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Catherine Malabou

Au voleur !
Anarchisme et philosophie

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De la même auteure aux Puf 510511

Métamorphoses de l’intelligence. Du QI à l’IA, Paris, Puf,


« Quadrige », 2021, 1" édition, 2017.
Les Nouveaux Blessés. De Freud à la neurologie : penser les trau­
matismes contemporains, Paris, Puf, « Quadrige », 2017.
Avant demain. Épigenèse et rationalité, Paris, Puf, 2014.

« Même ceux qui ne se considèrent pas anarchistes


ressentent le besoin de se définir en relation avec l’anar­
chisme, et de puiser dans ses idées. »

David Graeber

ISBN 978-2-13-082544-9
Dépôt légal - 1" édition : 2022, janvier
© Presses Universitaires de France/Humensis, 2022
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
Ce travail n’aurait pu voir le jour sans l’aide précieuse
que m’a apportée la lecture des philosophes contemporains
explorateurs - bien avant moi - de la question anarchiste :
Irène Pereira, Vivien Garcia, Renaud Garcia, Jean-Christophe
Angaut, Édouard Jourdain, Mehdi Belhaj Kacem, pour m’en
tenir aux philosophes français. Je veux également dire toute
ma dette vis-à-vis des indispensables analyses de Daniel
Guérin et de Daniel Colson.
I

Tour d’horizon

« J’ai proposé ce terme de géographicité en symétrique


de celui d’historicité'. »
Yves Lacoste

S il n’est pas de marxisme sans histoire, l’anarchisme


est passion de la géographie. Toute approche historique,
quelle que soit sa méthode, reproduit toujours d’une manière
ou d’une autre l’interprétation hiérarchique des positions
dominantes. La géographie anarchiste à l’inverse se garde
des lectures verticales. Non bien sûr que son espace soit plat.
Nul mieux qu’Élisée Reclus, auteur de la Nouvelle Géogra­
phie universelle2 et de La Terre, description des phénomènes
de la vie du globe3, n’a su donner voix à la mise en tension
des distances qu’est un paysage, à la concorde contrastée

1. Yves Lacoste, « Élisée Reclus, une très large conception de la géogra­


phicité et une bienveillante géopolitique », Hérodote, 2005/2, n° 117, p. 29-52,
p. 30.
2. Élisée Reclus, Nouvelle Géographie universelle, La Terre et les Hommes,
Paris, Hachette et Cie Libraires-Éditeurs, vol. 19 + 1,1876-1894. Voir l’article de
Philippe Pelletier, « Élisée Reclus : théorie géographique et théorie anarchiste »,
Terra Brasilis (Nova Série), [en ligne], n° 7, 2016.
3. É. Reclus, La Terre ; Description des phénomènes de la vie du globe,
Paris, Hachette et C” Libraires-Éditeurs, 1868-1869.

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Au voleur ! Tour d’horizon

des montagnes, des vallées, des combes et des ruisseaux, à comme des enchevêtrement de traces vivantes. Palimpsestes
la vie qui bruit sous les cartes. « Jaillissement des fontaines de l’évolution, les terrains orientaux sont les mémoires gla­
et perte des rivières, cataractes, inondations et débâcles, cés mais vifs des rapports de l’animalité, de l’humanité et
éruptions volcaniques, apparition des bancs de sable et des du désert.
îles, trombes, ouragans et tempêtes1 » : refuser la verticalité La spatialisation anarchiste, ancêtre de la géographie
n’est donc pas nécessairement marcher en plaine. C’est, de sociale et de l’écologie, travaille inlassablement à une com­
façon toute différente, savoir se tenir à hauteur d’étendue. préhension politique de l’horizontalité. Ce n’est pas jouer
Savoir qui n’est jamais qu’une autre forme de mise en relief. sur les mots que de dire que géographie et politique se
Chacun des six tomes de L’Homme et la Terre - la Terre préparent mutuellement le terrain. Géographie de l’émanci­
que Reclus aura tant explorée, le plus souvent à pied - porte pation contre géographie de la domination : l’anarchisme
en exergue cette phrase : « La géographie n’est autre chose renvoie la verticalité à ce qu’elle est, une logique de gou­
que l’histoire dans l’espace, de même que l’histoire est la vernement, qui réduit toute diastème à une subordination.
géographie dans le temps2. » Or il n’est pas besoin de subordonner pour organiser.
Reclus inventera pour son ami Kropotkine, géographe « Notre but politique [...], affirme Reclus, c’est l’absence
lui-même, le néologisme « entraide », contribuant ainsi à la de gouvernement, c’est l’anarchie, la plus haute expression
traduction française du chef-d’œuvre de 1902 - L’Entraide, de l’ordre1. »
un facteur de l’évolution3. Observateur infatigable de la Absence de gouvernement : le problème du sens à don­
Mandchourie et de la Sibérie, Kropotkine, auteur de trois ner à ces mots est la raison du présent livre, lequel requiert,
contributions importantes en géographie physique - un de qui voudra le lire, un nouveau regard, libéré des toises
traité sur l’orographie de l’Asie, une théorie de la glaciation et des tendances hégémoniques.
et une étude sur la dessication4 -, appréhende lui aussi les Ce livre est bien de philosophie cependant, non de
sols non comme de simples réalités inorganiques mais géographie. Plus précisément, il est né de la conscience
d’un retard de la philosophie sur la géographie. Retard
1. Ibid., Préface, cité par Béatrice Giblin, « Élisée Reclus, un géographe de la philosophie sur la géographie physique et politique
d’exception », Hérodote, 2005/2, n° 117, p. 11-28, p. 24. de l’horizontalité, retard de la philosophie sur l’anar­
2. É. Redus, L’Homme et la Terre, Paris, Librairie universelle, 1905, 6 vol., chisme.
cité par Yves Lacoste in art. cité, « Élisée Reclus, une très large conception... »,
p. 39.
3. Piotr Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution, trad. de l’anglais 2012, École normale supérieure de Lyon, École doctorale : ED 487 : école doctorale
par L. Bréal, Bruxelles, Aden, 2015. L’amitié entre Reclus et Kropotkine débute de philosophie : histoire, représentation, création, p. 32.
après leur rencontre en 1877. 1. É. Reclus, Développement de la liberté dans le monde, texte retrouvé
4. Je renvoie ici à l’admirable thèse de Renaud Garcia sur Kropotkine, « Nature après sa mort et publié en 1928 dans Le Libertaire, cité par Béatrice Gibelin,
humaine et anarchie : la pensée de Pierre Kropotkine », soutenue le 7 décembre art. cité, p. 11.

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Au voleur ! Tour d’horizon
„ ce
Le temps est venu de rattraper 73 retard et d’engager la
Anarchisme de fait. Aujourd’hui, l’État a déjà dépéri, qui
confrontation explicative entre iphilosophie
' l_ et anarchisme
n’est plus que l’enveloppe de protection des diverses oligar­
qui n’a encore jamais eu lieu. chies se partageant le monde.
Il n’y a plus rien à attendre d’en haut. Partout, le
*■

monde social est condamné à une horizontalité d’aban­


don1. Dans les pays « démocratiques », économiquement
J’entreprends pour ce faire l’exploration du concept privilégiés, l’effondrement de l’État-Providence, bien que
d’anarchie dans l’œuvre de six grands philosophes contem­ déjà ancien, continue d’imposer indéfiniment ses effets.
: porains - Reiner Schürmann, Emmanuel Levinas, Jacques Aucune institution étatique ni aucune organisation par­
Derrida, Michel Foucault, Giorgio Agamben et Jacques Ran- lementaire commune - le fonctionnement de l’Union euro­
cière. Tous ont en commun d’avoir accordé à l’anarchie une péenne en est le triste exemple - ne peuvent réagir aux
valeur à la fois ontologique, éthique et politique détermi­ défis de la pauvreté, des migrations ou de la crise éco­
nante sans toutefois parvenir à engager une véritable pensée logique et sanitaire autrement que par de dérisoires
de l’anarchisme. Sans parvenir non plus, par conséquent, à mesures d’urgence.
destituer la logique de gouvernement - alors même qu’ils Anarchisme d’éveil. Cette chute factuelle du sens social
adoptaient, contre le diktat des modèles pyramidaux, le lan­ de la verticalité s’accompagne en même temps d’une prise
gage géographique de la surface, des plis et de la défaite des de conscience planétaire marquée par l’essor de l’initiative
surplombs. J’interroge ici l’échec anarchiste des concepts collective et l’expérimentation de cohérences politiques alter­
philosophiques d’anarchie. natives2. Les stratégies d’occupation, le mouvement des
Gilets jaunes ou la création des ZAD en France par exemple
*
1. En France, hôpitaux, commissariats et écoles fermés, privatisation et
Pourquoi le moment est-il venu de le faire ? Parce que sous-traitance des services postaux, généralisation de la « flexibilité » du travail,
suppression des « statuts », multiplication des contrats à durée déterminée dans
l’horizontalité est aujourd’hui en crise. Dissociée, scindée, la fonction publique, notamment dans l’enseignement supérieur, réduction du
déchirée du fait même de son uniformité, sa géographie est personnel des ministères, inégalité toujours plus grande dans l’accès aux soins, la
désorientée. La boussole de sa différenciation est perdue. protection judiciaire, l’éducation... en sont les symptômes.
2. Après les émeutes qui ont suivi le meurtre de George Floyd aux États-
La crise de l’horizontalité aujourd’hui tient à la coexis­ Unis, un collectif anarchiste écrivait : « Aujourd’hui, les militants de Black Lives
tence mondiale d’un anarchisme de fait et d’un anarchisme Matter agissent selon une méthode décentralisée, qui permet au mouvement de
d’éveil. Coexistence qui rend difficile de distinguer rigou­ s’étendre organiquement [Zo spread organically] et de s’assurer qu’il ne peut être
récupéré par un parti. » « This is anarchy. Eight ways the Black Lives matter and
reusement entre la résignation et l’initiative, forcées de mar­ Justice for George Floyd Uprisings Reflect Anarchist Ideas in Action », Crimeth-
cher un temps sur le même sol. Inc, 9 juin 2020, ma traduction.

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Au voleur ! Tour d’horizon
ont inscrit ces dernières années dans le paysage politique
N’assiste-t-on pas cependant au durcissement global du
l’existence effective d’organisations et de modes de décision dirigisme politique, inséparable d’une nouvelle forme de cen­
reposant sur la prise en charge collective, autogérée, d un tralisation du pouvoir économique, objectera-t-on ? L’heure
combat, d’un milieu, d’un territoire ou d’une structure. Il n’est-elle pas à un autoritarisme politique accru, à une confis­
existe à l’évidence une filiation entre le tournant altermon- cation de la richesse et du profit par une poignée de compa­
dialiste de l’anarchisme - que l’on peut dater des événements gnies et de conglomérats ? Certes. Et pourtant, lorsque certains
de Seattle en 1999 - et l’explosion de ces phénomènes qui, journalistes politiques déclarent sans plaisanter que Donald
sans toujours se réclamer ouvertement de l’anarchisme, se Trump est anarchiste1, ils ne jouent pas sur les mots mais
déroulent à l’écart des syndicats ou des partis. La circulation tentent de circonscrire ce que le monde entier ressent comme
de l’information y « passe en effet désormais davantage par une crise majeure : la combinaison hybride de la violence
des canaux sinon concurrents, du moins transversaux aux gouvernementale et de l’ubérisation illimitée de la vie. L’auto­
syndicats, dans des formes d’horizontalité qui s’opposent à ritarisme ne contredit pas la disparition de l’État, il en est le
l’information “en silo” des organisations nationales. [...] messager - masque de cette économie dite « collaborative »
Cela modifie la relation d’interlocution entre les individus qui, en mettant en contact professionnels et usagers de manière
et les groupes mobilisés et les acteurs institués qui entendent directe par le biais de plateformes technologiques, pulvérise
porter une parole collective1 ». chaque jour un peu plus toute fixité régulée.
Or ces phénomènes d’interlocutions alternatives sont C’est en découvrant le monde des transactions crypto­
strictement contemporains de ce qu’il faut appeler le tour­ monétaires et la circulation de devises non nationales que
nant anarchiste du capitalisme lui-même, grand acteur de j’ai pris conscience de cette évidence factuelle. Les crypto­
l’anarchisme de fait. Ce tournant, né de la crise financière monnaies parasitent les monnaies d’État et font concurrence
des années 2000, a marqué l’infléchissement du néo- vers au circuit monétaire habituel des banques commerciales et
l’ultralibéralisme. La critique du néolibéralisme, à laquelle centrales2. Mais plus largement, et comme le remarque Alain
s’emploient beaucoup de philosophes aujourd’hui, ne peut
plus l’ignorer. Le développement du capitalisme postfordien 1. Voir par exemple l’article très intéressant de Melissa Lane, « Why Donald
à la fin du XXe siècle ne parlait pas encore couramment la Tnimp was the Ultimate Anarchist ? », New State Man, 8 février 2021. « The former
langue que les acteurs économiques ne se cachent plus president is being tried for his rôle in inciting anarchy but anarchia, in the Greek
sense of “'vacant office”, characterized his entire term », déclare-t-elle (« L’ancien
aujourd’hui pour pratiquer : la langue désormais hégémo­ président a été accusé d’avoir provoqué l’anarchie, mais anarchia, au sens grec
nique de l’anarcho-capitalisme. d’“office vacant”, caractérise bel et bien l’ensemble de son mandat. »), p. 3.
2. Je me permets ici de renvoyer à mes articles, « Cryptomonnaie : le capi­
talisme amorce aujourd’hui son tournant anarchiste », Le Monde, 14 juin 2018,
1. Karel Yon, « Les grèves et la contestation syndicale sont de plus en plus p. 13 ; Catherine Malabou : « Les cryptomonnaies remettent en cause l’idée même
politiques », entretien avec Marina Garrisi, RP Dimanche, 9 février 2020. d’État », propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron, Philosophie Magazine,

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Au voleur ! Tour d’horizon

Damasio, « l’architecture éminemment horizontale et liber­ Je suis convaincue de la véracité d’une telle opposition, mais
taire du net » donne lieu à un anarchisme « polymorphe », sa visibilité est de moins en moins nette.
tout autant libertaire que libertarien1. J en suis venue à la César de Paepe le remarquait déjà en 1874 : « [Le]
conclusion que le cyber-anarchisme était 1 un des symptômes mot an-archie [...] fait dresser les cheveux sur la tête de
les plus visibles de l’anarchie de fait, devenue qu’on le veuille nos bourgeois, alors que l’idée de la réduction des fonc­
ou non une dimension du réel. tions gouvernementales et finalement l’abolition même du
Comment dès lors parvenir à dégager l’horizontalité des gouvernement est le dernier mot des économistes du
manifestations alternatives de la gangue de l’anarcho- laisser-faire, patronnés par ces braves bourgeois1. » La
capitalisme ? Comment creuser le relief d’une différence à coexistence de l’anarchisme révolutionnaire et de l’anar­
la surface ? Tel est le nouveau défi géographique, politique chisme du marché n’est certes pas nouvelle. Malgré tout,
et philosophique du xxT siècle. l’extension, en particulier, de ce que Riffkin nomme les
On dira que cette différence, cette incompatibilité même, « communaux collaboratifs2 » crée une situation inédite
sautent aux yeux : qui exige de problématiser le polymorphisme de l’anar­
chisme, d’interroger ses limites. Et c’est ici que la philo­
L’« anarcho «-capitalisme ne fait pas partie de la tradition sophie doit intervenir.
anarchiste dont il usurpe le nom. [Il faut] expliquer pourquoi
les « anarcho «-capitalistes ne sont pas des anarchistes [...],
indiquer où ils diffèrent des anarchistes véritables (sur des *
questions essentielles telles que la propriété privée, l’égalité,
l’exploitation et l’opposition à la hiérarchie), [...] présenter La difficulté est que si certains des philosophes continen­
une critique générale des affirmations provenant d’une pers­ taux les plus importants du xxc siècle, refusant les limitations
pective anarchiste dans l’optique des libertariens, [...] révéler de théories politiques plus établies, comme le marxisme en
pourquoi les anarchistes rejettent cette théorie comme étant particulier, ont pu voir dans l’anarchie une ressource
opposée à la liberté et aux idéaux anarchistes2. déconstructrice et transformatrice, aucun n’a franchi pour
autant la distance censée séparer selon eux l’anarchie de
publié le 6 octobre 2020 ; « L’Entre-iconomie : la monnaie à l’horizon », in Peter l’anarchisme. Cette distance est restée en friche conceptuelle.
Szendy, Le Supermarché des images, Paris, Gallimard/Jeu de Paume, Paris, 2019,
p. 255-260. Dans ces textes, je fais évidemment droit aussi aux usages sociaux de
la blockchain, organisés autour de l’entraide, la coopération et la solidarité. 1. César de Paeppe, « De l’organisation des services publics dans la société
1. Alain Damasio, « Internet est tellement vaste et polymorphe que l’anar­ future », in Daniel Guérin, Ni Dieu ni maître. Anthologie de l’anarchisme, Paris,
chisme y reste possible », entretien avec Mathieu Dejean, Les Inrockuptibles, La Découverte, 1999, vol. 1, p. 279.
22 juin 2015. 2. Jeremy Riffkin, La Nouvelle Société du coût marginal zéro. L’Internet des
2. « L’anarcho-capitalisme est-il un type d’anarchisme ? », La FAQ anar­ objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, trad.
chiste, Section F. Françoise et Paul Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent, 2014, passim.

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Au voleur ! Tour d’horizon
La philosophie doit dès lors aujourd’hui interroger l’anar­
sujet de son documentaire Ni Dieu ni maître, « ce qu’était
chisme de ses anarchies. En retour, l’anarchisme doit s’ou­
l’anarchisme », Tancrède Ramonet répondit : on ne peut
vrir au dialogue philosophique afin d’élaborer l’instrument dire « ce qu’est » l’anarchisme, on peut simplement dire
d’une différenciation qui manque à l’horizon. qu’« il y en a1 » - ce qui autorise un certain usage du sin­
gulier. « Il y a de l’anarchisme » veut dire « de l’anarchisme
* se montre », « de l’anarchisme se manifeste », ici et ailleurs.
Une chose peut se donner à voir sans se rassembler mais
On objectera immédiatement encore : il n’y a pas « un » sans se dissoudre non plus dans l’émiettement de ses occur­
mais une pluralité d’anarchismes. Comment ignorer 1 im­ rences phénoménales. Après plusieurs années de recherche
mense diversité de ses visages, de ses cultures, de ses lan­ sur l’anarchisme et de longs mois passés à parcourir irréel-
gues, des modalités de sa pragmatique ? Comment est-il lement le monde dans l’expériei:nce confinée de l’a-géographie
possible de niveler le long tracé de son histoire, depuis technologique, je me lance à mon tour dans l’exploration
l’invention de son nom, son statut de mouvement constitué singulièrement diverse de cet « il y ai ».
dans les années 1870, les développements ultérieurs de
l’anarcho-syndicalisme, de l’autonomie, de l’anarcha-
féminisme, le tournant altermondialiste des années 1990,
l’émergence du post-anarchisme, les mouvements d’occupa­
tion, l’essor actuel des révoltes sociales sans représen­
tants... ? Comment réduire les singularités locales de
l’autonomisme zapatiste, de la résistance anarchiste kurde,
d’Anarchists Against the Wall en Israël ou de Black Lives
Matter aux États-Unis ?
Malgré tout, insister constamment sur la multiplicité
d’une chose peut être aussi une manière de ne pas la penser.
« Pluraliser, dit Jacques Derrida, c’est toujours se donner
une issue de secours jusqu’au moment où c’est le pluriel qui
vous tue1. » Le multiple, de toute façon, n’est certainement
pas l’ennemi de l’idée, au contraire de ce que répètent les
ennemis des idées. À la journaliste qui lui demandait, au
1. « Anarchisme sur le retour avec Tancrède Ramoner », La Grande Table
1. Jacques Derrida, Résistances. De la psychanalyse, Paris, Galilée, 1996, p. 39. des idées, France Culture, 11 avril 2017, 2‘ partie.

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II

De la dissociation
entre anarchie et anarchisme

« Exploitation et gouvernement, le premier donnant


les moyens de gouverner, et constituant la base nécessaire
aussi bien que le but de tout gouvernement, qui à son tour
garantit et légalise le pouvoir de dominer, sont les deux
termes inséparables de tout ce qui s’appelle politique. Dès
le début de l’histoire, ils ont formé proprement la vie réelle
des États : théocratiques, monarchiques, aristocratiques et
même démocratiques1. »
Mikhaïl Bakounine

L’anarchisme est « la rupture de l’axiomatique de la


domination, c’est-à-dire de la corrélation entre une capacité
à commander et une capacité à être commandé2. »
;
Jacques Rancière

Elaborer la différence entre anarchisme de fait et


anarchisme d’éveil exige la mise en lumière préalable
d’une autre différence : celle qui sépare l’anarchi(sm)e
philosophique de l’anarchisme politique. Insuffisamment

1. Mikhaïl Bakounine, « Dieu et l’État», in L’Empire knouto-germanique,


1871, cité par Daniel Guérin dans Ni Dieu ni maître. Anthologie de l’anarchisme,
op. cit., vol. 1, p. 172.
2. Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 232.

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Au voleur ! De la dissociation entre anarchie et anarchisme

pensée jusqu’à rprésent, cette différence marque, à partir pas d’une pure activité intellective, orientée vers l’analyse ou la
d’un même écheveau de questions, le mystère paradoxal compréhension, ni même vers l’invention de concepts, comme
de l’ignorance de l’autre. Deleuze aimait définir la tâche de la philosophie1.
D’un côté, Schürmann, Levinas, Derrida, Foucault,
Agamben et Rancière inscrivent l’anarchie au cœur de leur Cet évitement mutuel est d’autant plus paradoxal
pensée mais soulignent systématiquement son irréductibilité qu’anarchi(sm)e philosophique et anarchisme politique par­
à l’anarchisme politique. tagent un même engagement : la critique sans appel des
De l’autre, l’anarchisme politique manifeste fréquem­ phénomènes de domination. La domination n’est pas, du
ment son hostilité à l’égard de la réflexion philosophique. moins pas simplement, la maîtrise, l’autorité ou le pouvoir.
« Lorsqu’on lit les textes anarchistes, remarque Vivien Gar­ Ces trois derniers termes sont ambivalents, qui possèdent
cia dans L’Anarchisme aujourd’hui, on ne peut qu’être une valeur négative et positive à la fois. Le pouvoir de faire
frappé par l’affirmation constante d’un rapport d’imma­ quelque chose, l’autorité pédagogique, la maîtrise d’un ins­
nence entre théorie et pratique. Ainsi, Proudhon écrit : trument ou d’une discipline ne sont pas nécessairement coer­
“l’action, sachez-le donc, c’est l’idée”1. » On ne compte citifs. La domination, en revanche, est dépourvue de toute
plus les revendications du primat de la pratique sur la ressource constructive. Elle renvoie de manière univoque à
théorie qui prolongent encore aujourd’hui le rejet proud- l’assujettissement et l’aliénation, brouillant ainsi la frontière
honien ou les hésitations de Bakounine à se reconnaître entre pouvoir et abus de pouvoir2. Anarchi(sme) philo­
comme le philosophe qu’il est pourtant. L’anarchiste espa­ sophique et anarchisme politique considèrent tous deux, à
gnol Tomâs Ibânez, l’un des inventeurs du A cerclé, affir­ égalité, que la domination est le problème du pouvoir.
mait récemment :
1. Tomâs Ibânez, « Réflexions, approximativement philosophiques, sur
J’entends qu’il n’y a pas une philosophie anarchiste, et que l’anarchie, l’anarchisme et le néo-anarchisme », Rebellyon.info, 7 mars 2011.
l’anarchisme ne peut pas être abordé comme s’il s’agissait d’une 2. C’est la raison pour laquelle Max Weber par exemple cessera d’employer le
terme de « domination » (Herrschaft) pour désigner le « pouvoir », et lui réservera
pensée philosophique ou d’un système philosophique. Même un traitement plus spécifique. Si la domination n’était qu’un simple synonyme de
si on ne considère que son versant discursif, il se trouve que pouvoir, dit-il, son concept « ne pourrait constituer une catégorie scientifiquement
l’anarchisme n’est pas homologable à un discours de type phi­ utilisable », Max Weber, La Domination, trad. Isabelle Kalinowski, éd. critique
losophique, du moins dans la tradition dominante, instituée par établie par Yves Sintomer, Paris, La Découverte, 2013. Passage cité par Y. Sinto-
mer dans son introduction à l’ouvrage, p. 20. Plus loin : « Par “domination”, écrit
Platon. L une des raisons est que son mode de production n’est Weber, nous entendrons donc ici le fait qu’une volonté affirmée (un “ordre”) du
pas du tout du même ordre que celui du mode de production ou des “dominants” cherche à influencer l’action d’autrui (ou des “dominés”) et
du discours philosophique. Le discours anarchiste ne G résulte
_ 1. l’influence effectivement, dans la mesure où, à un degré significatif d’un point de
vue social, cette action se déroule comme si les dominés avaient fait du contenu de
cet ordre, en tant que tel, la maxime de leur action (“l’obéissance”) » : id.
1. Vivien Garcia, L’Anarchisme aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 87.
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Au voleur !
De la dissociation entre anarchie et anarchisme
Faut-il rappeler la proximité étymologique des mots
domination » et « danger » ? « Danger » dérive du bas se soigner tout seuls1. » Emma Goldman nous rappelle ainsi
latin dominarium, employé en Gaule du nord pour domi- à l’évidence : il n’y a pas de petites dominations.
nium et signifiant « propriété, droit de propriété », d’où Beaucoup de marxistes ont reproché aux anarchistes de
« domination, puissance, droit ». Plus tard, en droit féodal, séparer domination et exploitation. L’objection n’est pas
le « danger » devient un droit du seigneur sur ses forêts, pertinente. Sans abandonner un instant la critique du capi­
consistant en ce que les proprietaires ne puissent les vendre talisme, les anarchistes reconnaissent en même temps que
ni les exploiter sans sa permission ni sans lui payer le le problème du pouvoir infiltre tous les domaines de la vie,
dixième, sous peine de confiscation. Par extension, « estre domestique, institutionnel, académique, psychique, et que
en dangier d’aucun » a fini par signifier « être à la merci de ce phénomène doit faire l’objet d’une attention et d’une
quelqu’un », puis « être en péril » (estre en dangier). étude spécifiques.
L’anarchisme ne s’en prend pas et ne s’en est jamais pris « Domination » se dit de toutes les formes d’emprise qui
simplement, comme on le croit trop souvent, à l’État. La contraignent un individu ou un groupe, souvent par la ter­
destruction de l’État n’est peut-être même pas, ou même reur, à la subordination continue. Or cette subordination,
plus, son horizon directeur. L’anarchisme est avant tout un même la plus apparemment éloignée de la sphère politique,
combat contre les mécanismes de domination, lesquels trouve son origine tout à la fois psychologique et politique
dans ce que Proudhon appelle le « préjugé gouvernemental2 ».
débordent la sphère étatique stricto sensu pour concerner
La critique de l’État est d’abord critique du fait que l’État
tous les domaines de la vie : publics, privés, collectifs, indi­
n’est que le prétexte du gouvernement, à savoir l’établisse­
viduels. Emma Goldman regrettait par exemple que les fémi­
ment du partage et de la dissymétrie entre gouvernés et gou­
nistes de son époque n’aient dénoncé que les « tyrannies
vernants. Que certains commandent et d’autres obéissent :
extérieures », alors que les « tyrans intérieurs », régnant telle est la logique de gouvernement, son « préjugé ».
dans des cercles plus restreints, les entreprises, les foyers, Pas de souveraineté étatique sans logique de gouverne­
les lits conjugaux, continuaient leurs abus sans être inquié­ ment et pas de logique de gouvernement sans domination.
tés. Dans « La tragédie de l’émancipation féminine », elle
affirme : « L’explication de pareille inconséquence de la part
de maintes femmes avancées provient du fait qu’elles n’ont 1. Emma Goldman, « La tragédie de l’émancipation féminine », 1906, texte
jamais compris véritablement ce que signifie l’émancipation. d’une conférence parue dans le premier numéro de Mother Earth, en mars 1906
à New York. La présente traduction est celle d’Émile Armand, anarchiste indivi­
Elles se sont imaginé qu’elles avaient tout accompli en se dualiste français, publiée dans le numéro de mai 1931 de la Brochure mensuelle.
rendant indépendantes des tyrannies extérieures. Les conven­ Republié dans L’En Dehors, Marseille, Éditions de L’En Dehors, juin 2004.
tions éthiques et sociales, les tyrans intérieurs bien plus dan­ 2. Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle.
Choix d’études sur la pratique révolutionnaire et industrielle (1851), Paris,
gereux pour la vie et la croissance individuelles, on les laissa Hachette-BNF, 2013, p. 41.

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Au voleur ! De la dissociation entre anarchie et anarchisme

Quiconque est mandaté pour représenter quelqu’un d’autre berné, outragé, déshonoré. Voilà ie gouvernement, voilà sa jus­
est inévitablement conduit à vouloir à sa place. Proudhon : tice, voilà sa morale 1 Et qu’il y a parmi nous des démocrates
qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes
[La] constitution externe de la puissance collective, à qui soutiennent, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fra­
laquelle les Grecs, donnèrent le nom à'arkhè, principauté, ternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candi­
autorité, gouvernement, repose donc sur cette hypothèse, dature à la présidence de la République1 !
qu’un peuple, que l’être collectif qu’on nomme une société,
ne peut se gouverner, penser, agir, s’exprimer, par lui-même,
d’une manière analogue à celle des êtres doués de person­
nalité individuelle ; qu’il a besoin, pour cela, de se faire
représenter par un ou plusieurs individus, qui, à un titre Qu’en est-il maintenant de la philosophie ? Dans sa bril­
quelconque, sont censés être les dépositaires de la volonté lante thèse intitulée « Le primat de la résistance. Anarchisme,
du peuple, et ses agents'. Foucault et l’art de ne pas être gouverné (The Primacy of
Résistance, Anarchism, Foucault, and the Art of Not Being
La conclusion est sans appel : Governed)2 », un jeune étudiant en théorie critique de l’uni­
versité de Western Ontario, Derek C. Barnett, propose de
Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, nommer « paradigme archique [archic paradigm] » la ver­
légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, sion philosophique du « préjugé gouvernemental ». Le para­
apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni digme archique désigne la structure qui, à l’orée de la
la science, ni la vertu... Être gouverné, c’est être à chaque tran­ tradition de pensée occidentale, lie l’une à l’autre souverai­
saction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé,
neté étatique et gouvernement. Cette structure a pour nom
timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté,
arkhé, dont Aristote inaugure la compréhension philo­
empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité
sophique en la définissant à la fois comme « commencement »
publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution,
exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, et « commandement ». « L’arkhè, déclare Barnett, est le
mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot principe qui situe la question de la politique à l’intersection
de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, de la souveraineté étatique et du pouvoir exercé comme
assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé,
condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, 1. P.-J. Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, op. cit.,
p. 341.
2. Derek C. Barnett, « The Primacy of Résistance. Anarchism, Foucault, and
1. P.-J. Proudhon, Actes de la révolution. Résistance : Louis Blanc et the Art of Not Being Governed », The University of Western Ontario, Graduate
Pierre Leroux, précédé de « Qu’est-ce que le gouvernement! » (1850), Paris, Program in Theory and Criticism, Electronic Thesis and Dissertations Repository,
Hachene-BNF, 2013, p. 42. Je prends le parti d’écrire partout arkhè, et non 16 décembre 2016.
arche.

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Au voleur !
De la dissociation entre anarchie et anarchisme
gouvernement1. » Cette solidarité paradigmatique forme la
pierre de touche de toute la philosophie politique jusqu’à gouvernement telle qu’Aristote la définit. L’anarchie n’est à
la seconde moitié du xxe siècle. Il n’est aucun traité de philo­ venir que parce qu’elle est paradoxalement déjà là. L’examen
sophie politique classique qui ne commence par 1 examen critique du paradigme archique révèle en effet que l’anarkhia
hante l’arkhè dès son émergence, comme son défaut de
conjoint du souverain et de l’autorité gouvernementale,
nécessité. L’anarchie est originaire, qui inscrit la contingence
considérés comme points de départ absolus. dans l’ordre politique.
Si démanteler cette solidarité paradigmatique est une Rien, à première vue, ne permet cependant de soupçon­
préoccupation commune aux philosophes de 1 anarchie et
ner ce défaut. Dans la Politique, l’arkhè, forme de la consti­
aux anarchistes, elle exige bien davantage, pour les premiers, tution excellente (aristè politeia), est investie d’une triple
que la dénonciation hâtive d’un « préjugé ». Les philosophes signification : pouvoir souverain ou suprême (to kurion),
de l’anarchie entreprennent ainsi de déterminer plus avant distribution des pouvoirs particuliers ou magistratures
ce qui, dans le « préjugé gouvernemental », est précisément (arkhai), exercice du gouvernement (politeuma). Une telle
pré-jugé. structure est précisément censée garantir la République
Us reconnaissent que la logique de gouvernement, fon­ contre le désordre (anarkhia)1.
dement de la pensée politique traditionnelle, est un motif Pourquoi parler alors de contingence ? Parce que
fondamental de la philosophie grecque, celle d’Aristote en l’anarchie originaire tient à une torsion secrète de l’arkhè :
particulier, qui pose que la constitution (politeia) ou Répu­ le paradigme archique accorde valeur de principe à quelque
blique - ce que l’on appellerait aujourd’hui la souveraineté chose qui est en réalité dérivé.
étatique - ne peut exister sans gouvernement (politeuma). L’ordre politique n’est pas et ne peut jamais être pure­
Aristote en vient d’ailleurs, au livre III de la Politique, à ment politique. Ce qui est pré-jugé, dans le « préjugé
établir la synonymie entre les deux : « la constitution, dit-il, gouvernemental », est la parenté indestructible entre gou­
c’est le gouvernement2. » Plus loin : « Constitution et gou­ vernement et domination domestique. Bien qu’Aristote
vernement signifient la même chose, et [...] un gouverne­ affirme clairement que l’arkhè politikè naît du divorce d’avec
ment, c’est ce qui est souverain dans la cité3. » l’arkhè domestikè - domination du père sur son épouse et
Mais 1 anarchie, pour les philosophes contemporains, est ses enfants, du maître sur ses esclaves -, il échoue en même
paradoxalement déjà inscrite au cœur de la logique de temps à mettre au jour une normativité politique pure, entiè­
rement sui generis, qui n’emprunterait rien à l’économie
1. Ibid., p. 42. domestique. La loi du maître reste le modèle inavoué de
2. Aristote, Les Politiques, livre III, chap. 6, « Constitution et gouverne­
ment», trad. et présentation Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 2015,
p. 238. Dans le corps de mon livre, je garderai le titre Politique au singulier. 1. Ibid., livre V, chapitre ni, « Examen des causes particulières de sédition »,
3. Ibid., p. 242. p. 361. Tous ces termes seront analysés au chapitre suivant.

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tout gouvernement. La loi de la maison, 1 oikonomia, entre­ à l’anarchie1. Le démantèlement du paradigme archique ne
tient avec l’arkhè politikè un rapport dont 1 ambiguité est peut avoir lieu qu’au prix de la déconstruction de la méta­
le ciment paradoxal du paradigme archique. La réversibilité physique, seule à même d’opérer une déconstitution de
du commandement et de l’obéissance, marque spécifique de l’arkhè. Déconstitution ontologique (Schürmann, Derrida),
la citoyenneté — tout citoyen, dit Aristote, devant pouvoir éthique (Levinas) et politique (Foucault, Rancière, Agamben).
tour à tour commander et être commandé -, se brise inévi­ Chacune de ces trois directions suit, à partir d’une généa­
tablement sur le fait que seuls certains, supposés plus aptes logie de la tradition philosophique, le mouvement de vacil-
que les autres à gouverner, commandent en fin de compte. lement de la principialité des principes, l’épuisement de leur
Cette trahison hégémonique de l’égalité citoyenne révèle légitimité et de leur autorité.
l’empreinte indélébile de la figure du maître du maison dans La première, l’« anarchie ontologique2 », interroge la
une sphère d’où elle est en droit exclue. domination archéo-téléologique qui impose à la pensée et
Le virus anarchique qui infecte l’arkhè dès l’origine est la pratique le schéma dérivatif selon lequel tout procède
l’incapacité de l’ordre politique à se fonder lui-même. Cet d’un commencement et s’ordonne à une fin. La seconde, la
ordre révèle ainsi sa dépendance vis-à-vis de ce avec quoi il « responsabilité an-archique3 », ébranle la domination du
est censé couper et que Rancière, élargissant l’oikos au-delà même et la subordination de l’altérité. La troisième entre­
des murs de la maison, caractérise comme l’« ordre naturel prend la critique « anarchéologique » des « dispositifs »
des rois pasteurs, des seigneurs de guerre ou des possé­ (Foucault)4, met au jour « l’anarchie intérieure au pouvoir5 ?
(Agamben), et affirme que « la politique n’a pas à’arkhè [et
dants1 ».
La contingence de l’arkhè tient donc à la révélation para­ qu’elle est], au sens strict, anarchique6 » (Rancière).
doxale - c’est-à-dire en même temps à la dissimulation - de
son hétéro-normativité. 1. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir,
Les philosophes affirment que ce problème exige une Paris, Seuil, 1982 ; rééd. Bienne/Paris, Diaphanes, 2013. « Déconstruction » chez
élucidation plus radicale que celle développée par la critique Schürmann est un mot synthèse, englobant la Destruktion heideggerienne et
la déconstruction derridienne tout à la fois, ce dont il ne s’explique d’ailleurs
anarchiste. Cette élucidation, même si les philosophes étu­ jamais.
diés ici ne se disent pas tous « déconstructeurs », emprunte 2. Ibid., p. 387.
davantage à 1 Abbau ou à la Destruktion heideggeriennes 3. Voir chapitre III du présent ouvrage.
4. Voir chapitre V du présent ouvrage.
de la métaphysique qu’à la pensée révolutionnaire. Dans 5. Giorgio Agamben, L’Usage des corps. Dans Homo Sacer, vol. 4.2, trad.
ouvrage Le Principe d’anarchie, Schürmann associe fr. Joël Gayraud, Paris, Seuil, « L’Intégrale », p. 1330. Voir chapitre VI du présent
ai eurs explicitement la « déconstruction » heideggerienne ouvrage.
6. J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, repris in
Paris, Gallimard, « Folio Essais », p. 113. Voir chapitre VII du présent ouvrage.
1. J. Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, op. cit., p. 37.

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1 SS

Au voleur !
De la dissociation entre anarchie et anarchisme
*
anarchiste est presque indécent - l’anarchisme étant immé­
Comment comprendre alors que les philosophes ne diatement associé à l’impossible, à l’irréalisable, à un
mélange de violence terroriste et de naïveté confondante.
fassent malgré tout jamais référence à la tradition anar­
« Nous savons aujourd’hui, déclare par exemple Alain
chiste ? L’argument est souvent le même : pour eux, l’anar­
Badiou, que toute politique d’émancipation doit en finir
chisme politique classique n’est qu un moment de la
avec le modèle du parti, ou des partis, s’affirmer comme
métaphysique. Premièrement, les anarchistes ont une vision politique “sans parti”, sans tomber pour autant dans la
substantialiste du pouvoir ; deuxièmement, ils ne combattent figure anarchiste, qui n’a jamais été que la vaine critique,
les principes politico-métaphysiques qui ont régné jusqu a ou le double, ou l’ombre, des partis communistes, comme
présent que pour les remplacer par d’autres : nature humaine, le drapeau noir n’est que le double ou l’ombre du drapeau
bien moral ou raison. Dès les premières pages du Principe rouge1. »
d’anarchie, Schürmann déclare ainsi : « inutile d’ajouter qu’il Il est cependant incontestable que Schürmann, Levinas,
ne sera pas question ici de l’“anarchie” au sens de Proudhon, Derrida, Foucault, Agamben ou Rancière sont plus proches
Bakounine et leurs disciples. Ce que cherchaient ces maîtres, de l’anarchisme que du marxisme. Pourquoi dès lors n’ont-ils
c’est à déplacer l’origine, à substituer au pouvoir d’autorité, pas élaboré la dimension anarchiste de leurs gestes en débar­
princeps, le pouvoir rationnel, principium. Opération “méta­ rassant du même coup la posture anarchiste de tous les
physique” entre toutes. Remplacement d’un point de mire clichés qui lui sont généralement associés ?
par un autre1. »
L’anarchie philosophique prend alors la forme para­ «•
doxale d’une anarchie sans anarchisme. Ce qui explique
sans doute pourquoi aucune lecture sérieuse des textes de On dira qu’ils l’ont fait. Le « post-anarchisme », mou­
Proudhon, Kropotkine, Bakounine, Malatesta, Goldman, vement dont le nom apparaît pour la première fois sous la
Bookchin, pour ne citer qu’eux - sans parler d’anarchistes plume d’Hakim Bey (Post-Anarchism Anarchy, 1987) et
plus contemporains - n’est venue soutenir la déconstruction regroupe un certain nombre de penseurs anarchistes, pour
philosophique du paradigme archique. L’ironie sarcastique la plupart anglo-saxons, s’inspire précisément de Foucault,
avec laquelle Marx et Engels ont ridiculisé et marginalisé Rancière ou Agamben, en tant qu’ils auraient précisément
an"c“sme n a touJ°urs Pas été soumise à déconstruction. esquissé la possibilité d’un autre anarchisme. Des théoriciens
, D ailleurs, si se déclarer marxiste, pour un philosophe, importants comme Todd May, Saul Newman ou Lewis Call
n a jamais été et n est toujours pas honteux, se dire
Alain Badiou, L’Hypothèse communiste. Circonstances 5, Paris, Lignes,
1. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 16.
:
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Au voleur !
De la dissociation entre anarchie et anarchisme
affirment que la dichotomie entre anarchie et anarchisme
opérée par les philosophes continentaux (<< poststructura­ l’anarchisme en particulier une perspective théorique et
listes ») n’est en rien réactionnaire et a contribue au contraire pratique délivrée de sa vision monolithique du pouvoir.
Elle aurait par là-même libéré l’anarchisme de l’idée selon
à dépoussiérer l’anarchisme classique. laquelle chaque individu est un « représentant de la nature
Dans l’introduction de son ouvrage La Philosophie
politique de l’anarchisme poststructuraliste (The Political humaine1 ». Todd May affirme en fin de compte que la
Philosophy of Poststructuralist Anarchism), Todd May pensée poststructuraliste est plus anarchiste que l’anar­
chisme lui-même.
déclare : « Le but du présent essai est d’esquisser une phi­
Tout se passe donc, pour les post-anarchistes, comme si
losophie politique alternative qui la distingue de ses pré­
l’histoire de l’anarchisme était secrètement orientée vers un
décesseurs les plus importants1 », c est-a-dire des anarchistes
avenir que seule la déconstruction pouvait avérer. Les trois
traditionnels. Cette « philosophie politique alternative » se
grandes périodes qui constituent cette histoire - les mouve­
présente comme une « pensée tactique », dont May
ments anarchistes de la fin du XIXe siècle et du début du
emprunte les caractéristiques à Foucault et qui doit suc­ XXe, l’anarcho-syndicalisme des années 1930 et l’alter­
céder à la « pensée stratégique » de l’anarchisme passé. mondialisme des années 1990 - auraient finalement abouti
Cette dernière repose sur une opposition trop simple entre à un renouveau des pratiques révolutionnaires plus inspiré
pouvoir et résistance. Aujourd’hui, « le pouvoir est décen­ des concepts des philosophes de l’anarchie que des idées-
tralisé, les lieux d’oppression sont multiples et intersec- force, désormais inutilisables comme telles, de l’anarchisme
tés2 ». L’anarchisme traditionnel reste dépendant d’une historique. « Il devient de plus en plus évident que la poli­
vision pyramidale de l’État et du gouvernement. De nom­ tique anarchiste ne peut se permettre de rester cantonnée à
breux militants anarchistes ont cru par exemple que les la modernité, conclut pour sa part Lewis Call. Les politiques
« attentats terroristes contre l’État pouvaient éliminer le de Proudhon, Bakounine, ou Kropotkine [...] sont devenues
pouvoir à sa prétendue source3 ». Or l’idée de source exclu­ dangereusement irréalisables pour les lecteurs de la fin du
sive du pouvoir est devenue la cible critique du « poststruc­ xxc siècle2. »
turalisme ». De fait, c’est toujours en se référant aux philosophes
, La pensée poststructuraliste aurait donc eu le mérite poststructuralistes que les post-anarchistes proclament la
d’ouvrir à la philosophie politique en général et à disparition de l’universalisme militant et son éclatement en
multiples fronts de résistance : luttes locales, plurielles,
1. Todd May, The Political Philosophy of Poststructuralist Anarchism, The
Pennsylvania State University Press University Park, Pennsylvania, 1994, Intro­
duction, p. 4, ma traduction. 1. W.
2. Ibid., Introduction, p. 12. 2. Lewis Call, cité par Duane Rousselle in After Post-Anarchism, Berkeley,
3. Ibid., Préface, p. 2. Creative Commons, LBC Books, 2012, p. 126-127, ma traduction.

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Au voleur ! De la dissociation entre anarchie et anarchisme

changeantes, hétérogènes, que ne fédère plus la seule caté­ possibilité, d’un événement fondamental : la révolution
gorie de « classe ». Les nœuds de conflictualité qui forment sémantique du mot « anarchie » opérée au milieu du
le tissu social en marquent en même temps la discontinuité : xixc siècle par Proudhon. Une révolution dont les philo­
revendication syndicales, féministes, écologistes, militances sophes ne disent mot.
décoloniales, luttes contre les discriminations raciales et de Dans Qu’est-ce que la propriété ? (1840), le mot
genre, contre l’homophobie, la transphobie’... La « nature « anarchie » - très ancien puisqu’hérité du grec anarkhia -
humaine » ne peut plus former la base de tous ces champs acquiert d’un coup la valeur d’un néologisme. En déclarant
agonistiques. Les philosophes contemporains ont activement pour la première fois « je suis anarchiste », et en rapportant
contribué à faire voir que « le problème de l’essentialisme immédiatement ce terme à la question du gouvernement,
était le problème politique de notre temps2. » Proudhon confère au mot « anarchiste » un sens qu’il n’avait
Je pense malgré tout que les post-anarchistes éludent le encore jamais eu.
problème. Les philosophes de l’anarchie n’ont jamais
conceptualisé la dimension anarchiste de leurs concepts Quelle forme de gouvernement allons-nous préférer ? Eh,
d’anarchie. Et ce, non pas pour engager l’anarchisme dans pouvez-vous me le demander, répond sans doute un de mes
une phase nouvelle, postmoderne, mais bien d’abord cour plus jeunes lecteurs ; vous êtes républicain. - Républicain,
oui ; mais ce mot ne précise rien. Res Publica, c’est la chose
s’en dissocier. publique ; or, quiconque veut la chose publique, sous quelque
forme de gouvernement que ce soit, peut se dire républicain.
* Les rois aussi sont républicains. - Eh bien vous êtes démo­
crate ? - Non. - Quoi, vous seriez monarchique ? - Non.
C’est précisément cette dissociation interne à la pensée - Constitutionnel ? - Dieu m’en garde. - Vous êtes donc
philosophique de l’anarchie que j’entends ici analyser. Une aristocrate ? - Point du tout. - Vous voulez un gouverne­
dissociation triple, qui procède à la fois d’un impensé, d’un ment mixte ? - Encore moins. - Qu’êtes-vous donc ? - Je suis
vol et d’une dénégation. anarchiste. - Je vous entends, vous faites de la satire ; ceci
est à l’adresse du gouvernement. - En aucune façon : vous
Un impensé venez d’entendre ma profession de foi sérieuse et mûrement
L’origine des concepts philosophiques d’anarchie demeure réfléchie ; quoique très ami de l’ordre, je suis, dans toute la
force du terme, anarchiste1.
impensée. En effet, ces concepts dépendent tous, en leur

1. Voir Irène Pereira, « L’anarchisme face au paradigme de la colonisation », 1. P.-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété?, éd. Robert Damien et
Grand Angle, 6 mai 2018. Edward Castleton, Paris, Le Livre de Poche, « Les classiques de la philosophie »,
2. L. Cal!, After Post-Anarchism, op. cit., p. 118. 2009, p. 421.

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Au voleur ! De la dissociation entre anarchie et anarchisme

Un néologisme, expliquent les linguistes, désigne le plus Quel était exactement le sens archaïque, ancien, du mot
souvent un mot inédit, créé, un prototype, mais il caractérise « anarchie » ? Son histoire commence en Grèce, avec
aussi l’impression d’un sens nouveau sur un mot ancien . C est Vanarkhia (àvapxia), qui désigne « “l’état d’un peuple régu­
exactement le cas ici. « Anarchiste » - et avec lui « anarchie » lièrement dépourvu de gouvernement” (Hérodote, His­
— deviennent en quelque sorte des « an-archaismes ». toires IX, 23) ou “l’absence ponctuelle de chef” (Xénophon,
« Sous le nom d’Anarchie, surgit une interprétation nou­ L’Anabase, III, 2, 29), “le manque d’autorité” (Sophocle,
velle de la vie passée et présente des sociétés en même temps Antigone, v. 672) ou bien encore “le refus d’obéissance”
qu’une prévision concernant leur avenir », écrira un peu (Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 1030). Chez Platon
plus tard Kropotkine2. Le néologisme exprime un jeu du (République, VIII, 565e 2-5 et IX, 575a 2), où il est opposé
temps sur lui-même : « anarchie » ne renvoie plus désormais, à eleutheria (“la liberté”), anarkhia est associé à anomia
comme c’était le cas par le passé, à la désorganisation mais (“l’absence de loi”), anaïdeïa (“l’impudence”), asôtia (“la
à la création d’un nouveau type d’organisation. « L’anarchie, débauche”) et hubris (“la démesure”). Aristote, dans la Poli­
c’est l’ordre sans le pouvoir3 », déclare encore Proudhon. tique (1302b 29), fait à’anarkhia le synonyme à’ataxia, le
Et s’il ne qualifie pas encore sa doctrine d’« anarchisme » désordre1 ».
- qui deviendra un mouvement constitué quelque quarante
ans plus tard4 -, sa redéfinition de l’anarchie l’identifie pour 1. Octave Lechauve, « Histoire des mots anarchie, anarchiste et anar­
la première fois à un projet politique. chisme », Coordination des Libertaires de l’Ain, texte en ligne publié le mardi
10 février 2015. Lechauve ajoute : « Les dictionnaires sont cependant très insuf­
fisants à son endroit : Littré l’ignore carrément, tandis que Lexis en situe la
1. Le néologisme est ainsi soit un « mot nouveau, soit un mot existant employé première apparition en 1839 et le TLF en 1840, sans que nul n’en mentionne
dans un sens nouveau », déclare le linguiste Jean-François Sablayrolles. En fait, il toutefois d’occurrence antérieure à 1892 (Concourt, Journal), alors que le mot
n’y a pas de différence substantielle entre un néologisme et un archaïsme rajeuni. figure déjà dans deux titres des années 1880 : Courtois, Anarchisme théorique et
« On trouve en effet ce paradoxe dans plusieurs pages de L’Histoire de la langue collectivisme pratique, 1885 et Deville, L’anarchisme, 1887 et 1891. En fait, le
française. Le néologisme et l’archaïsme sont donnés comme produisant le même terme, formé à l’aide du suffixe -isme, qui désigne une doctrine ou un mouvement
effet de nouveauté qu’un mot étranger [...]. Pour des raisons historiques, nous politique ou culturel, est bien plus ancien, puisqu’il est contemporain des néo­
distinguons artificiellement néologismes et archaïsmes. Au point de vue stylistique, logismes socialisme (1833) et communisme (vers 1839) : il figure en effet dans la
l’effet produit sur le lecteur est exactement le même » : Jean-François Sablayrolles, septième édition du Dictionnaire universel de Boiste (1835) : “Système, opinions
« Néologie et/ou évolution du lexique ? Le cas des innovations sémantiques et celui anarchistes”. » Plus loin ; « Depuis la Renaissance (Rabelais donne par exemple
des archaïsmes », ELAD-SILDA, 1/2018, mis en ligne le 1er mai 2018. le nom d’Anarche au ridicule roi des Dipsodes noyé dans la pisse de Pantagruel),
2. Pierre Kropotkine, L’Anarchie, sa philosophie, son idéal, Paris, Stock Édi­ le mot est généralement pris dans les mêmes acceptions péjoratives qu’en Grèce :
teur, 1896, édition en ligne. “État qui n’a point de chef véritable” (Furetière, 1690) et “désordre produit dans
3. P.-J. Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire, pour servir à l’his- un état par l’absence de gouvernement ou la faiblesse des gouvernants” (Cotgrave,
toire de la Révolution de février, Paris, Hachette livre BNF, 2012, p. 14. 1611). L’on peut ainsi regarder cette maxime du très réactionnaire Bossuet (Traité
5e5 d'™onnaires situent la date de création du mot « anarchisme » de la connaissance de Dieu et de soi-même, 1741, i, 13) comme représentative de
en 1839 ou 1840. Il n’entre dans le Littré qu’en 1875. la conception de l’anarchie sous I*Ancien Régime : “De ce que l’ordre est meilleur

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Ah voleur !
De la dissociation entre anarchie et anarchisme
Le mot anarchie garde durant des siècles cette significa­
tion négative, comme on le voit par exemple encore dans tous les jours, et que l’habitude invétérée de prendre l’homme
l’article « Anarchie », rédigé par Diderot pour L’Encyclo­ pour règle et sa volonté pour loi nous fait regarder comme
pédie : « Désordre dans un État, qui consiste en ce que le comble du désordre et l’expression du chaos1. » Loin
personne n’y a assez d’autorité pour commander et faire d’être une fatalité entropique, l’absence de maître et de sou­
respecter les lois, et que par conséquent le peuple se conduit verain apparaît au contraire comme la condition de possi­
comme il veut, sans subordination et sans police1. » Jusqu’au bilité de nouvelles organisations. Pour les anarchistes, c’est
l’ordre « archique » qui est un désordre, parce qu’il n’est
milieu du xix' siècle, « anarchie » désigne le chaos dû à
pas librement consenti. Et s’il est possible de caractériser
l’absence d’autorité gouvernementale. Chaos « tant sur le l’anarchie, avec Elisée Reclus comme la « plus haute expres­
plan politique (le libéralisme et le suffrage universel sont sion de l’ordre2 », c’est précisément parce qu’elle ne donne
taxés d’anarchies par Maine de Biran en 1817 et par Saint- pas d’ordres. Pour Malatesta lui aussi, l’ordre sans les ordres
Priest en 1831), que socio-économique. Fourier, en 1830, caractérise « l’état d’un peuple qui se régit sans autorités
parle de l’“anarchie de la presse” et de l’“anarchie mercan­ constituées, sans gouvernement3 ».
tile” ; Louis Blanc, en 1845, d’“anarchie industrielle” ; Jau­ Or sans cette révolution de sens, aucun des concepts
rès, en 1890, d’“anarchie du marché”). Même chose sur le philosophiques d’anarchie élaborés au xxc siècle n’aurait pu
plan social (Villeneuve-Bargemont, 1845 : “anarchie le voir le jour. Ils supposent tous en effet dépassées les
sociale”) et religieux (Pastoret, 1797, Sur la liberté des cultes significations archaïques de la notion - désordre ou chaos.
et leurs ministres : “l’athéisme est l’anarchie religieuse”)2 ». Anarchisme ontologique chez Schürmann, archi-écriture
Aujourd’hui, on appelle « prolifération anarchique » le déve­ chez Derrida, responsabilité anarchique chez Levinas, « anar-
loppement de cellules cancéreuses. chéologie » chez Foucault, puissance destituante chez
Cette constellation sémantique négative n’a pas disparu, Agamben, « démocratie » chez Rancière... ont tous une dette
mais il est impossible d’ignorer l’autre sens. Un sens qui vis-à-vis de la transformation proudhonnienne.
permet de ne plus voir l’absence de principe ou de chef
comme une catastrophe. « Absence de maître, de souverain,
telle est la forme de gouvernement dont nous approchons
1. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 428.
2. É. Reclus, Discours à la séance solennelle de rentrée du 22 octobre 1895
que la confusion, je conclus qu’il n’y a rien de pire que l’anarchie, c’est-à-dire de de PUniversité nouvelle de Bruxelles, édition en ligne.
vivre sans gouvernement et sans lois” ». 3. Errico Malatesta, L’Anarchie, Montréal, Lux Éditeur, 2018, p. 11. Aussi :
1. 1751. Voir aussi Rousseau, chapitre IX des Considérations sur le gouver­ « Puisqu’on croyait que le gouvernement était nécessaire et que sans gouverne­
nement de Pologne (1771). ment il ne pouvait y avoir que désordre et confusion, il était donc naturel et
2. O. Lechauve, « Histoire des mots anarchie, anarchiste et anarchisme », logique que le mot anarchie, qui signifie absence de gouvernement, apparaisse
art. cité. comme un synonyme d’absence d’ordre », ibid., p. 13.

