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A PROPOS DE L’AUTEUR

Cara Connelly a travaillé de nombreuses années en tant qu’avocate et professeur de droit. Ses
romans, régulièrement primés, mettent en scène des héros charismatiques et des héroïnes intelligentes
et libres. Auteur également de romance sexy, Cara Connelly vit dans l’Etat de New-York et consacre
tout son temps à l’écriture.
1

— Cette femme !
Tyrell braqua un index accusateur sur la blonde qui se tenait de l’autre côté du couloir.
— Cette femme est une garce intégrale.
Son avocate posa une main apaisante sur son bras.
— Bien sûr, que c’est une garce, Ty. C’est pour cela qu’on l’a envoyée.
Excédé, il tourna les talons, s’éloigna de quelques pas et revint aussitôt, le regard toujours rivé
sur l’avocate de la partie adverse. Elle leur tournait le dos et parlait très vite dans son téléphone
portable. Il ne voyait d’elle que son chignon lisse et l’anneau d’or tout simple à son oreille.
— Elle a de l’eau glacée dans les veines, marmonna-t-il. Ou de l’arsenic. Celui qu’ils prennent
pour embaumer les cadavres !
— Elle fait juste son métier ! lui fit remarquer Angela. De toute façon, c’est fichu pour elle, ils
ne peuvent pas gagner.
Le regard brûlant de Ty revint se poser sur elle. Il s’apprêtait à reprendre la tirade qu’il
dévidait en boucle depuis le matin sur les avocats mercenaires de New York qui débarquaient au
Texas en croyant jeter de la poudre aux yeux des gens d’ici, qu’ils prenaient tous pour des ploucs
illettrés, quand l’huissier sortit du bureau du juge.
— Mademoiselle Sanchez, mademoiselle Westin, dit-il en s’adressant à Angela, puis à la garce
intégrale. Nous avons une décision.
La garce intégrale referma sèchement son portable et le glissa dans son sac. Puis elle saisit
l’attaché-case posé à ses pieds et, sans un regard pour Angela, Ty ou qui que ce soit d’autre, elle
retourna d’un pas vif dans la salle d’audience.
Ty la suivit en la couvant d’un regard hostile. Vingt minutes plus tard, quand il franchit la porte
en sens inverse, tout était terminé. Un journaliste de Houston Tonight bondit en lui collant son micro
sous le nez.
— Aujourd’hui, le jury vous a cru, monsieur Brown. Que ressentez-vous en ce moment ? A votre
avis, justice est faite ?
Ce qu’il ressentait ? Il avait toujours autant envie d’étriper l’avocate de la partie adverse, mais
comme la caméra tournait il s’obligea à répondre calmement :
— Je suis juste content que ce soit fini. Jason Taylor est parvenu à faire traîner l’affaire pendant
sept ans, en cherchant à m’avoir à l’usure. Il n’a pas réussi.
Il salua d’un signe de tête et se dirigea vers la sortie.
— Monsieur Brown, insista le journaliste en se lançant à ses trousses, le tribunal vous attribue
de solides dommages et intérêts. Comment interprétez-vous cela ?
— Je dirais qu’ils ont compris que tout l’argent du monde ne ramènera pas une morte… mais
que cela peut faire très mal au vivant.
— Taylor doit être libéré la semaine prochaine. Quel effet cela vous fait-il de savoir qu’il
pourra reprendre une vie normale ?
Ty s’arrêta net.
— Alors que ma femme est dans sa tombe ? Quel effet pensez-vous que cela me fait ?
Il lui lança un tel regard que l’homme eut un mouvement de recul. Quand Ty repartit vers
l’entrée monumentale du tribunal, il avait perdu toute envie de le suivre.
A l’extérieur, c’était Houston à l’heure de pointe, c’est-à-dire un aperçu de l’enfer. Le pavé
brûlait, les klaxons hurlaient comme des âmes en peine et l’embouteillage semblait bloqué de toute
éternité. Sans rien voir de la scène, Ty partit à grands pas vers sa voiture. Angela Sanchez dut courir
pour le rattraper, et lui saisir le bras pour le faire ralentir.
— Ty, je ne peux pas aller si vite avec mes talons !
— Désolé.
Il ralentit. Même quand il était hors de lui, la courtoisie texane restait gravée en lui. Il se
pencha, lui prit des mains son attaché-case gonflé de dossiers et lui offrit une assez bonne imitation
de son sourire décontracté habituel.
— Angela, vous pourriez vous disloquer l’épaule à trimballer un poids pareil. Croyez-en ma
vieille expérience, une épaule démise, ce n’est pas une plaisanterie.
— Je vous crois sur parole.
Elle rejeta en arrière sa crinière noire et bouclée et le regarda, jouant de ses épais cils sombres.
Elle n’avait pas lâché sa manche.
Quand une femme pressait sa poitrine sur votre avant-bras, le signal était facile à interpréter.
Bon, ce n’était pas comme si elle le prenait au dépourvu ! Tout au long des réunions de préparation à
l’audience, au fil des repas à emporter pris en tête à tête dans son bureau, Angela lui avait clairement
montré qu’elle s’intéressait à lui. Vu les circonstances, il ne l’avait pas encouragée… mais il ne
l’avait pas non plus découragée. Et voilà que, dans l’euphorie d’une victoire spectaculaire qui ferait
sûrement beaucoup de bien à sa carrière, l’invitation se faisait plus précise ; chaque geste, chaque
regard clamait sa disponibilité. Comme par un fait exprès, ils passaient devant l’Alden Hotel. Il
n’avait qu’un geste à faire pour qu’elle l’entraîne vers la porte, et dans cinq minutes il pourrait
s’enfouir en elle. Ce serait bon d’effacer les souvenirs qu’il venait de revivre devant la cour. Lissa,
le corps fracassé, le suppliant de la laisser partir, de la laisser mourir…
Angela le regardait toujours, les yeux brillants et les lèvres entrouvertes. Il était tenté, vraiment
très tenté. Mais il ne pouvait pas. Pendant six mois, elle avait été formidable, un roc inébranlable
dans la tourmente. Ce serait trop moche de se servir d’elle cet après-midi et de rompre ce soir. Car il
romprait, c’était évident. Elle en savait trop sur lui, avait touché son chagrin de trop près. Comme une
légion de femmes avant elle, elle voulait guérir sa blessure. Personne ne pouvait le guérir, il ne
voulait pas être guéri. Il voulait juste baiser et oublier et, cela, il ne pouvait pas le faire avec elle.
Par chance, il disposait du prétexte idéal pour la planter là.
— Angie, ma douce…
Il savait très bien comment exploiter sa voix grave et traînante, et quand il s’en servait pour
amortir un coup elle ressemblait à une coulée de miel.
— Angie, je ne pourrai jamais vous remercier suffisamment pour tout ce que vous avez fait.
Vous êtes la meilleure avocate de Houston et je vais m’offrir un encart pleine page dans le journal
pour le dire au monde entier.
— Nous faisons une bonne équipe, Ty…
Le regard brûlant, elle eut un petit mouvement de la tête vers l’hôtel.
— Si on entrait ? Vous pourriez… m’offrir un verre.
— J’aimerais, murmura-t-il tristement, mais j’ai un avion à prendre.
Elle recula, stupéfaite.
— Un avion ? Mais… où allez-vous ?
— A Paris, pour un mariage.
— Paris ? Mais c’est à deux pas ! Vous ne pouvez pas y aller demain ?
— Pas Paris au Texas. Le Paris français.
Il leva les yeux vers l’horloge dressée au coin de la rue et replongea dans son regard de braise.
— Je dois même me dépêcher, mon vol est à 20 heures. Laissez-moi vous trouver un taxi.
Elle lâcha son bras, rejeta ses cheveux en arrière ; mais cette fois c’était un geste de défi.
— Ne vous donnez pas cette peine, Ty. Ma voiture est derrière le tribunal.
Elle lui reprit sèchement son attaché-case, regarda sa montre et ajouta :
— Je dois filer, j’ai rendez-vous.
Elle s’était à peine détournée qu’elle dut regretter sa bravade. Par-dessus son épaule, elle lui
lança un sourire incertain en murmurant :
— On pourra peut-être fêter cela à votre retour ?
Parce que c’était plus facile, il lui rendit son sourire.
— Je vous appellerai.
Il s’en voulait de la laisser sur une fausse impression, mais il avait hâte de lui échapper.
D’échapper à tout et tout le monde et se replier dans son antre pour lécher ses blessures. De plus, il
avait vraiment un avion à prendre.
Il rentra à pied. Sur six blocs, c’était plus rapide que de trouver un taxi à l’heure de pointe. Il
faisait une chaleur écrasante, il marchait très vite, et il fut bientôt en sueur, cette sueur qui vous
démange désagréablement sous un complet-veston. Il poussa la porte de son immeuble, ignora
l’ascenseur, gravit les cinq étages en courant, déverrouilla son appartement et, avec une exclamation
de soulagement, enclencha la climatisation.
Ce logement n’était qu’un pied-à-terre, un point de chute pour les quelques semaines qu’il avait
dû passer ici pour préparer l’audience. A peine meublé, les murs d’un blanc cassé morne, il
convenait très bien à son état d’esprit actuel, et la cuisine était dotée d’un appareil qu’il se ferait une
joie d’utiliser. Il arracha sa chemise, son pantalon, ses chaussettes, en fit une boule avec le veston et
la cravate, et enfonça le tout dans le broyeur à ordures. Le rugissement lui offrit une satisfaction
mesquine, la meilleure de cette affreuse journée.
Tant pis s’il était en retard, il ne pouvait pas affronter un vol de quatorze heures sans prendre
une douche. Il fila dans la salle de bains en se maudissant d’avoir remis à la dernière minute le
moment de faire ses bagages. Il détestait se presser, ce n’était pas dans sa nature, mais pour une fois
il se força à mettre le turbo. Malgré cet effort, vu la circulation, le temps de garer son pick-up et de
se prêter au rituel stupide de l’enregistrement, l’embarquement était déjà terminé et on s’apprêtait à
décrocher le couloir d’accès. Il n’était pas du tout d’humeur, mais il fit un numéro de charme à la
jolie fille qui montait la garde à la porte. Elle le laissa passer, il s’engouffra dans le couloir en
maudissant l’univers entier. Enfin, cette fois, il ne serait pas coincé en classe éco, les genoux au
menton. Il s’était offert un voyage en première classe et il entendait en profiter au maximum. En
commençant par un Jack Daniel’s. Un double.
— Tyrell, tu ne peux pas t’activer un peu ? J’ai un avion bondé qui attend après toi !
Malgré son humeur noire, il ne put s’empêcher de sourire à l’hôtesse aux cheveux argentés qui
le houspillait à la porte de l’avion.
— Loretta, mon cœur, c’est toi qui sers sur ce vol ? Pour une fois que j’ai de la chance !
Elle leva les yeux au ciel.
— Epargne-moi les mots doux et bouge ton arrière-train.
D’un geste impatient, elle écarta le billet qu’il lui tendait.
— Je n’en ai pas besoin, il ne reste qu’un siège libre dans tout l’appareil. Il fallait que tu tombes
dans mon secteur !
Il se pencha pour poser un baiser sur sa joue. Elle répliqua d’une tape sèche sur son bras.
— Ne m’oblige pas à aller me plaindre à ta mère.
Puis elle le chassa vers sa place en ajoutant :
— Je lui ai parlé au téléphone, il paraît que tu ne l’as pas appelée depuis un mois. C’est ça, ta
reconnaissance ? Elle qui t’a donné les plus belles années de sa vie !
Loretta était la meilleure amie de sa mère, elle faisait quasiment partie de la famille. Elle le
rudoyait depuis son plus jeune âge et, fait unique, son charme n’avait aucune prise sur elle. D’un
doigt impératif, elle lui désigna l’unique siège libre en première classe en ordonnant :
— Assieds-toi, mets ta ceinture. Nous allons enfin pouvoir décoller.
Il avait réservé le siège près du hublot, le siège qu’elle lui indiquait était sur la travée. Il faillit
protester, mais la resquilleuse était une femme. Cette fois encore, la courtoisie texane le poussa à
s’incliner. Il ravala donc son commentaire et enfonça son sac dans le compartiment au-dessus des
sièges en la détaillant discrètement. Une jolie femme, autant qu’il puisse en juger !
Penchée en avant, elle fouillait dans le grand sac posé à ses pieds. Vêtue d’un débardeur noir
qui mettait sa minceur en valeur et d’un pantalon de coton ample, elle était fine, assez grande, avec
des bras et des épaules lisses et bronzés de sportive. Sa longue chevelure blonde, parfaitement lisse,
cachait son visage derrière un rideau brillant. Avec un peu de chance, ce visage serait aussi agréable
que le reste. Les affaires allaient peut-être reprendre ? En fin de compte, cette journée ne serait peut-
être pas l’une des pires de sa vie ? C’est alors qu’elle leva la tête… et il reconnut la garce intégrale.
Ce fut comme un coup de poing en pleine figure. Sans un mot, il tourna les talons… et se heurta
à Loretta.
— Pour l’amour du ciel, mon garçon, c’est quoi, ton problème ?
— Il me faut une autre place.
— Mais pourquoi ?
— On se fiche de la raison. Il me la faut.
Aux abois, il jeta un regard à la ronde.
— Fais-moi échanger avec quelqu’un !
Elle le toisa, les poings sur les hanches. Instinctivement, il baissa le ton.
— Non, je ne te ferai échanger avec personne, répondit-elle tout bas. Ces gens sont tous en
couple. Ils sont bien installés, prêts à profiter de leur dîner et d’une bonne nuit de sommeil. Ils ont
payé le supplément de première classe. Il n’est pas question de leur demander de bouger.
Il avait fallu qu’il tombe sur Loretta, l’unique femme au monde qui soit capable de lui refuser
quelque chose, la seule qui ne se laisse pas attendrir. En désespoir de cause, il murmura :
— Alors échange-moi avec quelqu’un en classe éco !
Cette fois, elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Tu ne veux pas faire ça, laissa-t-elle tomber, très calme.
— Bien sûr que si !
— Non, tu ne veux pas, et je vais te dire pourquoi. Ce serait bizarre. Et, quand un passager se
comporte bizarrement, je suis obligée d’aller le dire au capitaine. Lui, il est tenu de faire un rapport à
la tour de contrôle. Ensuite, la tour de contrôle le notifie à la police, et à la case d’après tu es plié en
deux et quelqu’un te sonde le fondement en cherchant des explosifs.
Elle inclina la tête sur le côté et ajouta :
— C’est vraiment ce que tu veux ?
Pas vraiment, non ! Il laissa fuser un juron entre ses dents, jeta un regard derrière lui. Le nez
plongé dans un livre, la garce faisait comme si elle n’avait rien entendu de leur échange. Quatorze
heures, autant dire une éternité, assis à côté d’une femme qu’il mourait d’envie d’étrangler ! Mais
c’était ça ou quitter l’avion. Or il ne pouvait pas rater ce mariage. Il jeta un regard amer à Loretta.
— Tu vas m’apporter un Jack Daniel’s tous les quarts d’heure jusqu’à ce que je tombe dans le
coma, ordonna-t-il. Jure-moi de tenir la cadence.
2

Non, ce n’était pas vrai…


Victoria Westin ferma les yeux, compta jusqu’à dix. Quand elle les rouvrit, il était toujours là.
Tyrell Brown en personne. Elle qui croyait avoir touché le fond, voilà que le plaignant dans l’affaire
qu’elle venait de plaider à Houston était juste à côté d’elle, occupé à se débattre avec sa ceinture de
sécurité en jurant tout bas.
De près, il semblait beaucoup plus grand et costaud qu’au tribunal. Peut-être à cause de sa
tenue, jean, bottes de cow-boy, T-shirt de l’université du Texas distendu par une musculature
impressionnante. En complet-veston, il avait de la prestance, sans pour autant donner l’impression
qu’il pourrait la casser en deux comme une brindille. Là, non seulement elle n’en doutait pas un
instant, mais elle voyait bien qu’il en avait très envie !
Dans un sens, elle ne pouvait pas lui en vouloir : il ne savait pas qu’elle lui aurait volontiers
épargné l’épreuve qu’il venait de subir. La faute en revenait à sa patronne et mère, Adrianna
Marchand, de l’étude Marchand, Riley & White, le premier cabinet d’avocats pénalistes de New
York. Sa mère, l’une des fondatrices du cabinet, l’avait chargée de cette affaire catastrophique,
impossible à gagner, en lui interdisant d’accepter un règlement à l’amiable. En tant que nouvelle
associée, la dernière arrivée dans la boîte, elle n’avait pas pu refuser.
— Il n’y a que la parole du plaignant pour nous prouver que la défunte a repris connaissance
avant de mourir, avait lâché sa mère de sa voix la plus cassante. Enfin, Victoria, tu peux tout de même
convaincre six jurés à l’intelligence rudimentaire qu’il a d’excellentes raisons de mentir ! Neuf
millions de dollars, c’est une sacrée motivation pour un petit éleveur de vaches. Secoue-le un peu !
Qu’il hésite, qu’il se contredise. Si tu ne trouves rien d’autre, tu n’as qu’à lui sourire. N’importe quel
idiot avec une queue entre les jambes perd les pédales quand tu lui souris. Et franchement, après cinq
mille dollars d’orthodontie, c’est la moindre des choses.
Mais la grande et impitoyable Adrianna s’était trompée sur toute la ligne. En fait d’intelligence
rudimentaire, le jury comptait deux médecins, un professeur d’université, un journaliste, un juge à la
retraite et un étudiant. La « défunte », le terme d’Adrianna pour désigner Lissa Brown, avait été une
jeune femme brillante, jeune et jolie, aimée de tous, une militante des droits des animaux. Quant au
veuf, ce n’était pas un petit éleveur de vaches mais le propriétaire d’un ranch immense… et le
titulaire d’un doctorat de philosophie. Il avait aussi le regard le plus triste que Victoria ait jamais vu.
Emu par la tragédie, le jury avait bu la moindre de ses paroles, avec ce résultat que quand Jason
Taylor sortirait de prison la semaine suivante, après avoir purgé une peine de cinq ans pour homicide
involontaire lié à la conduite en état d’ivresse, il devrait vendre tout ce qu’il possédait — et même ce
qu’il ne possédait pas ! — pour payer les dommages et intérêts imposés par le tribunal. Sa mère
allait l’assassiner…, songea Vicky. Si Tyrell Brown ne lui brûlait pas la politesse.
Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas remarqué qu’ils décollaient. L’appareil avait déjà pris
sa vitesse de croisière quand leur hôtesse de l’air, qui semblait très bien connaître Tyrell Brown, vint
lui demander si elle souhaitait boire quelque chose.
— Un Perrier rondelle, répondit-elle d’une voix étranglée.
Son voisin laissa échapper une exclamation excédée.
— J’attends toujours mon Jack Daniel’s !
— Et tu attendras encore un peu, riposta l’hôtesse.
Sa façon de lui tapoter l’épaule en s’éloignant compensait largement son ton rogue. Vicky
réprima un frisson. Cette femme ne lui serait d’aucun secours : une fois que Brown l’aurait
assassinée, elle l’aiderait à cacher le corps. Elle fournirait même le sac-poubelle dans lequel il la
replierait.
Quand l’hôtesse revint avec leurs boissons, elle tendit son whisky à Brown sans un mot et, tout
sourires, demanda à Victoria en lui donnant son eau gazeuse :
— Qu’est-ce qui vous amène au Texas ?
Vicky prit son verre d’une main tremblante, but une gorgée pour se donner une contenance et
répondit d’une voix brève :
— Le travail.
Si elle espérait que l’hôtesse s’en tiendrait là, elle en fut pour ses frais. Ces Texans étaient
incroyables, toujours prêts à parler à n’importe qui, à s’intéresser à leurs affaires…
— Et vous faites quoi, dans la vie ?
Brown vida son verre d’un trait et le lui brandit sous le nez.
— La suite, ordonna-t-il. On ne te paie pas pour bavarder.
Elle le toisa sans répondre. Pendant un instant, ils se mesurèrent du regard puis elle prit son
verre, pivota comme une tourelle de char et s’éloigna.
Pendant un instant — un instant seulement —, Vicky et son voisin communièrent dans un
soulagement partagé. Puis elle ouvrit son livre et fit semblant de s’y absorber tandis que Tyrell
Brown feuilletait avec concentration le magazine de la compagnie aérienne.
Elle ne lisait pas, bien sûr. Comment l’aurait-elle pu alors que le ressentiment de son voisin
était si palpable ? Cet homme ne s’était jamais remis de la mort de sa femme, et, en témoignant à
l’audience, il venait de revivre son pire cauchemar. Le fait qu’il ait eu gain de cause n’y changeait
rien, elle l’avait replongé dans son calvaire, cloué au pilori. Inquiète, elle le surveilla du coin de
l’œil. Il avalait vraiment beaucoup de whisky. Et s’il se soûlait et perdait les pédales ? Elle serait
bloquée dans son siège, en plein dans sa ligne de mire.
Il dut sentir son regard sur lui car il tourna brusquement la tête. Elle ne put maîtriser un
mouvement de recul. Où était-elle allée chercher que son regard était triste ? Il avait de très beaux
yeux, d’un brun lumineux avec des paillettes dorées, mais des yeux qui n’exprimaient qu’une seule
émotion : une rage assassine. Elle se plongea de nouveau dans son livre en espérant de tout son cœur
qu’elle ne venait pas de le pousser à bout.

* * *

Ty ne lisait pas. Comment l’aurait-il pu alors que Victoria Westin était assise là, à sa place,
froide et parfaitement maîtresse d’elle-même ? Cette femme n’avait pas de cœur, pas un gramme de
compassion. Une statue de glace. Un vampire.
D’un autre côté, il ne se sentait pas très fier de lui. Ce mouvement de recul… Comme s’il était
capable de frapper une femme ! Il avait participé à un certain nombre de bagarres, au cours de sa vie.
Il avait infligé une frousse intense et salutaire à certains individus et il en était fier. Mais il ne
lèverait jamais la main sur une femme.
S’il l’avait moins haïe, il se serait peut-être excusé de lui avoir fait peur, mais là il préférait
crever… Furieux, il croisa brusquement les bras. En fait, ce serait à elle de lui faire des excuses,
pour avoir pensé un seul instant qu’il l’agresserait ! Oui, il mourait d’envie de lui dévisser la tête.
Mais il ne le ferait pas, et elle n’avait pas le droit de le culpabiliser. Pas elle !
Loretta revint avec son second Jack Daniel’s. D’une lampée, il l’envoya rejoindre le premier, et
elle repartit, mécontente, avec le verre vide. Il la suivit d’un regard hostile. Elle allait sûrement lui
faire attendre le suivant.

* * *

— Le bœuf pour toi, gronda Loretta en posant sèchement une assiette sur le petit abattant devant
lui. Mademoiselle Westin, votre entrée végétarienne.
Ty leva la tête avec un large sourire.
— Merci, ma jolie !
Loretta ne le regarda même pas. Il ne lui en tint pas rigueur ; au bout de deux heures de vol, les
arêtes coupantes de la vie s’étaient beaucoup émoussées. Il avait choisi son cadeau de mariage dans
le catalogue SkyMall — des fauteuils de massage jumeaux — et avalé ses troisième et quatrième
Jack Daniel’s. Le cinquième bien entamé, la vie en général et sa situation en particulier le
dérangeaient déjà beaucoup moins. Il se sentait même très philosophe.
Il jeta un coup d’œil aux légumes vapeur de Victoria en se demandant machinalement comment
on pouvait avaler du riz au brocoli quand il y avait du filet mignon au menu. Surpris, il s’entendit
poser la question tout haut. Sa voisine faillit laisser tomber ses couverts. Prudente, elle tourna la tête
vers lui en murmurant :
— Je… Je suis désolée, je n’ai pas entendu…
Bon sang ! Elle le traitait comme une grenade dégoupillée. La culpabilité le reprit. Pourquoi
avait-il fallu qu’il lui adresse la parole ? Maintenant, ce serait encore pire s’il se fermait de nouveau.
Il se concentra et s’efforça de retrouver son phrasé habituel, amical et décontracté.
— Je vous demandais pourquoi on voudrait mâcher des feuilles et des brindilles quand ce filet
vous fond dans la bouche.
— Le bœuf, c’est mauvais pour la santé, dit-elle.
Puis elle rougit jusqu’aux oreilles. Il se retint de justesse de sourire. Manifestement, elle venait
de se souvenir qu’il élevait du bétail ! Il haussa un sourcil en lâchant d’un ton léger :
— Au Texas, ce que vous venez de dire serait une insulte mortelle, mais comme nous sommes à
l’est de Texarkana je ne relèverai pas.
Il savoura une nouvelle bouchée, la fit passer avec une lampée de whisky, puis, comme elle le
regardait toujours, il braqua sa fourchette sur son verre de Perrier.
— L’alcool aussi, c’est mauvais pour la santé ?
— Je ne bois jamais en avion. L’alcool diminue notre capacité d’absorption de l’oxygène.
Il ouvrit des yeux ronds puis lâcha, hilare :
— Dites, je devrais être en train de me débattre comme un poisson hors de l’eau, dans ce cas !
Il avala les dernières gouttes de son verre, chercha le regard de Loretta de l’autre côté de la
cabine, et leva la main pour en commander un autre.

* * *

Victoria s’interdit de sourire. Ce Tyrell Brown version affable l’amusait, mais elle ne comptait
pas baisser sa garde pour autant. Même radouci par le whisky, il restait imprévisible, et à tout instant
il pouvait redevenir agressif. En même temps, elle était assez éblouie. Son sourire, qu’elle n’avait
pas vu au tribunal — et pour cause —, était charmant. Quand ses yeux se plissaient d’humour comme
en ce moment, il devenait… oui, irrésistible. Et ces cheveux fauves striés de mèches blondes, un peu
longs… Elle comprenait, maintenant, pourquoi son avocate craquait pour lui.
L’hôtesse revint avec un sixième verre.
— Loretta, mon cœur, lança-t-il, dis à cette demoiselle que nous avons suffisamment d’oxygène
à bord.
L’hôtesse le contempla, la tête inclinée sur le côté.
— Je dois te mettre au régime sec ? s’enquit-elle.
— Non, je t’assure ! Elle vient de m’affirmer que… que, si elle prend un verre de vin avec ses
feuilles, elle sera à court d’oxygène.
De la main qui tenait son verre, il fit un geste vers Victoria. Loretta se tourna vers elle et récita,
d’une traite et sans la moindre inflexion :
— Nous avons suffisamment d’oxygène à bord.
Cette fois, Victoria ne put se retenir de rire.
— Quel soulagement !
— Parfait ! s’exclama Tyrell Brown. Qu’est-ce que vous prenez ?
Elle faillit refuser, craignit de le braquer et décida qu’il serait plus simple de céder.
— Un verre de cabernet.
Elle pouvait toujours faire semblant de le boire — elle aurait l’air moins stupide et coincée. Le
bœuf mauvais pour la santé, l’alcool qui diminue l’absorption d’oxygène… Ce n’était vraiment pas le
moment de parler principes de santé !
— Je le savais ! lâcha Tyrell Brown avec satisfaction. Je savais que vous prendriez un vin
rouge. Pour les antioxydants, c’est ça ?
Oh ! Pitié ! Elle était vraiment si prévisible ? Si conventionnelle ?
Il hocha la tête, très satisfait de lui.
— Je vois très bien le tableau, déclara-t-il en se mettant à compter sur ses doigts. Yoga deux
fois par semaine pour la souplesse, Pilates le week-end pour le corps. Méditation un quart d’heure
matin et soir pour rester centrée. Un massage mensuel pour éliminer les toxines et stimuler votre
système immunitaire.
Il se pencha vers elle et ajouta sur le ton de la confidence :
— Enfin, c’est ce que vous vous dites, mais en fait c’est parce que c’est trop bon.
Elle éclata de rire. Il était drôle ! Beau à tomber, de l’humour. Une combinaison irrésistible ! Et
il avait vu juste. La description qu’il faisait de son hygiène de vie faisait affreusement…
régimentaire, surtout quand il la commentait de sa voix décontractée, un peu traînante.
L’hôtesse lui apporta son cabernet. Elle le goûta, le trouva bon, en reprit une gorgée. Tant pis si
la compagnie aérienne réduisait le pourcentage de l’oxygène dans l’air pour faire des économies ! Il
n’y avait qu’à regarder Tyrell Brown : il avait bu comme un trou mais il respirait très bien. Une
nouvelle gorgée lui donna le courage de lancer :
— Le corps, la méditation matin et soir. Vous, vous lisez le magazine d’Oprah Winfrey !
Aussitôt, il leva la main comme s’il prêtait serment et répliqua :
— Seulement pour les articles, je le jure. Je ne regarde jamais les photos.
Elle pouffa. Oh ! Que lui arrivait-il ? Elle ne pouffait jamais ! Aïe, elle n’avait rien avalé de la
journée, le vin lui montait à la tête. Vite, elle s’attaqua à ses légumes, en sachant déjà qu’elle s’y
prenait un peu tard.
Son voisin sirota son whisky quelques instants, puis reprit :
— Je l’ai rencontrée, vous savez. Oprah Winfrey. Un jour, dans son émission de télé, elle a mis
les pieds dans le plat en s’attaquant au bœuf. Ça n’a pas plu, alors elle a organisé une réunion avec
des éleveurs. Mon père gérait encore le ranch à l’époque, et il nous a emmenés, mon frère et moi,
pour entendre ce qu’elle avait à dire.
— Et ?
— Et c’est une dame très gentille. Sincère, respectueuse. Elle m’a plu. Elle a beaucoup moins
plu à mon père.
Elle but encore une gorgée de cabernet. Délicieux, elle devrait s’offrir du vin plus souvent.
Avec tous ces antioxydants, cela ne pouvait pas faire de mal. Encore une gorgée, puis elle enchaîna :
— Moi, j’ai rencontré le Dr Phil. En avion, comme vous aujourd’hui.
— Le Dr Phil, ça, alors ! Il vous a donné des conseils gratuits ?
— Il m’a dit que je devrais rompre avec mon fiancé.
Il se tourna un peu plus vers elle. Et elle s’aperçut qu’elle aussi se tournait vers lui. Une fragile
intimité se nouait entre eux. Elle but encore une gorgée.
— Et vous l’avez fait ? demanda-t-il avec intérêt. Vous avez rompu ?
— Pas tout de suite. J’aurais dû. Il a fini par me tromper, exactement comme l’avait prédit le
Dr Phil.
Une gorgée de plus et elle murmura dans un soupir :
— Et, bien sûr, ma mère a dit que c’était ma faute.
Il sembla très surpris.
— Votre faute si votre fiancé vous trompait ? Mais pourquoi ?
— Pourquoi est-ce que tout est toujours ma faute ?
Elle eut un petit rire amer et s’écria :
— Voilà ce que j’aurais dû demander au Dr Phil : pourquoi est-ce que ma mère me déteste ? Et
pourquoi est-ce que je m’obstine à vouloir qu’elle m’aime ?
Et voilà, conclut-elle, pourquoi elle ne devait jamais boire. Elle voulut tout de même terminer
son verre, et s’aperçut que c’était fait. Quelle importance, la tournée suivante était déjà arrivée !
Tyrell Brown lui prit le verre vide des mains, le remplaça par le plein. Elle lui sourit. Il avait un
regard si expressif ! Elle ne comprenait plus comment elle avait pu le trouver hostile. Des yeux
comme du sirop d’érable au soleil, lumineux, chaleureux, qui la regardaient comme si elle était la
seule femme de la planète. Elle se tourna encore un peu plus vers lui.

* * *

Ty en avait oublié son repas. C’était facile, de se laisser entraîner dans cette discussion. Facile
et agréable.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle vous déteste ? s’enquit-il.
— Je ne sais même pas par où commencer.
Elle réfléchit un instant, les sourcils froncés, et reprit :
— Bon, oublions l’enfance et passons tout de suite aux études. Je voulais aller à l’université
Williams, une petite université rurale avec un cursus de théâtre fantastique. Eh bien, non ! D’après ma
mère, si je cherchais à devenir comédienne, je finirais serveuse dans un routier.
Elle avala une grande gorgée de vin et lança :
— Simplement parce que sa propre mère est partie à Hollywood et n’a plus jamais donné signe
de vie, je ne devais pas m’aventurer à moins de cent mètres d’une scène de théâtre ! A ses yeux, je
n’ai aucun sens pratique, je suis trop tête en l’air pour savoir ce qui est bon pour moi. Résultat, elle a
décidé de mon avenir. Yale, des études de droit, et quand elle raccrochera je n’aurai plus qu’à
prendre la relève.
Elle but encore un peu, se tut un instant et haussa les épaules.
— J’ai cédé, bien sûr. Je cède toujours.
Ty fit tourner son whisky dans son verre en pensant à sa propre famille. Jamais ses parents
n’auraient fait ça. Et, s’ils s’y étaient risqués, il ne se serait pas laissé faire. Une heure plus tôt, il
aurait parié son ranch que Victoria Westin, si sûre d’elle, si maîtresse d’elle-même, aurait réagi
comme lui.
— Vous êtes une grande fille, maintenant. Dites-lui d’aller se faire voir. Retournez à l’université
et faites ce que vous avez envie de faire.
Elle posa sur lui un regard perplexe.
— Ce que je veux ? Je ne sais même plus ce que je veux.
Avec un nouveau haussement d’épaules, elle soupira.
— Non, c’est trop tard. Je suis avocate, que cela me plaise ou non.
— Et cela vous plaît ?
Il la regarda réfléchir à sa question, le front plissé, et la trouva très, très jolie. Au tribunal, elle
était si froide, si distante… Rien à voir avec la femme charmante, chaleureuse et vulnérable assise
près de lui. Le bleu de ses yeux lui-même avait changé, il ne ressemblait plus à la banquise mais à un
beau ciel d’octobre.
— Par moments, répondit-elle enfin. Un peu comme quand on est flic, ou pompier : des heures et
des heures d’ennui ponctuées d’instants de pure terreur.
Il eut un petit rire, enchanté par l’image.
— Bon, précisa-t-elle, je ne risque pas ma vie, mais je manie des paperasses pendant des mois
et puis le procès, c’est la partie terrifiante, se termine en quelques jours.
Elle s’interrompit pour se concentrer sur son verre. Là, elle dut se souvenir que les procès
pouvaient être un sujet sensible entre eux. Ses yeux s’arrondirent, elle s’étrangla sur sa gorgée. Ty
aurait pu lui dire de ne se faire aucun souci : il était enfin arrivé au stade qu’il visait, c’est-à-dire
soûl à ne plus pouvoir aligner deux pensées cohérentes. Dans cet état, il était capable de participer à
une discussion, et même de s’en souvenir le lendemain matin. Il pouvait plaisanter, philosopher, et
baiser comme un adolescent de dix-sept ans. Et Lissa s’effaçait de son esprit.
Cela lui avait probablement sauvé la vie. Après sept ans de pratique, le rituel était réglé dans
ses moindres détails. Quand le poids des souvenirs devenait insoutenable, le whisky murait la part de
son cerveau où se nichait son amour perdu.
Il était arrivé à l’état d’esprit voulu une demi-heure plus tôt. Avec la dose qu’il s’était enfilée,
beaucoup d’hommes auraient déjà glissé sous leur siège. Lui, il se sentait en pleine forme, il flottait
dans une bulle rose et bleu azur. Pendant une trentaine de minutes, il serait charmant, le plus agréable
des compagnons… puis il tomberait comme une masse et dormirait pendant huit heures. Il rêverait de
Lissa, c’était l’inconvénient, mais au réveil il serait redevenu capable d’affronter sa vie.
Victoria sembla très pressée tout à coup de parler d’autre chose.
— Alors, vous allez à Paris pour… ?
— Le mariage d’une ancienne petite amie.
— Vous allez au mariage de votre ex ? s’exclama-t-elle, étonnée.
— Oui. Vous trouvez cela bizarre ? Vous n’avez pas tort. Mais voilà, trois mois après notre
rencontre, nous avons compris tous les deux qu’en fait nous étions des amis idéaux. Alors nous avons
décidé de le rester.
Il haussa les épaules.
— Pendant un petit moment, nous avons joué sur les deux tableaux, mais maintenant nous
sommes amis, sans plus.

* * *

Une amitié avec son ex ? Vicky n’arrivait même pas à l’imaginer ! Même s’il n’avait pas écrasé
son cœur comme si elle était un lapin pris dans le faisceau de ses phares, Winston n’était pas
particulièrement agréable à fréquenter. Il fallait toujours faire ce qu’il décidait et…
— Et vous ? demanda Tyrell Brown. Vous allez à Paris pour… ?
— Pour un mariage aussi, c’est drôle, non ? A Amboise, à deux heures environ de Paris. Mon
frère, enfin, mon demi-frère, né du deuxième mariage de ma mère…
— Le deuxième de combien ? Attendez, laissez-moi deviner…
Il ferma un œil pour faire le calcul.
— Disons qu’elle a la cinquantaine.
— Cinquante-quatre.
— D’accord. Une belle femme, bien sûr.
Assortie d’un tel sourire, la phrase était forcément un compliment. Elle rougit un peu.
— Une avocate, poursuivit-il, donc une femme indépendante financièrement, une femme qui a
l’habitude d’être son propre patron. Et, vu son attitude au sujet de vos études, une femme qui aime
contrôler les autres.
— On peut le dire, oui, reconnut-elle en sirotant son verre.
Il réfléchit encore un instant et lança :
— Je dirais qu’elle en est… à son quatrième !
— Presque ! répliqua-t-elle en levant son verre en guise de salut. Le quatrième vient de prendre
la porte. Elle garde tout de même son nom, histoire de ne pas être obligée de changer la raison
sociale du cabinet, une fois de plus.
— Une femme pratique !
Vicky eut un rire assez peu distingué — sa mère n’aurait pas apprécié.
— Pour être juste, elle serait sûrement plus facile à vivre si mon père n’était pas mort, précisa-
t-elle. Il était son premier mari et elle était vraiment amoureuse de lui.
Les yeux baissés, elle fit tournoyer le peu de liquide qui restait au fond de son verre.
— Les autres maris, les petits amis… Le Dr Phil dirait qu’elle essaie de remplir le vide laissé
par papa.
— Il est mort comment ?
— Un cancer. Je n’avais que trois ans mais je me souviens de lui. Je le revois en train de me
faire souffler mes bougies d’anniversaire, ce genre de choses. Et l’enterrement, je ne sais pas
comment c’est possible mais je revois toute la scène. Maman pleurait comme une folle, comme si elle
n’allait jamais s’en remettre.
La formule lui avait à peine échappé qu’elle la regrettait déjà. Pour l’amour du ciel, elle
n’arrêtait pas de s’engager dans des champs de mines ! D’abord, les procès, et maintenant les morts
tragiques, les cœurs brisés. De quoi allait-elle parler ensuite ? Des chauffards ivres ?
— Et vous, que faites-vous de votre doctorat ? demanda-t-elle vivement.
Avec un peu de chance, le whisky l’aurait suffisamment anesthésié pour qu’il ne relève pas ce
changement de sujet trop abrupt.

* * *

Ty le releva, mais l’admit sans difficulté. Rien dans la discussion ne le gênait. Il ne se


demandait pas où elle les mènerait. Un peu détaché, au stade le plus confortable de sa cuite, il passait
un excellent moment. Elle lui plaisait assez, cette Victoria Westin, une fois sortie de sa coquille dure
et froide. Il lui découvrait des strates surprenantes. C’était bien, les strates. Il aimait que les
profondeurs fassent mentir la surface — c’était sûrement le philosophe en lui.
Et franchement, avec ses cheveux sur les épaules et sa tenue décontractée, elle devenait agréable
à regarder. Il ne craquait pas, habituellement, pour les femmes fragiles comme des figurines de
porcelaine — il les préférait un peu plus en chair. Mais il adorait les yeux bleus. Et, si elle était un
peu maigre, elle était rembourrée aux bons endroits. Machinalement, il passa en mode séduction.
— Le plus souvent, répondit-il, j’éblouis ces dames avec Descartes.
Il agita les sourcils d’un air équivoque en précisant :
— L’empirisme marche très fort. Et le rationalisme, un vrai aphrodisiaque.

* * *

— La philosophie, c’est sexy ? Qui l’aurait cru !


Amusée, Vicky jouait le jeu. L’air très satisfait de lui, Tyrell Brown répliqua :
— Moquez-vous si vous voulez, mais j’ai fait ma thèse sur la perception de l’expérience
sexuelle selon les deux doctrines antagonistes de l’empirisme et du rationalisme, et, croyez-moi,
beaucoup de femmes ont trouvé cela très, très sexy.
Effectivement, en l’écoutant, il lui venait un léger frisson. Elle le noya dans une dernière gorgée
de vin puis, le menton sur le poing, elle lui lança une moue de compassion en soupirant.
— Je vous en prie, ne me dites pas que c’est avec cela que vous draguez. C’est pathétique !
— Mais efficace, répliqua-t-il. Jugez vous-même.
Il ferma les yeux, fit mine d’entrer dans son personnage, et quand il les rouvrit elle dut réprimer
un mouvement de surprise. L’homme sympathique et plein d’humour avait disparu. A sa place, elle
découvrait un cow-boy aux yeux de braise, au grand corps détendu et sensuel. Un homme qui semblait
rentrer tout droit d’une chevauchée sauvage, un gars sexy en diable qui semblait murmurer : « Bébé,
j’ai toute la nuit devant moi et je vais la passer à te baiser comme une reine. »
Il la détailla en prenant bien son temps, d’un regard à la fois langoureux et brûlant — elle sentit
sa température monter en flèche. Après s’être bien attardé sur ses seins, sa gorge, sa bouche, il
s’empara de son regard et sourit, un sourire lent et tendre à vous faire fondre sur place. Le cœur de
Vicky battait si fort qu’elle se demanda s’il l’entendait.
— Mon ange…
Son accent texan était plus marqué, moelleux au possible.
— Mon ange, j’ai un service à te demander.
Il fit courir un doigt sur son bras, le glissa dans le pli de son coude. Sous cette pression légère,
elle sentit son pouls s’emballer.
— Je fais des recherches pour ma thèse.
Il hocha la tête d’un air encourageant.
— Oui, c’est ça, mon cœur, c’est pour l’université.
Elle se serait volontiers mise à rire, mais sa gorge était trop crispée. Ces paillettes d’or dans
ses yeux fauves, comment avait-elle pu ne pas les remarquer ? Il se mordilla la lèvre inférieure, la
relâcha.
— J’étudie la perception de l’expérience sexuelle selon les doctrines antagonistes du
rationalisme et de l’empirisme.
Rassurant, il fit glisser sa main jusqu’à son poignet en murmurant :
— Toi, tu n’as pas besoin de savoir ce que veulent dire tous ces mots à rallonge…
D’une voix qui n’était plus qu’un chuchotement rauque, il précisa :
— C’est pour le sexe que j’ai besoin de ton aide. Des heures de sexe chaud bouillant…
Elle éclata d’un rire un peu tremblant.
— Bon, je vois le tableau ! D’accord, la philosophie, c’est sexy.
Il se carra de nouveau dans son siège avec un sourire satisfait.
— Et alors, vous voulez connaître le résultat de mes recherches ? demanda-t-il d’une voix
redevenue normale.
Mmm, le voulait-elle vraiment ? Vaincue, elle hocha la tête. Les lèvres de Tyrell Brown se
recourbèrent dans un sourire diabolique… Elle aurait juré que ses yeux pétillaient.
— J’ai compris que j’étais un empiriste. Je crois fermement que, pour saisir ce que serait
l’expérience sexuelle avec une femme, je ne peux pas me contenter d’y réfléchir comme le ferait un
rationaliste.
Il s’interrompit un instant et conclut :
— Je dois en faire l’expérience.
3

Vicky n’avait jamais fait l’amour dans un avion, mais ce n’était plus qu’une question de minutes.
Machinalement, elle vérifia sa montre. Minuit. En un peu moins de quatre heures, son attitude face à
Tyrell Brown était passée de « Je vous en prie, ne me tuez pas ! » à « Je t’en prie, déshabille-moi… »
Un homme dangereux ! Mais pas dangereux dans le sens où elle l’avait cru : s’il la tuait, ce serait de
désir.
Elle sortit sa trousse de maquillage de son sac et murmura avec un sourire :
— Vous m’excusez une minute ?
Poliment, il se leva pour la laisser passer. Tout en s’éloignant dans la travée, elle jeta un coup
d’œil par-dessus son épaule. Rien que cette façon de se replier dans son siège… Mmm… Cette
carrure, ce ventre plat, ces hanches étroites… Tout en lui reflétait la vie au grand air, la rude et
authentique vie de cow-boy. Il surprit son regard et lui lança un sourire qui accéléra son pouls de
vingt pulsations à la minute.
Ce n’était pas facile de s’arranger dans des toilettes aussi minuscules, et puis elle avait un trac
monstre. Maladroite, elle fit tomber sa brosse à dents dans le lavabo, la jeta et opta pour une pastille
à la menthe. Le miroir reflétait ses joues roses, ses yeux étincelants. Logique, elle ne s’était pas
sentie à ce point attirée par un homme depuis… mais jamais ! Comme elle n’avait jamais éprouvé un
tel désir avec si peu de stimulation physique. Winston aurait pu se démener pendant une heure sans
arriver au résultat obtenu par le léger contact du doigt de Tyrell Brown sur son poignet.
Il la désirait aussi, elle en était sûre. Personne ne pourrait faire des avances aussi somptueuses
sans être vraiment intéressé. S’il avait déployé ce grand jeu pour elle dans un bar, elle serait déjà
dans son lit. Tant pis, même dans un avion, ils trouveraient une solution. Elle ne visualisait pas très
bien comment ils s’y prendraient, mais Tyrell Brown semblait très créatif, elle pouvait s’en remettre
à lui.
Dans un coin reculé de son cerveau, une sirène d’alarme retentissait, stridente. Ce qu’elle
s’apprêtait à faire était contraire à l’éthique de sa profession. Radicalement. Si elle faisait cela, si
elle couchait avec le plaignant, elle devrait se retirer de l’affaire et une autre firme se chargerait de
l’appel. Et sa mère serait furieuse.
Yesss ! Dans le miroir, elle se vit brandir un poing triomphant. Elle se ferait une joie de dire à sa
mère qu’elle venait de rejoindre la confrérie du Mile-High Club, la petite bande d’aventuriers du
sexe à s’être envoyée en l’air à bord d’un avion. Elle, ce serait avec Tyrell Brown, quelque part au-
dessus du New Jersey. Avec un peu de chance, elle serait immédiatement licenciée !
La liberté… Elle pourrait reprendre ses études, rejoindre une troupe de province. Dans le
miroir, elle vit son sourire s’élargir. Et s’il était encore temps, en fin de compte, pour échapper à
l’emprise de sa mère ? Tout à coup, elle se sentait un courage de lion. En avant pour le premier pas,
qui était de ne pas échapper à Tyrell !
Une seconde pastille à la menthe sur la langue, un peu de gloss sur les lèvres. Elle fit bouffer ses
cheveux une dernière fois et sortit des toilettes. On avait tamisé les lumières, presque tous les
passagers étaient immobiles, endormis ou concentrés sur un film. En remontant la travée, elle vit que
Tyrell Brown avait incliné son siège, déployé le repose-pieds. La première classe, quel luxe ! Au
moment où elle se glisserait devant lui, il la ferait basculer dans ses bras, lui arracherait ses
vêtements… Non, il fallait tout de même un peu de discrétion. En fait, il allait étendre une couverture
sur eux, la tourner doucement sur le côté, se plaquer lentement derrière elle…
Le sang pétillant comme du champagne, elle s’arrêta près de lui, sûre qu’il allait se lever pour
l’accueillir. Il ne fit pas un geste. Surprise, elle se pencha pour distinguer son visage dans la
pénombre. Il avait les yeux fermés. Voilà, tout s’expliquait, il ne l’avait pas vue. C’est alors que les
lèvres admirables de son futur amant s’entrouvrirent… et laissèrent échapper un ronflement.
Outrée, elle se redressa d’un bond. Il dormait ! Elle sentit un regard posé sur elle, se retourna à
demi. A quelques places de là, un homme d’un certain âge la contemplait avec un sourire plein de
compassion. Il ne pouvait rien savoir de la situation mais elle rougit malgré elle, en haussant les
épaules pour masquer sa gêne. Puis, comme si elle ne venait pas d’encaisser l’humiliation du siècle,
comme si elle était seulement gênée par la position de son voisin, elle entreprit d’enjamber son corps
inerte pour regagner sa place. Tout en faisant comme si elle s’efforçait de ne pas le déranger, elle
s’arrangea pour lui balancer un coup de pied en plein tibia en se laissant tomber sur son siège. Pas de
réaction. Furieuse contre elle bien plus que contre lui, elle fourragea bruyamment dans son sac, en
sortit son masque et son châle et enfonça le bouton qui basculerait son propre siège.
Sa mère avait raison : elle était incapable de juger les hommes. Tyrell Brown ne s’intéressait
pas à elle. Au mieux, elle avait été un moyen de distraire l’ennui d’un long voyage. Au pire, il l’avait
délibérément fait marcher pour l’humilier. Et elle, stupidement…
Elle déploya son châle d’un geste vif — pas question d’utiliser ces couvertures qui avaient
servi à tant d’autres avant elle — et le tira jusqu’à son menton. Sous son masque, elle était dans le
noir total. Son sang ne pétillait plus, l’angoisse familière était de retour comme un poing crispé dans
son ventre. Voilà des années qu’elle s’endormait avec cette compagne. Pourquoi cette nuit serait-elle
différente des autres ?

* * *

Lentement, Ty émergea du sommeil. La tête douloureuse, il entrouvrit une paupière, puis l’autre.
Nom de nom, il ne s’était pas pris une cuite pareille depuis plus d’un an. Il avait oublié les retombées
du lendemain ! Et là il ne pouvait même pas se traîner dans sa cuisine se faire un café, il n’était pas
chez lui, mais… Mais où, d’ailleurs ? Ah, oui, en avion. Voilà, dans un avion en route pour la France.
Avec précaution, il fit pivoter sa pauvre tête. Aïe ! La garce intégrale. Il s’était mis dans un tel
état qu’il avait failli la baiser. Sans ce coup de pompe providentiel… Cette fois, c’était sûr, il était
fou à lier.
Bien sûr, profondément endormie, avec son masque rose et ses cheveux blonds en désordre, elle
était adorable, mais maintenant qu’il n’était plus soûl il se souvenait pourquoi il la détestait. Le
procès. Deux journées d’enfer. Et elle avait le culot de dire qu’elle avait la frousse des audiences ?
De la pure terreur, selon sa formule ? Eh bien, chérie, mets-toi à ma place et vois quel effet ça te fait.
Avec une sorte de fascination, il se repassa le film en se forçant à revivre chaque épouvantable
minute.
Le premier jour, le débat s’était concentré sur les factures d’hôpital et les projections
actuarielles censées estimer combien la vie de Lissa aurait représenté en dollars si elle avait pu la
vivre jusqu’au bout. Si elle n’avait pas dû se contenter de vingt-trois des quatre-vingts et quelques
années dont bénéficiait la moyenne de la population. Mais lui, il se fichait de l’argent. Ce qu’il
voulait, c’était priver Jason Taylor de tout ce qui pourrait lui rendre la vie agréable, une fois sorti de
prison.
Hier, ils s’étaient écharpés sur la notion de souffrance. Et là, l’avocate pour la défense, la
blonde allongée dans le siège voisin, avait osé soutenir que les héritiers de Lissa n’avaient pas à
réclamer de dommages et intérêts pour la souffrance éprouvée par la défunte — ce mot horrible
qu’elle se plaisait à répéter. Et, d’ailleurs, la défunte avait-elle vraiment souffert ? Le raisonnement
était le suivant : sans conscience, pas de souffrance, et Lissa Brown n’avait jamais repris
connaissance après que Jason Taylor avait heurté de plein fouet sa jument adorée avec son gros
véhicule tout-terrain. Assommée par le choc, Lissa avait très vite glissé dans le coma. Pendant cinq
longues journées, elle était restée entre la vie et la mort, et l’équipe de soins ne l’avait jamais vue
reprendre conscience.
Ty, si. Il était resté à son chevet vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et quand elle avait ouvert
les yeux, très tard la quatrième nuit…
— Ty…
Il entendait encore ce petit filet de voix.
— Mon amour, il faut arrêter tout ça.
— Arrêter quoi ? s’était-il écrié sans comprendre.
Le regard bleu de son amour avait glissé vers le respirateur qui envoyait de l’air dans ses
poumons abîmés, puis vers la potence de l’intraveineuse et ses sept sachets transparents. Affolé, il
avait protesté :
— Arrêter, mais non ! C’est ce qui te garde en vie, le temps d’aller mieux. Le temps de guérir.
— Je ne guéris pas, mon cœur. J’ai mal, c’est tout.
Ses paroles sortaient par petites bouffées, éjectées au rythme hoquetant du respirateur.
— Tu dois me laisser partir.
Les larmes roulant sur ses joues, il s’était mis à bredouiller, à tempêter, en répétant qu’il fallait
qu’elle reste, qu’elle se batte. Qu’il ne pouvait pas continuer sans elle. Si elle voulait juste essayer
d’aller mieux, juste un peu mieux, il pourrait la ramener à la maison. Tout redeviendrait comme avant.
Il s’occuperait de tout, il ferait tout pour elle, promis juré… L’ombre d’un sourire était passée sur son
joli visage défait et il avait entendu :
— Je t’aime, Ty. Je t’aimerai toujours. Souviens-toi quand tu te sentiras seul.
Ses yeux s’étaient refermés. Il avait serré sa main entre les siennes, affolé de ne sentir aucune
réaction.
— Lissa ?
Elle voguait de nouveau dans les eaux noires du coma. Il était de nouveau seul, un gouffre
affreux s’ouvrait dans sa poitrine et le vent glacial qui y soufflait aspirait toute chaleur, toute vie.
Douze heures plus tard, il avait signé le formulaire autorisant l’arrêt des machines. Il avait débranché
sa femme, l’amour de sa vie.
Ce récit, dans une version simplifiée, il était parvenu à le faire au jury sans s’effondrer, mais
quand Victoria Westin lui avait demandé s’il n’était pas possible qu’il ait rêvé cette conversation —
« Ce serait tout à fait compréhensible, monsieur Brown, vu le stress, l’épuisement, le chagrin… » —,
là, il s’était brisé en mille morceaux. Le jury n’avait rien vu car il était parvenu à garder ça pour lui,
cette impression de mourir sur place, mais il lui faudrait longtemps, maintenant, pour recoller les
morceaux. Et, cela, il le devait à Victoria-la-Garce.
D’un geste sec, il défit sa ceinture, redressa son siège et bondit sur ses pieds. Un horrible
vertige le fit vaciller, il crut qu’il allait vomir, mais il était trop furieux pour s’en préoccuper. Son
élan le projeta jusqu’aux toilettes, il ouvrit la porte, la referma d’un coup de talon et s’accrocha à
deux mains au petit lavabo. Rester assis près d’elle jusqu’à l’atterrissage ? Pas question. C’était trop
lui demander.
Il plongea les mains dans ses cheveux, prit une grande inspiration et affronta son reflet dans le
miroir. En voyant ses traits tirés, son visage livide, ses cernes, la souffrance brute dans son regard, il
laissa échapper un chapelet de jurons. Un peu soulagé, il se détourna, ouvrit son jean et pissa du
whisky pendant une minute entière. En ressortant, un peu plus tard, il trouva Loretta qui l’attendait.
— J’allais entrer voir ce qui t’arrivait.
C’était dit assez gentiment. Il posa sur elle un regard torve, qui se radoucit tout de suite en
voyant la compassion dans ses yeux.
— Je ne peux pas régler tes problèmes, mon garçon, mais je peux au moins t’offrir un bon café.
Elle lui saisit le bras, l’entraîna dans sa cuisine de poche et braqua le doigt sur le petit
strapontin fixé au mur. Docile, il s’assit. Quand elle lui tendit une tasse de porcelaine blanche, il
l’accepta avec un pâle sourire.
— Merci. Je crois que j’en ai besoin…
Elle secoua la tête, réprobatrice.
— Tu ressembles à une route défoncée, observa-t-elle d’un ton accablant.
Elle cherchait à jouer son rôle habituel. Sans succès. Pour masquer cet instant de faiblesse, elle
lui tourna le dos et se mit à fourrager dans un tiroir.
— Ma réserve personnelle, annonça-t-elle en lui lançant un paquet de Pop-Tarts. C’est encore le
meilleur remède contre la gueule de bois.
Cette fois, elle eut droit à un vrai sourire.
— Toi ? s’exclama-t-il. Je ne me serais pas douté qu’il t’arrivait de…
Elle se redressa, l’expression hautaine, et agita une main désinvolte en lançant :
— Je n’ai pas toujours eu soixante ans ! Et non, tu n’auras droit à aucun détail.
Les bras croisés, la hanche appuyée au plan de travail, elle le regarda siroter son café. Quand
elle jugea qu’il commençait à reprendre figure humaine, elle ordonna :
— Maintenant, dis-moi en quoi ton siège te dérange.
Il fronça les sourcils.
— Pas le siège. La blonde.
— Elle a l’air plutôt agréable. Une très jolie fille, j’aurais cru qu’elle serait sur tes genoux, ce
matin, à ronronner comme un chaton.
Il fit la grimace.
— Elle est avocate. C’est l’avocate de Taylor.
Loretta resta sans voix — un exploit. Dépassée, elle le dévisagea et finit par murmurer :
— Alors ça… Ce n’est pas de chance.
Il laissa échapper un rire amer.
— Non, Loretta. « Pas de chance », c’est quand on se casse la jambe au ski ou quand on oublie
d’acheter son ticket de loterie le jour où son numéro fétiche sort enfin. Non, ça… c’est un dieu
vengeur qui s’acharne sur moi.
Une nouvelle fois, elle ne trouva rien à dire. Pendant un instant, elle scruta son visage, sa
chemise fripée et ses yeux troubles.
— Tu peux rester ici jusqu’à ce que ce soit l’heure de boucler les ceintures, décida-t-elle.
Elle ouvrit de nouveau son tiroir et en sortit le dernier O Magazine.
— Bois tout le café que tu voudras mais ne fais pas de taches sur ma revue. Je ne l’ai pas encore
lue.
— Merci, Loretta. Je te revaudrai ça.
— J’y compte bien. Maintenant, essaie de ne pas me déranger pendant que je lance le petit
déjeuner.

* * *

Vicky se redressa en retirant son masque. Autour d’elle, les passagers s’activaient, repliaient
leur couverture ou sirotaient des cafés fumants. Elle tendit la main, releva un peu le store. Le soleil
éclatant l’éblouit. Les yeux plissés, elle contempla les nuages rebondis, d’un blanc de neige, qui
flottaient en dessous d’eux. Tout en bas, l’océan s’étendait à perte de vue. Elle regarda sa montre,
s’efforça de calculer le changement d’heure… et renonça. Elle y verrait plus clair après un bon café.
Tyrell Brown n’était plus à côté d’elle, il avait dû se rendre aux toilettes. Elle replia son châle,
rangea son oreiller et se mit à angoisser. Comment devrait-elle l’accueillir à son retour ? La situation
n’était référencée dans aucun guide des bonnes manières ! Ils avaient failli faire l’amour, sans le
faire, et pourtant ils se réveillaient côte à côte le lendemain matin. Cela n’arrivait jamais dans le
monde réel ! Soit on décidait de coucher ensemble, soit on rentrait chez soi. Du calme. Ce ne serait
peut-être pas si épouvantable. Soûl comme il l’avait été, il ne se souviendrait pas qu’ils étaient
passés à deux doigts d’une étreinte. Il ne saurait plus qu’il l’avait… humiliée.
Premier objectif : une visite aux toilettes. Comme l’une des cabines était libre, elle supposa
qu’il occupait l’autre. Quand elle ressortit, elle s’était libérée. Elle rassembla son courage pour
l’affronter, retourna vers leurs places… Il n’était toujours pas là. Interdite, elle jeta un coup d’œil à
la ronde et ne le vit nulle part.
Elle se rassit, de plus en plus troublée. Des deux, ce serait plutôt à elle de se cacher, non ?
Pourquoi se sentirait-il gêné ? Une nouvelle pensée lui vint : et s’il était malade ? Si on l’avait
emmené quelque part pour le soigner ? Une intoxication alimentaire, un coma éthylique. L’inquiétude
évacua toute sa colère. Elle leva très haut la main pour appeler l’hôtesse.
— Vous avez vu… ? Je veux dire… il va bien ?
— Mais oui, répondit l’hôtesse avec un sourire assez tendu. Je vous apporte votre café.
Elle tourna les talons et s’éloigna.

* * *

— Mesdames, Messieurs, le capitaine vous informe que nous entamons notre descente vers
Paris Charles-de-Gaulle. Je vous demande de regagner vos sièges et de boucler vos ceintures de
sécurité. Merci d’attendre que le voyant s’éteigne pour les retirer.
Loretta raccrocha son micro et se tourna vers Ty.
— C’est l’heure des braves. Retourne à ta place.
Il marmonna un juron et se leva péniblement. Le claquement sec du strapontin contre la paroi lui
arracha une grimace. Loretta lui prit sa revue des mains et lui agita une boîte de Tic-Tac sous le nez.
— Rends-nous service, tu veux ?
Il fit tomber la moitié des friandises au creux de sa paume et les goba.
— Maintenant, file ! ordonna-t-elle en le chassant de sa minuscule cuisine.

* * *

Tyrell se laissa tomber dans son siège comme une avalanche. Vicky sursauta violemment et
s’écria :
— Bonjour !
Elle venait de passer près d’une heure à répéter l’intonation. Elle n’avait rien trouvé de mieux.
« Bonjour », c’était inoffensif, cela n’engageait à rien. A lui maintenant de décider de quelle façon il
voulait jouer la scène.
Il ne perdit pas de temps en finasseries mais tourna la tête vers elle comme un chien qui gronde.
— Taisez-vous.
Saisie, elle eut un mouvement de recul. D’une voix rauque et furieuse, il ajouta :
— Ne me regardez pas. Ne respirez pas sur moi et surtout, surtout, ne me parlez pas.
D’un geste brutal, il boucla sa ceinture, croisa les bras et ferma les yeux, comme pour l’exclure
de son univers.
Médusée, elle ne put que le dévisager. Elle avait cru anticiper toutes les réactions possibles,
mais, là, cette fureur qui irradiait de lui, ce corps vibrant de tension… Blessée, effrayée à l’idée
qu’il puisse sentir son regard sur lui, elle se détourna et se mit à contempler le ciel par le hublot. La
surface de l’océan étincelait, il n’y avait plus de nuages. Lentement, son pouls reprit son rythme
normal mais ses pensées continuèrent leur ronde folle. Une seule solution : se centrer, bloquer la
négativité de son voisin.
Elle ferma les yeux et visualisa une bougie allumée. Peu à peu, sa respiration ralentit. Quatre
temps pour l’inspir, quatre pour l’expir… Les pensées jaillissaient toujours. Les soucis défilaient en
procession dans sa tête, le procès, sa mère, Tyrell Brown, le mariage… Doucement, fermement, elle
repoussa chacun d’entre eux hors de la sphère parfaite dans laquelle elle était suspendue. La bougie
capturait toute sa concentration. Son esprit s’apaisa.
— Mademoiselle Westin.
La voix de Loretta fit éclater sa bulle.
— Mademoiselle Westin, nous nous apprêtons à atterrir. Vous devez redresser votre siège.
Un peu étourdie, elle ouvrit les yeux et se heurta aussitôt au regard assassin de Brown. Cette
fois, elle ne se laissa pas démonter. L’injustice crasse de son attitude la mit hors d’elle. Au lieu de se
rétracter, elle lui rendit son regard furibond avec intérêt, et eut la satisfaction de voir ses yeux
s’écarquiller. Les commentaires blessants se pressaient sur ses lèvres. Elle serra les dents, réussit à
ne rien dire. Qu’il voie juste qu’il ne l’impressionnait pas, c’était suffisant ! Une bataille verbale les
blesserait tous deux, et elle se sentirait coupable.
En revanche, elle ne se sentait plus du tout coupable pour sa plaidoirie à l’audience. Elle avait
eu le temps de réfléchir et elle voyait clair, maintenant. Jason Taylor était un fumier sans cœur, mais
elle s’était engagée à le défendre. Même le pire criminel devait être défendu, ou il n’y avait plus de
justice. Elle ne faisait que son boulot.
Et, quoi qu’en pense Tyrell Brown, ce boulot, elle l’avait fait avec une compassion qu’aucun
confrère n’aurait manifestée à sa place. Elle ne l’avait pas accusé de mentir, pas une seule fois. Elle
n’avait pas eu le courage de le faire… et n’avait pas souhaité braquer le jury. Avec tous les égards
possibles, en prenant des gants, elle s’était bornée à lui demander s’il était absolument sûr de ce qu’il
avançait, et si on ne pouvait pas se demander s’il aurait pu imaginer cette conversation avec sa
femme.
Comment faire autrement ? Elle n’avait pas le choix ! Ne pas poser cette question aurait été une
faute professionnelle. Et un autre avocat n’aurait pas lâché le morceau ; il aurait insisté, insinué,
bousculé, serait revenu à la charge en cherchant à l’avoir à l’usure, à le forcer à avouer qu’il ne
pouvait pas être certain de ce qu’il avançait. Elle s’était contentée de poser la question une seule
fois, et ensuite elle l’avait laissé tranquille.
Bon, elle s’était tout de même efforcée de créer le doute par le biais d’autres témoins. Elle avait
fait défiler les médecins, les infirmières. Pas un seul d’entre eux n’avait vu Lissa Brown se réveiller,
et tous avaient témoigné que selon eux, médicalement, il était peu probable qu’elle ait pu le faire.
Elle avait fait expliquer par un psychiatre le processus par lequel un stress émotionnel et physique
pouvait affecter le cerveau, comment il pouvait amener un homme éperdu de chagrin, mourant d’envie
d’entendre encore une fois la voix de sa femme, à imaginer une telle conversation, en étant
absolument persuadé qu’elle avait réellement eu lieu.
Bref, elle avait fait son travail et elle ne le regrettait pas. En fin de compte, le jury s’était
prononcé pour lui. Cela non plus, elle ne le regrettait pas. Hier soir, elle aurait pu le lui dire. Ce
matin, il pourrait penser ce qu’il voudrait, elle ne se préoccuperait plus de lui ! Dans quelques
minutes, ils atterriraient à Paris et elle ne le reverrait jamais. Bon débarras !

* * *

Enfin, l’atterrissage. Enfin, Ty allait pouvoir filer et ne plus jamais la revoir. Bon débarras !
Chaque muscle de son corps tressaillait du désir de mettre de la distance entre lui et la garce aux
yeux bleus. Quand l’avion s’immobilisa sur la piste, il fut le premier debout, le premier à arracher
son sac du compartiment. Seulement, il fallait encore attendre l’ouverture des portes, et les autres
passagers bloquaient la voie vers la sortie, ils se massaient autour de lui en allumant leur portable.
Pour se donner une contenance, il fit comme eux, et se mit à écouter ses messages. Une excellente
idée. Lorsqu’il entendit le délicieux accent français de son amie Isabelle, un sourire involontaire
détendit son visage crispé.
« Ty ! J’ai hâte de te voir ! s’écriait-elle dans son anglais d’écolière. Il faut m’appeler à la
seconde où tu arrives. Tu as un essayage à 17 heures pour ton costume, tu devras y aller tout droit de
l’aéroport. »
Il fit la grimace. A son oreille, Isabelle se mit à rire.
« Ne fais pas la tête ! Je te vois d’ici. Fais-moi confiance, tu seras très beau et toutes mes
copines seront folles de toi. »
Il leva les yeux au ciel. Elle chercherait sûrement à lui jeter une de ses copines dans les bras.
Bon ! Si cela pouvait lui faire plaisir, il voulait bien coucher avec une jolie petite Française. S’il
était venu, c’était justement pour lui faire plaisir, et aussi pour voir à quoi ressemblait l’homme
qu’elle épousait. Matthew J. Donohue III. Avec un nom comme ça, tous les doutes étaient permis !
Sans même l’avoir rencontré, il savait déjà qu’il n’était pas assez bien pour elle. Personne ne serait
assez bien pour elle.
La porte s’ouvrit et les passagers de première s’avancèrent. Malgré lui, il jeta un coup d’œil à
Victoria, qui se levait posément, son sac à la main. Foutue bonne éducation ! On n’y échappait jamais.
Il serra les dents et recula d’un pas pour la faire passer devant lui. Pour sa peine, elle le toisa sans
bouger d’un pouce. Les autres passagers s’impatientaient. Il finit par avancer, le rouge aux joues.

* * *

Vicky avait appris à la meilleure école : sa mère avait une sorte de génie pour donner à ses
interlocuteurs le sens de leur insignifiance. Elle venait de faire mouche, elle le savait. Pris dans la
foule, Tyrell Brown ne pouvait même pas s’éloigner. Il aurait fallu passer sur le corps du couple âgé
qui avançait devant lui à petits pas.
Elle se glissa derrière lui dans la travée et contempla avec satisfaction ses épaules crispées
tandis qu’ils piétinaient vers la liberté. Loretta s’était postée près de la porte pour prendre congé de
ses passagers. Elle l’entendit dire :
— Tyrell, prends soin de toi, tu m’entends ?
— C’est promis.
Il se pencha pour poser un baiser sur sa joue et franchit la porte étroite.
4

Grand, solide et très blond, les mêmes yeux bleus que sa sœur, Matthew J. Donohue III lança,
avec un large sourire :
— C’est l’endroit rêvé pour un mariage, non ?
Eblouie, Vicky contempla la silhouette exquise du château royal d’Amboise, qui dominait les
berges très vertes de la Loire. Derrière l’édifice se massait la plus jolie ville qu’elle ait jamais vue.
Elle fit un effort et réussit à hausser les épaules d’un air désinvolte.
— Pas mal, oui. Si on ne peut pas s’offrir mieux.
Matt éclata d’un grand rire.
— Tu penses à la même chose que moi ?
— Le troisième mariage de tonton Rodney ? Quatre-vingts invités, des trophées de chasse plein
les murs, et maman qui t’a surpris dans le placard à balais avec Nancy Sans-culotte.
Il fit la grimace.
— Aïe, j’avais oublié ce détail.
— Je ne suis pas près d’oublier, moi ! Nancy Sans-Culotte était déjà une cougar à dix-huit ans et
maman n’était vraiment pas contente de la voir s’attaquer à son fils de quatorze ans. Je l’entends
encore hurler : « C’est une agression sexuelle, espèce de petite traînée ! »
Avec un sourire gourmand, elle se frotta les mains en ajoutant :
— Bon, je tiens une anecdote en or pour la réception du mariage.
Sans un mot, Matt brandit un index menaçant. Ce fut plus fort qu’elle, elle céda tout de suite, le
ventre crispé, en gémissant :
— Je ne dirai rien ! Promis juré !
Elle était affreusement chatouilleuse et son frère avait toujours exploité cette faiblesse. Satisfait,
Matt s’écria :
— Viens, je te montre où tu vas dormir.
Il prit ses bagages et se lança dans la traversée de la vieille place. Il avait toujours les jambes
aussi longues, la démarche aussi athlétique, et elle dut trotter pour se maintenir à sa hauteur.
— Comment s’est passé ton procès ? demanda-t-il.
— J’ai perdu. Une catastrophe.
— Qui va coûter à ton client… ?
— Un montant à sept chiffres.
— Aïe ! Maman est au courant ?
— Je lui ai envoyé un texto et, ensuite j’ai coupé mon portable. Elle n’a pas encore pu me
joindre pour me dire le fond de sa pensée.
Elle jeta un regard inquiet par-dessus son épaule à l’hôtel qui se dressait à l’ombre du château.
— Elle arrive par le prochain train, lui apprit Matt. Si son vol n’avait pas eu du retard, vous
auriez pris le train de Paris ensemble.
Ce fut au tour de Vicky de faire la grimace.
— Oh. Mon voyage aurait donc pu être pire…
— Pourquoi, il ne s’est pas bien passé ?
— Non. Mais je n’ai pas envie d’en parler. Tais-toi, j’essaie de refouler le souvenir.
Il n’insista pas et se mit à parler d’autre chose. C’était comme cela entre eux : elle ne disait
jamais rien de ses affaires, Matt n’évoquait jamais ses clients, mais ils trouvaient toujours une foule
de choses à se dire. Côte à côte, ils gravirent une rue en pente, bifurquèrent, et passèrent devant
plusieurs maisons splendides, chacune nichée dans un grand jardin. Enfin, Matt franchit un portail et
remonta l’allée menant au perron d’un charmant manoir à deux étages, bâti dans la même pierre grise
que le château.
— C’est magnifique ! s’écria Vicky. Et très ancien, non ?
— Cinq siècles. La déco est plus ou moins d’époque, tu vas adorer.
— Il faudrait être difficile !
Emerveillée, elle franchit la porte sculptée et déboucha dans une salle voûtée. Des tapisseries et
des porte-flambeaux ornaient les murs. Un merveilleux escalier s’élevait en une courbe gracieuse
vers le niveau supérieur.
— On se croirait chez Alexandre Dumas !
— Oui ! s’écria Matt, rayonnant. Tu te rends compte ? En décidant à la dernière minute de faire
le mariage à Amboise, on se demandait comment on allait pouvoir loger tout le monde. L’hôtel,
c’était trop compliqué, il aurait fallu s’éparpiller, et là, coup de chance, on a pu louer cette maison !
On peut accueillir tout le monde sur place, et le cadre est vraiment exceptionnel.
Curieuse, Vicky franchit une porte ouverte et laissa échapper un long sifflement. La pièce était
tapissée de livres. Près d’une grande porte-fenêtre ouverte, deux fauteuils de cuir lui tendaient les
bras…
— Laisse tomber, dit Matt en la voyant prendre un livre. Tout est en français.
— Et alors ? J’ai fait du français.
— Oui, un an, il y a longtemps !
Elle lui décocha sa plus belle grimace, rangea le livre et se laissa entraîner dans la pièce qui
faisait face à la bibliothèque.
— Voilà le living, dit fièrement Matt. En français, le salon.
Curieusement, les beaux canapés de cuir posés face à l’immense cheminée ne juraient pas du
tout, dans ce décor moyenâgeux.
— Tu t’imagines installé là il y a quatre siècles, à déguster un cognac au coin du feu par un soir
d’orage, en écoutant le vent et la pluie ? murmura-t-elle, rêveuse.
Matt eut un reniflement ironique.
— La dernière fois que tu as bu du cognac, tu as vomi sur le canapé blanc de maman.
— Je n’avais que seize ans ! C’était la première fois que j’en buvais, pas la dernière.
— Sérieusement ? Tu y as retouché, depuis ?
— Winston est un connaisseur, il m’a traînée à des dégustations.
Matt cessa aussitôt de la taquiner. Ce qui en disait long sur l’opinion qu’il avait de Winston. Il
ne s’était jamais pardonné de les avoir présentés, à une réunion des anciens de Harvard. Touchée,
elle comprit qu’il se faisait du souci pour elle, en redoutant que son mariage ne lui rappelle que, sans
la trahison de Winston, elle aussi aurait la bague au doigt aujourd’hui. Mais il ne fallait surtout pas
qu’il pense à ses problèmes à elle ! Il devait profiter au maximum du grand jour ! Bon, elle devait
absolument le convaincre qu’elle allait bien et qu’elle en profitait aussi.
— Isabelle est arrivée ? demanda-t-elle avec un grand sourire.
Le nom de son amour suffit à rendre le sourire à Matt.
— Non, elle est encore à Paris, elle doit retrouver un vieil ami. Ils seront là demain.
Il agita la main vers une autre porte en lançant d’un ton léger :
— La salle à manger. Tu verras, elle est fabuleuse. Lugubre, avec beaucoup de vieux portraits
qui font la tête, mais pas de souci, nous mangerons sur la terrasse, sauf si le temps se gâte. Regarde, il
y a une serre en enfilade. Par là, ce sont les quartiers du bas peuple et les offices. Nous avons un
cuisinier à disposition, des femmes de chambre, la totale !
— Mais comment… ?
— Ils sont inclus dans la location. En fait, si tu compares au coût de descendre à l’hôtel et de
manger au restaurant, ce n’est pas si insensé, avec le bonus de rassembler tout le monde sous le même
toit. Sauf moi, bien sûr, précisa-t-il avec un sourire. Moi, j’ai la suite nuptiale à l’hôtel. Le privilège
du marié.
Elle sentit sa gorge se serrer. Son petit frère, l’un des meilleurs partis de Manhattan, se mariait.
Son défenseur, son meilleur ami… Sans remarquer son émotion subite, il gravit l’escalier au pas de
charge.
— Viens ! Il faut que tu voies ta chambre !
A l’étage, il s’engouffra dans le couloir de droite et montra la première porte en expliquant :
— Lilianne, la cousine d’Isabelle, sera là, avec son mari, Jack McCabe.
Il jubilait. Incrédule, elle ouvrit de grands yeux.
— Attends, le Jack McCabe ? Non, c’est une blague !
— Pas du tout ! répliqua-t-il, enchanté. C’est top secret, Isabelle redoute une invasion de
paparazzi. C’est trop cool, non ?
Oui, c’était trop cool, elle devait l’avouer. Jack McCabe était une vraie célébrité, les médias
avaient adoré son ancien groupe, les Sinners. Depuis près de deux ans maintenant, il vivait
discrètement avec sa femme Lil en Italie, mais de loin en loin les médias retrouvaient sa piste. La
célèbre Lil s’appelait donc Lilianne, et elle était la cousine d’Isabelle ? Incroyable !
— C’est quel genre d’homme ? demanda-t-elle.
— Un type charmant. Enfin, il vaut mieux ne pas se le mettre à dos. Il m’a pris à part pour me
dire qu’Isabelle était de sa famille, et qu’il prenait toujours soin de sa famille. Il souriait en le disant,
mais je peux te dire que c’était assez impressionnant.
Il ouvrit la porte suivante en annonçant :
— Voilà ! Tu es chez toi.
Elle entra dans une chambre de conte de fées. Un papier blanc à guirlandes au mur, une
cheminée de marbre blanc, des rideaux de dentelle blanche… Le lit immense avait une courtepointe
— blanche — incroyablement douce. Matt posa ses bagages sur le tapis.
— Tu auras de quoi ranger tes affaires, dit-il en indiquant du menton l’armoire et la commode
anciennes. Ta salle de bains est ici. C’est aussi étroit qu’un placard, mais ça, c’est parce que c’était
un placard, à l’origine. Et viens voir !
Il ouvrit grand la fenêtre en s’écriant :
— Regarde ! C’est pour ça que j’ai réquisitionné la chambre pour toi.
Elle le rejoignit. Oh ! Quelle merveille ! Sa fenêtre donnait sur un jardin de rêve, le genre que
l’on ne voit que dans les revues luxueuses sur papier glacé. Des bordures taillées au cordeau, une
fontaine avec une statue de Cupidon au centre d’un parterre de fleurs printanières dans un camaïeu de
rose, blanc et bleu. La pelouse de velours était parsemée de cerisiers en fleur, qui abritaient quelques
bancs de bois émaillés de pétales. Le mur de clôture de vieilles pierres croulait sous les rosiers
grimpants.
— Oh ! s’exclama-t-elle. Ces couleurs…
Juste en contrebas s’étendait une terrasse dallée avec, au centre, une table de ferme massive,
assez grande pour accueillir douze personnes. Des azalées d’un rose éclatant bordaient la terrasse et
se prolongeaient le long de l’allée qui menait à une pergola couverte de plantes grimpantes. Le
tableau tout entier était incroyablement romantique.
— Oh ! Matt…
— Je sais. C’est dingue, non ?
Frappée par une idée subite, elle s’obligea à détourner les yeux de ce décor idyllique et se
planta face à son frère, les yeux plissés.
— Bien ! Maintenant, donne-moi les mauvaises nouvelles. Qui d’autre va loger ici ?
— Eh bien, Ricky sera en face de Jack et Lil…
Ricky avait fait partie de l’équipe de football américain de Matt pendant leurs quatre années
d’études. Samedi, il serait le témoin du marié. Pour elle, il était comme un second frère.
— Mon autre témoin sera en face de toi, poursuivit-il. C’est un vieux copain d’Isabelle, presque
un frangin, elle t’a sûrement parlé de lui. Je ne le connais pas encore, mais c’est aussi un grand ami
de Jack, ils se connaissent depuis toujours…
— Matt… Tu cherches à gagner du temps, déclara-t-elle avec un regard sévère. J’ai vu un autre
couloir, avec quatre autres portes.
Gêné, il se dandina d’un pied sur l’autre.
— Bon, il y a Isabelle, bien sûr, et aussi Anna-Maria, une amie à elle du temps du lycée…
— Et maman, conclut-elle. Allez, avoue.
Il avala péniblement sa salive et chercha aussitôt à se dédouaner.
— Isabelle l’a logée là sans me demander mon avis !
Vaincue, Vicky se laissa tomber sur le bord du lit blanc.
— Je suis désolée, Vic, gémit Matt. Maman a regardé le site de l’hôtel et elle a dit, juste comme
ça, en passant, que les chambres avaient l’air toutes petites. Isabelle a paniqué. Elle lui a envoyé des
photos d’ici et évidemment elle a adoré.
Gentiment, il s’assit près d’elle en lui pressant l’épaule.
— La bonne nouvelle, c’est qu’elle ne vient pas seule, dit-il. Elle vient avec un ami. Il
l’occupera.
— Oui ! Mais on saura ce qu’ils sont en train de faire au bout du couloir.
— Peut-être pas. Il a une chambre à lui.
— Ça ne l’a jamais empêchée de faire tout ce qu’elle voulait. Tu te souviens du fameux week-
end dans les Hamptons ?
— Oh ! Vic, je suis désolé…

* * *
Matt était sincère. Pourquoi leur mère le portait-elle aux nues alors qu’elle critiquait
systématiquement chaque geste de sa fille ? La pauvre Vic n’arrivait pas à prendre du recul, à
relativiser, et elle avait fini par croire à cette image négative qu’on lui renvoyait. Elle pouvait
décrocher des notes exemplaires, réussir dans sa profession, recevoir une foule d’éloges sur son
intelligence, sa beauté et son charme… elle n’entendait que la voix de leur mère.
Il ne manquait plus que ce crétin de Winston pour l’achever. Et c’était sa faute, à lui, Matt. Si
seulement il avait pu revenir en arrière, effacer le moment où il les avait présentés ! Eh bien, non, le
mal était fait. Le plus dingue, c’était que tout semblait se passer formidablement bien entre eux, les
premiers temps. Winston se comportait comme s’il était fou d’elle, et Vic sortait enfin, découvrait de
nouveaux horizons. En annonçant leurs fiançailles, elle rayonnait littéralement. Elle était plongée
jusqu’au cou dans l’organisation du mariage… quand ce sombre fumier n’avait rien trouvé de mieux
que de la tromper.
Incroyable mais vrai, quand Vic l’avait fichu à la porte, il s’était précipité tout droit chez
Adrianna pour lui jurer qu’il regrettait. Et, aussi hallucinant que cela paraisse, leur mère s’était
rangée dans son camp. Elle avait accusé sa fille de décevoir son fiancé — ce qui expliquait pourquoi
il était allé voir ailleurs — et s’était mise à la harceler pour qu’elle se remette avec lui. Matt avait dû
s’interposer.
Cela, ce n’était pas nouveau, il était souvent intervenu au fil des ans. Mais cette fois il était sur
le point de se marier. Avec une femme, des enfants, du moins il l’espérait, il ne serait plus aussi
présent pour défendre sa sœur. Elle allait devoir apprendre à ne pas se laisser marcher sur les pieds.
Très ennuyée par sa bourde de loger Victoria et Adrianna sous le même toit, Isabelle croyait
tenir la solution. D’après elle, ce qu’il fallait à Vic, c’était un homme qui boosterait son ego. Un type
charmant, facile à vivre et aimant s’amuser, qui verrait plus loin que le personnage froid et distant
qu’elle affichait si souvent. Un homme qui saurait reconnaître l’être chaleureux et plein d’humour
qu’elle était vraiment, qui s’attacherait peut-être à elle, au moins un peu. Et, justement, Isabelle
connaissait l’homme idéal.

