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La Naine noire
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Roman
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Philippe Aquilina

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« Une naine noire est l’évolution hypothétique d’une étoile naine
blanche, qui s’est suffisamment refroidie pour ne plus émettre de
lumière visible. »
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Jean-Pierre Luminet, les trous noirs, Seuil. Cité par Wikipédia.
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Prologue
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Certains prétendent qu’une naine blanche peut évoluer en naine
noire. Oui, mais encore faut-il que la naine blanche en question soit
suffisamment refroidie et qu’elle n’émette plus aucune lumière
visible.
Le sens de cette affirmation vous échappe ? Si vous êtes
astronome ou simple amateur éclairé c'est un peu inquiétant. En
revanche, c’est moins grave si l’astronomie n’est pas votre point fort.
Vous n’aurez qu’à terminer ce livre pour en comprendre la
signification.
En attendant, pour commencer, arrêtez de regarder le ciel. Le
nez dans les étoiles ça va bien cinq minutes. Baissez les yeux et
revenons à la réalité. C’est en bas que ça se passe, sur le plancher
des vaches. C’est seulement là qu’il vous sera permis de découvrir à
quoi ressemble une naine noire.
Allez-y, regardez donc ! Si vous ne la voyez pas c'est que
vous portez votre regard encore trop haut. J’ai dit : « plancher des
vaches », alors penchez-vous.
Voilà, vous y êtes à présent. Vous m’apercevez ? À un mètre
quarante du sol, c’est moi qui vous parle. Enfin, quand je dis à un
mètre quarante du sol, entendez pour ce qui est de la partie la plus
élevée de moi-même. Excusez-moi mais quand vous donnez votre
taille, vous parlez bien du sommet de votre crâne, non ? Alors que la
plante de vos pieds, elle, est posée au sol, nous sommes d’accord ?
Donc, si l’on y pense, nos orteils et nos talons respectifs se trouvent
bien sur le même pied d’égalité.
Ce que j’essaye de vous faire comprendre c’est que du point
de vue de mes pieds je ne suis pas plus petite que vous, même si
j’admets que dans mon entièreté je puisse paraître à vos yeux
comme ce qui est convenu d’appeler une naine. Et par honnêteté
intellectuelle je dois d’ailleurs tout de suite rectifier ma taille. Celle-ci
n’est pas d’un mètre quarante, comme je viens de le dire par facilité

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de langage, mais d’un mètre trente-huit très exactement. La
précision est d’importance puisque, selon les critères internationaux,
une femme est qualifiée de naine lorsqu’elle mesure moins d’un
mètre quarante. Cela signifie qu’à un mètre quarante-et-un vous
n’êtes plus naine, vous êtes juste petite. Ce qui ne vous évitera pas
d’être traitée de naine car si un nain est par euphémisme une
personne de petite taille, une personne de petite taille peut, par
ironie, devenir naine.
Je suis une naine, une vraie. Je n’ai pas d’étiquette
« appellation d’origine contrôlée » collée sur le front, mais si vous
pensez que vos sens peuvent vous trahir, j’ai toujours ma carte
d’invalidité civile dans ma poche. Cela étant dit, convenez qu’il suffit
de me regarder pour se rendre à l’évidence. Constatez que je ne
suis pas une hypothétique étoile, que je respire, que je suis faite de
chair et d’os.
Quand ils me voient la plupart des gens comprennent en une
fraction de seconde ce que je suis, ils l’intériorisent sans rien en
laisser paraitre. Mais d’autres ne peuvent retenir un : « putain, t’as vu
la naine ! », comme si nommer la chose leur était nécessaire pour
admettre son existence.
Et vous ? de quelle catégorie faites-vous partie ?
Certainement de la première ! Des lettrés politiquement corrects qui
ne pensent pas forcément comme il faut mais qui sont suffisamment
policés pour savoir comment se comporter face à un handicapé.
Allez ! Cessez d’être condescendants. Approchez-vous, venez
regarder de près comment je suis faite. Mal faite, songez-vous peut-
être ? Pourtant je préfère vous prévenir tout de suite, avec moi,
mieux vaut ne pas s’aventurer sur le terrain de la moquerie ou du
sarcasme. Ce sont mes armes, vous pourriez le regretter. Je parie
que quand vous en aurez lu davantage, l’envie de plaisanter vous
passera.
!
Si être naine est un état déterminant de ma personne, ce n’est
pas le seul. Il faut que vous sachiez que non contente d’être un
avorton je suis noire. Je mentionne évidemment ma couleur à
l’intention de mes lecteurs blancs parce que pour mes lecteurs noirs
je demeurerai seulement naine.
On s’accorde à dire qu’il y a un nain pour 25 000 naissances.
Dans un pays européen, la probabilité pour que ce nain soit une
naine est, comme partout ailleurs, d’environ cinquante pour cent.
Mais la chance pour que cette naine soit noire est beaucoup plus

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faible. Alors, quand vous saurez qu’en plus d’être naine, qu’en plus
d’être noire, je souffre d’un autre handicap, vous conviendrez que je
ne suis pas un modèle de série. Et si j’ajoute aux qualités
susmentionnées de femme, de naine, de noire et de handicapée une
dernière particularité, rarissime celle-là, vous serez obligés de
reconnaître que je suis unique en mon genre.
!
— Enchantée, je m’appelle Adélaïde Gondwana.
!
Ma condition de handicapée je la dois donc à mon nanisme,
mais également à une tare qui se constate aisément lorsqu’on me
regarde. Cette difformité supplémentaire, qui n’est pas congénitale,
est aussi ridicule qu’invalidante : j’ai les jambes arquées, je suis sûre
que vous l’aviez noté. Ça vous fait sourire ? Vous imaginez que mon
enfance durant on m’a laissée sécher sur un tonneau ? Qu’on m’a
obligée à chevaucher un poney ventru ? Je reconnais que l’image
peut prêter à la raillerie, mais je vous demande un minimum de
compassion. Ce n’est qu’au prix d’un effort colossal que mes jambes
en O me permettent de me déplacer. Ma démarche ressemble aux
mouvements désordonnés d’un compas tombé entre les mains d’un
élève dyspraxique. Mon équilibre est précaire mais j’avance, je
m’accroche aux branches imaginaires qu’un dieu hypothétique a
omis de mettre à ma disposition pour pallier l’infirmité dont il m’a
affligée. Mais mon préjudice n’est pas seulement esthétique, mes
pattes en cerceau m’occasionnent des douleurs dans tout le corps et
chaque mètre arpenté l’est au prix d’atroces souffrances.
Vous vous apitoyez ? Vous avez tort. Je ne suis pas une
naine en cristal qu’on pose sur une étagère. Je suis tout sauf fragile.
!
Pardon ? Vous voudriez connaitre ma dernière particularité ?
Celle qui est extrêmement rare ? C’est légitime puisque j’ai excité
votre curiosité en l’évoquant. Souffrez pourtant de devoir patienter un
peu avant que je ne vous la révèle. Pour l’instant c’est le regard que
vous portez sur moi qui m’intéresse. Ou plus exactement le regard
que vous refusez de me porter. Je vous sens fuyant. Je perçois votre
envie d’en savoir plus sur moi, mais je vous soupçonne d’être mal à
l’aise avec mon physique. Si, si, ne niez pas, peut-être même que je
vous répugne un peu ? Une petite phobie, qui sait ? Je conçois qu’au
début ce n’est pas facile, je me mets à votre place. Faire comme si
de rien n’était, comme si je ressemblais à tout le monde, comme si je
n’étais pas une bête de foire, ça demande un peu d’entraînement, je

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le sais. C’est pareil pour moi, qu’est-ce que vous croyez ! Tenez, un
jour un homoncule faisait la manche en psalmodiant d’une voix
chevrotante : « Regardez-moi m’sieurs dames, regardez et vous
verrez que la réalité dépasse la fiction… Je suis un être humain, un
être humain comme vous m’sieurs dames… S’il vous plait, regardez-
moi ou donnez-moi une petite pièce…» Eh bien ! personne n’avait le
courage de le regarder le pauvre bougre, chacun préférant rester
avec une image fantasmée de sa hideur plutôt que de devoir
l’affronter de ses propres yeux. Et moi, pas plus que les autres, je
n’ai tourné la tête vers lui. Pourriez-vous m’expliquer en vertu de quoi
une naine noire d’un mètre trente-huit confrontée à la différence
devrait réagir autrement qu’une femme blanche d’un mètre soixante-
quinze ?
Mais revenons à vous. Lorsque vous avez consenti à poser
les yeux sur moi, j’ignore ce qui l’a emporté de la surprise, du dégoût
ou de la curiosité. J’ignore si vous avez été saisi d’un irrépressible
mouvement de recul devant ma noirceur, mon nanisme ou mon
handicap, mais je note tout de même votre fâcheuse tendance à
regarder ailleurs pendant que je vous parle, à vous raccrocher au
concept de naine plutôt qu’à considérer l’être qui se tient devant
vous. Soyez sans craintes, loin de moi l’idée de vouloir vous
incriminer, je souhaite plutôt vous rassurer. Quel que soit le regard
que vous portez sur moi je l’ai forcement déjà enduré. À vingt-cinq
ans j’ai essuyé tous les types de commentaires, des plus méprisants
aux plus malveillants. Je suis capable de tout encaisser sans
moufter. Mais attention, si je suis assez avisée pour comprendre
votre rejet cela ne signifie nullement que je l’excuse. Les pages qui
vont suivre vous en apporteront la preuve.
!
Si vous ne parvenez pas à me regarder en face, daignez au
moins tenir mon miroir, je vous dirai moi-même ce que j’y vois.
N’orientez pas la psyché vers le ciel, sinon ce sont les étoiles qui
vont s’y refléter. Avec une très bonne vue, vous arriveriez peut-être à
distinguer les contours de la voie lactée et avec un peu de chance
vous tomberiez sur une naine noire en formation. En revanche, vous
ne risquez pas de m’y trouver. Je vous rappelle que la nabote
terrestre qui se tient devant vous plafonne à un mètre trente-huit au-
dessus du niveau de la mer. Alors, penchez plutôt le miroir vers le sol
pour que je puisse m’y admirer. Ne bougez plus ! C’est parfait.
!

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À chaque fois que je me confronte à mon image j’ai un instant
de doute. Personne ne s’imagine vraiment tel qu’il est. Je suis sûre
que vous aussi quand vous êtes devant la glace pour vous recoiffer
ou pour vous enlever une poussière de l’œil, il vous arrive d’endurer
la malaisante impression de vous trouver face à un inconnu. Mais
cette sensation est fugace, il suffit de ne plus y penser et notre
visage nous redevient familier.
Moi, lorsque je me contemple, je me trouve belle. Ma beauté
me procure un plaisir aussi indicible que celui qu’un charognard
retire en regardant une carcasse ou qu’un scarabée éprouve en
voyant une bouse. Bien sûr, celui qui n’est ni charognard, ni
scarabée, ni amateur de naine ne me trouvera pas nécessairement à
son goût, j’en conviens. Mais la beauté est purement subjective, si je
me trouve belle, je n’autorise personne à soutenir le contraire.
J’ai de grands yeux couleur charbon qui brûlent mon visage.
Peut-être sont-ils reliés aux trous noirs de l’univers ? Ils aspirent
toute la matière qui passe à leur proximité. Ils l’absorbent, la digèrent
et l’anéantissent.
J’ai un adorable petit nez, parce que toutes les femmes noires
n’ont pas un gros nez, comme tous les hommes noirs n’ont pas un
gros sexe. La nature est ainsi faite, pas toujours comme on l’attend,
je ne vous apprends rien.
Mes lèvres sont pulpeuses, elles aiment goûter la vie autant
que j’aime la goûter moi-même. Lorsque j’ouvre ma bouche, apparait
le rempart de mes dents, aussi régulières que blanches, qui
protègent mon palais rose comme des pétales de roses et ma gorge
rouge comme du rubis. Mais attention, si mes herses laiteuses se
relèvent, prenez garde à ce qu’elles ne se referment pas violemment
sur vous.
Mon visage a la forme d’un cœur, pourtant mes joues ne
s’irriguent pas de sang à la moindre émotion. Je peux compter sur
mon teint pour me préserver de l’apparition de rougeurs
intempestives. Je l’ai dit, je suis noire.
« Noir » quel drôle de mot pour qualifier des gens. Qu’avons-
nous en commun nous les Noirs ? Notre couleur nous
rassemblerait ? Mais quelle couleur ? Quel noir ? Moi, la rase
moquette, je serais la sœur de la filiforme Peule ? Moi, avec ma
peau marron glacé, je serais la jumelle des Ivoiriennes ébènes ? des
Antillaises à la peau claire ? des Indiennes cuivrées ? Pourquoi nous
les « Noirs » devrions-nous accepter de nous laisser enfermer dans
un seul et unique adjectif alors que l’éventail de nos couleurs de

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peaux couvre un nuancier qui s’éveille au mordoré et s’assoupit à
l’outre-noir ? Pourtant je m’en suis accommodée de ce mot, de ce
noir qui sert à qualifier ma supposée couleur, comme j’ai appris aussi
à m’arranger avec le mot naine et avec le mot handicapée. Les
Blancs autant que les Noirs ne sont-ils pas réduits à un seul
pigment ? Existe-t-il vraiment un Blanc à la peau blanche ? Du
visage diaphane à la trogne écarlate, leur carnation à eux aussi peut
revêtir mille teintes.

Mais désormais vous savez à quoi je ressemble, et puisque


vous commencez à oublier mon physique, puisque vous avez
compris que je ne suis pas une poupée de foire mais un être
pensant, puisque j’ai piqué votre curiosité — ne dites pas non ! —
peut-être pourrions-nous cesser de perdre du temps en bavardages
inutiles ?

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La famille
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Dans les déserts d’Afrique les nuits sont froides. Mais
si je grelotte ce n’est pas à cause de la température extérieure, si je
grelotte c’est parce que j’ai de la fièvre.
Ma mère allaite, elle ne viendra pas poser sa main sur mon
front. Mon père dort, parce que les hommes doivent prendre du
repos après une journée à ne rien faire. Mes frères dorment aussi. Ils
ronflent tandis que mes sœurs, par intermittence, percent la nuit du
blanc de leurs yeux. Elles veillent. La nuit les femmes sont des
animaux aux aguets ; je les entends, parfois je les écoute. Certaines
pleurent en silence, je ne sais pas pourquoi les femmes pleurent. Ça
ne m’intéresse pas, je me retourne sur ma paillasse et je me rendors.
Je me réveille en sursaut, la sueur sur mes tempes mouille
mes cheveux crépus. J’ai soif. Ma mère a déposé près de moi une
écuelle que mon grand-père a creusée dans du bois d’acacia. Le bol
est plein d’eau. Je n’y ai pas encore touché, je sais que je dois le
faire durer toute la nuit. Mais ma gorge est trop sèche, je ne peux
plus différer le moment de boire. J’agrippe le bol d’un doigt.
Précautionneusement je le tire vers moi, pour ne pas le renverser sur
la terre battue. Tremblante, je le prends entre les paumes de mes
mains et je le soulève jusqu’à ma bouche. Une pellicule noire flotte à
la surface de l’eau. La fine membrane se balance doucement, agitée
par les remous que j’ai créés en me saisissant de l’écuelle. Les
rayons de la lune éclairent la résille de fourmis qui tourne sur elle-
même. Je regarde les têtes des insectes, elles sont plus brillantes
que leur corps. Elles sont comme de scintillants soleils dans une
galaxie. Le bol est un univers, une soupe primordiale. Les fourmis
n’en savent rien, elles tourbillonnent inexorablement. Quelques-unes
vivent encore. Je me fais violence, j’ai soif. Je colle mes lèvres à
celle du bol. Je filtre l’eau en la laissant couler entre mes dents. Elle
est fraîche, elle calme le feu de ma gorge. Malgré mes précautions,
deux ou trois fourmis passent quand même. Je les sens qui se
noient dans mon gosier. Je déglutis. J’avale.

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Je repose l’écuelle sur le sol. Il reste de l’eau, de quoi boire
encore deux fois jusqu’au matin.
!
Je m’appelle Adélaïde Gondwana. Si on m’a donné un nom et
un prénom, c’est peut-être parce que je suis une personne ? Dans la
case, j’ai mon coin, un coin pour moi toute seule. Ce luxe je le dois à
mon nanisme et à mes jambes arquées. Mes autres frères et sœurs
sont grands et beaux mais ils sont obligés de partager leur grabat.
Être normal ne procure pas que des avantages, qu’est-ce que vous
croyez ! Dans la maison que mon père a construite de ses mains,
avec quelques tôles ramassées ici et là, il y a un endroit où ma mère
fait la cuisine, un endroit où elle couche avec mon père et le dernier
bébé, un endroit où mes frères et sœurs s’entassent, et puis il y a le
coin d’Adélaïde.
Très tôt j'ai pris conscience de ma différence. Très tôt j’ai su
que grâce à mes jambes torses et à ma petite taille ma vie serait
exceptionnelle. Très tôt j’ai récité cette litanie dans ma tête :
« Adélaïde Gondwana tu deviendras quelqu’un. Tu deviendras
quelqu’un si tu n’es pas mordue par un serpent ; si tu n’attrapes pas
le typhus ; si tu n’es pas mangée par les crocodiles ; si tu n’as pas le
sida ; si tu ne meurs pas de faim ; si les enfants du village, et tes
frères et tes sœurs, ne te lapident pas ; si tu n’es pas piétinée par les
dromadaires ; si tu n’es pas piquée par une tarentule ; si le sorcier ne
t’empoisonne pas avec ses philtres ; si ton père ne va pas te livrer la
nuit au ventre du désert ; si tu as assez de force pour ne pas te jeter
dans le puits… Adélaïde Gondwana tu deviendras quelqu’un. »
!
J’ai l’impression d’être restée éveillée toute la nuit, mais j’ai
quand même dû m’assoupir sans m’en rendre compte. Je n’ai pas le
moindre souvenir de mes rêves ni de mes cauchemars, c’est beau le
sommeil, c’est bon, c’est comme si on était mort. Ce matin je suis un
peu courbaturée, mais la fièvre a disparu. Il est vrai que la fièvre ne
reste jamais longtemps dans mon corps. La fièvre elle est comme
tout le monde, ça ne lui plait pas les naines aux jambes arquées. Elle
préfère les corps bien construits, ceux qui inspirent confiance. Des
corps comme celui de mon frère Georges qui jouait toujours au foot-
ball, mort. Comme celui de ma sœur Eliane qui dansait si bien,
morte. Comme celui de la vache des voisins qui donnait du bon lait,
de l’ancienne maîtresse d’école si savante, de ma grand-mère qui
criait si fort. Morte, morte, morte, toutes mortes. Et pendant ce
temps, moi je suis vivante. Moi je tiens la maladie à distance. Elles

! 12
voudraient bien me tuer les maladies, mais elles n’y arrivent pas.
Alors je me redresse comme je peux, je m’appuie sur un bâton et je
me traîne jusqu’à ma mère. Je voudrais qu’elle me prenne dans ses
bras, mais elle ne peut pas. Il y a toujours un bébé dans ses bras.
Une dernière petite sœur, un dernier petit frère. Me bercerait-elle si
elle n’avait plus de bébés ? Je ne sais pas. Je ne crois pas. Quelque
fois, quand je suis malade, elle pose sa main sur mon front et je me
dis que c’est parce qu’elle m’aime un peu. Mais au fond de moi je
sais bien qu’elle le fait avec le secret espoir de sentir que ma fièvre a
encore monté. Elle attend que je débarrasse le plancher.
Ma mère fait signe à ma sœur ainée pour qu’elle me donne à
manger. Elle ne prend pas la peine de lui parler, elle tend son
menton vers l’âtre. Ma sœur lui obéit. Elle soulève le couvercle en fer
blanc qui recouvre la marmite cabossée. Elle fouille de ses gros
doigts sales la pile de galettes de blé jusqu’à ce qu’un sourire
s’affiche sur son visage. Elle a trouvé la moins cuite. Comme elle le
ferait pour un chien, elle me jette le morceau de pâte presque cru.
Comme le ferait un chien, j’attrape la galette de blé au vol. Je hais
ma sœur.
Le matin tout le monde est de corvée d’eau. Tout le monde
sauf moi. Un jour un de mes frères, fier de lui, a déclaré : « Pourquoi
Adélaïde elle a le droit de boire, puisqu’elle ne va jamais chercher
l’eau ? » Mon père n’a pas répondu. Ma mère a détourné la tête.
Tous mes frères et sœurs se sont tapés sur le ventre en riant. Moi, je
n’ai pas pleuré.
À l’aube je regarde partir ma fratrie, cette kyrielle de morveux,
cette tripotée d’andouilles. Chacun porte deux bidons en plastique.
Ils les jettent en l’air et les rattrapent. Ils courent, ils bondissent, ils
font des sauts de cabris en criant. Ces imbéciles sont incapables
d’anticiper la peine qu’ils vont endurer en revenant du puits. Mais
moi je sais qu’ils riront moins au retour : courbés sous la charge, les
épaules sciées par la corde qui relie leurs bidons, les orteils déchirés
par les cailloux pointus qui se cachent sous le sable, la peau brûlée
par les rayons du soleil, les yeux et la bouche agacés par les
mouches.
Après la corvée d’eau il y a l’école. Mes frères et sœurs y vont
en trainant les pieds, alors que moi je me réjouis à l’idée de m’y
rendre. Là-bas, assise sur mon banc, même si mes jambes pendent
dans le vide, je suis à la même hauteur que les autres.
Il n’y avait certainement pas de bonne étoile au-dessus de ma
tête quand je suis née, mais au moins l’école était là, juste à côté du

! 13
lieu où j’ai vu le jour. Si le tas de tôles ondulées où l’on fait la classe
n’avait pas été mitoyen de notre case, jamais je n’y serais allée. Je
n’en aurais pas eu la force. Mes parents n’auraient pas réussi à
rassembler la somme nécessaire à l’achat d’un fauteuil roulant, et
s’ils y étaient parvenus par je ne sais quel miracle, et surtout par je
ne sais quelle volonté, celui-ci se serait enlisé dans le sable.
C’était ma seule chance, l’école. Du plus loin que je m’en
souvienne, j’ai eu envie d’elle. Avant même de me hisser sur ses
bancs de bois, je savais que c’est elle qui me sauverait. Assise sur le
sol en terre battue, près de l’âtre, j’entendais tout ce qui se passait
derrière la fine paroi de zinc qui me séparait du savoir. J’écoutais les
élèves ânonner l’alphabet, butter sur les chiffres, bredouiller les
nombres… Pendant ce temps je répondais dans ma tête aux
questions que posait la maîtresse. Je n’étais pas en âge d’aller en
classe que déjà je connaissais les lettres. Je savais que B et A font
BA, je savais que le e ne se prononce pas de la même manière
selon l’accent qui le recouvre. Avant même d’assister à mon premier
cours de mathématiques j’avais compris que deux et deux font
quatre et que le zéro a le pouvoir d’anéantir tous les autres nombres.
Tout le monde l’ignorait, mais j’avais appris à lire et à compter toute
seule.
L’ancienne maîtresse d’école s’appelait Maîtresse. Je ne lui ai
jamais connu d’autres nom. Avant de commencer sa journée, elle
venait me voir dans la case. Elle me prenait la main et elle me parlait
comme aux autres enfants, elle me parlait comme si j’étais normale.
Mais comment le savait-elle que j’étais normale ? Elle me disait :
« Adélaïde, l’année prochaîne tu viendras à l’école et je t’apprendrai
à lire et à écrire. » Et puis elle s’approchait de mon oreille et elle me
chuchotait : « Quand tu seras grande, c’est toi qui seras la
maîtresse. »
Mais un jour maman a dit : « la maîtresse est morte », avec la
même indifférence que le matin où elle m’avait appris que le voisin
avait retrouvé sa vache crevée dans son étable. Des larmes se sont
mises à couler sur mes joues. Maman ne m’a pas interrogée pour
savoir pourquoi je pleurais et moi je ne l’ai pas questionnée sur la
disparition de celle qui aurait dû devenir mon professeur. J’ignore
encore aujourd’hui la cause de la mort de cette femme, comme ça,
du jour au lendemain, en pleine année scolaire. Mes frères et mes
sœurs, qui allaient déjà à l’école, ne s’en sont pas souciés. Cette
année-là leur année scolaire a été plus brève, c’est ça qui comptait
pour eux, s’ébattre en toute liberté comme des ânes qu’ils étaient.

! 14
Quelques mois plus tard, quand j’ai fait ma rentrée, c’est un
maître qui m’a accueillie. Il était jeune et fluet. Il avait un large sourire
sur ses lèvres et l’émail de ses dents était aussi éclatant que le blanc
de sa chemise. Quand il m’a vue, sa bouche s’est refermée. Ses
belles dents ont disparu d’un coup. J’ai compris que m’adresser ne
fût-ce qu’un sourire serait au-dessus de ses forces. Il a fait assoir les
plus petits au premier rang, mais à moi il a désigné le fond de la
classe. Personne n’a voulu s’installer sur mon banc. Même mes
sœurs ont préféré se serrer plutôt que de devoir supporter ma
présence.
Le maître a bien remarqué que j’étais assise toute seule
pendant que d’autres partageaient à trois le même bureau. Il n’a pas
levé le petit doigt pour demander à quelqu’un de changer de place.
La plupart des élèves ne me connaissaient pas. Ils venaient
de loin, forcés de marcher deux, quatre, six kilomètres à pied à
travers le désert. Ils habitaient des villages reculés et n’avaient
jamais entendu parler de moi. Quand ils ont découvert mon
existence, abasourdis qu’ils étaient, ils se sont plantés devant ma
difformité. Ils sont restés là tétanisés, les bras ballants, la bouche
ouverte. Ils me fixaient de leurs yeux en billes de loto. La stupeur se
lisait sur leurs faces dépourvues d’intelligence. Au début, ils n’ont
pas su quoi dire ni quoi faire. Incapables de la contenir, ils se sont
contentés de laisser dégouliner leur hébétude. Un filet de bave
coulait au coin de leurs grosses lèvres et tombait sur leurs orteils
nus. Puis, ils ont fini par comprendre qu’ils avaient le droit de rire de
moi, de m’insulter et de me frapper. Les enfants du village ne se
gênaient pas, et mes frères et mes sœurs le faisaient aussi, alors
pourquoi pas eux ?
Le maître n’avait pas pour habitude d’intervenir lorsque les
élèves chahutaient, sauf si cela venait perturber la leçon. C'est pour
cette raison que les garçons se gardaient bien de m’invectiver à
haute voix. Ils ne me donnaient jamais de gifles non plus, parce que
les gifles c’est trop sonore. Ils préféraient m’assener des coups de
poings dans les côtes, sourds et insidieux, et approcher leur bouche
très près de mon visage pour me traiter tout bas de « phacochère »
ou de « mongolienne » en me soufflant leur haleine de rat dans le
nez. Le professeur ne voyait rien, n’entendait rien, et en tout cas il ne
disait rien. Moi non plus je ne disais rien, j’encaissais maltraitance et
injures sans broncher.
La méchanceté des filles, contrairement à celle des garçons,
ne se traduisait pas par des attaques physiques. Les pisseuses

! 15
n’étaient cependant pas en reste de cruauté. La bouche cachée
derrière leur main, elles médisaient à mon propos à l’oreille de leurs
copines. Je n’entendais pas ce qu’elles marmonnaient, mais elles
prenaient toujours un malin plaisir à me regarder bien en face
lorsqu’elles éclataient de rire. Elles me mettaient au ban de leur
société, je baissais les yeux et elles pouffaient de plus belle. Mais je
ne pleurais pas, je savourais ma chance de ne pas partager leur
médiocrité.
La classe toute entière se liguait contre moi. Je voyais bien
que les plus timorés se mettaient du côté des plus forts pour se
donner l’illusion de ne pas être des victimes. Ils me prenaient tous
pour leur souffre-douleur, mais j’étais la plus forte. Je les méprisais :
ils formaient un magma d’insolents mal dégrossis, d’ignorants
crasses, de ratés, d’attardés, de vicieux, de dégénérés et ils ne s’en
rendaient même pas compte. Mais moi je savais qui ils étaient et
c’est ça qui importait.
Mes frères et mes sœurs m’avaient toujours appelée « Adèle
la laide » au lieu d’Adélaïde, toute la classe les a imités. Comment
en vouloir à des plantes vertes d’ignorer l’utilité du tréma ?
Je n’attendais rien non plus des adultes. Le maître était
comme mes parents, il ne participait pas à l’hallali, il se contentait de
regarder. Lorsque j’étais en butte à des attaques trop violentes il se
sentait parfois obligé d’intervenir, mais c’était seulement pour
renvoyer tout le monde dos à dos, pas pour mettre fin à l’injustice de
la situation. Jamais il n’a pris ma défense, il aspirait à ce que la
classe retrouve son calme, rien de plus.
!
Mon seul objectif dans la vie c’était d’apprendre. Je passais
tout mon temps les yeux rivés sur l’unique personne susceptible de
m’enseigner quelque chose : le professeur. Même s’il ne m’adressait
jamais la parole, même s’il ne lançait jamais un regard dans ma
direction, j’avais l’impression qu’il faisait la classe pour moi. Et j’avais
sans doute raison puisqu'aucun de mes camarades ne s’intéressait à
ses cours. La seule chose qui marchait avec eux c’était les coups. La
badine sur les mollets, une bonne paire de gifles, un pied au cul.
Mais le maître était de faible constitution, il se fatiguait vite quand il
s’agissait de distribuer des corrections.
Il avait une belle écriture, ronde et régulière. Il ne faisait
jamais crisser la craie sur le tableau. Il donnait l’impression de
maîtriser toutes les matières inscrites au programme. C’était facile, il
possédait un livre pour chacune d’entre elle. Il arrivait chaque matin

! 16
avec ses manuels dans lesquels il avait positionné un marque-page
à la leçon du jour. Français, mathématiques, histoire, géographie, il
lisait d’un ton docte, en détachant ses phrases et en appuyant sur
les mots importants. Quelquefois il s’arrêtait, il désignait un élève du
doigt — jamais moi — et il lui faisait répéter ce qu’il venait de dire. La
plupart du temps l’élève en était incapable. Alors il le traitait de
cancre et l’envoyait au piquet avant de continuer sa leçon comme si
de rien n’était. À la fin de l’heure il dictait un résumé du cours qu’il
venait de donner. Quatre ou cinq lignes, l’essentiel de ce qu’il fallait
retenir. J’apprenais tout par cœur.
Mon père et ma mère étaient impressionnés par l’instituteur,
plus que par l’ancienne maîtresse. Pour eux c’était quelqu’un
d’important, quelqu'un qui savait. La maîtresse elle aussi en savait
des choses, mais c’était une femme. Moi, j’ai vite compris que
l’instituteur ne savait rien du tout. J’ai découvert son secret : c’était
les livres qui savaient, pas lui.
Les récréations duraient longtemps. Je ne sortais jamais dans
le terrain vague qui faisait office de cour, promise que j’étais à me
retrouver cul par-dessus tête, piétinée ou conchiée par mes
camarades. Je restais enfermée dans la classe, rivée à mon banc.
Enfin, c’est ce qu’ils croyaient tous, parce qu’en réalité j’en profitais
pour aller ouvrir les livres du maître et pour les lire en cachette. Je
savais que quand le sifflet retentirait il faudrait cinq bonnes minutes
pour que les élèves se résignent à se mettre en rang devant la porte.
Un temps bien suffisant pour que je referme le livre que j’avais
subtilisé, pour que je le remette à sa place et pour que je retourne à
la mienne sans que personne ne remarque rien.
!
Un jour une Jeep est venue se garer sur le terre-plein à côté
de la cour de récréation. Je l’ai vue arriver par la fenêtre. Ce que
j’appelle la fenêtre c’était un des trous qui étaient percés dans la tôle
ondulée pour permettre à la lumière et aux mouches de rentrer dans
la classe. Deux hommes se sont dirigés vers l’école.
Incapable qu’il était de retenir leur attention, le maître a libéré
les élèves. Les garçons se sont précipités en vociférant vers la
voiture pour en caresser les pare-chocs et les jantes. Les filles se
sont mises à rouler des yeux et à minauder en tournant autour des
deux étrangers.
Les hommes ont pris le maître à part. Après un long
conciliabule, ils lui ont demandé de faire rentrer tous les élèves dans
la classe. On nous a expliqué que nous allions passer un test de

! 17
niveau conçu par les services du ministère de l’Education nationale.
Le plus petit des deux hommes a commencé à distribuer des feuilles
blanches. Il a hésité quand il est arrivé devant moi. Il a regardé son
collègue pour savoir ce qu’il devait faire. Un hochement de tête a
permis que je reçoive une copie vierge, au même titre que les autres.
Le plus grand des deux hommes, qui semblait avoir autorité
sur son collègue, nous a fait une dictée. Ensuite le plus petit a écrit
des questions sur le tableau. Son écriture n’était pas aussi déliée
que celle du maître, mais elle était lisible. Il écrivait vite, deux ou trois
questions par matière (vocabulaire, calcul, histoire, géographie). Le
travail qui nous attendait recouvrait maintenant le tableau noir.
Ils nous ont laissé une heure.
Je n’avais pas besoin d’observer mes camarades, je savais
qu’ils allaient copier les uns sur les autres. Mais copier sur un âne ne
ferait d’eux que ce qu’ils étaient déjà, des ânes. Moi j’étais toute
seule à mon banc, au dernier rang, personne ne pourrait regarder
au-dessus de mon épaule. Je me suis concentrée sur mon travail. Le
plus grand des deux hommes est sorti de la classe pour parler avec
le maître. Le plus petit est resté pour nous surveiller. Il a passé tout
son temps à arpenter la salle de long en large. Quand il prenait un
élève en flagrant délit de tricherie, il lui donnait une tape sur la tête. Il
prenait bien soin de le frapper avec sa chevalière en or pour que tout
le monde puisse entendre résonner son crâne vide. Parfois il se
penchait sur un devoir pour en lire deux ou trois lignes. Il était tour à
tour effaré, amusé ou perplexe ; il ne s’attendait certainement pas à
un tel niveau d’ignorance. Il m’a soigneusement évitée, il n’est jamais
venu voir mon travail.
Une heure plus tard le maître est rentré pour relever les
copies puis il a lâché les fauves dans la cour pendant que les deux
hommes se sont attablés à son bureau pour procéder aux
corrections. On ne m’a rien demandé mais, pour une fois, je suis
sortie moi aussi. Mes camarades étaient déchainés. Les garçons,
frustrés par leur nullité intellectuelle, jouaient des poings pour se
prouver à eux-mêmes que la seule valeur digne de ce nom était la
force physique. Les filles se pavanaient, elles comparaient leur
déhanché en gloussant, sûres d’être irrésistibles. Il fallait bien leur
reconnaitre un certain discernement, elles avaient déjà compris que
leurs fesses leur serviraient davantage dans la vie que leur cerveau.
Il n’a pas fallu très longtemps aux représentants du ministère
pour corriger les torchons de mes camarades. Le maître a rassemblé
son troupeau de moutons et tout le monde est rentré dans la classe

! 18
en silence ; dans un éclair de lucidité collective chacun venait
d’anticiper le verdict qui allait tomber.
Le plus petit des deux hommes s’est placé en retrait derrière
le bureau du maître et le plus grand s’est avancé pour prendre la
parole.
— Je veux voir les parents d’élèves dont les noms suivent, a-
t-il dit.
Puis il a ravalé un ricanement avant de rajouter :
— C’est-à-dire, il n’y a qu’un seul élève concerné.
Quand il a dit un élève, j’en ai déduit qu’il ne pouvait pas s’agir
de moi. Néanmoins, quand l’homme a baissé les yeux sur la feuille
qu’il tenait entre les mains, c’est mon nom qu’il a prononcé :
« Adélaïde Gondwana ». Il a relevé la tête au moment où j’ai levé la
mienne et nos regards se sont croisés. Malgré tout, il ne s’est pas
arrêté sur moi, il a continué de chercher Adélaïde Gondwana.
Mais tous les regards étaient tournés vers le fond de la classe,
comme autant de têtes-de-clou attirées par un aimant. Alors,
l’homme est revenu vers moi. Dubitatif, il m’a dévisagée sans rien
dire. Avait-il subitement perdu l’usage de la parole ? J’ai brisé le
silence :
— C’est moi Adélaïde Gondwana, lui ai-je assené en le
regardant droit dans les yeux. Comme vous pouvez le constater, si je
sais écrire, je peux aussi parler.
Il n’a rien répondu. Il n’en revenait sans doute pas qu’en plus
d’avoir rendu un bon devoir je puisse être dotée également du sens
de la répartie. Le maître a compris qu’il devait intervenir. Il a décrété
avec aplomb :
— Ce n’est pas possible !
Ce cancrelat avait passé une heure entière avec un
représentant du ministère de l’Education Nationale et il ne lui avait
pas dit que j’étais sa meilleure élève ? Pire que ça, il se refusait
encore à l’admettre ! Ses préjugés avaient dévoré ses neurones
jusqu’au dernier, avec la même application que les mulots qui
boulottent grain après grain les réserves de mil des pauvres gens.
— Je suis Adélaïde Gondwana, ai-je répété, et je suis la
première de la classe !
L’homme s’est tourné vers l’instituteur dans l’attente d’une
explication. Le maître s’est mis à bredouiller.
— C’est, c’est vrai… la petite est peut-être la meilleure
élève… mais la moyenne générale de la classe est très très basse…

! 19
Je… je ne suis pas certain qu’elle ait le niveau requis pour satisfaire
à vos exigences.
L’homme a réclamé ma copie à son collègue. Il l’a parcourue
rapidement puis a fait un geste d’impuissance.
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ! elle a
répondu à toutes les questions, elle n’a pas fait une seule faute
d’orthographe, on ne peut tout de même pas la disqualifier parce
qu’elle est…
Mais il a dû sentir mon regard peser sur lui et il n’a pas fini sa
phrase. Il s’est pincé le nez de son pouce et de son index, puis il a
caressé ses lèvres de son majeur. Enfin, il a esquissé un geste
d’impuissance en montrant les paumes de ses mains et il a conclu :
— On est bien obligé de la prendre.
Ensuite, plutôt que de s’adresser directement à moi, il a
demandé au maître de me faire venir au tableau. Le maître s’est
exécuté et pour la première fois j’ai entendu mon nom résonner sous
le toit de tôle ondulée de l’école.
— Adélaïde au tableau !
Le garçon assis devant moi s’est retourné et il a shooté dans
mon cale-pieds qui est allé valser au fond de la classe. Tout le
monde a grassement rigolé quand je me suis couchée sur mon banc
pour en descendre. Mes jambes pendaient dans le vide, je me suis
laissée glisser jusqu’à ce que mes pieds atteignent le sol.
— Adèle la laide ! a crié un de mes frères.
— Adèle la laide ! ont repris en chœur tous les élèves.
— Taisez-vous ! a ordonné à la classe l’homme le plus grand.
— Taisez-vous ! a répété le maître comme un perroquet.
Le silence s’est fait. Tous les regards étaient braqués sur moi,
pas un seul n’était bienveillant. On me faisait des grimaces et on
m’adressait des gestes obscènes. J’ai senti que l’instituteur était
gêné de ne pas être capable de les faire cesser. Les deux hommes
du ministère étaient agacés eux aussi, mais ils n’ont rien dit.
J’ai remonté l’allée centrale en me tenant aux tables pour
essayer d’atténuer ma démarche simiesque. Rangée après rangée,
d’un coup de poing leste, mes camarades se sont amusés à écraser
les doigts que je posais sur leur pupitre. Je n’ai rien laissé paraître
de ma douleur, ni de la douleur physique qu’ils m’infligeaient, ni de
celle qui me blessait au plus profond de mon âme. L’humiliation que
je devais endurer était si forte que je ne la ressentais plus. J’ai
escaladé l’estrade, cul bas mais tête haute, sous les huées de la
classe qui reprenaient de plus belle.

