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Conclusions.

Etudier les droits humains pour mieux


comprendre les mouvements sociaux ?
Julien Pieret
Dans Revue interdisciplinaire d'études juridiques 2015/2 (Volume 75), pages 167 à 188
Éditions Presses de l'Université Saint-Louis
ISSN 0770-2310
DOI 10.3917/riej.075.0167
© Presses de l'Université Saint-Louis | Téléchargé le 03/11/2023 sur www.cairn.info par MICHELE AHOUADI (IP: 41.138.89.213)

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Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International (CC BY-NC 4.0).
R.I.E.J., 2015.75

Conclusions

Etudier les droits humains pour mieux comprendre les


mouvements sociaux ?

Julien PIERET1
Professeur assistant, Centre de droit public, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Résumé

Les études de cas rassemblées dans ce dossier illustrent l’intérêt


décisif que présente l’analyse de l’usage des droits humains par différents
groupes mobilisés. Ce faisant, ces études sont susceptibles de permettre
d’éviter une lecture trop formaliste ou institutionnelle des droits humains, que
stigmatise à juste titre Neil Stammers dans sa contribution. Mais si l’étude
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des mobilisations est à même d’affiner notre compréhension des droits
humains, l’inverse est-il vrai : se focaliser sur l’usage des droits humains
permet-il de mieux comprendre les mouvements sociaux ? Les présentes
conclusions soulignent trois effets potentiellement problématiques d’une telle
démarche scientifique : le constat que cette littérature peut générer
l’impression que le mouvement des droits humains serait devenu aujourd’hui
exclusif d’autres mobilisations, le glissement d’une analyse des mouvements
vers une étude centrée sur les seules organisations de ces mouvements et,
enfin, la difficulté d’envisager de façon dynamique et interactionnelle
l’émergence d’opportunités favorisant le cadrage juridique des causes.

Abstract

Case-studies presented in this special issue demonstrate the


relevance of analysing how human rights are used by different mobilised
groups. Such studies indeed allow to avoid an unduly formalistic and
institutionalist reading of human rights, which Neil Stammers rightly criticises
in his contribution. But while exploring mobilisations can deepen our
understanding of human rights, the question may be raised whether,
conversely, focusing on the uses of human rights can improve our
understanding of social movements. These conclusions underline three
potentially problematic effects of such a scientific enterprise: the impression
1
Contact : jpieret@ulb.ac.be. L’auteur remercie Julie Ringelheim pour ses précieuses
suggestions dans l’élaboration de ces conclusions qui n’engagent bien entendu que leur seul
auteur.

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sometimes generated by this literature that the human rights movement has
become exclusive of other mobilisations, the move from the analysis of
movements towards a focus on movements organisations and, finally, the
difficulty of envisaging dynamically and interactionally the emergence of
opportunities favouring the legal framing of causes.

Dans sa contribution particulièrement stimulante au présent dossier,


Neil Stammers appelle de ses vœux une étude des droits humains ancrée
dans une perspective socio-historique faisant, notamment, la part belle à
l’analyse des mobilisations. En effet, aux yeux de cet auteur, la littérature
traditionnelle relative aux droits humains, longtemps monopolisée par les
disciplines juridiques et philosophiques, pèche par une certaine cécité
empirique et surinvestit dès lors les aspects formels ou institutionnels des
droits humains. À l’opposé de cette logique top-down, Neil Stammers
privilégie des approches bottom-up qui permettent, d’après lui, de nuancer
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les habituelles critiques adressées au discours des droits humains. Ainsi,
envisager les articulations entre une mobilisation sociale et le produit
juridique qu’elle contribue à engendrer est, par exemple, susceptible de
couper l’herbe sous le pied à l’antienne selon laquelle les droits humains ne
charrieraient qu’un portrait anthropologique réduit à la figure d’un individu
2
aussi égoïste qu’atomisé .
Les différentes contributions à ce remarquable dossier tentent de
relever le défi lancé par Neil Stammers à la communauté scientifique. Tour à
tour, Priscilla Claeys, Claire de Galembert et Patricia Naftali partent d’un
terrain militant particulier – respectivement le mouvement paysan
international, des associations françaises de lutte pour les droits des
musulmans et contre les discriminations et, enfin, des proches de personnes
disparues en Amérique latine – pour décrypter comment est né, puis a
évolué, le cadre construit par ces militants et reposant sur une lecture de
leurs griefs en termes de droits humains consacrés de longue date (liberté
de religion et principe de non-discrimination dans l’article de Claire de
Galembert), récemment institutionnalisés (le droit à la vérité dans la
contribution de Patricia Naftali) ou à encore largement affiner (le droit à la
terre dans l’analyse de Priscilla Claeys). Assurément, le pari initié par Neil
Stammers est brillamment relevé par nos trois auteures qui mobilisent
plusieurs notions clefs de la sociologie des mouvements sociaux, au premier

2
Mais cette critique est vivace : voir en ce sens M. A. ELLIOTT, « Human Rights and The
Triumph of the Individual in World Culture », Cultural Sociology, vol. 1, 2007, n° 3, p. 343-363.

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3
chef la notion de cadre , en vue de saisir l’ambivalence, entre ressources et
contraintes nous dit Patricia Naftali, générée par un usage militant des droits
fondamentaux.
En réalité, je souhaite profiter de ces conclusions pour renverser, à
titre exploratoire, la perspective tracée par Neil Stammers : plutôt que
d’envisager comment l’étude des mouvements sociaux permet de mieux
connaître les droits humains, je me demanderai dans quelle mesure
l’analyse des droits humains est susceptible d’affiner notre compréhension
des mouvements sociaux. En d’autres termes, ce n’est plus « ce que la
4
cause fait au droit », ni même « ce que le droit fait à la cause » qui sera au
cœur du débat que je souhaite initier mais bien « ce que l’étude du droit fait
à l’étude des causes ». Intuitivement, la réponse à cette interrogation
semble positive ; d’ailleurs, les trois études de cas rassemblées dans ce
dossier l’illustreraient à suffisance : c’est précisément le dévoilement du
cadrage juridique de chacune des causes analysées et la mise à plat
généalogique de son évolution qui permettent à nos trois auteures
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d’analyser les spécificités des trois mobilisations étudiées. À y regarder de
plus près, cependant, il semble nécessaire de nuancer cette hypothèse de
départ sans doute trop optimiste. En effet, la focale posée sur le discours
juridique pourrait conduire à un certain réductionnisme méthodologique
pouvant aboutir à un déplacement d’objet.
En me fondant sur les trois études de cas ici rassemblées ainsi que
sur d’autres recherches récemment menées dans le champ de la « science
5
de l’activisme organisé » , je développerai à l’appui de mon propos trois
éléments de réflexion. Premièrement, en insistant sur l’omniprésence
universelle du cadrage des causes autour des droits humains, la recherche
contemporaine sur les mouvements sociaux n’est-elle pas en train de
revivifier le vieux projet disciplinaire consistant à indexer un et un seul
mouvement social à une société donnée (1) ? Deuxièmement, est-on si sûr

3
Sur cette notion, voir J.-G. CONTAMIN, « Analyse des cadres », in Dictionnaire des
mouvements sociaux, O. FILLEULE,, L. MATHIEU et C. PECHU (dir.), Paris, Presses de
SciencesPo, 2009, p. 38-46. Voir aussi l’article présenté comme fondateur de ce type d’analyse
: D. A. SNOW, E. B. ROCHFORD, S. WORDEN et R. D. BENFORD, « Frame Alignment Processes,
Micromobilization and Movement Participation », American Sociological Review, vol. 51, 1986,
n°4, p. 461-481. Sur la controverse relative à la filiation revendiquée par ces auteurs avec la
notion de cadre d’Erving Goffman, voir D. CEFAÏ, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de
l’action collective, Paris, La Découverte, 2007, p. 469-478 et L. MATHIEU, « Rapport au politique.
Dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements
sociaux », Revue française de science politique, vol. 52, 2002, n° 1, p. 75-100, p. 87.
4
B. GAÏTI et L. ISRAËL, « Sur l’engagement du droit dans la construction des causes », Politix,
vol. 16, 2003, n° 62, p. 17-30, p. 19.
5
D. CEFAÏ, op. cit., supra n.3, p. 333.

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que cette recherche étudie réellement des mouvements sociaux ?