* * *

— Tyrell, vas-tu te tenir tranquille ! s’exclama Isabelle Oulette. Raoul essaie d’épingler ta
couture d’entrejambe.
Ty lui lança un regard angoissé en chuchotant :
— Je crains surtout qu’il en profite.
— Même pas dans vos rêves, monsieur, répliqua le tailleur, légèrement vexé.
Ty se hâta de faire machine arrière.
— Désolé, je plaisantais ! Faites tout de même attention avec vos épingles, d’accord ?
Puis, avec un regard accusateur pour Isabelle, il articula sans un son, par-dessus la tête de
l’homme : « Tu ne m’avais pas dit qu’il parlait anglais ! » Elle répondit sur le même mode : « Tu ne
me l’as pas demandé ! » Puis elle pouffa.
Isabelle riait souvent. Résultat, on avait tendance à la sous-estimer. Ceux qui ne voyaient pas
plus loin que ses boucles blondes, son corps voluptueux sanglé dans des fringues design et ses accès
occasionnels de naïveté la prenaient pour une tête de linotte. Ceux qui la connaissaient mieux
mesuraient sa créativité et sa redoutable capacité de travail. Elle venait d’en faire une nouvelle
démonstration en organisant chaque détail de son mariage avec l’efficacité d’un général en campagne.
Résultat, le mercredi avant le mariage il ne lui restait qu’une dernière tâche à accomplir : accueillir à
Paris l’homme qu’elle aimait comme un frère.
Comme à son habitude, cet homme se comportait comme un sale môme.
— C’est un peu serré aux épaules, non ? demanda-t-il en cherchant à s’étirer.
— C’est un habit, pas un T-shirt, lui rappela-t-elle. Vidal l’a coupé à ta mesure, tu serais très
bien si tu arrêtais de t’agiter.
— C’était censé être confortable. Tu m’avais promis.
— Confortable pour un adulte, oui. Tu es le témoin de Matt, pas un bébé.
Il se mit à bouder. Pas du tout impressionnée, elle lança en riant :
— Je refuse de te plaindre, Ty. Tu ressembles à une star de Hollywood.
Comme Raoul reculait pour mieux voir son œuvre, Ty en profita pour bondir à bas du podium
d’essayage en s’écriant :
— Tu as raison, ma belle ! C’est superbe, je me sens très bien. Maintenant, aide-moi à le
retirer !
Résignée, Isabelle passa derrière lui, lui retira le veston et le passa à Raoul. Comme il restait
là, les bras ballants et l’air innocent, elle croisa les bras en articulant :
— Tu retireras ton pantalon tout seul.
En lui tournant le dos pour mieux illustrer son propos, elle s’aperçut que la caissière, une brune
à la poitrine opulente, s’était glissée dans le salon d’essayage pour reluquer le grand Américain au
sourire irrésistible. Sèchement, elle lui montra la porte. La jeune fille obtempéra avec un regard de
rancune.
— Pourquoi es-tu comme ça ? gémit Ty.
— Tu n’as pas besoin d’un public quand tu te déshabilles.
— Et si je veux m’exercer à faire le Chippendale ?
— Tu n’aimerais pas. Les Chippendales se mettent en habit tous les soirs.
Elle entendit le sourire dans sa voix quand il répliqua :
— Oui, mais pas pour longtemps. En fait, je n’y tiens pas plus que ça. Ça doit faire mal, un
string.
— Comment le saurais-tu ? Oprah a invité les Chippendales à son émission ?
— Ça, c’est une idée !
Elle leva les yeux au ciel. Quelques instants plus tard, quand il revint se camper devant elle,
elle dut s’avouer que le jean lui allait presque aussi bien que l’habit. L’incarnation du Texan viril ! Il
saisit son T-shirt drapé sur une patère, et pendant qu’il le passait elle s’autorisa un dernier regard sur
les épaules, le poitrail, les abdominaux qu’elle ne toucherait jamais plus… puis elle les effaça de ses
souvenirs et demanda :
— Tu as faim ?
— Une faim de grizzly !
Une fois sur le trottoir, il passa le bras autour de ses épaules. Tout naturellement, elle glissa le
sien autour de sa taille et ils partirent en flânant dans les rues animées. En quelques minutes, ils
rejoignirent la Seine et s’accoudèrent à la balustrade de pierre du Pont-Royal pour admirer le
panorama. La nuit était tombée, les lumières de la ville scintillaient sur l’eau sombre. Ty respira à
fond.
— Paris l’été, j’adore.
Il lui jeta un regard en coin et demanda :
— Tu regrettes de ne plus vivre ici ?
Elle tourna lentement sur elle-même en s’imprégnant de la beauté du tableau : la courbe du
fleuve, les ponts qui l’enjambaient, les Parisiens qui rentraient chez eux ou se dirigeaient vers les
cafés de la rive gauche, la tour Eiffel illuminée dressée vers le ciel…
— Parfois, j’oublie combien c’est beau. Il n’y a rien de comparable, à Manhattan.
Puis, avec un petit soupir, elle conclut :
— Enfin ! Quand je serai mariée, je deviendrai une vraie New-Yorkaise.
Il lui lança un sourire amusé.
— Tu ne parles pas du tout comme eux. Tu ne perdras jamais ton petit accent sexy.
Elle le punit d’un petit coup de coude et regarda sa montre.
— Chut, c’est l’heure.
Les points de lumière blanche qui gainaient la tour Eiffel s’animèrent tout à coup dans une danse
folle, une sorte de feu d’artifice ancré au sol. Vingt mille lumières se reflétaient sur la surface du
fleuve, les vitres, les pare-brise. Pendant cinq minutes, ils contemplèrent le phénomène, éblouis et
muets… puis, aussi subitement que cela avait commencé, cela cessa. Ty laissa échapper un long
soupir de satisfaction.
— Je ne m’en lasse jamais.
Isabelle lui saisit la main et l’entraîna vers la rive gauche.
— Viens, je connais un café qui a une vue sublime. Nous y resterons la moitié de la nuit, nous
boirons du bon vin et je te parlerai de Matt.
Il se laissa faire en protestant pour la forme.
— Merci ! C’est vraiment la façon idéale de passer une soirée, écouter parler de l’homme qui a
pris votre place.
— Dis donc, c’est toi qui m’as plaquée !
— Si je me souviens bien, c’était réciproque.
— Mais tu l’as dit en premier.
— Seulement parce que tu étais trop gentille pour le faire.
Elle renonça. On ne l’emportait jamais dans une bataille de mots avec Ty !
Au café, ils trouvèrent une petite table en terrasse, tout près de la porte. La lumière qui se
déversait de la salle les éclairait, l’air était tiède, ils étaient bien. Autour d’eux, des couples et des
groupes de jeunes bavardaient avec animation en français. Ty jeta un coup d’œil à la ronde.
— Les gens ont toujours l’air plus intéressants quand je ne les comprends pas, murmura-t-il. Je
peux imaginer qu’ils parlent philosophie, ou qu’ils discutent d’art ou de sexe.
Elle inclina la tête sur le côté en tendant l’oreille.
— Bizarrement, je n’entends personne évoquer la perception de l’expérience sexuelle selon les
doctrines contradictoires de l’empirisme ou du rationalisme.
Elle battit langoureusement des cils. Il secoua la tête en lui souriant avec affection. Un instant
plus tard, elle reprit, avec un petit mouvement du menton vers un couple d’une cinquantaine
d’années :
— Ces deux-là vont te plaire. Ils sont mariés, mais pas l’un avec l’autre.
Il se redressa, intéressé.
— Donc ils parlent de sexe ?
— Oui, mais je refuse de traduire.
— Tu es cruelle, Isabelle, marmonna-t-il, déçu. Avec tout l’amour que j’ai pour toi, je dois te
dire que tu n’as pas de cœur.
Une émotion subite la prit à la gorge. Cela lui arrivait aux moments les plus inattendus. Plus elle
approchait de la date de son mariage, plus elle devenait absurdement sensible. Cette fois, c’était
l’expression désolée de Ty qui venait de lui faire ce coup au cœur. Il plaisantait, bien sûr, mais elle
avait trop souvent lu un vrai chagrin dans son regard pour pouvoir l’oublier. Elle savait aussi que le
procès venait de remettre sa blessure à vif. Il était passé très vite sur la question, en disant juste qu’il
avait eu gain de cause et que l’avocate de la défense était une véritable garce, mais elle sentait bien
combien c’était lourd à porter.
Elle savait aussi qu’en sept ans, depuis la mort de Lissa, elle avait été son unique véritable
aventure. La seule avec qui il ne soit pas resté au stade de la coucherie sans lendemain. Elle se
demandait comment il allait vivre son mariage, surtout au lendemain de ce fichu procès.
Impulsivement, elle posa la main sur la sienne.
— Merci d’être venu, Ty. Je suis contente que tu sois près de moi pour le grand jour.
Il mêla ses doigts aux siens.
— Je n’aurais manqué ça pour rien au monde, ma belle.
Bien entendu, il détourna aussitôt la tête en cherchant une diversion. D’un grand signe, il appela
le serveur et articula dans son français exécrable :
— Un vin rouge en pichet, s’il vous plaît.
Puis, l’air très content de lui, il lança un clin d’œil à Isabelle.
— Alors ? Je me débrouille bien, non ?
Attendrie, elle lui sourit. Il était le plus sensible des hommes, et il s’obstinait à croire que cela
ne se voyait pas. Eh bien, ce ne serait pas elle qui le détromperait ! Elle hocha donc la tête,
admirative, et commanda dans la foulée un steak frites pour lui, une omelette pour elle.
— Tu as maigri, dit-elle quand le serveur s’éloigna.
Il haussa les épaules.
— J’ai un peu perdu l’appétit, avec le procès en perspective, mais je suis toujours aussi
irrésistible.
Il fit saillir son biceps en proposant :
— Tu peux toucher, si tu veux.
Avec un sourire, elle palpa le muscle du bout du doigt.
— Tu as toujours eu des bras superbes.
Il hocha la tête en soupirant.
— Je sais. Mais tu as trouvé un type avec un pistolet plus gros.
— Pardon ?
— Mais oui ! Sinon, comment expliques-tu que tu te précipites à l’église alors que tu viens juste
de le rencontrer, il y a six mois ?
— Sept mois ! En fait, sept mois et huit jours.
Il leva les yeux au ciel.
— Bon, raconte…
— Eh bien, il est agent de change. Il réussit très bien dans son métier et, physiquement, il est
irrésistible. Grand…
— Pas plus grand que moi, j’espère ? Ça m’ennuierait de devoir le tuer avant le mariage.
— Mais non, tu es un peu plus grand, le rassura-t-elle.
Les hommes et leur ego !
— En tout cas, il est blond aux yeux bleus comme moi, alors c’est quasiment garanti que nos
enfants le seront aussi. Il est gentil, et drôle, et très intelligent, et je voudrais le dévorer tout cru.
* * *

Isabelle rayonnait comme un petit soleil. Une bombe discrète éclata dans la poitrine de Ty : la
jalousie. Pas une jalousie personnelle — il n’avait rien contre son fichu Matt —, mais une nostalgie à
hurler pour cet amour fou qui irradiait d’elle. Lissa s’était embrasée comme cela pour lui… Ce soir,
avec une violence qui lui coupa le souffle, il eut envie de ressentir cela de nouveau, de voir une
femme briller pour lui. Pitié, cela faisait mal comme une côte brisée. Il inspira à fond, maîtrisa la
sensation. Ce soir, il ne pouvait être question que d’Isabelle.
— Vous vous êtes rencontrés comment ? demanda-t-il.
— Chez Tiffany, tu imagines ? Je marchais le long de la 5e Avenue quand j’ai remarqué ce type
craquant. Il a croisé mon regard et il m’a souri, juste un peu. Je suis entrée chez Tiffany, comme ça,
juste pour le plaisir, tu sais comme j’aime faire les magasins… Et il est entré aussi. Il cherchait un
cadeau pour sa mère et il m’a demandé conseil.
Ty poussa une plainte déchirante.
— Ne me dis pas que tu y as cru !
Les beaux yeux bleus de son amie s’arrondirent.
— Mais si, je t’assure, il lui a acheté un très beau bracelet, celui que je lui conseillais. Après,
c’était l’heure du déjeuner, alors il m’a demandé si je connaissais un bon thaïlandais, et j’en
connaissais un, bien sûr, à deux pas. Je lui ai expliqué comment le trouver mais il mélangeait tout, il
n’a aucun sens de l’orientation. Il m’a demandé de lui montrer le chemin et une fois sur place, bien
sûr, il m’a invitée à déjeuner. Et voilà ! conclut-elle en ouvrant les mains comme pour présenter une
évidence. Au cours du déjeuner, je suis tombée amoureuse.
Ty éclata de rire. Ce type avait une stratégie absolument parfaite. Pour la première fois, il se
faisait un plaisir de le rencontrer.
Le serveur revint avec leur vin, le leur versa. Lui, il se tenait toujours les côtes. Isabelle finit
par lui donner une tape sur le bras.
— Ty ! Ce n’est pas drôle ! C’était le destin. Je trouve toujours quelque chose de génial quand
je vais chez Tiffany et ce jour-là c’était lui.
C’était tellement… Isabelle !
— Et où est-il ce soir, ce don du ciel ?
— Sa mère est arrivée aujourd’hui, sa sœur aussi, répondit-elle, le front soucieux. Elles ne
s’entendent pas très bien, alors il dîne avec elles, pour faire tampon.
— Courageux, en plus ? Il a toutes les qualités. Tu as bien choisi, ma douce.
Il goûta son vin avec satisfaction. Son énorme éclat de rire avait effacé sa jalousie. Maintenant,
il pouvait savourer le bonheur d’Isabelle sans arrière-pensées.
— Explique-moi le programme des festivités, demanda-t-il.
— Tout commence demain soir avec un cocktail et un buffet pour les familles et les proches.
On leur apporta leur repas. Ty découpa la première bouchée saignante de son steak en écoutant
Isabelle décrire le planning.
— Vendredi soir, répétition de la cérémonie. Le reste des invités sera arrivé dans la journée,
alors au lieu d’un dîner ce sera encore un buffet, à 20 heures. Le mariage est à 16 heures samedi,
avec la réception ensuite. Il y aura une harpiste pendant la cérémonie, et un groupe pendant la
réception. J’espère que Jack voudra bien chanter.
La phrase se termina comme une question, Ty comprit que ce serait à lui de demander à son ami
de se produire. Il fit oui de la tête, la bouche pleine, et elle enchaîna :
— Ensuite, dimanche, il y a un brunch à midi, puis, Matt et moi, nous partons en Grèce.
Il fit tourner le vin dans son verre en observant :
— Une sacrée logistique. Je peux faire quelque chose pour t’aider ?
Elle braqua sur lui son merveilleux regard bleu.
— Je suis contente que tu le proposes. En fait, c’est tout simple. J’ai besoin que tout le monde
passe un excellent moment. Cela compte énormément pour moi, Ty.
Elle battit des paupières, une expérience hypnotique à laquelle il n’avait jamais pu résister.
— Le problème, reprit-elle, c’est que la mère de Matt… Disons qu’elle a un caractère difficile.
Promets-moi d’être charmant, histoire de la mettre de bonne humeur.
— Check, dit-il en faisant mine de prendre note. Première mission : charmer la maman
désagréable de Matt. Ensuite ?
— Eh bien, la personne avec qui elle est le plus désagréable, c’est la sœur de Matt, alors je
voudrais que tu la prennes sous ton aile. Elle te plaira, tu verras. Elle est intelligente, belle,
absolument adorable.
— Deuxième mission : être gentil avec l’adorable sœur de Matt. Cela risque d’être rude, mais
je ferai de mon mieux.
Isabelle lui décocha son sourire le plus innocent.
— Elle essaie de se remettre d’une rupture assez moche, alors si tu veux être très gentil…
Il eut un sourire équivoque en agitant les sourcils.
— Une fille adorable, qui vient de se faire plaquer, et que je rencontre à un mariage ? Tu
gaspilles mes talents, ma douce. N’importe quel amateur pourrait emporter le morceau.
Elle cessa de sourire et le regarda bien en face.
— C’est exactement pour cela que je m’adresse à toi. Elle est fragile en ce moment. Je la remets
entre tes mains parce que je sais que tu feras attention à elle.
Il mima la perplexité en se grattant la tête.
— Attends, je ne te suis plus, là. Il faut choisir : tu veux que je sois très gentil, ou que je fasse
attention ? Parce que les deux ne vont pas forcément ensemble, si tu vois ce que je veux dire.
Elle laissa échapper un sifflement irrité, comme une petite bouilloire en colère. Il se mordit les
lèvres pour ne pas sourire.
— Eh bien, trouve l’endroit où ils vont ensemble et fais ce que tu as à faire, ordonna-t-elle.
Sérieusement ! C’est important pour Matt, et pour moi, qu’elle ait un week-end de bonheur.
Il connaissait suffisamment Isabelle pour comprendre qu’elle ne s’inquiétait pas uniquement
pour la sœur de Matt. Elle se faisait aussi du souci pour lui, parce qu’il ne tournait pas la page de la
mort de Lissa, n’entamait pas de vraie relation avec une autre femme. Il vit tout de suite en quoi
consisterait sa véritable mission : rassurer Isabelle, pour qu’elle puisse profiter à fond du week-end
de son mariage sans penser aux problèmes des autres. Si, pour cela, il devait faire semblant de flirter
pendant quelques jours, pas de problème, il s’en chargeait. Gentiment, il lui pressa la main.
— C’est promis. Elle s’amusera, et les autres aussi. Tu peux compter sur moi.
Radieuse, elle posa un baiser sur sa joue.
— Tu es le meilleur !
Puis elle reprit son air soucieux en ajoutant :
— J’aimerais juste qu’elle s’entende avec sa mère. C’était une idée formidable de réunir tout le
monde dans la même maison, mais je…
Il leva la main pour l’interrompre.
— Attends une minute, quelle maison ? Et l’hôtel cinq étoiles que tu m’avais promis ?
— Je ne t’ai pas dit ? Papa a loué un petit château ! Tu imagines le casse-tête, quand on a dû
déplacer toute l’organisation à la dernière minute ?
Il sentit son cœur se mettre à battre sourdement dans sa poitrine. Sa propre voix résonnait
bizarrement à ses oreilles quand il répéta :
— Tu as déplacé… Mais ça devait être ici. A Paris.
— Aïe ! s’exclama-t-elle en pouffant. Je ne t’ai pas mis en copie du mail ? Ça s’est décidé il y a
quinze jours à peine. Papa a fait jouer son influence…
Non. Il était en train de faire un cauchemar.
— Isabelle. Ma douce. Ton mariage… ce sera où ?
— A deux heures à peu près…
— Dis-moi le nom de la ville.
— Amboise.
Inquiète, elle lui saisit la main.
— Ty, tu te sens bien ? On dirait que tu vas vomir !
5

Ty aurait dû adorer Amboise, ses pavés ronds, son château mythique, ses filles aux jambes nues
qui flânaient sur la place inondée d’un soleil couleur citron. Sauf qu’il avait trop de soucis pour
apprécier le tableau.
Le soir précédent, il avait réussi à se ressaisir suffisamment pour interroger Isabelle, et ses
pires soupçons s’étaient vérifiés. La fameuse sœur de Matt n’était autre que son pire cauchemar, la
seule, l’unique Victoria Westin.
Il n’avait rien dit. Il ne pouvait rien dire, il venait de donner sa parole qu’il ferait tout pour que
chacun s’amuse au mariage. Si Victoria, de son côté, ne savait pas encore qu’il serait présent, il la
forcerait à se taire, elle aussi. Et tant mieux s’il était obligé de lui tordre le cou pour la bonne cause.
La première étape serait de découvrir si elle s’attendait à le voir. Il eut sa réponse dès son
arrivée au manoir. Au moment où il franchit le seuil, il la vit qui descendait l’escalier d’un pas léger,
dans une robe d’été bleu ciel, ses cheveux clairs flottant sur ses épaules nues, un sourire joyeux aux
lèvres. Il se figea. Elle aussi. Elle voulut s’arrêter, faire demi-tour, mais comme les deux actions
étaient incompatibles elle s’emmêla les pieds et trébucha. Matt et Isabelle, qui s’embrassaient sur le
perron derrière lui, ne s’étaient encore aperçus de rien. Il se précipita, mit un genou en terre et se
pencha sur elle en la cachant de son corps.
— Faites semblant de ne pas me connaître, ordonna-t-il.
Puis, comme elle le fixait, muette de saisissement, il ajouta sèchement :
— Faites ce que je vous dis, nom de Dieu ! Je vous expliquerai plus tard.
Des pas derrière lui. Les autres entraient ! Il éleva la voix en roucoulant gentiment :
— Dites, ma belle, vous avez fait un sacré vol plané !
Matt se précipita en s’écriant :
— Vic, ça va ?
Comme elle restait sans réaction, les yeux braqués sur Ty, Matt le regarda à son tour,
soupçonneux, tout à coup. Avec une inquiétude assez bien jouée, Ty reprit :
— Elle est juste un peu sonnée. Dites quelque chose, pour voir.
La stratégie fonctionna. Matt se retourna vers elle. Ty en profita pour lui jeter un regard
menaçant. Son regard bleu se durcit et il la retrouva, pareille à elle-même : la garce intégrale.
— Je n’ai rien, dit-elle en se redressant. Matt, tu veux bien m’apporter un verre d’eau ?
— Tout de suite !
Il l’aida gentiment à se relever et fila vers la cuisine. Isabelle le suivit, avec un clin d’œil
d’encouragement à Ty… et ce fut l’affrontement.
— Vous avez dix secondes, lâcha-t-elle.
— Montrez-moi les jardins.
— Comment ?
— Quand ils reviendront, proposez de me montrer ces foutus jardins.
— Je ne vous montrerai rien d’autre que la porte !
Elle lui tournait le dos, prête à le planter là. Il lui barra la route et se força à lui parler poliment.
— Je vous demande de m’accorder cinq minutes, pour votre frère. Ecoutez-moi juste, et ensuite
vous ferez ce que vous voudrez.
Elle le foudroya du regard, il le lui rendit au centuple. Entre eux, l’air crépitait littéralement de
tension quand Matt revint. En un éclair, Ty passa de la menace à la séduction.
— Mais oui, si vous ne vous sentez pas trop secouée par votre chute, j’adorerais voir les
jardins. Isabelle m’en a tellement parlé…
Elle prit le verre d’eau que Matt lui tendait sans cesser de le fixer. Sur des charbons ardents, il
attendit sa décision. La dernière gorgée bue, elle laissa tomber :
— Il faudra que je te parle, Matt. Reste dans le secteur, d’accord ? Je reviens dans cinq minutes.

* * *

Vicky s’engouffra dans le couloir qui menait à la porte latérale. Elle sentait presque le souffle
de Tyrell Brown sur sa nuque. Il lui vint une envie terrible de se retourner pour lui balancer une gifle
d’anthologie. Que faisait-il ici ? A quoi jouait-il ? Pour son frère, avait-il dit, mais quel rapport
pouvait-il y avoir entre Matt et lui ? Attends, la coïncidence serait insensée mais… ce serait lui, le
vieux copain, le presque frère d’Isabelle ? Mais… ! En parlant du mariage auquel il se rendait, il
avait parlé, elle ne se trompait pas, il avait bien parlé d’avoir été amants, puis amis « en jouant sur
les deux tableaux » ? Il comptait peut-être cocufier Matt à la veille de son mariage ? Il n’imaginait
tout de même pas qu’elle allait le laisser faire ! Sa fureur s’intensifiait à chaque pas. Dès que la porte
se referma derrière eux, elle pivota vers lui en s’exclamant :
— Bon, écoutez-moi bien…
Rapide comme un serpent, il plaqua la main sur sa bouche.
— Fermez-la jusqu’à ce que je vous dise de parler.
Il jeta un regard à la ronde, vit la pergola et l’entraîna dessous. Dès qu’il la relâcha, elle plaqua
les deux mains sur sa poitrine et le repoussa de toutes ses forces.
— C’est quoi, votre problème !
Elle l’aurait poussé de nouveau mais il saisit ses poignets au vol et se pencha pour mettre son
visage au niveau du sien.
— Je vais vous dire, ma jolie : c’est vous, mon problème. Vous êtes comme un parasite, une
mycose : impossible de se débarrasser de vous.
— Mais c’est très simple, au contraire ! Vous n’avez qu’à partir ! Parce que si vous espérez
vous faire Isabelle sous le nez de mon frère…
— Me… faire Isabelle ?
Il lâcha ses poignets et se redressa de toute sa hauteur, le visage crispé de dégoût.
— Vous pouvez penser ce que vous voulez de moi, mais Isabelle est incapable de tromper qui
que ce soit. Elle n’est pas faite comme ça. Et elle est folle de votre crétin de frère.
— Mon frère n’est pas un crétin, articula-t-elle d’une voix menaçante. Il est formidable, et il
mérite ce qui peut lui arriver de mieux. Alors si vous faites un geste pour gâcher son mariage…
— C’est justement la dernière chose que je veuille faire. C’est pour cela que je me tue à essayer
de vous expliquer au lieu de vous étrangler comme j’aimerais le faire.
— Très bien ! lança-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Expliquez !
Il inspira à fond en faisant un effort pour se maîtriser.
— Bon. Jusqu’à hier soir, je ne me doutais pas que Matthew J. Donohue, troisième du nom, était
votre frère. Isabelle ne m’avait pas dit que le mariage se déroulerait ici. Je pensais que c’était à
Paris.
Il perdit momentanément le contrôle de lui-même et, les deux mains plongées dans ses cheveux,
s’exclama :
— Si j’avais su que, vous et moi, nous allions au même endroit, je… je me serais jeté de
l’avion !
Il croyait peut-être l’amadouer avec ce genre de déclaration ? Elle se contenta de le toiser avec
un petit reniflement méprisant. Il inspira à fond, se calma, et reprit :
— Le problème, c’est qu’Isabelle tient énormément à ce qu’il n’y ait pas de frictions ce week-
end. Elle veut que tout se passe bien et que tout le monde s’amuse. Elle m’a demandé de faire mon
possible dans ce sens et je lui ai promis.
Vicky laissa échapper un petit rire.
— Vous, le maître des cérémonies ? Pitié !
Tyrell Brown lui jeta un regard méprisant.
— Croyez-moi quand je vous dis que vous ne savez rien de moi, répliqua-t-il sèchement. Et
vous ne saurez jamais rien de moi. Mais, sur ce point au moins, je crois que nous pouvons tomber
d’accord : nous voulons tous deux que Matt et Isabelle soient heureux le jour de leur mariage. S’ils
ont l’impression que nous sommes sur le point de nous entre-tuer, ils ne le seront pas. Alors voilà ce
que je vous demande : soyez aimable avec moi. Rien de plus. Cela n’a pas à être sincère. Et moi
aussi, je serai aimable avec vous.
Etre aimable avec lui, rien que cela ! Au cours des dernières quarante-huit heures, il l’avait
effrayée, excitée comme jamais, humiliée, rejetée, houspillée, bousculée, et maintenant il lui donnait
des ordres. Il osait lui demander d’être aimable pendant les quatre jours à venir ? Hors de question !
Mais en même temps… elle voulait que tout soit parfait pour le mariage de Matt.
— Même si j’acceptais une idée aussi grotesque, mon frère me connaît trop bien. Je doute de
pouvoir lui jeter de la poudre aux yeux.
— Oui, bon, Isabelle me connaît assez bien, elle aussi. Nous allons devoir nous montrer
convaincants.
Il croisa les bras et ajouta, moqueur :
— Elle veut que je flirte avec vous. Elle s’attendra à ce que vous flirtiez en retour.
— Impossible, décréta-t-elle, catégorique.
Il la dévisagea avec une moue ironique.
— Croyez-moi, je serais capable de flirter avec une souche.
— Oh ! Je vous crois, répliqua-t-elle en le détaillant avec la même ironie. Mais moi, je ne suis
pas sûre de pouvoir flirter avec un abruti.

* * *

Tiens, la petite dame avait du répondant ? Très bien ! Ty la laissa savourer l’instant… et
l’abattit en plein vol.
— C’est pour cela que maman vous a envoyé faire du droit. Elle voyait bien que vous feriez une
comédienne lamentable.
C’était un coup bas. En la regardant blêmir, il eut presque de la peine pour elle, et quand elle se
ressaisit aussitôt il fut à deux doigts de l’admirer. Lorsqu’elle releva le menton, il sut qu’il l’avait
manipulée à la perfection. Avec un mépris écrasant, elle articula :
— Tout ce que vous pouvez faire, je peux le faire mieux.
Il avait gagné, et tant pis si sa riposte lui donnait de nouveau envie de l’étrangler. Elle lui tourna
le dos et s’éloigna à grands pas. Il mourait d’envie de la suivre, pour la secouer comme un prunier, la
renverser sur son genou et lui administrer la fessée qu’elle méritait. Il résista. Après tout, il avait
remporté le round, même si cela le hérissait qu’elle ait eu le dernier mot. Cette femme était…
odieuse. Et la prochaine fois qu’il la verrait il devrait être aimable avec elle.

* * *

— Tu vas voir, murmurait Vicky entre ses dents. Je vais brûler les planches, je vais remporter
un fichu Oscar pour mon interprétation d’une jeune femme qui tombe amoureuse folle d’un débile. Je
serai si convaincante que tu y croiras aussi ! Et là, quand tu craqueras pour moi à ton tour, et tu
craqueras, tu verras, là, je t’enverrai paître. Je te plaquerai devant tout le monde au petit déjeuner
dimanche matin. Je les laisserai croire que c’est parce que nous avons couché ensemble, ce qui
n’arrivera pas, et que tu as été lamentable. Je ne le dirai pas comme ça, bien sûr, mais je le
suggérerai, et tout le monde comprendra.
Elle s’arrêta net en réprimant un gémissement. Tout le monde comprendrait… y compris sa
mère.
Cette dernière avait déjà gâché le dîner de la veille en critiquant, de A à Z, la stratégie qu’elle
avait adoptée au cours du procès. Matt avait dû intervenir. Aujourd’hui, elle allait devoir lui
annoncer la grande nouvelle : le plaignant logerait sous le même toit qu’elles pendant tout le week-
end. La situation risquait de remettre en cause leur capacité à mener le procès en appel. Sa mère
serait furieuse. Assez furieuse pour faire le scandale qui gâcherait tout pour Matt et Isabelle ? Non,
cela, elle ne pourrait pas le supporter.
Elle trouva Matt là où elle l’avait laissé, au pied des marches. Isabelle, blottie dans ses bras, la
regarda s’approcher en souriant. Le cœur de Vicky se serra. Quoi qu’il arrive, elle ne pouvait rien
faire qui puisse ternir ce sourire.
— Tu as vu maman ? demanda-t-elle à son frère.
— Elle est là-haut, dans sa chambre. Tu voulais me parler ?
— Non, en fait, je voulais dire un vrai bonjour à Isabelle, éluda-t-elle.
Mais Isabelle lui posa la question qui tue…
— Alors ? Que penses-tu de Ty ?
— Il est superbe !
Cela au moins, c’était vrai. Vicky prit son courage à deux mains et poursuivit :
— Tu l’as connu comment ?
— Par Jack, répondit Isabelle en riant. Ils sont amis depuis la nuit des temps. A les entendre, ils
ont mis le Texas à feu et à sang.
Elle riait. Puis, comme si elle craignait de donner une mauvaise impression de son ami, elle
reprit son sérieux pour ajouter :
— Il est très sensible. Il a perdu son épouse il y a sept ans et il ne s’en est jamais remis. Je
voudrais qu’il trouve la femme qui lui convient…
— Il a tout de même eu des petites amies depuis la mort de sa femme ?
— Juste moi. Nous sommes sortis ensemble quelques mois, puis nous avons décidé que nous
étions mieux en amis.
Sur un point au moins, Vicky était rassurée : la situation ne posait aucun problème à Matt, qui les
écoutait sereinement en jouant avec les boucles dans le cou de sa fiancée. Elle s’en voulut un peu
d’avoir mis Isabelle sur la sellette, mais en même temps, quand il s’agissait de protéger son frère,
elle était capable de bien pire. Et même de faire semblant de supporter Tyrell Brown !
— Ty a un ranch immense dans les collines du Texas, poursuivit Isabelle. Du bétail, des
chevaux, une quinzaine de cow-boys. Il gère le tout à l’ancienne, du haut de son cheval. Et en plus il
est intelligent : il a un doctorat !
Elle hochait la tête, déterminée à convaincre.
— Sa femme était très impliquée dans la protection des animaux, alors il compte créer un refuge
pour les bêtes, un truc énorme, presque un second ranch, en souvenir d’elle. C’est adorable, non ?
Effectivement. Cela dérangeait beaucoup Vicky de l’admettre, mais l’homme était intéressant.
Tout en contrastes, un cow-boy philosophe, un séducteur monogame. Un abruti sensible.
— Un type hors du commun, dit-elle.
Isabelle lui lança un sourire éblouissant, si contente de la réussite de son petit complot que
Vicky ne put s’empêcher de lui sourire en retour. Elle adorait Isabelle. Si cela l’enchantait à ce point
de penser que son ami fidèle et la sœur de son fiancé se plaisaient, d’accord, elle jouerait le jeu. Ce
ne serait que pour quatre jours, après tout.
— Bon, je dois parler à maman, ajouta-t-elle dans un soupir.
Gentiment, Matt lui pressa le bras.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Mais non, ça ira. File profiter de tes derniers instants de sexe avant le mariage.

* * *

— Ici ?
Adrianna interrompit son geste, le regard braqué sur Vicky dans le miroir de sa coiffeuse, le
gloss suspendu devant ses lèvres entrouvertes. Médusée, elle répéta :
— Tyrell Brown est ici ?
Vicky l’avait rarement vue prise de court à ce point. Si elle n’était pas aussi tendue, elle aurait
bien profité de ce petit moment de pur plaisir quelques minutes.
— Oui, répondit-elle. Il vient de me demander de faire comme si je ne le connaissais pas.
— Tu plaisantes.
— J’aimerais !
Elle expliqua la situation et vit les yeux de sa mère se plisser, calculateurs.
— Matt sait qu’Isabelle et lui ont été amants ?
— Oui. De ce côté, tout est clair. Brown cherche uniquement à leur éviter le stress de savoir que
nous sommes des adversaires. Il pense que cela gâcherait le mariage et je dois dire que, sur ce point,
je suis d’accord avec lui.
— Jusqu’où est-il prêt à aller pour que nous ne disions rien ?
Vicky la dévisagea fixement.
— Que veux-tu dire par là ? Tu te demandes s’il accepterait de régler le procès à l’amiable ? Tu
plaisantes, j’espère !
Sa mère la regarda, impassible, en clignant lentement des yeux.
— Je n’ai pas dit cela.
— Mais tu l’as pensé ! Enfin, maman… ce serait pire qu’un simple manque d’éthique. Ce serait
une honteuse manipulation, du chantage.
— Oh ! Je t’en prie !
Adrianna acheva de se maquiller, s’examina et se détourna du miroir en lâchant :
— C’était juste une idée, en passant. Ne me dis pas que cela ne t’était pas venu à l’esprit.
— Eh bien, non, justement.
Hors d’elle, Vicky alla se planter devant la fenêtre. De ce côté, on voyait les remparts du
château. Ce week-end allait être un enfer…
— Bon, si je dois participer à une mystification, il faut que j’en tire un bénéfice ! lança sa mère.
Si tu refuses de mettre la pression sur Brown, ce sera à toi de m’acheter.
Vicky se retourna lentement vers elle.
— Je dois t’acheter pour ne pas gâcher le mariage de Matt ?
Sa mère la dévisageait dans le miroir, toujours avec cet air d’avancer ses pions dans un jeu de
stratégie.
Vicky esquissa un petit sourire ironique.
— C’est bas, maman. Menacer de gâcher le bonheur de ton fils pour obtenir quelque chose de
moi…
— Une bonne avocate transforme chaque revers en avantage.
— Nous ne sommes pas au tribunal, répliqua sèchement Vicky. Nous sommes tes enfants !
— Oui, et le bien-être de mes enfants compte beaucoup pour moi.
Elle ignora la façon dont Vicky levait les yeux au ciel et enchaîna :
— Nous courons un gros risque, nous pourrions être obligés de nous retirer du procès en appel.
Je transforme ce qui pourrait être un revers professionnel et financier, pour moi comme pour le
cabinet, en une occasion de promouvoir ton bonheur en même temps que celui de Matt.
— Ah oui ? Et comment comptes-tu promouvoir mon bonheur ?
— Tu serais heureuse avec Winston.
Les poings de Vicky se crispèrent.
— Ne me parle plus de lui, maman ! Ce fumier m’a trompée. Nous étions fiancés et il a couché
avec une autre femme ! Tu l’as déjà oublié ?
— Tu dois comprendre que, pour Winston, ce genre de chose est un aspect normal de la vie d’un
couple. Ses parents avaient des problèmes sur le plan sexuel, alors son père a simplement cherché
ses satisfactions ailleurs et sa mère a fait semblant de ne rien savoir.
Vicky la dévisagea, abasourdie.
— Et cela ne te pose aucun problème ? C’est tout à fait normal de tromper son conjoint ?
— Bien sûr que non, mais Winston m’a tout expliqué, et il te l’expliquera aussi si tu acceptes de
l’entendre. Ensuite, vous pourrez trouver un arrangement qui vous conviendra à tous deux.
— Un arrangement ? Quand il sera en train de baiser d’autres femmes, je resterai sagement à la
maison devant la télé ? C’est ça que tu entends par « arrangement » ?
— Tu pourrais peut-être reprendre ta psychanalyse…
— Maman ! Il m’a trompée et c’est à moi de me faire analyser ?
— Franchement, est-ce que tu peux me soutenir que tu lui donnais tout ce qu’il était en droit
d’attendre ? Tu es inhibée sur le plan des émotions, Victoria, le Dr Burns le dit depuis des années.
Autant que je puisse voir, tu ne t’es jamais particulièrement intéressée au sexe.
Elle laissa passer quelques secondes avant d’ajouter :
— Faute de grives, un homme comme Winston devrait se contenter de manger des merles ?
L’estime de soi de Vicky se dégonfla comme un ballon crevé. Un merle. Sa propre mère la
voyait comme un misérable merle. Elle qui avait la repartie facile ne trouva rien à dire.
— Il est prêt à te reprendre, poursuivit sa mère en se tournant vers elle. Vous vous entendiez très
bien, tous les deux, vous sembliez même très amoureux. Je suis sûre que vous pouvez dépasser ce
petit malentendu.
Moins effondrée, Vicky aurait peut-être été sensible à la lueur de tendresse dans ses yeux.
— Victoria, Winston est très à l’aise financièrement. Sa famille a de l’argent, il fait une belle
carrière. Si tu l’épouses, tu n’auras jamais à lutter comme je l’ai fait après la mort de ton père. Pour
l’instant, tu as l’avantage parce qu’il se sent coupable. Tu peux exiger un contrat prénuptial très
généreux. Même si vous divorcez un jour, tu n’auras jamais de soucis.
Comme elle ne répondait pas, le visage de sa mère se durcit de nouveau.
— C’est ça ou rien, Victoria. Promets-moi de donner une autre chance à Winston, ou je file tout
droit voir Matt en exigeant qu’il mette le meilleur ami de sa fiancée à la porte.
Vicky baissa la tête, vaincue. Sa mère était impitoyable, elle le savait déjà, mais de là à… En
somme, elle la forçait à choisir entre faire de la peine à Matt tout de suite et souffrir elle-même à son
retour à New York. Une position intenable. Sauf que… Oui, il y avait une échappatoire possible.
New York, Winston était à New York. D’ici à ce qu’elle le revoie, le mariage serait terminé, sa mère
n’aurait plus de moyen de pression sur elle ! Sa mère était une excellente avocate, elle savait qu’un
engagement arraché de force n’avait aucune valeur.
Surtout, ne rien laisser paraître de son soulagement. Son triomphe, même ! Elle releva la tête,
croisa le regard de sa mère et hocha lentement la tête.
— Bien. Tu ne me laisses pas le choix. Si tu ne dis rien de tout le week-end, je donnerai une
autre chance à Winston.
Satisfaite, sa mère se mit à fouiller dans son coffret à bijoux.
— L’apéritif est à 18 heures, dans le jardin. Tu pourras me présenter à Brown.
— Pourquoi pas, si tu y tiens. Ton invité sera là ?
— Je ne l’ai prévenu qu’à la dernière minute, répondit distraitement sa mère en fixant une
boucle de diamant à son oreille. Il avait des rendez-vous qu’il ne pouvait pas annuler, il n’arrivera
que vendredi.
Vicky se dirigea vers la porte et s’immobilisa, une main sur la poignée.
— Au fait, Isabelle s’est mis en tête de nous jeter dans les bras l’un de l’autre, Brown et moi.
Elle lui a quasiment ordonné de me faire du plat. Je l’ai prévenu que je ferai mine de marcher, pour
faire plaisir à Isabelle.
Sa mère haussa un sourcil, assez contrariée.
— Ne t’avise pas d’aller plus loin. D’après Terry…
Terry avait été le second de Vicky au procès.
— … il a beaucoup de charme et un physique exceptionnel.
Elle acheva de fixer sa deuxième boucle et ajouta :
— Tu seras chargée de l’appel dans cette affaire. Ne franchis pas la ligne rouge. Si tu te laisses
déborder, je ne me priverai pas d’intervenir.
Vicky leva les yeux au ciel.
— Tout ce que tu verras entre nous sera complètement factice. Il me déteste et je ne le supporte
pas. Rien de ce qui pourrait se passer au cours de ces quatre jours ne changera la donne !
6

Un homme mince en habit noir déboucha habilement une bouteille de vin et l’aligna avec la
douzaine d’autres qui attendaient les invités sur le bar installé par le traiteur sur la terrasse. Tout était
prêt pour le cocktail d’inauguration du week-end.
Elle devrait se soûler, pensa Vicky, qui posait un regard morne sur la scène du haut de sa
fenêtre. Elle pourrait vomir sur Tyrell. Ou, mieux encore, sur sa mère. Elle pressa le front contre la
vitre. Ce week-end serait probablement le pire de toute son existence.
Isabelle parut sur la terrasse. Elle jeta un regard à la ronde, échangea quelques mots avec le
barman et alla inspecter les tables rondes disposées sur la pelouse. Quelqu’un dut l’appeler car elle
se retourna à demi, le visage épanoui dans un beau sourire. Un instant plus tard, Tyrell Brown la
rejoignait de sa démarche souple et décontractée. Le soleil dorait les mèches claires de ses cheveux.
Il cueillit un brin de lavande dans une grande jarre, le froissa entre ses doigts pour faire ressortir le
parfum et le glissa derrière l’oreille de son amie.
Dans son état d’esprit actuel, Vicky aurait presque voulu détecter un geste équivoque entre eux,
histoire de mettre fin à cette situation insupportable. Mais il n’y avait rien d’autre qu’une amitié
tendre et sincère. Tyrell Brown ferait n’importe quoi pour Isabelle, même prétendre qu’il craquait
pour une femme qu’il méprisait. Elle serra très fort les paupières pour retenir ses larmes. Qui ferait
cela pour elle ? Personne. Au fond, elle ne comptait pour personne. Il n’y avait eu que Matt, et
maintenant il l’abandonnait pour fonder sa propre famille. Il la laissait se débrouiller face aux Tyrell
Brown et Winston Churchill Banes de ce monde. Ce n’était pas juste.
Là-bas, Isabelle effleura la joue de Tyrell et fit un commentaire rieur, sans doute sur sa barbe de
trois jours, puis elle tourna les talons et disparut à l’intérieur. Les mains dans les poches, Tyrell
Brown la suivit des yeux. En voyant son expression, Vicky oublia un instant son propre chagrin. Elle
aurait juré qu’il ressentait la même solitude qu’elle, la même envie de compter aux yeux de
quelqu’un… Elle s’écarta brusquement de la fenêtre. Décidément, elle était lamentable ! Elle en était
à s’imaginer avoir quelque chose de commun avec ce sombre idiot. Stop ! Fini de s’apitoyer sur son
sort. Matt avait trouvé l’âme sœur et elle était heureuse pour lui. Il avait toujours cherché à la
protéger. Alors, cette fois, ce serait son tour de faire quelque chose pour lui.
Elle rejeta ses épaules en arrière en inspirant à fond. En fait, tout était très simple : on lui
demandait juste de faire bonne figure le temps d’un long week-end. Lundi matin, tout rentrerait dans
l’ordre, elle reprendrait pied dans son propre univers, qui n’était peut-être pas tout ce dont elle avait
rêvé mais qui restait très acceptable. Au moins, elle savait à quoi s’attendre chaque jour, sa vie était
toute tracée… en solitaire.
* * *

Ty lança un juron sonore. Il se tourna de côté, se cogna de nouveau le coude et réussit à lever
une main pour faire mousser ses cheveux. Penché sous la pomme de douche trop basse, il pesta tout
haut. Les Français n’étaient tout de même pas tous des nains fluets ! Si Jack essayait d’entrer dans un
bocal comme celui-ci, il y aurait du sport.
Bon, il était à peu près rincé et l’eau devenait tiède. Quoi, maintenant, on rationnait l’eau
chaude ? Une chance qu’il aime les douches courtes, autrement, il aurait fini par s’énerver.
Il coupa l’eau, retourna dans la chambre en laissant de larges empreintes mouillées sur le
parquet et rafla un drap de bain sur la pile posée sur la commode. Pourquoi ne rangeaient-ils pas les
serviettes dans la salle de bains ? Parce qu’elle était trop petite, bien sûr ! Bon, au moins, les
serviettes étaient grandes, épaisses et douces. Il se frictionna rapidement, laissa tomber la serviette
sur le sol, et s’étendit sur le grand lit pour contempler le plafond. Le décalage horaire alourdissait
ses paupières, une sieste lui aurait fait le plus grand bien… Mais ce n’était même pas la peine d’y
penser. C’était parti pour quatre jours de festivités. Dans dix minutes, il devait descendre au jardin et
se rendre agréable auprès d’une bande de gens qu’il ne connaissait pas et n’avait aucune envie de
connaître. De plus, il devrait se mettre en retrait et laisser Matt jouer le grand mâle dominant. Cela le
hérissait un peu, mais il le ferait. Pour Isabelle.
Il devrait aussi faire du charme à la mère de Matt, une femme tellement horrible que la garce
intégrale elle-même tremblait devant elle. Quelle perspective ! Et, pour couronner le tout, il était
censé conter fleurette à la garce en personne. Alors qu’il entendait encore sa voix lui demander s’il
était sûr, absolument certain, que Lissa avait repris conscience cette nuit-là. Sûr ? Certain ? La
question le rongeait depuis sept ans. Lissa avait-elle réellement ouvert les yeux pour lui demander de
la débrancher ? Ou éprouvait-il le besoin de se justifier, de chercher l’absolution au point de tout
imaginer ?
S’il avait inventé la scène, il n’y aurait pas d’absolution. Il devrait assumer le geste horrible
d’avoir fait mourir sa femme par pur égoïsme. Parce qu’il ne supportait pas de la voir comme ça, de
savoir qu’elle avait mal et de ne pas pouvoir la guérir. Nom de Dieu ! Il se leva d’un bond en se
prenant les cheveux à deux mains. Que Victoria Westin aille se faire voir avec ses questions ! D’un
geste brusque, il ouvrit la porte de l’armoire et arracha une chemise de son cintre. La bleue avec les
pressions de nacre, un cadeau d’Isabelle, l’idée qu’elle se faisait d’une chemise de cow-boy. Bon
sang ! Il donnerait n’importe quoi pour pouvoir partir à cheval dans ses collines en ce moment. Vivre
au grand air, à la dure pendant quelques semaines, loin de tout. Plutôt que d’être là à se pomponner
pour un apéritif à Amboise.
Il enfonça brutalement ses pieds dans ses bottes. Qu’ils aillent tous se faire foutre !

* * *

Alors même qu’elle tournait le dos à la porte vitrée, Vicky perçut le moment précis où Tyrell
Brown arrivait sur la terrasse. Elle écoutait Anna-Maria, une amie italienne d’Isabelle, leur décrire
avec son accent charmant la difficulté de trouver un équilibre entre ses études d’anthropologie et son
job d’appoint de danseuse exotique lorsque cette dernière s’arrêta au beau milieu d’une phrase et
poussa un « ohhhhh » très italien.
Vicky se retourna en sachant déjà ce qu’elle allait voir. Tyrell Brown se tenait juste devant la
porte, botté comme un cow-boy, sa chemise ringarde enfoncée dans un jean délavé, une barbe
naissante aux joues, les cheveux en désordre comme s’il venait juste de rentrer d’une rude
chevauchée. Il ne lui manquait que le stetson rabattu sur les yeux pour poser pour une pub Marlboro.
— Je t’avais prévenue, dit Isabelle.
— Oui, murmura Anna-Maria, mais je pensais que tu… comment dit-on… tu exagérais ?
Ses yeux sombres et langoureux parcouraient avec gourmandise l’anatomie de Tyrell Brown.
— Il est ici tout seul ? demanda-t-elle.
— Pour l’instant, répondit Isabelle, évasive.
Elle jeta un bref regard à Vicky et précisa :
— Je crois qu’il s’intéresse à quelqu’un.
— Oui, murmura Anna-Maria en promenant le bout de sa langue sur ses lèvres rouge vif. Moi.
Elle cueillit une seconde coupe de champagne sur le plateau d’un serveur, planta là Vicky et
Isabelle et fondit sur sa proie.
— Je ne peux pas lui en vouloir, fit remarquer Isabelle. J’ai eu la même réaction la première
fois que je l’ai vu. Mais elle n’arrivera à rien. Ty est l’homme d’une seule femme. Quand il a
quelqu’un en vue, les autres n’existent plus pour lui.
Là-bas, Tyrell Brown venait de repérer la beauté brune qui gravissait les marches de la terrasse,
le regard braqué sur lui. Ses lèvres se retroussèrent dans un sourire admiratif. Anna-Maria s’avança
en ondulant des hanches. Très décontracté, il la parcourut des yeux, prit la coupe qu’elle lui offrait, la
heurta légèrement à la sienne et but une longue gorgée.
Chaque geste contredisait ce qu’Isabelle venait d’avancer, nota Vicky, très en colère. Ce type
était en dessous de tout ! C’était sa propre idée : il était censé lui faire du plat à elle, pas distribuer la
marchandise à toutes les strippeuses aux gros seins qui se jetaient sur lui ! Bon, Anna-Maria avait
sûrement une foule d’autres qualités, mais c’était bien au niveau de sa poitrine que les yeux de Brown
revenaient se poser. Logique. Juchée comme elle l’était sur ses talons aiguilles, ses bonnets D lui
éclataient au visage, jaillissaient comme des champignons atomiques de sa robe de sirène rouge vif.
Et cette façon de rejeter ses cheveux sombres et lustrés en arrière sur ses épaules nues, de
lécher ses lèvres rubis pour faire briller son gloss ! Et voilà que — vraiment, elle était incroyable !
— elle posait la main sur la poitrine de Brown en tripotant les pressions de sa chemise. Cette fille ne
se refusait rien ! Et ce sombre crétin, trop content, faisait courir le dos de sa main le long du bras nu
de la sirène, lui glissait quelques mots à l’oreille, riait avec elle !
Vicky baissa les yeux sur sa propre robe trop sage en se mordant la lèvre. Ce fourreau de lin
blanc lui avait semblé absolument parfait, flatteur mais pas ouvertement sexy. Jusqu’à ce qu’Anna-
Maria débarque avec son décolleté. Et ses fines sandales sans talon, elle les trouvait jolies et
pratiques avant de voir les échasses qui prolongeaient les jambes admirables de l’Italienne ! Son
ventre se noua. Elle ne faisait pas le poids. Repoussée, niée, une fois de plus.
Puis elle se rappela que ce soir, et même tout ce week-end, ce n’était pas d’elle qu’il était
question. Que Tyrell Brown la trouve attirante ou non — et clairement, c’était non —, ce n’était pas
le propos. Cet abruti pouvait bien tomber dans les bras d’Anna-Maria, cela mettrait fin à cette idée
stupide de faire mine de se plaire. Elle se retourna vers Isabelle et lui lança la première question qui
lui vint à l’esprit :
— Comment as-tu trouvé cette maison fabuleuse ?
Isabelle se détourna de la scène de séduction qui se jouait sur la terrasse.
— Elle appartient à un ami de la famille, il la loue à des groupes en voyage organisé. Nous
avons eu de la chance, elle était libre, cette semaine.
Matt les rejoignit et se glissa derrière Isabelle en passant les bras autour de sa taille.
— Encore une heureuse coïncidence, dit-il par-dessus son épaule, avec un clin d’œil à Vicky.
Comme notre rencontre chez Tiffany’s.
Isabelle pivota entre ses bras et lui dit tout bas quelque chose que Vicky ne saisit pas. Matt
frotta son nez contre le sien. Oui ! Son petit frère macho frottait son nez contre celui de son amour, et
Vicky ne savait plus si elle devait rire ou pleurer. Elle éprouva juste un besoin urgent de prendre le
large. Leur tendresse toute simple et spontanée était comme une coulée d’acide dans une plaie vive.
Quand elle pensait à toutes les fois où on l’avait repoussée, rabaissée, rabrouée… Bon, la dernière
était à mettre sur le compte d’un homme qu’elle ne supportait pas et espérait ne jamais revoir de sa
vie, mais tout de même !
Discrètement, elle recula. Avec un peu de chance, les amoureux ne s’apercevraient même pas
qu’elle s’éclipsait. Au troisième pas, elle écrasa un orteil, la victime lança un juron sonore, elle se
retourna d’un bond. Bien entendu, il s’agissait de Brown.
Instinctivement, elle bondit de côté. Trop vite car elle perdit l’équilibre. Dans le geste qu’elle
fit pour se retenir, le champagne jaillit de sa coupe. Non, pitié, elle n’allait pas encore tomber ! C’est
alors qu’un bras solide s’enroula autour de sa taille et la plaqua contre une large poitrine.
— Fais donc attention, ma jolie, gronda la voix traînante de Tyrell à son oreille. Tu ne veux pas
te retrouver sur le derrière pour la seconde fois de la journée ?
Voilà. Le summum de l’humiliation. Mais non, pas encore le summum, car il confia aussitôt à la
ronde :
— Elle a de petits problèmes d’équilibre.
— Ah, sì ? lança la voix d’Anna-Maria avec une compassion assez louche. Maintenant, je
comprends pourquoi elle doit porter ces sandales. Ma nonna, ma grand-mère, doit aussi porter des
chaussures, comment dites-vous… ? Oui, orthopédiques, depuis qu’elle s’est cassé le col du fémur.
Vicky releva la tête, les yeux plissés. Cela, au moins, elle n’était pas obligée de l’encaisser. Ce
jeu-là, elle pouvait aussi y jouer. La fille d’Adrianna Marchand avait tété les insultes passives-
agressives avec le lait maternel, elle en mangeait encore tous les matins et se sentait parfaitement
capable de les redistribuer à l’heure de l’apéritif. D’un mouvement d’épaules, elle se dégagea du
bras de Brown. Puis elle prit un instant pour lisser sa robe et se retourna avec un sourire innocent.
— Anna-Maria, tu es toujours là ? Tu ne travailles pas ce soir ?
Les sourcils de la jeune femme se froncèrent — tout au moins autant que le permettait le Botox.
— Non, bien sûr. Pourquoi ?
Vicky promena un regard stupéfait sur sa tenue.
— Mais alors… pourquoi portes-tu une robe pareille à un apéritif ?
Le joli visage de l’Italienne se ferma. Sans relever son expression vexée, Vicky se retourna vers
Brown avec un petit air inquiet.
— Oh non, Tyrell, j’espère que je n’ai rien rayé. Je sais comment vous êtes avec vos bottes, les
cow-boys… là-bas sur Brokeback Mountain.

* * *

Deux points pour la garce intégrale, pensa Ty. Il souriait en la regardant s’éloigner, tête haute.
Bravo, elle avait frappé au cœur de la cible, pour Anna-Maria autant que pour lui. Mais lui, il
pouvait en rire, parce que n’importe quelle femme — et n’importe quel homme aussi — saurait au
premier coup d’œil qu’il n’était pas gay. Il n’avait aucun problème avec les gays, il ne faisait juste
pas partie de la confrérie.
La main d’Isabelle se posa sur son bras. Il détacha avec regret son regard de la silhouette de
Vicky pour se tourner vers elle. Oh non, elle se mordait la lèvre. Cela voulait dire qu’elle se faisait
du souci pour lui, pour Vicky, et probablement pour Anna-Maria aussi, même si la pauvre se situait
probablement plus bas sur la liste de ses priorités. Cela n’allait pas du tout, il ne faisait pas
correctement son boulot. C’était la soirée de lancement des festivités du mariage, Isabelle devait
s’amuser ! Matt s’étant écarté pour discuter avec le père d’Isabelle, il en profita pour passer le bras
autour des épaules de son amie en la serrant gentiment contre lui.
— Isabelle, mon cœur, je crois que c’est la plus jolie soirée de toute ma vie.
Ouf, il avait réussi à la faire sourire.
— Je note que tu dis « la plus jolie », remarqua-t-elle pourtant, pas « la meilleure ».
— Eh bien, tous les espoirs sont permis ! La soirée commence à peine, elle va sûrement
s’animer un peu.
Il éclata de rire en la voyant bouder, et poursuivit :
— Ne te fais aucun souci pour moi. Tu as mis une foule de jolies femmes en rayon, si je n’arrive
pas à en décrocher une, ce sera ma faute.
Le rire d’Anna-Maria jaillit près de lui, incroyablement sensuel. Il faillit lui lancer un clin
d’œil, se ravisa juste à temps. Il n’était pas libre de ses mouvements, ce soir, il ne pouvait pas lui
sortir le grand jeu, l’attirer dans sa chambre, lui retirer cette robe couleur de camion de pompiers. Ce
n’était pas dans son cahier des charges. Au lieu de s’amuser, il devait faire semblant avec la garce et
se coucher tout seul.
Bon, il fournirait ce que l’on attendait de lui, mais il ne se priverait pas de rire un peu. Quand on
l’asticotait, Vicky ripostait à boulets rouges, et il entendait bien en profiter. Cela ne compenserait pas
la perte d’une nuit torride avec la strippeuse, et il devrait faire très attention qu’Isabelle ne remarque
pas son manège, mais ce serait beaucoup plus intéressant.

* * *

A voir Pierre Oulette, le père d’Isabelle, on pouvait penser que cinquante-cinq ans, c’était le bel
âge pour un homme. Avec les fils argentés qui brillaient dans ses épais cheveux bruns, ses yeux bleus,
son visage régulier et bronzé, il était tout bonnement irrésistible. Les femmes devaient se jeter à ses
pieds, pensa Vicky en lui serrant la main. Beau, sportif, il rayonnait de confiance en lui. Et cet accent
français !
— Matt me dit que vous êtes avocate, déclara-t-il dans un anglais excellent, et que vous sortez
d’un procès difficile.
— Oui. Je suis très contente d’en avoir terminé.
— Vous aimez votre travail ?
Impossible, dans ce contexte, de donner autre chose qu’une réponse polie.
— J’y trouve des satisfactions.
— C’est de famille, lança Matt d’un ton léger. Mon grand-père était avocat, et maman continue à
plaider alors qu’en tant que cofondatrice du cabinet elle pourrait se reposer sur ses lauriers.
Il jeta un coup d’œil au sourire crispé de Vicky et conclut :
— C’est un travail stressant. Beaucoup de pression.
Pierre lui sourit à son tour en murmurant gentiment :
— J’espère que vous pourrez au moins vous détendre, pendant ce week-end.
— Ce serait formidable, répondit-elle en sachant déjà que cela n’arriverait pas.
Comme pour confirmer son appréhension, Tyrell Brown rejoignit leur groupe en s’écriant avec
un large sourire :
— Pierre ! Ça fait longtemps !
L’interpellé lui serra la main, visiblement très heureux de le voir.
— Ty ! Trop longtemps, oui. Tu vas bien ?
— Très bien. Les parents envoient leurs bons baisers.
— Ils sont toujours en Floride ?
— Ils viennent d’acheter un appartement à Key West. Ils traînent avec Jimmy Buffett.
Vicky jeta un regard interdit à Isabelle, qui s’approchait à son tour. Celle-ci leva ses yeux bleus
au ciel en glissant :
— Les parents de Ty profitent vraiment de leur retraite.
— C’est la version édulcorée, renchérit celui-ci. En fait, ils revivent leur jeunesse. Ils se sont
précipités devant l’autel à dix-sept ans, juste avant que mon grand-père ne les y traîne de force. Ils
ont passé les trente années suivantes à élever deux gars déchaînés et quelques milliers de têtes de
Longhorn. Maintenant, c’est moi qui me charge des Longhorn, et ils rattrapent le temps perdu.
— Que sont ces… Longhorn ? demanda Anna-Maria, qui éprouvait une certaine difficulté à
prononcer le mot.
— Des vaches, expliqua Isabelle.
— Je t’en prie, chérie ! Du bétail, corrigea Tyrell avec une grimace douloureuse.
— Mais oui, je me souviens, dit-elle avec un sourire innocent. Les vaches, c’est les filles, et les
bœufs, les garçons.
Anna-Maria sembla enfin comprendre.
— Le bœuf, comme pour le steak, sì ?
Isabelle hocha la tête avec enthousiasme.
— Et les vaches, c’est pour le lait !
Rayonnante, elle leva les yeux vers Tyrell comme si elle attendait ses félicitations.
Vicky se mordit la lèvre pour ne pas sourire de son regard peiné. Il ne voyait donc pas que sa
grande amie se moquait de lui ?
— Tu as compris l’essentiel, ma douce, dit-il.
Puis, en s’adressant au groupe qui les entourait, il demanda :
— Vous avez vu l’article du New York Times sur Isabelle ?
— Non ! protesta celle-ci en agitant les mains. L’article était sur Vidal, je suis juste son
assistante.
— Rien du tout ! Tu es le génie créatif derrière tout ce qu’il a fait ces deux dernières saisons.
Malgré elle, Vicky s’attendrit un petit peu. Convaincu qu’Isabelle venait de se ridiculiser en
trahissant une ignorance abyssale, Tyrell cherchait à la mettre en valeur sur un autre plan. Pierre dut
comprendre la manœuvre, lui aussi, car il posa une main amicale sur l’épaule de Brown en assurant :
— Mais si, Isabelle, Vidal dit souvent que tu l’inspires dans ses créations. Il ne partagerait pas
le feu des projecteurs si tu ne le méritais pas.
— Il est encore un peu mesquin dans le partage, renchérit Tyrell. Je ne sais pas ce qu’il attend
pour te prendre comme associée.
— Je suis tout à fait d’accord avec vous.
La voix d’Adrianna ! Instinctivement, Vicky se raidit.
Souriante, sa mère s’avança.
— Pour avoir la reconnaissance que tu mérites, ma chère Isabelle, il faut te lancer en solo.
Vicky se hérissa. Assistante d’un grand créateur, c’était déjà beaucoup ! Mais rien n’était jamais
assez bien pour Adrianna Marchand ! Elle se calma un peu en voyant qu’Isabelle n’était pas du tout
vexée.
— Merci pour le vote de confiance, dit cette dernière, mais j’ai encore beaucoup à apprendre.
Avec le charme tout simple qui la caractérisait, elle passa en mode hôtesse, présenta Adrianna à
son père, à Anna-Maria et, en dernier lieu, à Tyrell. Là, Vicky retint son souffle. Cette rencontre
présentait toutes sortes d’écueils… Mais sa mère sourit en tendant la main à Tyrell, qui la serra
brièvement, le visage fermé. De la part d’un homme qui souriait aussi facilement, cela revenait à la
rembarrer, songea Vicky. Mais, comme personne d’autre qu’elle ne semblait en avoir conscience, elle
parvint à se détendre.
L’équipe du traiteur commençait à diriger les invités vers le buffet installé sur la terrasse. Le
groupe se disloqua paisiblement, Matt emmena Isabelle, Pierre marcha près d’Adrianna en bavardant
avec elle, et Anna-Maria s’empara du bras de Tyrell, y écrasa ses seins stupéfiants et chercha à
l’entraîner, lui lançant un sourire de connivence. Mais il ne bougea pas d’un pouce. Il fit même pire :
il offrit son bras libre à Vicky. Celle-ci s’y accrocha, prenant un certain plaisir à voir s’allumer une
lueur de rage dans les yeux de la belle Italienne. Et tous trois se dirigèrent lentement vers la terrasse,
Anna-Maria pépiant dans son anglais d’écolière, Tyrell Brown répondant de temps en temps et Vicky
les ignorant tous deux. Elle regardait surtout le superbe rosbif qu’un serveur découpait en tranches
ultra-fines. Surprise de voir que Brown était un invité du mariage, elle n’avait eu aucun appétit au
déjeuner. Ce soir, elle mourait de faim.
Dès qu’ils atteignirent le buffet, elle abandonna ses deux compagnons et se prépara une assiette
somptueuse. Asperges, petits fours salés et crudités, en ajoutant deux tranches de rosbif. Avec tout ce
qu’elle endurait en ce moment, elle pouvait bien s’autoriser un plaisir coupable ! Puis elle se retira à
une table un peu à l’écart, près de la pergola, pour s’empiffrer en paix.
La première tendre bouchée de viande n’était pas encore dans sa bouche que Tyrell posait son
assiette sur la table et se laissait tomber sur la chaise en face d’elle en déclarant :
— Je ne voudrais pas vous inquiéter, mais j’ai entendu une rumeur comme quoi le bœuf serait
mauvais pour la santé.
Ce sourire impudent ! Elle lui décocha son regard le plus hostile et mordit délibérément dans
son rosbif, mâcha lentement, et fit passer avec une généreuse gorgée de cabernet.
— Le bœuf est une religion en France, fit-elle remarquer. Il ne faut pas froisser les indigènes. Et
puis, en petites quantités, c’est une source de protéines valable.
— Et, si on le fait passer avec un bon vin, c’est carrément délicieux, déclara-t-il en levant son
verre.
Elle ne se donna pas la peine de le contredire, mais inclina la tête sur le côté en le dévisageant
avec attention.
— Vous avez changé quelque chose, non ? Ah si, je sais… Vous avez retiré la strippeuse qui
vous collait à la peau.
Il la considéra en souriant.
— Elle est un peu collante, je vous l’accorde, mais ce n’est pas forcément un problème.
— Collante ? Cette femme vous scellerait un aliment sous vide.
— Allons. Vous êtes juste fâchée parce qu’elle a insulté vos chaussures.
— Si vous pensez que sa réflexion avait le moindre rapport avec mes chaussures, vous êtes plus
obtus que je ne le pensais.
— Vous voulez dire qu’elle vous provoquait ? demanda-t-il, l’air stupéfait. Pourquoi ferait-elle
une chose pareille ?
— Mon Dieu, je ne sais pas. Elle est peut-être juste méchante.
— Je ne l’ai pas trouvée méchante. Plutôt gentille, en fait.
— Oui. Je suis sûre qu’elle sera très gentille avec vous pendant tout le week-end, si vous le lui
demandez.
Il se renversa contre le dossier de son siège et la contempla d’un air pensif.
— Cela me fait mal de le dire, observa-t-il enfin, mais je commence à croire que vous avez un
côté sarcastique.
— Qui, moi ? Pas du tout !
— Je crois bien que si. C’étaient tout de même des commentaires assez cinglants, tout à l’heure.
Cette histoire de Brokeback Mountain. Certains cow-boys pourraient très mal le prendre.
Cette fois, elle s’autorisa à rire.
— Vous auriez vu votre tête !
— J’avais probablement l’air abasourdi. Qui aurait cru qu’en France, le pays de la maturité, je
devrais affronter une attaque aussi infantile ?
Elle sourit sans la moindre gêne.
— Tant que vous vous y reconnaissez… Au fait, comment va votre pied ?
— Oh ! Bien, très bien.
Il jeta un regard à son assiette et suggéra :
— Vous ne voulez pas compter vos calories avant de les prendre à bord ?
Le choc la redressa sur sa chaise.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Je suis grosse ?
— Oh, moi, je passe ma vie en compagnie de bêtes énormes. Le citoyen lambda de la côte Est
pourrait avoir un autre cadre de référence, si vous voyez ce que je veux dire.
Elle le dévisagea quelques instants… et partit d’un grand éclat de rire. Il ne réalisait donc pas
qu’il venait d’ouvrir la porte à une palette somptueuse de reparties sur les cow-boys et leurs rapports
intimes avec les animaux de ferme ! Les piques défilèrent dans sa tête, si vite qu’elle ne sut laquelle
lancer en premier… Elle n’avait pas encore fait son choix quand Matt et Isabelle les rejoignirent. En
voyant leur bonne humeur, Isabelle lança joyeusement :
— Dites, vous avez l’air de passer un bon moment. Tu ne trouves pas, Matt ?
Celui-ci semblait nettement plus sceptique, mais ne fit aucun commentaire.
— Et Vicky est belle comme un cœur, ce soir, enchaîna Isabelle. Tu ne trouves pas, Ty ?
— Absolument ! Belle comme une ponette !
Le sourire qu’il lui lança semblait parfaitement sincère. Ravalant un commentaire sur les poneys
et les cow-boys qui les aimaient, Vicky agita la main avec modestie.
— Franchement, dit-elle avec conviction, si tous les Texans sont aussi charmants que Ty, je
m’installe à Austin.
Isabelle pouffa, ravie de voir son plan se réaliser. De son côté, Matt scrutait le visage de Vicky
avec inquiétude. Que pouvait-elle faire de plus pour le convaincre qu’elle s’amusait ? En désespoir
de cause, elle lança un sourire de connivence à Tyrell, inclina la tête vers le quatuor qui jouait une
valse sur la terrasse, et murmura :
— Je veux bien vous accorder une danse, finalement.
Sans la moindre hésitation, il se leva d’un bond et lui tendit la main.
— Ne vous faites aucun souci pour vos deux pieds gauches, ma belle. Je m’occupe de tout !
* * *

Le crépuscule avait métamorphosé le jardin. De jour, il était délicieux, à la nuit tombante, il


devenait intime et romantique. De petits points de lumière brillaient dans les arbres, des bougies
vacillaient sur les tables. Le buffet avait disparu et quelques couples dansaient sur les dalles de la
terrasse.
Vicky, qui savourait à l’avance la perspective de voir Tyrell Brown se ridiculiser en se
balançant comme un ours, laissa échapper un hoquet de saisissement quand il l’enlaça avec aisance.
Son regard capta le sien, sagace et amusé, comme s’il lisait dans ses pensées, sa main solide se posa
au creux de son dos et il l’entraîna dans une valse… une valse comme elle n’en avait jamais connu.
Dans un sens, elle fut déçue de le voir échapper à une humiliation bien méritée, dans un autre…
ils flottaient si légèrement, leurs pas s’accordaient si bien, leurs doigts se mêlaient comme s’ils
étaient amants ! Elle aurait dû se douter qu’il savait danser, vu sa sublime coordination physique. Sa
souplesse de chat, comme si le monde n’était qu’une extension de son corps. Un chat, ou plutôt un
tigre. Sous sa paume, elle sentait les muscles de son épaule, et aussi une légère tension dont elle
captait la vibration. Un chat pouvait avoir l’air parfaitement détendu, assoupi, même, juste avant de
bondir sur sa proie…
Jamais elle n’avait vécu une valse comme celle-ci, tout en intuition, chaque mouvement coulant
de source. C’était… romantique. Après quelques circuits sur la terrasse, elle réussit tout de même à
murmurer :
— Il ne faut pas vous en vouloir, je suis sûre que vous vous en sortez très bien avec les danses
folkloriques.
La paume de son cavalier glissa plus bas et l’attira vers lui. Elle se retrouva la joue plaquée
contre sa poitrine. Elle faillit reculer d’instinct, mais au diable les réflexes conditionnés, c’était trop
bon. Elle glissa le bras autour de son cou et continua à danser avec lui comme l’eau coule dans le lit
d’un ruisseau.
— Isabelle nous regarde, murmura-t-il. Essayez d’avoir l’air de savoir vous y prendre. Nous ne
sommes pas dans un entraînement de Zumba.
Elle sourit sans répondre. Dommage qu’il soit un tel abruti, il aurait presque fini par lui plaire.
Il était drôle, et on était si bien, appuyée contre son torse musclé…

* * *

Ty avait un peu de mal à se souvenir qu’il détestait la femme qui était dans ses bras. Elle dansait
comme une reine. Souple, sexy, elle le suivait comme s’ils habitaient la même peau. Même au
moment du procès, il n’avait pas pu s’empêcher d’admirer sa démarche : son pas décidé quand elle
entrait en salle d’audience, sa maîtrise de l’espace entre les témoins, le jury et le juge. Il ne
l’avouerait jamais tout haut, bien sûr. Tiens, c’était curieux. La seule pensée du procès aurait dû le
crisper, mais il se sentait tout à fait paisible. Il aimait danser, et cette partenaire idéale ne ressemblait
plus du tout à une garce.
Ce n’était sûrement pas une bonne idée de la serrer aussi étroitement contre lui, mais il n’avait
pas voulu qu’elle le voie sourire de sa pique sur les danses folkloriques. Ou qu’elle le surprenne à
contempler la petite mèche brillante et rebelle qui flottait sur sa tempe. Et surtout, surtout, qu’elle
réalise que, s’il ne la détestait pas tant, elle en viendrait même à lui plaire…
Le fait de la serrer contre lui présentait d’autres problèmes. Elle n’était peut-être pas une bombe
ambulante comme Anna-Maria mais la façon dont son corps s’imbriquait au sien, le mouvement de sa
hanche contre lui… Tout cela n’allait pas tarder à déclencher une certaine réaction.
Pourtant, il ne s’écarta pas. Il laissa même sa main dériver encore plus bas, jusqu’à ce que son
auriculaire repose sur la courbe supérieure de son derrière, et lui caressa doucement, paisiblement le
dos, du pouce, à travers l’étoffe de sa jolie robe. Il ne le lui dirait pas, bien sûr, mais cette robe lui
plaisait infiniment mieux que la seconde peau écarlate d’Anna-Maria. Avec l’Italienne, il ne restait
plus rien à découvrir ! Il faillit se mettre à rire. Décidément, il pouvait dire adieu à sa jeunesse si une
avocate maigre en robe sage l’excitait davantage qu’une strippeuse en chaleur. Jack rirait comme une
hyène, s’il le voyait en ce moment !
La musique s’arrêta. Comme il n’avait plus aucun prétexte pour plaquer sa cavalière contre lui,
il la lâcha, recula d’un pas… et vit son regard se poser droit sur son entrejambe. Dommage qu’il n’ait
pas porté un jean plus ample. Elle allait rougir, faire semblant de n’avoir rien remarqué… Mais non !
Elle leva les yeux vers les siens, un sourire s’épanouit sur son visage, ses yeux bleus se plissèrent de
plaisir. Il en aurait presque rougi !
Stop ! Il devait absolument tout arrêter avant de se laisser entraîner trop loin. Les sourcils
froncés, il gronda :
— Vous devriez avoir honte. Vous deviez bien vous y attendre, non, à force de vous frotter
contre moi ? Je suis un homme, et hétéro, je le précise ! Et vous vous permettez des réflexions sur
Anna-Maria !
Un instant, l’attaque la laissa bouche bée, puis elle riposta avec énergie :
— C’était vous qui vous frottiez contre moi ! Et vous me faisiez des papouilles.
— Moi ? Je ne vois pas comment j’aurais pu, votre poitrine était écrasée contre moi. A croire
que vous essayiez de grimper dans ma chemise.
Ses jolis yeux bleus s’arrondirent. Outrée, elle protesta :
— Je… Mais non ! Et vous me faisiez des papouilles dans le dos.
Il la regarda d’un air de compassion.
— Ma douce, on ne peut pas faire des papouilles sur un dos, ça n’existe pas. Je suis triste pour
vous si votre expérience est limitée au point de vous faire décoller dès que l’on pose la main sur
vous, mais croyez-moi, ce que nous venons de faire ensemble, ce n’était pas du sexe.
La musique avait repris. Jusqu’ici, ils avaient parlé bas, mais il sentit qu’elle allait élever la
voix. Il se hâta donc de la reprendre dans ses bras en l’entraînant dans une autre valse, l’éloignant de
Matt et Isabelle, qui, la main dans la main, venaient de se joindre aux danseurs. Elle ne se dégagea
pas mais siffla comme un chat :
— Je n’ai pas dit que c’était du sexe !
— Mon cœur, les règles sont peut-être différentes à New York, mais chez moi les papouilles
sont des préliminaires. Le fait de se frotter contre un homme en dansant aussi. Comme je suis un
gentleman, je suis prêt à admettre que vous ne mesurez pas bien les conséquences de vos gestes.
C’est le problème des enfances surprotégées. Mais, si vous voulez un conseil, je vous dirai de faire
attention aux signaux que vous envoyez. Un autre homme pourrait vous traiter d’allumeuse.
La poitrine de Vicky se gonfla d’indignation. Comme il la serrait de nouveau étroitement contre
lui, il profita à fond du phénomène. C’était un vrai plaisir de la faire marcher !
— Vous, articula-t-elle entre ses dents, soit vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites, soit
vous êtes un crétin arrogant. Dans un cas comme dans l’autre, vous ne m’attirez pas du tout et je ne
cherche pas à vous allumer. Votre érection est entièrement votre problème, pas le mien.
— Mais ça vous excite, non ?
Elle eut un petit sursaut de surprise, si sexy qu’une décharge électrique le transperça au niveau
de l’entrejambe. Elle voulut lever la tête, sans doute pour lui arracher le cœur avec les dents, mais il
fut plus rapide : d’un geste vif, il plaqua son visage contre sa poitrine.
— Doucement, la belle. Il n’est pas question de m’arracher mes vêtements en public.
— Dans vos rêves !
Il ravala son rire et prit un ton de regret pour lui glisser :
— Je sais que ce sera dur à entendre et je le regrette sincèrement, mais je ne peux pas coucher
avec vous cette nuit.
Puis, comme elle postillonnait, furieuse, il précisa :
— Ce n’est pas que vous n’êtes pas jolie, dans un style un peu décharné et intellectuel, c’est
juste que, bon, vu les circonstances, je ne peux pas assumer les complications. Vous, amoureuse folle
de moi, vous imaginez le casse-tête ?
Cette fois, il était allé trop loin. Les doigts que Vicky posait sur son cou, ces doigts qui venaient
de jouer avec son col pendant toute la valse précédente, se transformèrent en pinces. Une douleur
violente lui transperça l’épaule, si inattendue qu’il lui lâcha le visage. Aussitôt, elle se redressa, un
éclair dans le regard.
— Espèce de…
— Souris, murmura-t-il. Ton frère est juste derrière toi.
7

Quel culot ! Cet égocentrique monomaniaque croyait qu’elle avait envie de lui ! Bon, peut-être,
dans un moment de faiblesse, sous l’emprise de la musique, des lumières romantiques et de l’érection
spectaculaire pressée contre une zone érogène, avait-elle, pendant un instant d’égarement, ressenti un
certain désir. Cela ne lui donnait pas le droit de croire… Bref ! Cela lui apprendrait à baisser sa
garde avec lui ! Matt tapotait l’épaule de Tyrell Brown.
— Je peux ?
Vicky prit une grande inspiration, décocha un dernier regard assassin à son cavalier en rut et se
retourna pour sourire à son frère.
— Mais bien sûr !
Parce que leur mère y tenait, ils avaient suivi ensemble des cours de danse de salon pendant des
années. Leurs pas s’accordèrent sans la moindre hésitation. Au bout de quelques instants, elle n’eut
plus à se forcer pour sourire.
— Bonsoir, toi, dit-elle. Belle soirée.
Il lui décocha un sourire radieux.
— Isabelle a tout fait, moi, je n’ai eu qu’à arriver à l’heure.
Il s’interrompit un instant, puis demanda :
— Et toi, ça va ? Tyrell n’est pas trop lourd ?
— Mais non !
Et, parce qu’elle savait combien il tenait à ce qu’elle apprécie ce week-end, elle s’obligea à
ajouter :
— Il se comporte en parfait gentleman, pourquoi ?
— Oh ! Pour rien. Des anecdotes que j’ai entendues sur lui et Jack. Ils ont beaucoup traîné
ensemble, avant le mariage de Jack, il y avait toujours une foule de femmes autour d’eux…
— Non, c’est vrai ?
Le nombre de femmes fréquentées par Jack McCabe était légendaire, mais Tyrell Brown… Il
avait été marié, puis en deuil. Si elle cernait bien le personnage, il n’était pas encore sorti de la
phase de repli sur soi. Quand avait-il trouvé le temps de séduire la moitié de la population du Texas ?
Avant Lissa ?
— D’après Isabelle, il était fou de sa femme et il ne s’est pas remis de sa mort, reprit Matt. Va
savoir comment on peut réagir à un chagrin pareil ! C’est peut-être plus facile de sauter dans le lit
d’une foule de jolies femmes. Je ne sais pas, et j’espère bien ne jamais le découvrir !
Vicky se surprit à chercher Tyrell Brown du regard. Elle le trouva sur la pelouse, en train de
valser avec Isabelle. Il renversa sa partenaire en arrière, ce qui lui arracha un petit cri ravi. Il riait, la
lumière des bougies arrachait des reflets à ses mèches blondes, à la boucle argentée de son ceinturon,
à la nacre des pressions de sa chemise. Une chemise qui lui allait comme un gant. Difficile dans ce
contexte de le voir comme un veuf inconsolable, et pourtant il avait bien perdu l’amour de sa vie.
Aujourd’hui, il affrontait un nouveau deuil : Isabelle mariée ne serait plus la même amie qu’Isabelle
célibataire. Même s’ils restaient proches, il occuperait une place très secondaire dans sa vie. Vicky
était malheureusement bien placée pour le comprendre ! Cela la dérangeait de partager quoi que ce
soit avec lui mais… en levant les yeux vers son frère, son meilleur ami, elle sut exactement ce
qu’éprouvait Tyrell Brown.