42 43
Au voleur !
De la dissociation entre anarchie et anarchisme

sciemment ou non, par un apparent souci de distanciation


Un vol
La philosophie contemporaine a donc pris quelque chose théorique et politique ? Quelque chose de dangereux, ina­
à la pensée anarchiste. Sans le savoir peut-être, ou sans (se) vouable, explosif, enfermé dans les souterrains de la
conscience, que les philosophes se passeraient de main en
l’avouer. main ?
« Qu’est-ce que la propriété ? [...] C’est le vol . » Lorsque
Proudhon prononce ces mots, il ne vise pas seulement la Comment comprendre autrement leur silence ? Le concept
confiscation matérielle. Il n’a pas uniquement en vue le fait d’anarchie n’est pas n’importe quel concept. On ne peut pas
que la propriété privée entraîne la spoliation de la majeure prétendre l’inventer, jouer simplement sur le préfixe privatif
\an-arche} ou l’emprunter tout bêtement au dictionnaire sans
partie de l’humanité, il ne pense pas exclusivement à l’ex­
savoir qu’il a été lancé, remis à neuf, réélaboré par l’anar­
ploitation des travailleurs. Il décrit aussi la manière dont un chisme politique.
vol tend toujours à se dissimuler lui-même. Ainsi la propriété
privée, qui procède d’un rapt, est-elle protégée par le droit, Une dénégation
recouverte par une série d’instances de légitimation. Tout La raison inconsciente d’un tel larcin n’est certainement
vol a toujours lieu deux fois. Voler, c’est d’abord dépouiller pas à écarter. Ce vol s’apparente en effet à une dénégation.
et c’est ensuite cacher - non seulement l’objet volé mais le Faut-il rappeler que ce terme désigne chez Freud un proces­
vol comme tel. « L’étymologie de notre verbe voler, est [...] sus de défense, qui consiste à énoncer un désir tout en le
significative. Voler, ou faire la vole, du latin vola, paume barrant d’un signe négatif ?
de la main, c’est faire toutes les levées du jeu d’ombre2. » Le raisonnement exposé dans l’article « La négation
Il y a dans le jeu du voleur une double activité de capture [Verneinung]' » est bien connu :
(prendre en main) et de disparition (faire passer de main en
main). Cette dissimulation est la meilleure façon de conser­ La façon dont nos patients présentent ce qui leur vient à l’es­
ver l’objet volé (« les choses que vous avez tant de peur de prit pendant le travail analytique nous donne l’occasion de
faire quelques observations intéressantes. « Vous allez mainte­
perdre3 », lance Proudhon aux défenseurs de la propriété). nant penser que je veux dire quelque chose d’offensant, mais je
Serait-il trop fort dès lors de parler d’un vol philoso­ n’ai pas effectivement cette intention ». Nous comprenons que
phique de l’anarchie des anarchistes ? Un vol dissimulé, c’est le renvoi, par projection, d’une idée incidente qui vient
juste d’émerger. Ou bien « vous demandez qui peut être cette
personne dans le rêve. Ma mère, ce n’est pas elle ». Nous recti-
1. P.-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété i, op. cit., p. 129.
2. Ibid., p. 411.
3. P.-J. Proudhon, Système de la raison publique, ou système social, in 1. Sigmund Freud, « La négation » ]Die Verneinung], in Résultats, idées,
Œuvres, Classcompilé n’ 63, édition numérique, XL1II. problèmes, U, Paris, Puf, 1985, p. 135.

44 45
BB

Au voleur !
De la dissociation entre anarchie et anarchisme
fions : donc, c’est sa mère. Nous prenons pour nous la liberté,
lors de l’interprétation, de faire abstraction de la négation et est sans nul doute pour une bonne part inconsciente. Déman­
d’extraire le pur contenu de l’idée incidente. C est comme si le tèlement du paradigme archique, oui, déconstruction de la
patient avait dit « certes, c’est bien ma mère dont l’idée m’est domination, oui, mais possibilité que les hommes puissent
venue à propos de cette personne, mais je n’ai aucun plaisir à vivre sans être gouvernés ni se gouverner, non. Possibilité
donner crédit à cette idée incidente »*. que le concept même de gouvernement soit purement et
simplement déposé, non... Le vieux sens de l’anarchie s’at­
Que penser dès lors des philosophes qui déclarent « je ne tarde. Plus de logique de gouvernement, plus de partage
suis pas anarchiste » alors même que l’« anarchie » est omni­ entre commander et obéir, ne serait-ce pas... Ne serait-ce
pas là, comment dire... l’anarchie ?
présente dans leurs œuvres, au point d’en être même, peut-
être, le dernier mot ? Que penser, sinon que les réserves «-
philosophiques vis-à-vis de l’anarchisme sont elles aussi
l’expression d’une forme de refoulement à demi réussi ?
Hobbes n’est jamais loin, qui continue d’imposer son
Mais refoulement de quoi ? Refoulement du cœur de la empreinte indélébile sur la pensée contemporaine. Faut-il rap­
problématique anarchiste : la viabilité politique de l’absence peler que, dans le Léviathan, Hobbes caractérise précisément
de gouvernement. En parlant de dénégation, je n’entends l’état de nature, de « pure nature », comme une « anarchy » ?
évidemment pas proposer une séance de psychanalyse de la « Un état de pure nature, autrement dit de liberté absolue,
critique philosophique contemporaine du « préjugé gouver­ tel que celui des hommes qui ne sont ni souverains ni sujets,
nemental ». S’il est nécessaire de recourir au langage de la [est] un état d’anarchie et de guerre, écrit-il ; [...] une Répu­
psychanalyse, ce que je ferai souvent - comment, de toute blique dépourvue de pouvoir souverain [n’est] qu’une appel­
manière, éviter la question psychanalytique lorsqu’il s’agit lation sans contenu et ne [peut] se maintenir1. »
de domination ? -, c’est évidemment parce qu’anarchisme Or les philosophes n’écartent pas définitivement l’assi­
et inconscient entretiennent une relation toute particulière. milation de l’anarchie, état d’un peuple sans gouvernement,
Une relation dont Derrida a puissamment posé les termes, à l’état de nature. Comment oublier que c’est à Hobbes que
explorant avec et contre Freud, dans La Carte postale Freud se réfère dans Malaise dans la culture lorsqu’il décrit
notamment, 1 espace d’un au-delà des principes2. la « tendance à l’agression2 », messagère de la pulsion de
La réserve des philosophes quant à l’idée d’absence de
gouvernement, que Derrida partage lui aussi malgré tout,
1. Thomas Hobbes, Léviathan, chapitre XXXI, « De la royauté naturelle de
Dieu », trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 378.
1. Ibid. 2. S. Freud, Malaise dans la civilisation, trad. fr. Charles et Jeanne Odier,
2. Voir chapitre IV du présent ouvrage. Paris, Puf, 1971-1979, p. 65.

46 47
Au voleur !
De la dissociation entre anarchie et anarchisme
mort, cette « pulsion d’anarchie », comme la qualifie Der­
rida, plus dominatrice encore que Varkhè dans toutes ses simplement à la naissance de l’État - au matin réel et fictif
du Léviathan, mais il la suit, il la voit menacer et sourdre,
déclinaisons compulsives : pulsion de maîtrise, goût addictif
après même la constitution de l’État, dans ses interstices,
du pouvoir, sadisme, violence, cruauté... aux limites et aux frontières de l’État1. » Anarchy signifie
Comment l’oublier, quand on voit qu’une certaine gauche donc d’abord résistance.
radicale en France continue d’identifier l’anarchie au déchaî­ Dès lors, bien que Hobbes soit l’un des adversaires les
nement mortifère et criminel des passions ? Ainsi Frédéric Lor­ plus farouches de l’anarchie, il n’en laisse pas moins ouverte
don, dans un virulent réquisitoire contre l’anarchisme, selon Foucault la possibilité d’une intelligibilité alternative
affirme-t-il que « c’est la faiblesse de la pensée horizontaliste de la politique. Au lieu de partir de Varkhè, cette dernière
de systématiquement oublier que les libres associations, en prendrait au contraire son départ dans la résistance à Varkhè
lesquelles elle voit le cœur d’une nouvelle forme politique, ne - donc dans l’« anarchie ». Il est donc possible de lire la
sauraient entièrement se soutenir elles-mêmes, pour être inca­ chronologie état de nature-état civil à contre-arkhè et de
pables de créer elles-mêmes leurs propres conditions de viabi­ voir dans l’anarchie une autre origine de la politique. Fou­
lité [...]. Le monde sans État n’est pas le monde des associations : cault démonte ainsi le récit ordinaire de la théorie politique
il est le monde des bandes. Par construction, seul le vertical moderne au profit d’une « conception agonistique de la
contient la violence dans un groupe nombreux1 ». L’anar­ politique2 ». Une conception qui déplace la politique « de
chisme demeure pour beaucoup pensée de bandits. Varkhè à l’agôn3. »
Il serait certes évidemment abusif de limiter les réserves Poursuivant la piste ouverte par Foucault, Agamben voit
exprimées par les philosophes de l’anarchie vis-à-vis de lui aussi dans l’état de nature hobbesien une stasis perma­
l’anarchisme à ce type de conclusion. nente qui marque la résistance à Varkhè. « L’état de nature,
Preuve en est que Foucault par exemple interprète écrit-il, est une projection mythologique de la guerre civile
Hobbes de manière « non orthodoxe » en inversant l’ordre dans le passé ; et inversement, la guerre civile est une
logique et chronologique qui règle à première vue les rap­ projection de l’état de nature dans la cité4. » Une vision
ports entre état de nature et état civil. Dans le séminaire
«Il faut défendre la société», il montre que !’« état de 1. Michel Foucault, «Il faut défendre la société», Cours au Collège de
nature » est en réalité un état politique, un état de rébellion, France, 1975-1976, éd. établie sous la direction de François Ewald et Alessandro
de guerre civile, une dynamique de résistance à l’État. La Fontana, par Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard/Seuil, 1997,
p. 77.
« guerre de tous contre tous, écrit-il, Hobbes ne la place pas 2. D. C. Barnert, The Primacy of Résistance, op. cit., p. 326.
3. Ibid., p. 304.
4. G. Agamben, La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis,
1. Frédéric Lordon, Imperium, Structures et affects des corps politiques, trad. fr. Joël Gayraud, Paris, Seuil, « Points », 2015, p. 58.
Paris, La Fabrique, 2015, p. 89.

49
48
V.
i
Au voleur !
De Ici dissociation entre anarchie et anarchisme
confirmée par Tiqqun dans Contribution à la guerre en
cours : « l’histoire de l’État moderne est 1 histoire de sa lutte Il faut le répéter : les philosophes n’envisagent pas une
seconde la possibilité que les hommes puissent vivre sans
contre sa propre impossibilité, c’est-à-dire de son déborde­
être gouvernés. L’autogestion et l’auto-organisation ne sont
ment par l’ensemble des moyens déployés pour conjurer
pour aucun d’entre eux des éventualités politiques sérieuses.
Le gouvernement, en dernière instance, est toujours sauf, ne
La place réservée à la pensée de Hobbes au sein du serait-ce que sous la forme du gouvernement de soi. C’est
démantèlement du paradigme archique est donc plus com­ pourquoi les concepts d’anarchie de Schürmann, Levinas,
plexe que je ne l’ai laissé entendre d abord. Derrida, Foucault, Agamben et Rancière rencontrent tous
Je n’en demeure pas moins convaincue que les philo­ une limite qui en compromet la force et les fait se réfugier
sophes de l’anarchie, quelle que soit leur compréhension de en dernière instance sous les ailes protectrices de ï’arkhè.
Hobbes, tendent à considérer l’anarchisme comme une éco- Qu’on me comprenne bien : je ne « reproche » pas aux
\ nomie du désordre paradoxalement ancrée dans des prin- philosophes de n’être pas anarchistes. Je pense d’ailleurs que
|I cipes autoritaires. Ce qui maintient les philosophes au bord les anarchistes eux-mêmes, s’ils ont décrit des alternatives
F de la radicalité qu’ils revendiquent. Parler de résistance, de possibles au gouvernement (mandats courts, fédérations,
révolte ou de rébellion, parler de stasis, de différance ou de communes, autogestion, plateformes ou synthèse décision­
mésentente ne suffit pas en effet à démanteler la logique de nelles), n’ont pas suffisamment exploré l’espace qu’ouvrirait
gouvernement. La légitimité du commander-obéir n’a jamais la transgression du partage entre commander et obéir, et
encore été philosophiquement ébranlée. n’ont pas toujours été convaincants dans leurs tentatives de
distinguer réellement l’anarchisme de la débandade, de la
1. Tiqqun, Contribution à la guerre en cours, Introduction à la guerre
dérive et de la mort.
civile, Paris, La Fabrique, 2009, p. 59. Barnett fait remarquer à juste titre que
cette lecture « non orthodoxe » de Hobbes est également présente chez Pierre «■

Clastres : on se rapportera aux chapitres « Archéologie de la violence » et


« Malheur du guerrier sauvage » dans La Société contre l’État, Paris, Minuit,
1977. Deleuze et Guattari se réfèrent également à Clastres dans Mille Plateaux : Pour lancer la discussion, je propose d’introduire, non
“ Clastres, écrivent-ils, assigne la guerre dans les sociétés primitives comme le comme une solution mais comme une question, le concept
plus sûr mécanisme dirigé contre la formation d’État : c’est que la guerre main­ de non-gouvernable comme lieu de rencontre, de travail
tient l’éparpillement et la segmentarité des groupes [...]. Clastres peut donc commun, entre anarchi(sm)e philosophique et anarchisme
se réclamer du droit naturel, tout en renversant la proposition principale : de
même que Hobbes a bien vu que PÉtat était contre la guerre, la guerre est politique.
contre l État, et le rend impossible. On n’en conclut pas que la guerre soit un Le non-gouvernable n’est pas l’ingouvernable. L’ingou­
état de nature, mais au contraire qu’elle est le mode d’un état social qui conjure vernable désigne ce qui échappe au contrôle, comme un
et empêche l’Etat. » Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit,
1980, p. 442. véhicule devenu impossible à conduire. Au sens moral et

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1
Au voleur !
De lu dissociation entre unurchie et anarchisme
politique, il suggère l’indiscipline et la désobéissance, le refus
d’obtempérer. L’ingouvernable est et n’est que le contraire définitivement impossible puisqu’il est, encore une fois, la
du gouvernable. Il résiste et s’oppose à ce qu il suppose — la marque de l’impossibilité et de l’échec de tout gouvernement.
priorité du gouvernement. La non-gouvernabilité quant à Les récents mouvements de protestation populaire spon­
elle ne renvoie ni à l’indiscipline, ni à 1 errance. Elle n’est tanée rendent difficile tout partage assuré entre ce qui en
pas non plus la désobéissance mais ce qui, dans les individus eux participe de l’ingouvernable et ce qui relève du non-
gouvernable. Une telle différence n’est pas donnée d’avance.
comme dans les communautés, demeure radicalement étran­
Il n’existe pas de frontière nette entre la désobéissance et ce
ger au commandement et à l’obéissance. qui demeure étranger à l’obéissance. D’où la difficulté qu’ont
Le non-gouvernable n’est pas le contraire ou la contra­ les partis politiques, les syndicats, les médias, à identifier et
dictoire de la logique de gouvernement. Il est l’autre. L’autre catégoriser ces mouvements. Le non-gouvernable ne tient
au (et non pas du) gouvernement. La marque de son impos­ qu’à la limite qui le sépare de l’ingouvernable, et cette limite
sibilité. La critique anarchiste du gouvernement n’est pas, est fragile.
en effet, de parti pris. Elle ne repose pas sur l’idée que Pourtant, c’est bien elle qui rend possible la démarcation
gouverner est « mal » mais que gouverner n’est pas possible. entre anarchisme de fait et anarchisme d’éveil. L’anarcho-
Cette impossibilité s’inscrit diversement dans le réel, à la capitalisme, comme Foucault l’a bien montré dans Naissance
manière d’un réseau aux connexions tout à la fois onto­ de la biopolitique', remet certes en cause l’intervention de
logiques, psychiques, pratiques, artistiques et biologiques. l’État et du gouvernement dans le marché, mais il n’en
Ses paysages ne sont pas ceux d’un état de nature ni d’un demeure pas moins une idéologie du très gouverné. En effet,
lieu de déchaînement incontrôlé des passions. Ils ne se résu­ et c’est ce qui prouve qu’il est et n’est qu’une branche du
ment pas non plus à une cartographie de résistance. Ils cor­ néolibéralisme, l’anarcho-capitalisme repose encore sur la
respondent à ces régions de l’être et de la psyché qu’aucun confiance en la « gouvernabilité ». Non celle des institutions,
gouvernement ne peut atteindre ni administrer. mais celle des « réalités transactionnelles2 », nouvelles gou-
Face à l’ingouvernable, révoltes, protestations, désobéis­ vernementalités de la « société civile3 ». Foucault avait
sance civile, un gouvernement peut réagir de deux façons. parfaitement anticipé le moment où ces « réalités transac­
Soit négocier et consentir peut-être à un changement de tionnelles », dont l’ubérisation de la vie est aujourd’hui
politique. Soit réprimer. En ce sens, l’ingouvernable est ce l’expression parfaite, détermineraient de nouveaux systèmes
qui peut être, soit entendu, soit dominé.
Le non-gouvernable ne peut en revanche qu’être dominé. 1. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France,
1978-1979, éd. établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana
La seule façon de le traiter est de ne pas traiter avec lui, par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
soit en 1 ignorant activement, soit en l’opprimant, en l’écra­ 2. Ibid. p. 301.
sant, voire le mettant à mort. Mais le gouverner est 3. Ibid., p. 299.

52 53
Au voleur !

de régulation des sujets économiques. L’anarchisme de fait


sourd à la question du non-gouvernable, reste en ce sens un
rejeton de la logique de gouvernement. Ce pourquoi il ne III
se confond en rien avec l’anarchisme d’éveil.
La vertu des chefs de chœur
»
Archie et anarchie
Comment cependant faire émerger le non-gouvernable dans la Politique d’Aristote
si sa circonscription, en quelque sorte, est si difficile à éclai­
rer ? Ce ne sera possible qu’en négatif. Les développements « Il faut donc affirmer que ce sont en un sens les
qui vont suivre, tous consacrés à la dissociation philo­ mêmes qui gouvernent et sont gouvernés, et en un sens
sophique entre anarchie et anarchisme, tendront à laisser pas les mêmes, de telle sorte que leur éducation elle aussi
est nécessairement en un sens la même et en un sens dif­
paraître le non-gouvernable comme le laissé pour compte férente1. »
des discours.
Aristote
Le livre s’ouvre sur une présentation aporétique de la
Politique d’Aristote, qui donne l’impulsion à un examen
rigoureux de chacun des concepts d’anarchie mentionnés. Lorsque les philosophes contemporains insistent sur
Par une brusque bifurcation, la lecture met ensuite chaque la contingence de l’ordre politique tel qu’Aristote le pré­
fois à nu la pointe contre-révolutionnaire cachée dans les sente, ils n’ont pas en vue le concept proprement aris­
textes et dessine ainsi les contours d’une altérité réelle à la totélicien de contingence. Pour Aristote, la politique est
logique de gouvernement. contingente dans la mesure où elle appartient au domaine
mouvant des affaires humaines. Malgré tout, à l’intérieur
de ce domaine changeant, versatile, la politique n’en a pas
moins son espace propre, la « communauté des citoyens »,
• i qui lui confère une nécessité et une autonomie spécifiques.
: Si le concept de politeia englobe la pluralité empirique des
différents types de régimes, il désigne aussi une forme idéale,
la forme de la « constitution excellente » (aristè politeia),
principe - arkhè - de tous les régimes particuliers. Du fait

1. Aristote, Politique, livre VII, chapitre xiv, op. cit., p. 502.

55
Au voleur !
La vertu des chefs de chœur
de cette dimension principielle, la politeia fait l’objet d’une
analyse normative et pas seulement descriptive. Aussi la
politique n’est-elle pas seulement une sphère d’activité mais Les apories de la Politique
bien aussi une science, ce qui explique que l’ouvrage d’Aris­
tote se compose à la fois de « livres réalistes » et de « livres
« Herméneutiquement instable1 », la Politique, l’un des
idéalistes1 ». ouvrages fondateurs de la philosophie politique occidentale,
Que la politique ne soit pas une branche de la méta­
physique n’oppose aucun obstacle au fait que sa lisibilité est en effet hautement aporétique. Les spécialistes d’Aristote
s’accordent à reconnaître ses ambigüités, qui vont parfois
dérive malgré tout de l’ordre primordial selon lequel les
jusqu’à la contradiction. Celles-ci proviennent en partie des
accidents obéissent à la substance. Pour Aristote, comme
infortunes qui jalonnent l’histoire de l’établissement du texte
le remarque Schürmann, « les fins et les actions indivi­
et conduisent à douter de l’ordre des livres que les éditeurs
duelles sont ordonnées à celles de la cité, comme les acci­ se sont efforcés de rendre cohérent. En outre, l’ouvrage a
dents le sont à la substance et en général les prédicats aux pu être composé initialement de notes d’étudiants, ce qui
sujets2. » L’arkhè politikè s’ordonne elle-même au principe explique aussi en partie son état mal assuré2.
logique et ontologique qui commande à la disposition de Les apories de la Politique sont-elles purement fortuites
toutes choses. cependant ? Pierre Pellegrin, traducteur et commentateur de
La contingence que repèrent les philosophes contempo­ l’ouvrage, admet que ces incertitudes, qui « étonnent parfois
rains est d’un type tout particulier, qui mine en secret cette chez un philosophe partisan de l’adéquation du langage aux
nécessité, cette idéalité et principialité elles-mêmes - et ce, choses3 », ne sauraient « être imputées à des accidents édi­
du fait de l’hétéronormativité qu’elles cachent et rendent toriaux4 » seulement. Il poursuit : « quand nous regardons
manifeste à la fois. L'anarkhia apparaît ainsi comme la fail­ de près le texte de la Politique, nous ne nous trouvons pas
lite de l’ordre inscrite au cœur même de l’ordre. Cette fail­ devant de véritables problèmes qui, comme tels, demande­
lite est visible dans les interstices ouverts par les apories du raient des solutions [...], mais devant des incertitudes,
texte de la Politique. c‘’est-à-dire devant
. 1 22_2_____ ; ce que l’on pourrait appeler des
“indécidables”5. »

1. Pierre Pellegrin, Préface à la Politique, op. cit., p. 15.


2. La Politique appartient aux traités « acroamatiques » d’Aristote (texte
ayant fait l’objet d’un enseignement).
3. Id.
1. Ibid., p. 10. 4. Ibid., p. 10.
2. R. Schürmann, Le Principe d'anarchie, op. cit., p. 116. 5. Ibid., p. 15.

56 57
Au voleur !
La vertu des chefs de chœur
Cette dernière remarque n’amoindrit pas pour autant
l’aspérité de ces « incertitudes ». En effet, de tels « indéci-
dables » n’en ont pas moins décidé d’orientations fonda­ Première aporie : citoyens, gouvernés, gouvernants
mentales de la philosophie politique occidentale.
Aristote définit la constitution (politeia] comme « un
Il y a trois grandes apories dans la Politique, qui se
certain ordre [taxis] entre les habitants de la cité1 ». Cet
trouvent toutes concentrées au livre III, pivot de l’ouvrage.
ordre est ï’arkhè qui confère à la polis la souveraineté éta­
Rappelons qu’une aporie consiste dans la mise en présence, tique. L’anglais traduit d’ailleurs polis par city-state.
sans solution, de deux thèses contradictoires. La première Puisque la politeia se définit à partir de la polis, il faut
aporie apparaît au chapitre IV du livre III : a) tout citoyen examiner en premier lieu (prôtè skepsis) ce qu’est la cité.
est par définition capable à la fois de commander (hegeomai) De toutes les communautés, la plus éminente « est celle que
et d’obéir (hupakouo) ; b) seul le « principe du meilleur » l’on appelle la cité, c’est-à-dire la communauté politique2 ».
doit présider au choix des gouvernants. Certains citoyens Aristote s’emploie dès le début du livre I à faire paraître la
sont donc plus aptes que d’autres à commander. distinction essentielle qui existe entre cette communauté
La seconde, exposée aux chapitres VI et VII du livre III, politique et la communauté domestique, organisée autour
affirme que : a) le gouvernement ne fait qu’assurer l’exercice du pouvoir du « maître » -, « chef de famille » ou « maître
du pouvoir, son rôle est exécutif ; b) politeia et politeuma, d’esclave »3.
souveraineté étatique et gouvernement, sont synonymes. En second lieu, et par conséquent, examiner ce qu’est la
La troisième enfin concerne le sujet du livre : de quoi cité implique de « mener une recherche sur le citoyen4 ».
traite-t-il en priorité ? Quels sont les livres les plus impor­ Qu’est-ce qu’un citoyen ? La cité ne recoupe pas seulement
tants ? Les livres « idéalistes » (I-III) ou « réalistes » (IV- le territoire géographique ; du même coup, le citoyen n’est
VUI) ? a) les livres idéalistes, conceptuels, consacrés à la pas simplement l’habitant d’une cité : « le citoyen n’est pas
constitution excellente b) les livres réalistes, qui décrivent citoyen par le fait d’habiter tel endroit, car les métèques et
les constitutions. Ils sont d’ailleurs plus nombreux. Cette les esclaves ont aussi en partage le droit de résidence5. » Il
aporie frappe d’incertitude le statut de la démocratie : celle-ci convient aussi d’exclure de la cité « ceux qui sont privés de
se confond-elle, en sa structure, avec la constitution excel­ leurs droits civiques ou exilés », les « citoyens incomplets6 ».
lente ? Ou n’est-elle dans les faits qu’un type particulier de
gouvernement, en tout état de cause l’un des plus défec­ 1. Politique, op. cit., III, 1, 1247 b 25, p. 219.
tueux ? 2. Ibid., I, 1, 1252 a 5, p. 103.
3. Ibid., IH, 1, p. 219.
4. Id.
5. Ibid., 1257 a 5, p. 220.
6. Id.
i là
58 59
! 'JI
L
Au voleur !
La vertu des chefs de chœur
Aristote est formel : « l’objet de notre recherche [...] c’est
le citoyen au sens plein dont le titre n’a besoin d’aucun Il y a toutefois un autre sens de « pouvoir », le pouvoir
correctif de ce genre1. » sur (hegemonia). L’arkhè est aussi celle du dirigeant. L’ordre
Le citoyen « au sens plein » est défini par son droit de politique est tout ensemble « ordonnancement », « arrange­
participer « à une fonction judiciaire et à une magistrature2 ment » (taxis) et « injonction impérative » (epitaxis), ordre
donné. À première vue, dans la constitution excellente, les
(arkhè), c’est-à-dire de siéger à la fois au tribunal et à l’assem­
deux coïncident. « Il existe un certain pouvoir en vertu duquel
blée (ekklesiastes), d’intervenir ainsi dans l’administration de
on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire
la justice et de voter3. Aristote distingue les magistratures
libres, déclare Aristote. Celui-là, nous l’appelons le pouvoir
temporaires, civiles ou militaires (qu’il « est absolument inter­ politique1. » Commander aux gens du même genre que soi
dit au même individu d’exercer deux fois4 »), des magistra­
implique aussi d’accepter d’être commandé par eux. Le citoyen
tures permanentes - celles, précisément, « de juges et de
n’a pouvoir sur les autres qu’autant que les autres ont pouvoir
membres de l’assemblée », qui « sont à durée5 » illimitée sur lui, de telle sorte que personne ne domine personne.
(aoristos arkhè). « Nous posons donc que sont citoyens ceux Tous les citoyens sont donc à égalité capables de com­
qui participent de cette manière au pouvoir [arkhè] délibé­ mander et d’obéir et se montrent dotés des deux dispositions.
ratif ou judiciaire6 ». Tout citoyen, en tant qu’il possède et
conserve toute sa vie le droit d’assister aux délibérations de Le gouvernant doit apprendre [à gouverner] en étant lui-
l’assemblée et d’être réélu membre d’un tribunal, participe à même gouverné, comme on apprend à gouverner la cavalerie
Yarkhè, qui apparaît ainsi comme l’autorité souveraine (tous en obéissant dans la cavalerie, à commander dans l’armée en
kuriôtatous) - que l’on appellerait aujourd’hui État7. obéissant dans l’armée ; de même pour une brigade ou un
bataillon ; c’est pourquoi l’on dit, et à juste titre, qu’il n’est
Arkhè, « commandement, autorité, pouvoir », désigne
pas possible de bien commander si l’on n’a pas bien obéi.
donc à la fois toute fonction publique (« magistrature ») Ces deux statuts de gouvernant et de gouverné ont des excel­
particulière et l’autorité étatique en son ensemble, à laquelle lences différentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir
participent tous les citoyens actifs. obéir et commander, et l’excellence propre d’un citoyen, c’est
de connaître le gouvernement des hommes libres dans les
deux sens2.
1. Ibid., 1257 a 15-20.
2. Ibid., 1257 a, 20, p. 221.
3. En français courant, les mots « magistrat » et « magistrature » ont un sens La citoyenneté grecque, commente Derrida, prend ainsi la
évidemment beaucoup plus restreint. « forme alternante du tour à tour, du chacun son tour, à
4. Politique, op. cit., 1257 a, 20, p. 221.
5. Id.
6. Ibid., 1257 b 20, p. 223. 1. Ibid., m, 4, 1277b 9-10, p. 233.
7. Ibid., 1275b, p. 223. 2. Ibid., 1277b 10-15, p. 233.

60 61

i
A« voleur !
La vertu des chefs de chœur
tour de rôle », le rythme d’une « rotation circulaire et sphé-
De même, les citoyens poursuivent eux aussi une fin
rique1 ». commune, la préservation de la politeia, à partir d’une excel­ ?..
Malgré tout, le titre du chapitre IV — « La vertu
l’homme de bien et la vertu du citoyen » - est ambigu. Après lence particulière. Chacun en proportion de son talent rend
avoir posé la circularité du commandement et de l’obéis­ à la communauté des services différents. C’est ainsi que les
sance, Aristote ajoute : « et c est aussi 1 excellence de citoyens ne voient le tout que partiellement. « Que donc il
l’homme de bien que d’avoir ces deux aptitudes . » Com­ soit possible, conclut Aristote, tout en étant un bon citoyen,
ment expliquer l’intervention de « 1 homme de bien », figure de ne pas posséder la vertu qui fait qu’on est un homme de
bien, c’est manifeste1. » La vertu de l’homme de bien, elle,
morale, parmi les citoyens? Pourquoi soudainement l’en­
n’est pas limitée à une fonction spécifique, elle est tout ce
quête sur la citoyenneté prend-elle la direction d’une inter­
qu’elle peut être en toutes circonstances. C’est pourquoi,
rogation sur la vertu (arêtè) ? Parce que le problème de la « absolument parlant, la vertu de l’homme de bien est dif­
capacité à gouverner n’est pas encore réglé. La circularité férente de celle du bon citoyen. [...] On peut posséder l’ex­
citoyenne, contre toute attente, ne l’a pas épuisé. cellence qui fait le bon citoyen, répète Aristote, tout en étant
Aristote compare le navire à la cité. Comme le navire, la privé de l’excellence de l’homme vertueux2 ».
cité est une. Mais comme le navire encore, elle est gouvernée Il existe donc une vertu indivisible en espèces particu­
par un équipage diversifié, dont chaque membre exerce une lières. Cette vertu est la prudence (phronesis)3. Aristote
fonction (ergôn) propre. « Le marin est membre d’une com­ revient, à partir d’elle, au problème de l’exercice du pouvoir.
munauté, nous disons qu’il en va de même du citoyen. Et Il va montrer pour finir que l’homme de bien, l’homme
quoique les marins soient différents par leurs fonctions (car prudent (phronimos), est le gouvernant idéal. L’aporie appa­
l’un est rameur, un autre pilote, un autre chef de proue [...]), raît alors dans toute sa force : « nous disons que le gouver­
il est clair, d’une part, que la définition la plus exacte de nant vertueux est bon et prudent, alors que le citoyen n’est
chacun lui sera propre, mais que d’autre part, il y aura une pas nécessairement prudent4. » Dès lors, on comprend que
définition commune qui conviendra à tous3. » Les marins, seule une catégorie de citoyens, les « prudents », sont aptes
excellents dans leurs fonctions particulières, poursuivent tous à gouverner :
une même fin, la sécurité de la traversée. Chacun d’entre eux
a, néanmoins un rôle limité. Certains sont aux machines,
d autres à l’entretien, d’autres encore à la cuisine. 1. Ibid., 1276b 30-35, p. 230.
2. Laurent Cournarie, « Commentaire du Livre IV des Politiques », Philop-
1. Jacques Derrida, Voyons. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003, sis, revue numérique, 2012, p. 1-87, p. 33.
p. 33. 3. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, éd. Pierre Pellegrin et trad. fr.
2. Politique, III, 4, 1277b 15, p. 233. Richard Bodéüs, in Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2014, livre VI.
3. Ibid., 1276b 20-25, p. 229. 4. Politique, op. cit., III, 4, 1277a 10-15, p. 231.

62 63
Au voleur !
La vertu des chefs de chœur
La prudence est la seule vertu propre au gouvernant, car ü
semble que les autres vertus sont nécessairement communes partagent est développée sur plusieurs chapitres qui en
aux gouvernés et aux gouvernants, et assurément, pour un accusent, par leurs renversements successifs, le caractère
gouverné, l’excellence n’est pas la prudence mais I’opinion indécidable. Aristote commence donc d’abord par affirmer
vraie Car le gouvernant est comme le fabricant de flûtes, alors que le rapport citoyen entre commander et obéir est circu­
que le gouverné est comme le flûtiste qui les utilise’. laire. Il déclare ensuite que la vertu du citoyen et la vertu
de l’homme de bien sont différentes. Il n’en affirme pas
La prudence marque donc du sceau de l’irréversibilité la moins, au chapitre XVIII, avoir établi qu’elles étaient les
circularité qui liait au départ gouvernants et gouvernés. La mêmes : « dans la première partie de nos discussions, nous
prudence est non seulement l’art de délibérer dans une situa­ avons montré que nécessairement l’excellence d’un homme
tion critique, mais encore la capacité de décider de la règle de bien est la même qu’un citoyen de la cité excellente1. »
Il conclut, au livre VII, que l’éducation résout le problème,
de délibération. Être prudent, c’est-à-dire excellent, dans
puisqu’il est possible d’apprendre les deux « excellences »
l’art de commander exige de savoir déterminer la règle et
propres au commandement et à l’obéissance, en d’autres
de donner l’ordre (epitaxis) en fonction de ce choix. C’est
termes de devenir homme de bien. Si l’on est d’abord gou­
le sens de la métaphore du fabricant de flûte. Il sait com­
verné, on peut devenir « plus tard » gouvernant. « L’affaire
ment faire et pourquoi. Celui qui obéit en revanche ne choi­ du législateur sera : comment devient-on homme de bien,
sit pas la règle de son obéissance. Il ne commande pas à par quelles pratiques habituelles, et quelle est la fin de la
son obéissance. Il exécute, il joue mais ne fabrique pas la vie la meilleure2 ? » Malgré tout, l’éducation à l’obéissance
flûte. De par la fiabilité de son opinion droite, le citoyen et l’éducation au commandement n’exigent pas les mêmes
gouverné connaît la règle mais il ne l’invente pas. Ainsi, compétences. Le philosophe conclut alors : « il faut donc
« l’homme qui suit la bonne route sans la voir marche en affirmer que ce sont en un sens les mêmes qui gouvernent
aveugle : il ne se conduit pas ; il ne décide pas de sa vie. et sont gouvernés, et en un sens pas les mêmes3. » L’argu­
[...] Il est guidé par une sorte d’instinct naturel, comme s’il ment, clairement, est pris en un cercle.
était tenu en laisse par un autre : sa tempérance vient de
son tempérament2 ».
L aporie portant sur la question de savoir si l’aptitude à
commander est réservée à quelques-uns ou si tous la

1. Ibid., 1277b 25-30, p. 234. 1. Politique, op. cit., III, 18, 1288 b, p. 286.

SS SXï&ï*-; “ - ■* 2. Ibid., VII, 14, 1333a, p. 503.


3. Ibid., 1332b 40, p. 502.

64 65
Au voleur ! ■

La vertu des chefs de chœur

de régime : « De ces trois parties l’une est celle qui délibère


Deuxième aporie : la synonymie
sur les affaires communes, la deuxième qui concerne les
entre « constitution » et « gouvernement »
magistratures (à savoir celles qu’il doit y avoir, sur quoi
elles doivent être souveraines, et quel mode doit être établi
Aristote pose, aux
Aristote pose, aux chapitres VI et VII du livre III, ]a pour en choisir les titulaires), la troisième qui rend la jus­
synonymie entre constitution et gouvernement, politeia tice1. » Ces « trois parties » correspondent respectivement
et politeuma, deux termes que les chapitres précédents aux pouvoirs bouleutique, archique, dicastique. Il faut alors
avaient rigoureusement distingués. La « communauté de comprendre que le gouvernement a une fonction législative
constitution entre les citoyens » (koinonia politon poli- puisqu’il organise encore une fois la distribution de l’auto­
teias), souveraineté étatique, était clairement placée au- rité souveraine.
dessus de l’exercice de l’autorité gouvernementale et ne Cependant, on l’a vu, le gouvernement désigne aussi
se confondait pas avec elle1. Or maintenant, Aristote Varkhè comprise comme pouvoir exécutif, hégémonie. Aris­
déclare : « la constitution, c’est le gouvernement2. » Ou tote développe ce point immédiatement après avoir exposé
encore : « constitution et gouvernement signifient la même les « trois parties » nécessaires à toute constitution. La ques­
chose, et [...] un gouvernement, c’est ce qui est souverain tion spécifique de l’exercice du pouvoir est introduite par
dans la cité3. » une série d’interrogations concernant l’organisation interne
Une telle synonymie entre état et gouvernement n’a effective des trois parties : « combien ? Combien de temps ?
cependant rien d’aporétique, objectera-t-on, si l’on considère Selon quelle fréquence ? Chez qui ? Au sein de quel groupe ?
que « gouvernement », chez Aristote - premier penseur à Par qui ? Comment2 ? ». Toutes ces questions vont néces­
introduire le concept de politeuma dans la philosophie poli­ sairement conduire à se demander non seulement quels sont
tique-, désigne l’organisation des pouvoirs au sein de l’État, les « critères d’un partage juste du pouvoir3 » mais encore,
la mise en ordre (taxis) des différentes magistratures. Le point décisif, qui a la capacité de gouverner et quelle est la
gouvernement se confond donc légitimement avec la puis­ relation entre gouverner et obéir. Le sens exécutif du gou­
sance souveraine. Aujourd’hui encore, le terme de « consti­ vernement rend alors problématique la synonymie entre
tution » englobe le gouvernement compris comme instance politeia et politeuma.
de distribution des pouvoirs. Aristote déclare que cette dis­ L’examen, aux chapitres précédents, des vertus néces­
tribution devra comporter trois parties quel que soit le type saires pour gouverner (chapitre III) et du rôle du

1- Ibid., ni, 3, 1276 b, p. 228. 1. Ibid., JV, 14, 1297b 35-40, p. 335.
2. Ibid., III, 6, 1278b 10-15, p. 238. 2. P. Pellegrin, Préface à la Politique, op. cit., p. 61.
3. Ibid., III, 7,1279 a 25, p. 242 3. Politique, III, 12, 1282 b 15, p. 259.

67
66
■i
Au voleur !
La vertu des chefs de chœur
« législateur » ou nomothète (chapitre IV) , préparait 1 étude
du rôle exécutif du gouvernement. C est en effet dans le
Troisième aporie : le sujet de la Politique
moment de transition entre l’expose du gouvernement com­
pris comme instance organisatrice et 1 exposé du gouverne­
ment comme commandement ou hégémonie, que la question La seconde aporie conduit à la troisième : quel est le
sujet de la Politique ? Est-ce la constitution excellente ou
de la différence entre gouvernants et gouvernés prend rétros­
les différents types de constitutions ou régimes particu­
pectivement tout son sens. liers ?* » L’examen de l’autorité souveraine ou l’enquête sur
L’aporie porte donc sur le statut de la synonymie entre
la classe dirigeante ? Et quelle classe dirigeante ? Le peuple
souveraineté étatique et exercice du pouvoir au sein du para­
tout entier, quelques-uns, un seul ? Démocratie, oligarchie
digme archique. Ce lien doit-il être compris comme une
ou monarchie ?
continuité ? Si tel est le cas, il n’y a, entre l’autorité souve­
Politeia, rappelons-le, signifie à la fois constitution en géné­
raine et l’autorité gouvernementale, qu’une différence
ral et régime politique en particulier. Ce double sens explique
minime, due aux impératifs de spatialisation du pouvoir.

P
l’ambivalence du sujet du traité. L’ouvrage est composé de huit
Une différence comparable à celle qui existe entre les diffé­
livres que l’on peut diviser en deux moments distincts. Les
rentes pièces d’une maison. Ce lien doit-il être compris à
livres I à III examinent la constitution du point de vue des
l’inverse comme une relation de secours ? L’exercice du pou­
concepts fondamentaux de « cité », « citoyen », « homme de
voir gouvernemental viendrait alors combler une sorte de
bien », « archonte » ou « nomothète ». Les livres IV à VIII sont
blanc inscrit dans l’autorité souveraine puisque les citoyens
consacrés à l’étude des différents régimes. L’ambiguïté porte
ne sont pas tous aptes à occuper indifféremment les magis­
sur la question de savoir à quel bloc donner la priorité.
tratures et moins encore à gouverner. Dans l’espace problé­
Au tout début du livre III, Aristote parle du philosophe
matique ouvert par la synonymie entre politeia et politeuma,
politique comme de « celui qui mène une investigation péri
sens législatif et sens exécutif du gouvernement s’entre­ politeias1 ». Politeias peut être un accusatif pluriel. Dans ce
choquent : à 1 égalité requise par le premier vient se substi­
cas, la phrase se lit ainsi : « celui qui mène une investigation
tuer la hiérarchie impliquée par le second. L’autorité
sur les constitutions. » Dans ce cas, les livres « conceptuels »,
souveraine collective cède la place à l’émergence d’une classe
dirigeante. qui établissent la définition de la polis et les critères de la
citoyenneté, sont secondaires par rapport à ceux qui abordent
la comparaison des différents types de constitutions. La Poli­
tique serait alors proche, dans son objet, de La Constitution

1. Ibid, W, 14. 1. La « constitution excellente » est introduite en ni, 4, 1276 b37.


2. Ibid., livre III, 1, 1247 b 25, p. 219.

68
69

Hi
Au voleur !
La vertu des chefs de chœur
des Athéniens, ouvrage dans lequel Aristote examine minutieq.
moins malmené par la réalité politique des régimes, y com­
sement les diverses formes de régimes ....................
Mais politeias peut être aussi un génitif singulier. H faut pris et surtout le régime démocratique. Chaque régime a sa
forme « droite ». En ce sens, il y a un peu de la constitution
alors comprendre : « celui qui mène une investigation sur la
excellente dans chaque type de constitution particulière.
constitution ». Dans ce cas, les premiers livres constituent le
Mais chaque régime a aussi une forme déviante et il n’y a
vif du sujet et l’examen des types de régime passe au second donc qu’un peu - et parfois très peu - de la constitution
plan. Si l’on se décide pour le génitif, ce qui est généralement excellente en chacun d’eux. La démocratie est l’un des
le cas, la politeia désigne bien alors la communauté des citoyens régimes qui a le moins de démocratie - comprise comme
en général, non tel ou tel régime politique. Est excellente la forme transcendantale - en elle.
constitution, dans laquelle « tous les citoyens accomplissent L’aporie qui touche au sujet du livre concerne bien en
excellemment leur tâche2 ». En d’autres termes, la constitution fin de compte le statut de la démocratie. D’un côté, Aristote
excellente est la forme transcendantale de toute communauté présente la démocratie comme forme idéale du pouvoir

politique, irréductible à tel ou tel type de gouvernement. constituant :


Qu’est-ce, pour les citoyens, qu’« accomplir excellem­
ment leurs tâches » ? On l’a vu, c’est siéger au tribunal et choix de tous les magistrats parmi les citoyens ; gouvernement de
chacun par tous et de tous par chacun à tour de rôle ; tirage au
participer à l’assemblée ainsi que posséder à égalité l’apti­ sort des magistratures, soit de toutes, soit de toutes celles qui ne
tude à commander et la disposition à obéir. Si tel est le cas, demandent ni expérience ni savoir ; magistratures ne dépendant
alors la « constitution excellente » coïncide avec la démo­ d’aucun cens ou d’un cens très petit ; impossibilité pour un même
cratie. La forme transcendantale de la constitution est la citoyen d’exercer, en dehors des fonctions militaires, deux fois la
forme démocratique. Il arrive d’ailleurs qu’Aristote emploie même magistrature, ou seulement un petit nombre de fois et pour
demokratia pour politeia3. un petit nombre de magistratures ; courte durée des magistra­
En revanche, si le sujet principal du traité est l’examen tures, soit toutes, soit toutes celles pour lesquelles c’est possible ;
de tous les régimes, la démocratie perd son statut transcen­ fonctions judiciaires ouvertes à tous, tous jugeant de tout, ou
des causes les plus nombreuses, les plus importantes et les plus
dantal. La constitution excellente, définie dans les chapitres
décisives, par exemple la vérification des comptes, les affaires
« conceptuels », apparaît alors comme un principe plus ou politiques, les contrats privés ; souveraineté de l’Assemblée dans
tous les domaines, aucune magistrature ne l’emportant en aucun
1. Aristote, Constitution des Athéniens, trad. Pierre Pellegrin et Marie- domaine ou seulement en très peu de domaines, ou souveraineté
Joséphine Werlings, in Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2014. de l’Assemblée sur les affaires les plus importantes1.

L
2. P. Pellegrin, Préface, Constitution des Athéniens, op. cit., p. Il-
3. Voir Pierre Aubenque, « Aristote et la démocratie », in Pierre Aubenque 1. Ibid., VI, chapitre II, p. 427. Le citoyen, remarque Aristote, « existe sur­
et Alonso Tordesillas, Aristote politique. Études sur la Politique d’Aristote, Paris,
tout en démocratie ; dans les autres régimes, il peut aussi se rencontrer mais pas
Puf, 1993, p. 255-264, p. 256.

71
70

Au voleur ! La vertu des chefs de chœur

De l’autre, il la décrit comme 1 un des plus mauvais accorder de réelle importance. Le paradigme archique est
régimes : abus de pouvoir de la majorité sur la minorité, selon eux intact. Ils considèrent qu’Aristote, malgré les
-
régime dans lequel les pauvres imposent leur loi aux riches, « incertitudes » du texte, a dégagé les fondements de ï’arkhè
qui possèdent naissance et biens. La « majorité numérique politikè, défini la constitution excellente, montré comment
[...] tombe dans l’injustice en confisquant les biens des riches elle était présente dans chaque forme droite des régimes
minoritaires1 ». Dans ce cas, la démocratie n est plus l’ex­ particuliers malgré la bigarrure empirique de leur réalité. ;
pression pure de l’égalité ni donc de la réversibilité du com­ Aristote est selon eux certes hésitant quant au statut de la
mandement et de l’obeissance. Ce sont les pauvres maintenant
qui gouvernent. La dissymétrie du commandement et de
démocratie, comme tout philosophe grec qui se respecte,
mais le lien logique entre souveraineté étatique, gouverne­ I
l’obéissance se retrouve donc dans tout type de régime. ment compris comme distribution des magistratures et ■

* Si le sujet principal de la Politique est en fin de compte gouvernement compris comme exercice du pouvoir est
l’étude des constitutions particulières - selon leur histoire, finalement sans défaut. Les apories ne ternissent en rien la
leur enracinement géographique, leur forme droite et leur force de ï’arkhè.
formes déviantes -, alors l’irréversibilité du commandement Il existe cependant une autre lecture, pour laquelle les
et de l’obéissance, des gouvernants et des gouvernés, est éléments vacillants, les indécisions, les apories de la Politique
l’incontournable réalité de l’idéal. sont inhérents au paradigme archique lui-même et laissent
paraître la fragilité de l’édifice. Menace anarchique inévita­
blement logée au cœur de ï’arkhè. Cette menace est liée à
Politique et domination, le retour de /’oikonomia la première aporie, dont découlent en fait les deux autres :
l’impossibilité de maintenir la réversibilité et la circularité
Quelle est maintenant l’effet de ces apories sur la soli­ du commandement et de l’obéissance.
dité du paradigme archique ? Ordinairement, les commen­ Tout se passe comme si ï’arkhè politikè avait toujours
tateurs d’Aristote signalent ces ambiguïtés sans leur en fin de compte à faire retour à ce qu’elle congédie, ï’oiko-
nomia, la loi de la maison ou économie domestique,
pour établir la fatalité de cette impossibilité. En effet, la
nécessairement. Car dans certains régimes il n’y a pas de peuple : on n’a pas dissymétrie et l’irréversibilité du commandement et de
coutume de tenir une assemblée mais des conseils extraordinaires, et on juge l’obéissance trouvent dans la domesticité leur structure
les procès devant des instances spécialisées. » Dans les conditions autres que la
démocratie, le magistrat sans limites n’est plus celui qui est membre de l’assem­ première. C’est elle en fin de compte qui impose sa forme
blée et juge, mais celui qui est borné à une magistrature définie. En dehors de la au concept de gouvernement - un commandement qu’il
démocratie, la participation aux fonctions délibérative et judiciaire est « relative devient alors difficile de séparer rigoureusement de la domi­
ou affaiblie ».
1. Ibid., VI, 3,1318a, p. 431.
nation « naturelle ».

