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LE SUICIDE, RÉALITÉ SOCIALE ET RÉALITÉ PSYCHIQUE

Jean-Yves Broudic

Martin Média | « Le Journal des psychologues »

2008/9 n° 262 | pages 58 à 62


ISSN 0752-501X
DOI 10.3917/jdp.262.0058
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https://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2008-9-page-58.htm
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pages fondamentales

PSYCHANALYSE

Le suicide, réalité sociale


et réalité psychique
Psychanalyste,
Jean-Yves Broudic
Lorient (56)
L’ouvrage d’Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, paru en 1897,
est considéré comme l’un des livres fondateurs de la démarche sociologique
et a donné suite à de nombreuses analyses dans la même veine.
Mais les analyses sociologiques du suicide présentent des contradictions
et des limites que le recours à certains concepts de la psychanalyse permet
de dépasser.

e suicide est une énigme pour les mille 1, tandis que le nombre de tentatives Tel est le propos introductif d’Émile

L proches de celui qui passe à l’acte


comme pour la société. Celui qui met
fin à ses jours interroge tout son entourage,
est de l’ordre de deux cent mille 2, notre pays
ayant un taux élevé par rapport à d’autres
pays de l’Europe de l’Ouest. Les analyses
Durkheim, en 1897, à son étude sur le sui-
cide, dont il donne la définition suivante :
« On appelle suicide tout cas de mort qui
que soient présentes ou non des causes sociologiques du suicide ont pour point de résulte directement ou indirectement d’un
identifiées, qu’il ait manifesté ou non préa- départ l’ouvrage d’Émile Durkheim (2007). acte positif ou négatif, accompli par la
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lablement des signes de souffrance, de Examiner et s’interroger sur ses apports et victime elle-même, et qu’elle savait devoir
dégoût de la vie ou de folie. Le suicide inter- ses limites est donc toujours d’actualité. produire ce résultat. La tentative, c’est
roge la société, puisque, discret ou osten- l’acte ainsi défini, mais arrêté avant que la
tatoire, il attente à ce qui fait lien social, L’apport de Durkheim mort en soit résultée. » (Durkheim, 2007,
comme l’attestent les rites qui suivent la p. 5.) Après avoir consacré une partie de
découverte d’un suicidé dans différentes et ses suites sa réflexion à constituer le suicide comme
sociétés : exclusion de la communauté des « Chaque société a, à chaque moment de phénomène social en démontrant la non-
chrétiens, procès aux suicidés jusqu’au XVIIIe son histoire, une aptitude définie pour le pertinence des facteurs extrasociaux (« les
siècle, interdiction de l’information à son suicide. […] Chaque société est prédispo- états psychopathiques » ; « les états psycho-
propos. Un million de personnes décèdent sée à fournir un contingent déterminé de logiques normaux, la race, l’hérédité » ; « les
par suicide chaque année dans le monde. morts volontaires. Cette prédisposition facteurs cosmiques », c’est-à-dire le climat,
En France, leur nombre est d’environ treize peut donc être l’objet d’une étude spéciale la température ; « l’imitation »), E. Durkheim
et qui ressortit de la sociologie. C’est cette distingue quatre types de suicide :
étude que nous allons entreprendre. ● le suicide égoïste, établi à partir de
1. En 2003, 10 660 suicides (dont 7 940
hommes et 2 720 femmes) ont été identifiés en Notre intention n’est pas de faire un inven- l’analyse de relations entre taux de suicide
France ; les phénomènes de sous-déclaration taire aussi complet que possible de tou- et facteurs religieux (pratiques, morale,
étant estimés aux environs de 20 % à 25 %, le tes les conditions qui peuvent entrer dans représentations) ou variables liées à la
nombre total serait de 13 000. Revue Études et la genèse des suicides particuliers, mais structure familiale. E. Durkheim formule
Résultats, 488, mai 2006, DRESS. seulement de rechercher quelles sont cel- à ce propos cette règle : « le suicide varie
2. Le Suicide dans les régions françaises, les dont dépend ce fait défini que nous en raison inverse du degré d’intégration
FNORS (Fédération nationale des avons appelé le taux social des suicides. » des groupes sociaux dont fait partie l’indi-
observatoires régionaux de santé), 2007, p. 1. (Durkheim, 2007, pp. 10-15.) vidu » (ibid., p. 223) ;