* * *

Doux-amer… Ty n’avait jamais saisi le sens profond de ce mot. Ce soir, en regardant Isabelle
s’éloigner de lui, en renonçant à une précieuse tendresse qui avait fait son temps, il le découvrait
dans toutes ses nuances. Doux-amer, c’était éprouver de la joie alors même que l’on sentait son cœur
se briser. Cela vous gonflait la poitrine tout en y creusant un gouffre.
Il se secoua en jetant un regard à la ronde. Il ne cherchait pas Vicky, évidemment. D’ailleurs, il
ne la voyait nulle part. Elle n’était ni sur la terrasse où le quatuor avait posé ses instruments le temps
d’une pause, ni sur la pelouse, ni à l’une des tables. Il recula négligemment de quelques pas, histoire
de se dégourdir les jambes, et jeta un coup d’œil sous la pergola. Il y faisait très sombre mais il ne
détectait aucun mouvement à l’intérieur.
Il devrait peut-être faire un tour du rez-de-chaussée du manoir ? Il pourrait repérer les toilettes,
ou juste se promener en ne cherchant pas Vicky. Là ! Non, c’était Adrianna Marchand, et elle venait
droit sur lui. Il faillit s’éclipser mais se ravisa. Cette femme lui fichait la frousse, mais il refusait de
trahir la moindre faiblesse en l’évitant.
— Monsieur Brown, dit-elle en se campant devant lui. J’espérais que nous aurions l’occasion
de parler un peu.
Vue de près, elle était superbe. Des yeux d’un bleu profond, des cheveux blonds coupés avec
classe, un corps presque aussi parfait que celui de sa fille. Il comprenait très bien comment elle avait
pu attraper quatre maris — et aussi pourquoi trois d’entre eux n’avaient pas tenu la distance ! Il glissa
les pouces dans les poches de son jean, inclina la tête sur le côté et lâcha de sa voix la plus
traînante :
— Je ne vois pas de quoi nous pourrions parler.
Cette rebuffade indolente ne sembla pas impressionner la Reine des glaces.
— Je suppose que Victoria vous a déjà expliqué qu’elle assurerait le procès en appel dans votre
affaire ?
Tiens, tiens !
— Et alors ? demanda-t-il d’un air blasé.
— Je suis sûre qu’elle a également mentionné son fiancé.
— Celui qui a des problèmes avec sa braguette ? s’enquit-il en haussant un sourcil. Elle l’a
mentionné, oui. Au passé.
— Leur séparation est très temporaire, je peux vous le garantir. Victoria va accepter ses
excuses.
— Ses excuses ? Il compte les formuler comment ? « Je suis absolument désolé que tu aies su
que je baisais ailleurs, chérie. La prochaine fois, je m’arrangerai pour être plus discret. »
Il secoua la tête, l’air dégoûté, et ajouta :
— Quel genre de mère voudrait voir sa fille épouser une larve pareille ?
Ce fut comme si une couche de verglas voilait le regard d’Adrianna.
— Vous ne savez rien de moi, monsieur Brown. Et, malgré la façon dont vous vous êtes affiché
avec ma fille en dansant, vous ne savez rien d’elle non plus. Il lui faut un homme comme Winston.
— Aucune femme n’a besoin d’un homme qui la trompe, votre fille moins que toute autre. Elle
est intelligente, belle à tomber et elle a un sacré sens de l’humour. Elle n’aura que l’embarras du
choix.
— Si vous pensez qu’elle vous choisira, vous vous trompez.
Son regard froid le parcourut, des cheveux aux bottes, et ses lèvres se retroussèrent dans un
sourire dur.
— Vous n’êtes pas son genre, monsieur Brown. Ne laissez pas cette comédie de séduction vous
monter à la tête. Après ce week-end, vous ne reverrez jamais Victoria.
Il sentit la moutarde lui monter au nez. Ce n’était pas qu’il tienne à revoir Vicky. Il s’amusait
beaucoup à la tourmenter, mais il n’était pas question d’autre chose — et d’ailleurs il la détestait.
Mais il voulait bien être damné s’il laissait cette odieuse bonne femme lui dicter sa conduite. Il lui
décocha donc son sourire le plus enjôleur, celui qui faisait fondre la femelle la plus endurcie, garanti
sur facture. Il laissa son regard se noyer de tendresse… et vit ses yeux s’arrondir. Il lui laissa un
instant pour se faire à une nouvelle idée… et se pencha un peu vers elle en envahissant son espace.
Elle retint son souffle. Il s’inclina encore plus près. Quand ses lèvres effleurèrent presque ses
cheveux, il lui glissa à l’oreille d’une voix absolument torride :
— Si j’étais vous, mon cœur, je n’en serais pas si sûre…

* * *

Cela devait faire mal, non, de se promener avec un balai dans le fondement ? D’accord, cela
vous donnait un sacré maintien, mais tout de même, Ty n’avait jamais vu un dos aussi droit que celui
d’Adrianna Marchand quand elle s’éloigna à grands pas. Un peu tard, il se souvint qu’il avait promis
de lui faire du charme. Tant pis ! Il y avait une limite au nombre de femmes abrasives et coincées
qu’il pouvait éblouir en un week-end. Il avait déjà assez à faire avec Vicky. Isabelle devrait trouver
quelqu’un d’autre pour s’occuper de la mère de Matt.
Il jeta un nouveau regard à la ronde, en continuant à ne pas penser à Vicky. Il ne la voyait
toujours nulle part… mais un chuchotement l’appelait vers la pergola !
— Pssssst !
S’était-elle glissée là pendant qu’il avait le dos tourné ? D’un pas tranquille, comme s’il se
promenait sans destination particulière, il s’approcha, passa à l’intérieur. Il avait à peine franchi le
seuil que deux bras sortis des ténèbres se nouèrent à son cou en le ployant en avant, des lèvres fermes
et souples se rivèrent aux siennes, une langue dégourdie s’élança dans sa bouche… Un éclair de désir
le transperça de haut en bas.
Vicky avait vraiment envie de lui ! Sans réfléchir, il empoigna ses fesses à deux mains, la
plaqua contre lui et se mit à l’embrasser comme un fou. Il avait perdu la tête et il s’en fichait. Son
pouls battait à ses oreilles, sa verge luttait pour s’échapper de son jean. Il souleva la jeune femme
dans ses bras et l’allongea dans l’herbe, bien décidé à la prendre là, tout de suite, sans leur donner le
temps de réfléchir. Elle se laissa faire, bras et jambes mêlés aux siens. Il releva sa robe sur son
derrière, plongea la main dans son string, qui se brisa comme un fil. Elle gémissait, se tordait, se
frottait contre son érection. Il promena ses lèvres ouvertes sur sa joue, enfouit son visage dans son
cou et… aspira une énorme bouffée du parfum d’Anna-Maria !
Son recul instinctif ne le mena pas très loin car de fines chevilles lui emprisonnaient les cuisses.
D’une main, Anna-Maria déboutonnait son jean. L’autre main, rapide comme un serpent, se glissa à
l’intérieur et se referma sur lui. Fichues pulsions incontrôlées ! S’il avait réfléchi, ne serait-ce qu’une
seconde, il aurait réalisé que les fesses qu’il pétrissait étaient trop rondes, la poitrine palpitante, trop
ample ! Le halètement frénétique — celui qui ne venait pas de lui — avait un accent italien !
Il fit preuve d’une volonté surhumaine : il détacha sa main du sein somptueux qu’il tenait et
s’empara du bras que la torride Italienne enfonçait dans son jean jusqu’au coude.
— On ralentit un peu, ma belle, articula-t-il contre ses lèvres gonflées.
— Mais tu es si dur, gémit-elle.
La formule eut le don de le durcir encore plus. Il eut du mal à reprendre son souffle.
— C’est vrai. Et on peut dire que tu sais t’accrocher.
Il fit un nouvel effort pour déloger son bras.
— Allez, mon cœur. Lâche ça avant qu’il ne soit trop tard.
Elle tint bon, en le caressant avec art. Il décida de changer d’approche.
— Tu ne veux pas gaspiller ça, dis ? Nous pouvons en faire meilleur usage dans un des grands
lits à l’étage.
Cette fois, elle dressa l’oreille.
— Tout de suite ?
— Très vite, en tout cas.
Si elle ne le lâchait pas rapidement, il était fichu. A contrecœur, elle céda. Il soupira, déchiré
entre le soulagement et le regret, roula sur le dos et resta immobile un instant, n’osant pas rajuster sa
tenue — le moindre contact le ferait exploser.
Anna-Maria se redressa sur les genoux. Les yeux de Ty avaient eu le temps de s’habituer à la
pénombre de la pergola, et il discerna le globe blanc de son sein nu. Elle suivit son regard, prit son
sein au creux de sa main, le souleva… se lécha le pouce et le passa sur le mamelon, puis souffla
légèrement pour qu’il se dresse. Il sentit sa bouche s’assécher. Satisfaite, elle rangea son sein dans sa
robe avec un petit bruit de gorge si sexy que, malgré lui, il braqua son regard sur sa bouche. Le bout
de sa langue pointa, caressa ses lèvres pleines, elle se pencha, plus près, plus près, jusqu’à ce que sa
bouche soit à deux centimètres de la sienne, et articula, avec cet accent torride auquel aucun homme
— surtout un homme dans son état ! — ne pourrait résister :
— Ton lit ou le mien ?
Il avala sa salive.
— Disons le tien, chérie. Et vite.
8

Ty ressortit du manoir par la porte principale et fit discrètement le tour du bâtiment pour
retourner au jardin. Pierre et Adrianna dansaient ensemble sur la terrasse, Matt et Isabelle étaient
installés à une table avec une bande d’amis. Les autres, par petits groupes, bavardaient près de la
fontaine ou sur les bancs entre les parterres de fleurs. Personne ne semblait s’être aperçu de son
absence.
D’un pas vif, il traversa la pelouse et s’engouffra dans la pergola. Là, il prit juste le temps de se
passer les mains dans les cheveux et de vérifier que sa braguette était bien fermée, puis il émergea
tranquillement à la lumière des torches, les pouces glissés dans les poches de son jean.
Il n’avait pas fait dix pas que Vicky fonçait déjà sur lui, les narines gonflées de rage.
— Qu’est-ce que vous êtes allé dire à ma mère ? s’écria-t-elle.
Il savait bien qu’il n’aurait pas dû sourire, mais il prenait un tel plaisir à la mettre dans tous ses
états !
— Venez, on danse, dit-il en lui prenant le bras pour l’entraîner vers la terrasse.
Elle s’arc-bouta, si résolument que ses pieds laissèrent une traînée dans l’herbe.
— Danser ? Sûrement pas ! Je vous ai posé une question !
— Et j’y répondrai. Sur la piste de danse.
Il tira de nouveau son bras, et, avec un soupir excédé, elle se décida à le suivre. Dès qu’ils
furent sur la terrasse, il l’attira à lui, et fut assez surpris quand ils se fondirent sans à-coups dans la
danse. Dès que le rythme s’emparait d’elle, elle se détendait. Perplexe, il se demanda comment cela
pouvait être aussi bon de danser avec une femme que l’on détestait.
Tout en tournoyant, il surveillait discrètement la porte. Il n’était pas très fier de lui : il avait
vraiment failli monter rejoindre Anna-Maria. Heureusement, il s’était ravisé à temps et était allé tout
raconter à Isabelle, en la suppliant de le sortir d’affaire. Elle lui avait promis d’intervenir, mais,
comme elle s’était déjà débarrassée d’Anna-Maria une fois dans la soirée sous un prétexte fallacieux
— il comprenait mieux maintenant pourquoi l’Italienne n’avait pas été présente au dîner —, elle ne
pouvait pas garantir que son intervention serait efficace.
Anna-Maria pouvait donc surgir à tout instant en exigeant qu’il tienne parole et la rejoigne dans
son lit. Lors de leur dernière rencontre, il lui avait échappé de justesse avec sa vertu intacte, et il ne
pouvait pas prendre le risque de se retrouver seul avec elle. Il devrait donc se cramponner à Vicky
toute la soirée, et tant pis si elle n’appréciait pas.
— Alors ? lança-t-elle, les yeux étincelants de colère sous ses sourcils froncés. Qu’avez-vous
dit à ma mère pour la mettre en rage ? Elle refuse de m’expliquer.
Il avait très bien compris comment il fallait s’y prendre avec elle : toujours changer la donne,
toujours la surprendre. S’il cédait d’un centimètre, elle ferait son avocate et il se laisserait tout de
suite déborder.
— Ce que vous devriez me demander, répliqua-t-il d’un ton impatient, c’est ce que votre mère
m’a dit, à moi !
Elle le foudroya encore du regard plusieurs secondes.
— Très bien. Ma mère vous a donc dit… ?
— La première chose, c’est que vous vous chargeriez de l’appel du procès. Pourquoi ne pas
m’avoir prévenu ?
Elle baissa les yeux.
— Je ne pensais pas que vous voudriez parler de l’affaire, répondit-elle. D’ailleurs, en discuter
ensemble serait une faute d’éthique.
Ah ? Voilà qui l’arrangeait plutôt !
— Très bien, n’en parlons pas ! dit-il aussitôt. Elle m’a aussi expliqué que Winston et vous,
vous étiez le couple idéal.
Là, elle allait sûrement reprendre du poil de la bête. Bingo ! Elle releva brusquement la tête en
articulant d’une voix blanche :
— Elle a dit ça ?
— Elle l’a formulé autrement, mais le sens y était.
Il crut l’entendre grincer des dents.
— Vous vous rendez compte qu’elle m’a fait promettre de donner une autre chance à Winston,
faute de quoi elle ferait un scandale pour exiger votre départ ? lança-t-elle, la voix tremblante
d’indignation. Et tant pis si elle gâchait le mariage ! Quel genre de mère fait un chantage pareil à sa
fille ? Et quelle mère cherche à forcer sa fille à épouser un fumier qui la trompe ?
— C’est précisément la question que je lui ai posée. Et voilà ce qui l’a mise en rage.
Un instant, elle resta bouche bée… puis, spontanément, elle lui offrit un sourire magnifique.
— C’est vrai ?
C’était fou, ce qu’elle avait l’air douce, quand elle souriait. Et cet air stupéfait, vulnérable…
Troublé, il détourna la tête. Elle se comportait comme si personne ne l’avait jamais défendue
auparavant !
— C’était…
Elle s’interrompit, s’éclaircit la gorge et murmura :
— Je comprends mieux.
Il s’abstint de préciser qu’il avait quasiment annoncé à Adrianna qu’il comptait séduire sa fille.
— Oui, elle a un sale caractère, conclut-il.
Victoria n’ajouta rien. Sa joue reposait sur sa poitrine, son corps ployait et tournait avec la
musique. Il frotta sa propre joue contre ses cheveux — pas parce qu’ils étaient si soyeux, bien sûr,
mais juste parce que sa peau le démangeait. Dans sa nuque, il sentit ses doigts recommencer à tripoter
son col. Quant à son érection… c’était une bonne chose qu’elle ne la dérange visiblement pas, parce
qu’elle semblait installée pour la soirée.

* * *

Si seulement ils pouvaient danser toute la vie, pensait Vicky. Tout serait si simple, elle n’aurait
pas à affronter les yeux revolver de sa mère, ou à souffrir de perdre Matt, ou même à s’inquiéter de
croiser un jour Winston dans un cocktail à New York. Elle pourrait juste laisser sa tête posée là, sur
la large poitrine de Tyrell Brown.
Il ne semblait pas la détester autant quand ils dansaient. Il se moquait d’elle, bien sûr, il lui
lançait des piques, mais il lui souriait, aussi. Un sourire comme une arme de destruction massive :
quand il le braquait sur une femme, elle était sûrement prête à toutes les folies. Prête à boire ce vin
qui vous monte si vite à la tête, à s’interroger sur la différence entre l’empirisme et le rationalisme…
Bref, à oublier toutes ses inhibitions au point de faire l’amour dans un avion.
Cela faisait encore mal qu’il l’ait repoussée, mais en fait c’était en partie sa faute : elle aurait
dû tirer les conséquences de son expérience avec Winston et l’envoyer paître la première. A l’avenir,
elle ne serait plus aussi bête. Et, comme elle aurait toute la vie pour appliquer la bonne stratégie, elle
pouvait bien s’accorder cet instant. Juste un petit moment pour faire comme si Tyrell la serrait contre
lui parce qu’il l’appréciait, et comme si l’érection contre sa hanche n’était pas juste une réaction
automatique à la proximité d’un être du sexe opposé…
— Ah, tu es là, chéri !
L’accent italien si sexy fit voler en éclats le rêve agréable dans lequel elle se perdait. Elle leva
la tête. Anna-Maria arrivait à toute vapeur, sa poitrine fendant les danseurs comme la proue d’un
vaisseau brise-glace. Elle fondit droit sur Tyrell et, exactement comme si Vicky n’était pas là, elle
enroula un bras autour de sa taille et se haussa sur la pointe des pieds pour lui chuchoter de façon très
audible :
— Pardon, mon chéri, je t’ai fait attendre. Isabelle m’a suppliée de faire une course pour elle,
c’était important, je ne pouvais pas refuser.
— On ne refuse rien à la mariée, convint-il, magnanime. D’ailleurs, si tu dois l’aider pour autre
chose…
— Non, fini ! protesta-t-elle avec un geste sec de la main. J’ai fait ma part, les autres peuvent
prendre leur tour.
Elle lança un regard appuyé à Vicky avant de se retourner vers lui avec gourmandise.
— Toi et moi, nous avons… comment disent-ils dans les films ? Nous avons un business
inachevé.
La phrase heurta Vicky comme un jet d’eau froide en pleine figure. Cela ne pouvait vouloir dire
qu’une chose : Isabelle avait interrompu ces deux-là alors qu’ils s’apprêtaient à se retirer dans une
chambre. Voilà qui expliquait cette érection insubmersible ! Elle se raidit, chercha à s’écarter de
Tyrell. Pendant qu’elle tissait un fantasme romantique, ce fumier ne faisait que tuer le temps en
attendant de pouvoir monter avec Anna-Maria. Stupide ! Elle n’apprendrait donc jamais ?
Pouvait-elle encore sauver la face ? Elle se força à sourire, chercha discrètement à se dégager.
Voilà, elle s’éloignerait vers le bar, ils se retrouveraient seuls tous les deux et ils pourraient passer
aux choses sérieuses. Sauf qu’elle n’arrivait pas à se libérer. Bizarrement, Tyrell s’accrochait à elle
comme un homme qui se noie en bredouillant des prétextes confus, des excuses, l’obligation de se
lever tôt le lendemain, un rendez-vous de golf, ou de yoga… Il parlait de plus en plus vite, l’air
sincèrement désolé…
Vicky serra les dents. Cherchait-il à punir Anna-Maria de l’avoir fait attendre ? Bien décidée à
ne pas servir de pion dans son petit jeu, elle plaqua les mains sur ses épaules et poussa de toutes ses
forces. Rien à faire, il ne céda pas d’un pouce et resserra même son emprise. Il hochait la tête d’un
air de regret et Anna-Maria le dévisageait, les yeux ronds, comme si elle ne parvenait plus à traduire
l’explication fleuve qu’il lui servait.
Vicky vit l’instant où la sulfureuse Italienne renonçait à argumenter et optait pour une approche
plus directe. Elle empoigna la ceinture de Tyrell Brown et, de toutes ses forces, chercha à le haler à
l’intérieur du manoir. Sans résultat. Il était plus fort qu’elles deux réunies, ses bottes restèrent
fermement plantées sur les dalles. Cela aurait pu durer longtemps si la voix d’Isabelle n’avait pas
retenti :
— Lilianne ! Jack !
Toutes les têtes pivotèrent vers la porte vitrée que le couple célèbre venait de franchir.
Vicky laissa échapper un soupir involontaire. Elle avait vu des centaines de photos de Jack et
Lil McCabe, à la télé, dans le journal, dans la revue People — son petit plaisir coupable —, mais ils
étaient encore plus éblouissants en chair et en os. Surtout Jack, en jean délavé et T-shirt blanc
moulant, ses cheveux noirs rejetés en arrière encadrant son visage régulier et ses incroyables yeux
vert jade. Elle en aurait presque salivé. Lil aussi était très belle avec la crinière noire et bouclée qui
ruisselait sur sa tunique floue. Ce visage sublime aux yeux couleur de violette ! Le bras de Jack — et
quel bras ! — s’enroulait autour de sa taille, une taille qui, quel scoop, exhibait le bombement d’une
grossesse !
Isabelle se précipita pour les étreindre, Matt serra la main de Jack, embrassa Lil, et un instant
plus tard ils se tournaient tous les quatre vers eux. Leurs regards interdits se braquèrent sur Anna-
Maria, qui tirait toujours la ceinture de Tyrell, sur Vicky pressée contre sa poitrine. La bouche
d’Isabelle s’arrondit de stupéfaction, la mâchoire de Matt se crispa, mais Jack et Lil ne manifestèrent
aucune surprise. Lil lança un sourire compatissant à Vicky, et Jack éclata de rire.

* * *

Ty jura tout bas. Evidemment ! Jack devait forcément arriver au moment où il se trouvait dans
une position humiliante ! Résigné, il libéra Vicky, décrocha calmement les doigts d’Anna-Maria de
son jean. Sans un regard pour Jack, il s’avança vers Lil et l’étreignit amicalement en lui lançant :
— Voilà la plus belle ! Tu te sens comment ?
— Belle comme un camion tout neuf, répondit-elle en riant.
Son sourire engloba Anna-Maria et Vicky et elle ajouta, en haussant un sourcil :
— J’ai l’impression que tu es très occupé.
— Que veux-tu, ma douce. Un exemplaire de moi ne suffit pas à la demande.
Il ne releva pas le petit rire moqueur de Vicky. Ce n’était pas elle qui l’inquiétait, pour l’instant,
mais Isabelle. A voir sa tête, elle recommençait à s’énerver. Elle allait encore lui en vouloir, et
d’ailleurs ce serait mérité. Après s’être engagé à faire son possible pour que tout se déroule dans la
joie et la bonne humeur, il avait réussi en un temps record à fâcher Adrianna, frustrer Anna-Maria,
irriter Vicky et mettre les mariés mal à l’aise. Et on n’était encore que jeudi !
9

Des traînées roses coloraient le ciel à l’est quand Vicky déroula son tapis de yoga sur les dalles
fraîches de la terrasse. Des moineaux matinaux pépiaient dans un cerisier proche. Dans la lumière
pâle de l’aube, les contours du jardin semblaient un peu flous, la pergola, les bancs, le Cupidon de la
fontaine. Tout était merveilleusement paisible.
Tournée vers l’horizon qui s’éclairait d’instant en instant, elle remplit ses poumons d’air frais et
pur, pressa ses paumes l’une contre l’autre comme pour la prière, leva les bras vers le zénith et
entama souplement sa première salutation au soleil.
Les mouvements s’enchaînèrent, de nouveaux moineaux rejoignirent le chœur matinal. Couchée
sur le dos, elle prit la posture de la charrue, les jambes passées derrière sa tête. Elle entendit la porte
de la terrasse s’ouvrir sans s’en préoccuper. Le personnel venait sans doute ranger après la fête.
C’était un peu dommage de gâcher une si belle solitude mais elle fit un effort, réussit à maintenir sa
concentration…
— Joli. Très joli, dit une voix traînante.
Tyrell ! Il se tenait près d’elle, le regard braqué sur son derrière, les mains sur les hanches,
approbateur. Dans un sursaut, elle ramena ses jambes devant elle et se redressa en grondant :
— Qu’est-ce que vous faites debout à une heure pareille ?
— Je pourrais vous poser la même question. Il faut dormir pour être belle !
Elle plissa les yeux, vexée.

* * *

Ty resta impassible. Après une nuit horrible passée à se retourner dans son lit, détestant et
désirant cette femme tour à tour, il pouvait bien s’amuser un peu !
— Enfin, vous n’avez pas besoin de ça…, précisa-t-il, mais un peu trop tard.
Prosaïque tout à coup, il ajouta :
— Poussez-vous, faites-moi de la place.
Les lèvres de Victoria se pincèrent et elle resta où elle était, les yeux braqués sur lui d’un air de
défi. Mauvaise idée car, les défis, il les relevait toujours ! Avec un sourire tranquille, il parcourut son
corps des yeux en s’attardant sur ses seins, la jonction de ses cuisses, ses longues jambes si
délicieuses… Puis il fit le parcours inverse en prenant bien son temps et remonta jusqu’à ses joues
écarlates et ses yeux bleus furieux.
Bon, cela aussi, c’était une mauvaise idée. Il avait eu ce qu’il cherchait, il avait réussi à la faire
rougir, mais à cause de cette tenue de yoga moulante qui soulignait le moindre détail de son anatomie,
il se retrouvait une fois de plus en érection. Pleinement, et très visiblement. Et c’était grotesque ! Il ne
voulait pas être attiré par elle !
Pire encore que cette manie de se retrouver au garde-à-vous, un autre aspect de la situation
commençait sérieusement à l’inquiéter : Victoria Westin l’intéressait. Il y avait tant de contradictions
chez elle ! Pétrie de tensions, elle pouvait aussi fondre et s’attendrir délicieusement, comme quand
elle avait su qu’il venait de la défendre face à sa mère. Et elle était si imprévisible ! Il venait de la
déshabiller des yeux. Coincée comme elle l’était, elle aurait dû filer aux abris sans demander son
reste. Au lieu de quoi elle se mit calmement en position du lotus et lança son premier coup de griffe
de la journée.
— Vous avez déjà fini d’écrire dans votre journal de gratitude, ce matin ?
Ses yeux innocents semblaient parfaitement sincères quand elle précisa :
— Vous espérez vous souvenir de l’esprit en communion avec les petits oiseaux ?
Ce fut son tour de se vexer.
— Dites tout ce que vous voulez de moi mais ne touchez pas à Oprah, marmonna-t-il.
— Elle va peut-être vous donner votre propre rubrique ? « Les interrogations philosophiques
d’un Cro-Magnon cow-boy » ?
Bravo ! Enchanté par la formule, il réussit à transformer son rire en sourire de compassion.
— Vos chakras doivent être mal alignés, vous êtes hostile, lui fit-il remarquer.
Elle haussa un sourcil sans daigner répondre. Elle fit même pire : elle se mit à le déshabiller
des yeux à son tour, en passant en revue ses cheveux hérissés, ses joues envahies de barbe, son T-
shirt troué, le tapis de yoga qu’il portait sous le bras, ses pieds nus… puis elle remonta en le
détaillant en sens inverse. Franchement, il devait avouer qu’elle avait la manière. Et elle n’avait
même pas cillé en passant sur l’érection qui tendait son survêtement. Et voilà que, d’un petit coup
d’œil dédaigneux, elle indiquait justement ce problème.
— Vous n’êtes pas censé appeler le médecin si cela dure plus de quatre heures ?
— Seulement si on a pris du Viagra, ma douce. Et ce que vous voyez là, c’est tout moi, sans
assistance chimique.
Il agita les sourcils d’un air équivoque. Elle leva les yeux au ciel d’un air blasé. Bon, il ne
réussirait pas à la faire fuir. Très bien ! D’un coup de poignet, il déploya son tapis à un mètre du sien.
— Puisque vous voulez toujours tout contrôler, vous n’avez qu’à mener la séance.
— Penchez-vous en avant, répliqua-t-elle instantanément. Jambes étendues. Couché sur les
genoux.
Puis elle s’interrompit pour préciser :
— Désolée, je n’y pensais pas. Vous ne pourrez sûrement pas faire cette posture avec ce
morceau de bois dans votre caleçon.
— J’avoue qu’il est conséquent, merci de l’avoir remarqué. Continuez, je m’arrangerai.
Il saisit ses chevilles et s’étira en avant en posant son ventre bien à plat sur ses cuisses, en
sachant d’avance à quel point elle serait impressionnée.

* * *

Ça alors ! Elle avait fait des centaines de cours de yoga et jamais elle n’avait vu un homme
aussi souple que lui. Il devait pratiquer depuis des années. Sept ans sans doute, depuis la mort de
Lissa. Pourquoi, mais pourquoi n’arrêtait-il pas de la prendre de court avec son fichu côté sensible et
civilisé ? Elle les fit passer à une autre posture, puis une autre. Ensemble, ils enchaînèrent une
douzaine d’asanas. Une harmonie bizarre s’installa entre eux tandis qu’ils s’inclinaient, se tordaient,
s’étiraient. Une heure plus tard, ils terminèrent la séance allongés sur le dos, les bras le long du
corps, respirations synchronisées. Presque malgré elle, elle tourna la tête pour voir son profil. Les
yeux clos, il semblait très lointain, très calme. Pour une fois qu’il ne souriait pas, elle put voir
combien il était beau, en dehors de toute mise en scène. Un visage régulier et ouvert, un front large,
des pommettes hautes, une mâchoire solide, un profil à graver sur une pièce de monnaie. C’était trop
injuste ! Si on ajoutait les petits détails sexy comme ses cils absurdement fournis, cette repousse de
barbe dorée, ses mèches blondes délicieusement en désordre, l’ensemble devenait irrésistible. Même
planté à côté de Jack McCabe, probablement l’homme le plus désirable de la planète, il brillait
encore. Et, si le Cro-Magnon cow-boy était aussi un pratiquant accompli du yoga, il devenait encore
plus fascinant. Un homme des cavernes New Age.
Comment ne pas se sentir attirée par lui ? Il faudrait être lesbienne pour ne pas le désirer. Il lui
était d’ailleurs arrivé de regretter de ne pas l’être. Etre en couple avec une femme, ce serait
forcément moins compliqué, non ? Moins exaspérant ? Mais elle n’était pas lesbienne, voilà tout.
Avec cette manie déconcertante de capter ses pensées, il tourna la tête et la regarda droit dans
les yeux. Ses lèvres se retroussèrent dans ce sourire qui lui faisait perdre tous ses moyens… et
inévitablement des idées absurdes jaillirent dans sa tête. Des idées comme… une envie de rouler
vers lui et de mordiller cette lèvre inférieure irrésistible, de glisser sa main dans son survêtement et
s’emparer de cette érection qu’elle commençait à bien connaître. Elle vit ses pupilles se dilater, son
sourire délicieux se transformer, et elle comprit que ce qu’elle pensait se lisait sur son visage. Non !
Pas question ! Elle se força à lui lancer un sourire ironique.
— Nous avons terminé ? Nous devrions peut-être prendre un instant pour nous dire « tout ce
dont nous sommes vraiment, vraiment sûrs » ?

* * *

Elle avait envie de lui ! Voilà déjà une chose dont Ty était vraiment, vraiment sûr. Et tout à
coup il sut exactement d’où venait son problème : il avait fait de sa propre attirance pour elle un sujet
compliqué, en y plaquant toutes sortes de bêtises psychologiques. En fait, c’était tout simple ! Il
n’avait qu’à la traîner dans son lit et la baiser le nombre de fois nécessaire pour évacuer la question !
La petite mademoiselle Coincée ne demandait pas mieux. La seule difficulté serait de lui faire croire
que l’initiative venait d’elle. Il roula sur le flanc, se redressa sur un coude, la joue posée sur sa main,
et lança :
— Très bien, je commence. Je suis vraiment, vraiment sûr que vous n’êtes pas aussi chichiteuse
que vous voulez le faire croire.
Elle le regarda, surprise.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
Il laissa glisser son regard de ses yeux vers ses lèvres.
— Votre bouche. Elle est impertinente. Vous vous déguisez en dame, vous jouez votre rôle
d’avocate conventionnelle, mais votre bouche vous trahit.
Ses yeux bleus s’étaient élargis, ses joues avaient rosi. La suite allait être très facile, il suffisait
de laisser sa voix chaleureuse faire tout le travail.
— J’aime bien les bouches impertinentes. On ne sait jamais quand elles vont faire des bêtises.
Avec elles, on est sûr de ne jamais s’ennuyer.
Il la vit rougir comme une pivoine et murmura :
— A vous. Dites-moi, Victoria, ce dont vous êtes vraiment sûre.
Une demi-douzaine d’émotions se succéda sur son joli visage, et il attendit avec intérêt de voir
sur laquelle elle s’arrêterait. Quelle facette de cette femme si complexe allait prendre le dessus : la
Victoria sexy, l’impertinente, la dédaigneuse ? Tant de possibilités, et chacune avec son charme
propre. Il pouvait bien avouer qu’elle le charmait, maintenant qu’il était à mi-chemin de l’avoir sous
lui, tout autour de lui, brûlante et haletante et torride…
— Victoria.
La voix glaciale d’Adrianna Marchand fit chuter la température de 10 °C en l’espace d’une
seconde. Elle était arrivée sans bruit, et se tenait près d’eux, inquiétante dans sa tenue de jogging
noire et argent. Lui, elle ne sembla même pas le voir ; son regard glacé se concentrait sur sa fille.
— Tu es debout de bonne heure, dit-elle. J’espère que tu as bien dormi.
Evidemment, elle voulait dire : « J’espère que tu as dormi seule. »
Avec un réel courage, Victoria répliqua :
— En fait, j’ai fait l’amour avec Tyrell toute la nuit. Nous faisons juste une petite pause avant le
prochain round.
Adrianna ne battit même pas des paupières.
— Si je ne savais pas combien le sexe te déplaît, je pourrais presque te croire, laissa-t-elle
tomber.
Ty vit Victoria se dégonfler comme une baudruche.
— Les hommes font un parcours de golf ce matin, reprit Adrianna, exactement comme si elle ne
venait pas de porter un coup terrible à sa fille. Je veux faire un peu de shopping. Tu peux être prête à
10 heures ?
Elle promena un regard critique sur elle et ajouta :
— Ne mange pas trop au petit déjeuner. Tu dois pouvoir entrer dans ta robe, demain.
Et elle s’en alla en laissant un champ de ruines derrière elle.
Victoria se leva sans un mot et se mit à enrouler son tapis avec une expression distante. Ty ne
pensait plus du tout à la séduire. Il cherchait ce qu’il pourrait dire pour la réconforter.
— Vicky…
— Voilà ce dont je suis absolument sûre, le coupa-t-elle en se concentrant sur son tapis. Je dois
gérer ses insultes parce qu’elle est ma mère, mais rien ne m’oblige à écouter les vôtres.

* * *

Ty repliait son propre tapis en grommelant tout bas quand Jack émergea sur la terrasse en
bâillant.
— Le golf… Je hais le golf.
— Je hais tout ce foutu week-end.
— Je dois comprendre que l’avocate pour la défense a commencé la journée en faisant un nœud
dans ta bite ? s’enquit son ami de toujours avec un large sourire.
— Pas du tout, protesta-t-il en positionnant son tapis de yoga de façon à cacher sa condition.
Nous nous entendions merveilleusement bien, mais Cruella a débarqué.
— C’est celle qui ressemble à l’avocate, en plus vieille et plus froide ?
— C’est elle, oui. Une femme de pierre. Difficile de croire que c’est la mère de Vicky.
— Elle a gâché tes travaux d’approche ?
Ty le foudroya du regard. Puis, comme Jack se mettait à rire, il marmonna :
— Va te faire voir.
Et, en tenant toujours son tapis de yoga stratégiquement devant lui, il rentra à grands pas dans la
maison.

* * *

— Merci mille fois d’emmener maman faire du shopping, Vic. Isabelle a une foule de choses à
faire et j’ai promis aux gars que l’on ferait un parcours de golf.
— Je t’en prie, dis-moi que tu ne mets pas sur le même plan une séance de shopping avec
maman et quelques heures sur un terrain de golf. Ce n’est pas comparable.
Il lui resservit du café. Ils parlaient à mi-voix, attablés à l’angle de la belle table de ferme qui
avait retrouvé sa place habituelle sur la terrasse.
— Je sais que tu fais un grand sacrifice et je te revaudrai ça, promit Matt.
— J’y compte bien !
Il remplit sa propre tasse et se pencha sur le panier de viennoiseries fourni par le personnel
pour les faire tenir jusqu’à ce qu’on leur serve un petit déjeuner à l’américaine. Il jeta son dévolu sur
un chausson aux pommes, poussa le panier vers elle. Quand elle l’écarta, il haussa les sourcils,
stupéfait.
— Il faut que je puisse entrer dans ma robe, marmonna-t-elle en serrant sa tasse entre ses
paumes.
Il se lécha les lèvres pour cueillir une miette de son chausson et articula, la bouche pleine :
— Et alors ?
— Et alors maman me trouve grosse.
Il fronça les sourcils.
— Elle a besoin de lunettes ! Je te jure que ton procès t’a fait perdre trois kilos. Isabelle craint
plutôt que tu ne nages dans ta robe.
Il lui tendit de nouveau le panier.
— Maintenant, mange un croissant.
Tyrell surgit et se laissa tomber sur la chaise la plus proche d’elle.
— Salut, Matt ! Où est ta superbe fiancée, ce matin ?
Avec un certain sans-gêne, il se pencha devant elle, fourragea dans le panier, choisit un croissant
parsemé de pépites de chocolat, puis en cueillit un second qu’il posa d’autorité sur son assiette à
elle. Très consciente du regard de Matt, Vicky lui sourit avec gentillesse.
— Merci, mais je n’ai pas faim, vraiment.
Elle écarta son assiette. Il la rapprocha aussitôt.
— La faim n’a rien à voir, ma douce. Les viennoiseries, c’est pour le plaisir.
Elle se tourna vers lui, un sourire toujours plaqué sur son visage.
— Tu es gentil, dit-elle en lui pinçant la cuisse sous la table pour qu’il comprenne bien qu’elle
n’en pensait pas un mot. Je n’en ai pas envie.
— Mais si ! s’écria Matt avec énergie.
Comment, Matt se liguait avec Brown contre elle, maintenant ?
— N’écoute pas maman, Vic. Tu es belle comme un cœur.
— Ce ne sont que des calories vides, répliqua-t-elle.
— Ce sont les meilleures ! s’exclama Tyrell en mordant dans un croissant avec un plaisir
évident. On ne trouve pas de viennoiseries comme celles-ci, chez nous. Tu es en France, quoi, quatre
jours ? Détends-toi un peu, profite de quelques plaisirs interdits !
Il avait dit cela tout à fait innocemment, mais elle comprit qu’il ne parlait plus de croissants. Et
il venait de la tutoyer publiquement ! Elle voulut le pincer de nouveau mais il saisit sa main au vol et
la plaqua sur sa cuisse. A sa grande indignation, un frisson remonta le long de son bras et fusa droit
dans son bas-ventre. Le désir ! Mais quel était son problème !
— Bonjour, tout le monde !
Isabelle arriva comme une bouffée de printemps en posant un baiser sur les lèvres de Matt.
— Il est tard ! Il fallait me réveiller !
— J’ai jeté un coup d’œil dans ta chambre mais tu dormais. Tu étais trop belle pour que l’on te
dérange.
Il la fit basculer sur ses genoux, elle noua les bras autour de son cou. Les voyant occupés, Vicky
enfonça son doigt dans les côtes de Tyrell. Il sursauta, manqua renverser son café et lui jeta un regard
lourd de menaces. « Lâchez-moi », articula-t-elle en silence. Lentement, il secoua la tête. Ses
cheveux étaient encore humides après sa douche, il les avait peignés avec ses doigts. Elle nota qu’il
s’était éraflé en se rasant. Qu’il aille au diable ! Elle avait envie d’effleurer la coupure… Injuste !
Elle fit un nouvel effort pour libérer sa main, mais il en profita pour mêler ses doigts aux siens.
— Quelqu’un va nous voir, chuchota-t-elle.
— Nous sommes censés nous faire du plat, répondit-il sur le même ton.
— Du plat, oui, pas nous promener la main dans la main. Si ma mère…
— Qu’est-ce qu’elle pourra faire, recommencer à écorcher des chiots ?
— Comment ? Ma mère a un sale caractère mais elle ne ferait pas de mal à un chiot !
— Qu’est-ce que vous chuchotez, tous les deux ? s’enquit Isabelle.
Vicky se retourna vivement vers elle.
— Les chiots, balbutia-t-elle. Nous parlions de chiots.
— Ty aime les chiens, dit Isabelle.
— Je les adore, confirma-t-il. Justement, j’envisage de prendre un chiot au ranch. La chienne
des voisins vient d’avoir une portée, et il y a une jolie petite noire et blanche qui m’a à l’œil.
Il but une gorgée de café et précisa :
— Je vais l’appeler Perdi. Elle est un peu dalmatienne…
La lumière se fit dans l’esprit de Vicky. Des dalmatiens, des peaux de chiot… Elle croisa le
regard de Tyrell, qui semblait beaucoup s’amuser, et sourit malgré elle. Cruella ! Pourquoi n’y avait-
elle jamais pensé ?
Un instant plus tard, sa mère sortit en coup de vent du manoir, Pierre sur ses talons. Ce dernier
s’empressa de lui présenter une chaise avec courtoisie. Découragée, Vicky se demanda si elle
regardait son prochain beau-père. Elle espérait bien que non ! Après l’inévitable divorce, les Noëls
en famille deviendraient un vrai cauchemar.
La cafetière circula entre les convives avec le panier de viennoiseries. Adrianna choisit un
chausson aux pommes, le cassa en deux et prit une bouchée délicate…
Tyrell se renversa dans son siège en la contemplant. Elle sentit son regard, leva les yeux et le
dévisagea en haussant très légèrement les sourcils.
— Il y a beaucoup de calories, dans un chausson ? demanda-t-il d’un air innocent.
Personne ne l’écoutait, à part Vicky, qui sentit ses paumes devenir moites d’appréhension.
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Adrianna avec raideur.
Lentement, délibérément, il la parcourut des yeux, s’arrêta quelques instants sur sa taille, et
remonta croiser son regard.
— Je me demandais juste, dit-il avec un sourire tranquille.
Les narines d’Adrianna se dilatèrent, puis se pincèrent. Pendant un instant, elle le toisa sans un
mot. Puis Pierre se pencha vers elle pour lui poser une question. D’un mouvement ostentatoire, elle
tourna le dos à Tyrell… et Vicky se remit à respirer. C’est alors que ce dernier se pencha vers elle et,
les lèvres toutes proches de son oreille, lui souffla :
— Ce que j’ai dit hier soir sur le fait de surveiller ton poids, tu as bien compris que je
plaisantais, j’espère ? Tu pourrais t’étoffer un peu si tu voulais, mais en fait tu es à peu près parfaite
comme tu es.
Elle resta bouche bée tandis qu’une merveilleuse chaleur s’épanouissait dans sa poitrine. Il était
stupéfiant ! D’un seul regard éloquent, il venait d’humilier Adrianna… et voilà qu’il soutenait
qu’elle, Victoria, était parfaite. La sensation était indescriptible.
Il remplit un verre de jus d’orange et le mit d’autorité dans sa main.
— Tiens.
Elle l’accepta, but une gorgée. Il se pencha de nouveau vers elle et se mit à fredonner tout bas.
Un instant plus tard, elle reconnut l’air. La chanson Cruella de Vil ! Elle éclata de rire en
postillonnant un nuage de jus d’orange. Il se mit à rire, lui aussi, et lui tendit une serviette pour
qu’elle se nettoie le menton. Elle rit à en avoir mal au ventre. Bien entendu, sa mère la foudroyait du
regard mais tous les autres riaient avec elle, sans savoir pourquoi, simplement parce que la journée
était belle et qu’ils étaient heureux d’être ici. La main de Tyrell serra la sienne. Cette fois, elle la
serra en retour.
10

— Quatre cents euros ! s’exclama Adrianna en déployant une nuisette soyeuse, presque
translucide. J’aurais pu avoir la même à New York pour la moitié du prix.
— Dans ce cas, il fallait l’acheter à New York, lui fit remarquer Vicky, qui passait distraitement
en revue un autre présentoir. Je ne comprends pas pourquoi tu as attendu d’être ici. Nous pourrions
être assises à une terrasse à boire un crème en regardant passer les beaux Français.
Sa mère haussa un sourcil parfait.
— Depuis quand est-ce que cela t’intéresse de regarder les hommes ?
— Depuis mes treize ans. Ce n’est pas parce que je ne t’en ai jamais parlé que je n’étais pas
intéressée.
Sa mère la toisait toujours. Mauvais signe.
— Ton attitude aujourd’hui laisse beaucoup à désirer, Victoria.
Et voilà ! Sans relever, Vicky déploya un négligé transparent à bout de bras. Sa mère secoua
catégoriquement la tête.
— Pour Isabelle, c’est de la soie ou du satin, décréta-t-elle.
— Comment le sais-tu ? Et ce n’est pas un peu gênant pour toi d’acheter des tenues de baise
pour ta belle-fille ?
Les yeux de sa mère se plissèrent de dédain.
— Quelle expression ! C’est ce Tyrell Brown, n’est-ce pas ? Il est en train de t’influencer.
— Brown n’a jamais prononcé le mot « tenue de baise » en ma présence, assura Vicky en
répétant le terme pour le simple plaisir de choquer sa mère. Il est beaucoup trop courtois.
Elle venait de trouver une raison de plus de le supporter : c’était le meilleur moyen de
contrarier sa mère. Celle-ci eut un reniflement méprisant.
— Courtois ? C’est un cow-boy, voyons. Un Texan !
— Il est intelligent, il a le sens de l’humour et il est capable de se montrer nettement plus
humain que la plupart des hommes que je croise à New York.
Enfin, quand il le veut bien, ajouta-t-elle mentalement. Dans ces moments-là, il était
extraordinaire. Sa mère la toisa de son regard le plus perçant.
— Ne fais pas de bêtises, Victoria. N’oublie pas que l’appel de notre client est en jeu. Et aussi
que, si je tolère que tu fasses semblant, c’est uniquement à condition que tu te réconcilies avec
Winston.
— Je n’ai pas oublié l’appel. C’est ta mémoire qui a des lacunes, parce que je n’ai pas promis
de me réconcilier avec Winston. J’ai uniquement dit que je lui donnerais une chance de me
convaincre qu’il n’est pas un fumier. S’il ne réussit pas…
Et il n’y avait pas la moindre chance qu’il réussisse !
— … il n’y aura pas de réconciliation.
— Victoria…
Sur la place, la cloche de l’église se mit à sonner. Vicky tourna les talons et se dirigea vers la
porte du magasin.
— Je file dire à Lil que tu nous rejoindras quand tu auras trouvé la tenue de baise idéale pour ta
belle-fille ! lança-t-elle.
La place était très animée, de nombreux piétons se croisaient sur les vieux pavés ronds,
entraient dans les magasins, s’installaient pour déjeuner sous les auvents colorés des terrasses. Un
soleil éblouissant arrachait des éclairs aux vitres et aux lunettes de soleil branchées des touristes.
Elles étaient convenues de retrouver Lil dans un café pour déjeuner. Elle la vit à la table la plus
éloignée de la rue. Bien à l’ombre, elle n’avait retiré ni son chapeau ni ses lunettes de soleil. Vicky
comprit tout de suite pourquoi. Jusqu’ici, Lil était parvenue à cacher sa grossesse aux médias, mais,
dans un monde où chaque portable pouvait transformer son propriétaire en paparazzi, ce n’était
qu’une question de temps.
— J’ai commandé une eau gazeuse, dit-elle avec son fabuleux sourire, mais ne te gêne pas pour
demander du vin. Je serai jalouse, mais j’assumerai.
— Vas-y, culpabilise-moi ! répliqua gaiement Vicky.
Un serveur se présenta, elle commanda le vin maison et deux verres.
— J’aime bien ta robe, reprit Lil.
— Merci !
Elle adorait cette robe couleur jonquille avec un motif de cercles blancs et des bretelles très
fines qui laissaient ses épaules nues. Elle rejeta ses cheveux en arrière en savourant la sensation sur
sa peau.
— Je me souviens des petites robes, murmura Lil en cherchant une position plus confortable sur
sa chaise. Et aussi du vin. Et du café. Dis, Ty a tout raconté à Jack. Le procès, la fausse séduction. Ça
ira, pour toi ?
Vicky se mordilla la lèvre en se demandant jusqu’où elle pouvait exprimer le fond de sa pensée.
Lil avait l’air adorable, mais Tyrell était tout de même le meilleur ami de Jack, l’ancien petit ami
d’Isabelle, et aussi un ami très cher de Lil. Mieux valait ne pas trahir toute l’ambivalence de ses
sentiments.
— Disons que je prends les choses comme elles viennent, répondit-elle. Et puis la situation
énerve beaucoup ma mère, c’est un plus.
— Pourquoi ? A cause du procès ?
— C’est difficile à dire. Si je succombais au charme de Tyrell, ce serait un conflit d’intérêts
évident. Nous serions obligés de nous retirer pour laisser d’autres avocats mener le procès en appel.
Mais, comme cela n’arrivera pas, le seul problème serait si quelqu’un, à New York, découvrait que
nous avons dormi sous le même toit. Ce serait suffisant pour créer une apparence d’inconvenance, ce
qui dans notre jargon veut dire que ça la ficherait mal. Là aussi, nous serions obligés de nous retirer.
Elle haussa les épaules d’un air dégagé et conclut :
— Et comme il est très improbable que quelqu’un le sache…
— La situation a l’air assez compliquée.
— Les avocats compliquent toujours tout, assura Vicky avec un sourire. C’est pour pouvoir
demander plus cher en honoraires. Pour résumer, disons que dormir sous le même toit soulèverait des
soupçons, et dormir dans le même lit les confirmerait. Mais, comme il n’y aura pas de sexe, il n’y a
aucun souci à se faire.
Le serveur apporta leurs boissons. Vicky goûta le rouge maison, exquis, et soupira.
— Mmm… J’ai l’impression d’être totalement décadente, à boire du vin aussi tôt dans la
journée.
— Pas décadente, française.
Avec un regard d’envie pour le verre de vin, Lil se resservit de l’eau gazeuse.
— Mais alors, s’il n’y a pas de problème pour le procès, pourquoi ta mère fait-elle tant
d’histoires ?
— Parce qu’elle craint de me voir craquer pour Tyrell alors qu’elle veut que je me remette avec
mon ancien fiancé.
— Le tricheur ?
— Tu es au courant ? s’exclama Vicky en s’étranglant sur une gorgée de vin.
— C’est la description de Ty. Mais pourquoi ta mère veut-elle que vous vous remettiez
ensemble ?
— Je me suis posé la même question ! Elle dit que c’est pour me mettre en sécurité
financièrement, pour que je ne sois jamais en difficulté comme elle l’a été à une époque. C’est vrai
qu’elle a traversé une mauvaise passe. Mon père venait d’une grande famille qui a claqué sa fortune
il y a plusieurs générations. Il était avocat, nous vivions à l’aise, mais quand il est mort, il n’est resté
que son assurance-vie. Maman a dû trouver un emploi.
Elle but encore un peu avant de reprendre son récit :
— Elle avait été élevée dans un milieu très huppé, elle ne s’attendait pas du tout à devoir
travailler, et encore moins à faire vivre un enfant seule. Résultat, elle s’est remariée assez vite,
surtout pour l’argent, et elle a utilisé l’assurance-vie pour s’offrir l’école de droit. Quand elle a
décroché son diplôme, avec tous les honneurs, bien sûr, on lui a proposé un poste dans l’ancien
cabinet de mon père, et elle a envoyé promener son mari numéro deux.
Elle haussa les épaules et conclut :
— La manœuvre était très stratégique, mais je ne peux pas trop la juger parce qu’elle l’a fait
pour moi, au moins en partie. Les numéros trois et quatre, en revanche, étaient entièrement pour elle.
Je n’ai jamais compris pourquoi elle les avait épousés. Ce n’était plus pour l’argent, car elle se
débrouillait très bien toute seule, en travaillant dur et en investissant bien. Elle se sentait peut-être
seule ? Bref ! J’essaie de lui rappeler que nous sommes au XXIe siècle et que je suis déjà avocate. Je
n’ai pas besoin d’un homme pour prendre soin de moi. Surtout pas d’un tricheur.
Un peu gênée, elle jeta un regard d’excuse à Lil.
— Désolée de déverser mes ennuis sur toi, s’excusa-t-elle.
— Attends, je sais ce que c’est quand un parent se mêle de ta vie amoureuse. Mon oncle Pierre
n’a pas toujours adoré Jack. Il avait quelqu’un d’autre en vue pour moi, quelqu’un qui saurait prendre
soin de moi, justement. Il a fini par se rendre à l’évidence. J’espère que ce sera pareil pour ta mère et
toi. Essaie de te dire que si elle s’en mêle c’est parce qu’elle t’aime.
Vicky laissa échapper un petit rire sceptique.
— C’est assez difficile à croire, quand on la voit avancer dans la vie en écrasant tout sur son
passage. Chut ! La voilà.
Elle remplit le deuxième verre en murmurant :
— J’aime assez cette idée de boire au déjeuner. Maintenant, si j’arrivais juste à la faire boire un
peu trop…
Adrianna prit place en face d’elle.
— Bonjour, Lilianne.
Elle glissa son sac de shopping sous sa chaise et haussa ce fichu sourcil à l’intention de Vicky,
qui faisait glisser son verre vers elle.
— Du vin au déjeuner ?
— Nous sommes en France, maman !
Vicky leva son verre à son intention et avala une nouvelle gorgée. Sa mère, le visage
inexpressif, trempa délicatement ses lèvres dans son verre.
— Sympathique. Pour un vin de petit propriétaire.
— Ces vins sont généralement de la région, expliqua Lil. Ils sont souvent aussi bons que ceux de
la carte officielle.
— Vous avez sûrement raison.
Elle semblait fortement en douter. La mâchoire de Vicky se crispa. Si sa mère s’avisait
d’insulter Lil… Mais elle se détendit et regarda autour d’elle avec intérêt. Le serveur revint, elles
commandèrent des omelettes frites. Quand il repartit, Vicky se surprit à examiner son derrière. Bien
musclé, comme celui… de Tyrell Brown. Oh ! Pour l’amour du ciel, à quoi pensait-elle ? Elle devrait
peut-être arrêter de boire ? Chaque fois qu’elle décollait un peu, elle se mettait à le désirer. Ce
n’était pas juste qu’il soit aussi irrésistible. Et irritant. Irrésistirritant. Elle termina son deuxième
verre.
Sa mère et Lil parlaient grossesse. Elle cessa de les écouter et laissa son regard errer sur la
place, les jardinières aux fenêtres qui débordaient de géraniums rouges, saumon, blancs, les parasols
multicolores qui abritaient les groupes de touristes. Quelle façon délicieuse de passer un après-midi
d’été ! Mais sa mère venait de prononcer le nom de Brown. Elle dressa l’oreille.
— … un ami proche de votre mari.
— Jack et Ty se connaissent depuis toujours, répondit Lil en riant. Les parents de Jack avaient
une maison dans les collines du Texas, tout près du ranch de Ty.
— J’ai entendu parler de son ranch, mais je suis de la côte Est, je n’arrive pas à me
représenter… ?
— C’est une belle propriété, dit Lil avec conviction. Ses parents ont monté leur élevage à partir
de rien, puis, quand ils ont pris leur retraite, Ty a pris la tête de l’exploitation. Son frère Cody est
parti à l’école de médecine, il a un cabinet à Boston, maintenant. Ty a beaucoup de bétail et une
trentaine de chevaux, des pur-sang. La maison date d’un siècle environ, c’est un très beau ranch à
l’ancienne. Lissa et lui étaient en train de le retaper quand elle est morte.
— Vous l’avez connue ?
— Non, mais Jack m’a beaucoup parlé d’elle.
— Mais vous avez de bons rapports avec Brown ? Vous diriez que c’est un garçon intéressant ?
De nouveau cette intonation qui invitait l’interlocuteur à donner davantage de précisions. Lil ne
se fit pas prier.
— Si vous avez parlé avec lui dix minutes, vous le connaissez aussi. C’est un type adorable,
drôle, loyal, un bourreau de travail qui s’amuse à faire semblant d’être paresseux. Et il est très, très
intelligent. Quand il a décroché son doctorat, l’université du Texas lui a proposé un poste de
professeur assistant. Il a envisagé d’accepter, parce qu’il aime enseigner, mais il n’a pas pu se
décider à quitter le ranch. Bien qu’il y soit très seul, maintenant.
Elle baissa les yeux sur son verre, un peu gênée.
— Je ne devrais peut-être pas en parler mais tout le monde est au courant…
Effectivement. Superposée à toutes les qualités de Tyrell, positives et négatives — et Vicky
aurait pu en ajouter quelques-unes à la liste, comme sarcastique, agaçant, et, bon, sexy —, on
percevait toujours sa solitude. En dépit de son attitude décontractée, il se tenait toujours un peu à
l’écart des autres. Sauf quand ils dansaient ! Là, il était pleinement présent. Et perpendiculaire…
— Il était bien jeune pour perdre sa femme, disait sa mère. Je sais à quel point c’est dur, j’avais
vingt-sept ans quand j’ai perdu mon mari. Si Victoria n’avait pas été là, je ne sais pas comment
j’aurais pu tenir.
Les yeux de Vicky s’arrondirent. La voix de sa mère semblait sincère, et même chargée
d’émotion. Depuis quand ? Ce devait être le vin, parce qu’elle ne parlait jamais de ses sentiments.
Ou du moins pas à sa fille.
Lil en eut les larmes aux yeux.
— Désolée, bredouilla-t-elle, je suis une vraie fontaine, en ce moment.
Elle se tamponna les yeux avec sa serviette en caressant tendrement son ventre rond.
— Je pleure même devant les publicités. Sans parler des informations ! Jack ne me laisse même
plus les regarder, il lui faut une bonne heure pour me calmer ensuite…
— C’était pareil pendant mes deux grossesses. C’est une question d’hormones, ça finit par
passer.
Stupéfaite, Vicky vit sa mère tapoter la main de Lil ! Elle assistait à une scène de science-
fiction, là ! Qui était cette femme, et qu’avait-on fait de Cruella ?
— Bref ! conclut Lil, Ty est formidable. Le meilleur.
Avec un sourire un peu embrumé, elle murmura :
— Si je l’avais rencontré en premier, je serais probablement tombée amoureuse de lui. Il est
gentil, prévenant. Il fait partie de ces hommes qui traitent toutes les femmes comme des princesses.
Vicky attendit la chute de la blague, mais rien ne vint. Elle retint un petit rire sceptique. A aucun
moment Tyrell ne l’avait traitée en princesse, à part quand il faisait semblant pour tromper son
public. Il éprouvait peut-être une véritable haine pour elle ? Dans ce cas, les moments fugitifs où il
s’était montré réellement charmant étaient du théâtre. Elle ne devait peut-être… Non, elle ne devait
sûrement pas croire un mot de ce qu’il disait.

* * *

— Pas mal, pour un type qui n’a pas dormi depuis vingt-quatre heures !
Ricky remercia d’un salut pour rire et tendit son sac de clubs au caddy. Il était arrivé au manoir
au moment où le groupe des hommes partait pour le terrain de golf, s’était mis en équipe avec Ty, et
les avait menés à la victoire.
— Tu nous as sauvé la mise, dit Ty avec sincérité. Je n’ai jamais été foutu de jouer
correctement. Désolé, vieux, ajouta-t-il en se tournant vers Matt.
Mais Matt était trop heureux pour se vexer d’avoir été battu.
— Je t’aurai la prochaine fois, lança-t-il en appliquant une claque amicale sur le dos de Ricky.
Venez, on retourne au manoir. Le chef a promis des sandwichs de derrière les fagots.
— C’est quoi, le programme pour ce soir ? demanda Ricky.
— La répétition de la cérémonie à 18 heures, répondit Matt en entraînant le groupe vers le
parking. Dîner à 20 heures dans un restaurant en ville, buffet à volonté. Je crois qu’il y aura un gâteau
assez dingue. Isabelle a tout organisé, donc ce sera forcément parfait.
De retour au manoir, Ty prit un panini brie jambon dans l’amoncellement de créations exotiques
présenté par le chef, et monta se doucher. Quand il redescendit, il tenait son iPad sous le bras. Il
comptait trouver un coin à l’ombre dans le jardin pour lire tranquillement ses mails. Joe, son
contremaître, gérait très bien le ranch sans qu’il ait besoin d’être sur son dos, mais il voulait se tenir
au courant. Ses gars aimaient la bagarre, eux aussi, et il préférait s’assurer qu’aucun d’entre eux ne
languissait dans les cellules du comté.
Quelle chaleur ! Il fit un détour par la cuisine, prit une bière bien fraîche, sortit sur la terrasse…
et s’arrêta comme s’il venait de se heurter à un mur invisible. Devant lui, sur une chaise longue en
plein soleil, Anna-Maria bronzait, un demi-pichet de sangria tout embué à portée de main. Elle
portait un bikini rose fluo microscopique. Il aurait peut-être réussi à battre en retraite mais elle le vit
et se redressa, si brusquement que le mouvement fit rebondir sa poitrine. La catastrophe vestimentaire
semblait imminente. Il se figea, le regard braqué… mais ces bretelles ultrafines devaient cacher des
câbles d’acier car elles ne se cassèrent pas sous le choc. Bientôt, les derniers rebonds apaisés, il
regarda de nouveau le visage d’Anna-Maria et découvrit qu’elle boudait.
— Je t’ai attendu, chéri.
Elle lui tendit un tube de lotion de bronzage.
— Il faut faire mon dos pour que je puisse me retourner.
Une stratégie transparente, mais les vieilles recettes restaient les meilleures. Comment refuser ?
Il s’assit près d’elle sur la chaise longue et fit gicler du produit dans sa paume. A deux mains, elle
souleva ses longs cheveux, et il se mit à étendre la lotion fraîche sur ses épaules, tout le long de son
dos, et jusqu’à l’endroit où son string rose fluo disparaissait entre ses belles fesses bien fermes. Elle
avait la peau très douce. Il remonta, repassa sur ses épaules, redescendit presque jusqu’à ses seins,
dévia sur ses flancs…
Elle était faite pour le plaisir. Malgré lui, ses gestes se ralentirent. Il commençait à glisser sur
une pente dangereuse… quand elle passa les mains derrière elle pour défaire son haut. Le geste le
ramena brutalement à la réalité. Il saisit sa main au vol.
— Stop, ma douce. On reste dans le tout-public, tu veux ?
— Mais ça va laisser une trace, se plaignit-elle. Les hommes ne veulent pas voir une ligne
blanche quand je danse.
— Crois-moi, mon cœur, quand tu danses, personne ne regarde ta ligne blanche.
— Alors tu dois faire mes seins, ordonna-t-elle.
Avant qu’il ne comprenne ce qu’elle voulait, elle s’était emparée de ses mains poisseuses de
lotion et les avait plongées sous les bonnets minimalistes de son maillot de bain. A sa honte éternelle,
il ne les retira pas. Au contraire, toutes ses pensées s’effacèrent. Il ne résista même pas quand les
mains d’Anna-Maria se plaquèrent sur les siennes, qu’elle les déplaça en se caressant par son
intermédiaire, en pressant ses seins énormes, les pétrissant, les pinçant. Ça, alors ! Ils étaient
authentiques ! Il sourit malgré lui. Sur le parcours de golf, tous les autres avaient parié sur la silicone,
et Matt s’était engagé à découvrir la vérité par l’intermédiaire d’Isabelle. Eh bien, lui, il savait,
maintenant !
Anna-Maria tourna la tête pour le regarder par-dessus son épaule, les yeux brûlants, avec un
sourire d’invite. Il était bien décidé à refuser… mais quand la pointe de la langue de cette fille
incroyable parut, il décida de s’accorder encore une petite minute.
Il se serait probablement accordé bien davantage sans l’éclat de rire qui retentit à cet instant
dans la maison. Cela lui fit l’effet d’une décharge électrique. Il arracha ses mains des seins d’Anna-
Maria, bondit de la chaise longue comme un adolescent surpris avec un Playboy, fonça vers la table
de ferme et se jeta sur une chaise en faisant semblant de lire quelque chose sur son iPad.
Lil franchit la porte la première, aussitôt suivie de Vicky Au moins, Cruella n’était pas avec
elles. Les filles dirent bonjour à Anna-Maria, qui remballait son matériel, vexée, puis Lil le rejoignit
à la table, tira la chaise qui lui faisait face et s’y laissa tomber avec un gros soupir. Il lui adressa un
petit claquement de langue réprobateur.
— Tu as intérêt à ce que Jack ne sache pas que tu t’es éreintée à courir la ville, dit-il.
— Où est-il ?
— Là-haut, il fait la sieste.
— Et Isabelle ?
— Dans sa chambre. Avec Matt. Ils font… la sieste.
— Je vois.
Puis elle tendit la main vers son iPad en demandant :
— Je peux regarder mes mails ?
Il lui passa la tablette, et elle poussa un petit cri.
— Oh ! Il y a quelque chose dessus… Elle est toute grasse.
Un peu dégoûtée, elle la reposa sur la table tandis qu’il s’essuyait discrètement les paumes sur
son jean.
— Peut-être de la mayonnaise, dit-il distraitement. J’ai pris un sandwich, tout à l’heure.
— Tu as mis les mains dans le pot ? La tablette en est couverte !
Elle sortit un mouchoir en papier en s’efforçant d’essuyer l’écran. Il l’arrêta aussitôt.
— Attends, non, tu l’étales, là. Donne-la-moi.
Il prit un coin de son T-shirt, nettoya l’écran et lui rendit la tablette. Là-bas, Vicky s’éloignait à
pas lents vers la fontaine. Il la vit trébucher et murmura :
— Je vois que les filles ont un peu picolé au déjeuner ?
— Elles, oui, marmonna Lil en faisant défiler ses messages. Moi, j’ai dû me contenter d’eau
minérale.
Vicky traversa prudemment le parterre qui entourait la fontaine et s’assit un peu brusquement sur
le rebord. Ty se mit à rire.
— Je ferais bien de l’empêcher de tomber à l’eau.
Cette fois, Lil releva la tête.
— Fais attention avec elle. Elle a assez à gérer, en ce moment.
Il fit semblant de se vexer.
— Mais pourquoi est-ce que tout le monde part du principe que je vais lui faire du mal ?
— Tu ne lui feras pas délibérément du mal, le rassura-t-elle. Tu es incapable de faire du mal à
qui que ce soit.
— Je te ferai remarquer que j’ai envoyé plusieurs gros crétins à l’hôpital !
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Winston a déjà fait son possible pour la démolir. Je ne
veux pas qu’on lui brise le cœur de nouveau.
Cette fois, il cessa de jouer.
— Si quelqu’un lui brise le cœur, ce ne sera pas moi, affirma-t-il, très sérieux et tout à fait
sincère.
Il se leva en lui laissant son iPad, traversa la pelouse et alla s’asseoir près de Vicky. L’étroit
rebord de marbre n’était pas très confortable, le jet de la fontaine les éclaboussait un peu.
— Tu es en train de te mouiller, lui fit-il remarquer d’un ton neutre, en s’interdisant de tendre la
main pour chasser les gouttes qui perlaient sur sa robe.
Elle souriait vaguement aux petits nuages blancs qui émaillaient le ciel. Quand elle tourna la tête
vers lui, toujours avec ce sourire rêveur, il vit que ses yeux étaient exactement du même bleu que le
ciel. Aïe, il craquait vraiment pour les yeux bleus.
— Pas grave, murmura-t-elle.
Puis elle vit son T-shirt et le montra du doigt.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Il baissa les yeux et découvrit la grosse tache grasse qui s’étalait sur son ventre.
— J’avais mis de la mayonnaise sur mon iPad.
— Ah. D’accord.
Dans l’état second qui était le sien à cet instant, l’explication semblait la satisfaire. Amusé, il
demanda :
— Tu t’es bien amusée, à faire les magasins ?
— Maman a acheté une tenue de baise pour Isabelle.
Elle haussa les épaules, très haut, comme une petite fille.
Surpris, il faillit se mettre à rire.
— Une tenue de baise ? Tu en as aussi pris une pour toi ?
Il vit sa bouche se retrousser dans un sourire délicieux.
— Tu aimerais bien le savoir, hein, Monsieur le Marquis de l’Erection Perpétuelle ?
Cette fois, il dut tousser pour masquer son éclat de rire.
— Tu as bu combien de verres, Victoria ?
Il parlait un peu comme son ancien proviseur le soir du bal du lycée, et pour cause : elle était
exactement comme une adolescente qui a pris sa première cuite.
— Parce que, si tu essaies de me choquer, oublie ! ajouta-t-il d’un ton sévère. Ta mère, en
revanche, ne va pas apprécier. Elle va accoucher d’un veau, si elle t’entend parler comme ça.
— C’est peut-être pour ça qu’elle est montée tout droit dans sa chambre, murmura-t-elle,
pensive. Tu crois qu’on devrait appeler un vétérinaire ?
— Bon ! On rentre.
Il se leva d’un bond, et lui tendit la main.
— Allez, viens. Il est temps de t’allonger un peu, ma grande. Tu seras beaucoup plus claire en te
réveillant.
— Oh non… Je suis bien, ici…
Elle se pencha pour plonger la main dans l’eau, et il la rattrapa de justesse. S’il ne l’avait pas
retenue, elle aurait basculé dans la vasque.
Avec douceur et fermeté, il l’entraîna vers la maison.
— Au revoir, Lil ! s’écria-t-elle quand ils passèrent près de la table.
Il secoua la tête, atterré. Elle semblait de plus en plus soûle ! Pour plus de sécurité, il passa le
bras autour de sa taille pour monter l’escalier.
— Oui, comme ça, ma douce, un pied devant l’autre. Voilà. La dernière marche… le couloir…
et ta chambre.
Elle se redressa en montrant la porte en face.
— Et, là, c’est ta chambre.
— Je suis au courant, marmonna-t-il. Et j’ai trouvé la nuit bien longue, en sachant que tu étais là,
juste à quelques mètres…
Il ouvrit la porte de la chambre de Vicky et la poussa à l’intérieur tandis qu’elle lançait
joyeusement :
— On pourrait faire une fête en pyjama !
— Ne me tente pas, ma douce.
Il la fit asseoir sur son lit, qui était encore plus grand que le sien, avec une courtepointe
douillette… Elle se laissa aussitôt aller à la renverse, un bras jeté au-dessus de sa tête, les cheveux
déployés dans un nuage soyeux. Elle lui sourit… il lui rendit son sourire. Le temps ralentit, s’arrêta.
Il contempla la ligne de son cou, sa poitrine qui se soulevait paisiblement. Sa petite robe bain de
soleil était remontée jusqu’à mi-cuisses. Des yeux, il suivit ses longues jambes minces. Des jambes
de danseuse ! Qu’elle était belle avec ses joues roses et ses yeux bleus embrumés ! Il s’aperçut qu’il
lui tenait toujours la main et que son pouce dessinait des cercles au creux de sa paume. Elle baissa
lentement les paupières. Manifestement, elle appréciait.
Ses yeux… l’attiraient plus près, encore plus près. Maintenant, il était assis au bord du lit. Elle
tira sa main, juste une petite secousse, mais il se retrouva allongé près d’elle, relevé sur un coude.
Toujours souriante, elle se mordit délicatement la lèvre inférieure. Sans réfléchir, il lâcha sa main et
remonta doucement le long de son bras en effleurant sa peau, en s’attardant sur son poignet, le pli de
son coude. Du bout de l’index, il dessina le contour de son épaule. Sa peau était encore plus douce
que la courtepointe, aussi douce que le pelage d’un chaton. Il monta encore, fit le tour de son oreille,
tapota sa boucle d’oreille, caressa son menton. Son regard bleu resta braqué sur le sien. Il vit ses
lèvres s’entrouvrir, brillantes. Elle ne semblait plus très dangereuse, sa garce intégrale… Elle
ressemblait surtout à une femme qui aimait ce qu’on lui faisait et qui en voulait davantage. Et il
pouvait lui donner tellement plus…
Il posa la main sur sa joue, caressa du pouce sa lèvre inférieure. La pointe de sa langue surgit,
lécha le coussinet une fois et disparut. Elle aurait aussi bien pu donner ce coup de langue à sa verge
car il se retrouva dur comme du fer. Ses propres lèvres s’entrouvrirent et, sans lâcher son regard, il
se pencha et l’embrassa.
Un baiser doux, tranquille. Elle le lui rendit de la même façon, jouant avec sa langue, la suçant
délicatement.
Le cœur de Ty tambourinait contre ses côtes. Quand elle enroula sa main autour de son biceps,
le muscle tressauta, se gonfla. Elle fit glisser sa paume plus haut, glissa la main dans sa manche, la
referma sur son épaule… Il sentit son pouls s’accélérer encore plus. Les lèvres de Vicky répondaient
à chaque mouvement des siennes mais elle le laissait prendre l’initiative, et… elle le rendait
absolument fou, avec une main douce et un baiser bien sage.
Elle roula vers lui, juste un peu, juste assez pour l’encourager. Alors d’une longue et lente
caresse, il parcourut son flanc, effleura le dôme d’un sein du pouce, suivit de la paume le creux de sa
taille, remonta la colline de sa hanche, s’attarda sur sa cuisse nue, sentit frémir ses longs muscles
lisses… Mmm ! Il renversa la vapeur, plongea sous son ourlet, fit remonter sa robe. Maintenant, sa
paume englobait de nouveau sa hanche mais il n’y avait plus rien entre leurs peaux qu’une bande de
dentelle large comme le doigt.
La main de Vicky s’anima de nouveau. Elle redescendit le long de son bras en éraflant
légèrement sa peau de ses ongles, et suivit son avant-bras jusqu’à ce que sa main couvre la sienne. Il
s’immobilisa, sûr qu’elle allait le repousser. Pas du tout ! Il eut droit à un léger coup de griffe qui
redonna un coup de turbo à son désir ! Une sorte de ronronnement grave s’élevait de la gorge de
Vicky, qui le faisait vibrer comme un diapason.
Il insinua ses doigts sous la bande de dentelle, aplatit sa large paume sur sa hanche et suivit la
courbe de son derrière… Une fesse bien ronde reposait maintenant dans sa main, et lorsque Vicky
souleva la cuisse, passa son genou sur sa hanche, il retint un grognement. Le souffle court, il
empoigna sa fesse, l’attira contre lui. Leur baiser se fit plus intense, sa verge cherchait à échapper à
ses vêtements pour se précipiter vers elle. D’elle-même, sa main plongea, trouva une chaleur
liquide… Il perdit complètement la tête, roula sur la jeune femme, se pressa convulsivement contre
son corps en pétrissant sa hanche tandis qu’elle enroulait sa jambe autour de lui. Il plongea sa main
libre dans ses cheveux, referma son poing comme un homme des cavernes en écrasant ses lèvres sur
sa joue. Elle rejeta la tête en arrière en offrant sa gorge à sa bouche affamée.
Des dents, il trancha la bretelle de sa robe, rabattit un pan de coton et exposa son sein pâle, le
mamelon rose aussi dur qu’un caillou. Quand elle se cambra, il lâcha ses cheveux pour le palper,
l’aspirer dans sa bouche, le caresser de la langue. Des deux mains, elle remontait sa chemise, lui
griffait le dos en gémissant « encore, encore… » Encore ? Oui ! Il libéra une main, ouvrit sa
braguette… et entendit le rire d’Isabelle dans le couloir.
Sa main se figea, ses lèvres aussi. Isabelle lui avait ordonné de prendre soin de Vicky, et sa
définition de « prendre soin » ne couvrait sûrement pas une partie de jambes en l’air alors qu’elle
était soûle. Si Isabelle le trouvait ici, elle lui ferait la peau.
Au prix d’un effort surhumain, il se redressa, plongea une dernière fois son regard dans les yeux
voilés de désir que Vicky levait vers lui, contempla le sein parfait qui se nichait si bien dans sa
paume… Puis il se leva péniblement en refermant sa braguette. Les beaux yeux embrumés se
voilèrent, le front pur se plissa.
— Qu’est-ce que…
Il reprit la voix de son ancien proviseur.
— Tu devrais avoir honte, Victoria. Profiter d’un homme dans mon état ! Ton frère a bien dû te
dire que j’ai bu plusieurs bières au déjeuner. Tu as tout de suite vu que je ne maîtrisais plus rien, que
je perdrais la tête si tu me montrais un peu de peau nue.
Elle le dévisageait, bouche bée. Avec davantage d’assurance, il enchaîna :
— Eh bien, ça marche peut-être avec les gars de la ville, mais ma mère m’a appris à me
respecter, même quand j’ai un peu bu.
Tout en débitant ses âneries, il reculait vers la porte, passait discrètement la main derrière lui,
trouvait la poignée à tâtons.
— La meilleure chose que tu puisses faire serait de rester ici un petit moment, pour te reposer et
réfléchir à la femme que tu veux être. Le genre qui montre un peu de compassion pour un homme qui a
un coup dans le nez, ou une traînée qui profite de ce qu’il a baissé sa garde ? Parce que nous savons
tous les deux laquelle tu as choisi aujourd’hui.
Il secoua la tête une dernière fois, l’air atterré, se glissa dans le couloir et referma la porte
derrière lui. Pas fier de lui.

* * *

Il disait n’importe quoi ! Il n’était pas du tout ivre, et elle non plus. Vicky poussa un gros soupir.
Enfin, si, elle planait un petit peu, sans plus. Elle ne savait pas ce qui lui avait pris, de faire comme si
elle était vraiment partie. C’était sûrement l’expression avantageuse de Tyrell quand il s’était
approché d’elle dans le jardin, après qu’elle avait manqué piquer une tête dans la fontaine parce que
le talon de sa sandale s’était enfoncé dans la terre meuble du parterre. Il roulait des mécaniques d’un
air si viril, ses mouvements étaient si souples et coordonnés qu’elle avait préféré qu’il la croie ivre
que maladroite.
Ensuite, au lieu de se moquer d’elle comme elle s’y attendait, il l’avait traitée si gentiment
qu’elle s’était sentie tout émue. Voilà pourquoi elle avait joué la fille qui a trop bu, voilà pourquoi
elle l’avait fait entrer dans sa chambre et attiré sur son lit. Quand la tiédeur suave qui palpitait dans
sa poitrine s’était transformée en désir torride, elle avait trouvé plus simple de continuer à jouer son
rôle. Une femme ivre pouvait suivre ses impulsions ! Et puis quel mal y avait-il à découvrir si les
lèvres de Tyrell étaient aussi douces qu’elles le paraissaient ? Elles ne l’avaient pas déçue,
d’ailleurs… Sa bouche était délicieuse, son corps, dur et musclé. Quel homme… et comme elle avait
envie de lui.
Elle sentait encore son poids sur elle. Malgré elle, elle fit glisser une main sur son ventre, prit
son sein nu en coupe, passa son pouce sur le mamelon, encore humide de sa bouche… S’il était resté,
elle lui aurait fait l’amour, l’aurait accueilli au plus profond d’elle. S’il était resté, elle serait en train
de le chevaucher, à cet instant précis… Elle pétrit son sein, glissa l’autre main vers le bas, là où elle
était mouillée et brûlante, se cambra en aspirant l’air entre ses dents. Elle n’avait jamais, jamais
désiré un homme comme elle désirait Tyrell. Quel… crétin ! Quel abruti !
Elle se redressa brusquement en plongeant les deux mains dans ses cheveux. Non, elle était trop
lamentable. Elle venait de passer le déjeuner à parler éthique, mais elle aurait jeté ses principes aux
orties en même temps que sa culotte si Isabelle n’était pas passée dans le couloir. Et même
maintenant, alors qu’elle se retrouvait seule face à sa propre faiblesse, son plus grand regret était
d’avoir perdu son unique chance de coucher avec Tyrell Brown sans se sentir responsable. Elle ne
pourrait pas faire mine d’être soûle une deuxième fois, il finirait par comprendre. C’était un abruti
mais il n’était pas stupide.
Non, la triste vérité, c’était qu’elle avait raté sa partie gratuite. Maintenant, elle ne ferait jamais
l’amour avec lui.
11

Ty ouvrit son armoire et en sortit le costume noir bien coupé qu’Isabelle avait créé pour lui deux
ans auparavant, avec la chemise saphir qu’elle lui avait offerte pour l’accompagner. Une tenue de
grande classe, faite pour remonter un tapis rouge. Les Français eux-mêmes approuveraient.
Il jeta le tout sur le lit, arracha son T-shirt et laissa échapper un gros soupir de lassitude. Il
s’était déjà changé trois fois aujourd’hui, de sa tenue de yoga à sa tenue de golf, puis à son jean et T-
shirt de tous les jours, puis un second T-shirt à cause de la crème solaire. Et maintenant le costume
des grands jours.
Son unique consolation était de savoir qu’Isabelle aurait les larmes aux yeux en le voyant dans
ce complet… et que Vicky en aurait l’eau à la bouche. Elle ne l’avait vu qu’en jean ou dans le
complet terne du procès, celui qu’il avait jeté dès la fin de l’audience…
Il grimaça. Le procès. Comment avait-il pu oublier que quarante-huit heures plus tôt Vicky aux
seins parfaits, aux joues roses et aux yeux bleus embrumés de désir, la femme contre laquelle il venait
de se frotter avec passion, l’avait accusé d’avoir débranché Lissa ? De l’avoir laissée suffoquer,
mourir de faim ! Et il était là, encore à moitié en érection, à se faire beau pour elle en espérant la
faire saliver. En espérant la baiser. Quel triste idiot ! Il se faisait horreur. C’était comme une boue qui
glissait sur sa peau, poissait la racine de ses cheveux. Il ne pourrait plus se regarder en face. C’était
déjà assez grave d’être obligé de faire comme si Vicky lui plaisait, alors pas question de se mettre à
la désirer pour de vrai !
Son portable le ramena au réel. C’était la sonnerie de Joe, au ranch. Il ferait bien de se
concentrer. Si Joe l’appelait, c’était important.
— Salut, Joe. Il se passe quoi ?
— Oh ! Salut, Ty. Tout va bien pour toi ?
Joe parlait toujours très lentement, et ce soir Ty n’avait aucune patience. Nerveux, il se mit à
arpenter sa chambre.
— Tout va formidablement bien, maintenant, qu’est-ce qui se passe ?
— Bon, il m’a semblé que tu voudrais être au courant. Clancy est passé ce matin pour jeter un
coup d’œil à Brescia.
Ty s’arrêta net.
— Brescia a un problème ?
C’était sa jument préférée, il l’aimait de tout son cœur. Clancy était leur vétérinaire.
— Bon, Clancy n’est pas sûr à cent pour cent, hein ?
— Nom de Dieu, Joe ! Crache le morceau ou je passe la main dans le téléphone pour t’arracher
la nouvelle !
Joe se hâta d’obtempérer.
— C’est probablement la strongylose. Il a pris des échantillons, il les a envoyés au labo…
— Comment est-ce qu’elle a pu attraper une strongylose ! s’exclama Ty, horrifié.
C’était grave. Cela pouvait même être fatal.
— On ne sait pas, pour sûr, mais Molly Tucker a aussi des chevaux malades chez elle…
Oh non… Molly Tucker. Il avait su qu’il faisait une grosse erreur au moment même où il la
renversait sur le canapé.
— Ses deux juments vont s’en sortir, disait la voix de Joe à son oreille, mais le hongre gris…
Clancy dit qu’il va sûrement y passer. Remarque, il est vieux.
Ty avala sa salive. Il avait laissé Brescia dans l’enclos en compagnie du brave vieux gris
pendant qu’il se faisait Molly.
— Attends, il n’a que treize ou quatorze ans, dit-il.
A peu près le même âge que Brescia, que Lissa avait sauvée neuf ans plus tôt en la rachetant à
un propriétaire qui la maltraitait, alors que la jument avait cinq ou six ans. Il avait toujours pensé
qu’elle vivrait encore dix ans, peut-être davantage. Et maintenant elle allait peut-être mourir d’un
fichu parasite parce qu’il était incapable de garder son matériel dans son pantalon ! La culpabilité lui
brûla l’estomac comme un acide.
Il s’obligea à poser toutes les questions nécessaires, mais Joe ne pouvait rien lui dire de plus.
Ty le laissa parler de choses et d’autres pendant quelques minutes, puis il lança :
— Prends bien soin de Brescia, compris ? Et dis à Clancy de m’appeler dès l’instant où il aura
le résultat du labo.

* * *

Le salon privé du restaurant Le Cirque était à peine assez grand pour accueillir la cinquantaine
d’invités de la réception du soir. A part le groupe du manoir, Vicky ne connaissait personne.
— Salut, baby, lança Ricky en posant un baiser fraternel sur sa joue. Tu es absolument superbe.
— Tu trouves ?
Elle fit un petit tour sur elle-même et sa robe de soie noire se déploya comme une corolle. Une
robe légère comme une plume, suspendue par des bretelles fines ornées de paillettes. L’ourlet flottait
six centimètres au-dessus de ses genoux, une bande de paillettes dessinait le contour du décolleté,
assez sage devant, très plongeant derrière. Elle portait des talons de douze centimètres.
— Encore mieux que ça, murmura Ricky en la parcourant d’un regard appréciateur.
Elle éclata de rire. Pour une fois, elle se sentait jolie. Elle avait relevé ses cheveux dans un
style décontracté qui dénudait son cou et, comme par hasard, mettait en valeur des boucles d’oreilles
de diamants si fabuleuses que certaines femmes avaient un hoquet en les voyant. C’était l’unique
cadeau qu’elle n’avait pas rendu à Winston en rompant leurs fiançailles. Elle s’était aussi maquillée,
plus que d’habitude. Pas autant qu’Anna-Maria, bien sûr, mais en choisissant une ombre à paupières
plus charbonneuse, du mascara, un soupçon de blush — et elle avait sorti le rouge à lèvres provocant
dont elle ne se servait quasiment jamais. Ravie du compliment, elle jeta à Ricky un regard admiratif.
— Et toi ! Regarde-toi !
Aussi grand que Matt, un bel Américain typique nourri au grain, Ricky était superbe dans son
complet gris sombre à la rayure presque imperceptible. Pour la millième fois, elle regretta de ne pas
être tombée amoureuse de lui au lycée, à l’époque où il était fou d’elle. Il s’était remis depuis
longtemps, mais il y avait des jours où elle aurait apprécié un retour de cette adoration quasi
religieuse.
Ils restèrent côte à côte, à siroter leur verre en parcourant l’assistance du regard et en
échangeant des commentaires à mi-voix sur les invités. Brusquement, Ricky s’étrangla sur sa bière.
— Alerte à 10 heures ! Regarde !
Anna-Maria venait de faire son entrée. Ou plutôt sa poitrine avait franchi la porte en stoppant
net les conversations dans toute la pièce. Après une légère pause sur le seuil pour savourer l’effet,
elle s’avança comme le paquebot Queen Elizabeth fendant les flots.
— Ils ne peuvent pas être vrais, murmura Ricky, ébloui. Ils ne peuvent pas.
— Cette robe est la huitième merveille du monde…, marmonna Vicky.
Un nuage de tulle transparent, des panneaux de satin pour couvrir la poupe et la proue et,
dissimulé dans les fanfreluches, un système de suspension digne du pont de Brooklyn.
— C’est sûrement un bustier, intervint Lil, qui venait de se matérialiser près d’eux,
accompagnée de Jack. Isabelle me dit qu’ils peuvent faire des miracles. Et, si elle réussit à tromper
la gravité toute la soirée, ce sera effectivement un miracle !
— Isabelle a dit qu’ils étaient peut-être vrais, avança négligemment Jack en sirotant son whisky.
Sa femme lui jeta un regard torve.
— Avoue : tu as fait un pari.
Il prit un petit air innocent et ne dit rien, mais comme elle gardait les yeux braqués sur lui il finit
par avouer :
— J’ai parié vingt dollars qu’ils étaient faux.
D’un regard appuyé, il mit Ricky sur la sellette.
— Sérieux ! s’exclama Vicky en riant. Vous avez parié ?
Ricky leva les mains au ciel.
— Ce n’est pas moi qui ai lancé l’idée !
— Qui, alors ?
Il eut un mouvement du menton vers Tyrell, qui venait d’arriver à son tour. Vicky serra les
lèvres, contrariée. Evidemment…
Dès que Tyrell les vit, il leur fit un petit signe et s’approcha de sa démarche décontractée, en
distribuant des sourires à la ronde. Vicky dut s’interdire de le dévorer des yeux. Il était stupéfiant
dans son costume, avec cette chemise couleur saphir qu’une femme avait forcément choisie pour lui,
ouverte à la gorge et mettant en valeur sa peau bronzée et ses cheveux striés de mèches blondes. Il
ressemblait à un panneau publicitaire pour un whisky de luxe. Pas juste. Ce n’était tout simplement
pas juste.
— Dis-nous, Ty, lança Lil avant qu’il ne puisse dire un mot. Tu paries sur quoi, toi ? Vrai ou
faux ?
Il n’eut pas même la grâce de rougir.
— Je crois en une providence bienveillante, alors j’ai mis mes vingt dollars sur l’authenticité du
phénomène.
Puis, comme Lil et Vicky riaient, il ajouta :
— Je dois comprendre que vous n’êtes pas croyantes ? Il n’est pas trop tard pour mettre votre
argent en jeu.
Lil ouvrit son sac et en sortit un billet de vingt dollars. Déterminée à ne pas se laisser
surclasser, Vicky fouilla dans le sien.
— Je n’ai qu’un billet de cinquante, dit-elle en le froissant sous le nez de Tyrell. C’est trop pour
toi ?
— Pas du tout. Tu peux le donner à ton frère, c’est lui qui tient la banque.
— Matt ? s’écria-t-elle, stupéfaite. Mais il se marie demain !
— Et alors ? Il a encore ses yeux. Et, si cela t’intéresse, il a aussi parié qu’ils étaient faux.
— Donc tu es le seul à parier qu’ils sont vrais, dit-elle avec un sourire entendu. Tu as des
informations privilégiées ?
— Des années d’expérience !
Il souriait, très détendu. L’expérience, elle n’en doutait pas, il avait dû manier des centaines de
seins de toutes les formes et de toutes les tailles ! Il avait bien réussi à mettre la main sur les siens en
moins de vingt-quatre heures, alors qu’elle ne l’appréciait même pas ! A son expression, elle sut qu’il
devinait ce qu’elle pensait. Il inclina la tête pour qu’elle soit seule à l’entendre et murmura :
— Je savais que les tiens étaient vrais.
Elle se sentit rougir, mais réussit tout de même à lui décocher un regard glacial.
— Quand je me déciderai à investir, dit-elle sur le ton de l’évidence, je m’offrirai davantage
qu’un bonnet B.
Il écarquilla les yeux, sa mâchoire se décrocha, et il saisit son bras d’un geste si brusque qu’elle
eut un hoquet de surprise.
— Excusez-nous un instant, lança-t-il en l’entraînant vers la porte.
D’abord muette de saisissement, elle retrouva sa voix quand ils furent arrivés dans le hall
d’entrée.
— Tu as perdu la tête ? s’exclama-t-elle.
Sans relever, il regarda autour de lui, repéra le vestiaire, resté vacant par cette soirée si tiède,
la poussa à l’intérieur et claqua la porte.
— Et toi ! riposta-t-il. Tu ne penses pas sérieusement à te faire refaire les seins ?
En fait, elle ne l’avait jamais envisagé, mais, cela, il n’était pas question de le lui dire. Elle
préféra le foudroyer du regard en répliquant d’un air hautain :
— Et pourquoi pas ?
— Parce qu’ils sont très bien comme ils sont !
Son regard s’était braqué sur sa poitrine. Il serra les dents en marmonnant un juron. Quand elle
recula instinctivement, il suivit le mouvement, et quand elle se heurta à la porte il plaqua les mains au
battant de chaque côté de sa tête. Ses yeux remontèrent le long de sa gorge, jusqu’à ses lèvres. La
mâchoire crispée, il marmonna un nouveau juron rauque. Elle retint son souffle, ne sachant si elle
devait commencer à avoir peur. Il crépitait littéralement de tension ! Du dos de la main, il effleura
son sein à travers la soie mince de sa robe, et aussitôt son mamelon se dressa. Il recommença,
encore, encore, encore, ouvrit la paume et prit son sein en le caressant du pouce. Le souffle court,
elle se lécha les lèvres. Les yeux de Tyrell s’assombrirent, sa bouche fabuleuse s’entrouvrit… sur un
dernier juron.
D’un élan, il se pressa contre elle et l’embrassa. Pas avec douceur comme la dernière fois mais
comme s’il la dévorait. D’une main, il pétrissait toujours son sein, de l’autre, il s’empara de sa
hanche, la pressa contre lui. Confusément, elle pensa qu’elle devait tout arrêter, tout de suite, avant
qu’il ne soit trop tard. Elle allait le faire, bien sûr ! Mais avant il fallait juste qu’elle glisse les mains
à l’intérieur de son veston, qu’elle palpe les muscles qui se gonflaient dans son dos, sur ses épaules.
Pour l’amour du ciel, il était dur de partout et elle brûlait de désir, elle l’embrassait comme elle
n’avait jamais embrassé personne, de tout son corps, en s’écrasant contre lui.
Il lâcha son sein pour plonger les mains dans ses cheveux. Elle entendit des épingles qui
tombaient sur le sol, sentit sa coiffure se défaire. Il pesait sur elle de la poitrine, du bas-ventre, des
cuisses, et voilà que ses doigts froissaient sa robe en cherchant sa peau. Un instant plus tard, elle
sentit son pouce crocheter sa culotte. Un grondement roula dans sa gorge. Le moment était venu ! Il
pressa ses lèvres sur sa joue et haleta à son oreille :
— Je t’en prie, dis-moi que tu as un préservatif dans ton sac.
— Non ! Non !
C’était à la fois une réponse et une protestation furieuse.
Un frisson parcourut le corps de Tyrell. Il jura encore, plaqua les deux mains sur la porte… et fit
un grand pas en arrière.
Hors d’elle, Vicky serra les poings.
— Ce n’est pas vrai ! Je n’arrive pas à le croire !