! 20
Obéissant à une œillade noire du représentant du ministère, le
maître a tenté de rétablir l’ordre. Il n’a fait que déchaîner la haine des
élèves contre moi. Avec les injures, ont commencé à pleuvoir les
gommes, les crayons et les boulettes de papier.
Le plus petit des deux hommes s’est mis à hurler.
— Ça suffit maintenant ! Qu’est-ce que c’est que ça ! Tout le
monde dehors !
La meute s’est précipitée à l’extérieur en ricanant. Les plus
téméraires n’ont pas hésité, au nez et à la barbe des adultes, à
donner un coup de pied contre l’estrade quand ils sont passés
devant moi.
Ma sœur Esther est sortie la dernière en se dandinant. Elle a
fait une bulle avec son chewing-gum. Le maître l’a saisie par le bras
et lui a dit d’aller chercher mes parents.
— Et qu’ils se dépêchent ! Ces messieurs n’ont pas de temps
à perdre ! lui a-t-il intimé.
— Adélaïde n’a qu’à y aller toute seule puisqu’elle est si
intelligente ! lui a répondu Esther avec une moue dédaigneuse.
Le maître lui a retourné une paire de gifle et m’a sœur est
partie sans réclamer son reste.
Nous nous sommes retrouvés tous les quatre sur l’estrade, les
deux hommes, l’instituteur et moi. Le brouhaha familier de la
récréation avait envahi la cour et les mouches bourdonnaient autour
de nous. J’ai attendu que l’un de ces hommes s’adresse à moi, qu’il
me parle, qu’il me dise quelque chose. Mais je n’ai eu droit qu’à des
raclements de gorge et à des mouvements d’impatience. Aucun des
trois ne m’a félicité. Aucun n’a été foutu de m’encourager, de me
demander si j’avais trouvé le devoir difficile, de m’interroger sur ce
que j’aimerais faire plus tard, de me questionner sur mon handicap.
Ils n’ont pas lâché un mot, pas un sourire, ils ne m’ont même pas
regardée. Que pouvait-il donc y avoir dans la tête de ces trois
pauvres types ?
Mes parents sont arrivés, leurs silhouettes se sont détachées
à contre-jour dans l’embrasure de la porte.
— Entrez monsieur Gondwana, a dit le maître, entrez !
Mon père a pénétré timidement dans la classe, comme s’il
foulait un sol sacré. Il n’y avait jamais mis les pieds auparavant alors
même que le mur de sa maison était mitoyen avec celui de l’école.
Ma mère l’a suivi comme si elle n’était rien d’autre que son ombre. Ils
se sont immobilisés face au maître et aux deux envoyés du
ministère. Épaules courbées et regards fuyants, on aurait dit deux

! 21
santons de plâtre impressionnés de se retrouver devant les Rois
Mages.
Lorsque le maître les a présentés comme le papa et la
maman de la petite Adélaïde, mes parents ont adopté l’attitude de
gosses pris en faute. Ils se sont comportés en employés serviles
quand le monsieur, le plus grand, le plus impressionnant, leur a
appris que j’étais la seule élève du village à avoir réussi les tests de
sélection. Ils se sont mués en domestiques zélés quand l’homme a
ajouté que j’aurais droit à une bourse d’étude. Ils ont courbé le dos
comme deux esclaves sur le point d’être affranchis quand le
deuxième homme a précisé qu’absolument tous mes frais seraient
pris en charge par l’administration. Ils se sont métamorphosés en
bousiers coprophages quand ils ont cru comprendre que les
hommes allaient m’emmener avec eux sur-le-champ.
Pour s’assurer que mes parents ne s’opposaient pas à ce que
je quitte la petite école du village, le maître a clairement posé la
question à mon père :
— Monsieur Gondwana, êtes-vous d’accord pour laisser partir
Adélaïde à la capitale ? Avez-vous bien compris qu’elle y sera
pensionnaire et qu’elle n’habitera plus sous votre toit ?
Mon père et ma mère ont échangé un coup d’œil que je suis
la seule à avoir décrypté. Ma mère s’est jetée sur le sol et s’est mise
à sangloter des larmes de crocodile.
— Adélaïde ! Ma petite Adélaïde !
Mon père est resté digne, il a essuyé ses yeux secs et il a
déclamé cette réponse, sans doute entendue dans un film et retenue
à son insu :
— Je ne peux empêcher ma fille de saisir sa chance. Même si
nous l’aimons, même si cela nous déchire le cœur, nous devons la
laisser partir. J’accepte qu’elle vous suive.
Le plus petit des deux hommes a aidé ma mère à se relever et
il a cherché à la rassurer.
— Madame, n’ayez crainte, Adélaïde ne va pas partir tout de
suite, nous ne reviendrons la chercher qu’à la rentrée prochaîne.
La rentrée prochaîne… Mes parents ont pris sur eux pour ne
pas montrer leur déception, les pauvres s’étaient imaginés que
j’allais partir tout de suite.
À moi, on a continué à ne rien me demander. Ni les hommes
de la ville, ni l’instituteur, ni mes parents. Personne ne s’est soucié
de savoir si Adelaïde Gondwana avait envie ou non de quitter son

! 22
village natal. La transaction s’est faite sur mon dos, comme si j’avais
été une chèvre, un sac de grains ou une fille à exciser.
Les envoyés de l’éducation nationale, satisfaits d’avoir mené
à terme leur mission, ont serré vigoureusement la main de mon père
et celle de l’instituteur avant de quitter la classe. Par la porte ouverte
j’ai vu les filles de l’école se jeter sur eux pour les raccompagner.
Elles les ont escortés jusqu’à leur Jeep en tortillant du cul.
Ma mère, qui n’avait fait que pleurnicher jusqu’à lors, a osé
interroger le professeur pour savoir si tout ça c’était bien réel, si
j’allais vraiment partir. Le maître lui a assuré que c’était du sérieux,
que dans quelques mois je partirais au pensionnat.
— Et nous n’aurons rien à payer ? s’est-elle inquiétée.
— Pas ça ! a répondu le maître en faisant claquer son ongle
contre ses dents.
— C’est sûr ? a insisté mon père.
— Sûr et certain ! a répliqué l’instituteur.
J’ai encore espéré une parole, un regard, un geste de mes
parents. Mais je n’existais pas, sans doute que dans leur esprit j’étais
déjà partie. Ils ont chaleureusement salué le maître, j’ai cru qu’ils ne
lui lâcheraient jamais la main. Et puis ma mère s’en est allée
préparer le repas pendant que mon père est parti s’enfiler une bière
chez Bois-sans-soif pour fêter la bonne affaire qu’il venait de réaliser
en vendant sa fille à son pays. La bière, même quand elle n’est pas
fraîche, reste la boisson des hommes. Elle leur permet d’oublier les
vicissitudes de la vie et d’en célébrer les moments heureux.
!
Le maître est sorti dans la cour avec un sourire béat. Il était en
train de réaliser que les élèves qui parviennent à obtenir une bourse
de l’Etat sont rarissimes. Il devait se dire que c’était grâce à lui que je
m’étais distinguée, que c’était son enseignement qui avait permis
que je sois reçue aux tests, que c’était à lui que revenait tout le
mérite ! Il a relevé le menton et a porté son regard au loin. Il ne
pouvait que s’enorgueillir de ses méthodes pédagogiques, de ses
connaissances et de ses compétences, n’avaient-elles pas porté
leurs fruits au-delà de ses espérances ? Et si lui aussi, à la rentrée
prochaine, allait pouvoir quitter ce village de pouilleux ? Qui sait si le
ministère ne l’appellerait pas pour l’affecter dans un meilleur
collège ? Et pourquoi pas un bon lycée ? Absorbé par ses pensées, il
ne s’est pas aperçu qu’un chien venait de chier devant lui et il a
marché dans la merde fraîche.

! 23
J’ai cessé de regardé le maître quand il s’est mis à frotter sa
semelle dans le sable de la cour. J’étais toujours dans la classe,
toute seule ; à l’abri du soleil, de la méchanceté et de la bêtise. Alors,
à la question que personne ne m’avait posée : « Ma petite Adélaïde,
est-ce que tu veux aller étudier à la capitale ? », j’ai répondu pour
moi-même à haute et intelligible voix :
— Oui, je le veux.
!
J’ai dû attendre encore de longs mois avant qu’on vienne me
séparer de tous ceux qui m’aimaient et de tous ceux que j’aimais,
c’est-à-dire personne, mais ce jour a fini par arriver.
!
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! 24
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La religion
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Vingt-quatre ans, jeune et jolie, je venais de décrocher
un master en comptabilité. Major de ma promotion, j’avais demandé
une inscription en doctorat sciences de gestion dans une université
française. Ma candidature avait été retenue et une organisation non
gouvernementale m’avait attribuée une bourse au mérite qui me
permettrait de couvrir tous mes frais de scolarité. J’avais réglé les
formalités administratives nécessaires à mon séjour en France et
bouclé ma petite valise.
Certains que je les aiderais à quitter leur village de brousse et
qu’ils s’installeraient grâce à moi dans un pays de Cocagne, mes
parents s’étaient réjouis à l’idée de mon départ. Ils pouvaient
toujours rêver, je n’avais pas la moindre intention de bouger le petit
doigt pour eux. Il y avait bien longtemps que je ne retournais plus au
village. Même pendant les vacances scolaires je n’y remettais plus
les pieds. Qu’avais-je pu espérer de mieux dans ma vie que d’être
libérée de mes géniteurs ? de la violence de mes frères ? du babil
lénifiant de mes sœurs ? Rien, à part certainement que mes jambes
se redressent et s’allongent miraculeusement. Mais si les années
étaient passées je n’avais pas grandi pour autant. Mes fémurs et
mes tibias avaient péniblement poursuivi leur croissance. Sauf qu’en
poussant sans tuteurs, comme des ceps de vigne sauvage, ils
étaient à présent plus tordus qu’avant. J’avais beau être une jeune et
jolie diplômée de vingt-quatre ans, je n’en demeurais pas moins une
naine handicapée.
Je n’ignorais pas qu’un fardeau supplémentaire m’attendait en
France. Là-bas, en plus de mes tares, je serais une négresse.
Pourtant ce nouveau statut ne m’effrayait pas, je savais que je
trouverais en moi les ressources nécessaires pour exister dans un
pays de Blancs. Après tout, j’avais bien vécu entourée de crétins
depuis ma naissance et cela ne m’avait jamais empêchée d’atteindre
les objectifs que je m’étais fixés.
!

! 25
Quand le commandant de bord a posé l’avion sur le tarmac,
des passagers ont applaudi. L’homme n’avait pourtant fait que son
travail. Qu’importe qui il était, qu’importe sa couleur, qu’importe si
c’était un homme ou une femme, s’il était de taille normale ou si
c’était un nain, c’est lui qui était aux commandes, il n’avait pas
besoin qu’on l’acclame. Je l’enviais.
J’ai refusé le fauteuil roulant qu’une hôtesse m’a gentiment
proposé, mais j’ai accepté qu’on porte ma valise jusqu’à la station de
taxis. Le chauffeur était très grand, il portait un costume. Ses
cheveux étaient blonds et fins, j’ai eu envie de les toucher, mais
j’étais bien trop petite pour cela. Ses yeux étaient du même gris que
le ciel de Paris, ils se sont posés sur moi sans empathie. Je lui ai
montré le bout de papier sur lequel j’avais noté ma destination. Il l’a
lu, a hoché la tête, puis il a démarré sans m’adresser la parole. Je
me suis sentie normale. Un instant j’ai pensé que peut-être tous les
Blancs me trouveraient normale.
La voiture roulait sur un tapis d’asphalte dépourvu de nids de
poule. Dehors, nul cri, pas de klaxons. Les façades d’immeubles
défilaient, rectilignes, sans linges aux fenêtres, sans fils électriques
qui pendent sur les murs. Pas davantage de chiens errants, pas de
bêtes décharnées. Mais les clochards étaient nombreux, beaucoup
plus nombreux que dans mon pays.
J’essayais de déchiffrer le nom des boulevards et des places
sur les plaques de rue. Mais la voiture roulait vite. Parfois j’y
parvenais, quand le chauffeur s’arrêtait aux feux rouges. Mais ces
noms ne m’évoquaient rien, je n’étais pas dans les quartiers
touristiques. En revanche, l’atmosphère de la ville me paraissait
familière. Il faut dire qu’à la cinémathèque de l’université on projetait
plus de films Français que de films Africains.
Le taxi s’est arrêté devant la congrégation des Sœurs du
Christ. Le chauffeur est descendu pour m’ouvrir la porte et il a sorti
mon bagage du coffre. Je lui ai payé sa course sans discuter. Le tarif
qu’il me demandait était le même que celui affiché sur le compteur. Il
m’a dit : « Au revoir Madame. » et il est reparti.
J’aurais aimé être un virus pour pouvoir pénétrer dans le
cerveau de cet homme. J’aurais donné cher pour savoir ce qu’il
pensait de moi. Qui venait-il de déposer sur le trottoir ? Une femme ?
Une noire ? Une naine handicapée ? Un client ?
J’ai regardé sa voiture disparaitre au coin de la rue avec un
pincement au cœur. À partir de maintenant je devrais me débrouiller
seule. Et ça commençait mal, l’interphone de la congrégation était

! 26
placé trop haut pour que je puisse l’atteindre. J’allais me résoudre à
me servir de ma valise comme marchepied quand j’ai réalisé que
dans un contexte occidental mon attitude ne serait certainement pas
appropriée. J’ai demandé de l’aide à une dame qui passait. Elle a
très courtoisement appuyé sur le bouton de la sonnette mais a repris
son chemin sans attendre l’ouverture de la porte.
J’ai patienté. J’aurais bien sonné une deuxième fois si j’en
avais été capable, mais j’ai dû me contenter d’admirer la façade de
l’immeuble jusqu’à ce que, finalement, une voix nasillarde crie dans
l’interphone.
— Qui est là ?
— Je suis Adélaïde Gondwana.
— Qui est là ? a répété la voix, il y a quelqu'un ?
— Oui ! Adélaïde Gondwana ! ai-je dit de nouveau.
— Allo ? Allo ?
— Ouvrez-moi ! Je viens pour la chambre ! ai-je insisté.
L’interphone a grésillé dans le vide pendant deux ou trois
secondes puis il a fini par se taire. J’étais trop loin du micro pour
qu’on m’entende.
J’ai regardé autour de moi, j’aurais voulu solliciter un autre
passant pour lui demander de sonner à nouveau, mais le trottoir était
désespérément vide. Il fallait que je m’en sorte par moi-même.
J’avais l’habitude. La fin justifiant les moyens, j’ai cogné sans relâche
contre la porte avec mon pied et on est venu m’ouvrir.
— Je suis Adélaïde Gondwana ai-je crié à la figure de navet
qui a fini par apparaitre dans l’entrebâillement de la porte.
La mère supérieure ne s’attendait pas à se retrouver devant
une naine. Elle était sidérée. Dans le formulaire que m’avait envoyé
les Sœurs du Christ il n’y avait pas de case « naine » à cocher.
Connaître ce détail aurait certainement été un préalable salutaire
pour la sœur. Mais la fâcheuse tendance à vouloir faire rentrer les
gens dans des cases a pour limite le peu d’imagination des ronds-
de-cuir qui sont supposés prévoir les cases en question.
Le mouvement réflexe de son bras précédant celui de son
cœur, la religieuse avait ouvert le battant de la porte mais n’arrivait
pas pour autant à me dire d’entrer. Un sourire crispé s’est affiché sur
ses lèvres. Elle a dégluti, et elle a fini par articuler une phrase.
— Soyez la bienvenue à la congrégation des Sœurs du Christ
ma fille, que dieu vous prenne en pitié.
J’étais sur le trottoir avec ma valise, je ne connaissais
personne en France, d’évidence ce n’était pas le bon moment pour

! 27
se fâcher. Je n’ai pas relevé le que dieu vous prenne en pitié de la
nonne, j’ai pris mes affaires et je suis entrée. Je savais qu’il n’y aurait
pas plus de respect à mon égard dans la maison du Seigneur que
dans celles des hommes qui vivent dans le monde. L’amour des
dévots est tout entier préempté par leur dieu. À ceux qui ne sont pas
dieu, mais qui ont une propension à se mettre à genoux, les croyants
réservent leur bienveillance. Aux autres, ceux qui ne croient pas, ils
font grâce, au mieux, de leur compassion.
En passant devant la mère supérieure j’ai remarqué qu’elle
laissait pendre son bras le long de son corps pour évaluer ma taille.
C’est une pratique assez fréquente chez ceux qui me croisent. Cela
leur permet de dire ensuite : « J'ai vu une naine, tu le croiras pas,
elle m’arrivait là ! » Si la religieuse ne faisait évidemment pas partie
des gens prompts à se moquer d’autrui, elle m’a quand même jugée
suffisamment petite pour s’autoriser à penser que je méritais sa pitié.
J’ai senti qu’elle esquissait un signe de croix au-dessus de ma tête.
!
Ma cellule mesurait une douzaine de mètres carrés. Pour une
naine née au creux du désert, c’était un palais. Sur un des quatre
murs bancs un homme me regardait. De sous sa couronne d’épines
coulaient des larmes de sang. Il était blanc et tout maigre, c’était
dégoûtant. Il avait des clous enfoncés dans les paumes de ses
mains, dans ses pieds aussi. Je l’avais déjà vu, c’était un Jésus
Christ, le dieu des Blancs. Nous avions le même dans mon pays.
— Pour l’instant, m’a prévenu la religieuse en entrant derrière
moi dans la pièce, vous serez seule, mais la chambre est pour deux,
ne l’oubliez pas. Concernant le règlement intérieur, il n’y a rien de
compliqué. Vous aurez votre propre clef, mais vous n’avez pas
l’autorisation de recevoir de visiteurs. La barre est tirée à 22h, si
vous rentrez plus tard, votre clef ne vous servira à rien. Et souvenez-
vous qu’il vous sera inutile de frapper, personne ne viendra vous
ouvrir.
L’ecclésiastique a pris soin de ne pas toucher ma main avec la
sienne lorsqu’elle m’a laissée la clef. Je me suis emparée avec
plaisir de l’objet qu’elle me confiait. À l’université, j’avais toujours
couché dans un dortoir. Chez moi, dans mon village, il n’y avait pas
de clef à la porte de la case. À quoi aurait-elle bien pu servir ?
Personne n’aurait eu l’idée de vouloir entrer dans le taudis qui servait
de foyer à ma famille et mes parents n’avaient aucune raison
d’empêcher leurs enfants de s’en aller.

! 28
J’ai donné un tour de clef dans la serrure de ma nouvelle
chambre dès que la mère supérieure en est sortie. J’ai entendu ses
pas glisser sur les dalles du corridor, je suis certaine qu’elle a encore
fait un signe de croix en s’éloignant.
Je me suis retrouvée seule dans la pièce, seule avec Jésus
agonisant. Si les croyants acceptent de voir leur dieu représenté sur
son instrument de torture, je me suis dit que je pourrais bien le
supporter moi-même. J’ai laissé le fils du père accroché à son clou.
Il y avait une salle d’eau attenante à la chambre. Le robinet de
la douche était évidemment inaccessible pour moi et il m’était
impossible de me voir dans le miroir du lavabo. Les sœurs avaient
réussi à faire rentrer dans un espace exigu deux lits d’une place et
deux petites armoires. Les lits étaient recouverts d’une couverture
jaunie pas bien épaisse. Comme je craignais d’avoir froid, j’ai préféré
choisir celui qui était le plus éloigné de la fenêtre. J’ai couché ma
valise sur le sol et je m’en suis servie pour l’escalader. Les pieds sur
la couverture je me suis laissée tomber de toute ma petite hauteur
sur le matelas. Fatiguée par le voyage, je me suis endormie.
La mère supérieure est revenue une heure plus tard. Elle a
frappé et elle a essayé d’entrer. Je suis allée lui ouvrir. Je l’ai sentie
contrariée de se retrouver devant une porte fermée à clef.
— Ça y est ? installée mademoiselle Gondwana ? Tout va
bien ?
J’ai répondu d’un signe affirmatif de la tête. Je n’avais pas de
questions à lui poser mais j’ai pensé qu’elle, en revanche, devait
avoir encore quelques détails pratiques à me communiquer
puisqu’elle revenait me voir. La sœur n’était pourtant pas là pour me
parler de ma chambre.
— J’ai bien réfléchi Adélaïde, et j’ai prié aussi. Vous permettez
que je vous appelle Adélaïde ?
Je n’ai pas répondu, mais la bonne sœur a continué :
— Comme vous la savez, Adélaïde, je suis la mère supérieure
de ce couvent et cette charge me confère le devoir de prendre des
décisions importantes pour notre communauté…
J’étais tout ouïe, la nonne a poursuivi :
— Je crois bien que vous allez être fort heureuse d’entendre
la proposition que j’ai à vous faire. Voilà, a-t-elle fini par lâcher,
puisque vous êtes sur le point de terminer vos études et que vous
cherchez sans doute un sens à votre vie, je voulais que vous sachiez
que votre handicap n’en serait pas un pour devenir Sœur du Christ.
Adélaïde, vous êtes la bienvenue dans la maison du Seigneur !

! 29
La mère supérieure s’attendait assurément à ce que je me
jette à ses genoux pour la remercier, ce qui, vu ma taille, devait lui
sembler la moindre des gratitudes, mais je lui ai expliqué qu’elle
faisait fausse route :
— Mais non, je ne cherche pas un sens à ma vie ! Je n’ai pas
du tout fini mes études, je suis justement venue ici pour les
poursuivre, me suis-je exclamée. Ne comptez pas sur moi pour
prendre le voile !
Ma réponse, pourtant sans appel, n’a pas convaincu la mère
supérieure.
— Poursuivre vos études ? S’est-elle étonnée comme si
j’avais lâché une incongruité. Si j’en crois votre curriculum vitæ, vous
en avez déjà assez fait. Vous savez, si vous aimez étudier, eh bien !
la bible vous comblera, croyez-moi. On y découvre chaque jour de
nouveaux enseignements. Faites confiance à notre Seigneur, avec
lui on ne s’ennuie jamais !
La religieuse s’est mise à glousser comme si elle venait de
faire un bon mot. Mais lorsqu’elle s’est aperçue que je ne partageais
pas son sens de l’humour, elle a repris son sérieux.
— Notre prière du matin à six heures et celle du soir à dix-
neuf sont ouvertes aux pensionnaires. Laissez-vous guider par votre
foi et vous trouverez le chemin du Seigneur. Vous sentirez comme il
nous enveloppe tous les jours de sa sainteté et nous enivre de son
amour.
J’ai levé les yeux vers la mère supérieure et j’ai regardé ses
trous de nez pour voir s’il s’en échappait des effluves d’amour et de
sainteté. Mais de ses narines il ne sortait que quelques poils.
Elle a fait un signe de croix, je pense que c’était devenu un tic
chez elle comme chez beaucoup de religieux, et elle a posé sa main
sur la poignée de la porte avant de se retourner vers moi.
— Réfléchissez ma fille, réfléchissez ! m’a-t-elle dit sur un ton
qui se voulait affable mais qui n’était que mielleux.
Le fait que cette femme m’appelle « ma fille » m’a agacé au
plus haut point, elle n’était pas ma mère. Pourtant, c’est en
s’emparant des mots de son adversaire que l’on finit par prendre le
pouvoir sur lui. Je lui ai donc répondu sur le même ton doucereux :
— C’est tout réfléchi, ma mère.
Avant de s’en aller, ma mère auto-proclamée m’a susurré un
dernier mot :
— Vous savez Adélaïde, dans la maison du Seigneur, il est
bien inutile de fermer les portes à clef !

! 30
Et elle a disparu sans me laisser le temps de lui demander
pourquoi la porte d’entrée de la congrégation était défendue par une
serrure, une barre et un interphone.

Ma compagne de chambre est arrivée quelques jours plus


tard. Elle était aussi noire que je l’étais moi-même. J’imagine que
pour les religieuses mettre deux noires ensemble constituait une
délicate attention. Entre Noirs on s’entend bien, c’est connu !
La fille s’appelait Beverley. Française, elle se croyait
supérieure aux Africaines. Je m’appliquais à ne jamais lui poser de
questions trop complexes pour ne pas lui ôter ses illusions. Au début,
je l’entretenais seulement de sa plastique et de ses choix
vestimentaires, domaines sur lesquels elle était intarissable. Mais j’ai
très vite compris que je pouvais lui parler d’autre chose. Il n’y avait
aucun risque qu’elle prenne conscience de son aridité mentale. On
pouvait aborder n’importe quel sujet, elle y répondait
immanquablement par une idiotie, mais était toujours satisfaite d’elle-
même. Elle était bête à manger du foin.
!
— Tu mesures combien ? lui ai-je demandé.
— Tour de hanches ou tour de poitrine ? disait-elle en mettant
successivement ses mains autour de sa taille et autour de ses seins.
— Je veux dire en hauteur.
— Ah ! de haut ! J’avais pas compris ! Je mesure un mètre
soixante-deux sans talons. Ça me fait penser d’ailleurs que toi, si tu
portais des talons, tu paraitrais bien plus grande !
— Oui, et surtout je me casserais la gueule ! lui ai-je rétorqué.
J’ai les jambes tordues, si tu ne l’avais pas remarqué.
Beverley avait toujours un air pénétré quand elle disait des
âneries, c’est-à-dire à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche.
— Tu sais Adélaïde, je ne disais pas ça méchamment, je
n’aime pas me moquer des gens, je voulais juste t’aider.
Et Beverley était sincère. Son quotient intellectuel flirtait avec
le néant, mais elle avait bon fond. Désarmante de naïveté, elle se
rendait à la prière matin et soir en imaginant que le dieu des Blancs
allait exaucer ses désirs les plus chers. D’ailleurs, elle se le
représentait peut-être noir ce dieu qu’elle chérissait tant. J’évitais de
lui faire remarquer que le Jésus qui était cloué au mur de notre
chambre était aussi blanc que Marie, sa mère, et que dans ces
conditions il était peu probable que son père soit d’une autre couleur.

! 31
Si Jésus avait été noir, ou même métis, son géniteur putatif
n’aurait pas acquis plus de crédibilité à mes yeux, mais au moins
cela m’aurait aidé à ne plus voir les noirs qui le vénèrent comme de
pitoyables gobe-mouches. Etait-ce trop demander au grand créateur
que de choisir un homme à la peau noire comme prophète ? De
Moïse à Mahomet, pourquoi n’a-t-il élu que des hommes blancs pour
le représenter ? C’est pour le moins étrange qu’il ne lui soit pas venu
à l’idée de conférer à un subsaharien ou, mieux encore, à une
subsaharienne, le pouvoir de colporter sa divine parole. Il est vrai
que même s’il s’était fendu d’une prophétesse de couleur, cela
n’aurait pas suffi à me convaincre de son existence. Mais qui sait ?
S’il avait poussé le bouchon jusqu’à s’incarner dans une naine noire,
j’aurais peut-être succombé à la tentation de me prosterner devant
lui.
Mais en vérité non, car je suis mieux placée que quiconque
pour savoir que les allégations d’une naine noire n’apporteraient pas
plus de crédit à l’existence de dieu que ceux d’un barbu basané
repeint au gré de l’histoire en caucasien bon teint. Une naine noire,
j’en sais quelque chose, possède autant d’imagination qu’un homme
blanc à la haute stature. Qu’est-ce qui l’empêcherait à elle aussi
d’inventer des histoires à dormir debout et de prétendre qu’elles sont
vraies ? Pourquoi ne pourrait-elle pas affirmer qu’elle a le pouvoir
d’ouvrir la mer en deux ? Et s’il lui prenait l’envie de soutenir qu’elle
est née d’une vierge, qui pourrait démontrer que ce n’est pas vrai ?
Quels arguments pourrait-on lui opposer si elle se targuait d’avoir
voyagé de la Mecque jusqu’à Jérusalem sur un cheval ailé ? Quand
les soi-disant envoyés de Dieu parlent, les Hommes qui ne
demandent qu’à croire ne doutent de rien !
!
Un soir d’hiver, au coucher du soleil, une sœur est venue me
prévenir que j’étais convoquée dans le bureau de la mère
supérieure, au motif que l’on ne me voyait jamais à la chapelle. Je
suis restée calme, j’ai refermé le livre que j’étais en train de lire et je
l’ai posé sur mon lit avant de quitter ma chambre.
La congrégation des Sœurs du Christ était installée dans un
cloître. Toutes les cellules donnaient dans une galerie couverte qui
faisait le tour d’un petit jardin à la française. La sœur jardinière veillait
à ce qu’aucune mauvaise herbe ne vienne s’immiscer dans les
plates-bandes plantées de fleurs. Des ifs, taillés au cordeau,
gardaient martialement les quatre entrées du jardin. Les allées
menaient au centre du cloître où un vieux puits de pierres sèches

! 32
renforçait l’impression bucolique qui se dégageait du lieu. Nous
étions en pleine ville, pourtant pas un seul bruit ne parvenait jusqu’à
ce havre qui restait totalement insoupçonnable de la rue. Seul le
gazouillis des oiseaux donnait du relief au silence.
ll n’était pas rare de voir une religieuse lisant son missel dans
le jardin, assise sur un petit banc de bois. Mais à cette heure, le
cloître était désert.
À chaque fois que je sortais de ma chambre j’admirais les
croisées d’ogives qui, là-haut, si haut au-dessus de ma tête,
soutenaient les toits de tuiles vernissées. Je m’amusais à distinguer
les figures grimaçantes, toutes différentes, qui ornaient les clefs de
voûtes. J’ignorais dans quels esprits ces faciès horrifiques avaient pu
germer, mais il me plaisait de constater que le démon n’est jamais
très loin, même dans un couvent.
Les derniers rayons du soleil chatoyaient sur les murs gorgés
de mémoire muette, c’était féerique. Je me suis aperçue qu’un de
ces rayons passait juste au-dessus du puits. La rencontre de cette
sécante céleste et de ce cercle terrestre était-elle prémonitoire ?
Ce puits me rappelait celui où mes frères et mes sœurs
allaient chercher de l’eau, quoique sa fonction soit ici purement
décorative. À la congrégation des Sœurs du Christ on avait l’eau, le
gaz et la fibre à tous les étages.
Le bureau de la mère supérieure se trouvait dans l’angle
opposé à celui où je logeais. Je n’ai pas hésité à couper au plus
court, j’ai pris par le jardin. Aucune des pensionnaires n’agissait de la
sorte. Toutes cédaient à la règle que s’imposaient les religieuses.
Les moniales empruntaient la galerie, ce chemin était plus long mais
plus orthodoxe pour qui pense que sa peine sera un jour
récompensée par du lait et du miel.
Mettant à profit les minutes que je venais de gagner grâce à
mon goût de la transgression, je me suis rapprochée du puits. J’étais
curieuse d’en connaitre la profondeur. Je me suis hissée sur un des
bancs et j’ai posé un genou sur la margelle pour essayer
d’apercevoir la surface de l’eau. Comme je ne voyais rien, j’ai pris un
des pots de fleurs qui se trouvait là et je l’ai jeté dans le trou. Après
quelques longues secondes, j’ai entendu un « plouf ». Le puits n’était
pas à sec. Mais il fallait que je me dépêche. La mère supérieure
m’attendait, et l’heure du début de la prière était proche. Prier était
une des activités principales des sœurs. Elles s’y astreignaient
plusieurs fois par jour. Dès que la cloche sonnait, elles filaient à la
chapelle comme de petits jouets téléguidés. Commencer sa prière en

! 33
retard, c’était déjà goûter au péché. Dieu n’est pas très regardant
quand sa progéniture tue son prochain, tout peut se pardonner, mais
il devient psychorigide quand il s’agit d’honorer sa grandeur, il entend
être loué à heure fixe.
Comme je le craignais, j’ai trouvé la cheftaine très agitée. Ses
mains, qu’elle cachait dans ses manches, ne pouvaient pas trahir
son impatience. Mais le froncement répété de ses lèvres révélait son
extrême agacement. La vieille s’apprêtait manifestement à me
passer un savon. Depuis le premier jour, était-ce parce que j’étais de
petite taille ? elle se conduisait avec moi comme si j’étais une enfant.
Elle m’a accueillie en me faisant les gros yeux et a pris sa voix de
maîtresse d’école pour me parler.
— Je vous l’ai déjà dit ma fille, à la congrégation la prière n’est
pas en option, même pour les pensionnaires. Je ne suis pas
contente, mais pas contente du tout !
Ma réponse était toute prête. Je l’ai servie comme une petite
fille prise en faute mais qui compte malgré tout retourner la situation
à son profit. À celle qui s’entêtait à se prendre pour ma mère alors
même qu’elle ne serait jamais femme, j’ai dit :
— Ma mère, vous n’ignorez rien de mon infirmité et des
douleurs qu’elle me cause. Malheureusement mes jambes ne me
permettent pas de rester debout très longtemps et les bancs de la
chapelle sont si hauts que ma petite taille m’empêche de les
atteindre.
Evoquer ma difformité suffisait généralement à mettre mon
interlocuteur mal à l’aise. La bonne sœur n’était pourtant pas
disposée à se laisser apitoyer.
— Ma fille, n’ayez crainte, nous trouverons pour vous une
chaise à votre convenance, m’a-t-elle répondu péremptoirement,
pensant clore ainsi la discussion.
Mais je n’avais aucune intention de me laisser gagner par les
troubles obsessionnels compulsifs propres aux religieuses : s’assoir,
se lever, se rassoir, se relever… répéter des phrases dénuées du
sens commun, les répéter encore et encore comme si on les
comprenait et, en prime, afficher un air de componction, même
lorsqu’on est pris par un besoin naturel impérieux, pour moi ce serait
toujours non.
— Ma mère, ai-je insisté, ma santé ne le souffrira pas, je ne
suis pas assez solide pour la prière.
— Ma fille, votre état n’est-il pas une raison supplémentaire
pour venir chercher le soutien de notre Seigneur ?