Autrement dit, derrière le label « mouvement social » se cachent des réalités
multiples et s’attarder sur la dimension juridique d’une mobilisation aboutit à
en privilégier certaines au détriment d’autres alors que toutes ne méritent
sans doute pas d’être qualifiées de « mouvement » (2). Enfin et
troisièmement, l’émergence de la notion de « structures d’opportunité
juridique » visant à comprendre pourquoi et comment un cadrage juridique
peut ou non apparaître performant doit intégrer les critiques jadis adressées
à la notion de « structure d’opportunité politique » qui fit un temps florès
dans la sociologie des mouvements sociaux (3).

1. Vers un mouvement social global et universel ?

Les droits humains irriguent aujourd’hui les mobilisations les plus


diverses : en Belgique lorsqu’il s’agit d’appuyer une réforme du casier
6
judiciaire , au Québec quand la population étudiante revendique le droit de
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7 8
grève , en France quand les syndicats défendent le statut de leur délégué ,
en Afrique s’agissant de lutter contre l’appropriation intellectuelle des
9
médicaments destinés aux personnes séropositives et pour un accès public
10
à l’eau , dans les discours des paysans chinois en grande détresse
11 12
sociale , chez les femmes nord-américaines, parfois lesbiennes , parfois
favorables à une libéralisation plus aboutie du droit d’interrompre
volontairement une grossesse ou plaidant au contraire pour la
13
reconnaissance de droits appartenant au fœtus , au sein de la diaspora

6
Voir J. PIERET et V. DE GREEF, « Laisser une trace… Analyse et bilan d’une lutte contre la
mémoire administrative et judiciaire », in Le casier judiciaire. Approches critiques et
perspectives comparées, V. De Greef et J. Pieret (éd.), Bruxelles, Larcier, 2011, p. 347-421.
7
Voir Ch. BRUNELLE, L.-Ph. LAMPRON et M. ROUSSEL, « La liberté d’expression en contexte de
crise : le cas de la grève étudiante », Les Cahiers de droit, vol. 53, 2012, n° 4, p. 831-859.
8
Voir V.-A. CHAPPE, « Dénoncer en justice les discriminations syndicales : contribution à une
sociologie des appuis conventionnels de l’action judiciaire », Sociologie du travail, vol. 55, 2013,
n° 3, p. 302-321.
9
Voir A. BERKMAN, « The Global AIDS Crisis: Human Rights, International Pharmaceutical
Markets, and Intellectual Property », Connecticut Journal of International Law, vol. 17, 2002, n°
2, p. 149-155.
10
Voir P. NELSON et E. DORSEY, « New Rights Advocacy in a Global Public Domain »,
European Journal of International Relations, vol. 13, 2007, n° 2, p. 187-216, spéc. p. 198-201.
11
Voir L. ZHANG, « Changement social et mouvements sociaux », Cahiers internationaux de
sociologie, vol. 1, 2007, n° 122, p. 7-30.
12
Voir M. SMITH, « Social Movements and Judicial Empowerment: Courts, Public Policy, and
Lesbian and Gay Organizing in Canada », Politics & Society, vol. 33, 2005, n°2, p. 327-353.
13
Voir J. MERCHANT, « Féminismes américains et reproductive rights/droits de la procréation »,
Le Mouvement social, vol. 2, 2003, n° 203, p. 55-87.

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14
juive œuvrant à une solution négociée avec l’Autorité palestinienne , dans
les assemblées générales d’actionnaires en vue de peser sur les enjeux
15
sociaux de l’activité économique , partout dans le monde en faveur de la
16
situation des personnes présentant un handicap …
Alors qu’elles s’ancrent dans des contextes contrastés et poursuivent
des objectifs idoines, ces luttes ont donc toutes, à un moment donné de leur
17
existence, fait le choix d’un cadre, soit d’une « grille de lecture » des
évènements à l’origine de leur activisme, reposant sur le constat d’une
violation de droits humains et sur la nécessité corrélative de renforcer de tels
droits, voire d’en créer de nouveaux. Au-delà d’un catalogue disparate de
mobilisations singulières, un seul chiffre pourra nous convaincre du succès
incontesté de la grammaire des droits humains au cœur des revendications
contemporaines : cinq. Entre le milieu des années soixante-dix et la fin des
années quatre-vingt-dix, le nombre d’organisations non gouvernementales
se revendiquant explicitement d’une perspective « droits humains » a
18
quintuplé . C’est sur la base d’un tel constat que les droits humains sont
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désormais considérés, comme le rappelle Priscilla Claeys dans son étude,
19
comme un « cadre cardinal » (master frame) , soit un schéma interprétatif
susceptible d’embrasser les mobilisations les plus diverses. Ainsi, la
centralité des droits humains dans les discours revendicatifs en provenance

14
Voir D. LANDY, « Talking Human Rights: How Social Movement Activists are Construed and
Constrained by Human Rights Discourse », International Sociology, vol. 28, 2013, n° 4,
p. 409-428.
15
Voir W. TEXLER PROFFITT et A. SPICER, « Shaping the Shareholder Activism Agenda:
Institutional Investors and Global Social Issues », Strategic Organization, vol. 4, 2006, n° 2,
p. 165-190.
16
Voir M. SABATELLO et M. SCHULZE (eds), Human Rights and Disability Advocacy,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2013.
17
O. FILLIEULE, « L’analyse des mouvements sociaux. Pour une problématique unifiée », in
Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine,
O. Fillieule (dir.), Paris, L’Harmattan, 1993, p. 38.
18
K. TSUITSUI et C. M. WOTIPKA, « Global Civil Society and the International Human Rights
Movement: Citizens Participation in Human Rights International Nongovernemental
Organizations », Social Forces, vol. 83, 2004, n° 2, p. 587-620. La montée en puissance de ce
mouvement a fait l’objet d’un article particulièrement acerbe de la part d’un membre influent
des Critical Legal Studies : D. KENNEDY, « The International Human Rights Movement : Part of
the Problem? », Harvard Human Rights Journal, vol. 15, 2002, p. 101-125. A noter que 10 ans
plus tard, ce même auteur a réévalué son analyse en reconnaissant, dans le chef des
personnes militant pour ces droits, une réflexivité qu’il avait auparavant négligée : D. KENNEDY,
« The International Human Rights Regime : Still Part of the Problem? », in Examining Critical
Perspectives on Human Rights, R. Dickinson, E. Katselli, C. Murray et O. W. Pedersen (eds),
Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 19-34.
19
Voir sur la notion D. SNOW, « Analyse des cadres et mouvements sociaux », in Les formes de
l’action collectives, D. Cefaï et D. Trom (dir.), Paris, Editions de l’Ecole des hautes études en
sciences sociales, 2001, p. 27-49.

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de l’ensemble des régions du monde et observée ces trente dernières


années est de nature à confirmer la thèse soutenue par Samuel Moyn selon
laquelle ces droits constitueraient, depuis les années soixante-dix, « la
20
dernière utopie » .
L’un des intérêts présentés par la réunion, au sein du présent dossier,
de trois études de cas très différentes est que chacune insiste sur l’un des
éléments explicatifs du succès rencontré par le cadre cardinal fourni par les
droits humains. Quatre éléments méritent d’être ici rappelés.
Tout d’abord, Patricia Naftali démontre que, couplé à la recherche
d’une vérité historique, le cadrage juridique de la cause des proches de
personnes disparues « permet une dépolitisation apparente des
engagements militants des protagonistes ». Dépolitisation apparente donc
puisqu’à l’évidence, ce cadrage juridique relève d’un usage politique du droit
21
voire de la justice ; néanmoins, l’efficacité de l’argument juridique, à
22
l’inverse d’autres arguments , est qu’il permet d’occulter les aspects
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politiques ou moraux d’un débat public derrière la rigueur formelle du
23
raisonnement juridique ou judiciaire . Ainsi, observe Pierre Lascoumes
dans un témoignage sur son passé militant, « traiter des questions sous leur
angle juridique permettait de se démarquer des polémiques idéologiques,
ainsi que des organisations et affrontements partisans qui verrouillaient les
débats tout en négligeant beaucoup d’enjeux jugés mineurs » mais, ajoutait-
il immédiatement, « ce n’était pas pour autant renoncer à faire de la
24
politique » . Car personne n’est dupe et certainement pas la personne