* * *

Ty empoigna ses cheveux et tira à se faire mal. Les dents serrées, il articula :
— Qu’est-ce que tu n’arrives pas à croire ?
— Tu es censé être l’amant du siècle ! Toi et Jack McCabe, les demi-dieux qui tombent tout ce
qui bouge au Texas. Les filles arrachent leur culotte dès qu’elles vous voient !
Outrée, elle faisait de grands moulinets avec ses bras.
— Et ce soir, pour une fois dans ta vie, tu n’as pas un seul préservatif en poche ?
Il s’appuya au mur en fermant les yeux. Mauvais, mauvais… Vicky était en train de craquer. Elle
n’avait pas encore vraiment élevé la voix, mais dans une minute elle se mettrait à hurler, et Matt
arriverait, Adrianna sur ses talons… Il n’avait vraiment pas besoin de ça, alors qu’il ne savait même
plus où il en était entre le remords, l’anxiété et le désir. Il ouvrit les yeux, s’obligea à la regarder. Le
tableau faillit l’achever. Le visage rose vif, les cheveux en bataille, les yeux étincelants et la robe
fripée… elle était absolument torride ! Un nouveau frisson brutal le secoua. Comme on se raccroche
à une bouée, il s’écria :
— En fait, j’ai toujours un préservatif sur moi, habituellement. Je ne pensais pas en avoir besoin
ce soir. Je croyais que tu serais capable de te contrôler.
— Moi !
De rage, sa voix montait dans les aigus.
— Mais c’est toi ! Tu m’as traînée ici comme… comme un homme des cavernes, tu as… tu t’es
mis à me papouiller, une fois de plus, en sachant très bien que tu n’avais pas de… pas de… C’est…
Le souffle court, elle agita de nouveau les bras.
— C’est complètement irresponsable !
— C’est moi que tu traites d’irresponsable ?
Il se mit à compter sur ses doigts.
— D’abord, tu menaces de te faire refaire les seins, rien que pour me pousser à les regarder.
Ensuite, une fois que tu m’as mis dans tous mes états, tu te mets à m’embrasser. Comme si tu ne savais
pas où cela allait nous mener !
L’index braqué sur elle, il porta le coup de grâce.
— Et depuis le début tu savais très bien que tu n’avais pas de préservatifs. Ça, c’est vraiment
irresponsable.
Ces taches rouges sur ses joues… Cette fois, elle allait vraiment l’occire.
Elle inspira à fond, sa poitrine se gonfla. Malgré lui, ses yeux se braquèrent de nouveau sur les
mamelons qui pointaient sur lui, accusateurs. Il gémit un nouveau juron, fit un pas vers elle sans
l’avoir voulu… Elle ouvrit la porte à la volée et s’enfuit à toutes jambes.

* * *

Enfermée dans une cabine des toilettes, les mains tremblantes, Vicky sortit son poudrier pour
évaluer les dégâts. Catastrophe ! Un visage de cauchemar la contemplait avec horreur dans le petit
miroir ! Les cheveux qui croulaient d’un côté, des lèvres gonflées de clown entourées de traces de
rouge… Et son reflet ne montrait ni le mal au ventre laissé par la frustration sexuelle ni son string
trempé.
C’était insupportable ! Tyrell savait exactement comment s’y prendre pour la rendre folle de
désir. Cet homme était un danger public. Si elle ne se surveillait pas, en sortant d’ici, elle le
retrouverait, où qu’il se cache, et le traînerait tout droit au vestiaire pour reprendre où ils en étaient
restés.
— Respire, dit-elle tout bas. Quatre temps d’inspir, quatre temps d’expir…
Des talons cliquetèrent, une porte claqua, quelqu’un était entré dans une autre cabine. Elle
patienta sans faire un bruit, et bientôt la visiteuse se lavait les mains, rajustait son maquillage,
ressortait. Les yeux clos, Vicky respirait toujours. Peu à peu, son cœur reprit son rythme normal.
Voilà. Elle n’était pas exactement sereine, au contraire, elle se sentait stressée, elle s’en voulait…
Bref, elle avait retrouvé son état normal. Résolument, elle fit le nécessaire pour reprendre figure
humaine, se recoiffa, reprit tout son maquillage et vérifia sa robe dans le grand miroir.
Elle était fripée, bien sûr. Logique. Le corps brûlant de Tyrell l’avait écrasée contre la porte…
Elle se donna une petite gifle sur la joue pour stopper net cette pensée. Cela suffisait, maintenant !
Elle n’allait pas se comporter comme les bimbos qui couraient après lui, victimes impuissantes de sa
magie sexuelle. Pour l’amour du ciel, il l’avait à peine touchée qu’elle jetait tout aux orties, l’éthique,
le professionnalisme… C’était humiliant !
Eh bien, elle ne recommencerait plus. Elle était intelligente, elle avait appris sa leçon, qui était
toute simple : il suffisait de garder ses distances pendant les trente-six heures à venir. Ce ne serait
pas une telle affaire. Et elle pourrait rentrer aux Etats-Unis avec sa dignité et son intégrité intactes.
A grands pas, son masque d’avocate fermement en place, elle retourna dans la salle de
réception. Tout de suite, elle aperçut Tyrell près du bar en compagnie de Jack. Tous deux avaient l’air
de sortir d’un plateau de tournage. Calmement, en pleine possession de ses moyens, elle prit la
direction opposée… et se heurta de plein fouet à Winston Churchill Banes.
12

Vicky recula d’un bond en battant des paupières, incrédule. Le premier choc encaissé, elle se
mit royalement en colère.
— Qu’est-ce que tu fais ici, toi ?
Il n’eut pas à se donner la peine de répondre. Adrianna venait d’apparaître derrière lui.
— Je l’ai invité, dit-elle.
Vicky la dévisagea, bouche bée.
— Tu l’as invité ? Mais pourquoi ? Pourquoi me faire ça ?
— Pour que vous puissiez faire le point, tous les deux. Tu as rompu vos fiançailles sans lui
donner sa chance de s’expliquer.
— Expliquer quoi ! Il était debout entre les jambes de ma secrétaire avec son pantalon sur les
chevilles. Pour l’amour du ciel, maman, elle avait laissé l’empreinte de ses fesses sur mon bureau !
— Victoria…, protesta Winston d’une voix plaintive.
Elle ne prit pas la peine de le regarder.
— Matt est au courant de ce que tu as fait ?
Sa mère écarta la question d’un geste.
— Cette histoire ne le regarde pas. Winston est mon invité.
— Bon. Très bien, dit Vicky d’une voix tremblante. S’il est ton invité, ce sera à toi de l’amuser.
Je n’ai rien à vous dire.
Et, sans les laisser placer un mot, elle tourna les talons et quitta la salle. Dès qu’elle fut sûre
qu’ils ne la voyaient plus, son attitude digne et calme l’abandonna, la panique se leva en elle. Elle
s’engouffra dans un couloir vide, se mit à courir. Là-bas, tout au bout, une porte de secours ! Elle
enfonça la barre de la porte des deux mains et se retrouva dehors face à une rangée de voitures.
Il faisait nuit noire, le parking était désert. Elle se lança entre les voitures en prenant des
respirations sifflantes. Elle étouffait ! Non, se rassura-t-elle, c’était juste une crise d’angoisse.
Impossible de reprendre sa respiration. Pour une fois, ses techniques habituelles ne lui étaient
d’aucun secours. Un caillou roula sous son escarpin, elle s’effondra de côté contre une BMW.
L’alarme se mit à hurler. Elle poussa un petit cri et bondit en arrière. Son derrière heurta une Porsche,
et une seconde alarme, encore plus stridente, se joignit à la première. La porte du restaurant s’ouvrit
à la volée, des exclamations retentirent. Dans un éclair, elle se vit menottée à l’arrière d’une voiture
de police, s’efforçant de faire comprendre à un policier stoïque, dans son français du lycée, pourquoi
elle rebondissait d’une voiture à l’autre en pleine nuit perchée sur ses talons hauts. Non. Cette
dernière humiliation, elle ne la supporterait pas.
Sans réfléchir, elle s’accroupit, retira ses escarpins et se faufila entre les voitures, pliée en
deux, en faisant bien attention de ne plus toucher aux carrosseries. A la lisière du parking, elle risqua
un regard par-dessus le capot d’une Audi. L’agitation se concentrait autour de la Porsche, un groupe
d’hommes gesticulait en échangeant des propos incompréhensibles. Le cœur battant, elle se coula
derrière l’angle du bâtiment et partit en courant.

* * *

Ty avait repéré Vicky à l’instant même où elle franchissait la porte. Elle s’était refait une beauté,
mais elle avait encore les joues roses et les lèvres gonflées. Tout de suite, il se détourna, de peur
qu’elle ne surprenne son regard. Dégoûté par sa propre attitude, il glissa la main dans sa poche pour
se rajuster.
— Si tu as tellement envie d’elle, observa paisiblement Jack, qu’est-ce qui te retient ?
— Je ne la supporte pas, répondit-il sans conviction. Et puis elle est beaucoup trop compliquée.
— Si tu veux du facile, la strippeuse est parée au décollage, tu n’as qu’à tendre la main. Et,
pendant que tu y es, tu pourras départager le pari.
— Je peux déjà le faire. Ils sont vrais.
— Tu aurais pu le dire !
— Matt m’aurait tué et enterré six pieds sous terre. Isabelle m’aurait déterré pour pouvoir
recommencer. Et ce n’était même pas ma faute, se justifia-t-il. Elle m’a enfoncé les mains dans son
bikini. Dans le jardin, n’importe qui aurait pu nous voir.
Jack eut un large sourire.
— Je comprends mieux ton état. Tant de nichons et nulle part où aller !
Il fit signe à Lil de les rejoindre et, quand elle s’approcha, il désigna Ty du pouce.
— Il a la réponse, pour le pari.
— Quelle surprise, dit-elle avec un sourire ironique. Quand as-tu trouvé le temps ?
— Cet après-midi. C’était son écran solaire sur mon iPad.
Lil eut un mouvement de recul.
— Pour l’amour du ciel, Ty, je suis enceinte !
Elle sortit un mini-flacon de désinfectant de son sac et s’en inonda les mains en protestant :
— Si tu m’as refilé quelque chose avec tes mains pleines de microbes…
— ’tention, glissa Jack. Alerte à tribord.
Ty tourna vivement la tête. Il redoutait de voir Vicky mais c’était Anna-Maria en personne, qui
traversait la salle comme un bulldozer en venant droit sur eux. Il réprima un gémissement quand elle
s’agrippa à son bras.
— Tyrell, ronronna-t-elle en frottant les objets du délit contre son biceps. Tu es superbe, en
costume.
— Et toi tu fais ton petit effet, dans cette robe.
Elle tripotait son revers. Aux abois, il jeta un regard à la ronde. Jack et Lil l’avaient déjà
abandonné. Mais il vit Ricky et l’appela d’un grand geste.
— Ma belle, tu as rencontré le témoin du marié ? Ricky, je te présente Anna-Maria, une amie
d’Isabelle.
Par pur automatisme, Anna-Maria décocha un lent sourire séducteur à Ricky, qui semblait
éprouver quelques difficultés à maintenir ses yeux au niveau de son visage.
— Anna-Maria étudie l’anthropologie à la Sorbonne, ajouta Ty, tout en décrochant les doigts de
l’intéressée de son bras et la poussant insensiblement vers Ricky. Et elle a un job d’appoint plutôt
intéressant.
Elle lui décocha son sourire le plus sexy. Ses cils sombres et exotiques battirent lentement,
langoureusement. Il recula.
— Ricky est dans les assurances, une de ces corporations prédatrices internationales. Vous avez
sûrement beaucoup de choses à vous dire.
Encore un pas… Evasion réussie ! Il fila vers la porte en jetant un regard à la ronde. Il ne voyait
Vicky nulle part, ce qui n’était pas un problème puisqu’il ne la cherchait pas. En revanche, sa mère
était là, occupée à jouer les cougars avec un type qui devait avoir vingt ans de moins qu’elle. Grand,
brun, plutôt beau gosse dans un style ma-famille-date-de-Mathusalem-et-je-ne-me-suis-jamais-sali-
les-mains. Il devait faire de la gym en salle, et jouer au polo ou au squash. Ty eut un sourire narquois.
Avec son air arrogant, ce type correspondait exactement à l’idée qu’il se faisait du fameux Winston…
Frappé d’une idée subite, il s’arrêta pour les examiner plus attentivement tous les deux. Nom de
nom, Adrianna ne flirtait pas avec lui ! Le type se tenait tout raide, la mâchoire crispée. Il était dans
une colère noire, et elle cherchait à l’apaiser. Et Vicky n’était pas dans la pièce. Cruella serait-elle
assez diabolique pour faire un coup pareil à sa fille ? Il n’y avait qu’une façon de le découvrir.
Il s’avança en roulant des mécaniques et, avec un sans-gêne étudié, il interrompit leur
conversation. De sa voix la plus traînante, avec son accent texan le plus appuyé, il demanda :
— Adrianna, ma belle, où est votre ravissante fille ? Elle m’avait promis de m’offrir à boire.
— Je n’en ai pas la moindre idée, monsieur Brown.
A parler d’une voix aussi froide, elle aurait dû avoir les lèvres bleues de gel. Comme un brave
gars obtus du Far West, il tendit la main au grand brun avec un large sourire.
— Tyrell Brown.
La poignée de main fut brève.
— Winston Banes.
— L’ex ? s’écria Ty en jouant la surprise. Vicky sait que vous êtes ici ?
Winston le toisa de haut, ce qui demandait un certain talent car il était un peu plus petit que lui.
— Cela ne vous regarde pas.
— Je vois ! Elle vous a dit d’aller vous faire foutre.
Son sourire provocateur équivalait à une poussée en pleine poitrine. Le visage crispé, Winston
posa son verre sur la table. Ty hocha la tête pour l’encourager.
— Tu es sûr de vouloir faire ça, Winnie ?
Il mourait d’envie d’écraser son poing sur la belle gueule de ce crétin. La testostérone lui
éclatait par tous les pores, et expédier ce type à l’hôpital serait le deuxième meilleur moyen de
l’évacuer. Le visage de Winston vira au rouge brique.
— Espèce de plouc, gronda-t-il. Vous vous prenez pour qui ?
Les pouces dans les poches, la tête sur le côté, Ty lâcha :
— Eh bien, Winnie, je suis l’homme qui avait la main sous la jupe de Vicky il y a quelques
minutes.
Un nouveau sourire, pour être bien sûr de le pousser à bout, et il précisa :
— Un régal. Il faut être fou pour échanger un article de choix comme elle.
— Fumier !
Winston le poussa si fort qu’il recula d’un pas. Surpris, il se mit à rire.
— Pas mal, mon brave !
D’un mouvement d’épaules, il retira son veston, qu’il jeta sur une chaise, puis il agita les doigts
dans le geste universel d’invitation à la bagarre.
— Viens, petit. On va s’amuser.
Un cercle se formait déjà autour d’eux. Adrianna protestait vigoureusement mais personne ne
l’écoutait, et en quelques instants elle se retrouva au dernier rang. Les invités comme le personnel
cherchaient la meilleure place pour assister au spectacle. Les émotions complexes et contradictoires
de Ty s’étaient cristallisées dans un désir tout simple : il voulait tabasser Winston. Il mit ses boutons
de manchette dans sa poche et fit craquer ses jointures en souriant comme un gosse à Noël. C’est
alors que la main de Jack tomba lourdement sur son épaule.
— Non, Ty. Ce n’est ni le lieu ni le moment.
Ty écarta sa main d’une secousse.
— Mais si !
— Mais non. Isabelle t’étranglerait, et Lil danserait sur ton cadavre.
Ty jeta un regard rapide dans la direction que lui indiquait son ami. Aïe. Isabelle n’avait
vraiment pas l’air contente. Ses épaules se relâchèrent, il se redressa, dégoûté. Les femmes ! Elles ne
comprenaient jamais qu’une bonne bagarre, c’était le couronnement d’une soirée.

* * *

Bien à l’aise dans un vieux T-shirt au logo de son ancienne université et une large culotte de
grand-mère, les cheveux empilés sur sa tête et retenus par un élastique, Vicky s’adossa à une pile
d’oreillers, tira la courtepointe douillette jusqu’à sa poitrine et ouvrit le roman acheté à l’aéroport.
Cinq minutes plus tard, elle le referma sèchement. National Book Award ou pas, il ne l’accrochait
pas plus ce soir qu’il ne l’avait fait dans l’avion.
— J’aurais dû acheter une histoire d’amour, marmonna-t-elle. J’aurais au moins du sexe par
voie de lecture…
Inévitablement, l’idée du sexe la fit penser… à Tyrell. Avec un gémissement, elle se couvrit les
yeux. Ils avaient failli faire l’amour dans le vestiaire. Et le pire était que, odieux comme il l’était et
malgré toutes les complications que cela aurait créées, elle regrettait qu’ils ne l’aient pas fait ! Et
maintenant, comme si tout n’était pas déjà assez difficile, elle allait devoir affronter Winston ! Une
perspective épouvantable ! Tyrell ne l’humiliait qu’en privé mais Winston l’avait fait de la façon la
plus publique possible.
En le revoyant ce soir, elle s’était demandé comment elle avait pu le trouver séduisant.
D’accord, son visage était beau, avec des yeux sombres et un nez aristocratique. Mais ses cheveux !
Epais, bouclés, d’accord… mais ils avaient toujours exactement la même longueur. Toujours soignés,
toujours bien coiffés, jamais ébouriffés. C’était à vous faire froid dans le dos.
Et son corps ! Encore une fois, à première vue, il n’était pas mal du tout, mais c’était un corps…
strictement décoratif. Il n’en faisait rien, serait infoutu de changer un robinet ou un pneu crevé.
Heureusement qu’elle ne l’avait pas épousé ! S’ils s’étaient retrouvés pris dans un énorme
tremblement de terre, ou un tsunami, ou une pandémie ? Il serait le dernier des derniers dans le
nouvel ordre mondial, quand les connaissances nécessaires pour gérer un fonds spéculatif n’auraient
plus aucune valeur, quand un diamant ne vaudrait qu’un bon vieux silex !
Elle eut un sourire amer. Elle recommençait, avec ses scénarios catastrophes ! D’après son psy,
ces idées de fin du monde étaient dues au fait d’avoir perdu son père si jeune. Ha ! Il n’avait pas
entendu parler du réchauffement climatique ? Un jour viendrait où il vaudrait mieux s’être préparé !
Des pas dans le couloir ! Elle se raidit, mais ce fut la porte en face qui s’ouvrit et se referma.
Tyrell était de retour dans sa chambre. Elle respira de nouveau, et sourit même un peu en pensant au
discours qu’il avait dû faire au moment des toasts, en sa qualité de garçon d’honneur. Un discours
charmant, en trouvant d’instinct le ton juste, en taquinant un peu Isabelle. Et il s’était sûrement chargé
de dire quelque chose de gentil sur Matt. C’était un abruti, bien sûr, mais un abruti fiable, on pouvait
compter sur lui.
Un peu plus tard, elle entendit la porte de Jack et Lil puis, très vite, de nouveaux pas, un rire
aigu de femme. La voix de Ricky marmonna quelque chose, la femme rit de nouveau, tout bas cette
fois, et une nouvelle porte se referma.
Incrédule, elle tendit l’oreille. Tyrell avait donc réussi à refiler Anna-Maria à Ricky ? Comment
s’y était-il pris ? Et pourquoi ne l’avait-il pas gardée pour lui ?
Dans les profondeurs de la maison, elle entendait d’autres pas, d’autres voix étouffées, d’autres
portes. Isabelle ? Adrianna ? Instinctivement, elle s’enfonça un peu sous sa couette. Heureusement,
elle ne serait pas obligée de revoir sa mère ce soir, elle pouvait se retrancher dans sa chambre, bien
à l’abri derrière sa porte verrouillée. C’était toujours ça de pris sur l’adversité !
Un instant plus tard, on frappa sèchement à sa porte et la voix austère de Winston fit vibrer le
battant.
— Victoria, ouvre.
Elle rabattit la courtepointe sur sa tête.
— Victoria, arrête de faire l’enfant. Je suis venu de New York pour te parler. Ouvre !
Il secouait la poignée avec impatience.
— Ne m’oblige pas à aller chercher ta mère.
Tapie dans l’ombre sous sa couette, elle cligna des yeux en retenant son souffle. Elle n’entendait
plus rien. Etait-il parti chercher sa mère ? La guettait-il dans le couloir ?
Sans un bruit, l’oreille aux aguets, elle se glissa hors de son lit, se faufila jusqu’à la porte,
pressa son oreille contre le battant… Elle n’entendait rien.
Prudemment, sans un seul grincement, elle entrebâilla la porte et sortit la tête dans le couloir.
Là-bas, au-delà de l’escalier, elle perçut le bourdonnement d’une voix grave, puis la réponse
impatiente de sa mère. Une porte se referma, le bourdonnement de voix se rapprocha…
Sans réfléchir, sans prendre le temps d’évaluer les conséquences, elle traversa le couloir en un
éclair, tourna sans bruit la poignée de la porte de Tyrell et se précipita dans sa chambre obscure.
13

Vicky referma la porte de Tyrell sans bruit. Lentement, avec précaution, elle recula, les yeux
rivés à l’étroite bande de lumière qui filtrait sous le panneau. Quand une ombre la traversa, elle
faillit faire pipi dans sa culotte.
De l’autre côté du couloir, on frappait à sa porte. La paume appuyée sur son cœur emballé, elle
reculait encore… quand une main jaillie de l’ombre lui saisit le bras. Terrorisée, elle bondit en
avant. Elle se serait sans doute jetée dans le couloir, sans plus de logique qu’un lapin affolé, si une
autre main ne s’était pas enroulée autour de sa taille tandis que la première se plaquait sur sa bouche
pour étouffer son cri.
— Doucement, murmura Tyrell à son oreille. Tu ne voudrais pas que ton petit ami vienne
enfoncer ma porte ?
Elle ravala son hurlement et secoua la tête. Il la lâcha. Aussitôt, elle fit volte-face en sifflant tout
bas :
— Tu m’as fait peur !
— Chérie, tu as de la chance de t’en tirer avec de la peur. A te faufiler dans le noir comme une
voleuse…
— Je ne me faufilais pas !
— Mais si.
Il trouva son poignet dans le noir et l’entraîna un peu plus loin.
— Si je n’avais pas entendu Banes à ta porte, crois-moi, tu aurais eu pire qu’une petite frayeur.
Elle renonça à discuter et revint au propos qui l’avait énervée en premier.
— Winston n’est pas mon petit ami. C’est un menteur, un crétin et un fumiste.
— Il se trouve que je suis d’accord avec toi. Ce qui explique que je sois planté là en caleçon à
chuchoter comme une fille au lieu de te jeter hors de ma chambre.
— Ah… Merci…
Déconcertée, elle ne savait plus que lui reprocher, et s’efforçait de ne pas penser à son caleçon.
De l’autre côté du couloir, la voix d’Adrianna lança :
— Victoria !
Elle parlait bas mais chaque syllabe grondait de menace.
— Ouvre cette porte !
Ensemble, Vicky et Tyrell se glissèrent jusqu’à la porte et pressèrent leur oreille au panneau.
— Ce n’est pas fermé, disait Adrianna.
La porte de la chambre de Vicky s’ouvrit.
— Elle n’est pas là, dit Winston.
— Pas non plus dans la salle de bains, renchérit sa mère.
Ils échangèrent encore quelques phrases que Vicky ne saisit pas, puis ressortirent de la chambre
en refermant la porte. Un bref instant plus tard, un coup très sec à la porte de Tyrell les fit bondir en
arrière. Vicky se heurta à Tyrell, qui lui saisit le bras.
— File dans la salle de bains, ordonna-t-il tout bas.
Les mains tendues devant elle, elle se précipita dans les ténèbres… et heurta violemment un
meuble. Un sifflement de douleur s’échappa de ses lèvres, elle se retint de justesse de gémir tout haut.
Un instant plus tard, Tyrell était près d’elle.
— Chut…
— Mon orteil, murmura-t-elle d’une voix plaintive. Je crois que je l’ai cassé.
Un coup de poing à la porte. Winston s’impatientait. Vite, Tyrell passa le bras de Vicky sur son
épaule et l’emporta. Quand, sous ses pieds nus, le plancher lisse laissa la place à du carrelage, elle
tendit de nouveau la main, trouva le lavabo et s’y accrocha.
— Ça ira, murmura-t-elle. Va.
Sans un mot, il referma la porte de la salle de bains, la laissant perchée sur un pied dans le noir.

* * *

Uniquement vêtu d’un caleçon moulant, l’expression contrariée, Ty ouvrit sa porte en clignant
des yeux à la lumière vive du couloir. Il attendit un instant, conscient du regard d’Adrianna qui
descendait, sans doute malgré elle, le long de son torse. Quand elle revint à son visage, il laissa son
regard hostile s’éteindre et sourit.
— Chérie, lâcha-t-il, je ne pratique pas les parties à trois mais, si tu te débarrasses du yuppie, tu
peux entrer.
Elle en resta bouche bée. Muette de saisissement, les joues flamboyantes, elle ressemblait tant à
Vicky qu’il dut se mordre la joue pour ne pas éclater de rire. Winston, lui, trouvait la situation
beaucoup moins drôle.
— Nous cherchons Victoria, dit-il.
Ty lui lança son sourire le plus narquois.
— Elle t’a encore plaqué, Winnie ?
— Elle ne m’a pas… plaqué, gronda ce dernier entre ses dents. Elle est bouleversée à cause du
mariage.
Ty s’offrit une expression perplexe.
— Lequel ? Celui de son frère, ou celui qu’elle aurait eu si elle ne t’avait pas trouvé sous la
jupe d’une fille ?
Le visage de Winston vira au violet, ses poings se crispèrent. A tout autre moment, Ty ne se le
serait pas fait dire deux fois, mais une bagarre n’aiderait pas Vicky, cachée dans sa salle de bains
avec un orteil en compote, peut-être brisé. Pour une fois, au lieu de jeter de l’huile sur le feu, il
recula en ouvrant grand sa porte.
— Voyez vous-même. Aucune ex-fiancée en cavale dans mon lit ce soir.
Le regard de Winston balaya rapidement la pièce. Plus soupçonneuse, Adrianna entra pour jeter
un coup d’œil derrière la porte. Avant qu’elle ne s’avise d’aller voir dans la salle de bains, Ty lui
décocha un sourire salace.
— Ma proposition tient toujours. Débarrasse-toi de Winnie et reviens me voir.
Il baissa la voix et précisa :
— J’adore les cougars.
Elle détala littéralement hors de la chambre. Dès qu’elle eut remis un peu de distance entre eux,
en revanche, elle se sentit suffisamment en sécurité pour lancer avec dédain :
— Je ne vois pas ce qu’Isabelle vous trouve. Vous êtes répugnant.
— Sans doute, convint-il d’un air entendu. Si vous changez d’avis, vous saurez où me trouver.
Et il leur referma la porte au nez.
L’oreille tendue, il les écouta s’éloigner le long du couloir. La voix d’Adrianna était crispée,
celle de Winston, hachée de rage. Il se détourna avec un sourire, alla ouvrir la porte de la salle de
bains, alluma la lumière… et découvrit Vicky.
Dans quel état ! En T-shirt troué et culotte tombante, les cheveux en nid d’oiseau, avec un orteil
affreusement gonflé. Il aurait voulu la manger toute crue.
— Je vois, dit-il en se concentrant sur l’orteil. Il faut vite t’emmener aux urgences.
Elle secoua la tête avec véhémence, en faisant osciller le nid d’oiseau.
— Mais non ! Il me faut juste de la glace. Tu veux bien descendre en chercher à la cuisine ? Et
si tu vois du chocolat qui traîne. Du chocolat sous n’importe quelle forme !
Ce fut son tour de secouer catégoriquement la tête.
— Je ne demande pas mieux que de t’apporter tout ce que tu voudras, ma douce, mais d’abord
on file aux urgences.
— Je n’ai pas besoin des urgences ! C’est juste une entorse !
— Alors tu ne refuseras pas que je serre un peu, juste pour voir ?
Elle recula d’un bond.
— Ne touche pas mon orteil !
— C’est l’un ou l’autre, mon cœur. Si tu ne veux pas aller aux urgences, il faut me laisser jouer
au docteur.
Il fit un pas vers elle. Elle saisit sa trousse de toilette et la lui jeta à la tête. Il l’attrapa au vol, la
lança sur son lit. Elle lui lança encore sa brosse à dents, son peigne. Il fit un effort pour ne pas rire.
— Je suis beaucoup plus costaud que toi, ma belle, et je vais gagner cette bagarre. La seule
question, c’est jusqu’où tu veux te compliquer la vie.
Elle était magnifique quand ses yeux bleus flamboyaient. Il ne put s’empêcher de sourire.
— Quel crétin ! s’exclama-t-elle. J’ai mal et tu te moques de moi !
— Bien sûr. Tu t’es regardée ? Tu pourrais pétrifier un homme d’un seul regard. Je n’ai pas vu
une culotte comme celle-là depuis que ma grand-mère adorée nous a quittés. Elle en accrochait douze
paires identiques à son fil à linge.
Il vit la rougeur monter à l’assaut de son cou, envahir son visage. Elle tira son T-shirt pour
couvrir sa culotte. La pauvre ! Elle passait vraiment une soirée épouvantable. Cela l’embêtait
vraiment de la harceler quand elle était à terre, mais elle était butée comme une souche et il ne voyait
pas d’autre moyen de la faire céder, pour les urgences. Quand une grosse larme ronde roula sur sa
joue, il sentit son cœur se gonfler à l’étouffer.
— Oh ! Ma douce…
Il franchit la distance qui les séparait encore et la prit tendrement dans ses bras.

* * *
Le moment de faiblesse de Vicky ne dura pas longtemps ; bientôt elle s’essuyait le nez sur sa
manche et relevait la tête. Même sous ses paupières gonflées, elle trouvait Tyrell craquant, à la
regarder gentiment de ses yeux de tigre. La crise passée, il ne la lâcha pas, et elle ne le repoussa pas,
au contraire : elle cala son menton sur la toison couleur de miel qui recouvrait son poitrail
spectaculaire et demanda :
— Elle a fait quoi, maman, en voyant tes abdos ?
Il en avait trois rangées ! Elle avait beau avoir très mal au gros orteil, elle n’était pas aveugle !
— Elle s’est tue pendant une minute, ce qui a fait du bien à tout le monde. Ensuite, elle a eu l’air
très gênée de m’avoir baisé des yeux.
Vicky eut un petit rire nerveux. Elle voyait d’ici l’expression de sa mère !
— Winnie aussi s’est rincé l’œil, ajouta-t-il. A sa façon. Je parie qu’il est dans sa chambre en
ce moment en train de remercier le ciel qu’Isabelle m’ait empêché de lui botter le train tout à l’heure.
Cette fois, elle renversa la tête en arrière pour le regarder.
— Lui botter le train ? Mais pourquoi ?
— Parce qu’il le mérite, répondit-il en effleurant sa joue encore humide. S’il est malin, il
m’évitera jusqu’à la fin du week-end. Mais je crois que j’ai de la chance, précisa-t-il avec son
sourire le plus impudent, parce qu’il n’a pas l’air très intelligent.
Vicky cligna des yeux, éblouie et conquise.
— D’accord, murmura-t-elle. Tu peux m’emmener aux urgences.
C’était le moins qu’elle puisse faire pour le remercier.

* * *

Ce fut tout un programme ! Pour commencer, il dut la porter au rez-de-chaussée, réveiller la


femme de chambre et lui faire comprendre par signes qu’elle devait appeler un taxi. Une fois à
l’hôpital, ils durent patienter une heure avant de voir un médecin. Le médecin ne parlait pas anglais,
l’infirmière non plus. Ils firent tout de même le nécessaire, après quoi il dut porter Vicky jusqu’à un
nouveau taxi, puis, à l’intérieur du manoir, la remonter à l’étage. Le tout sans réveiller un seul des
invités.
— Voilà, ma douce, dit-il en la déposant délicatement sur son propre lit.
Le médecin lui avait donné un cachet pour la douleur, en forçant sans doute un peu la dose car
elle planait à cinq mille mètres. Il la considéra un instant, effondrée sur les oreillers comme une
marionnette désarticulée.
— On va te sortir de ce torchon, décida-t-il.
Il fouilla ses tiroirs et en sortit son dernier T-shirt propre en marmonnant :
— Comment est-ce que j’ai déjà pu tous les mettre…
Il s’efforçait de ne pas penser à ce à quoi il pensait vraiment : au fait qu’il s’apprêtait à
déshabiller Vicky. Mais la tâche était rude. Elle serait nue dans son lit, et cette fois encore il ne
pourrait rien faire. Aux trois quarts inconsciente, elle ne s’était animée qu’en sortant du taxi, quand il
avait, sans le vouloir, effleuré le point chatouilleux de ses côtes. Là, sans avertissement, elle s’était
transformée en une boule grouillante qu’il avait failli laisser tomber sur le trottoir. C’était arrivé une
seconde fois tandis qu’il se contorsionnait pour ouvrir la porte d’entrée.
Ce n’était pas du tout comme cela qu’il s’était représenté ce week-end ! Avant de venir, il était
trop préoccupé par le procès pour y penser vraiment, mais si l’idée l’effleurait il supposait que ce
serait amusant, sans doute un peu émouvant, et qu’il coucherait forcément avec quelqu’un. Jusqu’ici,
on ne s’amusait guère, ses émotions fusaient tous azimuts, et la possibilité de coucher diminuait
d’heure en heure. A côté, la tête de lit de Ricky heurtait la cloison comme un marteau-piqueur, mais
pour lui le point culminant de la soirée serait d’entrevoir les seins de Vicky pendant qu’il la sortait
d’un T-shirt moche pour lui en enfiler un autre. Il s’assit sur le bord du lit en soupirant.
— Vicky, ma douce… Assieds-toi pour moi.
Elle ne bougea pas un muscle. Résigné, il l’empoigna sous les bras, la redressa doucement. Elle
se laissa faire comme une poupée de chiffons. Il lui retira son T-shirt, la laissa s’effondrer sur les
oreillers tandis qu’il prenait l’autre T-shirt, et décida de s’accorder une minute, rien qu’une, pour
contempler ses seins fabuleux. Ils étaient… parfaits. A la seule idée de les faire gonfler de sacs de
silicone, la colère jaillit en lui… et retomba tout de suite. On ne perd pas son temps à se fâcher
devant un tableau aussi délicieux.
Cette peau de satin… ce serait si grave de la toucher ? Elle l’avait déjà laissé faire alors
qu’elle était en pleine possession de ses moyens. Il tendit la main, la referma doucement. Un volume
idéal, rien de trop, rien qui manque. Son pouce caressa le mamelon, qui durcit aussitôt. Surpris, il
leva les yeux vers son visage. Non, rien. Ce n’était qu’un réflexe.
Il devait arrêter tout de suite. C’était honteux de la toucher alors qu’elle était shootée aux
antidouleurs. En même temps, il était incapable de retirer sa main. D’ailleurs, il ne faisait rien, il ne
pétrissait pas, ne massait pas, ne suçait pas… Sa bouche se dessécha. Non. Ce ne serait pas bien.
Sucer, lécher. Mauvaise, mauvaise idée.
Il se redressa, inspira à fond, et retira sa main. Inspira de nouveau pour se donner du courage et
retint son souffle en lui passant, très doucement, son propre T-shirt. Puis il lui enleva le bas de
survêtement qu’il lui avait prêté, en faisant bien attention de ne pas heurter son orteil, laissa
l’exécrable culotte en place, et lui remonta la couverture jusqu’au menton. Ensuite, il s’enferma dans
la salle de bains et prit une longue douche froide.

* * *

Le soleil se posa sur les paupières closes de Vicky. Avec une petite exclamation inarticulée, elle
détourna la tête pour échapper à l’agression… et se figea, incrédule. Elle eut beau cligner plusieurs
fois des yeux, la tête de Tyrell reposait toujours sur l’oreiller voisin.
Elle avait couché avec lui ! Elle avait enfin fait l’amour avec lui… et elle ne se souvenait de
rien ! Dans sa tête, ce fut comme une longue lamentation. C’était affreux, il fallait qu’elle se
souvienne !
Dans l’idée de sauver quelque chose du désastre, elle examina le corps étendu près du sien. Ce
torse comme un mur de briques, ces abdominaux comme des pavés, le considérable paquet qui
gonflait son caleçon bien ajusté… Même à demi dur, il était impressionnant. Elle avait tant voulu le
voir entièrement nu et complètement en érection ! Son regard s’attarda quelques instants, puis
descendit le long de ses jambes minces, ses pieds. De beaux pieds. C’était drôle, habituellement, les
pieds la dégoûtaient un peu, elle n’aimait même pas les siens. Mais ceux de Ty lui plaisaient.
Elle dut penser trop bruyamment car il remua. Vive comme l’éclair, elle reposa la tête sur son
oreiller, ferma les yeux et fit semblant de dormir. Le matelas près d’elle se creusa. Un long moment
passa. Sûre qu’il scrutait son visage, elle s’interdit d’avaler sa salive. Puis elle entendit :
— Je sais que tu es réveillée. Je vois tressauter tes yeux.
— Ils ne tressautent pas, protesta-t-elle sans bouger. Ce sont des spasmes d’horreur. Tu n’es pas
un cadeau à voir, en ouvrant les yeux le matin.
Il eut un petit rire, un bruit chaleureux de gorge qui fit frémir tous les petits muscles entre les
jambes de Vicky. Une vibration fusa le long de sa colonne vertébrale. Il dut voir son frisson car sa
voix changea, un peu inquiète tout à coup.
— Tu te sens bien ? Tu n’as pas de fièvre ?
Sa main se posa sur son front, une main si large et tiède qu’un petit grondement roula au fond de
sa gorge. La paume descendit sur sa joue, tourna sa tête vers lui.
— Ouvre les yeux, mon cœur.
Elle obéit et le trouva redressé sur un coude et scrutant attentivement son visage.
— Bon, tes yeux sont limpides, tu n’as pas de fièvre.
Il retira sa main et demanda :
— Comment va ton orteil ?
Son orteil ? Ah, oui, son orteil ! La soirée précédente lui revint dans tous ses détails… et une
immense humiliation lui fit refermer les yeux. Le dos de la main de Tyrell effleura sa joue.
— Regarde-moi, la belle.
Sa voix était douce, mais le ton, bien net. Elle obéit encore, leva les yeux et plongea dans son
regard de miel brun. Un regard chaleureux, réconfortant, plein de gentillesse.
— Pour hier soir, dit-il, voilà tout ce que tu as besoin de savoir : Winnie est un crétin, ta maman
est une mégère, et ton orteil est cassé en deux endroits.
Il lui caressait la joue en parlant, avec tant de douceur, tant de tendresse… Cette attitude, elle ne
savait tout simplement pas la gérer ! Une larme roula sur sa joue. Il l’essuya du pouce, approcha ses
lèvres de son oreille et murmura :
— J’ai failli oublier une chose : tu as des seins fabuleux.
Elle le gifla.
— Tyrell, quel fumier ! Tu as profité de la situation !
Il roula en arrière pour échapper à ses coups en éclatant d’un grand rire.
— Avoue, chérie ! Quand tu t’es réveillée, tu m’as regardé aussi sous toutes les coutures. Tu
cherchais à te souvenir si nous avions couché ensemble. Et l’idée ne te dérangeait pas beaucoup !
— Crétin, lâcha-t-elle en croisant les bras.
Son orteil la lançait ; une pulsation douloureuse, monotone et emphatique comme une musique
disco. Oh ! Et puis qu’il aille se faire voir, elle avait des problèmes plus importants que lui ! Par
exemple, comment allait-elle s’y prendre pour expliquer à Matt qu’elle s’était éclipsée de la fête, la
veille ? Comment tiendrait-elle jusqu’à ce soir sans dire à Winston ce qu’elle pensait de lui ? Et, au
moment du mariage, comment ferait-elle pour enfiler les escarpins fabuleux qu’elle avait teints pour
les assortir à sa robe ? Tout cela, c’était encore dans l’avenir, mais un obstacle plus immédiat se
dressait devant elle. Comment allait-elle réussir à dire ce qu’elle devait dire à Tyrell ? Peut-être en
faisant très vite, sans se donner le temps de réfléchir ? Elle se couvrit le visage de ses mains et
lança :
— Merci pour tout ce que tu as fait pour moi hier soir. Je ne sais pas comment je m’en serais
sortie si tu ne m’avais pas cachée ici.
Pendant deux secondes interminables, il ne réagit pas, puis elle l’entendit lâcher de sa voix la
plus traînante :
— Désolé. Je ne comprends rien quand tu marmonnes dans tes mains.
Excédée, elle fit claquer ses deux paumes sur le drap.
— Tu es impossible !
Il la regardait de son air le plus innocent. Beaucoup trop innocent pour être honnête !
— J’ai dit « merci », gronda-t-elle entre ses dents, en le regardant bien dans les yeux.
Puis elle avala péniblement sa salive et ajouta :
— Et je crois bien que je vais avoir besoin d’un coup de main pour retourner dans ma chambre.
Si cela ne t’ennuie pas.
— Cela ne m’ennuie pas du tout !
Il lança ses jambes hors du lit et se redressa en ajoutant :
— Je ferais bien de m’habiller, au cas où ta maman t’attendrait chez toi.
Il rafla son jean par terre, l’enfila en le laissant ouvert et tourna dans la chambre à la recherche
de ses bottes. Au passage, il ramassa un T-shirt et le lança sur sa pile de linge sale. Elle se mordit la
lèvre. Il le faisait exprès, bien sûr, d’exhiber ses abdominaux, son dos, tous les muscles fins et bien
découpés qui se gonflaient, s’étiraient, roulaient sous sa peau pendant qu’il se baissait, se relevait,
ouvrait l’armoire, cherchait une chemise… Même après en avoir trouvé une, il continua à aller ici et
là en la traînant derrière lui. Et elle, sachant pourtant qu’il est risqué de contempler trop longtemps le
soleil, fut absolument incapable de détourner les yeux. Quand enfin il fut habillé, il revint vers le lit.
— A toi de te lever, ma belle.
Il rabattit la couverture… et elle réalisa qu’elle portait sa culotte la plus hideuse.

* * *

Quand Vicky étira vivement son T-shirt pour couvrir cette vilaine culotte, Ty se mit à rire.
— Ne te fais aucun souci, mon cœur, dit-il en la soulevant, un bras dans le dos, l’autre sous les
genoux. Ce sera notre secret. Je ne tiens pas à ce que l’on sache que j’ai couché avec une femme en
culotte de grand-mère.
— Nous n’avons pas couché ensemble !
— Nous étions bien dans le même lit, non ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Nous n’avons rien fait. Enfin, toi, si. Tu as regardé mes
seins.
— C’était effectivement le moment le plus intéressant de l’épisode.
S’était-elle seulement aperçue qu’elle venait de nouer les bras autour de son cou ?
Instinctivement, il la serra plus étroitement, sentit ses seins s’écraser doucement contre sa poitrine…
et se retrouva en érection, une fois de plus.
— Mais tu n’as fait que regarder, dis ? demanda-t-elle.
— Oui. Nous avons juste regardé.
— Nous ? répéta-t-elle d’une voix blanche.
— Moi et deux gars du ménage, à l’hôpital. Ils ont pris des photos mais je ne les ai pas laissés
te toucher.
Pendant quelques secondes, elle resta bouche bée. Enfin, d’une voix distante, elle articula :
— Ha, ha, très drôle. J’ai failli te croire.
Il l’emporta en riant vers la porte, et parvint à la rapatrier dans sa chambre sans heurter son
pied. Il la déposait sur le lit quand il effleura par mégarde le point C où elle était si chatouilleuse.
Elle poussa un cri aigu, son corps se tendit à l’horizontale, se replia comme une épingle à cheveux et
lui échappa.
— Nom de Dieu, Vicky !
Il avait joué au football américain, à l’université, et, en quatre années en position de receveur
écarté, il n’avait jamais rien vu de pareil. Quand ces spasmes la prenaient, Vicky était plus difficile à
retenir qu’un ballon mouillé. Elle atterrit à moitié hors du lit, et, à en juger par ses cris, elle avait
cogné son orteil brisé. Il la reprit dans ses bras et l’allongea doucement en suppliant :
— Chut, ta maman va t’entendre et arriver en courant.
La menace fit son effet, elle baissa le volume mais ses gémissements se firent encore plus
pitoyables.
— Ne bouge pas, ma douce, je vais te chercher un cachet.
En un temps record, il trouva le flacon et remplit un verre d’eau. A son retour, il la trouva plus
calme, avec des traces de larmes sur ses joues. Il l’avait déjà vue pleurer trop souvent à son goût, et
la cause première était toujours Winston Banes. Bon sang ! Il aurait dû expédier ce fumier à l’hôpital,
pendant qu’il le tenait. Vicky ne se serait pas brisé l’orteil. Enfin, on ne pouvait pas revenir en
arrière, pensa-t-il en lui tendant un cachet. Quand elle fit mine de protester, il lui lança un tel regard
qu’elle l’avala sans un mot.
— Maintenant, il faut t’habiller, dit-il.
D’un pas décidé, il alla ouvrir l’armoire et parcourut ses robes du regard. L’une d’entre elles
attira son regard, très jolie avec de grosses fleurs blanches sur un fond noir.
— Celle-ci ?
Il interrogea Vicky du regard, elle haussa les épaules. Il lança la robe sur le lit.
— Tu vas aussi vouloir une culotte.
Il ouvrit un tiroir… et tomba en arrêt, le souffle coupé et la mâchoire pendante. Toute la gamme
Victoria’s Secret s’offrait à lui, un monceau de soie et de satin l’invitait à plonger les mains
jusqu’aux coudes. Il ne résista pas et palpa de la dentelle rouge, de la soie noire, du satin rose vif.
— Malheur…, marmonna-t-il en se plaçant de façon à cacher à Vicky ce qu’il faisait.
— Une blanche, lança-t-elle.
— Une blanche. Mmm.
Il écarta des rayures de zèbre et des taches de léopard, des motifs divers et variés, en tâtant
discrètement chaque fragment délicat, et démêla des autres une culotte blanche. Enfin, une culotte…
Deux triangles de dentelle à peine assez larges pour couvrir la paume de sa main, avec des petits
nœuds de satin sur les côtés. Il déploya l’objet devant lui.
— Celle-ci ?
— Parfait. Et arrête de toucher mes dessous.
— Comme si je n’avais jamais vu de lingerie fine, répliqua-t-il d’un ton désabusé.
Il lui lança la culotte et profita de ce qu’elle détournait la tête pour fourrer un string rouge vif
dans sa poche.
— Maintenant, habille-toi, ordonna-t-il. Je vais te chercher ton petit déjeuner.
— Je descends avec toi. Il faut que je fasse mes excuses à Matt et Isabelle.
— Je les ferai monter.
— Je dois aussi parler à Winston.
— Pour quoi faire ?
— Pour faire semblant de lui donner encore une chance.
Comme il s’exclamait, outré, elle leva la main pour le faire taire.
— Sérieusement, je n’ai pas enduré tout cela pour que maman aille tout gâcher à la dernière
minute !
Elle leva les yeux vers l’horloge et ajouta :
— Le mariage est dans six heures. Je peux tenir bon jusque-là. Le cachet m’aidera.
Son sourire dérapa un peu, son regard se brouilla. Il eut un très mauvais pressentiment, tout à
coup.
— Oh ! Vicky… Ces cachets t’ont complètement assommée, hier soir. Tu ne te souvenais même
pas si on avait fait des choses ou non.
Son sourire devint encore plus bizarre.
— On a peut-être fait une foule de choses, pouffa-t-elle. Je t’ai peut-être sauté dans ton sommeil.
Hein ? Qui sait ?
Aïe ! Rien n’allait plus. Il s’avança vers le lit, remonta la courtepointe sur elle et lui lança son
regard le plus sévère.
— Ne bouge pas. Je t’apporte à manger, et du café. Ensuite, on discutera pour savoir si tu
descends.
Il trouva les autres invités rassemblés sur la terrasse, autour de la table. Enfin, pas tous : Ricky
et Anna-Maria manquaient encore à l’appel. Les regards convergèrent sur lui — à voir les
expressions, tous pensaient savoir ce qu’il venait de faire. Jack et Lil haussèrent chacun un sourcil
éloquent, Isabelle lui décocha un sourire entendu. Matt posa bruyamment sa tasse sur la table.
Adrianna, qui bavardait avec Pierre, s’interrompit au milieu d’une phrase pour le foudroyer du
regard. Et Winston repoussa sa chaise, se leva et vint se planter devant lui.
— Espèce de fumier ! Où est Victoria ?
Ty n’hésita même pas. Il n’avait pas assez dormi, il était affreusement frustré sur le plan sexuel
et il n’avait pas encore eu son café. Tout cela se traduisit par un coup sec et puissant. Winston recula
en titubant, la main plaquée à ses lèvres. Il écarta sa main, la contempla, abasourdi, et ouvrit de
grands yeux en la trouvant tachée de sang.
— Salaud ! Tu m’as pris en traître !
— Et tu comptes faire quoi ? rétorqua Ty avec son sourire le plus narquois.
Winston chargea comme un taureau. Son épaule heurta Ty en plein ventre en le propulsant en
arrière, droit dans le chariot du petit déjeuner. Le chariot se renversa, les croissants jaillirent, la
cafetière vola en éclats et Ty atterrit au milieu du désastre, plaqué sur le dos par le poids d’un garçon
de bonne famille écumant de rage et bien décidé à l’assassiner.
Il ne s’attendait pas à ce que Winston soit aussi solide ! Une torsion, un coup de genou rapide et
un coup de tête suffirent tout de même à le dégager. Il se leva d’un bond, du verre brisé crissant sous
ses bottes, des échardes plantées dans le dos, et lui décocha son sourire de voyou. Enfin, on
commençait à s’amuser !
— Où est-elle ? Dis-le-moi ! rugit Winston en se remettant sur pied à son tour.
Ty ouvrit grand les bras.
— Viens, Winnie, mon gars. Que la fête commence.
Les poings serrés, les yeux brûlants de rage, Winston se mit en garde. Chacun attendait, le
souffle court, que l’autre lance le premier coup quand une voix féminine s’écria gaiement :
— Bonjour, tout le monde !
Dans une sorte de hoquet collectif, toutes les têtes pivotèrent vers la porte. Debout sur un pied,
le bras passé autour du cou de Ricky, Vicky lança un large sourire à la ronde.
Ty en oublia Winston et se tourna vers elle.
— Qu’est-ce que tu fais hors de ton lit ? lui demanda-t-il. Je t’avais dit que je t’apporterais ton
petit déjeuner.
— Tu as couché avec lui ? s’exclama Winston, outré.
— Couché ? Oh ! sûrement…, pouffa Vicky.
Le visage de Winston virait au violet. Sèchement, Ty lança :
— Elle plane aux analgésiques, crétin, tu le vois bien. Elle s’est fracturé l’orteil.
Le regard de Winston se braqua sur le gros pansement qui ornait le pied de Vicky.
— C’est là que tu as disparu hier soir ? A l’hôpital ?
Elle leva les yeux au ciel en pouffant de plus belle.
— Oui, c’est là qu’elle a disparu, répondit Ty. Je l’ai emmenée aux urgences. Ils l’ont bourrée
d’antidouleurs et je l’ai mise au lit.
Vif comme un serpent, Winston fit volte-face.
— Tu as profité de la situation ?
Ty le cloua sur place d’un regard dur.
— Si, par profiter de la situation, tu entends « coucher à droite et à gauche alors que je suis
fiancé », la réponse est non.
Les yeux de Winston lancèrent un éclair, il fit un pas vers Ty… et la voix tranquille de Jack
s’éleva de la table.
— Ecoute, Winston, je connais Ty depuis longtemps. Il n’a l’air de rien, mais il est capable de
t’éclater la mâchoire sans piquer une suée. Réfléchis une minute. Tu as vraiment envie de prendre tes
repas à travers une paille pendant six mois ?
Un lourd silence s’abattit sur l’assemblée. Winston grinçait des dents, les doigts crispés. Ty lui
lança son sourire le plus provocateur en espérant de tout son cœur qu’il ferait le mauvais choix. Tout
pouvait s’apaiser ou dégénérer, les prochaines secondes en décideraient… quand un rire fusa dans le
silence.
— Regardez ! s’exclama Vicky, hilare, le doigt braqué sur l’entrejambe de Ty. Ty a fait pipi dans
sa culotte !
Après son bain de siège dans la mare de café, le jean de Ty affichait effectivement une large
tache humide. La bulle de tension se dégonfla d’un coup, et tout le monde éclata de rire. Tout le
monde sauf Winston, bien entendu. Adrianna elle-même consentit à sourire.
— Oh ! Pour l’amour du ciel, Ricky, amène-la ici, lança-t-elle. Nous verrons si elle est plus
lucide après un bon café.

* * *

Contrarié, Ty considérait son T-shirt fichu. C’était l’un de ses préférés, une étoffe très douce,
usée à la perfection. Il le roula en boule et l’enfonça dans la poubelle. Entre les déchirures et les
taches de sang, le T-shirt avait vécu.
Et, comme si cela ne suffisait pas, Isabelle venait de passer un temps fou à retirer les derniers
éclats de verre de son dos tout en le couvrant de reproches, en insistant sur des aspects tout à fait
mesquins comme la vaisselle cassée et les lèvres fendues. De son point de vue à lui, les dégâts
étaient entièrement la faute de Winston, et les lèvres amplement méritées. Isabelle était même allée
jusqu’à lui reprocher l’état de Vicky, comme s’il n’avait pas passé la moitié de la nuit aux urgences, à
essayer de l’aider ! Mais elle ne voulait rien entendre.
Il jeta sur la pile de linge sale son jean imbibé de café. Vicky n’avait pas vraiment cru qu’il
s’était pissé dessus, se rassura-t-il, c’était de l’humour infantile inspiré par les cachets. Si elle avait
été dans son état normal… En fait, là, il avait tout de même un peu mauvaise conscience. C’était sa
faute si elle planait aussi haut. Sachant quel poids plume elle faisait, il aurait dû diviser la dose par
deux.
Enfin, elle était en sécurité sur la terrasse. Winnie était remonté dans sa chambre se refaire une
beauté, et Cruella elle-même avait déserté l’arène — elle avait dû se rendre compte que, vu l’état de
sa fille, elle gaspillerait son venin.
Ce dont Vicky avait besoin, c’était un repas solide. Pourvu que quelqu’un pense à la faire
manger un peu ! Il alla jeter un regard discret par la fenêtre. Elle était toujours assise à table, le pied
posé sur une chaise, ses cheveux tombant joliment sur sa robe noire et blanche. Matt et Isabelle lui
offraient du café et des croissants, mais elle était trop occupée à discuter avec Isabelle et Lil pour
avaler quoi que ce soit. Sans doute était-elle en train de l’accuser de toutes sortes de crimes…
On frappa à sa porte. Il se retourna brusquement, prêt à envoyer paître l’intrus, mais la porte
s’ouvrit et Jack entra sans attendre d’invitation. Il passa droit dans la salle de bains, souleva le siège
des toilettes et défit sa braguette en lançant par-dessus son épaule :
— Alors, il s’est passé quoi, hier soir ? Tu as couché avec elle ?
— Non ! s’exclama Ty, excédé. Elle était dopée, elle ne savait même plus comment elle
s’appelait. Et pas moyen de dormir non plus, avec Ricky dans la chambre à côté. Il s’est fait la
strippeuse jusqu’à l’aube.
Jack se mit à rire.
— Je comprends mieux pourquoi tu es si énervé !
— Exactement. Et en plus Brescia est malade.
Sa gorge se crispa lorsqu’il prononça ces mots.
La chasse d’eau se déclencha, et Jack revint dans la chambre en bouclant sa ceinture. Il ne
souriait plus.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Clancy pense que c’est une strongylose.
— Oh ! Non…
— Ouais.
Tout était dit, il préféra évacuer le sujet.
— Bref, je ne demandais pas mieux que de me passer les nerfs sur Winnie, conclut-il.
Il enfila son jean de la veille en jetant un regard torve à son ami.
— Et toi, il a fallu que tu viennes tout gâcher.
— Pas le choix, répliqua Jack. Ma femme est enceinte et rien ni personne ne doit venir la
contrarier. Pas question de l’exposer à des violences gratuites.
— Mouais, laissa tomber Ty, sceptique. Autrement dit, elle t’a demandé de me calmer. A une
époque, tu aurais été le premier à sauter à pieds joints dans la bagarre. Je vois que tu t’es rangé.
Pas du tout démonté par cette accusation, Jack lui appliqua une tape affectueuse sur l’épaule.
— Tu auras ta chance, avec ce vieux Winston. Je le vois mal renoncer à récupérer ta copine.
— Ce n’est pas ma copine.
Ce fut au tour de Jack de lâcher un « mouais » sceptique.
Sans relever, Ty se mit à retourner ses tiroirs dans l’espoir de retrouver un T-shirt oublié.
— Toute cette histoire de faire semblant de se plaire, c’est grotesque, marmonna-t-il. J’aurais
dû dire à Isabelle tout de suite que je ne supportais pas Vicky. J’ai mes raisons, de bonnes raisons. Et
alors c’est moi qui me serais fait la strippeuse, cette nuit.
Jack renifla, ironique.
— Si tu l’avais voulue, tu aurais trouvé un moyen de te la faire. Tu n’as pas envie d’elle, c’est
tout.
— C’est ce que tu crois. Je te rappelle que j’ai été le premier à lui mettre la main dans le
soutien-gorge.
— Oui, et tu l’as retirée comme si elle te brûlait.
Rien à faire, plus de T-shirts. A contrecœur, il sortit une chemise blanche de l’armoire.
— D’accord, reconnut-il en l’enfilant, mais uniquement parce que j’avais promis à Isabelle. En
fait, je ne tiens pas vraiment ma promesse, mais l’essentiel, c’est qu’elle croie que si. Il ne
manquerait plus qu’Anna-Maria aille lui raconter que je suis un dieu au lit.
Jack ne fit aucun commentaire. Planté devant la fenêtre, le regard posé sur la terrasse, il laissa
échapper une petite exclamation contrariée.
— Tu aurais dû mettre un peu plus de nerf dans ton coup de poing, dit-il.
— Comment ?
Ty l’écarta pour mieux voir. Winston était de retour ! Il avait retiré le pied de Vicky de la chaise
pour s’installer près d’elle, et il cherchait à attirer son attention en lui frottant le bras et en lui parlant
à l’oreille. Et Vicky était trop dans le vague pour le repousser.
— Oh ! Nom de nom…
Ty s’écarta de la fenêtre, boutonna sa chemise en quatrième vitesse et enfonça les pieds dans ses
bottes.
Amusé, Jack le regarda faire.
— Isabelle aura ta peau si tu déclenches une autre bagarre, lui fit-il remarquer.
— Oui, j’ai bien compris le message. Mais j’ai le droit de me défendre si c’est lui qui
commence, non ?
Il passa les doigts dans ses cheveux, décida qu’il était suffisamment coiffé et se rua vers la porte
en lâchant par-dessus son épaule :
— Ferme la porte en repartant.
En traversant le couloir au pas de charge, il entendit Jack éclater de rire.

* * *

Winston, qui s’était assis le dos à la porte, ne vit pas arriver Ty. Celui-ci s’approcha de la table
du pas tranquille d’un homme qui n’a pas un seul souci en tête. Les mains dans les poches, il jeta un
sourire aimable à la ronde et tira la chaise qui faisait face à Vicky. Près de lui, Isabelle murmura un
mot, un seul :
— Gentil.
Il lui serra la main en souriant.
— Ne t’inquiète pas, ma belle. Winnie n’est pas fou, il ne va tout de même pas déclencher une
autre bagarre comme ça, sans raison.
Il sourit à Winston, qui le fixait d’un regard hostile.
— C’est Winston, lâcha-t-il d’une voix brève. Merci de prendre note.
— C’est enregistré, assura-t-il en se tapotant la tempe. Winnie.
Une passe d’armes assez infantile, mais il ne voyait pas pourquoi il se refuserait ce plaisir.
Satisfait, il détourna son regard de la mâchoire crispée de Winston et se concentra sur Vicky.
— Comment te sens-tu, ma jolie ?
— Salut, Ty ! s’écria-t-elle, hilare.
— Vous avez dû tripler la dose ! s’exclama Winston, exaspéré.
Sans relever, Ty enchaîna :
— Tu sais bien que tu es censée garder ton pied en l’air. Viens là.
Il se pencha sous la table, saisit délicatement la cheville de Vicky et la cala sur sa propre
cuisse.
— Mais enfin ! fulmina Winston en se tournant vers Matt. Ce gros plouc lui a servi une
overdose. Fais quelque chose !
— Qu’est-ce qu’elle prend, Ty ? demanda Matt.
— Du Vicodin, 500 milligrammes, prescrits par le médecin.
Matt se retourna vers Winston.
— Vicky commence à planer après une demi-bière. Tu devrais le savoir, vu que tu as été fiancé
avec elle.
Puis, en s’adressant de nouveau à Ty, il poursuivit :
— Il faut diminuer la dose de moitié.
— J’avais compris.
Avec une petite exclamation excédée, Adrianna lança :
— Cela ne vous regarde plus, Brown. Vous allez me donner les cachets.
— Non, répondit-il tout net. Quand elle sera suffisamment en forme, je les donnerai à Vicky.
Adrianna se redressa, outrée.
— Victoria est ma fille. C’est à moi de prendre soin d’elle.
— Comme vous le faites en la jetant dans les bras de Winnie ? Attendez, c’est de la maltraitance
caractérisée, ça, et…
Il sursauta. Isabelle venait de lui pincer la cuisse. Elle cherchait de nouveau à le faire taire. Eh
bien, il en avait sa claque, d’être ballotté d’une loyauté à l’autre ! Il se tourna vers elle en s’écriant :
— Qu’est-ce que tu attends de moi, au juste, Isabelle ! Je dois être gentil avec qui, maintenant ?
Vicky ou sa garce de mère ? Parce que je ne peux pas faire les deux !
Isabelle eut un mouvement de recul aussi brusque que s’il l’avait giflée. Aussitôt, il s’en voulut.
Le but de ce week-end était de lui faire plaisir, bon sang ! Habituellement, il y arrivait très bien. Il
savait faire sourire les gens, les mettre à l’aise. Tout aurait dû être très simple ! Mais cette fois, sans
savoir comment, il n’arrêtait pas de tout gâcher. Et voilà qu’il perdait les pédales, envoyait promener
sa meilleure amie… Il craquait et il ne comprenait même pas pourquoi.
— Je suis absolument désolé, mon cœur, murmura-t-il.
Il était tout à fait sincère, et Isabelle, la fille la plus adorable de l’univers, lui pardonna aussitôt.
Résultat, il s’en voulut encore plus. Il était le dernier des derniers, il ne voyait pas comment il
pourrait se rendre encore plus méprisable…
C’est alors que Vicky laissa échapper un petit rire délicieux.
— Ty embrasse drôlement bien ! s’écria-t-elle.
Il laissa tomber sa tête dans ses mains.
14

En équilibre sur un pied dans sa salle de bains microscopique, Vicky fit tomber deux comprimés
effervescents dans un verre d’eau et les regarda pétiller d’un œil morne. Elle était déjà sûre qu’ils ne
lui feraient aucun bien. Sa tête pesait vingt kilos, son estomac se retournait comme un sac. Mais ce
n’était pas un lendemain de cuite ordinaire : elle redescendait d’un trip pharmaceutique et elle doutait
fort de l’efficacité des remèdes habituels.
Machinalement, elle reprit son flacon d’analgésiques. Un cachet lui ferait franchir cette
mauvaise passe… mais c’était comme cela que l’on devenait addict. Bien décidée à tenir le coup,
elle rangea le flacon et reprit son verre, qui avait cessé de pétiller. Elle but prudemment une
gorgée… frissonna, et le vida d’un trait. Avec un goût aussi horrible, le produit serait forcément
efficace.
Maintenant, il s’agissait de réussir son ravalement. A cloche-pied, elle ressortit de la salle de
bains et se laissa tomber sur le tabouret devant sa coiffeuse. Le grand miroir lui renvoya un visage de
cauchemar à la peau livide, aux yeux gonflés, aux lèvres desséchées. Un nid de rat surmontait
l’ensemble. Un miroir grossissant était fixé à la table par un bras articulé. Elle commit l’erreur d’y
plonger son regard.
— Aaaaahhh !
Des pores comme des cratères, des sourcils hirsutes, des dents jaunies… Et elle était sortie
comme cela ? Jamais, de toute sa vie… Vite, un taxi, pour filer droit à l’institut de beauté le plus
proche ! Mais non, impossible, elle était de corvée de mariage. Elle leva un regard plein de rancune
vers la robe qui la narguait, suspendue à la porte de la salle de bains, dentelle ivoire sur satin couleur
pêche. Avec cette robe bustier moulante comme une peau de sirène, elle aurait dû porter ses fabuleux
escarpins pêche à talons de dix centimètres. Quand elle pensait qu’elle allait devoir remonter l’allée
centrale de l’église dans ses sandales de mémère…
On frappa un coup discret à la porte et Isabelle passa la tête à l’intérieur.
— Tu as besoin d’un coup de main pour t’habiller ?
— Attends, c’est toi, la mariée, c’est moi qui devrais te poser la question !
Le visage soucieux, sa presque belle-sœur se glissa dans la chambre.
— Tu n’es pas obligée de faire tout ça, tu sais ?
Vicky braqua vers elle un index autoritaire.
— Je t’interdis de te faire du souci pour moi. Au besoin, Ty a dit qu’il me porterait jusqu’à
l’autel.
Exactement comme il l’avait ramenée dans sa chambre… quand elle avait vomi son petit
déjeuner sur la terrasse. Elle ferma les yeux un instant en se demandant comment elle réussirait à
regarder les autres en face après cet exploit. Elle gardait le vague souvenir de s’être ridiculisée,
avant la catastrophe, mais la scène restait plutôt floue. Tous les éléments un peu précis tournaient
autour de Tyrell. Elle le sentait encore soulever son pied endolori pour le prendre sur ses genoux,
l’emporter dans ses bras pour la ramener dans son lit. Elle entendait sa voix lui promettre de l’aider
pour la cérémonie, une promesse que ses larmes lui avaient probablement arrachée. Manifestement, il
perdait tous ses moyens quand il voyait pleurer une femme.
— Je crois bien que tu lui plais, dit Isabelle.
— Disons qu’il n’a plus l’air de trop me détester.
— Te détester, mais pourquoi ? demanda son amie, stupéfaite.
— Non, oublie ça ! Je fais des histoires pour rien, ne m’écoute pas.
Pressée de parler d’autre chose, elle fit un geste vers sa robe en ajoutant :
— C’est la plus belle robe de demoiselle d’honneur que j’aie jamais vue. La plus belle robe
toutes catégories confondues !
— Vidal a un peu revu la conception, mais c’est ma création.
Rayonnante, elle se lança dans de grandes explications, que Vicky écouta distraitement en
pensant au goût affreux de son remède. Elle ne sentait aucune amélioration. Enfin, si, elle n’avait plus
l’estomac barbouillé, mais c’était un peu normal, il ne lui restait rien dans le ventre… Au bout de
quelques minutes, Isabelle se tut enfin et Vicky réussit à la chasser en lui jurant qu’elle pourrait
s’habiller sans aide.
Premier objectif : la douche. Sautiller lui faisant trop mal à la tête, elle se traîna dans la salle de
bains en marchant sur son talon, le pied ficelé dans un sac de congélation pour garder son pansement
au sec. Propre, les cheveux lavés, elle se sécha, essuya la buée du miroir et se pencha vers son reflet
en s’efforçant de se convaincre qu’elle avait meilleure mine.
Il lui restait encore beaucoup de temps avant de devoir se préparer. Avec un soupir, elle enroula
une serviette autour de sa tête et alla s’écrouler sur son lit. Une sieste lui dégonflerait peut-être les
paupières ? Blottie sur la courtepointe, elle poussa un nouveau soupir en fermant les yeux. Juste une
minute…
— Vicky ! Ouvre cette fichue porte ! Vicky !
La voix de Ty ! Il avait perdu la tête ? Qu’est-ce qui lui prenait, de faire tout ce raffut ?
— Du calme, marmonna-t-elle. C’est quoi, ton problème ?
Elle sautilla jusqu’à la porte, l’ouvrit. En la voyant, il poussa un juron.
— Mais qu’est-ce que tu fiches ? Tu n’es pas habillée ?
Elle retourna s’asseoir sur le lit en bâillant.
— On a le temps…
— Mais pas du tout !
Son index se braquait sur l’horloge. 15 h 30 ! Horrifiée, elle sauta sur son pied valide.
— Nooooon ! Non, non, non, je me suis endormie !
Elle tournait en rond, incapable de décider ce qu’elle devait faire en premier. Sa serviette lui
tomba sur les yeux, elle l’arracha. Ses cheveux croulèrent sur ses épaules comme des cordes
humides.
— Je dois me coiffer !
— Tu peux le dire ! cria Ty.
Il la souleva comme une gamine de cinq ans, fonça dans la salle de bains, la posa face au miroir
et lui fourra son sèche-cheveux dans les mains en ordonnant :
— Fais quelque chose.
Et il s’engouffra de nouveau dans la chambre.
Maladroite, elle alluma le sèche-cheveux et se mit à la tâche. Quelques instants plus tard, Ty
reparut en brandissant une culotte pêche et un soutien-gorge sans bretelles. Elle les lui arracha des
mains avec un regard de reproche. Il en prenait un peu à son aise avec ses dessous ! Bien entendu, il
ne releva pas, mais ressortit en coup de vent en refermant la porte derrière lui.
Ses cheveux avaient pris des plis ingérables. Tant pis ! Dès qu’ils furent à peu près secs, elle
laissa tomber son peignoir sur le carrelage et, handicapée à la fois par l’espace minuscule dont elle
disposait et par la douleur de son orteil, elle enfila ses sous-vêtements. Ce fut difficile, et elle
comprit tout de suite que pour la robe elle n’y arriverait pas toute seule. Et la seule personne à qui
elle puisse s’adresser se trouvait dans la pièce voisine…
Allons ! L’heure n’était plus à la pudeur ! Sans hésiter, elle ouvrit la porte et revint dans la
chambre, uniquement vêtue du string couleur pêche et du petit miracle d’ingénierie qui rehaussait et
rassemblait ses bonnets B en les présentant comme des fruits sur un plateau. Les yeux de Ty lui
sortirent de la tête.
— Tu essaies de me donner une crise cardiaque ? lança-t-il.
— Couché, ordonna-t-elle d’un ton sec. Je ne peux pas m’habiller sans aide et il n’y a que toi.
— Pas question. Je file chercher Lil.
Il fit un effort visible pour détourner les yeux et courut vers la porte.
— Non ! hurla presque Vicky. Elle est près d’Isabelle. Elles sont probablement déjà à l’église !
Il se retourna, et lui jeta un regard d’animal pris au piège. Elle le ramena vers elle d’un
claquement de doigts impératif.
— Viens ici. Tu as juste à me présenter la robe, bien ouverte, pas trop haut.
Marmonnant une litanie qu’elle préféra ne pas écouter, il mit un genou à terre en déployant la
robe pour qu’elle puisse y entrer. Agrippée à son épaule, elle posa prudemment son pied blessé à
l’intérieur, y prit appui… vacilla, voulut reculer et se prit le pied dans l’étoffe. D’un geste vif, Ty
abandonna la robe en nouant les bras autour de ses cuisses pour la retenir. Affolée, elle s’accrocha à
sa tête, ce qui lui plaqua le nez contre son string. Avec l’élan, l’autre genou de Ty s’abattit sur le sol,
elle entendit la robe se déchirer, battit des bras, balaya la lampe de chevet au passage… et bascula
comme un arbre abattu. Sans savoir comment, elle se retrouva allongée sur Ty, face à face et poitrine
contre poitrine.
Elle releva la tête, prit une immense inspiration et plongea dans les yeux couleur de whisky
posés sur elle.
— Qu’est-ce qui vient de se passer, là ?
— Qu’est-ce qui vient de se passer ? répéta-t-il avec un petit rire. Tu veux la retransmission du
match ? Avec les ralentis ?
— Non ! Comment as-tu fait pour te retrouver sous moi alors que je tombais à la renverse ?
— Ma douce, un second voyage aux urgences avec toi, c’était au-dessus de mes forces.
Il l’avait donc fait pivoter en une fraction de seconde en s’arrangeant pour amortir l’impact de
son corps. Cet homme si lent en apparence avait des réflexes foudroyants ! Et, malheureusement pour
elle, elle trouvait ce talent caché terriblement excitant. Sans l’avoir décidé, elle aplatit ses paumes
sur la poitrine de Ty, superbe paroi de muscles revêtue d’un exquis habit noir.
Un habit ? Oh non… Il était étendu sur les éclats de la lampe dans son beau costume. Elle devait
le laisser se relever tout de suite !
Quand elle se redressa d’un coup de reins, un genou entre ses jambes, elle ne fut pas surprise de
rencontrer sa vieille amie, l’érection inusable, contre sa cuisse. Elle ne pouvait même pas lui en
vouloir ! Elle était tout de même allongée sur lui, uniquement vêtue de la page 42 du catalogue
Victoria’s Secret, ses fesses nues nichées au creux de ses paumes. La caresse n’était… pas
désagréable, mais elle eut assez de discipline pour ordonner :
— Tu peux retirer tes mains, maintenant.
Au lieu de lui obéir, il se mit à la pétrir avec plus d’ardeur.
— Pas question. Avec tout ce que tu me fais endurer, j’ai bien droit à une petite compensation.
Il continua quelques instants en murmurant :
— Si je n’étais pas un parfait gentleman…
Elle eut un petit rire ironique.
— Si je n’étais pas un parfait gentleman, reprit-il avec un regard peiné, je te dirais que les
heures que tu as passées à faire du fitness sont amplement récompensées.
Ses caresses étaient absolument délicieuses… Enfin, il lui appliqua une petite tape et lança :
— Maintenant, lève-toi avant que j’oublie que je suis un parfait gentleman !
Mais elle n’avait pas du tout envie de se lever… C’était tellement bon, ces mains un peu rudes
sur la peau lisse de son derrière, tellement bon aussi d’être presque nue contre son habit satiné…
Elle aurait voulu s’y frotter comme un chat. Quant à sa poitrine sous la sienne, son ventre plat, la
pression chaude de son érection contre l’intérieur de sa cuisse… Cela lui donnait chaud partout, son
corps s’alanguissait, elle se sentait fabuleusement sexy tout à coup.
Comme par enchantement, ses scrupules, ses préoccupations éthiques, son inquiétude quant à
son avenir fondaient comme neige au soleil. Sans réfléchir, elle fit glisser sa cuisse contre son
érection, dans un sens, puis dans l’autre.
— Arrête, Vicky… Tu vas me tuer…, gronda-t-il.
L’une de ses mains remonta le long de son dos, l’autre se glissa dans la moiteur brûlante au
cœur de son désir. La caresse lui arracha une sorte de ronronnement grave qui le fit resserrer son
étreinte en lui mordillant l’épaule. Elle se tordit contre lui.
— Ma douce, murmura-t-il contre sa gorge, pendant que ses doigts la caressaient, ma douce…
le mariage.
Un cri rauque monta des tréfonds de son âme frustrée.
— Non !
— Après, haleta-t-il, la main plongée dans son soutien-gorge. Je te ferai l’amour après. Toute la
nuit.
Après, c’était beaucoup trop loin ! D’ailleurs, si ses paroles la repoussaient, ses mains, ses
lèvres, sa verge dure comme de la pierre lui disaient « maintenant ». Il était à deux doigts de céder.
Jamais, au cours d’une vie sexuelle trop sage, elle n’avait encore pris d’initiative. Cette fois, elle
glissa la main entre leurs corps qui ondulaient l’un contre l’autre, défit le crochet du pantalon de Ty et
abaissa sa braguette comme une vraie professionnelle. Quand elle empoigna son sexe, le grand corps
allongé sous le sien tressauta.
— Poche arrière, ordonna-t-il. A gauche.
Elle trouva le petit paquet plat, l’ouvrit avec ses dents et lui passa le préservatif. Un doute
soudain l’assaillit. Il était énorme, comment allait-elle pouvoir l’accueillir tout entier ? Mais elle
n’eut pas le temps de s’inquiéter de ce détail, déjà, Ty écartait son string, ses grandes mains se
refermaient sur ses hanches, la soulevaient, la guidaient…
— Lentement, ma belle, haleta-t-il d’une voix rauque. Mais pas trop lentement ou ce sera trop
tard.
Elle était si mouillée qu’il glissa en elle sans la moindre difficulté. Agrippé à ses hanches, les
yeux braqués sur les siens, il se retint de faire le moindre geste pendant que leurs corps s’ajustaient
l’un à l’autre. Quand elle se mit à le chevaucher, il serra les dents et ne bougea pas.
Pendant une minute éternelle, elle se contrôla, choisit le rythme, savoura la sensation. Des
gouttes de sueur perlaient sur le front de Ty, ses muscles puissants frémissaient, parfois, mais il tenait
bon… jusqu’au moment où il se déchaîna. Dans un élan explosif, il se retrouva sur elle. Ecartelée,
écrasée sous le poids d’un cow-boy fou de désir, elle se sentit perdre la tête. En appui sur les paumes
de ses mains, ses cheveux de surfeur tombant sur ses yeux brûlants, il articula :
— Désolé, mon cœur, ce ne sera pas très délicat mais je te revaudrai ça plus tard…
Et il se précipita en elle comme un forcené. Au diable la délicatesse, pensa-t-elle confusément
en nouant les jambes autour de ses hanches pour l’attirer plus profondément en elle. Il souffla d’une
voix rauque :
— Jouis avec moi, bébé. Jouis maintenant.
Impossible ! Elle ne pouvait pas jouir de cette façon, cela lui arrivait uniquement quand elle
était pour ainsi dire à la tête des opérations, dans la solitude de sa chambre. Elle fut donc absolument
stupéfaite quand son corps lui échappa. Le plaisir s’épanouit dans son ventre, puis se déploya jusqu’à
l’horizon. Les yeux écarquillés, griffant le tapis de ses ongles, elle cria de sentir son corps entier,
jusqu’à la moindre cellule, se contracter et exploser en un milliard d’éclats.
— Oh ! hoqueta-t-elle quand elle put parler. Oh ! Oh ! C’était quoi, ça ?
Ty s’était effondré sur elle, le visage enfoui dans son cou. Elle sentit vibrer sa poitrine, et se
demanda s’il riait. Puis il roula sur le dos et tendit une main pour lui écarter les cheveux des yeux en
les glissant derrière son oreille.
— Ça, c’était le plus grand pied que j’aie pris depuis des années, lui dit-il. Peut-être le plus
grand de toute ma vie.
Il lui souriait, ses yeux pétillaient. Oui, ils pétillaient littéralement. Une sensation inconnue
frémit dans son ventre. Suspendue dans le soleil de son regard, elle lui rendit son sourire. Du bout
des doigts, il lui caressa la joue, effleura son épaule, le renflement d’un sein. Se glissa comme chez
lui dans son soutien-gorge, suivit le rebord, plongea dans l’échancrure.
— Parfaits, murmura-t-il.
Une chaleur se glissa en elle, une rougeur lui monta au front. Comment faisait-il cela ? Il
l’attendrissait, éveillait ses sens. Tout était différent avec lui, elle se sentait… Elle se sentait elle-
même, pour la première fois ! Pour le meilleur ou pour le pire, elle était qui elle était, et c’était très
bien ainsi. Et ce désir fou, incontrôlé… Elle s’était jetée sur Ty ! Elle avait ouvert son pantalon avant
de le chevaucher comme une cow-girl ! Et ensuite… elle avait eu un orgasme, un vrai, pas un faux-
semblant ! Oh ! Pour l’amour du ciel, qu’allait-elle devenir, maintenant ?