! 34
— Ma mère, pensez-vous vraiment que celui qui n’a pas voulu
me créer autrement qu’avec de mauvaises jambes me ferait à
présent l’aumône d’une ardeur suffisante pour que je le vénère ?
Le sang est monté d’un coup au visage de la religieuse, sa
bouche s’est tordue, ses mains se sont échappées de ses manches
et elle a pris le ciel à témoin.
— Vous blasphémez ma fille !
Elle a entrelacé ses doigts sur sa poitrine pour tenter de se
contrôler, mais elle a été incapable de dissimuler l’abomination que
je lui inspirais.
— Ma fille, J’entends votre colère. Qui n’en aurait pas à votre
place ? Votre corps est une disgrâce. Mais dieu vous a sans doute
faite ainsi pour vous apprendre l’humilité ! Peut-être vous a-t-il donné
des jambes douloureuses pour vous rappeler le martyr du Christ ?
Ne vous trompez pas d’adversaire, notre Seigneur vous aime, il avait
sûrement une très bonne raison de vous faire telle que vous êtes.
Les mots de la sainte femme révélaient le fiel de sa pensée.
Je ne l’avais jamais portée dans mon cœur, je me suis mise à la
détester.
— Une bonne raison de me faire naine ? Quelle bonne
raison ? lui ai-je crié à la figure.
— Si le Seigneur a voulu vous faire renoncer à la vie des
hommes pour vous permettre de vous consacrer à la sienne, il vous
a facilité la tâche, vous en conviendrez. ll vous a donné les moyens
de ne pas céder à la tentation…
— Eh pourquoi donc devrais-je renoncer à la vie des
hommes ? me suis-je emportée.
La sœur ne pouvait pas s’imaginer que je sois tourmentée par
les désirs de la luxure. Elle était persuadée que mon physique m’en
préservait. Elle s’en est clairement expliquée :
— Si le seigneur vous a voulue naine et contrefaite, c’est pour
vous préserver du contact des hommes.
— Et vous, lui ai-je rétorqué du tac au tac, si vous êtes entrée
au couvent c’est parce que vous avez un menton en galoche, une
allure godiche et une tête de noeud ?
J’ai piqué la moniale au vif. Son visage est devenu rouge et
blanc comme un radis.
— Ma fille, vos paroles sont acerbes, mais je ne vous juge
pas, dieu y pourvoira.

! 35
Un instant j’ai cru que la conversation n’irait pas plus loin,
mais la mère supérieure avait quelque chose qui lui restait coincé en
travers de la gorge et elle voulait le cracher.
— Notre Seigneur vous a invitée, par ma bouche, à entrer
dans sa maison. Allez-vous refuser sa main tendue ? Je connais son
infinie bonté, il peut encore vous sauver Adélaïde, il peut encore
vous sauver.
Voilà qu’à présent la bonne sœur me faisait miroiter le
paradis, tout en m’assurant bien sûr l’enfer si je ne cédais pas à sa
lubie de me faire nonne ! Emportée par son lyrisme, la mère
supérieure m’a sournoisement lâché :
— Vous tenez votre destin entre les main Adélaïde…
J’étais bien d’accord avec elle et j’ai donc trouvé inutile de lui
répondre. Naïve, elle s’est imaginée qu’elle venait de me gagner à
sa cause. Elle a poussé un soupir de soulagement.
— Dieu soit loué !
Mais elle n’a fait que relancer la machine :
— Dieu soit loué ? me suis-je époumonée, loué de quoi ? de
m’avoir faite nabote ? Loué parce que chacun de mes pas est une
torture que je m’efforce de cacher derrière un sourire ? Loué parce
que vous croyez que je vais me plier à vos salamalecs pour ne pas
être renvoyée de votre foutue congrégation ? Loué parce que vous
espérez me voir renoncer à la vie et me convaincre de consentir à
me laisser enfermer dans votre prison dorée ?
— Votre douleur vous égare ma fille. Vous prononcez des
mots que vous ne pensez pas !
— Vous avez l’outrecuidance de juger mon physique, ma
mère, et en plus vous prétendez savoir ce que je pense ? lui ai-je
rétorqué. Sachez, madame, que chaque mot qui sort de ma bouche
arrive tout droit de mon cerveau et pas de mon cœur. Si vous
réfléchissiez avec le bon organe, vous seriez peut-être moins sotte.
C’est à ce moment-là que la sonnerie de la prière a retenti. La
sœur s’est mise à l’arrêt comme un chien de Pavlov. Allait-elle se
mettre à baver ? Elle ne voulait pas rater la prière, mais pour la
première fois de son existence elle tenait entre ses mains le devenir
d’une âme que le diable lui disputait. Elle a décidé de ne pas
abandonner le combat.
— Savez-vous que Jésus a guéri un paralytique simplement
parce que ce dernier a cru en lui ? Savez-vous que la foi peut vous
sauver ma fille ?

! 36
Elle n’avait pas d’eau bénite sous la main, sans quoi elle m’en
aurait certainement aspergée. Ses yeux étaient exorbités et ses
poings serrés. Son expression confinait à l’extase. Mais il n’était pas
question que je capitule face à un cul-bénit.
— Croyez-vous me convertir grâce à vos histoires resucées ?
Mais vos miracles, vous pouvez constater par vous-même qu’ils me
font une belle jambe ! ai-je répondu en soulevant ma robe pour lui
mettre sous le nez mes guiboles rachitiques.
— Ma fille, votre colère vous aveugle !
— Ah non ! ne me rajoutez pas encore une tare ! Mes yeux
sont grands ouverts, je ne suis pas aveugle, c’est vous qui refusez
de voir la vérité en face. Si votre Jésus avait un quelconque pouvoir,
ce n’est pas une mais deux belles jambes qu’il m’aurait données. Et
s’il n’avait pas craint d’être dispendieux, ce n’est pas trois ou quatre
malheureux paralytiques qu’il aurait guéris, il se serait arrangé pour
demander à son père que la terre n’en porte plus un seul.
Je ne sais ce qui m’a retenue de donner un coup de pied dans
les tibias de la sœur pour mettre un point final à notre petite
chamaillerie, j’ai préféré claquer la porte de son bureau.
!
Toutes les religieuses avaient rejoint la chapelle depuis
longtemps. Le cloître était désert. Les grimaçants visages des clefs
de voûtes étaient tapis dans l’ombre. La nuit était close. J’étais un
peu énervée et la mère supérieure devait l’être aussi. Elle n’est pas
sortie tout de suite. J’imagine que pour se calmer avant de paraître
devant ses coreligionnaires elle s’est mise à prier, c’est finalement ce
qu’elle savait le mieux faire.
J’ai fait quelques pas dans le jardin et je me suis dirigée vers
le puits. Ce puits était un drôle de signe. Il était là, au milieu du
cloître, dans cette grande ville, à des milliers de kilomètres de mon
pays. Il était là, relié au puits de mon enfance où mes frères et sœurs
allaient chercher l’eau. Il était là comme une étoile dans la voie
lactée, si éloignée des autres étoiles et si proche aussi. Une étoile
qui, un jour, serait une naine noire, comme moi. Oui, j’aimais l’idée
que les puits soient des étoiles, tous solitaires et pourtant si
semblables et pourtant tous unis. Je me suis hissée sur le banc, j’ai
pris appui sur son dossier et je me suis assise sur la margelle. J’ai
laissé pendre mes pieds dans le vide, du côté du trou et j’ai
commencé à cogiter.
J’ai entendu la mère supérieure qui refermait la porte de son
bureau, j’ai reconnu le bruit d’une clef qui tourne dans une serrure.

! 37
Dans la maison du Seigneur il est bien inutile de fermer les portes à
clef, m’avait dit la sœur le jour de mon arrivée…
Malgré la pénombre, la religieuse m’a aperçue. Alors je me
suis mise debout sur le puits sans avoir la moindre idée de ce que
l’âme pieuse allait faire. Du coin de l’œil, je l’ai vue se rapprocher. Je
me suis penchée pour voir l’eau bouger au fond du puits, mais il n’y
avait pas de lune pour l’éclairer. J’ai entendu les pas de la sœur
crisser sur le gravier de l’allée, puis plus rien. J’ai compris qu’elle
marchait sur la pelouse en direction du puits. Je l’ai sentie se
rapprocher et quand sa manche a frôlé la mienne je me suis
retournée. Nos regards se sont rencontrés, ils se sont interrogés,
mais nous étions une énigme l’une pour l’autre. J’ai attrapé la chaîne
en fer forgé qui était accrochée à la poulie du puits, il n’y avait pas de
seau au bout, pas de corde non plus. J’ai lâché la chaîne et la sœur
a crié :
— Non ! ne faites pas ça !
Je n’ai rien dit. Je n’ai pas bougé. J’ai fixé le trou. La nonne a
répété :
— Non ! mademoiselle Gondwana, ne faites pas ça !
Je ne voyais pas l’expression de son visage, mais je sentais
sa peur. Loin de la tétaniser cette peur lui a donné des ailes. Elle a
posé sa Birkenstock sur le banc. Elle a soulevé son cul pesant et elle
s’est retrouvée debout sur la margelle comme par enchantement,
comme si dieu l’avait attrapée par le collet pour l’aider à monter.
Elle s’est penchée pour saisir mon bras, mais j’ai esquivé son
geste. Je l’ai agrippée à la cuisse, ça l’a déséquilibrée. Elle est
tombée dans le puits. Elle n’a pas compris ce qui lui arrivait, elle s’est
tout de suite cognée la tête contre la paroi de la cavité. Elle n’a pas
souffert. Quelques mètres plus bas, son corps a fait « plouf » dans
l’eau, comme le pot de fleur que j’avais lancé tout à l’heure.
!
Il n’y avait personne dans le cloître, tout le monde était à la
chapelle pour la prière de dix-neuf heures. Il faisait noir.
Je suis retournée dans ma chambre. Beverley n’était pas là,
elle priait avec les autres. J’ai pris mon dictionnaire sur l’étagère et j’y
ai cherché la définition de l’assassinat et celle du meurtre. Je savais
qu’il y avait une différence de sens entre ces deux mots. Je me
souvenais que l’un des deux impliquait la préméditation, mais
lequel ? J’ai feuilleté le dictionnaire et j’ai comparé les deux
définitions :
!

! 38
« Meurtre : homicide volontaire sans préméditation.
Assassinat : homicide volontaire avec préméditation. »
!
J’ai refermé le dictionnaire, je l’ai reposé sur l’étagère et j’ai
repris le livre que j’étais en train de lire. Il n’y a rien de pire que d’être
dérangé quand on lit un bon livre.

! 39
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! 40
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Le travail
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!
!
J’ai cherché l’accès réservé aux personnes à mobilité réduite,
il n’y en avait pas. J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai attaqué
le grand escalier. Mon état d’esprit était celui d’un alpiniste qui se
prépare à l’ascension de l’Everest. J’étais déterminée, mais
consciente du danger. J’ignorais combien l’escalier avait de marches,
je préférais ne pas le savoir. Chacune de mes enjambées pouvait me
déséquilibrer ; à la moindre faute d’inattention je risquais de rouler au
bas de la montagne et de me retrouver au fond d’une crevasse.
Je n’étais pas toute seule sur cet escalier, d’autres le
gravissaient en même temps que moi. Ceux qui me précédaient
s’éloignaient sans me laisser la moindre chance de les rattraper.
Ceux qui me suivaient me doublaient allègrement, sautillant de
marche en marche, comme des papillons butinant de fleur en fleur.
Aériens, ils ne me voyaient pas, je n’étais pour eux qu’un caillou au
milieu de leur chemin, un obstacle qu’on évite sans y penser.
Impudiques, ils me collaient leur postérieur sous le nez sans aucune
gêne. Moi, j’essayais de venir à bout des marches qui se
démultipliaient sous mes pieds. Je me déhanchais comme une
grosse dinde, je transpirais comme une truie, j’ahanais comme un
bœuf, je souffrais comme une vieille rosse qui endure la trique. Mais
quand on n’a pas forme humaine, on ne se soucie pas de sa dignité.
Arrivée en haut de l’escalier, j’ai repris mon souffle. J’ai
attendu que la porte vitrée s’ouvre toute seule, mais elle n’était pas
automatisée, il fallait la pousser. Il me manquait vingt bons
centimètres pour atteindre la poignée. Heureusement un papillon est
venu à ma rescousse, il a ouvert la porte et me l’a tenue. Il en a
profité pour prendre le temps de me regarder comme on regarde une
chenille ramper. Il dégoulinait de compassion et de dégoût.
Le hall était immense : le sol, une carrière de marbre ; le
plafond, une voute céleste ; les murs, d’interminables cimaises. J’ai
observé les papillons et j’ai vu qu’ils allaient s’agglutiner dans la cage
en fer de l’ascenseur. Leurs pieds ailés pouvaient survoler le grand

! 41
escalier qui menait jusqu’à l’entrée de l’immeuble, mais lorsqu’il
s’agissait d’emprunter les escaliers intérieurs, ils se mettaient en
grève.
Je me suis avancée vers l’Accueil. Le lieu ressemblait à la
grande muraille de Chine. C’était une sorte de Blockhaus qui n’avait
de chaleureux que son nom. Une dame y répondait au téléphone
tout en aiguillant les visiteurs qui se présentaient à elle pressés
d’obtenir leur renseignement.
Je me suis placée derrière un monsieur qui attendait son tour.
Il portait un pantalon en tweed bien coupé, mais un peu serré. J’étais
à la hauteur idéale pour apprécier le galbe de ses fesses. Si j’avais
voulu, j’aurais pu suivre du doigt les coutures de son slip. Mais je
sais me tenir. Et puis, je suis un peu blasée. Le premier regard que
je porte sur les gens se pose toujours sur leur cul, leur bite ou leur
foufoune. C’est d’ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles
ma vision du monde est biaisée.
Information en poche, la personne qui était avant le monsieur
s’en est allée. Le type s’est accoudé à la banque d’accueil et
l’hôtesse lui a donné les indications nécessaires pour qu’il puisse
trouver le bureau qu’il cherchait. Puis il m’a cédé sa place, sans
même se rendre compte que je me trouvais derrière lui.
Comme l’hôtesse n’avait pas vu non plus que j’étais là, j’ai fait
des signes pour attirer son attention en espérant qu’elle apercevrait
ma main s’agiter. J’ai fini par l’entendre bouger dans son bunker et
j’ai compris qu’elle allait en sortir pour venir à ma rencontre. En effet,
elle a surgi devant moi avec un franc sourire sur les lèvres.
— Ce machin est tellement haut que je ne vois pas la moitié
des gens qui se présentent, m’a-t-elle dit, comme si ce n’était pas
moi qui posait problème mais la borne d’accueil.
J’ai trouvé la fille charmante. Elle ne devait pas renseigner
des naines noires tous les quatre matins, mais elle m’a regardée en
face et s’est adressée à moi comme si j’étais n’importe qui.
— Vous avez rendez-vous mademoiselle ? Je peux vous
aider ?
J’ai vu que tout en me parlant elle jetait un coup d'œil à ma
robe et j’ai senti qu’elle la trouvait jolie.
— Je suis attendue par monsieur Dumont, pouvez-vous lui
dire que je suis arrivée ?
— Bien sûr, je crois qu’il vous attend. Je remonte dans mon
char d’assaut et je le préviens tout de suite.

! 42
Elle est retournée à son standard et je l’ai entendue
téléphoner. Puis elle s’est donnée la peine de revenir m’expliquer
comment trouver le bureau de monsieur Dumont.
— C’est au deuxième étage, par l’ascenseur derrière vous,
pièce 201.
!
J’ai pris l’ascenseur jusqu’au deuxième et j’ai cherché le
bureau que l’hôtesse venait de m’indiquer. Les portes se succédaient
dans le couloir, toutes numérotées, mais à hauteur d’homme et non
de nain. J’ai les jambes courtes, mais heureusement une très bonne
vue. J’ai rapidement trouvé la pièce 201.
J’ai frappé et j’ai attendu qu’on me dise d’entrer. La porte s’est
ouverte et monsieur Dumont est apparu. Un imperceptible sourire a
affleuré son visage. Il m’a fait signe de m’assoir à sa table de
réunion. Je me suis déhanchée pour grimper sur une chaise et il a
patiemment attendu que je me redresse avant d’entamer l’entretien.
Ça a dû bien l’amuser de me regarder pendant que je me
contorsionnais comme un ver de terre. Mais une fois assise, je ne
suis plus ni naine, ni handicapée, je suis Adélaïde Gondwana.
— Enchantée mademoiselle Gondwana. Je suis heureux que
vous ayez déposé votre candidature chez nous, les jeunes qui
s’intéressent à la gestion des entreprises ne courent pas les rues.
L’homme, que j’avais déjà eu au téléphone, a souhaité savoir
si j’avais été contactée par la cheffe du service de la comptabilité.
Lors de notre conversation il m’avait dit, en effet, qu’il lui demanderait
de m’appeler. Je lui ai répondu qu’elle ne l’avait pas fait et j’ai senti
qu’il se raidissait. Il a fait craquer ses phalanges et a soupiré. Puis il
a trouvé des excuses à sa cheffe de service.
— Oui, c’est vrai, mademoiselle Banelle m’a informé qu’elle
avait essayé de vous joindre sans succès, je pense qu’elle n’a pas
eu le temps de vous rappeler. Elle est très occupée en ce moment
vous savez. Bref ! a-t-il dit pour couper court, j’ai parcouru votre CV
et il a retenu mon attention. Je ne voulais pas passer à côté de votre
candidature. Pourtant, a-t-il continué, pour être tout à fait honnête, il
me semble que vous êtes sur-qualifiée pour le poste proposé. Avec
votre doctorat en sciences de gestion, vous ne croyez pas que vous
allez vous ennuyer ?
J’ai eu envie de lui dire que sa cheffe de service était une
fieffée menteuse et qu’elle n’avait pas cherché à me joindre,
contrairement à ce qu’elle avait prétendu. Je n’avais reçu aucun
message sur mon répondeur et mon téléphone n’avait pas affiché

! 43
d’appels manqués. Mais il était préférable que je reste
professionnelle. Je devais argumenter et expliquer pourquoi
j’envisageais d’accepter un poste bien au-dessous de ceux auquel
mon niveau d’étude me permettait de prétendre. L’espace d’un court
instant j’ai pensé convaincre monsieur Dumont en lui déclarant que
j’avais l’intention de prendre rapidement la responsabilité du bureau
de la comptabilité, mais j’ai préféré faire profil bas.
— En théorie je suis sur-qualifiée, c’est vrai, lui ai-je répondu.
Mais en pratique je n’ai pas d’expérience. Le poste que vous offrez
pourrait être un tremplin pour moi. Je crois qu’il n’y a pas de tâches
subalternes. En comptabilité, comme dans beaucoup de domaines
d’ailleurs, toutes les missions sont complémentaires. Avoir une vision
de l’ensemble de la chaîne comptable serait pour moi une réelle
opportunité. Et puis, monsieur Dumont, il faut que je vous avoue
quelque chose, malgré ma petite taille, j’ai quand même besoin de
manger tous les jours !
Dumont n’a pas retenu son rire.
— Eh bien ! s’est-il exclamé, vous savez vous vendre !
— Vous achetez ? l’ai-je questionné en souriant.
— Je suis tenté ! Mais pour être tout à fait honnête, je
n’impose jamais personne à mes collaborateurs. Mademoiselle
Gondwana, si vous voulez le poste, il ne vous reste plus maintenant
qu’à revenir avec l’avis favorable de mademoiselle Banelle, la cheffe
du service de la comptabilité.
— Je suis toute disposée à la rencontrer, dès qu’elle me
proposera un rendez-vous.
— Eh bien, battons le fer tant qu’il est chaud ! m’a-t-il
rétorqué.
Il a pris son téléphone et il a composé le numéro de
mademoiselle Banelle pour l’informer qu’il venait de me recevoir. Il lui
a demandé si elle était disponible immédiatement et, satisfait, il a
raccroché.
— Eh bien voilà ! Vous êtes chanceuse, elle est libre tout de
suite. Filez dans son bureau, c’est le 418, au quatrième étage.
J’ai remercié monsieur Dumont et il s’est levé pour me
raccompagner. Il a patiemment attendu que je descende de ma
chaise et il m’a chaleureusement serré la main avant que je ne sorte.
!
Mademoiselle Banelle, une vieille fille pas gâtée par la nature,
m’a reçue dans l’open space dédié à la comptabilité. Sa fonction de
cheffe de service était inscrite en lettres capitales sur un cavalier

! 44
posé entre son ordinateur et sa calculatrice à rouleau. Les bureaux
de ses agents lui faisaient face. Leur disposition rappelait celle d’une
classe. Trois bureaux étaient occupés, le quatrième, au dernier rang,
était vide. C’était celui qui deviendrait le mien.
La cheffe de service a tourné et retourné dix fois mon CV
entre ses mains avant d’arriver à me regarder en face. Elle a inspiré
profondément, a expiré bruyamment, et puis elle a fini par lâcher :
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, je ne peux
pas écarter votre candidature à cause de…
— À cause de ? L’ai-je interrogée en battant des cils.
La bureaucrate s’est mordue les lèvres. Elle connaissait
parfaitement la charte de non-discrimination édictée par la législation
française. J’étais une femme, j’étais noire, j’étais étrangère, j’étais
issue d’un milieu social défavorisé, j’étais naine, j’avais les jambes
torses et qui sait si je n’étais pas lesbienne… Mademoiselle Banelle
ne pouvait pas écarter ma candidature en invoquant l’un de ces
critères, encore moins s’il s’avérait que tous étaient réunis ! La
discrimination positive jouait en ma faveur. La cheffe de service s’est
reprise et s’est raccrochée à un argument politiquement correct.
— Je voulais dire qu’on ne peut pas écarter votre candidature
à cause de vos diplômes. Ceux-ci vous permettraient pourtant de
prétendre à des postes à responsabilité.
— Pour l’instant, lui ai-je répondu sèchement, c’est au poste
que vous proposez que je prétends. Puis, je me suis radoucie en
ajoutant : je n’ai que vingt-six ans, je viens de finir mes études, je ne
me sens pas la maturité nécessaire pour encadrer une équipe.
Je me suis bien gardée de dire que je considérais l’emploi que
proposait mademoiselle Banelle comme un pis-aller purement
alimentaire et que je ne comptais pas moisir dans un service qui
sentait le rance. Mais la vieille fille n’a pas capitulé, elle a encore
tenté de m’évincer.
— Je ne suis malheureusement pas certaine que le service
des ressources humaines soit en mesure de valider votre
candidature. Car, si j’ai bien compris, vous ne faites pas partie de la
communauté européenne ?
J’ai sorti mon titre de séjour de mon sac et je le lui ai fourré
sous le nez.
— Avec ça, lui ai-je répondu, je ne vois pas comment le
service des ressources humaines pourrait refuser de m’embaucher.

! 45
— Dans ces conditions mademoiselle Gondwana, vous
commencez lundi à 9h. Et sachez que je suis très à cheval sur les
horaires.
!
La nouvelle de mon embauche s’est répandue comme une
traînée de poudre. Tout le monde a voulu voir la naine noire et en
moins d’une semaine j’étais connue comme le loup blanc. Il n’a pas
fallu deux jours pour que la case courrier du service comptabilité
perde de son utilité. Au lieu d’y déposer dossiers et
correspondances, chacun préférait maintenant toquer à la porte du
bureau 408 et apporter ses documents en main propre. Les
privilégiés qui avaient directement affaire à moi pouvaient me voir de
près. Les autres, moins chanceux, devaient se contenter d’une
œillade en déposant leur parapheur sur le bureau de mes collègues.
Mais tous pouvaient se targuer de dire : « J’ai vu la naine noire »,
même si évidemment certains ne disaient pas la naine noire mais
plutôt : « La personne de couleur qui est de petite taille, celle qui
vient d’arriver à la compta » et qu’ils s’en trouvaient d’autres pour
préférer faire référence à moi en m’appelant simplement par mon
nom : « Oui, Adélaïde Gondwana, tu sais, à la compta… ». Ceux qui
me faisaient le plus gerber n’étant pas forcément ceux que l’on croit.
Le premier jour j’ai trouvé sur ma table deux catalogues, l’un
pour le mobilier de bureau, l’autre pour les fournitures. On m’a
expliqué que je pouvais y commander tout ce qui me serait
nécessaire, dans la limite de l’enveloppe budgétaire qui m’était
attribuée et dans le respect des pages correspondant à mon grade.
Mon contrat, des vacations sous-payées, me laissait un choix plus
que restreint. Le fauteuil que j’ai repéré figurait sur une page qui ne
m’était pas accessible mais je l’ai quand même sélectionné car je
savais pouvoir compter sur la médecine du travail. Et, en effet, grâce
à mon handicap, j’ai pu commander le siège que je voulais. Un
fauteuil en cuir avec appui-tête, qui, m’a-t-on dit, était identique à
celui dont se servait le Président Directeur Général. Il y a parfois de
ces coïncidences !
J’ai commandé aussi un repose-pieds rehaussé et une souris
anti-tendinite. Je n’ai pas de tendinite, mais l’idée d’avoir une souris
anti-tendinite me plaisait bien.
La médecine de prévention, tout le monde le sait, c’est la
mère Noël des personnes qui se déclarent en situation de handicap.
La naine dit : « Je veux ce fauteuil », la médecine de
prévention répond : « Je vous le prescris, c’est un fauteuil adapté à

! 46
votre pathologie ». La naine dit : « Je veux ce repose-pieds », la
médecine de prévention répond : « Je vous le prescris, c’est un
repose-pieds qui correspond à votre handicap ». La naine dit : « Je
veux cette souris anti-tendinite ». La médecine de prévention
répond : « Je vous la prescris, c’est un matériel ergonomique qui
pourra vous convenir ». Je dis : « Je veux le taille-crayon en forme
de tour Eiffel ». La médecine de prévention répond : « Non
mademoiselle, il n’est pas possible de commander ce modèle, vous
aurez le taille-crayon lambda ». La naine n’a qu’à s’en prendre à elle-
même, elle a oublié de dire « Jacques a dit ».
En attendant de recevoir mon mobilier, j’ai piqué trois bilans
comptables dans les archives et je me suis assise dessus pour
arriver à la hauteur de mon écran d’ordinateur. Mes pieds pendaient
dans le vide toute la journée et je devais jouer à la contorsionniste
pour monter et descendre de ma chaise. Pas un valide n’aurait
supporté cette situation plus de deux minutes. Mes difformités me
provoquaient des lombalgies si douloureuses qu’elles pouvaient
m’arracher des larmes. Mais je me drapais continuellement dans le
rôle de la fille épanouie et en bonne santé, comme je l’avais toujours
fait. Être confronté à ma nature de naine ça faisait rire les uns, ça
inspirait de la pitié aux autres, mais ça ne permettait ni aux uns ni
aux autres d’endurer mon calvaire.
!
Les bureaux comptables ne sont pas des agences de
mannequins. Les jolies filles et les beaux garçons ont sans doute
mieux à faire que de maîtriser les tableurs Excel et de passer leurs
journées sur une calculette à aligner des chiffres. En revanche, les
Gisèle, les Marie-Jeanne et les Frédéric, au teint jaune et à l’haleine
chargée, s’y épanouissent volontiers. En tout cas, la Gisèle, la Marie-
Jeanne et le Frédéric qui travaillaient sous les ordres de
mademoiselle Banelle, s’y trouvaient comme des poissons dans
l’eau. Ces chers collègues toléraient ma présence parce qu’ils y
étaient contraints, mais ils se sont vite arrangés pour me faire
comprendre que je n’avais pas ma place parmi eux. Difficile de
deviner ce qui les chagrinait le plus entre être obligés de travailler
avec une collègue plus jeune, de supporter la vue d’une naine aux
jambes arquées ou de cohabiter avec une Africaine trop noire. En
tout cas, la somme de ces tares leur était insupportable.
Nous étions en hiver et il faisait un froid de gueux dans le
bureau, mais mademoiselle Banelle estimait qu’il y faisait très bon.
Gisèle, Marie-Jeanne et Frédéric, qui partageaient systématiquement

! 47
l’avis de leur supérieure hiérarchique, s’accordaient eux aussi pour
dire que la température était tout à fait acceptable. Je n’ai jamais su
discerner s’ils étaient faux-culs, s’ils adoptaient les idées de leur
cheffe de service par mimétisme ou bien s’ils étaient tout simplement
aussi cons qu’elle. Un peu les trois, sans doute. Quoi qu’il en soit, je
me gelais depuis deux jours et, contrairement à ce qu’ils affirmaient
tous, le bureau était glacial. J’aime être élégante et j’ai une collection
de jolies robes que j’entends bien porter au travail. Je n’étais pas
prête, à l’instar de mes trois collègues et de ma cheffe de service, à
me déguiser en employée de station de ski et à venir travailler avec
des pulls jacquards à grosses mailles, comme ils le faisaient tous les
quatre depuis que la température avait subitement chuté. Je m’étais
promis de profiter de la pause déjeuner pour aller me plaindre, mais
ce jour-là monsieur Dumont est providentiellement passé dans le
bureau pour régler un dossier urgent avec mademoiselle Banelle.
Après avoir échangé quelques mots avec elle, il lui a donné un
parapheur et il s’est approché de moi.
— Votre prise de poste se passe bien mademoiselle
Gondwana ?
— Je n’ai pas encore reçu mon fauteuil mais, comme vous
pouvez le constater, je m’arrange ! lui ai-je dit en soulevant une fesse
pour lui montrer les boîtes d’archives sur lesquelles j’étais assise.
— Au moins, si vous avez besoin d’une pièce comptable
archivée, vous l’avez sous la main ! a-t-il plaisanté.
Il a eu ensuite un mot pour chacun de mes trois collègues,
puis il nous a souhaité une bonne journée en se dirigeant vers la
porte. À l’instant où j’allais l’interpeller au sujet de la température du
bureau, il s’est arrêté net et il nous a dit :
— Il fait froid ici, non ?
Mademoiselle Banelle a regardé en direction de Gisèle, de
Marie-Jeanne et de Frédéric.
— Vous trouvez qu’il fait froid, vous ?
Gisèle a jeté un coup d’œil à Marie-Jeanne qui en a jeté un
autre à Frédéric. Puis ils ont bougé la tête ensemble en signe de
dénégation.
— Vous n’avez pas froid ? a insisté monsieur Dumont.
Gisèle a de nouveau regardé Marie-Jeanne qui a de nouveau
regardé Frédéric et ils ont répondu en chœur :
— Non, ça va.
N’y tenant plus j’ai pris la parole.

! 48
— Oui, monsieur Dumont, oui, il fait froid ! il fait très froid
même !
— Mais comment cela se fait-il ? Le chauffage est en panne ?
a-t-il demandé avec candeur.
— Non, le chauffage marche très bien, mais il est arrêté, ai-je
répondu en fixant mademoiselle Banelle.
Le secrétaire général n’a pas compris. Il s’est tourné vers la
cheffe de service qui a changé de couleur aussi promptement qu’un
feu tricolore qui passe au rouge.
— Mademoiselle Banelle ? Je ne comprends pas, pourquoi le
chauffage est-il arrêté ?
La vieille fille s’est emberlificotée dans sa réponse.
— Je, enfin nous, enfin je… Non, c’est à dire, il ne fait pas
froid, si ? Nous, enfin je, enfin nous préférons travailler sans
chauffage parce que c’est plus vivifiant.
Monsieur Dumont s’est tourné vers Gisèle, Marie-Jeanne et
Frédéric qui ont opiné du bonnet pour signifier qu’ils pensaient la
même chose que leur cheffe.
— Plus vivifiant ? Vous aussi mademoiselle Gondwana, vous
trouvez que c’est plus vivifiant ?
— Non, monsieur Dumont, non, pas vraiment !
— Dans ce cas, m’a-t-il répondu, vous avez un radiateur juste
derrière vous, il me semble.
— Oui, en effet, mais mademoiselle Banelle a demandé à
Frédéric de l’éteindre…
— Eh bien ! vous n’avez qu’à le rallumer !
Et, joignant le geste à la parole, il est revenu vers mon bureau
et il est passé dans mon dos pour remettre le chauffage en marche.
Il a jeté un regard circulaire dans le bureau. Mademoiselle
Banelle, Frédéric, Marie-Jeanne et Gisèle avaient tous baissé la tête.
— Mademoiselle Banelle, a-t-il ordonné en la faisant
sursauter, vous passerez me voir en début d’après-midi.
Dumont a quitté la pièce sans en dire davantage. Le silence
était si lourd qu’on aurait eu du mal à le couper, même avec un
couteau de boucher. J’ai compris que mes collègues, qui n’étaient
déjà pas mes amis, ne le deviendraient jamais.