72 73
Au voleur ! La vertu des chefs de chœur

Uvrœ Tla^S»^ de Varkhè Politikè* Cependant, lorsqu’il expose les diverses fonctions des
citoyens au sein de la cité-navire et les différencie de la pru­
[’archè despotikè - le pouvoir domestique -, qu’il définit dence réservée à l’homme de bien, Aristote se réfère au pouvoir
ainsi : « Il y a trois parties dans 1 administration dômes- domestique comme à un modèle, préparant ainsi la thèse du
tique • l’une concerne la fonction du maître [...], 1 une celle caractère inévitable de la subordination politique. « S’il est
du père, la troisième celle de l’époux . » Pourquoi dès lOrs impossible, écrit-il, qu’il existe une cité dont tous les citoyens
suspecter la netteté de cette distinction ? seraient des gens de bien, et qu’il faille pourtant que chacun
Elle semble en effet sans appel. Le maître de maison s’acquitte bien de sa tâche particulière (ce qui est l’effet d’une
commande sans avoir a obéir. Les deux fonctions sont donc excellence), puisque, d’autre part, il est impossible que tous les
chez lui parfaitement séparées. Dans l’économie domestique, citoyens soient identiques, il n’y aura pas une excellence unique
la « subordination » de ceux qui obéissent est constante pour le bon citoyen et l’homme de bien1. » Nous connaissions
parce que précisément irréversible2. Le maître donne des déjà ce raisonnement. Aristote poursuit : « De plus, puisque
ordres auxquels lui-même ne sait pas nécessairement obéir. la cité est formée de gens dissemblables, [...] il est nécessaire
« En effet, ü y a un pouvoir propre au maître : nous appe­ qu’il n’y ait pas une excellence unique pour tous les citoyens,
lons ainsi le pouvoir qui concerne les tâches indispensables, comme il n’y en a pas, parmi les choreutes, pour un chef de
que celui qui commande n’est pas obligé de savoir accom­ chœur et un membre du chœur2. » Nous pourrions penser que
plir, mais dont il doit savoir plutôt tirer profit3. » Nul besoin la différence entre chef de chœur et membre du chœur est
pour le maître de savoir comment exécuter les basses précisément réversible - le membre du chœur pouvant toujours
besognes qu’il ordonne à son esclave d’accomplir pour lui. chercher à devenir chef un jour, le chef ayant bien dû lui-même
La domination domestique est absolue : qui commande n’a commencer par être membre du chœur. Cependant, la circu­
pas à obéir, qui obéit ne peut commander. larité s’interrompt vite. Il y a bel et bien une différence de
Le citoyen-gouvernant, à la différence du maître, ne com­ nature entre chef et membre du cœur : « tout comme un vivant
mande pas pour commander, et doit aussi savoir obéir. Il est composé premièrement d’une âme et d’un corps, une âme
n obéit pas pour obéir puisqu’il peut apprendre à comman­ de raison et de désir, une famille d’un homme et d’une femme,
der . La cité, ainsi, n’est en rien une famille mais une com­ une propriété d’un maître et d’un esclave », un chœur est com­
munauté d’hommes libres. posé d’un chef et de membres. « De la même manière, une cité
est composée de tous ces éléments3. »

1. Ibid., 1,12, p. 143.


2. Ibid., 1,14, p. 144. 1. Ibid., 1276 b 40, p. 230.
3. Ibid., ffl, 4,1277a 30-35, p. 232. 2. Ibid., 1277 a 10.
4. Livre I, notamment chap. 7, p. 124. 3. Ibid., 1277 a 5.

75
74

k
fau voleur !
i

IV
maître)
!
été d’abord «due de la seene pohnque sert maintenant
L’anarchie ontologique
d’outil à la compréhension d une inégalité aptitude. hé- De la Grèce aux Andes :
galité qui devient l’instrument de légitimation de 1 ordre et
la transition directe entre hiérarchie factuelle et hiérarchie
voyages de Reiner Schürmann
politique La dissymétrie entre gouvernants et gouvernés se
justifie par une théorie implicite de la gouvernabilité : être « La déconstruction doit libérer une origine [...] rebelle
gouvernable, c’est être naturellement destiné à obéir, c’est au commandement et à la domination'. »
être l’instance somatique de la psyché politique, le personnel « Cessation des principes, détrônement du principe
de service de la cité. même de ces principes et commencement d’une économie
L’oikoinomia, loi de la maison, intervient donc ici, après de passage, anarchique2. »
avoir été exclue, pour naturaliser l’arkhè politikè. L’hétéro- Reiner Schürmann
normativité de l’arkhè - politique et domestique à la fois -
décide simultanément de sa solidité et de sa vulnérabilité
- de son anarchie. Anarchie, métaphysique et « déconstruction »
La prise en compte de cet élément an-archique est le fil
conducteur de certaines des plus grandes interprétations Si la politique dépend de l’élaboration logique et onto­
philosophiques contemporaines de l’arkhè politique occi­
dentale. Ce sont elles qu’il faut développer maintenant. logique de l’arkhè, qui en révèle en même temps l’hétéro-
normativité constitutive, il est alors nécessaire d’élucider la
dimension anarchique de la métaphysique elle-même. Cette
élucidation forme le cœur de l’ouvrage majeur de Reiner
Schürmann, Le Principe d’anarchie, Heidegger et la question
de l’agir3. Schürmann a développé, au cours d’une trajectoire

1. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cil., p. 170.


2. Ibid., p. 19.
3. Id.

77
''
Au voleur !
L’anarchie ontologique
atypique et prématurément interrompue, une reflexion déci-
sive sur le rapport structurel qu’entretiennent des l’origine et plus généralement la praxis,:, ne peuvent plus être légitimés
anarchie et philosophie1. par une arkhè.
Le Principe d’anarchie croise les fils d une analyse sys­ L’anarchie devient donc un c —::r. .au moment précis
concept
tématique de l’arkhè aristotélicienne d’une part, d’une inter­ où elle cesse paradoxalement d’être
prétation de sa déconstruction par Heidegger d’autre part, « théorique » :
«L’anarchie [...] ne devient opératoire
d’une question politique de l’anarchie enfin. comme concept
qu’au moment où la grande nappe des constellations qui
La métaphysique en son ensemble, affirme Schürmann, fixent la présence en présence constante se referme sur
constante se referme
fait fond sur une « anarchie ontologique » qu’elle réprime elle-même1. » Pour autant, l’anarchie comme praxis
___ Lie comme praxis ne
et dans laquelle elle finit malgré tout par s’épuiser. Cet saurait se confondre avec un « —
anarchisme ». Schürmann
épuisement tardif - qui marque le dernier temps de ce que maintient tout au long de son
Heidegger a pensé sous le nom d’histoire de l’être2 - ouvrage une distinction
rigoureuse entre anarchie et
!:ï" anarchisme. L’avenir libéré
survient quand tous les principes qui ont régi les époques par la « déconstruction » ne
peut être anarchiste puisque :
de cette histoire ont décliné tour à tour, vidant l’idée même l’anarchisme lui-même est tout
ut entier à déconstruire, qui ! '
de principe de son sens. « Le destin de la métaphysique n’a pu masquer, malgré
son extrémisme révolutionnaire, ;
est [...] dans son essence le destin où dépérissent les son appartenance à la Lmétaphysique
____ d et donc sa subordi-
principes3. » nation paradoxale à 1l’’arkhè.
zT-vî» £• A
•m •■ ~
Si l’anarchisme politique date de la fin du xixe siècle, Est-il si sûr toutefois que l’anarchie ontologique n’em­
l’anarchie ontologique est le phénomène du xxc siècle. prunte rien à l’anarchisme politique ? Ne lui doit-elle pas,
: Schürmann écrit en effet : « c’est dans la constellation pour commencer, son nom ? Caractériser la déconstruction
Lit' époquale du vingtième siècle que s’épuisera l’antique heideggerienne comme principe d’anarchie est certes un geste
procession et légitimation de la praxis à partir de la theoria. philosophique décisif. Mais d’où vient ce concept d’anarchie,

il
Alors, en son essence, l’agir se révélera an-archique4. » La qui n’existe pas chez Heidegger ? Comment Schürmann
question de l’anarchie apparaît au moment où l’« agir », peut-il l’élaborer en dehors de toute référence à l’anar­
chisme ?
1. Voir en particulier aussi Des hégémonies brisées, Zurich, Diaphanes, rééd.
2017, ainsi que les articles réunis in Tomorrow the Manifold. Essays on Foucault,
i È Anarchy and the Singularization to Corne, Malte Fabian Rauch et Nicolas Schnei­
der (éd.), Zurich, Diaphanes, 2019.
i |:
5 - i 2. Voir R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 32.
3. Ibid., p. 391.
4. Ibid., p. 13.
1- Ibid., p. 14
» 78
:
79
\4
Au voleur ! L’anarchie ontologique

culminant futur dans une harmonie universelle, est aussi


’yl
“métaphysique” que l’anarchisme théorique. Toujours on
ÉVOCATIONS CRITIQUES DE L’ANARCHISME
évalue, toujours on pèse les avantages et les inconvénients
d’une théorie ou d’une autre1. » « Rien de tout cela » ici2.
Il existe dans Le Principe d’anarchie, trois évocations En effet, « l’utopie, c’est incidence la plus imagée et imagi­
critiques de l’anarchisme. La première précédemment men­ naire de la relation substantialiste à l’un3 ».
i;
tionnée, dénonce l’adhésion supposée de a pensee anarchiste La dernière allusion critique à l’anarchisme découle de N
à la métaphysique. Rappelons cette déclaration : la précédente. Pour n’être pas une utopie, l’anarchie onto­
logique ne répond pas davantage aux « critères » pratiques
Il ne sera pas question de l’« anarchie » ici au sens de Proud­ « invoqués par Proudhon (substitution de la Science à la
hon, Bakounine et leurs disciples. Ce que cherchaient ces domination de l’homme par l’homme) ou de Bakounine (la
maîtres, c’est à déplacer l’origine, à substituer au pouvoir “vie spontanée”, la “passion”, la “révolte de la vie contre
d’autorité, princeps, le pouvoir rationnel, principium. Opéra­
tion « métaphysique » entre toutes. Remplacement d’un point la science”)4. »
La seule instance qui puisse alors « légitime[r] le concept
de mire par un autre’. d’anarchie [...] est un concept d’ontologie phénoménolo­
L’anarchie ontologique frappe de vanité toute « réponse » gique. Il n’a rien à voir avec le vieux débat concernant la
à la question du « que dois-je faire ? Répondre serait invo­ meilleure forme de gouvernement ; rien, plus précisément,
quer de nouveau une arkhè, un principe explicatif. avec les trois formes traditionnellement jugées bonnes que
Ce qui n’implique pas toutefois, c’est la seconde évoca­ sont la monarchie, l’aristocratie, la démocratie, et leurs per­
tion critique de l’anarchisme, que l’anarchie ontologique versions respectives que sont la tyrannie, l’oligarchie et
soit une simple utopie. L’idée même d’utopie appartient elle l’anarchie5 ». L’anarchie ontologique est étrangère à la dis­
aussi à la métaphysique. Le rapport entre métaphysique et cussion des régimes. « Confondre l’amalgame de ces trois
déconstruction est étranger à l’opposition établie par Tho­ perspectives - l’anarchie du pouvoir - avec l’anarchie
mas More entre « l’Angleterre d’Henri VIII » et « la bien­ [ontologique], c’est se tromper du tout au tout sur le type - !
heureuse île de Nulle Part2 ». « Ici, poursuit Schürmann, la ‘ 'i
«t a même que plus tôt, à propos des anarchistes : 1. M.
!
faitr A*51”6’ l°^ entent^u comme théorie de la cité par- 2. id.
comme philosophie de l’histoire atteignant son point 3.1d.
4. p. 417, Schürmann cite Proudhon (« Qu’est-ce que la propriété .•
E. James [éd.J, Paris, 1966, p. 295 et 299 sq.) et Bakounine (Cesammelte Werke,
1. Ibid., p. 16. M. Nettlau [éd.], t. III. Berlin, 1924, p. 127-131.)
Ibid., p. 37. 5. Ibid., p. 417-418. ?
;
80 81
f^n voleur ! L'anarchie ontologique

d'intelligibilité cherche la phénoménologie des revers * qui est commun à tous les principes, c’est d’être le premier
cl
point [hoten] à partir duquel il y a existence, venue à être
^phénoménologie rend manifeste le fait que ,le ou connaissance1. »
miX de cohésion, qu’il soit autonome ou rationne, n’e,t Le principe est « ce par quoi », « ce à partir de quoi »
ZZ’un espace blanc sans pouvoir législateur sur la ,ie. une chose est ce qu’elle est. La méditation du principe est
KXdit le destin qui fait d périr les principes auxquels donc d’abord une pensée de la provenance. Toute chose a
les Occidentaux ont rapporté, depuis Platon, leurs faits et son hoten, d’où elle vient, « telles la carène d’un vaisseau
giœ pour les y ancrer, les soustraire au changement et au et les fondations d’une maison, et, pour les animaux, le
cœur suivant les uns, la tête suivant d’autres2 ». Voilà qui
U:relation critique à l’anarchisme ne conduit pas pour semble frapper de vanité toute anarchie. Si tout a une pro­
autant Schilrmam à dépolitiser l’anarchie. Tout au contraire, venance, rien n’est anarchique...
affirme-t-il « avec la clôture, une certaine façon de com­ Le problème est que provenance et commencement ne
prendre le politique tombe dans l’impossibilité, et une autre sont pas identiques. La compréhension proprement philo­
devient inévitable3 ». L’agir désormais suspendu dans le vide sophique du « ce par quoi » a transformé immédiatement
est politique en un sens inédit, que notre époque de transi­ l’antécédence en priorité et supériorité. Pour Aristote, ce qui
tion ne fait encore qu’esquisser. provient commence, et ce qui commence commande. Un
Ce sens ne peut paraître qu’à l’horizon d’une méditation écart temporel - l’écart entre venir avant et venir après -
radicale du principe, qui seule permet d’en dégager les devient chez lui ordre hiérarchique. Qui vient avant a auto­
rité sur qui vient après. L’histoire philosophique du
enjeux pratiques.
provenir se confond ainsi avec la genèse du gouvernement.
« Intelligibilité et autorité [sont] génétiquement et structu­
rellement identiques3. »
Anarchie et méditation du principe

Qu est-ce qu’un principe ? Au livre V de la Métaphy-


sJ^e> Aristote déclare : « Principe se dit d’abord du point
e épart [aitia, cause] du mouvement de la chose. [...] G6 1. Aristote, Métaphysique, V, 1012b-1013a, trad. fr. Jules Tricot, Paris,
Vrin, 1933, trad. modifiée.
2. Id.
3. M. F. Rauch et N. Schneider, « Of Péremption and Insurrection. Reiner
1- Ibid., p. 418. Schürmann’s Encounter with M. Foucault », in Tomorrow the Manifold, op. cit.,
2. Ibid., p. 16. p« 153, ma traduction.
3. Ibid., p. 57.

83
82
Au voleur ! L’anarchie ontologique

substance en tant qu’arkhè imposant son ordre aux acci­


De la téléocracie aristotélicienne
dents1 »• i
Il y a donc isomorphisme entre la métaphysique et la
politique, l’ontologie et le commandement militaire2. Cette
La pensée traditionnelle de l’agir a emprunté à la phi- double relation forme selon Schürmann une économie. L’oi-
losophie première le concept d’un commencement « à quoi kos n’est pas seulement la loi de la maison, le siège de
référer le multiple et le rendre vrai, le vérifier ; de même, l’archè domestikè dans laquelle l’archè politikè trouve secrè­
pour qu’il y ait action, et pas seulement des activités, il tement son modèle, mais le lieu d’une hétéro-normativité
doit y avoir un premier qui donne sens et direction à plus étendue encore, une composition de sens et de faits qui
l’agir1 ». Ce « patron » qu’est littéralement l’arkhè, Aris­ témoigne de tout ce qu'Aristote, pour arriver à la significa­

I tote en expose la forme paradigmatique dans la « méta­


physique comme logique », laquelle définit le rapport de
la substance à ses prédicats « selon la relation attributive,
tion philosophique de l’arkhè, a dû assembler, forcer à entrer
en elle. L’arkhè en effet procède d’« un ensemble de pré­
misses qui lui sont phénoménalement étrangères3 ».
pros hen2 ». « Toujours l’arkhè fonctionne à l’égard de « Quelle est la part d’attention au phénomène, et quelle

I l’agir comme la substance fonctionne à l’égard de ses


accidents3. » La relation attributive est l’archétype du
pouvoir.
est la part de construction métaphysique de cette notion
aristotélicienne à’arkhè4 ? » Depuis Homère poursuit Schür­
mann, « le sens courant du verbe arkhein était : mener, venir
Pour expliquer la relation de la substance à ses acci­ en premier, ouvrir, par exemple une bataille ou un discours.
dents, Aristote « compare la constitution d’un principe L’arkhè désignait ce qui est au début, soit dans un ordre de
d’action à une armée en déroute, chassée par la peur, succession temporelle, comme l’enfance, soit dans un ordre
mais dont d’abord un soldat, puis plusieurs s’arrêtent, d’éléments de constitution, comme la farine est la base de
regardent en arrière où se trouve l’ennemi et reprennent la pâte, les organes sont les parties élémentaires du corps.
courage. L’armée entière ne s’arrête pas parce que deux La seconde signification - commandement, pouvoir, domi­
ou trois maîtrisent leur peur, mais soudain elle obéit de nation, ne se rencontre pas chez Homère, mais bien dans
nouveau aux commandements, et les activités de chacun Hérodote et Pindare. Aristote reprend ce sens. Mais
redeviennent l’action de tous. Aristote voit le comman­
dement, arkhè, s’imposant aux fuyards comme il voit la

I
1. Ibid., p. 58. Aristote, Seconds Analytiques, Organon IV section V,
chap. 19, 5 5, trad. fr. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 2005.
2. M. F. Rauch et N. Schneider, « Of Péremption and Insurrection. Reiner
1. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 58. Schünnann’s Encounter with M. Foucault », loc. cit., p. 153.

1
2. Ibid., p. 14. 3. R. Schürmann, Le Principe d'anarchie, op. cit., p. 114.
3. Id. 4. Ibid., p. 137.

84 85
L’anarchie ontologique
Au voleur !
l’innovation aristotélicienne consiste dans la jonction des gouvernants aux gouvernés, est la traduction objective de
la relation prédicative, qui fixe le schéma pros hen en rap­
domination, en un meme concept abs-
deux sens, début et domination,
trait1 ». En fondant les deux sens de commencement et de port de pouvoir1. Les prédicats et accidents se courbent
commandement en une unité indissoluble, Aristote projette devant l’instance dont ils dérivent.
les propriétés horizontales de l’espace et du temps sur le Critiquer le « préjugé gouvernemental » pour lui-même
plan incliné des hiérarchies ontologiques. Précéder dans le ne suffit pas si l’on ne voit pas que la subordination
temps comme dans l’espace signifiera désormais surplomber gouvernementale est d’abord le décalque d’une oblique
logique et ontologique qui signe la complicité entre pen­ i ■
et subordonner.
Telle est la raison logique de la dissymétrie entre gou­ ser et dominer.
vernants et gouvernés : la distance entre le sujet et le pré­ Tout est en pente au sein du paradigme archique, qui
dicat n’est pas une ligne droite mais une inclinaison. La articule souveraineté et gouvernement. La cause d’abord. Le
'■ Jhl forme prédicative (S est P) est en effet définie par Aristote
comme une pente, une « “enklisis”, inclinaison vers un
principe tire son pouvoir de la relation causale qu’il institue
entre prémisses et conséquences. « L’alliance des deux
II côté2 ». L’attribution est le pencher de la substance, qui notions de début et de domination n’est possible que si au
détermine un ordre de départ et un ordre d’arrivée. Le préalable s’est constituée la métaphysique des causes2. »
sujet de la proposition est un promontoire, un relief (exogè) C’est depuis son surplomb, d’où dérivent ses effets, que le
d’où tombent les accidents et prédicats. Ceux-ci ne s’ad­ principe causal destine les choses à parcourir continûment
joignent pas du dehors à la substance, ils en viennent. « Il la distance qui les sépare et les rapproche à la fois d’elles-
y a selon [Aristote] proposition quand le logos est axé sur mêmes.
la distinction en lui du sujet et du prédicat, et principale­ Au provenir causal répond nécessairement l’orientation
ment quand la “pente” d’un tel logos est à l’indicatif [S vers la fin. L’arkhè suppose l’organisation téléologique du
est P], la chose étant dite par-là [...] comme si on en régime causal, ce pour quoi le paradigme archique est une
« téléocratie » : « le telos “règne”,” commande”, et par là
5 venait5. » exerce sa fonction d’arkhè3. » Arkhè et telos apparaissent
Cette déclivité est l’origine de la gouverna bilité. La rela­
.« tion du général à ses soldats, tout comme celle des « dans leur étrange identification ». Étrange en effet, puisque
£ l’arkhè est commencement et le telos achèvement. En réalité, • â
Métaphysique V, 1012b « comme origine, le telos ne met pas fin à la chose, mais à
1. Ibid., p. 132-133. La référence à Aristote est
34-1013 a 17.
2. Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, traitd. fr. Gilbert Kahn,
1. Voir R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 116-117.
Paris, Gallimard, « Tel », 1967, p. 69. 2. Ibid., p. 137. ■ Vag
3. Jean Beaufret, « Hegel et la proposition spéculative », in Dialogues avec
3. Ibid., p. 143.
Heidegger, n, Paris, Minuit, 1973, p. 137.

86
87 ■I
Au voleur ! L'anarchie ontologique

L’articulation des différentes valeurs de l’oblique permet


de comprendre que « la légitimation de la cité par rapport
à ses composantes [les différentes magistratures] se fait à
iectoire. C’est ainsi que la chose est condamnée à son l’aide des critères substantialistes qui appartiennent en
accomplissement, tombe vers lui. La, teleocratie, affirme propre aux critères de la fabrication : c’est là que tous les
Schürmann, a régné sans interruption durant toute 1 histoire actes de l’artisan, tous les matériaux et “accidents” doivent : ■
V
de la métaphysique. être orientés “vers l’un” \pros hen\ qu’est l’œuvre finie1 ». ü 9
H L’articulation de l’arkhè au telos s ordonne elle-meme
au schème de la production, à un certain rapport entre
Aussi les rois, les magistrats, les gouvernants sont-ils
d’abord des architectes. « Les magistrats, rois et tyrans
praxis, poiesis et tekhn?. Heidegger, rappelle Schürmann, [sont] nommés sous la même rubrique que les arts architec­ i

a montré que la « téléocracie théorique » été née de la toniques2. » Le paradigme archique est bien au sens propre
réflexion sur le lien indissoluble qui unit ces trois domaines. une architecture, qui tient ensemble, en un même édifice ■■■

La fin d’une chose, son achèvement, sont pensés sur le aux murs inclinés, le schéma attributif, le concept de cause •7
modèle de l’œuvre, du produit. Cela explique le privilège {aitia), le lien téléocratique, le schéma techno-poïétique et
accordé aux exemples de l’artiste et de l’artisan dans l’expli­ l’hégémonie politique.
cation ontologique du provenir et de la destination3. La
• I venue à l’être, celle des étants naturels y compris - nais­
sance, croissance, devenir - est conçue selon le schème pro­
De l’arkhè -te;
I
ducteur. « Le champ de phénomènes auxquels la causalité au principium
est appropriée comme à son lieu propre4 », ce sont les étants
fabriqués. Le passage de la puissance à l’acte, l’entéléchie
i ;h elle-même, sont gouvernés par la raison poïétique. Pour­
Cette suprématie architecturale persiste dans toute la
tradition métaphysique et prend à chaque époque des formes

Ib
? quoi ? Parce que « la vue qui se pose sur l’eidos à produire différentes. Les « réarrangements internes incessants3 » de
est dominée par le ‘"telos” tant que celui-ci reste inachevé, l’arkhè manifestent à la fois sa force - sa continuité - et sa
tant qu’il est en avant, à poursuivre5 ». Être, c’est, comme fêlure, à savoir la caducité de ses occurrences. L’anarchie
l’œuvre, n’être qu’en fin. apparaît d’abord comme le phénomène de revers que subit
U l’architecture - ontologique et politique - à la fin d’une »
1. Ibid., p. 144.
2. Ibid., p. 143.
: 3. Voirp. 112. i- Ibid., p. 117. !
4. Ibid., p. 137. 2. Ibid., p. 143-144.
I 5. Ibid., p. 143. 3- Ibid., p. 201.

88 89
!
!S
;
.
’îsE
: '
Au voleur !
L’anarchie ontologique
'J
Phénomène d’autant plus paradoxal que l’arkhè,
P>» d’“" <*= cette autorité devient le « fondement sur lequel repose désor­ ■1
mais toute certitude et toute vérité1 ». Le principe, toute
Ph’SC.m””prend pour exemple kpassage, de l’arkhè puissance de la rationalité, établit dès lors son empire {impe­
rium} ontologique et politique. « La métaphysique du prin­
depuis Cicéron jusqu’à Uibmz . et trouve de,a dans cipe [..•] investit l’origine comme princeps, comme prince
et gouverneur2. »
II .Zmfogi médiévale, avec Dun Scott en paroculier, son
sens directeur, qui préfigure le prmc.pe de rarson : D’un autre côté, une fragilité accrue fissure ce gain de
solidité. Certes, le principe du principe n’obéit à rien ni
Dans le titre « principe de raison » ce n’est pas le mot « prin­ personne. Ce qui se vérifie aussi en politique. Dans son
cipe » qui traduit « arkhé », c’est le mot « raison » - nihil est article « Législation-transgression », Schürmann prend
JJ
I 1
sine ratione. Le « principe de raison » semble alors revenir à l’exemple plus tardif de Machiavel : « Le prince de Machia­

II une simple tautologie : « principe de l’arkhè », « principe du


De'l’arihè comme élément primordial constitutif des subs­
vel oblige les autres sans être lui-même obligé. S’il se sou­
mettait lui-même à ses prescriptions, il ne serait plus le
maître. Pour qu’un type de volonté soit forte, elle doit légi­
tances sensibles, nous sommes passés au principium comme férer pour les autres, pour le “troupeau” mais pas pour
proposition évidente dont dérivent d’autres propositions, non elle-même3. » Or c’est précisément ici qu’apparaît la fêlure :
évidentes en elles-mêmes. Toute chose a un principe (entendu l’hyperprincipe est nécessairement extra-principiel.
comme arkhè), voilà mon grand principe (entendu comme

i
Puisqu’il n’a pas lui-même de principe, le principe est
proposition première et évidente)1.
destiné à sortir de son champ. La théologie le montrait déjà :
« le monde est ordonné à Dieu, mais Dieu ne fait pas par­
La transformation de l’arkhè en principe, et du principe tie de cet ordre ; il est éminent, c’est-à-dire hétérogène par
en principe du principe, renforce d’un côté l’architecture du rapport à l’ordre dont il est cependant le principe4. » L’incli­
paradigme. L’arkhè en se redoublant devient hyperprincipe, naison de plus en plus abrupte de la pente expulse le prin­
gouverneur suprême, le Deus Pantocrator des médiévaux. cipe hors de lui-même. Devenu hyperprincipe, il se distancie
« Le domaine à partir desquels les médiévaux comprennent
l’origine n’est plus le devenir physique, mais la gubernatio
1. Ibid., p. 163.
rnundi, le gouvernement qu’un être suprême exerce sur 2. Ibid., p. 154.
toutes choses2. » Avec la mise au jour du principe de raison, 3. R. Schürmann, Législation-Transgression. Strategies and Counterstrate-
gies in the Transcendantal Justification of Norms (« Législation-Transgression,
Stratégies et contre-stratégies dans la justification transcendantale des normes »),
1. Ibid., p. 146-147. in Tomorrow the Manifold, op. cit., p. 77-120, ma traduction, p. 100.
2. Ibid., p. 157. 4. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 151.

90 91
Au voleur ! L’anarchie ontologique

de ses subordonnés, se perd à mesure qu’il prend de l’alti.


tude, devient principe de rien. Prince de personne.
le principe ne peut être ni dans ni hors de ce dont il est le
principe.
I
La méditation du principe, déclare Stanislas Breton en
se référant à Schürmann, est un « continuel retour à ce quj
transparaît du principe dans le jeu même de la question
Principe... de rien
toujours recommencée1 ». Cette question est la suivante : le
principe est-il dans ce dont il est le principe ou hors de lui ?
- 'S
La bonne distance entre le principe et son dérivé a-t-elle L’arkhè a perdu son pouvoir parce qu’elle s’est constituée
jamais été métaphysiquement fixée ? La fêlure se loge pré­ à partir d’un abus de pouvoir qui éclate aujourd’hui au
cisément là, au cœur du problème de la différence du prin­ grand jour. L’hyperprincipialité ne peut plus masquer le fait
cipe et du principié. Est-il trop haut, le principe sort du qu’il n’y a jamais eu de principe « pur », de commencement
champ et perd son sens en devenant étranger à son dérivé. radical sans contradiction. D’une part, on l’a vu, parce que
Est-il trop près, trop égal à son dérivé, trop démocrate, il la signification aristotélicienne de Varkhè est un montage.
abandonne du même coup sa dimension de principe. D’autre part, parce que ce montage du commencement-
Revenons un instant à la définition aristotélicienne du commandement condamne le principe à être trop loin ou
principe. « Le caractère commun de tous les principes, c’est trop près de ce qu’il gouverne. Il n’y a jamais eu non plus
donc d’être la source d’où l’être, la génération, la connais­ de commandement pur, d’impératif suffisamment autoritaire
sance dérivent. Mais parmi ces principes, les uns sont imma­ pour masquer sa propre contingence et régler la bonne dis­
nents [enuparkousaï], les autres, externes [ektos]2. » Cette tance entre gouvernants et gouvernés.
constatation, apparemment simple (certains étants ont leur Ce qui décide de l’ordre en métaphysique, ce ne sont pas
principe en eux-mêmes, d’autres, comme les objets fabriqués, les chefs, mais les « formations de domination ». Ce qui
à l’extérieur d’eux-mêmes), contient en germe l’antinomie commande, ce ne sont pas d’abord les archontes, mais les
du principe. Il faut bien que le principe soit lié d’une certaine « codes1 ». Ce qui obéit, ce ne sont pas d’abord les citoyens,
manière aux choses dont il est le principe, sinon il n’en serait mais les « mots, les choses et les actions2 ». Les montages
pas le principe. Il doit former avec elles une communauté, et les bricolages conceptuels sont les principes véritables des
logique, ontologique, politique. Mais il doit aussi en différer principes. Les gouvernants, les lois, les décisions, les actes
radicalement s’il ne veut pas devenir lui-même assimilable tirent eux-mêmes leur autorité de la constellation ou de
l’économie de la présence auxquelles ils appartiennent et
aux choses qu’il commande. Ayant à être les deux à la fois,

>• W, p. 45.
1. Stanislas Breton, Du principe, Paris, Cerf, 2011, p. 242. 2. Ibid., p. 131.
2. Aristote, Métaphysique, V, op. cit.

93
92
Au voleur ! L’anarchie ontologique

qui s’organisent chaque fois autour d’un centre voué à la


qi
dissolution anarchique. . .
Il est frappant de voir que la constitution du paradigme Émergence de l’anarchie
archique - inclinaison du provenir en gouvernabilité - est COMME QUESTION POLITIQUE
caractérisée par Schürmann également comme un vol. «
regard généalogique, affirme-t-il, les constellations histo­
Une telle priorité n’oblitère pas pour autant mais libère
riques d’étants présents paraissent comme des ordres, placés
au contraire, selon lui, la dimension et l’avenir politiques
sous un Premier ordonnateur. Mais dès que le regard recule de l’anarchie ontologique.
il vers leur venue à la présence, la lignée où ces constellations
frirent commandées par les instances directrices époquales
s’avère être née d’un certain recel1. » L’élaboration aristo­
Lorsque l’agir n’est plus dépendant d’une arkhè, « la »
politique elle-même perd son obsession gouvernementale.
« Le couple arkhein-arkhesthai, gouverner et être gouverné,
télicienne de Yarkhè recèle, c’est-à-dire à la fois dérobe et dit très exactement [...] quel schème de pensée est frappé
dissimule, l’élément anarchique de sa propre origine en la de dépérissement à la fin de la métaphysique1. » Dès lors,
transformant en commencement et commandement absolus.
Ij On voit rapidement toutefois ce qui distingue le recel de
Schürmann du vol de Proudhon. La propriété, pour le phi­
poursuit Schürmann, « la déconstruction doit libérer une
origine [...] rebelle au commandement et à la domination2 ».
Si l’origine se « montre “au fond” anarchique, alors son
losophe, c’est d’abord le propre, la manière dont l’identité expression patente, le politique, y sera privé de son fonde­
des choses leur a été philosophiquement assignée en les

J
ment. Si elle apparaît sans principe, alors le seul principe
dépouillant de leur consistance originaire. Loin d’être la du politique sera le principe d’anarchie3 ».
« source première de toutes choses2 », l’origine ne commence
pas, ne s’articule à aucune fin ni ne commande rien. « Le
couple de notions arkhè-telos n’épuise pas le phénomène de
l’origine3. » La propriété ontologique, comme la propriété Les temps de l’anarchie
O matérielle, procèdent donc toutes deux d’un recel de la
source. Mais Schürmann affirme - ce qui justifie précisément Il y a plusieurs temps de l’anarchie. Il y a le temps de
sa critique de l’anarchisme - la priorité de la déconstruction ses percées momentanées, phénomènes de revers, on l’a vu,
du propre sur l’abolition de la propriété privée. entre deux règnes principiels. II y a le temps de l’anarchie

1. Ibid., p. 23. !• W., p. 132.


2. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 169. 2. Ibid., p. 170.
3. Ibid., p. 125. 3- Ibid., p. 55.

94 95
Au voleur !
L’anarchie ontologique
J
de transition, caractéristique de la pensee de Heidegger.
Heidegger en effet n’est pas aile jusqu a la conclusion anar­ la relève1 ». Une autre, parce qu’elle ouvre la possibilité
chiste jusqu’à l’« action anti-pnncipielle ». C’est pourquoi « d’aller au-delà de l’origine comme arkhè et comme prin­
sa pensée reste dans un entre-deux, « implantée encore dans cipe, [...] de prendre la clé des champs comme on reprend
la problématique du ti to on (« Qu’est-ce que l’être ? „)> sa liberté2 ». Nous vivons à l’époque de l’affranchissement
mais arrachant celle-ci déjà au schéma du pros hen qui lui des « libertés sous surveillance principielle3 ».
fut congénital. Principe encore, mais principe d’anarchie2 ». Cet affranchissement éclaire la différence entre « la » et
Il y a enfin le temps de l’anarchie qui s’annonce à l’ho­ « le » politique. Si « la » politique n’a pas d’existence en
rizon du dépérissement définitif des principes et après la dehors du paradigme archique, « le » politique est la forme
déconstruction. Schürmann fait bien plus que constituer anarchique de la communauté : un ajointement sans subor­
l’anarchie en outil de lecture de Heidegger. Il destitue en dination. Depuis les Grecs et durant toute l’histoire de
même temps Heidegger de sa position de maître. « “Hei­ l’Occident, « le » politique a disparu derrière « la » poli­
degger”, écrit-il, tiendra [...] lieu ici d’une certaine régularité tique. La dimension « obvie » du politique paraît aujourd’hui
discursive. Ce ne sera pas le nom propre qui renvoie à un à travers son « trouble4 ». Or si l’origine se « montre “au
homme de Messkirch, décédé en 19763. » Cette « régula­ fond” anarchique, alors son expression patente, le politique,
rité », cette règle à laquelle Heidegger se voit ici identifié y sera privé de son fondement. Si elle apparaît sans principe,
est, on l’a dit, la pensée de l’être. Mais Schürmann déloca­ alors le seul principe du politique sera le principe

lise cette règle, emmène le corpus heideggerien « quelque d’anarchie5 ».


! Comment Schürmann envisage-t-il alors plus précisément
part où l’homme Martin Heidegger n’aurait pas tellement
la signification politique de l’anarchie ? Deux repères majeurs
aimé être conduit4 ». Ce « quelque part », bien sûr, est
1
III l’anarchie.
L’anarchie qui s’annonce est même et autre que celles
orientent sa pensée du politique. Une lecture de Plotin. Une
lecture de Foucault. La lecture de Plotin, bien que puissam­
III ment originale, témoigne encore de l’influence heidegge-
des temps précédents. La même, parce qu’elle apparaît dans
rienne. Celle de Foucault marque un véritable pas de côté.

I
le « lieu déserté par les représentations successives d’un fon­
dement inébranlable5 », alors que « rien n’est là pour prendre

1. Ibid., p. 351.
2. Ibid., p. 15. 1. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 366.
3. Ibid., p. 11-12.
4. Ibid., p 11.
2. Ibid., p. 46.
3. Ibid., p. 131.
•3
4. Ibid., p. 54.
5. Cité in Tomorrow the Manifold, op. cit., p. 156. 5. Ibid., p. 55.

96
97
Au voleur !
’i

;
de la transcendance radicale1. » Rien de plus étranger
Lecture de Plotin :
cependant à la pensée de Plotin que ce débat entre trans­
LA POLITIQUE COMME ÉVÉNEMENT
cendance et immanence.
Lorsque Plotin dit que l’Un « n’est pas », qu’il n’est pas
« Le » politique est cette région phénoménologique où le principe de ce dont il est le principe, il ne pose pas une
«les mots, les choses, les actions sont [...] mutuellement simple relation d’éloignement mais ouvre l’espace de la dif­
présents1 ». Il existe donc une unité sans archonte, sans férence ontologique. L’Un n’est pas - un étant. « Pour l’héno­
prince. Cet « Un » est celui que Plotin a pensé dans son logie négative, la différence ontologique sépare l’Un de
i irréductibilité à toute unité archique, centralisée et surplom­ l’étant2. » Or la différence n’est pas une hiérarchie. L’Un
bante. L’« hénologie » (littéralement logos de l’Un) est déjà ainsi pensé ne génère aucun « schéma pros hen », ne décide
déconstitution de la téléocratie. d’aucune dérivation. « On ne peut pas dire de lui qu’il fait -
Dans un article intitulé « L’hénologie comme dépas­ quelque chose, qu’il agit. S’il unifie, ce n’est pas là son acte
sement de la métaphysique2 », Schürmann montre que au sens où penser et parler sont les actes d’une substance
l’Un, chez Plotin, pour être souvent nommé le « prin­ humaine, d’un agent3. » Plus loin : « l’unification n’est pas
cipe », n’est en rien identifiable à Varkhè. La pensée de l’acte de l’Un, mais l’Un est entièrement unification4. »
Plotin a été néanmoins souvent interprétée comme une Qu’est-ce toutefois qu’une unification sans acte ? Qui

il radicalisation du concept aristotélicien et l’expression


suprême de la thèse « transcendantaliste ». Plotin affir­
merait que ï’arkhè, le principe, établit sa domination en
n’est ni un commencement ni un commandement ? Une uni­
fication qui ne gouverne pas ?
Schürmann répond : « Si l’Un n’est pas un étant (mé on)

il H se tenant infiniment éloigné de ce dont il est le principe.


« Telle est [...] l’opinion reçue concernant les néo­
mais plutôt l’être (to einai), il faut l’entendre comme évé­
nement5. » À la lumière du concept heideggerien d’Ereignis
(événement appropriant), Schürmann propose une lecture
platoniciens : puisque l’Un transcende l’intelligence et les événementielle, c’est-à-dire non fondationnelle, du principe6.
étants, il est “au-dessus d’eux”3. » Selon cette « opinion »,
le principe demeure inaccessible à ses dérivés. « L’hénologie,
affirme de nouveau Schürmann, serait une métaphysique 1. Id.
2. Ibid., p. 334.
3. Ibid., p. 337.
1. Ibid., p. 131. 4. Id.
2. R. Schürmann, « L’hénologie comme dépassement de la métaphysique », 5. Ibid., p. 336.
^33 U<^eS Phiï°s0Phiques, n° 3, « Philosophie grecque », juillet-septembre 1982, 6. Référence est aussi faite à Héradite : « “La foudre est le pilote de toutes
choses”. L’Un met toutes choses en place - non pas en tant qu’agent suprême, ■

3. Ibid., p. 332. mais à la façon d’un éclair » : Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 260-261.

98 99
Au voleur ! L’anarchie ontologique I
L’événement est ce par quoi les choses tiennent ensemble,
la manière dont les éléments prennent forme en un tout
s>ajZm les unes aux autres, horizontalement.
dont chaque chose trouve sa place, sans obéir à quiconque’
Une arkhè, un principe, n’est rien en soi, c’est un simple d’un coup. « Soudain, l’économie anarchique1. » Plotin, pre­
facteur de mise en ordre. [...] En tant que principe d’ordre, mier anarchiste2.
principe différentiel parmi les choses, « il n est pas venu, il Ontologie et politique se rencontrent enfin au lieu de
est là ' Il n’est nulle part et il n’y a rien ou il ne soit ! ». l’anarchie lorsque la question d’une unification qui ne relève
L’Un est le facteur par lequel toutes choses se coordonnent pas d’un gouvernement trouve sa réponse : l’événement
et en l’absence duquel elles se désintégreraient. Il est leur C’est l’événement qui signe la possibilité d’une coordination
pure constellation, unifiant des briques en une maison, des d’individus, d’un ensemble d’éléments différents qui s’as­
soldats en une armée, des villes en un empire. Mais loin de semblent sans autorité centrale.
détenir le comble du pouvoir, en tant que modalité d’inter­
action phénoménale, il est ce qu’il peut y avoir de plus ténu,
de plus précaire'. i
Lecture de Foucault
L’hénologie négative « déjoue la collusion entre ce qui
est premier et ce qui fonctionne comme fondement2 ». Autre­ Une fois identifiée l’origine ontologique
ontologique dudu « préjugé
ment dit, un principe peut ne pas commander, un principe gouvernemental », une fois déconstruite l’idée d’une bonne
peut ne pas commencer. Il peut venir en premier sans domi­ distance du principe au principié, une fois démantelée la
ner. Si « la notion non métaphysique de l’Un est difficile, hiérarchie, Schürmann, grand lecteur de Foucault, peut alors
poursuit Schürmann, c’est qu’elle demande à être dissociée engager une critique de la gouvernementalité. Il met en rap­
de toutes représentations causales3 ». L’Un est ce par quoi port l’interprétation événementielle du principe et la dimen­
les choses s’arrangent entre elles, une mise en ordre sans sion politique de l’anarchie3.
ordre donné. Le principe n’est ainsi ni hors ni dans les En suivant Foucault, Schürmann souligne le caractère de
choses, il ne leur est ni « transcendant » ni « immanent ». plus en plus composite, multiforme, de l’autorité politique,
Ce qui n’est une faiblesse que si l’on détermine l’Un comme qui signe le crépuscule de la souveraineté. « Michel Foucault
cause suprême. Pas si on le pense comme événement, comme a observé que l’époque de Kant était aussi l’époque où

1. Voir Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 393. Voir « Anarchie ne veut pas
1. « L’hénologie comme dépassement de la métaphysique », art. cité, p. 33 • dire anomie ». p. 415.
Schürmann cite Plotin, Ennéades, V, 5 [32], 8, 23. 2. Voir la référence de Deleuze à l’anarchisme ontologique de Plotin au
2. Ibid., p. 333. chapitre V.
3. Ibid., p. 338. 3. Ibid., p. 157.

100 101 y

ta
B
rw
Au voleur ! L’anarchie ontologique
;w
; W
“des techniques de pouvoir mobiles, polymorphes, circons­
Schürmann radicalise ce point. Pour lui, l’attitude expé­
i ®
tancielles” étaient en passe de remplacer les techniques de
rimentale, le franchissement des limites, sont déjà à l’œuvre
pouvoir confiées aux mains du seul souverain . » La gou­
dans la pensée pratique de Kant. Légiférer, c’est imposer un
vernementalité s’émiette désormais en un ensemble de

1
micro-procédures de contrôle qui minent « le concept archi- ordre. Mais connaît-on jamais l’origine de la loi ? Celle-ci
ne demeure-t-elle pas indéterminée’ ? Or s’il est imposé par
métaphysique du pouvoir comme quelque chose que l’on
une loi incapable de justifier son origine, l’ordre pratique
possède et que l’on délègue » - concept qui a soutenu
•J « toutes les théories du contrat et leurs corollaires2 ».
Schürmann propose une interprétation du motif foucal-
demeure secrètement illégitime. Il suit de cela que la logique
de gouvernement - commander et obéir - est vouée à se
ul dien de l’expérimentation du transcendantal développé dans
transgresser elle-même. if
D’un côté, le commandement doit être au-dessus des ■ J-
Qu’est-ce que les Lumières ?3 « La question kantienne, écrit
lois, plus autoritaire que toute loi, puisque l’origine de la :
- Foucault, était de savoir quelles limites la connaissance doit
loi est indéterminée. « Dans la mesure où le type nomo-
renoncer à franchir. Il me semble que la question critique,
thétique demeure au-dessus de ses lois, il les transgresse à
aujourd’hui, doit être retournée en question positive [...]. II mesure qu’il les édicte. La simultanéité de la transgression
s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la formelle des commandements par le commandant est même
forme de la limitation nécessaire en une critique pratique la condition de validité des règles, pour leur statut de
dans la forme du franchissement possible4. » Aussi,
poursuit-il : « [l’]attitude historico-critique doit être aussi
une attitude expérimentale5. »
valeur. S’il n’excède pas ses créations elles cesseront d’être
normatives2. » De l’autre, l’obéissance, « contre-stratégie
de la transgression dans la construction de la délégation
:
1
de pouvoir3 », se transgresse aussi elle-même. Dans la . ■

1. R. Schürmann, « Législation-Transgression. Strategies and Counterstrate- mesure où les sujets délèguent « volontairement » leur pou­
gies in the Transcendantal Justification of Norms », in Tomorrow the Manifold, !
op. cit., p. 77-120, p. 118. Malte Fabian Rauch et Nicolas Schneider soulignent voir, ils commandent leur propre soumission. Leur obéis­
à juste titre que la trajectoire philosophique de Schürmann suit une double orien­ sance est un acte de souveraineté. Les sujets se commandent
tation. La première est la « ligne d’une fissure allant s’approfondissant dans la d’obéir. ■

tradition métaphysique et menant à sa désintégration : “Marx, Nietzsche et Hei­


degger [...]”». La seconde une orientation plus contemporaine qui conduit Schür­
mann à lire Derrida, Deleuze et surtout Foucault. 1. Schürmann cite Derrida (« La Loi du genre ») en exergue de son article :
« Et s’il y avait, logée au cœur de la loi elle-même, une loi d impureté ou un
2. Ibid., p. 120.
3. In «Législation-Transgression. Strategies and Counterstrategies in the principe de contamination ? Et si la condition de possibilité de la loi était a hj ■"
priori d’une contre-loi, un axiome d’impossibilité, qui en affole le sens, or re e i. ï
Transcendantal Justification of Norms », loc. cit.
4. M. Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ?, dans Dits et Écrits II, Paris, la raison ? ». « Législation-Transgression... », loc. cit., p- 77.
;
Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1381-1397, p. 1393. 2. Ibid., p. 100. ; .•
5. Ibid., p. 1393. 3. Ibid., p. 118.
! -s
102 103
Au voleur ! L’anarchie ontologique

Il y a donc du commandement dans l’obéissance et de politique révèle ce que la politique occulte, le « sans pour-
l’obéissance dans le commandement. De sorte que les indi­ quoi », c’est-à-dire le non-gouvernable1.
vidus s’assujettissant eux-mêmes, ont toujours déjà gou-
verné’leur obéissance et transgressé leur gouverna bilité par
le pouvoir. La détermination pratique de la politique telle
que Kant la pose tend vers son contraire puisqu’elle ne « Aujourd’hui, que faire ?»
peut « s’arrêter de renforcer la contre-stratégie vers la
“démocratie directe” au sein même des stratégies de la Pourquoi dès lors Schürmann ne franchit-il jamais la
démocratie représentative1 ». Foucault a bien montré, dit
ligne qui sépare l’anarchie de l’anarchisme ? Parce que « la
Schürmann, qu’être sujet revenait toujours, d’une manière
transgression, dit-il, ne dénote pas le passage au-delà de la
ou d’une autre, à « se constituer soi-même en sujet » et clôture, ni quelque pas au-delà de la ligne (trans lineam)2 ».
par là même, d’une manière ou d’une autre, « en sujet La question « qu’est-ce que l’anarchie à venir ? » ne peut
anarchique2 ». précisément recevoir de réponse qui soit à hauteur d’anarchie.
Délivré de la compréhension téléocratique, délivré du La liberté qui s’annonce avec le dépérissement des principes
même coup de l’« enclos époqual3 » des formations de domi­ est une liberté inédite, « qui nous donne si peu à choisir, à
nation, dont il faut sortir4, le politique trouve enfin, entre vouloir, à légiférer, à devoir3 », et « n’a plus rien à voir avec
Plotin et Foucault, son sens, né de la venue au jour de le “choix” délibératif aristotélicien, la “volonté divisée
l’autotrangression de tout commandement et de toute obéis­ d’avec elle-même” augustinienne, la causalité et ^‘auto­
sance. En écho à l’« attitude expérimentale » de la critique détermination morale” kantiennes, ni même avec “le choix
foucaldienne, Schürmann a cette très belle définition de fondamental dans lequel je décide de mon être” sartrien4 ».
l’anarchie comme « commencement d’expérience5 ». Le Dire « je suis anarchiste », choisir de le dire, vouloir le
dire, contredirait l’anarchie elle-même, la transformerait en
1. Ibid., p. 120. (« It cannot stop short of strengthening the counter-strategy une position, donc en une nouvelle arkhè.
towards “direct democracy” within the strategies of représentative democracy »).
2. R. Schürmann, « Se constituer soi-même en sujet anarchique », Les
Études philosophiques, n° 4 “Foucault/Recherches », octobre-décembre 1986,
p. 451-471. Publié en anglais (« On Constituting Oneself as an Anarchistic Sub-
ject ») dans Tomorroiv the Manifold, op. cit., p. 7-30. Publié en volume sous
le titre Se constituer soi-même comme sujet anarchique. Trois essais, Zurich, 1. Voir « Une rose qui ne fleurit pas, un adolescent qui refuse e evenir
Diaphanes, 2021. adulte, une maison qui reste en chantier », p. 372.
3. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 20. 2. Ibid., p. 135.
4. Ibid., p. 187. 3. Ibid., p. 127.
4. Id.
5. Ibid., p. 172.

104 105
f i

H
Au voleur ! L’anarchie ontologique
■i

[de] ce concept : une première injonction qui pose la loi • une


Le double bind seconde injonction qui déclare la contre-loi, en conflit avec la i ■
première ; et enfin une troisième injonction « interdisant à la
victime de sortir du champ » constitué par les deux premières
ri ■■

N’est-ce pas là toutefois, pour Schürmann, une manière injonctions1.


de dénier l’anarchisme souterrain de sa propre démarche ?
À commencer, encore une fois, par l’« emprunt » du mot
« anarchie » à la tradition politique de laquelle il tient tant
Le double bind, double injonction ou injonction contra­ 1
W à se dissocier ?
L’argument fort qu’il opposerait à cette objection - tout
dictoire, grippe la logique de gouvernement, frappe d’im­
puissance le commandement et l’obéissance tout à la fois.
Obéir à une injonction contradictoire, du type « soyez spon­
I
comme à ma recherche systématique du lieu secret de la
tané », revient immédiatement à lui désobéir. Commander
|l ;ii dénégation de l’anarchisme dans la pensée philosophique - en lançant une injonction contradictoire, c’est être com­ i1
serait qu’anarchie et anarchisme sont nécessairement voués
à se dissocier. L’anarchisme, en effet, est la version ontique
mandé par elle puisqu’elle ne peut être obéie. La double
contrainte unit en quelque sorte l’impossible autonomie du
il
de l’anarchie ontologique. Il serait impossible de dire, sans sujet kantien à la douleur du héros tragique, toujours
contradiction, sans offuscation de la différence ontologique : condamné à obéir à deux lois contradictoires. Ce dernier,
« Je suis anarchiste. » Se reconnaître anarchiste, encore une en effet, « se trouve à l’intersection de deux lois2 ». À l’inter­
fois, tenter d’exposer ce que l’anarchisme « est », annulerait section, du même coup, de deux transgressions. « Qu’Aga-
cela même que l’on tente de reconnaître et d’exposer. S’il memnon choisisse de déserter son poste de commandant ou
« est » un anarchisme, celui-ci ne peut que se confondre de déranger sa lignée, il n’y a aucune issue à la situation
avec la logique de la dénégation et de la dissociation elles- qui n’engendre la culpabilité3. » Plus loin :
mêmes. Héno-anarchie-négative.
« Le Non est plus grand que le Oui1. » Coïncidence de Un déni tragique est nécessaire lorsque naît une loi univoque. I
la position et de la transgression. La forme contemporaine [...] Le héros voit les lois en conflit. Puis - c’est le moment
du déni tragique - il s’aveugle à l’une des deux, gardant le
de l’hénologie négative, de son anarchi(sm)e, serait alors le regard fixé sur l’autre4.
double bind, la « double contrainte ».
1. « Législation-Transgression », toc. cit., note, p. 122. « Man estement, je
L’expression double bind fut créée en 1956 par Gregory Bate- ne me réfère pas à ces caractéristiques selon l’usage qui en est fait en psyc o ogie
son, si je m’en souviens bien. Je retiens ici trois traits formels sociale », précise Schürmann.
2. Ibid., p. 126.
3. Id.
1. « L’hénologie comme dépassement de la métaphysique », ait. cité, p 4. Ibid., p. 127-128.