* * *

Ty rabattit une longue mèche de soie blonde derrière l’oreille de Vicky et caressa du regard le
visage tourné vers le sien. Ces yeux bleus à se damner… Ils avaient la couleur exacte d’un ciel
d’octobre par une belle journée tiède et venteuse, sans un nuage en vue.
A cet instant précis, ils étaient flous et Vicky lui souriait, un sourire satisfait dont elle n’avait
probablement même pas conscience. La petite chérie était montée tout droit au ciel. Dommage qu’il
doive la faire redescendre sur terre aussi vite. Mais ils étaient déjà en retard et Isabelle ne lui
pardonnerait pas de ficher en l’air son planning. Enfin, il se rachèterait plus tard. Tout à l’heure, ils
s’éclipseraient de la réception et il l’emmènerait tout droit dans son lit. Il n’aurait plus une ampoule
brisée enfoncée dans le dos et pourrait donner le meilleur de lui-même. Enfin, son week-end
commençait à ressembler à quelque chose !
— Vicky ? Ma jolie ?
Elle ne réagit pas. Son regard langoureux avait changé, ses joues viraient au rouge pivoine, elle
avait l’air terrifié mais il n’avait pas le temps de la rassurer. Il la saisit à la taille — en évitant
soigneusement ses côtes ! — et se redressa en la soulevant avec lui.
— Ma toute belle, il faut y aller.
Un instant, elle le dévisagea sans comprendre, puis la lumière se fit.
— Le mariage !
Elle voulut se lever d’un bond, il se mit debout en même temps, et bien évidemment il heurta son
orteil brisé. Un cri déchirant jaillit, les yeux bleus de Vicky se mouillèrent. Attendri, il la souleva
avec précaution et la posa sur le rebord du lit. Elle serrait son pied à deux mains en faisant un gros
effort pour ne pas pleurer. Mais quand son regard tomba sur sa robe, avachie sur le plancher, les
larmes débordèrent.
Vite, il la ramassa et la secoua pour la défroisser.
— Tout va bien, elle n’est pas vraiment abîmée, dit-il. Donne-moi une minute.
Il s’enferma dans la salle de bains, se rajusta et se tourna vers le miroir. Son nœud papillon était
de travers, il le redressa. Son veston était encore très bien, en époussetant tous les débris de verre.
Son pantalon était un peu déchiré à la ceinture, mais cela se cachait facilement sous la large ceinture
d’étoffe qui allait avec l’habit. Ces ceintures, il les avait toujours trouvées grotesques, mais il
découvrait leur utilité aujourd’hui !
Il ouvrit la porte, et en voyant Vicky il sentit son sourire s’effacer. Le moment était venu de
déclarer l’état d’urgence.
— Bon, nous y sommes. La première chose à faire est de laver ton joli visage et de le maquiller.
Elle avait le nez rouge, les lèvres gonflées. On voyait qu’elle avait pleuré. Il allait falloir un
miracle pour tout camoufler. Il la souleva dans ses bras, la ramena dans la salle de bains, et, debout
derrière elle, croisa son regard dans le miroir et lui dit avec une conviction absolue :
— Tu peux le faire.
Puis il se précipita dans la chambre et se mit à fureter. Au fond de l’armoire, il trouva un fer à
repasser mais pas de planche. D’un revers de bras, il repoussa tout ce qui se trouvait sur la coiffeuse,
y étendit un drap de bain et s’attaqua à la robe. Quand la porte de la salle de bains s’ouvrit, il était
parvenu à la défroisser à la perfection. Sa maman aurait été fière de lui. Il restait tout de même un
dernier problème.
— Tu as des épingles avec toi ?
— Pour quoi faire ? demanda-t-elle, penchée sur le tiroir aux dessous.
Elle en sortit un string jaune. Le regard de Ty glissa sur le string pêche, en piteux état, qu’elle
portait toujours. Il avait oublié ce qu’il cherchait à dire. Qui pourrait lui en vouloir ? Elle avait un cul
absolument parfait. Plus menu que ceux qui attiraient habituellement son regard, très ferme, rond
comme une pomme. Le modèle idéal pour porter ces minuscules culottes de dentelle qu’elle
affectionnait. Elle lui jeta un regard par-dessus son épaule. Un peu honteux, il parvint à se ressaisir.
— Pas de panique, mais nous avons une petite déchirure.
— Quoi ?
Elle se précipita aussi vite que son pied endolori le lui permettait. Leur séance de jambes en
l’air avait dû effacer de sa mémoire le bruit de déchirure qui l’avait précédée, car, quand il lui
montra la couture défaite sur vingt centimètres, juste sous la fermeture Eclair, elle lança un juron et
fila vers la salle de bains. Un instant plus tard, elle reparut en brandissant un minuscule nécessaire de
couture.
— Chérie, nous n’avons pas le temps de…
— L’étoffe est trop délicate pour des épingles, le coupa-t-elle en enfilant une aiguille d’un geste
très professionnel. Retourne-la et tiens-la bien droite.
Avec une rapidité étonnante, elle refit la couture. Du travail bâclé, selon lui, mais, cela, il
n’allait pas le lui dire !
15 h 50 ! Au loin, les cloches de l’église se mirent à sonner. Il sentit une goutte de sueur rouler
sur sa tempe.
Elle coupa le fil d’un coup de dent. Aussi incompréhensible que cela puisse paraître, le geste lui
donna une énorme envie d’elle. Puis elle plaqua les mains sur ses épaules en ordonnant d’une voix
brève :
— Ouvre la robe. Essaie de ne pas me faire tomber, cette fois.
— Ce n’était pas moi…
— Mais vas-y !
Personne ne lui avait jamais parlé comme cela.
— Je vais y aller, oui…
Il prit sa tête entre ses mains et embrassa ses lèvres gonflées. Pendant une fraction de seconde,
elle résista… puis, avec une plainte très douce, elle fondit contre lui comme du beurre. Ses mains
glissèrent sur sa poitrine, ses épaules, ses cheveux. Il sut qu’il pourrait faire d’elle tout ce qu’il
voudrait, si seulement ils avaient un peu plus de temps. Il se maîtrisa, assagit son baiser, puis,
lentement, un centimètre à la fois, il recula… et plongea un regard souriant dans les yeux bleus qui
s’étaient voilés de nouveau.
Voilà, c’était mieux. Ensemble, ils firent en sorte qu’elle entre dans la robe. Il remonta la
fermeture Eclair avec un regard d’adieu pour ses dessous soyeux, sa peau encore plus soyeuse. Il se
voyait déjà défaire la même fermeture dans quelques petites heures… Il remettrait du flou dans ces
beaux yeux et l’entretiendrait pendant quatorze heures. Jusqu’au moment où il devrait filer prendre
son train pour entamer le long voyage du retour.
Bizarrement, cette idée le perturba. Mais oui, bien sûr, il rentrait au Texas demain, et il ne
reverrait plus Vicky. Jusqu’ici, c’était son vœu le plus cher, mais tout à coup il trouvait la sensation
très étrange.
Mais l’heure n’était pas à l’introspection.
Penchée vers le miroir, Vicky vérifiait sa coiffure. Elle avait relevé ses cheveux et tripotait
nerveusement les deux mèches souples qui encadraient ses joues comme des parenthèses.
— Tu es superbe, lui assura-t-il. Allons-y.
— C’est horrible, gémit-elle en secouant la tête. Je n’arrive à rien.
Il maîtrisa son impatience, prit une mèche et la fit glisser entre ses doigts.
— C’est vraiment très joli. Tu me plais, comme ça, dit-il gentiment.
Ses yeux s’arrondirent un peu. D’un geste nerveux, elle lissa sa robe sur ses hanches.
— J’aime aussi beaucoup ta robe. Tu fais très star.
Ses joues avaient rosi. Il passa le dos de sa main sur son épaule nue, la vit frémir. C’était
dingue, les choses les plus inattendues lui donnaient envie d’elle. Ses dents sur le fil, ce petit frisson.
Il n’avait pas été comme cela depuis… Lissa. Un vent d’hiver se mit à souffler en lui en le glaçant
jusqu’à l’os. Il laissa retomber sa main en murmurant :
— Prête ?
Elle poussa un soupir nerveux, sautilla jusqu’au lit et attrapa le petit sac assorti à sa robe.
— Prête.
Il prit un dernier instant pour la parcourir des yeux, froidement, juste pour s’assurer que tout
était en ordre… et malgré lui une douce chaleur pointa de nouveau dans sa poitrine. Il eut même envie
de rire, tellement elle était craquante avec son pied relevé derrière elle, cette robe stupéfiante, cette
coiffure si sexy… et ses sandales de mamie.
Puis il vit son front se plisser et comprit qu’elle s’attendait à des moqueries, ou à des critiques.
Sans savoir pourquoi c’était si important, il eut absolument besoin qu’elle comprenne, une fois pour
toutes, qu’il n’était ni sa mère ni Winnie. Il s’interdit donc de rire et lui offrit son sourire le plus sexy.
— Par ici, mademoiselle, dit-il de sa voix la plus traînante. Votre voiture est avancée.
Et il la souleva dans ses bras.
15

Les beaux gestes romantiques vous reviennent toujours en pleine figure, se dit Ty, à bout de
forces. Le trajet jusqu’à l’église était plus long qu’il ne l’avait réalisé, les marches menant aux
grandes portes, plus étroites et beaucoup, beaucoup plus hautes. Quant à Vicky…
— Chérie, murmura-t-il, tu te souviens quand j’ai dit que tu étais un tout petit peu trop maigre ?
Elle souleva la tête de son épaule en braquant sur lui un regard menaçant. Il poussa un soupir et
conclut :
— Disons que je finis par apprécier.
Elle se mit à rire.
— Et en guise d’avertissement, ajouta-t-il, quand Isabelle voudra me faire la peau pour ce
retard, je lui dirai la vérité. Je lui dirai que tu m’as jeté sur le tapis de ta chambre et que tu as abusé
de moi.
Il eut droit à un coup de sac à main sur l’épaule.
— Non ! Tu n’as pas le droit ! Si Winston l’apprenait ? Ou maman ?
— Et alors, quelle importance ? Le mariage sera terminé.
Il s’interrompit un instant et suggéra :
— Mais, si tu préfères, je pourrai me laisser convaincre de prendre la faute sur moi.
— Et en échange… ?
Il plissa le front comme s’il pesait sa réponse.
— Historiquement, le levier de négociation de la femme a toujours été le sexe.
— Mais nous venons de…, bredouilla-t-elle en rougissant.
Il se retint de sourire et posa sur elle un regard de compassion.
— Ce que nous venons de faire, ma belle, c’était du vite fait sur le gaz. C’était bien, c’était
même fantastique, mais je te parle d’une séance qui dure toute la nuit. Le genre de séance où tu jouis
un nombre incalculable de fois, moi aussi, et nous ne nous accordons que quelques siestes rapides. Il
faudra même descendre en cachette à la cuisine chercher de quoi entretenir nos forces.
Elle ne répondit pas tout de suite. Il se crispait en prévision de l’explosion quand elle murmura :
— D’accord…
Et elle refit ce petit bruit de gorge qui le rendait fou, à mi-chemin du soupir et du ronronnement.
Son front se mouilla de sueur, il faillit trébucher. Ses jambes lui ordonnaient d’oublier le fichu
mariage et de faire demi-tour pour la ramener tout droit dans un lit. Il résista courageusement,
s’obligea à parcourir les derniers mètres jusqu’à l’église. Mais il n’osa plus ajouter un mot.
* * *

Vicky mordillait sa lèvre inférieure. C’était plus fort qu’elle, elle abîmait sûrement son rouge à
lèvres, mais elle venait tout de même de s’engager à participer à un sexothon avec Ty cette nuit. A
quoi pensait-elle donc ?
Ce n’était pas l’envie qui lui manquait — oh, que non ! —, mais elle avait tellement peu
confiance en elle ! En matière de sexe, elle connaissait les bases, mais pas les aspects les plus
élaborés. Ses références étaient surtout livresques et… bon, elle pouvait bien se l’avouer, glanées sur
quelques forums. Comparées à la vie sexuelle encyclopédique de Ty, ses expériences à elle ne
rempliraient même pas un carnet !
Et ce n’était pas le pire ! Elle ne jouissait jamais avec un homme. Elle avait besoin de se
concentrer tranquillement dans son coin. Les hommes ne comprenaient pas, ils voulaient jouer les
héros, distribuer leurs largesses sous la forme d’orgasmes inoubliables, et si cela ne venait pas ils se
vexaient. Ensuite, pour panser leur ego meurtri, ils décidaient que c’était sa faute et lui lançaient des
remarques condescendantes en suggérant qu’elle était coincée, ou même frigide. Des mots qui
restaient gravés en elle et assuraient qu’elle ne pourrait jamais, au grand jamais, jouir avec un
homme.
Enfin, avant Ty. Quelle sensation hallucinante ! Son ventre en frémissait encore, mais c’était
sûrement une aberration. L’exception qui confirmait la règle. Pour une fois, elle s’était laissé
emporter par la passion, avait cessé de réfléchir pour vivre dans l’instant…
Ty n’était pas comme les autres mais elle… elle n’avait pas changé. Elle était toujours la même
Victoria, et, quand elle se mettrait au lit avec lui ce soir, toutes ses angoisses, toutes ses névroses et
ses carences se glisseraient sous la couette avec elle. Retomberait-elle dans l’ornière habituelle ?
Comprendrait-il qu’elle n’était qu’un merle et la renverrait-il gentiment dans sa chambre, en lui
servant un prétexte transparent pour ne pas trop la blesser ?
A moins que ce ne soit comme tout à l’heure, quand toutes ses inhibitions s’étaient envolées ?
Impossible de le savoir avant d’y être. Pour l’instant, elle devait se concentrer sur le mariage. Il était
temps ! La fiancée de son frère les attendait devant la porte de l’église, les poings sur les hanches.
Dès qu’elle vit Ty, Isabelle tira à vue :
— Où étais-tu passé ?
Ty lui décocha son sourire à désamorcer une bombe nucléaire.
— C’est ma faute, ma belle. Entièrement ma faute, et je ferai tout ce que tu voudras pour me
racheter.
Et, bien sûr, Isabelle céda. D’un geste fataliste, elle écarta ses excuses en soupirant.
— Enfin… Les mariages ne commencent jamais à l’heure, murmura-t-elle.
Et voilà, pensa Vicky, pourquoi leur histoire à tous les deux avait tourné court. Isabelle était
beaucoup trop gentille. Un homme comme Tyrell Brown avait besoin d’une femme qui ne s’effondrait
pas dès qu’il dégainait ce sourire de destruction massive. Une femme qui lui dirait tout net qu’il
racontait n’importe quoi quand il cherchait à jouer de son charme. Une femme qui bousculerait son
petit monde bien ordonné, qui l’obligerait à se donner du mal.
Bien entendu, elle ne pensait à personne en particulier…

* * *
La réception battait son plein. Le dîner terminé, le gâteau coupé et mangé, le groupe qui animait
la soirée prenait sa vitesse de croisière. Sous le chapiteau aux parois relevées pour accueillir la
brise douce de la nuit, l’unique éclairage provenait de petits points de lumière et des photophores sur
les tables. L’ambiance était romantique, et la piste de danse, bondée.
Sur l’estrade, à la longue table réservée aux proches des mariés, Vicky trônait en solitaire, le
pied posé sur la chaise voisine. Là-bas, parmi les danseurs, Matt renversa sa nouvelle épouse sur le
dernier accord de Blue Suede Shoes. Elle se ploya en arrière comme une danseuse étoile, se
redressa. Tout le monde se mit à applaudir.
Le chanteur du groupe annonça une pause. Les danseurs quittèrent la piste et l’heureux couple
revint vers Vicky. Un instant plus tard, Jack et Lil les rejoignirent, souriants et essoufflés, suivis
d’Anna-Maria qui tirait Ricky par la main. Un serveur s’empressa de leur porter des coupes de
champagne.
— A ma femme ! lança Matt en levant son verre, l’air encore plus heureux que quand il avait dit
« oui » à l’église. Isabelle, dès l’instant où je t’ai vue entrer chez Tiffany’s, plus éblouissante que
tous les joyaux des vitrines, j’ai su que je t’épouserais. Je suis tombé amoureux de toi ce jour-là, je
t’aime encore plus aujourd’hui et je t’aimerai toute ma vie.
Dans un élan, Isabelle noua les bras autour de son cou et lui glissa à l’oreille quelques mots qui
le firent éclater d’un grand rire. Le cœur de Vicky se gonfla. Son cher Matt ! Il méritait tout le
bonheur qu’Isabelle pourrait lui donner.
Une main effleura son épaule. Ty venait de s’asseoir près d’elle, très décontracté. Ensemble, ils
regardèrent les jeunes mariés se chuchoter des mots doux.
— Ils sont une famille, maintenant, murmura Ty. Chacun passe en premier pour l’autre.
— Je suis contente pour eux.
Elle était sincère, un peu nostalgique aussi. Ty et elle ressentaient la même chose en ce moment,
et le fait de le savoir la soulageait un peu. Elle se tourna vers lui en ajoutant :
— Nous avons eu de la chance de les avoir aussi longtemps.
Cet éclair de surprise dans son regard… N’avait-il pas saisi qu’elle aussi se sentait seule ? Il
leva la main pour effleurer sa joue du dos de la main et dit tout bas :
— Je me sens encore assez chanceux en ce moment.
La tendresse de sa voix la prit par surprise, des papillons se mirent à virevolter dans son ventre.
Muette, elle le regarda sourire et comprit qu’il venait, une fois de plus, de capter ses pensées. Elle
retint son souffle. Il allait l’embrasser ! Elle ne demandait pas mieux mais, avant qu’il ne puisse tenir
sa promesse, la voix taquine d’Isabelle lança :
— Alors, Ty ? Tu veux bien m’expliquer pourquoi tu étais en retard pour mon mariage ?
Il arracha son regard de celui de Vicky et fixa paisiblement son amie. Un coin de sa bouche se
retroussa dans un sourire. Tout le monde le fixait, attendant sa réponse. Le silence s’étira. Impassible,
il les laissait tous chercher à deviner ce qu’il ne disait pas. Près de lui, Vicky rougissait de plus en
plus. Un à un, tous les regards se braquèrent sur elle. Le front de Matt se plissa, Isabelle eut une moue
entendue, Jack, un large sourire. Lil leva les yeux au ciel et Anna-Maria fit, sous la table, quelque
chose qui ramena vers elle l’attention défaillante de Ricky. C’est alors que Ty se pencha pour lui
glisser à l’oreille, si bas qu’elle fut seule à l’entendre :
— N’oublie pas ce que tu m’as promis…
Ses papillons firent quelques loopings.
Ty, adossé confortablement au dossier de son siège, sourit à la mariée.
— Isabelle, mon cœur, c’est gênant de l’avouer, mais il y a eu une urgence vestimentaire. Une
urgence assez grave pour exiger des points de suture. Tu te doutes bien que je n’avais pas d’aiguille
et de fil sur moi.
Il promena son pouce sur l’épaule de Vicky et poursuivit :
— Par chance, Vicky avait un lot de ces petits nécessaires de couture que l’on trouve dans les
bons hôtels. Elle a tout recousu en un temps record, mais cela nous a tout de même retardés. Je suis
absolument désolé mais, crois-moi, cela valait mieux.
Il lui offrit son plus beau sourire en précisant :
— Tu n’aurais pas voulu voir cette partie de mon anatomie exhibée sur tes photos de mariage.
Isabelle réprima un sourire, et Vicky supposa qu’elle revoyait en souvenir l’anatomie de Ty. Et
qui pourrait lui en vouloir ? Elle était effectivement mémorable.
Une nouvelle musique s’éleva. La sono prenait la relève, Chopin remplaçait Elvis. Le pouce de
Ty passait et repassait en douceur sur son dos. Un geste si simple, si chaste n’aurait pas dû lui faire
autant d’effet. Le sourire de Ty se fit plus appuyé, sa paume un peu rêche engloba son épaule. Les
papillons firent des sauts périlleux.
— Tu danses avec moi ?
— J’aimerais, répondit-elle du fond du cœur.
Elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas être clouée sur sa chaise à cause de son orteil.
Quand elle dansait avec Ty, toutes les aspérités entre eux se lissaient. C’était comme si leur corps
connaissait le secret d’une compatibilité que leur cerveau peinait à admettre.
— Fais-moi confiance, dit-il.
Il saisit délicatement son pied blessé, le déposa au sol et désigna ses propres pieds.
— Monte à bord.
Comme elle lui jetait un regard sceptique, il se mit à rire en assurant :
— Mon cœur, si j’ai pu te transbahuter sur des kilomètres de pavé, je peux te faire tourner sur
cette petite piste de danse.
— Mais tes bottes ont l’air…
Gênée par son ignorance du vocabulaire des cow-boys, elle hasarda :
— Très chères ?
— Tu n’as pas tort. Si tu veux bien laisser tes chaussures sous la table, je ne dirai pas non.
Elle les retira d’un mouvement vif, se laissa porter jusqu’à l’estrade, et posa ses pieds nus sur
les bottes de son cavalier. En équilibre instable, elle ne pouvait faire autrement que de se cramponner
à lui. Il la serra étroitement contre lui et la musique les emporta. S’ils dansaient avec moins de grâce
que la première fois, sur la terrasse, ils s’accordaient beaucoup mieux. Et surtout se désiraient
beaucoup plus…
— Je vois que tu as emmené ta vieille copine, lui fit-elle remarquer avec un sourire.
Elle parlait de l’érection si familière qui faisait une bosse entre eux.
— Je ne vais jamais nulle part sans elle, répondit-il, très sérieux, en frottant sa joue contre sa
tempe. Tu semblais bien l’apprécier, tout à l’heure.
Ses paroles, et le ton sur lequel il les prononça, lui firent flamber le visage. Elle dut avaler sa
salive avant de pouvoir répondre :
— L’anthropomorphisme du pénis ? Que diraient les philosophes ?
— Les philosophes peuvent aller se faire foutre, murmura-t-il, son haleine chaude caressant son
oreille. C’est toi qui as lancé l’idée, ma belle, et du moment qu’il est question de sexe je dis rarement
non. Tu as envie de voir ça comme un ménage à trois ? Toi, moi et ma bite ? Je ne demande pas
mieux, du moment que l’on peut te sauter tous les deux.
Elle reprit son souffle. Les paroles grivoises en guise de préliminaires, c’était une nouvelle
expérience pour elle. Son premier petit ami, à l’université, manquait d’imagination, et depuis il n’y
avait eu que Winston. Et Winston ne pratiquait guère les préliminaires, sous quelque forme que ce
soit. Cette nouvelle approche lui plaisait assez ! Suffisamment pour la pousser à s’y essayer à son
tour.
— Intéressant, répliqua-t-elle. Qui sera dessus ? De nous trois, je veux dire.
Il l’attira plus près et cueillit le lobe de son oreille entre ses dents.
— La nuit sera longue, ma douce. Nous aurons chacun notre tour.
Cette voix chaleureuse, incroyablement sensuelle… Son cœur donna une grosse secousse, puis
s’emballa. Les dents de Ty tiraillaient sa boucle d’oreille, sa joue râpait un peu la sienne, son bas-
ventre frémissait. La chaleur qui courait dans ses veines donna à sa propre voix une qualité rauque
qu’elle ne connaissait pas.
— Moi d’abord, gronda-t-elle. Ensuite, toi et ta copine, vous pourrez me faire tout ce que vous
voudrez le reste de la nuit.
Elle venait de marquer un point ! Les dents de Ty se resserrèrent, son bras aussi.
Malheureusement, elle ne put en profiter car une sorte de hoquet retentit, tout proche. Par-dessus
l’épaule de Ty, elle découvrit sa mère qui la dévisageait, bouche bée, et à voir son expression
horrifiée elle avait entendu ce qu’elle venait de dire… Et Winston, son cavalier, aussi ! L’expression
de ce dernier était plus difficile à déchiffrer. Dans ses yeux, elle lisait sa rage et son mépris, mais il
semblait aussi assez intéressé.
L’expression de son propre visage devait être éloquente car Ty pivota pour voir ce qu’elle
regardait. En découvrant Winston et Adrianna, tous deux figés sur place, il esquissa un lent sourire.
— Winnie ! Il ne faut pas t’approcher en douce comme ça, je pourrais mal réagir. Par exemple,
en te fendant la lèvre une deuxième fois.
— Allons dehors tout de suite, cow-boy, rétorqua aussitôt Winston. On verra bien qui devra se
faire plâtrer la mâchoire.
Le sourire de Ty s’élargit.
— C’est tentant, mais ce soir j’ai d’autres projets. Peut-être demain matin, si j’arrive à sortir du
lit.
— Bien sûr, lâcha Winston, méprisant. Maintenant que le procès est terminé, tu n’as plus besoin
de faire semblant de porter le deuil de ta femme. Tu peux recommencer à baiser tout ce que tu
croises.
La mâchoire de Ty se crispa mais son sourire ne vacilla pas.
— Si tu redoutes la comparaison, c’est un peu tard. Passe une bonne soirée !
Vicky n’était plus rouge mais violette. Elle détourna les yeux, incapable de regarder sa mère. Ty
la fit pivoter de nouveau, s’éloigna en dansant et la ramena à leur table. Elle se rassit sans un mot, le
regard rivé à ses genoux. Il reprit sa place près d’elle et glissa sa main sous son menton.
— Je suis absolument désolé, Vicky, dit-il d’une voix beaucoup plus sérieuse que d’habitude. Je
n’aurais pas dû dire ça. Il m’a énervé, j’ai parlé sans réfléchir. Mais toi, tu n’as rien fait dont tu
doives te sentir gênée.
Il caressait doucement sa joue et, quand elle consentit à croiser son regard, il lui dit, les yeux
dans les yeux :
— Tu es une très belle femme, ne laisse jamais personne te dire le contraire. Ton corps superbe
est à toi, tu en fais ce qui te plaît. Cela ne regarde personne d’autre.
Puis, avec un bref sourire, il ajouta :
— Ta mère n’est pas une vierge effarouchée, elle se remettra. Quant à Winnie… il ne dormira
pas de la nuit. Il jouera avec ses bijoux de famille en regrettant de ne pas être moi.
La formule lui arracha un rire surpris.
— Merci de m’avoir mis le tableau en tête ! lança-t-elle en lui souriant.
Enchanté, il posa un baiser sur son sourire.
— Donne-moi cinq minutes pour trouver les toilettes et je te ramène au manoir.
Il avait à peine disparu que Winston fondit sur elle comme une tornade.
— Tu as perdu la tête ? s’exclama-t-il. Tu as vraiment couché avec cet abruti ?
L’attaque était si violente qu’elle retrouva tout son courage.
— Oui, Winston, j’ai complètement perdu la tête. Je l’ai perdue en baisant comme une folle sur
le tapis de ma chambre, et je compte bien continuer à la perdre toute la nuit.
Il plissa les yeux, raide d’indignation, et mit quelques secondes avant de recouvrer ses esprits.
— Je suis ici parce que ta mère m’a dit que tu voulais revenir auprès de moi, expliqua-t-il. Ce
voyage ne m’arrangeait pas du tout, je suis débordé, en ce moment. Si cette histoire avec Brown est
une stratégie pour me rendre jaloux, tu vas devoir comprendre que je n’ai pas de temps à perdre avec
tes manigances.
— Mes quoi ?
Elle se redressa d’un bond, bien décidée à l’affronter debout. Même si c’était sur un seul pied !
— Ce que je fais ne te regarde en rien, surtout ce que je fais avec Tyrell. C’est de moi qu’il est
question.
— Toi ! répéta-t-il avec un rire incrédule. Tu crois vraiment qu’il s’intéresse à toi ? Il le fait
uniquement pour m’atteindre.
— Oh ! je t’en prie, rétorqua-t-elle en écartant du geste cette affirmation égocentrique.
Winston la toisa, ironique.
— Tu as oublié que tu es frigide ? Tu crois vraiment qu’il ne remarquera rien ?
Il avait visé là où elle était le plus vulnérable. Elle serrait les dents pour encaisser le choc
quand il enchaîna :
— Attends, tu as la moindre idée du nombre de femmes qu’il a sautées ? Tu crois qu’elles, elles
étaient frigides ?
Son rire lui érafla la peau comme s’il l’avait griffée.
— Tu auras de la chance s’il ne te jette pas hors de son lit pour aller chercher la strippeuse,
poursuivit-il.
Quand il se pencha davantage vers elle, elle eut l’impression que son souffle lui brûlait le
visage.
— C’est ce que font les hommes quand une femme les déçoit au lit, conclut-il. Ils vont en
chercher une autre.
Elle recula d’un pas en cherchant à reprendre son souffle. Le courage qu’elle avait rassemblé
pour affronter Winston croulait comme un château de sable. Confusément, elle se dit qu’une
humiliation aussi totale, c’était forcément fatal. Comme un animal blessé, elle voulut fuir. A tâtons,
elle chercha son sac, le fit tomber par terre. Maudissant sa maladresse, elle pivota en heurtant la
table de sa hanche. Des verres se renversèrent, des couverts ferraillèrent sur les assiettes. Pour
couronner le tout, au moment où elle se penchait, une carafe vide tomba et roula à bas de la table.
* * *

Comme par un fait exprès, le fracas du verre brisé jaillit dans le silence entre deux morceaux de
musique. Tous les regards convergèrent vers la table, et donc vers le derrière de Vicky… au moment
précis où la couture de sa robe cédait.
De l’autre côté du chapiteau, Ty vit, en même temps que tous les autres, le fil céder, les fesses
de Vicky jaillir à la face du monde comme à celle de Winston. Seule une mince bande de dentelle
bouton d’or préservait encore un soupçon de pudeur. Et, bien entendu, elle fut la dernière à s’en
rendre compte. Elle leur offrit un lever de lune spectaculaire, son arrière-train tournant un peu d’un
côté puis de l’autre tandis qu’elle tâtonnait sous la table à la recherche de son sac. Puis elle dut sentir
un courant d’air car elle se redressa d’un bond en plaquant ses deux mains sur ses fesses. Le cœur de
Ty saigna pour elle en la voyant se retourner brusquement vers l’océan de visages posés sur elle. Les
joues en feu, elle heurta de nouveau la table en déclenchant un autre bris de verre… et Winston,
l’immonde Winston, ne tendit même pas la main pour la soutenir.
Incapable d’en endurer davantage, Ty se précipita. Tout en fendant à coups d’épaules la foule
muette et immobile, il se jura de lui faire payer ça. Quand il en aurait terminé avec lui, il ne resterait
plus qu’une vague tache rouge sur le sol. Mais d’abord il fallait récupérer Vicky, la sortir du gouffre,
la faire sourire, la convaincre, Dieu sait comment, qu’un jour elle se souviendrait de cet instant et
qu’elle en rirait. Cela demanderait un sacré effort de persuasion.
Il bondit vers la jeune femme et fut déçu de voir que son frère était arrivé le premier. Or, Matt
ayant pris la situation en main, il ne pouvait rien faire. Les poings crispés, il pensa que finalement
tout était sa faute. Il avait provoqué Winston, laissé Vicky toute seule à sa merci, et maintenant il ne
pouvait même pas la prendre dans ses bras ! Frustré, furieux, bouillonnant intérieurement de jalousie,
de culpabilité et de honte, il fit la première chose qui lui venait à l’esprit : il poussa Winston et le fit
basculer sur la table voisine.
La somptueuse explosion de verre et de vaisselle dépassa de très loin la petite carafe brisée de
Vicky. Comme dans un film, la table s’effondra et Winston resta là, les bras en croix, une expression
stupéfaite sur sa trop belle gueule. Cela faisait du bien ! Ty retira son veston, le posa sur les épaules
de Vicky et, avec une jubilation absurde, s’avança au milieu de l’énorme foutoir qu’il venait de créer.
Winston s’était relevé très vite, en s’essuyant les pieds sur la nappe. Des traînées de gâteau au
chocolat maculaient le lin blanc, des fragments de glaçage s’accrochaient à ses cheveux et ses
vêtements étaient striés de blanc.
— Tu es mort, Brown, siffla-t-il entre ses dents.
Il arracha sa propre veste et se jeta sur lui.
Winston était solide, il en voulait, mais Ty était plus agile et plus rapide. Il fit un pas de côté,
agrippa au passage le poignet de sa chemise de luxe et se servit de son élan pour le propulser plus
loin. Bien malgré lui, Winston alla se jeter sur une autre table, qui s’effondra, elle aussi, aux pieds
des invités abasourdis qui s’étaient levés pour voir le spectacle.
Winston Churchill Banes face contre terre dans une forêt noire, quel tableau fabuleux ! Ty rit tout
haut. Mais Winnie n’était pas encore battu car il se releva en titubant et se rua sur lui avec une
expression de rage démente. Il n’eut pas le temps de réagir, la tête du fumier lui percuta le ventre
avec une puissance qui effaça net son sourire, et ce fut à son tour de s’écraser sur une table, qui
bascula aussitôt tandis que les invités s’égaillaient comme un vol d’étourneaux. Et Winston lui assena
un crochet du droit à la mâchoire qui lui fit voir des étoiles. L’océan rugit à ses oreilles. Pendant une
fraction de seconde, il se demanda s’il avait sous-estimé son adversaire.
Le fichu New-Yorkais avait de la réserve, de la ruse aussi, et de la méchanceté. Il écumait,
trépignait, et Ty comprit qu’il devrait passer aux choses sérieuses tout de suite s’il voulait s’en sortir
en un seul morceau. Il compta ses abattis, conclut que la douleur était supportable, se retroussa les
manches en arrachant ses boutons de manchette au passage, et rejeta ses cheveux en arrière en lançant
à son adversaire son sourire le plus moqueur. Trop pressé d’en découdre, Winston chargea la tête la
première. La manœuvre l’avait bien servi la première fois, mais un homme qui n’a qu’un tour dans
son sac se laisse vite déborder. Cette fois, Ty était prêt à l’accueillir. Il esquiva, happa son cou au
passage et l’immobilisa avec une clé. La tête en bas, Winston rugit en battant des bras, essaya
d’attraper les jambes de Ty. Ils titubèrent ici et là comme deux ivrognes, Ty jubilant de savoir qu’à
tout moment il pouvait balayer les jambes de Winnie, lui cogner la tête contre le plancher, lancer un
crochet magistral qui l’éteindrait pour de bon…
Pour la première fois depuis des mois, il vivait pleinement l’instant présent. Il saignait, il avait
tout cassé autour de lui mais là, tout de suite, il s’éclatait. Et, comme un imbécile, il laissa Winston
pédaler en roue libre, sûr de maîtriser parfaitement la situation… jusqu’au moment où il oublia la
règle numéro un : il se laissa déconcentrer.
Voulant voir si Vicky profitait bien du spectacle, il leva les yeux… et croisa le regard
d’Isabelle. Un tableau impressionnant ! Les yeux de sa douce amie jetaient des éclairs, la vapeur lui
sortait des oreilles, et tout à coup le magnifique foutoir qu’ils étaient en train de mettre, Winston et
lui, perdit beaucoup de son attrait.
Dégrisé, il jeta un coup d’œil à la ronde. Les quelques tables encore debout étaient de guingois,
heurtées par les combattants ou repoussées par les invités dans leur fuite. Le vin renversé tachait les
nappes blanches et formait des flaques rouges au sol entre les verres et les assiettes brisées. Il y avait
du gâteau partout, sur les serviettes, les vêtements, les sièges de satin des chaises. Et les fleurs ! Tous
ces bouquets magnifiques et si chers, choisis par Isabelle en personne, gisaient sur le sol.
Le ciel allait lui tomber sur la tête.
Winston dut sentir qu’il relâchait son attention car il se redressa en force, s’arracha à son
étreinte et se jeta sur lui. Ty réussit à encaisser le choc sans perdre l’équilibre, et ils se
cramponnèrent l’un à l’autre dans une étreinte convulsive, pivotant sur la piste comme des danseurs
fous, chacun serrant l’autre à l’étouffer. Plus Ty cherchait à effacer Isabelle de son esprit, plus elle
l’envahissait. Jamais il n’avait vu son visage adorable exprimer une telle fureur. Surtout une fureur
dirigée contre lui ! Et pour couronner le tout, pour garantir le naufrage total de la réception, il réalisa
soudain que les efforts de Winston les propulsaient inéluctablement vers l’estrade, où s’étaient
réfugiés Vicky, Matt et Isabelle.
Il fit tout son possible pour changer leur trajectoire. Il hurla à l’oreille de Winston, lui écrasa le
pied, mais le crétin buté continua ses efforts sans écouter ses supplications, sans même entendre qu’il
lui proposait in extremis de se rendre. Il ne put rien faire : comme une avalanche, comme la rupture
d’un barrage, comme une force aveugle, irrésistible et stupide, ils fondirent sur l’estrade. Au dernier
instant, Matt sauta de la plate-forme en entraînant Vicky et Isabelle avec lui. Le visage d’Isabelle
passa une dernière fois devant les yeux de Ty. S’il lisait correctement sur ses lèvres, elle jurait de ne
jamais, jamais lui pardonner. L’instant d’après, Winston et lui emboutirent l’estrade de plein fouet en
la poussant à bas de ses fondations. Une seconde plus tard, il n’y avait plus qu’un monceau de bois
d’allumage.
16

Vicky pressa l’oreille à la porte de sa chambre.


— … plus beau jour de ma… bagarrer comme un ivrogne… est-ce que tu t’es seulement
demandé…
Même à plein volume, la voix d’Isabelle restait douce, Vicky ne saisissait donc que des
fragments de sa tirade. Enfermé en tête à tête avec elle, Tyrell, en revanche, devait tout prendre de
plein fouet. Vicky ne put contenir un petit rire en se représentant son expression désolée, sa contrition
abjecte. Il méritait tous les reproches d’Isabelle après les dégâts épiques à la réception, et, même s’il
avait promis de tout rembourser — ce qui risquait de lui coûter un sacré paquet —, cela ne
compenserait pas le fait d’avoir sabordé la réception du mariage.
Incapable de résister à l’envie d’entendre Isabelle lui dire ses quatre vérités, elle entrouvrit sa
porte. Un peu plus loin, Jack et Lil avaient eu la même idée, Ricky aussi. Ils échangèrent des
grimaces douloureuses en entendant Isabelle hurler :
— Tu te rends compte que les vidéos sont déjà sur YouTube ? Un collègue de Matt l’a appelé !
Ils vont tous les regarder, à son bureau ! Ils seront là à rire de lui ! A rire de moi !!!
Sa voix devenait de plus en plus stridente.
— Et, si une seule personne d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique avait raté l’événement, la
moitié des invités postait des photos sur Facebook en temps réel !
Ty dut commettre l’erreur d’émettre un jugement sur des invités capables de faire une chose
pareille, car Isabelle puisa dans ses réserves, et réussit l’exploit d’augmenter encore le volume.
— Je t’interdis…
Vicky décida qu’elle n’en pouvait plus. Elle referma vivement sa porte et passa à cloche-pied
dans la salle de bains. Ouf, d’ici, elle n’entendait plus rien.
Oui, elle avait voulu assister à la déconfiture de Ty, mais… pas trop tout de même. L’opinion
qu’elle avait de lui était remontée en flèche quand, une fois l’estrade démolie, il avait achevé
l’ouvrage en rouant Winston de coups. Elle lui devait au moins cela. Il avait bien quelques bosses,
mais Winston, lui, était à l’hôpital. Et ça…
La scène homérique que lui faisait Isabelle offrait un autre bonus : entre cette engueulade
monstre et ses blessures de guerre, Ty perdrait toute envie de faire l’amour. Dans un sens, ce serait un
sacré soulagement ! Pas du point de vue de l’appel de son procès, bien sûr, car elle avait déjà réglé
cette question en s’envoyant le plaignant sur le tapis de sa chambre. Son intégrité professionnelle
était compromise, le cabinet serait obligé de se retirer de l’affaire et elle n’arrivait même pas à le
regretter. Non, le souci était ailleurs. Winston lui avait rappelé combien elle était décevante au lit.
Finalement, il valait mieux que Ty et elle se disent au revoir demain sans qu’il ait pu découvrir la
terrible vérité.
Elle achevait de se préparer à se coucher quand on frappa à sa porte. Saisie, elle se figea.
— C’est Ty. Ouvre.
Elle noua la ceinture de son peignoir et alla entrouvrir la porte. Les bras ballants, la chemise
déboutonnée, il avait l’air d’un homme qui vient de se faire renverser par un camion. Il la balaya des
yeux, de ses pieds nus à la serviette enroulée autour de sa tête, poussa la porte et entra en boitillant.
Machinalement, elle referma en demandant :
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Ses yeux ornés de deux superbes cocards s’arrondirent.
— Ce qui m’est arrivé ? Si tu as raté le spectacle, va sur YouTube, il paraît que la vidéo fait le
tour du monde.
— Oui, il paraît.
Avec un petit mouvement du menton vers la porte, elle ajouta :
— Isabelle a un peu crié.
— C’est une façon de voir les choses, marmonna-t-il en s’asseyant avec précaution sur le lit.
— Je voulais dire : pourquoi est-ce que tu boites ?
— Parce que ton fumier d’ex m’a donné un grand coup de pied dans la cheville. Elle est
tellement gonflée que je ne pourrai probablement pas enfiler mes bottes demain matin.
Il releva la jambe de son jean, et elle jeta un regard sceptique à sa cheville. Elle lui semblait
normale, mais elle murmura tout de même :
— Je vais me rhabiller et descendre te chercher de la glace.
Il saisit son bras au vol.
— Je n’ai pas besoin de glace, et toi, tu n’as pas besoin d’habits. Viens là et paie ta dette envers
la société.
Elle sentit son cœur se mettre à battre plus vite. Elle ne pouvait pas lui faire l’amour ! Elle en
avait envie, bien sûr… très, très envie, mais elle ne pouvait pas.
— Tu ne crois pas que tu as eu assez d’action pour une seule journée ? lança-t-elle, en essayant
d’adopter un ton léger.
— La seule action valable de la journée, c’était la séance éclair de tout à l’heure sur ton tapis.
C’était bon, c’était même extraordinaire, mais je suis loin d’avoir eu mon content de toi.
D’une secousse, il l’attira sur ses genoux et lui caressa la joue de son pouce. Elle voulut
détourner la tête — surtout, ne pas croiser son regard : il verrait tout de suite qu’elle avait envie de
lui —, mais la pression douce, irrésistible de sa paume les remit face à face. Malgré elle, elle
plongea dans les yeux de whisky doré à quelques centimètres des siens.
— Ma douce, dit-il de la voix grave qui vibrait en elle d’une façon si irrésistible, tu m’as
promis une longue nuit d’amour. Je te demande une seule chose : tes doutes, tes hésitations, tu vas me
faire le plaisir de les flanquer par la fenêtre.
Son pouce descendit plus bas, effleura ses lèvres. Elle frémit et, instinctivement, entrouvrit la
bouche pour lui livrer le passage. Il plongea dans l’humidité de sa bouche, son ongle cliqueta sur ses
dents. Sans réfléchir, elle le retint en le mordillant. Le coin de la bouche de Ty se retroussa dans un
sourire qui s’élargit comme un lever de soleil.
— C’est ça…, murmura-t-il. Montre les dents. Fais ton truc de garce d’avocate.
— Je ne suis pas une garce d’avocate, articula-t-elle autour de son pouce.
— Oh que si ! Bien boutonnée dans ton tailleur comme dans une armure, les cheveux serrés dans
un chignon sévère… Et tes lèvres, mmm, ces lèvres rouge sang, comme si tu venais de vider les
veines d’un pauvre crevard.
Le tableau la fit sourire.
— Tu n’aimes pas mon rouge à lèvres ?
— J’adore.
Il baissa la tête et la mordilla à son tour, en lui tiraillant la lèvre inférieure avec ses dents. Elle
inspira brusquement, à la fois surprise et excitée. Puis il suça sa lèvre et elle sentit chaque cellule de
son corps s’illuminer. Oublié, le venin de Winston ! Elle l’embrassa en retour en le goûtant, le
savourant, en s’emparant de sa langue. D’elles-mêmes, ses mains plongèrent sous sa chemise,
coururent sur son dos si large, si solide… Il prit l’arrière de sa tête dans sa large paume et déploya
l’autre dans son dos pour écraser ses seins contre sa poitrine. Elle se tordit contre lui, ses mamelons
durcis pressés contre les muscles qu’elle sentait à travers l’étoffe soyeuse de son peignoir. Il écrasa
ses lèvres sur sa joue en haletant :
— Dis-moi ce que tu veux.
Sa langue cherchait son oreille. Elle laissa retomber sa tête en arrière pour lui offrir sa gorge.
— Je peux te mettre nue, gronda-t-il en faisant glisser le peignoir de ses épaules. T’attacher,
t’allonger…
— Tout ce que tu voudras.
Elle ne se connaissait pas cette voix rauque de désir. Quand la langue de Ty balaya la peau de
son cou, quand ses dents pincèrent la courbe tendre de son épaule, ce fut comme si une coulée de lave
s’engouffrait dans son corps.
— Celle-ci est pour toi, mon cœur, murmura-t-il sans cesser de la dévorer comme du chocolat,
la tête enfouie sous son menton. Je peux te prendre sur le lit, sur le tapis, contre le mur avec tes
jambes autour de ma taille. Je te baiserai comme tu voudras et je n’arrêterai pas tant que tu n’auras
pas hurlé mon nom en jouissant sur moi pendant que je jouis dans toi.
Ces paroles firent exploser toutes ses inhibitions comme des bâtons de dynamite. Elle tremblait
comme une feuille. Personne ne lui avait jamais offert une sensation pareille, comme si son propre
corps était tout à elle, comme si elle avait le droit de tout exiger en son nom. Exiger sans qu’on
puisse lui refuser quoi que ce soit. Elle plaqua les mains sur la poitrine de Ty et le repoussa juste
assez pour pouvoir le regarder tout entier.
— Je veux, souffla-t-elle d’une voix tremblante, je veux… tout ça.
Le corps de Ty tressauta, ses yeux se voilèrent. La chaleur de sa peau traversa sa chemise, et
elle eut l’impression qu’il lui brûlait les paumes. Seigneur, il était aussi fou de désir qu’elle ! Sa
main remontait à peine le long de sa cuisse que sa culotte, minuscule fragment de dentelle noire
qu’elle avait enfilé au cas où, se mouillait déjà. Quand le bout de ses doigts rencontra cet obstacle, il
respira bruyamment, arracha ses yeux des siens, écarta son peignoir et fixa le minuscule triangle noir.
— Oh, Seigneur, murmura-t-il. On le voit à peine.
Il glissa un doigt sous le rebord, le promena jusqu’au pli de sa hanche.
— C’est doux, dit-il tout bas. Tellement joli.
Sa main plongea, et il laissa échapper une plainte sourde en trouvant la chaleur glissante entre
ses cuisses.
— Tu es tellement mouillée pour moi…
— Tu es tellement dur pour moi, répliqua-t-elle en se tordant sur la barre de fer sur laquelle elle
était assise.
Le souffle court, il se cabra contre elle, et, trop éperdue de désir pour se reprocher un geste
d’invitation aussi éhonté, elle ouvrit les cuisses. Jamais elle ne s’était comportée comme cela.
Jamais, non plus, elle ne s’était sentie aussi belle, aussi désirable. Etourdie par le pouvoir de sa
propre sexualité, elle plongea les doigts dans les cheveux de Ty et inclina sa tête vers elle pour
s’emparer de ses lèvres.

* * *

Ty faillit rugir. Il allait craquer ! Dans ses bras, Vicky était en feu, et lui, il se retenait de
justesse au bord du gouffre, à deux doigts de la jeter sur le matelas pour la prendre comme un fou,
encore plus brutalement qu’il ne l’avait fait six heures auparavant. Tout à l’heure, il se contrôlait
encore un minimum. Maintenant, elle s’était installée partout, dans sa tête, sous sa peau, il pouvait à
peine respirer tellement il avait envie d’elle.
Depuis la mort de Lissa, il s’était enfoui tant de fois dans le corps d’une autre femme,
simplement pour oublier l’amour de sa vie pendant quelques heures ! Il se servait d’elles sans se
sentir coupable, parce qu’il annonçait toujours clairement la couleur, et parce qu’il leur faisait
toujours passer un excellent moment. A quelques mémorables exceptions près, elles l’avaient quitté
avec le sourire. Mais Vicky ! Elle le tenait comme un étau. Là, tout de suite, il aurait fait n’importe
quoi pour se plonger en elle. Escalader la tour Eiffel tout nu, vendre son ranch pour un dollar. Laisser
Winston Churchill Banes lui mettre son poing dans la figure sans réagir. N’importe quoi ! Mais, par
une chance inouïe, aucune de ces mesures extrêmes n’était nécessaire, car Vicky était là, offerte, les
cuisses ouvertes, et elle l’embrassait comme si sa vie en dépendait.
Elle crispait les mains dans ses cheveux, pétrissait ses épaules, griffait ses bras. Puis ses mains
descendirent, écartèrent sa ceinture d’étoffe, cherchèrent sa braguette, s’insinuèrent dans son
pantalon, libérèrent sa verge. Oh ! Cette main de satin… c’était comme si elle le caressait avec un de
ses strings stupéfiants. Il enfonça les doigts en elle et la plainte qui lui échappa était si grave, si
torride qu’il faillit jouir dans sa main.
Il n’en pouvait plus ! Il arracha sa bouche de la sienne et haleta :
— Choisis. Le lit, le tapis, le mur. Vite.
— Le mur, souffla-t-elle en reprenant ses lèvres.
Il l’aurait dévorée toute crue ! Ces lèvres délicieuses… Il avait de grands projets pour elles,
pour un peu plus tard. D’un coup de reins, il s’arracha au lit en la soulevant avec lui. En trois pas, il
la plaqua dos au mur et entra comme chez lui dans un fourreau chaud, glissant, délicieusement serré,
lui arrachant une plainte rauque.
Qui faillit le perdre. Hier encore, il la prenait pour une garce intégrale. Aujourd’hui, il savait
qu’elle était tout le contraire. Pour rien au monde il ne lui aurait fait mal. Il maîtrisa donc l’instinct
primitif qui le poussait à la prendre sans merci, en la marquant comme un territoire. Une fois de plus,
il embrassa sa bouche, puis il enfouit son visage dans son cou pour lui cacher sa grimace tandis qu’il
forçait son corps tendu comme un arc à rester parfaitement immobile, le temps qu’elle s’ajuste à lui.
Quand ses muscles se relâchèrent, juste assez, il releva la tête. Les yeux de Vicky étaient brûlants de
passion, ses lèvres, gonflées, ses joues, rose vif.
— Vas-y, ordonna-t-elle. Baise-moi.
Oui ! Voilà des heures qu’il en mourait d’envie. Il lâcha tout et se précipita en elle de toute la
force de son désir rentré. Elle soutint l’assaut, la tête rejetée en arrière, ses ongles griffant sa peau.
Quand il sentit que ses jambes allaient le trahir, il glissa la main entre eux et la toucha au cœur de son
désir. Elle ferma brutalement les yeux en criant « oui ! » et ils jouirent ensemble, en haletant, leurs
corps parcourus de spasmes furieux, un orgasme stupéfiant qu’il n’oublierait jamais, même s’il vivait
encore cent ans.

* * *

— C’était bien, murmura Vicky.


— Bien ?
Ty releva le front de son épaule en protestant :
— Ma douce, si c’était juste bien, je ne m’y suis pas pris comme il faut.
Elle sourit. C’était si facile de le faire marcher !
D’un pas chancelant, il l’emporta jusqu’au lit, la jeta au milieu et se coucha sur elle, redressé
sur les coudes. Les efforts qu’il venait de fournir avaient rougi son beau visage. Il lui sourit, l’air très
satisfait de lui, et demanda :
— Tu es sur le flanc ?
— Pas du tout !
Une goutte de sueur roulait de sa tempe, qu’elle lécha en murmurant :
— Tu as fait le plus dur. Sans jeu de mots, bien sûr.
— Tu n’as pas tort, reconnut-il en riant. Et je te promets de continuer à faire le plus dur tout le
reste de la nuit, mais, chérie, je suis un grand blessé. Tu vas devoir travailler un peu, toi aussi.
Elle haussa une épaule.
— Comme le dit la chanson : « Sauvez un cheval, chevauchez un cow-boy. »
Il laissa échapper un petit rire, et elle se sentit fière d’elle : pour la première fois de sa vie, elle
pratiquait la repartie coquine ! Pour la première fois également, elle découvrait que le sexe pouvait
être amusant. Avec Ty, c’était un jeu, pas un effort. Avec lui, sa gêne habituelle s’évaporait, elle se
sentait à l’aise, sexy et très sûre d’elle. Et cela signifiait… que ses problèmes sexuels n’en étaient
pas vraiment. En fait, elle n’était peut-être pas du tout frigide, elle n’avait juste jamais couché avec
l’homme qu’il lui fallait !
Ty se débarrassa de son pantalon d’une ruade et la dégagea du peignoir entortillé autour d’elle.
Son regard s’éclaira pendant qu’il admirait le spectacle.
— Mmm. Ça, c’est bien, murmura-t-il.
Elle se laissa contempler en se sentant toute chaude, merveilleusement détendue. La paume un
peu calleuse de Ty se referma sur son sein, et elle savoura ce contact un peu rêche qui réveillait si
bien sa peau. Elle aimait sentir qu’il faisait autre chose de ses mains que feuilleter des dossiers ou
tapoter sur un clavier. Il fournissait un vrai travail physique, ou du moins elle l’imaginait. Mais Tyrell
n’était pas un cow-boy ordinaire ! Au contraire, c’était un homme très intelligent qui s’amusait à
jouer les ploucs, et, cela, elle ferait bien de ne pas l’oublier. Il leva les yeux vers les siens et dit avec
beaucoup de gravité :
— Histoire de mettre les pendules à l’heure, voilà comment on s’y prend pour faire des
papouilles.
Il se mit à pétrir son sein, son pouce caressa son mamelon, qui se dressa aussitôt, durci. Le
souffle un peu court, elle s’efforça de la jouer très cool.
— Et ça ? s’enquit-elle en s’emparant de ses fesses et en les pétrissant à son tour. Ça s’appelle
comment ?
— Une main au cul. Comme dans « Les garçons et les filles se mirent la main au cul lors de la
sortie de la classe ».
Elle éclata de rire.
— D’où vient ta phrase-exemple ? Une expérience personnelle ?
— C’est la meilleure façon d’apprendre. Toute mon expertise sexuelle, je la dois à l’expérience
et, ma douce, cette nuit, je te fais le cours accéléré. Le Berlitz sexuel.
— Qu’est-ce qui te fait croire que tu as besoin de m’éduquer ?
Il inclina la tête, passa la langue sur son autre mamelon et souffla dessus, en souriant de le voir
se dresser à son tour. Puis, relevant la tête, il dit tout simplement, de sa voix chaleureuse :
— Quelque part en cours de route, tu t’es mis en tête des idées fausses sur ton propre compte.
Tu fais des efforts héroïques pour rentrer de force dans la case que tu t’es choisie, mais autant
essayer de faire entrer un plot carré dans un trou rond. Ça ne marchera jamais. Et pourtant tu
t’obstines, et tes efforts t’ont fait des nœuds partout.
Il baissa de nouveau la tête pour frotter doucement le nez contre le bombement de son sein.
— Je ne peux pas régler tous tes problèmes, dit-il en pressant sa joue contre elle. C’est un peu
trop pour une seule nuit. Mais, ma belle…
Il releva la tête et braqua sur elle son regard le plus lumineux.
— … ce que je peux faire, c’est te montrer comment profiter du corps fabuleux que t’a offert la
nature. Tu n’as rien de frigide, mon cœur, ce serait plutôt le contraire. Tu es un feu de joie ambulant.
Stupéfaite, elle le dévisagea. Une vague se levait en elle, un tsunami d’émotions anciennes et
nouvelles, amertume et jubilation. Balayée, emportée, sans souffle, elle eut l’impression de se
noyer… puis la vague se retira en la laissant éblouie, et incroyablement heureuse d’être elle-même,
bien vivante, étendue dans un grand lit près de Tyrell à Amboise, en France.
Du plus profond de son corps, un grand rire se leva. Il roula dans son ventre, éclata dans sa
poitrine, et quand il jaillit elle sentit tous les nœuds se dénouer, tous les barreaux s’abattre.
Elle était libre, pensa-t-elle, folle de joie. Elle était libre.
17

La liberté avait tout de même un prix. Vicky avait mal partout, à son orteil brisé, aux mollets,
aux joues, aux fesses… et surtout dans ses parties intimes, jusqu’ici très sous-employées. Vers
4 heures du matin, Ty avait prédit qu’ils seraient couverts de bleus le lendemain. Cinq heures plus
tard, elle put constater qu’il avait eu raison, mais elle ne s’était jamais sentie mieux de sa vie.
— Tu es réveillée ? murmura-t-il à son oreille.
— Mmm.
Elle se pelotonna en pressant son derrière nu contre lui et sourit de le sentir durcir.
— Tu te sens comment ? s’enquit-il.
— Comme un chat au soleil sur le rebord d’une fenêtre.
Il eut un petit rire tendre.
— Je veux dire, endolorie ? Trop endolorie ?
— Probablement, oui. C’est le prix de la liberté.
— Nous parlons bien de la même chose ?
— Je ne sais pas pour toi, mais moi je parle de sexe. Si tu es prêt, moi aussi.
Elle se dégagea de ses bras pour s’étirer langoureusement. Le drap glissa, mais quelle
importance ? Ty l’avait déjà examinée sous toutes les coutures, tous les angles possibles. Pour la
première fois de sa vie, elle n’éprouvait plus aucune inhibition. Elle roula vers lui, jeta son genou
par-dessus sa hanche et ordonna :
— En selle, cow-boy.
Ses cheveux en désordre, ses joues mangées de barbe, ses yeux de tigre qui la parcouraient d’un
regard gourmand gardaient tout leur charme, mais pour le reste il ressemblait à une victime de fait
divers. Un œil poché, la mâchoire violacée et gonflée… et une lèvre fendue ? Elle ne l’avait pas
remarquée, hier soir. C’était peut-être elle, avec ses dents ? Les sourcils froncés, elle se redressa sur
les genoux pour mieux cerner les dégâts. La poitrine, cela allait, à part quelques griffures qu’elle
assumait sans problème. Les côtes… aïe ! Elle posa délicatement l’index sur l’énorme ecchymose qui
noircissait son flanc en murmurant :
— On dirait une empreinte de pas…
— Ce bon Winnie a réussi à placer un ou deux coups de lattes, admit-il en haussant les épaules.
Comment pouvait-il être aussi désinvolte ?
— Il aurait pu t’enfoncer les côtes !
— Il voulait, mais il n’a pas réussi.
Il sourit en précisant :
— Moi, je suis à peu près sûr d’avoir fêlé les siennes.
Elle aurait dû être horrifiée… mais rien à faire, elle n’y arrivait pas. Après les choses affreuses
que Winston lui avaient dites ! Convulsivement, elle pressa ses poings serrés sur sa poitrine.
— Tout va bien, mon cœur, dit Ty en les couvrant de ses grandes mains si rassurantes. Je sais à
quoi tu penses, et il faut me croire quand je te dis que tu as le plus joli cul que j’aie jamais vu.
Elle le dévisagea, abasourdie.
— Je me fiche de savoir s’il est joli. Je me suis exposée devant tout le monde ! Ma robe s’est
ouverte comme une banane trop mûre et… !
— Oui, mais si tu réfléchis, ma douce, tout aurait été bien pire si tu étais criblée de cellulite.
Voyant qu’il se mordait l’intérieur de la joue pour ne pas rire, elle se retint de justesse de le
gifler, et se rabattit sur la torture que Matt lui infligeait depuis leur enfance : une tape sèche sur le
côté de sa tête, juste au-dessus de l’oreille.
— Ouille ! protesta-t-il en se frottant l’oreille. Pourquoi me taper, femme ? Tu me dois une fière
chandelle !
— Une fière chandelle, à toi ? Pourquoi ?
— La bagarre ! J’ai tabassé Winston. J’ai gâché la réception d’Isabelle et tout cassé dans un
rayon de dix mètres et tout le monde a oublié ton cul !
Elle le regarda, saisie. Il n’avait pas tort. Une fois que le sang s’était mis à couler, son cul
n’avait plus intéressé personne. Elle lui devait effectivement beaucoup.
— Tu es mon héros, Ty.
Soupçonneux, il jaugea le sourire très doux qu’elle lui offrait. Elle se glissa plus près en semant
des baisers légers autour de son cocard.
— Merci…
Elle passa aux ecchymoses de sa mâchoire…
— Merci…
Il souriait, rassuré. Elle embrassa la coupure de sa lèvre, ses côtes…
— Merci…
… et descendit plus bas. Il inspira brusquement et laissa retomber ses paupières en murmurant :
— Oh ! De rien, mon cœur. Tout ce que tu voudras…

* * *

Ty se réveilla seul dans le lit de Vicky. Un rayon de soleil passait par la fente des rideaux, son
estomac criait famine. Il releva la tête, chercha le réveil des yeux… 11 h 05. Brunch sur la terrasse
dans une heure.
Il leva les bras pour s’étirer et s’arrêta net, le souffle coupé. Ses côtes ! En se contorsionnant un
peu, il réussit à examiner son flanc. Oui, la trace avait bien la forme d’une chaussure mais il s’en
fichait, parce que Winnie avait la même et elle lui faisait probablement encore plus mal.
A côté, dans la salle de bains, la douche se mit en route. Il se laissa retomber sur l’oreiller avec
un sourire heureux. Ils avaient encore du temps devant eux pour se faire des choses. Il lui donnerait le
loisir de se savonner, puis il lui ferait la surprise de la rejoindre sous la douche. Mais d’abord il
avait besoin d’aller aux toilettes.
Il s’arracha du lit, aussi péniblement qu’un vieux perclus de rhumatismes, se plia en deux avec
une grimace douloureuse, cueillit son pantalon sur le plancher et l’enfila avec prudence. Il avait mal
dans chaque muscle de son corps, et ce n’était pas uniquement les suites de la bagarre. Non, il n’était
pas trop vieux pour un marathon de sexe, pas du tout, mais Vicky était tout bonnement insatiable. Ne
pas aimer faire l’amour, elle ? Quel immonde crétin avait pu inventer une absurdité pareille ? Cette
nuit, ils avaient tout fait sauf se balancer au lustre, et c’était uniquement parce qu’il n’y en avait pas
dans la chambre.
Boitant comme un lendemain de match, il traversa le couloir pour aller se soulager dans ses
propres toilettes. Ensuite, il décida de faire une fleur à Vicky en se lavant les dents. Tout en se rinçant
la bouche, il examina son visage marbré de taches sombres, un côté, puis l’autre. Pas très joli, mais il
avait vu pire. Un coup léger à la porte le fit lancer un clin d’œil à son reflet. Quelle petite
impatiente ! Il la taquinerait sur la question dès que…
— Ty ? Tu es réveillé ?
Son sourire s’effaça. Pas Vicky : Isabelle. Elle avait dû trouver encore quelques injures à lui
lancer. Bon, c’était fichu, il pouvait oublier la séance sous la douche. Il alla ouvrir en s’attendant au
pire, mais dès qu’Isabelle le vit elle se plaqua les deux mains sur les joues et de grosses larmes
gonflèrent ses yeux.
— Oh non…
— Pas question de pleurer, ordonna-t-il. Je n’ai rien de cassé. Donne-moi quarante-huit heures
et je serai comme neuf. Dans un petit mois, on ne verra plus rien.
— C’est la voix de l’expérience ?
— Exactement. J’ai déjà pris plus cher, et si tu ne me crois pas demande à Jack. C’est très
temporaire.
Remise du choc, elle se redressa, les mains sur les hanches.
— Je ne sais pas pourquoi vous êtes convaincus, toi et Jack, que se bagarrer, c’est la réponse à
tous les problèmes.
— Ce n’est pas une réponse, ma belle, c’est un prétexte. J’aime me bagarrer. Ça me rappelle
que je suis vivant.
Sachant qu’elle ne pourrait jamais comprendre, il ajouta :
— Et puis c’était l’occasion de tabasser un type qui le méritait amplement.
Aussitôt, l’expression de son amie se radoucit.
— Là, je ne peux pas t’en vouloir. Je t’ai jeté dans les bras de Vicky. Bien sûr, que tu voulais la
défendre.
La défendre ? Lui ? Il ouvrait la bouche pour le nier quand son portable sonna. Il aurait
volontiers ignoré l’appel mais, avec un horrible pincement de culpabilité, il se souvint subitement de
Brescia.
— Ma douce, n’oublie surtout pas ce que tu voulais me dire, mais je dois savoir ce qui se passe
au ranch.
— Bien sûr, dit-elle en lui tapotant gentiment le bras. Jack m’a expliqué, pour Brescia.
Il vérifia le numéro et lança, en sautant les préliminaires :
— Clancy, merci d’avoir appelé. Quelles sont les nouvelles ?
— J’ai le résultat des analyses.
Puis il se tut.
Sur des charbons ardents, Ty se mit à arpenter sa chambre. Il savait que le vétérinaire était en
train de se caler une pincée de tabac à priser contre la gencive. Il n’existait pas de force sur terre
capable de le faire parler tant qu’elle ne serait pas placée exactement comme il l’aimait.
— C’est bien une strongylose, reprit-il enfin. Il y a énormément de parasites. Il faudra un
traitement agressif.
— D’accord.
Planté devant la fenêtre, Ty regardait le jardin sans le voir.
— Je rentre cette nuit, dit-il. Qu’est-ce qu’on fait ?
— J’ai préparé un planning…
Clancy lui expliqua longuement la procédure, qu’il ponctua de grognements d’assentiment.
— Tu démarres le traitement tout de suite ?
— C’est déjà fait.
Clancy s’interrompit un instant, puis ajouta avec un peu de brusquerie :
— Ty… On a dû abattre le gris de Molly, hier soir.
La culpabilité le reprit à la gorge. Il avait exposé Brescia, il avait risqué la vie de la jument la
plus douce, la plus courageuse pour… pour rien. Il fit un effort pour penser à Molly.
— Elle prend ça comment ?
— Tu la connais, elle est solide. C’est tout de même dur de les voir souffrir.
— Brescia… ?
Impossible d’achever la phrase.
— Pas encore, répondit Clancy. Mais je ne vais pas te mentir, tu devras peut-être prendre une
décision.
Euthanasier ou non sa jument bien-aimée. Injecter dans ses veines le poison qui stopperait son
grand cœur et fermerait à tout jamais ses yeux bruns si confiants. Ty ferma les yeux de toutes ses
forces et se força à répondre d’une voix normale :
— Merci, Clancy. On se voit demain.
Posément, il referma son téléphone.
Isabelle s’était approchée, et levait vers lui un visage anxieux. Il se força à lui sourire en lui
servant un gros mensonge.
— Clancy dit qu’elle va s’en sortir.
Il mit tout de même un peu de tristesse dans sa voix, juste de quoi la convaincre, car s’il la
jouait trop désinvolte elle comprendrait tout de suite, et il savait déjà qu’il ne pourrait pas endurer sa
compassion. Les larmes, les étreintes, la tendresse sincère, du fond du cœur… il ne méritait rien de
tout cela. Si, pour la seconde fois, on remettait la vie d’un être aimé entre ses mains, il ne voulait la
pitié de personne. Personne ne devrait savoir ce que cela lui coûterait.
Elle dut le croire car elle sourit, soulagée.
— Je suis contente. Et tellement heureuse de ce qui se passe entre Vicky et toi !
Quand elle tenait une idée, pensa-t-il, découragé, elle ne la lâchait jamais.
— Je savais que vous vous entendriez, poursuivit-elle. Vous vous ressemblez, tous les deux.
Vous êtes intelligents, vous avez le même genre d’humour. Et vous faites un si beau couple !
Oui, peut-être. Mais Vicky, quelques jours auparavant, l’avait froidement accusé d’avoir fait
mourir sa femme, et elle reprendrait le même argument au procès en appel, en faisant tout son
possible pour convaincre le tribunal que Jason Taylor et sa compagnie d’assurances ne devaient rien
payer. Il s’éclaircit la gorge et réussit à répondre :
— Elle est superbe, c’est vrai. Mais…
— Ty, c’est peut-être le moment de tourner la page et de passer à autre chose.
Il se figea, tétanisé.
— Attends ! Doucement, ma belle. Vicky est une fille adorable mais je pars dans deux heures et
je ne la reverrai probablement jamais !
— Oh ! Ty…, murmura-t-elle en secouant la tête, atterrée. Vous êtes parfaits, ensemble, cela
saute aux yeux. Tu ne crois pas que Lissa voudrait que tu sois heureux ?
De lui-même, son corps fit un pas de géant en arrière. Une sueur froide perlait dans son dos.
— Cette histoire n’a rien, mais vraiment rien à voir avec Lissa, répliqua-t-il froidement. Je ne
cherche pas une relation durable.
Elle ouvrit la bouche pour répliquer mais il la coupa, catégorique :
— Ne me dis pas que cela t’étonne, ma jolie ! Tu sais d’expérience que je ne suis pas un bon
parti. Si tu pensais que cela pouvait poser problème, tu n’aurais jamais dû nous rapprocher.
— Je ne te comprends pas ! Vicky est folle de toi, ça se voit comme le nez au milieu de la
figure. Et toi, la façon dont tu la regardes, comme si tu ne pouvais pas t’en empêcher… Vous êtes
comme un couple au cinéma ! Et, d’après tout ce que tu m’as dit de Lissa, c’est ce qu’elle voudrait
pour toi.
— Tu n’as aucun élément pour savoir ce que voudrait Lissa.
Il fallait absolument la faire taire, un peu brutalement au besoin. Bien entendu, elle ne se laissa
pas impressionner.
— Peut-être pas, non, mais Jack dit la même chose.
Voilà exactement ce dont il avait besoin : une cible sur laquelle se passer les nerfs.
— Jack ? Eh bien, tu pourras lui dire de ma part qu’il n’a pas à parler de Lissa et moi. Ce n’est
pas parce qu’il a choisi de se ranger qu’il doit me mettre au placard !
Il s’arrêta net, la contourna et se dirigea vers la porte en marmonnant :
— Oublie ça, je vais lui dire moi-même.
Elle se précipita pour lui barrer la route, le dos appuyé au battant.
— Non, Ty, arrête. C’est ma faute. Je l’ai harcelé pour qu’il me parle d’elle. Je t’en prie, ne fais
pas d’esclandre. Lil est déjà mal à l’aise, tout le monde est à cran après hier soir…
Elle s’affolait déjà. Il lui avait fait assez de mal comme ça.
— Bon, d’accord…, marmonna-t-il.
— Je regrette, tu sais ?
Elle se tordait les mains comme elle le faisait uniquement quand elle était vraiment bouleversée.
— Je croyais vous aider, tous les deux, expliqua-t-elle. Vicky n’est pas heureuse. Je ne l’ai
jamais vue vraiment bien, même avant l’histoire avec Winston. Et toi, tu es tellement génial. Avec toi,
on se sent tout de suite à l’aise. J’ai cru qu’elle serait à l’aise, elle aussi, et… elle l’est ! Elle rit tout
le temps quand tu es là.
— Ce n’est pas…
— Et toi, tu es tellement seul. Si ! Pour je ne sais quelle raison, tu t’es condamné à finir ta vie
tout seul, mais tu n’es pas un solitaire, Ty ! Il te faut du monde autour de toi. Tu as besoin d’une
femme, mais d’une femme pas comme les autres. Je sais que toi et Vicky, vous êtes très différents,
elle est un peu coincée et toi… pas du tout. Elle est avocate et tu détestes les avocats. Elle est
citadine jusqu’à l’os et tu adores ton ranch…
— Ecoute-toi quand tu parles, Isabelle ! Avec tant de handicaps, qu’est-ce qui t’a fait croire que
l’on pourrait s’entendre, tous les deux ?
Il faisait de gros efforts pour parler normalement, malgré la main géante qui lui broyait la gorge.
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas mais j’avais raison, c’est évident. Vous deux, vous vous illuminez
mutuellement. Je ne sais pas comment le dire autrement, vous vous illuminez et c’est très beau à voir.
Il crut entendre la voix de Vicky murmurer à son oreille qu’il était son héros. Il n’était le héros
de personne ! Il n’avait pas su préserver sa femme, il l’avait laissée faucher par un chauffard, l’avait
laissée mourir, et maintenant la vie de Brescia ne tenait qu’à un fil. S’il était seulement incapable de
protéger une jument, comment se permettrait-il de s’engager auprès d’une femme ? La culpabilité
creusait un trou dans sa poitrine. Jamais il n’aurait dû s’approcher de Vicky. Il n’avait pas voulu
s’attacher à elle, encore moins qu’elle s’attache à lui… et il avait tout faux, une fois de plus ! Et
maintenant il allait devoir la laisser, parce qu’il n’y avait aucun avenir possible pour eux. Aucun
avenir possible avec qui que ce soit.
Le mieux serait de casser très vite. Arracher le pansement d’un coup sec. Pas de doux adieux,
pas de promesses qu’il serait infoutu de tenir. L’idéal serait de la laisser sur l’impression qu’il n’était
qu’un immonde crétin. Elle l’oublierait vite, tournerait la page, se trouverait un homme capable de lui
offrir tout ce qu’elle méritait. Pendant que lui, il retournait tout seul au ranch.
Seul.
Cette pensée resserra encore la pression sur sa gorge. Et si Brescia mourait, s’il la perdait
aussi…
Il commença à suffoquer, la sueur glissait le long de ses côtes… Une fois déjà, il avait paniqué
de cette façon, le jour où un cheval rétif l’avait expédié par-dessus le bord d’une falaise. Par
miracle, il s’était raccroché à un buisson de sauge dégarni, à quelques pieds en contrebas. Tandis que
ses pieds raclaient la paroi en cherchant un appui, il avait commis l’erreur de regarder vers le bas…
et il avait paniqué. Il s’en était fallu de ça qu’il n’arrache le buisson par la racine dans ses efforts
frénétiques pour remonter.
C’était Jack qui l’avait sauvé en lui lançant la corde nouée au pommeau de sa selle, mais la
panique avait failli le tuer. Et voilà qu’elle jaillissait de nouveau, encore plus terrifiante. Il allait
craquer, il devait absolument se débarrasser d’Isabelle et il n’y avait aucun moyen poli de le faire. Il
ouvrit la porte, la saisit aux épaules, la fit reculer dans le couloir, et referma le battant devant son
visage stupéfait.

* * *

— Quelle robe adorable ! s’écria Isabelle.


Vicky lui lança un sourire joyeux.
— Merci, madame Donohue. C’est ma préférée.
Elle lissa le coton léger imprimé de fleurs jaune vif et jeta un coup d’œil à la ronde. L’équipe du
traiteur disposait le brunch sur la terrasse.
— Tu as vu Ty ? demanda-t-elle.
— Euh, je crois qu’il est dans sa chambre. Sous la douche.
Ouf ! C’était absurde d’avoir paniqué en trouvant le lit vide. Comme s’il allait se sauver sans
rien dire après la nuit incroyable qu’ils venaient de vivre ! C’est alors qu’Isabelle posa la main sur
son bras.
— Au sujet de Ty…, commença-t-elle.
Comme elle se taisait, Vicky sentit son cœur s’emballer.
— Oui ? Au sujet de Ty ?
— Il lui arrive de se montrer…
Mais l’un des serveurs s’approcha pour la consulter, et elle se tut.
— Je reviens tout de suite, murmura-t-elle en s’éloignant.
Vicky se dirigeait vers la terrasse quand Winston sortit du manoir. Sans la voir, il se dirigea
droit vers le chariot du café. Elle faillit s’éclipser discrètement… puis, par principe, et aussi pour se
prouver qu’elle n’était pas lâche, elle releva le menton et s’approcha de lui en boitillant.
Il était deux fois plus marqué que Ty. Deux yeux pochés, deux gros hématomes à la mâchoire. Sa
façon de serrer son coude contre son flanc laissait soupçonner des côtes fêlées. Il la vit et plongea
ses yeux dans les siens. Elle soutint son regard en s’interdisant tout mouvement de recul et jusqu’au
souvenir de sa couture craquée. Il haussa légèrement les sourcils en la parcourant du regard. Elle
s’attendait à des insultes ou des moqueries, mais il la surprit en s’approchant d’elle pour effleurer
son bras.
Quoi ? Saisie, elle se figea. Avant, elle adorait quand il faisait cela. Elle croyait que c’était un
geste de tendresse. Maintenant, elle voyait clairement que ce n’était que du cinéma, il avait dû
trouver cela dans un manuel consacré aux zones érogènes féminines. Dommage qu’il ne soit pas allé
plus loin que le premier chapitre !
— Victoria, murmura-t-il d’une voix grave et intime.
Elle le dévisagea, incrédule. Après tout ce qu’ils s’étaient dit, il croyait… ? Il lui vint une
terrible envie de rire.
— Je viens de passer la nuit avec l’homme qui t’a démoli le portrait, Winston. La compétition
est terminée. Tu as perdu.
Il recula d’un pas, les lèvres crispées de mépris.
— Pauvre conne. Tu n’as pas compris qu’il t’a uniquement baisée pour marquer un point contre
moi ? Il est jaloux de moi.
Mais quel imbécile ! Qu’avait-elle bien pu lui trouver ?
— Crois-moi, Tyrell Brown n’est pas jaloux de toi, assura-t-elle.
— Bien sûr que si ! Pourquoi, autrement, aller baiser une garce coincée comme toi ? La
strippeuse le suivait partout en mourant d’envie d’écarter les cuisses !
Son expression était incroyablement déplaisante, mais s’il avait espéré la choquer il en fut pour
ses frais.
— Si je suis une garce coincée, pourquoi est-ce que je t’intéresse, toi ?
— Je ne suis pas intéressé. Plus maintenant. Tu as l’air chaude, au premier abord, mais tu as un
glaçon là où ça compte. Tu n’as rien pour toi, ajouta-t-il pour faire bonne mesure. Tu ne sais pas
t’amuser, au lit ou en dehors.
Ces paroles faisaient mal, mais beaucoup moins qu’avant. Et puis elles étaient surtout motivées
par une blessure d’orgueil.
— Tu as raison, dit-elle avec une candeur désarmante, je ne m’amusais pas au lit avec toi. En
revanche, je me suis vraiment éclatée, la nuit dernière. C’est incroyable, comme c’est bon de faire
l’amour avec un homme qui sait vraiment s’y prendre. Comme c’est satisfaisant.
La mâchoire de Winston se crispa.
— N’essaie pas de rejeter ta frigidité sur moi.
Ce mot, encore ! Elle lutta pour garder son calme et énonça froidement :
— Tous les problèmes que nous avons pu avoir étaient ta faute, pas la mienne.
— N’importe quoi ! s’exclama-t-il tandis que son visage virait au rouge vif. Tu ne peux même
pas jouir !
— Tu en es si sûr, Winnie ? C’est peut-être juste qu’il me faut plus de soixante petites
secondes !
Il dut sursauter car son café jaillit hors de sa tasse. Elle sourit intérieurement et allait enfoncer
le clou quand Matt parut à ses côtés.
— Vic, dit-il. Viens manger quelque chose.
Surprise, elle tourna la tête et vit les autres invités se rassembler autour de la table. Matt avait
raison. Elle perdait son temps en parlant avec ce crétin.
— Oui. D’accord.
Matt jeta un regard très froid à Winston et lâcha :
— Toi, tu peux prendre quelque chose à emporter.
Un instant, Winston fulmina comme le petit tyran qu’il était, frustré qu’on l’empêche d’exercer
sa domination. Puis il posa brutalement sa tasse sur le chariot, tourna les talons et s’engouffra dans le
manoir.
Jack et Lil avaient pris place, Pierre aussi. Vicky allait les rejoindre quand sa mère fondit sur
elle.
— J’espère que tu es contente, maintenant, articula-t-elle d’une voix basse et tendue.
Vicky fit semblant de réfléchir.
— Hmm… ma foi, oui. Plutôt contente pour l’instant.
— Et demain ? Tu te sentiras comment quand nous serons obligés de nous retirer du procès en
appel ?
— Soulagée ! Je n’ai jamais voulu défendre ce type. Cette affaire était perdue d’avance et
l’appel n’y changera rien. Je suis contente de ne plus avoir à m’en mêler.
Et elle était tout à fait sincère. Cette affaire n’aurait jamais dû aller en justice ! Les lèvres de sa
mère se pincèrent.
— Parce que tu t’imagines que ton histoire avec Brown va tenir la route ?
Vicky haussa les épaules en jouant une désinvolture qu’elle n’éprouvait pas.
— Je verrai bien !
— Il va te briser le cœur, Victoria.
Vicky la dévisagea, stupéfaite.
— On croirait presque que tu t’inquiètes pour moi !
— Bien sûr, que je m’inquiète. La réputation de Brown n’est plus à faire. Il a peut-être aimé sa
femme, mais depuis sa mort il est passé sous toutes les jupes du Texas. Lui et ce Jack McCabe !
Vicky jeta un regard vers la table. La main posée sur le ventre de Lil, Jack ouvrait de grands
yeux émerveillés en sentant le bébé ruer contre sa paume. Elle se mit à rire.
— Oui, je vois ce que tu veux dire ! Un vrai monstre, ce Jack McCabe !
— Ne sois pas naïve, Victoria. Tu es incapable de cacher ce que tu ressens. Si tu souffres, tout
le monde le verra.
— Maman ! J’apprécie que tu te fasses du souci pour moi…
Cette fois encore, elle était sincère. Il n’était pas question de confier à sa mère ses espoirs ou
ses rêves, mais c’était si rare de l’entendre exprimer une émotion positive, même d’une façon aussi
désagréable ! Elle ne voulait surtout pas la décourager.
— Tout va bien, conclut-elle. Tyrell ne va pas me briser le cœur.
Après la façon dont ils s’étaient rapprochés cette nuit, c’était tout bonnement impossible !
Isabelle ressortit de la cuisine en invitant tout le monde à se servir au buffet. Affamée par son
marathon amoureux, Vicky se prépara une assiette énorme. Ricky et Anna-Maria descendirent à leur
tour, et manifestement eux aussi avaient chevauché toute la nuit. Mais Ty ne se montrait toujours pas.
Vicky avait déjà dévoré la moitié de son omelette quand il parut enfin. Elle leva la main pour lui
signaler le siège près d’elle, mais il alla droit au buffet, se servit… et s’assit avec Jack et Lil. Quand
il se mit à leur parler sans l’avoir regardée une seule fois, elle sentit un vent froid se lever en elle.
L’appétit coupé, elle posa sa fourchette. Avant, quand il la détestait, il avait tout de même semblé
conscient de sa présence !
Enfin, il releva la tête et elle put croiser son regard. Son cœur battait très fort dans sa poitrine,
mais elle réussit à hausser un sourcil interrogateur, sans plus. Il sourit, poliment… et se retourna vers
Jack et Lil.
Alerte. Il se passait quelque chose de grave. Ty avait été beaucoup de choses avec elle, mais
jamais poli. La gorge crispée, elle s’efforça de faire passer sa gorgée de jus d’orange… puis son
angoisse retomba d’un coup. Non, en fait, c’était logique, il n’était pas en train de l’envoyer paître : il
ne savait juste pas qu’Adrianna avait compris qu’ils venaient de passer la nuit ensemble. Il la jouait
désinvolte, en taisant le changement de rapports entre eux, pour que Cruella n’aille pas faire un
scandale.
Tout allait bien ! Elle se mit à bavarder de tout et de rien avec Isabelle, mais les vingt minutes
qui suivirent lui semblèrent interminables, les plus longues de son existence. Enfin, Matt se leva en
faisant tinter son verre de son couteau.
— Merci, vous tous. Le week-end a été formidable, mais maintenant je vais emmener ma
femme…
Le regard rayonnant, il saisit la main d’Isabelle.
— … en Grèce pendant quinze jours. Nous allons être très occupés, précisa-t-il en souriant
encore plus largement, alors ne vous faites aucun souci si vous n’avez pas de nouvelles.
Sous les applaudissements nourris des invités, il entraîna son épouse en lançant joyeusement :
— Rentrez bien, soyez prudents sur la route, bon voyage !
L’affreux, merveilleux week-end du mariage était enfin terminé. La conversation générale roula
sur les horaires de trains et d’avions, et un à un les convives quittèrent la table. Vicky resta à sa
place, sûre qu’une fois les derniers invités partis Ty viendrait vers elle. Elle se trompait. Il partit
avec Jack sans un regard pour elle.
Bon, là, il poussait la sensibilité un peu trop loin. C’était charmant de sa part de vouloir la
protéger des foudres de sa mère, mais ils venaient tout de même de partager une nuit stupéfiante, entre
crises de rire et orgasmes répétés. Elle avait déjà tout déballé pour Winston, et, maintenant que Matt
et Isabelle ne risquaient plus d’en subir les conséquences, elle se fichait de savoir qui serait au
courant.
En boitillant le plus vite possible, elle coupa par la cuisine et déboucha dans l’entrée, bien
décidée à monter les marches à cloche-pied pour rejoindre Ty. Elle n’eut pas à se donner cette peine,
il descendait déjà, son sac de voyage à la main, un éclair furtif dans le regard. En la voyant, il
s’arrêta net.
— Salut, dit-il avec une maladresse qui ne lui ressemblait pas.
Elle sentit sa gorge se serrer brusquement.
— Je vois que tu t’en vas.
— Oui, dit-il en montrant machinalement sa valise.
— Pas d’au revoir ? Juste… ?
Elle fit un petit geste pour illustrer ce départ.
— J’ai un avion à prendre, marmonna-t-il, les yeux à terre.
Elle hocha lentement la tête.
— Très bien. D’accord. Je ne veux pas te retenir.
Elle ne se connaissait pas cette voix blanche, sans âme. Dans un sursaut d’orgueil, elle se
redressa. Surtout, ne rien laisser paraître. Elle inspira à fond et réussit à articuler plus nettement :
— Bon voyage.
Sans le regarder, elle s’avança vers les marches, en gravit deux. Il prononça son nom. Elle se
retourna vers lui, plongea dans ses yeux brun doré… Il posa un baiser sur sa joue, un baiser rapide,
sec, dépourvu de toute sensualité. Un baiser comme un point final. Puis il passa son chemin, traversa
le hall dallé et franchit la grande porte.
Quand le battant se referma, elle trembla littéralement de douleur. Elle était seule, toute seule, le
vent glacé soufflait de nouveau en elle. C’est alors que Winston émergea de la bibliothèque, un gros
livre relié de cuir à la main, un sourire odieux sur son visage tuméfié. Il avait manifestement entendu
toute la scène. Elle pivota sur elle-même et s’enfuit aussi vite qu’elle le pouvait, avec son orteil brisé
et son cœur en mille morceaux.
18

Ty ouvrit la portière de son pick-up et recula devant la vague de chaleur qui lui sauta au visage.
S’il n’avait pas autant traîné après le procès, pensa-t-il en jurant, il n’aurait pas dû foncer pour avoir
son vol, et son véhicule ne serait pas resté garé cinq jours en plein soleil.
Il lança son sac à l’arrière et s’assit avec précaution sur le siège brûlant. La climatisation
soufflait un air de fournaise. Trop contrarié pour attendre la fraîcheur, il ouvrit grand les vitres — un
geste idiot, vu la température extérieure —, empoigna le volant chauffé à blanc et quitta le parking.
Le vol du retour avait été un enfer. En plaquant Vicky sans un mot d’explication, il venait de
faire le geste le moins élégant de toute sa vie, et ce n’était pas le confort de la première classe qui
pouvait le rasséréner. Ni le whisky ni le steak ne lui avaient été d’un quelconque secours. Il n’avait
pas fermé l’œil de la nuit. Il avait mal absolument partout — merci, Winston ! — et, comme sa
correspondance à Washington allait lui imposer une attente interminable, il s’était démené pour avoir
un avion plus tôt. Résultat, on l’avait casé sur un vol de nuit pour Houston, en classe économique, une
initiative qui lui valait un torticolis qui l’enverrait tout droit chez le chiropracteur.
Bref, c’était la conclusion logique d’un week-end aussi épouvantable. Plus vite il serait de
retour au ranch auprès de Brescia, mieux cela vaudrait.
Il conduisit beaucoup trop vite, et le souvenir du regard blessé de Vicky le poursuivit tout au
long du chemin. L’après-midi était tout de même bien avancé quand il se gara sur l’aire poussiéreuse
de son ranch, sous les deux grands pacaniers qui abritaient la véranda.
Cela faisait du bien, de se retrouver ici ! Il embrassa du regard la vieille maison, les granges,
les enclos, le baraquement qui abritait les logements des gars… Tout était beau, solide et bien bâti,
tout durerait encore un siècle. Pourquoi était-il parti, même le temps d’un week-end ? Si on lui
laissait le choix, il ne bougerait plus jamais d’ici.
Il sauta à terre, cueillit son sac à l’arrière et se dirigea vers le bureau. Joe avait dû l’entendre
arriver car il parut à la porte et s’avança à sa rencontre.
— Salut, patron ! C’était bien, ce mariage ?
— Un grand moment. Où est Brescia ?
Sa voix était hargneuse mais il s’en fichait. Il ne voulait même plus penser à ce foutu mariage.
— Clancy dit de la garder dans son box, pour l’instant.
Ty laissa tomber son sac dans la poussière et se dirigea à grands pas vers l’écurie.
Brescia était à la meilleure place, près des grandes portes coulissantes qui s’ouvraient sur
l’enclos. Sachant combien elle était curieuse, il l’avait logée là pour qu’elle puisse surveiller les
allées et venues du ranch. Elle dut l’entendre arriver de loin car elle sortit la tête avec un murmure de
bienvenue.
— Bonjour, bébé !
Une beauté brune à la queue et la crinière noire. Elle était si jolie que l’on oubliait facilement
qu’elle n’était plus toute jeune. Il caressa ses naseaux de velours en mettant machinalement la main à
sa poche. Mais non, il portait encore ses vêtements de voyage, il n’avait pas les bonbons à la cerise
qu’elle aimait tant.
— Tu auras quelque chose plus tard, mon cœur, promit-il en se penchant pour la gratter sous le
menton. Alors dis-moi : c’est quoi, cette histoire de strongylose ?
Elle lui poussa l’épaule de sa lourde tête, puis la laissa retomber mollement. Atterré, il la
contempla. Il avait beau être prévenu de son état, bien sûr, il n’en revenait pas. Deux semaines
auparavant, ils avaient fait un circuit de cent cinquante kilomètres, tous les deux, en campant la nuit
dans les collines. Il s’était offert cette virée pour se préparer au procès, et Brescia avait autant
apprécié que lui… Et maintenant cette robe terne, ces yeux chassieux. Sa poitrine se crispa, les
larmes le prirent à la gorge. Il ne pouvait pas la perdre. Pas elle, en plus de…
Un pas lourd s’approchait. Joe. Il se tamponna les yeux de sa manche et lança par-dessus son
épaule :
— Appelle Clancy, tu veux ? Demande-lui de passer en rentrant chez lui ce soir.
— J’y vais.
Les pas de Joe s’éloignèrent. Ty s’enferma dans le box avec Brescia. Doucement, il promena ses
mains sur sa robe, palpa le gonflement de son ventre, posa le front sur son encolure tiède et se laissa
aller, le corps secoué de sanglots.
— Je t’en prie, ma belle. Je t’en prie, ne meurs pas.

