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@ | Regards croisés oO OQ Instituteur de formation, iLa suiviun cursus de psychologie du développement et des acquisitions de fenfant. Nacréeet irige le LaPsy0E (CNRS- Université Paris-5}, un laboratoire de gui explore, grace a timagerie cérébrate, les mécanismes du développement etde fapprentissage chez fenfant. Derniers ouvrages parus: Ecole du cerveau. Be Montessori Freinet cet Piaget aux sciences cognitives (Mardage, 2018) et Le Cerveau' et les Apprentissages, dirigé avec Grégoire Borst (Nathan, 2018) Neurosciences PERMETTENT-ELLES DE MIEUX APPRENDRE ? Ces sciences qui s'intéressent a la maniére dont le cerveau fonctionne et apprend font fureur ! Les politiques et les médias les présentent comme LA solution pour aider les éléves a étre plus efficaces dans leurs apprentissages. Est-ce vraiment si simple ? es neurosciences sont-elles devenues un outil incontournable dont les enseignants devraient ‘se saisir pour améliorer leur pratique ? Olivier Houdé::j'utiliserai ici une méta- phore médicale. Qui accepterait d’étre soigné par un médecin qui ne se tiendrait pas au courant de ’actualité scientifique sur les organes du corps? Personne! Au ‘méme titre, un enseignant doit étre infor- mé, si possible ds sa formation initiale mais aussi en formation continue, des connaissances scientifiques concernant le cerveau qui apprend. Depuis Platon, dgja cérébro-centriste, la science (d’abord philosophie) a toujours éclairé l'éduca~ tion et la pédagogie : cela n’a rien d’une nouveauté dont il fandrait s’alarmer! La neuropédagogie, ou neuroéducation — ce sont des synonymes —, consiste a nourrir les pratiques d’enseignement et d’édu- cation grice aux découvertes effectuées sur le cerveau, plus précisément sur la partic la plus élaborée du systéme nerveux central, siége de la cognition. Lécole des parents octobre-novembre-décembre 2018 N°%629 Philippe Meirieu: En effet, ces relations étroites entre science et pédagogie ne sont pas nouvelles. Mais, comme le disait ‘Raymond Poincaré: « La science ne s’écrit pas 4 l'impératif, mais 4 I'indicatif » Hlle nous dit ce qui est, non ce que nous devons en faire. En revanche, la pédagogie, si elle doit tenir compte des apports scientifiques, doit aussi s‘interroger sur les finalités de Yéducation : quels humains voulons-nous former et pour quelle société? Les neu- rosciences ne doivent pas nous faire oublier qu’éduquer permet a un sujet gmerger, et convoque le désir etla volon- té de I'élave. Elles peuvent nous aider & comprendre comment fonctionne I’ap- prentissage, mais ne répondent pas aux questions: pourquoi apprend-on et qu’ap- prend-on? Elles peuvent nous dire com- ment mieux mémoriser, mais n’ont aucune Lgitimité ds lors qu’il s’agit de décider s'il faut_mémoriser les podmes de Rimbaud, le vocabulaire anglais ou les sourates du Coran. Ine faudrait pas non plus que la neuropédagogie fasse I'impasse LA NEUROSCIENCE A TRANCHE :ECOLE ALTERNATIVE OU PAS, ON VA TE METTRE SOUS RITALINE. “— surla dimension relationnelle, éthique et méme clinique de Macte pédagogique, qu'elle se substitue au jugement du maitre dans la classe et le transforme en simple exécutant de consignes standardisées. Olivier Houdé: Je comprends parfaite- ment ces inquiétudes. Il serait en effet naif et scientiste de considérer qu’a par- tir de données de la science on puisse prescrire des impératifs pédagogiques. Les neuroscientifiques sérieux n’ont jamais prétendu que tous les enfants avaient le méme cerveau ~s'il existe des invariants du cervean humain, chacun présente ses spécificités et sa géographie propre — ni préconisé telle ou telle méthode d’apprentissage clés en mains, qui serait bonne pour tous. Ne nous attri- buez pas les généralisations excessives et caricaturales que I’on peut lire ici ow li ! Nous affirmons simplement que la