle
fait ses gammes de séductrice et joue vite tous les airs connus. Elle est
intelligente et sait dire le mot qu’il faut dans toutes les langues. Vive et
souriante, elle aime danser et rire. Elle est piquante. L’historien Jules Bertaut la
décrit ainsi : « Grande, élancée, souple comme un jonc, elle a un port de tête
superbe, une physionomie dégagée, un air altier qu’elle a emprunté à ses
ancêtres les conquistadors. » Son carnet de bal est plein. C’est la reine de
l’arène.
Son père, François Cabarrus, est venu les rejoindre. Ce puissant financier est
reçu partout. Toute la famille est invitée pour un court séjour chez le marquis de
Laborde dans son château de Méréville, dans la Beauce. Le marquis et la
marquise ont six enfants dont quatre garçons. Thérésa y trouve tout de suite une
cour d’admirateurs. Deux frères se disputent ses faveurs et elle ne se lasse pas de
jouer avec leurs sentiments.
C’est Alexandre de Laborde qui emporte le cœur de la belle et elle se serait
bien donnée à lui si les parents, voyant venir le moment fatidique, n’y avaient
mis le holà. Pour le père d’Alexandre, le marquis Jean-Joseph de Laborde, une
union avec une Cabarrus, même très belle et très riche, serait une mésalliance. Il
est temps d’arrêter le jeu. Les deux jeunes gens pleureront beaucoup.
Comprenant que leur fille dilapidera rapidement son capital virginal,
François et Antonia Cabarrus décident de la marier à bon escient. Ils jettent leur
dévolu sur un dénommé Jean-Jacques Devin de Fontenay. Il n’est pas
particulièrement beau, très mince, roux, le visage marqué de la petite vérole… et
il a vingt-six ans, douze de plus que Thérésa. Son grand charme vient de ce qu’il
est le petit-fils d’une Le Couteulx, une vieille et richissime famille noble
française d’origine normande (c’est aux Le Couteulx que Napoléon Bonaparte
achètera le château de la Malmaison).
Le promis est le fils d’un président de la Chambre des comptes, et il est lui-
même conseiller à la troisième chambre des enquêtes du parlement de Paris.
François Cabarrus veut renforcer sa position en France et la famille Le Couteulx,
où l’on trouve drapiers et banquiers, veut accroître son influence en Espagne.
C’est une alliance stratégique, comme souvent alors. Il y a de l’argent des deux
côtés. De l’amour ? Pas sûr, mais à l’époque ce n’est pas un critère important. Il
y a forcément du désir, car les deux époux ont une libido exceptionnelle. Thérésa
n’a que quatorze ans, mais affiche déjà une sensualité évidente. Et le 21 février
1788, ce sont deux jeunes gens ravis qui s’unissent à l’église Saint-Eustache,
dans le Ier arrondissement de Paris, lui en habit bleu brodé d’or, elle en robe de
dentelle blanche immaculée.
Thérésa découvre la vie fabuleuse des femmes mariées qui n’ont plus besoin
de chaperon et font ce qu’elles veulent quand elles veulent et avec qui elles
veulent. Grâce au prestige de sa belle-famille, la jeune épousée est présentée à la
cour de Louis XVI, et la gloire de son père vaut au jeune couple d’être invité à la
cour d’Espagne. Tout cela est fort amusant.
Ils ne seront pas heureux longtemps. Certes, la découverte de la sexualité a
été plutôt réussie pour la jeune fille, très douée. Jean-Jacques Devin de Fontenay
est un débauché qui en connaît beaucoup sur les différentes façons de donner et
de prendre du plaisir. Mais il manque totalement de délicatesse. Il voit la jeune
fille comme un jouet et il en use et abuse sans ménagement, si bien que Thérésa
se braque.
Elle ne veut pas être traitée comme une petite bonne, le genre de femme
préféré de son mari qui a fâcheusement tendance à trousser les servantes. Il est
trop cavalier pour qu’elle ait envie d’être sa monture. Elle lui refuse de plus en
plus souvent son lit. Il n’en fait pas toute une histoire et retourne à ses amours
ancillaires. Il trouve beaucoup de charme aux chambres mansardées des jolies
petites bonnes logées dans les combles de leur bel hôtel particulier de l’île Saint-
Louis, presque autant qu’aux femmes de petite vertu qui enchantent les jardins
du Palais-Royal. Le couple convient d’un accord : chacun a le droit de coucher
avec qui il veut. Le contrat est respecté à la lettre.
Encore adolescente, Thérésa est l’une des jeunes femmes les plus en vue et
les plus adulées de Paris. Les Devin de Fontenay reçoivent beaucoup et elle se
révèle une hôtesse admirable. Gaie, chaleureuse, pleine d’esprit et d’une grande
gentillesse, elle connaît parfaitement les bonnes manières. D’instinct, elle sait
composer une assemblée. Des femmes belles et spirituelles, des hommes
puissants et galants, tous de milieux argentés. La liberté des mœurs et l’oisiveté
aidant, tout ce petit monde se frotte et s’asticote. La ronde des amours ne s’arrête
jamais.
Thérésa est très sollicitée. Elle a maintenant seize ans et sa beauté, sa
jeunesse, sa sensualité la rendent irrésistible. D’autant que c’est une forteresse
facile à prendre… Le duc d’Aiguillon devient son amant, tout comme Félix Le
Peletier de Saint-Fargeau. Cette activité sexuelle intense porte ses fruits : le
2 mai 1789, elle donne le jour à Antoine-François-Théodore, le premier de ses
onze enfants. Est-il le fils de Jean-Jacques ? Les mauvaises langues en attribuent
plutôt la paternité à Félix. Qu’importe, la descendance est assurée et Devin de
Fontenay, père officiellement comblé, s’éloigne encore davantage de sa femme,
s’installant à Paris dans une garçonnière qui ne désemplit pas.
Dans la foulée, au début de l’année 1789, il s’achète un marquisat en
Gâtinais et partage fièrement ce titre avec sa femme. Leur nouveau blason est
aussitôt brodé sur toutes les livrées de leurs serviteurs, sculpté et peint au fronton
de leur maison et de leurs cheminées. Ni l’un ni l’autre ne peut imaginer à quel
point ce titre est un mauvais investissement à quelques mois de la Révolution…
Une fois Thérésa remise de ses couches, son petit confié à une nourrice, un
événement va bouleverser sa vie. Ce n’est pas la prise de la Bastille, le 14 juillet
de la même année, dont elle se soucie à peine, c’est plus intime. La jeune femme
va rencontrer l’amour, le vrai. Il s’appelle Alexandre de Lameth. Il est jeune,
beau, et revient d’Amérique où il a participé à la guerre d’indépendance des
États-Unis. Il en a ramené une envie de liberté qui convient à l’air du temps.
Acquis aux idées révolutionnaires, il fait partie de la « minorité de la noblesse »
– c’est ainsi que l’on appelle les nobles qui ont rallié le tiers état, le troisième
ordre après le clergé et la noblesse. Ils sont quarante-sept élus députés de la
noblesse aux états généraux, parmi lesquels figurent les plus grands noms de
France : d’Aiguillon, ancien amant de Thérésa, La Rochefoucauld, Clermont-
Tonnerre, Montesquiou, Montmorency, Beauharnais, les trois frères Lameth,
Alexandre, Charles-Malo et Théodore…
Alexandre Lameth fait partie de ceux qui ont demandé l’abolition des
privilèges, pendant la nuit du 4 août 1789, et il a été parmi les premiers à donner
l’exemple. Il sera un des membres les plus influents du club des Jacobins. C’est
un pur et dur des premiers temps de la Révolution. Mais, plus pur que dur, il fera
machine arrière quand il assistera à l’ascension de Robespierre et verra avec
horreur s’installer la Terreur qui dévorera les plus beaux enfants de la
Révolution. Il finira par s’exiler en Angleterre avant de revenir en France bien
plus tard, sous la Restauration.
En attendant, il fait le bonheur de Thérésa et l’entraîne dans les arcanes de la
Révolution. Elle suit toutes les discussions avec passion, est de toutes les
manifestations. Après avoir rejoint la franc-maçonnerie, elle est à tu et à toi avec
les grands révolutionnaires et s’inscrit au « Club de 1789 ». On y défait et refait
le monde comme dans son salon du Marais où l’on croise le général La Fayette,
les trois frères Lameth, Félix Le Peletier de Saint-Fargeau, Antoine de Rivarol,
Dominique de La Rochefoucauld, Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau,
Charles de Noailles, Condorcet, Chateaubriand et bien d’autres. Thérésa y arbore
avec coquetterie la cocarde tricolore. Elle a bel et bien attrapé le virus de la
politique.
La jeune femme trouve qu’amour et politique vont bien ensemble et elle
n’aimera plus que des hommes de pouvoir. Ils apprécient son esprit brillant et
son sens de la stratégie pour faire et défaire les carrières. Les belles heures
exaltantes de la Révolution sont bientôt terminées ; de nouveaux noms
émergent : Danton, Robespierre, Saint-Just, Fouché, Barras, Tallien… Le
10 août 1792, la prise des Tuileries fait cinq mille victimes. Les biens des
aristocrates émigrés sont confisqués. Un engin de mort est dressé place de la
Concorde. C’est une guillotine, du nom de son inventeur, Joseph-Ignace
Guillotin. Ce médecin député a lui-même convaincu l’Assemblée constituante de
l’efficacité de sa trouvaille : « Avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un
clin d’œil, et vous ne souffrez point. » Les députés se sont esclaffés.
Bientôt, les charrettes commencent à se remplir, et les têtes à tomber. Tous
ceux qui sont soupçonnés d’être des conspirateurs ou dénoncés comme tels sont
exécutés. On trahit, on calomnie, on raccourcit. La chasse aux aristos et aux
nantis est ouverte. Le peuple ne demande qu’à leur faire passer « le goût du
pain ». Dès septembre, on massacre. Près de mille prisonniers sont tués dans les
prisons parisiennes, aux Carmes, à l’Abbaye, au Châtelet, à la Force, à la
Conciergerie, à Bicêtre et à la Salpêtrière. Les têtes des suppliciés sont
promenées au bout d’une pique devant une foule sadique, ivre de sang, qui
profane les corps avant de les pousser dans une fosse commune où ils sont
recouverts de chaux vive.
On raconte que la reine Marie-Antoinette s’est évanouie quand, depuis sa
prison de la tour du Temple, elle a vu devant ses fenêtres, agitée en haut d’une
pique, la tête de la princesse de Lamballe, la surintendante de la famille royale,
qui était sa confidente. Les rues sentent le vinaigre, celui que l’on verse sur la
chaussée pour nettoyer les taches de sang. Les « aristos » qui n’ont pas adhéré
avec force aux idées révolutionnaires sont en sursis. Une fois Louis XVI
guillotiné, le 21 janvier 1793, la Convention pense qu’ils méritent de subir le
même sort que leur roi.
Beaucoup s’exilent. Jean-Jacques Devin de Fontenay sent sa particule toute
neuve peser lourdement sur ses épaules. Craignant à juste titre une arrestation, il
vient chercher son jeune fils et celle qui est toujours sa femme, malgré leurs vies
séparées, pour les emmener loin de Paris. Thérésa, pourtant gagnée aux idées de
la Révolution, trouve en effet plus sage de partir. Mais où aller ?
Devin de Fontenay, ruiné, ne s’est pas compromis avec la Révolution ; il
pense quitter le pays et rejoindre la diaspora aristocratique. Pour sa part, Thérésa
a trop cautionné les idées révolutionnaires pour être bien reçue à l’étranger, chez
ceux que l’on appelle les « émigrés ». Elle préfère s’installer à Bordeaux où elle
a des amis et de la famille, notamment ses frères et son oncle Galabert. Avec
eux, elle sera en sécurité. Ils divorcent d’un commun accord le 25 avril 1793.
Elle lui donne ses bijoux pour qu’il ne soit pas sans rien. Ils ne se reverront
jamais, et ne se garderont aucune rancune.
Thérésa reprend son nom de jeune fille, Cabarrus, et laisse tomber sa
particule. Elle s’installe avec son fils chez son oncle Galabert, l’amoureux de ses
douze ans. Elle en a maintenant vingt et s’il la trouve toujours fort belle,
Maximilien a abandonné tout espoir d’union.
La jeune femme est reprise par le tourbillon de la vie. Bordeaux est en
effervescence. On danse, on va à l’opéra, on se promène sur les bords de la
Garonne… Elle est de toutes les fêtes, entourée d’une cour d’admirateurs. Les
cavaliers ne manquent pas pour l’emmener au bal.