* * *

— Nom de Dieu, Clancy, comment est-ce qu’on a pu attraper la strongylose dans ce coin perdu ?
Le vétérinaire sortit sa blague à tabac et prit son temps pour caler sa chique. Ty dut se mordre la
langue pour se retenir de le houspiller. Pourquoi les Texans devaient-ils mettre si longtemps avant
d’en venir au fait ? Vicky avait dû devenir folle, quand elle avait plaidé, au procès.
Enfin, Clancy acheva son rituel et rangea sa blague à tabac.
— La strongylose, c’est courant, Ty. En fait, tu as de la chance d’y avoir échappé aussi
longtemps.
— Tu as vérifié mes autres chevaux ?
— Sauf ceux qui sont dans les collines. Ils sont OK.
Il laissa passer quelques secondes avant de préciser :
— Je dirais que Brescia a été contaminée chez Molly. Le bai qu’elle a acheté il y a deux mois
en était truffé. D’ailleurs, il faut je file là-bas lui donner son traitement.
La culpabilité enfonça ses crochets un peu plus profondément dans le ventre de Ty. Bien sûr, que
Clancy était au courant, pour lui et Molly. Le vétérinaire faisait le circuit de tous les ranchs des
Collines, rien ne lui échappait.
— Tu as une copie du planning du traitement ? demanda-t-il.
— Ouais.
Toujours au ralenti, Clancy retourna vers son pick-up. Prit une liasse de papiers sur le siège
avant. Les tria.
— Ah, le voilà. Tiens, fit-il en tendant un feuillet à Ty, qui l’avait rejoint. Tu vas devoir la
surveiller de près. Si elle s’en sort, il ne faudra surtout pas qu’elle soit infectée de nouveau.
Il grimpa au volant et ajouta d’une voix égale :
— Si tu retournes voir Molly, prends ton pick-up et laisse tes chevaux à l’écurie.

* * *

— Tyrell, chéri ! Clancy m’a dit que tu étais de retour.


— Bonjour, Molly. Entre.
Il ouvrit la porte moustiquaire, s’effaça pour laisser passer la jeune femme et prit le plat qu’elle
lui tendait en murmurant :
— Ça sent bon.
— Un poulet Divan. Ma spécialité. Enfin, l’une de mes spécialités, précisa-t-elle en battant des
cils.
Il avait déjà goûté son autre spécialité, la pipe gorge profonde d’un quart d’heure. Pourquoi,
pourquoi s’était-il engagé sur ce chemin avec elle ? Oui, bien sûr, elle était formidable, drôle, sexy, il
s’amusait bien avec elle, et puis ces grands cheveux qui tombaient sur ses épaules bien faites… Elle
craquait pour lui depuis le collège. Il n’avait jamais eu l’occasion de concrétiser au lycée et, le temps
de rentrer au ranch après ses études, il était avec Lissa et Molly avait épousé l’autre star de l’équipe
locale de football.
Quatre mois auparavant, elle avait fêté son divorce en l’invitant à dîner, et lui, comme un
imbécile, avait accepté. Tout s’était passé à peu près comme prévu, sauf que Molly était beaucoup
plus enthousiaste qu’il ne s’y attendait. Elle tenait absolument à faire l’amour dans chaque pièce de la
maison. C’était, d’après ce qu’elle lui avait dit, un rituel de purification. Alors ils l’avaient fait. Cela
avait pris toute la nuit, un vrai régal, mais déjà, en rentrant chez lui, il regrettait. Parce que Molly
cherchait un nouveau mari, c’était évident. Et lui, il ne cherchait pas une nouvelle femme.
Et aujourd’hui, les mains sur les hanches, elle pivotait lentement sur elle-même en inspectant sa
cuisine. L’électroménager couleur avocat, déjà ringard dans les années 1970, méritait probablement
une mise à la retraite, mais la pièce était propre et douillette. Elle lui plaisait, à lui. Et Lissa l’avait
adorée.
— Ta grand-mère a dû commander tout ça dans le catalogue Sears de 1960, dit Molly avec un
sourire amusé. Si tu veux, je t’aiderai à choisir quelque chose de plus moderne. De l’acier brossé,
par exemple.
— C’est gentil à toi mais je m’y suis attaché, depuis le temps.
Il sourit aussi, pour minimiser son refus. Il n’avait vraiment pas envie de discuter de sa cuisine,
il voyait trop bien que Molly la redécorait mentalement pour qu’elle s’accorde à sa propre vaisselle.
Il posa le plat qu’elle venait de lui apporter et se retourna vers elle, l’air ennuyé.
— C’est adorable de ta part d’être passée, mais j’allais sortir.
— Mais tu viens juste de rentrer ! protesta-t-elle, blessée. Franchement, voilà des mois que je
ne t’ai pas vu, tu étais à Houston pour le procès et ensuite tu as filé en France…
Elle s’approcha de lui en balançant un peu des hanches.
— La dernière fois que l’on s’est vus…
— J’ai passé un excellent moment, la coupa-t-il, poliment mais fermement. Et, au cas où j’aurais
oublié de te le dire, tu es une cuisinière de grande classe.
Délicatement, il lui prit le coude et l’orienta vers la porte.
— Ne le répète jamais à ma mère, mais ton ragoût de bœuf est le meilleur que j’aie jamais
goûté.
Il franchit la porte avec elle, l’accompagna sur la véranda.
— Et ta tarte au citron meringuée, il faut absolument que tu fasses le concours de la Fête des
moissons. Je suis de jury cette année, tu ne peux pas perdre.
Il lui ouvrit la portière de sa Mustang rouge, la fit monter.
— Je t’appelle, promit-il. Au revoir !
La voiture souleva un grand plumet de poussière en remontant l’allée. Il la suivit des yeux avec
un gros soupir. Il allait devoir rompre en douceur, et le faire très vite, mais, entre le décalage horaire
et le tourment qui le rongeait, il n’avait pas eu le courage de le faire tout de suite.
D’un pas lourd, il rentra dans la maison. Il aurait voulu pouvoir s’écrouler dans son fauteuil, une
bière fraîche à la main, mettre la télé et s’assoupir devant le match. Mais Molly repasserait sûrement
sur la route un peu plus tard, pour s’assurer qu’il était vraiment parti. Il retourna donc voir Brescia, et
remonta dans son pick-up. Il n’avait plus qu’à se traîner jusqu’à Fredericksburg pour manger un
hamburger au Horseshoe.
Depuis quelques années, Fredericksburg attirait les touristes, et des boutiques de souvenirs et
des restaurants branchés poussaient un peu partout, mais le Horseshoe restait pareil à lui-même : un
routier typique du Texas. Quand il poussa la porte, la voix de Hank Williams chantant Your Cheatin’
Heart s’élevait du juke-box. Sur la petite estrade de contreplaqué, Jimbo, le groupe habituel du lundi
soir, installait son matériel. Au mur, une affiche piquetée de chiures de mouches annonçait un concert
de 357, un ancien groupe de Jack. A leurs débuts, ils avaient joué une bonne centaine de fois au
Horseshoe. Les soirées se terminaient généralement en bagarre générale. Ty avait adoré.
Il se jucha sur un tabouret en plaquant un billet de cinquante dollars sur le zinc.
— Salut, Buster ! Comme d’habitude, vieux.
Buster, un authentique géant, deux mètres et cent soixante-quinze kilos, se retourna avec un large
sourire.
— Ce fichu Tyrell ! Où étais-tu passé, petit ?
— En France, au mariage de notre douce Isabelle.
Buster lui servit sa bière en secouant la tête.
— Ça, alors. Je croyais bien que tu la mènerais toi-même à l’autel.
Les yeux dans le vague, il sembla contempler un souvenir nostalgique.
— Une jolie petite comme elle… Bon, pour la musique, elle n’y connaissait rien, mais on aurait
fait son éducation.
— Je ne crois pas qu’elle se serait un jour passionnée pour la musique country, fit remarquer Ty.
Il avala une longue gorgée, s’essuya les lèvres du dos de la main et conclut :
— Mais pour le reste tu as raison. C’est la plus jolie.
Il n’y avait pas grand monde à cette heure. Sur l’écran au-dessus du bar, l’équipe de base-ball
de Houston ramait avec cinq points de retard. Ty suivit distraitement le match en avalant un
hamburger énorme accompagné de frites au fromage fondu. A la stupéfaction de Buster, qui n’osa rien
dire, il commanda aussi des brindilles et des feuilles sous la forme d’une salade, qu’il picora entre
deux bouchées de bœuf saignant. Ensuite, il but une deuxième bière.
Un peu plus loin, sur un autre tabouret, une mignonne en jean moulant et bottes de peau de
serpent cherchait à capter son regard. Il profita de ce que Buster s’accoudait près de lui pour
demander à mi-voix :
— Et qui voilà ?
— Ce que tu vois là, mon ami, c’est la nouvelle institutrice. Elle est en ville depuis deux mois.
Elle passe tous les lundis soir pour écouter Jimbo, commande un club sandwich à la dinde et avale
deux martinis vodka.
Buster murmurait sans remuer les lèvres. Il lança un sourire entendu à Ty et conclut :
— Elle cherchait, mais elle n’avait encore rien vu qui lui plaise. Jusqu’à ce soir.
Il s’éloigna. Ty attendit quelques secondes avant de tourner la tête vers elle, croisa son regard et
lui offrit un lent sourire. S’il voulait oublier Vicky, mieux valait commencer tout de suite.
— Apporte-lui un autre martini, Buster. C’est ma tournée.

* * *

La suite serait incroyablement facile. Jessie habitait à deux pas, elle s’était déjà arrangée pour
le dire deux fois. Si Ty le voulait, il pouvait lui retirer ce jean qui la moulait comme une seconde
peau avant 22 heures, et rentrer chez lui assez tôt pour voir la fin du match. Sauf qu’il n’en avait pas
vraiment envie. C’était bien dommage, une fille si gentille, normale et sans problème. Qui ne pensait
pas que cela la tuerait de boire un verre, ou que le bacon de son sandwich allait lui donner le cancer
du cerveau. Et jolie, en plus ! Des yeux d’un bleu un peu plus clair que ceux de Vicky, mais brillants
et chaleureux. Des cheveux blonds épais, ondulés. Pas raides et soyeux comme un rideau lisse autour
de ses épaules, mais sûrement très doux quand on y plongeait les mains. Et une de ces poitrines
rondes et bien mûres qui plaisait tant aux hommes.
Elle comprenait même son humour ! Trop de femmes étaient incapables de reconnaître un
commentaire ironique, et prenaient tout au pied de la lettre. Jessie, elle, riait aux bons moments, mais
elle ne disait rien de drôle en retour. Pas de traits d’esprit, de ripostes, de petits commentaires
désobligeants. Au fond, il s’ennuyait, avec elle.
Il sentait bien, en même temps, qu’il ne lui donnait pas vraiment sa chance. Il ne faisait que la
comparer à Vicky. Mais voilà, il ne pouvait pas s’en empêcher, Vicky était unique, et le fait de sauter
l’institutrice ne l’aiderait pas à l’oublier. Cela ne ferait rien pour la déloger de sa tête. Vaincu, il se
laissa glisser à bas de son tabouret.
— Jessie, c’était un plaisir de te rencontrer.
Il fit signe à Buster en tapotant du doigt son billet de cinquante. Stupéfaite, elle le regarda sans
comprendre.
— Tu t’en vas ? Mais le groupe commence à peine, je pensais que l’on pourrait danser.
Il eut droit à un beau sourire, tout en dents blanches et lèvres cerise. Stoïque, il secoua la tête,
l’air ennuyé.
— J’ai une jument malade. Il faut que je rentre la border.
— Tu habites où ?
— Avec ma maman. Elle doit m’attendre pour aller se coucher.
Avec un sourire sage de bon fils, il précisa :
— On aime bien boire notre chocolat chaud ensemble avant d’aller dormir.
L’expression de Jessie était un vrai poème. Il profita de ce que le choc l’avait laissée sans voix
pour ramasser sa monnaie puis, laissant un billet de dix en guise de pourboire, il lança à Buster :
— Maman me disait justement que ça lui ferait plaisir que tu passes, un de ces jours.
Les épais sourcils de Buster se haussèrent, mais comme il était plus vif qu’il n’en avait l’air, il
répondit aussitôt :
— Dimanche prochain. A la sortie du temple.
Ty posa un baiser amical sur la joue de Jessie et rentra se coucher seul.
19

— Alors, ce mariage ?
Madeline St Clair passa la tête par la porte du bureau de Vicky et lança sa question en agitant
les sourcils d’un air équivoque. Maddie était la meilleure amie de Vicky, et également sa collègue au
cabinet Marchand, Riley & White. Pour toute réponse, Vicky posa son pied sur la surface vernie de
son bureau pour lui montrer le pansement blanc qui pointait par l’ouverture de sa sandale.
— Aïe !
— Exactement, commenta Vicky en reposant son pied au sol avec prudence. Tu viens de résumer
toute la situation.
— Oh ! Nul, murmura Maddie en se laissant tomber sur le siège de cuir qui faisait face au
bureau. J’espérais que tu allais rencontrer le prince charmant et filer avec lui sur une île tropicale.
Vicky eut un rire amer.
— Pas exactement, non ! Non seulement il n’y avait pas de prince charmant, mais maman a
emmené Winston dans ses bagages.
— Non ! Je ne devrais peut-être pas le dire, vu qu’elle est ta mère, mais là c’est carrément
cruel.
— Oui, c’est tout à fait elle. Cruella.
Son cœur se serra brutalement, alors même que le souvenir de son fou rire, quand elle avait
compris comment Ty appelait sa mère, lui arrachait un sourire.
Maddie, elle, fulminait, outrée. Elle n’avait jamais apprécié Winston, même avant. Le jour
fatidique, elles rentraient de déjeuner quand elles avaient trouvé ce dernier en train de sauter sa
secrétaire, sur le bureau. Avec sa loyauté et son efficacité habituelle, Maddie avait poussé de côté
une Vicky tétanisée, mis le fautif à la porte et viré la secrétaire sur-le-champ. Ensuite, dans un geste
réellement héroïque, quand les associés, Adrianna comprise, avaient refusé l’achat d’un nouveau
bureau, elle avait personnellement désinfecté celui-ci avec une demi-bouteille de Formula 409.
— Dis-moi, Vicky, j’espère que tu ne t’es pas laissé convaincre…
— Non. J’ai été très claire. Polie. Enfin, le plus souvent. Mais rien de plus.
Elle faisait de gros efforts pour ne pas penser à son dernier échange avec Winston, le plus
humiliant de tous, mais le tableau colonisait ses pensées, prenait toute la place… Epuisée par le
décalage horaire, le cœur brisé, elle ne se sentait pas capable de parler de Ty à Maddie. Un jour,
peut-être, quand cela ferait moins mal… Mais pas aujourd’hui.
C’est alors que Maddie lança :
— J’ai su, pour Tyrell Brown.
— Quoi ? Qui t’a dit ça !
— Walter. Walter Riley, ton assistant à Houston. Il dit que nous serons obligés de nous retirer du
procès en appel parce que Brown faisait partie des invités du mariage.
Comme elle ne réagissait pas, Maddie braqua sur son elle son regard le plus aigu.
— C’est quoi, le problème ?
Vicky se serait giflée. Madeline ressemblait peut-être à la Fée Clochette — minuscule, avec des
cheveux blond vénitien — mais ce n’était pas pour rien qu’on la surnommait « le Pitbull ». Quand
elle vous tenait, elle ne vous lâchait plus. Sachant qu’elle était fichue, Vicky fit tout de même une
tentative.
— Quel problème ? Il n’y a pas de problème, à part le fait de devoir renoncer à plaider en
appel. Maman a beau faire comme si c’était ma faute…
Elle s’éclaircit la gorge et fit un geste négligent pour conclure :
— De toute façon, c’est perdu d’avance. Il faudrait pouvoir jeter le doute sur la version de Ty…
je veux dire, de Brown, et il est très, très convaincant.
Le silence retomba. Vicky fit mine de se désintéresser de son amie. Elle tapota même à toute
vitesse sur son clavier, comme si elle venait de trouver un mail très urgent. Maddie ne disait toujours
rien. En désespoir de cause, elle fit défiler ses messages.
— Il était comment ? lança soudain son amie.
— A ton avis ? Il venait de remporter le pactole en dommages et intérêts.
— Moi, je dirais qu’il a dû être assez stupéfiant. Autrement, tu ne te donnerais pas tant de mal
pour me convaincre que tu n’as pas couché avec lui.
De plus en plus affolée, Vicky prit l’air vexé.
— Merci ! Je suis une traînée, c’est ça ?
— Je dois téléphoner à Matt ?
— Non ! Pas Matt !
— D’accord. Alors je veux des détails.
Les sourcils haussés, elle attendit la suite. Vicky leva les mains au ciel.
— Tu es insupportable !
Elle se carra dans son siège avec un gros soupir.
— Bon. Nous ne voulions pas gâcher l’ambiance alors nous nous sommes mis d’accord, lui et
moi, pour que ni Matt ni Isabelle ne puissent deviner que nous venions de nous écharper au procès.
Nous avons fait comme si nous venions de nous rencontrer.
— Prévenant, ce garçon, murmura Madeline en hochant la tête d’un air entendu. Et combien de
temps a duré l’illusion ?
— Tout le week-end. Ils ne se doutent toujours de rien.
— Adrianna a dû te le faire payer, je suppose ? Et Winston faisait partie du contrat ?
— Elle voulait que j’envisage de me réconcilier avec lui. J’ai dû faire comme si j’étais
d’accord.
— C’était sûrement assez usant, non, de faire semblant avec tout le monde ?
Elle laissa la phrase en suspens en attendant la suite. Vicky lâcha un nouveau soupir.
— Je n’ai pas réussi à faire semblant, avec Winston. Lui, je lui ai dit exactement ce que je
pensais. C’était juste avec Ty. Nous avons fait semblant de nous plaire, tous les deux, pour Isabelle.
Elle s’était mis en tête que nous serions parfaits l’un pour l’autre.
— Et c’était vrai ?
— Oui et non, lâcha Vicky en haussant les épaules.
— Je vais devoir te demander d’être plus précise.
Poussée dans ses retranchements, Vicky se pinça l’arête du nez entre le pouce et l’index. Elle
espérait seulement qu’elle n’aurait jamais à subir un contre-interrogatoire du Pitbull ! Vaincue, elle
avoua tout, et quand elle eut terminé Madeline résuma toute l’histoire en une formule lapidaire :
— Week-end de merde…
Elle réfléchit un instant et corrigea :
— Enfin, à part le sexe. Il était temps que tu goûtes aux bonnes choses de la vie, voilà des mois
que je t’explique… Bref ! Je te livre mes conclusions.
Elle se mit à compter sur ses doigts.
— Oublie Winston, c’est un crétin. Oublie Brown, c’est un abruti immature. Oublie Adrianna, il
lui manque le gène maternel.
Sur les doigts de l’autre main, elle se mit à énumérer :
— N’oublie pas, en revanche, que tu es une femme superbe, intelligente et très sexy. N’oublie
pas que tu mérites un homme qui te traitera comme une princesse, te fera jouir très, très souvent, et
t’aimera jusqu’à ce que vous vous faniez tous deux dans les bras l’un de l’autre. Compris ?
— Compris.
Un résumé magistral. Maddie parvenait toujours à remettre les choses en perspective. Vicky
avait été attirée, peut-être même émue par Ty, mais ce n’était pas vraiment de l’amour. Ce serait vite
oublié. Elle reprenait déjà le dessus, la preuve : elle avait réussi à tout raconter sans fondre en
larmes. A moins qu’elle n’ait déjà versé toutes les larmes de son corps dans son whisky pendant la
traversée de l’Atlantique ? Elle n’aimait même pas le whisky, elle l’avait juste commandé parce qu’il
en buvait, lui.
Pire que tout, ce whisky, c’était Loretta-la-Texane qui l’avait servi. Et cette femme semblait
savoir que Ty venait de lui briser le cœur — peut-être parce qu’il en avait brisé tant d’autres ? — et
elle s’était mise en devoir de la consoler. Vicky l’avait fermement mais poliment renvoyée à ses
occupations. La dernière chose qu’elle voulait entendre, c’étaient des excuses tournant autour des
souffrances de Ty, surtout expliquées avec un accent qui rappelait tant le sien.
— On file prendre un verre au Steve’s à 6 h 30 précises, décida Madeline en se levant
prestement. Chuck te fera le cosmo dont il a le secret. Ensuite, on ira dîner au Mama Ritz. C’est moi
qui offre. Les pasta guérissent de tout, et même d’un chagrin d’amour.
Vicky ne protesta pas. Elle aurait préféré se détendre dans sa baignoire devant un film
sentimental, peut-être pleurer encore un peu, mais Maddie ne la laisserait pas se vautrer dans le
pathos. De toute façon, le pire était derrière elle. Elle allait pouvoir souffler un peu, panser ses
blessures. Sa vie, pour ce qu’elle valait, reprendrait son cours habituel.

* * *

Moins de dix minutes plus tard, son téléphone sonna.


— Alerte, souffla la voix de Madeline, Cruella vient de passer à pleine vapeur devant mon
bureau, je crois bien qu’elle va chez toi. Elle avait la fumée qui lui sortait de…
La porte du bureau s’ouvrit à la volée. Médusée, Vicky raccrocha sans rien dire. Le visage
rouge vif, sa mère claqua la porte et se planta devant son bureau. Vicky prit une expression un peu
lasse et haussa les sourcils en demandant paisiblement :
— Je peux faire quelque chose pour toi ?
Dans un grand froissement, sa mère jeta un exemplaire du Post sur le bureau.
— Page 4, laissa-t-elle tomber. Et page 5.
Pour gagner du temps, Vicky haussa encore un peu les sourcils. Adrianna perdit patience, ouvrit
le journal et le fit glisser vers elle. Le gros titre barrait les deux pages : « Ils sont allés à un mariage
et une bagarre s’est déclenchée ». Le cœur serré, Vicky sauta le texte et se pencha sur les photos.
La première montrait Jack et Lil, en train de danser joue contre joue. Une flèche rouge visait le
ventre bombé de Lil, avec une note renvoyant à un encadré. La seconde montrait Ty et Winston en
pleine action dans un décor dévasté.
— Pauvre Matt, murmura-t-elle.
— Pauvre Matt ? Nous sommes tous nommés dans l’article ! On cite le nom du cabinet ! Et
celui de Brown ! Nous pourrions ne jamais nous en remettre !
Vicky ne chercha même pas à protester. A quoi bon faire remarquer que le vrai sujet de l’article,
c’était la présence de Jack et Lil ? Si les deux stars ne s’étaient pas trouvées au mariage, personne
n’en aurait parlé. Demain, la bagarre serait déjà oubliée et on ne parlerait plus que de la grossesse.
— Tyrell Brown ! s’exclama sa mère. Ce plouc ne nous a créé que des ennuis ! D’abord, nous
avons perdu le procès.
Elle décocha un regard furieux à Vicky et poursuivit :
— Ensuite, il débarque au mariage de mon fils et il séduit ma fille, ce qui nous oblige à nous
retirer du procès en appel. Et, pour couronner le tout, il nous fait honte à tous en se bagarrant comme
un… comme un… Je ne trouve même pas de mots !
Elle se mit à marcher de long en large en faisant de grands gestes.
— Qui se bat encore avec ses poings, aujourd’hui ! C’est un homme des cavernes ! Il aurait dû
naître il y a vingt mille ans, il ne nous aurait posé aucun problème !
Vicky ne l’avait jamais vue dans un tel état. Troublée, elle se hasarda à lancer :
— Maman, enfin, calme-toi…
— Je t’interdis de me dire de me calmer !
Sa voix se brisa sur le dernier mot. Elle se laissa tomber sur un siège, les doigts pressés sur ses
lèvres pour réprimer un sanglot. Franchement inquiète maintenant, Vicky se pencha vers elle en
demandant avec douceur :
— Maman ? Maman, pourquoi en faire un tel plat ? Ce n’est qu’un journal de ragots. Demain, ils
s’en prendront à quelqu’un d’autre.
L’interphone bourdonna. D’un geste excédé, Vicky enfonça le bouton.
— Roxanne, je suis en réunion, ne me passe aucun appel, s’il te plaît.
— Ce n’est pas pour toi, dit la voix de sa secrétaire. C’est Walter, il cherche ta mère. Il dit que
c’est urgent.
Adrianna laissa échapper une plainte étouffée. D’un geste vif, elle cueillit un mouchoir en
papier dans la boîte posée sur le bureau et éleva la voix pour se faire entendre.
— Roxanne ? Dites-lui que je le rejoins dans un instant.
Puis elle se tourna vers Vicky.
— Ma chérie, écoute-moi bien, s’il te plaît.
Vicky battit deux fois des paupières, une fois pour ce mot tendre tout à fait inattendu, une
seconde fois pour la gravité qu’elle lisait dans le regard de sa mère.
— Prends tout ce qui t’appartient dans ce bureau et mets-le dans ton sac. Copie toutes les
données personnelles de ton ordinateur sur une clé et efface-les de ton disque dur. Tout de suite.
Vicky commençait à avoir le vertige.
— Tu peux me dire ce qui se passe ?
Sa mère se leva en lissant son tailleur sur ses hanches.
— Tu sais sûrement que nous employons un service de veille des médias. Leur tâche est de
relever toute référence à nos clients, ou à la concurrence, dans les journaux, à la télévision ou sur
Internet.
Vicky, qui ne voyait toujours pas le rapport, fit oui de la tête.
— Nos clients et nos concurrents font vraisemblablement la même chose, poursuivit sa mère.
Donc, logiquement, les compagnies d’assurances, et les autres avocats impliqués dans l’affaire
Brown vs Taylor, ont lu cet article. Ils se préparent à crier au conflit d’intérêts.
— Mais nous nous sommes retirés du procès en appel ce matin.
Sa mère secoua la tête.
— Cela ne suffira pas. Pas avec ce concours de circonstances. Tu sais comme moi que
l’apparence d’un manquement à la déontologie compte davantage que les faits réels. Tes… rapports
avec Brown vont avoir une très mauvaise apparence. Nous risquons de voir tout le procès invalidé.
Le pouls de Vicky s’accéléra, ses paumes devinrent moites.
— Mais nous avons uniquement eu des… rapports après le procès. Et d’ailleurs comment
pourraient-ils être au courant ?
Sa mère braqua un doigt sur la photo de Jack et Lil.
Surprise, Vicky se pencha pour mieux voir. Au premier regard, elle n’avait remarqué que le
couple célèbre au premier plan. Au second plan, l’apparence de manquement à la déontologie lui
sauta aux yeux. Elle se vit, petite mais parfaitement reconnaissable, en train de danser dans les bras
de Tyrell. L’expression de leur visage les condamnait d’emblée : à voir la façon dont ils se
contemplaient, les yeux dans les yeux, n’importe qui aurait parié son dernier nickel qu’ils étaient
amants.
Fascinée, elle fixa leur image. Elle sentait de nouveau les bottes de Ty sous ses pieds nus tandis
qu’il la faisait virevolter entre les autres couples, aussi souplement que l’eau contourne les roches
dans le lit d’un ruisseau. L’avait-il vraiment regardée comme cela ? Comme s’il était fou d’elle…
— Walter est sûrement déjà au courant, dit la voix de sa mère, la ramenant à l’instant présent. Il
reçoit les rapports de presse en premier. Bill saura très vite, si ce n’est pas déjà fait.
— Mais…
— Ils vont se débarrasser de toi, Victoria. A la minute. Ce sera leurs deux votes contre le mien.
Vicky plaqua machinalement la main sur son ventre. Les yeux levés vers sa mère, elle demanda
tout bas :
— Toi, tu voterais pour me garder ?
— Bien sûr ! Tu es ma fille.
Sa voix se brisa de nouveau. Instinctivement, Vicky lui ouvrit les bras. Pendant un instant bref et
précieux, elles s’étreignirent comme une mère et une fille ordinaires, puis Adrianna se dégagea et se
dirigea d’un pas vif vers la porte. Son instant de faiblesse passé, elle redevenait une avocate
intransigeante et déterminée.
— Fais ce que je t’ai dit. Vite. Je les retiendrai aussi longtemps que je le pourrai mais tu n’auras
que vingt minutes, maximum.
Elle sortit du bureau en refermant sans bruit la porte derrière elle.
Vicky resta figée comme une statue. Elle contempla la plaque d’argent de son bureau, celle qui
portait son nom, écouta le tic-tac de l’horloge ancienne du coin salon… Puis on frappa un coup léger
à la porte et Roxanne entra en coup de vent en agitant deux petits papiers roses.
— Rodgers veut tes justificatifs de frais pour Houston de toute urgence. Je lui ai dit que tu
venais seulement de rentrer, mais tu le connais. Et Madeline demande que tu la rappelles tout de
suite.
Elle dut lire quelque chose sur son visage car elle s’immobilisa, surprise.
— Ça va ?
Vicky releva la tête.
— Roxanne, tu es la meilleure secrétaire que j’aie jamais eue. Et je ne dis pas ça uniquement
parce que la précédente s’est fait mon fiancé sur ce bureau.
Les yeux ronds, Roxanne bredouilla :
— Euh… merci !
— Je parle sérieusement. J’aurais dû te le dire plus tôt mais c’est ma dernière chance de le
faire. Tu arrives à l’heure, tu fais ton travail comme une pro et tu fournis toujours le petit truc en plus
qui me donne l’air de maîtriser un dossier. Et tu souris souvent, ce qui est appréciable.
— D’accord. Je suis contente que tu m’apprécies, murmura la jeune femme avec un sourire
perplexe.
— Parfait. J’ai besoin de ton aide. D’ici quinze minutes, les associés vont descendre pour me
virer.
— Te virer, toi ? Mais pourquoi ? Tu es une avocate brillante, tout le monde le dit.
— C’est discutable, mais là n’est pas la question. Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que
je n’ai pas fait de faute professionnelle. Ils le savent aussi, mais il s’est passé des… événements ce
week-end qui vont nuire à l’image du cabinet. Me virer, c’est la façon la plus simple de résoudre le
problème.
— Mais ta mère ne peut rien faire ?
— Elle a fait quelque chose. Elle m’a prévenue.
Cela lui réchauffait le cœur, c’était même la seule lueur de cette épouvantable journée.
— Prends ton bloc, ordonna-t-elle. Je te donne quelques infos rapides sur mes dossiers.
Quand les associés arrivèrent, ils étaient accompagnés du vigile qui assurait la sécurité du
cabinet. Vicky renvoya Roxanne et sortit de derrière son bureau pour les affronter. Walter, le doyen
des associés, joua le rôle du bourreau.
— Je suis désolé, Victoria, mais vous comprenez sûrement que vous n’avez plus votre place
parmi nous.
Elle avait beau être prévenue, ces mots lui coupèrent le souffle.
— C’est l’affaire Brown, expliqua-t-il. Waxman…
Il s’agissait de la compagnie d’assurances qu’elle avait représentée au procès.
— Waxman a déjà rompu avec nous. Leur avocat maison a téléphoné il y a quelques minutes
pour nous informer qu’ils vont demander un nouveau procès, au motif que vos rapports avec Brown
créent un conflit d’intérêts. Il y aura une audience pour évaluer le bien-fondé de la demande.
Attendez-vous à devoir témoigner.
Vicky ouvrit la bouche pour protester, mais Walter leva la main pour la faire taire.
— Je sais que cela ne tient pas debout, mais cette histoire va tout de même faire des vagues,
Victoria. Il y aura un scandale et notre image en souffrira. Ce sera plus facile pour le cabinet
d’affronter l’orage si vous n’êtes plus des nôtres.
— Vous me sacrifiez pour l’image du cabinet ?
— Pas uniquement. Waxman étudie l’éventualité d’engager des poursuites contre nous. Votre
licenciement les apaisera peut-être.
De sa place derrière les deux autres, Adrianna éleva la voix.
— Victoria, je veux que tu saches que je ne suis pas d’accord avec cette décision. A part le fait
qu’elle représente un manque de loyauté envers une collaboratrice de confiance, l’impact sur le
moral de l’équipe sera difficile à maîtriser. A mon avis, le fait de te licencier affaiblira notre position
sur le plan juridique. Nous aurons tous l’air coupables.
Vicky se tourna vers Bill, le troisième associé.
— Vous êtes d’accord avec Walter ?
Bill détourna les yeux, incapable de soutenir son regard. Toute l’équipe du cabinet savait qu’il
avait un faible pour elle, mais qu’il n’avait jamais cherché à concrétiser du fait de leur position
respective dans la hiérarchie.
— La décision était rude, répondit-il d’une voix mourante, mais le cabinet doit passer en
premier. Beaucoup de gens dépendent de nous, les avocats, le personnel administratif, leur famille,
et…
— Nous nous sommes mis d’accord sur une indemnité de départ assez importante, le coupa
Walter. Cela devrait vous permettre de tenir le temps de décider ce que vous souhaitez faire ensuite.
Cela, elle n’y avait même pas pensé ! Elle sentit le premier frémissement de panique. Qu’allait-
elle devenir, maintenant ?
— Aucun autre cabinet ne me recrutera après ça ! s’exclama-t-elle.
— J’aimerais pouvoir vous contredire.
Puis il posa une main paternelle sur son épaule en précisant :
— Il faut aussi que vous sachiez que Waxman dépose une plainte contre vous auprès du comité
d’éthique de la profession.
— Nom de Dieu, Walter, intervint Bill. Tu es obligé de tout lui dire en même temps ?
— Il vaut mieux pour elle qu’elle ait une vue d’ensemble de la situation.
Il tapota son épaule et poursuivit :
— Nous savons tous que cela ne débouchera sur rien. En même temps, la plainte sera
effectivement un mauvais point pour vous si vous sollicitez un poste d’avocate.
La panique se déployait en elle, de plus en plus violente.
— Mais qu’est-ce que je vais faire ? Pour l’amour du ciel, je ne voulais même pas être avocate
mais c’est ma carrière, aujourd’hui, vous ne pouvez pas me la retirer !
Mais ils pouvaient, bien sûr. Cinq minutes plus tard, elle était sur le trottoir.

* * *

— Un mocha blanc, Johnny. Lait entier, trois doses de café et de la crème fouettée.
Les yeux de Johnny s’arrondirent sous le choc… puis il éclata de rire.
— Vicky ! J’ai failli marcher !
Il se pencha pour lancer au collègue embusqué derrière les machines chromées :
— Un thé vert, pas de sucre.
Vicky se pencha vers lui, les deux mains sur le comptoir.
— Stop ! Je parle sérieusement, Johnny. A moins que tu ne voies autre chose avec davantage de
graisses, de sucres et de caféine ?
Hilare, il se claqua les cuisses.
— Qu’est-ce que tu cherches à faire, ma fille, tu veux me donner une crise cardiaque ? Tu
prends toujours le thé vert, pour les antioxydants.
— Et les antioxydants m’ont apporté quoi ? Rien du tout ! Je veux tenter autre chose !
Elle fit un geste vague et compliqué en cherchant le mot juste.
— Quelque chose qui sera… mauvais pour ma santé, voilà.
— Tu vas avoir du mal à trouver quelque chose qui craigne vraiment, chez Starbucks.
Il s’accouda près d’elle pour lui glisser à voix basse :
— Maintenant, si tu veux vraiment te défoncer, je peux te donner des contacts.
— Merci, je compte m’en tenir aux substances légales.
Son téléphone fit entendre sa sonnerie guillerette. Maddie. La seule à qui elle puisse supporter
de parler en ce moment.
— Salut, Mad ! Devine ce que je suis en train de faire.
— Tu t’inscris au chômage ?
— Très drôle. Je suis en train de commander un mocha blanc au lait entier avec de la crème
fouettée.
— Mais oui. Et un cochon volant vient de passer devant ma fenêtre.
Vicky envoya un baiser à Johnny, lui laissa un bon pourboire et emporta son concentré de
calories à une table en vitrine.
— Je ne plaisante pas, dit-elle. Ecoute.
Elle aspira bruyamment la crème fouettée.
— Seigneur ! s’exclama Maddie. Ces monstres, qu’est-ce qu’ils t’ont fait !
Dieu merci, Maddie parvenait toujours à la faire rire. Même pendant la période terrible, juste
après la trahison de Winston, elle avait réussi à lui faire voir le côté comique de la situation. Elle
était un peu comme Ty, dans un sens…
— En fait, ils ont été assez corrects, répondit-elle. Ils ont surtout cherché à me culpabiliser, puis
ils ont demandé au vigile de m’escorter jusqu’à la sortie.
— Le vigile ? Tu plaisantes !
— C’est la procédure habituelle, pour pouvoir garantir aux clients que je n’ai pas emporté de
dossiers en partant. Je suis devenue un paria, maintenant que le comité enquête sur moi.
Un reniflement de dédain jaillit de l’écouteur.
— J’espère que tu comptes te battre.
Vicky sirota son café décadent. Il était absolument délicieux.
— J’ai plus urgent à faire. Par exemple, trouver comment payer les traites de mon appartement.
— Rodgers dit qu’ils t’ont donné six mois de salaire en guise d’indemnité. Fichus radins.
— Le cabinet vient de perdre l’un de ses plus gros clients et c’est en partie ma faute. Si je
n’avais pas dansé avec Ty, notre photo ne se serait pas retrouvée dans le journal et il n’y aurait eu
aucun problème.
— Ne commence pas ! Si ta mère ne t’avait pas jeté Winston à la tête, tu ne te serais pas cassé
l’orteil, tout se serait passé autrement avec Brown, et tu n’aurais pas été sur la photo en train de
danser sur ses pieds. Non, conclut-elle, si faute il y a, elle est entièrement à mettre sur le compte
d’Adrianna.
C’était une façon de voir les choses, mais Vicky savait bien qu’elle n’était pas blanche comme
neige dans cette histoire. Ayant magistralement résumé la situation, Maddie se radoucit.
— Vicky, tu es toujours si dure envers toi-même ! Je t’en prie, juste une fois, fais quelque chose
pour toi. Quelque chose d’amusant.
— Il y a un cours de yoga au gymnase à 13 heures…
— Je pensais plutôt à une journée hammam, ou un film. Et n’oublie pas qu’on se retrouve ce soir
pour dîner.
Vicky réprima un soupir. Dans cette liste, rien ne lui faisait envie, mais que faire ?

* * *

Elle aurait dû suivre son instinct, dire non, rester chez elle. Après deux cosmos, un verre de
chianti et un énorme repas italien — avec du tiramisu au dessert —, elle rentra chez elle vers minuit,
en traînant les pieds, barbouillée, avec un vague vertige. La porte refermée, elle laissa tomber son
sac sur la table design près de la porte avec un gros soupir. La perspective du lendemain la déprimait
déjà.
Elle retira ses chaussures et se traîna au salon, la pièce que Maddie appelait son sanctuaire. Le
reste du logement était meublé dans le style british très correct qui correspondait aux goûts
d’Adrianna, mais cette pièce était tout à elle. Conçue pour la relaxation avec ses cloisons couleur
taupe et ses épais rideaux de lin ivoire, son tapis beige et son éclairage tamisé. Pas d’ordinateur, pas
de télévision, aucune trace de sa carrière… aucune photo de sa mère. Rien qui puisse troubler sa
sérénité.
Une télécommande unique lui servit à faire jaillir un feu dans la cheminée de marbre noir,
activer une fontaine à trois niveaux dans l’angle de la pièce, et mettre en route l’iPod posé sur son
socle. Dans un cocon de lumière douce, avec le chant de l’eau sur les pierres et une mélodie de
Chopin en sourdine, elle s’affala sur le canapé couleur crème en poussant un long soupir tremblant.
Le plus souvent, le simple fait d’entrer dans cette pièce suffisait à la calmer. Pour les fois où la
magie n’opérait pas, il y avait toujours le tapis de yoga rangé sous le canapé. Vingt minutes de
pratique suffisaient généralement à lui rendre sa sérénité. Pas ce soir. Ce soir, elle se sentait
inconsolable. La pression sous ses paupières, qui l’avait accompagnée toute la journée, se faisait trop
intense. La tension, la peine et l’angoisse étaient trop fortes. Elle aurait aimé hurler, sangloter, se
tordre les mains mais elle était trop fatiguée. Alors, la tête posée sur le dossier du canapé, elle laissa
les larmes couler en silence.
Elle pleurait pour Ty, qui l’avait blessée et qui lui manquait malgré tout. Pour son avenir. Pour
les soucis financiers qu’elle ne tarderait pas à affronter, pour l’incertitude et pour l’injustice de sa
situation. Et aussi parce qu’elle se sentait si misérablement, si terriblement seule.
20

Ty entra en coup de vent dans le bureau, le visage fermé.


— Nom de Dieu, où sont passés mes gants ?
Joe leva la tête d’une pile de factures.
— Tes gants, répéta-t-il machinalement.
— Ce n’est pas ce que je viens de dire ?
Le contremaître rougit en baissant les yeux.
— Je ne sais pas, Ty. Je ne m’occupe pas de tes affaires.
L’expression de Ty se durcit.
— Tu n’as pas intérêt à te foutre de moi, Joe !
— Je ne me fous pas de toi ! C’est juste…
La pomme d’Adam du vieux cow-boy fit plusieurs allers et retours dans son cou maigre, puis il
éclata :
— Tu es toujours tranquille, d’habitude, et là… Tu m’en veux depuis ton retour de France et je
ne sais même pas pourquoi.
Il leva les mains dans un grand geste impuissant en s’exclamant :
— Je te jure que je ne sais pas comment Brescia a été contaminée ! Je me suis creusé la tête,
mais sincèrement, Ty, je ne crois pas que ce soit ma faute !
— J’ai dit que c’était ta faute ? cria Ty. Jamais ! Le crétin qui l’a emmenée chez Molly, c’est
moi ! C’est ma putain de faute !
Il sortit comme un fou et fila droit à l’écurie. Le cœur gros, il vit Brescia sortir la tête de son
box pour l’accueillir. Elle savait toujours quand il venait la voir. Elle était tout ce qu’il n’était pas,
sereine, sans sautes d’humeur, capable d’accepter son sort avec dignité.
Eh bien, non, il n’accepterait pas ! Si elle mourait à cause de son égoïsme, de sa sinistre
habitude de sauter toutes les femmes qui passent à sa portée, il ne pourrait plus jamais se regarder en
face.
Bon, au moins, il avait mis les choses au clair, avec Molly. Il était allé la voir pour lui dire qu’il
ne reviendrait pas. Elle l’avait plutôt mal pris, pour commencer, mais avec sa longue expérience des
scènes de ce genre il jouait comme un virtuose sur le registre du « ce n’est pas toi, c’est moi ». Il en
avait donc mis plusieurs couches, aligné les regrets et les compliments, et la rupture s’était faite si
doucement que Molly n’avait quasiment rien senti.
Assez dégoûté de lui-même, il jura tout bas. C’était encore ce qu’il faisait de mieux. Son unique
talent : flatter, taquiner, faire rire, patiner légèrement à la surface des émotions réelles. Il savait
présenter au monde l’image d’un gars tranquille et sans problème. Et ils y croyaient tous. Enfin, tous
sauf Jack et Isabelle. Et Vicky, bien sûr. Elle avait tout de suite vu clair en lui.
Cette pensée était désagréable, il la repoussa. Il préférait encore penser à Molly, ce qui montrait
bien à quel point il tenait à ne pas penser à Vicky. Sauf qu’il n’y pouvait rien. Même après sept
longues journées, sept nuits interminables, son expression quand il l’avait abandonnée dans le hall du
manoir lui tordait encore le ventre. Et ce n’était pas le seul aspect de leur histoire à le hanter !
Chaque nuit, dès qu’il posait la tête sur l’oreiller, il se mettait à revivre leur sexothon. Dire que ce
fumier de Winnie lui répétait qu’elle était frigide ! Elle était plus chaude que…
Stop ! Suffit ! Il deviendrait fou, s’il continuait à penser à elle. Il ne faisait plus rien d’autre, en
ce moment. Ou plutôt il alternait entre deux obsessions : Vicky et Brescia. Par certains côtés, penser à
Brescia était plus facile : la jument était là, près de lui, il pouvait la soigner, essayer de se racheter
de l’avoir mise en mauvaise posture. Vicky, elle, était à trois mille kilomètres. Elle aussi, il aurait
voulu la réconforter… Et le fait qu’elle soit hors de sa portée le rendait mauvais comme une teigne.
Avant d’entrer dans l’écurie, il s’obligea à s’arrêter pour respirer à fond plusieurs fois. Brescia
n’avait pas à subir le contrecoup de ses humeurs. Joe non plus, d’ailleurs. Il irait s’excuser tout à
l’heure. Il lui donnerait même des jours de congé pour se faire pardonner. C’était la moindre des
choses après l’avoir incendié trois fois par jour depuis une semaine. Calmé, il entra d’un pas
tranquille.
— Comment va ma grande fille ?
Brescia leva la tête, mais ses yeux étaient ternes. Elle ne semblait pas aller mieux… Le cœur
serré, il lui caressa le chanfrein. Avec une strongylose, le pire était le risque d’anévrisme ; elle
pourrait tomber morte à ses pieds à tout instant.
— Clancy va revenir te voir tout à l’heure, lui dit-il de sa voix la plus apaisante. Je crois bien
que tu es sa patiente préférée. Qui pourrait lui en vouloir de craquer pour une beauté comme toi ?
Il entra dans le box et fixa une longe à son filet en murmurant :
— On se promène un peu ? Si tu veux garder ta silhouette de jeune fille, il faut faire un peu
d’exercice.
Elle eut droit à deux tours de l’enclos au pas. Tout en marchant près d’elle, il lui parlait comme
il le faisait toujours quand ils partaient tous les deux dans les collines. Il s’était déjà excusé de
l’avoir mise dans cette situation. Cette fois, il lui raconta ses problèmes, lui décrivit ses mauvaises
nuits. Quand enfin il parvenait à s’endormir, il se réveillait en sursaut en pleine nuit avec toutes
sortes de pensées insensées qui tournaient dans sa tête…
— C’est cette femme. Pénible. Une avocate. Oui, je sais, tu n’aimes pas les avocates. Moi non
plus.
Il fit quelques pas en silence et finit par hausser les épaules.
— Sauf qu’elle m’a fait rire. Elle a des réflexes redoutables ! Avec elle, tu as intérêt à attaquer
le premier parce qu’elle a un rasoir à la place de la langue. Elle peut te couper en deux d’une seule
formule. C’est impressionnant, tu sais.
Il jeta un regard en coin à Brescia, qui cheminait sans entrain près de lui.
— Je ne voulais pas trop t’en parler, parce que j’essaie de l’oublier, mais je ne vais pas te
mentir : ce qui m’empêche de dormir la nuit, c’est elle.
Quel soulagement, de le dire tout haut !
— Bon, je me doute que tu ne veux pas entendre de détails sur ma vie sexuelle. Crois-moi, il y a
beaucoup de choses que je ne te dis pas, mais… Vicky et moi, nous avons mis le feu aux draps. Je
pratique depuis…
Il s’interrompit pour compter dans sa tête.
— … depuis seize ans, et je n’avais jamais rien vécu de comparable. A part avec Lissa, bien
sûr.
Ou du moins il lui semblait. Sept ans plus tard, franchement, il ne se souvenait plus. Il marcha en
silence quelques instants et avoua :
— Brescia, mon cœur, je ne dirais ça à personne d’autre, mais Vicky a… quelque chose. C’est
peut-être que je prends de l’âge, je ne sais pas, mais la façon dont elle me contrariait dès qu’elle
ouvrait la bouche, eh bien, ça a rendu les choses encore plus torrides au lit. C’est bizarre, non ?
Pensif, il approuva de la tête.
— Tu as raison, c’est bizarre. Je veux dire, j’aime que les femmes aient du répondant, mais juste
pour rire ! Vicky a du répondant, mais elle vise droit à la jugulaire.
Il haussa de nouveau les épaules et murmura :
— Je vais tout de même être franc : elle me manque. Elle me manque même énormément. Et si
tout était différent, si j’étais différent, moi… eh bien, je filerais tout droit à New York pour la
retrouver.
La retrouver et la ramener ici. L’emmener à cheval dans les champs de pervenches — oui, il lui
venait des idées de ce genre, ridicules, sentimentales. Les premiers temps, elle détesterait
probablement, c’était une vraie citadine, mais elle avait un côté sensible, aussi, sous son vernis
d’avocate. Une fois qu’il l’aurait emmenée au large des collines sous les étoiles, une fois qu’il lui
aurait fait l’amour près d’un feu de camp, elle comprendrait. Et elle aimerait.
Oui, si seulement il pouvait se convaincre que cela ne tournerait pas au vinaigre, tôt ou tard, il
filerait tout droit la chercher. Mais justement il ne pouvait pas s’autoriser à le croire. Parce que, s’il
se basait sur son expérience personnelle, au mieux, il la décevrait, et au pire il la laisserait mourir.

* * *

— Victoria Westin ! Il est temps de te sortir la tête du cul et de commencer à penser à ton
avenir !
Quand elle était en mode « amour vache », Maddie ne mâchait pas ses mots.
— Tu prends trois cours de yoga par jour ! Tu fais du jogging ! Pour l’amour du ciel, tu médites
davantage qu’un moine tibétain, et tu es moins bien que la semaine dernière, quand les troupes de
choc t’ont éjectée du cabinet.
Vicky enfonça le bouton du robot mixeur avec délectation. Le rugissement lui ménagea un instant
de tranquillité. Dès qu’elle coupa l’appareil, Maddie revint à la charge.
— Je ne sais même pas comment tu peux affronter un smoothie de plus. Tu te souviens de ton
mocha blanc, le premier jour ? Combien il était bon, et à quel point tu t’es sentie décadente ?
— La décadence ne m’aide pas. J’ai testé, pourtant, tu le sais puisque c’est toi qui as dû
m’enfourner dans un taxi. Tout ce que j’en ai tiré, c’est une gueule de bois mémorable.
Maddie croisa les bras, butée.
— Ça ne compte pas. Expérimenter un nouveau style de vie, c’est autre chose que se bourrer la
gueule le soir de son licenciement !
Vicky prit une gorgée de smoothie. Elle commençait à ne plus pouvoir les voir en peinture mais,
cela, pas question de l’avouer à Maddie. Déterminée à ne rien lâcher, elle reprit :
— Ne plus rien contrôler, ce n’est pas un style de vie, c’est un désastre en puissance.
— Mais ma grande… le désastre est déjà arrivé ! Tu n’as rien pu contrôler sur le moment, et
tous les smoothies que tu te forceras à avaler, arrête de faire semblant, je vois bien que tu as du mal
avec celui-là, ne t’aideront pas à contrôler l’avenir. La seule chose que tu puisses contrôler, c’est ta
réaction aux événements.
Vicky leva son verre à sa santé.
— C’est exactement ce que je fais. Je réagis en optant pour la discipline et l’hygiène de vie. Je
me concentre sur ma santé. Tu es ma meilleure amie, tu devrais être contente de voir que je ne me
mets pas à boire ou à sauter dans le lit d’un homme différent chaque soir.
— Je le serais peut-être si cela te faisait du bien.
Là, elle ne trouva rien à répliquer. Car sa stratégie de la vie saine et équilibrée ne lui faisait
aucun bien, c’était évident. Au moins vingt fois par jour, elle devait repousser une crise d’angoisse à
grand renfort d’exercices de respiration. Le reste du temps, elle était incapable de se concentrer
assez pour lire, ou même pour suivre une bonne émission de télévision. Elle avait fini par se rabattre
sur la télé-réalité, qui collait parfaitement à son état d’esprit actuel avec ses sursauts d’action et son
absence de tout fil conducteur. Justement, maintenant qu’elle y pensait… dans vingt minutes, elle
pourrait découvrir lequel des couples de la veille serait éliminé dans Danse avec les stars. Elle
émergea de derrière le comptoir de sa cuisine américaine et chercha, le plus subtilement possible, à
refouler Maddie vers la sortie en assurant :
— Je vais bien. Je dois juste gérer les choses à ma façon.
Maddie ne céda pas d’un pouce.
— Tu as parlé à Brown ? Il sait ce qui t’est arrivé à cause de lui ?
Vicky se figea. Inspira sur quatre temps, expira sur quatre temps, et répondit d’une voix égale :
— Je ne lui ai pas parlé, non. Je doute que cela le dérange beaucoup que j’aie été virée.
N’oublie pas que je suis celle qui a voulu faire croire au jury qu’il mentait, qu’il avait débranché sa
femme et qu’il cherchait à en tirer profit.
Inspir, expir…
— Au fond, ce n’est pas étonnant qu’il m’ait plaquée.
— Tu faisais juste ton métier, objecta Maddie, sceptique. Et de toute façon il a gagné.
— Il a gagné de l’argent, ce n’est pas ce qui l’intéresse. Et même cela, c’est remis en cause,
maintenant.
Elle brandit une lettre recommandée avec un petit rire désespéré.
— Dans trois semaines, je vais devoir retourner au Texas pour l’audience sur la validité du
procès. J’ai hâte de lever la main droite et de jurer que je suis une traînée ! C’est bien cela, Monsieur
le juge, je n’avais jamais rencontré M. Brown avant le procès, mais trois jours plus tard nous avons
baisé comme des fous toute la nuit.
— Ce serait bien fait pour Brown si le verdict était annulé. Il se retrouverait à la case départ !
— Non, en fait, ce serait horrible, mais merci, Maddie. La meilleure amie, ce n’est pas celle qui
te tapote le bras en essayant de te réconforter, c’est celle qui veut faire la peau à tous ceux qui te font
de la peine.
Cette fois, Maddie lui sourit, enchantée.
— Présente-le-moi, j’apporterai une batte de base-ball.
Vicky termina son smoothie, posa le verre sur le plan de travail et conclut :
— Tourne à gauche en arrivant à Texarkana, ce sera celui qui a mon string de dentelle rouge
dans la poche.
* * *

Accoudé à la porte du box, Clancy contemplait Brescia, le visage troublé.


— Ça ne me plaît pas, Ty. Voilà deux semaines que je la traite, elle devrait aller mieux.
— Qu’est-ce qu’on peut faire de plus ? demanda Ty, le ventre noué par l’angoisse. Il y a un
endroit où je peux l’emmener ? Un autre traitement à tenter ? Je me fiche de ce que ça coûtera !
— Le problème, avec la strongylose, c’est qu’elle n’arrête pas d’évoluer. Les parasites
deviennent résistants à tous les traitements. La seule chose qui nous reste, c’est de mélanger les vieux
médicaments. Il paraît que c’est efficace, même si je n’ai pas eu beaucoup de résultats jusqu’ici.
— On tente ! Tu as les produits avec toi ?
— Dans ma sacoche.
Il retourna vers son pick-up, Ty sur ses talons.
— Et les thérapies différentes ? Les vitamines, l’acupuncture ? Je veux tout essayer.
Sans répondre, Clancy sortit sa sacoche de son pick-up et retourna vers l’écurie, Ty toujours
dans son sillage.
— Il y a un type du côté de Galveston, je te trouverai son nom si tu veux, mais il est trop tôt pour
renoncer à l’approche normale. Elle peut encore s’en sortir.
Après le départ du vétérinaire, Ty s’attarda dans l’écurie pour ranger des balles de foin, histoire
de tenir compagnie à Brescia. Une vingtaine de minutes plus tard, son portable sonna. Il vérifia le
numéro et se mit à sourire — son premier vrai sourire de la journée.
— Isabelle ! Comment était la lune de miel ?
— Fabuleuse !
Elle se lança dans une longue description du voyage. Il poussa quelques grognements
approbateurs, quelques sifflements admiratifs, dit « oui » plusieurs fois, et, en attendant de pouvoir
placer un mot, il épousseta les brins de paille accrochés à sa chemise humide de sueur. Quand le
moulin à paroles se tarit, il lui dit combien son mariage avait été joli, comment il avait eu la larme à
l’œil de la voir s’en aller au bras d’un autre, et quel bon moment il avait passé, vu les circonstances.
Elle ne releva pas et enchaîna sur ce qu’il redoutait d’entendre :
— Enfin, Ty, je ne te comprends pas. Pourquoi est-ce que tu n’as rien dit, pour le procès ?
Pourquoi m’avoir laissée vous pousser dans les bras l’un de l’autre, Vicky et toi ?
— Tu avais déjà suffisamment de problèmes à régler sans m’ajouter à la liste.
— Mais vous vous entendiez si bien, gémit-elle. Quand je pense à tout ce que je t’ai dit le
dimanche matin… Oh ! Ty, je regrette tellement.
— Stop ! Arrête tout de suite ! Vicky et moi, nous nous sommes effectivement bien entendus, la
plupart du temps. C’est quelqu’un de bien, à sa manière, et je ne l’aurais jamais su si nous n’avions
pas fait semblant de nous plaire à ton mariage.
Malgré lui, ses doigts dérivèrent vers sa poche pour palper le string qu’il lui avait piqué.
Chaque matin, il s’ordonnait de le laisser dans un tiroir, et chaque matin il le glissait dans sa poche
comme un junkie emporte sa dose.
— Elle est vraiment gentille. Je suis contente que tu l’aies compris.
Sa voix s’était radoucie. Il arracha sa main de sa poche comme si elle avait pu le voir et se hâta
de changer le sujet.
— Et le marié, la vie conjugale lui convient ?
— Il est amoureux fou de son épouse !
Il y eut un petit silence, puis elle ajouta :
— Il est moins content que le mariage soit passé à la une des journaux. Tu as vu les photos ?
— J’aime bien celle où Winnie a sa chemise par-dessus la tête.
— Je suppose que tu es au courant, pour les retombées ?
La question effaça net son sourire.
— Oui, mon avocate m’a expliqué. La compagnie d’assurances de Taylor demande un nouveau
procès. Il y aura une audience dans deux semaines pour régler la question.
— Je sais. Nous sommes convoqués pour témoigner, Matt et moi.
Outré, il fit claquer son chapeau sur sa cuisse.
— Là, je suis vraiment désolé ! Angela ne me l’avait pas dit.
— Elle a bien dû te dire que Vicky y serait ?
— Je l’avais compris tout seul.
L’idée de la revoir le mettait mal à l’aise. Il donna une petite tape amicale à Brescia et émergea
sous le soleil écrasant de la cour en précisant :
— Je regrette que l’on en soit arrivés là. C’est pénible pour tout le monde et si je pouvais
revenir en arrière… Mais, comme je ne connaissais pas Vicky avant le procès, Angela pense que tout
va s’arranger.
— Bon, je préfère qu’il n’y ait pas de problèmes pour toi, sincèrement, mais Vicky…
Il ne voulait plus parler de Vicky !
— Attends, cria-t-il. Je suis dans les collines, je ne te reçois plus !
— D’accord. Je te rappelle un autre jour !
Elle criait, en articulant bien. Il s’en voulut de son bobard mais il ne tenait vraiment, vraiment
pas à épiloguer davantage.
— Je serai parti… quelques jours… on se voit à Houston !
Il raccrocha, se laissa tomber sur la balancelle de la véranda et contempla sans les voir les
roses grimpantes qui s’épanouissaient sur la rambarde. Il angoissait depuis une semaine, depuis le
coup de fil d’Angela qui lui annonçait l’audience. Il redoutait de revoir Vicky, il avait tellement envie
d’elle… Nom de Dieu, il ne pouvait même plus faire de yoga sans se souvenir de son petit derrière
pointé vers le ciel ! Et, dès qu’il se souvenait de son derrière, il revoyait ces culottes minuscules par
douzaines, comme si l’entrepôt de Victoria’s Secret avait explosé dans son tiroir. Et les soutiens-
gorge assortis, rayés, tigrés, en jolis pastels ou en teintes franches et brillantes…
Ses doigts se crispèrent sur le coussin de son siège. Dès qu’il ne se surveillait plus, il voyait
Vicky dans ces fichus dessous. Sortant à cloche-pied de la salle de bains dans l’ensemble de satin
couleur pêche, juste avant qu’ils ne fassent l’amour sur le tapis. En train d’enfiler sa robe de
demoiselle d’honneur, nue à part quelques centimètres carrés de dentelle citron, les fesses encore
roses d’avoir joui sous lui. Dans la lingerie de soie noire qu’elle avait portée plus tard dans la
soirée, tandis qu’elle s’offrait à lui avec tant de douceur, se laissant prendre et reprendre et…
Stop ! Il se leva d’un bond. Il fallait que cela cesse ou il deviendrait fou ! Il arracha presque la
porte de ses gonds, entra à grands pas dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur à la volée, contempla
furieusement son contenu et le referma sans rien prendre. Il ne pouvait pas continuer comme ça. Il
devait bien y avoir un moyen de sortir cette femme de sa tête ! Et s’il se trouvait une petite amie ?
Il laissa l’idée s’enraciner en lui. Mais oui, bien sûr ! Pas une relation sérieuse, bien entendu,
mais pas non plus une coucherie sans lendemain. Le verre partagé l’autre soir avec Jessie lui avait
montré qu’il n’était pas prêt à coucher avec une inconnue. Non. Il lui fallait quelqu’un qui saurait le
distraire, l’empêcher de penser à Vicky vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une amie avec qui il
pourrait discuter, voir un film, sans plus. Une vraie copine, une femme capable de le croire quand il
dirait qu’il ne voulait pas se remarier, jamais.
Une relation amicale, pourquoi pas ? Adossé à sa gazinière couleur avocat, il croisa les bras et
réfléchit. Il pourrait aller à Austin, où il avait encore des amis à l’université. Il rencontrerait
sûrement une doctorante agréable, trop occupée par ses recherches pour exiger beaucoup d’attention
ou de présence. Une fille qui aurait déjà décidé de repartir, sa thèse bouclée, faire carrière dans un
pays lointain.
Oui, mais ce serait beaucoup d’efforts. Il y aurait la route, aller et retour, pour la voir. Elle lui
présenterait ses amis, il devrait s’intéresser à eux, et aussi l’écouter parler à perte de vue de
paléontologie ou de génétique ou, pitié, de théâtre. Non. Finalement, non merci.
Il se gratta la mâchoire en passant en revue le voisinage immédiat. Il y avait bien Bette
Davidson, il l’avait toujours trouvée attirante, mais elle avait deux gosses maintenant. Ce serait trop
dur de rompre aussi avec les gamins quand, inévitablement, l’histoire avec leur maman se
terminerait. Patty Jo Mason était revenue s’installer dans la région, elle était superbe et ils avaient
passé d’excellents moments ensemble, une douzaine d’années auparavant, mais d’après la rumeur elle
était passée à l’autre bord…
Un crissement de pneus sur le gravier vint troubler sa concentration. Une portière claqua, des
talons cliquetèrent sur la véranda et une voix féminine lança :
— Tyrell, mon grand, je t’ai apporté mon ragoût de bœuf et une part de tarte au citron
meringuée.
Il leva les yeux au ciel. Sérieux ? Molly ? Enfin, si le destin la lui envoyait au moment précis où
il cherchait vers qui se tourner…
— Molly, ma jolie, ça te dirait d’aller voir un film ?

* * *

— Je ne veux pas parler de moi, je veux que tu me racontes ta lune de miel, décréta Vicky en
goûtant son café.
— Je t’ai envoyé les photos, répliqua Matt. Elles racontent toute l’histoire. A moins que tu ne
veuilles entendre parler de sexe ?
Puis, comme elle se bouchait les oreilles, il ajouta en riant :
— Je me disais aussi.
— Où est Isabelle ce matin ? Elle en a déjà marre de toi ?
— Maman l’a invitée pour le petit déjeuner.
— Et tu l’as laissée y aller toute seule ? Je croyais que tu l’aimais !
— Mais maman apprécie beaucoup Isabelle, répondit-il en souriant. Et elle semble aussi
beaucoup aimer son papa.
— Oh non ! gémit Vicky en se prenant la tête à deux mains. Elle va vouloir qu’Isabelle joue les
intermédiaires.
— Je ne sais pas et je refuse de m’en mêler. Dis-moi, comment tu passes tes journées ?
— Ils ont recruté une nouvelle prof de yoga à ma salle de sport, une femme géniale. L’autre jour,
je suis allée au zoo pour la première fois depuis ma sortie de classe de sixième. Il y a une expo
Renoir au Met et…
— Et tu n’envisages pas de chercher du travail ? Cela fait déjà deux semaines ! Tu as des
pistes ?
— On croirait entendre maman, marmonna-t-elle, contrariée.
— Elle se fait du souci pour toi. Moi aussi.
— Mais pourquoi ? Je prends mon temps, j’examine mes options. J’examine la couleur de mon
parachute.
Il la toisa en silence pendant que le serveur apportait leurs œufs. Dès qu’ils furent seuls, il
reprit :
— Je peux t’avoir un poste à Waverly, si tu veux.
Waverly, c’était la société de courtage où il jouait les superstars.
— Ce n’est pas un job juridique, tu seras juste l’assistante d’un courtier, précisa-t-il. Mais cela
te permettra de tenir jusqu’à ce que cette histoire soit oubliée. Ensuite, tu pourras réintégrer le
cabinet.
— Je n’y retournerai pas.
C’était sorti tout seul. Aussi surprise que Matt, elle sut pourtant qu’elle venait de dire la vérité.
Elle ne retournerait jamais chez Marchand, Riley & White.
— Dans ce cas, tu décrocheras un poste dans un autre cabinet, lui suggéra son frère.
— Non. Le droit, c’est fini.
Cette fois encore, elle venait de se surprendre. La sensation était incroyable : tout se clarifiait,
tout devenait simple. Elle inspira à fond et sentit ses épaules se détendre, son ventre se dénouer. En
face d’elle, Matt levait les yeux au ciel, l’air excédé.
— Allez, Vic ! Redescends sur terre ! Le droit, c’est ton métier. C’est comme cela que tu paies
ton appartement, sans parler de ta BM.
Sa BMW décapotable, son plus grand luxe, le prix de consolation qu’elle s’était offert pour
compenser son job nul et sa vie décevante. Elle adorait cette voiture ! Mais elle ne reviendrait pas en
arrière pour autant.
— C’est tout ce que je peux attendre de la vie ? répliqua-t-elle. Gagner de l’argent pour m’offrir
des choses dont je n’ai pas besoin ?
— Ecoute, je sais que tu n’adores pas être avocate…
— Alors pourquoi me pousser à continuer ? Pourquoi veux-tu que je sois malheureuse et
stressée chaque jour de ma vie ? Où serait l’intérêt ?
Il se renversa contre le dossier de son siège et contempla son café, pensif.
— Tu as raison, reconnut-il enfin. Je te pousse et cela n’a aucun sens. Je crois bien que je me
sens coupable de ce qui t’arrive.
Il leva les yeux vers elle et ajouta :
— J’aurais voulu que tu me dises, pour Brown.
— Je ne voulais pas compliquer ton week-end de mariage.
— J’apprécie… mais nous aurions assumé. Nous aurions pu éviter tout ça.
— Moi aussi, je trouve cela évident, avec le recul, mais, franchement, qui aurait pu imaginer
que cette histoire nous exploserait à la figure ? Et puis, s’il ne s’était rien passé, je serais toujours au
cabinet en train de me shooter aux cachets contre les brûlures d’estomac.
Elle lui sourit avec tendresse. Son frère adoré, son meilleur ami.
— Franchement, Matt, je viens seulement de le comprendre, mais cette avalanche de
catastrophes… c’est une chance, pour moi.
Il scruta longuement son visage… et finit par lui rendre son sourire, assorti d’une petite grimace.
— Bon. Je suis un homme marié, maintenant, alors, les compromis, je sais faire. Je ne dirai rien
de plus avant la fin de l’audience et notre retour du Texas, mais, si tu changes d’avis pour le job que
je t’ai proposé, l’offre tient toujours. Tu peux voir ça comme une transition, le temps de décider ce
que tu feras ensuite.
— Merci. Je vais réfléchir.
Elle savait déjà qu’elle ne prendrait pas ce poste. Elle ne se promènerait plus jamais en tailleur
avec un attaché-case à la main. Une décision aussi énorme aurait dû déclencher une crise de
panique… mais rien ne vint. Elle se sentait même plus légère, plus détendue. L’avenir s’ouvrait
devant elle, inquiétant mais excitant aussi. A elle de choisir la forme qu’elle voudrait lui donner.
C’était une sensation fabuleuse, entièrement nouvelle pour elle.

* * *

— Cotez-le au prix qu’il faudra pour vendre vite, dit Vicky à l’agent immobilier. Le plus tôt sera
le mieux.
Matt avait au moins raison sur un point : sans son salaire d’avocate, elle ne pouvait plus s’offrir
cet appartement.
— Ce ne sera pas un problème. Vu le quartier, les acheteurs vont se l’arracher.
La jeune femme au visage asiatique et à l’accent des quartiers chic de Manhattan parcourut le
logement, rapide et efficace, en prenant des notes sur un iPad.
— Et les meubles ? A part cette pièce, dit-elle en parcourant des yeux le sanctuaire de Vicky, je
peux probablement tout vendre avec les murs.
— Ce serait fantastique. Débarrassez-moi !
L’agent continuait à examiner la pièce, la tête inclinée sur le côté.
— J’installe un pied-à-terre pour un artiste, à Greenwich Village. Il ne fera que passer, ou le
prêter à des amis, il n’a pas besoin que tout soit neuf. Je lui proposerais volontiers ce que je vois ici.
Vicky n’hésita ni pour son canapé crème ni pour sa chaîne Bose. Pas même pour sa fontaine.
— Je n’aurai besoin que du tapis de yoga. Faites-moi votre meilleure offre pour le reste.
La femme repartie, Vicky retourna dans sa chambre et entreprit de vider ses placards, en jetant
ses affaires sur le lit en deux piles bien distinctes. Tous ses tailleurs allèrent dans la pile du rebut,
avec ses escarpins d’avocate. Tous, jusqu’au dernier ! Plus tard, elle irait les déposer au refuge pour
femmes battues auquel il lui était arrivé d’offrir bénévolement ses services. Ces femmes fuyaient
souvent leur foyer sans rien emporter d’autre que ce qu’elles avaient sur le dos. Ses affaires
pourraient les aider à se refaire une vie.
Dans la pile à garder, elle mit tout le reste : ses quelques robes élégantes, ses jeans, ses
chemises préférées, et toutes les robes d’été qu’elle avait portées à Amboise. Elle hésita un peu sur
ces dernières… Leur seule vue lui serrait le cœur, comme tout ce qui lui rappelait Ty. Pour la
centième fois depuis son retour à New York, elle se demanda ce qu’il faisait en ce moment.
Elle n’avait jamais mis les pieds dans un ranch, elle ne pouvait qu’imaginer le lieu en se basant
sur les westerns de Hollywood. Dans son plan préféré, elle voyait Ty en selle, les manches roulées
jusqu’aux coudes, le jean tendu sur ses longues cuisses, le soleil brillant sur ses mèches fauves tandis
qu’il retirait son chapeau pour saluer une dame. Une autre image le montrait déchargeant des bottes
de foin d’une charrette ; sa silhouette se découpait sur un ciel de saphir, sa chemise en jean claquait
au vent, ouverte sur sa poitrine marbrée de sueur, des brins de paille se collaient à ses abdominaux…
Oui, bon, d’accord, elle était lamentable, mais se représenter Ty dans ce rôle faisait moins mal
que de se souvenir de lui en vrai. Leur valse sur la terrasse du manoir, le trajet dans ses bras jusqu’à
l’église, le moment où il l’avait pressée de tout son corps contre la porte du vestiaire, leur nuit de
plaisir fou… Voilà les tableaux qui l’empêchaient de dormir la nuit et la laissaient tremblante de
désir, se caressant pour tenter de retrouver un semblant des sensations stupéfiantes vécues avec lui.
Elle poussa un gros soupir. Lamentable. Elle était lamentable. Elle n’avait passé que quelques
jours avec lui, une petite semaine en tout si on comptait… le procès ! D’où lui venait cette sensation
que sa vie avait réellement commencé avec leur rencontre ? Pourquoi la bousculait-il de toutes les
manières possibles ? Au fond, il n’était qu’un abruti qui l’avait manipulée pour l’obliger à se plier à
son petit scénario. Il l’avait irritée, insultée, tourmentée… et plaquée là sans un regard. Voilà le
tableau qu’elle devrait évoquer dans quinze jours, quand elle le reverrait. Voilà le souvenir qui
l’aiderait à ne pas perdre la tête quand elle plongerait de nouveau son regard dans ses yeux de tigre.
21

Houston grésillait de chaleur sous le soleil d’août. Les trottoirs brûlaient, les fleurs et les êtres
se fanaient. Ce midi, le thermomètre frisait les 38 °C et il montait toujours.
Dans la salle d’audience, en revanche, la climatisation soufflait un air venu tout droit du cercle
arctique. Vicky arpenta le couloir familier devant la salle d’audience en frottant ses bras nus. Elle
n’aurait pas dû mettre cette robe à manches courtes ; elle aurait dû se souvenir que le tribunal était
conçu comme une chambre froide.
Le regard glacial d’Angela, l’avocate de Ty, fit chuter la température de 10 °C supplémentaires.
Tout à l’heure, devant la juge, elle avait affiché une attitude généreuse et compréhensive. Ici, dans le
couloir, elle voulait sa mort.
Vicky trouvait sa jalousie assez absurde car l’attitude de Ty était parfaitement, terriblement
claire : ce qui s’était passé en France resterait en France. Il avait à peine semblé remarquer sa
présence avant le début de l’audience. Pendant son témoignage, elle n’était pas parvenue une seule
fois à croiser son regard. Maintenant qu’ils attendaient la décision du juge, il bavardait de tout et de
rien avec Isabelle, ignorait l’hostilité de Matt, et ne s’intéressait pas le moins du monde à elle.
Cette indifférence mettait du sel sur ses plaies, et pourtant elle ne pouvait pas s’empêcher
d’admirer son calme, vu l’importance de l’enjeu. Tout était remis en cause : sa victoire au procès, ses
dommages et intérêts, la punition infligée à Jason Taylor. De plus, si on refaisait le procès, il devrait
replonger dans le passé en témoignant de nouveau. Pour lui, ce serait comme de s’ouvrir les veines.
Elle mesurait, peut-être mieux que quiconque, ce que cela lui coûterait. Quelle que soit la
souffrance qu’il lui avait infligée, lui infligeait encore, elle ne pouvait pas lui souhaiter cela. Elle ne
pouvait pas manquer de cœur à ce point.

* * *

Victoria Westin manquait de cœur, voilà son problème. Ty enfonça les mains tout au fond de ses
poches pour maîtriser son envie de l’étrangler. Après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, le procès,
le voyage en avion, le week-end dément du mariage, elle se comportait comme si elle ne l’avait
jamais vu de sa vie ! Elle lui avait à peine adressé la parole de toute la matinée, ne s’était pas donné
la peine de le regarder une seule fois pendant qu’il témoignait, et maintenant elle marchait de long en
large en regardant sa montre comme si elle avait rendez-vous quelque part. Un rendez-vous beaucoup
plus important !
— Ty, murmura Isabelle en posant la main sur sa manche. Ça va ?
Son sourire avait dû glisser. Il le remit rapidement en place.
— Tout à fait bien. J’ai juste envie que ce soit terminé.
— J’ai été étonnée que ce soit si rapide.
— Mmm.
Il ne l’écoutait qu’à moitié. Une fois de plus, son regard dériva vers Vicky. Elle avait sorti son
téléphone et faisait défiler ses mails. C’était tout de même ahurissant ! Voilà un mois qu’il rêvait
d’elle comme un adolescent en chaleur, un mois qu’elle lui manquait, qu’il la désirait, qu’il se
torturait parce qu’il lui avait fait de la peine en partant, et elle… Elle s’en fichait complètement !
— Angela nous avait prévenus que cela pouvait prendre deux jours, disait Isabelle. Nous avons
réservé notre retour pour demain soir.
Saisi, il se concentra de nouveau sur elle. Demain soir ? Mais tout serait bouclé avant le
déjeuner ! Il ne pouvait pas laisser ses amis dans la nature un jour et demi, il allait devoir rester près
d’eux, les promener, les emmener dîner. C’était le moins qu’il puisse faire, le moins qu’exige
l’hospitalité texane, mais… un après-midi entier avec Matt, muet et tendu, et Vicky, froidement
indifférente, ce serait insupportable. Isabelle allait bien le comprendre. Elle trouverait bien un moyen
d’éviter ce carnage.
— Je me disais…, commença-t-elle.
Attentif, il attendit la suite.
— Comme nous n’avons rien prévu de particulier, et comme il fait trop chaud en ville pour
mettre le nez dehors, nous devrions aller passer la nuit chez toi, conclut-elle avec un grand sourire.
— Chez moi… au ranch ? s’exclama-t-il d’une voix un peu trop aiguë à son goût.
— Oui ! J’en ai beaucoup parlé à Matt, il meurt d’envie de le voir.
Il jeta un regard en coin à Matt, qui ne semblait pas du tout mourir d’envie de découvrir le
ranch. D’après son expression, il aspirait plutôt à cinq minutes en tête à tête avec lui dans une allée
sombre, sans témoins, pour lui parler du pays. Mais il ferait tout ce que proposerait sa chère et
tendre. Désespérément, Ty chercha une porte de sortie.
— Ma douce, le ranch est à quatre heures d’ici. Vous seriez obligés de refaire toute la route
demain ! Vous… vous ne pouvez pas changer votre réservation ?
— J’ai fait mieux ! Nous avons un vol à midi demain, au départ de San Antonio. C’est seulement
à une heure du ranch, non ?
— Je vois…
Il cherchait encore une échappatoire quand le greffier parut.
— Veuillez reprendre vos places. La juge vous rejoindra dans quelques instants.

* * *

Requête refusée. Le premier procès restait valable. Vicky regardait Ty quand la juge leur fit part
de sa décision. Elle s’attendait à un large sourire, une étreinte pour son avocate, un poing levé ou
même un baiser lancé à la juge. Mais il n’y eut rien. Assez pâle, il prit l’attaché-case d’Angela, la fit
passer devant lui et lui emboîta le pas. L’avocat de Waxman quitta la salle sur leurs talons en lui
lançant un regard de haine. Elle se retint de lui tirer la langue ! Il avait tout tenté pour faire invalider
la première décision, il était même allé jusqu’à affirmer qu’elle s’était entendue avec Ty dès le début,
aveuglée par l’amour ou motivée par le gain. Heureusement, la juge n’en avait pas cru un mot. Sa
décision satisferait sans doute le comité d’éthique, qui bouclerait probablement son enquête avec un
simple avertissement. Pour elle, au moins, le calvaire était presque terminé.
Devant les grandes portes de la salle, Angela discutait à voix basse avec Ty. Ils devaient parler
de l’appel, que Jason Taylor pouvait maintenant interjeter. C’était le dernier obstacle pouvant encore
renverser le verdict. Tout de même, Ty venait de remporter une victoire majeure. Pourquoi n’était-il
pas fou de joie ?
Isabelle l’attendait dans le grand hall du tribunal.
— Matt est allé chercher la voiture, lui dit-elle. Nous retournons à l’hôtel récupérer nos
bagages. Je prendrai aussi les tiens.
— Mais… je croyais que tu n’avais pas pu trouver de vol retour aujourd’hui.
— Il n’y en a pas, répondit Isabelle avec un grand sourire. Ty nous a invités chez lui.
— Au ranch ? balbutia Vicky.
— Tu vas adorer ! Joe est une crème et ses gars sont charmants. Enfin, ils seront probablement
dans les collines, mais tu pourras rencontrer Brescia. C’est la jument préférée de Ty. Une fois…
Elle parlait, parlait… Et Vicky la contemplait sans réagir. Puis elle vit Ty s’approcher, une lueur
d’appréhension au fond des yeux, et elle comprit enfin pourquoi il ne jubilait pas. Isabelle l’avait
piégé, lui aussi.
— Ty ! lança gaiement celle-ci. Tu veux bien prendre Vicky avec toi pour aller au ranch ? Nous
partirons un peu plus tard. Matt m’emmène chez Tiffany’s, c’est trop gentil, non ? Où que l’on aille, il
m’achète quelque chose chez Tiffany’s. Ah, le voilà. A tout à l’heure !
Et elle les quitta.
— Comment est-ce qu’elle s’y prend ? se demanda Vicky à voix haute.
Près d’elle, les bras ballants, Ty regardait leur amie monter à bord de la voiture de location.
— C’est une force de la nature.
Dit sur ce ton, ce n’était pas un compliment !
Vicky ouvrit son sac pour vérifier qu’elle avait de quoi prendre un taxi.
— Je retourne à l’hôtel, décida-t-elle. Je vais leur dire que je les retrouverai à l’aéroport
demain.
— Comme si tu avais une chance de t’en sortir.
— Tu as une meilleure idée ?
— Oui. Monte dans mon pick-up.
Elle leva les yeux vers lui, et pour la première fois de la journée il croisa son regard. Les
paillettes dorées de ses yeux étincelaient au soleil… Elle sentit son cœur bondir contre ses côtes
comme s’il cherchait à s’échapper. Une seule réaction raisonnable : se replier sans un mot de plus
dans sa chambre bien fraîche au Four Seasons !
— Elle ne nous laissera pas nous défiler, lâcha-t-il en haussant les épaules. Et puis, en France,
tu avais dit que tu voulais voir mon ranch.
Outrée, elle le dévisagea. Comment osait-il… ?
— C’était avant, articula-t-elle.
— En fait, mon cœur, répliqua-il avec son sourire le plus odieux, c’était pendant.

* * *

Ty regarda les yeux bleus de Vicky s’arrondir de stupéfaction, puis se plisser de rage. Il se retint
d’éclater de rire. Elle n’était donc pas tout à fait indifférente ? Au fond, Isabelle lui rendait peut-être
service. Elle lui donnait sa chance de mettre les choses au point avec Vicky. Ensuite, il pourrait
l’éjecter de sa conscience comme de ses pensées. Sans lui laisser le temps de reprendre pied ou de
lancer sa contre-attaque, il lui saisit le coude.
— Viens, chérie, profite un peu de cette bonne vieille chaleur texane.
Il la propulsa dehors, sur le trottoir. Aussitôt, elle se dégagea.
— Cette chaleur n’a rien de bon, il doit faire au moins 40 °C !
Il retira sa veste et relâcha sa cravate en soupirant.
— Ouais, il fait un peu frais, aujourd’hui, fit-il remarquer. Ce sera carrément frisquet au ranch.
— Je n’irai pas à ton fichu ranch.
— Tu briseras le cœur de marieuse d’Isabelle.
— Tant pis pour elle !
— Bon, très bien. Assure-toi juste qu’elle comprenne bien que c’est toi qui as refusé, pas moi.
Il s’arrêta près de son pick-up, garé à l’ombre du bâtiment, et lança d’un ton léger :
— Je te dépose à ton hôtel ?
Il la regarda hésiter avec délectation. Elle aurait préféré l’envoyer paître, c’était clair, mais le
Four Seasons était à huit rues de là, et avec cette chaleur sa robe lui collait déjà à la peau.
Négligemment, il joua avec son trousseau de clés. Elle le regarda comme Eve avait dû regarder la
pomme.
— Bon, d’accord, répondit-elle comme si elle faisait une énorme concession.
Il lui ouvrit la portière, en profita pour admirer ses jambes quand elle se hissa à l’intérieur.
— Pour l’amour du ciel, il faudrait une échelle, marmonna-t-elle en se laissant tomber sur le
siège.
Bon sang ! Ce petit frétillement des hanches pour faire descendre sa jupe sur ses cuisses…
Assez content de lui, il referma la portière sans un mot, se mit au volant, démarra en trombe et fit
demi-tour en dérapant au beau milieu de la rue.
Elle se cramponna au tableau de bord en protestant :
— Arrête, tu vas dans le mauvais sens ! Le Four Seasons est derrière nous !
— Je sais.
Il vira brutalement à droite, puis à gauche.
— Mais ralentis ! cria-t-elle.
— Mets ta ceinture, mon cœur. Nous avons quatre heures de route devant nous.
Il vit l’instant précis où elle comprenait la manœuvre.
— Sérieux ? Tu me kidnappes ?
— Si je te kidnappais, tu serais attachée et bâillonnée.
Il lui jeta un regard en coin pour suggérer que cela pourrait encore arriver.
— Essaie un peu, siffla-t-elle avec son regard de vipère.
— C’est un défi ? Parce que j’ai ce qu’il faut à portée de main.
Il tira un rouleau de cordelette de sous son siège et le jeta sur la banquette entre eux.
— J’ai aussi un bandana bien sale que je peux t’enfoncer dans la bouche pour te faire taire.
— Tu bluffes !
Elle n’avait plus l’air si sûre d’elle. Il lui décocha un sourire canaille.
— Vu la façon dont tu me pousses à le faire, je vais finir par croire que ça t’excite, ma belle.
Dis-moi, tu n’aurais pas un petit fantasme bondage à m’avouer ?
— Tu es… répugnant !
Cela non plus, elle n’en semblait pas si sûre. Il crut même noter un second petit frétillement.
L’idée lui plaisait autant qu’à lui ! Il écarta cette pensée émoustillante, se concentra sur sa conduite et
parvint à se faufiler dans la circulation sans jamais s’arrêter tout à fait. Il connaissait assez Vicky
pour savoir que, s’il lui en laissait l’occasion, elle n’hésiterait pas à sauter de la voiture.
— Pour ta gouverne, reprit-il de sa voix la plus traînante, j’essaie juste de nous épargner à tous
deux une scène d’​Isabelle. Tu n’as peut-être pas encore eu le privilège de la voir vraiment en colère.
Moi, si. Plus d’une fois.
— Tiens, je me demande bien pourquoi ! Moi, ça ne m’est jamais arrivé. Sans doute parce que
je ne fais pas des choses idiotes, comme de kidnapper les gens.
Il secoua la tête, réprobateur.
— Chérie, voilà une facette de toi que je ne soupçonnais pas. Il y a deux minutes, tu me
suppliais de t’attacher, et maintenant tu fais tout pour avoir une fessée.
— Ramène-moi au Four Seasons, ordonna-t-elle, les poings serrés. Tout de suite.
Il s’engagea en trombe sur la bretelle de l’autoroute.
— Désolée, chérie. Si seulement tu m’avais parlé plus tôt de cette histoire de bondage… Enfin,
il y a un motel un peu plus loin, précisa-t-il en tapotant la cordelette. D’habitude, je prends des
menottes, mais il faudra nous en contenter.