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● le suicide altruiste est celui de person- ne peuvent être que morales et que, en la psychologie ou la psychanalyse ? Non.
nes âgées ou malades, de femmes veuves dehors de l’homme individuel, il n’y a pas E. Durkheim a démontré, en 1897, que le
ou de militaires, personnes qui commet- dans le monde d’autre être moral que la suicide ne concernait pas que les aliénés
tent leur acte apparemment pour soulager société, il faut bien qu’elles soient socia- ou les « états psychopathiques », et il en a
leurs proches, ce qui met en évidence leur les. » (Durkheim, 2007, pp. 345-349.) déduit que la dimension psychique devait
dépendance à l’égard des codes sociaux être exclue de l’analyse de ses causes
de leur communauté d’appartenance ; Les données du XIXe siècle, en Europe,
confirmaient ce rapport entre augmenta- sociales.
● le suicide anomique atteste d’une déré- tion des taux de suicide et effritement de En 1930, M. Halbwachs constate qu’un
glementation de la société au sens d’une certains cadres sociaux traditionnels du grand nombre de suicidés présentent des
réduction du pouvoir de la société sur l’in- fait du développement économique, de la troubles mentaux, et conclut que tout sui-
dividu, comme le révèlent les crises écono- croissance des villes, de la tendance à l’indi- cide peut être envisagé d’un double point
miques et d’autres troubles qui perturbent vidualisme. Mais, au XXe siècle, cette hypo- de vue, « l’effet d’un trouble nerveux, qui
l’ordre collectif : « l’état de dérèglement ou thèse ne s’est pas vérifiée, puisque, dans relève de causes organiques, ou d’une
d’anomie est donc encore renforcé par ce nombre de pays européens, la tendance a rupture de l’équilibre collectif, qui résulte
fait que les passions sont moins disciplinées été à la baisse ou à la stagnation des taux, de causes sociales » (Halbwachs, 1930,
au moment où elles auraient besoin d’une alors que nombre de sociologues décrivent p. 338), tout en restant prisonnier d’un
plus forte discipline » (ibid., p. 281) ; par ailleurs dans ces sociétés modernes des déterminisme organique de la maladie
processus de déclassement, de désaffilia- mentale et d’une vision dichotomique indi-
● le suicide fataliste, qui « résulte d’un vidu-société. En 2006, C. Baudelot et R.
excès de réglementation ; celui que com- tion ou d’effritement du lien social.
Establet indiquent à la fin de leur livre que
mettent les sujets dont l’avenir est impi- De plus, la sociologie rend compte difficile- « la sociologie n’explique pas tout », que
toyablement muré, dont les passions sont ment de fortes variations des taux de sui- « le sociologue est réduit à un squelette
violemment comprimées par une discipline cide, quand elles échappent aux tendances stéréotypé de variables : sexe, âge, profes-
oppressive. C’est le suicide des époux trop générales observées. Ainsi, les pays où les sion, statut matrimonial » (p. 248), mais ils
jeunes, de la femme mariée sans enfant » taux de suicide sont aujourd’hui les plus ne mentionnent que quelques analyses de
(ibid., p. 311). élevés au monde sont la Russie et autres la psychiatrie contemporaine ou de la psy-
La typologie durkheimienne est issue de pays de l’ancien bloc soviétique. Or, en chologie individuelle axées sur la notion
l’observation de corrélations entre taux Russie, si le taux de suicide avait déjà forte- d’estime de soi, comme si cent ans de psy-
de suicide dans différents pays à certai- ment augmenté de 1925 à 1961, c’est entre chanalyse n’avaient pas existé, et comme
nes périodes et indicateurs sociaux et 1965 et 1995 qu’il augmente « de façon si l’on pouvait ignorer, après S. Freud et J.
économiques se rapportant au niveau de vertigineuse », constatent C. Baudelot et R. Lacan, que le moi est divisé entre une part