107
106
Au voleur !
i
L’anarchie ontologique
il
i ,-î

L’impossibilité de se dire anarchiste ne contredirait donc


pas l’anarchisme mais le respecterait. La dissociation entre du “dépassement de la métaphysique”, abroge les représen­
tations principielles sur lesquelles reposent de tels systèmes
rl
Ml
anarchie et anarchisme formerait ce double bind (« soyez
de régulation » (déconstruction)1. Il ne suffit pas de repérer
anarchiste ») qui, dans son impossible possibilité, est une
l’hétéronormativité et l’auto-transgression à l’œuvre dans la j-J
arme puissante contre le préjugé gouvernemental. Le double
bind, en effet, ne se gouverne pas. La schize entre anarchie
ontologique et anarchisme politique, qui ne peuvent coexis­
structure archique de la métaphysique, il faut encore priver
ce geste de repérage lui-même de toute autorité gouverne­
tl
mentale. En effet, « la destitution d’une origine qui com­
ter sans se crever mutuellement les yeux, serait en fin de !
compte la signature anarchiste du Principe d’anarchie. mence et qui commande - la révocation des titres de règne
dispensés par la métaphysique - procède comme une cassa­
tion. Il lui faut des critères. Annuler les instruments juri­ ■ "4
■ diques d’un pouvoir ayant trop longtemps passé pour
Délégitimation de la philosophie, légitime, c’est encore exercer une compétence juridique2. »
DÉSARMEMENT DE L’INJONCTION CONTRADICTOIRE Il faut dès lors, une fois reconnue la légitimité de la délégi­
timation déconstructrice, la délégitimer à son tour.
La délégitimation anarchique implique dès lors, une fois
Conclusion d’autant plus juste que Schürmann est atten­
pour toutes, l’« annihilation de la fonction légitimante, jus­ :
tif à ne pas constituer le double bind lui-même en principe. tificatrice, de la philosophie3 ». Cette annihilation suppose
Au moment où l’on pourrait croire qu’il enferme définiti­ la mise au point d’un troisième type de lecture : après la
vement l’anarchisme politique dans la prison philosophique lecture traditionnelle, après la lecture déconstructrice (qui
de la négativité, c’est la philosophie qui s’anarchise. délégitime la première), vient la lecture délégitimante de la
Dénonçant le risque de pétrification de la déconstruction lecture déconstructrice elle-même.
par la déconstruction elle-même, sa capture infinie dans le La philosophie permet bien d’entreprendre, sur l’anarchie,
double bind, Schürmann annonce la nécessité de délégitimer le travail que l’anarchisme n’a pas fait. Travail de méditation

la déconstruction, c’est-à-dire de délégitimer la délégitima­ du principe sans lequel l’anarchie n’est qu’une autre version
tion elle-même. De devenir ainsi anarchiste, peut-être enfin ? du règne de l’arkhè. Mais ce travail de méditation conduit
Il faut distinguer « deux instances de légitimation » : à une sortie hors de la philosophie puisque la philosophie
« celle qui établit la légitimité d’une régulation d’obéissance »
(philosophie traditionnelle)1 et celle qui, « dans le programme
1. id.
2. Id.
1. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 226. L’expression est 3. Ibid., p. 215. Voir aussi « la légitimation de l’origine anarch.que requerra
de Max Weber, précise Schürmann en note (note 13, p. 226). une déduction », puis une délégitimation, p. 227.

108 109
Au voleur !
L’anarchie ontologique
forme postmétaphysique,
demeure, y compris dans sa rormc ^^«que, une de vue des indigènes traumatisés par le débarquement de
. ..j
Pizarro et de ses hommes1.
accomplit-il vraiment cette sor­
Dans le sillage de Wachtel, Schürmann analyse la « spo­
' i
tie > N’est-ce pas au moment où il la pense comme advenue
liation » colonisatrice .
■ -4
de l’anarchie qu’il fait preuve de la plus grande dénégation ?
I '
Ce qui se passe dans la transition de l’ère précoloniale à l’ère
coloniale, c’est d’abord une dépossession. Les Indiens sont pri­
vés de la possession de leur or, de leurs biens et de leurs terres
Le temple (grec) du soleil de leur paix, de leur production et de leur consommation, de

i Quel type de lecture, quel type d’agir sont-ils libérés par


cette délégitimation ? Au cœur du Principe d’anarchie se
trouve un petit archipel de sens, un peu isolé du reste du
leurs sites et de leurs rites, de leur organisation administrative
et spirituelle, de leur progéniture, de leur vie3.

Quelle est la portée de cette critique de la colonisation ? En


'I
: fl
un premier temps, on pense bien sûr qu’elle coïncide avec
propos bien qu’enchâssé en lui. Surprenant par son sujet, il
la critique de la métaphysique et qu’elle excède aussi, du
i'i i semble ouvrir un ailleurs au continent du livre. Schürmann
même coup, les limites eurocentrées de la déconstruction.
quitte la Grèce pour le Pérou et évoque la conquête de
Qu’elle en délégitime les prétentions en assimilant la philo­
l’Empire inca - l’un des trois grands empires de l’Amérique
précolombienne. Pizzaro, au tournant des années 1530,
devient gouverneur de l’actuel Pérou et fait de son domaine
sophie à une forme de colonialisme. De plus, Schürmann
n’est-il pas en train d’envisager, avec ce voyage, un autre
sens du mot « vol », plus « matériel », social, économique,
l|H
I le centre de l’expansion colonisatrice espagnole. Nous par­ que celui du recel métaphysique ? De rapporter la catas­
tons donc soudain en voyage dans les Andes, plus exacte­ trophe coloniale au capitalisme, que prolonge l’état présent
■.

ment à Cuzco, la ville « en forme de puma », lovée au pied :


des montagnes : « La ville est encaissée entre deux rangées
1. Nathan Wachtel, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant
de montagnes qui s’élèvent à six mille mètres1. » la conquête espagnole (1530-1570), Paris, Gallimard, 1971. Dans un livre ulté­
Schürmann analyse alors la dislocation de l’Empire inca, rieur, Le Retour des ancêtres, Wachtel a montré qu’« il y a peut-être plus ma :
la soumission des colonisés, là perte de leur monde. Il se lotis encore que ces vaincus-là : les “vaincus des vaincus”, les Indiens Unis, qui
formaient au xvi' siècle le quart de la population des hauts plateaux de Bo me
réfère au grand ethnologue et anthropologue Nathan Wach­ et qui, marginalisés par les Aymaras devenus majoritaires, survivent aujour ui
tel, qui, dans son livre, La Vision des vaincus. Les Indiens dans l’indifférence et le mépris ». Le Retour des ancêtres. Les Ind'e,!*^'uLa.e
du Pérou devant la conquête espagnole, a restitué le point Bolivie, xx’-xvr siècle. Essai d’histoire régressive, Paris, Gallimard, 199 . oir
Daniel Bermond, « Nathan Wachtel : l’écho des vaincus », L’Histoire, avr.1 2009.
2. R. Schürmann, Le Principe d’anarchie, op. cit., p. 237.
1. Ibid., p. 40. 3. Ibid., p. 242.
i
110 111 1
Au voleur !
L’anarchie ontologique
de Cuzco et du Machu Picchu, devenus « marchandise^]
sur le marché touristique international » ? Serait-il en train Ce principe est, comme l’arkhè grecque, d’autorité et d’intel­
de quitter l’« enclos » occidental des concepts ? De dévelop. ligibilité à la fois.
per une autre critique du pouvoir ? Autorité : Cuzco est le centre « de cet c ...
Au monde d’avant la conquête, déclaré encore Schür­ centralisé qui fut1 ». En effet, « “inca” estempirele le plus
mann, « il faut bien avouer que nous [ne] comprenons rien.
I -- nom
classe régnante. Quand ce nom est écrit avec une majuscule de la
I
[...] Comment les choses furent présentes avant l’arrivée des il désigne le chef de cette classe. Le puma en est l’insigne.
conquistadores, voilà qui nous échappe à jamais2 ». Cet Il symbolise le principe en tant qu’autorité, princeps. De
w échec du comprendre prépare-t-il une forme de révolte
contre le gouvernement philosophique, contre l’impérialisme
la place centrale partaient des routes dallées qui suivaient
les lignes de crête et sur lesquelles les coureurs transmet­
logique qui barre l’accès, précisément, à la critique du gou­ taient les appels, les directives, les décrets, les verdicts,
vernement et de l’impérialisme ? jusqu’à ce qui est aujourd’hui l’Argentine au Sud, et Quito
s. au nord2. »
■: i En réalité, on ne tarde pas à s’apercevoir que Schür-
i.
: ■
mann applique telles quelles au contexte inca les catégories Intelligibilité : Le principe d’intelligibilité de la civilisa­
élaborées au cours de sa lecture des Grecs et de Heidegger. tion inca est le système décimal. « La population, les ani­
La conquête de l’Empire inca, sa prolongation contempo­ maux, les travaux, le soi-même, étaient lotis en unités
raine par la marchandisation des sites, sont entièrement et décimales3. » Ce système a permis « la soumission de tribus
uniformément interprétées en termes de passage d’une for­ hétéroclites au pouvoir central4 ». Enfin, « l’empire inca a
mation de domination à une autre, comme si l’Empire inca pu être panandin parce qu’il était un système, une pyramide
avait le statut d’un moment de la tradition métaphysique, à base décagonale. Ainsi, l’origine de ce système, entendue
comme arkhè et comme principe, permet de comprendre : '
et sa dévastation celui d’un « revers ». La conceptualité
philosophique demeure, qui domine l’analyse de la domi­ cette société et ses exploits5 ».
nation. L’ethnocentrisme de cette lecture devient plus criant
De la splendeur inca au monde
monde de de Pizzaro, il yy aa selon
Pizzaro, il selon encore lorsque Schürmann caractérise la conquête et la
colonisation en termes de « transition époquale6 ». « Quand
Schürmann passage d’une arkhè à l’autre. L’Empire inca,
avant la colonisation, est structuré lui aussi par un para­
digme archique. « Cuzco porte son principe inscrit en lui3. » I 1. id.
2. Id.
3- Id. Schün
Mann en détaille assez longuement l’organisation, p. 42-43
1. Ibid., p. 213. ""raniment.
4. Id.
2. Ibid., p. 44.
S- Ibid., p. 44.
3. Ibid., p. 41.
l’assim.

112
113
;
Au voleur ! L’anarchie ontologique

un étant comme la ville de Cuzco était habité des seuls mettre le démantèlement de cette grille de lecture. Ouvrir
descendants de l’empereur, à l’exclusion de tout autre clan, p6 nace d’une autre vision de la communauté des colonisés.
l’être époqual se donnait différemment que du temps où «Tout n’est pas dit de l’essor de la civilisation inca quand
Pizzaro fit construire des églises et des couvents sur les on a décrit ses conquêtes, son usage superbe du système
habitations partiellement rasées1. » Plus loin : « Aucune décimal, son dédain pour le particulier et l’individuel1. »
rupture époquale n’a ete plus incisive que celle subie par Cette civilisation doit être appréhendée selon un autre type
les civilisations américaines lors de la conquête espa­ d’essor que le commencement archique, selon « l’essor de
gnole2. » la présence », qui « requiert un autre type de pensée que
La colonisation, « revers », encore une fois, subi par les celle qui trace les revers des principes historiques2 ». Mais
Incas, a été le prélude à un remaniement époqual : « La
cet autre type est immédiatement pris en tenailles entre
V ligne de partage qui sépare le dispositif inca de son dépla­
l’unité non fondationnelle de Plotin et VUrsprung heidegge-
cement colonial apparaît ainsi comme tracée par une tac­
|| 1 rienne, devenues tout à coup des instances protectrices, pla­
tique de réinterprétation3. » Que l’« acculturation » des
quées sans nuance sur une réalité qui ne leur doit rien.
Ig) indigènes par les Espagnols ait « lamentablement échoué4 »
b La civilisation inca est donc visible à la lumière de « la
I• ne fait que montrer avec plus d’évidence ce qu’est une
H.J « “clairière” où, pour une communauté donnée, s’effectue
anarchie époquale, dépérissement des principes d’une
une constellation finie des choses, des actions et des paroles,
ni époque, « disjonction [qui] creuse un écart entre deux ères à laquelle elle est reconnaissable. [...] L’urbanisme inca, les
H et [...] sépare des couches3 ».
Schürmann ne se demande pas un seul instant si les caté­
tatouages, les chapeaux, les aide-mémoires en cordelettes

I appelés quipu - tout parle, à sa façon, du principe qui donne ki

f
gories même d’époque ou à’arkhè sont pertinentes tant pour cohérence à cette culture3 ». L’hénologie négative et la dif­
la description du monde inca que pour l’analyse du phéno­ férence ontologique prennent possession de Cuzco.
mène colonial. Au lieu d’une déprise anarchiste, on assiste, On le voit, que « nous n’y comprenions rien » n’oppose
avec cette excursion andine, à une sur-légitimation de l’ana­ paradoxalement aucun obstacle à l’interprétation onto-
lyse philosophique. déconstructrice de l’organisation politique inca et du chan­
La différence entre le et la politique apparaît cependant
gement époqual colonisateur.

à ce point et peut laisser penser un instant qu’elle va Quel sens peuvent avoir la « clairière » ou ï’Ereignis dans
1 Amérique précolombienne ? Quel statut, sinon celui de
1. Ibid., p. 213.
2. Ibid., p. 237.
3. Ibid., p. 243. !• Ibid., p. 44,
4. Ibid., p. 242. 2. Id.
5. Ibid., p. 243.

3
3- Ib'd., p. 51.
:
114 115
O
K.
■■

1
Au voleur !
L’anarchie ontologique
symptômes
^Tnodondedecolonialité ? Schürmann
« colonialité écrivait
» n’etait certes une époque
pasà encore bien
±nue ïïoduite dans la seconde moitié xx' siècle par le à la lumière de cette notion de colonialité ? Comment ne
socTolog^e péruvien Anibal Quijano cette notion a une nas déceler dans son discours la persistance du commencer
et du commander, la confiance dans le caractère transfé­
Sication différente de celle de « colomahsme ». La colo-
rable, exportable, du schème époqual ? La marque, égale­
Sté caractérise la poursuite de la colonisation au-delà de
ment, de la toute-puissance déconstructrice ? La ressource
"a décolonisation. Elle désigne ainsi la survivance sous une dominatrice non seulement du principe d’anarchie mais
forme modifiée bien qu’intacte, de 1 idéologie et du système également de l’anarchie du principe tout uniment interprétée
k- coloniaux après leur cessation officielle . Le néologisme
« colonialité » a été forgé à partir des termes « colonisation »
à partir de l’hénologie négative ?
L’anarchie, chez Schürmann, ne parvient pas à excéder
et «modernité», inséparables l’un de 1 autre et dont la les frontières ontologiques qui, de fait, l’archaïsent. Elle ■1
I
i ’1
H conquête de l’Amérique a scelle selon Quijano la coïnci­ cherche sa délégitimation dans le voyage vers un ailleurs qui ■ -fl
h• dence La souveraineté philosophique du sujet va de pair, n’est en fait qu’une version exotique du même monde et de
la même légitimité.
à l’orée de la modernité, avec l’impérialisme européen, le
; vol des terres et l’esclavage. Comme l’affirme également le « “Pourquoi [le] gué de la philosophie serait-il une seule
philosophe argentin Enrique Dussel : « Avant l’ego cogito, pierre ?' », demande-t-il avec René Char à la toute dernière
il y a un ego conquiro, le “je conquiers est le fondement page de son livre. Oui, pourquoi n’y aurait-il pas plusieurs
pratique du “je pense”2. » pierres et plusieurs façons de franchir le gué ? En atten­ ■ ,

Or comment ne pas lire rétrospectivement le tropisme dant, il semble que les pierres sans ciment des murs de
andin de Schürmann, son analyse de la conquête espagnole. Cuzco, qui s’ajointent toutes seules et dont l’énigme n’a
espagnole,
jamais été entièrement élucidée, demeurent pour Schür­
mann principiellement enchâssées dans les soubassements Éii
I 1. Voir en particulier « Colonialidad y modernidad/racionalidad », Peni
indigena, 13(29), 1922. Traduction anglo-américaine : « Coloniality and Moder-
nity/Rationality », in Goran Therborn (éd.), Globalizations and Modemities,
Forksningsradnamnden Stockholm, 1999. « Pensée décoloniale » est également
d’un temple grec.
fl
i i fl
le nom d’un ensemble de théoriciens latino-américain initialement réunis au sein
du groupe » Modemité/Colonialité » - Anibal Quijano, Enrique Dussel, Ramon
■î Grosfoguel, Walter Mignolo. Pour comprendre...
2. Cité in Ramon Grosfogel, « Decolonizing Western Uni-versalisms. Deco- ;
lonial Pluri-versalism from Aimé Césaire to the Zapatistas », Transmodemity,
Je le disais plus haut, déclarer « je suis anarchiste »
Journal of Peripheral Cultural Production of the Luso-Hispanic World, 1 (3),
2012, p. 88-104, p. 89. Voir aussi Enrique Dussel, Pilosofia de la libération, contredirait l’anarchisme lui-même. Cependant, si « pour
Edicol, Ciudad de México, 1977 ; et 1492 : El encubrimiento del Otro : hacia d
origen del • mito de la modernidad », La Paz, Plural Editores, 1994. 1. R. Schürmann, Le Principe d'anarchie, op. cit., p. 431.

116 117
1
Au voleur !

•TftSSt “ SS SS'fc: V
demi-tour. [S ] P bond [Si] pour comprendre la tem-
gmaire, . y faut exister authentiquement. [Si]
P°’a „™«XSdir=«ionalité, Sinn, de l’être, il
L’anarchie éthique
pour comp 51 .y. [Si] pour comprendre le jeu sans Hétéronomies d’Emmanuel Levinas
devenir ü faut vivre sans pourquoL [Si]
P0UrqU°miendre ePdélàissement, il faut être délaissé' »,
Zs ToXiendre l’anarchie, ne faut-il pas être...

« Le Bien est anarchie1. »


Si « Personne n’est du Bien l’esclave2. »

Emmanuel Levinas
. « Aimer Dieu est la seule façon de
maître3. » ne pas avoir de

Paul Claudel

De la dissociation fl
Su- T •
uJchurmann et Levinas ne se sont a revidence jamais ren­
■ •
,1
contrés. Leurs « anarchies » ont toutefois au moins un point
commun : la séparation nette d’avec l’anarchisme politique.
Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles Levi-
.•f
nas choisit parfois d’écrire le mot avec un trait d’union, g
: .:M|'
1. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, »
Paris, Le Livre de Poche, « Biblio Essais », 1990,ou 88.
p. au-delà de l’essence [1974],

1. Ibid., p. 342-343.
2- Ibid., p. 176.
3. Paul Claudel, cité par Michel Autrand, « Les saisons noires du jeune Clau­
del, 1882-1895 », Rewre d’histoire littéraire de la France, 1999/3, n 99, p. 400.
1
>a
119
Au voleur ! L’anarchie éthique 1
»
an-archie, comme pour le distinguer de sa compréhension
un chemin particulier pour accéder à la région secrète où
usuelle. « La notion d’an-archie telle que nous l’introduisons
[...], déclare-t-il, précède le sens politique (ou anti-politjqüe)
se tisse la dénégation.
On pensera que la raison de la dissociation entre anarchie
I
|
qu’on lui prête populairement1. »
L’« idée de Van-archie, chez Levinas, écrit Miguel Aben­
sour, ne se réduit pas à sa signification politique. Levinas
et anarchisme est en réalité très claire : si Levinas n’est pas
anarchiste, c’est parce qu’une telle position n’est pas com­
patible avec sa défense de l’État d’Israël et la revendication
I
est soucieux de distinguer 1 an-archie ou 1 an-archique au
d’un certain sionisme. Levinas dénierait l’anarchisme pour
sens où il l’entend - l’intrigue de l’humain, l’intrigue de ]a
responsabilité - de l’anarchisme. L’anarchisme, doctrine
politique, se constitue et s’affirme par le détour d’un principe
et par le recours à un principe, à savoir l’invocation du
ne pas avoir à s’expliquer de la contradiction prétendue qui
existe entre son concept d’an-archie et l’acceptation de
- voire l’adhésion à - la politique territoriale nationaliste et ■1 I
colonialiste d’Israël. Cette raison n’est pas une mauvaise
ï ■1 principe de raison contre le principe d autorité. Il en va tout
autrement de l’an-archie2. »
raison, mais elle est trop simple, trop rapide. S’il ne faut
pas l’écarter, il convient de voir qu’elle n’est que la partie

I
llll On ne trouvera donc, dans l’œuvre de Levinas, aucune émergée de l’iceberg. Je soutiens en effet que le motif de
référence précise à l’anarchisme. Ni à l’anarchisme politique l’anarchie recèle chez Levinas un point plus obscur qui n’a
traditionnel ni à l’anarchisme messianique de penseurs fait l’objet, à ce jour, d’aucune élucidation.
mmme Scholem, Landauer ou Benjamin3. Pour l’auteur de
Totalité et infini, l’an-archie n’est certainement pas dénuée Î-. !

Il
de signification politique mais cette dernière ne doit rien
aux théoriciens de l’anarchisme.
Les similitudes avec la pensée de Schürmann s’arrêtent
Au-delà de la déconstruction
I
I $ cependant très vite. L’anarchie levinassienne est en effet Levinas ne situe pas sa pensée dans le sillage de la
étrangère à la déconstruction et résiste aussi du même coup déconstruction. C’est pourquoi il ne cherche pas à élucider
à la logique du double bind. Il va falloir dès lors emprunter le rapport entre tradition métaphysique et anarchie. « Méta­
physique » signifie déjà pour lui dépassement de la méta­
physique, « transcendance1 ». La « vraie extériorité » de la
1. E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., p. 160.
2. Miguel Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain. Entre méu- métaphysique est son irréductibilité à l’ontologie2.
politique et politique. Entretiens avec Danielle Cohen-Levinas, Paris, Hermann,
2012, p. 47.
3. Voir Michael Lowy, La Révolution est le frein d’urgence. Essais sur 1. Comme cela apparaît dès les premières lignes de Totalité et infini. Essai
Walter Benjamin, Paris, Éditions de L’Éclat, 2019, chap. « Walter Benjamin et sur l intériorité, (1961), Paris, Le Livre de poche, « Biblio Essais », 1990.
2. Ibid., p. 338.
l’anarchisme ».

120 121
Au voleur !
L’anarchie éthique
Dès 1930, dans La Théorie de l’intuition dans la phé
noménologie de Husserl, Levinas annonce, au titre de cette I « certitude, qui demeure le guide et la garantie de toute ■

étrangèreté et de l’exotisme de sa propre pensée, la « sortie Paventure spirituelle de l’Être » reste une odyssée. Il demeure
de Grèce1 ». Sortie qui englobe aussi la sortie de la déconstruc­ dans son exil, même au beau milieu des Andes. À
tion. L’entreprise heideggerienne de Destruktion ou d’Abfe^ Schürmann, Levinas aurait pu dire : « C’est pourquoi cette
est peut-être une destitution de la téléocratie, comme paf. [votre] aventure n’est précisément pas une aventure. Elle
firme Schürmann, mais elle ne rompt pas en profondeur n’est jamais dangereuse. Elle est possession de soi, princi­
avec la structure du paradigme archique. pauté, arkhè. Ce qui peut lui arriver d’inconnu est à l’avance
En effet, « 1 “égoïsme” de l’ontologie se maintient même dévoilé, ouvert, manifeste, se moule dans du connu et ne
lorsque, dénonçant la philosophie socratique comme déjà saurait surprendre absolument1. »
oublieuse de l’être et précocement en marche vers la notion La possibilité d’une destitution du paradigme archique i
du “sujet” et la puissance technique, Heidegger trouve, dans ne peut alors provenir ni de la fragilité de ses fondations ni
le présocratisme, la pensée comme obéissance à la vérité de d’un épuisement interne. Le paradigme, en lui-même, de
l’être », affirme Levinas2. La pensée heideggerienne reste lui-même, ne s’épuise pas du tout. Cette possibilité vient
ainsi une pensée gouvernée. Il n’y a précisément chez Hei­ d’ailleurs, de ce dehors qu’est l’injonction éthique comme
degger aucune an-archie, même pas en principe. La diffé­ exposition à Autrui. Dehors absolu, sans négociation ni
rence ontologique n’est qu’une nouvelle version du rapport compromis : les « bouts du fil coupés par la Parque [ne] se
renoufent] pas après la coupure2 ». Impossible de renouer
entre commandement et obéissance. Elle demeure pour cette
les liens sectionnés de l’éthique et de l’ontologie3.
raison prisonnière de la totalité archique. Par contraste, ;
L’anarchie qui hante les textes de Levinas depuis les livres
affirme Levinas, la « notion du transcendant nous place au-
delà des catégories de l’être, si les notions de totalité et d’être
se recouvrent. [...] La transcendant, c’est ce qui ne saurait
être englobé3 ».
de jeunesse jusqu’aux dernières leçons talmudiques devient
ainsi, au tournant des années 1960, le nom même de la
question éthique. Antériorité plus ancienne que l’a priori,
passivité continue d’un passé sans présent, l’exposition à
I
C’est pourquoi tout voyage qui n’excède pas les catégo­ Autrui marque le lieu où éthique et anarchie coïncident : la
ries ontologiques est un voyage « allergique », réactif à responsabilité. Responsabilité anarchique. Tel est l’oxymore
l’altérité, colonisateur, impérialiste. Tout périple orienté par de la transcendance.

1. E. Levinas, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl


[1930], Paris, Vrin, 2000. 1- Ibid., p. 157.
2. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 37. Je souligne. ?' f/.^evinas’ Autrement qu’être..
op. cit, p. 20.
3. Ibid., p. 326. 3- Ibid., p. 25.

122 123

/
Au voleur ! L’anarchie éthique

Ile pas tout simplement une forme d’aliénation ? La


"’^ïstence, diachronique et non synthétique, du Moi et de
La substitution sans double injonction
PAutre en Moi, voilà « un parler ambigu », dit-il, qui
demande « autant d’audace qu’en affiche le scepticisme qui
Le dehors s’éprouve certes au-dedans. Si l’exposition à ne redoute pas d’affirmer l’impossibilité de l’énoncé tout en
l’Autre n’est jamais un fait de conscience, si elle est plus osant réaliser cet énoncé par l’énoncé même de cette impos­
ancienne que le moi, elle s’éprouve malgré tout d’abord en sibilité1- »
lui. « C’est à partir de la subjectivité comme soi » que s’ins- L’énigme de la substitution n’en est une toutefois que
taure « la relation avec l’autre1 ». La désubjectivation provo­ pour la pensée ontologique, qui repose, quoi qu’elle en dise,
quée par l’appel du dehors est donc d’abord une épreuve sur l’« éternelle présence à soi2 » du soi. En réalité, « le
subjective. Mais la responsabilité révèle en même temps le Soi-même échappe à la relation3 », il n’entre pas en rapport
caractère secondaire de la subjectivité, son retard par rapport avec l’autre mais le laisse venir. Or « c’est peut-être là, dans
à cet Autre qui la précède en habitant en elle. C’est pourquoi cette référence à un fond d’an-archique passivité, que la
le sujet, pris en otage, « ne s’apparaît pas mais s’immole2 ». pensée [...] diffère de la pensée ontologique4. »
Le chapitre A’Autrement qu’être, « La substitution », qui La substitution prend forme dans la conscience mais n’est
H reprend le texte de 1965, propose sans doute l’analyse la pas fondée en elle et n’en dérive pas non plus. C’est préci­
plus saisissante de cette épreuve, qui confronte archie du sément ce caractère à la fois non principiel et non dérivé de
moi et anarchie de l’autre, en tant qu’ils partagent, depuis la substitution qui fait d’elle le phénomène anarchique radi­
le dehors, le même dedans. Ils sont ensemble dans le même cal. Que peut bien être le mode d’être de ce qui ainsi n’« est
corps, la même peau trop étroite. « Dans la responsabilité pas », ne se fonde ni se déduit ? Levinas répond : l’obsession.
en tant qu’assigné [...]- du dehors, assigné comme irrem­
plaçable - s’accuse le sujet dans sa peau - mal dans sa peau, Nous avons appelé obsession cette relation irréductible à la
tranchant sur toute relation3. » Dans cette peau, « le rapport conscience : relation avec l’extériorité, « antérieure » à l’acte
à l’autre précède l’auto-affection de la certitude4 ». qui l’ouvrirait, relation qui, précisément, n’est pas acte, n’est :
pas thématisation, n’est pas position au sens fichtéen... L’ob­
Il y a du paradoxe dans la substitution, Levinas le sait, :
fi qui parle d’un possible « scepticisme ». La substitution
session traverse la conscience à contrecourant, s’inscrivant en
elle comme étrangère : comme déséquilibre, comme délire,

1. Ibid., p. 188. 1- Ibid., p. 20.


2. Id. 2- Ibid., p. 179.
3. Ibid., p. 167. 3. Ibid., p. 181.
4. Ibid., p. 189. 4- Ibid., p. 179.
:
124 125
■w
r
Au voleur !
L’anarchie éthique
,,fiant la thématisation, échappant au a ’origin
•t volonté, à Varkbè qui se produit dans toute lueur de 1 langage- Levinas « exagère », « abuse » en dramatisant, au
conscknce Mouvement, dans le sens onginel du terme, an. ens fort, la percée de l’anarchique dans l’ordre établi de la
\
archique1. parole thématique1. Le lexique de la douleur - persécution,
traumatisme, otage, « expulsion hors d’essence2 » - qui
Il n’est donc pas sûr qu’il faille voir dans la complexité de accompagne la substitution, ne détruit pas la phrase mais la
ce rapport entre dehors et dedans, qui tient l’autre et le fait vaciller par son outrance. Tout comme la substitution
même ensemble et infiniment séparés à la fois, une logique « exagère » l’étroitesse du Moi sans la détruire.
du double bind. Ni qu’il faille suivre Derrida lorsqu’il Si l’anarchie pouvait parler son langage propre, elle tra­
déclare : « cette pensée de la substitution nous entraîne vers hirait « l’impossibilité pour l’anarchique de se constituer en
une logique à peine pensable, presque indicible, celle du souveraineté, ce qu’implique l’in-condition même de
l’anarchie3 ».
possible-impossible, l’itérabilité et la remplaçabilité de ;
l’unique », « épouvantable fatalité d’une double contrainte ». L’anarchie, en lutte contre la logique prédicative et sa i
Même si « Levinas ne [la] désigne jamais ainsi2 ». pente autoritaire, ne peut laisser en elle qu’un sillage, « une
Justement, Levinas ne la désigne jamais ainsi. trace que le discours, dans la douleur de l’expression, essaie
Entre Moi et l’Autre se joue un mouvement similaire à de dire, mais la trace seulement4 ». Cette trace, imperceptible
celui qui anime la tension entre le Dire et le Dit. Il est vrai mais outrancière change tout cependant, elle est la strie de
« la pensée qui diffère de la pensée ontologique5 ».
que cette tension peut évoquer une économie du « possible-
L’anarchie ne se montre donc pas à travers les fissures
impossible ». Comment, demande Levinas, dire l’an-archique
du paradigme archique. Elle n’est pas assignable non plus
en l’absence d’anarchie du langage ? La proposition prédica­
à la mécanique schizoïde de la disjonction. Que le moi soit
tive, le « Dit » « apophantique », est la forme princeps du substituable ne l’immobilise pas dans le piétinement de
langage, même si « le Dire ne s’épuise pas en apophansis* ». l’impossible.
Il ne s’y épuise pas et pourtant il n’y a qu’un seul langage. S’il y a une faille du paradigme archique, elle tient pré­
Impossible de trouver un hors-champ de la parole, un phrasé cisément à son absence de faille, à son être de muraille, à
absolument irréductible à la forme propositionnelle. Dès lors,
l’an-archie ne peut se dire qu’au prix d’un outrage à la pré­
:
dication dans la prédication, d’un « abus » de langage dans
supérieure à Paris, disponible en ligne. «
2. E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., P- 185.
1. Md., p. 159. 3. Md., p. 184.
2. J. Derrida, Adieu. À Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, p. 66- 4. Md., p. 160.
3. E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., p. 18. 5. Md., p. 179.

126 127
'■'"i
Au voleur ! L’anarchie éthique ■

son aveuglement « où bonne logique peut mener et co


laquelle la philosophie occidentale ne s’était pas assez
rée1 ». Logique qui a conduit à la « barbarie sanglante!}1 Deux, mais pas double
national-socialisme ». Ce n’est pas dire pour autant qu ?
paradigme archique soit le « mal élémental ». Ni que je e
fl convient cependant, dit Levinas, de distinguer injonction
aurait en quelque sorte « échappé » à la philosophie
et injonction. Et c’est précisément parce qu’il existe deux types
croyait bien faire. Le mal ne provient pas d’un défaut d’injonction qu’il n’y a pas de double injonction. Les deux
construction de l’arkhè, pas plus que d’une « quelCon
anomalie contingente du raisonnement humain, de quel^ types d’injonction, qui ne se confondent pas, sont d’une part
l’injonction ordinaire, le commandement de faire ceci ou cela,
malentendu idéologique accidentel2 ». Il est donc en ce
d’autre part l’injonction éthique. La première est structurée par
impossible à déconstruire. la partition nette entre ordre donné et ordre exécuté. Dans le
Si le « mal élémental » est une « possibilité qui s’inscri cas de l’injonction éthique, à l’inverse, ce rapport est
dans l’ontologie de l’être », c’est-à-dire dans toute l’histoire profondément bouleversé. En effet, en elle, l’obéissance précède
de la philosophie pour culminer enfin dans la pensée hei- le commandement. Être responsable implique de répondre
deggerienne, ce n’est pas parce que la philosophie serait ]a avant même d’entendre l’appel, avant même de l’intérioriser,
possibilité du mal. C’est parce que la possibilité de la phi de le laisser entrer dans l’économie de l’auto-affection et de la
losophie est dès le départ une indifférence à l’Autre, et par représentation. À trop prendre le temps d’entendre, on n’entend ils
là une indifférence et une insensibilité au mal. L’être est le plus. Or il est déjà bien tard. « Je suis d’emblée serviteur du i
mur d’indifférence de la philosophie. Ce pour quoi on ne
peut pas vraiment savoir si, pour Levinas, la philosophie
prochain, déjà en retard et coupable de retard. Je suis comme
ordonné du dehors - traumatiquement commandé - sans inté­
;dM
est coupable parce qu’elle fait le mal ou parce qu’elle s’en rioriser par la représentation et le concept de l’autorité qui me

1
moque. commande1. » Tout se passe « comme si le premier mouvement
Malgré tout, la distance de l’éthique, sa transcendance, de la responsabilité ne pouvait consister ni à attendre, ni même
opposent une infinie résistance à cette indifférence. L’injonc­ à accueillir l’ordre [...], mais à obéir à cet ordre avant qu’il ne
tion éthique a une forme si singulière qu’elle ne peut pas se formule. Ou comme s’il se formulait avant tout présent
être définitivement étouffée. Son extériorité est irréductible. possible, dans un passé qui se montre dans le présent de l’obéis­
sance sans s’y souvenir, sans y venir de la mémoire en se
formulant, par celui qui obéit dans cette obéissance même2 ».

1. E. Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Pans
1’ E. Levinas, Autrement qu’être. op. cit., p. 110.
Payot, 1997, p. 25. 2- Ibid., p. 28.
2. Id.
129
128
Au voleur ! L’anarchie éthique

Le double bind est un commandement auquel on ne peut


obéir qu’en désobéissant. L’injonction éthique quant à elle
l’absence d’ordre - ce pour quoi, précisément, elle est res- ■
désarticule absolument toute relation entre commander et
obéir, ainsi qu’entre obéissance et désobéissance, tout sim.
P L’injonction anarchique est hétéronome dans la mesure
où elle répond à ceux que « nous ne connaissons même
fi
plement parce qu’elle ne donne pas d ordres, ne gouverne
pas. Tout impératif au sens courant se trouve alors doublé
pas1 » - écho des voix qui se sont tues sans jamais avoir i’i
été officiellement entendues, des victimes dont le nom n’est
pris de vitesse par cette « obéissance précédant toute écouté
écrit sur aucune stèle. Silence des disparus. « Le destin,
du commandement1 », cette « obéissance à un ordre s’ac-
complissant avant que l’ordre ne se fasse entendre, l’anarchie affirme Levinas dans Totalité et infini, c’est l’histoire des
historiographes, récits des survivants, qui interprètent,
même2 ». c’est-à-dire utilisent les œuvres des morts. Le recul histo­
rique qui rend cette historiographie, cette violence, cet
asservissement possible, se mesure par le temps nécessaire
Hétéronomies pour que la volonté perde complètement son œuvre. L’his­
; i- toriographie raconte la façon dont les survivants s’appro­
r L’interruption de la logique de gouvernement, qui
prient les œuvres des volontés mortes ; elle repose sur
l’usurpation accomplie par les vainqueurs, c’est-à-dire par
constitue la singularité absolue de la pensée de Levinas, les survivants2. »
donne lieu à l’un de ses concepts les plus importants : Le texte de 1934 sur l’hitlérisme l’affirme avec une sobriété
Vhétéronomie. L’« hétéronomie » - littéralement la loi de sidérante : l’histoire est l’histoire des vainqueurs mais
l’autre - n’est pas, comme on pourrait le croire, une alié­ « l’homme, à proprement parler, n’a pas d’histoire ». Autrui
I
11 nation. Autrui ne me dicte pas sa loi. Autrui en effet n’a
jamais commencé à être l’autre, c’est pourquoi il ne se tient
n’a pas d’histoire. Il ne commence pas, il ne finit pas.
Anarchique, la responsabilité est implacable mais non
pas en un point spatio-temporel fixe d’où il pourrait com­ hégémonique. Traumatisante, la responsabilité est persécutrice
I
I â
t.' ■'
mencer à commander. D’où il pourrait commencer à être.
L’hétéronomie apparaît comme la marque de l’« antériorité
de la responsabilité et de l’obéissance par rapport à l’ordre
reçu ou au contrat3 ». La responsabilité ne répond qu’à
mais non hiérarchique. Sa loi, son nomos, est d’avant moi et
pourtant je n’en proviens pas, je ne m’en souviens pas.

r: :i
! ■ i
1. Ibid., p. 232.
1. Ibid., p. 159.
2. Ibid., p. 78.
7. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 253.
3. Ibid., p. 28.

130 131
Au voleur !
L’anarchie éthique

l’hétéronomie ordinaire. L’autre éclipse cette dissymétrie


I
Autonomie seconde
_ c’est l’hétéronomie éthique, l’obéissance, on l’a vu, n’y
suit aucun ordre.
L’affirmation du lien indissoluble entre éthique et hété L’autonomie kantienne, pour Levinas, est encore
ronomie n’est-elle pas malgré tout choquante ? Levinaj archique : elle se réduit au commandement, comme en
prend Kant à rebours, qui affirme que 1 heteronomie est la témoigne à l’évidence la définition de l’impératif catégorique.
i source de tous les principes illégitimes de la moralité1. p0Ur L’autonomie n’a d’autre contenu qu’elle-même, se confond
Kant, le nomos de l’hétéronomie n’est pas, malgré son nom avec la conscience qu’elle a d’elle-même et n’est donc ce
une loi. Ou plutôt, cette loi n’est pas véritablement législa’ qu’elle est qu’au prix de l’exclusion de l’altérité. « Telle est
trice puisqu’elle est subordonnée a autre chose qu elle-même la définition [traditionnelle] de la liberté : se maintenir
Elle n’a de loi que le nom et demeure donc hors la loi. En contre l’autre, malgré toute relation avec l’autre, assurer
un mot, elle n’oblige pas. l’autarcie d’un moi1. » De ce fait, « la liberté dénote la façon
i Très tôt, en 1957, dans « La philosophie et l’idée de de demeurer le Même au sein de l’Autre2 ». i
l’infini », repris dans E« découvrant l’existence avec Husserl L’injonction éthique ne peut précisément pas être à elle-
et Heidegger (1967), Levinas s’explique sur le privilège même sa propre source. Sinon, en quoi serait-elle éthique ? . a
éthique paradoxal qu’il accorde à l’hétéronomie sur l’auto­ C’est l’Autre, c’est « le visage d’Autrui [qui est] le commen­ hl
\
nomie. Il est bien conscient du fait que la « thèse d’hétéro­
nomie [...] rompt avec une tradition très vénérable2 » - celle
cement même ».
Si la liberté, dit Levinas, est « difficile », c’est parce
qu’elle n’est pas première. La responsabilité la précède infi­
i
du primat de l’autonomie, précisément. Primat de la liberté ;
définie comme obéissance à la loi que l’on s’est soi-même niment. « L’Infini affecte le Moi sans que le Moi puisse le ■1
prescrite. dominer, sans que le Moi puisse “assumer” par Varkhè du
Mais rappelons-le, il y a injonction et injonction. Du Logos la démesure de l’infini affectant ainsi le Moi anar­
ni"! même coup, il y a également hétéronomie et hétéronomie.
L’hétéronomie est ainsi hétéronome à elle-même. L’une
chiquement, s’imprimant comme trace dans la passivité
absolue - antérieure à toute liberté - se montrant comme
i
“Responsabilité-pour-Autrui” que cette affection suscite3. »
repose sur la dissymétrie entre commander et obéir. C’est
I

1. Voir Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, tra . 1. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 37.
i
i I
fr. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1980, p. 120-121. ___
h ------- —et---Heidegger (1949,
2. E. Levinas, En découvrant l’existence avec 1Husserl 3. E. Ù^mes, Difficile liberté. Essais sur le judaïsme [1963], Paris, Le Livre
1967), Paris, Vrin, 2002, p. 178. de poche, « Biblio Essais », 1984, p. 411.

1 132 133
Au voleur ! L’anarchie éthique

esclavage n’est inclus dans l’aliénation du Même qui est


Élection et esclavage our l’autre1. » H ne fait pas de doute que si la soumission ■ - ■

L’implique la responsabilité est totale, sans désertion pos­


sible, l’« antinomie d’une obligation non servile est le témoi­
°hKTtiÔn entte ks deux hétéronomies, Levina^U gnage même du Bien2 ».
En d’autres termes, l’hétéronomie d’élection est libre. Ce
qui n’est en rien contradictoire avec ce que l’on vient de :
dire. La liberté n’est pas première, elle n’est pas le passé de
'^Pouvoir obéir sans qu’aucune règle ne se présente à la la responsabilité. Certes. Mais on peut comprendre mainte­
nant qu’elle en est l’avenir. Dans l’hétéronomie d’élection,
conscience ni à la volonté est signe d élection. C est 1 élection
nui se substitue à la logique de gouvernement. Je suis « élu
« Autrui ne heurte pas la liberté, mais l’investit3 ». L’hété­ y
ronomie éthique apparaît donc en fin de compte comme la
«ns assumer l’élection1 ! », sans jamais 1 éprouver comme véritable autonomie. L’ordre, venant de l’Autre, finit par
un ordre, sans avoir besoin non plus d’en porter le poids. venir de soi : « possibilité de trouver, anachroniquement,
L’élection dispense de coercition. Etre élu signifie ne pas l’ordre dans l’obéissance même et même de recevoir l’ordre
avoir besoin d’être commandé ni gouverné. Anarchie et élec­ à partir de soi-même - [...] retournement de l’hétéronomie
tion sont sœurs. L’hétéronomie d’élection s’oppose ainsi en autonomie4 ». L’hétéronomie, encore une fois, n’aliène
rigoureusement à l’hétéronomie d’esclavage pas. « Nul n’est esclave du Bien5. » La soumission qu’im­
Ne se ressemblent-elles pas cependant ? « Ne pas pouvoir plique la responsabilité « s’annule par la bonté du Bien qui
se soustraire à la responsabilité, n’est-ce pas servitude ? En commande. L’obéissant retrouve, en deçà de l’asservisse­
quoi cette passivité place-t-elle le sujet “au-dela du libre et ment, son intégrité6. » Le responsable n’est pas dominé.
du non libre” ? », demande Levinas dans « Humanisme et Par contraste avec « l’intrigue anarchique », qui n’est pas
an-archie2. » La réponse est nette : « Aucun esclavage n est
inclus dans l’obligation du Même pour l’Autre . » L élection
est un «service sans esclavage4 ». Ou encore : « aucu
une « aliénation d’esclave7 », il existe une hétéronomie ser­
vile, enchaînée. b|
1. E. Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, op. cit., p. 172. :
1. E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., p. 95. 2. E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., p. 91.
2. E. Levinas, « Humanisme et an-archie », in Humanisme de l’autre homme, 3. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 60-61. 'l

Paris, Fata Morgana, 1972, p. 76.


3. E. Levinas, Dieu, la Mort et le Temps [1975-1976], Paris, Le Livre e
4- E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., p. 232.
5. Ibid., p. 13.
6. E. Levinas, « Humanisme et an-archie », art. cité, p. 77.
a
>■'1
Poche, « Babélio Essais », 1995, p. 174. 7. E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., p. 167. i ■■
4. E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., p. 91.
135
134
Au voleur !
L’anarchie éthique
En distinguant rigoureusement entre deux types j
vices » : l’asservissement anarchique et la servitude V' Ser' Dans « Humanisme et an-archie », Levinas affirme de
Levinas fait apparaître l’esclave comme le repoussoir d’-ée’ nouveau que la « servitude » tient à la présence d’une dis­
tance irréductible entre commandement et obéissance, qui
fait que « le déterminé reste autre par rapport à ce qui le
détermine1 ».
La figure du sujet inféodé au tyran L’esclave, explique Levinas, a en même temps toujours
la possibilité de se souvenir du moment où son aliénation
Mais qui est donc l’esclave ? Il en existe deux figures a commencé. Il « garde le souvenir du présent où le déter­
contrastées, le sujet du tyran et le prolétaire, qui partagent minant l’a déterminé et a été son contemporain2 ». L’hété-
une même caractéristique : le rapport déterminant à un maître. ronomie d’esclavage est prisonnière des commandements et
Le motif de l’esclavage apparaît dans deux textes essen­ des commencements.
tiels : « Liberté et commandement » (1953) et « Humanisme
et an-archie » (1972). Dans le premier, au fil d’une lecture
de La République de Platon, Levinas nomme esclave « le La figure du prolétaire
citoyen qui, soumis à la tyrannie, perd toute initiative de
résistance et finit par aimer le maître ». Que veut dire aimer
La figure du prolétaire est esquissée dans Totalité et
le maître ? Un sujet individuel, tout comme un peuple, par­
infini3. Le travailleur est « libre de se souvenir qu’il a été
viennent à cet extrême lorsque la conscience de leur oppres­
libre ». Le prolétaire a conscience lui aussi du commence­
sion s’évanouit. L’esclave politique du tyran est le rejeton
ment de sa servitude. Blanchot confirme cette vision lorsqu’il
débile du paradigme archique, qui naît lorsque la dissymé­ déclare, dans L’Entretien infini : « l’esclave a cette chance
trie entre commandement et obéissance est si considérable d’avoir un maître ; le maître est aujourd’hui ce qu’il sert, il
qu’elle s’effondre dans son propre abîme. sera demain ce contre quoi il pourra se dresser4. » L’esclave,
Avoir une âme d’esclave, c’est ne pas pouvoir être heurté, ne poursuit-il, « est l’homme qui a réussi - progrès infini - à
pas pouvoir être commandé. L’amour du maître emplit l’âme rencontrer un maître, il a donc ce maître pour appui5 ». Le
à tel point que l’âme ne prend plus de distance. La crainte combat contre le maître est indispensable à la conquête de
emplit l’âme à tel point qu’on ne la voit plus, mais qu’on voit
I à partir d’elle1. 1.
2.
3.
E. Levinas, « Humanisme et an-archie », art. cité, p. 76.
W.
E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., chapitre « Possession et travail ».
I
I
1. E. Levinas, Liberté et commandement [1953-1962], Paris, Le Livre de
Poche, « Babélio Essais », 1999, p. 37-38.
4.
5.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
Ibid., p. 262.

136 137

*
Au voleur ! L’anarchie éthique

l’émancipation, la médiation indispensable à la prise de Comme l’enseigne l’histoire sainte, le peuple élu des
enfants d’Israël a connu l’esclavage en pays d’Egypte sans
• mais s’inféoder à cette servitude. Les élus ont su ne pas
développer une âme d’esclave. « Esclave des esclaves de
l’État », en Égypte, les Juifs n’ont jamais « aimé » Pharaon.
P’1 J ‘'“T"E” L’« âme » des enfants d’Israël est une âme anarchique.
« la politique laissée à elle-même porte en elle une tyran- En infligeant aux Juifs l’épreuve de l’esclavage, Dieu a
V® » Quant à l’exploitation des travailleurs, elle est elle
justement révélé la différence irréductible qui existe entre
aussi tributaire de la clôture du cercle économique. « Cette asservissement et servitude, entre Dieu et maître. « “Car
anomalie qu’on appelle alienation s explique par la c’est à moi, dit le verset 55 du chapitre XXV du Lévitique, •1
structure de l’économie, laissée a son propre determi- que les Israélites appartiennent comme esclaves, ce sont mes
serviteurs à moi qui les ai tirés du pays d’Égypte, moi, l’Éter-
■ • i' , !
mSLe rapport au maître, dans les deux cas - qu’on l’« aime »
nel, votre Dieu.” Comme si le moi humain pouvait signifier
trop ou qu’on le combatte -, marque la dissymétrie absolue la possibilité d’une appartenance non aliénante et s’exalter
■ I !
! ■ i
entre commandement et obéissance, l’extrême de la logique à la liberté par cette sujétion même1. »
de gouvernement. Blanchot approuve, là encore :
Les Hébreux n’avaient été en Égypte que des séjournants, refu­

Qui est élu ?


sant la tentation d’un monde fermé où ils auraient eu l’illusion
de se libérer sur place, par un statut d’esclave. [...] Us n’ont $1
■ commencé d’exister qu’au désert, affranchis pour s’être mis

>'f
Revenons à l’élection. « Il n’y a pas asservissement plus
complet que ce saisissement par le Bien, que cette élection,
en marche, dans une solitude où ils n’étaient plus seuls [...].
[Le désert est] ce lieu sans lieu où seule l’alliance peut être
conclue et où il faut toujours revenir comme à ce moment de
i
certes3 », dit Levinas. Cependant, et encore une fois, il faut nudité et d’arrachement qui est à l’origine de l’existence juste2.

■La
■/

comprendre que cet asservissement électif est tout sauf un


esclavage. ■
1. Ibid., p. 334-335. . . 1. E. Levinas, L'Au-delà du verset : lectures et discours talmudiques, Paris,
Minuit, 1982, p. 24-25. . .
il
fil
2. E. Levinas, « Judaïsme et révolution », in Du sacré au saint, Paris, Minuit,
2. Maurice Blanchot, « La parole prophétique », in Le Livre à venir, ans,
1977, p. 17.
Gallimard, « Folio Essais », 1987, p. 118-119.
3. E. Levinas, « Humanisme et an-archie », art. cité, p. 76-T1-

139
138
Au voleur !
1
L’anarchie éthique

Élection et révolution
“à la septième année”, “est amené par-devant le tribunal”
et aura “l’oreille percée avec un poinçon”. » Levinas com­
mente :
Il est une autre marque d’election du peuple élu : la
oossibilité de voir, mieux que les esclaves eux-mêmes, de Il faut à jamais marquer d’infamie une oreille qui aura pu ■

haut la part d’élection qui existe précisément en l’escla-


rester sourde à la bonne nouvelle [...] annonçant, au pied
du Sinaï, la fin de l’asservissement de l’homme par l’homme.
rjl
vase et permet son affranchissement véritable. Le Juif « übre
en tant qu’affranchi* » peut en effet etre « solidaire de tous
L’homme qui se cherche, malgré la révélation, un maître 1
:-H
kS U Thora éclaire les questions politiques et économiques
humain, n’est pas digne de servir Dieu, c’est-à-dire n’est pas
digne de sa liberté1.

d’une lumière plus intense, plus franche que la politique et L’élection, la bonne nouvelle, la révélation, portent « ce
l’économie elles-mêmes. Dans « Judaïsme et Révolution », je ne sais quoi de plus qui désaliène définitivement, au-delà ||
Levinas affirme que le traité talmudique Baba Metsia, par de toute aliénation politique2 ». Levinas poursuit : « Comme
exemple, est un « texte syndicaliste avant la lettre3 ». Ce si la notion d’Israël, peuple de la Thora, peuple vieux comme
traité « étend [le] principe de liberté conditionnée par l’allé­ le monde et humanité persécutée, portait en elle une uni­
geance au Très Haut au problème des droits quotidiens du versalité plus haute que celle d’une classe exploitée et en
journalier : serviteur de Dieu, il conserve à l’égard de son lutte ; comme si la violence de la lutte était déjà une alié­
employeur une indépendance que son contrat meme ne sau­ nation3. » La Thora enseigne que « l’humanité ne se définit
rait aliéner et peut, dans certaines circonstances, quitter le tout de même pas par son prolétariat. Comme si toute alié­
maître en pleine journée de travail4 ». La Thora prescrit nation n’était pas surmontée par la conscience que la classe
ainsi la punition de celui qui renoncerait d’une manière ou ouvrière peut prendre de sa condition de sa condition de
classe, et de sa lutte ; comme si la conscience révolutionnaire
d’une autre à son indépendance et resterait esclave de son
maître. Qui renierait sa liberté. La législation du Pentateuque ne suffisait pas à la désaliénation4 ».
(Exode XXI, 5-6) exige déjà que « l’esclave qui, par amour C’est pourquoi l’élection n’est pas, contrairement à ce
que l’on pourrait croire d’abord, une affaire strictement
pour son maître, renonce à l’affranchissement qui lui est u,
nationale mais bien plutôt un ferment révolutionnaire

1. E. Levinas, À L'heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 91. 1. E. Levinas, L’Au-delà du verset, op. cit. p. 25.
2. E. Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 215. ; 2. E. Levinas, Du sacré au saint, op. cit., p. 47.
3. E. Levinas, Du sacré au saint, op. cit., p. 16. 3. Ibid., p. 18.
4. Ibid., p. 25. 4. Id.