J’avais sympathisé avec la réceptionniste, elle s’appelait


Patricia. Elle aimait rire, elle aimait la vie. J’allais souvent lui rendre
visite. Elle m’ouvrait le guichet qui permettait de rentrer dans sa
borne d’accueil. Avec elle je pouvais parler chiffons ou pâtisserie et

! 49
plaisanter aussi. Elle tournait sur elle-même comme une poupée
pour me montrer les robes qu’elle venait de s’acheter et je faisais
pareil avec celles que je me fabriquais à mes mesures.
Un jour je me suis installée sur une pile de ramettes de papier
qui se trouvait aux pieds de Patricia et nous avons commencé à
papoter. Elle parlait plus vite qu’une mitrailleuse. Elle était capable
de répondre au téléphone, de diriger les visiteurs qui se présentaient
à l’accueil et de deviser en même temps avec moi sans perdre le fil
d’aucune conversation.
Assise, personne ne pouvait soupçonner ma présence.
J’avais pour champ de vision des casiers poussiéreux, des câbles
entremêlés, un parapluie cassé, mais le temps d’une pause j’avais
l’impression d’être à l’abri du monde.
Soudain, j’ai reconnu une voix. C’était Marie-Jeanne qui
sortait de l’ascenseur.
— Tu dis qu’il est où Frédéric ?
— Il arrive, il est passé aux Ressources Humaines, lui a
répondu Gisèle avec son inimitable timbre de chèvre.
Les deux femmes se sont rapprochées de la borne d’accueil
et ont commencé à discuter en attendant Frédéric. Patricia était au
téléphone avec un grincheux qui voulait qu’on lui passe un service
dans lequel personne ne répondait. Elle essayait tous les numéros
les uns après les autres, mais les postes sonnaient invariablement
dans le vide. Il était midi moins le quart.
— Moi, franchement, ça m’ennuie d’aller manger si tôt ! a
ronchonné Gisèle.
— C’est ça ou se taper la naine ! a répondu Marie-Jeanne.
— Tu as raison a rajouté l’autre, je commence à en avoir
marre de lui porter son plateau à celle-là. Elle nous prend pour ses
esclaves ou quoi ?
— Tu m’étonnes ! Et si c’était que ça, a renchéri Marie-
Jeanne, mais en plus il faut qu’on lui décrive les plats parce que
Madame n’est pas assez grande pour les voir toute seule !
— Tu as raison, si elle était aveugle ça ne serait pas pire !
— Remarque, la panière à pain est à sa hauteur ! Elle pourrait
se contenter de bouffer des croutons plutôt que de nous emmerder,
tu crois pas ?
— Tu penses, s’est esclaffée Gisèle, elle préfère les desserts !
Puis elle a continué en imitant mon accent « Il y a de la crème
caramel aujourd’hui ? »
!

! 50
Le self du restaurant administratif ne m’était effectivement pas
accessible. Je ne pouvais pas voir les plats exposés et par
conséquent j’étais incapable de me servir toute seule. J’avais déjà
noté que mes collègues m’aidaient de mauvaise grâce, mais si je
voulais manger je n’avais pas d’autre choix que de prendre mon
repas en même temps qu’eux. Je soupçonnais Frédéric de passer
systématiquement sous silence mes plats préférés. J’avais demandé
le premier jour s’il y avait de la crème caramel en dessert. Il m’avait
répondu qu’il n’y en avait pas et, étrangement, il n’y en a pas eu
davantage les jours qui ont suivi. Pourtant, j’en ai aperçue plus d’une
fois sur le plateau de ceux qui déjeunaient à côté de moi.
Les tables de la cantine étaient des tables de quatre, six ou
huit personnes, mais je n’ai pas mangé une seule fois avec mes
collègues. Ils déjeunaient toujours avec mademoiselle Banelle. Et,
pour se débarrasser de moi, ils m’ont clairement signifié dès le
premier jour que sur une table de quatre on ne tient pas à cinq.
!
Frédéric a rejoint ses collègues à la borne d’accueil.
— Je viens de mettre mademoiselle Banelle dans le coup, a-t-
il dit, elle arrive dare-dare. Elle n’a pas envie de se retrouver seule
avec la naine !
Gisèle et Marie-Jeanne ont éclaté de rire. Frédéric a
poursuivi :
— Quand je pense qu’elle va se faire payer un fauteuil de
ministre !
— Si c’était que ça, a rajouté Marie-Jeanne, mais ça ne va
pas s’arrêter là. Elle sait très bien ce qu’elle fait ! Dès qu’elle aura un
CDI elle demandera la nationalité française, c’est couru d’avance !
— Tu as raison ! s’est exclamée Gisèle, elle est mieux ici
qu’en Afrique. Là-bas on lui aurait donné deux cannes en bois et
roulez jeunesse !
Mademoiselle Banelle est arrivée sur ces entrefaites et sa voix
est venue se rajouter à celles de mes trois charmants collègues.
— Vous savez pourquoi j’ai tardé ? leur a-t-elle dit, je vous le
donne en mille !
— Non, pourquoi ? a questionné Gisèle.
— Ce ne serait pas encore à cause de la naine ? a suggéré
Frédéric.
— À votre avis ? a demandé mademoiselle Banelle pour faire
durer le suspens.

! 51
— Ne nous dites pas qu’elle a encore obtenu quelque chose !
s’est insurgée Marie-Jeanne.
— Eh bien si ! une place de parking ! a répondu mademoiselle
Banelle. Je sors à l’instant de chez Dumont, il vient de me
l’annoncer.
Frédéric a laissé échapper un sifflet.
— Ah elle est maligne ! Je ne veux pas savoir comment elle
s’est arrangée pour l’avoir cette place de parking ! Elle n’est pas en
fauteuil roulant tout de même ! Elle est capable de marcher, non ?
Gisèle a secoué la tête en signe d’acquiescement et elle a
continué :
— Vous vous rendez compte mademoiselle Banelle, vous êtes
cheffe de bureau et vous n’avez pas de place ! Et elle, à peine
arrivée, hop ! Il ne lui faudrait pas un voiturier aussi ?
— Il a bon dos le handicap a soupiré Marie-Jeanne.
— Quand je pense qu’on a dû couper le chauffage pour moins
sentir son odeur ! a dit Frédéric.
— Et qu’elle l’a fait remettre pour nous l’imposer ! a renchérit
Marie-Jeanne.
— On devrait nous donner une prime ! a conclu Gisèle.
Mademoiselle Banelle a repris la parole, mais je n’ai pas
entendu ce qu’elle a dit parce qu’elle se dirigeait vers l’ascenseur en
emmenant ses trois hyènes rieuses avec elle. Pour la première fois
depuis que j’étais arrivée, mes collègues allaient pouvoir manger
tranquillement, sans avoir à porter mon plateau.
Patricia avait raccroché son téléphone depuis longtemps. Elle
me regardait sans parvenir à trouver les mots qui auraient pu effacer
ceux que je venais d’entendre. Je n’ai rien dit, j’étais gênée pour elle,
j’ai baissé les yeux.

Je n’ai pas eu de mal à décrocher mon permis de conduire.


D’abord le code, du premier coup. Ensuite la conduite, du premier
coup aussi. J’ai passé l’examen dans une voiture aménagée avec
des réhausseurs de pédales et un coussin sur le siège conducteur.
La session était réservée aux personnes en situation de handicap,
l’examinateur n’a donc pas été surpris quand il m’a vu arriver.
J’adore conduire. Quand je suis au volant, personne ne peut
se douter que je suis naine. Grâce à mon contrat de travail, j’ai pu
obtenir un prêt avec lequel je me suis acheté une voiture d’occasion.
Je m’en sers tous les jours pour me rendre à mon travail. C’est

! 52
pratique, j’ai ma place réservée dans le garage. J’évite ainsi les
transports en commun et leurs relents de culottes mal lavées.
Ce matin-là j’étais venue travailler plus tôt que d’habitude.
C’était un mercredi, il y a peu de circulation le mercredi. L’entrée du
personnel et celle du garage se trouvaient toutes les deux dans la
petite rue derrière l’immeuble qui appartient à la firme dont la
comptabilité n’avait maintenant plus aucun secret pour moi.
Seuls les personnels de direction avaient droit à une place
dans le garage. Les personnels de direction et moi, parce qu’il y a
une loi en France qui contraint tout employeur d’au moins vingt
salariés à embaucher 6 % de son personnel en qualité de travailleur
handicapé. Et quand la loi décrète que le handicap n’est plus un
défaut, quand elle va jusqu’à ériger ce défaut en qualité, les valides
ont du mal à l’avaler, surtout lorsque la qualité est récompensée par
l’octroi d’une place de parking.
J’étais donc arrivée pour user de mon privilège, mais alors
qu’il n’y avait pas un seul piéton sur le trottoir, quatre personnes
marchaient au beau milieu de la chaussée. L’une à côté de l’autre,
quasiment bras dessus bras dessous, on aurait dit Dorothy, le lion
peureux, l’homme de fer blanc et l’épouvantail sur la route de brique
jaune du pays d’Oz… Il y a vraiment des gens qui prennent la vie
pour un conte de fée.
Ces quatre crétins prenaient toute la place, mais comme ma
voiture électrique ne faisait pas de bruit ils n’avaient pas de raisons
de se pousser. J’aurais pu donner un grand coup de klaxon pour les
faire sursauter, mais ce n’est pas mon genre. J’ai patienté, je suis
sagement restée derrière eux sans me manifester.
J’avais tout de suite reconnu les postérieurs de mes chers
collègues Frédéric, Gisèle et Marie-Jeanne et celui, plus racorni, de
mademoiselle Banelle. Une jolie brochette d’empaffés ces quatre-là.
Je les ai suivis au pas. Ils ne me gêneraient pas longtemps, j’étais
pratiquement arrivée à l’entrée du garage. Mais ils se sont soudain
arrêtés et se sont mis à bavarder. Il y a des gens qui ont du mal à
marcher et à parler en même temps.
Ce n’était tout de même pas à moi de stopper mon véhicule,
j’étais à ma place sur la chaussée, ils n’avaient qu’à retourner à la
leur, sur le trottoir. Mais j’étais désormais si près d’eux qu’il me fallait
prendre une décision. J’avais le choix, je pouvais appuyer sur le frein
ou appuyer sur l’accélérateur. Qui peut bien savoir à quoi obéit une
naine noire ? À son œil ? À son cerveau ? À son pied ? J’ai choisi
l’accélérateur.

! 53
J’ai fait un strike. Mademoiselle Banelle est allée valdinguer la
tête la première contre le nez du trottoir. Marie-Jeanne et Gisèle ont
été projetées en avant et se sont ouvert le crâne sur le bitume.
Quant à Frédéric, il est venu rebondir sur le capot de ma voiture. Il a
eu plus de peur que de mal et s’est retrouvé le cul par terre devant
mon pare-chocs sans comprendre ce qui lui arrivait.
Malheureusement pour lui je roulais, et puisque j’avais décidé de ne
pas freiner il n’y avait aucune raison que je change d’avis. J’ai
continué à avancer et mes roues lui sont passées dessus. Ça a fait
quelque chose comme cheloup cheloup, mais il n’a pas couiné.
Quand j’ai regardé dans mon rétroviseur, plus personne ne
bougeait. Il était inutile que je descende de voiture, mes cours de
sauveteur secouriste du travail ne m’auraient pas servi. J’étais bien
obligée de me rendre à l’évidence, ils étaient tous décédés. J’ai mis
mon clignotant, j’ai actionné le bip de la porte du garage et je suis
allée me stationner à l’emplacement qui était le mien.
J’ai vérifié si ce pauvre Frédéric n’avait pas cabossé mon
capot. Mais non, il n’y avait aucune trace, pas même une éraflure.
Quand on pense que des chauffards roulent à 150 km heure sur
l’autoroute alors qu’il suffit d’aller à 40 km heure en ville pour
déglinguer quatre personnes !
!
J’ai pris l’ascenseur et je suis montée directement au
quatrième. À cette heure-là il n’y avait encore personne dans le
bâtiment. Il n’y a que mademoiselle Banelle et son équipe pour
commencer si tôt le matin. Voilà le résultat !
Comme je ne suis pas payée à ne rien faire et que je n’ai pas
l’habitude d’aller boire un café à peine mon manteau et mon sac
posés, je me suis mise immédiatement au travail. J’avais le devis de
la réparation des caméras du garage à faire passer. Les cameras
intérieures aussi bien que la caméra extérieure étaient en panne
depuis quelques jours, j’avais reçu la veille le devis pour leur
réparation. N’importe qui pouvait entrer dans le garage et, de là,
s’introduire dans les étages. La sécurité de l’immeuble était en jeu, il
ne fallait pas prendre du retard dans l’engagement de la dépense
pour que l’intervention puisse avoir lieu rapidement. Je suis certaine
que mademoiselle Banelle aurait été d’accord avec moi pour dire
que le devis devait être validé en urgence. Mais avant, j’avais
quelque chose à vérifier, quelque chose que j’oubliais tout le temps,
je ne sais pas pourquoi.

! 54
Je suis allée chercher le dictionnaire pour y consulter la
définition des mots « assassinat » et « meurtre ». Je savais bien que
ces mots n’étaient pas tout à fait synonymes, que l’un impliquait la
préméditation et l’autre pas. Il fallait que je me mette ça dans la tête :
le meurtre est un homicide volontaire sans préméditation et
l’assassinat est un homicide volontaire avec préméditation. Ce n’était
pourtant pas si difficile à retenir.
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L’amour
!
!
!
La première chose que j’avais à faire était de prendre une
photo de moi, un selfie. C’est Jan Van Eyck qui aurait eu l’idée de
l’autoportrait. D’autres l’ont peut-être précédé mais la postérité n’a
pas retenu leurs noms. Depuis Van Eyck on ne compte plus les
artistes qui ont succombé à cette pulsion narcissique. Si les femmes
se sont moins prêtées à ce jeu on vous expliquera que c’est parce
qu’elles ne sont pas aussi égocentriques que les hommes. Ou bien,
c’est selon, que l’on ne compte tout simplement pas de vraies
artistes dans leurs rangs.
J’avais été frappée par les autoportraits de Frida Khalo et je
les avais en mémoire même s’ils sont plus laids les uns que les
autres. S’il n’était pas question que je les imite, d’abord parce que je
ne suis pas une artiste, ensuite parce que je n’ai aucune raison de
déprécier ma beauté, je dois admettre qu’ils ont été pour moi une
source d’inspiration.
Comme les étoiles qui brillent dans le ciel, j’attire les regards
et je les arrête. Quand je sors dans la rue, la ville se transforme en
jungle. Je suis la cible de milliers de paires d’yeux. Les gens me
regardent et se pensent tout puissants, ils ne savent pas qu’ils sont
mes proies. Dès qu’ils m’aperçoivent ils ralentissent le pas à leur
insu. Leur corps s’immobilise, leur tête pivote toute seule, leur
bouche s’ouvre et ne se referme plus, leurs yeux s’affolent. Entre
fascination et effroi, il est des créations de la nature qui remettent
l’homme à sa place. Les monstres, comme le ciel, renvoient les gens
normaux à la futilité de leur existence. Aussi incapables qu’ils sont
d’appréhender l’âme d’une naine noire que la réalité des planètes
géantes ou de l’univers infini ; la plèbe ne sait que ricaner devant ce
qu’elle ne comprend pas.
Ces gens je les fixe avec des prunelles d’acier. Certains
résistent plus que d’autres, mais tous finissent par céder. Quand ils
commencent à se sentir merdeux, c’est que la honte a changé de
camp. Leurs regards deviennent fuyants, ils tombent sur le sol,

! 57
roulent sur le trottoir et vont mourir dans le caniveau. Je suis plus
grande qu’eux.
Mais revenons à mon autoportrait. Si mes jambes sont
courtes j’ai le bras assez long pour ne pas m’écraser le nez sur
l’objectif de l’appareil photo. D’instinct je sais me placer dans la
lumière, relever mon menton, agrandir mes yeux, poser un joli
sourire sur mes lèvres et réussir à fixer l’image de la femme que je
suis. Après plusieurs clichés de face et sous mon meilleur profil, j’ai
choisi celui que j’enverrais. Pas trop sérieuse, pas trop rieuse ; le
regard enjôleur, pas racoleur ; la bouche sensuelle mais pas
obscène : Adélaïde Gondwana est dans la boîte. Adélaïde sage
comme une image ; Adélaïde belle comme un cœur ; Adélaïde dans
la fleur de l’âge ; Adélaïde si séduisante que les hommes n’y
résisteront pas : Adélaïde trouvera l’amour.
Pourtant, je savais bien que ma photo n’était pas honnête.
Elle révélait la vérité de mon visage, mais elle occultait celle de mon
corps. Certes, mon nanisme et mes jambes arquées ne sont pas un
crime. Certes, ne pas les montrer n’était que pudeur de jeune fille.
Mais quand même. Dans le profil que j’avais créé, différents champs
m’invitaient à indiquer mon âge, mon poids, ma taille et l’objet de ma
recherche. Ces mentions étant facultatives, je me suis abstenue de
les renseigner, persuadée qu’un peu de mystère ne ferait qu’exciter
l’imagination de mes prétendants. Malgré tout, au dernier moment,
avant d’appuyer sur la touche envoi, dans la case À propos de moi,
j’ai écrit trois mots : « Je suis naine ».
Maintenant il n’y avait plus qu’à attendre que le poisson
morde. Je savais que je pouvais faire confiance à mon destin, il avait
toujours accepté de bonne grâce que je lui force la main. J’en avais
encore fait l’expérience à la congrégation des Sœurs du Christ. J’y
étais restée comme prévu jusqu’à la fin de mes études. Après la
disparition de la mère supérieure une nouvelle directrice lui avait
succédé sans que cela ne vienne perturber le quotidien de la
communauté. Si par temps humide des relents pestilentiels
s’exhalaient du puits, personne ne s’était jamais imaginé que cela
puisse avoir un lien avec la bonne sœur. Les nonnes qui se
volatilisent ne sont pas rares au couvent, mais celles qui y restent ne
s’en préoccupent pas car elles ont d’autres chats à fouetter. La
capacité à oublier les contingences terrestres est une vertu cardinale
pour les dévots. Trop occupées qu’elles sont à prier pour le rachat de
leurs propres turpitudes, il ne reste guère de temps aux moniales
pour se soucier de celles des autres.

! 58
J’occupais toujours mon poste de comptable. J’avais assisté à
l’enterrement de mademoiselle Banelle et de mes trois collègues de
bureau. La cérémonie avait été très émouvante et je n’avais pas pu
m’empêcher de verser ma petite larme. On n’avait jamais retrouvé le
chauffard qui avait pris la fuite après avoir écrasé les quatre
malheureux qui se rendaient à leur travail. Mais ce n’était pas grave,
les syndicats tenaient leur responsable. Les employés étaient morts
sur leur trajet domicile - travail, c’était suffisant pour condamner
l’employeur qui n’avait pas su répondre de leur sécurité. Peu
importait qui avait tué la cheffe comptable, Marie-Jeanne, Gisèle et
Frédéric, c’est le grand patronat qui était coupable.
Le deux pièces que j’habitais n’était pas adapté à un
personne de petite taille, je m’en accommodais. Je conduisais
toujours la voiture d’occasion que j’avais achetée à crédit. Même si je
n’étais pas comme tout le monde, je vivais comme tout le monde.
Je repensais parfois à ma famille. Je songeais à ma mère, à
mon père, à mes sœurs et à mes frères. J’aimais l’idée qu’ils soient
restés au pays pendant que moi j’étais là avec mon boulot de Blanc,
mon appartement de Blanc et mon auto de Blanc. Eux aussi
pensaient à moi et ils ne se lassaient pas de me le faire savoir. Ils
m’inondaient de messages truffés de fautes d’orthographe, à la
syntaxe approximative et à la grammaire fantaisiste. Des messages
qui sonnaient faux. Ils m’appelaient : « mon Adélaïde ». Ils
n’hésitaient pas à écrire : « ma petite sœur chérie » ou « notre
fille bien aimée ». Plus jamais ils ne me traitaient de naine ou de
phacochère. Plus jamais ils ne disaient de moi : « l’autre là ». Ils
croyaient que j’avais oublié ? Ils s’imaginaient que je les avais
pardonnés ?
Heureusement pour moi, ma famille manquait de courage.
Pas un de mes frères n’était assez intrépide pour traverser le désert,
avant de s’embarquer sur un esquif de fortune et de voyager
clandestinement dans un camion. Je pouvais dormir sur mes deux
oreilles, il n’y avait pas de risques que je les voie débarquer chez moi
à l’improviste. S’ils rêvaient de quitter leur cloaque, s’ils nourrissaient
l’espoir de vivre à mes crochets, ils attendaient que ce soit moi qui
leur envoie l’argent du voyage. Ces feignasses m’inondaient de SMS
et saturaient ma boîte vocale de messages, sans pour autant se
rendre à l’évidence que jamais je ne leur répondrais. Quand je
voyais un numéro étranger s’afficher sur le cadran de mon
téléphone, d’abord je souriais, et ensuite je refusais l’appel.

! 59
Le jour même de la publication de mon annonce sur
l’application de rencontre j’ai reçu une dizaine de réponses. Je ne
suis pas naïve, les messages provenaient pour la plupart de faux
profils. J’ai écarté les photos de top-modèles et les courriels cousus
de fautes, très vraisemblablement envoyés par des escrocs qui
œuvraient d’un cyber café perdu au fin fond de l’Afrique, un de mes
frères, qui sait ?
Après passage au crible il ne restait que trois profils sérieux.
Le premier homme disait qu’il aimait les naines, le second n’en
parlait pas, le troisième était nain lui-même. J’ai supprimé le
message du nain et je me suis concentrée sur les deux autres avec
qui j’ai commencé à converser par téléphone, histoire de m’assurer
qu’ils correspondaient à l’idée que je me faisais de l’homme que je
voulais mettre dans mon lit. Tous les deux s’en sont honorablement
sortis, chacun avait ses chances pour me séduire. L’épreuve du réel
ferait la différence.
Kevin, un blanc de trente ans, cheveux châtains coupés
courts, yeux d’un bleu profond, un mètre quatre-vingt-six, m’a
proposé le premier un rendez-vous, j’ai accepté. Erwan, un blanc de
trente-deux ans, châtain clair, un mètre soixante-dix-huit serait mon
outsider.

Je me suis fait attendre un quart d’heure avant de sonner


chez Kevin. Je n’ai pas été déçue quand il m’a ouvert sa porte. Il
était conforme à ce que j’attendais de lui. Le jeune homme s’est
penché vers moi et j’ai cru qu’il allait m’embrasser. Mais non, il a
passé ses bras sous mes aisselles et m’a soulevée pour que mon
visage soit à la hauteur du sien. Il m’a regardée, m’a souri, puis il m’a
reposée délicatement sur le sol.
Kevin était ce que l’on peut appeler un beau mâle : animal
mais pas bestial, soigné mais pas apprêté, sûr de lui mais pas
impressionnant. J’étais encore toute à ma surprise d’avoir été
enlevée dans les airs lorsqu'il m’a invitée à entrer.
— Adélaïde, sois la bienvenue chez moi, m’a-t-il dit d’une voix
grave et sensuelle.
Il m’a retiré mon sac et mon manteau des mains et il les a
posés sur un fauteuil. Puis il s’est assis sur un bout du canapé en me
faisant signe de prendre place à l’autre bout. C’était un joli sofa aux
influences orientales, avec un dossier galbé, des accoudoirs
festonnés et des pieds courts. La banquette était presque à même le
sol, si bien que je n’ai pas eu à fournir d’efforts pour m’y installer.

! 60
— Un cocktail, ça te dit Adélaïde ?
J’ai accepté le verre que Kevin me proposait et je me suis
blottie dans le canapé pendant qu’il me préparait une Margarita. Il
faisait chaud dans l’appartement, les lumières étaient tamisées et il y
avait un peu de musique en fond sonore, mais le volume était si bas
que je n’ai pas reconnu le morceau qui passait.
Kevin est revenu avec deux verres à pied et il les a posés sur
la table basse. Le sourire qui s’est affiché sur son visage quand il
m’a tendu mon cocktail m’a conforté dans l’idée que je lui plaisais. La
rencontre se déroulait exactement comme je me l’étais imaginée. J’ai
bu une première gorgée d’alcool et je me suis prise à espérer que
Kevin était l’homme que je recherchais. J’ai pensé furtivement à
Erwan, à ce moment-là il y avait peu de chance pour que je le
recontacte.
C’est alors que Kevin a commencé à me parler de sa
collection de timbres. Il aurait pu se contenter de l’évoquer, mais il a
voulu me la montrer. J’ai retenu un soupir ; l’homme qui fera rimer
philatélie avec érotisme n’est pas encore né. Pour me motiver j’ai bu
une deuxième gorgée d’alcool. J’aurais bien aimé retrouver la
sensation que j’avais éprouvée quand Kevin m’avait prise dans ses
bras, mais il avait d’autres projets en tête. Il lui tenait à cœur de me
montrer ses planches de timbres. Une planche, deux planches, trois
planches de timbres… Le graphisme, la filigrane, la gomme… Je me
suis demandée s’il n’y avait pas méprise. Est-ce que j’étais venue
pour coller des timbres ?
— Je parierais que la philatélie n’est pas ta seule passion ? ai-
je tenté, pour changer de sujet.
Kevin s’est arrêté net. Je me suis mordue les lèvres. J’avais
peut-être été trop abrupte ? Pas du tout, il a refermé son album avec
le sourire.
— Tu as raison Adélaïde, il y a autre chose que j’aimerais te
faire découvrir.
J’ai vu ses yeux briller de désir et je me suis rassérénée.
— Je serais ravie que tu me révèles toutes les facettes de ta
personnalité, ai-je répondu en arborant un sourire entendu.
— Alors, que madame me suive, m’a-t-il dit en me tendant sa
main.
Pour me prouver qu’il n’était pas monomaniaque Kevin m’a
emmenée dans son bureau. Là se trouvait une vitrine qui renfermait
des armes à feu. Il n’y avait effectivement pas que les timbres-poste
qui le passionnaient.

! 61
— Voici mes pistolets, a-t-il dit en ouvrant la vitrine.
Je n’ai pas d’intérêt particulier pour les armes, mais j’avoue
que les pistolets de Kevin ont davantage éveillé mon attention que
ses timbres. Je me suis rapprochée de la vitrine.
— Beau calibre, ai-je plaisanté en prenant en main le pistolet
qu’il me tendait.
Focalisé sur la présentation de son arme Kevin n’a pas saisi
l’allusion.
— Oui, très beau calibre ! a-t-il répété. C’est une des
premières pièces que je me suis achetées. Un Colt Delta Elite, semi-
automatique. Il est sorti en 1988, l’année de ma naissance.
J’ai rendu le calibre à Kevin et il me l’a échangé contre un
autre modèle.
— Celui-là est plus récent. Regarde, c’est un Glock 20, calibre
10 mm. Fabrication autrichienne.
J’ai serré la crosse du pistolet, un sentiment de puissance m’a
envahie. Tant qu’on n’a pas eu une arme en main on ne peut pas
soupçonner les sensations que procurent une machine à tuer.
Kevin est passé derrière moi. ll a déplacé mes doigts sur le
pistolet pour me montrer comment le tenir. Le bas de son corps est
venu envelopper le mien. Quand il a plaqué son entrejambe contre
ma nuque, j’ai perçu un renflement dans son pantalon.
— Et ce révolver ? ai-je demandé en avisant une arme plus
grande que celle que je tenais en main.
— Ce n’est pas un révolver, m’a expliqué Kevin, c’est un
pistolet. Je collectionne seulement les pistolets. Le révolver a un
barillet, c’est l’arme des westerns, celle que les cow-boys accrochent
à leur ceinture. Le pistolet c’est différent, le pistolet a un chargeur.
Regarde, ici c’est un Beretta 9, là un Luger P08. Je vais te montrer
comment on le charge.
Kevin m’a repris l’arme des mains et il s’est détaché de moi.
J’ai immédiatement ressenti un manque. Il a ouvert une boîte de
cartouches, des 9 x 19 mm Parabellum. Il a fait glisser dans sa main
six petits cylindres dorés au bout cuivré. Ça ressemblait à des bâtons
de rouge à lèvres pour poupées, à des bites de caniche aussi. Il a
inséré les balles dans le chargeur, l’une après l’autre, sans cesser de
me regarder. J’étais fascinée par sa dextérité et il s’en est aperçu.
D’un coup sec il a fait pénétrer le chargeur dans la crosse du pistolet.
Ça m’a troublée.

! 62
— On peut détenir des armes chez soi, c’est autorisé ? ai-je
questionné pour rompre la tension qui venait de s’installer entre
nous.
— Oui, bien sûr, il suffit d’avoir un permis de port d’armes.
— Et tu t’en sers de tes pistolets ou tu te contentes de les
regarder ?
— Non, je ne me sers pas de ceux-ci, mais j’ai une arme de
tir. Je suis inscrit dans un club. Là-bas je m’entraine régulièrement,
c’est un sport, tu sais.
Je ne doutais pas que certains puissent considérer le tir
comme une activité sportive. Mais pour ma part je l’aurais plutôt
envisagée comme un art.
Kevin est revenu se placer derrière moi pour m’expliquer le
maniement de son pistolet.
— Tu vois, il faut fixer ta cible en alignant le cran de mire, ici,
devant toi, et le guidon, là, au bout du canon. Et puis tu presses la
queue de détente avec la pulpe de ton index.
Il a pris ma main droite et l’a posée sur l’arme. Puis il a placé
mon index sur ce qu’il appelait la queue de détente et que moi
j’appelle la gâchette, mais la queue de détente ça m’allait bien. Il a
positionné ma main gauche en soutien de la droite et il a exercé une
pression sur mes deux mains avec les deux siennes.
— Il faut serrer fermement la crosse. Tu sens comme c'est
mieux avec les deux mains ?
Oui, je sentais la chaleur des mains de Kevin, je sentais le feu
de ses cuisses plaquées contre mon dos, je sentais son pantalon se
tendre au niveau de la braguette, je sentais la turgescence de son
désir.
— Et si tu me faisais visiter le reste de ton appartement ? ai-je
suggéré.
— Mais avec plaisir Adélaïde.
Kevin a repris son pistolet et l’a délicatement posé sur la
vitrine. Le contact de la matière sur la matière, le bruit de l’acier sur
le verre, m’a fait frissonner. J’ai pensé à la rencontre de la force et du
fragile, au cœur tendre des hommes face à l’univers vide, hostile et
infini. J’ai pensé aux naines blanches, mes sœurs d’infortune. J’ai
pensé qu’avant d’être naines elles avaient vécu pendant des
milliards d’années leur vie d’étoile et que moi j’allais enfin pouvoir
vivre la mienne.
Kevin m’a prise dans ses bras comme un marié porte son
épouse au seuil de sa nuit de noce. Il a poussé du pied la porte de

! 63
sa chambre à coucher, elle était plongée dans le noir. Il n’a pas
allumé tout de suite, il est allé me déposer sur le lit avant d’actionner
l’interrupteur. Les draps étaient frais, doux. J’ai distingué la forme de
la lampe de chevet à la tête du lit, mais c’est le plafonnier qui s’est
éclairé. Une lumière crue s’est diffusée dans la pièce et j’ai compris
que Kevin voulait me montrer encore une autre de ses collections.
Les timbres et les armes n’étaient pas ses seuls hobbies, il
collectionnait aussi les naines.
Je ne sais pas comment je me suis débrouillée pour ne pas
marquer ma surprise.
— Qu’est-ce que tu en penses ? m’a dit Kevin. Elles te
plaisent ?
Je n’ai pas répondu tout de suite. Je suis descendue du lit,
c’était facile, Kevin en avait démonté les pieds. Je me suis
rapprochée des photos qui étaient exposées sur les quatre murs de
la chambre. Elles formaient une frise et je pouvais aisément passer
de l’une à l’autre puisqu’elles étaient accrochées à hauteur de mon
regard, à hauteur de naine : Kevin avait pensé tout son appartement
en fonction d’une personne de petite taille.
J’ai fait semblant de m’intéresser aux photos.
— C’est toi qui a choisi les poses ?
— Pas forcément, c’est un peu comme faire l’amour, il y a une
alchimie qui se crée entre le photographe et son modèle. Tu aimerais
essayer ?
J’ai éludé la question en en posant une autre.
— Tu les connais toutes ?
— Bien sûr, puisque je les ai photographiées, c’est exclamé
Kevin.
— Je veux dire, tu les as toutes connues intimement ?
— Oui, s’est-il contenté de répondre laconiquement.
J’étais songeuse, toutes ces naines sur les photos avaient
accepté de coucher avec Kevin.
— Elles sont toutes blanches, ai-je remarqué.
— Les perles noires sont rares, je mesure ma chance de
t’avoir trouvée, m’a-t-il répondu avec concupiscence.
Kevin collectionnait les naines et les exposait dans sa
chambre. À chacune d’elle il avait consacré plusieurs clichés,
uniquement des nus. Des naines étendues langoureusement, des
naines debout dans une pose lascive, des naines en position du
lotus, les mains sur la poitrine… Toutes empruntaient leurs poses
aux filles filiformes des magazines, toutes défiaient l’objectif, toutes

! 64
s’exhibaient sans pudeur. Si beaucoup de naines avait dû partir en
claquant la porte, manifestement celles-là avaient pris du plaisir à
rester.
Kevin s’est saisi de l’appareil photo qui était posé sur sa table
de nuit. Il avait tout préparé.
— Tu vas poser pour moi, n’est-ce pas Adélaïde ?
Je n’ai pas répondu.
Il a insisté.
— Je sais que ça va te plaire. Déshabille-toi, fais-le pour moi.
Je sens que tu en as envie.
— Je peux proposer quelque chose ? ai-je demandé.
— Dis-moi, m’a répondu Kevin curieux.
J’ai enlevé ma robe. Pour la première fois je me suis
retrouvée presque nue devant un garçon. J’ai hésité. Devais-je ôter
aussi mon soutien-gorge et ma culotte ? J’ai levé mon visage vers
Kevin et il m’a encouragée du regard.
Je l’ai fait. Je suis allée jusqu’au bout, je me suis mise nue.
Kevin a rapproché l’appareil photo de son œil. Mais j’ai arrêté
son geste.
— Non, attends. Viens, suis-moi.
Je suis sortie de la chambre. Kevin a pris son appareil avec lui
et m’a accompagnée. Je le sentais derrière moi. Son regard
caressait mes formes. Il me voyait nue. Il matait mes jambes
disgracieuses. Il reluquait ma démarche simiesque, mon cul au ras
du sol. Il suivait la nabote, le gnome, l’erreur de la nature et ça le
faisait bander. J’étais sûre que ça le faisait bander. Ce n’est pas pour
Adélaïde Gondwana qu’il bandait, c’était pour sa difformité.
Je me suis dirigée vers le salon et je suis allée augmenter le
volume de la radio. J’ai laissé éclater le son dans la pièce et elle
s’est aussitôt transformée en discothèque. Ensuite je suis entrée
dans le bureau de Kevin où il m’a suivie. La vitrine dans laquelle était
exposée sa collection de pistolets était à ma hauteur. Le Luger P08
n’avait pas bougé, couché sur le verre, il m’attendait. Je l’ai attrapé à
deux mains.
— Excellente idée, m’a dit Kevin. Tu vas jouer avec le pistolet.
ça va être très érotique !
Je ne sais pas si ça a été érotique, mais j’ai aimé ça. Je tenais
l’arme fermement, je savais qu’elle était chargée. Je l’ai pointée sur
Kevin. Il a mis son œil dans le viseur de son appareil photo et j’ai mis
le mien dans celui du pistolet. Je me suis appliquée à aligner le cran