richesse, aux classes sociales, aux cultu- Establet (2006, p. 110) : « Il y a cent ans, le consciente et une part inconsciente, et
res, aux pratiques religieuses, aux struc- taux de suicide plaçait la Russie au tout der- que des forces inconscientes sont à l’œu-
tures familiales, etc. Elle a fait l’objet de nier rang du classement mondial. À la fin du vre chez chacun non seulement dans sa
nombreux commentaires critiques, mais, xxe siècle, elle en a pris la tête. » Cette situa- vie amoureuse, ses fantasmes, ses lapsus
depuis que E. Durkheim a ainsi démontré tion particulière des pays de l’aire soviéti- et ses symptômes, mais également dans
l’existence du suicide comme fait social, que « constitue une exception notable à la sa vie sociale.
les analyses sociologiques à ce sujet repo- forte corrélation au niveau mondial entre
richesse d’un pays à un moment donné et Nous soulignerons à ce propos que l’exclu-
sent sur la même méthode de recherche sion de la folie comme cause de certains
de corrélations statistiques 3. Or, cette son taux de suicide. […] En dépit d’un PIB
assez faible, entre 3 000 et 5 000 dollars, suicides constitue une rupture importante
méthode présente différentes limites. dans la pensée occidentale, puisque, du
ils présentent des taux de suicides élevés. »
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Les facteurs explicatifs de ce bouleverse- Moyen Âge au XVIIIe siècle, dans toute l’Eu-
Lien social et anomie ment ne sont recherchés par les sociolo- rope, l’Église et le Droit ont pris en compte
gues que dans des données contemporai- les témoignages qui l’attestaient pour
Les questions de lien social et de soli- nes des phénomènes observés : la forte traiter des suicidés. En l’absence de tels
darité entre les membres d’une société consommation d’alcool, la crise sanitaire éléments, les cadavres étaient l’objet d’un
se trouvent au cœur de la réflexion sur qui affecte la société soviétique à partir procès, souvent condamnés à être pen-
le suicide. E. Durkheim avait dégagé de des années 1960, l’industrialisation. Mais dus ou mutilés avant d’être exposés sur
l’étude des variations des taux de suicide la forte consommation d’alcool, indéniable des places publiques ou des carrefours,
l’existence de forces sociales qui lient les dans plusieurs de ces pays, n’est pas un tandis que leurs biens étaient confisqués,
hommes entre eux, qui font société, et facteur explicatif suffisant, puisque l’on se au motif que la vie de chaque être humain
avait formulé l’idée d’une corrélation entre demande alors ce qui y conduit une grande est un don sacré de Dieu. En cas de témoi-
augmentation du taux de suicide et fragi- partie de la population. D’autres facteurs gnages de folie, de lassitude ou de dégoût
lisation du lien social ou réduction de la sont donc à prendre en compte. de vivre, les suicidés échappaient à ce
pression de la société sur l’individu : « Les traitement et bénéficiaient d’obsèques
individus qui composent une société chan-
gent d’une année à l’autre ; et cependant L’exclusion des facteurs
le nombre de suicidés est le même, tant psychiques 3. Ainsi Christian Baudelot et Roger Establet
que la société elle-même ne change pas. recherchent des corrélations entre taux
[…] Par conséquent, puisque des actes Devant les difficultés à analyser un phé- de suicide et richesse (attestés par le PIB
moraux comme le suicide se reproduisent nomène qui touche à la dimension de la ou le taux de foyers imposés
avec uniformité […], nous devons admettre subjectivité et qui se lit en même temps par département) dans leur ouvrage,
qu’ils dépendent de forces extérieures aux comme fait social, la recherche sociologi- Suicide, l’envers de notre monde,
individus. Seulement, comme ces forces que s’est-elle tournée vers la psychiatrie, publié aux éditions du Seuil en 2006.