Les mauvaises langues disent qu’elle renoue sensuellement avec son frère,
Paco, et que l’âge adulte leur permet de jouer plus franchement et d’aller
jusqu’au bout de leur désir. Ce jeu scabreux ne dure pas longtemps, car le jeune
Paco est tué le 8 septembre 1793 au siège de Dunkerque. Il a rejoint son
régiment après que sa sœur s’est amourachée d’un certain Auguste de Lamothe,
un beau jeune homme exalté qui l’appelle la Magicienne. D’une jalousie
maladive, Paco l’a provoqué en duel et blessé cruellement. Il ne lui restait plus
qu’à quitter Bordeaux, pendant que sa sœur pansait les plaies de son amant.
Auguste de Lamothe réchauffe son cœur et son lit pendant quelques mois avant
d’être appelé lui aussi à l’armée.
À Paris, Robespierre est devenu tout-puissant : il accède à la présidence de la
Convention et devient membre du Comité de salut public. La Terreur a gagné la
capitale et s’étend en province. Pour l’installer à Bordeaux, l’Incorruptible y
envoie, en octobre 1793, un dénommé Jean-Lambert Tallien, un « dur » de
vingt-six ans, proche de Danton, qui a participé activement aux massacres de
septembre. Nommé représentant en mission, il a emporté dans ses bagages
l’engin tristement emblématique de la Révolution, la guillotine, bien affûtée,
prête à couper toutes les têtes qui dépassent. Elle est installée sur la grand-place
de Bordeaux, rebaptisée place Nationale. La première tête bordelaise à tomber
dans le panier est celle du maire de la ville, François-Armand Saige.
Sans scrupules, Tallien a bien l’intention de faire mieux que Fouché, qui
mitraille au canon à Lyon, que Carrier, qui noie à Nantes, et que Fouquier-
Tinville, qui raccourcit à Paris. Il commence par éliminer tous les signes
d’aristocratie. Blasons et armoiries sont détruits partout. Il fait même saisir les
petites cuillères en argent armoriées à l’hôtel Galabert. Bientôt il s’attaque aux
personnes, au premier rang desquelles les aristocrates, surtout les riches. Il
confisque leurs biens et en profite pour vivre dans un luxe inouï, très loin de sa
vertu affichée.
Les arrestations commencent. Thérésa a gardé des contacts avec les
révolutionnaires et essaie de sauver un maximum d’aristocrates. Elle intervient
pour faire rayer les noms de ses congénères sur les listes des suspects, au point
qu’elle le devient elle-même. En décembre 1793, elle est arrêtée et emmenée au
fort du Hâ.
La prison aux murs épais, bordée de fossés profonds où stagnent les eaux de
pluie, a une sinistre réputation. On raconte que les geôliers se battent pour garder
les belles aristocrates qui échouent quotidiennement dans leurs sombres cachots.
Elles sont à leur merci : ils savent qu’ils peuvent tout leur faire, impunément,
puisqu’elles sont de toute façon promises à un sort funeste. Personne ne viendra
leur reprocher quoi que ce soit. Et ils en profitent honteusement pour assouvir
leurs fantasmes sexuels. Soit elles consentent, espérant ainsi sauver leur tête, soit
elles sont violées. Le fort du Hâ est devenu un lieu d’orgies.
Quand ils voient arriver la très belle Thérésa Cabarrus, les scélérats en
salivent. Mais la jeune femme connaît les hommes et comprend ce qui l’attend.
Sa force de caractère et son intelligence lui évitent déjà d’être violée… Elle se
présente avec autorité et demande à parler au citoyen Tallien, qu’elle a croisé
chez Alexandre Lameth et chez Madame Vigée Le Brun. Il est temps de se
rappeler à son bon souvenir !
Elle veut le voir. Dans le doute, personne n’ose la toucher et on court
prévenir Tallien. Quand il entend son nom, il bondit. Évidemment qu’il la
connaît ! Quel Parisien ignore qu’elle est la plus belle femme de Paris ? Il l’a
souvent vue au bras d’Alexandre Lameth, dont il a été le secrétaire, et elle l’a fait
fantasmer. Bien sûr qu’il veut la voir. Le plus rapidement possible. Il fait aussitôt
porter un ordre de délivrance : qu’on la lui ramène bien vite !
Quand Thérésa est face à lui, le citoyen Tallien redevient le fils du maître
d’hôtel du marquis de Bercy, un jeune homme d’origine modeste, intimidé
devant l’aristocratie. Sentant tout cela, la jeune femme a la finesse de ne pas le
prendre de haut – il a sur elle pouvoir de vie ou de mort… Elle choisit la vie en
le caressant des yeux. D’autant que c’est plutôt un bel homme, et qu’il reprend
vite de sa superbe. Cédant à cette invite, Jean-Lambert Tallien la prend dans ses
bras et l’embrasse. Elle lui rend son baiser avec la fougue de celle qui vient de
sentir le tranchant de la guillotine effleurer son cou et qui n’a plus qu’une envie,
se sentir vivre dans les bras d’un homme.
Ce soir-là, c’est Tallien qui a perdu la tête. Il l’a dans la peau et ne veut plus
la quitter. Elle s’installe avec lui à l’hôtel Franklin et ils s’affichent en couple
dans Bordeaux. Il a exempté d’impôt la fortune de sa maîtresse, qui continue à
en jouir sans vergogne. Alors que les Bordelais ont faim, elle dîne
somptueusement et passe la soirée au théâtre, vêtue comme une reine, d’autant
plus heureuse d’être au bras de l’homme le plus puissant de Bordeaux qu’il ne
manque ni d’allure ni de charisme.
Jean-Lambert Tallien est fasciné par la beauté et l’esprit de cette jeune
femme de vingt ans. Elle peut lui demander tout ce qu’elle veut et elle ne s’en
prive pas. Elle se préoccupe surtout de ceux qui risquent l’échafaud.
En effet, le proconsul continue sa triste besogne. Un soir, ce sont tous les
comédiens et spectateurs du grand théâtre qu’il fait arrêter. « J’ai détruit un foyer
d’aristocratie », écrit-il au Comité de salut public. Chaque fois qu’elle le peut,
Thérésa s’enquiert des noms de ceux qui sont sur la liste et quand elle reconnaît
un ami, un parent, un familier, une connaissance, elle demande sa grâce à coups
de baisers et de caresses. Tallien a compris qu’entre sa maîtresse et lui, il y a la
guillotine, et comme il souhaite se rapprocher d’elle le plus possible, il fait
moins fonctionner la Veuve. Thérésa a toujours à portée de main une demande
de passeport, un ordre de libération, d’ajournement, de sauf-conduit, de grâce, à
lui faire signer. « Depuis plusieurs mois, je ne me suis pas couchée sans avoir
sauvé la vie de quelqu’un », dit-elle avec malice. Quand malheureusement elle
ne peut leur éviter le couperet, elle s’arrange pour que la montre des malheureux
soit rendue à leur famille.
Bientôt, tous les aristocrates de Bordeaux savent que l’appartement qu’elle
occupe à l’hôtel Franklin est devenu celui des grâces. Thérésa Cabarrus est
surnommée Notre-Dame de Bon Secours. Elle est la reine de Bordeaux :
couverte de présents par les riches miraculés, elle vit avec Jean-Lambert Tallien
dans un luxe ostentatoire comme il y en a peu en cette période où il vaut mieux
faire profil bas. Car elle est aussi frivole que bonne et courageuse.
Bientôt, Robespierre est mis au courant des frasques du couple. Il apprécie
modérément qu’un serviteur de la République partage la vie d’une aristocrate,
encore moins qu’il se laisse attendrir à son contact. Le compte de têtes n’y est
pas. Le bourreau ne remplit pas son office. Tallien est soupçonné de mollesse et
de modérantisme, une accusation très grave dans cette période sanguinaire. Il
doit revenir à Paris pour s’expliquer devant le Comité de salut public. Montant à
la capitale en mars 1794, il est vite oppressé par l’angoisse qui imprègne la ville.
De nombreux révolutionnaires de la première heure sont passés par l’échafaud.
Le grand Danton sera arrêté à la fin du mois. Robespierre est devenu un dieu
païen tout-puissant qui décide de la vie et de la mort – surtout de la mort. Sentant
le frais de la lame sur sa nuque, Tallien se défend tant et si bien devant ses pairs
qu’il est élu président de la Convention. Robespierre en est tellement contrarié
qu’il décide de le frapper là où il est le plus sensible, au cœur.
En avril 1794, pour éviter qu’ils quittent la France, une loi interdit aux
membres de la noblesse d’habiter une ville portuaire ou frontalière. Thérésa est
obligée de quitter Bordeaux où le nombre d’exécutions va grimper en flèche
après son départ. Elle emmène dans ses bagages un jeune homme de quinze ans
qu’elle a initié aux joies de l’amour physique et dont elle compte bien parfaire
l’éducation tant il se montre doué. À peine est-elle rentrée à Paris que
Robespierre signe l’ordre de l’arrêter – sans se douter qu’il signe aussi là son
propre arrêt de mort… On connaît la suite.
Robespierre disparu, les portes des prisons s’ouvrent. Thérésa Cabarrus fait
aussitôt libérer les prisonniers des Carmes, à commencer par Joséphine de
Beauharnais qui va devenir son amie la plus proche. Paris en liesse célèbre sa
libératrice, Notre-Dame de Thermidor, qui va devenir Madame Tallien. Jean-
Lambert, toujours fou de celle qui le rend bien meilleur qu’il n’est, la demande
en mariage. Elle accepte, persuadée qu’ils ont ensemble une carte à jouer. Le
bon peuple de Paris ne comprendrait pas que ce couple héroïque se sépare après
son triomphe. D’ailleurs, la gloire est érotique et Thérésa retombe avec plaisir
dans les bras toujours ouverts de son amant. Dans quelques mois, ils auront leur
premier enfant, une petite fille qu’ils nommeront Rose-Thermidor, Rose étant le
premier prénom de Joséphine de Beauharnais, sa marraine.
Tallien est entré au Comité de salut public. C’est un homme très en vue.
Encore influencé par sa femme, il entraîne son parti à la clémence contre ses
adversaires. Thérésa continue d’empêcher arrestations et condamnations. Outre-
Manche, informé de son action, le Premier ministre britannique, William Pitt le
Jeune, s’enthousiasme : « Cette femme serait capable de fermer les portes de
l’Enfer ! »
En attendant, elle espère bien ouvrir celles du Paradis… Marre de la mort,
marre du sang. Il est temps de vivre et de s’amuser. Mais auparavant, il lui faut
museler ses ennemis, qui sont aussi ceux des aristos, ceux que l’on appelait
autrefois avec frayeur, maintenant avec mépris, les « buveurs de sang », c’est-à-
dire les Montagnards, les partisans de Robespierre réunis dans le club des
Jacobins. Une campagne de presse est orchestrée contre eux et Thérésa a le chic
pour gagner les faveurs des journalistes : elle commence par les mettre dans son
lit.
Toute la jeunesse dorée suit cette jeune femme de vingt et un ans. La
nouvelle mode pour les hommes est de porter une perruque blonde et de
s’habiller complètement en noir avec des collants, un gilet court et un collet
autour du cou. On les surnomme d’ailleurs les « collets noirs ». Ils sont munis
d’un gourdin, qu’ils appellent « pouvoir exécutif ». Leur jeu préféré consiste, dès
qu’ils le peuvent, à tomber à bras raccourcis sur les Jacobins qui repartent
penauds sous les crachats de la foule, eux qui faisaient trembler les Parisiens il y
a peu. Enfin, la vie va recommencer. Et c’est Thérésa Tallien qui donne le coup
d’envoi des réjouissances.
À la fin de l’année 1794, elle s’installe à la Chaumière, un hôtel particulier
qu’elle a héritée de son père, située dans un grand parc, proche de la Seine, au
bout de l’allée des Veuves (l’actuelle avenue Montaigne). Elle va en faire une
demeure somptueuse. À la pendaison de crémaillère, les équipages se bousculent
devant le perron. Depuis la chute de Robespierre, les carrosses sont de nouveau
de sortie. Tout ce qui compte dans la capitale, le Tout-Paris politique et
artistique, les plus jolies femmes, la jeunesse dorée, a répondu à son invitation.
Dès le premier soir, l’habitude est prise, la Chaumière devient le haut lieu de
la vie parisienne, l’endroit où il est de bon ton de se montrer et, encore mieux, de
s’amuser. La maîtresse de maison est devenue l’égérie de la Révolution. On
guette ses moindres faits et gestes. Pour recevoir ses invités triés sur le volet,
Madame Tallien s’entoure de ses très bonnes amies, Joséphine de Beauharnais
en tête. Cette dernière profite du fastueux train de vie de Thérésa, qui sera