140 141
H

voleur ! L’anarchie éthique


ni
oie élu des enfants d’Israël est celui qui
mondial’. .^Xigtemps que les autres, que tous les
1
< ’jS
Premier niveau d’opacité : l’anarchisme d’État
sait, depuis plus ne le saventpas toujours,
hommes sont ei
« Le traumatisa
sont marques i
resclavage en pays d Egypte”, dont
du judaïsrnej appartien-
g du juif et du juif en tout hotnme
Si hétéronomie d’élection et hétéronomie d’esclavage
finissent par se retrouver et annuler potentiellement leur hété­
rogénéité dans l’incondition d’étranger de « tout homme »,
fl-a

;-Il
drait à humt^nchl) serait tout proche du prolétaire, de
pUi’angèrVeet du persécuté2. » Tout homme est juif, tout juif si l’obéissance sans commandement contient, bien au-delà de
la particularité d’un peuple élu, une promesse universelle
est homme. d’émancipation, pourquoi dès lors l’anarchie éthique ne peut-
. J- «Armanent de la Bible : la condition - ou Pinçon- elle se prolonger en anarchisme politique ? Pourquoi l’anar­
Éch° du due P d,esclaves en pays d’Égypte, rapproche chisme n’est-il pas la bonne nouvelle de la bonne nouvelle ?
dition - a _rnckain. Les hommes se cherchent dans leur Pourquoi, en d’autres termes, Levinas affirme-t-il
l’homme u? Personne n’est chez soi. Le souvenir constamment la nécessité de l’État ? Comment peut-il décla­
inconditm ^ ettang rhumanité. La différence qui bée
rer par exemple que l’État représente « les conditions néces­
» hSon-coïncidence de l'identique, est ™
SSS“on-3Uce à l'é6«d des 1—. saires » à « la dignité » non seulement de tous les hommes
mais bien aussi « des enfants d’Abraham1 » ? L’État : n’est-ce
pas le retour du maître ?
Il faut bien le constater : les deux hétéronomies se ren­
contrent au lieu de l’exclusion de l’anarchisme. Comme si

Apparition du point obscur
elles n’avaient été distinguées que pour mieux confirmer in ?|
fine la nécessité de préserver l’anarchie éthique par une
Étrangement toutefois, au moment où le sens politique structure étatique. « La liberté consiste à instituer hors de
de l’élection semble s’éclairer, on touche au point problé­ soi un ordre de raison ; à confier le raisonnable à l’écrit, à
matique de l’anarchie lévinassienne : sa dissociation d’avec recourir à une institution. La liberté, dans sa crainte de la î
l’anarchisme, qui contient deux niveaux d’opacité. tyrannie, aboutit à l’institution, à un engagement de la
ï liberté au nom de la liberté, à un État2. »
I On pense d’abord que l’État protège la communauté
II contre l’obstination de l’hétéronomie d’esclavage, contre les

1 L■ 1. J. Derrida, Adieu à E. Levinas, op. cit., p. 128. 1. E. Levinas, Du sacré au saint, op. cit., p. 20.

1/
.te
2. E. Levinas, L’Au-delà du verset, op. cit., p. 18.
3. E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 97.
2. E. Levinas, Liberté et commandement, op. cit., p. 38-39.

143
i
Mi

142


Au voleur ! L’anarchie éthique

extrêmes auxquels elle peut aboutir lorsque le sujet se pla;t Mettre de l’ordre dans l’anarchie, tel est donc le rôle de
à vivre dans un « monde se totalisant dans son indifférence l’État. Pourquoi ? Parce que la relation étatique préserve
à l’égard des valeurs (le bien valant le mal et réciprOqUe. l’anarchie éthique de cet excès d’horizontalité qu’est la
ment; monde qui se totalise dans l’indifférence du “TOut proximité. Il la protège de cette horizontalité d’immanence
est permis “de Dostoïevski)1 ». Contre le crime en un mot. “ enfermement dans un dedans irrespirable » en lui ouvrant’
Mais on comprend, c’est tout le problème, que l’État protège par l’intervention du tiers, son espace de respiration poli-’
aussi l’hétéronomie éthique d’elle-même. L’hétéronomie nque1. Une horizontalité de transcendance, en quelque sorte
éthique a en effet également son excès. Il existe bel et bien
en effet une « folie éthique2 », qui a sa démesure spécifique.
Bien que Levinas affirme constamment le caractère dérivé Quel État ?
de la politique (« Politique après3 ! »), il n’en déclare pas moins
que sans la politique étatique, l’éthique reste démesurée. L’État, pour Levinas, n’en est pas moins l’antithèse du
Qu’est-ce à dire ? La démesure de la relation éthique Léviathan. Abensour affirme que Levinas est « l’auteur d’un
tient à une forme d’injustice particulière qui naît, si l’on véritable “Contre Hobbes”2 ». L’image lupine de l’état de
H peut dire, de la justice elle-même. Il s’agit d’un phénomène nature est chez lui souvent fortement critiquée et clairement
très courant : dans la vie quotidienne, le proche est privilé­ rejetée. Elle illustre en effet l’« odieuse hypothèse3 » de la guerre
gié aux dépens du lointain. Cet autre qui se trouve près de de tous contre tous, d’une « multiplicité d’égoïsmes allergiques
moi, parent, enfant, ami... a toute mon attention et usurpe qui sont en guerre les uns avec les autres4 ». Levinas reffise la
. >
ainsi la transcendance infinie d’Autrui. Le rôle de l’État de vision exclusive des relations interhumaines comme de rapports
justice est d’introduire du tiers dans cette relation « folle » de force. « Autrui n’oppose pas une force à une force, mais

qu’est le privilège et d’apporter ainsi, comme l’explique l’imprévisibilité de sa réaction, mieux, la transcendance de son
Abensour, « de la mesure dans l’incommensurable, de la
yj comparaison qui est raison entre les incomparables, de la
réciprocité, de la symétrie là où règne l’asymétrie. Bref,
être par rapport à la totalité des systèmes de forces5. »
Quel État, alors, pour l’horizontalité de transcendance ?
Une nouvelle distinction intervient, qui sépare l’« État
l’entrée du tiers vise à mettre de l’ordre dans ce dérange­ de César » de l’« État de David ». Le premier est précisément
ment, dans cette anarchie1' ».
1. Ibid., p. 71.
1. Ibid., p. 51. 2. Ibid., p. 30-31.
2. Voir Miguel Abensour, Emmanuel Levinas, op. cit., p. 65. 3. Cité par Abensour, in ibid., p. 55. Abensour, Emma- !
I : 3. E. Levinas, L’Au-delà du verset, op. cit., p. 221. 4. E. Levinas, Autrement qu’être..., op. cit., p. 4 5,
4. M. Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain. Entre métapoli- miel Levinas..., op. cit., p. 67.
: • tique et politique, op. cit., p. 82. 5. Ibid., p. 66.

144 145
Au voleur ! L’anarchie éthique

une forme d’hétéronomie d’esclavage et d’inféodation à


L’^Se”’ < oppXeur”1 » « Incapable d’être sans s’a^ l’autre, en un système de dépendance.
reH1 est 'idolâtrie elle-même2 » L’Etat de César est préci.
celui qui façonne les « âmes d esclave ».
D’État de justice, l’État de David, se place quant à lui Israël en général
le signe du pour-autrui, de la paix et demeure « dans Dans l’État de David, on reconnaîtra bien sûr l’État
la finalité8de la Délivrance3 ». En effet, il n’est pas sûr qUe
d’Israël. Si la possibilité de l’élection est ouverte à tout
la guerre fût au commencement. « Avant la guerre étaient homme, il n’y a malgré tout qu’un seul type d’État qui soit
les autels4. » L’État de David suspend toute possibilité de à sa hauteur. Seul Israël est à la fois un État et un au-delà
tyrannie d’oppression, et rappelle ainsi paradoxalement de l’État. Comme le dit Derrida, Israël est « “au-delà dans” :
l’ancienneté de l’élection par rapport à l’institution étatique transcendance dans l’immanence, au-delà du politique, mais
elle-même, gardant ainsi ses sujets contre 1 amour du maître, dans le politique. Inclusion ouverte sur la transcendance
protégeant d’un seul mouvement tous ceux qui risquent qu’elle porte, incorporation d’une porte qui porte et ouvre
d’oublier leur responsabilité pour cultiver l’amour du trop sur l’au-delà des murs ou des murailles qui l’entourent1 ».
proche. Mais le problème, selon moi, se trouve peut-être moins dans
L’État de David inscrit la promesse non archique dans cette insistance sur la spécificité d’Israël2, comme je l’ai dit
l’État lui-même. Il est cet « au-delà de l’État dans l’État » pour commencer, que dans l’idée plus générale selon laquelle
- titre d’une célèbre leçon talmudique5. Il existe un État un l’État peut être vu, sans contradiction aucune, comme
« gros d’un plus, ou d’un surplus qui le dépasse6 ». Un État un pont tendu vers l’anarchie.
qui promet l’absence de gouvernement. Ce n’est pas Israël en effet que Levinas a en tête lorsqu’il
L’État est nécessaire pour sauver l’anarchie, pour préve­ analyse par exemple la révolution de Mai-68, mais cette
nir la chute toujours possible de l’hétéronomie d’élection en idée plus générale de l’État comme garant d’anarchie. Il a

1. Ibid., p. 117. Et E. Levinas, L’Au-delà du verset, op. cit., p. 216. 1. J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 138.
2. Id. 2. Miguel Abensour voit dans l’État de David tel que Levinas le pense (« Etat
3. E. Levinas, L’Au-delà du verset, op. cit., p. 213. ouvert au mieux, toujours sur le qui-vive, toujours à rénover, toujours en tram
4. E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., de retourner aux personnes libres qui la lui délèguent sans s en séparer eu
p. 234. liberté soumise à la raison ») une instance politique qui va au- ea es imi
5. E. Levinas, Nouvelles lectures talmudiques, titre du chapitre II, Par*s> de la nation d’Israël, au-delà d’un territoire, et incarne la promesse univereelie
Minuit, 1996, 2005. d’une émancipation de toute domination. Il jette une « passere e vers
6. M. Abensour, Emmanuel Levinas, op. cit., p. 74. (op. cit., p. 52).

146 147
Au voleur ! L’anarchie éthique

, „ les événements de 68 alors qu d était professeur a Nan. épanouissement. La conclusion est sans appel : l’anarchisme
n a compris le caractère décisif. « Dans la conduit à « renoncer à la société et, dans la responsabilité
terfe Vouelauef instants privilégiés de 1968, écrit-il, ,a
[euneVe a << contesté un monde depuis longtemps dénoncé' ». illimitée pour les autres, [à] engloutir toute possibilité de
répondre en fait. [...] Ne pas en avoir cure, c’est frôler le
a vu dans cette révolution une « parole [...] 1Ssue de la nihilisme1 ». De fait, l’anarchisme « nihiliste » de 1968 a
ncérité, c’est-à-dire de la responsabilité pour autrui ». Les
fini selon Levinas par déployer une « langage aussi confor­
revendications étudiantes exprimaient 1 anarchie éthique.
miste et aussi bavard que celui qu’il allait remplacer2 »
Fn”,1968
l’a!" déclare-t-il
sauf la “l’autretoutes
valeur deencore, homme les”valeurs il fallait“en
auquel étaient se Pourquoi ? Parce qu’on ne peut se passer de « |a tradition
et des institutions ».
vouer2. » Plus loin . L’anarchisme ne peut donc être en fin de compte, encore
Par-delà le capitalisme et l’exploitation, on contestait ses une fois, qu’un anarchisme d’État.
conditions : la personne comprise comme accumulation en
être par les mérites, les titres, la compétence professionnelle
- tuméfaction ontologique pesant sur les autres jusqu’à les Second niveau d’opacité : la tout autre hétéronomie
écraser instituant une société hiérarchisée, se maintenant
au-delà des nécessités de consommation, et qu’aucun souffle La défense de l’État protecteur de l’anarchie éthique
religieux n’arrivait plus à rendre égalitaire. Derrière le capital - premier niveau de dissociation - fait fonds, toutefois, sur
en avoir, pesait un capital en être . une couche de dénégation plus souterraine. On s’aperçoit
en effet que la distinction des deux hétéronomies, l’hétéro-
Contre cette accumulation d’être, l’anarchie devenait syno­ nomie d’élection et l’hétéronomie d’esclavage, n’est possible
nyme de jeunesse. Jeune : « cet adjectif indique le surplus qu’au prix de l’exclusion impensée d’une autre hétéronomie,
J de sens sur l’être qui le porte et qui prétend le mesurer et non dite, qui en menace la solidité.
le restreindre4. » Pourquoi ? Parce que l’hétéronomie que Levinas appelle
; Pourtant, si Mai-68 eut le mérite de remettre en cause hétéronomie d’esclavage n’a rien à voir avec la réalité du
;j l’idée d’arkhè, son défaut fut de croire que l’anarchie système juridique et social objectif de l’esclavage. Avec sa
éthique pouvait trouver dans l’anarchisme politique son réalité historique. L’homme n’a peut-être pas d’histoire mais
: 1 esclavage, lui, en a une.
1. Pierre Hayat, « Emmanuel Levinas : une intuition du social », Le Philoso-

M': phoire, 2009/2, n°32, p. 127-137, p. 134.


2. Cité in ibid., p. 136.
3. Id.
!• Ibid., note p. 111.
2- Ibid., p. 101.
4. E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, op. ait., p. 101. 3- Ibid., 123.

148 149

L lïi
Au voleur !
L’anarchie éthique
Aucune des deux figures levinassiennes de l’esc]
correspond à cette réalité historique - celle de l’e ne ■ ou acheté1. » L’esclave se définit par l’absence
X"personnalité juridique propre. C’est pourquoi ce
grec ou celle de la Traite par exemple. Le sujet du
les masses fanatisées par l’hitlérisme ne sont ° nt toujours des lois, variables dans le temps et l’espace,
pas àà ^ran’
sont pas S°i déterminent les conditions par lesquelles un individu
ment parler des esclaves. Les prolétaires non plus gPr°Pre-
en ces termes frôle l’abus de langage. À l’hétéronom'n ’Parler devient esclave ou cesse de l’être. L’affranchissement offi­
clavage ne correspond chez Levinas aucune réalité aut ° ’es-
' ciel d’un esclave est toujours résultat d’une décision du
testimoniale (l’esclavage des Hébreux en Égypte n’est 6 que' maître ou de l’autorité juridique et étatique en place.
que par l’histoire sainte) ou métaphorique (la caractér' Jamais la sienne.
marxienne des prolétaires comme esclaves). Les « esclav *°n Or si l’on rapporte l’esclavage à sa définition historique,
de Levinas sont donc hors esclavage. on se demande ce que peut bien signifier la notion d’« âme
On l’a vu, l’esclave est la doublure ombreuse de P'I d’esclave ». Le vocable « âme d’esclave » résonne étrange­
Mais cette ombre a elle-même une ombre, paradoxale ° ment et paradoxalement avec la définition philosophique
invisible, fantomatique parce que sans figure ni visa/^ traditionnelle de l’esclave comme être privé d’âme, ou doté
l’ombre des esclaves qui ne sont jamais nommés. Les deux seulement de l’âme d’un outil (« outil animé », dit Aristote).
hétéronomies en écrasent, dans leur paradoxale solidarité L’esclave est hors d’état de choisir sa vie et d’accéder au
structurelle, une troisième : celle des esclaves enchaînés bonheur - lequel consiste dans la pratique active de la vertu2.
transportés, séparés, vendus et achetés. Ces esclaves-là sont Si l’esclave possède néanmoins une certaine part d’humanité,
c’est dans la stricte mesure où il est considéré comme une
autres en effet, autres aux hommes libres, autres aux élus,
partie séparée du corps de son maître, pas de son âme3.
autres aussi aux sujets fanatisés, autres aux prolétaires.
Plus tard, en 1748, Montesquieu reprendra, dans De
Autres à ces autres avec lesquels ils n’ont rien en commun. l’esprit des lois, à propos « De l’esclavage des nègres »,
Hétéronomie de rebut, qui tombe en un sens, par son excès, l’argument de l’absence d’âme.
hors hétéronomie. i
Faut-il rappeler que si l’esclave est esclave, ce n’est Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient
I pas parce qu’il ou elle est amoureux de son maître mais
parce qu’il ou elle en est la propriété, exploitable et négo­
des hommes, écrit-il ; parce que, si nous les supposions des
hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas
nous-mêmes chrétiens. [...] Ceux dont il s’agit sont noirs
ciable ? Parce que l’esclavage est synonyme de mort depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il
sociale ? « Un esclave est un individu privé de sa liberté
ou d’une partie de celle-ci par les règles en vigueur dans
1. Convention relative à l’esclavage de la Société des ^Nations <^26^331b9
le pays et l’époque considérés. Il est un instrument éco
nomique sous la dépendance d’un maître pouvant être 3. Ibid., 1255bll-12 et 1254b4-5.

150 151
■i
Au voleur ! L’anarchie éthique

est presque impossible de les plaindre. On ne peut se La symbolique du voile qui recouvre Moïse au mont Sinaï
dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait m^^
pour parler à son peuple est réinterprétée par Du Bois comme
âme, surtout bonne, dans un corps tout noir1. üne
le voile qui sépare l’Amérique blanche de l’Amérique noire
Guider le peuple noir dans sa lutte pour sa libération et son
Levinas n’interroge pas suffisamment son propre con unité, c’est s’inspirer de la figure exemplaire de Moïse qui a
d’« âme d’esclave ». Il ne se demande pas dans quelle m su, en tant que chef spirituel, traduire les passions les souf
un tel concept corrobore cette vision traditionnelle j|Ure frances et les aspirations du peuple juif. Du Bois s’identifie
semble pas non plus prêt à reconnaître, afin de barrer d'f-e lui-même a Moïse, en tant que prophète législateur1.
nitivement la route à cette vision, qu’tzwcwn esclave n’a *
âme d’esclave. Non parce qu’il ou elle n’a pas d’âme niaT
•i
Malgré tout, l’affirmation d’une forme de communauté 1~
parce que quelque chose comme une « âme d’esclave » chez entre peuple juif et peuple noir, chez Du Bois, ne mène pas, i ■M
les esclaves, n’existe pas. Les esclaves ne sont pas serviles à l’inverse de ce que l’on pourrait croire d’abord, à une
Le concept « d’âme d’esclave » est un concept dangereux interprétation de l’esclavage comme d’une forme paradig­
C’est un concept de maître. matique d’élection. Interrogé sur cette question, Edouard

Dans son article « Phénoménologie des identités juive et Glissant écrit, dans Le Discours antillais : « les peuples qui
noire », le philosophe Abdoulaye Barro rappelle l’archive ont fréquenté le gouffre ne se vantent pas d’être élus2 ».
du « dialogue qui s’ébauche entre le Juif et le Noir » au
h sujet de leurs destins respectifs2. « L’analogie entre la condi­
tion des noirs et celle des Juifs dans l’Ancien Testament est
Pour lui, l’idée d’un esclavage d’élection n’est qu’une « jac­
tance3 ».
Le problème n’est pas du tout pour moi, avec ces
fréquente dans les oeuvres d’intellectuels noirs tels que remarques, de juger de la possibilité ou de l’impossibilité
Du Bois, Senghor, Baldwin, Cône », dit-il3. William Du Bois du fameux « amalgame » entre la Shoah et la Traite. Non.
I en effet, dans Les Âmes du peuple noir, affirme que les
fondements de l’identité juive servent de modèle à la
Ce qui m’importe est de comprendre pourquoi Levinas
exclut le martyre historique des esclaves du traumatisme
i
HJ
construction identitaire du peuple noir4. éthique et construit un concept de servilité qui ostracisé
l’hétéronomie véritable de l’esclavage et la vide de son sens. 1
1. Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, GF-Flammarion, 1999, XV, 5. 1. A. Barro, « Phénoménologie des identités juives et noires », art. c’ é,
2. Abdoulaye Barro, «Phénoménologie dcc des identités juives et noires'
noires •, P* 58. _
Fardes, 2008/1, n° 44, p. 57-75, p. 58.
3. Id.
4. William E. B. Du Bois, Les Âmes du peuple noir, Paris, postface et Littératures, 2014/2, n° 174, p. 104-113, p. 106.
3. Id.
trad. Magali Bessone, Paris, La Découverte, 2007.
153
152
Au voleur ! L’anarchie éthique

« Destruction de tout lien » : les esclaves, à l’inverse de


leUriUs°t ’chi que la construction de l’esclavage ou de l’es. u’affirme Levinas, ne se « souviennent pas » d’avoir été
Ubres, dans la mesure où toute appréhension généalogique
clave comme catégories philosophiques ou éthiques est de leur provenance leur est interdite. Ils peuvent en effet être
impossible. Tout d’abord parce que 1 on ne peut pas parler à tout moment revendus, dispersés, séparés de leurs parte­
Sl’e clavage comme si les esclaves constituaient « une COm.
iunauté un ensemble uniquement defini par l’exploitation naires, parents, enfants, et ainsi structurellement déchus de
leur ancestralité. Leur condition est en ce sens hors commen­
economique1 ». L’esclavage est toujours diasporique. Les cement. Mais elle est aussi et du même coup hors comman­
esclaves grecs, on le sait, venaient de pays differents. Les dement. Les esclaves ne sont pas commandés. Les esclaves
esclaves de la Traite atlantique n’ont pas non plus d’identité ne peuvent êtres que dominés. Le maître ne « gouverne »
homogène. Glissant « rappelle que les déportés africains jamais ses esclaves. Les esclaves sont non gouvernables.
venaient de régions et de cultures différentes et que la cale L’anarchie éthique aurait pu avoir, chez Levinas, un tout
du bateau négrier a broyé toutes ces identités. L expérience autre destin que celui d’un avenir étatique si les deux limites
du gouffre tient à cette destruction de tout lien et de toute extrêmes du non-gouvernable - d’un côté la responsabilité
réminiscence2 ». Ce qui est aussi le cas des migrants vendus éthique et de l’autre l’esclavage - avaient été pensées
comme esclaves en Lybie aujourd’hui. ensemble, sans la médiation trompeuse du concept de ser­
À cette réalité historico-géographique, qui interdit Uni­ vilité. L’anarchie éthique aurait pu trouver dans cette pensée
fication correspond une impasse philosophique. Il est
Y impossible, encore une fois, de construire une catégorie ou
un concept d’esclave sans immédiatement perpétuer le geste
du non-gouvernable l’orientation politique anarchiste qui
lui manque. La non-gouvernabilité n’est pas, n’est jamais,
ne peut pas être soluble dans l’État.
esclavagiste. « L’esclave » n’existe pas, ce qui menace la Sans une ressaisie totale, anarchiste, du problème de
validité de la notion générale d’hétéronomie d’asservisse­ l’esclavage, l’éthique court le risque d’être trop bien gou­
ment. Et donc nécessairement, celle d’hétéronomie d élec­ vernée.
tion, puisque l’hétéronomie d’asservissement en est

H pendant supposé.


*

1. Ibid., p. 105.
2. Id.

154
VI

L’« anarchisme responsable » ■ i

La pulsion de pouvoir
de Jacques Derrida

r « R.K. - Pourrait-on décrire l’équivalent politique de


la “déconstruction” comme une disposition à l’anarchie -5
responsable ?
: J.-D. - Si je devais décrire ma tendance politique,
• 4 j’emploierais probablement une formule de cette sorte, en
■B
iJ insistant bien évidemment sur l’obligation sans fin de tra­
vailler et de “déconstruire” ces deux termes : “respon­
sable” et “anarchie”. Pris comme des certitudes établies,
ces termes peuvent également se transformer en dogmes
réifiés et impensés. Mais je tente aussi de réévaluer l’indis­
pensable notion de “responsabilité”1. »

« Mais pense-t-on ou ne pense-t-on pas ce que l’on


pose dans la forme de la dénégation2 ? »
Jacques Derrida

La déconstruction est-elle un anarchisme ?

■Nfe nous y trompons pas, dit Derrida. L’anarchisme


laisse intacte la question du pouvoir. Le nier, c’est encore

1. J- Derrida, « La déconstrucrion et l’autre », Les Temps Modernes, 2012/3,


n 669-670, p. 7-29, p. 23. . Â u. ,
2. J. Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier/
rlammarion, 1980, p. 282-283.
»
157
i
Au voleur ! narchisme responsable »

faire le jeu du pouvoir - colonial, esclavagiste, censeur b erne1 ». Tous deux représentent, poursuit Der-
Tant que la question des rapports spécifiques entre anarchi’ deux tentations de la déconstruction2 ».
et pouvoir ne sera pas élucidée, elle reviendra toujours ha U déconstruction participerait de ces deux grèves à la
ter l’anarchisme, comme cette voix lancinante qu’il ne pen' ■ ans être l’une plus que l’autre. La déconstruction est-
que faire taire, pour ne plus l’entendre, par l’usage terroriste1 f°is £forniiste ? Oui et non. Est-elle anarchiste ? Oui et non.
de la force. «U déconstruction, est-ce cela ? Est-ce une grève générale,
En finir avec l’État, en finir avec le gouvernement, ce ^ne stratégie de rupture ? Oui et non3. »
n’est pas en finir avec le pouvoir. Dès lors, que devient « Oui, dans la mesure où elle prend le droit de contes­
le pouvoir lorsqu’il s’affranchit du principe ? Que fajt ter et de façon non seulement théorique, les protocoles
l’anarchisme de son propre pouvoir ? Répondre à ces constitutionnels, la charte même qui régit la lecture dans
questions ne se peut qu’au prix d’une déconstruction de notre culture et surtout dans l’académie4. » En effet : « il y
J ■ I l’anarchisme.
Mais déconstruire est-il lui-même un geste anarchiste ?
a de la grève générale, et donc de la situation révolution­
i naire dans toute lecture instauratrice qui reste illisible au
La réponse, pour Derrida, la seule qui soit à la hauteur, est regard des canons établis et des normes de lecture ou de ce
I « oui et non ». qui figure l’État, avec un grand E, dans l’état de lecture
possible5. »
« Non », dans la mesure où « une stratégie de rupture ■a
rh 7f Oui et non : déconstruction et anarchisme n’est jamais pure6 ». Elle doit toujours composer avec le
retour de ce avec quoi elle rompt7.
« Oui », car la déconstruction destitue ce qui se présente
Dans Force de loi, Derrida rappelle que « Benjamin dis­ dans les textes, les discours, les œuvres, comme un centre,
I''• ■: tingue entre deux sortes de grève générale, l’une destinée à
remplacer un ordre étatique par un autre (grève politique),
un motif directeur ou un poste de pouvoir. Oui, dans la
: mesure où sa stratégie a toujours été de repérer toutes les
l’autre à supprimer l’Etat lui-même (grève générale
prolétarienne)' ». Le premier type de grève est réformiste,
qui tend vers un changement de gouvernement. Le second 1. id.
2. id.
est révolutionnaire, qui vise la suspension de tout gouver­ 3- Ibid., p. 93. :
nement. Ce pour quoi « on peut parler », à son sujet, 4. Id.
J- Ibid., p. 92.
6- Ibid., p. 93.
1. J. Derrida, Force de loi, « Le fondement mystique de l’autorité », Paris, 7’ C’est pourquoi, ajoute Derrida, les « oppositions benjaminiennes
Galilée, 1994, p. 92. paraissent [...] plus que jamajs a déconstruire ».
6
158 159
: J!

Au voleur ! £’« anarchisme responsable »

Hématique. Plus qu’une relation entre forme et fond,


III
failles des institutions. Non, dans la mesure où il n>v
de rupture sans tractation ni pourparlers. y a Pas Cnatisant et thématisé caractérisent la différence entre
C’est ainsi que la prolifération du oui et non - i. ce que l’on pourrait appeler le donner lieu et la localisa­
rie à l’auto-immunité en passant par la double cont 3p°' tion d’un problème.
et toutes les catégories de virus - brouille chez Der Or il y a bien un « thématisé » anarchie-anarchisme chez
frontières entre déconstruction et anarchisme. Imn • Ies
Derrida, dont le « oui et non » est le « thématisant ». En
donc, apparemment, de le prendre en flagrant délit d-e plus de la référence à la grève prolétarienne de Benjamin à
sociation ou de dénégation puisqu’un tel délit ch 6 ^'S'
constamment flagrant, n’en est plus un1. ez ^u* l’instant mentionnée, il existe quatre occurrences significa­
tives de ce thématisant. La première, développée dans De
la grammatologie, concerne le rapport entre arkhè et écri­
ture. La seconde apparaît dans le même ouvrage avec l’inter­
La problématique de l’anarchie prétation de « l’anarchisme naïf » de Lévi-Strauss. La
troisième prend forme au cours du dialogue avec Levinas1.
La dernière enfin, la plus importante, soutient, dans « Spé­
Limiter l’« anarchisme » de Derrida à la logique non culer - sur “Freud” » en particulier, l’interprétation d'Au-
logique du oui et du non, ou - encore une fois - du double delà du principe de plaisir2-.
bind, serait pourtant superficiel. Il existe bel et bien en effet
chez lui une problématique spécifique de l’anarchie, axe
névralgique demeuré étrangement inaperçu jusqu’à ce jour. :
Tout texte abrite un « bord thématisant » et un « bord Au-delà du principe :
thématisé2 ». Le thématisant est l’instance problémati- l’alternative et ses deux raisons
sante, le thématisé l’espace de déploiement de la
Pourquoi cette dernière est-elle la plus importante ? Pour
1. Voudrait-on chercher la dénégation du côté de certains silences ? Silence deux raisons au moins. -
sur le rapport très important de Mallarmé à l’anarchisme, par exemple ? Ou sur
la place d’Héliogabale ou l’anarchiste couronné dans l’œuvre d’Artaud ? Silences
certes surprenants de la part d’un lecteur si minutieux. Le repérage de ces phé­ 1. Voir ■ Violence et métaphysique », L’Écriture et la D'ffre. (Paris,
nomènes d’éclipse ne suffirait pas toutefois à étayer un procès en dénégation. U Seuil, 1967), Passions (Paris, Galilée, 1993) et Adieu à Emmanuel Levmas (Pans,
mouvance anarchique du oui et non, dans son infatigable course, le dénierait
tout de suite. L’anarchisme de Mallarmé et d’Artaud, dirait Derrida, paraît pré­ 2. La discussion avec Freud se poursuit dans toute l’œuvre ““
cisément là où on ne l’attend pas, nul besoin de le chercher seulement là où il naire La Vie la Mort (1975-1977), puis dans «Spéculer su
s’annonce explicitement. Carte postale, 1980), dans Résistances. De la
2. J. Derrida, Résistances. De la psychanalyse, op. cit., p. 144. Mal d’archive (1995) et États d'âme de la psychanalyse (2 )■

160 161
>

Au voleur ! anarchisme responsable »

D’une part, parce que le dialogue incessant avec Freud v là cependant, poursuit-il, que l’étude de la réaction
témoigne de ce que l’anarchisme n est certainement pas po^ Voue au danger extérieur » est venue « nous apporter
Derrida un problème parmi d autres. C est en effet au Cou“ pS uveau matériel et modifier la position de notre pro-
de ce dialogue - davantage que dans tout autre texte direc! li" ^ ». H se pourrait en fin de compte que le principe de

tement « politique » - que Derrida développe, dans toute Sa I ^r ne soit pas la seule instance gouvernementale de la ■

complexité, son analyse du pouvoir. P’1 ché. H arrive en effet que la digue homéostatique se
D’autre part, parce que cette discussion révèle néanmoins rompe. Sous l’effet du trauma, n’étant plus maintenue à son
chez lui, derrière tous les flagrants délits assumés de déni et
niveau de base, l’énergie psychique déborde le principe. Elle
de dissociation, derrière l’anarchie du oui et non, toute
• lia l’ampleur d’une dénégation cette fois non déconstruite de
l’anarchisme.
l’inonde, passe au-delà de lui. Si Freud ne prononce pas le
mot « anarchie », qui traduit bien pourtant l’au-delà du
principe, Derrida le fait pour lui. ■

II le fait, parce que la question de l’au-delà de l’arkhè, telle


que Freud l’élabore, constitue à ses yeux l’une des questions
Première raison : Freud pose à l’anarchisme
la question la plus sérieuse qui soit les plus sérieuses jamais adressées non seulement à la psycha­
nalyse, bien entendu, mais aussi à l’anarchisme. Tout se passe
comme si cette question avait trouvé, sous sa forme psychique,
Au tout début d’Au-delà du principe de plaisir,
sa plus grande radicalité politique, sa lame, son feu.
rappelons-le, Freud affirme qu’il a longtemps considéré le
Cette question, la voici : l’au-delà du principe est-il l’au-
principe de plaisir comme l’arkhè du psychisme, son auto­
delà du pouvoir ou bien son essence ? Non plus le pouvoir
rité souveraine et son gouvernement. Le principe de plaisir,
du paradigme étatico-gouvernemental mais le pouvoir déli­
dit-il, est une loi qui « règle automatiquement l’écoulement
vré des entraves de la loi ? Non plus le pouvoir principiel
des processus psychiques ». « Chaque fois provoqué par
mais le pouvoir pulsionnel ? Le pouvoir libéré de ses garde-
une tension déplaisante [...], il prend une direction telle fous. Le pouvoir pur. Et n’est-ce pas le génie de Freud que
que son résultat final coïncide avec un abaissement de de l’avoir nommé pulsion de mort ?
cette tension, c’est-à-dire avec un évitement de déplaisir La question rebondit : ce déchaînement énergétique, com­
ou une production de plaisir1. » Or tous les événements ment l’interpréter ? Une fois le principe transgressé, l’État
psychiques semblaient jusqu’à présent, ajoute Freud, se suspendu, le gouvernement renversé - admettons-le -, que se
plier à cette loi. passe-t-il ? Une fois débordée la digue étatico-gouvernementale
assurant l’homéostasie sociale, qu’arrive-t-il ? Traduisons et
1. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, rrad.
fr. Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Paris, Payot, 1981, p. 43. 1- Ibid., p. 48.

162 163
k
Au voleur ! anarchisme responsable »

radicalisons : la pulsion de mort est-elle anarchique ou anar.


Seconde raison : le cas Freud exige
De" deux choses l’une. Soit 1 au-delà du principe se lecture déconstructrice particulière
confond, dans son déchaînement, avec la licence absolue
- politique, psychique, affective. C est l’anarchie-chaos Pourquoi cette tension laisse-t-elle paraître en même
réserve de toutes les formes de domination, origine dj temps une dissociation et une dénégation non déconstruites
sadisme, de la cruauté, des modalités multiples de la des­ de l’anarchisme ? Parce que la lecture développée dans « Spé­
truction. Soit l’au-delà du principe révèle à l’inverse l’exis­ culer-sur “Freud” » ne ressemble à aucune autre. À aucune
tence d’un pouvoir délié de la domination, délié de lui-même de celles, innombrables, d’auteurs de la tradition que Der­
en quelque sorte, une énergie disponible pour une autre rida a déployées ailleurs. Habituellement, la lecture
organisation, prélude à une dynamique politique et sociale déconstructrice - tel est son « anarchisme », sa « situation
inédite, révolutionnaire, anarchiste. révolutionnaire » - isole dans le texte l’une de ses « pierres
Le oui et non de Derrida intervient ici. Sa lecture d’Au- d’angles défectueuses » pour y faire passer son levier et mon­
delà du principe de plaisir se tient dans l’entre-deux. Au beau trer que le texte se dénie précisément lui-même, que sa
milieu de l’alternative entre obsession compulsive du pouvoir « vérité » se tient dans ses « coins négligés1 ».
et nirvana de la déliaison, dans l’impossibilité d’une coupure Or dans le cas de la lecture d’Au-delà du principe de plai­
: : ■ i
nette entre les deux - la frontière qui les sépare étant toujours sir, on ne voit pas quelle est cette « pierre d’angle défectueuse ».
fragmentée, divisée. « La question de la divisibilité, lit-on On ne voit pas exactement ce qui du texte de Freud se trouve
dans Résistances, est l’un des plus puissants instruments de effectivement déconstruit. En effet, à l’alternative entre déliai­
formalisation pour ce qu’on appelle “la déconstruction”. Si son et terreur, déconstitution et radicalisation du pouvoir,
par hypothèse absurde, il y avait une et une seule déconstruc­
tion, une seule thèse de “La déconstruction”, ce serait la
Freud répond déjà par oui et non. Il n’apporte aucune autre
il
réponse qu’un « oui et non » à sa propre question. Derrida

I
divisibilité : la différence comme divisibilité1. » reconnaît d’ailleurs l’absence de thèse du livre, son « athèse ».
Dans la tension irrésolue entre radicalisation et dissolu­ Y a-t-il un au-delà du principe de plaisir ? On ne sait
tion du pouvoir, Derrida diffère la réponse, temporise, éco­ pas quel est le dernier mot de Freud, si pour lui la pulsion
nomise la question de savoir si l’au-delà du principe est est finalement plus puissante que le principe, si l’énergie

f
l’au-delà de la domination ou seulement sa racine. libre est plus menaçante que l’énergie liée. On ignore ce qui,
du gouvernement ou de l’absence de gouvernement, est le
plus répressif. Qui, de l’anarchie-chaos ou de l’anarchisme,
1. J. Derrida, Résistances. De la psychanalyse, op. cit., p. 48. Voir aussi e
motif de la divisibilité de l’arkhè, in J. Derrida, Mal d’archive ■ une impression
impression
freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 12. J« Derrida, Mémoires, pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 82.

164 165
Au voleur !
L’« anarchisme responsable »

l’emporte et s’il faut vraiment qu il y ait un gagnant. Le


Petit à petit, cette pulsion, que Derrida appelle indiffé­
statut de la pulsion de mort, entre destruction et dessaisis
remment pulsion de pouvoir ou pulsion de maîtrise, va
sement, reste en suspens. Freud bien avant Derrida, est Un
penseur de l’économie de la violence s’imposer à la lecture et devenir, sans jouer sur les mots, le
Assistons-nous alors, entre Freud et Derrida, à une seul maître à bord. Exit l’anarchisme. Même si Derrida
confrontation entre deux oui et non ? En réalité, une lecture introduit dans le texte de Freud l’idée d’une impossibilité
plus attentive de l’interprétation derndienne révèle un étrange de circonscrire le pouvoir, de l’assigner à telle ou telle place
échange de rôles. C’est Derrida qui, contre toute attente, va - principe ou pulsion -, la pulsion de maîtrise finit tout de
trancher pour Freud. C’est peut-être là ce qui explique l’usage même par l’emporter et faire coïncider bord thématisant et
des guillemets dans le titre « Spéculer - sur “Freud” ». Titre bord thématisé du discours. Pour Derrida, en fin de compte
qui signifierait alors en réalité « Spéculer pour “Freud” », à - plus que pour Freud peut-être - il n’y a que du plaisir
sa place. À mesure que l’interprétation avance, de la compul­ «traitant avec lui-même1 », se maîtrisant lui-même. Donc
•î i sion de répétition à la pulsion de mort, on constate qu’en pas d’au-delà, donc pas d’anarchie.
« Spéculer - sur “Freud” » : lecture déconstructrice de
lieu et place du oui et non, se dessine chez Derrida un « non »
à l’anarchisme : il n’y a pas d’au-delà du principe. Le nom Freud ? Ou aveu d’une impossibilité à déconstruire la pul­
qu’il donne à la pulsion de mort, dans Mal d’archive, est déjà sion de pouvoir ?
par lui-même un indice rétrospectif de cette réponse. Il la Je garde ces questions pour la fin.
»■
!;
nomme en effet « pulsion anarchique », ou encore « pulsion
I
\ i d’anarchie1 ». Et non « pulsion anarchiste ».
De ce « non » à l’anarchisme témoigne l’attention toute Première occurrence du thématisant « anarchie » :
particulière, le privilège exorbitant même, que Derrida la métaphysique et la valeur d’arkhè
accorde, dans sa lecture d’Au-delà du principe de plaisir, à
Depuis De la grammatologie jusqu’à Résistances, Dern a
la pulsion de pouvoir - Bemàchtigungstrieb, « emprise, pou­
affirme la nécessité de « défaire, désédimenter, décomposer,
voir, possession », ou encore « maîtrise2 », qui ne fait qu’une déconstituer des sédiments, des artefacta, des présupposi
■<

brève entrée dans ce texte de Freud. Délogée de sa position tiens, des institutions2 » qui reposent tous sur les « eux
intermédiaire entre la compulsion de répétition et la pulsion ordres d’ordre3 » que sont le commencement et le comman
de mort, la Bemàchtingungstrieb prend pour Derrida la pre­ dement. La « déconstruction » de la métaphysique es
mière place, une place de principe.

1. J. Derrida, Mal d’archive, op. cit., p. 25.


2. J. Derrida, « Spéculer - sur “Freud” », La Carte postale, op. cit., p-
.
1. Ibid., p. 426.
2. J. Derrida, Résistances..., op. cit., p. 41.
3- J. Derrida, Mal d'archive, op. cit., p. 11.
ii
166 167
Au voleur ! L’« anarchisme responsable »

d’abord ^“^nais faitladvaleur


rtion de ’arkhè un
’elle endretour p-
qui instri Derrida affirme inlassablement sa méfiance vis-à-vis des
:non seule,
gestes « archéologiques » ou « généalogiques1 » qui pré­
de domination. -’unient
tendent dé-sédimenter l’arkhè, la délégitimer, et ne font en
, u, r1--Ji nomme réalité que produire des surplus d’origine. Ces gestes, on les
Arkhe la fois leapparemment
c00à rdonne commencement deux le commun-
et principes en
dement. Ce n ou rhistolre> fâ où les choses retrouve dans l’anarchisme politique « classique » comme
un : le Pruic p : ipe physique, historique ou ontologique- dans tous les mouvements qui croient trouver dans l’au-delà
commencent-P ou l’en-deçà du pouvoir nettement délimités l’arme de leur
mais aussi 1 p pfô où s>eXerce l’autorité, l’ordre social, contestation. En croyant dépasser la domination étatico-
gouvernementale ou en remontant au contraire à l’existence
Heu depuis lequel l’ordre est donné - principe nomo- primitive de sociétés sans État, l’anarchisme - les anar
logique1. chismes - s’aveuglent sur leurs propres désirs de contrôle '

Le paradigme archique n’a pas pour autant d’unité linéaire.


Il ne s’agit pas de « tenir “la” métaphysique pour l’unité Deuxième occurrence : Lévi-Strauss anarchiste
: homogène d’un ensemble. » Derrida poursuit : « Je n’ai
Jamais cru à l’existence ou à la consistance de quelque chose Le mot « anarchisme » apparaît pour la première fois
comme la métaphysique2. »
chez Derrida dans De la grammatologie. La déconstruction
II n’est donc pas possible d’identifier avec certitude l’exis­ de l’anarchisme traditionnel est le nerf, trop souvent ignoré,
: tence d’un au-delà ou d’un deçà de la tradition. Un au-delà de la lecture de Lévi-Strauss et du concept de « sociétés sans JJ
;i qui serait son dehors absolu (Levinas), un en-deçà qui serait
son avant-commencement, son origine (VUrsprung de Hei­
degger) :
écriture » développée dans la seconde partie de l’ouvrage.
Les conclusions du chapitre de Tristes Tropiques inti­
i
tulé «La leçon d’écriture » sont bien connues. Le chef
Ce que [le] travail de la déconstruction met en question, nambikwara, qui ne « sait pas écrire », est intrigué par
c’est non seulement la possibilité mais le désir ou le fantasme l’usage que l’ethnologue fait de son crayon et de son
d’une ressaisie de l’originaire, le désir ou le fantasme aussi de carnet. Il les lui emprunte et fait mine lui aussi d’écrire
: rejoindre jamais le simple, quel qu’il soit3. en « traçant des lignes » sur le papier. « Seul sans doute »,
dit Lévi-Strauss, le chef « avait compris la fonction e
l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc note. » Le c e
2. J. Derrida, « Le retrait de la métaphore », Psyché, Inventions de leu
rassemble ensuite les membres de la tribu et feint e ire
j Paris, Galilée, 1987, p. 110.
J 3. J. Derrida, Résistances..., op. cit., p. 42. 1. Id.

168 169
Au voleur ! L’« anarchisme responsable »

1 c lienes qu’il a tracées, faisan comme si elles établis. de la domination politique dans un monde qui lui était
JnHe compte des dons que 1 ethnologue est SUpposé
iusqu’à présent étranger.
T aux villageois : « À peine avait-il rassemblé tout Lévi-Strauss compare alors les effets de la « leçon d’écri­
devoir au 1 g de sa hotte un papier COUVert ture » nambikwara aux conséquences de l’alphabétisation
r0D XrSlées qu’il fit semblant de lire et où il cherchait
obligatoire - selon lui, l’un des instruments les plus efficaces
: S' une hésitation affectée, la liste des objets que je
je l’« exploitation de l’homme par l’homme » - dans les
ave . i npr pn retour des cadeaux offerts1. »
de LévPStrauss affirme que le changement d’attitude du sociétés occidentales.
: • chef qui n’avait jamais agi de la sorte, est du au surcroît Regardons plus près de nous : l’action systématique des États
européens en faveur de l’instruction obligatoire, qui se déve­
de pouvoir qu’il tire de sa ruse. Le symbole de l’écriture
loppe au cours du xix' siècle, va de pair avec l’extension du
avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étran­ service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l’anal­
gère Et cela en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intel­
phabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle
lectuelle Il ne s’agissait pas de connaître, de retenir ou de des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire
i comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité d’un pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi1.
f 'î individu - ou d’une fonction - aux dépens d’autrui2 ».
Grâce à l’appropriation de la « fonction » de l’écriture, L’anthropologue revendique le marxisme de son analyse,
le chef se pose en souverain. Il commande, découvre le goût qu’il dit « fondée sur le matérialisme dialectique2 ». Mais ’ .11
du pouvoir3. Avec « l’effraction » de l’écriture dans cette Derrida décèle, derrière ce marxisme affiché — c’est la grande
I « société sans État », c’est le rapport compulsif au pouvoir originalité de sa lecture - une position anarchiste. Lévi-
qui apparaît. La « leçon d’écriture » thématise l’émergence

1. Cité par J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 183.


Strauss se montre en effet moins marxiste que « libertaire »
en défendant une vision de l’« authenticité sociale » pré-
archique, sans gouvernement, sans État, et donc encore une
11
: ;’li
fois sans domination ni violence, précédant l’apparition de
2. Ibid, p. 185.
3. Un goût du pouvoir qu’il n’aurait pas connu avant cette intrusion. Voir l’écriture. I «la
l’analyse de Pierre Clastres : « Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un
chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que Présence à soi, proximité transparente dans le face-à-face des
le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun visages et l’immédiate portée de voix, cette détermination de

Ml I
moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la l’authenticité sociale est donc classique. Elle communique,
tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu tappelons-le, avec la protestation anarchiste et libertaire
du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du “chef” sauvage ne préfigure en
rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement pas de la chefferie primitive
que peut se déduire l’appareil étatique en général », La Société contre l état, !• J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p.. 191-192.
2. Cité d’une lettre de Lévi-Strauss in ibid., p. 175.
-
op. cit., p. 111-112. ■

171
170

H
;aa

Au voleur ! £’« anarchisme responsable »

contre la Loi, les Pouvoirs et l’État en général, c- nchir allègrement » veut dire sauter sans regarder.
aV!C.le
aussi des socialismes utopiques du xix' siècle, très préci; nsable », l’anarchisme l’est dans la mesure où son
* Renient
avec celui du fouriérisme1. “ t pacifisme, son rêve d’innocence, laisse en réalité
^paraître un fantasme de domination, « le leurre de la
Cet anarchisme « classique », poursuit Derrida, serait 'résence maîtrisée’ ». Le concept de « société sans écriture »
parfaitement respectable, tout utopique et atopique qu>i] est le Pur produrt æun ethnocentrisme non conscient de
[soit] s’[il] ne vivait pas [de ce] leurre2 » qui consiste à lui-même, qui projette sur une communauté sans aucun rap­
assimiler l’espace prétendu du non-pouvoir à un état de port avec la réalité occidentale des mécanismes qui n’ont de
nature. sens que pour elle.
Encore une fois, il ne s’agit pas pour Derrida de nier le
I Lévi-Strauss ne fait aucune différence entre hiérarchisation et
domination, entre autorité politique et exploitation. La note
qui commande ces réflexions est d’un anarchisme confondant
I
I
rapport entre écriture et violence : « On sait depuis long­
temps que le pouvoir de l’écriture aux mains d’un petit
délibérément la loi et l’oppression. [...] Le pouvoir politique nombre, d’une caste ou d’une classe, a toujours été contem­
ne peut être que le détenteur d’une puissance injuste3. porain de la hiérarchisation, nous dirons de la différence
politique : à la fois distinction des groupes, des classes et
des niveaux du pouvoir économico-techno-politique, et délé­
gation de l’autorité, puissance différée, abandonnée à un
Derrida ne conteste évidemment pas le fait l’écriture soit
organe de capitalisation2. » Cette idée se retrouve dans Mal
un instrument de pouvoir mais il remet en question l’idée
d’archive, qui rappelle le lien entre écriture et domiciliation
d’une cohésion sociale qui serait étrangère, précisément, à
du pouvoir : l’« arkheîon grec : d’abord une maison, un
tout « instrument » de pouvoir, donc aussi à l’écriture.
domicile, une adresse, la demeure des magistrats supérieurs,
« Nous ne prétendons pas que l’écriture ne puisse jouer et les archontes, ceux qui commandaient. [...] Les archontes
ne joue pas ce rôle [de l’exploitation de l’homme par [—] ont le pouvoir d’interpréter les archives. [...] Us rap­
l’homme], mais de là à lui en attribuer la spécificité et à pellent la loi et rappellent à la loi3 ».
conclure que la parole en est à l’abri, il y a un abîme qu’on Le pouvoir de l’écriture toutefois, le pouvoir comme écri­
ne doit pas franchir [...] allègrement4. » ture, n est pas d’abord subordonné au pouvoir des hommes.
U y a pouvoir des hommes parce qu’il y a écriture. Pour le
1. J. Derrida, De la grammatologie, op. ait., p. 200.
2. Ibid., p. 201. L Ibid., p. 201.
3. Ibid., p. 191. 2- Ibid., p. 190.
4. Ibid., p. 194. 3‘ J. Derrida, Mal d’archive, op. cit., p. 13.

172 173
!
Au voleur ! ! j^’« anarchisme responsable »

comprendre, il est nécessaire de modifier le sens usuel d p » Ce lieu d’avant le vol, c’est-à-dire aussi d’avant la
mot « écriture », de distinguer entre son sens étroit d, dU le Vnriété privée, est précisément le propre, l’authenticité
le tech-
nique de notation de la parole et son sens élargi d’« pr^uniée du soi, son trésor. Ce serait lui que Proudhon, et
1 archi-
écriture », à l’œuvre dans toute société, y compris I , ’ «

Artaud à sa suite, auraient eu peur qu’on leur vole, qu’on


sociétés dites précisément « sans écriture ». Opératioi e’
•n muette leur « souffle ». Peur de perdre, avant toute possession maté­
de dislocation de la présence, qui « an-archivise » le lieu
rielle, leur corps, leur parole, leur génie. « Artaud a voulu
même de consignation des archives.
interdire que la parole hors de son corps lui fut soufflée2. »
Proudhon aurait eu la même frayeur. La suspension du pou­
voir gouvernemental, l’abolition de la propriété privée ne
Pourquoi « archi- » et pas « an-archi-écriture » ?

:i Dès lors pourquoi « archi-écriture » et pas « an-archi-


écriture » ? Derrida affirme bien que « la problématique de
seraient pour lui que les étapes annonciatrices d’un retour
au propre, marquant les retrouvailles pacifiques de l’huma­
nité avec elle-même.

•1 l’écriture s’ouvre avec la mise en question de la valeur


Au lieu donc de parler d’an-archi-écriture, qui témoigne­

I à’arkhè1 ». Alors, de nouveau, pourquoi pas « an-archi-


écriture » ?
Parce que les attaques politiques contre la propriété
rait de ce même espoir fantasmatique de réappropriation de
l’origine, Derrida joue en un même mot l’écriture avec et
contre Varkhè. Plus sûrement que par la vertu d’un préfixe
négatif, la rencontre de l’« archi » et de l’écriture - archi-
n’ont jamais été, jusqu’à présent, des attaques contre le écriture - fait exploser à même le mot la valeur à’arkhè
propre. Toutes, anarchistes et marxistes, ont entretenu au
H contraire un désir d’authenticité - propre de l’homme ou
dont il ne reste que la « trace ».

lll propre d’une nature antérieure à l’exploitation politico-


économique. « La loi du même et du propre [...] se referme
toujours2. »
Troisième occurrence :
Levinas au risque du transcendantal
Dans une allusion à peine voilée à Proudhon, Derrida,
I' g lisant Artaud dans « La parole soufflée », met au jour une
autre croyance fantasmatique de l’anarchisme, croyance en
Le dialogue avec Levinas commence ici. La trace :
* qu’est-ce qui nous a guidé dans le choix de ce mot ? Nous
l’existence d’« un lieu où la propriété ne serait pas encore rapprochons ce concept de trace de celui qui est au centre

fi 1. J. Derrida, « La différence », in Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, 1- J. Derrida, « La parole soufflée », in L’Écriture et la Différence, op. cit.,
P- 266.
1972 p 6
i 2. J. Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 135- 2- Ibid., p. 261.

174 175

il
>I /
'v
archisme responsable »
Au voleur ! l’« an
. • e du transcendantal, chez Levinas, vise à la fois
des derniers écrits de E. Lévinas et de sa critique de l’ont La Tendantal de Kant - condition de possibilité - et le
logie : rapport [...] à l’altérité d’un passé qui n’a jamais été
et ne peut jamais être vécu dans la forme, originaire </ k «ndantal de Husserl - condition de l’intersubjectivité.
modifiée, de la présence’. » ü les deux penseurs, le transcendantal détermine la forme
À peine est-elle nommée que la trace devient, en deux . s je la subjectivité et établit ainsi sa priorité sur
pages à peine, « archi-trace, « archi-phénomène », puis arcllj_ Paltérité. Or Levinas conteste cette priorité. Il ne s’accom­
écriture2. En glissant sans transition de la trace à l’archi mode pas, en particulier, de la règle husserlienne qui impose
trace, Derrida s’expose, il le sait et s’y prépare, à l’objection que l’autre ne puisse apparaître que comme mon « alter
d! levinassienne. Le préfixe « archi » (archi-écriture, archi-trace)
ne réintroduirait-il pas subrepticement mais immanquable­
ego ». « C’est à propos d’autrui que le désaccord [avec Hus­
serl] paraît définitif, écrit Derrida. [...] Faire de l’autre un
I s ment, au cœur de l’anarchie, le transcendantal ? alter ego, dit souvent Levinas, c’est neutraliser son altérité
Il est évident que le concept d’une anarchie transcendan­ absolue1. »
tale serait, pour Levinas, totalement dénué de sens. L’ouver­ Pour Levinas, « avant l’originarité de l’archie, et pour
ture à l’autre, la trace de l’autre, échappent au diktat des l’interrompre, il y a l’anachronie pré-originelle de l’an­
conditions de possibilité, au surplomb nomologique qui archie...2 ». Cette « anachronie coïncide avec la « pureté
identifie d’avance ce qu’il tient sous sa coupe. Il est clair hétérologique » - à savoir l’irréductibilité du tout Autre à
pour lui que « la fonction transcendantale [...] appartient l’approche « égoïque ». Est-il vraiment possible toutefois de
à l’ordre du pouvoir3 ». soutenir sans négociation le « rêve d’une pensée purement
À cela, Derrida répond qu’il ne suffit pas de conjurer le hétérologique en sa source3 » ?
i transcendantal pour s’en débarrasser. Cette conjuration
n’exprime-t-elle pas malgré elle le désir d’atteindre un au-
Derrida montre que « l’autre ne peut être l’autre - du
même - qu’en étant le même (que soi : ego) et le même ne
delà absolu, plus originaire que tout a priori ? Plus trans­ peut être le même (que soi : ego) qu’en étant l’autre de
Ir ; cendantal encore que le transcendantal ? Il y a certainement 1 autre : alter ego. Que je sois aussi essentiellement l’autre
i « un en-deçà et un au-delà de la critique transcendantale », de l’autre, que je le sache, voilà l’évidence d’une étrange
i 1 admet Derrida. Mais la difficulté est de « faire en sorte que symétrie dont la trace n’apparaît nulle part dans la descrip­
tion de Levinas4. » L’hétérologie ne peut cependant pas être .■

l’au-delà ne retourne pas dans l’en deçà4 ».