! 65
de mire avec le guidon, comme il me l’avait appris. Puis j’ai actionné
la gâchette, la queue de détente, et le coup est parti.
J’ai été surprise par le recul du pistolet et par le bruit de la
détonation qui a réussi à couvrir la musique pendant une fraction de
seconde. Pour une première fois, je m’en suis très bien tirée. Je ne
sais pas exactement où la balle a atteint Kevin, mais il s’est écroulé
sur la moquette, raide mort.
J’ai coupé la radio, je ne voulais pas indisposer les voisins. Je
suis allée me rhabiller dans la chambre, j’ai ramassé mon sac et mon
manteau, et je suis partie. Non, vraiment, je n’aurais pas du tout
aimé faire partie d’une collection.
!
!
Quelque temps plus tard le tour d’Erwan est arrivé. J’étais
devant sa porte et, ne réussissant pas à atteindre sa sonnette, j’ai
frappé. Erwan m’a ouvert et il m’a pris mon manteau. Il était moins
grand que Kevin. Je lui ai trouvé moins de charme aussi, mais il était
quand même joli garçon. Il m’a aimablement invitée à m’assoir sur un
des fauteuils du salon. Il n’a fait aucune allusion à mon handicap, il
s’est comporté avec moi comme s’il ne remarquait pas que j’étais
naine. Il ne m’a même pas regardée à la dérobée pour juger de
l’écartement de mes jambes. Il s’est installé en face de moi
exactement comme il l’aurait fait si j’avais été une fille normale. Il m’a
posé des questions sur mon pays d’origine, sur mon travail, sur ma
famille.
Je n’étais pas certaine d’être capable de nommer tous mes
frères et toutes sœurs sans en oublier un ou deux au passage. Pour
les plus âgés, ceux à qui j’avais servi de souffre-douleur, il n’y avait
pas de problème, mais le décompte des plus jeunes, ceux qui étaient
nés après mon départ de la case, était plus périlleux. J’ai quand
même fini par avancer un nombre.
— J’ai dix frères et sœurs, ai-je décrété en insistant sur le dix.
En général une famille nombreuse force le respect. Les
hommes restent des animaux, les mâles reproducteurs et les
génitrices fécondes sont les sauveurs de l’espèce. Mon hôte aussi
avait une grande famille, enfin, une grande famille pour un Français :
il était l’ainé de trois sœurs.
Erwan était notaire, il travaillait pour l’étude de papa. Il
s’occupait plus spécialement des successions, ça avait l’air
assommant. Je me suis abstenue de le lancer sur le sujet. Il m’a
alors confié qu’il ne consacrait pas toute sa vie à son travail, il savait

! 66
jouir de son temps libre. Le week-end, et surtout le dimanche matin,
il allait à la messe avec maman. Erwan était catholique et je l’étais
également. Il a trouvé la coïncidence heureuse, mais il a insisté sur
le fait que le plus important n’était pas la religion mais la foi.
— La religion n’est qu’une voie pour atteindre Dieu. Et tous les
chemins mènent à Dieu, tu ne crois pas Adélaïde ?
Je n’ai pas voulu le détromper. Mais j’ai passé sous silence
que j’étais catholique uniquement par le hasard de ma naissance et
que, personnellement, je n’étais pas assez candide pour imaginer
qu’un dieu parfait puisse s’amuser à créer des êtres aussi imparfaits
que je pouvais l’être moi-même. Si j’avais dit à Erwan que j’avais
dessoudé une bonne sœur, je ne suis pas sûre qu’il l’aurait bien pris.
J’ai changé de sujet.
— C’est joli Erwan, c’est Breton ?
— Oui, c'est Breton. Adélaïde aussi c’est un joli prénom, il me
fait penser à Adèle, Adèle Hugo.
— Victor Hugo est l’auteur de prédilection de mon père, ai-je
répondu, je crois qu’il a lu tous ses ouvrages. Et le livre de chevet de
ma mère c’est Les Contemplations. D’ailleurs, je crois bien qu’ils ont
hésité entre Adèle et Adélaïde et finalement ils ont choisi de
m’appeler Adélaïde.
— Mais toi ? Tu aimes aussi Victor Hugo ? m’a demandé
Erwan.
— J’ai failli répondre qu’on m’appelait Quasimoda à l’école,
mais je me suis retenue. Je lui ai dit que j’adorais Les Travailleurs de
la mer, même si la seule chose que je connaissais du bouquin c’était
son titre.
Erwan m’a confié qu’il était un lecteur compulsif. Il m’a parlé
de ses auteurs favoris jusqu’à 20h30, heure à laquelle il s’est
interrompu pour me proposer de dîner. Il avait déjà préparé la table.
Une belle nappe blanche, de la vaisselle en porcelaine, un verre
pour l’eau et un autre pour le vin, des couverts en argent, et des
photophores aussi. Ça me changeait des bols en bois et de la
marmite en fer blanc de mon enfance.
Pendant qu’on attaquait les entrées, j’ai recentré la
conversation sur ce pourquoi j’étais venue.
— Je peux te demander ce qui t’a attiré dans mon annonce ?
Et aussi ce qui t’a poussé à t’inscrire sur une application de
rencontre plutôt que d’essayer d’aborder une fille dans une soirée ou
chez des amis ?

! 67
Ma question pouvait être embarrassante, Erwan n’a pourtant
pas cherché à l’esquiver.
— Que la rencontre soit réelle ou virtuelle ne revêt pas
beaucoup d’importance pour moi, m’a-t-il expliqué. Je recherche
l’âme sœur et tous les moyens devraient être bons pour la trouver,
non ? Répondre à une annonce ou rencontrer une femme par
hasard, pour moi c’est la même chose.
— L’âme sœur, d’accord, ai-je continué, mais il n’y a pas que
l’âme, il y a le corps aussi ?
Erwan m’a servi un verre de vin.
— Est-ce la robe de ce vin qui t’apportera l’ivresse ou est-ce
l’esprit qu’il contient ? m’a-t-il interrogée avec le regard d’un lapin pris
dans les phares d’une voiture.
S’il se mettait à parler avec des paraboles maintenant, on
n’était pas rendus. Je devais reprendre les rennes si je ne voulais
pas me noyer avec lui dans son maelstrom métaphysique. J’ai profité
du moment où il partait chercher le plat principal dans la cuisine pour
lui crier :
— Excuse-moi si je suis directe, mais l’acte physique participe
aussi à l’union de deux personnes, tu ne crois pas ?
Erwan n’était pas très à l’aise avec son corps. Ses gestes
étaient désordonnés, il accrochait sur les mots. J’avais bien
conscience de le déstabiliser en lui parlant de rapports physiques,
mais j’avais besoin de savoir ce qu’il avait dans le ventre.
— Adélaïde, je suis absolument d’accord avec toi, m’a-t-il
répondu en posant une assiette devant moi. Un homme et une
femme s’engagent totalement quand ils se donnent l’un à l’autre.
C’est pour cette raison qu’il ne faut pas céder à nos bas instincts.
Trop de gens bradent les rapports physiques comme s’ils n’avaient
pas de valeur. À mes yeux une femme qui a su se garder entière en
attendant l’âme sœur est un vrai trésor, justement parce qu’elle est
entière, tu comprends ?
Je me suis demandée si Erwan pensait que j’étais une femme
entière. En tout cas, j’avais cet atout dans mon jeu et il ne pourrait
que lui plaire. J’ai abattu ma carte :
— Tu sais Erwan, je suis vierge.
Erwan a rougi avant de me déclarer qu’il l’était aussi. Il avait le
même air béat qu’un enfant qui offre un collier de nouilles à sa mère.
Si je n’avais jamais fait l’amour à vingt-quatre ans, je ne le
devais pas à une quelconque force de caractère qui m’aurait permis
de lutter contre je ne sais quels bas instincts. Si j’étais vierge, c’était

! 68
à cause de mon nanisme. La seule chose que j’avais inspirée aux
garçon c’était des quolibets, pas du désir. En revanche, j’avais du
mal à m’expliquer pourquoi Erwan était encore puceau à trente-deux
ans. Mais, quelle qu’en soit la raison, j’étais disposée à lui offrir ma
virginité.
— Puisque nous sommes vierges tous les deux, nous
pourrions faire communier nos corps, qu’en dis-tu Erwan ?
Erwan n’était pas Kevin, son service trois pièces était bien
rangé dans sa culotte et il n’était visiblement pas prêt à s’en servir.
— Adélaïde, il ne faut pas brûler les étapes, m’a-t-il répondu
en devenant pâle comme un bidet.
J’en avais assez entendu. Il était clair qu’Erwan et moi ne
poursuivions pas le même objectif. Je n’obtiendrais pas de lui ce que
j’étais venue chercher. Je doutais d’ailleurs qu’aucune fille ne
l’obtienne jamais.
J’ai invoqué l’heure tardive, 21h45, et j’ai dit qu’il était temps
que je rentre. Erwan n’a pas essayé de me retenir. Je l’ai remercié
pour son repas et pour sa gentille conversation et il m’a aidée à
remettre mon manteau avant de me raccompagner. J’ai pensé qu’il
allait s’empresser de refermer la porte ou alors qu’il allait me
proposer un autre rendez-vous. Mais contre tout attente il s’est mis à
genoux et il m’a dit :
— Adélaïde, veux-tu être ma femme ?
Je ne m’y attendais pas à celle-là ! Quels péchés Erwan
voulait-il racheter en épousant une naine noire handicapée ? Ça
devait certainement faire pas mal de points en termes de rachat
d’indulgences une naine noire handicapée, surtout pour un petit
catho blanc, mais quand même, c’était peut-être un peu cher payé,
non ?
Moi je voulais juste faire l’amour, pas me marier. Je ne tenais
pas à ce qu’Erwan se fasse d’illusions. Il fallait que je sois franche.
— Je suis désolée de te faire de la peine Erwan mais tu peux
te relever, je ne suis pas prête pour le mariage.
Il s’est relevé, penaud. Il avait l’air profondément affligé par
mon refus. Il est certain que se faire refouler par une naine ne devait
pas faire beaucoup de bien à son égo. Je compatissais, trente-deux
ans, il avait trente-deux ans et il était encore puceau. Je ne voyais
pas comment tout ça allait pouvoir s’arranger. Je ne pouvais pas le
laisser dans cet état.
J’ai fouillé dans mon sac et j’ai trouvé ce que j’y cherchais. J’ai
saisi le Luger P08 de Kevin et je l’ai pointé sur Erwan. J’étais à

! 69
hauteur de ses couilles (je suis naine, je le rappelle), j’ai redressé
l’arme et je l’ai dirigée vers son visage. Il m’a regardé faire, paralysé
par la surprise. J’ai aligné ma cible - les yeux d’Erwan - avec le
viseur et la butée du pistolet. J’ai serré la crosse à deux mains
comme Kevin me l’avait appris, et j’ai actionné la gâchette. Le coup
est parti.
Cette fois je n’ai pas été surprise par le recul de l’arme. En
revanche, le bruit de la détonation a résonné dans toute la cage
d’escalier et je me suis sentie vibrer comme quand un avion franchit
le mur du son.
La balle a traversé la tête d’Erwan. Il est tombé en arrière.
Mon moniteur d’auto-école m’avait dit que j’avais une bonne
appréciation des distances. C’est vrai que j’ai l’œil, je n’ai pas eu
besoin de prendre cinquante leçons de tir pour viser juste, je mets
dans le mille d’instinct. Erwan aurait sans doute qualifié cet instinct
de bas instinct, mais c’est pourtant grâce à cet instinct-là
qu’aujourd’hui il doit être entouré de vierges au paradis.
J’ai refermé la porte et j’ai quitté l’immeuble avec le sentiment
du devoir accompli. Dans la rue, la main plongée dans mon sac, je
serrais fermement la crosse du Luger P08 encore chaud. J’ai
repensé à Kevin et j’ai regretté de ne pas avoir réfléchi à deux fois
avant de l’occire. La sensation de son sexe dur contre ma nuque
était encore vivante en moi. Quel orgueil mal placé m’avait poussée
à refuser le sexe qui s’offrait à moi ? On dit qu’il vaut mieux avoir des
remords que des regrets, je n’avais pas de remords mais j’avais des
regrets. Pourtant, je n’étais pas fille à pleurnicher sur mon sort. J’ai
repensé à la définition du mot meurtre et à celle du mot assassinat, à
présent je connaissais bien la différence entre les deux. Le meurtre
n’impliquait pas la préméditation, l’assassinat si.
Une question restait cependant en suspens : Adélaïde
Gondwana était-elle une meurtrière ou un assassin ? La réponse ne
se trouvait pas dans le dictionnaire.
!
!
!

! 70
!
!
L’argent
!
!
!
!
Je regardais une naine qui était moi. J’étais la naine nue
devant son miroir et je me savais vulnérable. Ma taille, mes jambes,
ma couleur, mon sexe, mes tares me fragilisaient. Je savais que si je
déposais mon handicap aux pieds des valides, que si je vivais Noire
au pays des Blancs, que si je me montrais nue devant ceux qui sont
habillés, je savais qu’on ne me laisserait aucune chance d’avancer. Il
fallait que je sois forte. Si je m’apitoyais sur moi-même, ils auraient
ma peau.
Ces jambes déformées, je voyais bien dans le miroir qu’elles
étaient trop courtes, trop malingres, trop méchantes. Elles me
faisaient passer pour un être gauche, grotesque et mauvais. Et je ne
pouvais pas attendre la rédemption par la douleur parce que les
souffrances que mes jambes me causaient, aussi fortes soient-elles,
personne ne les voyait. Mes tourments physiques n’appartenaient
qu’à moi, comme mes tourments moraux ils passaient inaperçus.
Seules ma taille et mes jambes sautaient aux yeux, elles n’étaient
qu’une part infime de ce qui me constituait, pourtant c’était elles qui
me clouaient au pilori du monde. Si je ne pouvais les haïr autant que
je me haïssais, je n’avais pas d’autre alternative que de les aimer
autant que je m’aime. D’autres se seraient ouvert les veines s’ils
avaient dû vivre emprisonnés dans ma carcasse. D’autres auraient
préféré se jeter au fond d’un puits plutôt que d’endurer mes maux.
D’autres se seraient lancés sous les roues d’une voiture pour ne pas
avoir à subir les humiliations quotidiennes qui m’atteignaient au
cœur. D’autres encore auraient choisi de se tirer une balle dans la
tête pour ne pas être dans la peau d’Adélaïde Gondwana. D’autres.
Moi, je voulais manger la vie avant que la mort ne me mange.
Je voulais exister avant que de n’exister plus. Géante parmi les
géants, Blanche parmi les Blancs, vêtue parmi les vêtus, je refusais
à quiconque de décréter que j’étais différente. Personne ne
m’empêcherait de respirer l’air de la nuit et de regarder la lune
s’arrondir. Personne ne m’interdirait de contempler la lumière des

! 71
étoiles naines blanches qui s’éteignent dans le ciel infini. Personne
ne viendrait mettre un terme à ma mutation.
J’ai refermé ma fenêtre sur une ville déjà presque endormie et
j’ai étalé ma garde-robe sur mon lit.
Il y a des filles qui ne se soucient pas de leur apparence, elles
font bien ce qu’elles veulent. Moi j’étais faite pour être une poupée
Barbie. Si je n’en ai pas les formes, j’en ai presque la taille. J’aime
m’acheter des vêtements. Je pousse la porte des boutiques qui me
plaisent même si je sais que de ravissantes vendeuses - qui restent
des femmes avant d’être des vendeuses - se précipiteront sur moi
pour m’avertir qu’elles n’auront pas ma taille.
La prochaîne fois que j’irai dans un magasin, je ne lèverai pas
la tête pour leur répondre à ces vendeuses, je contournerai leurs
jambes aussi droites qu’interminables et je me faufilerai dans les
rayons du magasin. Affolées, elles me suivront partout comme si
j’étais un chien errant prêt à pisser dans tous les coins. Pourquoi une
naine rentrerait-elle dans un magasin de fringues à part pour venir
souiller tous les vêtements avec ses mains sales ?
Je ferai défiler les robes accrochées aux portants en les
attrapant par l’ourlet. Quand j’en trouverai une à mon goût, je
demanderai sèchement à la vendeuse qu’elle la décroche de son
cintre. La vendeuse me trouvera désagréable et impolie, mais elle
m’obéira.
Je dirai : « Cette robe-là ». Je reviendrai sur mon choix :
« Non, plutôt celle-ci ». Je changerai encore d’avis : « Reprenez-moi
donc celle-là ». Et puis, je finirai par conclure : « Non, tout compte
fait non, celle-ci me plait tout autant, je vais essayer les deux ».
— Je ne suis pas sûre que ces robes soient à votre taille
madame, me glissera insidieusement la vendeuse.
— Vous avez raison, lui répondrai-je d’un ton sec, prenez-moi
donc chacun des ces modèles dans toutes les tailles et nous verrons
bien ce qui me va le mieux.
La vendeuse s’exécutera. Elle décrochera toutes les pièces
que je lui désignerai. Elle embrassera la masse des robes et ses
bras deviendront aussi courts que mes jambes. Inévitablement la
malheureuse laissera tomber un vêtement. Mais je le lui ramasserai
aimablement :
— Laissez ! Laissez ! Je vais vous aider, je vois bien que vous
n’êtes pas capable d’y arriver toute seule !

! 72
On m’ouvrira une cabine. Je m’y installerai et je prendrai tout
mon temps pour essayer. Et si d’aventure rien ne me plaisait, je
n’achèterais rien.
En vérité, je ne suis pas si difficile à habiller. Ce sont juste ma
taille et la forme de mes jambes qui n’entrent pas dans les normes
de la confection, c’est tout. Mais la longueur de mes membres
inférieurs n’est pas un obstacle pour moi, j’ai une machine à coudre.
Je n’ai besoin de personne pour retoucher mes vêtements.
!
Ce soir-là j’avais pris la décision d’aller en boîte. Quand je
pense une chose, je la fais. Il y a ceux qui doutent, ceux qui ont peur,
ceux qui remettent au lendemain, mais moi j’agis tout de suite.
Procrastiner me semble aussi incongru que croire en dieu.
Il faut que je choisisse une tenue parmi celles que je porte en
soirée. J’ai des jupes courtes qui moulent mes fesses de négresse,
des bustiers échancrés qui découvrent mes épaules rondes, des
dos-nus qui s’ouvrent jusqu’au bas des reins. N’en déplaise aux
langues vipérines qui me jugent crapoussine je suis féminine. Et
puisque je ne peux cacher mes disgrâces, je m’applique à les
montrer. J’assortis une mini-jupe léopard à des collants du même
imprimé et mes jambes se changent en colonnes baroques, en
membres antérieurs de statuette Dogon, en oeuvre d’art
conceptuelle. J’attire ensuite les regards sur le haut de mon corps en
enfilant un bustier aux couleurs chatoyantes pour mettre en valeur
ma poitrine. Et puis je me couvre de bijoux dorés, car l’or adore les
peaux noires. Mes boucles d’oreilles scintillent comme les étoiles qui
pulsent accrochées au revers sombre de l’univers, mes bracelets
brillent comme des constellations et mon collier flamboie comme la
voie lactée au cœur de la nuit. Il ne me reste plus qu’à disposer
quelques peignes en écaille dans mes cheveux crépus, comme
autant de miroirs-aux-alouettes qui attireront les hommes.
J’harmonise mon teint avec une poudre chocolat au lait. Et je termine
en enfilant mes chaussures de pied-bot, car il faut savoir revenir sur
terre.
Il est minuit. Je ne retiens pas la porte de mon appartement, je
la laisse claquer.
!
Dans le rétroviseur du taxi j’ai surpris le regard perplexe du
chauffeur lorsque je lui ai donné l’adresse d’une boîte de nuit à la
mode. Mais il s’est mis en route sans faire de commentaires. Il m’a

! 73
jeté des coups d’œil à la dérobée pendant tout le trajet et je me suis
persuadée qu’il me désirait.
Quand la voiture m’a déposée, il y avait déjà une longue file
d’attente devant la discothèque. Excités à l’idée de pénétrer dans le
temple de la nuit, les noctambules ne tenaient pas en place. Je me
suis mise derrière le dernier couple qui venait d’arriver. Vu la
longueur de la queue, il n’était pas assuré que je rentre.
La boîte était un club privé où le portier possédait un droit de
vie et de mort médiatique sur les impétrants qui se présentaient à lui.
Il fallait s’en remettre à son humeur si on voulait franchir le seuil de
l’établissement. D’un mouvement de tête il signifiait qui était l’élu et
qui était l’exclu. Lorsque les petits Blancs se font discriminer par
d’autres petits Blancs, ils n’ont pas pour habitude de se plaindre.
Tout le monde acceptait la règle du jeu, même si elle s’affichait
ostensiblement inique. Ceux qui étaient éconduits s’en allait la queue
entre les jambes, en se promettant de revenir une autre fois dans
une tenue vestimentaire plus extravagante ou avec un partenaire
moins quelconque.
Si le physionomiste pratiquait allègrement la ségrégation, il
n’en était pas pour autant raciste. Les mannequins noirs et les noirs
aux tenues excentriques avaient les mêmes chances que n’importe
qui d’accéder au Graal. Mais en serait-il de même pour une naine
noire handicapée ?
J’ai pincé le mollet du type qui me précédait. Surpris, il s’est
retourné. Il a baissé les yeux pour savoir quelle bête l’avait piqué, il
m’a vue. Je ne lui ai pas laissé le temps de comprendre. Je lui ai fait
un geste pour qu’il se pousse. Il a écarquillé les yeux et il s’est
exécuté. J’ai suivi le même mode opératoire avec ceux qui se
trouvaient devant lui. Ahuris, ils m’ont tous cédé leur place. Je savais
qu’ils palabreraient dans mon dos, mais maintenant c’est moi qui
étais devant eux, et eux ils étaient derrière moi.
À force d’avancer j’ai fini par tomber nez à nez avec un cordon
de velours rouge attaché à deux potelets chromés. Seul le portier
avait le pouvoir d’ouvrir cette barrière symbolique. Chacun acceptait
cette convention : « on ne touche pas au cordon de velours rouge ».
Alors, de quel droit Adélaïde Gondwana se permettrait-elle
d’enfreindre une règle respectée de tous ?
Je n’ai pas touché au cordon, je me suis juste contentée de
passer dessous. Ma joue s’est retrouvée collée contre la cuisse
musclée du physionomiste. Il a reculé d’un pas pour mieux me

! 74
regarder de haut. Il est resté bien campé sur ses jambes, et il m’a
dit :
— Elle est accompagnée la petite dame ?
— La petite dame, elle repartira accompagnée, lui ai-je
rétorqué.
Ma réponse l’a visiblement satisfait. Il ne m’a pas répondu,
mais il s’est effacé pour me laisser passer. Derrière moi la queue
s’est mise à bruisser, à ronchonner, à protester. Je ne me suis pas
retournée. Les perdants ont toujours quelque chose à redire, les
gagnants auraient tort de gaspiller leur temps à les écouter.
J’ai traversé le hall où des gens patientaient pour payer leur
entrée. La caissière ne m’a pas vue. Des couples s’attardaient dans
l’escalier, je me suis faufilée entre leurs jambes pendant qu’ils se
prenaient en photo. Ceux qui étaient à l’intérieur ne se privaient pas
de faire des selfies pour épater ceux qui étaient restés dehors. Ils
prenaient des poses de vainqueurs à côté du nom de la boîte et
postaient leurs pics sur les réseaux sociaux pour prouver qu’ils
étaient bien là.
J’ai descendu quelques marches sans m’aider de la main
courante positionnée évidemment trop haut pour moi, et je suis
passée incognito devant le vestiaire. C’est partout pareil, les
comptoirs me rendent invisible. J’ai encore une fois profité de cette
aubaine, la préposée aux manteaux et aux sacs n’a pas pu m’obliger
à lui laisser quelque chose en dépôt. De toute façon, qu’aurais-je
bien pu lui confier ? Je n’avais pas grand chose sur moi, juste un
petit sac avec trois fois rien dedans : un tube de rouge à lèvre, un
mouchoir, un trousseau de clefs et un Luger P08.
La discothèque n’était faite que de sons. La musique, certains
auraient dit le bruit, tenait les murs. Le décor se résumait à des
projections de lumières qui dessinaient des motifs ésotériques sur
les plafonds, les sols et les miroirs. Il y avait des banquettes et des
tables rondes disposées en cercle autour de la piste de danse.
Impossible d’évaluer le nombre de fêtards. Des groupes se
formaient, se séparaient, se croisaient à la faveur des morceaux
diffusés par le DJ.
Évoluer dans un lieu où la parole n’a pas sa place est une
gageure pour moi. Sans les mots, que me reste-t-il pour contrer les
moues dégoûtées, les rires goguenards et les doigts en érection ? Je
n’ai plus que mon dédain pour faire taire les sarcasmes, que mes
pieds pour écraser les orteils des malappris, que mes yeux de
Gorgone pour pétrifier ceux qui me conspuent. Et puis, au besoin, j’ai

! 75
aussi mon Luger P08 pour abattre froidement, les uns après les
autres, les gens qui se croient plus grands que moi.
J’ai fait l’impasse sur le bar, ce n’était pas la peine que
j’espère me commander quelque chose à boire. Le comptoir était
aussi inhospitalier que la face Nord d’une paroi rocheuse. La hauteur
des tabourets, sans barre d’appui pour les pieds, me rendait le zinc
inaccessible. Jamais je ne parviendrais à me hisser au niveau du
barman. Quant à crier pour obtenir un verre, j’userais mes cordes
vocales pour rien. Les décibels de la musique dépassaient le
supportable, le volume sonore était si élevé que tout le monde était
obligé de se parler bouche contre oreille.
Je me suis rapprochée de la piste de danse. Les gens
gesticulaient seuls dans leur bulle, mais ils étaient reliés entre eux
par le plaisir d’être ensemble. Comme un banc de poisson qui se
laisse balancer par l’onde, ils se mouvaient à la cadence imposée
par le DJ. Le maître de cérémonie avait la force de la musique entre
ses mains, la salle était sous son emprise. Moi aussi j’aurais voulu
danser comme les autres, perdre le contrôle. Il parait que les Noirs
ont le rythme dans la peau, pourquoi les naines noires ne l’auraient-
elles pas ? Mais je risquais de me faire piétiner à chaque instant. Je
devais me mettre rapidement à l’abri, sans quoi mes chances de
survie ne dépasseraient pas celles d’un chat qui traverse une
autoroute. J’ai repéré les endroits en hauteur sur lesquels j’aurais pu
me réfugier, tous étaient occupés par des filles payées pour faire le
show. Restaient quelques podiums, moins hauts que ceux réservés
aux professionnelles. Mais ils étaient squattés par les
exhibitionnistes de la soirée. Ici, inutile que je sorte ma carte
d’invalide civile, il n’y avait pas de places réservées pour les
handicapés.
J’ai remarqué une fille qui dansait pieds nus sur un cube. À
vouloir chausser des talons trop hauts, on finit par ne plus pouvoir
les supporter. La créature, qui aurait pu me donner quinze
centimètres de jambes sans que cela ne lui fasse défaut, se
trémoussait en tenant ses escarpins à la main. J’ai pensé qu’elle
devait être fatiguée de danser et qu’elle me serait certainement
reconnaissante si je lui donnais l’occasion de faire une pause. J’ai
farfouillé dans mon sac et je suis tombée sur mon Luger P08. Mais
ce n’était pas mon arme à feu que je cherchais. J’avais deux ou trois
punaises dans une poche intérieure et j’ai réussi à en extirper une
sans me la planter dans le doigt. Je l’ai subrepticement posée sur le
cube de ma danseuse et j’ai patienté jusqu’à ce que le subreptice

! 76
s’unisse au malencontreux, jusqu’a ce que la pointe de la punaise se
fiche dans le plat du pied de la ballerine, jusqu’à que l’acier
inoxydable de l’objet inerte pénètre dans la chair sensible et tendre
de l’être en mouvement. Personne ne l’a entendue, mais la fille a
hurlé. Elle s’est assise sur le cube pour scruter la plante de son pied.
La punaise était bien enfoncée mais elle a quand même réussi à
l’enlever. Ce que j’escomptais est arrivé, la douleur lui a ôté l’envie
de danser. À l’instant même où elle a libéré sa place, j’ai tiré sur la
jambe d’un grand costaud. Il a compris que je voulais monter sur le
cube. Il m’a arrachée du sol et m’a aidée à grimper sur le piédestal.
J’ai instantanément grandi d’un mètre et tout le monde s’est mis à
me regarder. J’étais enfin là où je devais être, je n’étais plus naine.
Oubliées ma taille, mes jambes, mes douleurs et mes rancœurs. Il
avait été long le chemin qui séparait mon village natal de ce podium,
mais je l’avais parcouru. Tout ce que j’avais eu dans la vie, je l’avais
obtenu en ravalant mes larmes et en montrant mes dents. C’est par
la seule force de ma volonté que je me retrouvais au-dessus des
autres. La naine noire focalisait les regards pendant que, dehors,
des filles grandes, blanches, avec les jambes bien faites,
épongeaient leurs larmes parce qu’on leur avait refusé l’entrée.
J’étais une battante, une tueuse. J’étais l’étoile naine qui se
refroidit chaque jour davantage, celle qui n’émettra bientôt plus de
lumière visible. Mais, en même temps, je prenais ma revanche sur
l’univers. La naine noire vivrait.
Sans l’avoir précisément cherché, sans doute par intuition, je
dansais à proximité du carré VIP. Une des tables était
particulièrement animée. Un vieux beau, entouré de jeunes gens, se
donnait en spectacle. Annoncés par des feux de Bengale, les
magnums de Champagne se succédaient. Les danseurs et les
danseuses qui se trouvaient sur la piste semblaient ne pas vouloir
prêter attention à l’agitation de la table, pourtant ils subissaient la
force d’attraction de l’homme avec la même gravité que les planètes
qui tournent autour du soleil. Tous dansaient dans sa direction
comme s’il était la personne la plus importante de la soirée. Mais les
soleils font partie de systèmes encore plus vastes dans lesquels ils
sont ravalés au rang d’astres insignifiants. Qu’est-ce qu’un un vieux
beau plein aux as à côté d’une naine noire ? Dès qu’il ma aperçue, le
type a su qu’il me devrait allégeance. Il n’a peut-être pas
condescendu à venir me chercher lui-même, mais il a chargé une
des beautés qui appartenait à sa cour de le faire pour lui. La fille
s’est approchée de mon cube et s’est appuyée sur son rebord. Elle

! 77
s’est soulevée avec ses deux bras pour arriver à me parler. J’ai
quand même dû mettre un genoux à terre pour entendre ce qu’elle
avait à me dire.
— JC t’offre une coupe de Champagne, m’a-t-elle hurlé en le
montrant du doigt.
J’ai tapé sur l’épaule d’un garçon pour qu’il me fasse
descendre. Il m’a prise par la taille et m’a déposée sur le sol.
Je me suis avancée vers l’homme qui tenait à faire ma
connaissance.
— Je m’appelle JC ! a-t-il crié.
— Moi Adélaïde !
— Je t’ai observée, on est dans le même mood non ? a-t-il dit
en riant.
J’ai fait comme si j’avais saisi ce qu’il voulait me dire :
— Yep, grave !
— Tu restes avec nous ? a-t-il ajouté, ça serait vraiment cool !
J’ai acquiescé et il m’a tendu une coupe pour que nous
trinquions. La bande d’amis qui l’accompagnait s’est mise à
entonner :
— Adélaïde avec nous ! Adélaïde avec nous !
JC… Cela pouvait signifier Jean-Claude, Jean-Christophe,
Jérôme-Cyril ou Jésus Christ, mais ce n’était pas très important.
Pour moi Jean-Claude ou Jésus Christ c’est blanc bonnet et bonnet
blanc.
De près l’homme paraissait plus vieux que la cinquantaine
d’années que je lui avais attribuée du haut de mon piédestal. Mais il
était pourtant impossible de lui donner un âge. Son visage était
refait, cela ne faisait aucun doute. Sous son costume
impeccablement coupé il portait une chemise blanche très fluide et
largement ouverte sur sa poitrine bronzée. Difficile de cerner cet
homme, d’imaginer qui il pouvait être. Idem pour la bande hétéroclite
qui l’accompagnait et qui frappait par sa diversité ethnique, sociale et
culturelle.
Je n’ai pas eu le temps de me familiariser avec mes nouveaux
amis que déjà JC avait décrété qu’il invitait tout le monde chez lui. Il
a confié sa carte bleue a une fille qui faisait la tête mais qui est allée
régler la note sans rechigner. Pendant qu’elle payait nous sommes
sortis de la boîte. Trois autres filles se sont jetées au milieu de la rue
pour arrêter des taxis. JC m’a fait signe de monter avec lui dans le
premier qui s’est arrêté. La fille qui venait de payer les

! 78
consommations est arrivée à ce moment-là et elle a voulu rentrer
dans la voiture avec nous. JC l’a rabrouée.
— Emeline, laisse-moi respirer un peu ! Je veux être seul
avec Adélaïde, c’est possible ?
Emeline a claqué violemment la portière et JC a fait un signe
pour lui signifier qu’il se foutait de sa réaction.
— Tu nous emmènes où ? ai-je demandé.
JC a donné une adresse au chauffeur et celui-ci a démarré.
— C’est chez moi, j’aime bien finir les soirées chez moi.
— Et Emeline ?
— Ne t’inquiète pas pour elle, elle a sa clef et quand elle en
aura marre de faire la gueule, elle s’arrêtera.
— Mais les autres, tes amis, ils vont aussi débarquer chez toi
à cette heure ?
— Mes amis ? Ce ne sont pas mes amis, juste des pique-
assiettes, des gens qui sont là par hasard, ils viennent s’ils veulent
ou ils se cassent, je m’en fous.
J’étais interloquée, JC s’en est aperçu.
— Tu sais, ça ne veut pas dire que dans le lot il n’y en a pas
un ou deux qui soient mes amis. Emeline par exemple, c’est une
amie, enfin, je crois… De toute façon qu’est-ce que c’est des amis ?
Qui a des amis ? Tu as des amis toi ?
— Non, je n’en ai pas, ai-je répondu.
— Tu vois, ce que j’aime chez toi Adélaïde c’est que tu ne
caches rien. Tu es vraie, ça saute aux yeux.
— C’est peut-être parce que mon physique ne me donne pas
tellement les moyens de dissimuler quoi que ce soit ! ai-je pensé tout
haut.
JC n’a pas répondu, il a tourné son regard vers la fenêtre. Le
taxi a pris la direction des beaux quartiers. La ville dormait, la voiture
roulait sans bruit. De rares lumières étaient allumées, elles le
devaient à des lève-tôt, des couche-tard ou des insomniaques dont
on apercevait parfois les ombres. La berline a fini sa course devant
un immeuble cossu. L’entrée ne donnait pas directement sur la rue
mais dans une contre-allée. Grille en fer forgée, porte flanquée
d’atlantes soutenant une balustrade ouvragée, statues à l’antique
dans des niches… JC avait les moyens de sa générosité.
— Home sweet home, a-t-il déclamé en composant son code.
Mais la porte est restée close. Il a recommencé, une fois,
deux fois, sans succès. Il s’est mis à grogner.
— Ils ont encore changé ce putain de code !