toujours très généreuse à son égard. Les deux femmes ont beau avoir dix ans de
différence, elles ont les mêmes centres d’intérêt : les hommes et l’amour,
s’amuser et se parer, vivre avec frénésie.
Avec leurs amies Fortunée Hamelin, Mademoiselle Lange et Juliette
Récamier, elles deviennent les reines des Merveilleuses. Elles lancent la mode
néo-grecque qui avait déjà inspiré la Rome antique. Diane et Vénus ont investi
Paris : les femmes ressemblent désormais à des déesses mythologiques. Les
corps sont voilés – ou plutôt dévoilés – par des mousselines colorées et
transparentes, fendues jusqu’à la taille. Les robes sont ceinturées sous la poitrine,
mettant en valeur son galbe ; les décolletés sont si échancrés que parfois un sein
jaillit, pour le plus grand plaisir de tous. Les bras sont nus. Les cheveux sont
souvent courts, une mode descendue de l’échafaud où nombre d’aristocrates ont
vu leur chevelure tomber à leurs pieds pour faciliter le travail du bourreau. Et
comme il vaut mieux en rire qu’en mourir, on pratique l’humour noir.
Le bijou à la mode est un fin cordon de soie rouge que l’on porte autour du
cou telle une cicatrice. On se salue en baissant la tête d’un coup sec, comme si
elle tombait dans le panier. Le pendant masculin de ce mouvement extravagant
est celui des Inc’oyables – à prononcer sans le r, consonne bannie car elle est la
première lettre du mot « révolution ». Cette excentricité linguistique n’a d’égale
que celle de leur accoutrement. Les Inc’oyables sont coiffés en « oreilles de
chien », deux grandes mèches rabattues et plaquées le long des tempes, tandis
qu’un chignon derrière la tête, retenu par un peigne d’écaille, laisse le cou nu,
comme celui de ceux qui sont montés à l’échafaud. Ils arborent de grands
anneaux aux oreilles ou des lunettes et binocles démesurés et portent un gilet
court d’où jaillit un immense jabot qui se resserre autour du cou jusqu’au
menton, des culottes de velours qui laissent voir leurs genoux, des chaussettes
tire-bouchonnées dans des poulaines – des chaussures ultra-pointues comme
celles du Moyen Âge – et des chapeaux démesurés. Bref, un grand n’importe
quoi.
Avec les Inc’oyables et les Me’veilleuses, c’est ca’naval tous les jours. Paris
redevient une fête. Partout on danse, partout on chante, partout on aime. Partout
on voit Thérésa, au théâtre, à l’opéra, toujours parée avec magnificence,
couverte de bijoux. Elle émerveille. C’est la féminité dans toute sa splendeur et
sa puissance. Être invité à la Chaumière est une consécration. En être exclu fait
de vous un provincial, même si vous habitez la capitale.
Les mondanités de sa femme favorisent la carrière politique de Jean-Lambert
Tallien, mais il semble qu’il a donné le meilleur de lui-même et qu’il n’ira pas
plus haut. Or Thérésa n’aime que les hommes qui montent, et elle commence à
s’éloigner de son mari. Quand, durant l’été 1795, chargé de la répression d’une
insurrection en Bretagne, il fait fusiller près d’un millier d’aristocrates, sa femme
ne le lui pardonne pas. Elle ne supportera plus que ses mains pleines de sang
puissent encore la caresser. Ils restent mariés, mais ce n’est plus qu’un mariage
de papier.
Ce ne sont pas les hommes qui manquent autour des vingt-deux printemps
de la très belle Thérésa. Les amants se succèdent sans qu’elle s’attache. Elle
regarde déjà du coin de l’œil Paul Barras, l’homme le plus puissant du
Directoire, le nouveau régime. La Convention s’est achevée fin octobre 1795. La
France est désormais gouvernée par cinq directeurs qui se partagent le pouvoir
exécutif, laissant le législatif aux députés. Le vicomte de Barras est bel homme,
brillant et intrigant, libertin, avide de plaisirs et d’argent. On le dit corrompu,
mais il a l’art et la manière. « Il parfumerait même du fumier », dira de lui
Talleyrand. Robespierre était l’Incorruptible, Barras est le Corrupteur. Il aime les
femmes et ne s’en prive pas. Il s’est amouraché de Joséphine de Beauharnais,
très éprise de lui, qui accepte de le partager, comme le veulent les mœurs de
l’époque, où tout le monde couche avec tout le monde.
C’est Paul Barras qui amène chez Madame Tallien un jeune capitaine
d’artillerie, un certain Napoléon Bonaparte. Il l’a remarqué durant le siège de
Toulon. Efflanqué, maigre, pauvrement vêtu, le futur empereur des Français est
le seul alors à pressentir l’immense destin qui l’attend. Parmi la brillante
assemblée de la Chaumière, il détonne. Loin d’être un débauché, c’est un
sentimental qui n’aspire qu’à vivre de grandes passions. Quand tout le monde
badine, il est sérieux et intense, l’unique personne peut-être dans ce salon à être
plus préoccupée de la France que de son avancement.
La première fois qu’elle le voit, Thérésa Tallien remarque sa redingote usée
et lui fournit du tissu pour un nouvel uniforme. Tombé sous le charme de cette
hôtesse ravissante, il lui fait la cour. Avec une telle femme à ses côtés, il pourrait
conquérir le monde. Il lui propose le mariage. Mais elle le rejette gentiment : il
n’est pas du bois dont elle se chauffe. Elle a mieux dans sa lorgnette, le grand
Barras. Lui est déjà arrivé, elle aime les valeurs sûres. Même si elles sont
fausses. La grande ambitieuse est passée à côté du destin dont elle rêvait : elle
n’a pas reconnu celui qui aurait pu l’emmener exactement là où elle voulait aller,
au sommet.
C’est son amie Joséphine qui deviendra impératrice. Le petit Corse en tombe
très amoureux et Barras pousse sa maîtresse, dont il s’est lassé, à accepter cette
union inespérée pour une femme de trente-deux ans, pauvre, avec enfants. La
belle Beauharnais fera un mariage de raison, sans se douter qu’elle est en route
pour la gloire et l’Empire.
Thérésa remplace aussitôt son amie dans le lit de Barras, sans que Jean-
Lambert Tallien ait son mot à dire. Le directeur est logé au palais du
Luxembourg. L’écrin convient parfaitement à sa nouvelle favorite à qui il confie
en quelque sorte ses relations publiques. À elle d’organiser les grandes soirées
du Directoire où l’on croisera toute l’élite du pays, politique, financière et
commerciale, mais aussi artistique. Elle remplit merveilleusement bien sa
mission. À la tête du pays, Paul Barras puise sans vergogne dans les caisses de
l’État. Il s’enrichit rapidement à millions, ce qui ravit sa jeune maîtresse car il
donne l’argent aussi facilement qu’il le vole.
Avec lui, Thérésa Tallien devient la reine du Directoire. Là encore, les fêtes
succèdent aux fêtes. Elle y brille par son esprit et son élégance. Parmi les invités,
Cambacérès, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Joseph Fouché, Anne
Jean Marie René Savary, le financier Gabriel-Julien Ouvrard, Choderlos de
Laclos, Benjamin Constant, Madame Récamier… Sa façon de recevoir est louée
dans tout Paris. La duchesse d’Abrantès s’émerveille : « Ses mains, ses bras, ses
yeux, tout était admirable, et son sourire fin et spirituel, parce qu’en effet elle
l’était elle-même beaucoup, éclairait cette physionomie d’un tel éclat qu’en
voyant Madame Tallien, un cri d’admiration s’est souvent échappé de la bouche
de ceux qui la voyaient pour la première fois. »
Joséphine Bonaparte est à ses côtés. Son mari est parti guerroyer en Italie où
d’ailleurs il réussit fort bien. Elle préfère rester à Paris et roucouler avec son
nouvel amant, Hippolyte Charles. Les deux amies, conscientes de leur chance,
en font profiter le maximum de gens. Elles n’ont pas qu’un sexe et un cerveau,
elles ont aussi un cœur, et tout cela fonctionne ensemble admirablement. Mais
ces plaisirs ont un coût et Thérésa se révèle extrêmement dépensière – un peu
trop au goût de Barras. Comme il l’avait fait pour Joséphine, il trouve un homme
providentiel pour se débarrasser d’elle. Cette fois, le banquier du Directoire,
Gabriel-Julien Ouvrard, fera l’affaire. Il est richissime et n’aspire qu’à briller
dans le monde. Thérésa est la femme qu’il lui faut. En échange du service rendu,
Barras fera de lui le fournisseur des armées.
Thérésa est d’abord furieuse de ce marché, vexée que Barras se soit lassé
d’elle au bout de seulement trois ans. Mais ne se lasse-t-il pas de toutes ses
femmes ? Très vite, elle comprend où est son intérêt – d’ailleurs, elle n’a pas
trop le choix. Pour bien faire comprendre à tout Paris que Thérésa est désormais
à Ouvrard, Paul Barras organise une grande chasse sur les terres de son château
de Grosbois. Afin de montrer qu’elle a changé de casaque, Thérésa chevauche
une monture de l’écurie Ouvrard et pour ceux qui n’auraient pas compris, c’est à
son bras qu’elle arrive le soir au dîner, magnifique et détendue, et à son bras
qu’elle repart pour l’Opéra, où elle s’exhibe dans la loge du financier.
Le milliardaire donne une grande soirée dans son château de Raincy et
installe sa maîtresse de vingt-cinq ans dans une splendide maison entourée de
jardins rue de Babylone, à Paris. Là, les fêtes reprennent sans compter et Thérésa
reste la reine incontestée de Paris, même si elle est éloignée à son grand regret
du centre politique. Si elle n’a eu qu’un seul enfant avec Barras, mort-né, elle en
aura quatre avec Ouvrard, un par an durant les quatre années de leur liaison, de
1798 à 1802.
C’est Napoléon Bonaparte qui y mettra fin indirectement par son coup d’État
du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). L’Aigle a pris son envol et l’Europe
tout entière a compris qu’un nouvel astre s’était levé. Il met fin au Directoire.
Barras s’en va. Devenu le nouvel homme fort de la France, Napoléon Bonaparte
veut faire le ménage, en finir avec la corruption et l’impudeur, incarnée par
Barras, Madame Tallien et Ouvrard. Barras parti, il ouvre une enquête sur le
banquier du Directoire et ses malversations. Il lui en veut particulièrement
d’avoir livré à son armée des chaussures en faux cuir et semelles en carton qui
ont beaucoup fait souffrir ses hommes pendant la campagne d’Égypte. Ouvrard
est mis en prison et Thérésa se retrouve seule.
Toujours très proche de Joséphine, elle espère que la nouvelle impératrice
plaidera sa cause auprès de son mari. Mais il n’en est pas question pour
Bonaparte. Il ne veut plus dans son entourage de cette femme « indécente, dit-il,
qui a eu plusieurs maris et des enfants de tout le monde ». Il interdit à Joséphine
de la fréquenter. Après les débauches du Directoire, la pudeur et la vertu sont
remises au goût du jour. Thérésa est surnommée Messaline ou encore « la plus
grande putain de Paris ».
À vingt-six ans, Thérésa, redevenue Cabarrus depuis son divorce avec
Tallien, est exclue des cercles proches du pouvoir. Elle ne sera plus jamais dans
le secret des dieux. Elle est toujours belle et spirituelle, quoiqu’un peu triste. Ses
amies lui restent fidèles et c’est chez l’une d’elles, Madame de Staël, qu’elle
rencontre son troisième mari, François Joseph Philippe Riquet, comte de
Caraman. Il a trente-deux ans, six de plus qu’elle. Séduit par le désenchantement
mêlé d’humour de cette jolie femme qui semble revenue de tout, il lui propose
de l’épouser. Elle accepte, mais refusera de coucher avec son mari tant que leur
mariage ne sera pas officialisé. Un truc de fille pour mieux l’accrocher.
Le conte de fées continue pour Thérésa : par cette union, elle devient
princesse de Chimay. Elle est très heureuse avec ce mari qui lui fait encore
quatre enfants. En tout, elle en a eu onze de cinq hommes différents. Neuf
atteindront l’âge adulte.
Cette femme magnifique, à la vie romanesque et généreuse, reste pour
toujours « Madame Tallien », la jeune femme de vingt ans capable de fermer les
portes de l’Enfer. Atteinte d’une maladie du foie, Thérésa, née Cabarrus, ex-
Tallien, princesse de Chimay, s’éteint le 15 janvier 1835, à soixante et un ans, à
Chimay, en Belgique, entourée des siens et sans avoir jamais revu Joséphine.
Elle meurt comme elle a vécu, dans un lit.
Mata Hari
La fabuleuse

