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Les Salopes de L Histoire - Agnes Grossmann
Les Salopes de L Histoire - Agnes Grossmann
LES SALOPES
DE L’HISTOIRE
« Il ne faut pas avoir peur du bonheur, c’est seulement un bon moment à
passer. »
Romain Gary
Toutes les femmes qui font semblant d’être des femmes comme il faut, et il
y en a beaucoup, savent que dès que l’on fait tomber le masque pour se montrer
sexy et jouisseuse, on prend le risque de se faire traiter de salope.
Même encore aujourd’hui. Certes, c’est dit avec l’œil égrillard et rigolard,
mais c’est dit. La liberté sexuelle féminine reste une effronterie. Les femmes qui
osent afficher leur désir et leur plaisir font figure d’insolentes.
Cléopâtre, Messaline, Marguerite, Catherine, Jeanne, Joséphine, Thérésa,
Mata Hari ne sont pas des femmes comme il faut. Toutes, à leur époque, ont été
traitées de salopes, voire de putains. Elles s’en fichaient complètement. Aucune
ne se souciait du qu’en-dira-t-on.
Leur liberté d’esprit précédait celle de leur corps. À une époque où l’Église,
les convenances leur dictaient une sexualité corsetée, dédiée à la reproduction,
elles ont fait voler en éclats tous ces diktats. Elles ont joui sans entraves,
multipliant les amants. Sans culpabilité.
Cette liberté sexuelle leur a donné beaucoup de plaisir mais aussi de
l’énergie à revendre et une grande force qui les a aidées à s’accomplir dans des
destins souvent complexes.
Contrairement à toutes celles, encore nombreuses, qui vivent une sexualité
atrophiée, elles étaient en pleine possession de leurs moyens. Elles déployaient
leurs ailes. C’étaient de vraies femmes.
Même quand leur corps a été abîmé par l’âge, elles ont continué à séduire et
à avoir une vie sexuelle. Jusqu’au bout, elles ont eu des amants dans leur lit.
Jamais elles n’ont renoncé à l’amour physique et au plaisir. Jamais elles
n’ont abdiqué leur sexualité sous les regards réprobateurs des hommes ou,
parfois même, des autres femmes. Elles n’ont jamais fait profil bas.
On les a traitées de salopes, c’était le prix à payer pour leur liberté. Elles
l’ont payé de bon cœur.
Cléopâtre, Messaline, Marguerite, Catherine, Jeanne, Joséphine, Thérésa,
Mata Hari n’étaient pas des femmes convenables.
Des salopes ? Non !
De vraies femmes ! Audacieuses et puissantes.
Cléopâtre
La putain couronnée
Jules César est en colère. Il est furieux depuis son arrivée à Alexandrie,
depuis qu’on lui a offert dans un panier, comme un présent somptueux, la tête de
Pompée, son grand ennemi, qui a régné sur Rome et qui voulait l’anéantir.
Pompée qu’il a poursuivi jusqu’à Alexandrie après l’avoir vaincu en Grèce, lors
de la bataille de Pharsale.
Jules César s’est installé au palais des pharaons. Il n’en a jamais vu d’aussi
beau. C’est d’un luxe inouï. L’Égypte, bien que vassale de Rome, est
immensément riche. Les murs sont recouverts d’or et sculptés ou peints de
fresques colorées qui rendent honneur aux dieux et aux rites égyptiens. Les
meubles sont d’ébène et d’or, incrustés de pierres précieuses. Partout sont
disposés des vasques pleines de fleurs fraîches et des brûle-parfums qui
embaument délicatement l’atmosphère.
César tourne en rond dans la chambre qu’il s’est choisie au palais. Il est tard,
il est las. Tout semble calme quand, soudain, des éclats de voix à sa porte le
sortent de sa torpeur. C’est un Égyptien qui insiste auprès des gardes pour entrer
et remettre personnellement à l’Imperator un tapis qui lui est offert. César,
curieux, accepte de le laisser entrer.
Une fois dans la pièce, seul face au grand conquérant, le porteur pose
délicatement le tapis à terre. Il le déroule avec précaution, faisant apparaître, à la
grande surprise de César, une jeune femme quasiment nue. Elle se relève,
espiègle, et dit dans un latin parfait : « Bonsoir César, je suis Cléopâtre, il paraît
que tu veux me voir ? » Ça, c’est une entrée !
Cléopâtre a eu cette brillante idée pour s’introduire au palais et déjouer la
vigilance de son frère Ptolémée qui veut la faire éliminer pour régner seul. Cela
fait des mois qu’elle est exilée dans le désert et la voilà devant César, à peine
couverte, prête à se donner. L’Imperator est conquis. Quelle audace ! Quelle
jeunesse ! Quel courage ! Comme c’est amusant !
Cléopâtre est ravissante. Est-elle vraiment belle ? On a beaucoup parlé de
son nez, qui, selon Pascal, aurait changé la face du monde s’il avait été plus
court. En fait, Cléopâtre a le nez aquilin des Grecs, celui de son ancêtre
Alexandre le Grand. Proéminent et busqué, il détonne en Égypte où le nez est
plutôt large et plat. En revanche, il correspond aux critères de beauté des
Romains, et la jeune femme va vite s’en rendre compte.
Sa bouche est pulpeuse et ourlée. Elle a de grands yeux et son large front
porte aisément le pschent, la double couronne d’Égypte, ou le diadème à l’uræus
qui figure un cobra femelle dressé, censé protéger le pharaon de ses ennemis.
Ses cheveux sont foncés mais teintés d’un roux doré quand ils ne sont pas
recouverts de perruques ornées de perles et de bijoux comme le veut la mode
égyptienne. Suivant cette mode, les corps sont épilés, les cheveux parfois
complètement rasés pour mieux supporter la chaleur.
Elle n’est pas très grande, mince, la taille fine et les hanches larges comme
on les aime en Orient. Ses seins sont superbes et admirés de tous car la mode
égyptienne permet de les laisser nus, encadrés par les fines bretelles d’une robe
longue qui commence juste en dessous de la poitrine et descend jusqu’aux
chevilles. Cléopâtre peut aussi se vêtir de simples robes de lin blanc ou pourpre
ou de tuniques colorées en soie transparente qui laisse deviner son beau corps
entretenu par les activités physiques qu’elle pratique intensivement. Elle sait
parfaitement nager, monter à cheval et danser.
Elle a reçu une éducation très complète. Son père, Ptolémée XII, la jugeait la
plus belle et la plus intelligente de ses enfants. Très jeune, elle a fait preuve d’un
esprit très vif, curieux, ouvert. On lui a donné les meilleurs précepteurs pour lui
enseigner les sciences, les mathématiques, la philosophie, la médecine,
l’occultisme. Elle est férue d’astrologie, d’alchimie, de géographie et passe
beaucoup de temps à la grande bibliothèque d’Alexandrie où sont entreposés les
manuscrits les plus précieux de l’époque, tous traduits en grec, la langue du
savoir. C’est là qu’elle a lu l’Iliade d’Homère peint sur sept cents papyrus,
Démosthène et Sophocle, Euripide et Hésiode, Aristote. Elle sait parler l’arabe,
l’araméen, le syrien, le crétois, le nabatéen, le mède et l’arménien, le grec et le
latin. On lui a enseigné la musique, la lyre, la harpe, le chant. « Le charme de sa
voix était tel qu’elle gagnait tous ceux qui l’écoutaient… Elle était splendide à
entendre », raconte l’historien romain Dion Cassius.
Cette alliance de culture et de beauté en fait un être unique et
exceptionnellement séduisant. Plutarque disait : « Sa beauté n’était pas
remarquable ni propre à émerveiller ceux qui la voyaient, mais son commerce
familier avait un aspect irrésistible et l’aspect de sa personne joint à sa
conversation séduisante et à la grâce naturelle répandue dans ses paroles portait
en soi une sorte d’aiguillon. Quand elle parlait, le son même de sa voix donnait
du plaisir. Sa langue était comme un instrument à cordes dont elle jouait
aisément. » D’après Dion Cassius, c’était « la plus belle des femmes ».
Et c’est ce petit bijou de vingt ans qui se retrouve devant Jules César, le plus
grand homme de son époque, l’Imperator. Il a alors cinquante-deux ans. Lui
aussi, dans son genre, est parfaitement irrésistible. Il a tout conquis, mené toutes
les batailles, gagné tous les pays, séduit tous les hommes et toutes les femmes. Il
est grand, svelte, élégant. Un homme sec, tout en muscles, un corps d’athlète
entraîné au combat. Un beau visage bien structuré aux pommettes saillantes, un
vaste front, une bouche aux lèvres minces, des yeux noirs, vifs et perçants. Il
ressemble à un aigle.
C’est un homme couvert de gloire et de femmes. Sa mère d’abord, Aurelia,
la matrone romaine dans toute sa splendeur, qui a éduqué son fils de sorte que
cet enfant frêle devienne maître de lui-même et des autres. Cornelia ensuite, la
fille de Cinna, qu’il aime et qu’il épouse alors qu’il n’a que seize ans. Cornelia,
son seul mariage d’amour, avec qui il est heureux près de quinze ans avant
qu’elle ne meure de maladie, en 69 avant Jésus-Christ, l’année de naissance de
Cléopâtre. On dit que César l’aimait tant qu’il fit l’amour à son cadavre. Elle lui
laisse leur fille chérie, Julia, qui épousera plus tard Pompée, le grand rival avec
qui César veut s’allier. Mais Julia mourra en couches à vingt ans, laissant son
mari et son père réunis pour la dernière fois, dans la douleur. César conclut
ensuite des unions stratégiques : Pompéia, proche du consul Crassius, qu’il
n’aime pas et finit par répudier, Calpurnia, pour son argent – c’est la femme la
plus élégante de Rome, mais elle le laisse froid. Sans compter ses maîtresses,
Servilia, fille de Caton l’ancien, sa préférée, mère de Brutus qu’il aime comme
un fils, Mucia et toutes les autres, esclaves, patriciennes, nobles, filles de joie ou
de roi, femmes libres ou mariées, qui se donnent ou sont prises de force.
« César baisait beaucoup de femmes et aussi d’autres que le hasard lui faisait
rencontrer », selon Dion Cassius. Les méchantes langues romaines disent qu’il
est le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris. Pourtant, rien ne
prouve que César aimait les hommes, même si les mœurs sexuelles d’alors,
beaucoup plus libres qu’aujourd’hui, toléraient tous les plaisirs. Mais il était
connu que César, à l’âge de seize ans, avait séduit le roi Nicomède de Bithynie
lors d’un voyage à Gades, l’actuelle ville de Cadix. Ses ennemis au sénat s’en
servaient parfois et le traitaient de femme ou de « reine de Bithynie ».
Ce qui est certain, c’est que Jules César est aguerri aux jeux de l’amour et du
hasard. Sa réputation l’a suivi jusqu’à Alexandrie. Cléopâtre le sait et elle a bien
l’intention d’en profiter.
Malgré ses trente ans de moins, la jeune reine est également très douée.
Certes, elle n’a pas eu beaucoup d’histoires d’amour. Avant César, on ne lui
connaît que Gnaius, le fils de Pompée, qui gouvernait l’Égypte. Elle l’a
rencontré quand il est venu collecter l’or et le blé égyptiens et elle l’a trouvé
beau. Lui aussi est tombé amoureux, mais cela n’a pas duré, chacun étant repris
par son destin singulier.
Mais si le cœur de Cléopâtre n’a pas encore beaucoup palpité, elle a déjà une
grande expérience sexuelle. La sexualité fait partie de l’éducation d’une reine,
surtout avant Jésus-Christ. À cette époque, la culpabilité judéo-chrétienne n’est
pas encore tombée sur le monde. Le sexe n’est pas immoral, c’est une source de
jouissance nécessaire à l’équilibre de l’être humain et à sa bonne humeur. Le
sexe ne connaît ni Dieu, ni Freud, il reste à sa place, entre les jambes, et on peut
s’en servir de toutes les façons possibles sans que cela choque grand monde.
Au palais d’Alexandrie, il y a toujours un esclave disponible pour les jeux
érotiques. Et dès l’adolescence, Cléopâtre a été éduquée par les plus beaux et les
plus doués. Sensuelle et voluptueuse, elle a des dispositions certaines et le sexe
fait partie de sa vie.
C’est donc cette jeune femme brillante, belle et sensuelle, qui se retrouve un
soir de 48 avant Jésus-Christ devant Jules César, l’impérieux Imperator. Il est
fils de Vénus, elle fille d’Aphrodite. Cléopâtre sait que sa beauté et sa jeunesse
sont ses atouts majeurs pour séduire César. Elle veut lui plaire comme elle veut
vivre et régner. Il est celui qui rend tout cela possible. Elle le veut. Elle l’aura. Il
ne demande qu’à la prendre, lui qui a tant pris, tant vu, tant joui, lui qui arrive à
la fin de l’été, il ne peut qu’être séduit par ce printemps de Cléopâtre. « Elle était
splendide à voir et à entendre, capable de conquérir les cœurs les plus
réfractaires à l’amour et jusqu’à ceux que l’âge avait réfrigérés », écrit Dion
Cassius.
Cléopâtre est une fille qui couche le premier soir. Et ce n’est certainement
pas César, l’homme qui a franchi le Rubicon, qui va lui reprocher son audace.
Elle est toute menue dans ses bras puissants, elle est peut-être reine mais c’est
aussi son esclave. La situation est terriblement excitante. César prend la jeune
Égyptienne, Cléopâtre met Rome à ses pieds.
Le plaisir est au rendez-vous, et même, plus rare, l’amour, qui naît vite entre
les deux amants. Dans les bras de César, Cléopâtre rentre d’exil et retrouve son
royaume. Alea jacta est : le sort en est jeté.
Au matin, quand Ptolémée XIII comprend que sa sœur a couché avec César,
il est fou de rage. Il sait qu’il a perdu la bataille, que Cléopâtre a triché, qu’elle
avait une carte maîtresse. Dans la lutte qui les oppose pour le pouvoir, elle a
gagné. L’Imperator, lui, ne veut pas d’histoires. Il rétablit le frère et la sœur
ensemble sur le trône, suivant le testament de leur père, souhaitant qu’ils règnent
en harmonie. Et il les marie selon la tradition égyptienne qui légitime l’inceste
entre époux royaux. Considérés d’essence divine, ils doivent procréer pour
assurer la pureté de leur descendance. Leur couple représente sur terre celui
d’Isis et Osiris, les dieux bienfaiteurs. Obligés de se plier à la volonté de César,
Ptolémée et ses conseillers obtempèrent mais ils ne pensent qu’à se débarrasser
du Romain et de la nouvelle reine.
Ils envisagent d’abord d’empoisonner César. Un esclave est chargé de lui
verser un verre de vin assaisonné de venins particulièrement puissants. S’il boit
la coupe, il tombera raide mort. Mais l’Imperator a ses espions et l’un d’eux
déjoue le complot. La fine équipe fomente ensuite une révolte du peuple contre
Cléopâtre la traîtresse, celle qui fornique avec un Romain.
Les Égyptiens supportent mal la domination romaine, il est donc facile
d’attiser la haine du peuple d’Alexandrie contre César et sa « catin ». La guerre
civile gronde. Le chef de l’armée aux ordres de Ptolémée XIII rassemble la flotte
égyptienne dans le port d’Alexandrie. César ordonne qu’on y mette le feu. Les
flammes ravagent les bateaux et gagnent la ville, atteignant malheureusement la
grande bibliothèque. Le bâtiment s’embrase et les manuscrits originaux
d’Aristote, d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide sont perdus à jamais. Une
tragédie pour le monde et pour Cléopâtre, qui en pleure de rage et de tristesse.
Finalement, l’armée égyptienne affronte les légions de César. La dernière
bataille a lieu au sud d’Alexandrie, sur le Nil. L’armée romaine anéantit les
soldats égyptiens qui s’enfuient en barque quand ils le peuvent. Ptolémée XIII se
jette à l’eau pour échapper aux glaives romains mais le jeune pharaon, entravé et
alourdi par son armure, coule au fond du Nil. Il a quatorze ans. Il sera embaumé
selon la coutume, et son sarcophage déposé au tombeau des Ptolémées.