! 79
— Non, ils ne l’ont pas changé ce putain de code, tu l’as
oublié c’est tout, a dit sèchement Emeline que son taxi venait de
déposer.
Elle est passée devant JC pour tapoter sur le clavier et la
porte s’est ouverte.
— Tu vois, a-t-elle ajouté, tu as encore besoin de moi. C’est
pas Adélaïde qui te l’aurait donné ton code !
— C’est quoi ce code ? a demandé JC.
Emeline a fait comme si elle n’avait pas entendu la question.
— C’est quoi le code bordel !
JC s’est mis à hurler et Emeline a finalement lâché les chiffres
qui servaient de Sésame.
— Maintenant Adélaïde pourra m’aider, a-t-il conclu en
baissant la voix.
Emeline m’a lancé un regard noir et nous sommes entrés
dans le hall suivis par une ribambelle de garçons et de filles que les
taxis venaient de déverser sur le trottoir. Ils étaient plus éméchés les
uns que les autres. Certains ont pris l’escalier sans mesurer l’effort
que cela les obligerait à fournir, mais ils ont été plus nombreux à
préférer s’entasser dans l’ascenseur que JC venait d’appeler. Je me
suis littéralement retrouvée la tête dans le cul d’Emeline, j’ai serré les
dents plutôt que de les lui enfoncer dans les fesses.
L’appartement de Jean-Chrétien - j’ai appris dans l’ascenseur
que JC s’appelait Jean-Chrétien - occupait tout un étage. Son hall
d’entrée était plus grand que mon deux pièces. Nous avons traversé
des salons en enfilade, luxueusement meublés et décorés avec goût.
Le verdict de JC a été chaque fois le même :
— Trop grand !
J’ai continué à le suivre pendant que ses invités s’écroulaient
sur les fauteuils et les divans.
JC cherchait un coin intime, il a fini par m’emmener dans sa
chambre.
— J’en ai marre de cet appartement, m’a-t-il dit en refermant
la porte, il est trop grand, on sera mieux ici.
La chambre de Jean-Chrétien était loin d’être petite. En plus
d’un lit king size, il y avait un coin bureau, un coin salon et même
une méridienne près de la fenêtre. JC m’a laissée seule, le temps de
passer dans la salle de bain qui était attenante à la chambre.
Je me suis demandée ce que je faisais là quand Emeline a
interrompu mes pensées. Elle est entrée sans frapper et, voyant que

! 80
j’étais seule, elle en a profité pour me dire ce qu’elle avait sur le
cœur.
— Si j’étais toi Adélaïde, je ne me ferais pas d’illusions, je
foutrais le camp tout de suite.
— Eh bien, lui ai-je répondu, fais comme si tu étais moi !
— Tu ne devrais pas le prendre comme ça, je parle dans ton
intérêt. Tu n’as pas compris que tu n’es qu’un jouet pour JC ?
— J’ai bien l’impression que nous sommes tous ses jouets, et
toi la première ! mais peut-être que tu es un jouet avec lequel il s’est
un peu trop amusé pour s’y intéresser encore. Je me trompe ? Si tu
veux que je te donne un conseil… Mais Emeline ne m’a pas laissée
terminer ma phrase, elle s’est mise à aboyer.
— Je n’ai pas de leçons à recevoir d’un avorton ! Non mais tu
t’es regardée ? Je connais JC depuis des années, tu n’es pas la
première qu’il ramasse en boîte, qu'est-ce que tu t’imagines ! Au
début il ne va pas pouvoir se passer de toi, mais ça va durer
combien de temps ? hein ? combien ? Une semaine ? Allez, un mois,
je lui donne un mois avant de se lasser. Et puis ? Et puis tu
disparais ! Tu disparaitras de sa vie comme tu y es entrée ! Hop, sur
un claquement de doigts ! Il est comme ça JC. Tu penses que tu
vaux mieux que les autres parce que tu mesures un mètre vingt ? Tu
crois qu’il va faire tes quatre volontés parce que tu marches en
crabe ? Mais tu rêves ma petite ! Tu rêves ! Tout le monde se fout
bien de ta gueule ! Et JC le premier ! Tu sais pourquoi il t’a choisie ?
Il t’a choisie pour divertir la galerie, c’est tout. Il n’a pas son pareil
pour repérer les monstres de foire ! Tu ne réalises pas que tu lui sers
de bouffon ? Tu ne comprends pas que tu es son fou du roi ? Une
naine sortie du tableau des Ménines ! Une guenon savante !
Emeline avait porté ses coups avec force. Monstre, naine,
guenon… Ces mots ne pouvaient que réveiller les vexations
enfouies au plus profond de moi…
Au village, une vieille femme prend sa monnaie dans la main
de l’épicer et elle lui dit : « Les Gondwana, ils devraient se poser des
questions, quand le bon dieu vous envoie un monstre… je n’en dis
pas plus ! » À la messe du dimanche, le curé à mes parents : « Vous
pouvez faire assoir la naine devant si vous voulez, mais vous serez
moins gênés si elle va derrière. » Dans la cour de récréation, devant
tout le monde, une de mes sœurs à mon frère aîné : « C’est quoi la
femelle du singe ? » La réponse de mon frère, reprise en chœur par
toute l’école : « Adèle la laide ! »…
J’ai ravalé mes souvenirs pour affronter le présent.

! 81
Les yeux d’Emeline étaient exorbités. Elle ne parlait plus, elle
avait craché son venin. Si elle s’attendait à ce que je prenne la fuite
en pleurant elle commettait une grosse erreur d’appréciation. La
pauvre, je ne pouvais pas la blâmer, elle ne savait pas à qui elle
avait affaire. Elle aurait dû se douter qu’avec mes jambes je ne
risquais pas de partir en courant, mais elle ignorait que mes sacs
lacrymaux étaient vides, qu’ils ne contenaient plus une seule larme
depuis longtemps. Et puis, comment aurait-elle pu s’imaginer que
j’avais un pistolet à portée de main et que je n’hésiterais pas à m’en
servir ? Une arme est bien plus puissante que des mots. J’avais mon
Luger sur moi, il me suffisait de m’en saisir pour réduire en bouillie sa
grande gueule d’endive trop cuite. En pressant délicatement sur la
queue de détente je pouvais faire exploser sa tête de poupée en
porcelaine.
Mais JC est sorti de la salle de bain.
— Alors les filles ? on se crêpe le chignon !
Emeline a quitté la pièce sans se donner la peine de lui
répondre. JC n’a même pas eu l’air de s’en apercevoir. Il s’est jeté
sur un fauteuil et m’a demandé de fermer la porte.
— Derrière le tableau, là, il y a un coffre, m’a-t-il dit. Monte sur
une chaise, je vais te donner la combinaison.
Un coffre était effectivement dissimulé par une toile accrochée
face à la fenêtre.
— Tu ne pouvais pas mieux faire pour indiquer sa place aux
cambrioleurs ! me suis-je exclamée.
— En vérité, Adélaïde, je tiens plus à ce tableau qu’au
contenu du coffre. Mais reste-t-il encore des voleurs dignes de ce
nom qui soient capables de reconnaître un Watteau ?
Je n’ai rien répondu, je n’avais pas reconnu le Watteau moi
non plus. Je me suis contentée de taper les chiffres que JC m’a
indiqués. Le coffre était rempli de liasses de billets. Il y avait aussi
une grande boîte qui contenait des sachets de poudres et d’herbes
ainsi que des plaquettes de pilules, des fioles et des seringues. C’est
cette boîte qui intéressait JC.
— Tu nous fais un petit cocktail ma chérie ?
— Mais il n’y a rien à boire là-dedans ! me suis-je étonnée.
JC a éclaté de rire.
— Je t’adore Adélaïde ! si tu veux boire aussi, va dans la
cuisine et ramène-nous du Champagne. Il vaut mieux qu’on continue
au Champagne, je n’aime pas faire des mélanges, je veux dire
quand il s’agit d’alcool.

! 82
J’ai obtempéré. Je me suis laissée glisser de ma chaise et j’ai
filé à la cuisine. Les couloirs formaient un labyrinthe qui revenait
toujours vers les salons en enfilade au centre de l’appartement. Des
gens baisouillaient derrière chaque porte, en couple ou à plusieurs.
Des femmes avec des femmes, des hommes avec des hommes et
des femmes avec des hommes aussi. Je ne les ai pas dérangés.
Parfois j’ouvrais une porte et je tombais sur des corps flaccides,
surpris par la fatigue, la bouche ouverte, ou anéantis par l’alcool, la
tête dans leur vomi. Pantins désarticulés, ils n’étaient pas en état de
m’indiquer la cuisine, je n’avais plus qu’à me débrouiller toute seule
si je voulais la trouver.
J’ai fini par pousser la bonne porte. Emeline était là, en train
de laver des verres dans l’évier. Il devait pourtant y avoir un lave-
vaisselle quelque part. Je me suis approchée du frigo américain à
double battant et j’ai tiré sur la poignée. La porte n’a pas bougé d’un
centimètre. Ma force n’était pas en cause, mais pour qu’elle puisse
agir il aurait fallu que ma main soit positionnée plus haut. Je me suis
agitée sur la poignée. Emeline a tourné la tête vers moi et j’ai
rencontré son regard. Elle pleurait.
— Qu’est-ce que tu veux ? m’a-t-elle demandé entre deux
sanglots.
Sa voix était douce, son animosité avait disparu.
— Je cherche du Champagne. Il y en a au frais ?
— Oui, il y en a, mais le Champagne ne se met pas au frigo,
regarde plutôt ici, dans la cave à vins.
Emeline a séché ses mains sur un torchon et elle est venue
tirer la porte d’un meuble dans lequel les bouteilles étaient
conservées à la température idéale. Elle a saisi une bouteille de
Champagne et me l’a tendue.
— Pourquoi tu pleures ? lui ai-je demandé en lui prenant la
bouteille des mains.
— Parce que je l’aime et qu’il ne m’aime pas.
Emeline était beaucoup trop mince pour occuper une place
dans un monde où les femmes élèvent des enfants, travaillent et
préparent des repas de famille le week-end. Elle était trop grande
aussi pour faire la queue devant un cinéma sans attirer l’attention, ou
pour déplier ses jambes dans le train sans que tous les regards ne
s’y attachent. Elle était trop jolie pour passer inaperçue dans la foule
des anonymes du dimanche après-midi. Elle faisait partie de ces
filles que les hommes désirent lorsqu’elles sont en couverture des
magazines mais qui sont condamnées à passer leur vie toute seule.

! 83
En plus du Champagne j’aurais bien voulu mettre la main sur
deux coupes, mais Emeline était absorbée par son chagrin et je n’ai
pas voulu la déranger davantage. Il y aurait bien des verres dans la
chambre de JC. Je me suis éclipsée.
Jean-Chrétien m’a accueillie avec un cri de satisfaction quand
il a vu que je rapportais une bouteille.
— Ah ! Tu es la meilleure ! Il y a des flûtes, là, dans ce
placard.
J’ai pris les flûtes pendant que JC faisait sauter le bouchon. Il
a laissé mousser le vin sur le tapis et il nous a servis. J’ai trempé
mes lèvres dans mon verre pendant que lui buvait le sien cul sec.
Jean-Chrétien avait profité du temps que j'avais passé à la
cuisine pour classer par famille les stupéfiants qu’il conservait dans
son coffre. J’ai déduit, plutôt que reconnu, qu’il y avait là les
principales drogues qu’on pouvait trouver sur le marché : héroïne,
cocaïne, crack, LSD, ecstasy, cannabis… Que fallait-il fumer, snifer
boire ou s’injecter ? Je ne le savais pas très bien, mais JC maîtrisait
sans aucun doute le sujet.
— Tu sais Adélaïde, Emeline est incapable de m’aider. Mais
toi, je sens que tu peux le faire. J’ai longtemps compté sur elle, mais,
vraiment, elle en est incapable.
L’expression de JC était grave. Les substances étaient
alignées devant lui. Son regard était éteint. Il respirait en prenant de
grandes inspirations. Tout ça m’a semblé on ne peut plus clair. Cet
homme avait raison, il avait frappé à la bonne porte, je pouvais
l’aider. Ce qui m’a semblé étrange, c’est qu’il avait tout à sa
disposition pour arriver à ses fins et qu’il éprouvait quand même la
nécessité de s’adresser à moi. Dans sa situation Adélaïde
Gondwana n’aurait quémandé l’aide de personne.
JC a commencé par avaler quelques pilules avec une gorgée
de Champagne, puis il s’est roulé un joint. Il a tiré une grosse taffe et,
comme pour répondre à la question que je venais de me poser, il a
dit :
— Un homme a toujours besoin d’une infirmière.
Il m’a regardée comme l’aurait fait un chien sur le point d’être
euthanasié, un chien au bout de sa vie. Et puis, je n’en suis pas bien
certaine, je crois qu’il a posé ses yeux sur la seringue qui se trouvait
sur la table basse. Mais ses paupières se sont fermées et il s’est
endormi. Je lui ai pris doucement le joint qu’il tenait entre les doigts
et je l’ai posé dans un cendrier.

! 84
Ensuite je l’ai fait. J’ai saisi la seringue et j’ai enfoncé l’aiguille
dans une grosse veine bleue de son bras. C’était la première fois
que je piquais quelqu’un. J’ai pensé, trop tard, que j’aurais dû lui
faire un garrot, comme pour les prises de sang. Mais l’aiguille a
traversé la peau et elle s’est enfoncée dans la veine. Finalement, je
me suis dit que le garrot n’aurait pas servi à grand chose. J’ai libéré
la dose que JC m’avait préparée et elle s’est diffusée dans son sang.
Enfin, j’imagine, je ne suis pas infirmière. Toujours est-il qu’il a
commencé à respirer de plus en plus faiblement et qu’il a fini par ne
plus respirer du tout.
Quand son cœur s’est arrêté de battre, son joint se consumait
encore dans le cendrier. Je l’ai écrasé.
J’ai ramassé tout ce qui s’injectait, se sniffait ou se fumait et
j’ai tout mis dans mon sac. Ensuite j’ai fait l’inventaire du coffre. Il y
avait des tas de lettres, des photos, beaucoup de papiers et puis
aussi de l’argent, une grosse somme d’argent. Je n’ai rien pris, à part
l’argent.
Je ne suis pas arrivée à refermer le coffre, mais ça n’avait pas
d’importance. J’ai contemplé le Watteau, c’est vrai que c’était un joli
tableau. Des silhouettes se détachaient dans la brume, elles
regardaient quelque chose que le spectateur ne pouvait pas voir. Le
parfum de mystère qui flottait sur la toile m’a émue. Je crois que ma
sensibilité était assez proche de celle de JC. Moi aussi, si je n’avais
pas eu ma vie à vivre, j’aurais aimé les Watteau.
J’ai regardé Jean-Chrétien, il ne bougeait plus, il était en paix
maintenant. Il était cinq heures du matin. J’ai baillé à m’en décrocher
la mâchoire, j’étais crevée. L’aube n’allait pas tarder à poindre, il
fallait que je m’en aille. Mais avant je devais encore m’acquitter d’une
dernière tache.
Emeline n’avait pas bougé de la cuisine, sauf qu’elle ne faisait
plus la vaisselle. Elle était assise devant la table, les mains jointes.
Au aurait dit qu’elle attendait quelqu’un. On aurait dit qu’elle
m’attendait.
Elle a lentement levé la tête vers moi et m’a interrogée du
regard.
Pour toute réponse j’ai fouillé dans mon sac, j’ai sorti mon
Luger P08, j’ai visé, et puis j’ai tiré.
!
Une fois de plus j’aurais été bien en peine de nommer les
actes que je venais de perpétrer. Homicides, assassinats,
meurtres… Des juristes ou des psychiatres auraient étaient plus

! 85
indiqués pour trancher. Ces gens-là excellent quand il s’agit
d’employer les mots justes. Pour ma part, je ne pouvais affirmer
qu’une seule chose, c’est que j’avais commis ces actes parce que je
n’avais pas pu faire autrement, que je les avais commis parce qu’on
m’y avait obligée.

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La santé
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J’allais pieds nus et baluchon à l’épaule dans un monde cruel
et sans pitié. C’était aux confins de l’Attique, quelque part à l’âge
ancien, entre chien et loup. Le jour, les routes étaient peu sûres. La
nuit, elles étaient fatales. J’étais jeune, j’étais femme, qu’allait-il
advenir de moi? La campagne était déserte.
Au moment même où le loup allait manger le chien, une
lumière s’est éclairée. Une flamme m’a guidée sur un chemin
caillouteux jusqu’à une modeste bâtisse, une auberge : « Au lit de
Procuste ».
Lorsque je l’ai frappée, la porte n’est pas restée de bois, elle
s’est ouverte sur Procuste en personne. J’ai d’abord cru que c’est
pour mon salut que la providence avait mis cette homme sur mon
chemin. Je ne savais pas encore que je courrais à ma perte.
Un aubergiste devait avoir des lits à louer.
— Combien ? je demandais, combien le lit pour la nuit ?
Mais Procuste ne répondait pas. Avant le couvert, il voulait
sans doute que j’achète le vivre.
— Combien pour une soupe de fèves et pour des figues
fraîches ? combien ?
Mais Procuste ne répondait pas davantage. Etait-il muet ?
La naine et le muet, ç’aurait pu être le titre d’une fable de La
Fontaine. Mais La Fontaine n’existait pas encore. Alors ? Alors, une
fable d’Esope. Le fabuliste écrirait peut-être l’histoire du muet qui
donne l’hospitalité à une naine noire ? Quelle en serait la morale ?
Je n’en saurais jamais rien, car je mourrais sans doute avant qu’il ne
l’écrive.
En attendant j’étais encore vivante. J’étais Adélaïde
Gondwana, égarée dans un univers créé de toute pièce par mes
peurs et mes douleurs. La vie ne m’avait pas quittée.
La nuit était pleine à présent. Et si j’étais restée dehors ?
Cette idée m’a fait frissonner. À moins que ce ne soit l’air froid qui
s’engouffrait par la porte que Procuste venait de rouvrir ? J’ai cru que

! 87
l’aubergiste était sorti pour accueillir un nouveau voyageur, perdu lui
aussi. Mais il n’a fait que souffler sur la flamme de la lampe tempête.
La lumière s’est éteinte et l’auberge a disparu aux yeux du monde.
Personne ne viendrait plus ce soir. Je resterais seule avec Procuste.
Sans le savoir, je venais d’entrer au royaume d’Hadès.
Mon hôte a mis une bûche dans l’âtre. J’aurais pu profiter de
cet instant pour m’enfuir. Mais je savais qu’il avait fermé le battant de
bois à double tour. Il s’est retourné vers moi et j’ai vu qu’il avait la clef
de la porte attachée autour de son cou. Jamais je ne pourrais la lui
prendre.
Procuste n’était pas muet, il m’a parlé.
— Pourquoi avoir peur, petite ? Je vais t’offrir un bol de soupe
chaude et après je te montrerai ton lit, pourquoi avoir peur ?
— Combien ? J’ai répondu, combien pour le vivre et combien
pour le couvert ? J’ai de l’argent.
Il m’a regardée sans répondre. Etait-il Barbe bleue ? Etait-il
Hannibal Lecter ou Lucifer en personne ? J’ai serré mon maigre
baluchon. J’aurais voulu hurler, mais aucun son ne pouvait sortir de
ma gorge. J’aurais voulu courir et secouer la porte jusqu’à ce que le
verrou cède, mais j’avais les jambes en coton.
Comment moi, Adélaïde Gondwana, pouvais-je me retrouver
enfermée dans cette auberge à la merci de cet homme ? Etre là
n’était pas mon destin, cela n’avait pas de sens. Etait-ce à cause de
le bonne sœur que j’avais poussée dans le puits ? Ou par ordre de
mademoiselle Banelle, la bureaucrate aplatie sous mes roues ? Ou
bien était-ce Kevin qui m’en voulait encore pour l’emprunt de son
Luger P08 ? Ou plutôt parce que je l’avais abattu d’une balle dans le
ventre ? Qui, qui d’autre pouvait être responsable de ma présence
ici ? Erwan le petit catho complexé ? Jean-Chrétien le vieux beau
cocaïnomane ? Emeline l’amoureuse éconduite que j’avais refroidie
dans la cuisine ? Qui ? À moins que ce ne soit moi la seule
responsable de ma présence en enfer.
Procuste a plongé une louche dans le chaudron suspendu
dans l’âtre. Il a rempli un bol de soupe fumante et l’a posé sur la
table. Il m’a dit :
— Mange petite, mange, c’est offert.
J’ai répété que j’avais de l’argent, que je le paierais. Il n’a pas
répondu, il est retourné près de la cheminée pour s’y chauffer les
mains.
La faim tenaillait mes entrailles. Je me suis contorsionnée
pour monter sur le trépied qui se trouvait face à la soupe que

! 88
Procuste venait de déposer sur la table. C’était la même écuelle que
celle de mon enfance. Exactement la même. C’était l’écuelle que
mon grand-père avait creusée dans du bois d’acacia. Comment était-
elle arrivée jusque-là ? Etait-ce lui le responsable de tout ça ? Mon
grand-père ? M’en voulait-il encore de lui avoir volé sa canne ?
Pourtant je la lui avait rendue. Je l’avais jetée dans le fleuve où,
déséquilibré par sa perte il était tombé et où il s’était débattu dans
les remous tumultueux de l’onde. Etait-ce ma faute s’il ne savait pas
nager ? On avait retrouvé sa dépouille en aval, au niveau du
barrage, coincée au milieu des bois flottants, gonflée comme une
grosse outre. Une outre pleine d’eau pour une fois, pas pleine de vin.
C’est vrai que normalement une petite fille ne devrait pas jeter
son grand-père à l’eau. Mais quand le grand-père avait l’intention de
la noyer parce qu’elle était naine et parce qu’elle avait des jambes
contrefaites, est-ce que la petite fille ne pouvait pas être excusée ?
Maman ne m’en a pas voulu que son père soit mort à ma
place, elle était fataliste. Du moment où elle-même était en vie, que
ce soit son père qui meure plutôt que sa fille, cela lui importait peu.
Elle m’a donné le bol de grand-père, un bol ça ne sert pas aux morts.
Procuste a tourné la tête pour me regarder manger. Il a
attendu que je finisse ma soupe pour m’annoncer qu’il allait
m’accompagner à ma chambre.
— Combien ? j’ai dit, combien pour passer la nuit chez vous ?
Procuste m’a fait la même réponse que pour le repas.
— C’est offert, petite, c’est offert.
Dans la vie rien n’est gratuit, je le savais… La porte était
fermée à double tour, dehors il faisait nuit, à part Procuste et moi il
n’y avait personne d’autre dans la maison. J’étais femme et j’étais
naine. Dans mon baluchon je n’avais pas de Luger P08 pour me
défendre… dans la vie rien n’est gratuit, je le savais.
Procuste a ouvert une porte. Derrière la porte il y avait une
chambre. Je suis entrée dans la chambre, elle était sans fenêtres.
Des candélabres aux bougies allumées éclairaient la pièce comme
en plein jour. Le mobilier de la chambre était fruste : un coffre
ordinaire, une simple chaise, un broc et une cuvette de terre cuite
posés à même le sol. Aussi, surtout, il y avait un lit. Trônant au centre
de la pièce le lit de Procuste était taillé dans une essence de bois
aussi noire que la nuit profonde - de l’ébène - il devait falloir au
moins quatre hommes pour le déplacer. Ses pieds étaient pourtant
rivés au plancher, comme si on avait voulu s’assurer de sa stabilité.

! 89
Ce qui rendait ce lit particulièrement singulier c’était l’étrange
mécanisme dont on l’avait doté. Au quatre coins de la couche
pendaient des chaînes, des chaînes retenues par des poulies. Les
poulies étaient reliées entre elles par d’autres chaînes, chaînes qui
toutes ensemble pouvaient être mues au moyen d’une seule
manivelle qu’on avait fixée à la tête du lit. Mon cerveau ne s’est pas
expliqué à quel emploi l’on pouvait bien destiner ce diabolique
montage mais un frisson a parcouru tout mon corps.
— Allez petite, allonge toi, tu as fait un long chemin pour
arriver jusqu’ici, tu dois être bien fatiguée.
Procuste a poussé du pied un escabeau vers moi. Il voulait
que je monte sur le lit et que je m’étende sur le sommier de fer. Il
n’avait pas d’arme à feu pour que j’obtempère, mais il avait un
couteau. Il l’a sorti de sa poche et la brandi dans ma direction. Sa
lame était aiguisée. En se reflétant sur son fil la lumière des
candélabres m’a éblouie.
Je me suis résignée. J’ai posé mon baluchon sur la chaise, j’ai
pris appui sur l’escabeau et je suis montée sur le lit. D’abord assise,
et puis couchée. Au-dessus de ma tête il restait encore une bonne
quarantaine de centimètres, et autant au-dessous.
Procuste m’a dit :
— Petite, tu n’aimes pas quand on t’appelle petite, n’est-ce
pas ? Eh bien moi je vais te donner une taille normale. Tu vas
devenir comme les autres. C’est bien pour ça que tu as frappé à la
porte de mon auberge ? C’est bien pour ça, dis ?
Je ne l’avais pas compris tout d’abord mais Procuste avait
raison. Je voulais avoir une taille normale et c’est pour ça que j’étais
là. C’est pour ça que j’avais suivi la lumière de la lanterne dans la
nuit. C’est pour ça que je m’étais livrée à ses griffes.
L’aubergiste a fait ce qu’il avait à faire. Il a posé son couteau.
Il a refermé de lourds bracelets de fer autour de mes poignets et
d’autres autour de mes chevilles. Il a attaché les bracelets aux
chaînes du lit sans que je n’oppose de résistance. On ne cherche
pas à s’enfuir des enfers quand on s’y est précipité tout seul.
J’étais une prisonnière consentante. Je m’en remettais à
Procuste. Je n’avais pas encore pris la mesure de ce qu’il allait me
faire, mais il était déjà trop tard pour regretter. Procuste a donné un
premier tour de manivelle, les quatre chaînes ont commencé à se
tendre. Mes bras et mes jambes se sont contractés. Procuste a
donné un deuxième tour de manivelle, les chaînes ne touchaient
déjà plus le lit. Tous les tendons de mon corps se sont étirés,

! 90
l’élongation était presque agréable. Procuste a donné un troisième
tour de manivelle, les chaînes se sont tendues à leur maximum. Mes
cartilages ont craqué, la douleur m’a assaillie par surprise, un cri est
sorti de ma bouche sans que je puisse le retenir.
Tour de manivelle après tour de manivelle, les maillons se
sont crantés dans la crémaillère, inéluctablement, sans espoir de
retour en arrière. Ils ont disparu les uns après les autres au revers
des montants du lit. Désormais ce n’était plus du tout sur la chaîne
que la tension s’exerçait, c’était sur mes membres. Par réflexe mes
muscles se sont contractés. Mais cela n’a servi à rien, ils ne
pouvaient pas lutter contre la puissance de la traction qui leur était
infligée. J’ai crié, j’ai appelé au secours, j’ai crié encore.
Quand les fibres de mes muscles se sont déchiquetées
comme ceux d’un lien usé jusqu’à la corde un hurlement de bête est
sorti de ma gorge. Procuste a fait une pause pour me donner du
courage.
— Il faut savoir souffrir quand on veut être comme les autres.
Ce lit je l’ai construit pour ceux qui te ressemblent. Pour ceux qui
sont en colère parce qu’ils sont différents. Sur ce lit j’ai raccourci des
corps qui se pensaient trop grands. Avec la lame affutée de mon
couteau j’ai coupé des pieds, des chevilles, des mollets et parfois
jusqu’à des cuisses. J’ai donné à ces corps la taille juste, celle du lit.
Pour les corps trop petits j’ai usé du procédé que tu es en train
d’expérimenter, je les ai étirés jusqu’à ce que leur crâne atteigne la
tête du lit et jusqu’à ce que leurs orteils en touchent le pied. À tous
ceux qui pensent que la bonne taille n’est pas leur propre taille mais
que c’est la taille de mon lit, je veux dire qu’ils peuvent compter sur
moi pour réparer les erreurs de la nature.
Les paroles de Procuste ne pouvaient pas être plus limpides.
Si j’étais venue dans son auberge c’était seulement parce que je
l’avais voulu, j’étais là par ma faute.
L’homme a donné un tour de manivelle supplémentaire. J’ai
entendu mes os se briser. Ils ont craqué si fort que le bruit a couvert
celui de mes mugissements. J’étais un animal à l’abattoir. Un voleur
roué en place publique, Robert-François Damiens écartelé par
quatre chevaux. Ma peau se déchirait, mes membres étaient sur le
point de se détacher de mon corps. Mes bras et mes jambes allaient-
ils s’arracher les uns après les autres ou tous ensemble ? Des
larmes de douleur coulaient de mes yeux. Même si mon supplice
s’arrêtait à l’instant, c’en était fini de moi, je mourrais dans d’atroces

! 91
souffrances. J’aurais tout donné pour que Procuste mette un terme à
mon supplice.
J’ai appelé dieu. Pour la première fois de ma vie j’ai cru en lui.
Dieu existait. Personne d’autre que lui n’avait pu imaginer cette
chambre des tortures. N’est-ce pas dieu qui promet la damnation
éternelle à ceux qui refuse de se mettre à genoux devant lui ? Si le
paradis est sa création, l’enfer l’est tout autant. Le diable fait partie
du dessein que le créateur suprême à lui-même nourri. Le malin joue
le rôle qui lui a été attribué, celui de faire-valoir. Dieu est un tyran qui
sait se faire craindre. Il n’attend qu’une chose, qu’on lui baise les
pieds. Le seul libre-arbitre qu’il laisse aux hommes, c’est de
s’humilier devant lui ou d’aller rôtir en enfer.
Dieu avait gagné contre Adélaïde Gondwana. Pour ne plus
souffrir, j’étais prête à le servir. Je n’avais pas assez de souffle pour
crier, mais encore assez de forces pour murmurer. Dans un râle j’ai
susurré : « Mon père pardonnez-moi… mon père ne m’abandonnez
pas… »
Dieu ne m’a pas répondu. Procuste a éclaté de rire. Il a donné
un nouveau tour de manivelle.
J’ai mesuré l’aberration de mon espérance. Comment un dieu
pourrait-il se laisser attendrir par la prière d’une femme, d’une femme
noire, d’une femme naine ? Pourquoi tendrait-il la main à celle qui ne
s’était jamais agenouillée devant lui alors qu’il n’avait pas daigné
secourir son propre fils ? Un homme blanc, grand et en parfaite
santé ? Pourquoi dieu libérerait-il Adélaïde Gondwana du lit de
Procuste alors qu’il a laissé crever son fils sur la croix ?
C’est la douleur qui me faisait délirer. J’étais athée, j’avais
vécu sans dieu, je devais trouver la force de mourir sans lui. Si la
souffrance m’ordonnait d’implorer quelqu’un, je devais me tourner
vers une autre figure que la sienne.
Maman, j’ai hurlé maman. J’ai appelé ma mère. Je savais
qu’elle non plus ne viendrait pas, mais je l’ai appelée. J’ai appelé
celle qui ne m’avait jamais aimée mais qui, au moins, avait le mérite
d’exister.
— Maman… Maman… Maman…
Alors j’ai entendu une voix, une voix qui me répondait, une
voix qui venait de loin, de très très loin, mais qui me répondait.
— Adélaïde… Adélaïde… Adélaïde…
La voix disait mon nom.
— Adélaïde, réveillez-vous…

! 92
J’ai ouvert les yeux. Procuste avait disparu. Son auberge,
l’Attique, la nuit, la couche démoniaque, tout s’était évanoui. Il faisait
grand jour, la pièce était baignée par une lumière d’automne. Mon lit
avait des draps. Un homme en blouse blanche se tenait devant moi.
Il me souriait.
— Alors Adélaïde ? Encore un cauchemar ? C’était quoi
aujourd’hui ? Isaac sous le couteau d’Abraham ? Sainte Blandine de
Lyon livrée en pâture aux bêtes ? Les incrédules précipités dans le
châtiment du feu ?
— Le lit de Procuste, ai-je répondu d’une voix blanche, le lit de
Procuste.
— Mademoiselle a des lettres ! s’est exclamé le médecin. Elle
peut s’offrir des cauchemars à la hauteur de son savoir ! Si je me
souviens bien, l’histoire du lit de Procuste c’est un peu la même que
la vôtre, mais sans analgésique ! Ce cher Procuste opérait à vif, lui !
Le bien-être du patient ce n’était pas son truc ! Ce n’est pas comme
moi qui prends soin de vous chouchouter !
J’étais soulagée d’entendre le docteur plaisanter, mais j’avais
quand même la douloureuse sensation de ne plus avoir de
membres. Mes jambes et mes bras étaient cachés sous les draps et
je ne parvenais pas à les bouger pour me rassurer.
— L’anesthésie a été lourde, a poursuivi le médecin. Le
Propofol à une fâcheuse tendance à vous faire délirer. Ce n’est pas
le but, vous devriez vous réveiller fraîche comme une rose. C’est moi
qui devrais me sentir lessivé après sept heures d’opération, pas
vous ! Je vais pousser un peu sur les euphorisants, faites-moi
confiance, dans un quart d’heure vous chanterez l’histoire du lit de
Procuste sur l’air de Bécassine, c’est ma cousine !
— Mais l’opération, ai-je demandé, l’opération a-t-elle réussi ?
Je reprenais pied dans le réel, mon cauchemar s’estompait.
— Parfaitement, elle a parfaitement réussi, m’a répondu le
docteur. Et cette fois c’est la dernière.
Des larmes se sont mises à couler toutes seules le long de
mes joues. Le docteur est allé chercher ma main sous les draps, il l’a
serrée dans les siennes et l’a reposée sur la couverture. J’étais
entière, le lit de Procuste n’avait existé que dans mon imagination.
— Courage Adélaïde, vous arrivez au bout du chemin. Vous
avez encore quelques tours de vis à endurer, mais ce n’est rien à
côté des épreuves que vous avez déjà surmontées. Vous savez que
l’année prochaine vous pourrez défiler à la Fashion Week ?