« Quelle étrange coutume des Français que d’exécuter les gens à l’aube ! »
murmure Mata Hari dans un demi-sommeil, encore allongée dans son lit. C’est
le médecin de la prison qui a pris sur lui de la réveiller en la secouant
légèrement. Il est quatre heures du matin, ce lundi 15 octobre 1917, et Mata Hari
doit être fusillée dans moins de trois heures. Un petit comité est entré dans sa
cellule. « Le président de la République a rejeté votre recours en grâce. L’heure
de l’expiation est venue, lui dit un officier. – C’est pas possible, c’est pas
possible ! » répète-t-elle, abasourdie par la nouvelle. Elle avait beau s’y attendre,
c’est très dur à entendre.
Sœur Léonide, la religieuse, surveillante en chef, l’aide à se lever. Elle
l’entoure de son affection depuis sa condamnation à mort, en juillet dernier.
Maître Clunet, son avocat, la prend dans ses bras. Très ému, il pleure. Il a tout
fait pour la sauver, allant même jusqu’à inventer qu’elle était enceinte. En vain.
L’un des deux médecins de la prison lui fait boire un grog où il a mis beaucoup
de rhum, pour la réchauffer et l’anesthésier à la fois. Il est temps de s’habiller, la
petite délégation sort de la cellule, laissant sœur Léonide avec Mata Hari. La
religieuse a fait sortir du greffe les vêtements que la condamnée portait quand
elle est entrée en prison, seuls vestiges de sa féminité somptueuse et de son luxe
passé.
Mata Hari a quarante et un ans, mais l’épreuve de son arrestation et de son
procès a blanchi ses cheveux et alourdi sa silhouette. Qu’importe, elle désire se
faire belle pour mourir. Elle sait qu’aujourd’hui ils seront nombreux à venir la
voir attachée au poteau d’exécution.
À l’époque, la loi veut que la mise à mort ait lieu en présence d’invités. En
général, ils sont une trentaine, cette fois ils seront plus de cent. Elle leur doit un
dernier frisson. Mata Hari enfile ses beaux bas de soie sur ses jambes de
danseuse et glisse ses pieds dans des escarpins de cuir fin. Elle met une robe
élégante de grand couturier garnie de fourrure. Elle se coiffe du mieux qu’elle
peut et rafraîchit son visage. Enfin, elle jette sur ses épaules un grand manteau
noir, également bordé de fourrure. L’ensemble s’assortit parfaitement. Mata Hari
est satisfaite. Pour son dernier spectacle, elle est très élégante. Elle a prévenu
sœur Léonide, qui s’inquiète pour elle : « Ne craignez rien, ma sœur, je saurai
mourir sans faiblesse. Vous allez voir une belle mort. »
Avant de sortir de sa cellule, elle demande à rester seule avec le pasteur
Arboux. Leur entretien dure quelques minutes. Puis, conformément à la loi, le
juge d’instruction Bouchardon entre lui demander si elle a des révélations à
faire. « Aucune… Et si j’en avais, vous pensez bien que je les garderais pour
moi », répond-elle crânement.
Elle pose un grand canotier sur sa tête et longe le couloir de la prison. Est-ce
l’entretien avec le pasteur ? Est-ce Dieu qui lui donne des ailes ? Mata Hari
semble revigorée. La peur a disparu. « À partir de ce moment-là, elle ne marcha
plus, elle se mit à courir ; elle descendit, deux marches à la fois, les escaliers de
l’antique prison… On avait peine à la suivre », raconte dans ses Mémoires le
juge Bouchardon.
Il faut rejoindre le lieu d’exécution en banlieue parisienne. Des voitures sont
prévues pour tout le monde. La condamnée monte avec sœur Léonide, le pasteur
et son avocat. Les autres suivent et bientôt le convoi s’ébranle en direction du
bois de Vincennes. « On eût dit un cortège de noces », écrit Bouchardon. Sur
place, les invités sont déjà là. C’est un événement mondain. « Ah ! mon Dieu !
Quel monde ! Quel succès ! Ah, ces Français ! » s’exclame Mata Hari.
Le peloton d’exécution est composé de douze soldats qui l’attendent près de
la butte de tir. Le commandement craignait que la condamnée pique une crise de
nerfs, mais elle étonne par son calme, traversant le terrain devant les militaires,
les dévisageant, fière et droite, comme si elle les passait en revue. Elle est
accompagnée de sœur Léonide, du pasteur Arboux et de son avocat, Maître
Clunet. Arrivée devant le poteau, elle les embrasse et fait un signe amical à la
foule avant qu’on l’attache, les mains dans le dos. Elle refuse le bandeau, elle
veut voir la mort en face.
Son attitude impressionne tous les témoins et un silence religieux se fait. Le
journaliste de L’Heure raconte : « Elle est morte avec un courage jamais vu, en
gardant le sourire sur ses lèvres, comme au temps où elle triomphait sur la
scène. » « Une sorte de défi par sa sérénité et son sourire », écrit celui de La
Petite République.
Un officier donne l’ordre de tirer. Douze claquements retentissent en même
temps dans la faible clarté de l’aube, aussitôt suivis du coup de grâce, une balle
tirée à bout portant dans l’oreille par un sous-officier de dragons. Un médecin
militaire vient constater le décès. Il est 6 h 15 du matin, l’heure du mata hari, qui
veut dire « soleil levant » en javanais.
Son cadavre est emmené à la Faculté de médecine où il est autopsié par des
étudiants. Il sera ensuite inhumé au cimetière de Vincennes. Personne n’est venu
réclamer le corps de Mata Hari. C’est bien la première fois. Douze ans plus tôt,
son corps magnifique enflammait Paris.
Par la grâce d’un soir de printemps, Mata Hari est entrée à pas feutrés dans
l’imaginaire érotique de ses contemporains. Le 13 mars 1905, Émile Guimet,
riche industriel passionné d’Orient, reçoit le Tout-Paris dans le musée qui porte
son nom et qui expose ses œuvres d’art rapportées d’Extrême-Orient. Il a une
surprise. Son nom est déjà sur toutes les lèvres, mais peu encore l’ont vue. Mata
Hari. Il s’agit d’une très belle jeune femme, née en Indonésie, dans la caste des
brahmanes, et initiée très jeune aux danses sacrées par les prêtresses des temples
bouddhistes.
Mata Hari est arrivée en France depuis quelques mois et depuis, elle est
invitée dans les cercles les plus huppés. Elle séduit par son mystère et son
exotisme, mais rares sont ceux qui l’ont vue danser. Parmi les privilégiés, Émile
Guimet est tombé sous le charme et ce soir, il veut en faire profiter ses amis. Son
musée est l’écrin parfait pour la danse sacrée de Mata Hari. La rotonde du
musée, avec ses huit colonnes, est idéale pour figurer un temple et Guimet a
prêté une statue de Shiva. Des orchidées et des fleurs de jasmin ont été disposées
sur l’autel, où leur senteur se mélange avec celle des encens qui se consument
dans les brûleurs. L’odeur de santal et de myrrhe se répand comme dans une
église ou un lieu sacré. Les lumières ont été baissées et des flambeaux allumés,
projetant des ombres mystérieuses. La centaine d’invités a pris place autour de
l’espace créé par cette mise en scène. Règne un silence recueilli. Un gong
résonne longuement dans les têtes et les corps. Soudain, venue du fond de la
scène, la silhouette de Mata Hari se dessine dans la pénombre.
Magnifique apparition d’une jeune femme longue et brune, à moitié nue.
Très élancée, féline, elle serait parfaite si son torse n’était pas si plat. Ses seins
affleurent à peine, mais ils sont soulignés par un soutien-gorge de métal argenté
incrusté de pierreries. Son cou est orné d’un grand collier oriental. Elle porte un
diadème hindou qui enserre sa tête et couronne un visage ravissant où s’ouvrent
de grands yeux noirs. Ses sourcils semblent dessinés tant leur arc est parfait,
étiré vers les tempes. Ses bras, ses poignets et ses chevilles sont cerclés de larges
bracelets d’argent sertis de pierres colorées. Des serpents d’argent s’enroulent
près de son épaule. Ses jambes sont couvertes d’un pantalon de voile transparent
resserré aux chevilles. Une large ceinture entoure ses reins et vient se croiser en
pointe au-dessus du pubis, laissant le ventre et le torse nus. C’est le costume des
bayadères, les danseuses sacrées dédiées aux dieux. Le poème de Charles
Baudelaire « Les bijoux », dans Les Fleurs du mal, semble avoir été écrit pour
elle :