* * *

Butée, Vicky fixait le panorama sans relief de l’A10 à travers le pare-brise. Comment se
retrouvait-elle ici, à bord de ce pick-up monstre qui devait faire du vingt-cinq litres aux cent, avec
l’être qu’elle haïssait le plus de tout l’univers ? Et, pire que tout, comment s’y était-il pris pour la
surclasser dans les reparties ? Chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, elle lui offrait la riposte sur un
plateau. Tant pis pour lui, elle se vengerait. Elle déclara :
— D’accord, je marche.
Les yeux de Ty lui sortirent de la tête, il faillit tousser. Elle se retint de justesse de rire et
ajouta :
— Je vois l’enseigne du motel, juste devant nous.
La pomme d’Adam de Ty fit plusieurs allers-retours express.
— Sérieux ?
— Bien sûr. Prends la sortie.
Avec un rire un peu rauque, il vira brutalement et s’engagea sur le parking.
— Tu as déjà fait ça ? demanda-t-elle.
— Eh bien… Disons une ou deux fois.
La goutte de sueur qui roulait sur sa tempe n’avait rien à voir avec la chaleur de l’été texan. Elle
jouait sur du velours ! Négligemment, elle prit le rouleau de corde, posa la main sur la poignée de sa
portière. Le pick-up s’immobilisa. Négligemment, elle demanda :
— Dans ce cas, cela ne t’ennuiera pas de passer le premier ?
Alerté, il tourna brusquement la tête vers elle. Elle lui offrit un sourire angélique.
— C’est juste que tu as tellement plus d’expérience. Tu ne risques pas de flipper si je t’attache
au lit, je te bâillonne… Finalement, les chances que cela tourne mal sont minimes !
Elle battit des cils et demanda gentiment :
— Tu me fais confiance, n’est-ce pas ?
Il redémarra en trombe et quitta le parking, furieux.
— Tu es diabolique, tu le sais, ça ? s’exclama-t-il.
— Oh ! Il y a un problème ? Le petit Tyrell s’est mis à bander ? Mais quelle question absurde !
Le petit Tyrell est toujours en train de bander. C’est une bite ambulante !
— Et toi, tu es une allumeuse, gronda-t-il, agrippé à son volant, les mâchoires serrées.
Elle éclata de rire et se carra sur la banquette en faisant semblant d’admirer le paysage.
Finalement, le bondage… elle essaierait volontiers.

* * *

Les kilomètres filaient mais Ty ne décolérait pas. Cette femme était un danger public. Avec elle,
on pouvait s’attendre à tout. Au bout d’une demi-heure, il fit tout de même un effort pour se détendre.
Sans se départir de la décontraction de façade qu’il affichait en conduisant d’une seule main, il roula
légèrement ses épaules, s’étira le cou…
— Je peux conduire si tu es fatigué, proposa-t-elle aussitôt.
— Je ne suis pas fatigué, répliqua-t-il, agacé. Et si tu crois que je te laisserai conduire mon
pick-up…
— Si tu crois que ça me tente de conduire ce désastre environnemental !
— Ce n’est pas une Prius, mais ce n’est pas non plus un Hummer.
— Alors tout va bien ! lança-t-elle, sarcastique.
— Il y a pire sur les routes que ce pick-up, insista-t-il, sur la défensive.
— S’il fait moins de vingt-cinq litres aux cent, je veux bien manger cette corde, dit-elle avec un
petit rire ironique. Allez, avoue ! Ton pick-up, c’est une histoire de look. Il fait mousser ton aura de
cow-boy dans tous les routiers de ploucs de l’Etat.
— Victoria, tu es au courant de la place du pick-up dans la sociologie de l’Ouest ? Ne me dis
pas que tu t’es mise à écouter de la musique country !
Il enfonça le bouton de sa radio. La voix de Miranda Lambert en jaillit, chantant qu’elle venait
d’abattre son petit ami parce qu’il avait levé la main sur elle. Quand il esquissa un geste pour
changer de fréquence, Vicky écarta son bras d’une tape.
— Laisse. J’adore.
Elle se mit à fredonner le refrain.
— Tu n’aurais pas un petit côté violent ? s’enquit-il. Cela ne me surprend pas vraiment, mais je
trouve l’idée un peu préoccupante.
— Disons que je comprends son point de vue.
— Ce vieux Winnie a intérêt à compter ses abattis.
— Oh ! Je ne gaspillerais pas une balle pour lui.
— Tu as quelqu’un d’autre en ligne de mire ?
Elle sourit sans répondre et chantonna le refrain avec entrain. Il retira sa cravate et la fit
coulisser dans sa main.
— Je devrais peut-être t’attacher, en fin de compte, suggéra-t-il. Rien que pour me protéger.
— Dans ce cas, j’espère que tu comptes me garder attachée à vie !
Elle augmenta le volume de la radio, tripota les boutons, et trouva un tube de Carrie
Underwood. Il était question d’éventrer les pneus du gros camion de son petit ami infidèle. Elle se
remit à chanter avec entrain. Elle ne semblait même plus remarquer sa présence. Nom de Dieu, elle le
surclassait sur toute la ligne ! Il devait absolument reprendre la main. Bon, le meilleur moyen de lui
faire baisser sa garde, c’était encore de dire la vérité. Il baissa le volume et lança, de sa voix la plus
chaleureuse :
— Vicky, ma belle.
Il attendit d’être sûr qu’elle l’écoutait et poursuivit :
— J’apprécie que tu aies fait tout ce voyage pour venir témoigner. Angela m’a dit que tu aurais
pu te contenter d’envoyer un document notarié, mais cela n’aurait pas eu le même impact.
Il soutint son regard surpris et assura :
— Tu as sauvé le verdict. Je te suis très reconnaissant.
Elle se détourna pour regarder droit devant elle.
— On n’avait rien fait de mal, décréta-t-elle. Pas sur le plan légal.
Il se tut un instant, et hasarda :
— Je ne savais pas que tu avais perdu ton poste avant que tu ne le dises en témoignant. Je peux
faire quelque chose pour racheter ça ?
Elle se radoucit encore.
— Je te remercie, mais je n’ai pas été virée parce qu’ils me reprochaient quoi que ce soit.
C’était uniquement pour que le cabinet échappe à une action en justice.
— C’est ma faute. Si je ne m’étais pas bagarré avec Winnie en saccageant toute la réception, il
n’y aurait rien eu dans les journaux.
Il était tout à fait sincère.
— Peut-être, murmura-t-elle avec un petit sourire. Mais Winston ne serait pas reparti avec deux
cocards.
Il lui jeta un regard rapide. Pour la première fois de la journée, elle lui souriait.
— Ma belle, j’aurais voulu qu’il ait quatre yeux. Je les aurais tous pochés, rien que pour toi.
Elle se mit à rire, comme il l’espérait. Son cœur s’envola littéralement. Il ne s’était pas senti
aussi bien depuis un bon mois. Il aimait tellement son rire !
La route étant parfaitement droite à cet endroit, il la quitta des yeux pour regarder sa passagère.
Ses yeux bleus étaient tournés vers lui, tendres et chaleureux, ses lèvres s’entrouvraient. Sans
réfléchir, il étendit le bras pour effleurer son épaule. Voilà, c’était comme cela qu’ils devaient être,
tous les deux. Il ne restait qu’un dernier obstacle à franchir.
— Ma douce, t’avoir tourné le dos comme je l’ai fait, c’était la plus grande erreur de toute ma
vie. Je ne peux pas te dire à quel point je le regrette.
Elle sursauta comme s’il l’avait poignardée. En une fraction de seconde, son armure était de
nouveau bouclée et elle écartait son bras d’une main dédaigneuse.
— Merci de m’avoir rappelé pourquoi je te déteste.
— Mais…
Elle monta à fond le volume de la radio. Il l’éteignit.
— J’essaie de te faire mes excuses !
Elle se couvrit les oreilles. Il lui tira le bras.
— Ecoute-moi, nom de Dieu !
Elle désengagea sa ceinture, ouvrit sa vitre et se pencha à l’extérieur. Le vent chaud s’engouffra
dans la cabine. Il doublait justement une voiture, et elle se mit à agiter les bras en hurlant :
— Au secours ! Il m’enlève ! Appelez la police !
Le torrent d’air emporta ses paroles mais leur sens était évident. Dans son rétroviseur, Ty vit
l’expression du chauffeur. La voiture ralentit brusquement.
— Vicky !
D’une main, il saisit sa robe et la tira de force à l’intérieur. De l’autre, il pressa le bouton qui
relevait sa vitre et engagea la sécurité enfants, le tout en bloquant le volant du genou. Là-bas, loin
derrière, la voiture s’était rangée sur le bas-côté. Le chauffeur était sûrement déjà en train de
téléphoner.
— Merde ! s’écria-t-il. La police va nous tomber dessus ! On est au Texas, ici ! On tire d’abord
et on pose les questions ensuite !
— Tant que c’est toi qu’ils visent, je suis pour.
Il serra les dents. Quelques minutes plus tard, la plainte d’une sirène fusa au loin.

* * *

Quand ils arrivèrent au ranch, deux heures plus tard, Ty ne lui adressait toujours pas la parole.
Et, franchement, elle ne pouvait pas lui en vouloir.
Mais qui aurait pu s’attendre à ce que les policiers le traînent à bas de son siège en braquant
leurs armes sur lui ? Le jettent contre la carrosserie pour le fouiller ? Le menottent face contre terre
sur le macadam brûlant ?
Et ce n’était pas comme si elle était restée là sans intervenir ! Elle avait fait tout son possible
pour les convaincre qu’elle n’était pas une femme battue qui aurait trop peur de son homme pour
porter plainte. Comme ils ne semblaient rien imprimer de ce qu’elle disait, elle avait fini par
téléphoner à la juge de Houston, qui avait, une chance, accepté de parler au plus gradé du lot. Quelle
humiliation !
Ty n’avait pas semblé apprécier ses efforts. Les vêtements sales et humides de sueur, une bosse
sur la joue là où il avait heurté le flanc du pick-up, il l’avait poignardée d’un long regard hostile en
réfléchissant à la proposition des flics. Car ceux-ci, furieux d’apprendre qu’ils s’étaient fait
manipuler, lui suggéraient de porter plainte contre elle ! Dans ses petits souliers, elle avait attendu sa
décision… Et il s’était contenté de secouer la tête, le visage fermé, et de lui faire signe de remonter
dans le pick-up. Docile, elle avait obéi et tenté de s’excuser jusqu’à ce qu’il lui lance un regard si
incandescent qu’elle s’était tue, impressionnée. Ils n’avaient plus échangé un seul mot pendant le
reste du trajet.
Ty descendit du pick-up. Elle rassemblait son courage pour faire de même quand un long cow-
boy maigre s’approcha pour les accueillir. En voyant la chemise sale de Ty, son visage tuméfié, son
jean troué et ses bottes éraflées, il s’arrêta net.
— Merde, qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Victoria, résuma Ty en désignant la cabine du pouce.
Une explication en même temps qu’une présentation.
Figée sur la banquette, Vicky l’entendit préciser d’une voix venimeuse :
— Ne t’approche pas d’elle, Joe. Tu récolterais un cocard, au minimum, comme tous les
hommes qui s’aventurent dans son orbite.
Bon ! Cette fois, il allait trop loin. Elle dégringola de son siège et s’approcha à grands pas du
cow-boy abasourdi. Instinctivement, il recula d’un pas, en la regardant comme si elle venait de sortir
d’une benne à ordures. Une réaction due aux traînées de mascara sur ses joues et à sa robe fripée et
raidie de sueur séchée. Ses cheveux s’étaient hérissés quand elle s’était penchée par la vitre —
maintenant, elle mettrait des heures à les démêler ! Avec un grand sourire, elle lui tendit la main.
— Bonjour ! Je suis Vicky. Ty est en colère parce qu’il a failli se faire arrêter. Logique, il m’a
kidnappée.
— Je ne l’ai pas kidnappée, gronda Ty, mais je vais peut-être l’assassiner. Si je le fais, appelle
les flics de Harwood. Ils pourront témoigner que c’était un homicide justifié.
Et il s’éloigna vers la maison.
— Euh, attends ! lança Joe. Clancy est passé. Il dit que Brescia va mieux.
Ty s’arrêta net et se retourna. Son visage crispé de rage se détendit, puis s’épanouit dans un
sourire.
— Il a dit autre chose ?
Sans attendre de réponse, il s’éloigna en courant. Joe le suivit au trot, en expliquant à toute
allure les résultats des analyses.
Ne sachant que faire, Vicky les suivit de loin, et entra à leur suite dans un long bâtiment qui
bordait la cour sur un côté. L’écurie, comprit-elle dès qu’elle franchit la porte. Elle était immense et
délicieusement fraîche, après la chaleur extérieure. Là-bas, au bout de la travée, Ty et Joe
s’engouffraient dans un box. Par-dessus la porte, qui s’arrêtait à mi-hauteur, une tête de cheval parut,
de grands yeux bruns tendres et curieux se tournèrent vers elle, des naseaux de velours se tendirent
comme pour l’inviter à s’approcher. Un peu intimidée, elle s’arrêta devant la porte. La tête tiède et
confiante se posa lourdement sur son épaule. Joue contre joue avec le cheval, Vicky ferma les yeux.
Elle ne pensait plus, n’agissait plus : elle respirait. Une paix délicieuse se glissait en elle. Quand
s’était-elle sentie aussi calme, aussi apaisée ? La présence tranquille du cheval drainait tous ses
soucis, toute sa colère.
— Regarde ça, Ty, dit Joe à mi-voix. Ton amie plaît à Brescia.
— Ce n’est pas mon amie.
Il grognait, par principe, mais elle entendit la surprise dans sa voix.
— En tout cas, c’est le coup de foudre, insista Joe. Et tu sais que Brescia n’apprécie pas les
femmes.
— Oui. C’est la jument la plus intelligente que je connaisse.
Vicky s’autorisa à sourire. Ty faisait de gros efforts pour continuer à la jouer bougon, mais il n’y
arrivait plus. La joie de trouver sa jument en meilleure forme gommait toute sa mauvaise humeur.
— Elle est magnifique, dit-elle. Elle est… magique.
Ty émit une petite exclamation de dédain, mais le cœur n’y était pas car il ajouta aussitôt :
— Elle est unique.
C’était plus qu’il ne lui en avait dit depuis deux heures. Elle se tourna vers lui. Il la regardait
avec une expression indéchiffrable.
— Je suis amoureuse, lui confia-t-elle.
Elle était tout à fait sincère.

* * *

Ty se figea, saisi. Non, il avait forcément mal entendu. Vicky était imprévisible, changeante
comme le vent, mais personne ne pouvait passer de la haine à l’amour en l’espace de cinq minutes. Si
cette déclaration de but en blanc le stupéfiait, sa propre réaction le choquait encore bien davantage.
Car il ne partait pas en courant. Pire : il souriait !
Oh ! Et puis pourquoi pas ? se demanda-t-il tout à coup. Cela éclata subitement en lui comme
une évidence : Vicky l’excitait, le faisait rire, le bousculait. En l’espace d’un mois, depuis son retour,
il se l’était si souvent représentée ici, au ranch, que cela ne lui faisait même pas bizarre de l’y voir en
chair et en os. Même pas bizarre de l’entendre parler d’amour. C’était même… tout naturel. Si naturel
qu’il ne se souvenait même plus pourquoi il avait tant lutté contre ses sentiments !
— J’ai toujours rêvé d’avoir un cheval, enchaîna-t-elle en peignant des doigts la crinière de
Brescia. Maman n’a jamais voulu m’en acheter un, ou même me laisser faire de l’équitation. Je
m’étais juré que quand je serais grande…
Elle frotta sa joue contre celle de Brescia.
— Je te l’échange contre ma BM, proposa-t-elle. Elle a toutes les options.
Il s’éclaircit la gorge, injecta un peu d’acidité dans sa voix pour le principe, et répondit :
— Elle n’est pas à vendre. Ou à échanger, ou même à prêter, alors tu peux arrêter de lui faire du
charme. Tu ne feras que lui briser le cœur quand tu repartiras.
Il bouscula presque Joe au passage en allant ouvrir en grand la porte du box. Vicky dut reculer
vivement, en cessant ses câlins. Il se trouva mesquin, ce qui le mit encore plus à cran. Reniflant de
façon très ostentatoire, il laissa tomber :
— Il y a une douche au rez-de-chaussée. Tu devrais en profiter.
Puis il prit le licol de Brescia et la fit sortir du box. Il s’éloignait avec elle quand Vicky lança
dans son dos :
— Au moins, je ne pue pas comme si je m’étais allongée dans les ordures au bord de
l’autoroute, moi ! Avec une botte de flic sur la nuque.
Il lui jeta un regard noir par-dessus son épaule mais ne fit aucun commentaire.
Perplexe, Joe retira son chapeau pour se gratter la tête, et la suivit des yeux tandis qu’elle
s’éloignait vers la maison, le nez en l’air. Quand la porte moustiquaire claqua, il sembla renoncer à
comprendre et retourna dans son bureau.
Assez dégoûté de lui-même, Ty entama un circuit de l’enclos en déversant à l’oreille de Brescia
tout le mal qu’il pensait de l’avocate irresponsable et butée qui semblait tant lui plaire.
22

Une demi-heure plus tard, installé dans sa cuisine bien fraîche, une bière glacée dans le ventre
et une autre à la main, Ty se sentait beaucoup mieux. Brescia l’avait apaisé, comme elle le faisait
toujours. Ses envies de meurtre étaient en veilleuse — tout au moins pour l’instant. Dès qu’il aurait
terminé sa bière, il irait se doucher. Après, il se sentirait de nouveau tout à fait humain.
D’ici là, il s’agissait de cesser de se représenter Vicky sous sa douche… Depuis son retour, il
avait bien dû fantasmer deux cents fois sur cette douche partagée, avec activités annexes, à laquelle il
avait renoncé à Amboise. Et voilà que Vicky se trouvait, en ce moment même, juste au bout du
couloir, debout dans la baignoire couleur avocat, l’eau ruisselant sur son corps nu…
Il but une autre gorgée de bière, poussa un soupir de malheureux et fit rouler la bouteille sur son
front pour soulager sa fièvre subite. Son bref instant de paix était déjà terminé. En fait, il devait se
tuer tout de suite parce qu’il était trop con pour vivre. Dans une minute, il allait faire une énorme
bêtise. Il allait y aller. Il ne pourrait pas s’en empêcher. Délibérément, il posa sa bouteille, quitta la
cuisine, s’engagea dans le couloir… et vit le Post-it collé à la porte de la chambre.

ENTRÉE INTERDITE, ABRUTI

Il craqua. Arracha le petit papier jaune, le jeta, ouvrit la porte sans frapper et se précipita à
l’intérieur.
Vicky n’était pas dans la pièce. La porte de la salle de bains était fermée mais il n’entendait pas
la douche. Il pressa son oreille sur le battant et sourit. Elle chantait un vieux tube de Springsteen. Il
frappa un coup léger. Pas de réaction. Il frappa plus fort. Toujours rien. Lentement, il ouvrit, passa la
tête à l’intérieur… et avala péniblement sa salive. Etendue dans la baignoire, les yeux clos, un casque
sur les oreilles, elle hochait la tête en rythme. Les nuages de bain moussant qui dérivaient sur l’eau
lui cachaient le plus intéressant, mais bizarrement cela ajoutait à l’érotisme du tableau.
Il jeta un regard rapide à la ronde et repéra sa culotte sur le carrelage. Les taches de léopard, sa
préférée ! Le soutien-gorge assorti était accroché à la poignée de la porte. Il tendit la main, le
saisit…
— Hé ! Pas touche !
Elle avait ouvert les yeux. A demi redressée, elle vit son regard se braquer sur ses seins et
s’immergea si brusquement que ses genoux jaillirent, deux petites îles au milieu de la mousse.
— Qu’est-ce que tu fais ici ! s’exclama-t-elle.
Il décida d’y aller au culot.
— Je voulais passer tes vêtements à la machine pour que tu aies quelque chose à te mettre. J’ai
frappé mais tu n’as rien entendu.
— J’ai l’air d’une imbécile ?
— C’est une vraie question ?
— Tu n’es pas en position de faire le malin, répliqua-t-elle en le regardant bien dans les yeux.
Ça t’arrive souvent, d’espionner les femmes dans leur bain ?
— J’ai l’air d’un voyeur ?
— C’est une vraie question ?
Coincé, il prit un air vexé.
— Je voulais juste te rendre service, marmonna-t-il.
— J’ai une valise pleine de vêtements de rechange, mais bon, je vais faire semblant de te croire.
Autrement, je serais obligée d’appeler la police pour la deuxième fois de la journée. Remets mon
soutien-gorge à sa place.
Elle n’aurait pas dû parler des flics. Il agita le soutien-gorge en lançant :
— Viens le chercher !
Puis il rafla d’un geste ses autres vêtements, ressortit, referma la porte… et s’assit sur le lit pour
l’attendre. Ce ne fut pas long. Quelques éclaboussures, un chapelet de jurons chuchotés, puis la porte
s’ouvrit à la volée et elle jaillit, uniquement vêtue d’un drap de bain… et s’arrêta net en le voyant.
— Espèce de…
Il agita le soutien-gorge comme un toréador agite sa muleta. Quand elle se précipita pour le
saisir, il l’attrapa par la taille et la fit basculer sur lui.

* * *

Vicky atterrit sur les genoux de Ty, qui referma ses bras sur elle. Cela ne servirait à rien de se
débattre, il était beaucoup plus fort qu’elle, elle ne ferait que décrocher sa serviette. Elle ne chercha
donc pas à lutter mais exprima le fond de sa pensée dans un regard en forme de rayon laser. Et voilà
qu’il reprenait son personnage décontracté et serein, aux yeux chaleureux et au sourire amical. Des
armes redoutables ! Elle en aurait hurlé.
— Ma belle, dit-il, j’en ai marre de me battre avec toi. On déclare l’armistice ?
— L’armistice ? Laisse-moi me lever.
Il desserra un peu son emprise, sans la lâcher pour autant.
— Voilà.
Il inclina la tête sur le côté en demandant avec gentillesse :
— C’est mieux, comme ça ?
Mieux ? C’était terrifiant, à quel point c’était mieux ! Il était sale, ses fichus cheveux de surfeur
lui collaient au front, mais se retrouver là, assise sur ses genoux, c’était mille fois meilleur que tout
ce qu’elle avait pu vivre au cours de ce mois solitaire. Meilleur que ce qu’elle avait espéré ressentir
toute sa vie.
— Non, répliqua-t-elle d’une voix acide. Ce qui serait mieux, ce serait ma chambre bien
climatisée à l’hôtel. Là où je serais en ce moment si tu ne m’avais pas kidnappée.
Il ne releva pas l’accusation.
— Si tu n’étais pas venue, tu n’aurais pas rencontré Brescia.
Avec un sourire très doux, il précisa :
— Tu lui as beaucoup plu.
C’était la première phrase qu’elle n’avait pas envie de lui renvoyer à la figure. Brescia l’avait
touchée au cœur. Un lien était né entre la jument et elle, un lien d’un genre tout à fait nouveau pour
elle.
— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-elle, soucieuse tout à coup.
— Elle fait une strongylose.
Il lui expliqua la nature du parasite, le danger, le souci qu’il se faisait, et aussi le traitement, les
visites de Clancy, les nouveaux médicaments. Elle l’écouta jusqu’au bout, très concentrée.
— Mais elle va mieux ? demanda-t-elle enfin. Elle va s’en sortir ? Clancy pense qu’elle fait des
progrès ?
— Elle progresse, mais elle n’est pas encore sauvée.
Il leva la main, rabattit une mèche de cheveux humides derrière son oreille et murmura :
— C’est gentil de t’inquiéter pour elle.
Elle sentit sa gorge se serrer.
— Elle est belle jusque dans son cœur. Je l’ai senti dès que je l’ai vue.
— Elle m’a bien tenu compagnie, depuis mon retour. Pendant que tu me manquais tellement.
Elle leva brusquement la tête, sûre d’avoir mal entendu. Persuasif, il suggéra :
— Tu ne pourrais pas rester un peu ? Tu ferais connaissance avec elle. Je t’apprendrais à
monter.
Médusée, le cœur battant, elle balbutia :
— C’est une blague ? Tu plaisantes, là ?
Du bout de l’index, il dessina le contour de son visage.
— Ma belle, tu es une catastrophe ambulante, mais c’est comme s’il m’en fallait toujours
davantage. Davantage de toi.
Un instant, elle ne put que scruter son visage. Il la regardait aussi, une question au fond des yeux.
Il semblait lui demander si elle voulait bien le suivre sur ce terrain, dépasser les malentendus et
revenir aux bons moments qu’ils avaient partagés, tous les deux. Et, si sa tête cherchait encore à
résister, c’était une bataille perdue d’avance car son cœur et son corps étaient déjà avec lui. Il avait
parfaitement résumé la situation : même quand il l’énervait au-delà du possible, elle ne pouvait pas
lui résister. Il la faisait vibrer sur tous les registres, la passion, la colère, l’humour, la tristesse.
Auprès de lui, elle se sentait vivante comme jamais.
Elle se mit à rire. D’elle-même, de cet absurde saut dans le vide qu’elle s’apprêtait à faire. Un
rire plus léger que l’air, qui jaillit comme un torrent de bulles en la laissant le cœur content. Puis elle
posa la main sur la joue de Ty en caressant délicatement du pouce sa bosse.
— Tu as pensé au risque ? demanda-t-elle. Quand nous passons un moment ensemble, l’un de
nous deux se retrouve toujours avec une poche de glace.
— Je ferai des réserves, promit-il en plongeant les doigts dans ses cheveux. Pour l’instant, un
baiser suffira à me guérir.
Le regard plongé dans le sien, elle se pencha lentement vers lui. Très sûre d’elle tout à coup,
elle caressa son bleu de la pointe de sa langue. Au premier contact, son drap de bain se retrouva par
terre, et elle, plaquée au matelas. Arc-bouté sur elle, Ty écarta ses cuisses du genou et se pressa
contre elle de tout son corps.
— Ma belle, je te veux tout de suite.
Cambrée, offerte, elle gronda :
— Oui. Tout de suite.
Elle cherchait sa ceinture. Il saisit sa main et l’immobilisa.
— Préservatifs. A l’étage.
Il se redressa sur les mains, la balaya de la tête aux pieds d’un regard brûlant, s’arracha au lit et
sortit de la pièce en déboutonnant sa chemise. Le souffle court, le cœur battant, elle se redressa en
rejetant ses cheveux en arrière… et son regard se posa sur la photo encadrée posée sur la commode.
Tout en elle se figea, sa passion retomba, tranchée net. Cette photo était un rappel de la réalité
aussi violent qu’une douche froide : une journée ensoleillée, une église toute blanche, une mariée très
belle et un mari charmant. Un jeune couple adorable et très heureux qui riait en se serrant très fort
l’un contre l’autre, le regard levé par-delà l’objectif vers un avenir radieux.
Pour la première fois, elle regarda réellement la pièce dans laquelle elle se trouvait. Lissa était
partout. On la voyait sur d’autres photos, ici épinglant un ruban bleu au licol de Brescia, là à une fête,
riant aux éclats, le bras de Jack autour de ses épaules. Les trophées alignés sur une étagère portaient
son nom. Dans une sorte de transe, elle se leva, alla ouvrir le placard mural. Les vêtements de la
jeune morte étaient là, ses bottes, son blouson de cuir. Ty avait tout gardé.
Sans forces, elle referma la penderie et s’adossa à la porte.
« N’est-il pas possible, monsieur Brown, que vous ayez tout simplement rêvé cette conversation
avec votre femme ? Ou imaginé ? Ce serait tout à fait compréhensible, vu le stress que vous enduriez,
la fatigue, le chagrin. » Une bonne question, habilement formulée pour faire naître le doute dans
l’esprit du jury tout en manifestant de la compassion pour le jeune veuf. Ty avait très bien tenu le
coup jusque-là, et personne d’autre dans la salle d’audience n’avait pu soupçonner à quel point la
question l’affectait, mais elle… Elle qui se tenait à quelques pas de lui, elle avait vu son expression
fugace.
Dans une sorte de révélation, elle avait compris une foule de choses et pris une décision qu’elle
ne s’était jamais permise auparavant : tournant le dos à sa formation et à son jugement d’avocate, elle
avait suivi son instinct. Sachant que le jury l’observerait, elle s’était éloignée de Ty en feuilletant ses
papiers. Elle avait fait en sorte que personne ne le regarde plus. Du coin de l’œil, elle avait surpris
l’air stupéfait de son collègue.
Ty ne s’était douté de rien. Mais il ne lui pardonnerait jamais d’avoir posé cette question. Une
part de lui la verrait toujours comme une ennemie.
Et pourtant… Les mots qu’il venait de lui dire, la façon dont il l’avait regardée et touchée, tout
cela suggérait autre chose qu’une simple envie de faire l’amour. Mais, si une part de lui la percevait
encore comme une menace, comment pourraient-ils trouver leur chemin vers la simplicité ? Le non-
dit serait toujours suspendu au-dessus de leurs têtes, prêt à éclater entre eux au premier mot de
travers.
Elle l’entendit qui revenait et se dépêcha de retourner vers le lit.
— J’ai dû chercher ceux qui sont vraiment bien ! s’écria-t-il en faisant irruption dans la
chambre.
Il jeta une poignée de préservatifs sur le lit. Elle les fit couler entre ses doigts en murmurant :
— Quel optimiste…
Il lui lança un large sourire en retirant son jean.
— Tu es insatiable, et moi, je veux te satisfaire.
Il monta sur le lit à quatre pattes et la mit en cage entre ses bras.
— Où en étions-nous ?
Il se pencha pour l’embrasser, et elle s’obligea à plaquer une main sur sa poitrine pour le tenir à
distance.
— Pas si vite, cow-boy. J’ai une question pour toi.
Il roula sur le dos en l’attirant sur lui. Leurs jambes se mêlèrent en même temps que leurs doigts.
— Non, je n’ai pas de menottes, dit-il avec tendresse. Mais je te promets de m’en procurer.
Elle laissa retomber sa tête sur son épaule en riant malgré elle. Si seulement tout était si simple !
Les mains de Ty caressaient son dos, prenaient ses fesses en coupe, remontaient dans ses cheveux. Le
désir engourdissait son cerveau. Pourquoi gâcher ce moment parfait ? Au nom de quoi ?
Elle releva la tête, vit ses lèvres souriantes, prêtes à l’embrasser, plongea dans son regard brun
doré et demanda :
— Pourquoi m’as-tu plaquée à Amboise ?
Le sourire vacilla un instant, puis se raffermit.
— Je t’ai dit que je regrettais.
Il esquissa un mouvement pour rouler sur elle, mais elle repoussa son épaule.
— Je te crois, mais pourquoi ?
Il ne répondit pas, essaya de nouveau de la coucher sur le dos.
— Arrête…
D’un coup de reins, elle se releva et l’enfourcha, les deux mains plaquées sur son torse. Le
sourire de Ty se fit résolument taquin.
— Chérie, si tu veux jouer les cow-girls, il suffit de le dire.
Il la saisit à la taille, la souleva et la positionna juste au-dessus de son érection.
— Non.
Elle ne dit rien de plus, mais le sourire de Ty se ternit de nouveau. Il la reposa avec un soupir
exagéré.
— Ma belle, c’est exactement ce que je disais : tu es un danger public.
Un nouveau soupir puis, de sa voix la plus traînante, il reprit :
— Je suis là à essayer de m’éclater un peu, et t’éclater aussi, par la même occasion, je précise,
et tu me fais ton numéro d’avocate. Tu deviens ta mère.
Aïe ! Quel coup bas, de lui jeter sa mère au visage ! S’il en arrivait là, cela voulait bien dire
qu’elle approchait d’un point sensible.
— Je crois savoir pourquoi tu m’as plaquée, insista-t-elle. Tu es retourné dans ta chambre et tu
t’es mis à penser à Lissa.
— Nous ne parlons pas de Lissa.
— Elle est partout dans cette chambre mais nous ne devons pas parler d’elle ?
— Ne parlons pas du tout.
D’une détente, il la fit basculer sur le dos et sa bouche fondit sur la sienne. Il ne jouait plus. Son
baiser n’était ni doux, ni sexy, ni passionné, il était dur et blessant, dominateur. Pourtant, quand elle
détourna la tête, il ne la força pas. Des genoux, il lui écarta les jambes. Une seconde fois, elle dit
« non », et il s’immobilisa. Un instant plus tard, il se redressa et braqua sur elle un regard hostile.
— Qu’est-ce que tu cherches à faire, Vicky ? Laisse les choses comme elles sont.
— Elles ne sont pas bien, comme elles sont, répliqua-t-elle en soutenant son regard. Si tu
refuses de me dire pourquoi tu m’as plaquée, je ne pourrai jamais savoir si tu ne vas pas
recommencer.
— Je t’ai dit que je regrettais.
Ce grondement menaçant ne ressemblait en rien à sa voix habituelle. Sa décontraction, qui
n’était qu’un masque de plus, l’avait abandonné, il avait mal et, jusqu’à un certain point, elle était
l’instrument de sa souffrance. Elle lutta pour ne pas flancher. Tant que tout ne serait pas sorti au grand
jour, ils ne pourraient jamais être ensemble.
— Je sais que tu regrettes, dit-elle. Et moi, je te dis que cela ne suffit pas.
D’un seul mouvement, il jaillit du lit, rafla son jean sur le plancher et y enfonça une jambe.
— Je vois, tu te défiles de nouveau ! lança-t-elle. J’avais raison de ne pas te faire confiance.
Il se retourna d’un bond, le visage crispé.
— Tu veux savoir pourquoi je me suis défilé, la première fois ? Pourquoi je recommence ?
Parce que tu es une garce qui veut tout contrôler et qui ne sera contente que quand elle me verra à
genoux. Et moi, je ne m’agenouille pour personne. Compris ?
Il lui tourna le dos, ferma son jean, ramassa sa chemise.
Elle ravala ses larmes le temps de dire :
— Oui, Ty. Je comprends très bien.
Il sortit en claquant la porte.

* * *

Ty s’arrêta un instant dans le couloir pour enfoncer ses pieds dans ses bottes. Elle lui avait dit
qu’elle comprenait ? Mais elle ne comprenait rien !
Il traversa la maison comme un fou, jaillit de la porte de derrière, se rua vers son pick-up… et
s’aperçut qu’il avait oublié les clés. Retourner les chercher, impossible. Le ciel lui tombait sur la
tête, le sol se dérobait sous lui. Tapi sur le siège, agrippé au volant, il lutta pour ne pas s’effondrer.
Sa gorge serrée l’étranglait, impossible d’avaler, un poids énorme lui écrasait la poitrine. Merde,
merde, et merde ! Il était pire que Vicky, il faisait une putain de crise d’angoisse, mais elle, au moins,
elle savait les gérer ! Pas lui. Il se défaisait sur place, il se tenait la tête en essayant d’aspirer assez
d’air pour hurler. Il allait tomber dans les pommes, s’il ne respirait pas, il allait…
— Ty ? Ça va ?
Non, pas ça, il ne pouvait pas affronter le regard de Joe. Sans un regard pour son vieux copain,
il sauta à bas du siège et retourna vers la maison. Si seulement il pouvait glisser son épaule sous la
tête de Vicky, il réussirait peut-être à ne pas basculer dans le gouffre. Elle ferait ce truc où elle
dessinait ses abdos du bout du doigt. Ça chatouillait, mais il aimait. Si elle le touchait, il pourrait
respirer.
Devant la porte de la chambre, il inspira profondément pour la première fois en cinq minutes. Il
vit sa main pousser le battant, se sentit franchir le seuil. Vicky était là où il l’avait laissée, sur le lit,
le visage strié de larmes, une traînée de mouchoirs en papier froissés sur l’oreiller. Il s’adossa contre
la porte, le cœur battant, la sueur ruisselant sur ses flancs, et lui dit :
— J’ai tué ma femme. J’ai tué Lissa.
Puis il attendit que le ciel se fissure et s’abatte sur lui. Que Dieu le réduise en cendres. Que
Vicky lui tourne le dos.
Rien de tout cela n’arriva. Vicky lui ouvrit les bras.
Aveuglément, il y entra, les sentit se refermer sur lui et enfouit son visage contre sa poitrine. Les
larmes brûlantes montèrent en vague de son cœur lacéré. Elle le berça, les doigts dans ses cheveux,
en le serrant bien fort pendant qu’il sanglotait comme il n’avait pas sangloté une seule fois en sept
ans. Depuis qu’il avait senti, la tête posée sur la poitrine de Lissa, partir son dernier souffle.
Cela prit longtemps, mais ses larmes finirent par se tarir. Il reposa en silence en écoutant les
battements réguliers du cœur de Vicky. Sa poitrine tendre se soulevait doucement sous sa joue. Enfin,
il se redressa, aussi faible qu’après une semaine de grosse fièvre. Sans lever les yeux, il prit une
poignée de mouchoirs pour tamponner les seins de Vicky, humides de ses larmes. Il n’avait pas
encore osé la regarder en face quand elle se mit à rire.
— Ça chatouille, expliqua-t-elle en lui souriant.
Elle avait les yeux rouges, elle aussi. Emu, il comprit qu’elle avait pleuré avec lui. Il fit un gros
effort, mais ne réussit pas à lui rendre son sourire.
— Tu avais raison, dit-il. Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait demandé de la laisser partir. J’étais
tout à fait sûr, pour commencer, mais depuis longtemps maintenant je me demande si je ne l’ai pas
imaginé. Parce que je ne supportais pas de la voir comme ça. J’ai peut-être tout inventé. Je l’ai
débranchée pour me simplifier la vie.
Le sourire de Vicky s’effaça, son regard s’illumina de compassion. Pas de pitié, il n’aurait pas
supporté, mais de la compréhension et de la tendresse.
— Tyrell, murmura-t-elle en prenant ses joues brûlantes entre ses paumes fraîches, que Lissa te
l’ait demandé ou non, et je suis sûre, sincèrement, qu’elle l’a fait, c’était un cadeau, de la laisser
partir. Si cela a un peu apaisé ton chagrin, c’était un bonus. Tu n’as rien fait dont tu aies à te sentir
coupable.
Sa voix était comme un filet d’eau pure sur son cerveau en feu.
— Ce qui est arrivé à ta femme est une tragédie, mais c’est terminé depuis longtemps. Ce qui
t’arrive maintenant est une autre tragédie et il est temps qu’elle finisse aussi. Tu n’as pas tué Lissa ;
c’est Jason Taylor qui l’a fait. Toi, tu l’as libérée de la souffrance dans laquelle il l’avait enfermée.
Qu’elle t’ait vraiment parlé, vraiment demandé de le faire, ou que tu l’aies connue et aimée
suffisamment pour comprendre que c’était nécessaire… tu l’as fait pour elle.
Il voulait la croire. Oh ! Comme il le voulait ! Elle dut voir le doute dans ses yeux car elle lui
posa encore une question :
— Tu le referais ?
Le referait-il ? Sachant ce qu’il savait aujourd’hui sur les nuits blanches, le doute qui vous
torture, et la douleur dans sa poitrine, juste sous le cœur, qui ne s’apaisait jamais ? Et aussi sur
l’impossibilité de tourner la page, d’aimer une autre femme, d’avoir une famille, des enfants. Le
ferait-il, sachant ce que l’on éprouve en sept ans de souffrance ? Prendrait-il ce risque ?
— Oui, répondit-il. Oui, je le referais. Pour elle. J’aurais fait n’importe quoi pour elle.
23

Ty se réveilla le lendemain matin furieux et frustré, et la faute en revenait exclusivement à


Matthew J. Donohue III. Il repoussa sa couette d’un coup de pied et contempla amèrement son
érection matinale. Vicky aurait su en faire bon usage, si Donohue ne l’avait pas pour ainsi dire
enfermée dans sa chambre avec une ceinture de chasteté ! Et ils auraient ainsi tous deux commencé la
journée de la meilleure façon qui soit.
Mais, fidèles à eux-mêmes, Matt et Isabelle étaient arrivés au pire moment possible, alors que
Vicky et lui étaient à quelques secondes d’une réconciliation épique entre les draps. Il avait dû se
faufiler hors de la chambre comme un adolescent, fuir à l’étage et s’enfermer dans sa propre douche,
le temps de reprendre figure humaine.
Il avait toutefois passé une longue soirée très agréable à faire les yeux doux à Vicky et à frémir à
la perspective d’une longue nuit torride. Puis, alors qu’il faisait semblant de bâiller et s’apprêtait, en
ricanant sous cape, à montrer à Vicky la chambre d’amis à l’étage, Donohue avait rendu sa sentence.
Il avait décrété que Vicky et Isabelle partageraient la chambre du bas, et que lui-même prendrait
le canapé au pied de l’escalier. Ty avait fait mine de se vexer, disant qu’il y avait des chambres pour
tout le monde, qu’il tenait à ce que tous ses invités dorment dans un bon lit, mais Matt, qui avait
compris son manège, n’était pas revenu sur sa position. Il avait replié son grand corps sur un canapé
trop court, et Ty s’était retrouvé le bec dans l’eau.
Résultat, en cinq petites minutes en tête à tête avec Vicky, pendant que son frère était aux
toilettes, il n’avait pas réussi à la convaincre de rester quand les autres repartiraient. Elle répétait
que c’était impossible, qu’elle avait des choses à régler à New York. Ils en étaient restés là, sur un
échange de numéros de téléphone. Mais il ne renonçait pas. Donohue devrait bien se doucher, ce
matin. Il arracherait une autre entrevue à Vicky.
En descendant, il trouva Isabelle à la cuisine, tripotant son antique machine à café sans réussir à
l’allumer. Il l’écarta gentiment, mit le monstre en route, et savoura un instant de satisfaction en
regardant Matt se déplier du canapé et s’éloigner en boitillant vers les toilettes. Il avait l’air aussi
frustré que lui. Bien fait ! Il prit le bras d’Isabelle et l’entraîna sur la terrasse. Vicky était là, perchée
sur la balancelle, aussi fraîche qu’une pâquerette, dans une robe de coton jaune vif à fleurs. La
journée lui sembla aussitôt beaucoup plus ensoleillée.
— Bonjour, la belle !
— Bonjour, Ty.
Ce sourire spontané, rayonnant ! Il sentit son cœur se retourner dans sa poitrine.
— Le café est en route, dit-il dès qu’il put articuler clairement. Je t’apporte une tasse.
— Merci !
Il s’attarda un instant, le regard plongé dans ses yeux bleus, conscient du grand sourire imbécile
sur son visage. Puis Matt poussa la porte en grognant quelque chose qui pouvait passer pour un
« bonjour », et se laissa tomber sur la plus haute marche du perron pour les surveiller. Ty n’insista
pas. Quand Vicky reviendrait, seule cette fois, il l’aurait toute à lui. Ils feraient l’amour partout, tout
le temps, et son petit frère pourrait aller se faire voir. Il apporta du café à Vicky dans une tasse de
porcelaine de sa mère et reçut en récompense un second fabuleux sourire.
— Tu aimes les pancakes ? lui demanda-t-il.
Il lui venait une envie subite de faire des pancakes et de les inonder d’authentique sirop
d’érable.
— J’adore !
— Tu me donnes un coup de main ?
Matt esquissa un geste pour se lever mais Vicky se mit à rire en lui faisant signe de ne pas
bouger.
— Nous serons juste à l’intérieur, Matt…
— Ouais, Matt, renchérit Ty. Si j’ai besoin que tu me sauves, je crierai.
Il laissa la porte moustiquaire claquer derrière lui. Dans la cuisine, Vicky, tournant gaiement sur
elle-même, sa jupe déployée autour d’elle en corolle, illuminait le décor fatigué comme un rayon de
soleil.
— J’envisage de moderniser, dit-il en sortant les ingrédients pour les pancakes.
— Un petit coup de peinture, peut-être, mais j’aime bien, autrement. C’est chaleureux.
— Maintenant, oui…
Il mesura la farine, la levure.
— Tu verrais quelle couleur de peinture ?
— Jaune, répondit-elle sans la moindre hésitation. Pour que l’on ait toujours l’impression que le
soleil entre dans la pièce.
— Hmm. Le jaune, c’est compliqué. Il faudrait m’aider à choisir la couleur exacte.
Elle lui sourit… et il en oublia ce qu’il voulait faire. Oui ! Allumer la plaque.
— Je peux vous aider ? lança la voix d’Isabelle derrière lui.
Il dut fournir un réel effort pour arracher son regard de celui de Vicky.
— Pas la peine, mon cœur. Retourne tenir compagnie à ton mari.
Avant qu’il se mette en tête d’entrer aussi, se garda-t-il de préciser. Vicky dut avoir la même
idée car elle saisit la cafetière et sortit en coup de vent en murmurant qu’elle apportait du café à Matt.
Ty battit sa pâte avec entrain. Voilà des années qu’il n’avait pas fait de pancakes, mais il savait
encore les préparer les yeux fermés. Il versait des cercles parfaits sur la plaque quand il entendit
claquer une portière de voiture. Bizarre, Joe était censé être de repos aujourd’hui. Enfin, il avait fait
suffisamment de pâte, et plus on était de fous… Spatule en main, il sortit sur le perron pour inviter le
nouveau venu… et ses paroles moururent sur ses lèvres.
L’espace d’un instant, il fut incapable d’intégrer ce qu’il voyait. La Mustang rouge vif garée sur
l’aire devant la maison. Sa propriétaire qui marchait droit sur lui. Molly ! Il l’avait complètement
oubliée. Il n’avait pas pensé à elle une seule fois depuis la veille, et maintenant il la contemplait
comme un homme prisonnier d’un cauchemar, incapable de faire un geste ou de crier un
avertissement, tandis qu’elle fondait comme un missile guidé sur son avenir tout neuf, tout fragile…
Elle souriait, surprise mais contente de rencontrer ces amis qu’elle ne connaissait pas. Puis son
regard balaya le petit groupe, fit une addition. Le résultat lui déplut. Matt et Isabelle étaient un
couple, cela sautait aux yeux. Elle se concentra donc sur Vicky.
— Bonjour ! Je suis Molly.
— Vicky, répondit celle-ci en serrant la main qu’elle lui tendait. Vous travaillez ici ?
Molly laissa passer un petit silence.
Glacé d’appréhension, Ty resta paralysé, incapable de réagir.
Puis Molly ouvrit ses superbes yeux verts et mima la surprise.
— Ty ne vous a pas parlé de moi ?
Elle le rejoignit, glissa le bras autour de sa taille et lança joyeusement :
— Je suis sa blonde !

* * *

Le téléphone de Vicky pépia. Encore un SMS de Ty. Elle ne fit pas un geste pour le lire. Elle
avait lu le tout premier, dans la voiture, enfin, parcouru ses excuses grotesques. Comment un homme
pouvait-il oublier qu’il avait une… une blonde ? C’était n’importe quoi ! Il n’était qu’un… second
Winston ! A rayer de ses pensées. Et rapidement.
Elle émergea de la cabine des toilettes de l’aéroport et vit Isabelle qui l’attendait près des
lavabos.
— Notre vol est à l’heure, dit-elle en allant se laver les mains.
Elle faisait un gros effort pour parler normalement. Quand le téléphone pépia de nouveau, elle
tressaillit.
— Tu devrais peut-être répondre ? lui suggéra Isabelle.
— Je l’ai fait. Je lui ai dit que j’espérais que le direct de Matt lui avait délogé trois dents. Et
aussi d’arrêter de m’envoyer des textos que je ne lirai pas.
— Il ne renoncera pas.
Vicky se rinça les mains, les sécha. Encore un pépiement joyeux.
— Tu sais quoi ? Je crois que tu as raison.
Elle sortit son téléphone de son sac, retourna dans sa cabine et, à la grande horreur d’Isabelle,
le laissa tomber dans la cuvette. Puis elle tira la chasse.
— Voilà ! Maintenant, j’en ai vraiment fini avec lui !
24

— Ton appart est déjà vendu ? s’exclama Maddie. Mais le marché est dans les choux ! Ecoute,
il faut que tu me racontes ! Voilà des jours que j’essaie de t’appeler mais tu es injoignable…
Vicky lui expliqua rapidement comment son téléphone avait achevé sa carrière dans les égouts
de San Antonio, au Texas.
— Brown est un crétin, résuma Maddie. S’il y a une justice, Molly Mustang lui rendra la vie
impossible.
Vicky haussa les épaules. Elle n’avait aucune envie de s’appesantir sur la question.
— Il y a un côté positif. Isabelle s’est sentie tellement coupable qu’elle m’a offert un iPhone. Et,
ajouta-t-elle avec un sourire, ma mère n’a pas mon nouveau numéro !
Maddie tendit un billet de vingt dollars au barman et laissa cinq dollars de pourboire. Munies
de leur martini, elles se frayèrent un chemin entre les hommes d’affaires massés autour du bar du pub
préféré de Maddie. Une table minuscule s’était libérée.
— Ce martini est aussi sec que le Sahara, déclara Maddie en s’installant. Mais, sérieusement,
comment as-tu fait pour vendre aussi vite ?
— Je l’ai mis au prix qu’il fallait. Les acheteurs prennent aussi le plus gros du mobilier, et
l’agence revend le reste. De toute façon, il ne me restera pas grand-chose, une fois que j’aurai
remboursé mon prêt. J’avais acheté au moment de la bulle immobilière.
Elle lança un sourire à son amie et conclut :
— Juste de quoi solder les traites de ma BM.
Malgré ses grands discours à Matt, et après une foule de calculs optimistes, elle avait décidé de
garder la voiture — même en sachant qu’elle devrait la garer chez sa mère dans le Connecticut parce
qu’elle ne pouvait plus payer son parking.
— Tu es sûre ? demanda Maddie, inquiète. Seulement deux semaines entre la décision de
vendre et l’offre que tu acceptes, c’est un peu…
— Energique ?
— Disons impulsif.
Vicky haussa les épaules. Impulsif ? Peut-être. Dans cette nouvelle vie qu’elle abordait, il
restait une foule de questions sans réponse, mais elle se sentait déjà plus légère.
— Mais où vas-tu habiter ?
C’était l’une des questions sans réponse !
— Je suppose que j’irai chez maman pendant quelques jours, le temps de trouver un logement.
— Surtout pas. Tu viens chez moi !
Vicky lui sourit.
— Je peux ? Ce serait génial. Ce ne sera pas pour longtemps, je trouverai une solution…
Maddie leva subitement le doigt, l’air inspiré.
— Attends ! Je viens de me souvenir… Le frère de mon coach de fitness veut sous-louer son
appart jusqu’à la fin de l’année. Il est prof à l’université et il enseigne à l’étranger, ce semestre.
— Ce serait combien ?
— C’est le plus beau de l’histoire ! C’est un logement subventionné par l’université, il ne coûte
presque rien ! Et en plus c’est un quartier génial, dans Greenwich Village.
— Non, attends, ce serait trop beau, il a sûrement déjà trouvé quelqu’un.
— On va lui demander tout de suite.
Maddie sortit son portable, et dix minutes plus tard le marché était conclu. Vicky pourrait
emménager la semaine suivante. Elle n’en revenait pas !
— C’est sûrement ce que Joseph Campbell voulait dire par ses « mains mystérieuses », fit-elle
remarquer.
— Oui… ?
— Tu sais bien, le type du Héros aux mille et un visages ! Il disait que, quand tu es sur la bonne
voie, les choses se mettent en place comme si des mains mystérieuses agissaient en coulisses.
Maddie leva ses mains en agitant les doigts.
— C’est quand même surtout grâce à moi, non ?
— Tu as raison ! s’écria Vicky en riant. Merci, Madeline, de m’avoir trouvé un appartement, et
merci aussi pour tout le reste. Quand tout va vraiment mal, c’est là que l’on reconnaît ses vrais amis.
On comprend tout à coup combien la vie serait triste sans eux.
— Aux vrais amis !
Elles firent tinter leurs verres et burent la première gorgée au même instant. Lors de ce moment
de tendresse et de joie, une ombre inquiétante surgit. Winston.
— Tiens, tiens ! lança-t-il, ironique. L’avocate par qui le scandale arrive.
Vicky serra les dents. Elle s’attendait bien à le croiser un jour ou l’autre, mais pourquoi fallait-
il que ce soit aujourd’hui, le soir même de son retour du Texas ?
En face d’elle, Maddie posa brusquement son verre. En l’espace d’un instant, elle s’était
transformée en pitbull. D’un regard, Vicky lui demanda de ne pas intervenir. Elle tenait à s’occuper
du sort de Winston elle-même.
Elle leva les yeux. Il devait boire depuis un certain temps déjà : il avait les yeux injectés de
sang et la bouche mauvaise.
— Winston ! s’écria-t-elle avec un sourire joyeux. Quelle bonne surprise. J’ai vu ta photo dans
le journal.
Puis, s’adressant à Maddie, elle ajouta :
— Tu l’as vu ? C’était lui, avec sa chemise qui lui étranglait les aisselles.
Elle fronça le nez, l’air réprobateur et un peu dégoûté.
— Il te faudrait un nouveau coach, ou au moins une lotion d’autobronzage, poursuivit-elle. Tu
sais ce que l’on dit : tout ce que tu ne peux pas muscler, bronze-le !
Des plaques rouges apparurent sur les joues de Winston.
— Tu es une garce, Victoria. J’espère que le comité d’éthique t’expulsera du barreau.
D’ailleurs, je vais les informer que Brown et toi, vous avez baisé comme des lapins… jusqu’à ce
qu’il se rende compte que tu étais frigide.
Il parlait trop fort, sa voix attirait l’attention des autres consommateurs. Le corps de Vicky se
mit à vibrer de tension. Elle venait peut-être de commettre une erreur en relevant le défi en public…
Tant pis ! La bataille était engagée et elle ferait tout pour l’emporter. D’un ton léger et cordial, elle
répliqua :
— Ah, au fait, Lenore m’a téléphoné, la semaine dernière. Tu sais bien, mon ancienne
secrétaire. Tu ne vas pas le croire : elle espérait récupérer son job. Quand je lui ai rappelé que je
vous avais trouvés tous les deux en train de baiser sur mon bureau, tu sais ce qu’elle m’a dit ?
Elle attendit un instant, et claironna à haute et intelligible voix, afin que tous les spectateurs
intéressés puissent l’entendre :
— Elle m’a dit que le sexe avec toi ne méritait pas de perdre un job minable dans un Wal-Mart,
sans parler d’un poste de secrétaire bien payé. Et elle a précisé que pas une seule fois, en six ou sept
séances au lit, elle n’avait eu un orgasme. Pas un seul !
Elle se renversa contre le dossier de sa chaise, l’air pensif.
— Je devrais peut-être poster son témoignage sur Facebook…, murmura-t-elle.
La main de Winston s’abattit sur la table comme un bloc de pierre.
— Je t’interdis, Victoria ! Si jamais tu postes un seul mot sur moi…
Son visage était violet, ses lèvres, livides.
Elle se redressa pour le regarder bien en face.
— Alors ne viens plus me chercher, espèce de crétin arrogant, rétorqua-t-elle d’une voix ferme
et nette. Envoie tout ce que tu voudras au comité, je m’en fiche, mais ne m’adresse plus jamais la
parole. Plus jamais.
Il la fixa, les yeux exorbités. Elle vit un muscle tressauter dans sa mâchoire. Puis, avec une
dernière claque sur la table, il fit volte-face et fut rapidement englouti par la foule.
Maddie poussa un énorme soupir.
— Waouh ! Tu as été stupéfiante.
Puis elle se pencha en avant, l’air sévère, pour lancer :
— Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon amie ?
Vicky se mit à rire. Un rire assez tremblant… mais un rire !
— Je devrais être en train de faire une crise d’angoisse…
— Bravo, mais moi, tu as failli m’en coller une ! Je t’en prie, la prochaine fois que tu vas
démolir quelqu’un, préviens-moi, que j’aie le temps de sortir mon inhalateur !
Survoltée, elle acheva son martini d’un trait.
— Alors ? Lenore la Pécore t’a vraiment appelée ou tu as tout inventé ?
— Elle a vraiment téléphoné, et elle a vraiment tout dit, même la référence à Wal-Mart.
Maddie éclata d’un grand rire.
— C’est énorme ! Tu n’auras même pas à te donner la peine de le poster, je m’en charge.
Rayonnante, elle se tourna vers leurs voisins les plus proches, quatre hommes d’affaires
trentenaires qui se détendaient après une rude journée passée à pelleter des millions. Veston retiré,
manches de chemise roulées, cravate desserrée, ils avaient l’aura vaguement prédatrice des
provinciaux de sortie à New York. Ils ne s’étaient pas cachés pour écouter la scène avec Winston et à
présent, hilares, ils semblaient tout prêts à s’intéresser aux deux femmes au cœur du conflit. Maddie
leur offrit un sourire encourageant.
— Arrête, lui glissa Vicky à mi-voix. Je ne veux plus entendre parler d’hommes pour l’instant.
— Tu plaisantes ? Tu déchaînes enfin ta salope intérieure et, au lieu d’en profiter, tu entres au
couvent ?
L’un des hommes, grand, très brun, un bronzage à faire étinceler sa chemise blanche, se leva et
s’approcha de leur table.
— Mesdames, j’ai l’impression qu’il vous faut un petit remontant.
Oh non… Une voix traînante, avec l’accent du Texas. Vicky se frotta les tempes. Quel serait le
prochain signe du destin, un vol de sauterelles ? Les beaux yeux verts de l’inconnu les contemplaient
aimablement. Avec un sourire admirable, il demanda :
— Qu’est-ce que je peux vous offrir, gin ou vodka ?
Qu’ils aillent tous en enfer, ces Texans, avec leur accent grotesque, leurs sourires ridicules et
leur courtoisie imbécile ! Pourquoi ne pouvaient-ils pas rester chez eux ? Maddie elle-même, la
cynique patentée, craquait, c’était visible ! Ses longs cils battirent, elle décocha son sourire de lutin.
— Gin. Avec une rondelle de citron pour moi et des olives pour mon amie.
Du pied, elle avança la chaise libre à leur table. Bien entendu, ce signal attira sur elles le reste
de la horde. Les trois autres grands garçons aux dents très blanches, aux manières trop courtoises
pour New York, déplièrent leur long corps mince de leur chaise et les rejoignirent.

* * *

Clancy fit rouler sa chique dans l’autre joue et éjecta un jet de salive, en visant un lézard qui se
prélassait au soleil au pied du mur de l’écurie.
— Je lui donne un mois, lâcha-t-il. Peut-être trois semaines.
Le cœur de Ty tomba tout droit dans ses talons. Brescia avait l’air tellement mieux, il avait cru
si fort qu’elle guérirait ! Effondré, il baissa la tête et contempla ses bottes, les lèvres serrées. S’il
disait un seul mot, il se mettrait à pleurer.
— Tu sentiras bien toi-même ce qu’il faut faire, enchaîna le vétérinaire, mais vas-y doucement.
Fais-lui reprendre le rythme progressivement, pas question de partir en randonnée tout de suite. Tu
sais bien, ces virées de deux semaines que tu aimes tant.
Interdit, Ty releva la tête.
— Hein ?
— Je te dis d’y aller tranquillement, en lui laissant le temps de reprendre des forces. Il lui
faudra bien un mois avant de pouvoir fournir un effort.
— Tu veux dire… elle va guérir ?
— J’ai tout expliqué à Joe hier, répondit Clancy, surpris. Il ne t’a rien dit ?
— Si, mais tu viens de…
Il se tut. Le soulagement était trop violent. Brescia allait se remettre, il ne serait pas obligé de
prendre la décision atroce…
— Ça va aller, Ty ? Tu es tout pâle.
— Ça va. Ça va même très bien.
Quand le pick-up de Clancy disparut dans un nuage de poussière, il retourna dans l’écurie pour
pleurer un peu et annoncer la bonne nouvelle à Brescia. Elle hocha la tête comme elle le faisait
toujours quand elle se sentait guillerette. Puis il alla voir Joe au bureau.
— Je vais partir quelques jours dans les collines. Dash a besoin d’exercice.
— D’accord, répondit Joe en se levant. Je vais le chercher.
Tout en retournant dans la maison pour faire son sac, Ty pensa qu’il avait une sacrée chance
qu’un gars comme Joe soit là pour assurer ses arrières. Jamais son contremaître ne lui faisait de
réflexions quand il partait quelques jours ou même quelques semaines, comme cela lui arrivait depuis
la mort de Lissa. Les premières années, quand le chagrin était encore tout neuf, ces virées l’avaient
empêché de devenir fou. Plus tard, quand le doute et la culpabilité s’étaient mis à le ronger, elles
l’avaient rattaché à la vie.
Moins d’une heure plus tard, il était en selle, des provisions pour une semaine dans ses fontes,
et Dash marchait vers les collines. Là-haut, il pourrait écouter le silence, se nettoyer la tête, et
trouver le moyen de retourner la situation avec Vicky. Tandis que le ranch s’enfonçait derrière lui
dans un repli de terrain, il se mit à expliquer le problème à Dash. Le grand hongre n’avait pas la
même écoute que Brescia mais, au fur et à mesure qu’il parlait, Ty se mit à voir les choses sous un
autre jour.
— Oui, bien sûr, l’arrivée de Molly la foutait mal. Je n’aurais jamais dû me mettre dans cette
situation, mais Vicky ne m’a même pas donné ma chance de m’expliquer ! Et juste la veille nous
avions partagé un sacré moment d’émotion, tu comprends ? Je ne sais même pas comment le dire,
nous nous étions vraiment rencontrés. Et je t’avoue qu’il me venait des idées assez dingues.
Romantiques, si tu veux savoir. Et là, au premier petit obstacle sur la route, elle part en courant.
Il souleva son chapeau pour s’essuyer le front de sa manche.
— Si elle était juste restée cinq minutes, j’aurais pu lui expliquer que Molly est surtout une
amie. Un pote. Quelqu’un avec qui je peux boire une bière en regardant le match au Horseshoe. On
n’a même pas couché ensemble depuis que je suis rentré de France !
Il tapota l’encolure de Dash.
— Oui, je sais bien ce que tu penses, tu as vu ce qu’elle a en vitrine. Mais moi, je voulais
savoir comment on s’entendait si on sortait le sexe de l’équation.
Il chevaucha quelques minutes en silence et reprit :
— Bref, je voyais bien qu’elle prenait la chose plus au sérieux que moi, et j’avais décidé de
tout arrêter… Mais il y a eu l’audience, et je n’avais pas encore pris le temps de lui expliquer. Je ne
pouvais tout de même pas lui annoncer ça comme ça, devant les autres ! Et puis Donohue m’a mis son
poing dans la figure…
Machinalement, il se frotta la mâchoire et conclut :
— Le temps que je me réveille, ils étaient partis.
Plus ils s’élevaient dans les collines, plus il s’indignait.
— Elle aurait dû me laisser le bénéfice du doute ! Me laisser m’expliquer. Mais non, pas
question ! Et tu crois qu’elle décrocherait, quand je l’appelle ? Qu’elle répondrait à mes textos ?
Rien du tout ! Oh ! Si. Elle m’en a bien laissé un, de message, un seul, juste pour m’insulter. Et tout de
suite après son numéro a été déconnecté. Elle a complètement coupé les ponts.
Arrivé au petit ruisseau où il avait décidé de passer la nuit, il descendit et commença à installer
son campement. Dans sa poitrine, la colère enflait d’instant en instant.
— Tu sais ce que je pense, Dash ? En fait, je l’ai échappé belle. Un peu comme si j’avais
esquivé de justesse un train emballé. A partir de maintenant, j’éviterai de marcher sur la voie.
Qu’elle aille se faire voir !

* * *

L’appartement du professeur était plutôt grand à l’échelle des logements new-yorkais, le


mobilier, plutôt confortable, même s’il n’avait aucun style. Vicky n’eut qu’à entrer et poser ses
affaires. Enfin… elle dut aussi réfléchir à la façon dont elle allait payer le loyer. Son indemnité de
licenciement ne l’emmènerait pas bien loin ; pour la compléter, elle allait devoir travailler.
Elle sirotait un crème de compromis — lait écrémé, une seule dose de café, pas de crème
fouettée — au Starbucks au coin de la rue, en regardant les piétons défiler sur le trottoir ensoleillé :
des étudiants, des couples main dans la main, des travailleurs qui marchaient sans regarder personne,
pressés de rentrer chez eux. Elle n’était plus de leur confrérie. Juste une spectatrice, une observatrice
qui n’avait rien de particulier à faire, nulle part où aller. Ce n’était pas du tout aussi agréable qu’elle
l’imaginait, à l’époque où elle était derrière son bureau, face à une montagne de dossiers. Mal à
l’aise, elle se détourna de la vitrine et son regard tomba sur un écriteau posé près de la caisse. Elle
se leva machinalement, se dirigea vers la barista et demanda en montrant le panneau :
— Quelles sont les heures ?
— Le coup de feu du matin, répondit la jeune fille en se penchant pour prendre un papier sous le
comptoir. Tenez, remplissez le formulaire et rendez-le-moi.
Vicky emporta la fiche de renseignements à sa table en écrémant mentalement sa biographie.
Elle remplit rapidement les cases en omettant son diplôme de droit et en suggérant que son poste au
cabinet d’avocats avait été un simple travail administratif. Ses soucis actuels avec le comité
d’éthique ne lui créeraient aucune difficulté pour cette embauche, mais les avocats des grands
cabinets ne servaient tout simplement pas des cafés chez Starbucks. Et ce, pour une excellente
raison : qui accepterait de travailler avec eux ?
Quelques minutes plus tard, elle rapporta le document complété à la barista, qui le tendit à
quelqu’un d’autre, qui le parcourut du regard et fit signe à Vicky d’approcher. L’entretien prit dix
minutes. Elle retourna terminer son crème refroidi et passa un certain temps à trouver comment
programmer l’alarme de son nouveau téléphone. Elle prendrait son service à — quelle horreur ! —
5 heures du matin.
Dans la vitrine, elle croisa son reflet et lui sourit. « Fais attention à ce que tu souhaites, Victoria,
pensa-t-elle. Tu pourrais l’obtenir ! »

* * *

Enfin, vers 10 h 30, la cadence ralentit un peu. Vicky s’adossa au comptoir et fit tourner
lentement une cheville, puis l’autre, pour se délasser les pieds. Elle venait chez Starbucks depuis des
années et jamais, au grand jamais elle n’avait pris en compte le fait que les baristas restaient debout
toute la journée. Si elle s’en était doutée, elle leur aurait laissé de plus gros pourboires !
— C’est ta pause, Vicky ! lança Gérard, son chef. Tu reprends dans quinze minutes.
Elle s’éloigna en boitillant vers les toilettes du personnel. En ressortant de la cabine, elle tomba
en arrêt devant le miroir. Quelques petites mèches s’étaient échappées de son chignon. Elle essaya de
les renfoncer mais elles retombèrent aussitôt. Elle retira sa barrette. Pourquoi pas ! Ce n’était plus
comme si on pouvait la convoquer à tout moment à une audience. Elle tourna la tête d’un côté, puis de
l’autre, en pensant qu’elle devrait vraiment s’offrir des boucles d’oreilles plus intéressantes. Plus
jamais, ces discrets anneaux d’or de deux centimètres de diamètre !
Un coup d’œil rapide à sa montre… Que c’était bizarre, de devoir minuter son temps aux
toilettes ! Le temps passait à une vitesse folle, quand on était en pause.
Lorsqu’elle retourna au comptoir, une autre barista avait pris la relève, une fille mince comme
un serpent, avec des tatouages qui partaient de ses poignets et disparaissaient sous les manches de
son polo Starbucks vert. Des cheveux teints en noir avec des mèches magenta, un épais trait de khôl
autour de ses yeux indigo, des bagues d’argent qui portaient toutes un crâne ou des ossements divers.
Elle avait aussi des piercings à des endroits qui firent frémir Vicky.
— Salut !
Son large et franc sourire était en contraste radical avec son aspect physique.
— C’est toi, la nouvelle ? Je m’appelle Josie.
Quelque part à l’arrière du local, Gérard se mit à siffler la BO de Josie and the Pussycats.
Elles levèrent les yeux au ciel au même instant. La synchronisation du geste les fit éclater de rire. Et,
aussi simplement que cela, une amitié que Vicky n’aurait même pas imaginée un mois auparavant était
née.
— Je m’appelle Vicky, dit-elle. C’est mon premier jour.
— C’est cool. Moi, cela fait un an que je suis là. Je suis la doyenne.
— C’est dur pour les pieds.
Josie souleva un pied pour lui faire voir ses sabots d’infirmière.
— Ils sont moches mais ils facilitent la vie. Je te montrerai où je les ai trouvés. Tu termines à
quelle heure ?
— 12 h 30.
— Moi, j’y suis jusqu’à 15 heures. Tu me retrouveras dehors ? Je t’apporterai un crème.
Avec un nouveau sourire, elle expliqua :
— Le café gratuit, c’est l’unique avantage de ce job, alors autant commencer à te shooter tout de
suite.
— J’espère que vous refaites les stocks pendant que vous papotez ! aboya la voix de Gérard.
Elles levèrent de nouveau les yeux au ciel.
A 16 heures, heureuse propriétaire d’une paire de sabots moches, Vicky prenait le soleil sur un
banc de Washington Square Park en compagnie de Josie.
— Alors ? C’est quoi, ton histoire ? demanda Josie. Tu es à la fac ?
— Pas encore, non.
Mais elle pourrait décider d’y aller. A force de voir passer tous ces étudiants, une idée germait
en elle. En rougissant un peu, elle ajouta :
— Je me demande si je ne vais pas m’inscrire à des cours de théâtre.
Elle se sentait parfaitement ridicule en disant cela, mais Josie se redressa, très intéressée.
— Sérieux ? Tu veux faire du théâtre ? Parce que c’est pour ça que je suis à New York. Je suis
comédienne. Ce look, ajouta-t-elle avec un geste pour désigner les tatouages et les piercings, c’est
pour une pièce que je répète en ce moment. Je joue une fugueuse métalleuse qui survit comme elle
peut dans la rue.
— Tu joues ? répéta Vicky, bouche bée. Dans une pièce ?
— Oui. C’est une petite troupe, nous sommes cinq. Nous sommes ensemble depuis un an. Nous
avons surtout fait des pièces en un acte dans des salles minuscules, presque impossibles à trouver. On
a eu de bonnes critiques, surtout sur des sites web. Juste assez pour décrocher un petit peu de
financement.
Elle levait le pouce et l’index, séparés d’un espace assez fin pour y glisser une feuille de papier.
— Maintenant, on monte une pièce écrite par un des garçons du groupe. Il a vécu dans la rue,
alors c’est très dur, très réel.
La main sur la poitrine, les cils battants, elle conclut :
— J’ai le rôle principal.
— Waouh ! Je t’envie ! J’ai toujours voulu jouer.
— Qu’est-ce que tu attends, alors ?
— Ma mère ne voulait pas et…
Elle rougit de nouveau. Pour l’amour du ciel, elle était complètement ridicule ! Elle n’avait plus
sept ans !
— Et il se peut que je me lance ! conclut-elle.
La tête penchée sur le côté, Josie scruta son visage, puis la détailla attentivement, de sa coupe à
quatre cents dollars à ses mocassins Gucci.
— Hmm.
— Hmm ? répéta Vicky, perplexe.
— Oui, hmm.
Josie se mit à fouiller dans son énorme sac et en sortit une épaisse liasse de feuilles écornées.
— Prends le texte, lis-le ce soir. Nous n’avons encore trouvé personne pour le rôle de la grande
sœur. Tu pourrais auditionner, si tu veux. J’en parlerai aux autres.
— Je veux ! Je veux absolument !
Josie éclata de rire.
— Lis d’abord la pièce ! Enfin, bon, d’accord, je leur parle dès ce soir. Ils vont dire que je suis
folle mais on s’en fout. Je te préviens tout de même : ils sont bruts de décoffrage. Ils te jugent, ils te
critiquent. Quand il s’agit d’obtenir des résultats, ils n’ont pas de cœur.
Vicky renifla, ironique.
— Pas de problème ! Tu viens de décrire ma mère.
Puis elle ouvrit le texte sur ses genoux en demandant :
— C’est quoi, l’histoire de la sœur ?
— Une fille de Wall Street, sage, raide et chichiteuse.
Vicky leva les yeux, stupéfaite… et réussit à ne pas hurler de rire.
— Je crois que je pourrais entrer dans la peau du personnage !
— Sûr, confirma Josie en hochant la tête. Tu as le look. Le plus difficile, c’est qu’elle me
cherche dans les bas-fonds de la ville. Elle se retrouve complètement hors de son élément, à devoir
échanger avec les gens complètement démolis, les sans-abri désespérés devant lesquels elle passait
sans même les voir, bien isolée dans sa belle voiture…
Tout cela, c’était du vécu. Vicky avait grandi à Westport, la Mecque de la bonne société new-
yorkaise !
— Elle est obligée de changer de regard, expliqua Josie. Elle doit tout remettre en cause, sa
façon de s’adresser aux autres, sa place dans la société. Elle n’a pas énormément de texte mais c’est
un personnage charnière, c’est elle qui change le plus au cours de la pièce. Elle doit arriver à
convaincre le public qu’elle peut réajuster sa vision étroite du monde, se mettre à penser autrement,
sortir de la case dans laquelle elle a toujours vécu.
Vicky contempla le texte. Ce personnage était… comment dire, assez familier ! Ses lèvres se
retroussèrent légèrement, mais elle réussit à dire avec le plus grand sérieux :
— Ce sera difficile, mais j’aimerais essayer.

* * *

Vicky fit la route jusqu’au Connecticut avec le toit ouvert. Aujourd’hui, elle dînait avec sa mère
— la convocation était tombée la veille. Comme le bail de sa place de parking expirait à la fin de la
semaine, c’était l’occasion de déposer la BM chez Adrianna.
Le trajet fut agréable mais elle n’en profita guère : elle redoutait déjà le repas. Matt avait
forcément lâché le morceau, dit à leur mère qu’elle comptait renoncer au droit. Elle ne voyait pas
d’autre raison à cette invitation. Sa mère ne se priverait pas d’exprimer son point de vue. Ce serait
tendu, strident, même. Il serait presque certainement question de Winston et de Tyrell, et tout risquait
de se terminer dans les pleurs et les grincements de dents.
Elle se gara dans l’allée de la belle propriété et entra par les garages, en évitant délibérément le
hall d’entrée, immense mausolée avec son sol de marbre, ses gerbes de fleurs dans des niches
murales et son chandelier immense. Une pièce parfaitement inutile, délibérément agencée pour que
tous ceux qui franchiraient le seuil comprennent qu’ils entraient dans la maison de Personnes
Importantes, assez riches pour gaspiller cinquante mètres carrés.
Elle se dirigea vers la cuisine high-tech en reconnaissant avec plaisir l’odeur du poulet rôti que
la cuisinière avait laissé au four. Là, elle se servit un verre de chardonnay et partit à la recherche de
sa mère. Comme d’habitude, elle la trouva dans son bureau, au téléphone. Adrianna leva les yeux, la
vit sur le pas de la porte, et lui fit signe d’attendre un instant. Vicky recula en indiquant le jardin.
Assez satisfaite de pouvoir repousser la confrontation, même de quelques minutes, elle retraversa la
cuisine et sortit au grand air sur le patio. Ici, le grand air coûtait très cher au mètre cube ! Une
pelouse immense s’étendait devant elle, puis des prés vallonnés dans lesquels paissaient les superbes
chevaux avec lesquels les voisins d’Adrianna pratiquaient la chasse à courre. Elle pensa tout à coup
à Brescia. Si belle, si puissante, si sereine… Tout ce qu’elle-même aurait voulu être.
Bien entendu, l’idée de Brescia l’amena aussitôt à Ty. Pendant quelques courtes heures, elle
avait vraiment cru à leur avenir. Vraiment cru qu’il y aurait une place pour elle sur son ranch et dans
sa vie. Pauvre type ! Elle vida son verre en se répétant qu’elle avait tourné la page. Et avec plaisir !
— Il paraît que tu veux fiche en l’air ta carrière d’avocate pour devenir barista ?
Comme tous les grands prédateurs, Adrianna s’était approchée sans bruit avant de fondre sur sa
proie.
— Les pourboires m’ont agréablement surprise, ils sont formidables, répondit-elle en se
retournant vers elle. Et mon chef m’aime bien. Je ne crois pas qu’il me virera si je ne fais aucune
faute professionnelle.
Le regard de sa mère ne vacilla pas.
— Tu veux te servir de ton diplôme pour éponger le café renversé, rien que pour me faire
enrager.
— Je n’ai jamais cherché à te faire enrager, maman. C’est même tout le contraire, j’ai
uniquement décroché ce diplôme pour te faire plaisir. Moi, je n’en ai jamais voulu. Je n’en veux
toujours pas, d’ailleurs.
Puis, sans un regard pour sa mère, elle retourna dans la cuisine. Là, elle prit deux sets de table
et deux couverts, qu’elle emporta dans le patio et disposa sur la table ronde au plateau de verre. A
chaque instant, elle s’attendait à sentir monter en elle le ressentiment si familier… mais rien ne vint.
Désormais, elle faisait son chemin à sa manière. Les reproches de sa mère avaient perdu une grande
part de leur pouvoir.
Adrianna apporta le plat de poulet et de légumes rôtis, elles se servirent et, pendant quelques
instants bénis, mangèrent en silence. Les pensées de Vicky dérivèrent vers la pièce. Elle en avait lu la
moitié avant de prendre la route et avait hâte de rentrer pour découvrir le reste. Josie lui avait
suggéré de choisir une scène pour l’audition, en promettant de la faire travailler un peu avant
l’épreuve.
— Tu as toujours été mon enfant responsable, dit soudain sa mère.
Surprise, elle leva la tête.
— Moi ?
— Oui, toi ! Pour Matt, tout venait naturellement, il excellait partout. Premier de sa classe,
capitaine de toutes ses équipes et aussi beau garçon que son fichu père. Mais pour toi… rien n’a
jamais été facile. Tu as dû travailler d’arrache-pied pour décrocher des notes valables. Tu t’es
toujours donné du mal. Tu ne t’es jamais contenté de moins que ton meilleur effort.
La détresse dans la voix de sa mère compensait un peu ce que ses paroles avaient de peu
valorisant.
— Maman, si je me suis tant appliquée, c’est que tu me mettais la pression en permanence ! J’ai
travaillé comme un galérien pour ne pas te décevoir, je me suis forcée pour mes gammes au piano, je
me suis mise en quatre et je suis devenue une espèce de dingue névrotique, angoissée et coincée. Et je
t’ai quand même déçue !
Avec un petit rire fatigué, elle conclut :
— J’aurais dû faire ce que je voulais depuis le début. Au moins, une de nous deux aurait été
satisfaite.
Sa mère posa sa fourchette et but une longue gorgée de vin. Le regard fixé sur son assiette, elle
demanda :
— Que vas-tu faire ?
— Je vais prendre des cours.
Puis, comme sa mère levait la tête, de l’espoir dans les yeux, elle précisa :
— Des cours de théâtre.
Les épaules de sa mère s’affaissèrent.
— Comment vas-tu vivre ?
— Sur un budget très serré.
— Matt m’a dit qu’il pouvait…
— Je ne travaillerai pas à Wall Street, maman. Je veux être actrice.
Le fait de le dire tout haut lui fit monter le rouge aux joues, mais elle assuma.
— Je sais ce que tu as toujours dit du métier, poursuivit-elle. Tu as parfaitement raison, j’ai
toutes les chances de ne pas réussir. Je pourrais très bien continuer à servir des cafés jusqu’à mes
soixante-dix ans. Je veux tout de même essayer.
— Tout est ma faute… J’aurais dû aller trouver Matt tout de suite pour lui parler de Brown.
Cette voix vaincue… C’était tellement inattendu que Vicky en eut presque de la peine pour elle.
— Non, maman. Tu as eu raison de te taire. Ton unique erreur a été d’amener Winston à
Amboise.
Sa mère lui jeta un regard rapide et soupira.
— Tu as raison, murmura-t-elle.
Vicky la regarda, bouche bée.
— Pardon ? Tu viens de me donner raison ?
— C’est un sale type. Tu es trop bien pour lui.
Cette fois, la fourchette glissa de la main de Vicky et tomba bruyamment sur son assiette.
— Mais alors pourquoi…
— Parce qu’il est le premier homme à t’avoir intéressée depuis ton hippie, à la fac. Parce que je
veux te voir en sécurité financièrement. Parce que je veux des petits-enfants, pour l’amour du ciel,
pendant que je suis encore assez jeune pour en profiter !
Vicky la fixait toujours, médusée.
— Tu n’avais jamais parlé de petits-enfants.
— Quel intérêt ? Tu n’avais personne. Quand Winston est entré dans ta vie, j’ai pensé que si je
t’encourageais à ne pas trop attacher d’importance à certaines de ses… déficiences… tu pourrais
enfin te caser.
Elle haussa une épaule, la laissa retomber.
— C’était une erreur de calcul et cela s’est terminé sur un désastre, conclut-elle. Surtout pour
toi. Je te présente mes excuses.
Sa mère lui faisait des excuses ! Cela faisait beaucoup de chocs en l’espace de quelques
minutes !
— Merci, bredouilla-t-elle. Mais en fait ce n’est pas du tout un désastre. Si tout n’avait pas
dérapé, je serais toujours au cabinet, malheureuse comme un pou, au lieu de…
Elle hésita. Sa mère pouvait encore tout gâcher avec quelques mots bien choisis, mais elle
décida de prendre le risque.
— Au lieu d’auditionner pour un rôle dans une pièce.
— Auditionner pour un rôle, répéta sa mère, en articulant bien, comme si elle testait une phrase
dans une langue étrangère.
Vicky se hâta de minimiser l’événement.
— C’est juste une petite troupe, des inconnus complets. Le rôle ne serait pas particulièrement
difficile : une femme d’affaires coincée.
Elle laissa échapper un petit rire nerveux.
— Pour moi, aucun problème ! Seulement, je ne suis pas montée sur les planches depuis le
lycée, je ne vais pas savoir m’y prendre, alors ils ne voudront probablement pas de moi.
Sa mère se redressa comme si on l’avait piquée.
— Comment cela, ils ne voudront pas de toi ! Franchement, Victoria, je ne comprends pas
pourquoi tu cherches toujours à te rabaisser. S’ils ont un minimum de matière grise, ils seront trop
contents de t’avoir.
Cette fois encore, Vicky regarda sa mère comme si elle ne la connaissait pas.
— Je ne doute pas un instant, enchaîna cette dernière, que tu feras autant d’efforts pour devenir
une bonne actrice que pour tout le reste. Et, si tu te donnes à fond, je suis tout à fait sûre que tu
réussiras.
— C’est… c’est vrai ?
— Bien sûr !
Elle écarta la question d’un geste désinvolte.
— Cela n’a jamais été le problème. C’est le style de vie. L’incertitude. Le manque total de sens
des responsabilités.
Aha ! Maintenant, elles arrivaient au nœud du problème.
— Je ne suis pas comme grand-mère, dit Vicky avec une compassion sincère. Je ne vais pas
partir pour Hollywood et ne plus jamais donner signe de vie.
— Je ne pensais pas à ma mère, répliqua Adrianna avec raideur.
— Bien sûr que si ! Et pourquoi pas ? Elle t’a abandonnée et tu ne le lui as jamais pardonné.
Mais, maman…
Elle tendit la main et la posa sur celle de sa mère.
— … tu sais que je suis responsable. Je serais incapable de laisser tomber ma famille.
Pendant un long instant, le regard de sa mère resta fixé sur leurs mains enlacées. Vicky attendit
qu’elle se dégage, comme elle le faisait toujours. Cette fois, elle ne bougea pas.
— Tu ne gagneras pas bien ta vie, ma chérie. La plupart des acteurs sont fauchés. Mais tu
travailleras, tu décrocheras des rôles, et c’est ce qui définit le succès, dans ce milieu.
— Alors… tu es d’accord ?
— Non ! Je ne suis pas du tout d’accord !
Et voilà ! L’instant de grâce était terminé. L’Adrianna habituelle revenait en force. Elle retira sa
main de la sienne en lançant, exaspérée :
— Mais qu’est-ce que j’y peux ? Voilà dix ans que je fais mon possible pour t’assurer un avenir
confortable, dans une profession sûre…
Elle écarta les bras dans un grand geste excédé.
— Et voilà que tu auditionnes pour une… pièce ! Et apparemment, tu ne renonceras pas avant
d’avoir suivi cette… ce rêve jusqu’au bout. Même si tu échoues lamentablement ! Non, Victoria, je ne
suis pas d’accord, mais je suis ta mère et je n’ai pas d’autre choix que de te soutenir.
Le menton de Vicky menaçait de se décrocher.
— Tu vas me soutenir ?
— Je viens de le dire, oui. Pourquoi cet air stupéfait ?
Voilà une question à laquelle il valait mieux ne pas répondre ! Vicky se contenta donc de
murmurer :
— Merci, maman…
Son sourire était hésitant mais un nouvel espoir s’enracinait dans son cœur, encore fragile.
— J’essaierai de te rendre fière…
Sa mère haussa un sourcil hautain.
— Je suis sûre que tu feras de ton mieux.