Cléopâtre ne porte pas le deuil de ce frère haï. Elle est tout entière tournée
vers la vie, car elle est enceinte de César. Est-il véritablement le père de
l’enfant ? Certains en doutent car, à cinquante-deux ans, César n’a eu jusqu’à
présent qu’une seule et unique fille, Julia, malgré une vie sexuelle trépidante et
un grand désir de se reproduire. La jeune reine avait-elle la duplicité nécessaire
pour se faire engrosser par un autre et attribuer la paternité à l’Imperator ? De
l’avis de tous les historiens, c’est un grand stratège et une manipulatrice capable
de tout. À moins que les dieux, séduits par un tel couple, n’aient décidé de
stimuler la fertilité défaillante de César…
Cléopâtre a de grands projets pour l’enfant à venir. Elle le voit régner en
maître sur l’Orient et l’Occident, comme en rêvait Alexandre le Grand. C’est
cela que son couple avec César symbolise et doit réaliser, réunir ces deux
mondes et, pourquoi pas, choisir comme capitale Alexandrie ?
Cléopâtre est ambitieuse et elle exhorte César, qui voit déjà grand, à aller
encore plus loin. Ne sont-ils pas des dieux descendus sur terre ? Cléopâtre pense
et agit comme tel, pas comme le commun des mortels. Dans le monde égyptien,
très ritualisé, la divinité et l’invisible sont fortement présents et cette ouverture
vers l’au-delà pousse vers l’infini.
César doit retourner à Rome où on le réclame, mais avant de rentrer, l’heure
est à la douceur de vivre. Cléopâtre a déjà montré à son amant les beautés et les
richesses d’Alexandrie, la plus grande et la plus belle ville du monde antique,
bien avant Rome et Athènes. La cité et ses alentours abritent une population
cosmopolite de près de huit cent mille âmes. On y croise des Grecs, des Juifs,
des Syriens, des Africains, mais aussi des Germains et les fameuses légions
romaines. On y entend toutes les langues et on y prie aussi bien les dieux grecs
qu’égyptiens.
Le palais situé sur la presqu’île de la Lochias, tout près du port, s’ouvre sur
une vaste esplanade qui borde la mer jusqu’à l’île de Pharos, de l’autre côté de la
baie, où est construite la septième merveille du monde, le phare d’Alexandrie.
Haut de cent trente mètres, bâti en pierre blanche, surmonté d’une statue de
Zeus, il est visible par les bateaux dans un rayon de plus de cinquante
kilomètres. Ses feux sont allumés et entretenus toute la nuit.
César s’est longuement recueilli devant le tombeau de son idole, Alexandre
le Grand, fondateur de la ville qui porte son nom. Cléopâtre veut maintenant lui
faire découvrir la grande Égypte et organise pour lui une croisière sur le Nil. Elle
fait apprêter son bateau, aussi luxueux et confortable que son palais.
C’est une longue embarcation à fond plat qui file sur l’eau grâce aux coups
de rames de dizaines d’esclaves et à ses grandes voiles de lin pourpres. Sur le
pont on trouve, édifiés en bois de cèdre, la chambre royale, tendue de soieries
féeriques et richement décorée, avec tout le mobilier nécessaire à la toilette de
Cléopâtre ; la salle des banquets, où sont servis les mets les plus délicieux dans
de la vaisselle d’or ; les sanctuaires d’Aphrodite et de Dionysos, où rendre grâce
aux dieux de toute cette beauté. Nombre de serviteurs sont à bord pour répondre
aux moindres désirs des rois. Des dizaines de petits bateaux les suivent, chargés
des victuailles et de tout ce qui est nécessaire à leur bon plaisir.
Pendant presque deux mois, César et Cléopâtre vont ainsi voguer, la plupart
du temps tendrement enlacés sur le pont, allongés sur une couche de coussins
sous un dais qui les protège du soleil, en permanence rafraîchis par des esclaves
qui agitent des éventails multicolores en plumes d’autruche, distraits par des
danseuses et des joueurs de flûte, de luth et de harpe, des coupes pleines de fruits
et des amphores remplies de vin à portée de main et de bouche. Ils vont remonter
le Nil jusqu’à Assouan.
César est le premier Romain à être bouleversé par la grandeur des
Pyramides, à être ému par la majesté et le mystère du Sphinx, à s’émerveiller
devant les sites de Karnak et de Louxor. Il n’a jamais rien vu de plus beau ni de
plus grand. La civilisation égyptienne empreinte de spiritualité surpasse tout ce
qu’il connaît. Fascinante Égypte. « L’Orient captif avait subjugué son farouche
vainqueur », écrit le poète Horace.
À chaque halte, Cléopâtre est accueillie et célébrée comme la grande reine
qu’elle est, comme une déesse faite femme. Elle montre également sa propre
grandeur à César définitivement conquis par cet alter ego.
Mais leur voyage se termine et César, absent depuis presque deux ans, rentre
à Rome où des troubles ont éclaté. Il laisse des soldats à Alexandrie pour veiller
à la sécurité de Cléopâtre, seule sur le trône, remariée par respect de la coutume
à son plus jeune frère Ptolémée XIV qui, âgé d’une dizaine d’années, ne risque
pas de lui faire de l’ombre. Il part avec l’intention de la faire venir à Rome avec
l’enfant qui doit naître bientôt. La reine égyptienne terminera seule sa grossesse.
César rentre en passant par la Syrie et l’Asie Mineure ; il en profite pour
soumettre les populations qu’il trouve sur sa route. « Veni, vidi, vici », dira-t-il
pour résumer son voyage de retour.
À Rome, il est accueilli comme le grand conquérant qu’il est. Il retrouve son
épouse Calpurnia, qu’il abandonne même quand il est là. Il reprend le pouvoir
confié à son plus fidèle lieutenant, Marc Antoine, qui en a usé et abusé au point
de susciter haine et colère. Il reprend les choses en main, content d’être à
nouveau chez lui. Ses partisans sont suffisamment nombreux au sénat pour
qu’on lui accorde tous les pouvoirs dans tous les domaines. La puissance de
César inquiète les partisans de la République, en tête desquels Cicéron qui craint
le retour de la tyrannie.
Pendant ce temps, à Alexandrie, Cléopâtre accouche seule, le 22 juin 47.
C’est un garçon ! Le rêve de Jules César. Elle l’appelle Césarion, futur trait
d’union, croit-elle, entre l’Orient et l’Occident. L’Imperator, ravi, en manque de
son amour et désireux de connaître son fils, les fait tous deux venir à Rome. Il
les veut à ses côtés pour son triomphe, une cérémonie qui doit célébrer ses
victoires en Gaule, en Égypte et en Afrique. Une longue parade est organisée, où
doivent être montrés au peuple tous les trophées gagnés aux vaincus :
prisonniers, animaux, plantes inconnues à Rome ou simplement coffres remplis
d’or. Les fêtes sont prévues entre le 20 septembre et le 1er octobre. Cléopâtre,
reine d’Égypte, et son fils sont les plus belles prises de César ; eux aussi seront
présentés à la plèbe romaine.
Cléopâtre n’a que le temps de se remettre de ses couches et de préparer son
voyage. Elle prend la mer avec Césarion et ses proches conseillers sur un
vaisseau escorté d’une armada de bateaux où sont parqués les prisonniers
égyptiens qui devront défiler au triomphe de César. Parmi eux, sa sœur, Arsinoé,
qui voulait sa perte et qui va devoir déambuler dans les rues de Rome, les
chaînes aux pieds. Cléopâtre emmène avec elle des gazelles, des chameaux, des
lions, des flamants roses et une girafe, propres à impressionner les Romains qui
n’en ont jamais vu.
Quand elle arrive, en juillet 46, la foule est venue en masse sur les bords du
Tibre pour la voir. Cléopâtre est une star, tous ont entendu parler d’elle, pas
toujours en bien. À Rome, elle est la putain d’Alexandrie, la catin d’Égypte, le
serpent du Nil. Pour l’historien Plutarque, elle est la « putain couronnée ». Pour
César, elle est la reine d’Égypte et de son cœur. Il est venu accueillir celle qu’il
aime et qu’il est si fier de montrer aux Romains. Il prend aussitôt Césarion dans
ses bras et le brandit au-dessus de la foule, le reconnaissant ainsi comme son fils.
Il installe mère et fils dans une superbe villa au bord du Tibre. Il vit dans une
maison à côté avec sa femme officielle, Calpurnia, bien obligée de faire contre
mauvaise fortune bon cœur. Calpurnia a trop l’habitude de ne pas être la
première dans le lit de César pour en vouloir à Cléopâtre qui devient la reine du
Tout-Rome et voit défiler devant elle tout le gratin romain.
Lors de la cérémonie du triomphe, elle prend sa place dans la parade,
allongée avec son fils sur une litière d’or escortée par des centurions. Même s’il
l’aime, César a voulu la faire figurer parmi ses prises de guerre, lui rappelant
ainsi qu’elle est sa captive. Mais Cléopâtre sait se montrer royale, même quand
les circonstances sont contre elle, et elle séduit la plèbe par sa majesté. De plus,
elle a suffisamment de sens politique pour comprendre le choix de César, qui
apparaît tel un dieu sur son char d’or d’apparat, tiré par quatre chevaux blancs. Il
porte la couronne de lauriers. Il a revêtu la toge pourpre des rois, un sacrilège
pour ses opposants qui, dans la foule, aiguisent déjà leurs couteaux contre celui
qu’ils accusent d’être un tyran.
Le triomphe de César est aussi la défaite de Vercingétorix. Celui qui a été le
chef de toutes les Gaules est un trophée de choix, exposé à la foule, enchaîné sur
un char, profondément humilié. Cet homme de seulement vingt-cinq ans sera
décapité à la fin de la cérémonie et sa tête offerte sur un bouclier à César devant
une foule en délire. Les Romains ne sont pas des tendres.
Quand il ne triomphe pas et ne guerroie pas, César construit. L’Imperator a
bien l’intention d’importer à Rome le génie égyptien. Il a voulu que l’astronome
Sosigène fasse partie du voyage de Cléopâtre. Avec lui, il élabore le calendrier
julien, celui que nous connaissons aujourd’hui, qui suit la course du soleil et
décompte l’année en trois cent soixante-cinq jours. Il prend effet le 1er janvier
45. César veut aussi faire construire une grande bibliothèque semblable à celle
d’Alexandrie, qui sera un centre d’études où l’on viendra consulter les
manuscrits des plus grands penseurs. Il fait édifier la grande basilique Julia, en
mémoire de sa fille, et demande à sa belle Égyptienne de poser nue pour un
grand sculpteur de l’époque. La statue d’or est placée dans le temple de Vénus
Génitrix, ascendante supposée de Jules César.
Très impressionné par l’Égypte, il initie le peuple romain à ses rites, ne cesse
de vanter la beauté d’Alexandrie et le raffinement supérieur de l’Égypte. Il
agace.
L’Imperator passe la plupart de ses nuits auprès de Cléopâtre, rejoignant
Calpurnia au matin.
Mais il doit bientôt repartir guerroyer en Espagne où le fils de Pompée a
lancé une offensive pour venger son père. Il confie Cléopâtre et Césarion à son
fidèle Marc Antoine jusqu’à son retour victorieux, quelques mois plus tard.
Nouveau triomphe. Cette fois, le sénat le nomme dictateur à vie le 14 février 44.
Jusqu’où va-t-il aller ? s’inquiètent les partisans de la République. Cléopâtre
le pousse à conquérir les sommets et lui promet l’or égyptien pour y parvenir.
Elle veut qu’il se fasse roi pour régner sur les peuples conquis. César commence
à y penser sérieusement et cela se sait. Certains, dont Marc Antoine, s’amusent à
lui mettre une couronne sur la tête lors de diverses manifestations. Ses partisans
applaudissent, mais le peuple et les sénateurs n’apprécient pas. Ils sont
maintenant une soixantaine à envisager de se débarrasser de lui. Un complot se
trame dans l’ombre et l’ambiance s’alourdit autour de César qui ne voit rien
venir. Sa femme Calpurnia a un mauvais pressentiment. Elle a des visions. Elle a
vu du sang versé, beaucoup de sang, celui de César. Elle le met en garde, mais il
n’en a cure. Poussé par Cléopâtre, il est maintenant décidé à demander au sénat
de le nommer roi. Il veut faire cette demande le 15 mars 44, même si les
auspices l’ont prévenu que les ides de mars ne lui étaient pas favorables.
Cléopâtre est ravie. Enfin, grâce à son influence, il se décide à réclamer son dû.
Le jour dit, César sort de chez lui vers dix heures du matin. Calpurnia, qui,
une fois encore, a fait un cauchemar où elle l’a vu mort, a tout tenté pour le
retenir. César a failli se laisser convaincre mais Brutus, qu’il aime comme son
fils et dont il ne soupçonne pas la participation au complot, vient le chercher et
lève son inquiétude. Il est onze heures quand il pénètre au sénat. Marc Antoine,
normalement à ses côtés, est retenu à l’extérieur sur un prétexte futile. César est
seul face à ses assassins. Il reçoit un premier coup de couteau, puis un
deuxième ; en tout, vingt-trois lames transpercent son corps. L’Imperator, qui a
eu le temps de reconnaître Brutus parmi les conjurés, se voile le visage avec le
pan de sa toge et se laisse tomber sur le sol. Sa mort est conforme à celle qu’il
avait souhaitée un jour devant des amis, « subite et inattendue ». Jules César
meurt à cinquante-six ans en ayant tout connu du monde et tout vécu.
La nouvelle de la mort de César traverse Rome comme une onde de choc qui
atteint vite Cléopâtre. La reine d’Égypte est désespérée. Son rêve s’écroule.
Celui qui l’aimait et la soutenait n’est plus. Le père de Césarion est mort. Que
va-t-elle devenir ?
Mais elle ne se laisse pas aller à ses états d’âme. Très vite, son instinct de
conservation reprend le dessus. Pas question de rester à Rome où la colère des
Romains pourrait se retourner contre son fils et elle. Le temps de rassembler ses
affaires et de réunir sa cour, elle fait voile vers Alexandrie. Au passage, elle se
déleste de son frère-époux fantôme, Ptolémée XIV, en le faisant empoisonner. Il
avait près de quinze ans et aurait pu devenir rapidement gênant. Arsinoé croupit
dans une prison à Éphèse. La route est dégagée devant elle. Cléopâtre n’a plus
qu’à aller de l’avant. Elle est restée deux ans à Rome mais elle ne manquera à
personne. « Je ne suis pas fâché du brusque départ de la reine », écrit Cicéron.
Après l’assassinat du dictateur, Rome est à nouveau la proie du conflit qui
oppose les césariens et les anti-césariens, partisans de la République. Marc
Antoine prend la tête des premiers. Son objectif est d’éliminer les assassins de
César qu’il poursuit à travers tout l’Empire romain.
Pendant ce temps, Cléopâtre retrouve son trône égyptien. Elle se réveille
seule dans sa chambre du palais de la Lochias. Son retour a été bien accueilli à
Alexandrie. Le peuple et les grands prêtres qui craignaient que César ne
devienne roi d’Égypte ne sont pas mécontents de sa disparition.
Mais la jeune reine s’interroge sur son avenir. Elle rêvasse en regardant le
dôme qui surmonte son lit, où sont peintes les douze constellations zodiacales.
Cléopâtre, qui est née durant l’hiver 69 avant Jésus-Christ, est placée sous le
signe du Capricorne, ascendant Sagittaire. Quelle sera sa trajectoire ? Ouseros, le
grand prêtre, lui a prédit un destin grandiose. Avec la mort de César, elle perd
son principal soutien à la tête de la très riche Égypte toujours très convoitée. Qui
va gagner, des pro- ou des anti-César ? Cléopâtre se garde bien de prendre parti.