La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,


Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur.
Et, plus loin :

Je croyais voir unis par un nouveau dessin


Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

Immédiatement, la salle est en transe. La musique commence et Mata Hari


s’anime au son des sitars et des luths. Sous des voiles d’or, chargée de bijoux
telle une idole hindoue, elle ondule doucement. Ses bras s’enroulent et se
déroulent, comme le font les serpents ; ses mains accompagnent les torsions de
son poignet. C’est une flamme qui brûle et échauffe les sens. Elle est superbe et
son corps se laisse voir un peu plus à mesure qu’elle enlève ses voiles.
Le journaliste Marcel Lami décrit dans Le Courrier français l’émotion qui
se dégage de sa danse : « Forte, brune et d’un sang puissant, son teint bistré, sa
bouche ombrée, ses yeux noyés disent le soleil lointain et les pluies dissolvantes.
Elle ondule sous les voiles qui la dérobent et la révèlent à la fois. Et cela ne
ressemble à rien de ce que nous avons vu. Les seins se soulèvent avec langueur,
les yeux se noient. Les mains se tendent et retombent, comme moites de soleil et
d’ardeur. En face d’elle est une idole d’or, vieille idole sculptée, adorée, priée
par des mains qui ne ressemblent pas à nos mains, par des bouches aux dents
noircies par le bétel, qui ne ressemblent pas à nos bouches ; sa danse profane est
une prière ; la volupté s’y fait oraison… Le beau corps supplie : c’est comme
une dissolution du désir dans le désir. »
Mata Hari mime plus qu’elle ne danse et raconte une histoire inspirée d’une
légende : « La princesse Djelarvar, abandonnée par son fiancée, veut se venger.
Elle offre à Siva, dieu de la haine et de la mort, des fleurs de lotus et son premier
voile, symbole de la beauté. Il reste sourd à sa prière. Elle lui offre un second
voile, symbole de la jeunesse – même insuccès –, puis un troisième voile,
symbole de l’amour. Aucun effet. Le voile qui couvre sa poitrine, symbole de la
chasteté et de la volupté, tombe sans résultat. Alors, la désespérée offre son
dernier voile, qui symbolise la passion, c’est-à-dire elle-même. »
Mata Hari enlève tous ses voiles et se retrouve nue, excepté les seins qu’elle
garde recouverts d’argent et de pierreries. Sa danse est un strip-tease déguisé, un
effeuillage troublant, sophistiqué et érotique. À la voir se dévêtir aussi
gracieusement et offrir son beau corps avec soumission et impudeur, un frisson
parcourt les reins des spectateurs. Le désir est palpable dans la salle. Les femmes
sont moites et les hommes sentent leur sexe se durcir. Le sang bouillonne dans
les veines et les fait rougir de plaisir. Tous sont délicieusement troublés.
Quand la représentation se termine, le silence se fait, le temps de reprendre
son souffle. Puis le beau monde se lève pour applaudir à tout rompre. C’est un
triomphe. Enfin la tension retombe et chacun retrouve son calme, guettant le
sourire de son voisin avec la connivence des initiés.
Mata Hari vient d’inventer l’érotisme mondain. Elle se montre nue quand les
femmes sont encore solidement corsetées. À sa façon, elle fait sauter quelques
maillons de la chaîne qui les opprime. Elle est follement moderne. Le Tout-Paris
s’entiche d’elle. Ces riches oisifs, qui pour la plupart ne travaillent pas et vont de
mondanités en amusements divers, sont avides de sensations nouvelles. Elle est
la nouveauté du moment. Tout le monde la veut. L’écrivain Colette, la grande
comédienne Cécile Sorel, la femme de lettres et milliardaire lesbienne Natalie
Clifford Barney l’invitent à venir danser chez elles. La jeune femme accepte de
se produire à prix d’or.
Une foule d’admirateurs est envoûtée par cette créature aux origines
mystérieuses. Personne ne soupçonne que sous cette fleur exotique se cache une
solide Néerlandaise du nom de Margaretha Zelle. Une fille qui aime faire
illusion. Elle a de qui tenir : chez les Zelle, on est illusionniste de père en fille.
Inventer des personnages est une habitude familiale. Son père, Adam Zelle, se
présente comme un baron, ce qui surprend dans leur petite ville, Leeuwarden,
située au nord des Pays-Bas. Leurs voisins comprennent mal comment un noble
peut se retrouver chapelier, mais ils jouent le jeu et le surnomment le Baron.
Adam Zelle se garde bien de donner des explications.
Quand sa première enfant, Margaretha, naît, le 7 août 1876, il l’élève comme
si elle était réellement fille de baron. À six ans, elle reçoit pour cadeau
d’anniversaire un petit cabriolet tiré par quatre chèvres. Pour les habitants de
Leeuwarden, voir cette petite fille parader dans cet équipage est saisissant. Ils
sont à la fois séduits par cette vision pittoresque et choqués par la dépense qu’ils
imaginent. C’est ce que veut Adam Zelle : il n’est pas si riche, mais il aime
épater la galerie. Margaretha est toujours très bien habillée, va dans la meilleure
école, apprend, comme les filles des grandes familles, le piano, le chant, mais
également le français, l’anglais et l’allemand. Elle est douée pour les langues, ce
qui lui servira énormément plus tard. Elle acquiert une véritable culture qui lui
permettra d’évoluer facilement dans le monde à l’âge adulte. Son père lui donne
tout, sauf le sens des réalités.
Au pensionnat, convaincue qu’elle est baronne, Margaretha fait la nique à
ses camarades : elle ne respecte pas le code de l’uniforme et arbore des tenues
mettant en valeur sa féminité précoce. Le règlement, très peu pour elle : elle
refuse la normalité et l’anonymat. Ses camarades adorent l’écouter raconter ses
histoires. Son imagination est débordante. Dès l’enfance, sa vie est un roman.
Malheureusement, de roman rose il passe à noir, en 1889, quand Adam Zelle
est ruiné. À treize ans, l’adolescente est rattrapée par la réalité. Son père, ce
héros, tombe lourdement de son piédestal. Son infortune est révélée au grand
jour : il n’est ni baron ni riche, c’est surtout un mythomane. Il souffre de la folie
des grandeurs. Mort de honte, il n’arrive pas à faire face. La famille explose, le
couple se sépare et les enfants sont partagés entre les oncles, tantes et cousins.
Margaretha ne retrouvera jamais plus son foyer uni : sa mère meurt deux ans
plus tard ; son père se remarie mais s’enfonce dans la misère et l’isolement. Ses
frères et sœur grandissent loin d’elle. Née dans une famille nombreuse, elle se
retrouve du jour au lendemain quasiment seule. Elle vit désormais à Leyde, chez
une tante qui l’a inscrite à l’École normale pour qu’elle devienne institutrice.
Privée de dot, elle ne peut plus espérer un beau mariage.
Mais avec Margaretha, rien ne peut être normal, même pas l’école. Bientôt
le bruit court dans les couloirs que la jeune fille, désormais âgée de quinze ans,
aurait une liaison avec le directeur. Scandale ! Il est renvoyé et elle, expédiée à
La Haye, chez un oncle où elle mène la vie oisive qui lui convient. Car elle
n’aspire pas à apprendre un métier. Travailler, c’est bon pour le commun des
mortels et son père l’a convaincue qu’un grand destin l’attendait.
Comme beaucoup de femmes de son époque, sa première ambition est de se
trouver un mari. Aussi épluche-t-elle avec intérêt les annonces matrimoniales du
journal local. Et s’arrête un jour sur celle d’un officier en permission. Rudolph
MacLeod est capitaine de l’armée des Indes néerlandaises – c’est ainsi qu’on
appelle alors l’Indonésie, une colonie des Pays-Bas. Des raisons de santé l’ont
ramené au pays pour quelque temps, mais il doit bientôt repartir. Il ramènerait
bien une compatriote dans ses bagages.
Il a trente-huit ans, vingt ans de plus qu’elle, mais ce n’est pas pour déplaire
à la jeune fille. Au contraire, ça l’excite. Sa sensualité se réveille à l’idée d’être
possédée par un homme fort et viril. Elle lui envoie sa photo. Très vite, il lui
donne rendez-vous. Margaretha est séduite par ce beau moustachu, grand et bien
fait, qui la dévore de ses grands yeux bleus. Surtout, il porte l’uniforme militaire
qui aura toujours un effet très érotique sur la future Mata Hari.
Lui ne peut que craquer pour cette ravissante qu’il sent déjà frémir sous son
regard. Il la décrit ainsi après leur première rencontre : « Un costume élégant qui
moulait les jeunes formes de son corps élancé et svelte, aux ondulations souples
et fermes, et en faisait deviner l’harmonie. Un port de reine. Une abondance de
magnifiques cheveux d’un noir bleuté couronnait le front bas et retombait sur la
nuque en lourd chignon. L’ovale de la figure était éclairé par des yeux superbes,
étrangement fascinateurs, en forme d’amandes, veloutés, brun foncé aux reflets
d’or, ombragés de longs cils soyeux et surmontés de sourcils d’un dessin net et
ferme. Le nez était fort, la bouche aux grosses lèvres sensuelles manquait de
grâce, mais la nacre des dents corrigeait ce que cette bouche avait de
disgracieux. Le teint était d’une nuance que les Hollandais des Indes appellent
koelit langsap. L’ensemble était d’une rare séduction. »
Elle ne tarde pas à lui offrir sa virginité, pourtant considérée alors comme un
bien inestimable. On ne couche pas avant le mariage. Encore une fois,
Margaretha ne s’embarrasse pas des convenances. Cette virginité lui pesait, elle
s’en débarrasse comme d’un fardeau. La voie est désormais ouverte et elle se
rend vite compte que c’est une voie royale qui lui permet de tout obtenir, en plus
du plaisir qu’elle prend réellement. Une révélation.
Définitivement conquis, le capitaine l’épouse en juillet 1895, moins de
quatre mois après leur rencontre. À dix-neuf ans, Margaretha devient Lady
MacLeod, un vrai titre de noblesse cette fois, car son époux est un noble
véritable, d’origine écossaise. Mais Rudolph MacLeod n’a de noble que son
titre. Dès la lune de miel, il se révèle un être grossier, trompant sa jeune femme
avec des prostituées, dont il a toujours été friand. De plus, il est diabétique et
cyclothymique. Ils se sont mariés trop vite. Mal assortis, ils ne seront pas
heureux ensemble. Cela ne les empêche pas, un an et demi plus tard, d’avoir un
garçon, Norman-John.
Au début de l’année 1897, le capitaine doit repartir en Indonésie et il
embarque sa petite famille sur un paquebot à destination de Java. MacLeod est
nommé chef de garnison à Malang, dans l’est de l’île. C’est là que Margaretha
va inventer Mata Hari. Pendant que son mari reprend sa place dans la hiérarchie
coloniale, la jeune femme s’imprègne de la culture locale. Quand les autres
femmes d’officiers restent confinées dans la garnison, Margaretha se plonge
dans la vie javanaise. Elle s’habille comme les natifs du pays et tant pis, tant
mieux si elle choque. En l’occurrence, elle séduit également les collègues de son
mari qui lui fait régulièrement des crises de jalousie, même si, de son côté, il se
délecte de leurs petites servantes asiatiques.
Margaretha est fascinée par les danses balinaises, mi-païennes mi-sacrées.
Les costumes dénudent merveilleusement le corps, le rendent vulnérable et
désirable. Ils mettent en valeur le torse et les épaules, couverts de bijoux de
pacotille. Exotisme et érotisme. Elle se choisit un nom javanais, Mata Hari, et
apprend à danser comme une hindoue.
Malgré leur mésentente et leurs infidélités, les deux époux se retrouvent
encore parfois au lit et leur fille Louise-Jeanne naît à Java en mai 1898. Mais le
destin ne veut décidément pas que Margaretha ait une vie familiale : un drame va
anéantir la famille MacLeod. Les deux enfants, Norman-John et Louise-Jeanne,
sont empoisonnés. Crime ou accident ? On soupçonne une servante, séduite par
MacLeod, d’avoir voulu se venger. On ne saura jamais. La fillette survit, mais le
petit garçon âgé de trois ans et demi succombe.
Le couple, déjà peu solide, ne résiste pas à l’épreuve. MacLeod accuse sa
femme d’avoir négligé ses enfants et d’être en partie responsable de la tragédie.
Ils rentrent en Hollande et divorcent. La garde de Louise-Jeanne est confiée à sa
mère, mais MacLeod la juge dangereuse et n’accepte pas cette décision : il
enlève l’enfant. Margaretha ne reverra plus jamais sa fille, malgré ses efforts.
Elle ne renouera avec elle que de façon épistolaire, au cours des dix dernières
années de sa vie. Condamnée à mort, elle lui enverra une dernière lettre que
Louise-Jeanne ne recevra jamais. La jeune fille mourra deux ans après sa mère,
en 1919, d’une hémorragie cérébrale, à l’âge de vingt et un ans.
En 1902, Margaretha a vingt-six ans. De nouveau, elle est seule. Son ex-
époux a eu la délicatesse de lui couper les vivres et s’est même offert un encart
dans le journal pour faire savoir qu’il ne paierait plus ses dettes. On a vu plus
élégant… La jeune divorcée est sans ressources mais, débarrassée de son vieux
mari, ressent comme un grand vent de liberté. Elle a confiance en elle et en
l’avenir.
Elle décide d’aller à Paris poser comme modèle pour des peintres. La Ville
Lumière est devenue la capitale de la peinture. Picasso et Braque ont vingt ans et
s’apprêtent à révolutionner leur art avec le cubisme. Ils sont amis avec Matisse et
peuvent encore, pour peu de temps, croiser leurs aînés, les impressionnistes
Renoir, Gauguin et Toulouse-Lautrec. C’est l’âge d’or de la peinture et les
quartiers de Montmartre et Montparnasse regorgent d’ateliers et de petites
femmes qui posent nues et deviennent souvent les muses et maîtresses des
artistes.
Elle arrive bientôt dans la capitale et s’installe dans un petit meublé. C’est la
vie de bohème dont elle rêvait quand elle était coincée dans son mauvais
mariage. L’Exposition universelle vient de se terminer. Si elle a ruiné les
Parisiens, elle a aussi révélé la richesse de l’époque et la révolution
technologique et industrielle en marche. Sur les bords de la Seine, en face du
Trocadéro, une merveilleuse construction de fer, prouesse de Gustave Eiffel, va
devenir l’emblème de Paris. Toute la capitale est en ébullition.
Mais si Paris est une fête, comme l’écrira bientôt Hemingway, Margaretha
Zelle n’y est pas encore invitée. Elle ne convainc pas comme modèle. Quand elle
se met nue, un peintre l’évalue et conclut : « Belles épaules, beaux bras, jambes
bellissimes, mais quelle poitrine blette ! » Elle s’en souviendra plus tard en
créant le personnage de Mata Hari : plus jamais elle ne montrera ses seins.
Quitte à inventer, pour se justifier, que son ex-mari, dans un moment de forte
excitation, lui a arraché un mamelon avec les dents.
Pour ne pas mourir de faim, la belle monnaye ses charmes. À l’époque, une
femme seule sans revenus n’a pas beaucoup de moyens pour gagner sa vie. Bien
sûr, on peut aller travailler à l’usine ou comme vendeuse, mais pour elle ce serait
se couper complètement de son milieu et de ses relations. En revanche, faire
payer les hommes permet de maintenir son train de vie et les apparences. La
prostitution est ainsi pratiquée par beaucoup de femmes bien nées mais qui se
retrouvent sans mari pour les entretenir et qui n’ont pas la chance d’avoir une
fortune familiale. La société l’admet plus facilement qu’un déclassement social.
En France, c’est la Belle Époque, beaucoup de jolies femmes se donnent
pour de l’argent aux hommes les plus en vue, qui sont ravis d’exhiber une
maîtresse ornementale. Loin d’être méprisées, ces demi-mondaines sont un signe
extérieur de richesse. Elles tiennent le haut du pavé, ont leur table réservée dans
tous les lieux à la mode, font et défont les tendances. On les appelle les
courtisanes. Les plus célèbres le sont encore aujourd’hui : la Belle Otero, Cléo
de Mérode, Liane de Pougy…
Margaretha Zelle décide de rentrer en Hollande, un peu penaude. Sa
