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Les boucs

Il se crut sauvé quand il descendit dans les mines. Bonne vieille mère
que la Terre dans les entrailles de laquelle, quand il descendit, il s'ensevelit
avec quelle paix ! Le même jour, on s'aperçut qu'il n'était pas syndiqué et
on l’expédia dans les « grandes profondeurs », mais il s'y crut encore plus
sauvé. Il apprit à manier le pic et le wagon, à se mouvoir dans un boyau
pour rats, à respirer un mélange de moiteur, de gaz oppressants et de
poudre de charbon, mais il était si paisible !

C'était exactement ce trou qu'il lui fallait et ce qu'il respirait


exactement ce dont avaient besoin ses bronches. Une benne le remontait, il
roulait une cigarette et la fumait jusqu'à l’ultime bouffée, non pas qu'il
manquât de tabac, mais parce que c'était la cigarette de l'adieu que tous les
mineurs fumaient : il l'éternisait, bavardant avec eux, leur parlant de lui et
de son pays, leur mendiant leur sympathie d'hommes. Ils lui donnaient une
poignée de main sans le regarder, convaincus qu'il était un chien qui
travaillait avec eux dans la mine, et ils partaient rejoindre leurs femmes:
délassements modernes de ces guerriers modernes.

Il y avait une demi-douzaine d'Arabes avec Waldik. Ils n'avaient pas


de femmes, pas de liens avec le pays: rien qu'une cabane de planches noires
et disjointes, avec un Godin qu'ils ne savaient pas allumer, et des lits de
camp - et qu'ils fuyaient tacitement comme la peste. Car ils savaient que là,
tôt ou tard, tous les soirs, la société les faisait se retrouver, entre Arabes,
nus les uns pour les autres, comme un groupe de naufragés sur un radeau,
avec leur faim atroce de la vie - et cette nostalgie de la terre africaine dont
ils ne parlaient pas mais qui les animait tous : noire et déferlante comme
un raz de marée.
Driss Chraïbi, les Boucs, éditions Denoël, Paris, 1955.

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