Et que va devenir Césarion ? Certes, il est déjà pharaon, mais sa couronne
est fragile. Ce n’est pas lui, l’enfant égyptien, que Jules César a choisi comme
héritier. L’Imperator a désigné un Romain pour lui succéder : Octave, son petit-
neveu. Personne n’avait songé à ce jeune homme souffreteux. Seul César a su
détecter les immenses qualités qui vont faire de lui le premier empereur romain,
le grand Auguste.
Mais celui que le peuple de Rome aime, malgré ses débauches, c’est Marc
Antoine, piètre politique mais grand guerrier. Octave et Marc Antoine s’allient
contre les anti-césariens. Définitivement victorieux lors de la bataille de
Philippes en novembre 42, ils se partagent le monde : à Octave l’Occident, à
Marc Antoine l’Orient et sa plus belle perle, l’Égypte.
Cléopâtre sait maintenant qui est son nouveau maître. Il lui faut partir en
conquête. À vingt-six ans, elle est au summum de sa beauté. Elle n’ignore pas
qu’elle plaît à Marc Antoine. Elle l’a maintes fois croisé à Rome, où il venait
souvent la voir dans sa villa. Certaines mauvaises langues disent même qu’ils
ont déjà été amants. Elle avait quatorze ans quand ils se sont vus pour la
première fois : Marc Antoine était présent lors de l’assassinat de sa sœur aînée
Bérénice par son propre père, Ptolémée l’Aulète, qui l’avait égorgée parce
qu’elle voulait prendre sa place sur le trône. Le Romain avait été frappé par la
beauté de la jeune fille et, revenu à Rome, il en avait fait l’éloge.
Né le 14 janvier 83, il a quarante ans, quatorze ans de plus qu’elle, et il est
Capricorne comme elle. Il a longtemps été le second de César. Mais s’il est
dévoué et se montre un formidable orateur, Marc Antoine est dénué de tout sens
politique. Sa gestion de la ville s’est avérée lamentable. Même s’il se veut
stoïcien, c’est avant tout un épicurien. Il a un riche tempérament, capable de
guerroyer, de festoyer et de trousser garçons et filles des nuits entières. Il aime le
plaisir sous toutes ses formes et parcourt Rome jusque dans ses bas-fonds,
toujours en quête d’excès en tout genre, avec sa cour d’acteurs et de prostituées.
Les femmes sont folles de lui. Il est vrai qu’il est beau comme un dieu, ce fils
d’Hercule, avec son corps puissant et musclé, ses cheveux noirs et bouclés, sa
bouche pulpeuse. Il est sensuel et sans entraves, fougueux et courageux.
Marc Antoine s’est installé en Grèce, à Éphèse, où il s’amuse à apparaître
comme une incarnation du dieu Dionysos. Il n’a peur de rien et surtout pas de
choquer, capable de parcourir la ville nu sur un char tiré par des lions. Il aime le
luxe et le stupre. C’est un jouisseur, détesté par les austères, adoré par tous les
autres. Pour Cléopâtre, irrésistible.
Mais elle n’a jamais eu l’intention de résister. L’occasion de déployer ses
talents va bientôt lui être donnée. Marc Antoine fait le tour des provinces
romaines dont il est le nouveau propriétaire. À l’été 41, il s’installe à Tarse, alors
en Cilicie, aujourd’hui en Turquie. Il veut voir la reine d’Égypte pour s’assurer
de leur alliance mais, conscient qu’on ne convoque pas une reine, il lui envoie un
émissaire, Dellius, pour la convaincre de venir. Dellius déploie toute sa
séduction pour qu’elle accepte de faire le voyage. Le rusé, admiratif devant la
beauté et l’esprit de son hôtesse et sachant la faiblesse de Marc Antoine pour le
beau sexe, ose même lui conseiller « d’aller en Cilicie parée de tout ce qui
pouvait relever ses charmes ».
Cléopâtre a bien compris qu’elle doit compter sur sa beauté pour décrocher
ce gros lot de Marc Antoine. Après tout, si cela a marché avec César, pourquoi
pas avec son fidèle lieutenant ? Elle se fait belle. Le cérémonial a lieu
quotidiennement. Pas un seul jour où la reine d’Égypte ne renonce à éblouir.
D’abord le bain dans une petite piscine où coule une eau chaude et parfumée.
Des pétales de rose sont jetés à foison autour d’elle. De l’encens disposé un peu
partout parfume délicieusement l’air. Autour d’elle, des esclaves prêts à
répondre à ses moindres désirs. Ses deux préférées, ses suivantes Iras et
Charmion, ne la quittent jamais. Ce sont elles qui l’essuient quand elle sort de
l’eau. Ensuite vient le massage où son corps entièrement épilé est oint d’huile
parfumée.
Les sous-vêtements n’existent pas ; Cléopâtre revêt une longue robe de lin
retenue par une broche précieuse, qui épouse son corps et découvre joliment sa
belle poitrine et ses bras ravissants où s’enroulent des serpents d’or. La reine est
couverte de bijoux, autour du cou, aux oreilles, aux poignets, aux chevilles :
perles de toutes tailles, pierres d’améthyste, de lapis-lazuli, de turquoise… Ses
pieds sont aussi chaussés de sandales incrustées de pierreries.
Le maquillage des yeux est essentiel. Le khôl noir élaboré à base de plomb
recouvre largement les sourcils et s’étire au maximum sur les tempes. La
paupière et le contour de l’œil sont enduits de poudre de malachite verte. Ainsi
fardés, les yeux apparaissent comme des diamants et donnent un regard
fascinant. Les lèvres sont frottées de pétales de rose rouge.
La perruque, signe de noblesse, composée d’une multitude de petites tresses
fines où sont incorporées des pierres précieuses, est ensuite posée sur sa tête.
Cléopâtre est parée. Elle porte sa beauté comme une armure, prête à affronter le
monde et à le vaincre.
Bien que convoquée, elle se rendra devant le Romain comme la grande reine
qu’elle est. Cléopâtre a un sens inné de la mise en scène. Quand son bateau
arrive dans le port de Tarse, toute la population accourt voir le prodige que le
grand historien Plutarque raconte ainsi : « Un navire à la proue dorée, les voiles
de pourpre et les avirons d’argent. Le mouvement des rameurs est cadencé au
son des chalumeaux et des cithares. La reine, elle-même parée telle qu’on peint
Aphrodite, est couchée sous un pavillon tissé d’or, et des enfants ressemblant
aux amours des tableaux, debout à ses côtés, jouent de l’éventail. Des servantes
de toute beauté, costumées en néréides et en grâces, sont, les unes au gouvernail,
les autres aux cordages. Les rives du fleuve embaument de l’odeur des parfums
qu’on brûle sur le vaisseau… Un bruit se répand que c’est Vénus qui, pour le
bonheur de l’Asie, vient se divertir chez Bacchus. » C’est ce qui s’appelle une
entrée ! Seul Hollywood, bien plus tard, sera capable de reproduire cette scène à
l’identique dans le film Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz.
Cléopâtre, c’est la magie hollywoodienne au quotidien, les mille et une nuits
tous les jours.
La belle sait impressionner son monde. Une fois arrivée, pas question de se
déplacer jusqu’à Marc Antoine. C’est à lui de venir vers elle et, pour ce faire,
elle l’invite le soir même à un grand banquet avec ses meilleurs hommes.
Marc Antoine est trop curieux et avide de plaisirs pour refuser cette
invitation. Il ne le regrettera pas. Dès l’approche du bateau, il est saisi par la
beauté des lumières créées par une « multitude de flambeaux qui éclairent de
toutes parts, les uns suspendus au plafond, les autres attachés à la muraille, et qui
forment avec une admirable symétrie des figures carrées ou circulaires », comme
le raconte Plutarque.
Partout des brûle-parfums exhalent des senteurs exquises. Cléopâtre, vêtue
de voiles transparents, accueille Marc Antoine. Tous deux prennent place côte à
côte, allongés sur un triclinium, un lit spécialement conçu pour les banquets,
luxueusement décoré. Ils sont imités par tous les invités qui les entourent. Des
esclaves magnifiques et dévêtus posent sur les tables basses disposées autour
d’eux des plats d’or remplis de mets rares et raffinés, le tout accompagné de vin
à volonté. Des danseurs et musiciens distraient l’assemblée. La soirée est
délicieuse. Marc Antoine se régale et s’émerveille de la beauté et de la richesse
de son hôtesse. Il n’y a pas de doute, elle sait recevoir. Et elle est vraiment
ravissante. Il repart à l’aube, couvert de cadeaux apportés d’Alexandrie,
enchanté par tous ces sortilèges.
Cléopâtre renouvelle son invitation dès le lendemain avec le même faste.
Quand Marc Antoine s’étonne de cette dépense, elle fait venir un serviteur et lui
demande de verser du vinaigre dans sa coupe. L’historien Pline l’Ancien raconte
la suite : « Elle portait à ses oreilles des bijoux extraordinaires, un chef-d’œuvre
de la nature vraiment unique. Alors que Marc Antoine se demandait ce qu’elle
allait faire, elle détacha l’une des perles, la plongea dans le liquide et lorsqu’elle
fut dissoute, l’avala. » Cléopâtre vient de boire environ dix millions de sesterces,
l’équivalent de trente mille euros.
Démonstration est faite de son immense fortune et de sa prodigalité, qui ne
sont pas les moindres de ses charmes. Marc Antoine comprend bien qu’elle est
prête à accomplir tous ses désirs en échange de sa protection rapprochée. Il ne
demande que cela. Mais elle le fait attendre – pas longtemps, quelques jours
seulement, le temps d’émousser ses sens déjà hautement inflammables, qu’il
comprenne bien les enjeux de leur alliance. Avec Marc Antoine, Cléopâtre veut
raviver son rêve d’unir l’Orient et l’Occident. Son ambition ne l’a pas quittée.
Elle a juste changé de monture.
Quand elle sent qu’il a compris et qu’il s’engage à porter son rêve avec elle,
elle se donne à lui. Leur rencontre sexuelle est explosive. Et, elle ne l’avait pas
prévu, son cœur, tout autant que son corps, s’embrase pour ce Romain.
Elle exige un premier gage d’amour : éliminer sa sœur Arsinoé dont elle
craint le retour vengeur. Alors, pour lui plaire, Marc Antoine va à Éphèse tuer
cette femme malheureuse et oubliée de l’histoire. C’est un cadeau digne des
Ptolémées, dynastie incestueuse et assassine où le macabre côtoie en
permanence la magie orientale. D’emblée, Cléopâtre lui a demandé de
commettre le pire pour être sûre qu’il est digne du meilleur.
Elle rentre à Alexandrie en laissant à Tarse un Marc Antoine amoureux. Il
promet de la rejoindre en Égypte après avoir réglé quelques affaires, notamment
en Syrie. Il arrive durant l’hiver 41 et leurs retrouvailles sont torrides. Cléopâtre
a compris que le très libertin Marc Antoine n’est enchaîné qu’à ses sens et elle
fait tout pour les déchaîner. Le sexe mais aussi le jeu, la pêche, la chasse, la
danse, tout ce qui exalte, sans oublier les plaisirs de l’esprit que la très
intelligente Cléopâtre sait dispenser au bon moment. Elle lui fait goûter la « vie
inimitable », une philosophie venue de Grèce où l’on prône la jouissance de
l’esprit et du corps de toutes les façons possibles et imaginables. Ceux qui
s’adonnent à cette vie de plaisirs se nomment les Inimitables. Cléopâtre réunit un
petit groupe de douze Inimitables, autant d’hommes que de femmes, tous
intelligents, instruits et beaux. Débats, ébats, partouzes : toutes les combinaisons
sont possibles dans un ballet qui finit en apothéose orgasmique.
Décidément, Marc Antoine adore l’Égypte et ses pyramides de
divertissements. Féru des philosophes grecs qu’il a longtemps étudiés à Athènes,
il apprécie de disserter pendant des heures avec Cléopâtre sur les textes de
Platon ou d’Aristote. La belle occupe son corps et son esprit. Et la nuit, quand ils
ont fait le tour des plaisirs au palais de la Lochias, ils se déguisent en simples
Égyptiens et s’égarent dans les rues d’Alexandrie où ils s’enivrent et font
l’amour contre le mur ou à même le sol avec des garçons ou des filles qui n’ont
que le mérite d’être beaux et de les avoir croisés.
Cette vie de grande volupté dure un an. Le temps pour Cléopâtre de tomber
enceinte. Mais il est écrit qu’elle accouchera seule de ses enfants car, au
printemps 40, Marc Antoine l’abandonne pour rentrer à Rome où son rival,
Octave, est en train de prendre la place qu’il a laissée vacante.
À l’automne, elle met au monde des jumeaux, Cléopâtre Séléné, la Lune, qui
deviendra un jour reine de Numidie, et Alexandre Hélios, le Soleil, qui régnera
sur l’Arménie. Ils auront trois ans quand ils feront la connaissance de leur père,
en 37. Pendant ces trois années, Marc Antoine guerroie et finit par se réconcilier
avec Octave, qui scelle leur amitié en lui donnant comme épouse sa sœur
Octavie. La vertueuse et charmante Octavie, la tempérance même, la générosité
et la douceur faites femme, est très loin de l’impétueuse et orgiaque reine du Nil.
Marc Antoine a un cœur d’artichaut et en tombe amoureux. Il lui fait deux
enfants, deux filles.
Quand Cléopâtre apprend le mariage de son amant, elle manque s’évanouir.
Inconstant Marc Antoine, capable de se donner entièrement et de l’abandonner
pour une autre ! Après avoir installé sa nouvelle famille romaine à Athènes, ville
où il a toujours été heureux, il revient à Rome où la situation se tend à nouveau
avec Octave, au point que les deux hommes sont au bord de la guerre civile. Il
doit bientôt repartir mettre de l’ordre en Syrie. Il part pour Antioche, en Turquie,
laissant sa famille derrière lui.
Est-ce le retour en Orient qui ravive sa flamme pour Cléopâtre ? Elle lui
manque terriblement. Il a fini par s’ennuyer avec la tendre Octavie, il recherche à
nouveau des émotions fortes. Quand Marc Antoine lui demande de le rejoindre,
Cléopâtre, vexée et déçue par sa trahison, refuse d’abord. Puis elle se ravise. Elle
l’aime toujours et elle se rend bien compte que, sans lui, son rêve de faire
d’Alexandrie la capitale de l’Orient et de l’Occident n’a aucune chance de se
réaliser.
Elle le retrouve donc comme il le souhaite, mais reste froide. S’il veut
qu’elle se réchauffe, Marc Antoine doit l’épouser et mettre dans la corbeille des
noces plusieurs pays orientaux qui devront plus tard revenir à Césarion. Cette
fois, pas question de coucher avant le mariage. Celui-ci est célébré à Antioche,
selon les rites égyptiens, à l’hiver 37. Marc Antoine et Cléopâtre se retrouvent
charnellement et conçoivent rapidement un troisième enfant, le futur Ptolémée
Philadelphe.
Puis Marc Antoine repart guerroyer contre les Parthes et, après une
campagne extrêmement dure, il finit par l’emporter et rentrer victorieux à
Alexandrie en 35. Entre-temps, il s’est définitivement fâché avec Octave quand
il a refusé de recevoir Octavie qui venait le rejoindre. Cléopâtre l’emporte sur
tous les terrains. Elle décide d’organiser un triomphe à Alexandrie pour son
amoureux, à la grande surprise des Romains qui ne comprennent pas pourquoi
Marc Antoine fête ses victoires en terre étrangère.
Peu de temps après, ils officialisent leur mariage devant le peuple égyptien.
Six trônes d’or sont installés, deux pour le couple royal, un pour Césarion et un
pour chacun de leurs trois héritiers. Marc Antoine en profite pour distribuer aux
quatre enfants royaux les pays nouvellement conquis. Là encore, le procédé
scandalise Rome qui considère que ces régions lui appartiennent et commence à
s’énerver sérieusement contre ce débauché de Marc Antoine pris dans les rets
lascifs de cette « putain égyptienne ».