conquête de Paris est reportée. Mais pas longtemps. Elle revient quelques mois
plus tard, le moral regonflé, avec cette fois l’idée de devenir elle aussi une
courtisane. Armée de ses robes et de ses bijoux, elle arrive dans la capitale pleine
d’espérances, prête à tout. Les hommes seront son salut, elle en est persuadée. Il
lui faut trouver un protecteur riche et généreux. Où le dénicher sinon dans les
lieux chics ? La jeune femme se rend directement au Grand Hôtel, un palace
parisien, habillée comme une reine et parée de ses plus beaux joyaux. Elle
pénètre dans le hall luxueux de façon altière et comprend que son choix est le
bon aux réactions qu’elle provoque. Les regards s’attardent sur elle et les
murmures bruissent sur son passage. Ça va mordre, c’est certain. Elle s’inscrit
comme Lady MacLeod dans le registre de la réception. Les Français aiment la
noblesse.
Elle a de quoi payer quelques nuits, un investissement pour la suite. Un coup
de poker. Ce sera quitte ou double. La jeune femme remporte tout de suite le
jackpot, remarquant d’emblée un homme qui attend l’ascenseur et dont la mise
semble correspondre à ses attentes. C’est un négociant en vin de Bordeaux,
Louis Castagnols, à Paris pour affaires. Ils montent ensemble dans la petite
cabine. Au rez-de-chaussée, elle voit bien qu’il a vingt ans de plus qu’elle, lui la
trouve ravissante et chic. Au premier étage, elle remarque qu’il la regarde avec
gourmandise. Il est déjà séduit par sa silhouette et ses yeux bruns languides. Elle
entame la conversation avec coquetterie, il répond, badin. Au troisième étage,
elle sait qu’il est riche et en voyage d’affaires. Il comprend qu’elle a besoin de
lui. Ils descendent au même étage.
Il l’invite à dîner, elle accepte. Ce soir, ils dormiront ensemble. Mais avant,
elle lui aura fait la danse du ventre. Le gros provincial est tout émoustillé par
cette jeune femme de vingt-huit ans au corps superbe : des petits seins, certes,
mais une taille si fine qu’un homme peut en faire le tour avec ses deux mains,
des fesses et des jambes magnifiques, une peau à se damner et une bouche qui
l’emmène au paradis. De plus, elle est charmante et intelligente ; sa conversation
l’amuse. C’est un jeu délicieux, qui a un prix, mais qui lui donne la sensation
d’être vivant et viril. Et ça, ça vaut de l’or.
Margaretha a trouvé un bon payeur, elle peut s’installer au Grand Hôtel.
Nantie de son titre de Lady MacLeod, elle passe pour une aristocrate – pourquoi
pas une baronne, comme le voulait son père ? Comme lui, elle a bien l’intention
d’évoluer dans le Tout-Paris où elle trouvera d’autres financiers pour la suite de
l’aventure. Et elle a bien compris que pour en faire partie, il suffit de bluffer. Son
français parfait, son excellente éducation, sa solide culture générale, sa beauté et
sa mise très élégante donnent parfaitement le change à tous ces snobs qui ne se
fient qu’aux apparences.
Pour expliquer sa solitude à Paris, elle se dit veuve d’un officier anglais.
Pour retenir l’attention et séduire, elle s’invente un passé pittoresque, influencé
par son séjour colonial en Indonésie. Elle raconte être née dans le sud de l’Inde,
dans la caste sacrée des brahmanes. Son père était un sage hindou, sa mère une
bayadère, c’est-à-dire une danseuse sacrée. Malheureusement, elle est morte à
quatorze ans en la mettant au monde… L’enfant fut recueillie par les prêtres du
temple qui la nommèrent Mata Hari, ce qui veut dire « œil du matin », « pupille
de l’aurore » ou « soleil levant ». Dès qu’elle sut marcher, on lui apprit les
danses sacrées qui façonnèrent gracieusement son corps. Une enfance solitaire et
isolée. En dehors des rituels, sa seule distraction était de se promener dans les
jardins aux fleurs somptueuses d’orchidée et de jasmin. Elle les cueillait pour
tresser des couronnes qu’elle posait sur l’autel de Shiva…
Elle raconte la végétation luxuriante, la chaleur, les bayadères chargées de
bijoux, les mains étirées dont chaque torsion crée une nouvelle posture mystique,
la musique lancinante, les corps qui ondulent et serpentent telle une flamme. Elle
prononce des mots qui font rêver : Java, Bali, Sumatra. En l’écoutant, on voyage
dans des contrées lointaines.
Le journaliste Léon Daudet écrira dans L’Action française, en 1930 : « Les
histoires qu’elle racontait sur ses ascendants et son passé, tout en buvant d’une
main longue et gracieuse une coupe de champagne, étaient manifestement de
ridicules forgeries. Mais passant par une aussi charmante bouche, classiquement
arquée, elles étaient aussitôt admirées comme vraies et accueillies par des
murmures admiratifs. »
L’exotique jeune femme fait sensation et son originalité séduit une figure
mondaine importante, la baronne Kireevsky, égérie de l’alliance franco-russe.
Toujours à l’affût de nouveautés, elle connaît tout le monde et la prend sous son
aile. La ravissante Mata Hari charme, séduit avec ses contes et légendes.
L’extrême-orientalisme est à la mode. L’époque lui est favorable. Les
expressionnistes prennent le pouvoir. Ils déforment la réalité comme bon leur
semble, privilégiant l’émotion et la subjectivité. À sa manière, elle est des leurs.
Elle est admise dans les cercles les plus huppés. On la voit aux courses.
Excellente cavalière, elle monte tous les matins au bois de Boulogne.
Elle fait désormais partie du Paris mondain, riche et futile qui ne pense qu’à
s’amuser, celui qui s’émerveille de l’arrivée de l’électricité, qui installe les
premiers téléphones, qui regarde les premiers avions prendre leur envol. Celui
qui roule en automobile et s’en va, seul sur les routes, en villégiature à
Deauville, celui qui prend des bains de mer et s’essaie aux cures thermales.
Celui qui ne cesse de s’exclamer sur ce monde en train de naître, même si
l’avenir est un grand point d’interrogation !
En contrepartie de ce laissez-passer dans le grand monde, la baronne veut
que Mata Hari dévoile sa danse sacrée. Prise au piège, la jeune femme va devoir
s’exécuter. Mais elle fait patienter, officiellement pour faire monter le désir, en
vérité parce qu’il faut qu’elle se prépare et répète son numéro. Elle lit tout ce qui
concerne les rituels hindous et apprend même quelques prières. Surtout, elle
prend des cours de danse. Elle s’assouplit de façon à faire bouger son corps et
ses membres de façon lascive. Elle se souvient des danses balinaises qu’elle
aimait tant regarder et apprend à en imiter les mouvements. Elle élabore une
chorégraphie sexuelle, en fait un long strip-tease où chaque geste doit être
chargé de sensualité. But non avoué : exciter ceux qui la regardent. Le sacré
n’est qu’un alibi érotique.
Sa première prestation est bien sûr réservée à la baronne Kireevsky. Elle
aura lieu le 5 septembre 1904 dans son hôtel particulier de la rue de Grenelle.
Mata Hari doit être la grande surprise d’un « dîner de faveur », une institution
très parisienne et mondaine réservée au gratin. Pour y être admis, il faut être
parrainé. Tous ceux qui comptent à Paris seront là.
La baronne a bien fait les choses. Elle a créé dans son salon une atmosphère
orientale propice au mystère qui entoure la danseuse. Du satin noir et des tissus
de lamé or et argent ont été tendus sur les murs. Il y a tellement de fleurs que
l’on se croirait dans une serre. Mata Hari danse à la lueur de grandes torches. Sa
prestation est féerique. On n’avait jamais vu cela. Sa nudité est inédite à
l’époque et elle fait son effet, comme l’écrit la baronne dans son journal : « Je
me détournai vers le public, curieuse d’observer ses réactions : tous les visages
me semblèrent marqués par la même tension douloureuse et extatique, ravagés
par un trouble inavouable et pourtant impossible à déceler. Je ne voyais plus les
faces ou les profils familiers de mes amis mais des figures de plâtre que la
brusque montée du désir avait évidées, des masques décolorés aliénés par la
passion. Il y avait dans l’air un tressaillement vilain de chairs livrées au tourment
de la volupté inassouvie. »
Mata Hari est à la hauteur de la réputation qu’elle s’est forgée. Parmi les
invités de la baronne, Émile Guimet, particulièrement séduit, l’invite à danser
dans son musée, lançant définitivement sa carrière. Elle va ensuite se produire
dans les plus illustres maisons de la capitale, chez les Rothschild, chez Gaston
Menier, le roi du chocolat, chez la princesse Murat… Elle demande mille francs-
or pour sa prestation. Un ouvrier ne gagne pas cela en six mois.
Au lendemain de ces soirées, le couloir qui mène à sa chambre du Grand
Hôtel est rempli de bouquets de fleurs. Des petits mots les accompagnent, autant
de possibilités de rendez-vous galants. Elle fait le tri, ne gardant que les hommes
riches, car l’artiste va de pair avec la courtisane. Le succès lui permet de puiser
dans un vivier de prétendants plus brillants et fortunés les uns que les autres. Car
elle est une maîtresse hors de prix, follement dépensière. Bijoux, robes,
fourrures, chapeaux, parfums, il lui faut le plus beau et le plus cher.
Un de ses amants l’installe dans un hôtel particulier au numéro 3 de la rue
Balzac, une voie perpendiculaire aux Champs-Élysées. Elle fait tout décorer à
son goût et prend une gouvernante, qui lui restera attachée jusqu’au bout tant elle
la traite avec respect et amitié. Elle roule en automobile, ce qui ne l’empêche pas
de demander à son protecteur un landau tiré par des chevaux blancs, comme
lorsqu’elle était petite. Et là aussi, on la regarde passer avec envie et admiration.
C’est maintenant elle qui reçoit, presque tous les soirs. Elle régale ses
convives des mets les plus rares et des plus grands vins. Elle mène la vie dont
son père rêvait. Un impresario, Gabriel Astruc, la sort des salons pour la
produire dans de grands théâtres. Elle fait l’Olympia et gagne dix mille francs-or
par soirée. La salle est debout et crie son nom : « Mata, Mata, Mata ! » Elle
enchaîne les succès, à Madrid, à Monte-Carlo, où elle danse sur une musique de
Jules Massenet, qui tombe amoureux d’elle.
Elle est au sommet de sa gloire et de sa beauté quand elle s’éprend d’un beau
hussard, Alfred Kiepert. Mata Hari n’a jamais su résister à un uniforme. En
février 1906, au grand dam de son impresario, elle envoie tout balader, contrats,
amant riche et hôtel particulier, pour le suivre à Berlin où ils roucoulent quelques
mois. Mais quand il n’est pas là pour lui faire l’amour, elle s’ennuie tant qu’elle
court à Vienne où son agent lui a décroché un contrat. Les Autrichiens
l’acclament. Un journaliste écrit : « Grande et mince, Mata Hari possède la grâce
féline d’un animal sauvage. » Elle danse aussi à Madrid.
De palace en palace, elle trimballe une dizaine de malles pleines de
vêtements, de bijoux et de fourrures hors de prix. Les sœurs Callot, Doucet,
Poiret et Paquin sont ses couturiers préférés. Elle trouve toujours un homme
pour payer, ouvre facilement son lit et rarement son cœur. Elle ne voit pas la
douleur du monde, la souffrance des ouvriers ni les changements politiques qui
s’annoncent. C’est une jouisseuse qui vit dans sa bulle sans comprendre qu’elle
va bientôt éclater.
Elle a délaissé Paris. Quand elle y revient, d’autres ont pris sa place. Colette
la copie de façon éhontée et remporte un franc succès au Moulin-Rouge. Mata
Hari a ouvert une voie qu’elle n’est plus seule à emprunter… Qu’importe, elle
voit plus grand. Elle veut danser Salomé de Richard Strauss au Châtelet ou
même à l’Opéra. Comme son père, elle a la folie des grandeurs. L’artiste est
désormais sur le déclin, même si elle aura encore quelques heures de gloire –
notamment à la Scala de Milan.
La courtisane, en revanche, tient toujours haut le flambeau. Xavier
Rousseau, un banquier, s’entiche d’elle et, bien que marié, l’installe dans un joli
château en Touraine. Puis, quand elle est lasse de la province, il lui offre un bel
hôtel particulier à Neuilly-sur-Seine. Là, elle reçoit toujours royalement, tenant
table ouverte pour une société cosmopolite qu’elle régale parfois d’une danse
improvisée sur la pelouse de sa maison. Elle est toujours endettée, mais rien ne
la freine.
Mata Hari est en perte de vitesse. L’orientalisme n’est plus en vogue, place
maintenant aux Russes. Le Sacre du printemps de Stravinsky a bouleversé Paris.
Nijinski et Diaghilev sont les nouveaux rois de la capitale. Mata Hari fait des
pieds et des mains pour intégrer la troupe des Ballets russes, sans comprendre
qu’elle est à des années-lumière de la technique des danseurs classiques, en plus
d’avoir trente-cinq ans. L’homme de spectacle russe ne la prend pas au sérieux et
ne veut pas d’elle. Son banquier d’amant se lasse et rompt en lui laissant en
souvenir, en vrai gentleman, l’hôtel particulier de Neuilly.
La courtisane se retrouve vite sans ressources, mais elle ne se résout pas à
refréner ses dépenses. Bientôt, elle est au bord du gouffre : « J’attends la visite
d’un de mes amis qui probablement m’aidera. Sinon, je suis décidée : je tue mes
chevaux et mon chien de garde, je casse mon service et mes valeurs en cristal
plutôt que de me laisser prendre tout par la bande des hommes d’affaires… »
Reste une solution qui ne l’a jamais déçue : la prostitution. Elle fréquente
plusieurs maisons closes dans le quartier de l’Étoile. Elle s’y retrouve en terrain
connu. Tout le gratin vient s’y encanailler entre gens du monde. Elle fait croire à
chaque tenancière qu’elle lui réserve l’exclusivité de la grande Mata Hari, et son
nom amène encore du monde. Elle retrouve sa clientèle habituelle, ministres et
grands industriels. Simplement, elle passe moins de temps avec chacun d’eux.
La passe coûte entre six cents et mille francs, presque autant qu’une
représentation.
Lorsque la guerre éclate, le 3 août 1914, Mata Hari tombe des nues. La
réalité la rattrape et cela la contrarie. Elle rentre aux Pays-Bas, où elle est
désormais une étrangère. Elle ne connaît personne, n’a plus de famille. Elle est
ruinée, mais Mata Hari la bluffeuse est descendue dans l’hôtel le plus fastueux
de la ville. Et là encore, elle a eu bien raison. Cette fois, son chevalier blanc
s’appelle Will van der Schalk, un banquier. Il l’a prise pour une Parisienne. Dès
lors, il aura l’insigne honneur de régler ses factures. Puis le baron Édouard
Willem van der Capellen prend le relais. Colonel de cavalerie, chef du corps des
hussards de l’armée hollandaise, il lui permet de louer une maison à La Haye et
elle semble envisager une vie bourgeoise.
En gardant toutefois des parenthèses artistiques : elle danse au Théâtre royal
de La Haye, se produisant pour la première fois devant ses compatriotes. À
trente-huit ans, elle est encore belle mais refuse maintenant d’enlever ses voiles.
Les spectateurs, venus chercher du croustillant, repartent déçus. Invitée à danser
au théâtre municipal d’Arnhem, où résident son ex-mari et sa fille, elle espère
que l’adolescente, qui a maintenant seize ans, bravera l’interdit de son père pour
la voir, mais Louise-Jeanne ne viendra pas. Mata Hari ne le sait pas : elle a dansé
pour la dernière fois. Arnhem était sa danse du cygne, elle ne montera plus
jamais sur scène.
Pour se distraire, elle revient à Paris, qui reste sa patrie de cœur, là où est née
Mata Hari. Or, en cet été 1915, la Belle Époque se termine. Paris n’est plus une
fête. On sort moins, on s’habille moins, les courses à Longchamp sont
suspendues, les établissements de nuit sont fermés. Les femmes remplacent les
hommes partis au combat. Les bonnes changent de métier et vont à l’usine où
elles sont mieux payées. Les jeunes filles de la haute société ne vont plus au bal