20
S. MOYN, The Last Utopia: Human Rights in History, Cambridge, Harvard University Press,
2010.
21
A. SARAT et S. A. SCHEINGOLD, « What Cause Lawyers Do For, and To, Social Movements »,
in Cause Lawyers and Social Movements, A. SARAT et S. A. SCHEINGOLD (eds), Stanford,
Stanford University Press, 2006, p. 4.
22
Voir O. CORTEN, « La persistance de l’argument légaliste : éléments pour une typologie
contemporaine des registres de légitimité dans une société libérale », Droit et Société, 2002, n°
50, p. 185-203.
23
On notera que des organisations telles qu’Amnesty International ou la Ligue des droits de
l’homme doivent largement leur succès à leur farouche volonté d’apparaître comme des
groupes non partisans faisant du droit une cause en soi car formellement désincarnée des
enjeux politiques pourtant situés en son centre. Voir E. POINSOT, « Vers une lecture
économique et sociale des droits humains : l’évolution d’Amnesty International », Revue
française de science politique, vol. 54, 2004, n° 3, p. 399-420 et E. AGRIKOLIANSKY, « Carrières
militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années 80 », Revue
française de science politique, vol. 51, 2001, n° 1-2, p. 27-46.
24
P. LASCOUMES, « Changer le droit, changer la société : le moment d’un retournement »,
Genèses, vol. 4, 2009, n° 77, p. 113

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25
militante : cette « légalité de combat » ne signifie pas comme d’aucuns
26
peuvent le prétendre « un déclin du politique » mais plutôt une
reconnaissance inéluctable de la politisation, fut-elle masquée, de l’espace
juridique.
Ensuite, et c’est Priscilla Claeys qui nous le rappelle, les droits
humains ont pu constituer, aux yeux des leaders de La Via Campesina, un
cadre suffisamment souple pour « construire un agenda commun à des
membres extrêmement diversifiés sur les plans politiques, économiques et
culturels ». Est ici pointé un autre motif du succès du cadre « droits
humains » à travers le monde : sa prétention universaliste. En effet, pour les
associations étudiées par Priscilla Claeys, il ne s’agissait pas de défendre
telle agricultrice bolivienne ou tel autre éleveur éthiopien mais bien de
défendre les droits (universels) d’une classe paysanne (elle aussi
universelle). Priscilla Claeys creuse ainsi le sillon d’une vision des droits
humains comme constitutifs d’un « processus de moments localisés, autant
cognitifs que revendicatifs, traduit en un langage universel, un langage qui,
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simultanément, autorise mais enserre le développement d’une solidarité
27
transnationale » . Dans cette perspective, les droits humains font en
28
quelque sorte office de « lingua franca d’une morale globale » . Cette vision
des droits humains, qui trouve écho dans les études anthropologiques
mettant l’accent sur les dispositifs d’implémentation locale de principes
29
globaux , est également au cœur de l’appel à identifier et exposer les
« agentivités du dessous » que nous lance Neil Stammers dans sa
contribution. S’intéresser, d’une part et simultanément, à la façon dont, au
niveau global, se construit un cadre interprétatif universel et dont, au niveau
local, un tel cadre est approprié et retraduit par les militants de base et
reconnaître, d’autre part, la dimension récursive d’un tel phénomène (local
et global s’influencent mutuellement : des acteurs locaux agissent sur
l’agenda global et vice-versa) permettent de nuancer, sinon d’esquiver, la
critique post-colonialiste visant de longue date les droits humains selon

25
V.-A. CHAPPE, « La qualification juridique est-elle soluble dans le militantisme ? Tensions et
paradoxes au sein de la permanence juridique d’une association antiraciste », Droit et Société,
2010, n° 76, p. 565.
26
M. DEBOUZY « Droits et mouvements sociaux aux États-Unis », Le Mouvement social, vol. 2,
2003, n° 203, p. 17.
27
D. LANDY, op. cit. supra n.14, p. 424. Ma traduction.
28
B. OOMEN, « The Application of Socio-Legal Theories of Legal Pluralism to Understanding the
Implementation and Integration of Human Rights Law », European Journal of Human Rights,
2014, n° 4, p. 479. Ma traduction.
29
Voir S. E. MERRY, « Transnational Human Rights and Local Activism : Mapping the Middle »,
American Anthropologist, vol. 108, 2006, n° 1, p. 38-51.

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laquelle ceux-ci ne seraient qu’une construction occidentale faisant office de


30
paravent à un impérialisme culturel renouvelé .
Enfin, Claire de Galembert insiste sur deux autres caractéristiques du
droit et en particulier des droits humains. Premièrement, le fait que le droit
soit le discours de l’État et des autorités publiques et qu’à ce titre, il balise
une « voie privilégiée d’accès à l’État et d’expression des revendications
31
normatives » . L’étude relative à la cause du voile musulman montre que le
choix du cadre juridique n’a pas seulement procédé d’une judiciarisation
immédiate de cette cause par la saisine du Conseil d’État par le
gouvernement Rocard mais a également poursuivi l’objectif consistant, pour
les militants de cette cause, à « cultiver un profil d’interlocuteur légaliste et
respectable ». Quoi de plus respectable en effet dans nos États dits de droit
que de jouer le jeu de la protestation institutionnelle et légaliste,
d’abandonner toute velléité révolutionnaire au profit d’argumentaires racés
car fondés sur les règles juridiques les plus fondamentales de toute
organisation souveraine ? Deuxièmement et c’est plus inédit, les droits
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humains constituent un cadre particulièrement confortable en raison de leur
32
plasticité permettant aisément d’actualiser le cadre initial compte tenu des
échecs des actions revendicatives précédentes ou des promesses offertes
par l’apparition d’une nouvelle opportunité discursive ou judiciaire. Claire de
Galembert analyse ainsi « le repositionnement de la cause du voile sur le
terrain de la lutte contre les discriminations » alors qu’elle avait été
auparavant articulée, sans succès, autour de la seule liberté de religion. Aux

30
On notera que la critique relative à l’impérialisme sous-tendant la doctrine des droits humains
apparaît particulièrement vivace dans l’analyse des interventions militaires occidentales
officiellement justifiées par la défense de tels droits ; voir D. CHANDLER, From Kosovo to Kabul
and Beyond: Human Rights and International Intervention, Londres, Pluto Press, 2006 et R.
BACHAND, « Le droit international et l’idéologie “droits-de-l’hommiste” au fondement de
l’hégémonie occidentale », Revue québécoise de droit international, Hors-Série sept. 2014, p.
69-97. Sur la possibilité de dépasser cette critique, voir R. PANIKKAR, « La notion des Droits de
l’homme est-elle un concept occidental ? », Interculture, vol. 17, 1984, n° 1, p. 3-26. L’étude de
mobilisations locales est d’ailleurs présentée comme susceptible de faire émerger une
conception non-occidentale des droits humains ; voir A. ESTEVEZ, « A Latin American
Sociopolitical Conceptualization of Human Rights », Journal of Human Rights, vol. 7, 2008, n°
3, p. 245-261.
31
E. AGRIKOLIANSKY, La Ligue française des droits de l’homme et du citoyen depuis 1945.
Sociologie d’un engagement civique, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 277
32
D’autres auteurs évoquent plus généralement la nature « caoutchouteuse » des droits
« susceptibles d’être étirés et façonnés dans de nouvelles directions » ; voir J. BARNES et
T. F. BURKE, How Policy Shapes Politics: Rights, Courts, Litigation, and the Struggle Over Injury
Compensation, Oxford, Oxford University Press, p. 1274 cité par P.-Y. BAUDOT et A. REVILLARD,
« Entre mobilisations et institutions. Les politiques des droits dans l’action publique »,
Gouvernement et action publique, vol. 4, 2014, n° 4, p. 22.