Octave instrumentalise habilement la colère des Romains contre Marc
Antoine, ne manquant aucune occasion de le faire passer pour traître à la patrie.
Bientôt, la guerre devient inévitable entre les deux rivaux. Leur sort va se jouer
définitivement lors de la bataille d’Actium, en Grèce, le 2 septembre 31.
Cléopâtre a mis tous ses moyens en œuvre pour faire gagner son homme. Deux
cents vaisseaux égyptiens viennent appuyer sa flotte. Elle a pris place sur l’un
d’eux, témoin privilégié de cette bataille navale. Mais Marc Antoine a fait une
grande erreur stratégique en choisissant de se battre sur mer alors qu’il ne sait
gagner que sur terre. De plus, la chance est contre lui. La malaria décime son
armée et l’un de ses généraux passe à l’ennemi avec son plan de bataille.
Cléopâtre comprend que la situation tourne à leur désavantage et quitte le
combat, emmenant avec elle une soixantaine de bateaux. Quand Marc Antoine la
voit partir, il devient comme fou, saute dans une petite barque et vogue à sa
poursuite, abandonnant ses hommes qui, dépités, vont rapidement se rendre à
Octave.
« À peine a-t-elle cinglé en s’enfuyant qu’Antoine, noble victime de ses
enchantements, déploie les ailes de son vaisseau et, comme un insensé,
abandonne le combat au plus fort de la mêlée, et fuit sur ses traces. Je n’ai jamais
vu d’action si honteuse. Jamais l’expérience, la bravoure et l’honneur ne se sont
aussi indignement trahis », dit Scarus dans Antoine et Cléopâtre de Shakespeare.
Les deux amants se retrouvent au palais, vaincus. Leur bel amour est abîmé
par la défaite. Marc Antoine réalise qu’il a abandonné ses troupes et se voit
submergé par la honte puis par la déprime qu’il noie dans l’alcool et les
débauches de toutes sortes. Il forme même un groupe, « L’attente de la mort en
commun », réunissant tous ceux qui, aussi désespérés que lui, sont désireux de
profiter de la vie jusqu’à la lie.
Cléopâtre a vu son rêve s’effondrer et comprend que Marc Antoine n’a plus
longtemps à vivre. Il y a peu de chance pour qu’Octave épargne les jours de son
rival et ceux de Césarion, son fils adoré, celui du grand César, qui pourrait un
jour réclamer l’héritage paternel. Elle sait aussi qu’Octave voudra fêter son
triomphe à Rome et qu’il les fera défiler, ses enfants et elle, enchaînés devant les
Romains qui les détestent. Plutôt la mort que cette humiliation. À cette époque,
le suicide est considéré comme une sortie digne et il est souvent pratiqué par
ceux et celles qui se savent condamnés.
Cléopâtre veut rester maîtresse de sa vie et de sa mort. Mais comment
mourir ? Cette esthète ne veut pas d’une agonie qui l’abîme ou la déforme.
Douillette, elle ne veut pas souffrir longtemps. La reine d’Égypte fait
expérimenter tous les passages à trépas possibles sur des condamnés.
Finalement, c’est la morsure du serpent qui lui semble le mieux convenir à ses
ambitions funestes.
Bientôt Octave est aux portes d’Alexandrie. Il lui envoie un émissaire qui lui
propose un marché : la tête de Marc Antoine contre la vie sauve et le trône
d’Égypte pour ses enfants et elle. Le choix est cruel, car elle aime profondément
son amant, le père de trois de ses héritiers. Elle sait qu’il doit mourir. Mais pas
question de le livrer aux viles mains de son ennemi. Elle élabore donc un
stratagème : elle se réfugie avec sa suite dans le magnifique tombeau qu’elle
s’est fait construire près du palais et envoie un serviteur dire à Marc Antoine
qu’elle s’est donné la mort. Fou de chagrin, Marc Antoine, lui aussi conscient
qu’il n’y a plus d’avenir possible, se plonge un glaive dans le corps. Il est encore
agonisant quand Cléopâtre le fait transporter dans le tombeau où il meurt,
stupéfait par sa ruse, mais heureux dans ses bras.
Il était temps, Octave arrive. Il regrette la mort de Marc Antoine qu’il aurait
aimé ramener à Rome comme un trophée splendide. Il suffit d’une entrevue avec
lui pour que Cléopâtre comprenne qu’il ne lui épargnera pas d’être exhibée avec
ses enfants lors de son triomphe. Il ne lui reste donc qu’une issue glorieuse,
rejoindre Marc Antoine dans l’au-delà.
Octave lui a permis de revenir au palais où elle s’isole dans ses appartements
avec ses suivantes, Iras et Charmion. Le vainqueur pense s’être assuré qu’elle
n’a aucun moyen d’attenter à ses jours. Il ne sait pas que tout est prévu depuis
des semaines. Cléopâtre envoie l’une de ses femmes prévenir le charmeur de
serpents. Il arrive bientôt, avec un panier de figues. Les soldats qui gardent la
porte de la noble captive ne se doutent pas que sous les beaux fruits dorment des
serpents au venin mortel.
Cléopâtre veut être belle pour son dernier voyage et demande à ses suivantes
de la parer une dernière fois comme une reine. Fardée, vêtue d’une robe
somptueuse et couverte de bijoux, elle est prête à rencontrer et séduire Osiris. Il
ne faudra que quelques minutes aux serpents venimeux pour vaincre ce corps
magnifique et cette âme d’airain. Iras et Charmion la suivent dans la mort pour
la servir éternellement.
Cléopâtre meurt à trente-neuf ans, son rêve d’unir l’Orient et l’Occident
inaccompli. Après une vie de fastes et de passions, elle abandonne à Octave son
immense ambition. Césarion meurt étranglé sur ordre d’Octave. Il avait dix-sept
ans. Les trois enfants de Cléopâtre et Marc Antoine sont conduits à Rome, où la
douce Octavie va les élever comme une mère. Le futur Auguste, ému par leur
grandeur d’âme, ensevelit les deux amants côte à côte dans le même tombeau où
ils reposent pour l’éternité.
Messaline
L’insatiable
C’est peut-être la plus belle nuit de Catherine II de Russie. C’est une « nuit
blanche » magique et exaltante. Celle du 28 juin 1762. Un coup d’État vient de
porter sur le trône de Russie une jeune femme de trente-trois ans. Vive
l’impératrice Catherine II !
Dans la douceur du printemps de Saint-Pétersbourg, la nouvelle souveraine
apparaît devant le palais d’Hiver, revêtue d’un uniforme de capitaine de la garde,
le sabre au poing, devant une foule qui l’acclame. Elle rejoint Brillant, son pur-
sang préféré, et monte en selle avec l’aisance d’une grande cavalière. Autour
d’elle, les douze mille gardes qui l’ont portée au pouvoir attendent son signal
pour marcher sur Peterhof, le château où se trouve l’empereur Pierre III, son
époux, qu’elle vient de renverser et qu’il faut maintenant emprisonner.
Au moment de ranger son sabre, elle s’aperçoit qu’elle a oublié sa dragonne.
Un jeune officier remarque son embarras et lui tend la sienne. Il a dix ans de
moins qu’elle, il est bâti comme un géant et la nouvelle tsarine admire son
épaisse crinière et ses yeux admiratifs au regard pénétrant. Elle le trouve beau et
audacieux, il lui plaît. Mais ce n’est pas encore son heure. Emportée par la force
de l’événement, elle l’oublie aussitôt. Elle ne sait pas qu’elle vient de croiser
celui qui sera onze ans plus tard le grand amour de sa vie, Grigori Potemkine.
Pour l’instant, elle doit se débarrasser de son mari. Il l’a bien cherché.
Depuis six mois qu’il règne, le tsar Pierre III, en menant résolument une
politique pro-prussienne au détriment de la Russie, s’est mis à dos son peuple,
l’armée et une grande partie de la noblesse.
Récemment, lors d’un grand banquet destiné à célébrer l’alliance avec la
Prusse, Pierre III l’a violemment insultée, avant d’ordonner son arrestation. Il l’a
assignée à Peterhof, avec l’idée avouée de la remplacer par sa maîtresse,
Élisabeth Vorontsova, et de renier leur fils, Paul, dont il doute – légitimement –
qu’il soit bien de lui. Catherine a compris que sa vie était en danger. C’était lui
ou elle. Elle a décidé d’accélérer le coup d’État fomenté des mois plus tôt avec
son amant Grigori Orlov, qui a entraîné dans le projet ses quatre frères, tous
officiers de la garde.
Le coup d’État a réussi. Elle a gagné la partie. En l’apprenant, Pierre III
s’effondre, tente vainement de reprendre les rênes, avant d’abdiquer. Trois
semaines plus tard, il est assassiné par les frères Orlov qui plaident une mort
accidentelle dans une bagarre d’ivrognes. On ne saura jamais vraiment ce qui
s’est passé. Catherine explique officiellement qu’il est mort d’une « colique
hémorroïdale compliquée d’un transport au cerveau », ce qui suscite à la fois
l’indignation et l’hilarité dans toutes les cours d’Europe.
Catherine II est la quatrième femme à monter sur le trône de Russie depuis
l’immense Pierre le Grand. Après sa mort en 1725, il n’y a eu que des tsarines,
excepté le très court règne de Pierre III. Ce dernier succédait à sa tante
Élisabeth Ire, fille de Pierre le Grand, également arrivée au pouvoir par un coup
d’État.
Catherine II va être impératrice pendant trente-quatre ans. Son influence sur
la Russie sera si déterminante que Voltaire la baptisera Catherine le Grand. La
postérité retiendra « la Grande Catherine ».
Mais si elle aspire à cet avenir glorieux, ce 28 juin 1762, Catherine II est loin
d’en être convaincue. Elle sait qu’elle n’a aucune légitimité sur le trône impérial.
Elle n’est même pas russe. Elle est née allemande dans une petite principauté
germanique, la Poméranie, le 2 mai 1729. Son nom de naissance est Sophie
Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst, fille aînée de Christian-Auguste d’Anhalt-
Zerbst et de son épouse Jeanne-Élisabeth de Holstein-Gottorp.
Ses parents sont des aristocrates très éloignés de la cour. Son père, maréchal
des armées, a déjà quarante-deux ans quand il épouse une très jeune femme de
quinze ans, Jeanne. La future mère de Catherine est la cousine de Pierre de
Holstein, le petit-fils de Pierre le Grand, qui va devenir Pierre III de Russie et le
mari de sa fille. Très consciente de son rang, elle considère son mariage comme
une mésalliance et compte avoir des fils pour qu’ils redorent son blason. Elle est
donc cruellement déçue quand elle accouche de son premier enfant, une fille.
Catherine se sentira longtemps coupable de ne pas être un garçon et se
voudra toute sa vie aussi capable et compétente que n’importe quel homme.
D’ailleurs, lors de son coup d’État, considérant qu’elle prend le pouvoir et se
conduit comme un homme, elle revêt un uniforme masculin. C’est ainsi qu’elle
se fera représenter sur le tableau officiel qui relate cet événement.
Elle va grandir sans recevoir beaucoup d’affection de la part de ses parents.
Son éducation protestante est austère et rigide. Une chance pour la petite fille,
elle a une gouvernante française, Babette Cardel, qui l’aime bien et s’occupe
d’elle avec tendresse. Elle lui donne le goût de la langue et de la littérature
françaises qui ne la quittera jamais, la rendant définitivement francophile.
L’enfant solitaire se réfugie dans la lecture. Toute sa vie, on verra Catherine un
livre à la main. Elle est très intelligente, mais ses parents ne l’encouragent pas.
Un ami de sa grand-mère, séduit par ses capacités intellectuelles et sa maturité à
l’âge de l’adolescence, fera grief à sa mère de ne pas s’en occuper. Jeanne se
serait davantage souciée de l’éducation d’un fils.
Qu’importe ! Catherine se débrouille très bien toute seule. Curieuse, aimant
réfléchir, elle s’ouvre aux philosophes. Elle lit Plutarque, Tacite, mais aussi
Voltaire qui l’aide à penser par elle-même et avec qui, plus tard, elle entretiendra
une correspondance. Elle dévore les livres d’histoire et se fait, seule dans son
coin, une vraie culture politique.
La négligence parentale n’empêche pas la jeune fille d’avoir une grande joie
de vivre, dont profitent allègrement les camarades dont elle partage les jeux sur
la grande place de Stettin.
Elle n’envisage pas de quitter un jour sa province, mais on y pense pour elle
en très haut lieu, là où l’on décide des destins. Frédéric II, roi de Prusse et ami de
ses parents, aimerait bien hisser sur le trône de Russie une princesse allemande.
Et l’opportunité se profile. Sans enfants, Élisabeth Ire de Russie a désigné
comme héritier son neveu, le prince Pierre de Holstein, initialement destiné à
régner en Suède. Il faut lui trouver une épouse.
Élisabeth aussi aimerait bien une Allemande. Elle veut une jeune fille jolie
mais insignifiante, certainement pas brillante. Il ne faut pas qu’elle s’intéresse à
la politique. Son rôle sera avant tout d’assurer une descendance à la dynastie
Romanov.
Une demande est envoyée à Stettin. Jeanne, la mère de Catherine, n’en
revient pas. Voilà que cette fille qu’elle a délaissée jusque-là va lui amener la
reconnaissance dont elle rêvait ! L’adolescente n’a que quatorze ans mais elle est
très consciente de la chance qui passe, et elle a bien l’intention de la saisir. Le
destin est venu chercher dans cette province reculée une adolescente qui a ce
qu’elle appellera plus tard un « terrible appétit de gloire ». Impératrice de
Russie ! Voilà un rôle qui lui convient !
Mère et fille acceptent l’invitation à Saint-Pétersbourg. Le mari et père reste
en Poméranie. On se méfie de son franc-parler et de ses façons directes. Il
pourrait tout faire capoter si quelque chose lui déplaisait. Il embrasse sa fille, lui
souhaite bonne chance et lui conseille de se montrer obéissante et discrète. Ils ne
se reverront jamais.
Le voyage dure un mois et demi dans des conditions pénibles. Dieu sait s’il
fait froid en Russie au début du mois de janvier 1744, quand les deux femmes
partent pour Saint-Pétersbourg. Pendant ses six semaines passées dans une
diligence qui parcourt les étendues blanches de l’hiver, elles s’emmitouflent de
fourrures jusqu’aux yeux. Enfin, au fond du golfe de Finlande, dans la mer
Baltique, elles atteignent la capitale de la Russie.
C’est une apparition grandiose. Surnommée la Venise du Nord, Saint-
Pétersbourg a été construite sur pilotis, mais les habitants ont coutume de dire
qu’elle repose sur les dizaines de milliers de squelettes des malheureux serfs qui
ont souffert le martyre pour la bâtir. Le résultat est à la hauteur de leur
souffrance. C’est un joyau de pierres et d’eau qui émerveille. Comme Venise,
Saint-Pétersbourg est une ville qui témoigne du génie de l’homme et de son
besoin de grandeur et de beauté.
D’immenses bâtiments polychromes de style baroque, imaginés par des
architectes italiens, semblent nés des eaux tumultueuses de la Neva. La ville
s’étend sur les quarante-deux îles du delta du fleuve, reliées par des ponts. La
mer pénètre partout à travers les canaux qui irriguent Saint-Pétersbourg comme
un système sanguin. Seul Pierre le Grand, avec sa folie visionnaire, pouvait
imaginer une cité aussi majestueuse à cet endroit improbable. Pour mieux
l’imposer comme capitale du pays, l’empereur a donné l’ordre aux plus grandes
familles de la noblesse de s’y installer et d’y construire des palais somptueux qui
rivalisent de splendeur.
Quand Catherine et sa mère la découvrent, Saint-Pétersbourg est entièrement
prise dans les glaces de l’hiver. Il faudra attendre le printemps et le dégel pour
que la ville redevienne le grand port animé qui ouvre la route vers l’Europe
occidentale.