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PSYCHANALYSE
chrétiennes. Cette clause permettait à la contemporains. En effet, E. Durkheim points aveugles. « Convaincu[s] de l’exis-
noblesse et au clergé de dissimuler des cas mentionne que « chaque société a donc, tence d’un effet de la réalité sociale sur le
de suicides en leur sein (Minois, 1995). à chaque moment, une aptitude définie suicide » (Baudelot et Establet, 2006, p.
L’occultation de la réalité psychique est pour le suicide » (op. cit., p. 10), et il inter- 19), les sociologues ignorent la réalité psy-
donc à l’œuvre dans les études sociolo- prète le penchant au suicide comme « une chique, la dimension inconsciente, ainsi
giques sur le suicide. Mais les pratiques redevance que la société se paie elle- que les effets subjectifs de l’histoire des
des hommes sont-elles déterminées seu- même par échéances successives » (ibid., peuples, dont une part relève du tragique,
lement par l’ici et maintenant, par le social p. 367) du fait que « le réel paraît sans que l’on peut appeler « réel de l’histoire ».
ou l’événementiel actuels ? Non, elles sont valeur au prix de ce qu’entrevoient les ima- Si les passages à l’acte suicidaire sont tou-
également le produit de l’histoire sub- ginations enfiévrées » (ibid., p. 285) dans jours singuliers, si, individuellement, ils ne
jective que les hommes portent en eux, une société en pleine transformation. peuvent se comprendre sans la prise en
de l’histoire qui a donné un cadre à leur La mort par suicide de quelques-uns est compte des processus psychiques incons-
construction identitaire, du lien aux géné- alors conçue comme un sacrifice néces- cients propres à chaque sujet, sociologi-
rations dont ils sont issus, des relations à saire dans une société pour qu’existent quement et collectivement également, les
leurs parents et grands-parents. un équilibre et une certaine paix entre les suicides et les tentatives peuvent mieux se
autres hommes. Ce ne sont pas les dieux lire en tenant compte de la réalité psychi-
qui demandent leur lot régulier de vies que liée à la transmission inconsciente qui
Le réel de l’histoire humaines, c’est la société. On voit poindre trame les rapports sociaux, les rapports
Le repérage des conflits psychiques là une logique inconsciente de pousse-au- entre générations, et en partie déterminée
comme déterminant les logiques indi- suicide, ou de retour implacable d’un réel par les traumas collectifs survenus dans
viduelles d’action des hommes tout tragique dans différents groupes humains, tel pays à telle période.