mais se font infirmières pour secourir les blessés.
On a froid, il n’y a plus de charbon. Beaucoup de Parisiens sont partis en
province. La peur et la méfiance sont partout : les Français se méfient de
l’étranger. Des journaux appellent à la délation contre les ennemis de l’intérieur.
On voit des espions partout. Tout est gris, tout est triste, tout est dur. C’est la
guerre.
Le bon côté des choses, tout de même, c’est que Paris est plein d’officiers, et
beaucoup logent au Grand Hôtel, terrain de chasse de la danseuse. Dès qu’elle
voit un galon, son cœur bat plus vite, un frisson parcourt ses reins. Bonne fille,
elle ne ménage pas son réconfort aux soldats. À la fin de l’été, Mata Hari
comprend pourtant que sa partie est finie. Sa belle époque est elle aussi terminée.
Elle rentre à La Haye au début de l’année 1916, avec l’idée de jeter le voile sur
sa vie passée.
Mais son destin est décidément romanesque. Herr Krämer est consul
d’Allemagne dans la capitale néerlandaise. Spécialiste du renseignement, il est
agent recruteur pour l’Allemagne. Voisin de Mata Hari, il la croise
régulièrement en ville et voit en elle une recrue très intéressante. Une femme
d’un pays neutre, dont la célébrité lui fait côtoyer les plus hautes sphères
politiques, militaires, économiques… Une courtisane qui a le contact facile avec
des hommes occupant des postes stratégiques, souvent militaires… Il a établi
une liste de ses amants connus. Parmi eux : Messimy, ex-ministre de la Guerre,
Jules Cambon, ambassadeur de France, Van der Linden, président du Conseil
hollandais, Herr Griebel, chef de police à Berlin. Comme elle le dit elle-même,
elle est une femme internationale. Son lit, c’est l’Onu.
À la mi-mars 1916, il prend contact avec elle et lui propose de travailler pour
l’Allemagne en glanant des renseignements lors de ses rendez-vous galants ou
autres. Il lui promet vingt mille francs pour éponger ses dettes. D’abord surprise,
elle accepte la proposition, pour l’argent d’abord, pour le frisson de l’aventure
ensuite. Agent secret ! Espionne ! Voilà qui a de l’allure ! Après les scènes de
théâtre, les coulisses de l’histoire. Quelle belle sortie ! Elle peut garder la tête
haute.
Pour ce nouveau rôle, Herr Krämer lui propose un nouveau nom, H21, et
l’envoie en mission à Paris. Comme le dira plus tard Elsbeth Schragmüller,
espionne allemande chargée de former les agents, Mata Hari est faite pour tout,
sauf pour être agent secret. Elle est incapable de se fondre dans l’anonymat.
Elsbeth Schragmüller la juge indisciplinée et excentrique, uniquement intéressée
par sa gloire passée. Belle et effrontée, il faut toujours qu’elle fasse sa Mata
Hari.
On lui donne trois flacons d’encre sympathique pour transmettre les
messages secrets. Elle ne prend pas tout cela très au sérieux, et puis elle n’est pas
assez payée pour vivre dangereusement. Mais il lui plaît de retourner à Paris
avec quelque chose à y faire. Le 24 mai 1916, elle embarque en bateau à
Amsterdam pour l’Espagne, étape obligatoire avant de rejoindre la France, et en
profite pour jeter les flacons d’encre sympathique par-dessus bord. Elle dîne à la
table du capitaine, fier d’être à côté de cette jolie femme pleine de vivacité et de
répartie, qui parle français à son voisin et répond en allemand à un autre avant
d’apostropher un troisième en espagnol. Tous sont sous le charme.
Arrivée à Paris, elle s’installe, comme toujours, au Grand Hôtel. Et là, à près
de quarante ans, elle va rencontrer l’amour, le grand, celui qu’elle n’a encore
jamais connu. Il s’appelle Vadim Maslov, lieutenant au 1er régiment impérial
russe. C’est un jeune homme de vingt ans, grand et brun, le visage viril, à la
mâchoire carrée et aux traits bien dessinés. Ils se sont rencontrés inopinément en
se bousculant dans le hall de l’hôtel. Depuis, ils ne se quittent plus.
« L’amour pour Maslov est devenu le sentiment qui domine ma vie, pour qui
je ferais tout, et pour qui je laisserais tout », écrira-t-elle plus tard à ceux qui la
jugeront. À Paris, la Sûreté française a été prévenue par les services secrets
anglais que Mata Hari était peut-être un agent de l’ennemi. Le contre-espionnage
la fait suivre, mais les rapports de filature ressemblent à un annuaire des bonnes
adresses du Paris mondain. Elle est toujours aussi dépensière, achète des bottes,
des étoffes, déjeune dans un grand hôtel, prend le café dans un autre…
Entre deux permissions de Vadim Maslov, elle reprend sa vie de courtisane,
son seul moyen d’existence. À son tableau de chasse de l’été 1916, des hommes
intéressants : Jean Hallaure, un sous-lieutenant français ; le marquis de Beaufort,
commandant de l’armée belge ; le sous-lieutenant anglais Gasfield ; le capitaine
italien Mariani… Mais elle ne leur soutire aucun renseignement utile. Elle
n’essaie même pas, comme si elle avait oublié sa mission. Elle ne transmettra à
l’Allemagne que des informations éventées, de celles qu’on peut lire dans les
journaux. De toute façon, sa vie dans les palaces la met à l’écart du monde et elle
est bien incapable de prendre la mesure du moral des Français.
Elle est beaucoup plus soucieuse de son Maslov. Le lieutenant russe a été
blessé en Champagne et évacué vers un hôpital de Vittel. Elle veut le rejoindre
sans délai, mais Vittel est situé dans la zone des armées, près d’un centre
d’entraînement de l’aviation alliée, et un sauf-conduit est nécessaire pour s’y
rendre. Un de ses amants, officier, lui conseille de se rendre au service du
contre-espionnage, boulevard Saint-Germain, dirigé par Georges Ladoux.
Cet ancien journaliste de gauche pistonné au poste de chef du contre-
espionnage français aime faire des coups. Mata Hari est suspecte d’être un agent
pour le compte de l’Allemagne depuis son retour de Hollande, mais il n’a pas de
preuves. Il aimerait bien la coincer ou la retourner. Il lui propose un marché :
qu’elle se serve de sa position dans le monde et de ses charmes pour fournir des
renseignements à la France. Elle accepte à condition qu’on lui donne un million,
la somme nécessaire pour arrêter de se prostituer et bâtir une nouvelle vie avec
Maslov. Georges Ladoux trouve l’addition salée, mais elle lui fait miroiter des
relations très haut placées dans l’état-major allemand installé en Belgique.
Ladoux se montre intéressé et Mata Hari prend cela comme un consentement.
Elle devient agent double sans le moindre problème. Tout ça n’est qu’un jeu.
Le 1er septembre 1916, elle part pour Vittel. Maslov a été gazé et ses yeux sont
brûlés. Il porte un bandeau noir sur l’œil gauche et espère que le droit pourra être
sauvé. Comme il ne nécessite pas de soins, elle l’installe tout de suite à l’hôtel.
Ils vont roucouler quinze jours dans ce havre de luxe et de paix. Elle a oublié
qu’elle est agent secret, elle n’est plus qu’une amoureuse. Elle dira qu’elle a
vécu là les plus beaux jours de sa vie.
Le chef du contre-espionnage, qui la fait surveiller, n’a toujours rien à se
mettre sous la dent. Pourtant, à Vittel, Mata Hari a de quoi faire si elle veut
obtenir des informations pour le compte des Allemands. Une fois encore, elle ne
tente rien. Après sa cure d’amour à Vittel, elle envisage toutefois de se rendre en
Belgique pour remplir son contrat avec le chef de l’espionnage français. Les
aléas de la guerre et les difficultés à passer les frontières font qu’elle se retrouve
en Espagne, le 8 décembre 1916.
Fidèle à ses goûts de luxe, elle s’installe au Ritz. Elle y croise Marthe
Richard, agent double qui deviendra, elle, une héroïne nationale après la guerre,
quand Mata Hari sera couverte d’opprobres et fusillée. Ses projets initiaux sont
contrariés mais elle a bien l’intention de faire ses preuves. Elle écrit
spontanément au capitaine Arnold von Kalle, à l’ambassade d’Allemagne à
Madrid, et lui demande un rendez-vous.
Elle se présente comme une espionne allemande et lui confie qu’elle a feint
d’accepter une offre française, mais qu’il n’en est rien. Elle s’est faite très
élégante pour aller le voir avec l’idée de le séduire – sa façon d’obtenir des
hommes ce qu’elle veut. Un long regard langoureux, et son charme agit.
Confiant, il baisse la garde, se plaint de son travail harassant et lui confie qu’en
ce moment, il occupe tout son temps à organiser le débarquement d’officiers et
de munitions allemands et turcs d’un sous-marin stationné sur la côte marocaine,
dans la zone française. Bingo !
Elle rentre à son hôtel sur un petit nuage et transmet aussitôt cette
information par écrit à Ladoux. Au Ritz, elle rencontre le colonel Danvignes,
attaché miliaire français qui va lui faire une cour empressée et la sortir dans
Madrid. Le major Kalle trouve cette Mata Hari suspecte, trop curieuse des
activités allemandes et peu efficace pour transmettre des renseignements à
l’Allemagne. Il va la perdre. Il envoie un télégramme à Berlin où il explique que
H21 a parfaitement mené sa mission pour les Allemands et qu’il convient de lui
verser de l’argent, sachant très bien que son message va être intercepté par les
Français et qu’ils ont le code pour le déchiffrer. Il la livre à l’ennemi, une
pratique courante dans le milieu de l’espionnage, quand on veut se débarrasser
d’un agent. Il charge Mata Hari, laissant croire qu’elle a transmis des messages
importants alors que ce n’est pas le cas. L’accusation, plus tard, reposera en
grande partie sur ces messages.
Avec eux, Georges Ladoux a la preuve qu’il attendait, à savoir que Mata
Hari est bien une espionne allemande. La jeune femme ne se doute de rien. Elle
rentre en France fière d’avoir accompli sa mission, et persuadée de recevoir le
million tant espéré. Quand elle arrive à Paris pour retrouver Maslov, le 4 janvier
1917, elle tombe joyeusement dans ses bras. Ils passent ensemble trois jours au
Grand Hôtel où elle le régale de toutes les voluptés imaginables. Ils ne quittent
pas la chambre, sauf pour se nourrir de langoustes et de caviar. Rien n’est trop
beau pour l’amant russe. Bientôt, il repart se battre. Ils ne se reverront jamais.
Après un mois de flottement, elle est arrêtée, le 13 février 1917, pour
« espionnage, complicité et intelligence avec l’ennemi dans le but de favoriser
ses entreprises ».
Elle est en train de petit-déjeuner quand les hommes de Ladoux débarquent.
Ils découvrent ce petit miracle de féminité en dentelles et mousseline, insolite
dans cette situation dramatique. Elle tombe des nues.
Mata Hari est amenée devant le juge d’instruction Bouchardon, qui regarde
avec curiosité cette célébrité de la Belle Époque. Il la décrit ainsi dans son
journal : « C’est une grande femme lippue, à la peau cuivrée, des perles fausses
aux oreilles, le type un peu d’une sauvagesse… » Il lui trouve les yeux
globuleux, les racines de ses cheveux commencent à grisonner : « Elle ne
ressemble guère à la ballerine ensorceleuse qui envoûtait tous les hommes »,
même si « elle a su garder de l’harmonie dans les lignes, de la sveltesse et un
déhanchement non dépourvu de grâce. Un peu les ondulations d’une tigresse
dans la jungle. »
Il lui reconnaît beaucoup de vivacité et de répartie. Mata Hari garde son
ironie et se défend d’avoir trahi la France : « Tout au long de cette première
confrontation, elle s’est comportée comme une personne d’importance qu’on
aurait abusivement et inutilement dérangée », conclut Bouchardon.
Malgré les cinq mois de l’instruction, il n’arrive pas à rassembler de preuves
accablantes. Durant tout ce temps, Mata Hari est recluse à la prison Saint-
Lazare. Elle s’y conduit si correctement et simplement qu’elle suscite la
compassion de sœur Léonide, la surveillante en chef, qui fera tout pour adoucir
son sort. Pourtant, la prison l’éprouve terriblement : elle souffre de la faim et de
l’interdiction de promenade. En quelques mois, elle semble avoir vieilli de dix
ans. Elle qui a toujours pris soin de son corps assiste à sa dégradation avec
beaucoup de chagrin. Elle supplie en vain qu’on la relâche.
Elle demande des nouvelles de Maslov : il va bien, il a oublié Mata Hari et
s’apprête à convoler avec une jeune Française. L’ingrat la trahit. Dans une lettre
à son commandement, il affirme qu’elle n’a jamais compté pour lui, qu’elle n’est
qu’une aventurière. Mata Hari est touchée en plein cœur : « Aujourd’hui, autour
de moi, tout me renie, tout tombe, même celui pour qui j’aurais passé au travers
d’un feu. Je n’aurais jamais cru à autant de lâcheté humaine. Eh bien ! Soit, je
suis seule, et si je dois tomber, ce sera avec un sourire de profond mépris. »
Harcelée par le juge d’instruction, elle finit par reconnaître qu’elle est H21
mais qu’elle n’a fourni aucun renseignement susceptible de nuire à la France.
Quand Bouchardon s’étonne du nombre d’officiers que comptent ses amants,
elle lui rétorque crânement : « J’aime les officiers. J’aime mieux être la
maîtresse d’un officier pauvre que d’un banquier riche… J’aime faire des
comparaisons entre les diverses nations. »
Sa réputation de menteuse invétérée joue contre elle. Pour Bouchardon, sa
culpabilité ne fait pas de doute : « Elle nous paraît une de ces femmes
internationales – le mot est d’elle – devenues si dangereuses depuis les hostilités.
L’aisance avec laquelle elle s’exprime en plusieurs langues, en français
spécialement, ses innombrables relations, sa souplesse de moyens, son
immoralité, née ou acquise, tout contribue à la rendre suspecte. » Mata Hari est
avant tout victime d’elle-même.
Le procès, présidé par le colonel Albert Somprou, se tient à huis clos. Contre
l’avis de son avocat, elle refuse de faire témoigner Vadim Maslov. Elle ne veut
pas qu’il la découvre aussi négligée, mal habillée et sans fard. C’est sa dernière
coquetterie.
Le chef du contre-espionnage français, Georges Ladoux, fera tout pour
l’enfoncer. La trahison de Mata Hari est une explication bien commode aux
erreurs militaires commises par la France. On l’accuse d’avoir fait tuer cinquante
mille soldats français en livrant des informations à l’ennemi. Or il est prouvé
aujourd’hui qu’elle n’a jamais fourni le moindre renseignement valable, ni aux
Allemands, ni aux Français.
Tout le monde la lâche. Elle est bien seule. Ses juges ne voient en elle
qu’une femme de mauvaise vie, vénale, une courtisane en rupture avec la morale
et les principes qu’ils défendent. Son défenseur, Maître Clunet, amant ami des
jours heureux, plaide sa naïveté et sa maladresse, cause de tous ses égarements.
Ce n’est qu’une espionne de pacotille !
Cette femme de la Belle Époque qui a vécu toute sa vie dans le luxe et la
frivolité devient la victime expiatoire idéale, à un moment de l’histoire où tous
souffrent de la guerre et de ses privations, où ceux qui n’ont souvent connu que
la pauvreté et un labeur harassant se sont fait tuer ou mutiler dans cette
boucherie qu’est la guerre de 14. La triste réalité a vaincu Mata Hari, elle qui,
toute sa vie, n’aura fait que la fuir.
Après trois jours de procès, en son absence et celle de son avocat, comme le
veut la tradition du tribunal militaire, la jeune femme est condamnée à mort.
Quand elle l’apprend, Mata Hari est abasourdie : « Ce n’est pas possible, dites-
moi que cela n’est pas vrai. » Son défenseur fond en larmes. Mais pas question
d’apparaître vaincue. Un journaliste qui la voit sortir du tribunal écrit dans le
journal Le Gaulois : « Elle paraît, grande et droite, dominant les gendarmes qui
l’accompagnent, très élégante en son grand manteau bleu flottant sur un corsage
largement échancré. Elle passe, en son simple pas de danseuse, la tête haute et le
sourire aux lèvres, dernier sourire à son dernier public. » Dernier coup de bluff !
Sources