L’impératrice Élisabeth Ire attend les deux princesses allemandes au palais
d’Hiver, la demeure impériale qu’elle a fait bâtir et qui est aujourd’hui le musée
de l’Ermitage.
Catherine – qui s’appelle encore Sophie – n’a que quatorze ans, mais elle
perçoit parfaitement les enjeux de cette rencontre. Elle sait que si elle joue bien
sa partie, elle deviendra impératrice. Elle en rêve.
Elle a déjà le goût du pouvoir et a compris que pour l’obtenir, mieux valait
ne pas le montrer. Élisabeth ne le lui pardonnerait pas. La fille de Pierre le Grand
est elle-même montée sur le trône par la grâce d’un coup d’État, à l’âge de trente
et un ans. Catherine ne fera que répéter l’histoire.
Élisabeth est une femme de tempérament et de contrastes. Grande politique,
autoritaire et rusée, elle est aussi frivole. À sa mort, on retrouvera dans son
vestiaire douze mille robes dont la plupart n’ont été portées qu’une seule fois.
Élisabeth change de tenue deux ou trois fois par jour, ce qui ne l’empêche pas de
diriger les affaires de l’État d’une main de fer. Elle se distrait du pouvoir en
organisant de grands bals où souvent on se travestit, les femmes en hommes et
vice versa. Elle-même adore s’habiller de vêtements masculins qu’elle trouve
plus confortables.
Malheur à celle qui veut rivaliser avec elle. Coquette, elle est jalouse de la
beauté des autres femmes. Elle n’hésite pas à faire couper les boucles d’une
dame de compagnie qui arbore de trop beaux cheveux. Aucune femme de la cour
ne doit être coiffée comme elle, sous peine d’être humiliée en public, voire rasée.
Plus Élisabeth avance en âge, plus elle est impitoyable.
Quand Catherine la rencontre, elle a déjà cinquante ans et a beaucoup grossi,
mais cette grande blonde aux yeux bleus fait encore son effet : « Il était
impossible en la voyant pour la première fois de ne pas être frappé par sa
beauté », écrira Catherine dans ses Mémoires.
Élisabeth séduit autant qu’elle est séduite. Elle aime les hommes et enchaîne
les amants. Sa libido n’a d’égale que sa ferveur religieuse. Elle fréquente autant
les églises que les alcôves de ses favoris, souvent choisis dans le grand vivier de
la garde impériale. Elle anoblit et enrichit ses conquêtes, et Catherine fera de
même plus tard. Mais elle n’aime vraiment qu’un seul homme, Alexis
Razoumovski, un Cosaque. Impulsive, excessive, exubérante, colérique et
arbitraire, elle sait aussi se montrer intelligente et généreuse.
C’est cette femme toute-puissante qui décide du destin de Catherine.
L’adolescente comprend vite qu’il vaut mieux filer doux. Elle a déjà
suffisamment de sens politique pour laisser croire qu’elle est modeste et soumise
alors qu’elle est tout le contraire. Elle sait donner le change. Élisabeth est
contente de son choix. L’impératrice espère que sa protégée ne reculera pas
quand elle rencontrera celui à qui elle est destinée.
Car Pierre de Holstein est loin d’être un Prince charmant. Au premier coup
d’œil, il n’est vraiment pas beau. Au deuxième non plus. De santé fragile, il est
chétif, long comme l’ennui, pâle comme la mort, le visage d’autant plus ingrat
qu’il est marqué par la variole. Pas de quoi emballer une jeune fille de quinze
ans.
Pierre anime ce physique déplaisant avec un caractère qui l’est tout autant :
il est instable, infantile et capricieux. À dix-sept ans, il joue encore à la poupée et
passe une grande partie de son temps à organiser des défilés militaires avec ses
soldats de plomb. Il fait sonner la relève de la garde par des serviteurs, complices
de sa folie malgré eux. Gare aux soldats indisciplinés qui passent devant son
tribunal militaire. Pierre est sans pitié, organisant « pour rire » pendaisons et
autres supplices dont il retire un réel plaisir. Sa cruauté s’exerce aussi sur des
animaux, des chiens, des chats, qu’il aime torturer. Il se délecte autant de leurs
souffrances qu’il aime horrifier ses courtisans. Un jour qu’elle vient le visiter,
Catherine se retrouve face à un rat qu’il a pendu pour un délit imaginaire. Plus
tard, pendant son court règne, il se comportera de manière tout aussi insensée,
ordonnant à des soldats malades de guérir immédiatement.
Pierre a des excuses. C’était un enfant très malheureux et maltraité. Sa mère,
sœur aînée d’Élisabeth, est morte à sa naissance. Son père, qu’il a perdu à l’âge
de dix ans, a confié son éducation à un maréchal de la cour qui le traite
méchamment. Tout petit, Pierre est soumis aux privations et aux vexations. Il est
régulièrement battu et puni, parfois obligé de s’agenouiller pendant des heures
sur des pois secs. Son bourreau l’affame et l’oblige à regarder ses serviteurs
manger. L’enfant, plein de frustrations et de haine, se réfugie dans l’alcool dès
l’âge de onze ans.
Il reçoit ensuite une éducation militaire qui ne fait que renforcer ses failles
affectives, si béantes qu’il ne peut accéder pleinement à l’âge d’homme. Cette
éducation ne permet pas de développer une intelligence étouffée par les
maltraitances. C’est devenu un être déséquilibré, sadique, souvent brutal et
grossier dans son langage et ses actions. Ce grand héritier, promis dès la
naissance aux plus hautes fonctions, sera toujours un enfant malheureux
incapable de saisir le sceptre qui lui revient.
Initialement destiné à devenir roi de Suède, Pierre a été élevé dans la haine
de la Russie. Son idole est Frédéric II de Prusse. À la cour de sa tante Élisabeth,
il se sent étranger et garde ses manières allemandes. Converti contre son gré à
l’orthodoxie, il méprise le peuple russe, sa culture, sa civilisation, et continue de
s’habiller à la prussienne.
Il est donc satisfait d’épouser une Allemande, qui plus est sa cousine. Il lui
fait bonne figure, autant que possible, et se montre aimable avec celle qu’il
souhaite avoir pour complice face à tous ces Russes. Il la prévient aussi qu’il
s’agit d’un mariage politique et qu’il réserve son amour à l’une des filles
d’honneur de l’impératrice. Catherine s’étonne de ces confidences qui montrent
chez son futur époux un manque total de sens politique.
Elle est loin d’être séduite par Pierre, mais il est son chemin vers le trône, et
ce trône, elle le veut ! C’est son ambition qui la mène, pas son cœur.
Elle a un sursis avant le mariage : il n’aura pas lieu avant qu’elle soit
convertie à la religion orthodoxe. Elle s’y attelle de bonne grâce. Contrairement
à son époux, elle veut plaire au peuple russe et met toutes les chances de son
côté. Elle apprend le russe, qu’elle parle vite parfaitement. Elle adopte avec une
joie affichée les coutumes et usages du pays, se plonge avec délices dans sa
littérature et son histoire. Elle va devenir plus russe qu’une Russe, au grand dam
de Pierre de Holstein et de Frédéric II de Prusse qui ne trouveront pas en elle
l’alliée espérée.
Avec sa conversion à la religion orthodoxe, Catherine laisse derrière elle son
identité de naissance. Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst disparaît,
remplacée par Ekaterina Alexeïevna.
C’est sous ce nom qu’elle épouse Pierre Fiodorovitch de Russie le 21 août
1745. Elle y gagne le titre de grande-duchesse. La cérémonie est grandiose. La
jeune femme de seize ans se comporte avec beaucoup de dignité devant
l’impératrice et tous les dignitaires, généraux, ambassadeurs, nobles et boyards.
Elle s’exprime dans un russe parfait. Son attachement manifeste à sa nouvelle
patrie séduit les gens du peuple, venus nombreux de tous les coins de la grande
Russie acclamer leurs futurs tsars.
À côté de son mari, Catherine apparaît vêtue d’une somptueuse robe blanche
brodée d’argent et couverte de joyaux multicolores. Sur sa tête, la lourde
couronne d’or paraît légère. Elle évolue avec grâce et la noblesse de son
maintien saute aux yeux. Elle incarne naturellement la majesté. « On a dit que
j’étais belle comme le jour et d’une stupéfiante tournure. À franchement parler,
je ne me suis jamais trouvée extraordinairement jolie, mais je me plaisais et sans
doute fut-ce là ma force », confesse-t-elle dans ses Mémoires.
Grande et élancée, elle a des cheveux noirs qui tranchent avec son teint
éclatant, de grands yeux bleus, un nez aquilin, une bouche sensuelle. Sa voix est
très agréable et son rire communicatif. Elle devient populaire. Elle va maintenant
devoir assurer la descendance des Romanov. Ce n’est pas chose aisée. Car si
Pierre est un bon parti, ce n’est pas un mari et encore moins un amant. La nuit de
noces est un désastre. Celles qui suivent aussi.
Pierre, décidément peu gâté par la nature, souffre d’une malformation qui
empêche l’érection. Un coup de bistouri sera nécessaire pour qu’il puisse avoir
une vie sexuelle. Mais de toute façon, il n’est pas très intéressé. Il se couche à
côté de sa femme… et s’endort.
Catherine est humiliée, et surtout frustrée car, contrairement à son mari, elle
est très sensuelle. Elle n’aspire qu’à s’offrir. Son corps réclame les caresses.
Enfant, elle sautait pendant des heures sur son lit, un oreiller entre les cuisses,
jusqu’à épuisement des sens. Elle a le feu au corps. Pierre est incapable de
l’éteindre, et ce n’est pas seulement un problème d’extincteur. Catherine a
épousé un enfant qui se lève la nuit pour jouer avec ses soldats, qui fait venir ses
chiens dans leur lit. Elle a besoin d’un homme et son mari est un gamin.
Heureusement, très vite, il ne viendra plus. Au lendemain de ses noces,
Catherine est toujours vierge. Elle va le rester pendant huit ans.
Elle est amèrement déçue. Au grand bal de l’amour, elle fait tapisserie.
Toujours soucieuse de décrocher la couronne de Russie, elle se veut exemplaire ;
alors que les occasions ne manquent pas, elle les refuse, de crainte de déplaire à
celle qui est désormais sa tante, l’impératrice Élisabeth. C’est d’autant plus
désolant que tout le monde surveille son ventre dans l’attente de le voir
s’arrondir.
Comme toujours, elle se réfugie dans les livres. Elle ne trouve pas grand
monde à la cour de Russie pour discuter philosophie. Seul le paraître compte.
Sous un vernis culturel brillant, la plupart des courtisans sont superficiels et
frivoles. Elle retrouve la solitude de l’enfance. Une vie de nonne. Elle s’ennuie.
Heureusement, Élisabeth va venir à son secours. L’impératrice veut un
héritier coûte que coûte. Après neuf années de mariage stérile, elle comprend
que son neveu est sexuellement incompétent et décide de pousser la trop
scrupuleuse Catherine à prendre un amant. Elle lui fait comprendre que pour
avoir un enfant, il suffit de coucher avec un homme, mari ou autre. Justement il
y a, tout près de la grande-duchesse, un bien bel homme, dont la vigueur
sexuelle a été homologuée par maintes femmes de la cour. Son nom est Serge
Saltykov, on l’appelle le « beau Serge ». C’est un libertin de trente-six ans qui ne
demande qu’à instruire cette jeune épouse de vingt-trois ans délaissée par son
mari.
Il le fait fort bien, lui apprenant comment donner et prendre du plaisir.
Catherine est naturellement douée et son tempérament se révèle, impérieux. Elle
ne pourra plus jamais se passer de la jouissance physique. Elle la recherchera
quotidiennement. Bien éduquée aux choses de l’amour, Catherine débute une vie
sexuelle intense. Elle aura toujours un homme dans son lit. Lequel, pour y rester,
devra se montrer vigoureux. Elle remarque que le sexe régénère son corps et son
esprit. C’est le secret de sa bonne santé physique et psychique. Et elle mêlera
toujours autant que possible sexe et sentiment.
Catherine tombe folle amoureuse du « beau Serge », mais ce n’est pas
réciproque. Serge Saltykov est un séducteur, un bel étalon qui aime courir
plusieurs lièvres à la fois. Il ne veut pas du cœur qu’elle lui offre. La jeune
femme en souffre. C’est vraiment un parfait éducateur : en même temps que les
délices, il lui aura appris les déceptions et les désenchantements de l’amour.
En tout cas, il a rempli son office ; Catherine est enceinte. Tout laisse à
penser que le père est Serge Saltykov. Pierre en sera persuadé. Mais Catherine
laissera toujours planer l’ambiguïté. En même temps qu’elle couche avec le
« beau Serge », elle s’arrange pour passer de temps en temps une nuit avec son
mari, devenu plus efficient depuis son opération. Ont-ils eu des relations
sexuelles ? On ne le saura jamais. On sait juste qu’ils ne s’aimaient pas. Mais
peut-être que la raison d’État qui commandait un héritier a suffi à les motiver ?
Dès qu’il a été débarrassé de sa malformation, Pierre a trompé allègrement
son épouse. Il n’a jamais eu d’enfants illégitimes, chose pourtant courante à
l’époque. Était-il stérile ? Cela non plus, on ne le sait pas. Tout ce que l’on sait,
c’est que Catherine accouche d’un petit Paul Petrovitch le 20 septembre 1754.
L’impératrice Élisabeth a choisi le prénom de l’héritier du trône de Russie.
L’accouchement a été difficile, en présence de l’impératrice et du grand-duc
Pierre qui, sitôt l’enfant né, s’en va trinquer à sa santé en tant que père officiel.
Pour Catherine, cette maternité est douloureuse. À peine le petit Paul est-il sorti
de son ventre et emmailloté qu’Élisabeth le lui enlève. Catherine ne reverra pas
son bébé avant quarante jours. Et quand elle le découvrira, ce ne sera que pour
quelques heures. Élisabeth ne la laissera jamais s’occuper de lui, si bien que
mère et fils seront toujours étrangers l’un à l’autre.
Même une fois devenue impératrice, et ayant donc tous les pouvoirs,
Catherine ne se rapprochera pas de Paul. Pourtant, l’enfant n’a que huit ans
quand elle réussit son coup d’État. Mais elle ne sera jamais pour lui une mère
aimante. L’assassinat de Pierre III n’arrangera pas les choses. Même s’il
contestait sa paternité et lui manifestait peu d’intérêt, Paul le reconnaissait
comme son père. Il est vrai qu’il lui ressemble. Il a hérité de ses yeux globuleux
et de ses traits lourds, très différents de ceux du « beau Serge ».
Outre qu’il lui rappelle son mari détesté, Paul apparaît comme une menace
pour Catherine. C’est l’empereur légitime du trône de Russie, elle n’est qu’une
usurpatrice qui vit dans la crainte qu’il réclame sa couronne. Durant son règne,
elle fera tout pour l’éloigner de la cour et le neutraliser. Paul ne connaîtra jamais
la douceur dont elle est capable. En revanche, ce sera une formidable grand-mère
pour Alexandre, le fils aîné de Paul. Elle l’enlèvera à ses parents dès sa
naissance pour l’élever elle-même, reproduisant ainsi exactement ce que lui a
fait subir Élisabeth, sans se soucier d’attiser la haine de Paul à son égard.
Après son accouchement, Catherine se retrouve bien seule en cette fin
d’automne. Saltykov ayant rempli sa mission, il a été envoyé dans des provinces
lointaines. Dépossédée de son enfant, méprisée par son mari, abandonnée par
son amant, dédaignée par sa tante, la jeune femme, une fois de plus, n’a que les
livres pour soutien. Mais cela ne lui suffit plus. Maintenant que son corps a été
éveillé à la volupté, il la réclame.
Il lui faudra attendre quelques longs mois avant d’être à nouveau comblée.