péda~ gogie est un art qui doit s'appuyer sur des connaissances scientifiques actuali- sées. En apportant des indications sur les capacités et les contraintes du cerveau qui apprend, la psychologic expérimentale du développement de l'enfant et les neu- rosciences peuvent expliquer pourquoi certaines situations d’apprentissage sont plus efficaces que d’autres. Quelle découverte emblématique faite par les neurosciences vous semble particulidrement intéressante & mettre en pratique dans les classes ? Philippe Mefrieu: Je trouve trés éclairant le travail d’ Olivier Houdé qui metau jour Philosophe de formation, it a enseigné dans le primaire et le secondaire. puis 3 universitet est ‘aujourd'hui professour émérite en sciences de Védueation a Cuniversité portent sur Chistoire et Lépistémotogie de la pédagogie ainsi que sur la philosophie de Véducation. Dernier fouvrage paru: La Riposte. Ecoles alternatives, neurosciences, bonnes Vieilles méthodes. Pour ‘en finir avec le mirir ‘auxalouettes (utrement, 2018). N°629 octobre-novembre-décembre 2018 L’école des parents « 0 ossier © « LA CAPACITE D'INHIBITION PERMET DE PASSER DE_ LIMMEDIATETE ALA REFLEXION, DU PLAISIR DE SAVOIR AU PLAISIR D‘APPRENDRE » PHILIPPE MEIRIEU 1. Prix Nobel économie en 2002. 2.Le site Lear (https:// lear!) est un réseau édagogique collaboratif desting aux enseignants du primaire. Il met otamment en relation les chorchours du laboratoire LaPsyDE et des enseignants ‘désireux de participer avec leur classe 3 un projet de recherche, [Regards croisés un mécanisme cérébral permettant une inhibition positive... Olivier Hondé: Notre cerveau fonctionne en effet avec trois systémes. Le premier est celui des automatismes (systéme heu- ristique) : il met en ceuvre des stratégies toutes faites, trés rapides et souvent trés efficaces. Le deuxiéme est celui des algo- rithmes (systéme logique) : il assure une pensée réfiéchie, mathématique et plus lente. Ces deux systémes ont été décrits par le psychologue Daniel Kahneman'. En étudiant le cerveau des enfants et des adolescents, j'ai découvert qu’il en exis- taitun toisiéme: un systéme d’inhibition positive, remplissant une fonction d’ar- bitrage. Contrélé parle cortex préfrontal, Ja partie la plus évoluée de notre cerveau, ilinterrompt le systéme des automatismes pour activer celui de la pensée réfiéchie. Or, l’école, ce systme inhibiteur qui s'éveille doucement pendant l’enfance est malheureusement trés peu entrainé, Cette découverte peut donner une indi- cation forte & I’école: il est important apprendre aux enfants & acquérir des automatismes (c'est nécessaire pour pro- gresser) mais aussi 4 les inhiber dans certaines situations (c'est indispensable pour avoir un esprit critique). Philippe Meiriew: Cette découverte est passionnante. Elle ne renvoie pas seule- ‘ment au mécanisme du cerveau, mais & tout un courant de la pédagogie qui s‘est pposé cette question fondamentale : com- ‘mentaider enfant surseoir la pulsion, Lécole des parents octobre-novembre-décembre 2018 N°629 a V'immédiateté de la réponse ? Bille ren- vole aussi d des questions tres préoccu- antes aujourd’hui sur la puissance d’at- tractivité des théories du complot, particuligrement sur certains jeunes : leur adhésion 4 ce qui leur parait apporter ‘une solution systématique, spontanée et totalisante A leurs problémes est immé- diate, les empéchant d’entrer dans la véritable connaissance. Les neurosciences nous donnent des pistes pour com. prendre I'importance de cette capacité dinhibition qui permet de passer de Vimmédiateté a la réflexion, de la satis- faction pulsionnelle 4 une démarche de recherche, du plaisir de savoir au plaisir apprendre, avec tous les efforts que cela nécessite, Mais 4 aucun moment, Olivier Houdé, vous ne nous laissez. entendre qu'il existerait un interrupteur suscep- tible de mettre en route ce troisiéme