La théorie lacanienne du deuil


Les analyses sociologiques ignorent
l’apport de S. Freud et de J. Lacan, les
apports conceptuels de la psychanalyse,
pour analyser la réalité sociale du suicide,
alors qu’ils permettent de dépasser la
dichotomie individu-société. Le concept
de symbolique, entre autres, permet de
faire un lien entre l’approche sociologique
et l’analyse psychanalytique ; on peut le
voir à travers la problématique du deuil,
qui permet de lire autrement la question
du suicide.
Dans Deuil et Mélancolie (1916), S. Freud
affirme que le « travail du deuil » doit
aboutir au renoncement à l’objet investi
psychiquement, tandis que le processus
psychique pathologique en cours dans la
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mélancolie se caractérise par la persis-
tance dans le moi de « l’ombre de l’objet »
disparu.
Chez J. Lacan, le sujet se constitue par
rapport à un objet fondamentalement
perdu, qui ne sera jamais retrouvé, le deuil
Le processus psychique pathologique en cours dans la mélancolie se caractérise de cet objet et l’assomption de sa perte
par la persistance dans le moi de « l’ombre de l’objet » disparu. étant constitutifs de son identité. Une
telle conception met au cœur de la nature
humaine un manque originel radical. Il en
autant que leurs conditions sociales dans les sociétés, peut-être dans les résulte une version du deuil, élaborée,
d’existence est cependant plus présent familles. Mais le réel historique est ignoré selon J. Allouch 4, dans le séminaire Le
chez E. Durkheim, avant S. Freud, que par la sociologie. Dans les constructions Désir et son interprétation 5. Selon cette
chez M. Halbwachs ou les sociologues sociologiques, la famille est réduite à la analyse, pour le survivant, la personne
famille nucléaire du temps observé, aux décédée ne disparaît pas au point de pou-
relations horizontales que le couple consti- voir laisser place à un nouvel objet ; l’objet
4. Allouch J., 1997, « Le deuil selon Lacan tue, alors que l’inscription d’un individu disparu est au contraire présent encore
interprète d’Hamlet », Pour une érotique du dans des relations verticales, dans une et toujours, il est présent psychiquement.
deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, filiation, et les liens inconscients qui lient Mais le décès a changé la nature du lien
pp. 165-265. entre elles les générations, comme le poids entre le survivant et la personne disparue :
5. Lacan J., Le Désir et son interprétation, de l’histoire, collective et individuelle, avec c’est la mort qui constitue maintenant le
séminaire inédit de 1958-1959. sa part de réel traumatique, restent des trait d’union entre les deux personnes.