1. J. Derrida, « Violence et métaphysique », L’Écriture et la Différence,
B] 1. J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 102.
0P- «I; P. 180.
J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 159.
2. Ibid., p. 102-103. • J- Derrida, « Violence et métaphysique », loc. cit., p. 224.

il 3.
4.
J. Derrida, « Spéculer - sur “Freud” », op. cit., p. 432.
J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 90.
4. Ibid., p. 188.

m
Lk ï

176
177

’l
Au voleur !

absolue, puisque « la nécessité de parler de l’autre


anarchisme responsable »
I
c°ninie Impossible d’échapper à l’intrigue du même et de l’autre.
autre ou à l’autre comme autre à partir de son apparaîtr( Ni « non-violence pure1, ni « pacifisme » absolu2. On n’a
pour-moi-comme-ce-qu’il-est : l’autre, est inévitable^'

$ |e choix. « Ici comme ailleurs, poser le problème en
L’Autre en tant qu’autre ne peut apparaître,
se manifeste; termes de choix, obliger ou se croire d’abord obligé de
qu’à un moi. Le moi, en retour, ne peut se
penser comme répondre par un oui ou un non » à la question transcen­
identique à soi qu’en tant qu’il se découvre comme l’autr
de cet autre. dantale, conduit à poser plus puissant qu’elle. Le maître
silencieux. On n’a pas le choix, donc. « Dans la déconstruc­
Un langage qui se croirait totalement délivré de cette
dialectique du même et de l’autre serait « un langage sans
I tion de l’archie, on ne procède pas à une élection3. »
phrase, un langage qui ne dirait rien » puisqu’il ne par. I L’économie de la violence exige donc de négocier avec
le transcendantal. De lui dire oui et non. « La valeur
lerait à personne. L’autre serait tellement autre qu’il
deviendrait impossible de le percevoir comme tel et donc d’archie transcendantale doit faire éprouver sa nécessité
de lui parler. Or dans ce silence, cette lumière pure, cette avant de se laisser raturer elle-même4. » D’abord dire
absence d’articulation, « la paix elle-même n’aurait plus I « oui », assumer en quelque sorte le geste transcendantal,

-
H

de sens2 ». L’anarchie elle-même perdrait la raison. « Une
parole qui se produirait sans la moindre violence ne déter­
l’ouverture de l’articulation. Ensuite dire « non », en l’écri­
vant. Écrire l’« archi » sous croix, « c’est reconnaître dans
minerait rien, ne dirait rien, n’offrirait rien à l’autre [...], la contorsion la nécessité d’un parcours. Ce parcours doit
[C]e serait une mort sans phrase3 ». Ainsi, « comme la laisser dans le texte un sillage. Sans ce sillage, abandonné
au simple contenu de ses conclusions, le texte ultra-

I
! violence pure, la non-violence pure est un concept contra­
dictoire4 ». transcendantal ressemblera toujours à s’y méprendre au
texte précritique5 ».
La non-violence an-archique, telle que Levinas la définit,
Maintenant, est-il si sûr que le transcendantal efface

il
court en particulier le risque d’une réduction de l’Autre en
ses traces dans le « parcours » déconstructeur ? C’est ce
esclavage. En effet, « un maître qui s’interdirait la phrase qu’il faut examiner maintenant en suivant le dialogue avec
b: ne donnerait rien : il n’aurait pas de disciples, mais seule­ Freud.
M
! ment des esclaves5 ». L’esclavage, on le voit ici encore, est
bien l’ombre impensée de l’élection. al
I 1. Ibid., p. 189. 1- Ibid., p. 218.
w
2. Ibid., p. 189-190. 2. Ibid., p. 188.
;sn
3. Ibid., p. 218.
4. Id.
5. Ibid., p. 219.
3. J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 91. Je souligne.
4. Ibid., p. 90.
5. Id. fl
' S
178 179

h
Au voleur ! £’« anarchisme responsable »

maîtrise, de réduire son emprise, précisément, à un statut


Quatrième occurrence : « quasi transcendantal » seulement1. À une forme de oui
la lecture J’Au-delà du principe de plaisir non- Y parvient-il cependant ? Parvient-il à raturer la « fonc
non transcendantale- » du pouvoir, à la raturer > Proe
Au cours de ce dialogue, où se poursuit aussi d’u sivement, la lecture s’enferme dans le cercle de la maîtrise
taine manière l’entretien avec Levinas, Derrida prend (pouvoir-emprise) elle entreprend de fluidifier
cisément à bras le corps la question de la maîtrise ^7' de différencier. Et qu
Derrida, prisonnierpourtant
de son propre Pi£
concept de maîtrise est d’un maniement impossible 1 i de lecture, n en sort pas. F Plcëe
dit-il. Plus il y en, moins il y en a, et réciproquement' »
Manière de dire que ce concept est inévitable, indépassable
Est-ce à dire qu’il joue un rôle transcendantal ? Freud et l’ambiguïté de la Bemâchtingungstrieb
C’est tout l’enjeu de l’élucidation de ce que Freud nomme
Bemàchtigungstrieb, que l’on traduit indifféremment par Y a-t-il un au-delà du principe de plaisir ? Le titre de
pulsion de maîtrise, pulsion d’emprise ou pulsion de pou­ l’ouvrage de Freud est, encore une fois, la forme élidée de
voir. Cette synonymie (maîtrise = emprise = pouvoir), qui cette question.
permet que l’on emploie un terme pour l’autre, semble assu­ Rappelons ses enjeux. Au début du livre, on l’a dit, Freud
rer l’existence d’une intransgressible économie de la domi­ reconnaît que le principe de plaisir n’est pas le seul système
nation. Si toute maîtrise est pouvoir, si tout pouvoir est de régulation à l’œuvre dans le psychisme. Il se pourrait que
emprise, l’au-delà du principe de plaisir ne transgresse le d’autres automatismes opèrent en lui, qui n’ont d’autre but
principe que pour mieux révéler la puissance de cette éco­ que leur répétition et représentent une forme de contrainte
nomie. La pulsion de maîtrise (pouvoir-emprise) jouirait qui excède la logique de gouvernement. Étrangers à la satis­
donc d’un statut transcendantal, qui condamnerait tout ten­ faction, à l’évitement du déplaisir comme au compromis
tative anarchiste à n’en être qu’une expression. avec la réalité, ils ne protègent pas leurs sujets et ne pro­
Telle est en tout cas la ligne interprétative développée voquent qu’angoisse et souffrance. Les traumas sévères,
par Derrida, selon laquelle Freud constituerait en effet la 1 empreinte des blessures de guerre ou des accidents graves
maîtrise (pouvoir-emprise) en « prédicat transcendantal2 ». hantent la psyché, reviennent dans les rêves, réitèrent le
Constitution que Derrida entreprend précisément d’inquié­ choc. La répétition, dont Freud identifie très vite la nature
ter, affirmant ici encore la nécessité de négocier avec la compulsive, déborde le couple plaisir-réalité. Nous sommes
F
Tif
!■ Ibid., p. 430.
1. J. Derrida, Résistances..., op. cit., p. 129. 2- Ibid., p. 432.
Freud” », art. cité, p. 432.
2. J. Derrida, « Spéculer - sur “‘------
181
180
Au voleur ! £’« anarchisme responsable »

conduit, dit-il alors, à « admettre qu’il existe effective nrocure incontestablement du plaisir à l’enfant. Mais
dans la vie psychique une compulsion de répétition q^ent ^^âisir est « d’une autre sorte » que celui procuré habi-
place au-dessus du principe de plaisir1 ». 4 1 se
06 H ment par la baisse de tension’. En effet, « le départ de
L’énergie psychique, d’habitude « investie », m[se efl . 016 ère n>a pas pu être agréable à l’enfant ou même seule-
cuit et disciplinée par le principe de plaisir, se déchaîne s”*
3 nt lui être indifférent. Comment concilier le principe de
: i l’effet du trauma. Elle s’émancipe et reste « libre » ré °US
à la conversion de son « libre flux à l’état quiescent2 » 'p6
Saisir avec le fait qu’il répète l’expérience pénible du jeu2 ? »
Est-ce parce que le retour de la bobine, mimant le retour
J
■■
d’autres termes, elle résiste à la « liaison [Bindung] » Q "
d’ordinaire permet au principe de plaisir d’« établir sa dorni' I de la mère, efface cette sensation douloureuse, produit une
satisfaction ? « L’observation, dit Freud, contredit cette

nation (Herrschaft)3 ».
Cette « liberté » est en même temps une « contrainte » façon de voir. » Il faut en chercher ailleurs l’explication.
(Zwang}. N’obéissant plus au principe, l’énergie traumatique Jusqu’à présent, assistant impuissant au départ de sa mère, •
n’a d’autre issue que le retour, la répétition du mécanisme [...] [L’enfant] était passif, à la merci de l’événement; mais
déclencheur de la déliaison. Elle se déchaîne en s’enchaînant voici qu’en le répétant, aussi déplaisant qu’il soit, comme jeu,
au mécanisme de son déchaînement. C’est pourquoi « le il assume un rôle actif. Une telle tentative pourrait être mise
malade [est], pour ainsi dire, fixé psychiquement au trau­ au compte d’une pulsion de maîtrise [Bemachtigungstrieb] qui
matisme4 ». affirmerait son indépendance à l’égard du caractère plaisant
Une telle analyse de la compulsion semble bien à pre­ ou déplaisant du souvenir3.
mière vue opposer un « non » à une interprétation anarchiste
La pulsion de maîtrise est à l’origine d’une satisfaction
de l’au-delà du principe. Sa domination mécanique, rigide,
indifférente au caractère plaisant de son objet. Il s’agit d’une
est établie. C’est au cours de l’examen de cette compulsion, satisfaction d’emprise, de « pouvoir sur ». L’enfant se pose,
à la suite de l’observation du jeu de la bobine - le fort-da - dans le jeu, en maître de la répétition. « Chaque nouvelle
auquel se livre son petit-fils, que Freud introduit la pulsion répétition semble améliorer cette maîtrise [Beherrschung]
de maîtrise, de pouvoir ou d’emprise, la Bemachtigungstrieb. vers laquelle tend l’enfant4. » Freud établit alors un rapport
La répétition du mouvement de la bobine - lancement structurel entre le plaisir de la maîtrise et l’origine de l’agres­
au loin, puis retour, substitut du départ et du retour de la sivité. Encore une fois, il semble bien qu’il ne voie l’au-delà

1. Ibid., p. 55.
1. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 63. 2. Ibid., p. 53.
2. Ibid., p. 73. „ p. 53-54. Voir le commentaire de Derrida in • Spéculer - sur
3. Ibid., p. 78. Freud” », art. cité> p. 339
4. Ibid., p. 50. 4. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 78-79.

182 183
Au voleur ! £’« anarchisme responsable »

du principe que comme une hyperarchie, l’origine mê ement du sadisme sur le moi propre1 ». Désir de tuer,
la domination. e Cle ret0Uf ffrir, de faire souffrir, de (se) faire mal sont les mes-
Cependant, le oui et non apparaît là où on l’atte d sageredeThanatos.
moins, avec l’entrée en scène de la pulsion de mort. cT ij
D’un autre côté, si la mort est meurtre, si la mort est ■ :l
est la nature de la relation entre la pulsion de mort et 1 violence, elle est aussi repos. Le retour en arrière marque
compulsion de répétition ?, demande Freud1. Dans les d 3
l'extinction de la compulsion, la « suppression des ten­
a
cas, il s’agit de retour. La mort, comme la compulsion fa*
revenir. Élasticité de l’inertie, la mort est retour à Pino^ I sions2 », le üeu sans lieu où tous les principes rendent les
I armes de la principialité. Le retour du vivant à l’état inor­
ganique, répétition de la veille de la vie. Nous devons for
ganique est dénouement au sens littéral. Si ce retour obéit
muler l’hypothèse, poursuit Freud, « selon laquelle toutes
bien encore à un principe, ce n’est pas au principe de plai­
les pulsions veulent rétablir quelque chose d’antérieur2 »
Telle est l’expression de la « nature conservatrice du
sir, mais au « principe de Nirvâna », qui est le contraire ■I
même d’un principe3. « Le terme “Nirvâna”, répandu en :
vivant3 », lequel « n’aurait dès son origine pas voulu chan­
Occident par Schopenhauer, déclarent Laplanche et Ponta­
: Il ger4 ». Ainsi, conclut Freud, « s’il nous est permis d’ad­
lis, est tiré de la religion bouddhique où il désigne s
mettre comme un fait d’expérience que tout être vivant
l’“extinction” du désir humain, l’anéantissement de l’indi­
meurt, fait retour à l’anorganique, pour des raisons internes,
vidualité qui se fond dans l’âme collective, un état de quié­
alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la
■ iW tude et de bonheur parfait4. »
mort et, en remontant en arrière, le non-vivant était là
Meurtre ou dessaisissement, l’impossibilité d’établir clai­
II avant le vivant? ».
Analysée de la sorte, la mort est le oui et non du pouvoir.
rement le statut de l’au-delà du principe, chez Freud, est
avérée : hyperpouvoir d’un côté, déliaison du pouvoir de ;
D’un côté, elle se manifeste dans la vie comme la pointe l’autre. Oui et non.
acérée de la pulsion de pouvoir, comme en témoignent le
sadisme et le masochisme, ses versions agressives et destruc­
trices. Le « sadisme originaire », dit Freud, « assume la fonc­ 1- Ibid., p. 102-103.
r. ■.
tion de maîtriser l’objet sexuel ». Le masochisme « pulsion 2. Ibid., p. 104.
partielle complémentaire du sadisme », est quant à lui « un 3. Le principe de Nirvana est décrit manière encore ambiguë dans l’ouvrage
e 1920 : Freud le caractérise en effet comme principe de constance, ce qui peut
permettre de le confondre avec le principe de plaisir. Mais dans le Principe éco­ ;
1. Ibid., p. 80. nomique du masochisme, en 1924, Freud reconnaît clairement que « le principe
2. Ibid., p. 81. de Nirvâna exprime la tendance de la pulsion de mort », et donc « autre chose,
3. Ibid., p. 80. “mme l’expliquent Laplanche et Pontalis, « qu’une loi de constance ou d’homeo-
4. Ibid., p. 82. stase » ; Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1967, p. 332. !
5. Id. 4- Ibid., p. 331. ï-

184 185
Au voleur ! £’« anarchisme responsable »

■ n J1 dit non. Il n’y a pas d’au-delà du principe. La


« Quelle différence entre un principe dïférènce entre principe et pulsion - de pouvoir et de mort -
et une pulsion1 ? » I "lte effet de leur complicité. « Il s’agit toujours de savoir
'uiKt le “maître”, qui “domine”, qui a l’“autorité”' ».
Or il est frappant de voir que Derrida, dans sa lect Derrida va montrer que le maître, en fin de compte, est bien
du texte de Freud, insiste davantage sur l’enchaînement toujours et précisément la maîtrise.
sur le déchaînement, sur la liaison (Bindung) qUe SUrqVe
déliaison. Au point que l’on finit par ne plus savoir lequef
de Freud ou de lui, est le moins anarchiste des deux. ’ Mais que veut dire, pour Derrida, « maîtrise » ?
Certes, Derrida fait droit à l’activité de la déliaison :
Au tout début du texte, Freud, rappelons-le, remet en
Il y a trauma quand, à la limite, sur le poste frontière, la bar
rière de protection se rompt. Alors toute l’organisation défen­ cause la « maîtrise » (Herrschaft} du principe de plaisir. Or
sive est défaite, toute son économie énergétique est mise en lorsqu’il interroge l’au-delà du principe de plaisir en analy­
déroute. [...] Le PP [principe de plaisir] est mis hors de combat sant la compulsion de répétition, c’est encore - comme on
(aufer Kraft gesetzt). Il ne dirige plus les opérations, il perd vient de le voir avec le jeu de la bobine - l’existence d’une
la maîtrise devant la submersion, l’inondation (Überschwem- « maîtrise » qu’il constate. Celle, cette fois, de la Bemàchti-
mung, image d’un déferlement liquide tout à coup, comme à gungstrieb. Si l’on admet que Herrschaft, Beherrshung,
la rupture d’un barrage) : de grandes quantités d’excitation Bemëchtigung ont même sens en allemand, ce dont Derrida
'ji if dont le flux en un instant déborde l’appareil psychique2. ne semble pas douter, on peut alors en conclure légitimement
que l’au-delà de la maîtrise... est la maîtrise. Est-ce la même
Néanmoins, il affirme que cette transgression du principe que celle du principe de plaisir ? Est-ce une autre ? Les deux
i de plaisir ne peut « jamais laisser conclure [à son] franchis­ à la fois, répond Derrida.
sement3 ». D’un côté, il reconnaît que l’au-delà du principe de plai­
Tout en reconnaissant que le texte de Freud piétine, sir peut être « autre chose que la maîtrise, tout autre chose »
« boîte », répond sans répondre à sa propre question, tout que la Herrschaft du principe. De l’autre, il affirme aussi
en épousant ce suspens, en le poussant à l’extrême de son que ce tout autre reste malgré tout un effet du principe,
aporie, Derrida resserre l’étau et tranche en réalité la qu il n’est que la figure déplacée du même. « La maîtrise
du PP [principe de plaisir] ne serait autre que la maîtrise en
général. Il n’y a pas la Herrschaft du PP, il y a la Hersschaft
1. J. Derrida, « Spéculer - sur “Freud” », art. cité, p. 346.
2. Ibid., p. 370. 1- Ibid., p. 431.
3. Ibid., p. 288.
187
186

!
Au voleur ! L’« anarchisme responsable »

r qui ne s’éloigne d’elle-même que pour se réapprOprier


tauto-téléologie qui pourtant fait ou laisse revenir l’r
autre en
:
propre. Et ce contre Freud. Derrida considère
^exister e P r preud « la pulsion la plus pulsive est la
son spectre domestique1. » Le tout autre de la maîtris, erdu propre, autrement dit celle qui tend à se réap-
en même temps son identité. ie est pulsion mouvement de réappropriation est la pulsion
Ce « oui et non » de l’identité et de l’altérité à soi de 1 iffpulsive. Le propre de la pulsivité est le mouvement
maîtrise (pouvoir-emprise) est affirmée comme différance de 'a Çforce de réappropriation. Le propre est la tendance à
la maîtrise. « C’est le même différant, en différance de soi2 » Approprier1 » La pulsion de mort fait le tour du proprié­
Entre principe, gouvernement, emprise, pulsion, comPulsion
taire en reconduisant l’organisme « à l’état le plus primitif,
maîtrise..., « il n’y a [...] que différance de pouvoir3 ».
c’est-à-dire à l’état anorganique2 ». Non seulement elle
pouvoir (maîtrise, emprise), c’est la différance du pouvoir
reconduit la vie à son « but » propre, mais elle garantit à
le pouvoir en tant qu’il se distribue selon ses diverses ins­
chacun sa mort. Freud affirme en effet que chaque mort est
J tances, ses nombreux synonymes. Telle est la manière dont
Derrida fluidifie la fonction transcendantale du pouvoir, en singulière, que « l’organisme ne veut mourir qu’à sa
;

i
manière3 ». Avec l’introduction de la pulsion de mort, Freud
montrant comment celui-ci circule entre ses postes, ses posi­
tions, sans s’arrêter a aucun d eux. aurait finalement bouclé la boucle.
-h I Est-ce alors la différance, en tant qu’instance métamor­ La pulsion d’emprise doit être [...] le rapport à soi de la pul­
phique, plastique, du pouvoir, qui est l’au-delà du principe sion : pas de pulsion qui ne soit poussée à se lier à soi et à w
;
du plaisir ? Est-ce elle, l’anarchiste ?
La réponse est, malgré tout, « non ». Dire que le pouvoir
s’assurer la maîtrise de soi comme pulsion. D’où la tauto­
logie transcendantale de la pulsion d’emprise : c’est la pulsion
comme pulsion, la pulsion de pulsion, la pulsionnalité de la
■ B

B
n’est que la différance du pouvoir revient à reconnaître que
le pouvoir ne peut jamais être débordé par quelque chose
pulsion4. I1

qui ne serait pas du pouvoir. Le pouvoir se diffère mais ne La « maîtrise » (pouvoir, emprise) a donc bien pour
se perd jamais. Ses multiples « postes » forment une seule a
il
cette raison chez Freud un statut transcendantal. A te poin
et même « dynamique de la dynastie4 ». que de la maîtrise psychique, à la fois principielle et pu _
Derrida répondrait que l’argument de la différance du sionnelle, « serait [...] dérivée la maîtrise au sens it cou,

■f
pouvoir est en même temps ce qui empêche le pouvoir

1. Ibid., p. 338.
tant, usuel ou littéral, voire propre, dans les domaines

1- Ibid., p. 379.
f■
2. Ibid., p. 302. 21 S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 73.

i 3.
4.
Ibid., p. 432.
Ibid., p. 431.
3. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 83.
4- J. Derrida, < Spéculer - sur “Freud” », art. cité, p. 430.

188 189
Au voleur ! anarchisme responsable »

, •
de la technique de l’expertise,
° ciences iP» de la politique ou . aussi hors maîtrise ? Pourquoi l’anarchie, l’anar-
de la
lutte entre les consci jg alors selon Freud ,eut 6 devraient-ils toujours être des envoyés du prince ?
p'.
chique,
Si anarchie i y > L>anarchie serait le pouvoir a priori. Dans tous les cas, rien ne permet de dire avec certitude
transcendantal les mérites d’une telle interprétation e tout ce qui va au-delà du principe de plaisir en soit
L’Un deS Ù Question de savoir ce que pourraient devenir, qUur freud le propre exilé, momentanément décentré. Rien
est de poser la q hj la pulsion de pouvoir, le désir ne permet non plus de parler d’une pulsion du propre, for­
dans une société: anarch, . détruire, la mule que Freud n’emploie jamais. En revanche, et contrai­
de faire mal, dominer et subir n’y remplacerait-il pas le rement à ce qu’affirme Derrida, rien n’interdit d’envisager,
£ rort entre commander et obéir, ne serait-il pas pire que chez Freud, la possibilité d’une indépendance de la pulsion
de mort par rapport au pouvoir.
la logique deJ^^oreunefois, est-il sûr que la différance Derrida répondrait certainement que l’indépendance est
Malneà introduire du jeu (du « quasi ») dans le trans- encore un effet du pouvoir. Freud lui donne en partie raison
Sanul ? À permettre l’émergence d’un anarchisme en reconnaissant par exemple l’indépendance de la « compo­
déconstruit et déconstructeur . sante sadique de la pulsion sexuelle ». « Nous avons de tout
temps, écrit-il, reconnu l’existence d’une composante sadique
de la pulsion sexuelle ; nous savons qu’elle peut se rendre
indépendante et dominer comme perversion toute la vie
La pulsion anarchiste
sexuelle de l’individu1. » Cette composante se « détache


igi Rien n’est moins sûr. Où Derrida voit-il chez Freud l’idée
d’une altérité du principe de plaisir existant « à même » lui2 ?
comme pulsion partielle dominante » de l’organisation libi­
dinale pour se comporter de manière autonome et se répéter
compulsivement.
D’où tire-t-il cette identification de la maîtrise et du propre ? Freud reconnaît qu’« il n’est pas facile de démontrer »
æ Où Freud laisse-t-il entendre que la compulsion de répétition
ne peut être que la carte postale du principe de plaisir, l’envoi
l’existence de la pulsion de mort - qui travaille « silencieu­
sement, dans l’intimité de l’être vivant, à la dissolution de


.

-O

qu’il se fait à lui-même de lui-même par le détour d’un diffè- celui-ci2 » - autrement qu’en convoquant, à titre d’exemple, L-
rement momentané ? Qu’en est-il des traumas, des accidents, son unique manifestation visible, la pulsion partielle d’agres­
I des blessures de guerre et autres chocs ? Ne sont-ils pas juste­
ment venus du dehors, d’un lieu hors différance ? D’un lieu
sion et de destruction3.
:
!■ s. Freud, Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 102.
1. Ibid., p. 419. 2. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 74.
2. Ibid., p. 303. 3. Id.

! 190 191
I
Au voleur !
I L’« anarchisme responsable »
En même temps, il est difficile de ne pas voir qUe la
t onTe mort telle que Freud la pense ouvre a l’anarchie ■ qui résiste à l’emprise unifiante et autrement destructrice
d’Éros'. Qu’ se désolidarise aussi fondamentalement de la
maîtrise. Comme le dit Dominique Scarfone, « on pourrait
par conséquent avancer que l’emprise, c’est un autre nom
de ce contre quoi s’érige la pulsion anarchiste portée à notre
sont pas nécessairement les effets d une fureur destructrice. attention par Nathalie Zaltzman2 ».
Files peuvent paradoxalement faire naître d autres types de Je reviendrai au travail de Zaltzman, qui esquisse une
Hen autres que ceux de la cohésion sociale gouvernementale, réflexion incontournable sur le rapport entre cette autre pul­ s
autre que ceux de la communauté obéissante. Des liens issus sion de mort et l’anarchisme politique. Je veux indiquer
I
d’une rupture des liens. Rupture des liens de dépendance.
Rupture des liens hiérarchiques. Rupture des tendances au
rassemblement, aux mouvements de foule et à leurs corré-
lats le culte des leaders, la célébration des tyrans. Et si la
I
pour l’instant que Derrida n’envisage jamais qu’Au-delà du
principe de plaisir puisse être lu dans la direction de cet
anarchisme-là, cet autre anarchisme - la possibilité de sur­
vivre à l’absence de maître sans être pour autant « irrespon­
■■J
pulsion de mort, contrairement à ce qu’affirme Derrida, sable ». La possibilité d’un non-gouvernable qui ne se
préfigurait l’anarchie politique comme communauté déliée confondrait pas avec l’ingouvernable de la différance.
de son lien à la maîtrise ? . . , , .
Que Freud lui-même n’envisage jamais thématiquement
un tel destin n’empêche pas certains psychanalystes d’en Questions à Foucault
risquer l’hypothèse’. Ce que fait par exemple Nathalie Zaltz­
man. Pour elle, la pulsion de mort n’est ni pulsion anar­
Dans Résistances, Derrida avoue qu’il aurait aimé deman­
chique, ni pulsion d’anarchie mais bien « pulsion anarchiste »,
« libératrice », « libertaire ». « La Pulsion anarchiste » est der à Foucault si la Bemàchtigungstrieb avait joué un rôle ■jg
d’ailleurs le titre de son écrit majeur, dans lequel elle^affirme dans sa pensée. « Comment Foucault aurait-il situé cette
l’existence d’« un autre type de pulsion de mort », qui pulsion de maîtrise dans son discours sur le pouvoir ou les
pouvoirs irréductiblement pluriels3 ? » Qu’en aurait-il pense, ;

; I arrache une autre forme de vie à la pulsion de mort. Une

1. Freud n’envisage apparemment pas une seule seconde que la cohésion politico-
lui qui ne se réfère jamais à Au-delà du principe de plaisir.

sociale étatique puisse être ébranlée par autre chose que l’instinct de destruction.
2. Nathalie Zaltzman, « La pulsion anarchiste », in Psyché anarchiste. 1. Voir ibid, p. 56-57.
2. Dominique Scarfone, « Besoin, emprise, “régression et anarchie », in
Débattre avec Nathalie Zaltzman, Paris, Puf, « Petite bibliothèque de psychana­ ’M; p. 117. !
lyse », 2011, p. 53. 3. J. Derrida, Résistances..., op. cit., p. 144-145.

192 193 —
Au voleur !
anarchisme responsable »
« Aurait-il inscrit cette matrice problématique à l’i ■ ■
de l’ensemble dont il décrit l’histoire ? Ou bien de”? r'eUr M -s cette ventriloquie de Foucault n’est pas entièrement
côté, de ce qui permet au contraire de délimiter l’en incante. En réalité, Derrida n’a pas vraiment pu sou-
le problématiser, justement1 ?» La pulsion de n6™ ^ir cette réponse - ce qu’il pense avoir été sa réponse. La
aurait-elle occupé le bord thématisant ou le bord thé°UV°'r te" mide s’est en réalité substituée à la spirale. Il a en effet -!
de la pensée foucaldienne du pouvoir ? matls® reconnu, volens nolens, le caractère non dérivé, originaire, :
Foucault aurait sans doute répondu, comme lui su - je ]a pulsion de maîtrise (pouvoir-emprise). Et donc, fina­
Derrida, qu’elle se situait sur ces deux bords à la fois 85616
deux parties prenantes du même réseau, de la même différ °US
lement, sa valeur de principe.
3
Derrida imagine la réponse de Foucault en (ses) ces termes^
Réponses de Freud
ce à quoi il faut cesser de croire, c’est à la principialité o '
la principauté, à la problématique du principe, à l’unité or’ 3 I
Derrida objecterait que c’est Freud, on l’a vu, qui alloue
1
3
cipielle et du plaisir et du pouvoir, ou encore de telle ou telle
pulsion supposée plus originaire que l’autre. Le motif de la I un « rôle [de] prédicat transcendantal » à cette pulsion. Lui- I
H-1 spirale serait celui d’une dualité pulsionnelle (pouvoir/plaisir)
sans principe1.
même ne lui reconnaît, on l’a vu également, qu’un statut
« quasi transcendantal ».
w Foucault aurait donc dit ce que Derrida voulait entendre.
Transcendantal ou quasi trascendantal : Freud aurait
peut-être vu dans cette interprétation presque kantienne du
Et ce qu’il voulait entendre, c’est ce qu’il pense avoir dit, rôle de la Bemàchtigungtrieb une sorte d’aveu masqué de
: lui, dans sa lecture d’Au-delà du principe de plaisir. À savoir I Derrida au sujet du caractère pour lui inévitable, inamovible,
que la différance est l’unité non principielle du principe et intransgressible, de cette pulsion. Freud, indéconstruit à la
j ! de la pulsion, qui empêche que l’on s’arrête sur l’un plutôt fin de « Spéculer sur “Freud” », aurait peut-être entrepris
que sur l’autre en tentant de les mettre en rapport comme de déconstruire l’obsession maîtrisante de son grand lecteur.
;t* un en-deçà à un au-delà. Le pouvoir circule, se transgresse, Qu’aurait-il dit ? Que Derrida ne parvient pas, in fine, à

I
lui
sans se bloquer sur tel ou tel de ses postes, pas même sur
cette transgression elle-même. La différance - et non 1 au-
delà - du pouvoir est son anarchie constitutive, qui ne se
faire la différence entre la différance et la pulsion de pouvoir.
Tout au-delà de la pulsion de pouvoir n’étant qu’un jeu de
la différance avec elle-même, comment ne seraient-elles pas
identiques ? En conséquence, la différance demeure principe
: î • fixe ni ne se rigidifie jamais et circule entre ses positions.
de la pulsion de pouvoir et la pulsion de pouvoir pulsion de
la différance. La différance peut-elle alors être autre chose
1. Ibid., p. 145. qu’une logique de domination ? Derrida ne montre-t-il pas
i 2. Ibid., p. 146. en fin de compte, au nom de son « anarchisme responsable »

ri 194 195
/

îi
£’« anarchisme responsable »
Au voleur !
. () ne permet plus de distinguer entre terrorisme
et en tentant paradoxalement de déconstruire Frer moi et terrorisme anarchiste. Après l’attaque des
">6
pulsion de pouvoir arrive toujours à destination ? ’ " e
■ Towers, la différence « entre guerre et terrorisme,
Non, bien-sûr. Il n’aurait jamais admis cela. Mai' ^terrorisme national et international, terrorisme anti­
ls com-
■ ment, si ce n’est par un abus de pouvoir ? Il n’y a n
•I cP choix, en effet. Pour arrêter l’identification folle de la d T brique et terrorisme d’État » est en effet devenue impro­
férance et du pouvoir, la seule solution est d’installer d**" bable1 Le trauma du 11-Septembre a précipité la réalité de

portes coupe-feu, des digues dans la différence, pu >” cette absence de différence entre pouvoir étatico-
ne peut pas la distinguer du pouvoir, puisque l’emprise d" -ouvernemental et pouvoir émanant d’instances non éta-
l’emprise semble sans limites. Puisque la déconstruction i tiques, comme Al-Qaïda ou Daesh, « puissances anonymes,
parvient pas à déconstruire la pulsion de pouvoir. A com an-étatiques, [...] organisations armées, virtuellement nucléa­
mencer par la sienne propre. risées2 ».
f- 'O* J Comment arrêter cette irréductible tendance à la maîtrise Or, en affirmant de plus en plus fortement le caractère
à l’emprise, à la domination, sinon en réintroduisant, à titre global, hégémonique, indifférencié de la pulsion de pouvoir,
de barrière, la vieille opposition que l’on croyait pourtant Derrida réintroduit bel et bien un en-deçà et un au-delà de
déconstruite entre violence et non-violence, faisant ainsi vio­ cette pulsion.
lence à la déconstruction elle-même ? La dénégation de En deçà. La pulsion de pouvoir finit en effet par être
l’anarchie et de l’anarchisme se produit précisément là, dans assimilée à ce qu’il faut bien appeler un état de nature.
la restauration de vieilles frontières que l’on croyait divi­ Certes, ce n’est pas celui que Lévi-Strauss projette sur la
sibles et divisées. société nambikwara, mais plutôt un état de nature de type
I hobbesien, celui du loup. Impossible en effet de ne pas
remarquer l’interprétation très traditionnelle que Derrida
.1 propose de Hobbes. Dans Le « Concept » du 11 sep­
Terrorisme, anarchie tembre, il voit dans la notion de « terror », que Hobbes
ET BARRIÈRES PROTECTRICES
identifie à l’« anarchie » (anarchy) naturelle, l’ancêtre ■ ■

direct du terrorisme3. La pulsion de pouvoir est donc


L’œuvre tardive de Derrida travaille à cette restauration.
Des années après La Carte postale, dans Le « Concept »
Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), avec Giovanna Borradon, ■
al
du 11 septembre1, Derrida remarque que le « nouvel ordre Paris. Galilée, 2003.
!• Ibid., p. 143.
1. J. Derrida, « “Auto-immunités, suicides réels et symboliques”, Un dialogue
avec Jacques Derrida », in Jiirgen Habermas, Le « Concept » du 11 Septem re,
2- Ibid., p. 166.
3- Ibid., p. 155. L
197
196
I
Au voleur ! £’« anarchisme responsable »

assimilée à la terreur, et la terreur à l’anarchie-chaos P anarchisme messianique a certes chez Derrida une
J Derrida lecteur de Hobbes, l’anarchie devient l'état^ Ce olitique. Mais il s’ancre au centre, dans une concep-
nature du pouvoir1. e ^bien solide de la démocratie parlementaire et de l’État :
Au-delà. Regarder en arrière, vers la « nature
”, vers le
'"oue faire [aujourd’hui], demande-t-il, d’une irréductible I
d loup, décide aussi du mouvement inverse, du regard
l’« au-delà » de cette terreur généralisée. Vers un
promesse, que Derrida nomme un « au-delà de l’au-delà
vers
halo de
‘ ]sjon je mort et d’une invincible pulsion de pouvoir dans
une politique et un droit progressistes' ? » Voilà qui exige
une pensée de la démocratie, qui protège l’anarchisme mes­
Au-delà de l’au-delà freudien du principe de plaisir puisque sianique contre ï’anarchy naturelle de l’anarchisme révolu­
comme on vient de le voir, Freud ne va apparemment pas tionnaire2.
au-delà. Dans États d’âme de la psychanalyse, la question Bien qu’il annonce que la démocratie soit encore à venir,
est posée : bien qu’il se livre à une critique acérée de la démocratie
Y a t-il, pour la pensée [...] un autre au-delà, si je puis représentative3, Derrida considère néanmoins qu’elle est
il dire, un au-delà qui se tienne au-delà de ces possibles que pour le moment le seul compromis acceptable. Et ce, même
sont encore et les principes de plaisir et de réalité et les si le concept traditionnel de démocratie se montre encore
pulsions de mort ou de maîtrise souveraines qui semblent conforme aujourd’hui à sa définition classique d’« auto­
s’exercer partout où de la cruauté s’annonce2 ? » détermination souveraine », d’« auto-nomie », de « soi-
L’au-delà de l’au-delà est alors investi d’une dimension même qui se donne à lui-même sa loi4 ». Même s’il joue
messianique. Sans messie, sans messianisme même, certes, encore son rôle d’arkhè. En effet, ce concept est aussi sus­
mais disponible tout de même à une venue rédemptrice. ceptible de faire faux bond à son rôle traditionnel, de s’en
À une « hospitalité de visitation3 ». Cette hospitalité a émanciper. La démocratie peut surprendre, qui « n’est jamais t':
plusieurs noms : l’arrivant absolu, khora, ou ces « non- proprement ce qu’elle est, jamais elle-même5 ». Elle demeure
lieux » que sont l’île, la terre promise, le désert - « lieu[x] ainsi le seul régime politique « qui accueille la possibilité de
le[s] plus anarchique[s] et anarchivablefs] qui soi[en]t » se contester, de se critiquer et de s’améliorer constamment
L’anarchisme « pacifiste », non violent, (re)fait alors son lui-même6 ». C’est en ce sens qu’elle est toujours à venir. i •
entrée.
1. J. Derrida, États d’âme de la psychanalyse, op. cit.,p. 35.
1. Derrida rappelle qu’« Einstein, dans Pourquoi la guerre, a montré qu’un ■

“craving for power” un besoin de puissance politique caractéris[ait) la classe


gouvernante de toute nation » : États d’âme de la psychanalyse. Adresse aux États la discussion des thèses de Fukuyama, p. 95-126.

4. J. Derrida, Voyous, op. cit., p. 30.


généraux de la psychanalyse, Paris, Galilée, 2000, p. 35. 5. Ibid., voir p. 61 et p. 63. . 17o
! 2. Ibid., p. 14.
3. Ibid., p. 40.
«• J- Derrida, Le • Concept » du 11 septembre, op. at., P-
-s
199
198
Au voleur !
l’« anarchisme responsable »
Acceptons donc alors? pour le moment encore un c
le compromis : e 1O’S> ... sine qua non de son affirmation. De l’anarchisme,
C°n da dirait sans doute la même chose que ce qu’il dit de
Dans ce déchaînement de violence sans nom [le 11 seDt 1 6foi : « on ne Peut pas le dénier’ cela veut dire (lue 1,011
eh bien si je devais le faire dans une situation binaire embrel> 3 t tout au plus le dénier » En effet, « le discours qu’on
drais parti. Malgré mes réserves radicales au sujet de T ^opposerait alors, en effet, céderait toujours à la figure
tique américaine, voire européenne, [...] malgré tout mT11'
toutes les trahisons de fait, malgré tous les manquement81' ou à la logique de la dénégation1 ». 1
la démocratie, au droit international, aux institutions ' S 3 | Malgré tout, Derrida n’envisage jamais, fût-ce pour la ■ V.
nationales [...], je prendrais parti pour le camp qui laisse dénier, la possibilité d’un anarchisme qui ne serait ni une
principe [tiens, le principe], en droit, une perspective ouvert" république sadomasochiste, ni une terre promise. C’est W
à la perfectibilité, au nom du « politique », de la démocrat' C pourquoi on ne peut donner tort à ce lecteur qui affirme w
du droit international, des institutions internationales etc *

Voilà la déconstruction sauvée du mal. La démocratie est


qu’il « ne vient à lire la politique que comme une affaire
d’État2 » Le rapport du GREPH l’affirmait déjà : « Une
certaine rationalité étatique nous paraît non seulement
•I ■

« indéconstructible ». accordée à l’unité du philosophique que nous ne voulons


pas abandonner purement et simplement, mais représenter
le moyen le plus puissant de lutter contre les forces ou les
intérêts de classe (par exemple) qui profiteraient de l’empi­ • ;

h
;/:« I Anarchisme indéniable, anarchisme dénié risme ou de l’anarchisme politique3. » La « liberté [...] par

n
il
Mais voilà aussi la déconstruction déniée. Le caractère
indéconstructible de la démocratie marquerait et masquerait
à la fois en réalité le caractère indéconstructible de la pulsion
rapport aux structures étatiques » ne doit donc être que
« relative ».
En quoi les intérêts de classe profiteraient-ils de l’anar­
chisme politique ? On ne le saura pas. L’anarchisme poli­
de pouvoir. On ne peut en effet rien contre elle sinon lui tique n’aura eu aucune chance dans la déconstruction.
Mais je voudrais terminer sur cette idée de « liberté
opposer le garde-fou gouvernemental.
relative ». Sur cette méfiance envers la liberté absolue dont
Dénier quelque chose, objecterait Derrida, revient tou­ ■

jours en même temps à en affirmer le caractère indéniable.

I Dénier la possibilité de l’anarchisme, c’est donc peut être la


déclarer indéniable. Le déni de l’anarchisme serait ainsi a
1. Id.
1. Benjamin Boudou, < La traversée du politique : Derrida et Ricœur entre
pureté de la philosophie et tragique de l’action », Raisons politiques, 2012/1,
n°45, p. 211-233, p. 215. „
3- J. Derrida, « La crise de l’enseignement philosophique », Rapport du
. ■

1. Ibid., p. 169. Greph, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 177-178.

200 201
Au voleur !
L’« anarchisme responsable »
Derrida ne se départira jamais - qu’il s’agisse de la libert-
de l’énergie inconsciente lorsqu’elle se déchaîne ou à l’in! structuré1 », Derrida semble avoir oublié la troisième voie :
verse de l’autonomie rationnelle du sujet. Au cours d’Un la possibilité d’un ordre anarchiste, la possibilité même du
dialogue avec Jean-Luc Nancy, Derrida avoue : « j>aj ét" non-gouvernable.
conduit [...] à mettre le mot de liberté en veilleuse et sous La possibilité, du même coup, que les anarchistes ne
J soient pas des voyous.
surveillance, à m’en servir de façon rare, réservée, parcj.
monieuse et circonspecte. Je l’ai toujours fait dans l’inquié­ I
tude, avec mauvaise conscience1. » Comment ne pas :
!
:4

souligner chaque mot de cette déclaration ? Mettre la


■ ■■ ■;
liberté en veilleuse !
Le philosophe Charles Ramond n’hésite pas à affirmer,
sans intention critique aucune, avec la meilleure volonté du
monde, que « Jacques Derrida n’a jamais été un penseur de
la liberté2 ». À-t-il raison ? Je ne sais plus à ce stade s’il faut
répondre « oui et non »... Mais quelle affirmation !
L’anarchiste, comme le voyou, ne trouvent finalement
leur place que dans la rue ou la prison. « Le voyou est à la
fois inoccupé, parfois au chômage, et activement occupé à
occuper la rue, soit à “courir les rues”, à n’y rien faire, à »
traîner, soit à faire ce qu’on ne doit pas faire normalement,
selon les normes, la loi et la police, dans les rues et sur
toutes les autres voies3. » Voici mêlés chômeurs, bandits et
révolutionnaires. Est-ce juste ? Je ne sais plus à ce stade, là

encore, s’il faut répondre « oui et non »...
Une chose est sûre, en situant la « voyoucratie » quelque
part entre « le chaos de l’anarchisme et le désordre

!
1. J. Derrida, « Maîtrise et métrique », in Voyous, op. cit., p. 69.
2. Charles Ramond, « Derrida, éléments d’un lexique politique », Cités,
2007/2, n’30, p. 143-151, p. 148.
1. Id.
3. J. Derrida, Voyous, op. cit., p. 98.

202

O I
VII

L’anarchéologie
Le dernier gouvernement
de Michel Foucault
:

« Diogène le Cynique aurait été vu un jour par Platon


en train de laver sa salade. Platon le voit en train de laver
JF I sa salade et lui dit, rappelant que Denys avait fait appel à
Diogène mais que Diogène avait refusé les appels de
Denys : Si tu avais été plus poli avec Denys, tu ne serais
pas obligé de laver ta salade. À quoi Diogène lui répond :
Toi, si tu avais pris l’habitude de laver ta salade, tu n’au­
rais pas été l’esclave de Denys1. »
Michel Foucault

1: ^N^on, Foucault ne croit pas à l’existence d’une pulsion


de pouvoir. Impossible, dit-il, d’assigner au pouvoir une
origine, une racine, une provenance, même « différante »,
même diffractée entre les bords d’un jeu de masques. Le
pouvoir, à l’inverse d’une idée fréquemment admise, n a

I pas d’origine instinctuelle - instinct de violence ou instinct


de mort. S’il n’y a pas de pouvoir sans manifestations e
vérité, si le rapport entre pouvoir et vérité constitue, e a
question politique, la part la plus obscure, la plus i 1C1 e

1. M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, Cours au Collige de


rance 1982-1983, Paris, Gallimard/Seuil, 2008, p. 270.

205
Au voleur ! L’anarchéologie -
]
penser, c’est très précisément et paradoxalement parce ■

n’existe pas de vérité du pouvoir. Pas de pouvoir :


L’anarchisme repensé
pur. D’où cette déclaration saisissante : etat ;
On dit souvent que derrière toutes les relations de n
il y a en dernière instance quelque chose comme un V°'r’ Il est néanmoins très difficile de localiser la dénégation
de violence et que si on dépouille le pouvoir de ses ori n°yau de l’anarchisme chez Foucault. Tout d’abord - mais ce
c’est le jeu nu de la vie et de la mort que l’on trouve*5?"1*’ n’est qu’une première raison, la plus évidente - parce
1 i- ■; être. Mais est-ce qu’il peut y avoir un pouvoir sans oripeau1"»
Autrement dit, est-ce qu’effectivement il peut y avoir un
que la dissociation entre anarchie et anarchisme n’est pas
chez lui aussi nette, aussi franche, que chez les autres
; voir qui se passerait du jeu d’ombre et de lumière, de vérit"
g’r. ■ penseurs.
et d’erreur, de vrai et de faux, de caché et de manifeste Foucault prend certes ses distances vis-à-vis de l’anar­
H visible et d’invisible1. ’ e chisme traditionnel. « Je ne suis pas anarchiste au sens
où je n’admets pas [cette] conception entièrement négative
Si les relations de pouvoir peuvent se figer en relations
i de domination, si les relations de domination peuvent se
du pouvoir1 », dit-il. Il n’admet pas non plus l’« idée qu’il
existe une nature ou un fonds humain qui s’est trouvé, à
figer en Terreur, il n’y a pas pour autant de « tendance » la suite d’un certain nombre de processus historiques,
■ destructrice universelle qui, révélée par ces pétrifications économiques et sociaux, masqué, aliéné ou emprisonné
serait capable de transcender les occurrences historiques, dans des mécanismes, et par des mécanismes de répres­
chaque fois particulières, de l’exercice de l’agressivité. Il est sion2 ».
tentant de chercher à dévêtir la pulsion de pouvoir mais Admettre l’hypothèse anarchiste d’une nature humaine
cette nudité n’est elle-même qu’un vêtement. Le pouvoir opprimée par l’État, c’est croire qu’« il suffirait de faire
n’existe pas en propre et n’a pas de « rapport à soi ». Ni sauter ces verrous répressifs pour que l’homme se récon­ ■

pulsion, ni principe de pouvoir donc, même « postal ». cilie avec lui-même, retrouve sa nature ou reprenne contact
En conséquence, la définition de l’anarchie n’est pas à avec son origine et restaure un rapport plein et positif avec t
chercher en-deçà ou au-delà, encore moins au-delà de l’au- lui-même3 ». Conclusion d’autant plus contradictoire que i
delà, de l’arkhè. Foucault situe l’anarchie ailleurs, là où elle les anarchistes du xix' siècle participent au racisme ;
résiste... et résiste peut-être du même coup à l’anarchisme.
1. M. Foucault, « La vérité et ses formes juridiques », in Dits et Écrits I,
H Paris, Gallimard, 2001, p. 1510. ... .
1- M. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté »

i 1. M. Foucault, Du gouvernement des vivants, Cours au Collège de France


1979-1980, Paris, Gallimard/Seuil, 2002, p. 18.
[1984], Dits et Écrits II, op. cit., p. 1528-1529.
3- Ibid., p. 1529.

207
206
Au voleur !
I
i L’anarchéologie
I
politique « inscrit dans le fonctionnement de l’État I ce que Foucault lit laisse de côté mais aussi tout ce qu’il garde
ICIXOOKz Ww w,

m0ÀÎ’évidence cependant, ces critiques de l’anarchisme tra- de l’anarchisme classique :: « Plutôt évidemment que d’em-
I ployer le mot d’“anarchie: ” <ou “anarchisme”, qui ne convien-
,. nœment
dlt,O „„i hp peuvent
parler. Foucault les juge comme
être interprétées deslui-même
d’ailleurs rejets à dwkpâs,
fait pas,1 je faire un un jeu de mot. [...] Alors je vous dirai
vais faire
Ss proférées à l’emporte-pièce, et ressent parfois le
que ce que je vous propose serait plutôt une sorte d’anar-

!!■
UK
besoin de les tempérer2. Dans Du gouvernement des vivants
par exemple, il s écrie . I
/
rhéologie
;’ »
1.
L' ’anarchéologie est une attitude critique qui estime
« qu’aucun pouvoir ne va de soi, qu’aucun pouvoir quel

II
i|H
Vous meÀdirez
chisme. y est c’est
vousçarépondra.
quoi :jevoilà, : jel’anarchie, c’est
ne vois pas trèsl’anar
pourquoi le mot « anarchie » ou « anarchisme » serait telle­
ment péjoratif, qu’il suffirait de l’employer pour faire fonc­
tionner et triompher un discours critique. [ .] La position que
je prends n’exclut absolument pas l’anarchie - et apres tout,
bien­ qu’il soit n’est évident ou inévitable2 », et procède à une
genèse paradoxale des hiérarchies sans terme fondateur ni
téléologie.
Difficile donc encore une fois de thématiser une déné­
gation de l’anarchisme chez l’un des seuls philosophes du
encore une fois, pourquoi l’anarchie serait-elle si condam­ xx' siècle qui le prend politiquement au sérieux. Au point

: !■
i :0 s* h ■■ d’être devenu, avec le concept d’anarchéologie, le philo­
nable3 ?
sophe de référence du « post-anarchisme ». De fait, il n’est
De manière générale, la méfiance foucaldienne s’inscrit aucune théorisation contemporaine de l’anarchie qui ne se
dans une démarche qui consiste à repenser et réorienter rapporte d’une manière ou d’une autre à Foucault. Les
l’anarchisme politique, jamais à le condamner ni à l’ex­ « post-anarchistes » voient précisément à l’œuvre dans sa
clure. pensée une profonde réélaboration de l’anarchisme histo­
rique qui le débarrasse de son téléologisme et le rend ainsi
Le concept d’« anarchéologie », qui apparaît dans Du
disponible aux idées de transversalité, de multiplicité et
gouvernement des vivants, permet précisément de voir tout
ph d intersection des luttes. Todd May, en particulier, affirme
f 1. « Il faut défendre la société », art. cité, p. 232. Foucault ajoute : le socia­
lisme a été, d’entrée de jeu, au xix' siècle, un racisme. Et que ce soit Fourier,
que Foucault « offre une vision anarchiste convaincante qui
à la fois émerge de et prolonge la tradition anarchiste » en
au début du siècle, ou que ce soient les anarchistes à la fin du siècle, en passant a déplaçant vers « une nouvelle théorie de la pratique3 ».
4 "• par toutes les formes de socialisme, vous y voyez toujours une composante de
racisme » : id. 1. Ibid., p. 77.

H 2. Dans « La vérité et les formes juridiques », Foucault joue avec son inter­
locuteur et lorsque celui-ci l’interroge sur la révolution, il répond : « là, je serais
2. Ibid., p. 75.
3. Todd May, « Anarchism frotn Foucault to R
D •!„» in Contemporary
’ Academy, éd.

■ beaucoup plus anarchiste », loc. cit., p. 1510.


3. M. Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 76-77.

208
Anarchist Studies. An Introductory Anthology of Mrc
Randall Amster, Londres, Routledge, 2009, p. H"

209
J

I
/
•»
|lt
Au voleur ! L’anarchéologie
I
Saul Newman renchérit : Foucault a ouvert la lecture foucaldienne de Hobbes, on l’a vu, tend à
Possibilité La nue c’est la société, non l’état de nature, que Hobbes
de « théoriser la possibilité de la résistance sans
garantie essentialistes1 ». aucune ®S£ite comme un état de guerre permanent. ;

Le corps social n’est pas composé d’une pyramide d’ordres


ou d’une hiérarchie, ne constitue pas un ordre cohérent et
Résistance et transformation unitaire, mais est composé de deux ensembles, non seulement
parfaitement distincts, mais opposés. Et ce rapport d’oppo­
['H Les voix qui s’élèvent pour défendre l’existence d’un
sition qui existe entre ces deux ensembles qui constituent le

il anarchisme foucaldien - les post-anarchistes, Derek Barnett I corps social et qui travaillent l’État est, en fait, un rapport de
guerre, de guerre permanente, l’État n’étant autre chose que
et avant eux, on va le voir, Gilles Deleuze - mettent en la manière même dont cette guerre continue à se mener, sous
avant deux de ses traits saillants, inséparables l’un de I des formes apparemment pacifiques, entre les deux ensembles
l’autre : la résistance et la transformation. I
I
en question’.