En juin 1755, un grand bal est organisé à Oranienbaum, le palais secondaire de
Pierre III, dans la banlieue de Saint-Pétersbourg. Le nouvel ambassadeur
d’Angleterre est invité, et il est venu avec son secrétaire, un jeune aristocrate
polonais de vingt-trois ans, Stanislas Poniatowski. C’est un homme sensible et
cultivé, très imprégné de l’esprit des Lumières, un amoureux de la France – mais
aussi un beau garçon robuste à l’air doux et rêveur, mélancolique à ses heures. Il
plaît immédiatement à Catherine ; ils partagent une proximité intellectuelle
certaine.
Stanislas est subjugué par Catherine et ses vingt-six ans éclatants qu’il décrit
ainsi : « … de grands yeux bleus à fleur de tête, très parlants, des cils noirs et
très longs, le nez aigu, une bouche qui semblait appeler le baiser, les mains et les
bras parfaits, une taille svelte, plutôt grande que petite, la démarche entièrement
leste et cependant de la plus grande noblesse, le son de voix agréable et le rire
aussi gai que l’humeur… »
C’est un grand romantique qui n’a encore jamais aimé. Cette fois, c’est elle
qui joue les initiatrices. Elle lui apprend ce que Saltykov lui a si bien enseigné.
Elle jouera souvent ce rôle car plus elle avancera en âge, plus ses amants seront
jeunes. Catherine ne s’interdit pas de faire le premier pas : « Quitte à prendre un
amant jeune, à tout le moins le former. Mieux, être pour lui la révélation,
l’incarnation même de la féminité surtout si l’on se trouve dans une position plus
élevée que la sienne. »
Stanislas Poniatowski est ébloui par cette femme qui fait de lui un homme.
Très amoureux, il lui écrit des poèmes dont elle se délecte. C’est la première fois
qu’elle est autant aimée. Jusqu’à présent, Catherine n’a pas reçu beaucoup
d’affection, ni de la part de ses parents, encore moins de son fantoche de mari, ni
même de son petit garçon dont on l’a privée. Elle ne connaîtra l’amour qu’avec
ses amants. Ce sont eux qui la font entrer dans le monde des sentiments. Ils sont
réservés à sa vie intime. En public, elle est impassible. Il n’y a qu’avec ses
chiens qu’elle se laisse aller. Catherine vivra deux ans d’amour tendre avec
Stanislas Poniatowski, mais les dissensions politiques et la guerre avec la Prusse
vont interrompre leur liaison.
L’Angleterre, alliée de la Prusse, rappelle son ambassadeur et Stanislas
quitte Saint-Pétersbourg à sa suite. Il laisse Catherine accoucher seule de leur
petite fille en décembre 1757. Anna Petrovna est également « confisquée » par
Élisabeth. Elle mourra avant d’avoir atteint l’âge de deux ans.
Stanislas essaiera plus tard de revenir auprès de Catherine, lorsqu’elle sera
devenue impératrice, mais son heure sera passée. Pour le consoler et l’éloigner,
elle le fera roi de Pologne. Il l’aimera toujours et finira sa vie à Saint-
Pétersbourg où il décédera en 1798, deux ans après la mort de celle qui fut son
premier et grand amour.
Catherine est à nouveau seule. Son mari s’est entiché d’une certaine
Élisabeth Vorontsova. Elle n’est ni belle, ni intelligente. Il l’adore. Catherine
s’en fiche. Elle attend le prochain battement de cœur, le prochain frisson.
Il s’appelle Grigori Grigorievitch Orlov, c’est un soldat qui s’est distingué
dans la guerre contre les Prussiens. Il est de petite noblesse, son père est
gouverneur de province. Catherine n’est pas snob. Pour elle, l’amour transcende
tous les clivages sociaux : « L’amour est le seul moyen de modifier le cours de la
vie soumis aux aléas de l’histoire. »
Ce lieutenant de la garde porte merveilleusement l’uniforme. C’est un
immense gaillard aux épaules aussi vastes que la Russie. Cette masse musculaire
impressionnante est surmontée d’une tête d’ange blond. Il est superbe. Sa beauté
est proverbiale, autant que son tempérament enjoué et excessif. Grigori est
joueur, buveur, coureur, querelleur. C’est un soudard paillard. Il fait les quatre
cents coups, flanqué de ses quatre frères, tous plus costauds et séduisants les uns
que les autres. Unis comme les cinq doigts de la main, ils n’hésitent pas à faire le
coup de poing.
L’atavisme est fort, chez ces jeunes gens. À l’âge de vingt ans, leur grand-
père a été condamné à mort par Pierre le Grand pour avoir participé à la
rébellion de la garde contre le tsar. Quand il est monté sur l’échafaud pour être
décapité, il a trouvé sur son chemin la tête de son prédécesseur et l’a écartée
d’un coup de pied pour avancer. Pierre le Grand a été si impressionné par ce
geste qu’il l’a gracié et l’a nommé officier. Ses descendants sont faits du même
bois : ambitieux et prêts à tout. Grigori n’est toutefois pas le plus brillant.
L’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, le baron de Breteuil, le décrit
ainsi au duc de Choiseul, Premier ministre de Louis XV : « Très beau… mais
très bête. »
C’est en revanche un amant formidable. Moins poète que Poniatowski, mais
plus vigoureux. Dans ses bras de géant, Catherine se sent à sa merci et elle
trouve cela follement excitant. La grande Catherine aime parfois être soumise à
un homme. Le bel Orlov lui donne des heures de plaisir et la laisse rompue.
Leurs corps s’accordent parfaitement. Si elle est attirée sexuellement par Grigori,
Catherine est séduite par cette fratrie qui lui offre un rempart contre les
vicissitudes de la cour.
Nous sommes en 1760 et l’impératrice Élisabeth, âgée de cinquante ans à
peine, voit déjà ses forces l’abandonner. Sa fin est proche. Catherine craint pour
son avenir. Pierre la déteste et a déjà exprimé son souhait de l’envoyer au
couvent. Au mieux. Au pire, il pourrait aussi bien l’assassiner. Elle se sent
menacée. Elle réfléchit. Sa meilleure protection ne serait-elle pas de se
débarrasser de Pierre et de monter sur le trône à sa place ? Les Orlov sont
partants. Catherine sur le trône, leur fortune est faite. Surtout si elle épouse
Grigori. Ils sont déjà unis par un enfant à venir.
Catherine est enceinte et cache son état. Elle ne veut pas paraître faible dans
la guerre de succession qui se prépare. L’impératrice Élisabeth meurt le 5 janvier
1762 et Pierre de Holstein devient empereur de Russie, à la consternation de
toute l’Europe. Tous connaissent son attachement à la Prusse et son rejet de la
Russie. Son accession au trône ne présage rien de bon.
Le complot destiné à le renverser est suspendu du fait de la maternité de
Catherine. Trois mois après la mort d’Élisabeth, elle accouche d’un petit garçon,
fruit de ses amours avec Orlov, le 11 avril 1762. Cette fois, personne ne le lui
enlève. Pour autant, elle ne sera pas une mère très présente. Elle réserve sa
tendresse maternelle à ses futurs petits-enfants. Mauvaise mère, elle sera une
excellente grand-mère. D’ici là, elle a mieux à faire. Régner et aimer.
Le coup d’État du 28 juin 1762 la porte sur le trône. Devenue impératrice,
Catherine confie des postes importants aux frères Orlov, à qui elle doit tant.
Mais malgré ses suppliques, elle n’épousera jamais Grigori. Pas question de
s’encombrer d’un mari qui, devenu tsar, pourrait prendre de l’ascendant sur elle.
Catherine veut régner seule. Seule ? Pas tout à fait, car elle s’entoure toujours
d’hommes. Son grand talent est de mettre celui qu’il faut à la bonne place, au
bon moment. Elle sait détecter et utiliser les talents. Ceux qui travaillent avec
elle donnent le meilleur d’eux-mêmes.
Elle comprend vite que son amant n’est pas un homme d’État. Grigori Orlov
est avant tout un épicurien et un voluptueux. Il aime le luxe et le confort, mais
n’est pas apte à jouer un rôle important dans les affaires de la Russie. Il devra se
contenter de celui de favori, qu’il jouera parfaitement, lui apportant toujours un
soutien indéfectible. Catherine l’aime sincèrement. Elle fait sa fortune ainsi que
celle de ses frères. Pendant dix ans, elle sera fidèle à Grigori, constituant avec lui
un couple illégitime mais solide.
En même temps, elle marque la Russie de son empreinte, la faisant grandir et
prospérer dans tous les domaines. Ses journées réglées de façon immuable
illustrent son immense vitalité. Elle se lève à six heures du matin, souvent seule,
Grigori Orlov ayant regagné son appartement par l’escalier dérobé qui le relie à
celui de l’impératrice au palais d’Hiver. Le lit de Catherine est curieusement
étroit compte tenu de son activité amoureuse. Il ne doit pas être confortable d’y
dormir à deux. En revanche, toute une tribu de petits chiens sommeille dans un
grand panier à ses pieds. Elle affectionne particulièrement les levrettes anglaises
offertes par un médecin britannique venu la vacciner contre la petite vérole.
Depuis, cette race de chiens est devenue très à la mode à Saint-Pétersbourg.
L’impératrice en a une demi-douzaine.
À peine levée, elle allume elle-même son poêle. Jusqu’à un âge avancé, elle
se débrouillera seule, sans déranger personne. Elle se lave à l’eau froide et se
frotte le visage avec de la glace. Une servante apporte le café vers six heures
quinze. Le dosage est particulièrement fort, une livre de café pour cinq tasses.
Elle est la seule à pouvoir le boire ainsi. Tous ceux à qui elle en offre ont des
palpitations. Catherine n’est décidément pas faite comme tout le monde.
L’impératrice se met à son bureau et travaille à sa correspondance jusqu’à
neuf heures. Voltaire et Diderot sont ses interlocuteurs favoris. En même temps
qu’elle écrit, elle prise du tabac, son péché mignon. À neuf heures, toujours en
robe de chambre, elle reçoit les membres de son gouvernement. Quand elle a fini
de régler les affaires de l’État, il est midi. Elle termine sa toilette, s’habille
relativement simplement et se fait coiffer. Quand elle est assise, son épaisse
chevelure tombe jusqu’au sol. On la lui relève en dégageant son large front.
Passant à table, vers deux heures, Catherine retrouve le favori et ses proches à la
cour, une dizaine de convives. Le repas est simple et sobre. Le plat préféré de la
tsarine : du bœuf bouilli avec des concombres salés. Elle boit de l’eau. L’après-
midi se passe en travaux de broderie, lecture de courriers et rendez-vous
politiques. Plus tard, ce sera le moment des petits-enfants. Elle peut aussi aller
voir ses superbes collections de tableaux à l’Ermitage.
À six heures, elle retrouve la cour et ses courtisans. C’est l’heure du
bavardage et des jeux. On joue au whist, à la rocambole, au piquet ou au boston.
C’est très gai. À onze heures, après le souper, l’impératrice se retire dans ses
appartements avec son favori.
On le voit, malgré son tempérament exceptionnel, Catherine est loin de
mener une vie déréglée. Même ses passions amoureuses doivent entrer dans son
emploi du temps. C’est une Allemande. Face à cet ordre immuable, Grigori
Orlov peut facilement s’organiser pour la tromper, et il ne s’en prive pas.
Catherine ferme les yeux longtemps, mais en 1772, alors qu’elle l’envoie en
mission à l’autre bout du pays, ses proches collaborateurs, las de l’arrogance du
favori, l’informent de ses nombreuses infidélités. C’est plus qu’elle n’en peut
supporter. Elle met fin à ce lien amoureux fragilisé par l’usure du temps.
Comme elle ne peut pas se passer d’un homme, elle trouve immédiatement
un autre amant en la personne d’un bel officier, Alexandre Vassiltchikov. Il a
vingt-huit ans, quinze de moins qu’elle ; c’est avec lui qu’elle inaugure la liste
de ses jeunes amants. Mais sa personnalité n’est pas à la hauteur de son physique
et l’impératrice n’en sera jamais très amoureuse. Il a surtout la chance d’être là
au bon moment.
Quand il apprend son remplacement, Grigori Orlov saute sur son cheval et
parcourt ventre à terre les trois mille kilomètres qui le séparent de Saint-
Pétersbourg. Il se jette aux pieds de l’impératrice, implorant son pardon, en
vain : Catherine ne veut plus de lui. Néanmoins, en cadeau d’adieu et sans
rancune pour ses infidélités, elle le couvre d’or, lui donne des terres avec des
serfs, des palais somptueux. Elle en gardera l’habitude et chacune de ses ruptures
grèvera durement le budget de l’État. Durant son règne, Catherine a plus donné à
ses favoris qu’au peuple russe.
Un autre homme a du mal à comprendre le choix de l’impératrice pour ce
falot de Vassiltchikov. Cette place de favori, il la convoite depuis longtemps, par
ambition mais aussi par amour, car il aime Catherine dans l’ombre depuis le soir
du coup d’État, depuis qu’il lui a tendu sa dragonne. Il fait partie du cercle des
frères Orlov et il a eu maintes fois l’occasion de se faire remarquer. Elle l’a vu
venir mais ne précipite pas les choses. Elle sent qu’entre elle et lui, quelque
chose de fort et de définitif va advenir, qui bouleversera leurs vies. Il s’appelle
Grigori Potemkine et il sera le grand amour de Catherine II de Russie. Son heure
est proche.
Alexandre Vassiltchikov est le favori du moment, mais Potemkine sait qu’il
n’est qu’un passe-temps pour l’impératrice et qu’il ne sera pas un obstacle pour
lui. Depuis le coup d’État, il n’a cessé de faire ses preuves comme soldat lors des
divers conflits qui agitent l’empire. Il a montré un grand courage et des qualités
certaines de stratège. Ces onze dernières années, Catherine l’a surveillé du coin
de l’œil, n’hésitant pas à le récompenser par des promotions au sein de l’armée,
jusqu’à le nommer lieutenant général. Repéré par les frères Orlov pour son
intelligence et son audace, Potemkine s’est aussi fait remarquer auprès de
Catherine pour son humour et ses talents d’imitateur. Il a été jusqu’à la parodier
avec suffisamment de talent et de drôlerie pour que son culot soit apprécié. Il l’a
fait mourir de rire.
Potemkine est un personnage hors norme. Depuis l’enfance, il est persuadé
d’être promis à une grande destinée. Né le 30 septembre 1739 près de Smolensk,
de petits nobliaux de province pas bien riches, il a vécu une enfance paysanne.
Très intelligent, doté d’une mémoire remarquable, il est excellent élève,
spécialement doué pour les langues. Il étudie le grec, le latin, le russe et
l’allemand. Il se débrouille en polonais, comprend l’italien et le français.
Potemkine est passionné de théologie depuis l’enfance. En 1757, il reçoit la
médaille d’or de l’université en grec et en théologie, l’équivalent de notre
concours général. Les lauréats sont invités à Saint-Pétersbourg pour rencontrer
Élisabeth, l’impératrice de toutes les Russies. Elle le nomme caporal dans la
garde impériale, lui mettant le pied à l’étrier.
Il arrête ses études et s’enrôle donc dans la garde, où il mène une vie
insouciante et débauchée à la mesure de son tempérament excessif. Les soldats
de la garde doivent protéger les palais impériaux et côtoient les personnages les
plus importants de la cour. C’est une position de choix qui permet à Potemkine
de se faire remarquer à vingt-deux ans par les frères Orlov, qui l’intègrent dans
leur cercle d’amis.
Ils sont séduits par son intelligence et son esprit incisif, sa culture, ses
compétences, sa drôlerie et ses imitations. Comme eux, c’est un séducteur,
toujours prêt à culbuter les filles. Cet homme haut en couleur, doué de tous les
talents, est surnommé Alcibiade, tel le personnage de la Grèce antique, ami et
amant de Socrate, réputé pour son insolence, son goût du luxe, ses frasques
sexuelles et sa grande beauté.