174
Julien Pieret R.I.E.J., 2015.75

33
yeux du militant, la labilité pratique de ces droits et la possibilité sans
cesse renouvelée d’en amplifier le catalogue constituent de précieuses
ressources comme en témoignent aussi les généalogies proposées par
Patricia Naftali et Priscilla Claeys, s’agissant respectivement du droit à la
vérité et du droit à la terre.
Effet de neutralisation idéologique et d’universalisation de causes
localisées d’une part, discours privilégié par les autorités mais discours
suffisamment souple pour évoluer rapidement d’autre part, telles sont les
principales vertus que présente le cadrage d’une cause en termes de droits
humains et qu’illustrent les trois études ici rassemblées. Si le rappel de ces
qualités permet de comprendre le succès impressionnant du cadrage
« droits humains » dans les mobilisations contemporaines, ce succès, tel
qu’analysé par la littérature, pourrait aboutir à revivifier un projet disciplinaire
que l’on pensait durablement abandonné : identifier LE mouvement social
par excellence, celui qui, en raison de sa centralité sur la scène politique,
34
épuise à lui seul l’espace militant d’une société donnée. En vue d’explorer
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cette hypothèse, un court détour par la protohistoire de la sociologie des
mouvements sociaux s’impose.
35
Par son Histoire du mouvement social en France (1789-1850) ,
36
« premier ouvrage sociologique allemand » d’après Marcuse , Lorenz von
37
Stein (1815-1890) vise à mettre en lumière la dynamique spécifique à la
société française, dynamique exprimée à travers le « mouvement social »
porté par la classe prolétaire et dont les revendications s’expriment via les

33
Hart parlerait lui de la « texture ouverte » de ces droits ; H. L. A. HART, Le concept de droit,
1961, [traduction de M. Van de Kerchove], Bruxelles, Publications des F.U.S.L., 1976, p. 155-
168.
34
Sur la notion d’espace des mouvements sociaux, voir L. MATHIEU, « L’espace des
mouvements sociaux », Politix, 2007, n° 77, p. 131-151. On notera cependant que cet auteur
évoque les difficultés de transposer la notion d’espace des mouvements sociaux au-delà d’un
cadre strictement national.
35
Publié en langue allemande en 1850, cet ouvrage n’a, à ma connaissance, jamais été
totalement traduit en français. Seul le premier tome des trois contenus dans l’ouvrage de von
Stein a été traduit sous le titre suivant : Le concept de société, [traduction de M. Beghin],
Grenoble, Ellug, 2002. Une traduction anglaise de l’ensemble de l’ouvrage existe : The History
of The Social Movement in France, 1789-1850, Somerville, Bedminster Press, 1964.
36
H. MARCUSE, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, 1968, p. 421
cité par N. WASZEK, « Préface. Lorenz Stein. De l’idéalisme allemand à la sociologie », in Le
concept de société, L. Von Stein, ibidem, p. 9.
37
Sur ce philosophe, juriste, économiste et historien allemand, voir N. WASZEK, « Aux sources
de l’État social à l’allemande : Lorenz von Stein et Hegel », Revue germanique internationale,
2001, n° 15, p. 211-238 et K. MENGELBERG, « Lorenz von Stein and his Contribution to
Historical Sociology », Journal of the History of Ideas, vol. 22, 1961, n° 2, p. 267-274.

175
R.I.E.J., 2015.75 Conclusions

38
doctrines socialistes et communistes, réformistes ou révolutionnaires . Il
39
s’agit de « comprendre et pénétrer les éléments moteurs » de l’histoire et
la régulation juridique constitue l’instance privilégiée permettant à
l’observateur de saisir les produits de cette force historique : « il est temps
que l’histoire du droit se montre pour ce qu’elle est, comme la simple forme
40
dans laquelle le mouvement social trouve sa configuration » précise von
Stein.
Certes, la notion de « mouvement social » chez von Stein est
évidemment différente de celle faisant actuellement l’objet de travaux
sociologiques ; cependant, l’idée d’identifier une force motrice principale et
spécifique à une société donnée – le capitalisme triomphant chez von
Stein – restera longtemps au cœur des projets visant à étudier les
41
mobilisations sociales européennes . En particulier, on retrouvera cette
ambition dans le travail d’Alain Touraine. Souvenons-nous de la définition du
mouvement social – au singulier lui-aussi – que cet auteur donne :
« le mouvement social est la conduite collective organisée d’un acteur de
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classe luttant contre son adversaire de classe pour la direction sociale de
42
l’historicité dans une collectivité concrète » . Et de poursuivre : « autant la
diversité des luttes est grande, autant chaque type de société est animé par
un seul mouvement social pour chaque classe sociale. À un système
d’action historique correspond un rapport de classes principal et par
43
conséquent un couple de mouvements sociaux antagonistes » . Et dans
cette perspective, les luttes étudiantes, féministes ou environnementalistes
ne sont pas en tant que telles des mouvements sociaux mais bien les
44
manifestations situées du mouvement social populaire central .
La littérature contemporaine sur les mouvements sociaux a plutôt pris
distance avec ce type de conception exigeante du mouvement social pour
lui préférer des études plus modestes et moins attentives à coller au plus

38
N. MAYER, Sociologie des comportements politiques, Paris, Armand Colin, 2010, p. 205 ;
F. CHAZEL, « Mouvements sociaux », in Traité de sociologie, R. Boudon (dir.), Paris, Presses
universitaires de France, 1992, p. 272-273.
39
L. VON STEIN, Der Begriff der Gesellschaft und die soziale Geschichte der Französischen
Revolution bis zun Jahre 1830, éd. G. Salomon (1921), reprint Darmstad, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1959, p. 33 ; cité par O. JOUANJAN, « Lorenz von Stein et les contradictions
du mouvement constitutionnel révolutionnaire (1789-1793) », Annales historiques de la
Révolution française, 2002, n° 328, p. 171.
40
L. VON STEIN, Geschichte der sozialen Bewegung in Frankreich seit 1789, t. 1, p. 498 ; cité
par ibidem, p. 174.
41
F. Chazel, op. cit., supra n.38, p. 273.
42
A. TOURAINE, La voix et le regard, Paris, Le Seuil, 1978, p. 104. Voir aussi A. TOURAINE,
Production de la société, Paris, Le Seuil, 1973, p. 307-389.
43
A. TOURAINE, La voix et le regard, ibidem, p. 124. L’auteur souligne.
44
Ibidem, p. 124-125.

176
Julien Pieret R.I.E.J., 2015.75

près d’une définition prédéterminée du mouvement social. Du reste, elle


admet aisément l’indétermination du concept – au-delà de son noyau dur,
45
soit une action collective, concertée et revendicative – sans que ce
46
« terrain mouvant » ne puisse faire obstacle au déploiement scientifique.
La notion « ne fait pas partie des concepts élémentaires (unit-ideas) de la
47 48
sociologie » et les débats restent nombreux sur ce qu’elle signifie ; au
final, il apparaît séduisant de constater que « l’absence de définition du «
49
mouvement social » fait (…) partie de sa définition » . Cependant, la partie
de cette littérature qui s’attarde à recenser et décrypter l’usage massif du
cadrage « droits humains » des causes tend précisément à revivifier ce
projet originel consistant à indexer à une société donnée un mouvement
social sinon exclusif en tout cas susceptible à lui seul de modifier « la
direction sociale de l’historicité ». À une société contemporaine se jouant
des frontières nationales, correspond un outil de lutte privilégié et lui aussi
50 51
déterritorialisé. Il existerait ainsi une société mondiale ou globale , faisant
52
l’objet d’études elles aussi globales , et au sein de laquelle émerge un droit
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53
global à l’intérieur duquel les droits humains occupent une place de choix .
Et finalement, toutes ces organisations se revendiquant de la défense des
droits humains ne seraient que les acteurs localisés ou transnationaux d’un
54
mouvement naturellement global : « le mouvement des droits humains

45 e
Voir E. NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, 4 éd., Paris, La Découverte, 2005, p. 5-
10.
46
L. MAHEU et D. DESCENT, « Les mouvements sociaux : un terrain mouvant », Nouvelles
pratiques sociales, vol. 3, 1990, n° 1, p. 41-51.
47
F. CHAZEL, op. cit. supra n.38, p. 263.
48
Voir sur le sujet O. FILLIEULE, « De l’objet de la définition à la définition de l’objet. De quoi
traite finalement la sociologie des mouvements sociaux ? », Politiques et Sociétés, vol. 28,
2009, n° 1, p. 15-36.
49
G. MAUGER, « Pour une politique réflexive du mouvement social », in Les mobilisations
collectives : une controverse sociologique, P. Cours-Salies et M. Vakaloulis (dir.), Paris,
Presses universitaires de France, 2003, p. 33.
50
Voir entre nombreux autres U. BECK, World Risk Society, Cambridge, Polity Press, 1999.
51
Voir par exemple la revue Global Society éditée sous ce nom depuis 1996 et qui publie
régulièrement des articles relatifs aux droits humains.
52
Voir N. BRENNER, « Beyond State-Centrism? Space, Territoriality, and Geographical Scale in
Globalization Studies », Theory and Society, vol. 28, 1999, p. 39-78.
53
Voir V. COTESTA, Global Society and Human Rights, Leiden, Brill, 2012 ; D. K. Chatterjee
(ed.), Democracy in a Global World: Human Rights and Political Participation in the 21st
Century, Plymouth, Rowman & Littlefield, 2008.
54
Voir par exemple R. HOWARD-HASSMAN, « The Second Great Transformation: Human Rights
Leap-Frogging in the Era of Globalization », in Human Rights in World Communities. Issues and
rd
Action, R. Pierre Claude et B. H. Weston (eds), 3 ed., Philadelphia, University of Pennsylvania
Press, 2006, p. 53-63 ; E. DORSEY, « U.S. Foreing Policy and the Human Rights Movement:
New Strategies for a Global Era », in United States and Human Rights: Looking Inward and
Outward, D. P. Forsythe (ed.), Lincoln, University of Nebraska Press, 2000, p. 175-197 ;
J. SMITH, R. PAGNUCCO et G. A. LOPEZ, « Globalizing Human Rights: The Work of Transnational