* * *

Le téléphone sonnait quand Ty posa le pied sur son perron. Il se précipita à l’intérieur pour
vérifier le numéro du correspondant. Ce n’était pas Vicky. Tant mieux, cela tombait bien puisqu’il ne
voulait plus jamais lui adresser la parole.
— Mary Ann Raines ! lança-t-il avec un plaisir sincère. Comment vas-tu ?
— Je suis enceinte.
— C’est pas moi !
Mary Ann éclata d’un grand rire.
— Comment vont les choses pour toi, Ty ?
— Pas trop mal, pas fabuleusement bien non plus.
Le sourire aux lèvres, il emporta le combiné sans fil sur la terrasse et s’appuya contre un poteau
en demandant :
— Il paraît que tu es à New York, maintenant ? Je n’aurais jamais cru que tu quitterais cette
bonne vieille université du Texas.
— New York m’a proposé une chaire de professeur titulaire à plein temps. Impossible de
refuser.
Ils échangèrent quelques souvenirs de l’époque où elle avait été son professeur de philo préféré,
et lui, son étudiant favori.
— Dis-moi, tu attires toujours les filles dans ton lit, avec ta petite phrase sur l’empirisme et le
rationalisme ?
— Tant que ça marche… Et toi, tu es toujours amoureuse folle de ton mari ?
— Je crains bien que oui. Nous avons essayé pendant une éternité et voilà : au moment où je
renonçais et commençais à me renseigner sur l’adoption… Vlan ! Coup double, j’attends des
jumeaux.
— Ils auront beaucoup de chance, tu seras une maman formidable.
Il réprima un frisson de jalousie. Il n’était pas jaloux — Mary Ann et lui n’avaient jamais été
amants —, mais il enviait tellement son mariage heureux, et cette famille qu’ils allaient créer ! Si
Lissa avait vécu — et si elle l’avait écouté ! —, ils auraient cinq gosses aujourd’hui.
— J’espère, répondit-elle en riant, mais quarante-cinq ans, c’est un peu tard pour commencer.
Surtout avec des jumeaux ! Le médecin veut que je parte en congé maternité très tôt, je n’enseignerai
pas cet automne.
— C’est plus sûr. Il faut avoir des priorités, dans la vie.
Une mouche bourdonna à son oreille. Il l’écarta d’un geste distrait en pensant à une bonne
douche et à une bière bien fraîche.
— Voilà pourquoi je t’appelais, Ty. Je voudrais que tu me remplaces.
— Que je te remplace ?
— A mon poste à l’université.
Il cligna des yeux, trop surpris pour réagir.
— Je sais que je te préviens un peu tard, enchaîna-t-elle. Tu devras commencer dans trois
semaines. Mais c’est seulement deux cours, tous deux en plein dans ton pré carré.
— Je n’ai plus enseigné depuis mon doctorat !
C’était vrai, mais il avait beaucoup aimé donner des cours. C’était intéressant de chercher
comment reformuler les concepts pour arriver à les faire entendre, et puis ces visages tout neufs et
confiants qui le regardaient comme s’il savait de quoi il parlait…
— Tu es un professeur-né ! Les étudiants t’adoraient, le personnel de la faculté aussi. Les New-
Yorkais viendront te manger dans la main. Tu vas beaucoup aimer la vie là-bas.
Cette dernière affirmation lui arracha un rire stupéfait.
— Qu’est-ce qui a bien pu te donner cette idée ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Il se raidit un peu en se demandant si elle n’était pas un peu
trop perspicace.
— Tu as une intelligence brillante, répondit-elle enfin. Tu écris merveilleusement bien, tu sais
convaincre. Tu aimes être stimulé par d’autres intellectuels.
Il laissa échapper une petite exclamation de dérision, mais elle poursuivit sans se formaliser :
— Tu aimes ton ranch, je sais. Il fait partie de toi. Et peut-être que, si les choses avaient tourné
autrement, ta vie serait suffisamment remplie, mais vu la situation… tu es un type d’envergure qui
s’est enfermé dans une cage trop petite.
Là, elle s’aventurait en terrain interdit.
— Mary Ann, dit-il froidement, c’est très gentil à toi de penser à moi mais je suis content, ici,
dans ma petite cage.
Elle ne s’excusa pas, ce n’était pas son style.
— Ce n’est qu’un semestre, Ty. Bon, il y a une chance sur deux que je ne revienne pas, je te
l’accorde, mais pour l’instant tu ne t’engages que pour la rentrée.
Il ouvrait la bouche pour refuser poliment quand une Mustang rouge pointa son nez au bout de
l’allée. Furieux, il serra les dents. Il avait rompu avec Molly avant de partir dans les collines, mais
cette femme refusait de comprendre le sens du mot « non ».
Finalement… il avait peut-être besoin d’une cage un peu plus grande.
* * *

— J’ai raté un virage, expliqua Vicky avec un grand geste. A un moment donné, j’ai pris le
mauvais embranchement. Voilà pourquoi rien n’a jamais marché pour moi. Et voilà que cette… cette
bombe s’est abattue juste devant moi, j’ai été obligée de dévier de ma trajectoire, de prendre un
risque… Et regarde ce qui s’ouvre devant moi !
Madeline la toisa d’un air sceptique.
— Si tu prononces les mots « jette-toi dans le vide et un filet apparaîtra », je m’en vais tout de
suite.
Vicky éclata d’un grand rire.
— Je sais bien que je parle comme un guru New Age, mais sérieusement ! C’est tout de même
dingue, non ?
Rayonnante, elle regardait sans les voir les jeunes acrobates du skateboard autour de la fontaine
de Washington Square, et les promeneurs qui profitaient du dernier après-midi tiède et ensoleillé
avant la fin officielle de l’été. De tout son être, elle revivait son audition.
— Ça a éclaté en moi, Mad. La troupe a applaudi ! Tu peux le croire, ça ? J’ai décroché le
rôle ! Je vais répéter sur une vraie scène, jouer dans la pièce, faire partie de la troupe… Bon, le
théâtre est minuscule. En gros, c’est une salle désaffectée dans un vieil entrepôt de Hell’s Kitchen, ça
ne pourrait pas être plus loin de Broadway, mais… tu te rends compte ?
— Oui. Enfin, non. Mais je suis contente pour toi.
Le sourire de Maddie était tout à fait sincère, mais elle ajouta aussitôt :
— N’empêche que tu me manques. Bon, les cafés gratuits, j’adore, précisa-t-elle en brandissant
son gobelet, mais je voudrais que tu aies encore le temps de sortir boire des martinis.
— Toi aussi, tu me manques. C’est juste que l’on répète tous les soirs, et ensuite on va boire un
verre avec des copains comédiens dans un bistro du Village…
Elle se mordit la lèvre en voyant le sourire de Maddie s’effacer. Oh non… Elle avait voulu
attendre d’être plus à l’aise dans sa nouvelle vie avant de tenter de jeter des passerelles avec
l’ancienne, mais ses hésitations ne comptaient plus : elle venait de faire de la peine à sa meilleure
amie.
— Tu viens nous retrouver, ce soir ? proposa-t-elle négligemment. Je t’enverrai un texto quand
on sera prêts à y aller.
Le visage de Maddie s’éclaira.
— Je marche. Il y des garçons intéressants en perspective ?
— Adam, qui a écrit la pièce… Il a des yeux magnifiques et un sourire à tomber.
— Mmm, intéressant. Tu es sur le coup ?
Vicky secoua la tête avec conviction.
— Je suis toujours en phase « couvent ».
— Tu veux dire que tu penses toujours à Brown.
Elle aurait pu le nier, mais à quoi bon ? Maddie la connaissait trop bien. Et d’ailleurs, en tant
qu’actrice, elle se devait de regarder ses émotions en face pour apprendre à les exploiter.
— Tu as raison. Je suis tombée amoureuse de Ty et il me faudra du temps avant d’arrêter de
comparer tous les autres hommes au souvenir que j’ai de lui.
Maddie ouvrit des yeux ronds.
— Je croyais que c’était juste du sexe mémorable !
— Oui. Non. C’était lui tout entier. Il m’énervait, je l’aurais volontiers étranglé, par moments,
mais il me faisait tellement rire… Quand il m’a défendue devant ma mère, j’ai failli me mettre à
pleurer. Et, Maddie, il a tout de même tabassé Winston ! Il dirait probablement qu’il l’a fait parce que
c’est un crétin, mais il ne s’amuse pas à tabasser tous les crétins qu’il croise. Non, il l’a fait pour
moi. Rien que ça, ce serait assez pour que je l’aime.
Pour une fois dans sa vie, Maddie resta sans voix. Cela faisait un bien fou de le dire tout haut !
Maintenant, peut-être pourrait-elle tourner la page.
— Mais cela n’a plus d’importance, maintenant, assura-t-elle, autant pour elle-même que pour
Maddie. Il est au Texas, je suis ici. Nous pourrions aussi bien vivre dans deux galaxies différentes. Et
même si nos chemins devaient se croiser un jour, ce qui pourrait arriver puisqu’il est si proche
d’Isabelle, il n’oubliera jamais ce que je lui ai dit au procès. Et moi, je ne lui pardonnerai jamais
d’avoir trompé Molly avec moi. En fait, il nous a trompées toutes les deux. C’est un second Winston.
Elle regarda sa montre, se leva d’un bond et lança son gobelet vide dans une poubelle.
— Je dois y aller. Josie a une copine au bureau des inscriptions à la fac, qui peut me faire entrer
dans le séminaire de Spike Lee si je m’inscris aujourd’hui ! Génial, non ?
— Oui, murmura Maddie.
Elle semblait si déconcertée que Vicky se pencha pour poser un baiser sur sa joue.
— A ce soir !
Elle s’éloigna d’un pas vif, le cœur léger. Elle se rendait bien compte qu’elle laissait Maddie
dans un abîme de perplexité, à se demander pour la centième fois qui avait kidnappé son amie rigide,
coincée et refoulée pour lui substituer ce clone tellement à l’aise dans sa peau, doué d’un optimisme
tellement agaçant !
25

New York, ce n’était pas si mal, décida Ty, une fois que l’on s’habituait à l’odeur. Il préférait
nettement celle du fumier à celle des gaz d’échappement mais, à la mi-septembre, il était déjà prêt à
admettre que la vie en appartement présentait des avantages par rapport au ranch. Déjà, tout le temps
qu’il passait habituellement à réparer le toit, les marches de la véranda ou à faire de la plomberie se
trouvait libéré.
Il consacrait une part importante de son temps à ses trente-six étudiants de licence, ainsi qu’à la
poignée d’étudiants en master qu’il était chargé de guider. Ces derniers défilaient dans son bureau
entre son cours du matin et son cours de l’après-midi pour discuter de tout, des questions les plus
absconses de métaphysique ou d’épistémologie au moyen de remonter leur moyenne de quelques
points. Il ne les rembarrait jamais. Même en ajoutant le temps passé à préparer ses cours, le rythme
était plutôt calme.
S’il se sentait un peu stressé, c’était sa faute, pour n’être arrivé que deux jours avant le début
des cours et avoir fait la fête chaque soir depuis. Enfin, le marathon de sorties n’était pas entièrement
de son fait : quelques doctorants — enfin, quelques doctorantes — s’étaient donné pour mission de
faire découvrir Manhattan au cow-boy tout frais arrivé du Texas. Il s’était ensuivi une tournée des
clubs, les bars, et même un rade de strip-tease.
Et pourtant, occupé comme il l’était, il n’avait jamais cessé de penser à Vicky. Maintenant qu’il
se trouvait dans la même ville qu’elle, il se surprenait à la chercher partout. A se retourner d’un bond
chaque fois qu’une fille mince avec un rideau de cheveux blonds et un cul mémorable passait devant
lui. Le problème, c’était qu’il ne serait pas tranquille tant qu’elle n’aurait pas écouté ses explications,
pour Molly. Au minimum, elle devait l’entendre. Manque de pot, d’après le service des
renseignements, elle n’avait pas de ligne fixe. Il serait donc obligé d’appeler Isabelle pour lui
demander son nouveau numéro de portable. Ce serait probablement très moche.
Car Isabelle avait cherché à le joindre, et il ne l’avait pas rappelée. Le dernier message reçu
d’elle lui interdisait de la recontacter un jour parce qu’il était un salaud sans cœur et qu’elle le
désavouait pour toujours. Il n’y croyait pas un instant, mais elle le punirait forcément d’avoir ignoré
ses appels. Pire encore, quand il lui avouerait qu’il avait déjà passé deux semaines à New York sans
la contacter, elle le mettrait en pièces à mains nues. Et ensuite elle se mettrait vraiment en colère. Il
inspira à fond et composa le numéro.
Elle le laissa trembler pendant huit sonneries avant de répondre.
— Tiens, tiens, Tyrell Brown…
— Ma toute belle, dit-il de sa voix la plus caressante, je sais que tu m’en veux et tu as tout à fait
raison. Je suis un crétin, c’est vrai, mais il faut me comprendre. J’ai eu du mal à encaisser !
Elle mordit tout de suite à l’hameçon.
— Encaisser quoi ? Qu’est-ce qui a bien pu te bousculer, toi ?
Il se renversa contre le dossier son siège, croisa ses bottes sur son bureau, et dévida tout ce
qu’il avait à reprocher à Vicky. Quand il se tut, Isabelle ne réagit pas tout de suite. Il y eut un silence,
puis sa voix à son oreille murmura calmement :
— Tu sais, Ty, je commence à me dire que Vicky avait raison. Tu es vraiment un imbécile.
Les deux talons de Ty heurtèrent le sol en même temps.
— Comment ? Mais c’est elle qui est partie comme une fusée sans me laisser m’expliquer !
Elle poussa un gros soupir, comme s’il était vraiment en dessous de tout.
— Tu as oublié Winston ? Et comment il l’a trompée ?
En fait, il n’avait pas pensé à Winston depuis des mois. Un petit doute s’insinua sous la surface
bétonnée de ses certitudes.
— Il ne t’est jamais venu à l’esprit, poursuivit son amie, que Vicky puisse te voir tromper Molly
et décider que tu ne vaux pas mieux que lui ?
— Je viens de te dire que je ne trompais pas Molly !
Mais ses protestations avaient perdu une bonne partie de leur énergie.
— Ça se discute. Tu savais très bien qu’elle voulait autre chose de toi, donc tu n’as pas été clair
avec elle. Et ce n’est pas la question. La question, c’est que tu as eu l’air d’un type à qui on ne peut
pas faire confiance. Franchement, Ty, même moi, je n’ai pas pu te défendre, cette fois ! Si j’avais été
Vicky, moi aussi, j’aurais jeté mon téléphone dans les toilettes.
Ah ! C’était donc ça…
— Dire que je te prenais pour quelqu’un de sensible, Ty. Quelqu’un capable de gentillesse et
d’empathie.
Il se tassa un peu sur lui-même. D’une seconde à l’autre, elle allait prendre sa vitesse de
croisière.
— Je suis horriblement déçue. Pendant tout ce temps, tu t’apitoyais sur ton sort ? C’est
impardonnable. Je ne sais même plus ce que j’ai pu te trouver.
— Stop, stop ! Ma douce, ne renonce pas aussi vite.
Il se leva promptement et se mit à arpenter son bureau.
— Maintenant que tu me le dis, je vois bien comment ça a pu toucher un point sensible chez elle.
Comment avait-il pu ne pas le comprendre tout seul ? Obnubilé par sa propre déception, il ne
s’était même pas demandé ce que Vicky ressentait. Il était vraiment… un salaud.
— En fait, ma belle, si je t’appelais, c’était pour te demander son numéro.
— Pour pouvoir la torturer encore un peu ?
— Isabelle. Ma douce… Tu ne me prends pas vraiment pour un type horrible, si ?
Elle le laissa souffrir de longues secondes, puis répondit à contrecœur :
— Pas tout à fait, non. Mais Vicky ne veut pas que tu aies son numéro. C’est pour ça qu’elle en a
changé.
Frustré, il jeta un crayon contre le mur.
— Je t’en prie, aide-moi. Au moins, dis-moi qu’elle s’en sort, qu’elle a retrouvé un travail.
Comme cela, il pourrait la retrouver grâce à son bureau.
— Elle travaille dans un Starbucks.
— Un Starbucks, elle ? Bon, d’accord, lequel ?
Elle poussa un soupir exaspéré.
— Qu’est-ce que ça change ? Ils sont tous à trois mille kilomètres du Texas.
Oh non… Elle allait être folle de rage.

* * *

Ty était déjà allé au Starbucks de Vicky plusieurs fois, mais toujours au cours de l’après-midi,
quand elle n’était plus de service. Le lendemain, en sortant de son cours du matin, il rassembla son
courage et y retourna. Planté devant la vitrine, il fit mine de tripoter son téléphone pour pouvoir
glisser un regard à l’intérieur. Deux silhouettes minces allaient et venaient derrière le comptoir,
mettant à profit ce temps creux pour réapprovisionner les étagères. Son regard passa sur celle qui
avait les cheveux noir et rose pour se braquer sur la blonde. Elle lui tournait le dos mais il n’avait
pas besoin de voir son visage, son corps menu, son derrière adorable étaient suffisamment familiers.
Son cœur se mit à cogner contre ses côtes. Résolument, il verrouilla son sourire en place, poussa la
porte et s’approcha tranquillement du comptoir. La fille aux cheveux roses le capta tout de suite sur
son radar. Lui, il ne parvenait pas à détourner les yeux de l’autre. Une goutte de sueur glissait très
lentement le long de son dos. Bon sang ! Pourquoi n’avait-il pas réfléchi à l’avance à ce qu’il allait
dire ?
C’est alors qu’elle s’étira vers le haut pour atteindre quelque chose sur une étagère, son polo
remonta, sortit du jean qui lui moulait les hanches… et il sentit son cœur lui tomber dans les talons.
Ce n’était pas Vicky ! Ce tatouage au niveau des reins… ce n’était pas du tout son genre ! Il avait
exploré sa peau de satin de la tête aux pieds et elle n’avait de tatouages nulle part. Maintenant qu’il la
regardait de plus près, il voyait aussi d’autres différences. Cette fille portait une douzaine de fins
bracelets d’argent à chaque bras, de grands anneaux de gitane aux oreilles. Vicky ne portait qu’une
montre en or et des boucles discrètes. Et Vicky, sa Vicky si pudique, ne sortirait jamais dans ce jean
moulant comme une seconde peau, à la taille si basse qu’il lui couvrait à peine les fesses ! Il se tassa
un peu sur lui-même, affreusement déçu.
Il n’avait plus du tout envie d’un café, mais que faire maintenant qu’il était entré ici ? Il aurait pu
retourner à son bureau, mais pour une fois il n’avait aucune envie de voir les étudiants qui devaient
faire la queue devant la porte. Aucune envie non plus de rentrer dans son appartement vide. Quant aux
rues, elles lui sortaient par les yeux. Il réprima un soupir et s’avança vers la gothique qui lui souriait
si largement.

* * *

— Yip-pie ! chuchota Josie par-dessus son épaule. Regarde qui vient de descendre de cheval et
d’entrer tout droit dans mon cœur.
Vicky réprima une grimace. De manière générale, elle s’efforçait d’éviter tout ce qui pouvait
évoquer le Far West. Ce n’était pas facile, tous les Texans qui passaient par New York semblaient se
donner le mot pour se retrouver dans son Starbucks. Il suffisait d’un seul « yippie », et des visions de
cheveux blondis par le soleil et de regards de miel tendre la prenaient à la gorge, la poignardaient au
cœur et la mettaient en rage. Elle fit basculer sur son épaule un sac de grains de café de dix kilos et
se retourna pour foudroyer du regard le foutu cow-boy qui s’était permis de croiser sa route.
Ses poumons se bloquèrent. Tyrell Brown en personne s’avançait vers elle ! Grand, mince, un
crève-cœur ambulant dans ce jean ajusté et cette chemise familière, du bleu d’un ciel de minuit, avec
des pressions de nacre ! Quand leurs regards se croisèrent, il y eut un à-coup dans sa démarche, à
peine perceptible pour une femme qui connaîtrait moins bien la souplesse de ses mouvements. En
dehors de cela, il ne trahit aucune surprise. Elle sentit une sueur froide lui picoter le dos.
Campée derrière le comptoir, Josie ressemblait à un oiseau exotique lissant son plumage.
— Quel beau sourire, lâcha-t-il d’une voix traînante.
Bien sûr. Ty saurait forcément voir la vraie Josie sous ses accessoires gothiques. Sa copine se
pâmait déjà, avant même qu’il ne lui décoche son sourire le plus délectable. Un soupir dans la voix,
elle répondit :
— J’en ai autant pour vous. Quel beau… tout le reste !
Dans une imitation très réussie d’une fille de saloon dans un western, elle se déporta sur une
hanche avec un regard blasé.
— On ne t’a pas encore vu par ici, cow-boy, lança-t-elle, avec l’accent et en battant des cils.
— Je ne suis pas du coin, répondit-il en jouant le jeu. Mais je suis là, maintenant, et ça va se
savoir.
Elle joignit les mains devant elle, un geste conçu pour attirer son regard sur ses seins.
— Vous allez nettoyer la ville ? En agitant votre gros pistolet ?
Bon. Suffit. Vicky posa sèchement son sac de café sur le comptoir et écarta sa collègue.
— Qu’est-ce qu’on vous sert ? lança-t-elle, comme si elle s’adressait à un client lambda.
Mais Ty n’était pas un client lambda, il était l’homme qui l’avait aimée et plaquée, qui avait
touché son cœur avant de le briser comme une tasse de porcelaine. En six semaines de méditation
quotidienne, elle avait fini par se convaincre qu’elle lui pardonnait. Elle découvrait maintenant que
c’était plus facile de pardonner à trois mille kilomètres de distance. En revanche, lorsqu’elle était
uniquement séparée de lui par la largeur d’un comptoir, une rougeur brûlante montait le long de son
cou, envahissait son visage…
C’était incroyablement déconcertant : lui aussi faisait comme s’il ne la connaissait pas. Il avait
toujours su exactement comment s’y prendre, pour la déstabiliser. La rage lui étreignit le cœur.
— Un mocha blanc, chérie. Ecrémé, deux doses, pas de crème. Il faut que je surveille ma ligne.
— Et si on surveillait votre ligne, nous ? suggéra Josie avec un regard gourmand.
Vicky serra les dents. Elle connaissait déjà sa ligne de façon bien trop intime. Au prix d’un
effort, elle écarta les visions qui tournoyaient devant ses yeux et s’attaqua à sa commande. Elle eut
beau chercher à ne rien entendre, en allant jusqu’à se passer un tube de Coldplay dans sa tête, elle
entendit le bruit de la monnaie qu’il glissait dans la jarre aux pourboires déjà bien pleine tout en
disant :
— Deux jolies filles comme vous, vous devez bien vous débrouiller.
Sa voix traînante lui fit l’effet d’un grincement d’ongles sur un tableau noir. Elle acheva sa tâche
et plaqua son gobelet sur le comptoir avec une telle violence que le liquide gicla par le petit orifice
du couvercle. Josie bondit avec une serviette en papier en s’écriant :
— Désolée !
Elle lança à Vicky un coup d’œil perplexe, braqua sur Ty un regard langoureux et fit glisser son
gobelet vers lui, en laissant sa main en place jusqu’à ce qu’il lui effleure les doigts en le prenant.
Vicky serra les poings. L’épreuve était presque terminée. Il avait son café, et d’un instant à l’autre il
allait tourner les talons et repartir.
C’est alors qu’il fit le geste impensable : il prit un flyer sur la pile posée sur le comptoir. Le
flyer qui annonçait leur pièce ! Affolée, elle voulut le lui arracher des mains mais il se détourna
négligemment et le mit hors de sa portée sans sembler remarquer son geste. Avec un nouveau regard
abasourdi, Josie expliqua :
— C’est notre pièce. La première est ce soir, au Shoebox. Et c’est votre jour de chance…
Elle plongea la main dans la poche arrière de son jean, en sortit un billet et le brandit en
s’écriant :
— Parce que voilà la toute dernière place, et elle est pour vous !
— C’est complet ? demanda-t-il en l’englobant de nouveau dans son sourire le plus chaleureux.
Le buzz a dû fonctionner.
— Oui. Et aussi, bon, ce n’est pas pour rien que la salle s’appelle le Shoebox, la boîte à
chaussures…
Il se mit à rire. Vicky s’agrippa des deux mains au comptoir. Ce rire ! Elle l’adorait. Elle aurait
voulu le lui renfoncer dans la gorge, le jeter dans un train de marchandises, destination le Texas… Le
regard toujours fixé sur Josie, il fit un mouvement du menton vers elle.
— Votre copine est aussi dans le spectacle ?
— C’est moi la star mais elle a un rôle génial, répondit Josie. C’est son premier et elle déchire.
Elle agita le billet en ajoutant :
— Vous devriez venir ! Vous pourrez dire que vous nous connaissiez avant nos grands succès.
— Ma belle, dit comme cela, je ne peux pas résister.
Le regard de Vicky suivit sa main qui se tendait, se refermait sur le billet. La lueur dans ses yeux
lui donna envie de le gifler. Avec un dernier sourire pour Josie, il glissa la place dans sa poche et
sortit du café. Josie pressa son poing entre ses seins.
— Oh ! Il va venir au spectacle !
Vicky saisit une éponge et se mit à nettoyer furieusement le comptoir en marmonnant :
— Et alors ?
Josie la fixa, abasourdie.
— Et alors ? Non mais tu l’as vu ?
— J’ai vu sa chemise ringarde.
— Tu plaisantes ? C’est de l’authentique ! Du cow-boy 100 % Label rouge bien de chez nous, et
moi, j’en veux.
Inspirer en comptant jusqu’à quatre, expirer de la même façon… Elle n’avait pas eu besoin de
sa respiration antistress depuis six semaines au moins. Depuis la dernière fois qu’elle avait croisé la
route de Tyrell.
— Tu sais à qui il ressemble ? enchaîna Josie, des étoiles plein les yeux. Au Sundance Kid dans
le vieux film avec Robert Redford. C’est le même look décoiffé par le vent. Il a aussi le sourire de
Sundance, lent et salace, comme s’il alignait dans sa tête toutes les façons dont il pourrait te faire
jouir…
Vicky frottait énergiquement une tache qui ne partait jamais.
— Je me demande ce qu’il est venu faire à New York, murmura Josie, rêveuse. Je me demande
combien de temps il compte rester.
Moi aussi ! songea Vicky. Et moi, je vais m’arranger pour le savoir.

* * *

Si l’on pouvait tuer d’un regard, il serait mort sur le coup. Ty laissa la porte se refermer
derrière lui avant de se mettre à rire. Vicky était trop craquante quand elle était folle de rage. Encore
heureux qu’ils se soient trouvés dans un café et pas dans un restaurant : si elle avait pu mettre la main
sur une bouteille, elle l’aurait brisée sur le coin du comptoir.
Il goûta son café. Dire que, quelques minutes plus tôt, il avait cru ne plus jamais avoir envie de
café de sa vie ! En fait, il n’avait jamais rien bu d’aussi délicieux. Son regard sur le monde s’était
métamorphosé. Il trouvait le soleil plus brillant, les passants, charmants. Son corps se détendait,
aussi souple que s’il venait de faire une heure de yoga. Pour la première fois depuis des mois, il
n’éprouvait pas le besoin de taper sur quelqu’un. Un fleuriste ! Il traversa la rue et entra en lançant à
la cantonade :
— Il me faut trois… non, six douzaines de roses rouges. En deux bouquets, avec beaucoup de
jolis rubans.
Sa prochaine escale fut dans une cave à vins, où il hésita longtemps entre le Cristal et le Dom
Pérignon et finit par prendre une bouteille de chaque. Quand il retourna au bureau, la vue de la longue
file d’étudiants qui l’accueillait avec des regards de reproche ne suffit pas à assombrir son humeur. Il
les reçut un à un, fit semblant de s’intéresser à leurs problèmes, approuva leurs idées, les plaignit de
leurs difficultés et les conseilla de son mieux. Il agissait en mode automatique, ses pensées étaient au
Starbucks, il revivait chaque étape de sa rencontre avec Vicky…
Le choc avait été rude pour elle ! Elle était encore suffisamment avocate pour cacher sa réaction
à sa copine mais il avait bien vu son expression, la rougeur de ses joues. En revanche, il n’y avait
plus rien de l’avocate, dans son nouveau look, avec ses cheveux dans le dos, ces bracelets fins qui
ferraillaient à chaque geste, et le tatouage de la taille d’un cœur qui dépassait de son jean. Un jean si
serré qu’il pouvait presque repérer la tache de naissance sur sa fesse — une tache qui avait la forme,
comme il le lui avait appris, du fabuleux Etat du Texas.
Eh bien, il ne tarderait pas à y rentrer, au Texas. Parce que, maintenant qu’il l’avait revue, il
comprenait mieux pourquoi il pensait à elle non-stop depuis des mois. Il était fou d’elle, tout
simplement. Et, s’il savait juger les femmes, la rage qu’il avait lue sur son joli visage signifiait
qu’elle aussi était folle de lui.
Bien entendu, elle voyait les choses tout autrement. Elle pensait toujours lui en vouloir. Mais,
une fois qu’il lui aurait rappelé à quel point ils étaient bien ensemble, elle oublierait le malentendu
avec Molly et ils pourraient reprendre là où ils en étaient restés.
— C’est intéressant, Bristol, vraiment intéressant.
Il bondit de son siège avant que la jeune femme si sérieuse assise en face de lui ne puisse
enchaîner sur une autre question.
— Il faudra réfléchir, et développer ce concept dans votre mémoire de fin de semestre. Revenez
la semaine prochaine pour me montrer ce que vous aurez fait.
Il la raccompagna jusqu’à la porte, passa la tête à l’extérieur pour jeter un regard dans le
couloir. Ouf ! Plus personne. Bristol était la dernière. Il s’enferma dans son bureau et saisit le
téléphone.
— Sandy, bonjour, ici Tyrell. Je sais que vous venez de faire le ménage chez moi, mais est-ce
que vous pourriez refaire un tour cet après-midi ? J’ai des invités ce soir et j’aimerais que tout brille.
Et, pendant que vous y êtes, vous voulez bien me rendre service et changer les draps ? En faisant bien
le lit, avec tous les oreillers que j’ai lancés par terre ?
Il raccrocha et se renversa dans son fauteuil, les pieds sur le bureau, les bras derrière la tête, et
sourit au portrait de John Locke accroché en face de lui.
— Mec, je suis dans ton camp. Un empiriste jusqu’à la moelle.
Il lança un clin d’œil au vieux bonhomme au regard figé et lui confia :
— Je l’aurai toute nue dans mes bras avant minuit.
26

Josie se précipita dans la loge et se cramponna de toutes ses forces au bras de Vicky.
— Jack McCabe est dans la salle, dit-elle d’une voix blanche. Jack McCabe !
Les yeux lui tournaient comme ceux d’un personnage de dessin animé.
— C’est normal, assura Vicky en lui tapotant la main. C’est un ami. Mon frère vient d’épouser la
cousine de sa femme.
Josie n’était pas en état de suivre les détails de son arbre généalogique mais elle comprit le sens
général.
— Il fait partie de ta famille ? Et tu ne me l’as jamais dit ? Je l’adore ! Je me prosterne à ses
pieds. Je suis allée à tous les concerts des Sinners !
— Du calme. Je te présenterai après le spectacle.
Josie se mit à arpenter la loge minuscule en se tordant les mains.
— Oh ! Oh ! Je ne vais pas pouvoir jouer, maintenant que je sais qu’il est là !
Vicky ne l’écoutait plus. Elle avait suffisamment à faire avec ses propres angoisses. Les
soixante places du Shoebox seraient toutes remplies ce soir par les amis et la famille des acteurs. Un
public ultra-bienveillant, parfait pour son grand début. Et aussi Ty.
En espérant de toutes ses forces qu’il ne viendrait pas, elle était allée jeter un coup d’œil dans
la salle, quelques minutes plus tôt, par la porte latérale. Il était là, bien sûr, installé au quatrième rang
avec Jack, Lil, Isabelle, Adrianna, Maddie et Matt. C’était Isabelle qui avait dû se charger de les
placer, car Ty était assis aussi loin que possible de Matt. Mais il ne s’en sortait pas indemne pour
autant : si Jack faisait tampon d’un côté, Maddie l’avait coincé de l’autre, et à voir son expression le
Pitbull ne se gênerait pas pour viser la jugulaire. En temps normal, Vicky aurait apprécié le
spectacle, mais en plus du trac monstre de la première la situation entière lui donnait la nausée. Et
voilà que Josie, celle sur qui elle comptait pour la rassurer, partait en vrille.
— Rideau dans cinq minutes ! lança une voix dans le couloir.
Elle tapota son chignon sage, lissa des deux mains le tailleur bleu marine emprunté à sa mère.
Un peu plus tôt, cette dernière avait fait une visite rapide en coulisses, et Vicky avait été abasourdie
et très touchée de voir qu’elle avait autant le trac qu’elle. Elle n’approuvait pas, bien sûr, mais elle
tremblait d’appréhension.
Josie marmonnait tout bas en arpentant la loge. Vicky ne comprenait pas ce qu’elle disait mais
les paroles n’avaient aucune importance : le spectacle avant tout, the show must go on ! Elle prit son
amie aux épaules et la secoua un peu.
— Jo ! Maintenant, tu arrêtes. Tu es en scène dans deux minutes.
Puis, comme Josie la dévisageait sans comprendre, elle tonna :
— Josephine ! Va prendre ta place ! Calmement !
— Oui. Oui, bon d’accord.
Josie inspira à fond, se redressa. A peu près redevenue elle-même, elle lui souhaita bonne
chance et sortit.
Une dernière fois, Vicky se détailla dans le miroir, et quitta la loge à son tour. Debout dans les
coulisses, la gorge serrée et le cœur battant, elle regarda Josie se placer sur scène. Un instant plus
tard, les lumières de la salle se tamisèrent, puis s’éteignirent tout à fait. Le rideau se leva, et tous, la
troupe comme le public, se retrouvèrent dans un tunnel abandonné du métro, un lieu glauque et
sinistre semé des détritus de ceux qui arpentent les rues en plein soleil sans rien savoir du monde qui
s’étend sous leurs pieds. Un long moment passa, puis le rayon étroit d’un projecteur se posa sur la
silhouette de Josie, blottie contre la paroi couverte de graffitis, les genoux relevés, la tête dans ses
bras, son corps mince recroquevillé sur son ventre vide. Tout dans son attitude criait le désespoir
d’une fugueuse adolescente en bout de course.
Puis elle releva la tête et la lumière crue souligna la tension de son expression, mais aussi
l’étincelle qui brillait encore dans ses yeux. Cette énergie suffirait-elle à la maintenir en vie jusqu’à
ce que sa sœur la retrouve ? La question cruciale s’empara du public, et aussi de Vicky. Dans une
transition quasi magique, son personnage pincé et autoritaire s’empara d’elle. Elle oublia d’avoir le
trac, oublia Ty, sa mère et le reste du public. Son cœur battait très vite mais ses nerfs ne vibraient
plus ; elle se sentait à la fois sereine et pleinement vivante. Si elle avait pris le temps d’y réfléchir,
elle aurait peut-être décidé qu’après une longue quête elle venait enfin d’accéder au nirvana, mais,
quand elle sortit des coulisses et pénétra dans les entrailles sombres de la ville, elle était trop
engagée dans l’histoire qu’elle vivait pour se poser des questions.
Pendant soixante-dix minutes, la magie opéra, puis le rideau retomba sur son désespoir abject,
alors qu’elle était agenouillée dans son tailleur maculé, tête basse, près du corps brisé de Josie. Un
tonnerre d’applaudissements la ramena à la réalité. Josie se leva soudain en brandissant le poing,
triomphante, le reste de la troupe, acteurs et techniciens, se précipita sur le plateau pour les étreindre
toutes les deux en jubilant. Catapultée du chagrin à l’euphorie en une fraction de seconde, Vicky se
mit en ligne avec les autres. Ils se prirent la main, le rideau se releva, ils s’inclinèrent. Le public
dressé les acclamait, certains avaient le visage mouillé de larmes. Des fleurs s’abattaient à leurs
pieds. Ty s’avança jusqu’à la rampe pour lancer un énorme bouquet de roses à ses pieds, un autre à
ceux de Josie. Le cœur de Vicky, déjà plein à éclater, déborda. Rien ne pourrait jamais, jamais égaler
ce moment parfait.

* * *

Ebloui, Ty contemplait Vicky. Elle ressemblait à un sportif qui vient tout juste de remporter la
médaille, ivre de bonheur, un peu incrédule. Et pourquoi pas ! Elle venait de réussir une chose
stupéfiante. Elle était une actrice-née. Cruella elle-même avait les larmes aux yeux.
Il aurait voulu la féliciter mais Matt, arrivé le premier, l’étreignait avec force. Pas question de
gâcher son grand moment, ce serait le meilleur moyen de la perdre pour de bon. Il attendit donc que
l’excitation soit un peu retombée, la troupe, rhabillée, et il suivit le mouvement quand tout le monde
rallia le restaurant italien en face. Pendant qu’ils attendaient une table en bavardant et en riant, il
réussit enfin à s’approcher.
Elle portait de nouveau ce jean stupéfiant, avec un top argenté qui soulignait ses formes. Il se
posta juste derrière elle et se pencha pour glisser à son oreille :
— Ma belle, ta copine avait raison. Tu as été fabuleuse.
Ce regard saisi par-dessus son épaule, ces yeux bleus arrondis levés vers lui… Il aurait voulu la
dévorer toute crue. Il se contenta d’un simple baiser. Même pas un baiser salace, un baiser chaste et
sérieux sur la joue, comme une première livraison des excuses qu’il lui devait… et aussi pour lui
rappeler combien elle avait envie de rentrer avec lui pour sauter dans son lit.
Malheureusement, avant que ses lèvres ne touchent leur cible, un coude le cueillit sous les côtes.
Il se retourna d’un bond en exhalant un « ouf » douloureux. La minuscule Madeline le regardait, son
visage de lutin crispé de fureur.
— Laisse-la tranquille, cow-boy. Elle n’a pas besoin que tu viennes fiche en l’air sa soirée.
Il la toisa, hostile. Cette demi-portion lui avait déjà fait la leçon avant le lever de rideau. Il en
avait sa claque.
— Je n’ai aucune intention de ficher en l’air sa soirée, répliqua-t-il. Si tu veux tout savoir, je
suis amoureux d’elle.
Bon sang ! C’était sorti tout seul. Affolé, il se retourna pour voir si Vicky avait pu l’entendre. Il
devait y avoir une providence parce qu’elle était occupée à présenter Josie à Jack. Sous couvert des
exclamations aiguës de la jeune comédienne, il mit de la distance entre lui et Madeline en se glissant
de l’autre côté de Vicky. De toute façon, la minus pourrait toujours essayer de le pousser dehors, elle
ne ferait pas le poids.
Au bout de quelques instants, Josie se calma suffisamment pour le reconnaître et lui lança un
sourire radieux.
— Salut, cow-boy !
Puis elle nota la façon dont il se tenait à côté de Vicky, tira ses conclusions et braqua un index
accusateur sur son amie.
— Tu as dit qu’il était un cow-boy ringard !
— C’est vrai, répondit posément Vicky. C’est un crétin égomaniaque et un sale type.
— Autrement dit, tu es folle de lui. Je n’arrive pas à croire que tu n’aies rien dit !
Maddie intervint, hors d’elle.
— Elle n’est pas du tout folle de lui ! Elle voudrait le noyer dans l’East River. Je le ferai peut-
être à sa place, d’ailleurs, s’il ne la laisse pas tranquille.
Ty ne dit rien. Ne bougea pas. Tout le monde le regardait, Maddie grondait comme si elle allait
mordre. Par chance, le serveur vint les chercher pour les entraîner vers une longue table au fond de la
salle. Il y alla au culot et réussit à s’emparer de la place à côté de Vicky. Une victoire qui ne lui
apporta pas grand-chose : elle fit comme si elle ne le voyait pas. La demi-portion se posta de l’autre
côté de lui, beaucoup trop près à son goût. Prudent, il garda le bras contre son flanc pour se mettre à
l’abri d’un autre coup de coude.
Les plats arrivèrent, et tout le monde se mit à manger avec appétit. Le brouhaha augmentait d’un
cran à chaque circuit des pichets de vin. Lil avait sorti son appareil photo et prenait une foule de
clichés, tout le monde parlait à tue-tête. Tout le monde sauf lui. Il se faisait l’effet d’une île battue par
des vagues hostiles. Pour un homme habitué à se trouver au cœur d’un cercle de femmes éperdues
d’admiration, l’expérience était nouvelle… et très désagréable. Maddie l’ignorait, sauf quand elle lui
glissait un commentaire désobligeant. Cruella, installée en face de lui, ressemblait à un iceberg. En
bout de table, Isabelle elle-même, son Isabelle adorée, lui télégraphiait un avertissement en lettres de
feu : « Gâche cette soirée et tu es mort. »
Et Vicky ne s’emparait d’aucun des sujets qu’il lui lançait ! Elle se montrait même si indifférente
qu’il commença à douter de l’attirer dans son lit ce soir ! Non, il devait absolument réussir ! Lui
montrer que Josie avait raison : il était peut-être un crétin égomaniaque et un sale type, mais elle était
réellement folle de lui. Et cela, ce serait beaucoup plus facile à démontrer quand elle serait dans ses
bras.
Il avala la dernière gorgée de son chianti, reposa son verre et décida de ne plus le remplir. S’il
buvait davantage, il serait obligé d’aller pisser et la demi-portion lui piquerait sa place. Tant qu’il
était près de Vicky, il lui restait un espoir de trouver une brèche dans le mur qu’elle lui opposait.
Le problème, comprit-il un peu plus tard dans la soirée, était qu’il l’avait laissée prendre le
dessus. Il avait baissé sa garde, oublié sa règle d’or : toujours la déstabiliser ! Il attendit qu’elle
tende la main vers son verre pour lui glisser à voix basse à l’oreille :
— Vicky, chérie, tu es sûre de vouloir boire encore ? Tu sais comment tu es quand tu exagères.
Cette fois, il avait réussi à capter son attention ! Outrée, elle tourna la tête vers lui.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
A mi-voix, il répliqua :
— Tu as le feu aux fesses.
— Moi ? J’ai le feu aux fesses ? claironna-t-elle, indignée.
Tous les regards se tournèrent vers elle. Il ouvrit les mains dans un geste impuissant.
— J’ai essayé de ne pas le dire trop fort…
Ses joues roses flambèrent, rouge vif. Tout bas, elle siffla :
— Ça ne te suffit pas de m’avoir humiliée à Amboise et au Texas ? Il faut que tu recommences le
soir de ma première ?
Enfin, il arrivait à quelque chose !
— Ma belle, dit-il en affrontant son regard furieux, je n’ai jamais voulu te blesser. Je regrette du
fond du cœur de t’avoir fait du mal.

* * *

Vicky grinça des dents. Comment pouvait-il lui faire ça ? Il prenait plaisir à l’humilier ? Quel
monstre ! Elle avait tout fait pour l’ignorer, pour se comporter comme s’il n’était pas assis juste à
côté d’elle, à sentir si bon l’homme et les grands espaces. C’était déjà assez difficile, comme si un
champ magnétique agissait sur chaque cellule de son corps. Elle devait lutter de toutes ses forces
pour ne pas glisser dans ses bras, sur ses genoux… Elle avait parlé avec Isabelle, savait qu’il
enseignait à l’université, habitait à deux pas de chez elle. Ce qu’elle ne comprenait pas du tout, en
revanche, c’était pourquoi, après lui avoir montré par deux fois, on ne peut plus clairement, qu’il se
fichait d’elle comme de l’an quarante, il venait encore la relancer.
Il ne pouvait pas être en manque. Le campus universitaire, toute la ville de New York
ressemblait à un banquet tout spécialement servi pour un homme comme lui. Et pourtant, depuis le
début de la soirée, il faisait des pieds et des mains pour attirer son attention. Avec ses excuses en
apparence sincères, il venait de réussir. Elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il les reprenne et
qu’elle puisse continuer à l’ignorer en paix.
Le regard braqué sur le sien, elle se raidit. Pas question de se laisser déconcentrer par ses yeux
dorés ou affecter par son sourire. Le Sundance Kid ? N’importe quoi ! D’une voix ferme, elle
demanda :
— Pourquoi es-tu ici, Tyrell ? Que viens-tu chercher, en fait ?
Il lui offrit le lent sourire si sexy qui la faisait, qu’il aille au diable, vraiment penser au
Sundance Kid. Fichue Josie qui lui avait mis cette image en tête !
— Mon cœur, je veux te ramener chez moi.
Ce murmure si chaleureux, si tentant… Elle serra les dents et, à voix tout aussi basse, elle
demanda :
— Pourquoi moi ? Tu dois avoir une foule de filles à tes pieds sur le campus.
— Je ne veux pas de filles. Je veux une femme. Je te veux, toi.
Il souriait toujours mais son regard était sérieux. Elle se sentit perdre pied.
— Mais non, ce n’est pas vrai, chaque fois, tu me… Tu ne pourrais pas me laisser tranquille ?
Sa petite voix plaintive la révulsa. Elle voulut se détourner mais il avait capturé son regard.
Pourquoi secouait-il la tête ?
— C’est ce que tu veux vraiment, qu’on te laisse tranquille ? Moi, je crois que tu es seule
depuis bien trop longtemps.
— Mais non ! J’aime être seule. D’ailleurs, je ne suis pas seule du tout, j’ai mes amis, ma
famille. Et maintenant j’ai aussi…
Elle agita la main pour désigner la fête, cette soirée, ses débuts dans le théâtre.
— Je ne veux pas d’homme. Je ne te veux pas, toi.
Cela aurait suffi à décourager n’importe qui, mais c’était Tyrell qui était assis là, l’homme à
l’ego sans limites. Cette fois encore, il secoua lentement la tête.
— Ma douce, personne n’aime être seul. Personnellement, je n’en peux plus.
Il semblait si sincère qu’elle faillit avoir de la peine pour lui. Puis il haussa les épaules, en
homme qui se résigne à un pis-aller.
— Même si tu es horriblement susceptible, même si tu adores les disputes…
— Je n’adore pas les disputes, c’est toi ! Tu me lances des piques en rafale, rien que pour avoir
une réaction. Comme tu es en train de le faire en ce moment !
Il la caressa d’un regard de compassion.
— Bien essayé, chérie, mais ta psychologie à rebours ne marchera pas avec moi. Comme je le
disais, tu te braques pour un rien…
— Quel crétin ! Je ne sais pas pourquoi j’ai…
Elle se tut brusquement en le voyant sourire, très satisfait de lui. Quel culot stupéfiant ! Si elle
ne partait pas très vite, ce serait son tour de lui mettre son poing dans la figure. Elle se leva
brusquement, lança un sourire à la ronde et s’écria :
— Merci d’être venus, vous tous ! Je ne peux pas vous dire à quel point ça compte pour moi.
Bon, je vais rentrer. Il faut que j’aille travailler d’ici quelques heures.
Elle les avait tous pris par surprise. Matt réagit le premier.
— Attends une minute, Vic, je t’appelle un taxi.
Impossible d’attendre une seconde de plus, même pour dire bonsoir à Maddie, qui avait choisi
le mauvais moment pour aller aux toilettes.
— Ne t’embête pas, Matt, j’en trouverai un dans la rue. Bonne nuit, tout le monde !
Et elle fila droit vers la porte.

* * *

Ty jura à haute et intelligible voix. Si elle trouvait un taxi, elle lui échapperait et il se
retrouverait à la case départ. Sans écouter les menaces de Matt ou les supplications d’Isabelle, il
bondit de sa chaise pour se lancer à sa poursuite. Cruella fut plus rapide que lui. Elle se jeta
littéralement en travers de la table, empoigna sa chemise et s’y cramponna. Pendant un instant
surréaliste, il pédala dans le vide comme un personnage de dessin animé, puis les pressions cédèrent,
Adrianna lâcha prise, et il traversa le restaurant comme une fusée, sans un regard en arrière, sa
chemise ouverte lui battant les flancs.
Il jaillit sur le trottoir. Là ! Elle montait à bord d’un taxi ! Ce fut comme s’il se téléportait sur
place : il saisit la portière avant qu’elle ne puisse la refermer, la repoussa sur le siège d’un coup de
hanche et atterrit sur la banquette près d’elle.
— Qu’est-ce que tu… ?
Déjà, la grosse voiture s’écartait du trottoir. Vicky le fixait, blanche de fureur.
— On va où ? s’enquit-il cordialement.
— Moi, je rentre chez moi. Toi, tu descends.
Il se retourna à demi. Par la vitre arrière, il vit Matt jaillir du restaurant à son tour, la tête
tournant d’un côté et de l’autre comme une tourelle de char. Son regard passa sur leur taxi sans s’y
arrêter. Un instant plus tard, ils viraient à droite sur la 9e Avenue. Rassuré, il se détendit et déploya
son bras sur le dossier du siège.
— Pourquoi ne pas partager le prix du taxi ? demanda-t-il d’une voix raisonnable. Nous sommes
quasiment voisins.
— Parce que tu m’insupportes, grogna-t-elle en se tassant le plus loin possible de lui, tout
contre la portière opposée.
— Oh ! Allez… Je t’ai dit que je regrettais.
— Les regrets, ça ne suffit pas ! Tu m’as brisé le cœur.
Elle ne parlait pas comme une femme au cœur brisé mais comme une femme en colère. Son
mouvement de la tête lui rappelait celui de Brescia, un jour où elle l’avait mordu.
— Ma douce, dit-il de la voix qu’il avait prise pour apaiser sa jument, la vérité, c’est que j’ai
aussi brisé le mien.
Pendant un instant, elle le contempla sans bouger, ses yeux bleus indéchiffrables à la lumière des
réverbères. Le taxi s’arrêta à un feu rouge… elle ouvrit sa portière à la volée et s’enfuit entre les
voitures.
Ce geste le prit complètement par surprise. Il jura, fouilla ses poches, trouva un billet de vingt
dollars, l’enfonça dans la fente de la cloison et bondit de la voiture à son tour… juste devant une
limousine noire qui fonçait à tombeau ouvert en grillant le feu rouge. Ses réflexes lui sauvèrent la vie,
il pivota en se plaquant contre le taxi, la limousine passa dans un éclair. Par le toit ouvert du véhicule
emballé, des filles complètement soûles agitaient des bouteilles de champagne en l’appelant à grands
cris de sirène. Reconnaissant d’être toujours en vie, il leva la main pour les saluer, et jappa de
frayeur quand un autre taxi bondit du trottoir en le ratant de trois centimètres. Il n’y avait qu’à New
York que l’on trouvait une circulation aussi frénétique à minuit ! Il brandit son médium à l’intention
du chauffeur du taxi et maudit la ville tout entière.
Enfin, il réussit à rejoindre le trottoir. Il aspira une énorme bouffée d’air et repéra Vicky qui
s’enfuyait le long de la 42e Rue. Oh non, pitié, elle courait vers Times Square ! Il la perdrait
sûrement, dans la foule qui sortait des théâtres. Il se jeta à sa poursuite et galopa éperdument en
faisant des zigzags entre les badauds, en contournant les réverbères et les poubelles et en jurant en
continu à voix basse. Jamais, de toute sa vie, il n’avait eu à courir pour attraper une femme, et voilà
qu’il se retrouvait au cœur de Manhattan, à essayer de sprinter en santiags. Des bottes qui étaient
faites pour marcher tranquillement. Pourquoi, mais pourquoi Vicky s’entêtait-elle à tout compliquer ?
Elle tourna à gauche sur la 7e Avenue. En déboulant à l’angle de la rue, il vit qu’il avait gagné
du terrain, mais la foule se faisait de plus en plus dense, comme un troupeau qui l’empêchait
d’avancer ! Il en aurait hurlé.
Devant lui, Times Square s’ouvrait dans un flamboiement de néons, la place bondée de gens de
tous les âges et de toutes les nationalités contemplant bouche bée les grands panneaux lumineux
publicitaires, essayant de se repérer sur les écrans qui leur renvoyaient leur image. Dans cet océan de
têtes, la chevelure blonde de Vicky fendait les groupes comme une flamme. Pendant un instant, il la
perdit de vue, la retrouva quelques mètres plus loin. Il était sur le point de la rattraper quand il fut
bloqué par le feu au coin de la 45e Rue. Elle atteignit l’autre trottoir mais il resta en plan devant le
flot de voitures. Frustré, il haussa le cou et l’entrevit au moment où elle se précipitait à l’intérieur du
Marriott Marquis.
Il poussa un nouveau juron. L’hôtel était gigantesque ! Ses doctorantes l’avaient justement
emmené au célèbre restaurant panoramique tournant en haut du building. L’établissement abritait une
foule d’autres restaurants, des bars. Vicky pourrait disparaître dans n’importe lequel d’entre eux, ou
couper vers une autre sortie, s’en aller par une rue latérale. Et dans ce cas il ne la retrouverait plus.
Le feu changea enfin. Il bondit, se fraya un chemin entre les piétons en jetant des « désolé » par-
dessus son épaule chaque fois qu’il bousculait quelqu’un. La porte était devant lui ! Il se rua à
l’intérieur de l’hôtel et s’arrêta en dérapage contrôlé en jetant des regards affolés à la ronde. A sa
droite, un poste de sécurité. Au centre, une colonne ronde d’ascenseurs. Ce n’était pas le hall
d’accueil de l’hôtel proprement dit, qui se trouvait au huitième étage — il le savait parce que les
doctorantes avaient cherché à le convaincre de prendre une chambre avec elles —, mais une petite
foule sillonnait le grand espace, entrait et sortait, poussait la porte des magasins…
Là ! Des cheveux blonds s’engouffraient dans un ascenseur. Vicky ? Pas Vicky ? Il risqua le tout
pour le tout, se précipita, bondit par-dessus une valise et se propulsa entre les portes qui se
refermaient.
27

Vicky poussa un cri de frayeur et se plaqua contre la paroi. Quelqu’un venait d’entrer dans la
cabine comme un boulet de canon. L’autre femme qui se trouvait dans l’ascenseur hurla, son mari la
tira brusquement derrière lui en se campant solidement sur ses jambes, prêt à la défendre contre le
barbare à demi dévêtu qui venait d’envahir leur petit espace.
Bouche bée, Vicky contempla le barbare en question en réprimant une envie de hurler. Comment
l’avait-il retrouvée ? Cet instant de saisissement lui coûta cher : quand elle se jeta vers les portes
pour ressortir, elles s’étaient déjà refermées. Furieuse, humiliée, elle se retourna d’un bond pour tenir
tête, une fois pour toutes, à ce fou furieux, ce crétin dépourvu de toute délicatesse, ce type horrible
qui l’avait forcée à quitter sa propre fête et à le fuir dans les rues de New York.
C’est alors qu’elle vit son visage. Sous le choc, sa bouche se referma, ses cheveux se dressèrent
sur sa nuque, son instinct de survie enfonça tous les boutons d’alerte. Il bouillait comme une marmite
que l’on avait laissée sur le feu ! D’une main tremblante, il repoussa ses cheveux de ses yeux et
braqua sur elle un regard brûlant. La sueur brillait à ses tempes, son souffle sifflait entre ses dents.
Quand il se redressa, il remplit la cabine à la faire éclater. Vicky avala péniblement sa salive, le
couple se glissa discrètement plus près de la porte. Confusément, elle pensa qu’avec un peu de
chance ils parviendraient à appeler la sécurité avant que Ty ne l’étrangle.
Un tintement feutré retentit, les portes s’ouvrirent, et tout le monde se retrouva dans le couloir.
Le couple tourna à gauche et fila sans demander son reste. Vicky tenta d’en faire autant, mais Ty la
rattrapa en deux foulées, la fit pivoter comme dans une figure de danse et la plaqua contre lui,
poitrine contre poitrine, les bras noués autour d’elle comme des câbles.
— Tout pourrait être facile, gronda-t-il, ou très, très rude.
— Je vais hurler, répliqua-t-elle sur le même ton.
— Essaie. Je t’enfoncerai dans cette trappe à linge sale.
— Au moins, je ne serai plus avec toi !
— Je serai juste derrière toi. Nous terminerons ça au sous-sol, là où personne ne t’entendra
crier.
Ses yeux de tigre la brûlaient. Elle n’avait pas du tout envie de dégringoler dans la glissière à
linge sale.
— Dis ce que tu as à dire, alors ! lança-t-elle, à court d’idées. Soulage-toi. Raconte-moi ta
révélation.
La mâchoire de Ty se crispa encore plus, si c’était possible.
— Tu vois ? Ce sont les vannes de ce genre qui me rendent si dur que je ne peux même plus
penser.
D’une main de fer, il saisit son bras et l’entraîna vers la porte de l’escalier intérieur. Le battant
métallique se referma derrière eux dans un claquement sinistre qui se répercuta pendant plusieurs
secondes dans l’escalier de béton. Il l’adossa au mur miteux en plaquant ses mains de chaque côté
d’elle pour l’empêcher de fuir. L’ampoule nue accrochée au plafond tombait en plein sur ses mèches
blondies par le soleil. Ses yeux n’étaient plus que des fentes.
— J’ai failli me faire aplatir par une limousine en te courant après, dit-il d’une voix tremblante
de colère.
— Dommage. Je veux dire : dommage qu’ils t’aient raté.
Il retroussa la lèvre dans une grimace menaçante.
— Je pourrais te retourner sur mon genou et claquer ton joli derrière.
— Tu aimerais, riposta-t-elle aussitôt. Je porte le string léopard, avec le soutien-gorge assorti.
Et toi, tu ne les reverras jamais.
Ses yeux changèrent de couleur comme un ciel d’orage.
— Tu me les montreras, promit-il d’une voix rauque. Avant la fin de cette nuit, je te les retirerai
avec les dents.
Elle sentit sa bouche s’assécher, des papillons tournoyer dans son ventre. Comment pouvait-elle
avoir une telle envie de lui après tout ce qu’il lui avait fait subir ? Malgré tout le chemin parcouru ?
Elle voulut le repousser. Autant chercher à repousser un mur de pierre. Sous ses mains, sa poitrine
avait la même dureté mais elle était tiède, elle se soulevait et retombait au rythme heurté de son
souffle. Oh ! Pour l’amour du ciel ! Elle ferait mieux de retirer ses mains tout de suite… seulement,
sa chemise était ouverte, les poils de son poitrail lui chatouillaient les paumes, et ses abdos, ses
fameux abdos, étaient juste devant elle comme d’énormes carrés de chocolat. Non, encore plus
tentants. Comment se retenir de les toucher ?
Elle jeta un regard rapide à son visage et le regretta tout de suite. Ce regard ! Elle avait oublié
qu’il savait lire dans ses pensées.
— Vas-y, murmura-t-il de sa voix la plus sensuelle.
Elle se lécha les lèvres. Baissa les yeux sur le corps arc-bouté devant elle. Fit glisser le bout de
ses doigts plus bas, plus bas, jusqu’à ce que ses pouces heurtent le premier rebord, le second… le
troisième. Son ventre frémissait, la sueur collait à sa peau. Un son rauque monta en spirale du creux
entre ses cuisses, s’enroula autour de son cœur et jaillit sous la forme d’une plainte très douce qui le
galvanisa comme une décharge électrique. Sa bouche fondit sur la sienne, chaude et humide, et il
l’embrassa comme si sa vie en dépendait, lui releva son top jusqu’au cou, écarta son soutien-gorge et
s’empara de ses seins.
Elle en avait autant pour lui. Elle l’embrassa comme une furie, glissa les mains sous sa chemise
en lui griffant le dos. Soulevée, aveuglée par le désir, elle oublia le chagrin, le lendemain, l’avenir.
Plus rien ne comptait que cet instant, elle ne voulait rien d’autre que lui.
Des grondements et des gémissements leur échappaient, dans ce langage universel qui signifiait
« toi, tout de suite ». Maladroite dans sa hâte, elle chercha à déboutonner son jean. Il enfonça la main
à l’intérieur du sien et glissa les doigts dans son string humide, puis dans sa chair, en tira une
humidité glissante et l’étala. Les mains de Vicky s’ouvrirent, sans forces. Dans son état actuel, le jean
de Ty représentait un obstacle insurmontable. Il se libéra lui-même et prit sa main d’autorité pour
l’enrouler autour de sa verge, dure et brûlante.
— Oui, oui…
Elle entendait sa propre voix le supplier. Il écrasa ses lèvres sur sa joue, les traîna jusque dans
son cou.
— Dis-moi ce que tu veux. Dis-le-moi et je le ferai.
— Toi, haleta-t-elle. Dans moi. Tout de suite.
Il l’arracha au mur et l’entraîna vers la rampe de l’escalier. D’un mouvement, il la retourna, la
plia en deux, fit tomber son jean sur ses chevilles.
Elle sentit l’air frais sur ses fesses juste avant qu’il ne s’en empare.
— Ma belle, tu as un cul magnifique… Je pourrais le croquer.
Il la mordit, tendrement. Tremblant de tous ses membres, elle lança :
— Sérieux ? Dans un moment pareil ?
Il laissa échapper un petit rire rauque… et lui retira son string léopard avec les dents.
Il avait remporté ce round mais elle s’en fichait : le petit bruit d’un emballage que l’on déchire
remplissait tout son univers. Un instant plus tard, il lui écarta les cuisses. Il dut sentir une tension en
elle car il passa une large main apaisante sur son dos.
— Ne te fais aucun souci. Je vais entrer tout droit.
— Toujours des promesses, gronda-t-elle entre ses dents.
Puis elle éclata :
— Oui ! Oui !
Car il s’enfonçait en elle en serrant ses hanches à pleines mains.
— Oui !
Il se mit à la chevaucher, vite, intensément. Elle gémissait, cramponnée à la rampe à se faire mal
aux mains, ses seins tressautaient, son souffle rauque lui brûlait la gorge, elle ruait à la rencontre de
ses assauts. Elle tourna la tête, le regarda par-dessus son épaule, splendide, ses cheveux sur le front,
son torse luisant de sueur. Ses yeux brillants s’emparèrent des siens.
— Je te tiens, ma belle. Maintenant, caresse-toi. Jouis avec moi.
Oui, elle pouvait le faire. Elle pouvait jouir avec lui dans l’escalier d’un hôtel de Times Square.
Elle acquiesça, chercha le point magique et…
— Ooohhh !
Les doigts de Ty s’enfoncèrent dans ses hanches, les tendons de son cou s’étirèrent comme des
cordes… puis elle serra les paupières, le corps tressautant, le cœur martelant sa poitrine. Ses genoux
cédèrent, elle lâcha tout… Ils basculèrent ensemble dans le plaisir.

* * *

Quelques étages plus haut, une porte s’ouvrit. Ty marmonna un juron engourdi. Ce n’était pas le
moment d’avoir de la visite, alors qu’il soutenait Vicky d’un bras et se cramponnait de l’autre à la
rampe… Des pas se mirent à dévaler l’escalier. Il sentit le corps inerte de Vicky s’animer.
— Ça va ? demanda-t-il tout bas sans oser la lâcher.
— Oui…
Sa voix tremblait un peu mais elle se dégagea. Elle avait remonté et fermé son jean et rangé
sagement ses seins sous son top avant qu’il n’ait terminé de boutonner sa braguette.
Fausse alerte. Les pas s’arrêtèrent à l’étage au-dessus, ils entendirent une porte claquer. Le
silence retomba. Vicky se tenait à côté de lui, tête basse et mains jointes. Il reconnut les symptômes,
comprit qu’elle regrettait ce qu’elle venait de faire. Dans une minute, elle chercherait de nouveau à
s’enfuir, par principe. Vite, une idée !
Il se composa le visage d’un homme très macho réduit à demander de l’aide à une femme.
— Ma belle, je crois bien que j’ai besoin d’un coup de main. J’ai dû me faire un claquage…
Il se tenait le dos. Elle leva vivement les yeux, l’air coupable.
— Oh ! C’est ma faute, je me suis écroulée après…
Sa voix s’éteignit et elle rougit si fort qu’il s’en voulut presque de faire semblant. Presque ! Il
grimaça, en homme qui affronte la douleur avec courage.
— Si tu mets ton bras autour de ma taille, je crois que je pourrai atteindre l’ascenseur.
— Oui. D’accord. Attends, laisse-moi fermer ta chemise, les gens vont croire…
Elle était trop craquante, quand elle était gênée. Il se retint de la taquiner — il aurait d’autres
occasions — et la laissa fermer ses pressions sans se donner la peine de lui faire remarquer qu’il
n’était pas blessé aux doigts. Cela lui donna l’occasion d’admirer ses joues roses et ses longs cils
sans se faire envoyer paître.
— Tu peux l’enfoncer dans mon jean, si tu veux, dit-il quand elle termina.
Elle plissa les yeux, soupçonneuse. Il dut réussir à prendre l’air innocent car elle se contenta de
lâcher :
— Elle est très bien comme ça.
Puis elle vint tout contre lui et le soutint tandis qu’il boitillait jusqu’à l’ascenseur. Une fois dans
la cabine, il enfonça le bouton du 8e étage.
— Qu’y a-t-il là-haut ? demanda-t-elle.
— La réception, ma douce. Je prends une chambre.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— Je ne vais pas pouvoir rentrer avec ce dos. La dernière fois que c’est arrivé, j’en ai eu pour
une semaine au lit.
— Sérieusement ? On devrait peut-être aller aux urgences ?
— J’ai déjà essayé. Ils me disent juste de m’allonger sur un lit bien ferme.
La cabine s’immobilisa, il fit un effort pitoyable pour se tourner vers les portes. Vite, elle se
cala de nouveau contre lui.
— C’est ridicule, protesta-t-elle quand il s’avança vers la réception. Tu ne peux pas rester ici
une semaine.
— Où veux-tu que j’aille ? Ici, au moins, on m’apportera mes repas dans la chambre.
— Oui, bien sûr, mais…
Elle semblait si troublée qu’il dut se mordre la joue pour se retenir de rire.
— Une chambre, dit-il à la jeune femme derrière le comptoir. Avec un grand lit.
Vicky recula pour bien faire comprendre à l’employée qu’elle ne le partagerait pas avec lui. Il
se mordit la joue plus fermement. Oh que si ! Même si elle ne le savait pas encore.
Le reçu signé, ils retournèrent clopin-clopant vers les ascenseurs. Quand les portes se
refermèrent, il enfonça le bouton du 26e étage en jetant un regard en coin à Vicky. Elle était de
nouveau à cran. La culpabilité ne suffirait peut-être pas à l’emmener jusque dans la chambre. Il tenta
une nouvelle approche.
— Au cas où je ne te l’aurais pas suffisamment dit, tu étais stupéfiante sur scène tout à l’heure.
Tu m’as arraché le cœur et Cruella elle-même avait les larmes aux yeux.
Elle rosit, les portes s’écartèrent, son bras se noua de nouveau autour de sa taille.
— J’ai de la chance, de commencer par un rôle aussi génial, murmura-t-elle tandis qu’il
l’entraînait discrètement.
Il joua de la carte magnétique en observant :
— Tu es trop modeste. Je ne connais rien au métier, mais quand on voit un vrai talent on ne s’y
trompe pas.
Le bras passé sur ses épaules, il s’avança en boitant dans la chambre.
— Et du talent, ma belle, tu en as un tombereau.
Elle lui sourit, intimidée, adorable. Ce sourire, il n’y avait pas eu droit depuis des semaines…
Son cœur manqua deux battements, puis s’emballa. Et son sexe, ce baromètre de l’attirance, se raidit
de nouveau, dix minutes à peine après un orgasme assez violent pour le mettre à genoux. L’effet
Vicky, pensa-t-il en verrouillant la porte.
Dans la chambre exiguë, le lit semblait immense avec sa courtepointe blanche et ses huit
oreillers géants. Il s’en approcha en boitant de plus belle, et Vicky l’accompagna sans hésiter, le
soutint quand il s’appuya sur elle. Ce serait tellement facile…
Trop facile. Elle croirait qu’il l’avait flattée pour l’attirer dans son lit. C’était un peu vrai, mais
il était parfaitement sincère, il pensait tout ce qu’il avait dit. Toutefois, s’il lui sautait dessus tout de
suite, il ne parviendrait jamais à l’en convaincre. Mieux valait la mettre en colère une fois de plus
avant de repasser aux choses sérieuses. Il s’arrêta près du lit et se gratta le cou en observant d’une
voix pensive :
— Même si c’est surtout grâce à moi. Sans moi, tu ne serais pas en route pour la gloire.
Elle eut la réaction qu’il attendait.
— Comment ? Tu veux t’attribuer ma réussite, à supposer que je réussisse jamais ?
Il resserra son étreinte autour de ses épaules.
— Bien sûr que oui ! Cette histoire de faire semblant de se plaire, c’était mon idée ! Et qui a
fichu en l’air la réception en nous mettant tous deux en première page des journaux ?
Comme elle ne répondait pas, il enchaîna vivement :
— Tu ne peux pas dire le contraire, ma belle. Sans moi, tu serais encore l’esclave de Marchand,
Riley & White. Tu en serais encore à te demander quand Winston se ferait ta nouvelle secrétaire. Tu
me dois une sacrée chandelle !
Elle lui opposa son expression la plus butée.
— Tout ce que je te dois, c’est une ruade dans les parties, marmonna-t-elle. J’ai été virée à
cause de toi. Le comité d’éthique a fait une enquête. On aurait pu m’exclure du barreau.
— Et on l’a fait ?
— Non, mais…
— Alors où est le problème ?
Il fit mine de compter sur ses doigts.
— Cruella ne peut plus rien t’imposer, tu as quitté un job que tu détestais, tu as des cafés gratuits
à volonté et tu fais enfin ce que tu as toujours rêvé de faire.
Il l’entendit grincer des dents et, comme il s’y attendait, elle passa à l’attaque.
— Et toi, pourquoi es-tu à New York ?
— On m’a proposé un poste de professeur. J’ai voulu voir s’il me convenait.
— Et… ?
— Et il me plaît. Bien plus que je ne m’y attendais. Ils me proposent de revenir l’année
prochaine. Je réfléchis.
— Encore une année ? répéta-t-elle en blêmissant. Mais… ton ranch ? Ils ont besoin de toi là-
bas, non ?
— Joe n’a pas besoin de moi au quotidien. Je peux toujours sauter dans un avion s’il y a un
problème, ou si Brescia me manque trop.
Poliment, il s’enquit :
— Cela t’inquiète, de savoir que l’on sera voisins ?
— Pff ! Je m’en fiche royalement !
— Parfait ! Parce que je compte passer au Starbucks prendre un crème tous les matins.
Elle serra les dents.
— As-tu la moindre idée du nombre de calories dans un crème ? Tu pourras faire une grosse
bise à tes abdominaux pour leur dire adieu !
— Chérie, je crois que nous savons lequel de nous deux prend le plus de plaisir à embrasser
mes abdos.

* * *

Cette fois, Vicky craqua. Tant pis pour son mal de dos, elle le poussa des deux mains, de toutes
ses forces… et ce sombre individu la happa au passage et s’effondra sur le dos en riant comme un
malade ! Il n’avait mal nulle part ! Elle venait de se faire avoir, une fois de plus… mais là il allait
payer.
Il la tenait par la taille mais ses mains étaient libres. Elle en glissa une entre eux en visant son
entrejambe. Une fois de plus, il dut lire dans ses pensées car il la retourna comme une crêpe et
l’immobilisa de tout son poids, en riant toujours à perdre haleine. De son côté, elle jura comme un
charretier, tenta de le faire basculer sur le côté… Rien à faire, il était trop lourd. Il prit son visage
entre ses mains en lui souriant avec tendresse.
— Dis « je me rends », ma douce.
Elle tambourina des talons sur le matelas.
— Je peux rester allongé là toute la nuit, fit-il remarquer de sa voix la plus traînante. En pesant
sur ta vessie.
Aussitôt, une terrible envie d’uriner la saisit. Quel manipulateur !
— Je me rends, articula-t-elle, les dents serrées. Je veux aller aux toilettes.
— Tu me jures que tu reviendras au lit ?
— Cinq minutes. Pas une de plus.
Avec un clin d’œil pour lui signifier qu’elle n’était pas en position de poser des ultimatums, il la
libéra.
Dans la salle de bains, elle prit tout son temps, se recoiffa comme elle put, passa de l’eau
fraîche sur ses joues brûlantes. Elle traînait parce qu’elle savait trop bien ce qui se passerait quand
elle retournerait auprès de lui. Et elle ne demandait pas mieux ! Il la bousculait, la réveillait, la
faisait rire, de lui, d’elle-même, de la vie en général. Josie avait raison : elle était folle de lui.
Penchée vers le miroir, elle scruta son reflet en se souvenant de la dernière fois qu’elle s’était
contemplée en cherchant à décider si elle allait coucher avec lui. Il avait froissé son cœur dans
l’avion, l’avait brisé à Amboise, en avait piétiné les morceaux au Texas. S’il lui faisait de nouveau
mal ce soir, elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même. Mais elle survivrait. Ce serait terrible,
mais elle était plus résiliente qu’elle ne l’avait cru et elle s’en sortirait toujours. Le pire serait encore
de se dégonfler et de vivre le reste de sa vie en se demandant ce qui aurait pu se passer si seulement
elle avait osé sauter le pas.
Dans la chambre, Ty l’attendait, allongé sur le côté, la tête posée sur la main, tellement beau
avec ses cheveux en friche et ses joues ombrées de barbe. Ses yeux de tigre se plissaient un peu à la
lumière de la lampe de chevet, ses lèvres souriaient, accueillantes. Il tapota le lit devant lui et elle y
grimpa comme un chat en s’étirant dans la même position que lui. Trente centimètres à peine de
courtepointe les séparaient.
— Ton dos t’a fait mal, même un peu ? demanda-t-elle.
— Pas même un peu.
Il fit glisser sa main le long de son bras nu, jusqu’au bout de ses doigts. Sa voix glissa sur elle
comme un souffle.
— J’ai été obligé d’improviser, parce que rien ne se passe comme je l’avais prévu, avoua-t-il.
— Tu avais cru que je serais allée tout droit au lit avec toi ?
— Je croyais que si tu avais envie de moi, ne serait-ce qu’une petite fraction de l’envie que j’ai
de toi, tu me sauterais dessus n’importe où, n’importe quand.
Elle haussa une épaule.
— Tu devais avoir raison puisque l’on vient de baiser dans l’escalier.
Les doigts de Ty remontèrent le long de son bras pour se glisser sous la bretelle de son soutien-
gorge. Le dos de sa main effleura son sein, un contact léger qui suffit à enflammer sa peau. Elle avait
de nouveau envie de lui. A moins qu’avec lui, le désir ne s’éteigne jamais tout à fait.
— Ma belle, avant d’aller plus loin, et crois-moi, je compte aller beaucoup plus loin, je dois
t’avouer que je t’ai servi un petit mensonge.
La poitrine crispée, elle réussit à demander d’un ton léger :
— Tu veux dire, en plus du petit mensonge sur ton mal de dos ?
— Oui, un autre mensonge, murmura-t-il en caressant son mamelon du pouce. Mais il ne faut pas
m’en vouloir, parce que j’ai commencé par me mentir à moi-même. Et pendant très longtemps, j’y ai
cru. Je n’ai compris la vérité qu’hier, quand je t’ai revue.
Il captura son regard et lui dit, les yeux dans les yeux :
— Je ne suis pas venu à New York pour enseigner. Je suis venu pour toi.
Le cœur battant, elle répéta tout bas :
— Pour moi ?
— Oui. Quand je suis rentré d’Amboise, je ne pouvais plus dormir, plus baiser, je ne pouvais
penser à rien d’autre que toi. Et pourtant j’ai essayé !
Sa main remonta… Du bout de l’index, il caressa la rondeur de son épaule.
— Voilà pourquoi je me suis mis à traîner avec Molly. Ce n’était pas sexuel, nous n’avons pas
couché ensemble. C’était pour essayer de t’oublier. Parce que, mon cœur, tu me faisais ressentir des
choses que je ne voulais pas ressentir.
Cette fois, le dos de sa main effleura la courbe de son cou, si légèrement qu’elle sentit à peine la
caresse.
— Quand tu es venue au ranch, tout le puzzle s’est assemblé d’un seul coup. Je ne voyais plus
qu’une chose : je voulais te garder là-bas avec moi. Et quand tu es repartie…
Il s’interrompit un instant et reprit :
— Ma belle, quand tu es repartie, j’ai compris que je ne voulais plus être là-bas sans toi.
Il poussa un gros soupir et avoua :
— J’aimerais mieux ne pas être amoureux de toi, mais voilà…
Elle inclina la tête sur le côté en se demandant si elle avait bien entendu.
— Tu es… amoureux de moi.
— Mmm.
Ses lèvres se retroussèrent malgré elle.
— Sérieux ?
— Mmm.
— Ça n’a pas l’air de te faire très plaisir.
— Eh bien, mon cœur, je te l’ai déjà dit : tu es une catastrophe ambulante.
Aussitôt, elle se hérissa.
— Moi ? Laisse-moi te dire…
Il la renversa sur le dos, la bâillonna de ses lèvres. Sa main plongea sous son top pour
s’emparer de son sein… et, bien sûr, elle se cambra pour se presser contre sa paume.
— Tu vois ce que je veux dire, murmura-t-il en écrasant ses lèvres dans son cou. Il suffit que
nous ne soyons pas d’accord sur un point, et tout de suite tu me distrais avec du sexe.
Il ouvrait déjà son jean.
— Tu ne devrais pas te laisser distraire, haleta-t-elle en frétillant des hanches pour retirer le
sien.
— Je sais bien, mais tu es si bonne, au lit…
Il la souleva et s’enfouit en elle. Elle le reçut au plus profond d’elle en nouant les jambes autour
de ses reins.
— Et tu m’aimes, gronda-t-elle.
— Et je t’aime.
Il se précipita en elle, encore et encore, en haletant :
— Oh ! Que je t’aime…
Une chaleur fabuleuse se déploya en elle. Elle capta son regard et lui dit les mots qui chantaient
dans son cœur.
— Moi aussi, je t’aime.
28

Retranchée derrière le comptoir, Josie toisa Ty d’un air de reproche.


— Tu peux me dire ce que tu as fait à Vicky ?
Il ouvrait la bouche pour répondre quand elle leva la main pour le faire taire.
— Pas de détails, je te prie ! La vraie question, c’est comment elle est censée donner une
deuxième représentation géniale ce soir alors qu’elle est si fatiguée qu’elle n’arrive plus à distinguer
un grande d’un venti.
Il sourit, l’air très satisfait de lui.
— Crois-moi, elle arrive encore à distinguer un venti quand elle en croise un.
Josie se mit à rire.
— Bravo, cow-boy, de l’humour Starbucks perverti, j’adore !
Elle se retourna vers l’arrière-boutique pour lancer :
— Vicky ? Sundance est de retour, frais comme un gardon.
On ne pouvait pas en dire autant de Vicky, mais son visage s’illumina tout de même en le voyant.
Ce sourire lui gonfla le cœur, un cœur déjà si léger qu’il flottait au niveau des toits de Manhattan. Il
la lui fallait toute à lui dans la minute !
— Ma belle, retire ce tablier et viens avec moi.
Elle leva les yeux vers l’horloge.
— J’ai encore une demi-heure…
— Je te couvre, proposa Josie. Gérard ne reviendra pas aujourd’hui. Du moment que tu me jures
de faire une sieste avant ce soir.
Elle lança un regard éloquent à Ty, qui leva la main droite et répondit :
— Je jure que je la mets au lit tout de suite.
Elle leva les yeux au ciel, mais les laissa partir sans protester davantage.
Sur le trottoir, Vicky plissa les yeux, agressée par le vif soleil d’automne. Ty enroula le bras
autour de ses épaules et l’entraîna vers son appartement.
— Josie a raison, tu es fatiguée. Nous allons te mettre au lit.
Il la serra tendrement contre lui en ajoutant :
— J’aurais bien besoin d’une sieste, moi aussi, alors je me glisserai sous la couette avec toi.
Elle lui décocha un sourire salace.
— Tu te glisseras, hein ?
— Il faut vraiment un esprit mal tourné pour interpréter un commentaire aussi innocent.
Elle se mit à rire en se blottissant contre lui. Les papillons — oui, les papillons — qu’il sentait
dans son estomac virevoltèrent.
— Tu n’as pas cours cet après-midi ? demanda-t-elle.
— Si, à 15 heures. J’ai annulé ma permanence, je suis tout à toi jusque-là.
Elle leva les yeux vers lui en murmurant :
— J’ai vraiment besoin de dormir…
— Je sais, mon cœur, et je te promets de garder mes mains pour moi.
Il s’interrompit un instant, puis précisa :
— Toi, en revanche, tu feras ce que tu voudras des tiennes…

* * *

Comment une femme pourrait-elle se retenir de toucher un homme comme lui ? De ses longues
jambes à ses cheveux striés de soleil, tout en lui criait le besoin d’être caressé, pétri, aimé ! En fin de
compte, ce fut Ty lui-même qui clôtura les festivités.
— Je n’aurais jamais cru entendre ces mots dans ma bouche, mais tu vas devoir arrêter de me
faire des choses et dormir un peu.
Il avait raison mais elle bouda quand même. Son expression butée le fit rire, mais il la borda
résolument et l’attira contre lui.
— Ne te fais aucun souci, on pourra reprendre plus tard, et continuer toute la nuit. D’ailleurs, tu
devrais t’installer ici, tout simplement. Je suis plus proche du Starbucks que toi.
La tête de Vicky bondit de l’oreiller.
— Emménager ? Je viens tout juste d’arrêter de te détester !
— Et regarde tout le chemin que nous avons fait depuis. A cette heure, demain, tu en seras à
vouloir que l’on se marie.
— Que l’on se…
— Moi aussi, je trouve cela un peu rapide, mais si tu joues tes cartes correctement… Autrement
dit, si tu continues à porter la lingerie que j’aime…
Il faisait tournoyer une culotte tigrée autour de son index.
— … je suis prêt à en discuter.
— En discuter ? lança-t-elle, outrée.
— Je sais que tu as le trac, tu n’osais pas m’en parler, mais rien ne t’oblige à répéter tout ce que
je dis. Je vois déjà que de ton point de vue c’est logique.
— Mon point de vue ?
— Bien sûr. Tu es amoureuse folle de moi, ma belle. Tout a probablement commencé quand je
suis entré à la première audience en complet-cravate. J’ai bien remarqué que tu me dévorais des
yeux. Ensuite, le sexothon d’Amboise a attisé les flammes. Si je ne m’étais pas comporté comme un
crétin, nous serions probablement déjà mariés. Alors oui, je te comprends ! Tu te dis que nous avons
déjà perdu trop de temps, tu es prête à te lancer tout de suite…
— Tu crois ça ?
Il haussa les épaules.
— C’est logique. Surtout avec ton horloge biologique qui fait tic-tac…
Il enchaîna sans relever son hoquet de saisissement.
— Je dois tout de même te prévenir que je veux une tripotée de gosses, dit-il. Quatre ou cinq,
minimum.
Gentiment, il lui tapota le flanc en précisant :
— Tu es un peu étroite au niveau des hanches mais tu t’élargiras sûrement après les trois
premiers.
D’une détente, elle se redressa.
— Je suis au lit avec le Cro-Magnon cow-boy ! Quel est mon problème ?
— Il ne faut pas t’en vouloir. Je suis irrésistible.
Elle se laissa retomber sur l’oreiller.
— Tu l’es, marmonna-t-elle. Je ne comprends pas pourquoi, mais tu l’es vraiment.
Il roula sur elle avec un rire heureux et prit sa tête entre ses mains. Ses cheveux lui tombaient
sur le front, ses yeux de tigre se plissaient. Puis, tandis qu’il la contemplait, son large sourire
s’effaça, et son visage se fit si solennel qu’elle eut peur.
— Ty ? Il y a un problème ?
— Non. Aucun problème, murmura-t-il d’une voix qui se lova autour d’elle comme du velours.
Pour la première fois de toute ma vie, tout est parfait.
Des deux pouces, il lui caressa les joues.
— Je suis content que tu fasses enfin ce qui te rend heureuse. Et je suis d’accord pour vivre ici,
du moment que l’on retourne au ranch de temps en temps.
Elle sentit son cœur fondre dans sa poitrine.
— Mais le ranch… c’est ton foyer.
— Ce sera aussi le tien. Toutes les stars ont besoin d’un ranch perdu, quelque part dans l’Ouest,
pour se ressourcer. Tu pourras y retourner entre deux rôles. Quand tu seras en train de travailler, nous
vivrons là où tu auras besoin de vivre.
Des deux mains, elle caressa légèrement son dos si large et solide.
— Tu veux vraiment te marier ? Avec moi ?
— Je dois être fou.
Elle se mit à rire. C’était fou, oui, mais absolument parfait. Personne ne la faisait rire comme
lui. Personne ne la mettait hors d’elle comme il savait le faire. Personne d’autre n’envoyait son corps
en orbite en remplissant son cœur d’étoiles. Mais elle, que lui trouvait-il ?
— Je ne connais rien aux vaches.
— Aux bœufs, mon cœur. Je t’apprendrai. Nous irons rassembler le troupeau dans les collines
et nous ferons l’amour sous les étoiles.
— Je ne sais pas très bien monter.
— Je ne suis pas d’accord, tu montes comme une reine.
— Je parlais des chevaux ! protesta-t-elle en le pinçant.
— Oh ! Les chevaux ! Ce n’est pas grave, je t’apprendrai aussi.
Tout semblait beaucoup trop beau pour être vrai !
— Tu ne détestes pas vivre à New York ?
— Il y a des aspects que j’aime moins, mais en gros cela me plaît. Et cela me plaira encore plus
quand tu dormiras dans mon lit tous les soirs.
Pensive, elle se mordilla la lèvre.
— Avant que tu ne t’engages, je dois t’avouer quelque chose. C’est à propos de ce style cow-
boy…
Il plissa le front en attendant la suite.
— Tu sais que je te taquine beaucoup sur la question…
— J’ai remarqué, oui.
— Les bottes, la chemise, l’accent et tout le reste ?
Il semblait de plus en plus inquiet. Tendrement, elle prit ses joues entre ses paumes.
— Le problème… Ça m’ennuie de le dire, parce que je me sens vraiment bête… Le problème,
c’est que ce look de cow-boy… m’excite terriblement.
Il leva les yeux au ciel et s’effondra sur l’oreiller, visiblement soulagé.
— Tu m’as vraiment fait marcher ! J’essayais déjà de me voir en col roulé noir. Ça m’étranglait.
Elle lui décocha un sourire, très contente d’elle. Mais ils n’étaient pas encore tout à fait au clair.
Le dernier obstacle, le non-dit, était toujours là, planté comme un éléphant à leur chevet. Il pouvait
encore écraser leur bonheur. Elle releva le menton et l’affronta avec courage.
— Et Lissa ? demanda-t-elle.
— Quoi, Lissa ?
— Je sais à quel point tu l’aimais.
— Je l’aime encore. Je l’aimerai toujours.
Elle baissa les yeux, le cœur lourd tout à coup. Il glissa l’index sous son menton et lui releva la
tête pour capter son regard.
— Bien essayé, chérie, mais tu ne t’en sortiras pas aussi facilement.
Un petit sourire retroussait ses lèvres. Elle ne voyait aucune ombre dans ses yeux.
— Je ne partirai pas en courant, cette fois. Tu ne te débarrasseras pas de moi. Et, si je connais
Lissa, elle est en train de rire comme une malade en pensant à la danse que tu vas m’imposer tout le
reste de ma vie.
Il inclina la tête et posa un baiser au coin de sa bouche.
— Je t’aime, mon cœur. Maintenant, il faut dormir, alors arrête de frotter tes seins contre moi, je
ne me laisserai plus avoir.
Il roula sur le dos en l’attirant contre lui. La tête sur son épaule, elle écouta le battement régulier
de son cœur. Inspira profondément, expira longuement. D’elle-même, sa jambe alla se poser sur la
cuisse de Ty, sa main chercha ses abdominaux… L’éléphant s’était volatilisé. Elle ferma les yeux et
sombra dans un sommeil sans rêves.

* * *

Si vous avez aimé ce roman,


ne manquez pas la suite dans votre collection Sagas :
Séduction interdite, à paraître en octobre 2016
Tentation défendue, à paraître en décembre 2016
TITRE ORIGINAL : THE WEDDING FAVOR

Traduction française : JULIETTE BOUCHERY

HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe Harlequin

SAGAS®
est une marque déposée par Harlequin.
© 2013, Cara Connelly.
© 2016, Harlequin.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Couple : © ILONA WELLM ANN/ARCANGEL
Réalisation graphique couverture : E. COURTECUISSE (Harlequin)
Tous droits réservés.

ISBN 978-2-2803-6332-7

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec
l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit
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