Beau, il l’est, assurément. C’est un colosse, très grand, avec des épaules très
carrées, très vigoureux… Chez lui, tout est « très ». Il a la bouche très rouge et
les dents très blanches. Le plus remarquable est la chevelure majestueuse qui le
fait ressembler à un lion. Son profil, dira Catherine, « a la douceur des lignes
d’une colombe ». Elle trouve aussi « une profondeur surnaturelle » à son beau
regard vert.
Malheureusement, Grigori Potemkine va devenir borgne lors d’une dispute
avec l’un des frères Orlov. Alexis Orlov lui aurait crevé un œil avec une queue
de billard. Une façon, selon la légende, de lui faire payer sa montée dans les
bonnes grâces de la tsarine. Il est vrai que Potemkine faisait tout pour se faire
remarquer par elle et lui plaire, n’hésitant pas à se jeter à ses pieds lorsqu’il la
croisait. L’abîmer aurait été une façon de l’évincer.
Et cela fonctionne un temps. Convaincu d’être défiguré et d’avoir perdu sa
beauté, Potemkine se réfugie dans le combat militaire. Toute sa vie, il souffrira
de son apparence. Or, selon les observateurs, sa vulnérabilité nouvelle et son
doute palpable sur son apparence accentuaient encore son charme, car ils
révélaient un trait de caractère inattendu chez une aussi forte personnalité : une
grande sensibilité, qui émouvait tous ceux qui l’approchaient.
Un œil en moins, Potemkine est surnommé le Cyclope par les frères Orlov.
C’est moins flatteur qu’Alcibiade, mais cela lui donne une aura mythique qui lui
va bien. En tout cas, cela ne l’empêche pas de plaire.
Catherine pense à lui de temps en temps, même si les Orlov et les autres
courtisans font tout pour le tenir hors de sa vue. Informée de ses exploits
guerriers, sachant l’intérêt qu’il lui porte, elle décide de faire le premier pas et lui
écrit une lettre où elle lui demande de prendre soin de lui, « pour que vous ayez
une confirmation de ma manière de penser à vous, car je vous souhaite toujours
beaucoup de bien ». À la réception de cette lettre, Potemkine comprend que son
heure est venue et part aussitôt au galop pour Saint-Pétersbourg.
Mais – et c’est l’une des contradictions du personnage, à moins que cela ne
soit l’expression de son goût pour la mise en scène – au lieu de se rendre au
palais où l’attendent tous les honneurs, Potemkine se retire au monastère
Alexandre-Nevski, en bordure de la ville, avec l’ambition affichée de devenir
moine. Il se fait enfermer dans une cellule, se laisse pousser la barbe, et
commence un jeûne qui lui laisse tout son temps pour l’étude et la prière.
Ce coup de théâtre séduit encore davantage Catherine, de plus en plus
curieuse de rencontrer cet original. Elle envoie comme émissaire sa dame de
compagnie la plus dévouée, la comtesse Bruce, avec la mission de convaincre le
nouveau moine de jeter sa défroque et de revenir à la cour. Potemkine ne se fait
pas prier trop longtemps. Il rase sa barbe et remet l’uniforme qu’il porte si bien.
Le 4 février 1774, il est attendu par l’impératrice à Saint-Pétersbourg. Il a
trente-cinq ans, elle dix de plus. À quarante-cinq ans, Catherine est toujours
belle, quoiqu’un peu alourdie. Elle règne depuis douze ans et sa réussite à la tête
de l’empire la rend non seulement parfaitement légitime, mais désormais
indétrônable. Elle est dans la plénitude de sa force.
À trente-cinq ans, Potemkine a envie d’avaler le monde. Il en a l’appétit et
l’estomac. Il sait, depuis qu’il a croisé son regard, que sa place est auprès de
l’impératrice. Elle est la clé de son destin. Il le sent d’instinct. Cela se révélera
exact. Potemkine est un être très intuitif qui sent vers où, vers qui aller, pour
accomplir son œuvre.
Il est plein de contradictions. À la fois survolté et nonchalant, raffiné et
débauché, érudit et arrogant, capable de grande générosité et de mesquinerie, il
est très intelligent, créatif et original. Il ne pense pas comme tout le monde. Le
comte de Ségur, qui a rencontré tous les grands de son époque, raconte : « De
toutes les personnalités, celle qui m’a le plus frappé fut celle du fameux prince
Potemkine. Son caractère tout entier était le plus original à cause d’un mélange
inconcevable de grandeur et de mesquinerie, de paresse et d’activité, d’ambition
et d’insouciance. Un tel homme aurait été remarquable partout de par son
originalité. »
Sa démesure convient à Catherine. Elle a trouvé un homme à sa taille.
Potemkine est directement conduit dans ses appartements. L’impératrice veut le
voir seule à seul. Elle a demandé à Orlov, qui a quitté son lit mais reste en cour,
d’introduire son rival. On connaît l’anecdote célèbre des deux hommes se
croisant dans l’escalier : « Quoi de neuf au palais ? demande Potemkine en
gravissant les marches. – Rien, vous montez… je descends », répond Grigori
Orlov.
Catherine et Potemkine vont rester une heure ensemble, mais leur tête-à-tête
durera dix-sept ans. Seule la mort les séparera. Potemkine décédera à cinquante-
deux ans, sans doute d’une broncho-pneumonie mal soignée, le corps usé par les
excès. En ce mois de février 1774, en tout cas, les plus belles années de sa vie
l’attendent. Catherine et Potemkine vont vivre un grand amour. Avec lui,
Catherine comprend qu’elle aime vraiment pour la première fois. Il est son idéal
masculin : « Une puissante force masculine, une hardiesse sans limites, et une
capacité de rêver aussi bien que de faire rêver. »
Ils vont diriger la Russie ensemble. Potemkine sera en quelque sorte un co-
tsar. Il va se révéler un homme d’État remarquable et visionnaire, comparable à
Pierre le Grand. Comme le grand tsar, il va bâtir des villes et conquérir des
territoires. Comme lui, il a du génie et une énergie à la mesure de l’immense
empire. Catherine louera « … sa rare intelligence et son inhabituelle largeur
d’esprit ; ses opinions étaient toujours ouvertes et généreuses ; il était
extrêmement humain, riche de connaissances, exceptionnellement gentil et
débordant toujours de nouvelles idées… C’était un homme d’État, tant dans le
conseil que dans l’exécution. »
Certes, ses détracteurs le traiteront de courtisan et de parvenu. Ses
excentricités scandaliseront souvent. Ses débauches et ses excès déplairont, mais
à sa mort, tous se rangeront à l’avis du duc de Richelieu : « La somme de ses
grandes qualités surpassait tous ses défauts. »
Catherine et Potemkine vont construire ensemble la grande Russie. Leur
grand amour sera le socle de leur action politique.
Ils deviennent amants très vite. Catherine est comblée. Elle l’appelle « son
maître jamais fatigué ». Alexandre Vassiltchikov est renvoyé. Grigori Potemkine
s’installe dans un bel appartement situé exactement en dessous de celui de
Catherine. Un petit escalier les relie. Seul le favori a le droit de l’emprunter. Il ne
s’en prive pas, débarquant chez elle à n’importe quelle heure du jour et de la
nuit, la rejoignant le soir, nu sous sa robe de chambre, parfois drapé dans une
fourrure. Catherine l’attend. Elle le lui a écrit dans une des tendres missives
qu’ils s’envoient vingt fois par jour : « Chéri, je vais au lit… Je vais faire tout ce
que tu demandes. Est-ce que je viens à toi ou vas-tu venir à moi ? », « Je serai
pour toi une femme de feu comme tu le dis… », « une chatte en chaleur ».
Il semble que le tempérament de Potemkine est à la hauteur de celui de
Catherine. Ils se retrouvent souvent dans le banya, une salle où l’on prend des
bains de vapeur avant de se plonger dans une eau glacée. Dans ce spa de grand
luxe on peut également s’asseoir ou s’allonger, voire manger, ce que faisait
régulièrement le couple. Vraisemblablement, le banya est aussi le lieu de leurs
échanges amoureux. Ils peuvent y passer la soirée, se laver et se masser, y faire
l’amour, dîner et bavarder jusque tard dans la nuit. Inséparables.
Potemkine, très jaloux, veut tout savoir du passé amoureux de Catherine. Il
l’accuse d’avoir eu quinze amants, d’être une débauchée. Elle s’offusque, flattée
par sa jalousie mais tenant à rétablir la vérité. Elle n’a eu que quatre amants, et
encore, bien malgré elle car, dit-elle : « Si, dans ma jeunesse, j’avais eu un mari
que j’aurais pu aimer, je lui aurais été fidèle à jamais. »
Ce mari, elle l’a sans doute rencontré avec Potemkine. Il est très probable
que les deux amants se sont mariés en juin 1774, quatre mois après leur première
vraie rencontre. À partir de cette période, l’impératrice commence souvent les
lettres qu’elle lui adresse par « Cher mari » et signe « Votre épouse dévouée ».
Catherine a trouvé son homme.
Si leur amour et leur complicité ne failliront jamais, leur passion charnelle
ne dure vraiment que deux années. Il semble que Potemkine souffre de sa
position de prince consort et que cela crée des tensions dans le couple. « Nous
serions plus heureux, dit Catherine, si nous nous aimions moins. » Potemkine
commence à s’éloigner de sa belle tsarine qui, de son côté, se lasse de ses sautes
d’humeur. Ils ont du mal à mener de front leur amour et leur ambition dévorante.
Il est temps d’ouvrir la fenêtre.
L’impératrice, qui s’est attelée à son code de loi, remarque un jeune
secrétaire qui l’assiste dans son travail. Il s’appelle Pierre Zavadovski et se
montre aussi mesuré et calme que Potemkine est impétueux. Il est reposant,
exactement ce dont elle a besoin. Elle le nomme aide de camp, le titre réservé à
ses favoris. Il est à ses côtés au souper et toute la cour suppose que le règne de
Potemkine est terminé. Ce n’est pas le cas, il reste le mari et le maître de
Catherine. Simplement il est moins ardent et Catherine, qui a besoin de faire
l’amour toutes les nuits, pallie ses manques en prenant un amant. Qu’importe la
jalousie de Potemkine, son désir est impérieux. Elle lui reste néanmoins attachée
cœur et âme et le fait nommer prince du Saint Empire romain germanique. Il
devient le Sérénissime.
Finalement, après maintes disputes et réconciliations, ils décident, pour
préserver leur couple, de mener leur vie sexuelle chacun de leur côté. Potemkine
est désormais, à l’instar de Madame de Pompadour pour Louis XV, « l’ami
nécessaire ». Et, comme la Pompadour organisa les plaisirs du roi de France,
Potemkine garde un droit de regard sur ceux de Catherine. Le favori doit
supporter son omniprésence ; c’est trop dur pour Pierre Zavadovski. Il est très
amoureux de Catherine et souffre d’être placé sur le banc de touche. Au bout
d’un an, il préfère s’en aller, le cœur brisé. Il lui restera fidèle dix ans avant de se
marier.
Après son départ, une règle de recrutement est instituée pour les prochains
favoris. Une fois remarqué, le candidat doit être ausculté par le médecin de la
cour qui vérifie sa parfaite santé et conformité. Ensuite, il passe par le lit d’une
« essayeuse », une dame proche de Catherine, aussi exigeante qu’elle sur les
plaisirs de la chair. La comtesse Bruce puis Mademoiselle Protassof rempliront
successivement cet office avec plaisir. Une fois les performances sexuelles du
jeune homme validées, il est installé dans les appartements du favori, tout
proches de ceux de Catherine. Il y trouve luxe et confort, ainsi qu’une enveloppe
pleine de roubles, l’équivalent de soixante-dix mille euros. Il est également
assuré d’un beau pactole lors de la rupture.
Une fois nommé, le favori accompagne l’impératrice au souper du soir et
s’assoit à ses côtés. Ainsi présenté à la cour, il est vite l’objet de toutes les
flagorneries de la part des courtisans. En échange de ces bienfaits, il est à la
disposition de Catherine. Il n’a pas le droit de sortir du palais ni d’accepter
d’invitation sans son autorisation. La place paraît belle ; nombreux sont ceux qui
la convoitent et lancent des œillades éloquentes à l’impératrice. Les candidats
sont légion, parfois poussés par des ambitieux qui veulent avancer un pion vers
le trône.
Un jour, un jeune homme se jette à ses pieds et la supplie de le prendre
comme amant. Catherine sourit et le fait reconduire gentiment. C’est elle qui
choisit. Tous ses amants sont taillés en hercules, à la fleur de l’âge. Plus elle
vieillira, plus ils rajeuniront. Avant de jeter son dévolu, elle se pose toujours les
mêmes questions : ce nouveau choix est-il heureux ou risqué ? Pourrait-on en
faire état sans en rougir ? Une fois pour toutes, elle décide d’écarter « les
bavards, les emphatiques, les sanguins et les lunatiques ». Cette introspection ne
l’empêchera pas de se tromper parfois lourdement.
Zavadovski parti, Catherine le remplace rapidement. Le nouvel élu est un
beau Serbe à la peau mate, très viril et musclé, commandant de hussards, âgé de
trente et un ans. Semyon Gavrilovitch Zoritch est un ancien aide de camp de
Potemkine. Il devient celui de l’impératrice. C’est pour lui une promotion
inespérée. Elle en tombe amoureuse, avant de déchanter rapidement. Il se
conduit dans le monde comme un hussard, fanfaronne et se pavane. Malgré sa
vigueur qui la chavire, Catherine le renvoie au bout de quelques mois.
Potemkine lui présente alors un autre soldat de la garde impériale, un jeune
homme de vingt-quatre ans, le commandant Ivan Nikolaïevitch Rimski-
Korsakov. Il est superbe et elle le compare à Pyrrhus d’Épire, dont la statue
révèle une grande beauté. Il est hélas vaniteux et nettement moins intelligent.
Mais la tsarine s’entiche de lui et le couvre de cadeaux et de lettres enflammées
dignes d’une midinette : « Je vous remercie de m’aimer. » Elle tombe de haut,
deux ans plus tard, quand elle apprend qu’il la trompe avec la comtesse Bruce,
sans doute depuis longtemps. On peut donc être tsarine et une femme comme les
autres, trompée et humiliée ! Catherine est si malheureuse qu’elle ne veut pas de
nouveau favori pendant six mois. Potemkine assure joyeusement l’intérim
amoureux. Cela lui met du baume au cœur.
Évidemment, toute la cour jase de cette ronde de jeunes éphèbes. Et si toutes
les femmes se mettaient à enchaîner les amants ? On reproche à l’impératrice de
donner le mauvais exemple. Catherine n’en a cure ; elle ne se soucie guère du
qu’en-dira-t-on.
On la dit nymphomane et insatiable. Son comportement excite les
imaginations. Une rumeur bruisse dans le palais. L’impératrice aurait installé
dans ses appartements une chambre des plaisirs destinée à assouvir ses
fantasmes. Il y aurait là des tables dont les pieds seraient des phallus. Sur les
murs, des tapisseries et des peintures rappelleraient toutes les pratiques
amoureuses possibles. Certains meubles auraient été construits pour permettre
certaines positions. Est-ce vrai ? C’est vraisemblable. Des archives prouvent que
certains meubles « coquins » ont bien été commandés et payés. Catherine
pourrait avoir eu l’idée et l’envie de ce cabinet très particulier.
En revanche, il est fort peu probable qu’elle se soit rendue, comme on l’a dit,
dans les écuries pour avoir des relations sexuelles avec des chevaux. C’est
délirant quand on pense non seulement à l’énormité de l’acte, mais à la très
grande discrétion de Catherine concernant sa vie privée. Jamais elle n’aurait pris
un tel risque. Elle était trop soucieuse du respect qu’elle inspirait. De plus,
malgré sa vie olé-olé, Catherine II était d’une grande pruderie. Elle ne tolérait
aucun propos un peu leste en sa présence et les favoris avaient pour ordre de ne
jamais montrer en public leur familiarité avec la tsarine. Elle ne supportait aucun
geste de connivence. C’était une femme à la sexualité débridée, certes, mais elle
ne menait pas pour autant une vie dissolue ou déréglée. Loin de là. Et puis, il y
avait bien assez d’étalons à la cour de Russie…
Au printemps 1780, Catherine, âgée de cinquante et un ans, a un coup de
cœur pour un jeune homme de vingt-deux ans. Alexandre Lanskoï est également
puisé dans le vivier des aides de camp de Potemkine. Il est bien sûr très beau,
mais aussi – ce qui est plus rare dans sa position – très sincère, « enthousiaste,
honnête et doux ». Il va également tomber amoureux de l’impératrice qui sera
une mère pour lui. Elle le formera et l’éduquera sur tous les plans. Catherine
n’aura jamais vraiment été maternelle qu’avec ses jeunes amants.