On a vite fait de penser que la souveraineté s’impose chez


Résistance
II
:i / Dire qu’il n’y a pas de « noyau de violence » qui se
Hobbes comme une force d’éradication de l’« anarchie »
(anarchy). Et il est vrai qu’« au fond, le discours de Hobbes,
c’est un certain “non” à la guerre2 ».
tiendrait « derrière » les relations de pouvoir, c’est d’abord Mais s’il est possible malgré tout d’interpréter l’anarchy
remettre en cause l’existence d’un état de nature, quelle que I comme le « fonds permanent » de la guerre civile, c’est dans
soit sa forme : traditionnelle, réactualisée ou même la mesure où Hobbes a en tête l’émergence de groupes
déconstruite. L’origine du pouvoir, c’est la résistance au rebelles, formés pendant la guerre civile anglaise de 1642 à
pouvoir, donc encore un pouvoir. 1651, en particulier les Levellers (Niveleurs) et les Diggers
(Bêcheurs), qui revendiquent contre le souverain l’égalité
devant la loi. Leurs combats sont souvent rapportés à l’anar­
1. Saul Newman, Front Bakunin to Lacan. Anti-Authoritarianism and the
Dislocation of Power, New York, Lexington Books, 2001, p. 157. La pensee
chisme comme exemples de luttes historiques. Pour les
de Foucault est ainsi devenue un repère incontournable pour l’anarchisme
contemporain, comme en témoigne également l’émergence des Anarchtst I Levellers (qu’on appelait ainsi en leur reprochant de vouloir
aplanir la hiérarchie sociale), « les nobles et le roi n ont pas
des « Résistance Studies , aux États-Unis, devenues des champs disciplinaires au
nomes en sciences politique et sociales. Voir Randall Amster, Abraham. DeUo ,
Luis A. Fernandez, Anthony J. Nocella II et Denc Shannon, 1- M. Foucault, « Il faut défendre la société », loc. cit., p- 74-75.
Contemporary Anarchist Studies..., op. cit., p. 1-7. 2. Ibid., p. 84.

210 211
»

!
Au voleur ! L’anarchéologie

avec le peuple un rapport de protection, mais un simple La résistance, pour Foucault, n’est alors rien de moins
constant rapport de rapine et de vol. Ce n’est pas Ia p/*
que le pouvoir constituant :
tection royale qui s’étend sur le peuple ; c’est l’exacti0°
nobiliaire, dont le roi bénéficie et que le roi garantit1 ». p]u” Oui. Voyez-vous, s’il n’y avait pas de résistance, il n’y aurait
loin : pas de rapports de pouvoir. Parce que tout serait simplement

Le peuple a, en quelque sorte, sans cesse dénoncé le caractè I


i
une question d’obéissance. Dès l’instant où l’individu est en
situation de ne pas faire ce qu’il veut, il doit utiliser des rap­
de pillage de la propriété, d’exaction des lois et de domination ports de pouvoir. La résistance vient donc en premier, et elle
: ! du gouvernement. Et il l’a montré tout simplement parce qu’ l reste supérieure à toutes les forces du processus ; elle oblige,
- : n’a cessé de se révolter - et la révolte ce n’est autre chose sous son effet, les rapports de pouvoir à changer. Je considère

fll pour les Diggers, que cette autre face de la guerre, dont la face
permanente, c’est la loi, le pouvoir et le gouvernement. [...] La
révolte, cela va être l’envers d’une guerre que le gouvernement
donc que le terme de « résistance » est le mot le plus impor­
tant, le mot-clef de cette dynamique1.

i
I ne cesse de mener. Le gouvernement, c’est la guerre des uns
contre les autres ; la révolte, cela va être la guerre des autres
Affirmer que la résistance vient en premier implique que
c’est elle, et non ï’arkhè étatico-gouvernementale, qui consti­
contre les uns. [...] Les Niveleurs et les Diggers vont dire
tue l’origine de la politique. Contre les théories officielles
qu’il faut se libérer des lois par une guerre qui répondra à la
qui font de l’institution de l’État et du gouvernement l’acte
guerre. Il faut mener la guerre civile jusqu’au bout, contre le
pouvoir normand2. politique principiel, Foucault affirme la primauté de l’« ago-

L(„ L’apparente mise à nu par Hobbes d’une racine du pou­


nisme », « rapport qui est à la fois d’incitation réciproque
et de lutte2 ». Partir de l’agonisme revient donc à « prendre
AJ
fI
les formes de résistance aux différents types de pouvoir
voir - la nature lupine de l’homme - recouvre en fait une comme point de départ. Ou [à] utiliser cette résistance
stratégie qui consiste à déclarer en négatif, a contrario, qu’il comme un catalyseur chimique qui permet de mettre en
n’existe aucun état pré-politique de la politique. Que la évidence les relations de pouvoir, de voir où elles s’ins­
nature est toujours déjà entrée en politique. La réalité du crivent, de découvrir leurs points d’application et les
prétendu état de nature est cette guerre sociale qui détermine méthodes qu’elles utilisent. Plutôt que d’analyser le pouvoir
la politique étatique à être et n’être que la « la guerre conti­ du point de vue de sa rationalité interne, il s’agit d’analyser
nuée par d’autres moyens3 ».

1. « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir, et la politique de l’iden-
titi
tité’> 1984, Dits et Écrits H, op. cit., p. 1559-1560. Je souligne.
B 1. Ibid., p. 93.
2. Ibid., p. 93-94.
10 * ^oucau^’ v I-e sujet et le pouvoir » [1982], Dits et Écrits , op. ci.,

i
3. Ibid., p. 16.
! '
213
212

PP
>4
Au voleur ! L’anarchéologie

les relations du pouvoir à travers l’affrontement des rapport de pouvoir quel qu’il soit1. » Du même coup, la
gies1. » straté- résistance est elle-même imprévisible, contingente en sa
La singularité de l’intervention de Foucault consiste d; forme, toujours particulière, engagée dans le mouvement
cette secondarisation, logique et chronologique, du lans de ses transformations. « La petite démarche latérale et à
digme archique au profit de ce qui lui résiste. La pw Para- contrevoie que je vous propose, affirme Foucault, consiste
politique ne s’appuie désormais ni « sur des modèles Pensée
ji à essayer de faire jouer systématiquement [...] la non
diques (qu’est-ce qui légitime le pouvoir)2 ?)» ni « — juri- nécessité de tout pouvoir quel qu’il soit2. » Cette « petite
sur des
modèles institutionnels (qu’est-ce que l’État)3 ? », rompant démarche latérale» consiste à identifier la transformabilité
ainsi avec toutes les théories du contrat. En effet, « le pou­ de la résistance à la « non-nécessité du pouvoir » et la
voir n’est pas de l’ordre du consentement4 » ou de la « “ser­ non-nécessité du pouvoir au « principe d’intelligibilité du
vitude volontaire”5». Contre la «science politique», «la
savoir [politique] lui-meme3 ».
tyrannie des discours englobants6 », Foucault fait valoir
l’importance des « savoirs assujettis7 », « laissés en jachère8 »
I
/
et dévoués au « savoir historique des luttes » et à « la
Transformation
mémoire brute des combats9 ».

La résistance à l’arkhè n’est cependant investie d’aucune La transformabilité est elle aussi pour Foucault un enjeu
dignité transcendantale. Encore moins d’un statut pulsion­ politique de première importance. Il n’affirme pas seulement
nel. S’il peut y avoir résistance, c’est parce qu’aucun pou­ que relations de pouvoir, pensée, praxis, trajectoires et expé­
voir n’est nécessaire. « Tout pouvoir ne repose jamais que riences personnelles sont transformables, mais encore que
sur la contingence et la fragilité d’une histoire, [...] le pouvoir, pensée, praxis, trajectoires et expériences person­
i
contrat social est un bluff et la société civile un conte pour nelles n’existent, ne peuvent exister qu’à se transformer.
enfants, [...] il n’y a jamais aucun droit universel, immédiat D’où la fameuse déclaration : s
et évident qui puisse partout et toujours soutenir un
Mon problème : substituer à la forme abstraite, générale et
1. Ibid., p. 1044. monotone du « changement », dans laquelle, si volontiers,
2. Ibid., p. 1042. on pense la succession, l’analyse de types différents de trans
3. Id. formation. [...] Remplacer, en somme, le thème du devenir
4. Ibid., p. 1055. (forme générale, élément abstrait, cause première et e
5. Id. \
6. M. Foucault, « Il faut défendre la société », loc. cit., p. 9.
7. Ibid., p. 8-9. 1. M. Foucault, Du gouvernement des vivants, op. ait., p. 76.
8. Ibid., p. 9. 2. Id.
9. Id. 3. Ibid., p. 77.

214 215
k
Au voleur ! L’anarchéologie

un caractère accessible pour les autres, que cette expérience


par puisse être faite par les autres. [Elle] doit pouvoir, enfin être
liée jusqu’à un certain point à une pratique collective1 ’
Transformabilité et transformations des rapports de pouvoir
Transformabilité et transformations des modalités de résis­ Dans L’Anarchisme aujourd’hui, Vivien Garcia trouve le
tance. Transformabilité et transformations de Foucault lui- mot juste : Foucault « a osé appliquer l’attitude anarchiste
à l’anarchisme lui-même2 ».
même.
Loin d’être le spectateur neutre des « modes d’objectiva­
tion » que sont en réalité les processus de subjectivation,
Foucault s’est toujours inclus lui-même dans son étude, met­ Dénégation : les lectures-écran
tant sa propre vie en jeu dans l’économie saisissante d’une
philosophie expérimentale. « On doit être pour soi-même,
et tout au long de son existence, son propre objet2. » C’est C’est toutefois dans ce dernier argument - transforma­
pourquoi, dit-il encore, « il n’y a pas de livre que j’aie écrit bilité et transformation - porté au compte d’un anarchisme
sans, au moins en partie, une expérience directe, person­ de Foucault, que je vois poindre quelque chose qui se
nelle3 ». Ou encore : « Je ne me soucie aucunement du sta­ retourne contre ce prétendu anarchisme lui-même.
tut universitaire de ce que je fais parce que mon problème J’ai parlé des lecteurs engagés dans la plasticité des trans­
est ma propre transformation4. » formations. Mais comment lire Foucault s’il n’est jamais
Mutations personnelles et mutations collectives entre­ celui qu’il est ? Le caractère métamorphique de ses trajec­
toires condamne nécessairement les interprètes à un travail
tiennent un lien étroit. Si un livre est toujours, d’une manière
de périodisation de l’œuvre. Les livres et les articles ne se
ou d’une autre, le tracé d’une métamorphose, il engage néces­
comptent plus : premier Foucault, deuxième Foucault, troi­
sairement ses lecteurs dans le mouvement de sa plasticité. sième Foucault3... Le problème est qu’il y en a un dernier.
Le rapport à l’expérience doit, dans un livre, permettre Le dernier Foucault : le Foucault « éthique », le Foucault
transformation, une métamorphose, qui ne des derniers séminaires. S’inscrit-il, d’une manière ou d’une
ment la mienne, mais qui puisse avoir une certaine valeur,
1. Id.
1. M. Foucault, « Réponse à une question », Dits et Écrits I, op. cit., p. 705. t. V. Garcia, L’Anarchisme aujourd'hui, op. cit., p. 44.
2. M. Foucault, « L’herméneutique du sujet », Dits et Écrits II, p. 1175. 3. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow développent l’étude sans oute a p us
3. M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », Dits et Écrits II, op. cit., exacte et la plus utile qui soit de l’évolution de la pensée de Foucault, in Michel
foucault, un parcours philosophique, Au-delà de l'objectivité et de la sub,ect.v.te,
p. 863.
4. M. Foucault, « Une interview de Michel Foucault par Stephen Rigg'ns * trad. fr. par Fabienne Duran-Bogaert, Paris, Gallimard, 1984.
[1983], Dits et Écrits II, op. cit., p. 1355.
217
: 216
Au voleur !
L’anarchéologie
autre, dans la continuité des précédents ? Ou chans?
totalement de perspective en devenant en quelque sort»??1 vaut les grandes transformations du concept de gouver­
ï
tiquement irrécupérable ? tepo11' nement dans la pensée de Foucault mais en m’attardant tout
r Ces questions ont une grande importance pour la dé particulièrement, précisément, sur le moment le plus tardif.
mination de l’anarchisme. Le « dernier » Foucault dévelo^^ La question du gouvernement est très certainement celle qui
hj; t-il une forme d’anarchisme éthique qui achève sans vérit b?"
rupture la longue critique du gouvernement et de la E 6
a connu le plus de changements dans cette pensée et a fait
l’objet, en conséquence, du plus grand nombre d’interpré­

■'1 jW
vernementalité développée dans toute l’œuvre ? Ou s°U tations. Or ces dernières ont toutes échoué selon moi à
’ >î isoler le point de rupture qui, échappant totalement au
J tient-il à l’inverse à un anarchisme life style, comme l’affirm"
avec condescendance Murray Bookchin1, un anarchism6 couple continuité-discontinuité ou immanence-trahison,
? d’abandon de résistance en quelque sorte, qui menace de signale l’anarchisme radical de Foucault. Et cette rupture
II ruiner tous les développements antérieurs ? Un anarchisme éclate précisément dans le dernier séminaire, Le Courage de

r qui prolonge l’ambigüité de la relation au néolibéralisme


développée dans Naissance de la biopolitique et qui s’affirme
la vérité', où apparaît enfin le motif du non-gouvernable.
La nécessité d’être gouverné, Foucault la maintient long­
temps, même là où il affirme la remettre en question. Sus­

comme un dérivé de l’anarcho-capitalisme2 ? ■ :

Aucune de ces deux interprétations n’est juste selon moi. pendre la logique de gouvernement : c’est là sans nul doute
I • la question qui lui donne le plus de mal. Dans Qu’est-ce
Toutes deux manquent l’anarchisme de Foucault au moment
iS
• ■

où elles pensent le circonscrire. Celui-ci en effet ne consiste que la critique ?, il assimile la critique au « vouloir ne pas
ni dans l’immanence, ni dans la trahison. être gouverné ». Il précise tout de suite cependant que ce
Phénomène unique : la dénégation de l’anarchisme de « vouloir » est vouloir de « ne pas être gouverné comme
B Foucault se rencontre d’abord chez ses lecteurs, qui tentent cela, par cela, au nom de ces principes-ci, en vue de tels
h■ -
objectifs et par le moyen de tels procédés, pas comme ça,
de caractériser cet anarchisme mais ne le voient pas où il
pas pour ça, pas par eux2 ». Il ne dit pas : « ne pas être
est. L’immanence et la trahison sont en effet des concepts-
gouverné du tout. » Dans la discussion qui suit la confé­
écran. rence, il ajoute d’ailleurs : « Je ne me référais pas à quelque
Pour tenter d’éclairer cette situation complexe, je jouerai chose qui serait un anarchisme fondamental, qui serait
l le jeu et me lancerai moi-même dans une périodisation en comme la liberté originaire rétive absolument et en son fond

Bp; 1. Murray Bookchin, Social Anarchism or Lifestyle Anarchism, Edimbourg/ 1. M. Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des
II Aukland/Baltimore, AK Press, 1995.
2. Voir par exemple Mitchell Dean et Daniel Zamora, Le Dernier
^tres, II, Cours au Collège de France 1984, Paris, Gallimard/Seuü, 2009.
2. M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La Culture de soi, Paris,
la Fin de la révolution. Foucault après mai 1968, Montréal, Lux iteur, Vnn,2015, p. 37.
K
218 219
:
Au voleur !
| L’anarchéologie
ne veut pafdTreq^eTl’exclus absolument1. » Malgïtout,
I
« gouvernement » cède la place à la « gouvernementa­
1
il l’exclut au moins « relativement ». lité» L’étude de la gouvernementalité, comme le montre
La nécessité d’être gouverne, Foucault ne parviendra à en particulier le séminaire Sécurité, territoire, population
l’abandonner qu’au dernier moment, lorsque se produit la (1981)» prend alors le pas sur celle de la souveraineté. La
déflagration finale. Le problème est que cette déflagration gouvernementalité ne désigne plus le gouvernement à pro­
du gouvernement se dissimule encore dernere un concept prement parler mais le « problème du gouvernement1 ».
de gouvernement. Ce qui autorise, de la part des lecteurs, Foucault déclare en effet : « Nous sommes peut-être au
a son recouvrement
inverse ’un le
par celui dpar contresens
culte du style de 1 immanence
de vie ou, à
exprimant duec- début d’une grande crise de réévaluation du problème du
gouvernement2 ».
ement le renoncement à la résistance politique^ Troisièmement, la gouvernementalité se transforme à son
Double difficulté, donc : opacité recouvrante des lectu.ires, tour avec l’introduction de la parrêsia au cœur même de ce
i'S-'li « problème », lequel devient alors problème du « gouverne­
anarchiste de Foucault, souter- ment des hommes par la vérité3 ». Foucault le développe en
I ne secrète y tet
XVSeâès compris d’uneK
o».endè àpen5etmanière
certaine . pour lui- suivant les deux directions du gouvernement de soi et du
gouvernement des autres. Mais à l’extrême bord de cette
exploration, dans Le Courage de la vérité, se produit une
ultime transformation, trop rarement aperçue : l’abandon
Le « problème du gouvernement » de la « scène politique ». Un abandon qui ne signifie certai­
et le problème du problème nement pas un abandon de la politique mais un abandon
pur et simple du motif du gouvernement, de son concept
L’élaboration du concept de gouvernement connaît chez comme de sa nécessité institutionnelle.
■ ;

Foucault trois étapes et transformations majeures. Premiè­ Pourquoi cet anarchisme reste-t-il inavoué ? C’est là ce
! qu il faut tenter de comprendre.
rement, lors des analyses de la souveraineté, Foucault
conserve le sens traditionnel du gouvernement comme « ins­ I
tance suprême de décision administrative et exécutive des
systèmes étatiques, dévoué à l’exercice de la souveraineté
politique2 ». Deuxièmement, au tournant des années 1980, 1. M. Foucault, Sécurité, territoire et population. Cours au College de France

; ttits et Écrits I, op. cit., p. 913.


-T-*—-, „ 12. J’ortho-
3. M. Foucault, Du gouvernement des vivants, °P- itre.
2. “Ü, O„ ” 'J'14' fttaphierai « parrêsia » de cette façon tout au long du présent chap

220 221
I
! L’anarchéologie
Au voleur !
■ nnelles qui lui sont propres, qui ne se déduisent pas
j3tl°seules lois naturelles ou divines1. » Que cette raison
La gouvernementalité
d’État tente de s’ériger elle-même en un type nouveau de

souveraineté, que souveraineté et gouvernementalité ne


Partons de la gouvernementalité, du « problème du gou- 6 dissent exister absolument l’une sans l’autre, selon la
vernement ». Ce problème est double. Il caractérise d’i
---- ’une logique du paradigme archique, voilà qui ne bloque pas
part le fait que l’émergence d’une logique de « gouverne-
mentalisation de l’État1 » se substitue progressivement, à pour autant le développement autonome de cet art de gou­
; ■ i verner. Foucault conclut d’ailleurs : « Je crois que le gou­
partir du xvie siècle, au modèle juridique de la souveraineté.
. Il désigne d’autre part et dans le même temps la résistance vernement s’oppose très clairement à la souveraineté2. »
Résistance. De nouvelles formes de résistance émergent.

à cette gouvernementalisation même.


Gouvernementalisation de l’État. Derrière l’afflux de trai­ Alors que la souveraineté s’établit sur un régime d’obéis­
• ■ i . !
tés consacrés à l’« art de gouverner » au xvi' siècle, le philo­ sance, ordonné à une fin qui est le « bien commun », la
M sophe décèle l’apparition d’une nouvelle économie du pouvoir gouvernementalité met en œuvre un régime d’assujettisse­
ment, structuré selon des « modes d’objectivation » - rap­
$1

qui doit être clairement distinguée de la souveraineté2. Une


i rationalité gouvernementale spécifique, encore à l’œuvre ports entre les hommes et les choses - « qui transforment
les êtres humains en sujets3 ». Cette différence recouvre donc
aujourd’hui, émerge, qui ne consiste plus simplement à « impo­
ser une loi aux hommes3 » mais à développer des « tactiques deux types de logiques de gouvernement.
diverses4 », répondant à une multiplicité de « finalités spéci­ La caractéristique majeure de la souveraineté, « c’est
fiques5 » pour améliorer le « sort des populations » Niveau et l’obéissance à la loi4 » : « le bien que se propose la souve­
durée de vie, hygiène, santé : « la population va apparaître raineté, c’est que les gens lui obéissent5. » C’est la guerre
civile qui est la forme la plus courante de résistance à cette
par excellence comme étant le but dernier du gouvernement6. »
logique-là.
Ces différentes « tactiques » constituent une nouvelle
L’assujettissement gouvernemental est bien également
« raison d’État7 » : « l’État se gouverne selon les lois
une logique de soumission. Mais, selon son sens littéral - ce
qui constitue le sujet comme sujet -, l’assujettissement est
1. M. Foucault, « La “gouvernementalité” » [1978], Dits et Écrits n, op. cit.,
indissociable d’un éveil de la conscience. Conscience, pour

I p. 656.
2. Foucault se réfère en particulier, p. 639, à l’ouvrage de Guillaume de la
Perrière, Le Miroir politique, concernant différentes manières de gouverner (1555).
3. M. Foucault, « La “gouvernementalité” », loc. cit., p. 646.
4. Id.
i. id.
2» Ibid., p. 645.
3. M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir *, loc. cit., p. 1042.

5. Id. 4. M. Foucault, « La “gouvernementalité” », loc. cit., p.


6. Id. 3. Id.
7. Ibid., p. 648.
223
222
Au voleur ! L’anarchéologie

le sujet, de son caractère de sujet. De son dministration sur la manière dont les gens vivent1 ». Ces
mot. C’est pourquoi l’assujettissement e« égTæ en Un luttes, qui « ne se limitent Pas a un PaYs particulier », ne
condition paradoxale du désassujettissement. Dès lo 'a sont peut-être pas guidées par une « promesse de libération,
problèmes de la gouvernementalité, les techniques de * de révolution, [de] fin du conflit des classes2 ». Elles n’en
vernement, sont devenus réellement le seul enjeu n |®°U' sont pas moins « anarchiques3 ».
et le seul espace réel de la lutte et des joutes politia ' '^Ue C’est ainsi qu’entre « relation de pouvoir » et « stratégie
L’assujettissement se résiste. M *• de lutte », il y a « enchaînement indéfini et renversement
Les techniques de gouvernement contemporain perpétuel4 ».
« s’exercent sur la vie quotidienne immédiate, qui c|aseS
les individus en catégories, les désigne par leur individua­
lité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi La persistance du commandement
de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent et de l’obéissance
reconnaître en eux2 ». Assujettis, soumis, les individus le
sont doublement. Extérieurement, « par des mécanismes Apparaît ici ce que j’appelle le problème du problème
de pouvoir qui se réclament d’une vérité3 », intérieurement, du gouvernement : le désassujettissement, comme résistance
dans la mesure où ils intériorisent ces mécanismes. Le sujet au gouvernement, demeure, tel que Foucault le pense et quoi
est ainsi à la fois « divisé des autres » et « divisé à l’inté­ qu’il en dise, inféodé à la logique de l’obéissance. Le désas­
rieur de lui-même4 ». Foucault dit avoir observé ces phé­ sujettissement trouve sa force en effet dans... l’obéissance
nomènes lors de ses séjours de recherche en Suède, en du sujet à lui-même. En témoignent les accents kantiens des
Pologne ou à Tunis. « Qu’est-ce qui [est] partout en ques­ analyses du rapport entre désassujettissement et critique.
tion ? [...] Une sorte d’oppression permanente dans la vie « La critique, écrit Foucault, cela sera l’art de l’inservitude f
quotidienne5. » volontaire, celui de l’indocilité réfléchie. La critique aurait
La résistance prend alors la forme de « luttes transver­ essentiellement pour fonction le désassujettissement5. » Mais
sales », « opposition^] au pouvoir des hommes sur les l’obéissance revient vite : « Au lieu de laisser dire par un
femmes, des parents sur leurs enfants, de la psychiatrie sur autre “obéissez”, c’est à ce moment-là, lorsqu’on se sera
les malades mentaux, de la médecine sur la population, de fait de sa propre connaissance une idée juste, que l’on pourra
I
1. M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », loc. cit., p. 1045.
1. Ibid., p. 656.
2. M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », loc. cit., p. 1046. 3. Id.
3. M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, op. cit., p. 39. 4- Ibid., p. 1061.
4. M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », loc. cit., p. 1042. M. Foucault, Qu'est-ce que la critique op. cit., p. 39.
5. M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », loc. cit., p.
225
224

H
--•

Au voleur !
L’anarchéologie
’TV ■ I entendreJleobérez; ou plutôt que le obetssez sera fondé
- 'E n’est pas, ou plus, suffisant. Il convient alors désor-
sur 'autonomie elle-même1. » Le desassujettissement res­ c mettre au jour ce « supplément1 » ou « excédent2 »

il
■I
pecte
? donc de
kXioue ainsi, malgré ou à cause
gouvernement, celle du sa portée
de soi « critique »,
par lui-meme.
^gouvernement dans le gouvernement. De le chercher au-
delà de la finalité pragmatique. De revenir à un sens ancien
du terme « gouvernement », comme ensemble de « méca­
Us transformations que Foucault fait subir avec la gou-
nismes et de procédures destinés à conduire les hommes, à
'“"“po”* contre cette signification, elle résine diriger la conduite des hommes, à conduire la conduite des
à teSnce. résiste à l’anarchisme. hommes3 ». Bien entendu, ce nouvel examen s’accompagnera
lui aussi d’une réévaluation de la résistance.
'fcl Pourquoi, après le pragmatisme de l’enquête sur la gou­
!f#î vernementalité, ce mouvement apparemment régressif ?
. . >l
La parrêsia : le dernier tournant Contre toute attente, l’idée d’un gouvernement des hommes
par la vérité, malgré son aspect convenu, est le ferment
Les séminaires tardifs, sans qu’on l’ait suffisamment révolutionnaire qui prépare la destruction mutuelle et du
remarqué, opèrent une percée décisive dans l’approche du concept de vérité et du concept de gouvernement. Dernier
: problème du gouvernement. Foucault entreprend « d’élabo­ mot de Foucault. Le plus fort. Que beaucoup ont cru le plus
rer [...] la notion de gouvernement des hommes par la faible.
vérité2 », amorçant ainsi, avec l’introduction du motif de la Le Foucault le plus radical n’est pas le Foucault de la
il souveraineté, ni même le Foucault de la biopolitique ou des
parrêsia, la troisième métamorphose du concept de gouver­
nement. dispositifs, mais bien celui que l’on considère ordinairement
Il y a quelque chose d’autre, dans le concept de gouver­ comme le moins radical, le moins exposé, le plus « néolibé­
H
I
ral ». Le Foucault grec, le Foucault classique. Le Foucault
nement, que « ce qui est utile et nécessaire pour gouverner
cynique. Le Foucault à venir. Le Foucault qui change de
d’une façon efficace3 ». L’examen « aléthurgique4 » s’impose sujet. Qui n’en change cependant, encore une fois, qu’à la
en fin de compte car définir la gouvernementalité par la fin, au point d’aboutissement d’une trajectoire complexe,
pragmatique de la fin convenable dans la disposition des souvent très mal comprise, qu’il faut maintenant suivre très
■ patiemment.
i 1.
2.
Ibid., p. 42.
M. Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 12. 1- Ibid., p. 23.

L 3.
4.
Ibid., p. 18.
De aletheia, vérité.

226
2- Ibid., p. 18
3- Ibid., p. 14.

227

El
Au voleur ! L’anarchéologie

L’impossible possibilité du rapport instrumentiste : première approche


L’âme
entre gouvernement et vérité
Comment caractériser davantage ce « libre lien » à soi ?
parler. est le nom d’
La parrêsia, dire-vrai ou franc parler, Dans L’Herméneutique du sujet, Foucault, lisant Alci­
type de vérité spécifique, irréductible à la vérité scientifi Un biade recourt à la métaphore platonicienne de l’âme ins­
Elle se « manifeste dans la forme de la subjectivité [ 1 {y*6, trumentiste. L’âme, lorsqu’elle se soucie de soi,
au-delà des rapports [...] de connaissance1 ». Cet espâc æ" s’accompagne elle-même comme l’instrument de musique 1
s’articulent l’une à l’autre subjectivité et vérité apna accompagne l’instrumentiste et l’instrumentiste son instru­ ■

désormais à Foucault comme le cœur même du problèm^ ment. Instrumentiste et instrument jouent ainsi l’un de
du gouvernement. Le motif de la parrêsia ne répond nulle­ l’autre. La métaphore de l’instrument permet de com­
ment à la recherche d’une vérité du pouvoir. Il indiau prendre la raison pour laquelle Foucault parle de « tech­
l’existence d’une autre économie du pouvoir que celle fon­ nologies du soi ». L’âme-instrument n’est pas substance
dée sur le commandement et l’obéissance. mais sujet d’une tekhnè : « dans la musique, il y a l’ins­
Cette autre économie du pouvoir, d’où disparaît la dua­ trument (la cithare), et puis il y a le musicien1. » Ce rap­
lité entre un qui commande et l’autre qui obéit, Foucault la port est exprimé par le verbe khraômei, « je me sers », et
définit d’abord comme « partenariat avec soi ». « La parrêsia, le substantif khrêsis. L’âme « se sert d’elle-même » et du
c’est une manière de se lier à soi-même dans l’énoncé de la corps, mais un tel « se servir » n’est pas un asservissement.
vérité, de se lier librement à soi-même2. » Suspension de la Khraômei veut dire « user de », mais « pas du tout dans
hiérarchie, de la distance entre commandement et obéissance. le sens d’une utilisation ». Il convient en effet de distinguer
Autre liberté que celle de l’autonomie. Le soi marche en entre usage et utilisation. L’usage, « c’est une certaine atti­
compagnie de soi, sur le même sol. Il (se) vit. C’est pourquoi tude », qui consiste non pas à dominer mais à « s’aban­
Foucault affirme que la parrêsia n’est pas séparable de la donner » à ce dont on fait usage, à se donner à l’instrument,
« forme de vie » Avec elle, le bios s’introduit dans le et par là en un sens à renoncer à soi, au soi comme ins­
problème du gouvernement. tance de commandement. C’est pourquoi l’âme « usa­
H gère », dit Foucault, « n’est pas l’âme architecturée selon
une hiérarchie d’instances [...] qu’il faudrait harmoniser,
comme dans la République2 ».

1. M. Foucault, Herméneutique du sujet, op. cit., p. 54.


1. Ibid., p. 73. 2- Ibid., p. 55.
2. M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, op. ci., p-
J-j •' 229
228

i.
Au voleur !
L’anarchéologie
L’usage a pour effet « de délier le lien qui lie
En up sens, oui. L’idée d’un abandon du paradigme
V01L’instrument de l’âme du gouvernant est le souciaudePou-
jus­ archique hante depuis longtemps une certaine modernité
a0]jtjque. En témoignent les théories physiocrates du
tice « S’occuper de soi-même ou s’occuper de la justice
revient au même2. » S’occuper de la justice suppose évidem­ xvni' siècle- Foucault attribue ainsi à l’économiste François
Quesnay la pensée « utopique » d’un gouvernement par la
ment
Si est aprèsen
résister
de vrai quelque
tout y a pasa dson
qu’il n’sorte propre
autre point,pouvoir.
premier vérité qui atteindrait une telle perfection qu’il n’y aurait plus
et ultime de résistance au pouvoir politique que dans le besoin... de gouvernement.
mnoort
xalement, soiquelque
deen à soi3 »,sorte Se alors,
se résister.doit
le gouvernant gouverner pour­
et parado Si la vérité peut arriver à constituer le climat et la lumière com­
résister au désir de gouverner. muns aux gouvernants et aux gouvernés vous voyez bien qu’il
doit arriver un moment, une espèce de point utopique, dans l’his­
Les rapports entre Platon et Denys ou c _ toire, où l’empire de la vérité pourra faire régner son ordre sans
entre Aristote et
Alexandre l’ont prouvé en parue : « La parresta que les décisions d’une autorité, sans que les choix d’une admi­
-J avec le nistration aient à intervenir autrement que comme formulation
prince est risquée mais pas imPoss>^ », même si « par
définition le pouvoir qu exerce le pr évidente aux yeux de tout le monde de ce qu’il y a à faire. L’exer­
est sans limites, cice du pouvoir ne sera donc jamais que l’indicateur de la vérité.
sans lois souvent, et capable par conséquent de toutes les
violences5 ». Malgré tout, « que le souverain soit accessible Et si cette indication de la vérité se fait de manière suffisamment
démonstrative, tout le monde sera d’accord et à la limite il ne
à la vérité, qu’il y ait, dans le rapport au souverain, un lieu, sera plus nécessaire d’avoir un gouvernement [...]. Appelons cela,
! une place, un emplacement pour le dire-vrai, c’est ce que
! si vous voulez, le principe de Quesnay, qui, malgré [...] son
reconnaissent un certain nombre d’auteurs », à commencer, caractère abstrait et utopique, a eu une importance considérable
donc, par Platon6. dans l’histoire de la pensée politique en Europe1.
î
Le problème du problème du gouvernement est-il alors
résolu ? Est-on véritablement sorti - avec le gouvernement Toutes les conceptions du rapport entre gouvernement et vérité
par la vérité, le partenariat avec soi, l’âme instrumentiste - qui suivront, de Saint-Simon à Rosa Luxemburg et jusqu à
de la logique de gouvernement ? Soljénitsyne, au-delà de leurs différences, ne seront « au fond
que le développement [...] de cette idée physiocratique-.
1. Ibid., p. 56. Voir aussi p. 75. Malgré tout, il faut reposer la question. Le pro ème u
2. Ibid., p. 70-71. problème du gouvernement est-il résolu ? Foucault a-t-il
3. Ibid., p. 241.
4. M. Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit., p. 59.
5. Ibid., p. 57. ’■ Ibid., p. 15.
6. Voir l’exemple de Pisistrate et du paysan, in ibid., p. 56. 2. Ibid., p. 16-17.

230 231

k
Au voleur ! L’anarchéologie

radicalisé «l’idée physiocratique » ? Pour bear-


r n’aura apporté à cette question fondamentale que ,la Ucou
ré} P, il
d’un « esthète ou [d’] un nihiliste1 ». La seule façon--d“Ponse
’envi' Impossible parrêsia
sager la non-nécessité du gouvernement serait finalement En se référant au Ion de Polybe, Foucault rappelle qu’il
ainsi qu’en attestent les tout derniers séminaires, l’isolement existe deux concepts d’égalité en Grèce, l’isonomia et l’isê-
éthique, comme on le voit déjà dans L’Herméneutique du
goria. L’isonomia désigne « l’égalité de tous devant la
sujet, qui quitte bien vite Alcibiade et ses interrogations
loi1 ». Elle caractérise « l’égalité de parole, c’est-à-dire la
politiques pour explorer le repli du souci de soi comme
possibilité pour tout individu, pourvu bien sûr qu’il fasse
forme exclusive de résistance.
partie du dêmos, qu’il fasse partie des citoyens, d’avoir
■ . ■ .t
Foucault demande : « Quelle relation entre le fait d’être

LJ 1 sujet dans une relation de pouvoir et sujet par lequel, pour


accès à la parole2 », de se défendre devant les tribunaux
ou de donner librement son avis. L’isêgoria, quant à elle,
■:

lequel et à propos duquel se manifeste la vérité ? Qu’est-ce qualitative, sert à mesurer l’égalité, et donc aussi l’inégalité,
que c’est que ce double sens du mot “sujet” dans une rela­

il tion de pouvoir, sujet dans une manifestation de vérité2 ? »


Pour beaucoup, cette question n’a jamais trouvé sa réponse.
II faut dire que Foucault semble clore, aussitôt après
des talents.
Foucault rappelle que la « politique », en Grèce, ne ren­
voie pas seulement à la politeia mais bien aussi à la dunas- 4
teia. La politeia, c’est « la constitution, le cadre qui définit :
l’avoir laissé entrevoir, la possibilité d’une abolition de la le statut des citoyens, leurs droits, la façon dont ils prennent
; logique du gouvernement par l’usage politique de la vérité. leurs décisions, la façon dont ils choisissent leur chef, etc? ».

I
/
L’idée d’un « libre partenariat » entre soi et soi et entre le
soi des gouvernants et celui des gouvernés révèle très vite
son extrême fragilité. Un discours contraire vient immédia­
La dunasteia définit pour sa part « la puissance, l’exercice
du pouvoir4 ». « Les problèmes de la politeia, poursuit-il,
ce sont les problèmes de la constitution. Je dirais que les ;

j tement l’ébranler. problèmes de la dunasteia, ce sont les problèmes du jeu


politique : c’est-à-dire de la formation, de l’exercice, de la
limitation, de la garantie aussi apportée à l’ascendant qui
i

est exercé par certains citoyens sur certains autres5. » Or la


dunasteia demande du talent, et tous ne l’ont pas à égalité.
:
Id 1. M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 138.

î ' 1. Judith Butler, « What is Critique ? An Essay on Foucault’s Virtue », <»


David Ingram (dir.), The Political. Readings in Continental Philosophy, Londres,
2.
3.
4.
Ibid., p. 138.
Ibid., p. 145.
Ibid., p. 146.
Basil Blackwell, 2002, p. 212-228, p. 213.
5. Id.

ii
2. M. Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 79.

: 233
232
I
IFs i"
Æ: î
Au voleur !
L’anarchéologie
C’est pourquoi on peut être égal devant la loi - is
1
sans l’être en quelque sorte devant le talent - iségô^'0' Cet équilibre se trouve vite rompu. « Après la mort de
Ainsi, « la parrêsia est quelque chose dont la ]W p' clés [...], Ie îeu de démocratie et de la parrêsia, de la
> '''■ ■

définie et garantie par la politeia. Mais le dire-,— est démocratie et du dire-vrai n’arrivent pas à se combiner et
i- ■ ;-vrai de à s’ajuster d’une façon qui soit convenable et qui permette
n-
S ■ : |h
! l’homme politique est ce par quoi va être assuré le jeu c-
nable de la politique », la dunasteia Ce « jeu conven 1 conve-
h*î
nécessite un talent spécifique qui participe de l’habili —le* »
la survie même de cette démocratie1. » La parrêsia devient
flatterie, démagogie, « faux dire-vrai2 ». De sorte que n’im­
I

leté rhé- porte qui peut désormais dire n’importe quoi. Ceux qui ont
torique.
Les talentueux ont en main les clés du « jeu politia l’ascendant sur les autres ne sont plus les meilleurs selon le
mérite, mais les plus forts, les plus aptes à convaincre en

i
« Dans le jeu de la démocratie, aménagé par la politeia *•
donne à chacun le droit de parler, voilà que quelqu’un arrive' vue de satisfaire leurs intérêts égoïstes.
La parrêsia, condition de possibilité de la démocratie, est
'j pour exercer son ascendant, qui est l’ascendant qu’il exerce
donc en même temps sa condition d’impossibilité. Elle intro­
il dans la parole et dans l’action1. » L’homme qui exerce cet
ascendant est tout désigné pour devenir archonte. Le pro­
blème devient alors celui de l’impossible coexistence de
duit en elle quelque chose d’« irréductible à la structure éga­
litaire3 ». À la fin du chapitre, Foucault précipite le paradoxe
démocratique : « pas de discours vrai sans démocratie, mais
l’égalité et de l’ascendant, qui creuse de nouveau la dissy­
le discours vrai introduit des différences dans la démocratie.
I métrie entre gouvernés et gouvernants. ; ’W :
Pas de démocratie sans discours vrai, mais la démocratie l ■»'
I Le bon équilibre entre politeia et parrêsia n’aura eu lieu menace l’existence même du discours vrai4. » Crise de la
•lii I qu’une seule fois en Grèce, avec le règne de Périclès. Dans démocratie et crise de la parrêsia sont une seule et même crise.
La Guerre du Péloponèse, « Thucydide le dit - à la fois le Or n’est-ce pas le constat de cette crise qui conduit Fou­
paradoxe et le génie de Périclès [est] d’avoir fait en sorte cault à conclure que la parrêsia n’est vraiment libératrice
qu’à la fois il était l’homme le plus influent, le seul, et que lorsqu’elle est individuelle et se confond avec la trans­
l • pourtant la manière dont il exerçait par la parrêsia son formation ascétique de l’individu, le façonnement de sa vie
if
; | ■
pouvoir n’était pas une manière tyrannique mais bien une
manière démocratique2. » Le moment Périclès, c’est ce
en œuvre d’art, en style éthique ? Le bios stylisé ne semble-
t-il pas soudain s’imposer comme seul horizon - bio­
moment unique où l’ascendant n’est pas conféré aux riches apolitique en quelque sorte — de résistance ? Le Foucault
g■h ni aux bien-nés mais aux méritants3.
g;
■i- ' 1. Ibid., p. 164.

t 1. Ibid., p. 159.
2. Id.
3. Ibid., p. 162.
2.
3.
4.
Ibid., p. 166.
Ibid., p. 168.
Id.

II 234
235
1

lia
Au voleur ! L’anarchéologie

parrêsiaste prônerait alors cet « anarchisme ‘stvl It a longtemps décrit comme normé du dehors laisse
encore une fois, comme seule réponse à la crise p V*e’*> ^oucajans les derniers séminaires à une subjectivité qui
renchérissent Michael Hardt et Antonio Negri si f P*ace dans le rapport à soi sa puissance de résistance. Or
avions demandé à Foucault, [...] ce qu’est le bios * - n°Us
! • ; ■ H
eût été inaudible ou inexistante1. » Il n’aurait ^?°nse r "porte à Deleuze d’affirmer qu’il n’y a là aucune rupture.

ilr
IMF
!
pas pu en démontrer la portée politique. « En find^1116111
ce que Foucault ne réussit pas à appréhender, c'est'h™1’16’
“1 # Comment la nouvelle dimension était-elle pourtant
résente dès le début ?* », demande-t-il. La « pensée [de
Foucault] a bien traversé une crise [...] mais c’était une crise

■’
fi ■ J” ’
dynamique réelle de [cette] production [...] Àu c æ" la
poursuivent-ils, Deleuze et Guattari nous offrent u°ntraire>
préhension » du bios, « qui renouvelle la pensée matériar"1
créatrice et non un repentir2 ». Crise créatrice de « modes
de subjectivation » qui se produisent « hors des emprises du
pouvoir3 ». Ces modes de subjectivation - nés du « rapport

I
et s’ancre solidement dans la question de la Drod»«.-
l’être social2. » P UCtlon de à soi4 » pensé comme « constitution de soi5 » - corres­
pondent à l’« invention de nouvelles possibilités de vie6 ».
'i Pour Deleuze, l’immanence n’est pas une obstination de
l’identique. Elle révèle que le même n’est le même qu’à dif­
L’immanence foucaldienne selon Deleuze
férer de soi. Chez Foucault, le sujet du souci de soi ne rompt
pas avec les sujets précédents : « ce n’est pas un dédouble­
Contrairement à ce qu’avancent Hardt et Negri cepen­ ment de l’Un, c’est un redoublement de l’Autre. Ce n’est
dant, Deleuze a toujours été persuadé de la portée politique pas une reproduction du Même, c’est une répétition du Dif­
effective du bios foucaldien. Il prend bien acte d’un « décro­ férent. Ce n’est pas l’émanation d’un JE, c’est la mise en
chage » dans la pensée tardive de Foucault mais montre immanence d’un toujours autre ou d’un Non-moi7. »
qu’il n’interrompt en rien la continuité de sa pensée. Afin L’œuvre de Foucault, comme toute grande œuvre, est un
de défendre Foucault contre toute accusation de dérive indi­ tissu qui se plie. Le pli, voici l’autre nom de l’immanence,

3 vidualiste néolibérale, Deleuze développe une lecture orien­


tée par son propre concept d’immanence.
S’il y a décrochage, celui-ci concerne le passage d’un sujet
« hétéronome » à un sujet « auto-constitué3 ». Le sujet que
la manière dont l’œuvre-sujet de Foucault s’ajoute à elle-
même continûment en se différenciant de manière intensive.

1. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 103.


il' 2- G. Deleuze, Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 2003, p. 134.
1. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, p. 53-54. 3- Ibid., p. 116.
2 jj 4. G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 107.
3. R. Schürmann, « Se constituer soi-même en sujet anarchique », t
Études philosophiques, n° 4 “Foucault/Recherches », octobre- ecem te 6. G. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 125.
7. Id.
p. 451-471, p. 473.
237
236

I 1
Au voleur ! L’anarchéologie

Sa « redistribution », sa « réorganisation1 » je dirais, bon... et j’ai donné les raisons pour les-
accomplissements séparés mais les froissements d’i pas des
nesont
je pensais qu’on pouvait dire que les rapports de
tissu. Foucault aurait toujours décrit le rapport à soi’unccû
même
que ou de pouvoir étaient cause immanente des formes
un pliage. -Juinie savoir. » Tout bien considéré, il est donc possible de
! J;!1; Certes, Deleuze parle bien de l’œuvre tardive de Foucaul maintenir que Foucault a malgré tout, sans le dire, « choisi
PS comme d’un « accroc » puisque le souci de soi introduit une
dimension du sujet jusque-là absente2. « Cette dérivée, ce
le point de vue de l’immanence1. » N’affirme-t-il pas que la
résistance n’est jamais extérieure au pouvoir ? Et « la règle
décrochage, il faut les entendre au sens où le rapport à soi d’immanence », dans La Volonté de savoir, n’est-elle pas
: prend de l’indépendance ». Cependant, « l’accroc n’est plus l’une des cinq règles de méthode de l’analyse du pouvoir2 ?
l’accident du tissu, mais la nouvelle règle d’après laquelle le C’est pourquoi Deleuze s’autorise à voir dans l’œuvre de
tissu externe se tord, s’invagine et se double3 ». Comme Rous­ Foucault le développement continu d’une « cause imma­
sel, « Foucault a soudé, cousu tous les sens du mot doublure4 ». nente » - « qui s’actualise dans son effet, qui s’intégre dans
Et « d’accroc en accroc », on voit se renforcer les fils et le son effet, qui se différencie dans son effet. Ou plutôt la
tissu résister au déchirures5. Parler de pli, c’est caractériser le cause immanente est celle dont l’effet l’actualise, l’intègre et
dehors comme une invagination. Le « plissement du dehors6 » la différencie. Aussi y a-t-il corrélation, présupposition réci­
apparaît comme la doublure de l’« espace du dedans7 ». proque entre la cause et l’effet3. »
La décision de lire la pensée foucaldienne à la lumière
de l’immanence est ancienne, déjà développée dans les cours
Quel est donc l’effet actualisé de cette cause immanente
dans les derniers séminaires ? Rien de moins - c’est évidem­
A
* de Vincennes. Deleuze admet un instant cependant que « le ment ce qui retient toute mon attention - que le concept de
mot “immanent” ne convient pas. [...] Je retire ce que je gouvernement, devenu « gouvernement de soi » sans rien
dis puisque Foucault n’emploie pas le mot immanence , il perdre de sa portée politique :
nous dit juste que pouvoir et savoir sont l’un dans l’autre. »
,x
C’est comme si les rapports ‘ dehors
du ‘ ; se pliaient, se cour-
Toutefois, ajoute-t-il, « traduire ça en termes d’immanence
baient pour faire une doublure,
i et laisser surgir un rapport
ne me paraît pas exagéré. Pouvoir et savoir sont l’un dans
1- Cours de Vincennes du 7 janvier 1986. Deleuze Webminaire.
1. Ibid., p. 110. 2. Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, I, La Volonté de savoir, chap.II,
“ Méthode » : « Les relations de pouvoir ne sont pas en position d’extériorité à
2. Ibid., p. 105.
^3rd d’autres types de rapports (processus économiques, rapports de connais­
H 3. Id. sance, relations sexuelles), mais [...] elles leur sont immanentes », p. 123-124.
■ 4. Id. 3. G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 44-45. Voir aussi G. Deleuze, « Qu’est-ce
5. Ibid., p. 106. Qu’un dispositif ? », Deux régimes de fous et autres textes (1975-1995), éd. David
6. Ibid., p. 113. ;
Lapoujade, Paris, Minuit, 2003, p. 320 sq.
7. Ibid., p. 126.
239
238
Au voleur ! L’anarchéologie

à soi constituer un dedans qui se creuse et se développe pli, selon Foucault, est un rapport de la force
suivant une dimension propre : 1 « enkrateia », le rapport forces : un

r 1
à soi comme maîtrise, c’est un pouvoir qu on exerce SUr
soi même dans le pouvoir qu’on exerce sur les autres (com­
ment
” pourrait-on
, mL gouverner
e >) au point que le les autresà si
rapport ne se gouvernait
soiondevient « nrinrS-
avec soi1.

L’auto-affection forme le cœur de la pensée deleuzienne


de l'immanence. Sans aucun égard pour toutes les déconstruc­
; de régulation interne» par rapport au pouvoir— principe tions que ce terme a subies dans la seconde moitié du
de la politique, de la famille, de l’eloquence et constituant XXe siècle, Deleuze maintient que l’auto-affection est la loi
: la vertu même1. des jeux, de
de l’être - « l’essence qui s’affecte elle-même ». C’est là le
sens et la portée de la connaissance du troisième genre chez
Deleuze note ici une similitude entre Foucault et Spinoza.
Spinoza. Le cours de Vincennes du 24 mars 1981 montre
Entre le rapport du pouvoir constituant et du pouvoir consti­
en effet qu’à chacun des trois genres de connaissance dis­
tué chez le premier, et celui de la natura naturans (substance
tingués par Spinoza correspondent trois manières d’être
: - et cause) et de la natura naturata (mode et effet) chez le
affecté : la peau affectée par le soleil, la toile du peintre
second. Rapports qui sont, chez l’un comme chez l’autre,
touchée par la lumière qu’elle réfléchit, enfin l’affection de
l’envers et l’endroit d’une même étoffe.
Dieu par sa propre essence. Or Deleuze voit une proximité
réelle entre ce motif de la différenciation intrinsèque comme
pli et la signification du gouvernement de soi chez Foucault
Il ' ■ L’auto-affection La dynamique de l’auto-affection a pour Deleuze une
portée politique évidente, elle décide précisément selon lui
Or, et l’on touche là au point essentiel, ce pli de l’étoffe d’une orientation anarchiste de l’ontologie. Si même Dieu
est pour Deleuze l’image concrète de l’auto-affection. Un

' 01
s’auto-affecte, cela signifie que l’auto-affection est la loi de
papier que l’on plie est un papier qui se touche. Lorsque tout être. L’image de la force repliée sur elle-même
Foucault parle du gouvernement de soi, il désigne précisé­ “ exprime » l’absence de hiérarchie du entre le constituant
ment un repli du soi sur lui-même. Cette re-touche est en et le constitué, la cause n’a pas autorité de principe sur son
même temps acte de résistance. Un papier plié est plus épais. effet. Lequel, même coup, ne lui est plus subordonné. L’im­
j H
Une force gagne en force en se repliant.
Dépasser le pouvoir, ce serait comme ployer la force,
manence est bien la dissidente anarchiste de l’ontologie.
Ce qui me paraît frappant dans une ontologie pure [comme
celle de Spinoza], c’est à quel point elle répudie les hiérarchies.
ii faire qu’elle s’affecte elle-même, au lieu d’affecter d’autres

aÜK 1. G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 107.

240
1- G. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 134.

241

i■
!|
Au voleur ! L’anarchéologie

En effet, s’il n’y a pas d’Un supérieur à l’Être, si l’Être se d t a


tout ce qui est et se dit de tout ce qui est en un seul et * substance d’où viennent les accidents. Plus de diastème pré
sens, c’est ça qui m’a paru être la proposition ontologie"16 dicative. Le gouvernement de soi, pliant le soi sur lui-même
en réduit la distance, l’honzontalise en quelque sorte L’im’
clef : il n’y a pas d’unité supérieure à l’être et, dès lors, l'être
dit de tout ce dont il se dit, c’est-à-dire se dit de tout ce qui 1 manence est un flux ontologique qui relie Plotin à Spinoza
se dit de tout étant, en un seul et même sens. C’est le mond’ et Spinoza à Foucault. Chaque fois une. Chaque fois diffé-
de l’immanence. Ce monde de l’immanence ontologique es6 rente. Chaque
C fois anarchiste.
un monde essentiellement anti-hiérarchique. [...]. Tout ét“‘
effectue son être autant qu’il est en lui. Un point c’est tout *
C’est la pensée anti-hiérarchique. À la limite, c’est une espèce
d’anarchie. Il y a une anarchie des étants dans l’être1. Dès lors, s’il est vrai qu’immanence et anarchie coïn­
cident, pourquoi ne suis-je pas satisfaite de cette lecture ?
Dans un texte intitulé « Les plages d’immanence », écrit
Parce que Deleuze lui-même ne peut éviter de réintro­
en hommage à Maurice de Gandillac, Deleuze affirme que
duire la logique du commandement et de l’obéissance dans
chez Plotin également, en une ressemblance anticipée et frap­
le pli de l’immanence. Comment, en effet, définit-il le gou­
pante avec Spinoza que tout semble pourtant séparer, I’« Être vernement de soi ? Le « rapport de la force avec soi », dit-il,
est univoque, égal : c’est-à-dire que les êtres sont également
est un « pouvoir de s’affecter soi-même, un affect de soi par
être, au sens où chacun effectue sa propre puissance dans soi' ». Or cet « affect de soi par soi » est « domination de
un voisinage immédiat avec la cause première. Il n’y a plus soi2 ». L’individu libre est celui qui doit savoir se dominer
de cause éloignée : le rocher, le lys, la bête et l’homme lui-même pour commander aux autres. « Suivant le dia­
chantent également la gloire de Dieu dans une sorte d’an­ gramme grec, déclare en effet Deleuze, seuls les hommes
archie couronnée2 ». libres peuvent dominer les autres [...]. Mais comment
En prenant le parti de lire Foucault à partir de l’imma­ domineraient-ils les autres s’ils ne se dominaient eux-mêmes ?
nence, Deleuze voit dans sa pensée une occurrence frappante U faut que la domination des autres se double d’une domi­
du même anarchisme ontologique : forme fondamentale de nation de soi. Il faut que le rapport avec les autres se
l’auto-affection, le gouvernement de soi, pensé comme pli, doublent d’un rapport avec soi3. » Avec le concept d’auto­
perd toute dimension hiérarchique. Plus de pente. Plus e affection se réintroduit, subrepticement mais nécessairement,
« provenir ». Le sujet n’est plus, comme chez Aristote, une le couple activité-passivité, qu’il est difficile de séparer de

1. G. Deleuze, Cours de Vincennes du 16 décembre 1980. Webdeleuze. 1. G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 107.
2. G. Deleuze, « Les plages d’immanence », Deux régimes de fous, op. cit., 2. Ibid., p. 108.
p. 244. 3. M.