systéme. Sur une problématique aussi essentielle que les théories du complot, qui constituent une véritable urgence sociétale, chercheurs en neurosciences et en pédagogie gagneraient & échanger et collaborer. Chercheurs et enseignants sont-ils effectivement ouverts a ce type de collaborations? Olivier Houdé: Je suis un fervent adepte de la recherche participative, collabora- tive, associant laboratoires de recherche et enseignants dans leurs classes*, Les enseignants sont d'ailleurs trés deman- deurs: un tiers de nos recherches publiges dans de grandes revues scientifiques a &é déclenché par V'idée de l'un d’entre eux! Voila dix ans que je travaille en par- tenariat avec des écoles selon des proces- sus scientifiques tres rigoureux. Nous testons ensemble un paradigme ou une hypothase — par exemple telle pratique pour lever un blocage cognitif — en com- parant systématiquement un groupe a’éleéves expérimental et un groupe «contréle» avant, pendant et aprés I'ex- périence pour tester la solidité de I'ac- quis, notamment par le biais de l'ima- xgerie cérébrale. Ces recherches prennent énormément de temps : il faut épondre aux questions des enseignants, écouter leurs suggestions, mais aussi préparer les enfants, avec leurs parents, longuement et soigneusement, aux examens par IRM. Elles sont exigeantes et menées sur plu- sieurs milliers d'enfants. Nous sommes loin des prétendues recettes magiques auxquelles on réduit trop souvent les neurosciences! Ne craignez-vous pas une certaine instrumentalisation des neuros- ciences, notamment depuis la création du Conseil scientifique de UEducation nationale’, dont une des missions est de faire émerger une pédagogie fon- dée sur les preuves? Philippe Meiriew: Les déclarations faites au moment de I'installation de ce conseil n’augurent pas une utilisation éclairée des neurosciences... Je crains qu'il ne privilégie une conception mécaniste de ces sciences, visant déclencher des réflexes d’apprentissage chez les éléves plutét qu’a encourager leur réflexivité. Nous ferions alors fausse route et rate- rions un enjeu civilisationnel majeur. De plus, sice conseil s’enferme dans la pres- cription de standards d’enseignement, omettant les questions pédagogiques, @hiques et philosophiques, il n'aura ni Vadhésion des enseignants, ni imagine celle des chercheurs. Enfin, s'il néglige Vhistoire de la pédagogie et I'inventivité des enseignants, il risque de faire régres- ser les pratiques. Olivier Hondé: J'ai refusé linvitation & participer & ce conseil, justement pour préserver ma liberté de chercheur et évi- ter toute récupération. Je suis moi-méme un peu inquiet face 4 certains discours aux relents trés mécanistes, tels ceux de son président, Stanislas Dehaene, qui sous-tendent I'idée d'un cerveau unique et identique chez tous. C’est faux. Espérons aussi que ce soubait d’élaborer une pédagogie fondée surles preuves ne cache pas un désaveu des enseignants... Ul serait fort dommage que les neuros- ences de Iéducation soient dévoyées et abimées. Mais, dans le fond, je ne suis pas inquiet. Je constate quotidiennement le sérieux ct l'enthousiasme de ces der- niers : ils sont de plus en plus nombreux & vouloir ’approprier les découvertes que nous, neuroscientifiques, mettons leur disposition ot & les décliner dans leurs lasses, en fonction de leurs objectifs, de Jeur culture, de leur inventivité. Propos recueillis par Isabelle Gravillon «LES ENSEIGNANTS. SONT DE PLUS ENPLUS _ NOMBREUX A S'APPROPRIER LES DECOUVERTES QUE NOUS _ METTONS A LEUR DISPOSITION » OLIVIER HOUDE 3. Créé en janvier 2018 parle ministre de "Education nationale, Jean-Michel Blanguer, de Céducation nationale (CSEN) est présidé par Stanislas Dehaene, psychologue cognitiviste nouroscientifique. 1N°629 octobre-navembre-sécembre 2018 Lécole des parents

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