177
R.I.E.J., 2015.75 Conclusions

pourrait devenir la plus cohérente des actions organisées en vue du


55
changement dans la société mondiale contemporaine » pouvions-nous
déjà lire en 1986…
Ainsi, si les trois études ici rassemblées ne se revendiquent ni de von
Stein, ni de Touraine et ne font aucune référence explicite à un mouvement
des droits humains, il est cependant possible de les relire sous cet angle et
de considérer que le mouvement paysan étudié par Priscilla Claeys, le
mouvement pour le droit à la vérité analysé par Patricia Nafatali ou le
mouvement anti-discrimination décrypté par Claire de Galembert ne sont
pas des mouvements sociaux en tant que tels mais bien des manifestations
situées du mouvement global pour les droits humains.
Reste cependant un paradoxe : alors que la vision du mouvement
social développée par Touraine semblait exigeante – les critères qu’il posait
en vue de définir une mobilisation comme un mouvement social n’étaient
pour ainsi dire jamais remplis –, l’usage de l’expression « mouvement
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social » sous la plume des thuriféraires du mouvement global des droits
humains apparaît quant à lui particulièrement lâche et sous-problématisé.
Ce paradoxe peut être résolu de la façon suivante : malgré l’emploi
(performatif ?) du terme « mouvement » dans ces recherches, ce qui est en
réalité étudié est moins un mouvement en tant que tel que les organisations
de ce mouvement, le terme organisation renvoyant ici à une notion
spécifique de la sociologie des mouvements sociaux que les lignes
suivantes viseront à présenter.

2. Du mouvement vers les organisations

Les recherches relatives au cadrage « droits humains » des causes


opèrent en quelque sorte une dilatation de l’objet vers le haut – il s’agit
d’étudier un mouvement global – mais, simultanément, un rétrécissement de
ce même objet vers le bas – ce qui est étudié est au final et souvent une
organisation et non un mouvement. Neil Stammers est conscient de ce
glissement lorsqu’il regrette « la forte tendance à amalgamer mouvements
sociaux et organisations », tendance qu’il observe dans la plupart des
études analysant conjointement les mobilisations sociales et les droits
humains. Nos trois auteures, qui chacune mobilise le terme « mouvement »,

Human Rights NGOs in the 1990s », Human Rights Quarterly, vol. 20, 1998, n° 2 p. 379-412.
Sur le rôle des facultés dans la professionnalisation de ce mouvement, voir D. Suarez et
P. BROMLEY, « Professionalizing a Global Social Movement: Universities and Human Rights »,
American Journal of Education, vol. 118, 2012, n° 3, p. 253-280.
55
A. EIDE, « The Human Rights Movement and the Transformation of the International Order »,
Alternatives, vol. 11, 1986, p. 367. Ma traduction.

178
Julien Pieret R.I.E.J., 2015.75

se rendraient-elles coupables de la confusion pointée par Neil Stammers ?


En d’autres termes, leur objet serait-il moins un mouvement qu’une
organisation de mouvement social ? À mes yeux, oui mais en réalité, ce
glissement apparait inexorable dès l’instant où c’est moins la mobilisation en
tant que telle qui est étudiée que sa mise en forme juridique autour du
corpus constitué par les droits humains.
On a précédemment évoqué la difficulté de définir la notion de
mouvement social. La tendance actuelle consiste à abandonner une
perspective taxinomique un peu vaine construite sur la base de critères
56
prédéfinis au profit d’une vision plus processuelle et relative de la notion .
Ainsi, « un mouvement social en tant que tel n’est ni une action, ni même
une organisation, ni même un système d’interactions (...) il s’agit plutôt d’un
phénomène composite qui légitime et réunit les actions de différents projets
57
et organisations» . Dans cette perspective, la notion d’ « organisation de
58
mouvement social » est cruciale ; elle fut forgée à partir du paradigme dit
de la « mobilisation des ressources » apparu aux États-Unis dans l’agitation
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59
de la fin des années soixante-dix . Ce paradigme visait à déplacer
60
l’interrogation sur le « pourquoi se mobilise-t-on ? » –, vers un
61
questionnement orienté autour du « comment se mobilise-t-on ? » . À cette
fin, deux auteurs américains, Mayer Zald et John McCarthy, vont avancer le
concept d’organisation de mouvement social qu’ils définissent comme la
« structure complexe ou formelle qui fait des préférences d’un mouvement
62
social ou d’un contre-mouvement ses objectifs et essaie de les atteindre » .
Tout mouvement, d’après ces auteurs, n’est constitué, au départ, que
d’un potentiel d’actions revendicatives et c’est le rôle des organisations de
mouvements sociaux de mettre en œuvre de telles actions en fournissant
une série de ressources matérielles ou symboliques. « Génératrices
63
d’actions collectives » , les organisations agissent tels des « accumulateurs

56
Voir J. PIERET et V. DE GREEF, op. cit. supra n.6, p. 359-366.
57
M. HYVÄRINEN, « The Merging of Context into Collective Action », in The Political Context of
Collective Action, R. Edmonson (ed.), London & New York, Routledge, 1997, p. 34. Ma
traduction.
58
Vu l’origine anglo-saxonne du concept, celui-ci est généralement présenté dans la littérature
sous la forme de l’acronyme SMO (Social Movement Organization).
59
Sur ce paradigme, voir en général F. CHAZEL, « Mobilisation des ressources », in Dictionnaire
des mouvements sociaux, op. cit. supra n.3, p. 365-370.
60
Voir sur ce pourquoi T. R. GURR, Why Men Rebel?, Princeton, Princeton University Press,
1970.
61
J. FOWERAKER, Theorizing Social Movements, Boulder, Pluto Press, 1995, p. 15.
62
J. D. MCCARTHY, M. N. ZALD, « Ressource Mobilization and Social Movements: A Partial
Theory », American Journal of Sociology, vol. 82, 1977, n° 6, p. 173. Ma traduction.
63
W. H. STARBUCK, « Organizations as Action Generators », American Sociological Review, vol.
48, 1983, p. 91-102.

179
R.I.E.J., 2015.75 Conclusions

64
de ressources » qu’elles injectent ensuite parmi les agents mobilisés.
Parmi ces ressources, un personnel expert ou un accès facilité auprès des
autorités publiques sont particulièrement attractives. Et de retrouver le droit
et sa maitrise parmi les ressources mises à la disposition d’acteurs
contestataires par des organisations spécialisées dans le maniement des
65
normes juridiques . Ce faisant, ces organisations fournissent, à travers la
lecture du problème en termes juridiques, « des cadres de référence pour
66
l’expérience individuelle et collective » . Elles agrègent en quelque sorte
une série d’acteurs isolés ou disjoints mais dont les combats portent sur un
67
même objet . Le cadrage juridique permet ainsi la triple opération sous-
tendant toute action collective : nommer – c’est-à-dire définir comme
problématique une expérience particulière –, blâmer – autrement dit,
transformer cette expérience en grief – et, enfin, revendiquer – à savoir
68
communiquer ce grief aux personnes identifiées comme responsables . Et
c’est exactement le schéma que nous retrouvons dans les trois études ici
rassemblées.
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La Via Campesina ou le Foodfirst Information and Action Network
sont en réalité les organisations du mouvement social paysan qu’étudie
Priscilla Claeys : c’est la première de ces organisations qui, au tournant des
années deux mille, juridicisera le projet d’une réforme agraire internationale ;
la seconde mettra de l’avant un droit à l’autosuffisance alimentaire. Et
chacune de sensibiliser les organes compétents des Nations Unies en vue
de consacrer ces droits ce qui aboutira à l’élaboration d’une Déclaration sur
les droits des paysans. En France, le Collectif contre l’islamophobie ou les
associations antiracistes ou féministes sont les organisations du mouvement
pour la cause du voile analysé par Claire de Galembert : l’évolution de la
mobilisation montre bien l’insuffisance des ressources juridiques dont
disposent, au départ, les principales organisations musulmanes et c’est
grâce à l’appui d’organisations plus généralistes et rompues à l’usage du
droit que la cause reprend vigueur après le vote de la loi de 2004. Enfin, le

64
E. PIERRU, « Organisation et ressources », in Dictionnaire des mouvements sociaux, op. cit.
supra n. 3, p. 394.
65
Voir S. R. LEVITSKY, « To Lead with Law : Reassessing the Influence of Legal Advocacy
Organizations in Social Movements », in Cause Lawyers and Social Movements, op. cit. supra
n. 21, p. 145-163.
66
D. CEFÄI, op. cit. supra n. 3, p. 536.
67
D. A. SNOW, E. B. ROCHFORD, S. WORDEN et R. D. BENFORD, op. cit. supra n.3, p. 467.
68
L. JONES, « The Haves Come Out Ahead. How Cause Lawyers Frame the Legal System for
Movements », in Cause Lawyers and Social Movements, op. cit. supra n.21, p. 185. Sur
l’expression « nommer, blâmer, revendiquer », voir W. L. F. FELSTINER, R. L. ABEL, A. SARAT,
« The Emergence and Transformation of Disputes : Naming, Blaming, Claiming... », Law &
Society Review, vol. 15, 1980-1981, n° 3-4, p. 631-654.