! 93
Le médecin a exercé une nouvelle pression sur ma main, puis
il m’a laissée seule.
Cette chambre d’hôpital je la connaissais bien. Elle était
devenue ma chambre. Je l’occupais depuis de longs mois, un peu
grâce à la sécurité sociale et beaucoup grâce à l’argent que j’avais
trouvé dans le coffre de Jean-Chrétien. J’avais pu choisir de me faire
opérer dans une clinique privée qui était à la pointe de la chirurgie
orthopédique. Après m’avoir examinée, un professeur qui avait le
physique pour jouer dans une série télévisée m’avait assurée qu’il
me rendrait les jambes qui auraient dû être les miennes. Les
conditions d’hospitalisation s’étaient avérées optimales. Chambre
individuelle somptueusement meublée, télévision à écran
panoramique, repas préparés par un chef étoilé, j’avais pu m’offrir
toutes les options VIP que l’établissement proposait. Cliniquement
parlant mon cas relevait de l’exception. Toutes les naines n’ont pas
les jambes arquées. L’équipe médicale avait dû s’atteler à un
challenge qui m’avait attiré la sympathie de l’ensemble du personnel.
Ma pathologie avait immédiatement excité le professeur qui s’était
juré de me façonner des jambes de rêve. Pour redresser mes
fémurs, mes tibias et mes péronés, j’étais passée plusieurs fois sur
le billard. On avait d’abord méticuleusement brisé mes os, jusqu’à les
réduire en miettes. Ensuite on les avait patiemment reconstitués, sur
le modèle d’une jambe saine. Sans leurs déformations mes jambes
avaient gagné quinze bons centimètres. Avant la première opération
j’étais une naine d’un mètre trente-huit. Après la dernière opération je
mesurais un mètre cinquante-trois. L’addition est on ne peut plus
simple, mêmes les cancres de mon village auraient été capables de
la calculer. Enfin, si on leur avait donné une calculatrice.
Une naine qui mesure un mètre cinquante-trois, ce n’est plus
une naine. Quinze centimètres, à l’échelle d’une étoile ce n’est rien,
à l’échelle d’Adélaïde Gondwana c’était tout. Quinze centimètres de
plus et je cessais d’être anormale. Quinze centimètres et j’arrivais à
appuyer sur tous les boutons de l’ascenseur. Quinze centimètres et
je pouvais voir les plats proposés au self-service. Quinze centimètres
et je parvenais à m’assoir comme tout le monde. Une femme d’un
mètre cinquante-trois est une petite femme, mais c’est une femme.
Et le miracle ne s’arrêtait pas là. Maintenant que mes jambes
étaient droites on allait pouvoir les rallonger. Ce n’est pas quinze
centimètres que j’allais gagner, c’était trente. Le professeur avait
implanté un dispositif télécommandé dans mes fémurs et mes tibias,
j’allais pouvoir le contrôler moi-même. Si mes os acceptaient de

! 94
jouer le jeu, je grandirais de 0,5 millimètre à 1 millimètre par jour.
J’avais l’espoir de mesurer un mètre soixante-huit. Un mètre
soixante-huit quand une femme ne mesure en moyenne pas plus
d’un mètre soixante-cinq !
En attendant ma taille définitive je devais réapprendre à
marcher. Le Kiné qui s’occupait de ma rééducation s’appelait Enzo.
Tout juste sorti de ses études, il avait un peu de mal à s’imposer. Sa
timidité était touchante, je l’impressionnais.
— Madame Gondwana, nous allons commencer par les
assouplissements.
Il se mettait à genoux devant moi, posait les paumes de ses
mains contre mes mollets et accompagnait les mouvements de mes
jambes. C’était étrange de voir le dessus de la tête d’un homme. J’ai
su avant lui qu’il serait atteint de calvitie précoce, j’ai remarqué que
ses cheveux étaient moins denses sur le sommet de son crâne.
— Allez ! Nous allons passer aux barres parallèles. Tenez-
vous bien et essayez de tendre vos jambes au maximum.
Enzo accompagnait mon pied et l’aidait à adhérer au sol. Mais
quand on a marché en crabe toute sa vie il n’y a rien de moins
naturel que de poser la plante de ses pieds à plat sur le sol,
instinctivement mes pieds basculaient sur la tranche.
— Le processus va être long madame Gondwana, mais vous
allez y arriver, me répétait Enzo pour m’encourager.
Il ne savait pas à qui il avait affaire, j’étais déterminée au-delà
de ce qu’il pouvait imaginer. Je n’avais pas fait toutes ces opérations
pour marcher comme un cow-boy. Je ne m’étais jamais vue
autrement que comme une femme à la démarche élégante, une
femme que l’on suit dans la rue, une femme à qui on a envie de
mettre une main aux fesses.
J’étais appliquée. J’ai fait des exercices et encore des
exercices. J’ai souffert à en pleurer. Le lit de Procuste revenait
régulièrement devant mes yeux, je m’en servais pour relativiser ma
douleur. Jamais je n’aurais abandonné, rien n’aurait pu me faire
baisser les bras. Je suis tombée plusieurs fois, je me suis toujours
relevée. J’ai refusé l’aide d’Enzo, l’aide des infirmières. Je n’étais
plus un ver de terre. Je n’avancerais plus jamais par reptation. J’étais
la femme primordiale, celle qui s’est levée sur ses deux pieds et qui
a défié le ciel. L’Eve avant qu’Adam ne la réduise à sa moitié. J’étais
un être droit, un être entier. J’avais refusé de vivre comme une
handicapée, je devais désormais assumer ma normalité.

! 95
Enzo me félicitait, il mesurait mes performances sur une
courbe. Je progressais bien, je progressais vite. Dès qu’il était parti
je prenais ma télécommande et je la réglais sur le maximum : un
millimètre. Un millimètre par jour, c’était le tarif que je m’imposais. Le
chirurgien m’avait conseillé d’y aller doucement, à mon rythme. Mais
mon rythme ça ne pouvait pas être doucement. Je n’avais pas de
temps à perdre. J’étais jeune, j’étais belle, c’était tout de suite que je
devais mesurer un mètre soixante-huit, pas demain.
Je payais cher ma volonté de grandir, je la payais comptant.
Ma douleur était continue. Le lit de Procuste n’était mas un mythe,
c’était une réalité. Ce n’était pas un cauchemar, c’était ma torture au
quotidien. On m’avait dotée d’une pompe à morphine, je l’utilisais
quand les douleurs devenaient insupportables. Adélaïde Gondwana
s’était transformée en machine. Une télécommande pour grandir,
une autre pour faire passer la douleur, je gérais ma transformation,
j’en étais la maîtresse.
Devant ma fenêtre il y avait un parc arboré. Au-dessus des
frondaisons il y avait le ciel et la nuit. Une par une, les étoiles, mes
sœurs, perçaient le ciel de leur éclat diffus. Je savais qu’elles étaient
faites de souffrance. Je savais que la plupart de celles que je voyais
était déjà mortes. Toutes avaient un nom. Je ne connaissais que
l’étoile du Berger, la première à renaître tous les soir. Une étoile qui
pourtant n’en était pas une. Je savais qu’il y avait des constellations :
Cassiopée, Orion, Andromède… mais j’étais bien incapable de les
reconnaitre. Adélaïde Gondwana était une étoile qui ne vivait pas
dans les étoiles. J’avais les deux pieds bien sur terre, surtout depuis
mon opération.
Je m’endormais, épuisée.
Plusieurs fois par nuit, quand ce n’était pas mes douleurs,
c’était des cris qui me tiraient de mon sommeil. Des plaintes brèves
et aigües ou graves et longues. Des gens qui souffraient derrière les
murs de ma chambre. Des gens qui mourraient peut-être, mais je
n’en savais rien. C’est la guérison qui est de mise dans une clinique
privée, la mort n’y a pas sa place.
Les jours, les semaines ont passé. De plus en plus grande, de
plus en plus droite, le pas de plus en plus humain, Adélaïde
Gondwana pouvait à présent se regarder dans une glace sans être
obligée de monter sur un tabouret. Adélaïde Gondwana arrivait à
ouvrir les portes sans se mettre sur la pointe des pieds. Adélaïde
Gondwana s’asseyait sur les chaises comme tout le monde.

! 96
J’aimais la sensation de légèreté que j’éprouvais en marchant.
Je me trouvais sensuelle et aguicheuse. M’assoir n’avait plus
seulement une fonction pratique, c’était devenu une attitude, un
geste.
Un jour le médecin est entré dans ma chambre pour
m’annoncer qu’il ne pouvait plus rien pour moi.
— Adélaïde, il faut que je vous lâche la main, vous pouvez
marcher toute seule à présent.
Mais moi j’en voulais encore, je l’ai supplié.
— Encore quelques centimètres docteur… cinq, trois,
seulement trois…
— Adélaïde, vous mesurez un mètre soixante-sept, c’est votre
taille, la taille pour laquelle votre corps est fait. Pourquoi vouloir
rompre cette harmonie ? Vous vous souvenez du lit de Procuste ?
Vous vous souvenez qu’il fonctionne dans les deux sens ? Si vous
grandissez encore Procuste finira par vous rattraper et il viendra
vous couper le bout des pieds…
Le chirurgien avait raison, je devais cesser d’en demander
toujours plus, il fallait que je sache m’arrêter. Dehors, la vie
m’attendait.
Quand le médecin est sorti de ma chambre j’ai posé ma tête
sur mon oreiller et je me suis mise à pleurer. Pas de douleur, mais de
bonheur. Je ne me suis pas endormie, j’ai voulu profiter de la
dernière nuit que j’allais passer à la clinique. Le ciel était clair, les
étoiles étaient là pour me montrer le chemin que j’avais parcouru. Je
m’étais traînée d’abord sur une interminable route qui menait à des
sommets que jamais je n’avais cru inaccessibles et j’avais fini par y
arriver. Jour après jour, défi après défi, j’étais montée toujours un
peu plus haut, toujours un peu plus vite. Aujourd’hui j’avais atteint la
cime de la montagne. J’embrassais du regard le paysage qui m’avait
tant fait rêver, la nouvelle vie qui allait être la mienne. J’étais prête à
savourer ma descente, à la dévaler comme un ruisseau de
montagne sur les pentes abruptes qui mènent aux vallées sereines
et étales.
Vers trois heures du matin je me suis levée et j’ai ouvert ma
fenêtre. Ma chambre était au quatrième étage. J’ai regardé en bas.
J’aurais pu sauter, mettre un point final à ma vie, m’assurer que mes
illusions resteraient intactes, que je ne serais pas déçue par l’avenir.
Mais je n’ai pas sauté, j’ai respiré l’air de la nuit à pleins poumons,
puis j’ai refermé la fenêtre.

! 97
Je suis sortie dans le couloir. Si tout était éclairé comme en
plein jour, l’intense activité des soignants, la fébrilité des malades et
l’angoisse des familles avaient laissé place à la quiétude.
J’ai ouvert une première porte, la chambre était vide. Le lit
était fait, celui qui l’occupait était peut-être mort dans la journée.
Comme je l’ai dit, on n’entendait jamais parler des patients qui
décédaient à la clinique. Je suis allé voir dans la chambre suivante.
Quelqu’un respirait difficilement, étendu sur le dos. La personne était
perfusée, elle portait un masque à oxygène. À portée de sa main j’ai
reconnu une pompe à morphine. Je ne suis pas arrivée à distinguer
s’il s’agissait d’un homme ou une femme. Comme l’âge, la maladie
gomme les différenciations sexuelles. Les mains du malade étaient
toutes les deux visibles, posées sur le drap. Je les ai observées,
elles semblaient végétales, presque minérales. Elles étaient
parcourues de grosses veines bleues qui coulaient dans des rides
aussi profondes que des canyons. Le visage du malade semblait fait
de marbre. Ses paupières retombaient lourdement sur les poches
jaunâtres qui s’étaient formées au-dessus de ses pommettes,
pourraient-elles se rouvrir un jour ? Est-ce que cette homme - ou
cette femme - avait un avenir ailleurs que dans cette chambre ? J’ai
posé ma main sur le front de la personne, à ma grande surprise elle
a ouvert les yeux. Ses pupilles m’ont fixée intensément. Mais peut-
être ne faisaient-elles rien d’autre que de regarder droit devant
elles ? À qui appartenait ce corps au sexe indéterminé ? Il n’y avait
pas de feuille de soin nominative accrochée au pied du lit comme on
le voit dans les films. Pour moi ce corps resterait non identifié, sans
famille, sans amis, sans passé. Alors même que cet homme ou cette
femme avait forcément eu une famille, des amis et un passé. Pour
être soigné dans cette clinique il lui avait fallu de l’argent. Peut-être
que ce malade était une étoile oubliée du cinéma Holywoodien ? Un
centenaire qui avait connu Vivien Leigh et Bette Davis ? Ou bien un
milliardaire Saoudien abandonné par toutes ses épouses ? Ou
encore une scientifique qui avait consacré sa vie à la recherche ? Je
n’en saurais jamais rien. Mais, qui qu’elle fût, cette personne ne
pouvait maintenant même plus garder ses yeux ouverts. Ses
paupières sont retombées sur ses pupilles comme un rideau de
scène après une représentation.
Je suis sortie de la pièce sur la pointe des pieds. Marcher sur
la pointe des pieds était un plaisir nouveau pour moi. C’est Enzo qui
me l’avait fait découvrir pendant ma rééducation.

! 98
J’ai poussé une autre porte. J’ai vu une petite forme blottie
dans le lit. Ce n’était pas un nain qui dormait, c’était un enfant. Ses
cheveux bonds coupés courts encadraient son joli visage. Il était
vêtu d’un pyjama coloré et entouré d’animaux en peluche. Un petit
ours, une baleine bleue, une panthère rose. Il avait beau être un
enfant à la peau lisse, il était comme la personne âgée, relié à une
multitude de tuyaux. Lui aussi respirait grâce à un masque à
oxygène. J’ai caressé son avant-bras, sa peau était douce comme
une pêche. Il ne s’est pas réveillé. Je l’ai laissé à ses rêves. J’avais
souvent croisé sa mère dans le couloir, une belle femme blonde,
toujours seule, qui sortait sur la passerelle pour fumer cigarette sur
cigarette. À côté du lit du petit garçon, il y avait un autre lit, celui de
sa mère. Mais cette nuit-là il n’était pas occupé. Cette nuit-là la mère
avait laissé son enfant seul. Cette nuit-là elle devait l’avoir vécue
seulement pour elle-même, pas pour son enfant.
Il y avait d’autres chambres, d’autres portes, je ne les ai pas
toutes ouvertes. Je ne me suis pas intéressée à chaque malade.
C'est comme ça, c’est le hasard, c’est le destin, ou le dessein de
dieu penseront ceux qui confient le cours de leur existence à un ami
imaginaire. Mes pas m’ont menée vers une femme qui aurait pu être
moi. Elle devait avoir à peu près mon âge, elle était noire. Elle n’avait
pas la même pathologie que moi, ses longues jambes rectilignes
étaient étendues dans le lit. Mais elle avait dû passer par des
souffrances similaires aux miennes, j’ai reconnu sur son visage le
rictus laissé par la douleur qui s’installe. Comment était-elle arrivée
jusqu’à cette clinique ? Qui avait-elle volé pour ça ? Qui avait-elle
tué ? Était-elle née avec une cuillère en argent dans la bouche ?
Était-elle fille d’un diplomate Africain ? Ou était-ce une famille qui
avait trop d’amour et trop d’argent pour vivre sans enfant qui l’avait
adoptée ?
Elle dormait profondément. Elle n’était pas sous assistance
respiratoire mais ses perfusions et le système de monitorage
attestaient de son état critique. Si tant est qu’elle ne soit pas dans le
coma, et si j’avais réussi à la réveiller, qu’aurait-elle pu me dire que
je ne sache déjà ? Toutes les souffrances que je lisais sur son visage
je les avais éprouvées dans ma chair.
À elle aussi j’ai pris la main. Pour la réconforter, ou pour me
réconforter moi-même, je ne sais pas. Elle n’a pas réagi, pas un
mouvement. Son visage est resté impavide. Je l’ai veillée un long
moment, impuissante, avant de retourner dans le couloir. Il était

! 99
quatre heure du matin, quatre heure et demi. J’ai continué à errer. Je
n’avais pas envie d’aller me coucher, j’avais encore quelques heures
à tuer avant de quitter l’hôpital. Je suis passée devant le bureau de
l’infirmière de nuit. Elle s’était assoupie. La tête en arrière sur un
fauteuil, les pieds sur une chaise, ses sabots rangés sous la chaise.
Elle devait faire un rêve de soignant, un rêve bien différent de ceux
des malades. Son visage était apaisé. Elle avait un plaid sur les
jambes, son corps était détendu, sa bouche était ouverte. Juste à
côté d’elle il y avait l’armoire à pharmacie. Je savais que les
médicaments faisaient l’objet d’un suivi scrupuleux. Rien ne sortait
de ce placard sans être dûment enregistré. La date, le nom du
patient, l’heure, la dose utilisée, tout était consigné. Bien sûr
l’armoire était sous clef. Mais cette nuit-là, la clef était restée sur la
porte.
Je n’ai eu qu’à me servir. Après des mois d’hospitalisation je
savais exactement ce que contenait cette armoire et je connaissais
la dangerosité de chacun des produits qui y étaient conservés.
L’infirmière dormait toujours, elle ne s’est aperçue de rien. Je suis
sortie de son bureau comme j’y étais entrée, sans être vue de
personne.
Je suis repartie dans le couloir. Je suis passée devant la
chambre de la femme noire. Je suis passée devant celle du petit
ange blond. Je suis passée devant les chambres dont j’avais
furtivement ouvert la porte avant de la refermer parce que celui qui
l’occupait ne dormait pas ou parce qu’il ne m’avait pas semblé atteint
par une pathologie assez lourde pour que je m’y intéresse. C’est
devant la porte de la première chambre que j’avais visitée que je me
suis arrêtée, la chambre de la personne âgée. Je suis entrée et je l’ai
retrouvée comme je l’avais quittée, allongée dans la même position.
La position d’un cadavre. Je n’étais pas revenue pour rien. Un
cadavre n’est pas fait pour souffrir. La fonction du cadavre c’est celle
d’un emballage vide, on le jette et on l’oublie. Il fallait que la douleur
quitte cette enveloppe corporelle. Si elle n’y parvenait pas toute
seule, je devais l’y aider par égard pour l’homme ou la femme qui
était enfermé dans un corps qui n’était plus le sien. La souffrance,
c’est pour les vivants, ce n’est ni pour les morts, ni pour les
mourants.
J’avais souvent vu faire les infirmières. J’étais capable de
prendre des poches de sédatif et des les accrocher à la potence près
du malade avant de les relier au cathéter. Mon patient n’a pas ouvert

! 100
les yeux quand je me suis occupée de lui, mais je suis sûre qu’il m’a
remerciée de l’avoir libéré. Il est parti très vite.
Le moniteur s’est mis à sonner. J’ai appuyé sur le bouton qui
permettait d’arrêter la sonnerie et j’ai quitté la pièce.
Ensuite je suis retournée dans la chambre de l’enfant. Je ne
pouvais pas le laisser comme ça lui non plus. Je lui ai pris la main et
il a ouvert ses grands yeux clairs. Je n’étais pas sa mère, mais
quand je lui ai souri, mes dents blanches l’ont subjugué comme des
étoiles qui luisent dans la nuit. Il ne m’a pas lâchée du regard
pendant que je procédais aux branchements nécessaires. Il n’a rien
dit. Pourtant je suis sûre qu’il savait que je n’étais pas une infirmière.
Il ne comprenait peut-être pas ce que je faisais, mais il se fiait aux
étoiles qui brillaient dans ma bouche et ces étoiles le rendaient
heureux.
La mère du petit garçon avait tout fait pour le maintenir en vie.
Moi, je le libérais. Ses paupières se sont baissées sur ses yeux, son
souffle s’est apaisé et sa main a glissé de la mienne. L’alarme du
moniteur s’est mise en route, je l’ai arrêtée. J’ai quitté la chambre
sans me retourner.
Je n’ai pas voulu non plus partir de l’hôpital sans porter
secours à la femme noire. Quand je suis rentrée dans sa chambre,
elle ne s’est pas davantage réveillée qu’à ma première visite. Elle
dormait toujours très profondément. Grâce à moi bientôt elle ne
souffrirait plus. Elle ne saurait jamais à qui elle devait sa délivrance,
mais cela importait peu. J’ai opéré avec elle comme avec les deux
autres, avec assurance et détermination. J’ai stoppé le moniteur
avant même que sa sonnerie ne se déclenche et je suis retournée
dans ma chambre.
J’ai préparé ma valise, je me suis étendue sur mon lit et j’ai
attendu que le jour se lève. L’activité de la clinique a repris peu à
peu. L’infirmière de nuit est venue me dire au revoir puis on m’a
apporté mon dernier petit déjeuner. À huit heures, la porte s’est
ouverte. Les femmes de ménage, les infirmières, les médecins, Enzo
le jeune kinésithérapeute, tout le monde est venu me saluer
chaleureusement. J’ai fait des photos, j’ai plaisanté, j’ai promis de
revenir. Personne ne m’a parlé des morts de la nuit. Ces choses-là
étaient toujours épargnées aux patients, j’en avais l’habitude.
J’ai quitté la clinique sans me retourner. La naine noire
n’existait plus. J’étais une femme aux longues jambes, une femme
qui marchait tout droit.
!

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Dénouement
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Depuis qu’elle était à la hauteur du monde Adélaïde
Gondwana avait changé. Adélaïde Gondwana c’était toujours moi,
mais ce n’était plus tout à fait moi. J’avais imaginé qu’avec mes
vingt-neuf centimètres supplémentaires et mon handicap en moins il
suffirait qu’on m’enseigne à mettre un pied devant l’autre pour que je
vive comme mes semblables, je m’étais fourvoyée. Tout était à
réapprendre. Mon rapport à l’autre était bouleversé, révolutionné.
Finis les regards en coin, finis les sourires condescendants, les
phrases assassines ou les gestes malveillants. Finies aussi les
mains tendues, les mots gentils et les petites attentions. Je n’étais
plus un accident de la nature, j’étais devenue comme tout le monde,
j’étais le tout venant.
Certes j’étais noire dans un pays de Blancs, mais une noire
dans une capitale cosmopolite ça passe inaperçue. Naguère je
pouvais sortir sans me maquiller, les traits tirés, mal fagotée, je
focalisais quand même l’attention ; naguère il me suffisait de paraître
pour exister aux yeux des autres ; naguère j’étais un monstre que
l’on pointe du doigt, mais un monstre que l’on oublie pas. Naguère…
Aujourd’hui j’étais ordinaire, si je voulais sortir de l’anonymat il me
fallait jouer des coudes. Plus jamais on ne dirait de moi que j’étais
une naine handicapée. J’avais espéré qu’il en soit ainsi, et j’étais
exaucée. J’avais rêvé ce miracle, et il avait eu lieu. Et si je m’étais
quelquefois résignée en me disant qu’il n’y avait aucune raison
valable pour qu’il s’accomplisse, d’un autre côté, je n’avais pas non
plus trouvé une seule bonne raison qui aurait expliqué que je sois
née nabote et qui justifie que je le reste. Des chats faméliques
finissent écrasés par des chauffards, d’autres, bien nourris, vivent
dans une opulence que des milliards d’êtres humains ne connaitront
jamais. À qui la faute ? Je n’avais pas la réponse à cette question qui
continuerait sans doute à me tarauder toute ma vie. Mais si Adélaïde
Gondwana avait parcouru tout ce chemin, c’était bien parce qu’elle

! 103
avait l’intention de vivre comme une chatte de luxe et pas comme un
chat de gouttière.
Il fallait que je me distingue des autres filles de qui j’étais
maintenant la pareille. J’avais été la plus laide, je me devais de
devenir la plus belle. Je prenais soin de mon apparence, de mon
allure. Je pouvais m’habiller avec les vêtements qui me plaisaient.
J’étais mince, j’étais grande. Je suscitais les regards et j’en été
flattée au plus profond de moi parce que ces regards n’étaient jamais
plus des regards de mépris, de peur, de dégoût ou de
condescendance. Adélaïde Gondwana était séduisante, elle était
désirable.
Je ne me refusais rien. Je m’occupais de moi. Je fréquentais
les instituts de beauté, les coiffeurs, les salons de manucure. Je
connaissais les plus belles boutiques de la ville. Je collectionnais les
robes, les chaussures, les accessoires. J’achetais les parfums les
plus chers. Je voulais qu’on me remarque, et on me remarquait.
Pourtant la beauté cache son lot de désagréments. Un soir où
j’étais vêtue comme la jolie petite écolière que je n’avais jamais pu
être : jupe plissée au-dessus du genoux, chemisier blanc aux deux
boutons ouverts et souliers vernis, mon nouveau corps s’est retourné
contre moi. Drapée dans les effluves d’un capiteux parfum, j’étais
sortie pour mettre à l’épreuve ma capacité d’attraction. Pas cette
attraction qui quelques mois plus tôt provoquait la curiosité ou le rire
des gens. Mais celle dont j’avais toujours été privée. La légère,
intangible et indicible, la fascinante et mystérieuse attraction qui fait
vibrer le monde : le désir. Je voulais susciter le désir.
Sur mes talons aiguilles je pouvais culminer à un mètre
soixante-dix-sept. Un mètre soixante-dix-sept contre un mètre trente-
huit hier encore, n’était-ce pas une bonne taille pour rencontrer
l’amour ? Même en souliers vernis, avec une hauteur de talons
raisonnable, je pouvais regarder les hommes dans les yeux. Je
n’avais pas à lever le nez pour savoir s’ils me reluquaient. C’était
terminé ma vie dans le cul des gens. Terminé les coups de genoux
dans les dents. Terminé les conversations muettes avec des bites et
des foufounes. Terminé les garçonnets qui se cachent derrière les
jupes de leur mère et qui poussent des cris d’orfraie en me voyant,
terminé les fillettes terrorisées qui éclatent en sanglots. J’en avais fini
avec la vérité qui sort de la bouche des enfants :
— Dis maman, pourquoi la dame elle est toute petite ? Dis
maman, pourquoi elle marche comme un singe ?

! 104
Elles sont comme ça les petites têtes blondes, exactement
comme les petites têtes crépues de mon enfance. Des angelots à la
voix de crécelle qui crachent du venin. Intolérants et mauvais comme
la gale, les enfants sont méchants par nature. Pourquoi tenter de
feindre le contraire ? Ne sont-ils pas les fils et les filles des
Hommes? Leur seule excuse, c’est celle de manquer de savoir-vivre.
Ni leurs parents, ni leur maîtresse d’école, ni les dames
patronnesses frustrées du catéchisme, ne leur ont encore appris la
politesse. Ils ne savent rien des manières feutrées derrière lesquelles
les grandes personnes dissimulent leur vraie nature. Ils ignorent tout
des silences entendus et des euphémismes. Euphémismes que les
adultes manient à la perfection en veillant à les remplacer, dès que
cela devient nécessaire, par des euphémismes d’euphémismes. Car
à force d’être utilisé un mot finit toujours par se charger du caractère
vexatoire du mot qu’il était supposé atténuer. En vérité, les mots ne
sont jamais importants, ce sont les intentions que l’on cache derrière
eux qui le sont. Ajouter une couche de sucre à un bonbon au poivre
n’en fera jamais un bonbon. Qualifiez-moi de négresse, de noire, de
black, de femme de couleur, de subsaharienne, qu’importe ! Mais ne
me déniez pas le droit d’exister et ne vous imaginez surtout pas que
vous êtes plus grands que moi.
Ce jour-là donc, j’allais par les rues, tout à la liberté que je
venais d’acquérir. Et dieu sait que je l’avais payée au prix fort cette
liberté, puisque je l’avais payée au prix de ma chair. J’étais
heureuse, j’étais gaie, j’étais saoule d’espérances. Je foulais les
pavés d’un paradis que, naine, j’avais fantasmé ; ce paradis peuplé
d’hommes et de femmes égaux en droits et en tailles. Quand
soudain j’ai croisé quelqu’un.
C’était un jeune homme, plus jeune que moi de trois ou quatre
ans. Sans être véritablement beau, il n’était pas laid non plus. Il m’a
suffi d’une fraction de seconde pour évaluer son potentiel de
séduction : à mes yeux, il n’en avait aucun. Il me laissait indifférente.
Il ne me plaisait tout simplement pas. Blanc, les yeux clairs, les
cheveux châtains, il n’avait pas une très jolie peau. Il fallait sans
doute mettre ça sur le compte de son jeune âge, le pauvre ne s’était
soustrait à l’adolescence que depuis peu. Maghrébin, les yeux
foncés, les cheveux noirs, il n’avait pas une très jolie peau. Il fallait
sans doute mettre ça sur le compte de son jeune âge, le pauvre ne
s’était soustrait à l’adolescence que depuis peu. Noir, les yeux noirs,
les cheveux crépus, il n’avait pas une très jolie peau. Il fallait sans

! 105
doute mettre ça sur le compte de son jeune âge, le pauvre ne s’était
soustrait à l’adolescence que depuis peu.
Vous constatez que je vous laisse le loisir de décliner la
description de ce jeune homme comme vous l’entendez. Vous
pouvez lui donner le visage qui vous fait plaisir. Blanc, noir,
maghrébin, n’hésitez pas à l’imaginer à votre guise : asiatique,
aborigène, c’est vous qui voyez. De toute façon, même si je tentais
de faire un portrait fidèle de cet homme, sa physionomie
m’échapperait. Quand on voit quelqu'un pour la première fois on ne
peut pas tout retenir de lui, on ne se souvient que de ce qui est
essentiel pour nous. Savoir que ce garçon était blanc ou noir,
asiatique ou maghrébin n’avait aucune espèce d’importance en ce
qui me concerne. Ce que je veux vous rapporter, ce n’est pas
comment il était, mais c’est comment il s’est comporté avec moi.
— Jolie ! m’a-t-il dit en me caressant du regard.
Je lui ai souri, et je lui ai répondu.
— Merci !
Puis j’ai poursuivi mon chemin en pensant qu’il allait continuer
le sien. Mais il n’en a rien fait. Il a lancé dans mon dos :
— Tu prends un verre ?
Je me suis retournée.
— Non merci, c’est gentil.
— Sale pute !
« Sale pute » a été sa réponse en réaction au refus que je lui
opposais. Sale pute ? De « jolie » j’étais passée à « sale pute »
simplement parce que je refusais de prendre un verre avec lui ?
Peut-être que des filles sont habituées à ce genre d’insultes, mais
moi, si j’en avais essuyées bien d’autres, « sale pute », jamais.
Je n’ai pas répondu, j’ai fouillé dans mon sac. J’étais en pleine
rue. Il y avait des gens partout, des voitures arrêtées au feu rouge,
des cyclistes, des piétons sur le trottoir, des gens devant les vitrines.
Il était impossible que personne n’ait entendu le « sale pute », mais
nul n’a jugé bon d’intervenir, estimant certainement acceptable qu’un
homme blanc, qu’un homme maghrébin, qu’un homme noir, qu’un
homme, traite de « sale pute » une fille qui lui plait et à qui il ne plait
pas.
Le garçon me regardait. Il était certainement surpris que je ne
lui rende pas injure pour injure ou que je ne m’enfuie pas sans
demander mon reste. Mais moi je ne m’occupais pas de son
étonnement. Je fouillais dans mon sac. Je savais ce que j’avais à
faire, j’étais déterminée. Vous vous imaginez bien que je n’avais ni

! 106
l’intention de l’agresser verbalement, ni celle de battre en retraite.
Vous savez parfaitement ce que je cherchais dans mon sac. Je
voulais bien sûr remettre la main sur mon Luger P08. Une fois que
j’aurais trouvé mon arme, il ne me resterait plus qu’à m’en saisir. Je
la sortirais et je la brandirais en direction du jeune homme en la
tenant à deux mains, comme on me l’avait enseigné. Je viserais ma
cible et, avant de tirer, je lui crierais :
— Voilà ce qu’elle te dit la sale pute !
Je ne sais pas si l’homme s’est lassé d’attendre ou s’il a lu
dans mes pensées. Il est finalement reparti avant que je trouve mon
arme. J’ai levé les yeux et l’ai vu s’éloigner. Il ne s’est pas retourné.
Par acquis de conscience j’ai quand même continué à fouiller
mon sac. J’ai tout retourné, mais mon pistolet n’y était pas. Il avait
disparu. Encore quelque chose qu’il me fallait réapprendre : quand
on mesure un mètre soixante-sept on ne se débarrasse pas des
gens en les poussant dans un puits, en les écrasant avec sa voiture
ou en leur titrant une balle dans le ventre. Il faut bien quelques
inconvénients à être normal.