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PSYCHANALYSE
J. Allouch explicite ces processus par la son histoire infantile et parentale plus La répétition des tentatives de suicide
formalisation suivante : si les deux sujets ancienne. Les suicides des personnes chez la même personne ou dans la même
sont représentés non pas comme deux âgées d’aujourd’hui sont donc autant famille peut aussi se lire dans cette pers-
unités globales (deux « 1 »), mais par une liés à leur vie, dans la première moitié pective. Bien souvent, les tentatives se
somme telle que (1 + a), le processus de du XXe siècle, et à celle de leurs parents produisent selon le même scénario, les
deuil après un décès peut être représenté et grands-parents, en son début ou à la mêmes modalités, par exemple, en se
de la manière suivante : fin du XIXe, qu’à leurs conditions de vie jetant au même endroit du même pont
● le mort a emporté avec lui quelque
actuelles ; et les suicides des personnes dans la même rivière, ou à une date anni-
chose (a) du vivant endeuillé, moins âgées le sont aussi en partie, puis- versaire précise. Dans ces cas, on voit qu’il
que c’est en lien et référence à ces géné- existe un élément ou trait commun entre
● tandis que le sujet en deuil a gardé rations antérieures que les hommes et les deux êtres (le défunt et le suicidant) qui
quelque chose (a) du décédé. femmes d’aujourd’hui se sont structurés sont concernés par l’événement : une date,
Ce quelque chose (a) est désigné par et construits dans leur enfance sur le plan un lieu, un geste, une modalité de l’acte de
J. Allouch comme « un petit bout de soi » : psychique. mourir, un mot… Ce sont des traits qui se
le deuil n’est donc pas considéré comme lisent au moment de l’acte suicidaire, mais
J. Lacan a parlé du suicide de la manière ils pouvaient constituer un lien inconscient
la perte de quelqu’un, mais de « quelqu’un suivante : « Le suicide est le seul acte qui
+ un petit bout de soi ». Ce petit bout de tout au long de la vie du dernier vivant. Ces
puisse réussir sans ratage. Si personne traits ne sont donc pas des traits « unai-
soi peut être considéré comme un objet n’en sait rien, c’est qu’il procède du parti
transitionnel entre le décédé et l’endeuillé. res » d’identification, mais des traits réels 6.
pris de n’en rien savoir. » (Lacan, 2001, p.
« Le deuil n’est pas seulement perdre 542.) Penser le suicide comme acte revient
quelqu’un (trou dans le réel), mais convo- à le situer comme tentative ultime pour Le suicide comme réponse
quer à cette place quelque être phallique le sujet de s’inscrire dans le symbolique,
pour pouvoir l’y sacrifier. Il y a deuil effec- comme une tentative de faire lien avec
au réel de l’histoire
tué si et seulement si a été effectif ce sacri- l’Autre. Paradoxalement, c’est en échap- Si le suicide est un don réel du corps du
fice. » (Allouch, 1997, p. 257.) pant du monde des humains que le sujet sujet qui vient en place d’un échange sym-
Cette conception lacanienne du deuil per- fait lien avec eux. C’est en interrompant bolique, s’il se présente dans des contex-
met de penser le lien entre des passages la vie, en se donnant la mort, que le sujet tes familiaux où la fonction symbolique
à l’acte individuels et des phénomènes s’inscrit, réellement, dans une généalogie se révèle peu opérante, on est amené à
sociaux, elle permet de penser les suicides et filiation. penser que les populations où s’observe
des sujets inscrits dans un univers symbo- un grand nombre de suicides ont connu
Certains des cas rassemblés dans le livre des événements qui ont mis à mal cette
lique et social. Les suicides ne sont pas Clinique du suicide (Morel, 2002) mettent
une rupture de la relation sociale à l’autre, fonction symbolique et ont altéré la trans-
bien en évidence la fréquence du geste mission inconsciente entre générations.
comme le disent certains travaux sociolo- suicidaire comme tentative du sujet de
giques ; ils peuvent être lus au contraire C’est ce que nous pouvons vérifier dans
« faire lien réel » avec une personne décé- plusieurs pays et circonstances.
comme un don réel de son corps à l’autre, dée : un jeune homme qui saute du haut
comme un moyen d’établir un lien direct d’un pylône électrique sur une route où Ainsi, la France est un pays où le taux de
et réel avec lui, comme une tentative de son père avait trouvé la mort dans un acci- suicide est élevé : il est de trente pour cent
réparer ce qui, dans le symbolique, a été dent de voiture du fait d’une imprudence mille habitants contre douze dans bien
altéré. Le sujet ne peut colmater ce trou de sa mère quand il était enfant ; l’envie de d’autres pays d’Europe dans les années
réel que par le sacrifice, par le don de son se suicider de M. B. lors de l’anniversaire 1990. De plus, dans cet ensemble natio-
corps, ce don réel voulant signifier à la de la mort de ses parents ; la croyance d’E. nal, certaines régions se caractérisent par
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fois la tentative du sujet de répondre en qu’elle doit rejoindre la mort pour revivre des taux régulièrement plus élevés depuis
tant que sujet, et sa confrontation à cet avec des proches disparus (son père, cinquante ans ; c’est le cas de la Bretagne,
impossible. une filleule), la frontière entre la vie et la où les taux masculins sont régulièrement
Avec cette conception, on peut faire un mort étant floue pour elle ; ou encore une de l’ordre de soixante à soixante-dix, alors
lien entre un réel traumatique historique femme de vingt-deux ans qui entend l’ap- que E. Durkheim et M. Halbwachs y avaient
(massacres de populations, morts de pel de ses ancêtres morts, notamment de constaté des taux faibles au XIXe siècle et
masse, guerres, violences…) ayant pour son arrière grand-mère et de son oncle au début du XXe. Nous avons montré, par
effet, chez certains de ceux qui les vivent, maternel qui s’était pendu. ailleurs (Broudic, 2008), que cette évolu-
un effritement ou un effondrement du tion pouvait être mise en relation avec le
Mentionnons un autre cas qui met en réel traumatique qu’a connu cette société
symbolique, et des symptômes et trou- évidence un lien réel entre mort et vivant
bles psychiques présents chez eux ou chez régionale au début du siècle, à travers la
à travers quelques signifiants. M. C. est mort d’environ un tiers des hommes vali-
leurs descendants. La petite histoire sin- un homme qui a mis fin à ses jours. On
gulière de chacun au sein d’une structure des en âge de combattre lors du premier
retrouve sur lui des lettres écrites par son
familiale particulière peut ainsi être nouée père cinquante ans auparavant alors qu’il
à la grande histoire politique et sociale. était déporté et dont la « maigreur extrême 6. Ces traits réels renvoient à quelques lettres
La temporalité psychique n’est pas la tem- allait entraîner son décès, deux ans avant qui travaillent inconsciemment telle personne
poralité sociale et historique. À un temps la libération ». M. C. suivait un régime sur la longue durée ; on en trouve un
T donné, l’acte suicidaire d’un sujet peut amaigrissant ordonné par son médecin, exemple démonstratif avec la vie et l’œuvre
être lié à un donné social contemporain, et et c’est « le retour du signifiant portant sur de Virginia Woolf, analysés par Aubert J.,
tout autant à un donné psychique incons- l’amaigrissement qui amorcera la chute de 2004, « Sur le suicide de Virginia Woolf »,
cient structuré par une constellation de Christian jusqu’au suicide par pendaison » Savoirs et clinique. Revue de psychanalyse, 5,
signifiants ou de lettres qui renvoient à (Crémier, 2006). Ramonville-Saint-Agne, Érès.