180
Julien Pieret R.I.E.J., 2015.75

Centre d’études juridiques et sociales est, parmi d’autres, une organisation


du mouvement social pour la vérité que dissèque Patricia Naftali : c’est lui
qui au départ rédigera les requêtes au nom des parents de personnes
disparues, puis interviendra auprès d’un groupe de travail des Nations Unies
sur le sujet des disparitions forcées. D’autres ONG prendront le relais
notamment en vue de contester, sur des bases juridiques, certaines
politiques d’amnistie et de pardon.
Il serait évidemment problématique de réduire ces trois mouvements
aux seules activités des organisations le supportant, activités ayant permis
le cadrage juridique de chacune des causes et leur diffusion parmi les
arènes autorisées. En d’autres termes, les organisations ne constituent que
la face visible d’un iceberg profondément immergé qui reste largement
insaisissable si la focale scientifique est posée sur le cadre juridique de la
cause. En effet, si l’on se réfère au type de matériau privilégié par ces trois
études, l’on constate qu’il s’agit essentiellement de documents émanant de
ces organisations : discours, déclarations, analyses et communiqués de
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presse de La Via Campesina ou du Foodfirst Information and Action
Network chez Priscilla Claeys ; interventions politiques de militants, rapports
annuels des organisations musulmanes et comptes rendus médiatiques de
leur activité chez Claire de Galembert ; nombreux documents produits par
des ONG et transmis aux Nations Unies chez Patricia Naftali. Priscilla
Claeys et Claire de Galembert font certes état de méthodes empiriques –
entretiens et observations – mais, au final, leur exploitation dans leur article
69
respectif semble assez marginale . Et pour cause : l’objet de ces
recherches est moins l’identification de trajectoires militantes ou la mise en
lumière des représentations animant les personnes mobilisées que le
compte rendu de la construction juridique du problème social situé à l’origine
des revendications étudiées. Et ce compte rendu se donne essentiellement
à voir à travers le dépouillement de mémoires, de conclusions, de rapports
et d’autres documents formalisés. L’on pourrait presque craindre l’extension,
à l’activité scientifique, de la « loi d’airain des oligarchies » que Robert
Michels mit en évidence dans son étude du parti démocrate allemand au
ème 70
début du XX siècle : la stratégie d’un mouvement peut se voir
confisquée par des leaders, parmi lesquels les juristes sont souvent
surreprésentés, qui instrumentalisent les membres en les considérant
comme des ressources à leur profit plutôt que comme des acteurs à part

69
Les présentes conclusions ne se fondent que sur les trois articles ici réunis sans préjudice
d’autres recherches menées par Priscilla Claeys ou Claire de Galembert et dans lesquelles le
matériau empirique serait davantage exploité.
70
R. MICHELS, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties,
1911, éditions de l’Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, 2009.

181
R.I.E.J., 2015.75 Conclusions

71
entière . Etudier leur participation à la cause pourrait en quelque sorte
confisquer la recherche scientifique sur les mobilisations. Un risque se fait
jour, celui que cette recherche se cristallise autour des seuls discours
72
savants émanant des élites activistes et ce, au détriment des
73
représentations et des interactions que développent les militants de base .
En conclusion, l’on constate donc un double déplacement d’objet : de
l’étude d’un mouvement social, nous passons vers l’analyse d’organisations
de mouvement social et, corrélativement, d’une recherche centrée sur une
mobilisation, le propos se concentre sur la réduction juridique de cette action
collective. Reste à envisager la question de la réception du cadrage
juridique des causes que je présenterai ci-dessous en revenant sur la notion
de « structures d’opportunités juridiques » qui fait actuellement flores dans la
littérature relative à un tel cadrage.

3. Politiques ou juridiques ? La question des structures d’opportunités


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Claire de Galembert convoque explicitement la notion de « structures
d’opportunité juridique », d’une part, à la suite de l’avis rendu par le Conseil
d’État qui confirme la dimension religieuse du port du voile et le fait que la
laïcité ne s’y oppose pas définitivement, d’autre part – l’auteure utilise
cependant la notion de « structure d’opportunité politique » –, s’agissant de
la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour
l’égalité, futur réceptacle des revendications renouvelées et relatives au port
du voile. Priscilla Claeys y fait également référence en indiquant que les
organisations étudiées ont pu forcer la mise à l’agenda de leurs griefs dans
les cénacles internationaux, démontrant ainsi leur capacité à créer des
« structures d’opportunité juridique » que l’auteure définit comme « le
contexte spécifique permettant à un mouvement social de revendiquer des

71
Sur cette loi, voir J. FOWERAKER, op. cit. supra n.61, p. 18 ; E. NEVEU, op. cit. supra n.45,
p. 24 et E. AGRIKOLIANSKY, « Leaders », in Dictionnaire des mouvements sociaux, op. cit. supra
n.3, p. 319-325.
72
Pour un exemple de ce type de recherche, voir J. PIERET et V. DE GREFF, op. cit. supra n. 6,
p. 347-421.
73
Claire de Galembert évoque cependant le succès indirect d’un cadrage juridique d’une cause
au-delà des résultats législatifs ou politiques engrangés (en l’espèce quasi nuls). En effet, à
travers la notion de « politique des droits » ou de « libération cognitive », elle soulève l’effet
valorisant d’un usage des règles juridiques permettant une inscription citoyenne dans le débat
public. La vérification plus aboutie de cet effet nécessiterait un usage systématique de
méthodes empiriques. Plus généralement, dans le sillage du courant dit de la Legal
Consciousness, des recherches ont pointé, dans le chef de militants de base, le rôle
émancipateur du droit dans la construction d’une identité citoyenne et ce à travers la
participation à une cause juridiquement cadrée. Voir M. W. MCCANN, Rights at Work. Pay
Equity and the Politics of Legal Mobilization, Chicago, University of Chicago Press, 1994.