Ils vivent ensemble pendant quatre ans une passion calme et apaisée qui lui
laisse tout loisir de s’occuper des affaires du pays. Hélas, le 25 juin 1784,
Alexandre Lanskoï décède à l’âge de vingt-six ans après une semaine d’agonie à
Tsarskoïe Selo, le palais d’Été. La légende veut qu’il soit mort d’avoir ingurgité
trop d’aphrodisiaques pour satisfaire sa maîtresse insatiable. La réalité pourrait
être qu’il ait contracté la diphtérie.
Le coup est terrible pour l’impératrice. Elle pensait finir ses jours à ses côtés.
Sacha (diminutif d’Alexandre) devait être son bâton de vieillesse. Sa douleur est
immense, peut-être la plus grande de sa vie. Elle reste clouée au lit pendant trois
semaines. Il lui faut un mois pour accepter que le corps de Sacha Lanskoï soit
enterré. Pendant des semaines, Potemkine ne la quitte pas, la soutenant dans son
malheur.
Catherine a toujours sincèrement aimé ses amants. Elle y a cru à chaque fois.
Ce n’était pas une « Messaline du Nord », comme on a pu l’appeler parfois, qui
enchaînait les aventures sexuelles. C’était une amoureuse qui ne pouvait, disait-
elle, « vivre sans amour ne serait-ce qu’une heure ».
Quand elle rentre à Saint-Pétersbourg début septembre, elle refuse de
retrouver l’appartement où elle a vécu avec Lanskoï. Elle est en deuil durant
toute l’année qui suit sa mort.
Puis la vie reprend. Elle tombe sous le charme du neveu d’un ami de
Potemkine, Yermolov, un grand blond de trente et un ans dont les narines sont si
épatées que Potemkine le surnomme « le nègre blanc ». Il est de bonne
compagnie pendant un an puis tente bêtement de comploter contre Potemkine.
Celui-ci demande à l’impératrice de choisir entre Yermolov et lui. Le favori est
limogé le lendemain matin et remplacé le soir même par Alexandre Dmitriev-
Mamonov, avec qui Catherine avait flirté un an plus tôt. C’est le règne des
« éphémères », appelés ainsi parce qu’ils se succédaient à une vitesse folle.
Mamonov est un charmant garçon de vingt-six ans (trente de moins qu’elle), de
petite noblesse, intelligent, instruit et très francophile, ce qui est un véritable
atout pour plaire à l’impératrice. Elle tombe amoureuse de ses yeux noirs, de sa
gentillesse et de sa joie de vivre. Pendant quatre ans, il la rend heureuse. Le
contraire n’est pas forcément vrai.
Le jeune homme est continuellement tenté par des jeunes femmes de son
âge, mais bien forcé de résister s’il veut garder sa place. Il a dans son lit une
femme de soixante ans aux cheveux gris, au corps terriblement empâté. Certes,
elle est majestueuse, passionnante, amusante. Mais il rêve d’autre chose. Et ce
qui doit arriver arrive : Mamonov tombe amoureux d’une jeune demoiselle
d’honneur et demande à Catherine la permission de l’épouser. Elle l’accepte
avec tristesse mais compréhension. « Quand on s’est bien rencontrés, il faut
savoir bien se quitter », écrit-elle dans ses Mémoires. Alors qu’elle est toute-
puissante, elle ne se vengera jamais sur ses amants des souffrances qu’ils lui
infligent.
Trois jours après son départ, Mamonov est remplacé par Platon
Alexandrovitch Zoubov. Il a vingt-deux ans, trente-huit de moins que Catherine.
Cela ne semble pas la gêner : elle acceptait d’être une mère pour eux mais
jamais, disait-elle, elle n’aurait supporté qu’ils la traitent comme une sœur.
L’impératrice se soucie de son désir, moins de celui de l’autre. « Je fais
beaucoup pour l’État en éduquant les jeunes gens », dit-elle avec humour.
Il est évidemment superbe, long, mince et musclé, très brun. Elle le
surnomme le Noiraud. Elle tombe amoureuse, revigorée par ses caresses, sa
santé est au beau fixe. Zoubov, porté par son ambition et sa cupidité, poussé par
des ennemis de Potemkine, fait tout pour le discréditer auprès de l’impératrice,
mais il n’arrivera jamais à l’évincer. « Il est son amour, elle n’est qu’amoureuse
de moi », expliquera-t-il pour justifier son échec. Ironie du sort, c’est lui qui
consolera Catherine à la mort de Potemkine, le 16 octobre 1791.
Platon Zoubov est le dernier amant. En tout, Catherine II de Russie aura
vécu une douzaine d’unions sérieuses. Elle se sera toujours interdit d’en mener
plusieurs à la fois, alors que sa position lui permettait tous les excès. C’est elle
qui a voulu instituer la pratique des favoris pour que l’heureux élu soit
clairement désigné à la cour et ainsi mis à l’abri des méchancetés. De même, elle
voulait éviter d’être sollicitée de façon intempestive et opportuniste. Quoi
qu’elle ait fait, il lui sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé.
Le 17 novembre 1796 au matin, Catherine II s’effondre alors qu’elle est en
train de s’habiller. On l’étend sur un matelas où elle agonise pendant des heures,
à même le sol. Son cœur, si vaillant, l’a lâchée. Elle s’éteint à soixante-sept ans,
après avoir régné trente-quatre ans sur la Russie. Elle a montré qu’une femme
pouvait prétendre aux plus hautes destinées et accomplir tous les possibles, aussi
bien dans sa vie publique que dans sa vie privée.
Son fils Paul hérite de sa couronne et fait enterrer sa mère auprès de son
père, Pierre III, dans le tombeau impérial de la cathédrale Pierre-et-Paul à Saint-
Pétersbourg. Elle repose pour l’éternité aux côtés du seul homme qui ne l’ait pas
aimée. Mais tout n’est peut-être pas perdu. Gageons que Catherine est capable de
réveiller un mort !
Jeanne du Barry
La fille de joies
Le Roi s’écrie
L’ange, le beau talent
Le Roi s’écrie,
Encor aurais-je cru,
Faire un cocu.
Ou encore :
Et aussi :
Dansons la carmagnole,
Vive le son, vive le son,
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon.
« Quelle étrange coutume des Français que d’exécuter les gens à l’aube ! »
murmure Mata Hari dans un demi-sommeil, encore allongée dans son lit. C’est
le médecin de la prison qui a pris sur lui de la réveiller en la secouant
légèrement. Il est quatre heures du matin, ce lundi 15 octobre 1917, et Mata Hari
doit être fusillée dans moins de trois heures. Un petit comité est entré dans sa
cellule. « Le président de la République a rejeté votre recours en grâce. L’heure
de l’expiation est venue, lui dit un officier. – C’est pas possible, c’est pas
possible ! » répète-t-elle, abasourdie par la nouvelle. Elle avait beau s’y attendre,
c’est très dur à entendre.
Sœur Léonide, la religieuse, surveillante en chef, l’aide à se lever. Elle
l’entoure de son affection depuis sa condamnation à mort, en juillet dernier.
Maître Clunet, son avocat, la prend dans ses bras. Très ému, il pleure. Il a tout
fait pour la sauver, allant même jusqu’à inventer qu’elle était enceinte. En vain.
L’un des deux médecins de la prison lui fait boire un grog où il a mis beaucoup
de rhum, pour la réchauffer et l’anesthésier à la fois. Il est temps de s’habiller, la
petite délégation sort de la cellule, laissant sœur Léonide avec Mata Hari. La
religieuse a fait sortir du greffe les vêtements que la condamnée portait quand
elle est entrée en prison, seuls vestiges de sa féminité somptueuse et de son luxe
passé.
Mata Hari a quarante et un ans, mais l’épreuve de son arrestation et de son
procès a blanchi ses cheveux et alourdi sa silhouette. Qu’importe, elle désire se
faire belle pour mourir. Elle sait qu’aujourd’hui ils seront nombreux à venir la
voir attachée au poteau d’exécution.
À l’époque, la loi veut que la mise à mort ait lieu en présence d’invités. En
général, ils sont une trentaine, cette fois ils seront plus de cent. Elle leur doit un
dernier frisson. Mata Hari enfile ses beaux bas de soie sur ses jambes de
danseuse et glisse ses pieds dans des escarpins de cuir fin. Elle met une robe
élégante de grand couturier garnie de fourrure. Elle se coiffe du mieux qu’elle
peut et rafraîchit son visage. Enfin, elle jette sur ses épaules un grand manteau
noir, également bordé de fourrure. L’ensemble s’assortit parfaitement. Mata Hari
est satisfaite. Pour son dernier spectacle, elle est très élégante. Elle a prévenu
sœur Léonide, qui s’inquiète pour elle : « Ne craignez rien, ma sœur, je saurai
mourir sans faiblesse. Vous allez voir une belle mort. »
Avant de sortir de sa cellule, elle demande à rester seule avec le pasteur
Arboux. Leur entretien dure quelques minutes. Puis, conformément à la loi, le
juge d’instruction Bouchardon entre lui demander si elle a des révélations à
faire. « Aucune… Et si j’en avais, vous pensez bien que je les garderais pour
moi », répond-elle crânement.
Elle pose un grand canotier sur sa tête et longe le couloir de la prison. Est-ce
l’entretien avec le pasteur ? Est-ce Dieu qui lui donne des ailes ? Mata Hari
semble revigorée. La peur a disparu. « À partir de ce moment-là, elle ne marcha
plus, elle se mit à courir ; elle descendit, deux marches à la fois, les escaliers de
l’antique prison… On avait peine à la suivre », raconte dans ses Mémoires le
juge Bouchardon.
Il faut rejoindre le lieu d’exécution en banlieue parisienne. Des voitures sont
prévues pour tout le monde. La condamnée monte avec sœur Léonide, le pasteur
et son avocat. Les autres suivent et bientôt le convoi s’ébranle en direction du
bois de Vincennes. « On eût dit un cortège de noces », écrit Bouchardon. Sur
place, les invités sont déjà là. C’est un événement mondain. « Ah ! mon Dieu !
Quel monde ! Quel succès ! Ah, ces Français ! » s’exclame Mata Hari.
Le peloton d’exécution est composé de douze soldats qui l’attendent près de
la butte de tir. Le commandement craignait que la condamnée pique une crise de
nerfs, mais elle étonne par son calme, traversant le terrain devant les militaires,
les dévisageant, fière et droite, comme si elle les passait en revue. Elle est
accompagnée de sœur Léonide, du pasteur Arboux et de son avocat, Maître
Clunet. Arrivée devant le poteau, elle les embrasse et fait un signe amical à la
foule avant qu’on l’attache, les mains dans le dos. Elle refuse le bandeau, elle
veut voir la mort en face.
Son attitude impressionne tous les témoins et un silence religieux se fait. Le
journaliste de L’Heure raconte : « Elle est morte avec un courage jamais vu, en
gardant le sourire sur ses lèvres, comme au temps où elle triomphait sur la
scène. » « Une sorte de défi par sa sérénité et son sourire », écrit celui de La
Petite République.
Un officier donne l’ordre de tirer. Douze claquements retentissent en même
temps dans la faible clarté de l’aube, aussitôt suivis du coup de grâce, une balle
tirée à bout portant dans l’oreille par un sous-officier de dragons. Un médecin
militaire vient constater le décès. Il est 6 h 15 du matin, l’heure du mata hari, qui
veut dire « soleil levant » en javanais.
Son cadavre est emmené à la Faculté de médecine où il est autopsié par des
étudiants. Il sera ensuite inhumé au cimetière de Vincennes. Personne n’est venu
réclamer le corps de Mata Hari. C’est bien la première fois. Douze ans plus tôt,
son corps magnifique enflammait Paris.
Par la grâce d’un soir de printemps, Mata Hari est entrée à pas feutrés dans
l’imaginaire érotique de ses contemporains. Le 13 mars 1905, Émile Guimet,
riche industriel passionné d’Orient, reçoit le Tout-Paris dans le musée qui porte
son nom et qui expose ses œuvres d’art rapportées d’Extrême-Orient. Il a une
surprise. Son nom est déjà sur toutes les lèvres, mais peu encore l’ont vue. Mata
Hari. Il s’agit d’une très belle jeune femme, née en Indonésie, dans la caste des
brahmanes, et initiée très jeune aux danses sacrées par les prêtresses des temples
bouddhistes.
Mata Hari est arrivée en France depuis quelques mois et depuis, elle est
invitée dans les cercles les plus huppés. Elle séduit par son mystère et son
exotisme, mais rares sont ceux qui l’ont vue danser. Parmi les privilégiés, Émile
Guimet est tombé sous le charme et ce soir, il veut en faire profiter ses amis. Son
musée est l’écrin parfait pour la danse sacrée de Mata Hari. La rotonde du
musée, avec ses huit colonnes, est idéale pour figurer un temple et Guimet a
prêté une statue de Shiva. Des orchidées et des fleurs de jasmin ont été disposées
sur l’autel, où leur senteur se mélange avec celle des encens qui se consument
dans les brûleurs. L’odeur de santal et de myrrhe se répand comme dans une
église ou un lieu sacré. Les lumières ont été baissées et des flambeaux allumés,
projetant des ombres mystérieuses. La centaine d’invités a pris place autour de
l’espace créé par cette mise en scène. Règne un silence recueilli. Un gong
résonne longuement dans les têtes et les corps. Soudain, venue du fond de la
scène, la silhouette de Mata Hari se dessine dans la pénombre.
Magnifique apparition d’une jeune femme longue et brune, à moitié nue.
Très élancée, féline, elle serait parfaite si son torse n’était pas si plat. Ses seins
affleurent à peine, mais ils sont soulignés par un soutien-gorge de métal argenté
incrusté de pierreries. Son cou est orné d’un grand collier oriental. Elle porte un
diadème hindou qui enserre sa tête et couronne un visage ravissant où s’ouvrent
de grands yeux noirs. Ses sourcils semblent dessinés tant leur arc est parfait,
étiré vers les tempes. Ses bras, ses poignets et ses chevilles sont cerclés de larges
bracelets d’argent sertis de pierres colorées. Des serpents d’argent s’enroulent
près de son épaule. Ses jambes sont couvertes d’un pantalon de voile transparent
resserré aux chevilles. Une large ceinture entoure ses reins et vient se croiser en
pointe au-dessus du pubis, laissant le ventre et le torse nus. C’est le costume des
bayadères, les danseuses sacrées dédiées aux dieux. Le poème de Charles
Baudelaire « Les bijoux », dans Les Fleurs du mal, semble avoir été écrit pour
elle :
Messaline : l’insatiable
Dion Cassius, Histoire romaine, livre LX, 17, 8, Éditeur libraire Firmin
Didot, 1855
Alfred Jarry, Messaline, À rebours, 2002
Juvénal, Satires, Satire VI, trad. Olivier Sers, Les Belles Lettres,
« Classiques en poche », 2002
Pierre Renucci, Claude, Perrin, 2012
Suétone, Vies des douze Césars, trad. H. Ailloud, Gallimard, « Folio »,
1975
Tacite, Annales, tome III, livre XI, trad. P. Wuilleumier, Les Belles
Lettres, 2002
Violaine Vanoyeke, Guy Rachet, Messaline, Robert Laffont, 1988
Merci à mon père, Robert Grossmann, qui reste un socle indéfectible sur qui
on peut toujours compter. Merci Papa !