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PSYCHANALYSE
conflit mondial et des séquelles physiques Avec un taux de suicide masculin de 79,1
et psychiques chez les survivants comme
dans leurs familles et chez leurs pro-
et un taux féminin de 15,6, la Lituanie est
aujourd’hui le pays au monde où l’on se
Bibliographie
ches, trauma collectif s’inscrivant dans un suicide le plus. C. Baudelot et R. Establet Allouch J., 1997, Pour une érotique du
contexte de forte morbidité et mortalité, (2006) n’en donnent aucune explication. deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL.
notamment dans les milieux littoraux du Or, ce pays a connu au milieu du siècle Becker A., Audoin-Rouzeau S., 2000,
fait des activités maritimes. l’une des pires tragédies de l’histoire 14-18, Retrouver la guerre, Paris, « Folio
Plus généralement, en France, le passage moderne : « Si l’on fait le bilan de ces Histoire », Gallimard.
du suicide comme phénomène social années de guerre et de répression, on Broudic J.-Y., 2008, Suicide et alcoolisme en
urbain au XIXe siècle à un phénomène rural estime que la Lituanie a perdu, à la suite Bretagne au xxe siècle. Sociologie – Histoire –
au XXe siècle, peut être mis en rapport des combats, des exils, du génocide juif, Psychanalyse, Rennes, Éditions Apogée.
avec les séquelles diverses de la Première des déportations, des déplacements de
population, près de six cent mille habi- Carrère-d’Encausse H., 1988, Le Malheur
Guerre mondiale, si l’on prend en compte russe. Essai sur le meurtre politique,
les processus psychiques qui s’étalent sur tants. Elle comptait en 1939 : 3,1 millions
d’habitants, en 1946 elle n’en comptait Paris, Fayard.
plusieurs générations. O. Faron (2001)
a montré qu’un « deuil infini » a alors plus que 2,5 millions. » (Teiberis, 1995, Crémier D., 2006, « Le suicide, épinglage »,
affecté les populations françaises durant p. 139.) Les effets de cette donne sont in Mental, 17, « Face au suicide : la
la guerre et après l’armistice. Parlant d’une d’autant plus présents que ce pays se situe psychanalyse », Nouvelle école lacanienne.
« anomie de deuil de guerre », A. Becker dans un ensemble géographique (Lettonie Durkheim E., 2007, Le Suicide. Étude
et S. Audoin-Rouzeau (2000) ont estimé et Lituanie) qui a connu une histoire aussi de sociologie, Paris, PUF.
qu’entre les deux tiers et les trois quarts tragique et où l’on retrouve des taux de Faron O., 2001, Les Enfants du deuil.
des familles françaises avaient alors été suicide des plus élevés, proches de ceux Orphelins et pupilles de la nation
touchées par le deuil. C’est l’expression de la Russie (taux masculin de 45 à 65). de la première guerre (1914-1941),
d’« anomie subjective historiquement La croissance vertigineuse du suicide dans Paris, La Découverte.
déterminée 7 » qui peut désigner le dérè- ces pays se manifeste vingt à trente ans Halbwachs M., 1930, Les Causes
glement des rapports sociaux qui a résulté après ces pertes immenses en vies humai- du suicide, Paris, PUF, 2002.
des tragédies historiques des guerres du nes, période qui correspond à celle d’une
siècle et dont les effets épidémiologiques Lacan J., 2001, « Télévision »,
génération. Ce décalage et ces corrélations Autres Écrits, Paris, Le Seuil, p. 542.
peuvent se lire encore après-coup, c’est- ne peuvent se comprendre qu’en tenant
à-dire quelques générations plus tard. compte des effets subjectifs de la mort et Marie J.-J., 2005, La Guerre civile russe
de la violence de masse sur la société, des (1917-1922). Armées paysannes, rouges,
Cette analyse est corroborée par des blanches et vertes, Éditions Autrement.
observations sur d’autres pays et popu- effets d’après-coup engendrés sur le plan
lations : ainsi, les pays à très forts taux de psychique par le trauma, des processus de Minois G., 1995, Histoire du suicide.
suicide (la Russie et plusieurs des pays de transmission inconsciente, mettant en évi- La société occidentale face à la mort
l’ancien bloc soviétique) sont ceux qui ont dence une temporalité psychique autre que volontaire, Paris, Fayard.
le plus souffert en vies humaines lors du la temporalité sociale des sociologues. Morel G. (sous la direction de), 2002, Clinique
second conflit mondial. La Russie perd Ce qui a été exclu du symbolique à une du suicide, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
1,7 million d’hommes dans la première génération peut se manifester dans le réel Teiberis L., 1995, La Lituanie,
guerre, elle en perd cinq à sept millions dans les suivantes. ■ Paris, Éditions Karthala.
dans les années 1917-1933 du fait de la
guerre civile 8 et des famines (pour cent
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soixante-quatre millions d’habitants).
Mais elle en perd beaucoup plus lors du
second conflit mondial. Certains auteurs
donnent pour l’Union soviétique un nom-
bre de morts (soldats, prisonniers et civils),
entre 1939 et 1945, de vingt-six millions,
soit 15,3 % de la population, soit près
d’un habitant sur sept. C’est une moyenne
pour l’ensemble des pays de l’Union, ce
qui signifie que, dans certaines régions du
pays, ce chiffre a pu être supérieur !

7. Formule que nous proposons à partir de


celle de Markos Zafiropoulos qui parle
d’une « anomie subjective socialement
déterminée », in Lacan et les sciences
sociales. Le déclin du père (1938-1953),
paru aux PUF, en 2001.
8. La période de la guerre civile connaît
une augmentation considérable du nombre
d’enfants abandonnés et orphelins,
estimé à 4,5 millions sur cette période.

62 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°262–novembre 2008

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