182
Julien Pieret R.I.E.J., 2015.75

réformes juridiques ». Patricia Naftali, enfin, n’utilise pas explicitement la


notion mais il n’est guère difficile de la voir affleurer entre les lignes nous
décrivant la pénétration du discours sur le droit à la vérité dans les
institutions judiciaires – Cour interaméricaine des droits de l’homme – et
politiques – le groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions
forcées –, ce qui débouchera au final sur l’adoption d’une Convention
internationale spécifique en 2006. Qu’entendre exactement par cette notion
de structure d’opportunité juridique et quelle est sa portée heuristique
s’agissant de comprendre comment se développe une mobilisation
particulière ?
Le paradigme de la mobilisation des ressources précédemment
évoqué a, au départ, très largement privilégié les analyses économiques,
restant sur ce point fidèles au portrait du militant rationnel et calculateur mis
74
en évidence par Mancur Olson dans son ouvrage fondateur de 1965 . Les
travaux de Charles Tilly ont cependant insisté sur la politisation inéluctable
de toute mobilisation qui se définit toujours et essentiellement par les
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75
rapports qu’elle entretient avec les autorités publiques . La notion de
76
« structure d’opportunités politiques » joua dans cette perspective un rôle
décisif en vue de ne pas réduire l’explication d’une mobilisation au regard
des seules ressources à la disposition de personnes activées par une
organisation. En bref, il ne suffit pas que ces ressources soient optimales ; il
faut en outre que le contexte politique soit favorable à l’exploitation de telles
ressources. Par l’usage de l’expression « structure d’opportunités
77
politiques », au départ empruntée au sociologue Robert King Merton , il
s’agit, en effet, de mettre en évidence « l’élément significatif de
l’environnement qui catalyse les mouvements en traduisant leur potentiel
78
d’action collective en une mobilisation actuelle » ou, en d’autres termes, de
74
M. OLSON, The Logic of Collective Action: Public Goods and the Theory of Groups,
Cambridge, Harvard University Press, 1965.
75
Voir C. TILLY, From Mobilization to Revolution, New York, Mc Graw-Hill, 1978.
76
Il semble que le premier auteur à mettre à jour ce concept soit Peter Eisinger dans son étude
consacrée aux contextes politiques du mouvement noir dans plusieurs ville américaines ; P. K.
EISINGER, « The Condition of Protest Behavior in American Cities », American Political Science
Review, vol. 67, 1973, n° 1, p. 11-28. Voir aussi O. FILLIEULE, « Requiem pour un concept. Vie
et mort de la notion de structure des opportunités politiques », in La Turquie conteste.
Mobilisations sociales et régime sécuritaire, G. Dorronsoro (dir.), Paris, CNRS éditions, 2005, p.
201-219 et H. KITSCHELT, « Political Opportunity Structures and Political Protest: Anti-Nuclear
Movements in Four Democraties », British Journal of Political Science, vol. 16, 1986, n° 1,
p. 57-85.
77
R. K. MERTON, Social Theory and Social Structure, New York, Free Press, 1968, p. 229-232
cité par D. CEFAÏ, op. cit. supra n.3, p. 271.
78
D. SUH, « How Do Political Opportunities Matter for Social Movements ? Political Opportunity,
Misframing, Pseudosuccess, and Pseudofailure », The Sociological Quarterly, vol. 42, 2001, n°
3, p. 439. Ma traduction.

183
R.I.E.J., 2015.75 Conclusions

centrer l’étude sur les « dimensions de l’environnement politique qui incitent


les personnes à entreprendre des actions collectives en pesant sur leurs
79
estimations de réussite ou d’échec » , dimensions présentées comme
80
« externes » au mouvement .
En effet, les exemples de telles structures renvoient, de façon
générale, aux « institutions étatiques et aux traditions politiques
81
nationales » : il s’agit, entre autres – la liste ne cessera de s’allonger –, de
la dimension ouverte ou fermée d’un État, du degré de centralisation du
pouvoir qu’il présente, de la tolérance qu’il affiche à l’égard des groupes
protestataires, des modalités électorales, de la capacité de son
gouvernement à mettre en œuvre des politiques publiques, etc. ; bref, autant
d’éléments censés peser sur « la réceptivité ou la vulnérabilité du système
82
politique à l’action d’un groupe contestataire donné » . Le concept de
structure des opportunités politiques va connaître un succès phénoménal
dans la littérature, succès à la mesure des critiques qui lui seront
vigoureusement adressées.
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Outre une première critique, relative à l’indétermination du concept vu
l’extension continue de ses indicateurs ce qui aboutit à une notion
83
« éponge » peu opérationnelle et rigoureuse, c’est surtout sa dimension
84
« réifiée » ou « objectiviste » qui sera stigmatisée. En effet, en se
focalisant uniquement sur les variables structurelles indépendantes de la
85
volonté des groupes contestataires , le courant des structures d’opportunité
86 87
politique néglige l’enjeu « interactif » ou « relationnel » de la dynamique
qui unit les autorités publiques et les organisations mobilisées. Cette

79
S. TARROW, Power in Movement : Social Movements, Collective Actions and Politics,
Cambridge University Press, 1994, p. 85. Ma traduction.
80
H. KITSCHELT, op. cit. supra n.76, p. 60.
81
J. FOWERAKER, op. cit. supra n.61, p. 19. Ma traduction.
82
O. FILLIEULE, op. cit. supra n.17, p. 48.
83
W. A. GAMSON et D. S. MEYER, « Framing Political Opportunity », in Comparative
Perspectives on Social Movements. Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural
Framings, D. McAdam, J. D. McArthy et M. N. Zald (ed.), Cambridge, Cambridge University
Press, 1996, p. 275.
84
O. FILLIEULE, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences-
po, 1997, p. 53.
85
Voir H. KRIESI, « The Political Opportunity Structure of New Social Movements : Its Impact on
Their Mobilization », in The Politics of Social Protest. Comparative Perspectives on States and
Social Movements, J. C. Jenkins et B. Kladermans (ed.), Minneapolis, University Minnesota
Press, vol. 3, 1995, p. 168.
86
D. SUH, op. cit. supra n. 78, p. 439.
87
O. FILLIEULE et F. JOBARD, « Political Opportunities and the State in France. Some
Methodological Reflexions for a Dynamic Account of Public Order Policing in Social Movement
Theory », papier présenté lors de la seconde conférence européenne sur les mouvements
sociaux, Vittoria, Espagne, 2-5 octobre 1996, p. 4-7.

184
Julien Pieret R.I.E.J., 2015.75

dynamique apparaît en effet plus complexe que l’image d’une dépendance


totale des premières à l’égard des secondes, image que charrie la notion de
88
structure d’opportunités politiques . À ainsi émergé dans la littérature le
89
concept de « processus politique » qui intègre à l’analyse les tactiques
développées par les organisations de mouvement social en vue de créer de
90
telles structures .
Progressivement, une focale subjective fut adoptée par la recherche :
si une opportunité politique est le produit d’une interaction entre les titulaires
du pouvoir et les acteurs contestataires, si elle quitte le domaine du
91
« stock » pour pénétrer le « champ des possibles » , cela suppose que les
militants puissent percevoir l’existence potentielle de cette opportunité.
Partant, c’est leur bonne ou mauvaise perception d’opportunités
92
envisageables qui déterminera le succès ou l’échec de la mobilisation . Au
final, on peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence de continuer à associer
93
à cette notion le terme de structure ; ainsi lui a-t-on parfois substitué
94
l’expression plus ouverte d’« assortiment [set] d’opportunités politiques » .
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La notion a-t-elle gagné en clarté et en potentiel explicatif lorsqu’elle
fut, depuis une quinzaine d’années, projetée dans l’univers juridique ? En
effet, fort présente au sein des travaux regroupés sous le label de la Legal
Mobilization Theory, la notion de « structure d’opportunités juridiques » met
l’accent sur les « variables conditionnant l’accès à la gouvernance judiciaire
et sur le rôle rempli par les juges dans la production de politiques
publiques (…) Les structures d’opportunités juridiques représentent le degré
d’ouverture ou l’accessibilité d’un système juridique au regard des objectifs
sociaux et politiques ainsi que des tactiques poursuivis par les individus ou
95
les acteurs collectifs » . La liste de telles structures renvoie aux équivalents
juridiques des éléments structurels de type politique précédemment
évoqués : ouverture de la procédure judiciaire, existence de mécanismes
d’amicus curiae, possibilités de recours collectifs, réceptivité générale et
88
L. MATHIEU, op. cit., supra n.3, p. 80-81.
89
Voir D. MCADAM, Political Process and the Development of Black Insurgency, Chicago,
Chicago University Press, 1982.
90
E. NEVEU, op. cit., supra n.45, p. 88.
91
O. FILLIEULE, op. cit., supra n.84, p. 57
92
Voir J. FOWERAKER, op. cit. supra n.61, p. 73 ; D. SUH, op. cit., supra n.78, p. 442-446 et
L. MATHIEU, op. cit., supra n.3, p. 83.
93
O. FILLIEULE, op. cit., supra n.76, p. 215.
94
Voir M. HYVÄRINEN, op. cit., supra n.57, p. 36. L’expression peut recouvrir des « contraintes
effectivement structurelles dont l’évolution est lente ainsi que des éléments d’opportunité plus
contingents et soumis à des changements parfois rapides ». Ma traduction.
95
L. VANHALA, « Legal Opportunity Structures and the Paradox of Legal Mobilization by the
Environmental Movement in the UK », Law & Society Review, vol. 46, 2012, n° 3, p. 526-527.
Ma traduction.