Cléopâtre : la putain couronnée


Dion Cassius, Histoire romaine, livre XLII, trad. E. Gros, Éditeur
libraire Firmin Didot, 1855
Hortense Dufour, Cléopâtre la fatale, Flammarion, 1998
Théophile Gautier, Une nuit de Cléopâtre, Éditeur A. Ferroud, 1894
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre IX (119-121), trad. S. Schmitt,
Gallimard, « Pléiade », 2013 ; trad. É. Littré, Gallimard, « Folio », 1999
Plutarque, Vies parallèles I et II (César, Antoine), trad. E. Chambry et R.
Flacelière, Robert Laffont, « Bouquins », 2001
Joël Schmidt, Cléopâtre, Gallimard, « Folio », 2008
Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, Gallimard, « Folio théâtre », 1999
Violaine Vanoyeke, Histoires amoureuses de l’Égypte ancienne,
Grancher, 2013
Françoise Xenakis, Mouche-toi, Cléopâtre…, Jean-Claude Lattès, 1986

Messaline : l’insatiable
Dion Cassius, Histoire romaine, livre LX, 17, 8, Éditeur libraire Firmin
Didot, 1855
Alfred Jarry, Messaline, À rebours, 2002
Juvénal, Satires, Satire VI, trad. Olivier Sers, Les Belles Lettres,
« Classiques en poche », 2002
Pierre Renucci, Claude, Perrin, 2012
Suétone, Vies des douze Césars, trad. H. Ailloud, Gallimard, « Folio »,
1975
Tacite, Annales, tome III, livre XI, trad. P. Wuilleumier, Les Belles
Lettres, 2002
Violaine Vanoyeke, Guy Rachet, Messaline, Robert Laffont, 1988

La reine Margot : la fille publique


Marie Cerati, Marguerite de Navarre, Éditions du Sorbier, 1981
Patrice Chéreau, La Reine Margot (film), 1994
Jean-Luc Déjean, Marguerite de Navarre, Fayard, 1987
Hortense Dufour, Margot, la reine rebelle, Flammarion, 2010
Jeanne Feuga, La Reine Margot, Société parisienne d’édition, 1957

Catherine II de Russie : l’impérieuse


Hélène Carrère d’Encausse, Catherine II, un âge d’or pour la Russie,
Fayard, 2002
Vladimir Fedorovski, La Volupté des neiges, Albin Michel, 2015
Francine Robert, Catherine de Russie, l’impératrice au cœur de flamme,
Société parisienne d’édition, 1957
Simon Sebag Montefiore, La Grande Catherine & Potemkine, Calmann-
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Kazimierz Waliszewski, Le Roman d’une impératrice, Catherine II de
Russie, Perrin, 2011
Mémoires de Catherine II, écrits par elle-même, Librairie Hachette,
1953

Jeanne du Barry : la fille de joies


Jacques de Saint-Victor, Madame du Barry, Perrin, 2002
Duc René de Castries, La Du Barry, Albin Michel, 1986
Bernard Hours, Louis XV, un portrait, Privat, 2009
Jeanine Huas, Madame du Barry, Éditions Tallandier, 2011
Maurice Lever, Louis XV, libertin malgré lui, Payot, 2001
Paul Reboux, La Vie amoureuse de Madame du Barry, Flammarion,
1926

Joséphine de Beauharnais : l’incomparable


Juliette Benzoni, Ces belles inconnues de la Révolution, Perrin, 2014
Juliette Benzoni, Dans le lit des reines, Perrin, 2011
Hector Fleischmann, Joséphine, impératrice infidèle, Alliage Éditions,
2014
Margaux Guyon, Petites Histoires sexy de l’histoire de France, Hugo &
Compagnie, 2013
Lettres de Napoléon à Joséphine, éd. intégrale établie par Jacques
Haumont, Jean de Bonnot éditeur, 1968
Mémoires de Barras, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2010
Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l’empereur, sur la
vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour, 1830
Stendhal, Vie de Napoléon, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2006
Françoise Wagener, L’Impératrice Joséphine, Flammarion, 1999

Madame Tallien : la merveilleuse


Juliette Benzoni, Ces belles inconnues de la Révolution, Perrin, 2014
Anne Mariel, Madame Tallien, Notre-Dame de Thermidor, Société
parisienne d’édition, 1957
Mémoires de Barras, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2010
Françoise Wagener, L’Impératrice Joséphine, Flammarion, 1999

Mata Hari : la fabuleuse


Pierre Bouchardon, Souvenirs, Albin Michel, 1953
Anne Bragance, Mata Hari, Belfond, 2014
Didier Chirat, Les Secrets d’alcôves de l’histoire de France, Vuibert,
2012
Michel de Decker, Douze corsets qui ont changé l’histoire, Pygmalion,
2011
Fred Kupferman, Mata Hari, Éditions Complexe, 2005
Léon Schirmann, Mata-Hari, autopsie d’une machination, Éditions
Italiques, 2001
Remerciements

Merci à mon éditrice Isabelle Lerein. Merci pour ta confiance, pour ta


patience qui rend les choses possibles, et pour ton audace.

Merci à Françoise Augerot qui a su m’inspirer.

Merci à Bernadette Quenelisse pour son optimisme et son soutien


inoxydables.

Merci à mon père, Robert Grossmann, qui reste un socle indéfectible sur qui
on peut toujours compter. Merci Papa !

Merci à mon fils Eliott qui en a marre de me voir derrière un ordinateur.


C’est fini chéri !
© Éditions Acropole, 2016

En couverture : Jacques Louis David, Madame Tallien © Bridgeman Images


Alexei Petrovich Antropov, Portrait Catherine II de Russie © Bridgeman Images
Margaretha Geertruida Zelle dite Mata Hari © Rue des Archives / Tallandier

Maquette de couverture : dpcom.fr

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