Bouleversée par cette rencontre, mon envie de flâner et mon


envie de plaire se sont envolées. Je suis retournée chez moi.
J’occupais un appartement bourgeois avec parquet, cheminée
et moulures au plafond. Un appartement à ma taille, qui n’était pas
encombré de marchepieds, de tabourets élévateurs, de tringles
munies de pince pour attraper les objets rangés sur les étagères du
haut. Je jouissais de la satisfaction de tendre le bras pour attraper le
chocolat dans le placard de la cuisine, de m’approcher de la fenêtre
sans avoir à jouer les suricates pour contempler la vue, de me laisser
tomber sur mon lit plutôt que de l’escalader. Comme mon corps
n’était pas accoutumé à ces facilités, j’avais l’impression que jamais
je ne me lasserais du plaisir qu’elles me procuraient. Je les goûtais
avec d’autant plus de délices que je savais qu’avec le temps je
finirais par ne plus y prêter attention. On s’habitue vite au confort dès
lors qu’il est devenu notre quotidien.
C’était grâce à Jean-Chrétien que j’habitais cet appartement,
c’est lui qui s’était porté caution lorsque je l’avais loué. Parce que, il
faut que je vous le dise, Jean-Chrétien n’était pas mort.
La première fois que j’étais retournée en boîte avec mes
jambes toutes neuves, j’avais dû me conformer à des usages qui
m’étaient jusqu’à lors restés inconnus. D’abord j’ai dû faire la queue
comme tout le monde. Ensuite j’ai patienté jusqu’à ce que le

! 107
physionomiste calcule mentalement combien il avait laissé entrer de
noirs. Il ne fallait pas qu’il dépasse son quota. Un cocktail se dose au
millilitre près, il en va de même pour une soirée réussie. L’homme est
certainement parvenu à la conclusion qu’une jolie petite négresse
supplémentaire mettrait du piment à la fête. Il a jugé qu’il y avait
encore de la place pour une olive, une rondelle de citron ou un petit
parasol en papier. Il a retiré le cordon de velours rouge pour me
laisser passer et il m’a indiqué la direction de la caisse. Je me suis
acquittée de mon billet et j’ai dû confier ma veste à la jeune fille du
vestiaire qui me la prise des mains avec dédain. Au bar, je n’ai pas
eu de mal à commander un verre, mais j’ai dû boire accoudée au
comptoir, écrasée entre deux types qui n’ont même pas fait mine de
vouloir me céder leur tabouret.
Quand je me suis décidée à danser je n’ai pas osé monter sur
un podium, ni même sur un cube à peine surélevé par rapport à la
piste. Je me suis contentée de rejoindre la foule agglutinée et
transpirante. Adélaïde Gondwana n’était plus naine, elle n’était plus
handicapée, elle n’avait plus mal quand elle marchait. Adélaïde
Gondwana était une femme normale, c’est bien ce qu’elle avait
toujours voulu être une femme normale, non ?
J’ai porté mon regard sur le carré VIP et j’ai tout de suite
reconnu Jean-Chrétien, il n’avait pas changé. Cela faisait presque
deux ans que j’étais partie de chez lui au petit matin, après avoir
exaucé ses volontés. Ou plus exactement après avoir cru les
exaucer car je n’étais manifestement pas parvenue à mes fins. Je
n’avais pas tué Jean-Chrétien puisqu’il était là, devant moi, on ne
peut plus vivant.
Quand je me suis approchée, il m’a immédiatement
reconnue.
— Mon aigle noir ! s’est-il écrié avant de se mettre à fredonner
un beau jour ou peut-être une nuit, près d’un lac je m’étais
endormi…
Il s’est levé et m’a prise dans ses bras. Il ne m’avait pas
oubliée. Il ne m’en voulait pas, ni d’avoir attenté à sa vie ni de ne pas
avoir réussi à la lui ôter. Tout en me tenant la main, il s’est reculé
d’un pas pour mieux me regarder.
— Mais où est passée ma jolie naine noire ? Tu t’es
métamorphosée !
J’ai raconté toutes les interventions chirurgicales que j’avais
subies pour obtenir une taille normale et pour me débarrasser de

! 108
mes jambes arquées, mes jours et mes nuits de douleurs, mes
cauchemars, ma rééducation, mes premiers pas.
Jean-Chrétien a posé la paume de sa main sur la mienne,
puis il a décrété sentencieusement :
— Aujourd’hui est le premier jour du reste de ta vie,
Champagne !
Il a versé du vin dans une coupe et il me l’a tendue. Je l’ai
vidée d’un trait. Il a fait de même avec son verre. JC n’avait pas
changé, il était resté lui-même. Il m’a expliqué ce qui s’était passé le
soir où j’étais venue dans son appartement. Il ne se rappelait plus
combien de temps il avait dormi, mais quand les flics l’avaient
réveillé, il était seul chez lui. C’est la voisine du dessous, exaspérée
par les allers et venues et le bruit dans les escaliers, qui avait alerté
la police. Certains objets de valeurs s’étaient volatilisés, son coffre-
fort avait été retrouvé ouvert, vide. Et, c’était une chance pour JC, il
ne restait plus aucune trace d’héroïne, de cocaïne ou de produits
illicites. Ce point de détail lui avait permis de ne pas être inquiété
pour possession de drogues, alors même qu’il en avait consommées
à outrance.
Comme il n’abordait pas le sujet, je l’ai interrogé sur Emeline.
Jean-Chrétien m’a rapporté qu’on l’avait retrouvée morte dans
la cuisine, une balle dans la tête. Les soupçons de la police s’étaient
d’abord portés sur lui. Mais le rapport des experts était formel, JC,
dans l’état où il se trouvait, n’aurait jamais pu tuer Emeline. À l‘heure
de sa mort il était inconscient. En plus, malgré une fouille minutieuse
de l’appartement, l’arme du crime n’avait jamais été retrouvée. La
police en avait tiré la conclusion que le meurtrier l’avait emportée
dans sa fuite. Les relevés d’empreintes n’avaient rien donné.
Aucunes d’entre elles n’appartenaient à des individus fichés,
impossible de remonter une quelconque piste. L’affaire en était
restée là. Elle n’avait pas été classée, mais en l’attente d’éléments
nouveaux le cas d’Emeline était venu se rajouter à la pile des
dossiers non élucidés.
Il était évident que Jean-Chrétien ne nourrissait pas de
soupçons à mon encontre. L’idée que j’ai pu aider son amie à mourir
ne lui a pas effleuré l’esprit un seul instant, je l’ai lu dans ses yeux. Il
n’était donc pas nécessaire que je m’appesantisse sur le sujet.
— Aujourd’hui est le premier jour du reste de notre vie ! ai-je
dit en levant mon verre comme l’avait fait JC.
Il a levé le sien, imité par ses nouveaux amis, et nous avons
profité de la soirée. Tout le monde dansait, tout le monde buvait. Et

! 109
moi, au milieu de tout le monde, j’étais comme tout le monde. Je me
sentais enfin vivante. Je n’étais ni naine, ni handicapée, ni noire, ni
femme, ni meurtrière. J’étais Adélaïde Gondwana.
!
Bien entendu j’ai repris le travail après ma convalescence.
Mon arrêt maladie était vraiment mal tombé pour mon employeur. Il
était intervenu juste après le décès de mademoiselle Banelle, de
Gisèle, de Marie-Jeanne et de Frédéric. Le bureau de la comptabilité
s’était retrouvé entièrement décimé du jour au lendemain. Mon
absence, qui avait duré presque deux ans, avait conduit également à
mon remplacement. Il avait fallu reconstituer une nouvelle équipe
dans l’urgence. À la compta il n’y avait plus à présent que des
hommes. J’aurais bien aimé y retrouver un poste, mais il ne restait
plus de place pour moi. On avait quand même conservé mon fauteuil
de directeur dans un coin, celui que j’avais pu obtenir grâce à mon
statut de travailleur reconnu handicapé, mais je n’avais plus de
bureau et plus de missions. J’ai attendu une semaine qu’on me
propose un nouveau poste. Officiellement j’étais en stage
d’observation, j’allais de bureau en bureau, je prenais des notes. En
réalité je passais plus de temps à la cafétéria à discuter ou à surfer
sur internet. Le secrétaire général était embêté, il devait absolument
me confier un travail s’il ne voulait pas être traîné aux prud’hommes.
Il a d’abord essayé de m’affecter à l’accueil, à la place de Patricia qui
venait de partir en congé de maternité, mais j’ai résisté. J’ai exigé
que l’on me donne une mission d’un niveau équivalent à celle qui
figurait sur mon contrat. Il a fini par me proposer de monter une
cellule de contrôle de gestion. J’ai accepté, mais j’ai demandé de
figurer sur l’organigramme en tant que bureau directement rattaché à
lui. Dorénavant Adélaïde Gondwana serait la cheffe du bureau du
contrôle de gestion. Cela correspondait à mon niveau d’étude et à
mes prétentions. Mon salaire a bien sûr était revu à la hausse. J’ai
repris le chemin du travail avec d’autant plus de plaisir que
maintenant je n’avais plus de chef au-dessus de moi, la cheffe c’était
moi.
Un jour Patrica m’a appelée pour me proposer de déjeuner
avec elle. J’ai accepté. Elle était jeune maman mais n’avait pas
perdu sa gouaille et sa joie de vivre malgré les gros cernes qui
étaient apparus sous ses yeux. Nous avons bavardé comme si nous
nous étions quittées la veille. Je lui ai détaillé toutes les opérations
que j’avais dû endurer et elle m’a parlé de ses difficultés à tomber

! 110
enceinte. Nous avons évoqué nos anciens collègues, mademoiselle
Banelle, Gisèle, Marie-Jeanne et Frédéric…
— Tu te rends compte Adélaïde ! quel destin ! Ecrasés en
allant au boulot ! Et tous les quatre ensemble en plus, c’est pas de
pot ! a-t-elle lâché avant d’éclater de rire.
J’ai ri de bon cœur avec elle, je suis certaine qu’elle avait
compris. J’étais sûre aussi qu’elle ne dirait jamais rien.
!
Si j'avais trouvé ma place au travail, je comptais aussi réussir
ma vie sentimentale. Je n’envisageais pas de passer plus de temps
sans connaître l’amour. Mes premières recherches n’avaient pas
donné de résultats probants et c’était peut-être de la faute de
l’application de rencontres que j’avais utilisée, mais je restais
néanmoins persuadée que ma taille serait le facteur décisif qui me
permettrait de goûter aux plaisirs de la chair. Je voulais me donner
une nouvelle chance. J’étais certaine que mes vingt-neuf centimètres
supplémentaires seraient suffisants pour atteindre mon objectif.
Si la première fois je n’avais reçu que quelques réponses à
mon annonce, cette fois-ci les prétendants se sont bousculés pour
me proposer un rendez-vous. Les hommes noirs n’ont pas été les
derniers à me contacter. Je ne parle pas seulement des sportifs, des
danseurs et autres rappeurs, je parle aussi des noirs à lunettes, des
noirs à gros ventres et des noirs à la complexion chétive. Subitement
Adélaïde Gondwana attirait les Africains ! Elle était reconnue par les
siens, plébiscitée, portée aux nues. Mes prétendants me disaient
que j’étais belle, que j’avais de beaux cheveux, une bouche
pulpeuse et de jolies dents. Je n’avais pourtant pas touché à mon
visage. S’ils le remarquaient à présent, je ne le devais qu’à une
seule chose, la longueur de mes jambes.
Mais aujourd’hui c’est à moi qu’il appartenait choisir celui ou
ceux à qui je répondrais. La concurrence était rude, les Blancs aussi
appréciaient ma plastique. Ils insistaient pour me rencontrer, ils me
proposaient un verre, un dîner. Ils multipliaient les messages,
romantiques, poétiques, humoristiques, érotiques, voire carrément
pornographiques. Je n’en ai écarté aucun et après de longues
hésitations j’ai jeté mon dévolu sur un coach sportif de trente ans.
Au téléphone, la conversation de Brahim s’est tout de suite
révélée aussi creuse que ses muscles étaient rebondis, comme quoi
les réputations ne sont pas toujours usurpées. Mais la nouvelle
Adélaïde Gondwana ne comptait ni disserter ni philosopher avec

! 111
l’homme qui lui plairait. L’intelligence n’était pas ce que je
recherchais. Ce que j’attendais, c’était d’expérimenter la chose.
J’avais décidé que cela se passerait chez moi, en terrain
connu, sur des draps de satin blanc, dans des senteurs de vanille et
de caramel, à la faveur d’une pénombre propice. Je n’étais pas
pudique, je tenais simplement à ne pas dévoiler mes cicatrices. Ces
cicatrices, celles qui zébraient mes jambes, elles étaient les plus
visibles, mais j’en portais d’autres en moi, des cicatrices qui ne
pourraient pas se refermer, des cicatrices qui étaient miennes, des
cicatrices qui constituaient ma force et que je comptais bien ne
jamais partager.
Brahim a sonné à la porte. Il était noir. Je ne l’ai pas
découvert, j'avais vu ses photos. D’emblée il m’a demandé :
— Tu es musulmane ?
Les musulmans oublient souvent que les Africains ne se sont
pas tous soumis aux dieux inventés par les Blancs. L’animisme
prévalait sur le continent Noir bien avant l’invention des pères Noëls
occidentaux. Mais je n’avais pas l’intention de passer à côté de ma
première fois à cause d’une religion. Si cela pouvait faire plaisir au
beau garçon qui se tenait en face de moi, j’étais prête à me convertir
à l’islam, au bouddhisme ou au confucianisme !
— Oui, ai-je dit en espérant que c’était la réponse que Brahim
attendait.
Mais j’ai senti un froid. Je crois que finalement c’était plutôt un
non que mon coach sportif attendait.
— Et toi ? ai-je questionné pour tenter de comprendre ce qui
pouvait bien le chiffonner.
— Moi aussi, a-t-il lâché à contre cœur, comme s’il n’avait pas
envie d’afficher sa religion mais qu’il lui était impossible de mentir sur
ce sujet.
Brahim, musulman, était assurément gêné à l’idée de coucher
avec une musulmane, parce que, nous le savions tous les deux,
c’était bien pour coucher avec moi qu’il était là. Si j’avais su je
l’aurais rassuré en lui disant que j’étais athée. Mais c’était trop tard.
Si j’étais revenue sur mon allégation, si je lui avais dit que je ne
croyais pas davantage en dieu qu’au diable, je ne suis pas sûre que
cela aurait permis d’arranger les choses.
Pour essayer de mettre Brahim en confiance, et pour lui faire
oublier la religion, je lui ai déclaré qu’il me plaisait. Il a réprimé un
tchip et j’ai compris que je ne faisais que m’enfoncer davantage.
Adélaïde musulmane était indigne de devenir autre chose que

! 112
l’épouse d’un musulman. À partir du moment où elle reconnaissait
qu’elle avait envie de faire l’amour avec un coreligionnaire elle
perdait pour lui toute sa respectabilité.
Foutu pour foutu j’ai annoncé à Brahim que j’avais encore
quelque chose d’important à lui avouer.
— Je suis vierge.
Brahim a changé de tête. Il ne voulait pas le montrer, mais il
paniquait. Il a sans doute cru que je voulais le piéger, que si je lui
offrais ma virginité sur un plateau c’est que dès le lendemain
j’exigerais de lui qu’il m’épouse.
J’ai craint de le voir partir en courant, il fallait que je le
retienne.
— Ce que je veux te dire Brahim, c’est que je n’ai jamais
couché avec un homme, mais tu n’as pas à t’inquiéter : il y a
longtemps que j’ai perdu mon hymen.
Je ne sais pas si Brahim connaissait le sens du mot hymen, ni
s’il aurait mieux compris le mot fleur ou le mot pucelage. En tout cas,
mon aveu l’a laissé pantois. Je n’allais pas me lancer dans une
longue explication, j’ai préféré me taire moi aussi. Je me suis
demandée comment lui faire comprendre qu’il n’avait jamais été
question pour moi de me laisser déflorer par un homme. Comment
lui faire entendre que je m’étais jurée que jamais mon hymen ne
serait un cadeau que je déposerais aux pieds de mon premier
amant ? Son cerveau n’était pas conçu pour admettre qu’une femme
puisse perdre sa virginité toute seule. Pour lui qui, je n’en doutais
pas un seul instant, s’astiquait régulièrement, la masturbation
féminine n’était pas un sujet, à la limite un très vague concept, une
option que l’on peut trouver dans un film pornographique, en
attendant l’arrivée des hommes.
Brahim a esquissé un mouvement, cette fois il allait vraiment
partir. Je devais agir vite. J’ai posé ma main sur sa braguette et son
sexe s’est instantanément mis à gonfler. Ce pouvoir, celui de faire
bander un homme, je l’avais attendu longtemps.
Les résistances de Brahim se sont dissipées. Il est resté.
Il m’a déshabillée, je l’ai déshabillé. J’ai découvert son corps
pendant qu’il découvrait le mien. Sa cuisse ferme, son torse musclé,
son dos large. Quand ses grandes mains ont caressé mon visage,
j’ai frémi, quand elles ont effleuré mes jambes, j’ai senti un frisson
me parcourir l’échine. Sans qu’il le sache Brahim répandait un
baume antalgique sur tout mon corps. C’était la panacée, il effaçait
mes souvenirs, il dissipait mes cauchemars, il cicatrisait mes

! 113
blessures, il anéantissait mon martyre, il rachetait mes crimes.
Il m’a fait l’amour longtemps, je lui ai fait l’amour longtemps.
Je n’ai pas allumé la lumière, je ne voulais pas qu’il voie les
stigmates de mes opérations. J’espérais que mes scarifications,
s’estomperaient avec le temps. Un jour peut-être je les oublierais,
mais pour l’instant je refusais qu’elles viennent s’immiscer entre mon
amant et moi.
Je ne devais pas me laisser traverser par le passé, ni rêver au
futur, je devais profiter du présent, du plaisir que Brahim me prenait,
de celui qu’il me procurait. Sa jouissance n’avait rien à envier à la
mienne. Il me faisait goûter aux délices de la chair, je n’avais qu’une
seule chose à faire, savourer l’instant. J’ai fermé les yeux et j’ai
pensé « enfin ».
!
Après, Brahim m’a souvent rappelée. Je n’ai pas décroché
mon téléphone. Il est venu sonner à ma porte. Je n’ai pas ouvert. Ce
n’est pas le mariage qu’il voulait me proposer, mais une autre partie
de jambes en l’air. Il pensait certainement que si j’avais pris du plaisir
avec lui c’était parce que j’étais une pute. Je pensais la même
chose, mais pour moi, c’était lui la pute. Je ne l’ai jamais revu.
Si Brahim a été mon premier amant, il n’a pas été le dernier.
J’ai enchainé les expériences sexuelles, je devais rattraper le temps
perdu. C’était facile, les hommes venaient à moi, toutes sortes
d’hommes. Je ne couchais qu’avec ceux qui me plaisaient. Je ne
retenais d’eux que le meilleur et je passais au suivant. Quelquefois il
n’y avait rien à retenir, mais même ça je le retenais. Quelquefois
c’était moi qui ne plaisais pas aux hommes dont j’avais envie, mais
c’était le jeu. Les règles sont les mêmes pour tout le monde.
Adélaïde Gondwana était enfin parvenue à atteindre la hauteur
qu’elle s’était fixée, je jouais dorénavant dans la cour des grands.
!
Un jour je suis retournée à la congrégation des Sœurs du
Christ. Devant la porte je n’ai pas eu besoin d’aide pour atteindre la
sonnette. Il était loin le temps où la naine noire devait déployer plus
de forces que n’importe qui pour accomplir les gestes du quotidien.
J’ai attendu quelques minutes avant que le battant de bois ne
s’ouvre. La sœur qui s’est présentée à moi n’était pas une inconnue.
J’ai hésité, j’ai cru que je me trompais, mais non, il s’agissait bien de
Beverley. Beverley, la fille avec qui j’avais partagé ma chambre,
Beverley si préoccupée par son physique, Beverley si futile, si
superficielle, Beverley avait pris le voile. Disparus ses cheveux et

! 114
son cou, disparus ses oreilles et son front. Son visage était nu. Elle
ne le maquillait plus. Il n’y avait plus de rouge sur ses lèvres, plus de
mascara sur ses cils. Son nez semblait plus épais, plus gros. Elle
était devenue laide. Comment avait-elle pu accepter de se laisser
cloitrer ? J’ai frissonné. Il s’en était fallu de peu pour que les portes
du couvent se referment sur moi, mais c’était finalement elle qui était
tombée dans le piège de dieu.
— Je suis Adélaïde, tu me reconnais ?
Beverley a baissé les yeux pour vérifier si je n’étais pas
montée sur une poubelle pour pouvoir lui parler en face. J’étais plus
grande qu’elle à présent. Elle a levé son regard vers moi.
— Oui, je te reconnais, mais tu n’es plus naine ?
J’ai expliqué à Beverley qu’il n’y avait pas eu de miracle, que
je n’étais pas allée à Lourdes, mais que j’avais subi de nombreuses
et douloureuses opérations pour faire redresser mes jambes et pour
les rallonger. Elle m’a demandé si ça m’avait fait mal, elle était
toujours aussi bête.
— Et toi Beverley, tu es entrée dans les ordres ?
— Oui, tu dois m’appeler sœur Thérèse à présent.
Un sourire extatique était posé sur ses lèvres, un mélange de
béatitude et de niaiserie que partagent souvent ceux qui vivent en
communauté.
— Tu me laisses entrer Beverley ?
— Sœur Thérèse, a rectifié Beverley.
— Je peux entrer sœur Thérèse ?
— Normalement la règle ne nous y autorise pas, tu le sais. Le
couvent est réservé aux sœurs et aux pensionnaires. Mais si tu veux
voir un peu le jardin je pense que la mère supérieure n’y verra pas
d’inconvénients. Je lui expliquerai que nous avons partagé une
chambre autrefois.
Le cloître n’avait pas changé, son austérité lui donnait une
solennité qui forçait le respect et qui invitait à la méditation. En
revanche, le jardin était beaucoup plus fleuri qu’avant. Le puits
surtout, il était à maintenant presque entièrement recouvert de
volubilis.
— Il n’y a plus de mauvaises odeurs, ai-je remarqué.
— Plus du tout, a répondu sœur Thérèse.
J’ai imaginé que la mère supérieure qui reposait au fond du
puits était désormais en odeur de sainteté et je n’ai pas voulu
troubler davantage la quiétude des lieux, j’ai remercié Beverley et j’ai
quitté le couvent.

! 115
J’ai pensé à mon village, à ma famille. J’ai pensé à la
maîtresse d’école qui venait me voir dans ma case. C’était la seule
qui avait compris que j’étais normale. Elle aurait dû devenir mon
institutrice, mais un jour on m’avait annoncé qu’elle était morte. On
ne m’avait pas expliqué pourquoi, personne ne m’avait plus jamais
reparlé d’elle. Souvent je songe que mon histoire aurait pu être
différente si elle était restée à mes côtés. Un jour elle m’avait dit :
« Adélaïde, quand tu seras grande, c’est toi qui seras la maîtresse. »
Mais peut-être que si l’institutrice avait vécu, elle ne m’en aurait pas
appris davantage. Peut-être m’avait-elle tout dit. Peut-être que la clef
de ma vie résidait dans cette phrase : « Adélaïde, c’est toi qui seras
la maîtresse. »
!
Dehors le soleil brûlait. Nous étions au cœur de l’été. J’avais
mis une étole en lin sur mes épaules. Un souffle d’air l’a soulevée,
elle s’est mise à flotter et à redescendre lentement. Un homme qui
était assis à une terrasse de café a tendu le bras pour la rattraper. Il
s’est levé, s’en est saisi avant qu’elle ne touche le sol et, dans un
geste élégant, il l’a agitée pour me faire signe.
C’était comme ça que ça devait se passer. Dans toutes les
histoires l’amour arrive comme ça, quand on s’y attend le moins.
L’inconnu m’a souri et moi aussi je lui ai souri. Je me suis arrêtée et il
s’est avancé pour venir déposer l’étole sur mon épaule. Puis il a
indiqué de sa main une chaise libre à côté de la sienne. Je n’ai pas
hésité, je me suis assise auprès de lui.

Ce qui s’est passé ensuite, je ne le raconterai pas. Je n’ai rien


à cacher, Adélaïde Gondwana n’a honte de rien. Mais le bonheur n’a
pas d’histoire, c’est bien connu.

!
!
!
!
!
!
!
!
!
!
!

! 116
!
!
!
La naine blanche
!
!
!
!
D’abord ils étaient là, derrière la porte, en silence. Puis ils ont
commencé à sonner. Ils ne pouvaient pas savoir que la sonnette ne
fonctionnait plus. Ensuite ils ont frappé. Des coups discrets, presque
feutrés. Puis des coups plus forts. Ça m’a fait peur, ça m’a fait mal.
C’était comme s’ils me frappait sur le corps.
J’ai entendu des raclements de gorge, des frottements de
pieds, ils s’impatientaient. J’étais seule, sans défense. Ils étaient
nombreux. Pourquoi venir si nombreux ? Je n’avais pas l’intention de
résister, j’avais toujours fait partie des faibles. Ce n’était pas
maintenant que ça allait changer.
Comme il ne se passait rien, comme je ne bougeais pas dans
l’appartement, comme je ne faisais aucun bruit, ils ont appelé.
!
— Madame Laurasie, Madame Laurasie, vous nous entendez
Madame Laurasie ? ouvrez la porte !
!
Je savais qu’ils venaient pour m’arrêter, cela devait arriver un
jour ou l’autre. Ils me mettraient en accusation. Ils me laisseraient
seule face à mes responsabilités, à mes actes, à mes crimes. Les
uns après les autres, ils énuméreraient sentencieusement les
homicides que j’avais commis. Ils m’obligeraient à reconnaître que
c’était bien moi qui les avais perpétrés, ils me contraindraient à tout
révéler. Pour eux, j’aurais agi de sang froid, je ne serais qu’un
monstre sans humanité, ils ne me trouveraient aucune circonstance
atténuante. Ils me diraient : « Vous n’êtes pas une meurtrière, vous
êtes un assassin ! » et je ne pourrais pas leur dire que je ne connais
pas la différence entre ces deux mots, parce que la différence je la
connais. Oui, je serais obligée d’avouer que j’ai prémédité mes
crimes, que j’ai volontairement poussé la mère supérieure dans le
puits, que j’ai délibérément appuyé sur la pédale de l’accélérateur
pour écraser mes collègues de bureau, que j’ai intentionnellement
tiré sur Kevin, sur Erwan et sur Emeline, que ce n’est pas seulement
pour abréger les souffrances des malades de la clinique que j’ai

! 117
empoisonné leur sang, mais que c’est aussi parce que j’avais décidé
de les supprimer. Il faudrait que je leur dise tout ça, et encore que
mon grand-père ne s’est pas noyé tout seul, que c’est à cause de
moi qu’il est mort.
Après, ils insisteraient pour savoir si je n’en oublie pas, si je
ne cache pas d’autres assassinats. Je répondrais que je ne sais pas,
que je ne sais plus…
Mais à quoi bon nier, je savais bien que tout finirait ainsi, je
n’avais jamais voulu qu’il en soit autrement. Adélaïde Gondwana
c’était moi et si quelqu’un devait payer, c’était moi, ce n’était pas elle.
Mais qui avait parlé ? Comment est-ce qu’on avait retrouvé
ma trace ? Etait-ce Jean-Chrétien qui avait fini par avoir des doutes
sur mon implication dans la mort d’Emeline ? Patricia, prise de
remords, qui avait téléphoné à la police pour leur dire que j’avais
renversé mes collègues ? Ou alors la clinique ? Oui, quelqu’un avait
très bien pu constater un nombre de décès supérieur à la normale la
nuit précédant mon départ. Mais c’était peut-être aussi la famille
d’Erwan qui avait donné l’alerte, ou plutôt celle de Kevin… Bien sûr,
l’arme du crime ! C’est toujours l’arme du crime qui fait tomber les
assassins ! On avait dû s’apercevoir que le Luger P08 de Kevin
n’était plus à sa place, qu’il manquait à sa collection.
Et si c’était plus grave ? Si ce n’était pas les hommes qui
m’avaient dénoncée. Et si c’était la mère supérieure de la
congrégation des Sœurs du Christ qui avait cafté ? Si c’était Dieu lui-
même qui m’avait désignée comme coupable ? La vengeance
divine… On m’avait bien prévenue que je finirais dans les flammes
de l’enfer. De la Torah au Coran, c’est écrit dans tous les livres
saints. Et pas qu’un peu, pas en petits caractères au bas d’une page.
Non, c’est écrit partout, dans les chapitres, dans les sourates, dans
les versets : châtiments, châtiments, châtiments et souffrances
éternelles… Si Dieu sait se montrer miséricordieux, il n’en est pas
moins implacable envers ceux qui se détournent de lui. Il peut effacer
tous les péchés, tous les crimes, même les plus odieux. Mais il
devient méchant quand on ne croit pas en lui. Dieu ne me
pardonnera jamais de ne pas l’avoir prié, supplié, imploré. Dieu est-il
un homme drapé dans sa petitesse et sa mesquinerie ? S’il est à ce
point bouffi d’orgueil, s’il ne souffre pas qu’une femme lui tienne tête,
c’est qu’il doit en être ainsi. Si Dieu consentait à s’avouer qu’il n’est
rien de plus qu’un homme, cela expliquerait beaucoup de choses.
Mais si dieu n’y était pour rien ? Si j’avais raison de soutenir
qu’il n’existait pas ? Peut-être était-ce mon grand-père qui avait

! 118
averti la police ? aidé par l’esprit du fleuve dans lequel je l’avais
précipité ? aidé par l’esprit de ces ancêtres ? aidé par l’esprit de la
terre ? de la nature? des étoiles ? des naines blanches qui
s’éteignent et des naines noires qui naissent ?
!
— Madame Laurasie si vous n’ouvrez pas tout de suite, nous
allons enfoncer la porte !
!
Il était trop tard pour fuir, et comment aurais-je pu fuir ? Ma
chambre était sous les toits, je n’avais pour seule fenêtre qu’un
vasistas. Comment l’atteindre ? Je suis si petite.
!
— Madame Laurasie ne restez pas derrière la porte, nous
l’enfonçons. Ecartez-vous !
!
La porte a volé en éclat. Je crois que des morceaux de bois
ont été projetés jusque sur mon lit, j’ai l’impression de les avoir sentis
retomber en pluie sur mes jambes. Mais je ne peux pas l’assurer,
j’étais trop faible pour relever la tête, je n’avais plus la force de
soulever mes paupières. J’ai entendu que des hommes
investissaient la pièce, il y avait une femme aussi, j’ai entendu sa
voix.
!
— Vite, elle a crié, vite.
!
Les hommes se sont précipités sur moi. L’un d’eux a attrapé
mon poignet.
!
— Le pouls est faible, mais elle est vivante, a dit cette voix
d’homme.
— Madame Laurasie, vous m’entendez ? a dit la voix
féminine.
!
Cette femme ne criait plus maintenant, au contraire. Elle
parlait tout bas à mon oreille. Comme je ne répondais pas, elle a
continué de me parler. Elle m’a appelée par mon prénom.
!
— Adèle, vous m’entendez ?
!
Elle a pris ma main.
!

! 119
— Adèle, si vous m’entendez, serrez-moi la main.
!
C’était bon d’entendre prononcer mon prénom. Cela faisait si
longtemps qu’on ne m’avait pas appelée Adèle. J’ai serré sa main et
elle a exercé une pression pour me faire comprendre qu’elle avait
senti ma réaction. C’était bon de se comprendre.
J’entendais les hommes discuter entre eux. Ils parlaient de
civière, d’ambulance, d’urgence. Ils se demandaient si j’étais
transportable, ils s’inquiétaient.
Mais alors, cela voulait dire qu’ils étaient venus pour me
secourir, ils n’étaient pas là pour m’accuser ?
!
— Non, on ne peut pas la transporter, a dit une voix
masculine.
— Tu vois un autre choix toi ? a demandé la femme.
— Regardez, a continué une autre voix d’homme, c’est sa
chimiothérapie adjuvante. Toutes les boîtes sont là, elles ne sont
même pas ouvertes. Elle a sans doute cessé de se soigner depuis
sa dernière consultation oncologique.
— Ça remonte à des mois, a dit la femme.
!
Elle avait raison, je n’avais pas touché à mon traitement
depuis plusieurs mois, je n’étais plus allé à ma consultation, j’avais
dit que je partais en vacance et puis je n’avais plus répondu aux
appels. J’avais renoncé, renoncé à aller plus loin, renoncé à me
battre. J’étais naine, j’avais un cancer, on m’avait opérée, j’avais fait
une chimio. C’était trop, le traitement c’était trop.
!
— Alors qu’est-ce qu’on fait a dit la femme ?
— Amenez la civière, on la descend, a dit un homme sur un
ton péremptoire.
!
Je n’avais plus la force d’ouvrir les yeux. J’entendais les voix
qui parlaient de moi, mais c’était déjà trop tard. Je savais que c’était
fini, que j’étais arrivée au bout de mon chemin. Ce n’était pas grave
puisque Adélaïde était là désormais. Pour toujours Adélaïde
Gondwana et Adèle Laurasie ne feraient qu’un. Ensemble nous
étions un seul et unique continent, une terre toute entière face aux
étoiles de l’univers. J’étais une naine blanche qui avait su évoluer en
naine noire, il n’y avait rien d’hypothétique là-dedans, c’était une

! 120
réalité. Jour après jour la lumière avait quitté mon corps et j’avais
insufflé la vie à Adélaïde. Peu à peu je m’étais refroidie, comme une
étoile, mais je n’allais pas mourir, je me transformerais en naine
noire. Au moment même où je n’émettrais plus aucune lumière du
tout c’est Adélaïde Gondwana qui entrerait à son tour dans la
lumière.
J’ai compris qu’on sanglait mon corps pour mieux le soulever.
On m’a placée dans la civière. Et puis une voix d’homme a dit :
!
— Laissez-là, je vais la prendre dans mes bras.
!
J’étais une plume dans les bras de cet homme, j’ai senti que
j’étais une plume. J’aurais voulu avoir la force d’ouvrir les yeux pour
voir celui qui me portait, je suis certaine qu’il était beau. Mais je
n’avais plus de forces. J’ai entendu la femme qui demandait à
quelqu’un de regarder si mon sac n’était pas quelque part. Elle disait
que ce serait bien de repartir avec mes papiers. Un homme lui a
répondu.
!
— Oui, son sac est là, il y a sa carte d’identité dedans. Mais il
Il y a ça aussi…
— Qu’est-ce que c’est ? a dit la femme.
— Je ne sais pas, une enveloppe, je crois qu’il y a une lettre à
l’intérieur, a répondu la voix masculine, mais il n’y a rien d’écrit sur
l’enveloppe.
— Ouvre-la, lui a demandé la femme.
— Oui, c’est bien une lettre a confirmé l’homme, je la lis ?
— Oui, lis-la a dit la voix de femme.
!
Moi, Adèle Laurasie, saine d’esprit, certifie que je lègue à
Adelaïde Gondwana tout ce que je n’ai pas eu, tout ce que je n’ai
pas été, tout ce que j’aurais voulu avoir et tout ce que j’aurais voulu
être.
Je demande qu’on ne la tienne pas responsable des pensées
que je lui ai prêtées, de la conduite que lui ai imposée, des crimes
qu’elle a perpétrés en mon seul nom.
Je confesse que ma vie a été moins dure que celle d’Adélaïde
Gondwana. Je n’ai pas eu son enfance miséreuse, je n’ai pas
essuyé le dixième des insultes qu’elle a reçues. Et pourtant, qui peut
se faire une idée de la douleur qui a été la mienne quand, la main
dans la main de ma mère, pour la première fois, j’ai lu dans son

! 121
regard qu’elle avait honte de moi ? Ce n’est peut-être pas grand
chose un regard, mais le regard d’une mère, quoi que vous puissiez
en dire, le regard d’une mère a le pouvoir de contenir à lui seul
toutes les souffrances de la terre.
Oui j’en ai voulu aux dieux, je leur en ai voulu de ne pas
exister. Oui j’en ai voulu aux hommes, je leur en ai voulu d’exister.
Oui j’en ai voulu aux filles d’être belles, aux garçons d’être grands.
Oui j’en ai voulu à tous ceux qui étaient sains. Oui j’en ai voulu aux
pierres d’être dures, je leur en ai voulu d’être immortelles. Oui j’en ai
voulu à la terre qui m’a portée sans le savoir, à l’univers capable de
s’étendre à l’infini et qui pourtant a refusé de me donner les quelques
centimètres dont j’avais besoin pour être heureuse.
Je suis une naine qui meurs à trente ans et j’aurais beau crier
à l’injustice, je n’en mourrais pas moins.
Alors j’ai créé Adélaïde Gondwana, je lui ai donné la force et
les armes qui m’ont fait défaut. Adélaïde Gondwana existera plus
que moi. Elle vivra plus que moi. Sa volonté, sa ténacité, sa hargne,
la feront grandir pendant que moi je pourrirai au fond du trou.
Vous qui avez trouvé cette lettre, faite vivre Adélaïde
Gondwana, ne me détruisez pas tout à fait.

— C’est tout ? a questionné la femme.


— Non, a répondu la voix d’homme, il y a une clef USB
scotchée en bas de la page et dessous il y a écrit : « La Naine
noire ».
J’ai entendu tout ça. J’ai su qu’ils avaient trouvé la clef, la clef
de mon roman. Je pouvais partir tranquille. Je croyais que j’allais
mourir seule dans mon lit et je me retrouvais dans les bras d’un
homme, un homme qui me berçait comme si j’avais été son enfant,
comme si j’avais été sa femme.
Toutes les voix que je percevais m’étaient désormais
familières. Je les aimais ces voix. Je savais que c’était fini, que je
n’aurais plus la force d’ouvrir les yeux. Je savais que ces voix
n’auraient pas de visage pour moi, mais je les aimais.
J’étais dans l’ambulance, j’entendais la sirène. Une sirène qui
retentissait pour moi. Les voitures devaient s’écarter sur la route pour
me laisser passer, pour me laisser passer moi. J’avais donc de
l’importance, on se hâtait pour sauver ma vie.
!
— On la perd, a dit une voix d’homme, on la perd.
!

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