185
R.I.E.J., 2015.75 Conclusions

nature démocratique du système juridique, justiciabilité d’un catalogue de


96 97
droits constitutionnels , modes d’élaboration des règles légales… Un
exemple prototypique d’une nouvelle structure d’opportunité juridique est par
exemple la création d’une cour constitutionnelle et plus encore la nature du
98
régime procédural en gouvernant l’accès .
À l’instar de l’évolution constatée s’agissant des usages scientifiques
de la notion de structure d’opportunité politique, l’on observe également une
critique de la notion de structure et un accent mis sur la nature dynamique
des relations entretenues entre les autorités juridiques et les groupes
militants, ces derniers pouvant générer de nouvelles opportunités, par
exemple, en s’attachant la collaboration de juristes créatifs capables
99
d’exploiter la moindre faille procédurale . Ainsi, ces opportunités juridiques
100
ont une double facette : structurelle d’un côté, contingente de l’autre . On
notera d’ailleurs que c’est tout à l’honneur de Priscilla Claeys, de Patricia
Naftali et de Claire de Galembert de croiser ces deux perspectives et de
montrer comment les militants respectivement étudiés, confrontés à des
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structures imposées, ont pu, de façon contingente, forcer la prise en compte
de leur revendications et, ce faisant, contribuer à l’émergence de nouvelles
opportunités juridiques. Ces analyses stimulantes seraient encore plus
riches si elles pouvaient intégrer les discours et représentations des
titulaires du pouvoir : comment ceux-ci ont-ils perçu les stratégies militantes
qui leur étaient adressées ? Comment y ont-ils répondu et quels furent leurs
rôles, conscients ou non, dans l’émergence des opportunités observées ?
Plus généralement, la recherche contemporaine tente de croiser
paradigmes et concepts en associant plusieurs variables, renvoyant tantôt
aux structures d’opportunités politiques et juridiques, illustrant tantôt les
interactions entre autorités et acteurs collectifs ou, encore, relevant de la
mobilisation des ressources que les organisations sont prêtes à consacrer à
101
l’investissement de ces structures . D’autres analyses tentent quant à elles
de montrer dans quelle mesure le constat de structures d’opportunités
politiques laissant peu de place aux discours revendicatifs favorisera le
recours au droit et à la justice pour, en quelque sorte, forcer la porte d’un
96
Voir D. ERDOS, « Judicial Culture and the Politicolegal Opportunity Structure: Explaining Bill of
Rights Legal Impact in New Zealand », Law & Social Inquiry, vol. 34, 2009, n° 1, p. 95-127.
97
Voir la liste fournie par L. VANHALA, op. cit., supra n.95, p. 527 et les références citées.
98
B. M. Wilson et J. C. RODRIGUEZ CORDERO, « Legal Opportunity Structures and Social
Movements. The Effects of Institutionnal Change on Costa Rican Politics », Comparative
Political Studies, vol. 39, 2006, n° 3, p. 325-351.
99
L. VANHALA, op. cit., supra n.95, p. 528 et p. 543-548.
100
C. HILSON, « New Social Movements: the Role of Legal Opportunity », Journal of European
Public Policy, vol. 9, 2002, n° 2, p. 243.
101
D. ERDOS, op. cit., supra n.96, p. 118-121.

186
Julien Pieret R.I.E.J., 2015.75

102
débat public sur l’enjeu soulevé par la mobilisation . Au final, l’enjeu clef
est d’éviter un effet jus ex machina, soit le constat qu’une institution juridique
tombée des limbes que les organisations les plus réactives seraient
capables d’investir constituerait une nouvelle structure d’opportunité à la
création de laquelle les acteurs collectifs n’auraient pas participé. Car la
priorité tant militante que scientifique est sans doute d’analyser le droit
moins comme une arme que comme une arène ; il n’est plus outil mais bien
103
enjeu de lutte . Et le combat comme l’analyse de se déplacer : c’est moins
l’observation de nouvelles règles juridiques qui importe que l’impact que les
mobilisations étudiées ont sur la structure même de l’ordre juridique dans
lequel elles évoluent autant qu’elles sont susceptibles de le faire évoluer.

En conclusion, et c’est Claire de Galembert qui attire notre attention


sur ce point, l’étude de l’usage du droit à des fins contestataires nous oblige
à revoir les notions d’échec ou de succès de la mobilisation. Utiliser un
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cadre juridique n’aboutit pas nécessairement à l’adoption de règles ou de
politiques publiques plus favorables aux yeux des militants les ayant
104
réclamées . Pour autant, la mobilisation juridique ne sera pas
nécessairement considérée comme un échec : estime de soi, libération
cognitive, participation citoyenne, légitimation de la cause… Les effets
secondaires d’une appropriation du discours juridique sont parfois aussi,
sinon plus, efficaces qu’une nouvelle loi adoptée sous la pression d’un
groupe d’intérêt. Si analyser ces phénomènes, si étudier non plus seulement
105
le droit en action mais bien « l’action avec le droit » est susceptible
d’améliorer notre compréhension des mobilisations contemporaines,
il s’impose cependant d’être prudent dans cette entreprise scientifique.
102
Voir C. HILSON, op. cit., supra n.100, p. 238-255. L’auteur explique aussi la recrudescence
d’actions protestataires directes dans certains secteurs en raison du peu d’opportunités
politiques ou juridiques offertes aux organisations de ce secteur.
103
Ce déplacement a notamment été central dans la stratégie de plusieurs féministes qui ont
rapidement déconsidéré le droit comme outil de lutte pour faire de l’instance juridique en soi
une arène de combat. Voir C. SMART, Feminism and the Power of Law, New York, Routledge,
1989.
104
Dans une perspective systémique directement inspirée par Niklas Luhmann, l’on pourrait
même considérer que le droit ne produit jamais de changement social dès l’instant où, d’une
part, la fonction exclusive du système juridique est au contraire de stabiliser les attentes
normatives des acteurs sociaux et, d’autre part, le système juridique, comme tout autre
système, n’interagit pas ou peu avec les autres systèmes sociaux (politiques, économiques,
scientifiques…) qu’il est donc incapable de faire évoluer. Voir J. PIERET, « Droit, contexte et
changements sociaux dans la théorie des systèmes sociaux », R.I.E.J., vol. 70, 2013, n° 1,
p. 139-148.
105
J’emprunte cette expression à D. KAMINSKI, Condamner. Une analyse des pratiques pénales,
e
Toulouse, Erès, 2015 dont le 3 chapitre s’intitule « Actions with Law. La mobilisation des
ressources normatives ».

187
R.I.E.J., 2015.75 Conclusions

Le modeste propos que j’ai développé en conclusion de ce dossier


vise, en tout cas, à attirer notre attention sur certains biais ou réductions
dont il s’agit d’être conscient avant d’envisager toute étude d’un cadrage
juridique d’une cause. Premièrement, même inconsciemment, la
multiplication des recherches relatives à la lecture des mobilisations en
termes de droits humains pourrait accréditer l’idée sans doute naïve et
idéalisée qu’il existerait un « mouvement social des droits humains »,
mouvement global qui plus est et qui, à lui seul, pourrait suffire à épuiser
l’espace militant de notre société. Cela ne signifie aucunement qu’il faille
abandonner ces recherches mais celles-ci ne peuvent occulter les enjeux de
pouvoir ou les logiques de concurrence qui déterminent l’évolution de ce
mouvement qui, loin d’être un tout unifié, rassemble plutôt une série
d’organisations éclatées luttant pour l’acquisition de ressources matérielles
et symboliques nécessairement limitées. Deuxièmement, se concentrer sur
ce type de cadrage peut aboutir à rétrécir la focale analytique à la seule
production des élites militantes, seules à même de maitriser l’usage
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procédural et substantiel de règles et d’institutions formelles. Face à ce
risque, deux attitudes sont possibles : soit assumer une étude réduite aux
seules organisations ou leaders du mouvement social, soit compléter la
recherche à l’aide de méthodes empiriques sondant les représentations et
les interactions des militants de base qui, elles, font véritablement
mouvement, sans doute bien plus et bien mieux que la diffusion d’un
argumentaire juridique, fut-il fondé sur les droits humains. Troisièmement,
s’intéresser aux institutions juridiques implique de réaliser la généalogie de
ces institutions en vue de cerner dans quelle mesure les groupes
protestataires ont pu peser sur celles-ci. Ce faisant, c’est moins le droit
comme outil de lutte qui sera étudié que l’influence que pourra exercer une
mobilisation sur certains aspects de la structure de l’ordre juridique en tant
que tel. En conclusion, si Neil Stammers a sans doute raison d’affirmer que
l’étude des mobilisations permet d’affiner notre compréhension des droits
humains, l’inverse ne semble vérifié qu’au prix d’une série de précautions
loin d’être systématiquement rencontrées dans la littérature.

188

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