243
242
Au voleur ! L’anarchéologie

celui du commandement et de l’obéissance. La dominatn Rappelons qu’Alcibiade se destine à gouverner la cité et


reste en place. Ce faisant, l’interprétation par l’imr* ___ionc e Socrate, à cette fin, l’éduque au souci de soi, l’exhorte


r
manque, du fait du concept d’auto-affection qui la lm anence
soutient, ? s’occuper d’abord de lui-même. La parrêsia avec le futur
la véritable dimension anarchiste de la pensée de Foucault, archonte est encore possible, le souci de justice encore com­
. ■ ■ son affirmation du non-gouvernable. patible avec le jeu politique. Ce souci apparaît comme la
forme même de l’âme.
L’éducation de l’âme au souci s’apparente, rappelons-le,
La réponse de Foucault à la pratique d’un instrument. On remarque pourtant que
Platon passe presqu'imperceptiblement, dans le fil du dia­
Repartons de la question posée dans L’Herméneutique logue, de l’image de l’âme-usagère à celle de l’âme-pilote,
du sujet : « quel est donc ce soi dont il faut se soucier quand de l’instrument à la cybernétique. Le partenariat avec soi
on dit qu’il faut se soucier de soi P1 » « Il faut savoir [en est progressivement assimilé au contrôle de soi. La struc­
effet], poursuit Foucault, ce que c’est que auto to auto1. » ture psycho-hiérarchique du commander-obéir impose I
Or ce n’est que dans le dernier séminaire, Le Courage de finalement son schème en lieu et place de l’usage et du

J la vérité, que cette question trouve sa réponse définitive, qui


fait barrage à la thèse de l’immanence. Foucault commence
par donner un coup de ciseau dans le corpus platonicien, un
lien libre au pouvoir. S’occuper de soi-même signifie pro­
gressivement, et seulement, se gouverner soi-même. Se
' • en quelque sorte le para-
soucier de soi signifie intérioriser
coup qui ébranle toute la suite du discours. Il y a, affirme-t-il, digme archique, la logique du û_ commandement et de
le Platon d’Alcibiade et le Platon du Lâchés. Une série de l’obéissance.
schizes en cascade provoque à partir de là la fente du sujet, Dans Le Courage de la vérité, au sujet d’Alcibiade, Fou­
le rejet de l’auto-affection et enfin l’adieu au gouvernement. cault reconnaît qu’« au fond, le philosophe est celui qui est
capable d’établir dans son âme et par rapport à lui-même
un type de hiérarchie et un type de pouvoir qui est du meme
Deux dialogues de Platon, deux sujets ordre, qui est la même forme, la même structure que e
pouvoir exercé dans une monarchie par un monarque. L-.-J
H y a donc en effet une essence, une forme, une structure :
Dans Alcibiade comme dans Lâchés, il est question ’•

d’éducation, mais selon deux perspectives contraires entre communes à la monarchie politique et à la souveraineté e
soi sur soi1. » Cette structure hiérarchique supp ante e
lesquelles Foucault coupe radicalement.
nomie du partenariat.
1. M. Foucault, Herméneutique du sujet, op. cit., p. 39. 1. M. Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit., p* 251.
2. Ibid., p. 52.
245
244
Au voleur ! L’anarchéologie

Le Courage de la vérité développe explicitement eur disent-ils, de reproduire ce schéma avec leurs propres
tique de cette structure, que l’Herméneutique du su Une **'
encore à abandonner. Longtemps, Foucault contiÊ Pe*n! ^Comment élever les enfants ? Faut-il les confier à un
h définir les techniques du soi comme des pratiques d * maître et lequel ? Les deux généraux vont présenter tour à
nation de soi - ce qui semble valider l’interprétati °%l' tour leur vision de l’éducation au courage. Socrate intervient
i; 5i Deleuze. « J’appelle “gouvernementalité”, déclare-t-ifd tard dans le dialogue et opère, dit Foucault, une transforma­
. un entretien, la rencontre entre les techniques de domi tion du champ de la discussion. Il accomplit « le passage du
exercées sur les autres et les techniques de soi. J’ai peut A°n modèle politique de la discussion à un modèle que l’on pour­
trop insisté sur les techniques de domination et de pouv •* rait dire technique1 ». Celui qui doit l’emporter, en matière

:
;
Je m’intéresse de plus en plus à l’interaction qui s’opèr d’éducation, n’est pas un gouvernant mais un instrumentiste,
entre soi et les autres, et aux techniques de domination « un technicien du soin2 », qui apprend à sculpter l’existence,
individuelle, au mode d’action qu’un individu exerce sur comme une statue ou comme on tire un instrument d’une
lui-même à travers les techniques de soi1. » Foucault ne pièce de bois. Le commandement s’efface, et la hiérarchie
quitte pas encore l’individu-monarque.
? Mais ce n’est pas son dernier mot.
gouvernementale avec lui. Au passage, l’« âme » devient
«forme de vie ». Le schème instrumental acquiert enfin sa
Commence, dans Le Courage de la vérité, la lecture du puissance de suspension de la logique de gouvernement. Il
Lâchés, qui apporte un éclairage nouveau sur le « soi ». n’est contredit cette fois, à l’inverse de ce qui se produit dans
Dans ce dialogue, il s’agit cette fois d’éducation manquée. Alcibiade, par aucune thématique de contrôle.
Les jeunes Mélésias et Lysimaque ont été mal élevés par Le contraste entre les deux dialogues se précise : contraste
leurs pères qui, s’étant trop consacrés à leur carrière poli­ entre la « connaissance de l’âme par elle-même » d’un côté,
tique, n’ont pas pris soin d’eux. « Si nous avons mené une l’« épreuve de vie » de l’autre. Entre « le mode d’être onto­
vie si obscure, disent les jeunes-gens, n’est-ce pas précisé­ logique de l’âme » et « le style de vie, la forme même que
ment parce que nos parents, nos pères se sont occupés des l’on donne à la vie3 ». Deux compréhensions différentes du
affaires des autres ? Si absorbés qu’ils étaient dans les souci4. Le Lâchés est un texte « dans lequel on voit très
affaires de la cité, si occupés à traiter ta ton allôn pragmata clairement apparaître le bios comme objet du souci, beau­
I (les affaires des autres), ils n’ont pas pu ne pas nous négli­
ger2. » De ce fait, Mélésias et Lysimaque s’ouvrent de leur
coup plus que l’âme5 ».

crainte à Nicias et Lâchés, deux généraux réputés : i s ont 1. Ibid., p. 125.


2. Ibid., 126.
3. Ibid., p. 134.
1. M. Foucault, « Les techniques de soi », Dits et Écrits H, op. cit., p. I6M- 4. Ibid., p. 119.
5. Id.
2. M. Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit., p. 123.
247
246
I

!
Au voleur ! L’anarchéologie

Ce qui est en jeu n’est rien de moins, d’un dialoeu '


i l’autre, que l’émergence d’un tout autre sujet. « Qu’en est j
de toi [je souligne] et du logos [...], peux-tu donner le fo? Cynisme et anarchisme
de toi-même ?* », demande Socrate dans Lâchés. Donner?
logos de soi-meme, c est montrer comment le logos est ins Comment le comprendre ? Foucault insiste sur la parenté
crit dans « la manière dont on vit2 ». À partir de ce moment i existe entre cynisme et anarchisme. Le cynisme apparaît
le séminaire se concentre sur cette bifurcation qui conduit en effet, dans Le Courage de la vérité, comme le premier
au sujet du « mode de vie3 ». visage de l’anarchisme à venir1. « Le cynisme, l’idée d’un
mode de vie qui serait la manifestation irruptive, violente,
II : '• I
Mais l’interprétation du Lâchés n’est qu’un début4
Début d’un changement total de trajectoire qui s’aggrave
dans la suite du séminaire. On passe en effet sans transition,
scandaleuse de la vérité, écrit Foucault, fait partie et a fait
partie de la pratique révolutionnaire et des formes prises
parles mouvements révolutionnaires au long du XIXe siècle2. »
i U au cours de la même leçon du 29 février 1984, de la lecture
Le bios cynique annonce la « vie révolutionnaire »
i 'I
du Lâchés à celle des Cyniques. Le souci comme « mise en
forme [du] mode de vie5 » prend alors sa dimension poli­
tique radicale. Il est vrai que, dans le Lâchés, Socrate
Pourquoi ? Est-ce seulement à cause de la conduite
« scandaleuse » du cynique, qui s’en prend « aux conven­ ’j
tions, aux lois, aux institutions3 ? Certainement, mais ce
Ik i concluait son discours par ces mots : « disons adieu à la
n’est qu’un premier niveau d’explication. Le second, où se
scène politique, aux procédures de la scène politique»,
H
! ;
exhortant les jeunes gens délaissés par leurs pères à se reti­
rer de cela même qui a causé leur abandon.
produit la rupture véritable, concerne la séparation défini­
tive entre forme de vie et auto-affection. Séparation qui . »
semble à première vue impossible dans la mesure où l’auto­
Le cynisme apparaît comme la forme la plus radicale de
cet adieu. Un adieu qui, répétons-le, n’est pas un adieu à la
affection est habituellement présentée, en biologie comme
en philosophie, comme le phénomène même de la vie. Pour­

i politique, mais à sa « scène ». Un adieu à la dynastie, un adieu
à ï’arkhè, au microcosme, à la caste, à l’oligarchie, en un mot,
on va le voir, un adieu au gouvernement. Le bios, loin d etre
tant, c’est bien une telle séparation qui caractérise la vie
cynique et, au-delà, provoque la schize du sujet foucaldien.
L’anarchisme qui se dessine dans Le Courage de la vérité

n
r i
le cimetière de la politique, est sa nouvelle naissance.

1. Ibid., p. 134.
procède en effet d’une rupture avec le schème de l auto­
affection.
3kMmi
2. Id. 1. Foucault précise : « de la période hellénistique etX romaine, (...)
3. Id. Diogène Laërce, Dion Chrysostome, et jusqu’à un certain
c— point Epictète »,
4. Ibid., p. 119. ,b‘d., p. 153.
5. Ibid., p. 135. 2- Ibid., p. 169.
3. Ibid., p. 261.
6. Ibid., p. 126.
249
248
Au voleur ! L’anarchéologie

R Revenons au gouvernement de l’âme dans l’Alcibiad


Le rapport hiérarchique qui le structure prend sa sou/
Est-ce l’auto-affection (le pli miroitant du soi sur lui-
! ême) qui détermine la logique politique du commandement
S dans la possibilité qu’a l’âme de se réfléchir. « Si l’On veut de l’obéissance, est-ce à l’inverse la logique politique du
savoir comment l’âme, puisque nous savons maintenant que 6 mmandement et de l’obéissance qui détermine l’auto-
c’est l’âme qui doit se connaître elle-même, peut se connaître
affection de la psyché ? Il est impossible de le savoir. Ce qui
elle-même, eh bien prenons l’exemple de l’œil. Quand Un
est sûr, en tout cas, c’est que l’auto-affection implique dans
œil peut se voir, c’est à quelles conditions et comment ? Eh
tous les cas cette « structure monarchique » qui suppose
bien, quand il perçoit l’image de lui-même qui lui est ren­
passivité et activité, distance entre le haut et le bas.
voyée par un miroir1. » L’auto-affection est l’appellation
: Or, le « gnôti seauton qui vaut dans le Lâchés comme
tardive de la réflexivité de l’âme.
il vaut dans l’Alcibiade, qui vaut pour découvrir l’âme d’un
Le miroir de l’âme signale la présence du divin en elle :
côté, pour mettre à jour le problème du bios de l’autre, cette
« C’est en se tournant vers le divin que l’âme va pouvoir se connaissance de soi a évidemment une forme très différente
1
;
saisir elle-même2. » En une économie qui n’est pas si éloignée
de celle que Deleuze décrit comme affection de l’essence,
lorsque la reddition du compte de soi-même est indexée au
problème du bios (de la vie) et non à la découverte de l’âme
l’âme se réfléchit en faisant rayonner sa partie divine, comme comme réalité ontologiquement distincte1 ». Cette « diffé­
; si elle se pliait elle-même pour mieux capter la lumière. rence » tient au fait que le « soi » du cynique précisément
Mais ce « pli » doit nécessairement s’entendre aussi ne se réfléchit pas, brise les miroirs et, avec eux, le couple
; comme un « se plier à », un obéir. En effet, c’est vers le de l’activité et de la passivité.
W-
111 11>
haut que l’âme se tourne d’abord pour regarder dans le
miroir : l’auto-affection suppose d’abord une « ascension »
Schürmann a très bien vu que dans les textes tardifs de
Foucault, « la réflexion visant le dedans se dispersait] en
ilji intérieure, un geste d’obédience vis-à-vis de « ce principe de autant de réflexes visant le dehors2 ». Affirmant la différence
pensée et de connaissance qu’est le divin3 ». Forte de ce des « deux stratégies, analytique et ascétique3 », il a compris
savoir, l’âme est désormais prête à « redescendre ». Les qu’il n’y avait chez le dernier Foucault aucun « retrait tro­
t i4 degrés de cette ascension et de cette descente, cette hiérarchie pique vers la vie intérieure4 ». Que le propos restait jusqu’au
bout politique. Néanmoins, cherchant lui aussi une manière
:l : interne du haut et du bas, révèlent la structure archique
gouvernement de soi. de suturer « l’accroc », il a surimposé au texte foucaldien

H
I
I ii
L'
1. M. Foucault, Herméneutique du sujet, op. cit., p. 68.
2. Id. La même analyse est reprise dans Le Courage de la vérité, op. cit.,
p. 147.
3. M. Foucault, Herméneutique du sujet, op. cit., p. 70.
p
2 n* ^oucault’ Courage de la vérité, op. cit., p. 148.
^churmann, « Se constituer soi-même en sujet anarchique », art. cité,

3. Ibid., p. 458.
4- Ibid., p. 465.
4. Id.
I1 251
h
'■ g

250
m
il ■
Au voleur !
L’anarchéologie
un schème qui ne lui rend pas plus justice qUe Ce|u' .
l’immanence parce qu’il lui ressemble trop : le schèm' h La vie cynique est une vie de chien parce que, comme celle
l’auto-constitution, qui n’est qu’un autre nom de 1> 6 de des chiens,
arriver, elleelle estattachée
n’est à rienIndifférente
indifférente. 1. à tout ce Houi P
cr .
affection. 1 auto­
Il est frappant de remarquer que, comme Deleuze, Schü
mann conclut à un anarchisme de Foucault qui n’est pa ? 11 n’y a pas de vie, dit-on, sans auto-affection ni homéo­
bon. « Que puis-je faire [...]?», demande Schürmann en stasie. C’est vrai. Mais elles n’impliquent pas nécessairement
donnant la parole au sujet foucaldien. « Me constituer en le contact spéculaire avec soi. Aujourd’hui, on sait que
sujet anarchique1. » « Se constituer soi-même en sujet anar­ l’auto-affection est d’abord et avant tout un mécanisme
chique » - titre de son bel article - désigne le revirement cérébral et qu’à ce titre elle échappe à la saisie réflexive.
Mil qui fait passer d’un sujet gouverné « par les formations dis­
cursives des effets de pouvoir » à un sujet « pratique » en
Diogène semblait le pressentir, qui observait longuement les
animaux. « On trouve là toute une série d’anecdotes : celle
voie d’« auto-constitution2 ». de Diogène observant comment vivent les souris, de Diogène
Le problème est que l’idée d’une constitution de soi ren­ voyant un escargot qui porte sa maison sur son dos et qui
voie encore à la logique de gouvernement et suppose tou­ décide de vivre de la même manière2. » Plus loin : « l’ani­
jours, d’une manière ou d’une autre, une autorité. malité, c’est un exercice. [...] Le bios philosophikos [...],
Le soi du cynique, précisément, ne s’autoconstitue pas. c’est l’animalité de l’être humain relevée comme un défi,
i
En ce sens, son ascèse est différente de celle du souci. Il y pratiquée comme un exercice, et jetée à la face des autres
a certes deux « moitiés » dans ce soi, mais elles ne se reflètent comme un scandale3. » Il n’y a pas, chez les animaux, de
pas l’une l’autre. L’une des deux est un chien. Et il n’y a stade du miroir. Mais c’est là une ressource, non un défaut.
pas de miroitement possible entre les deux faces de cet
étrange couple. La vie cynique - bios kunikos - « est sans
La monnaie de la pièce
pudeur, sans honte, sans aspect humain » parce qu’elle cesse
précisément de se regarder dans la glace. Foucault rappelle La devise des Cyniques était « parakharaxon o
que le cynique se masturbait en public. Il se touchait onc, nomisma », que l’on traduit par « changer la va eur e a
mais en s’exposant ainsi, il ridiculisait le toucher de soi et monnaie », ou « altère ta monnaie4 ». Cette devise me e
par là même profanait l’auto-affection, y substituant 1 indif­
! férence : 1. M. Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit., p. 224.
2. Ibid., p. 244.
3. Ibid., p. 245.
1. Ibid., p. 469. 4. Ibid., p. 222. Ce « qui permettra à cette pièce de circuler avec sa vraie
: valeur », p. 209.
2. Ibid., p. 453.
ii
. i 253
252
L’anarchéologie
Au voleur !
ce point de vue-là, les Cyniques ne changent pas [...]
lumière la connexion immédiate qui existe entre la mon ■
i ^tal même de cette pièce de monnaie1. » Mais l’effigie
(numismos) et la loi (nomos). « Changer la valeur deT
• plus l’âme. La pièce n’est plus marquée du sceau psy­
monnaie, c’est [...] prendre une certaine attitude à l’é2 j
de ce qui est convention, règle, loi1. » 6ard chique. Les principes perdent l’estampille de leur pilote, de
La métaphore de la pièce de monnaie est d’ordina’ leur gouvernement. Dès lors, le changement d’effigie « pousse
employée en philosophie pour désigner l’usure, la dévalua- ! Ces principes jusqu’à leur point extrême », jusqu’au point
tion de la vérité qui résulte de sa trop longue circulation où ils ne signifient plus rien. « Reprendre la pièce de mon­
En circulant, la pièce s’use en effet, son effigie s’efface, son naie, changer l’effigie, [c’est] faire en quelque sorte grimacer
le thème de la vraie vie2. »
H métal perd en épaisseur. Réévaluer la monnaie consiste alors
à émettre de nouvelles pièces. Le sens de cette métaphore D’ordinaire, la pièce de monnaie de l’âme est cette sur­
face rutilante dans laquelle l’âme se voit elle-même en par­
désigne la perte puis la régénération de la vérité. Foucault
insiste bien sur le fait que dans la devise cynique, à l’inverse,
faite conformité avec les principes, les arkhai de la vie
If, ■
ir
véritable. Or ici, la pièce devient, par un changement à la
iKI la pièce précisément ne s’use pas, ne se dévalue pas. Ne perd
rien de sa matière2. Il ne s’agit donc pas, en changeant ou | surface, l’autre du miroir. Le cynisme est « le miroir brisé »
iil1 altérant sa valeur, de la réémettre ni de la remplacer. Il s’agit
de changer son effigie.
de la philosophie3.
Sur la pièce cynique apparaît donc un chien à la place
de l’âme. Le chien cynique, dit Foucault, est diacritique. Il
Métaphore peu compréhensible en comparaison de celle
Il I
W• [
de l’usure. On a tous vu des pièces usées, touillées, salies,
incarne cette différence entre deux effigies, cette différence
qui ne se voit pas, ne se réfléchit pas. Il l’incorpore. L’âme
ternies, mais jamais une même pièce changer d’effigie.
du chien, c’est son corps. L’effigie animale de la vie incor­
F- Lorsqu’une pièce change d’effigie, c’est une autre pièce. Une pore la limite du gouvernable, aboie en quelque sorte le
fîgh ii. nouvelle monnaie.
Ici, le métal de la pièce reste ce qu’il est, seule 1 effigie
change. Le métal symbolise « la vraie valeur3 », l’ensemble
non-gouvernable. Ce qui ne se mire jamais. Ce qui ne peut
être que dominé. Soumis à la domination. On ne gouverne

&I des « principes de la vie véritable » (alêthês bios), que les


cyniques partagent avec Platon et qu’ils veulent « repren* re
jamais un animal, quelle que soit la méthode employée. On
le domine. Même l’apprivoisement le plus doux, le plus
aimant, est une domination. Le non-gouvernable, ai-je dit
:

au plus près de la valeur traditionnelle qu’elle a reçue ». pour commencer, est, comme l’animal, ce qui ne peut être

1. Ibid., p. 209. 1. W. ; - ïfç


2. Id. 2. Id.
3. Id. 3- Ibid., p. 214.
4. Id.
255
254


Au voleur ! L’anarchéologie

dresstlTTn cTTens8il reste non gouvernable' U* onclusion, puisqu’il est souvent admis que la vocation
Wtte ue de la philosophie consiste précisément à s’insurger
gouvernable, voilà ce que le cynique oppose à l’hégémonie. Crltue l’ordre néolibéral. Mais il est clair en même temps
Par son mode de vie, son bios, Diogene s expose absolument c0?une telle critique s’ordonne à des principes que Foucault
à la domination,
trase meurtre
un escargot.auOn peut leOn peutle1 réduire
briser, comme
écraser en on
miettes. ? preinier n’a cessé de remettre en question : la célébration

IH On peut l’exiler, le torturer. On ne peut pas le gouverner.


11 est autre au gouvernement. Ce n’est pas que le cynique
de l’obéissance, de la soumission, la figure du sujet de droit
ou celle du citoyen respectueux du gouvernement. Comme
le dit justement Geoffroy de Lagasnerie, « s’il est vrai que
oit désobéissant. C’est plutôt que quelque chose, en lui est

le pouvoir politique fonctionne à l’obéissance, à la résigna­
absolument étranger à l’ordre hiérarchique. Et ce « quelque
» cd’’est vie. Rien àdelui-même, tion, à la négativité, alors sortir de ce cadre représente [pour
Ck Loin êtrelaidentique moins quele lasujet
vie. de Foucault
Foucault] une tâche urgente1 ». Rappelons que pour Fou­
cault, « là où il y a parrêsia, il ne peut pas y avoir obéis­
«r scindé déchiré entre le gouvernement monarchique de
Pâme et l’organisation anarchiste de l’âme non gouvernable. sance2 ».
À h fin le sujet, las de se Le cynique du Courage de la vérité se démarque radica­
mütte îê gouvernement. pourtantquitte
Etréfléchir, la scene
Foucault politique,
continue d ap- lement de l’anarchiste du capital en ce que ce dernier reste

11 !ii 9i Xwernement » un tel adieu. Gouvernement de soi. dans tous les cas inféodé à ce que l’on peut appeler une

In
r r
Sdôi. alors lire Le Co«W * ■'ériré comme un res,.-

ment anarchiste dissimulé.


gouvernementalité anti-gouvernementale : celle de l’entre­
prise, de l’intérêt et des transactions3. La pièce cynique quant
à elle n’a pas cours dans le circuit du marché. Avec elle, on
ne peut rien acheter.
I
lF ■ Le bios cynique, anarchiste, demeure extra-économique.
Conclusion Incarne-t-il malgré tout, comme on l’a tellement dit, cet

; P1 Qu’en est-il pour finir du Foucault « néolibéral » ? Il est


individualisme narcissique, détaché de toute préoccupation
politique et occupé à ne résister qu’à ce qui le menace ?
: ■

h !i vrai qu’il a affirmé, dans Naissance de la biopolitique, que Évidemment non. Le Courage de la vérité laisse entendre

ï. '
le néolibéralisme présentait une certaine forme d’émancipa­
tion, du fait de sa « phobie d’État » : la question « pourquoi
donc faudrait-il gouverner ? » est bien sa devise1. Beaucoup
ont considéré que Foucault avait failli à sa tâche en énonçant
s
dx socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, « Documents », 2010.
II;. 1. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 324.
2. M. Foucault, Le Courage de la vérité., op. cit, p. •
3. Voir M. Foucault, Naissance de la biopolitique» op. •»

257
256
K
il
Au voleur !
L’anarchéologie
que le retrait de la scène politique, rendu nécessai:
corruption et la dévaluation de la parrêsia, n’est lre Par la autre, se dessine la rupture entre deux destins de la subjec­
F lude à un rebond, à un éveil, qui annoncent une le pré, tivité. Deux destins, du même coup, de la philosophie et de
catégorie de l’agir. nouvelle la politique. « L’autre monde et la vie autre ont été me
: L’anarchisme cynique préfigure la preuve p„r ia væ
Par la vj( semble-t-il au fond, les deux grands thèmes, les deux grandes
que les activistes contemporains appellent l’engagement pré formes, les deux grandes limites entre lesquelles la philo­
figuratif (prefigurative action). L’engagement préfigurât^ sophie occidentale n’a pas cessé de se développer1 » même
affirme que c’est par le mode de vie, ici, maintenant, par |a si cette seconde « limite » a été constamment recouverte et
transformation des façons de vivre, que l’on peut changer occultée par la première.
les choses, sans aucun besoin de gouvernement. Le cynique
’.C 't' ■ . est un roi en « militance », dit Foucault. Or « c’est [...] Une X-

111 militance qui prétend changer le monde », ici, maintenant,


par le style de vie, « beaucoup plus qu’une militance qui
chercherait simplement à fournir à ses adeptes les moyens
Les deux interprétations les plus répandues de l’anar­
chisme apparent de Foucault, immanence et trahison - la
de parvenir à une vie meilleure1 ». première étant évidemment la plus profonde et la plus inté­
La “préfiguration” politique est un mode d’action expé­ ressante, ce qui explique le long développement que je lui
rimental. Elle ne dépend pas de principes, brouille les limites ai consacré -, échouent à le mettre au jour comme ce qu’il
entre moyens et fins et se concentre sur le présent, sur la est : une rupture de sujet, une défaite du commander-obéir
possibilité de le transformer2. Le « présent », si bien analysé et une critique de l’auto-affection.
dans « Qu’est-ce que les Lumières3 ? », est devenu pour Fou­ Le doute sur la pertinence de la lecture immanentiste
permet aussi de réinterroger l’affirmation deleuzienne du
T : cault, à travers la lecture des cyniques, le présent de l’action
directe. Ce n’est plus « l’autre monde » qu’il s’agit d’at­ lien entre politique et affect, et de faire peser le soupçon sur
l’habitude désormais bien installée de penser le jeu politique
teindre, mais le « monde autre », c’est-à-dire « la vie autre »
Entre autre vie et vie autre, entre autre monde et monde à partir, précisément, des affects. D’une part, parce que
toute théorie des affects, quelle qu’elle soit, s’enracine néces­
sairement dans une pensée de l’auto-affection - qui empri­
1. Ibid., p. 262. sonne la pensée politique, même lorsqu’elle se dit
2. Voir par exemple M. E. Maeckelbergh, « Doing is Believing. Préfiguration « révolutionnaire », dans la logique du gouvernement.
! as Strategie Practice in the Alterglobalization Movement », Social Movement Stu-
D autre part et en conséquence, parce que la théorie poli­
dies, 10 (1), 2011, p. 1-20.
3. M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et Écrits II, op. rit, tique des affects parvient le plus souvent à la conclusion
p. 1380-1396.
4. M. Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit., p. 226. 1. M.

258 259

■ /j
Au voleur ! L’anarchéologie

selon laquelle la multitude déchaînée, débordée mière vue infime mais en réalité abyssale, entre l’ingou-
Par ses
ses Pas-

Wl
sions, a besoin d’un maître.
C’est cette fatalité du gouvernement que Fouc
Xîeet lenon^OUVernable-
La différence entre ingouvernable et non-gouvernable
tout dernier lieu, après de multiples tentatives CQCaU en reconduit à celle qui existe entre pouvoir et domination.

Il
congédie. Il y a le sujet gouvernant, il y a le sujet ?
il y a le sujet « pas gouverné comme cela ». Enfin a Verné’ Quand on définit l’exercice du pouvoir comme un mode d’ac­
sujet non gouvernable. Il y a la politique gouvernèmenM16 tion sur les actions des autres, quand on les caractérise par le
« gouvernement » des hommes les uns par les autres - au sens
r
fli ;
Il y a la gouvernementalité politique. Et il y a l’affir ■
du non-gouvernable et de la politique autre.

«•
atl°n le plus étendu de ce mot -, on y inclut un élément important :
celui de la liberté. Le pouvoir ne s’exerce que sur des « sujets
libres », et en tant qu’ils sont « libres » - entendons par là des
sujets individuels ou collectifs qui ont devant eux un champ de

j! IIB: Le non-gouvernable est en même temps un concept que


je dois élaborer seule puisque Foucault s’arrête sur son seuil
La dénégation de l’anarchisme, chez lui, se manifeste, on
possibilité où plusieurs conduites, plusieurs réactions et divers
modes de comportement peuvent prendre place1.

Les états de domination quant à eux apparaissent lorsque


l’aura compris, au travers de la persistance paradoxale du différents éléments « arrivent à bloquer un champ de rela­
H motif du gouvernement là même où il ne gouverne plus. tions de pouvoir, à les rendre immobiles et fixes2 ».
Revenons au fameux passage de « Qu’est-ce que la cri­ La relation entre gouvernants et gouvernés est une rela­
! ! tique ? », au « n’être pas gouverné ainsi, comme cela, de tion de pouvoir, une coercition qui suppose donc la « liberté »
cette manière ». Par ces mots, dit Judith Butler, « Foucault des sujets, leur résistance, leur capacité de désobéissance et
affirme clairement qu’il n’est pas en train de dégager la par là, il est vrai, leur potentielle ingouvernabilité - refus
possibilité de l’anarchie radicale [the possibility of radical d’obtempérer, actes de rébellion, guerres civiles. On l’a vu,
anarchy], et que la question n’est pas de savoir comment la capacité de se gouverner soi-même, l’autonomie, sont les
pendant positifs de l’être gouverné. Le pouvoir, poty Fou­
IJ devenir radicalement ingouvernable.1 » C’est vrai en un sens.
cault, comporte une indéniable dimension de créativité. Il y
k* Le problème de Foucault n’est pas et n’a jamais été l’ingou­
vernable. Le problème de Foucault, c’est le non-gouvernable,
qui trouvera à la toute fin son espace de déploiement. Espace
a, entre liberté et gouvernement, à la fois opposition et
circularité. Le gouvernement peut être contesté, voire
qui est bien cette fois, quoi que Butler en dise, l’“Pace e
l’anarchisme. L’anarchisme tire sa ressource de la différence, 1. M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », loc. cit., p. 1056-
, 2- M. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la hberte »,
W ! foc- cit., p. 1530.
k '■ 1. J. Butler, « What is Critique ? », loc. cit., p. 216.
261
260
Au voleur ! L’anarchéologie

“ „ Mais le “rcle P“
renversé. ouef£e, ,ê“',i"SO™r„able
voir-bbe«e, pom* b
la réversibilité ion, est une idée stupide1 ». Le S/M. en ce sens est
réussi dé l’ordre de la relation de pouvoir, de la réversi­
krion de pouvoir, ne sont pas suspendus. Le gouverner
:nient bilité que suppose toute relation de pouvoir, donc de la
de soi comme autonomie des sujets, autorise l’ingouvernabk
comme l’une de ses manifestations essentielles. liberté. Dans la relation de pouvoir, liberté et contrainte se
mirent l’une en l’autre. Toute relation de pouvoir, quelle
La domination, en revanche, met le concept de gouver-
nt à la limite en ce qu’elle bloque, c’est-à-dire en fait qu’elle soit, est spéculaire. Ce que n’est pas la domination.
annule la relation de pouvoir. Ce n’est pas exactement, Souvenons-nous de la communication radiophonique
«me onlepourrait croire,
le la desqusujets
la libertéCe qui est la extraordinaire intitulée « Le corps utopique », prononcée
bTou gibier, de domination. ’elle ch< en 1966, dans laquelle Foucault affirme qu’un corps est
Araser voire à détruire, c’est quelque chose qui n’entre pasà
ierche «toujours ailleurs, [...] lié à tous les ailleurs du monde ». : O•
contrairement à la liberté, relation deaponvoir.
dans lla’mdtfference Ni obéissant, ni désobéissant, ailleurs. Ce qui le ramène à
"voir l’indifférence au pouvoir la lop,»A la réalité du pouvoir, c’est justement le miroir. Le miroir
est cadavre réflexif. « C’est le miroir et c’est le cadavre qui
dn commandement et de l’obetssance, letrangerete a r
font taire et apaisent et ferment sur une clôture - qui est
liberté elle-même. C’est cela que la dommanon domme, tel.
maintenant pour nous scellée - cette grande rage utopique
qU1 gouverné.
Lentêtrec’est le bios,Etla cela, indifférence
cetteque
vie telle Foucault au
la qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps2. »
gouverne ’ d niques en particulier, une éthique Maintenant, pourquoi l’anarchisme, pourquoi cette
«grande rage utopique » d’une âme-corps sans archonte,
irréductible à tout principe et toute pulsion, n’est-il pas :
fication politique se révèle aujourd hui. apparu plus nettement ? Pourquoi Foucault a-t-il dissimulé,
sous les traits sages d’une éthique apparemment inoffensive,
» l’aspect le plus révolutionnaire de sa pensée ?
Voilà qui pourrait être sa réponse, en forme de levée 1 '
Non, Foucault ne croit pas à l’existence d’une pulsion partielle du secret : « L’idée d’une expérience limite, qui
de pouvoir. Il ne croit même pas que le S/M. révèle l’exis­ arrache le sujet à lui-même, voilà ce qui a été important
tence « de tendances sadomasochistes profondément enfouies pour moi dans la lecture de Nietzsche, de Bataille, de
dans notre inconscient. [...] Le S/M. est beaucoup plus que

cela ; c’est la création réelle de nouvelles possibilités de plai­ 1. M. Foucault, « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la poli
sir, que l’on n’avait pas imaginées auparavant. L’idée que !
le S/M. est lié à une violence profonde, que sa pratique est
un moyen de libérer cette violence, de donner libre cours à
‘iss-
'opies, Paris, Ligne, 2019.
“*“• “ "*•
■ 263
262
Au voleur !

Blanchot, et qui a fait que, aussi c—


- . - ; -----UconXacomérUdits
que soient mes livres, je les ai toujours
expériences directes visant à m’arracher à m • des VIII
m’empêcher d’être moi-même1. » 01-nîênie, à
' -IW’-
:
Loin du poli de l’immanence ou d’une plein f L’anarchie profanatrice
vie, le sujet Foucault, arraché à lui-même rév'l °rme i;
ï. malgré lui cette vérité troublante : l’anarchisme'est^"”116 Zones de Giorgio Agamben * ;■

rience limite de la politique. Expérience qui met la D i ^’ 1

I à la limite, expérience des limites de la politique & 'que


de l’au-delà de la politique, expérience de l’ülimitéexpérience
1
expérience politique. -—■ comme
« Pourquoi par exemple est-il difficile de penser des
En cela réside peut-être son caractère inavouable. choses comme l’anarchie (l’absence de commandement, de
pouvoir), l’anomie (l’absence de loi) ? Pourquoi est-ce si
1® difficile de penser ce concept qui pourtant semble contenir
quelque chose1 ? »

« Le malentendu qui consiste à concevoir le gouverne­


- ment comme pouvoir exécutif est l’une des erreurs les plus
lourdes de conséquences de la pensée politique occidentale2. »
Giorgio Agamben

Agamben ne partage pas lui non plus le jugement de


Hardt et Negri quant au caractère soit disant mal défini du
bios foucaldien. La longue trajectoire d’Homo sacer entre­
prend justement de mettre en lumière la portée politique
et plus précisément anarchiste de la « forme de vie ». De
Deleuze, Agamben conserve l’immanence. Comme lui, il

1. G. Agamben, « Vers une théorie de la puissance destituante », lundima-

K 1. « Entretien avec Michel Foucault », op. ai-, P- s62-


tin#45’25 janvier 2016. ,. , • a
2. G. Agamben, Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologtque de
économie et du gouvernement-, Homo sacer, vol. 2.4, trad. fr. Joël Gayraui e
Martin Rue», p. 664. Je me référé ici à Homo sacer, « L’Intégrale », 1997-2015,
Pans> Seuil, « Qpus », 2016.
;

E ! 265
Au voleur ! L’anarchie profanatrice

immanentise » la pensée foucaldienne (d’où la décisi i1


i gieuses. En un geste décisif, Agamben affirme qu’il s’agit
d’insérer des tirets entre chacun des termes de la « fOri^n
catégories politiques, dont le sens est d’abord fixé par le
de-vie »). Mais à la différence de Deleuze, il voit dans l’im'
manence une détermination ontologique qui ne peut pluj droit- . , .
Selon le juriste romain 1 rebatius, « au sens propre est
s’accommoder du concept de gouvernement, fût-ce sous la
profane ce qui, de sacré qu’il était, se trouve restitué à
forme de gouvernement de soi ou de l’auto-affection. Fort de
l’usage et à la propriété des hommes1 ». La profanation est
cette détermination, il entreprend d’achever pour Foucault la
donc d’abord la restitution dans la sphère du droit humain
critique du gouvernement qu’il juge à juste titre inaccomplie
dans les derniers séminaires. de quelque chose qui en avait été séparé.
Agamben n’a pas alors recours aux synonymes habituels
C’est donc par un nouvel usage de l’immanence, coïnci­
du mot « profanation » : désacralisation, désaffectation,
dant d’ailleurs avec une définition de l’immanence comme
exécration, violation ou blasphème, non plus qu’aux équi­
usage, qu’Agamben va tenter de suturer le partage entre valents courants du verbe profaner : dégrader, souiller, salir,
commandement et obéissance - encore à l’œuvre dans le violer... Il emploie plutôt « désactiver », « destituer », « neu­
concept foucaldien de gouvernement de soi - et de donner traliser », ou « rendre inopérant ». Ces verbes et les subs­
son congé définitif à la logique de gouvernement. tantifs qui en dérivent n’ont rien à voir avec ce que l’on se
Quel geste politique cette nouvelle orientation du rapport représente ordinairement sous le terme de profanation, dont
entre immanence et anarchie engage-t-elle, qui aboutit à la le sens le plus extrême est la violation de sépulture. Ils
position d’un « ingouvernable » ? La réponse tient au destin désignent plutôt et dans tous les cas une suspension d’action,
de l’entreprise philosophique nommée : « profanation » une mise hors tension.
(profanazione). Il s’agit d’abord, en profanant, de suspendre un pouvoir,
une mise en œuvre, une actualisation (energeia). La question
devient alors celle de comprendre comment la suspension
d un pouvoir d’agir peut n’être pas elle-même une action.
Profanation et anarchie : problématique Comment la profanation peut ne pas être un acte. Comment
désactivation, destitution, neutralisation peuvent rester pos­
Agamben est le seul philosophe contemporain à ques­ sibles sans s’actualiser. Précisément, chez Agamben, I
tionner e rapport entre anarchie et sacralité. À rappeler 1 anarchie authentiquement profanatrice trouve son lieu dans
que tout anarchisme est de profanation et que toute 1 entre-deux de la puissance et de l’acte.
profanation du sacré porte en elle une « signature » anar- I* G. Agamben, « Éloge de la profanation », in Profanations, trad. h. Mar-
c iste. Tout le problème est de ne pas mésinterpréter ce Rueff> Paris, Payot, « Bibliothèque Rivages », 2005, p. 95.
rapport : sacré et profane ne sont pas d’abord des catégories
267
266

L
Au voleur ! L’anarchie profanatrice

ivait déjà déterminé l’espace spécifique de la


Aristote a’
U Homo sacer - à quelque chose qur n est justement pas
sacré. Compris à partir de la sacratto romaine le sacré est
citoyenneté en le distinguant de l’espace domestique. Cette
distinction a p<iermis d’assigner à chacune des deux sphères
vie » propre : la vie comme zoè - vie nue - à la
'l’origine encore une fois, un phenomene politique.
sphère* domestique, la '
vie

comme bios - vie---------------------------------
-------------------- L-~-
qualifiée - ài
« Sacré » signifie donc séparé. Mais que signifie, à son
tour « séparé » ? Toute séparation, affirme Agamben, Ja sphère politique.
C’est donc bien la vie qui a servi de critère, dans son
dépend d’un mécanisme : le mécanisme de l’exception. Le
partage, à la détermination d’une spécificité de la politique.
mécanisme de l’exception - machine à séparer - est le fait
politique originaire. « Il m’est apparu que le lieu originaire du politique, dans
r L’exception est en effet « la structure de la souverai­ la politique occidentale, c’est quelque chose comme une
neté1 » qui consiste à intégrer, englober en elle un élément opération sur la vie, ou une opération qui consiste à diviser
et capturer la vie par son exclusion même, c’est-à-dire à
tout en l’excluant. Une chose est dite sacrée par son « exclu­
inclure la vie dans le système par son exclusion1. »
sion inclusive » ou « inclusion exclusive » dans l’ordre poli-
Ordinairement, « sacré » désigne ce qui, interdit, invio­
• 2 Or l’exception exceptionnelle, qui rend possible tous
lable, fait l’objet d’une révérence religieuse. Or Agamben
les aunes gestes de séparation, d’exclusion et donc de sacra­
remarque que, contrairement à ce que l’on croit souvent,
lisation, est la vie. Le mécanisme de 1 exception revele le la vie n’était considérée comme « sacrée » en ce sens ni
« lien secret qui unit le pouvoir à la vie nue ». La « væ en Grèce ni à Rome. « L’opposition entre zoè et bios [...]
nue », originairement intégrée à la sphere politique par sa (c’est-à-dire entre la vie en général et le mode de vie
non-appartenance à cet ordre meme, est ainsi 1 exception qualifié qui est propre aux hommes), bien que décisive
I
I '• ■
Pfiol^ « exclusion originaire [de la pour l’origine de la politique occidentale, ne contient rien
viefà travers laquelle s’est formée la dimension poi qui puisse faire penser à un privilège ou à une dimension
■B;
J! ’
’ sacrée de la vie comme telle2. » En effet, « la vie est sacrée
Bp : tique4 „ occidentale, pour s’ uniquement en tant qu’elle est prise dans l’exception sou­
R évidemment préparée par la defini
de la polis. On l’a vu, en séparant 1 oiHos
polis, veraine ; et la confusion entre un phénomène juridico-
politique [...] et un phénomène proprement religieux est
r- „
à l’origine - i toutes les équivoques qui, à notre époque,
de

II 1. Ibid., p. 33.
1. G. Agamben, « Vers une théorie de la puissance destituante., op. cit.,
h 3. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, vol.
désormais Homo sacer I, op. cit., p. 15.
2. Homo sacer I, p. 64.
4. Ibid., p. 73.
269
|p J 268


Au voleur ! L’anarchie profanatrice

ont aussi bien marqué les études sur le sacré qu Certes, la religion est bien elle aussi pouvoir d’ex­
sur la souveraineté1 ». Ce n’est pas parce qu’elle est Celles
qu’une chose est séparée. Tout au contraire, c’est 1 cepter :
ration qui la sacre. Manière de dire que le sacré n’eSCPa' [ .] on peut définir la religion comme ce qui soustrait les
une propriété existante de la chose. Rien, pas mêm P,s choses, les lieux, les animaux ou les personnes à l’usage com­
vie, n’est sacré en soi. « Nous semblons oublier t i mun pour les transférer au sein d’une sphère séparée. Non
principe du caractère sacré de la vie nous est’ devf 6 seulement il n’est pas de religion sans séparation, mais toute
familier, que la Grèce antique, à laquelle nous devon6*? séparation contient par-devers soi un noyau authentiquement
plupart de nos concepts éthiques et politiques, [. 1 j S a religieux’.
rait ce principe2. » L’exception sacre sans être’ elle-mè Mais cela ne remet pas en cause la dissociation profonde
sacrée’. qui existe entre sacer et sacré, sacratio et consécration. Le
L’étude d’un cas juridique éclaire la signification poli- pouvoir de séparer, religieux ou non, est l’arcane du pouvoir
tique du « sacré ». C’est le cas de ï’homo sacer, désormais politique. Preuve en est, encore une fois, que c’est au droit
bien connu, « énigme d’une figure du sacré en-deçà ou au- qu’il appartient d’opérer la première distinction entre sacré
delà du religieux4 », cas d’un individu exclu de la sphère et profane. Et il n’existe pas de religion indépendante du
politique, ne disposant plus d’aucun droit civique, pouvant droit.
être tué par n’importe qui (qui occidit parricidi non dam- Le religieux, le juridique et le politique circulent l’un en
natur), sans que ce meurtre soit qualifié d’homicide. Sans l’autre à partir de la structure de l’exception. C’est pourquoi
que sa mise à mort fasse non plus l’objet d’un sacrifice la profanation ne vise pas à abolir le sacré au sens purement
religieux (neque fas est eum immolarï). La vie de ï’homo religieux du terme, mais à éteindre sa luminosité en exhibant

I
itli sacer, jetée en pâture en toute impunité à n’importe quel
type de meurtre, est donc à la fois « tuable et insacrifiable »
- qualificatifs qui, on le voit, sont étrangers aux définitions
son origine politique.

usuelles du sacré - vénérable, intouchable, sanctifié ou pro­ L’anarchie


■i véritable
tégé des dieux.
Revenons à l’anarchie. Comment profaner le mécanisme
1. Ibid., p. 80. de l’exception ? Désactiver sa puissance ? Destituer, u
Li •
2. Ibid., p. 64. _
3. Plus tard, à Rome, « la sacertas [devient] la forme originaire de 1 imp ica même coup, le « sacré » ?
tion de la vie nue dans l’ordre juridico-politique. [...] Elle constitue la formu ation
politique originaire de l’imposition du lien souverain » : ibid., p. 80. 1. G. Agamben, « Éloge de la profanation », op. cit., p- 96.
4. Ibid., p. 17.
271
270
____

Au voleur !
L'anarchie profanatrice

ils la pensaient inséparable, à


Unification politique de la profanation, a identifier |e une P^e et simple construc-
tion idéologique.
mécanisme
2 de l’exception
sphère étatique' ’a donc «pas
», et ncomme vise la originaire
structure de
bonne cible L’insuffisance de la critique anarchiste et marxienne de l’État
a précisément ete de [...] laisser un peu trop rapidement de
dans son opération de desacrahsation. Distinguer l'anat- côté Varcanum imperii [l’arcane du commandement], comme
chisme « véritable » de l’anarchisme classique s’impose si celui-ci n avait pour toute consistance que les simulacres et
a'°La critique anarchiste traditionnelle de l’État s’est atta- les idéologies qui ont ete allégués pour le justifier1.

auée aux effets plus qu’à la cause en dénonçant de façon Passant à côté de la nature véritable de la souveraineté
superficielle le caractère prétendument mystique de l’autorité la critique anarchiste du sacré - Ni Dieu ni Maître -, n’a
DOlitique Pour les anarchistes, « le problème de la souve­ rien profané du tout et a manqué son objet, « cet Ingouver­
raineté se résumait [...] à identifier » ce qui, dans l’ordre nable qui est tout à la fois le point d’origine et le point de
fuite de toute politique2 ».
étatique « était investi de certains pouvoirs ». L’anarchisme
a partagé avec le marxisme la vision de l’autorité étatique
comme autorité sacrée - au sens courant du terme -, cernée
d’une aura de religiosité et reflet, dans 1 ordre super­ Dénoncer l’inflation sémantique,
structurel de la fétichisation des marchandises. En man­ DESTITUER LE SYMBOLIQUE
quant le sens véritable du sacré, anarchisme et marxisme
ont trop vite assimilé la politique, comme la religion dont Pourquoi cet échec ? Parce que l’anarchisme, comme le
marxisme encore une fois, sont contemporains d’un certain
1. G. Agamben, Homo sacer I, op. cit., p. 19.
2. L’Usage des corps, op. cit., p. 1330. Agamben signale aussi dans cette aveuglement sémantique. La démarche d’Agamben va beau­
même page que les diverses pensées philosophiques de l’anarchie ont échoué. coup plus loin qu’une simple restitution du sens politique du
« C’est ce pouvoir destituant que la tradition anarchiste comme la pensée du sacré. Elle évalue aussi en retour les conséquences politiques
xxe siècle ont tenté de définir, sans jamais vraiment y parvenir. La destruction de d’une sacralisation du sens. Il s’agit de comprendre pourquoi
la tradition chez Heidegger, la déconstruction de Varkhè et la fracture des hégé­
monies chez Schürmann, ce que, sur les traces de Foucault, j’ai appelé “archéolo­
des mots comme « sacré » ou « profane » ont été conduits à
gie philosophique”, sont toutes des tentatives pertinentes, mais insuffisantes pour signifier plus qu’eux-mêmes (et donc aussi bien moins), en
remonter à un a priori historique afin de le destituer. » Sur le rapport d’Agamben
à Schürmann et Derrida, voir le remarquable article de M. F. Rauch, « An-archè
and Indifférence. Between Giorgio Agamben and Reiner Schürmann », Philosop y 1. Id.
Today, été 2021, 65: 3. 2. G. Agamben, « Théorie des dispositifs », trad. fr. Martin Rueff, Po&sie,
3. Id. 2006/1, n“ 115, p. 25-33, p. 33.

272 273
L’anarchie profanatrice
s’enflant jusqu’à la vacuité. L’effort de remettre le _c a Sa
Dlace est constamment soutenu chez Agamben par un mowà
sacré
notamment). On la trouve également dans l’Essai sur le sacri­
ment plus ample, que l’on peut caractériser comme ive- fice de Hubert et Mauss (1899) « qui s’ouvre précisément
déflation du symbolique, autre nom de la profanation. une sur l’évocation du caractère ambigu des choses sacrées”1 »
En s’efforçant d’assécher l’aura mystique du s Wundt quant a lui formulera un peu plus tard le fameux
B - d’éteindre son auréole -, Agamben entreprend de déisacré concept d’« horreur sacrée2 ». Et l’article Sacer du Diction­
F cer une tendance générale de la pensée occidentale à l’-non-
infla.
naire étymologique de la langue latine, d’Ernout-Meillet
tion signifiante, inséparable compagne du paradigme (1932), « sanctionne désormais la “double signification” de
archique, entamée dès la naissance des idéologies révolu­ ce terme » : vénéré et maudit à la fois. « Sacer désigne celui
tionnaires et qui a trouvé son plein accomplissement dans ou ce qui ne peut être touché sans être souillé, ou sans souil­
le développement des sciences humaines. Le « mythologème ler ; de là la double sens de “sacré” ou “maudit”3. » Le Voca­
de l’ambiguïté du sacré », « élaboré entre la fin du xix' siècle bulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste,
et les premières décennies du xxc siècle1 », en est le symp­ « chef-d’œuvre de la linguistique du xxe siècle », officialise’ 1
tôme le plus marquant. Cette tendance consiste à déplacer lui aussi, ces significations4. ’ I
un mot de son registre sémantique d’origine pour l’amener Ce mythologème a pesé également très fort sur la critique
à un point où il se vide de tout signifié et de tout référent politique du sacré. La théorie d’une mystique de l’État, propre
pour devenir un « signifiant flottant », un « signifiant excé­ au marxisme et à l’anarchisme, en procède. Pour avoir asso­
dant qui ne sert qu’à indiquer l’excès de la fonction signi­ cié la politique, comme idéologie, à une forme de magie, cette 4
fiante sur les signifiés2 ». L’état d’exception politique critique n’a fait que se battre contre des moulins sans toucher
s’accompagne ainsi nécessairement d’états d exception hn- au cœur du problème politique : l’exception.
Comment arracher alors la profanation à la supposée
8“‘^«“diéorie de l’ambivalence” » du sacré a « longtemps toute-puissance de l’ordre symbolique née de la tendance à
l’inflation sémantique ? À cette question fondamentale,
égaré les recherches en sciences humaines ». Sa « Premi“e Agamben répond : en marquant la différence irréductible <
formulation apparaî[t] dans les Lectures onthe Religion of
qui sépare la profanation de la transgression. En assimilant
the Sm.les de Robertson Smith (1SS9)< - El e a ptoWe
ment influencé les travaux de Freud (Totem e
politique et religiosité, l’anarchisme a jusqu’à présent et pré­
cisément conçu la profanation comme une transgression, I
1. G. Agamben, Homo sacer 1, op. cit., p. 72 sq. ’■ Md., p. 73.
2. Ibid., p. 76. 2- <bid., p. 74.
3. Ibid., p. 72. 3. Ibid., p. 75.
4. Id. 4- 'bld., p. 72.

274 275
Au voleur !
L’anarchie Profanatrice
c’est-à-dire comme une logique du sacrilège, de l’effe^
de l’iconoclastie, de la mort de Dieu. Comme s’il étaitaction,
indi< eÏpolitiquement « inutilisable ^aufolrd’hCp^TuTauh
pensable de doubler la destitution effective du -is-
ératico-gouvernemental par un meurtre symbolique. pouvoif serait ainsi trop transgressif pour être anarchiste. Tron
Comme bataillæn pour etre ingouvernable. ”
. s’il fallait, en passant de l’autre côté de l’Etat,
A l’autre côté du sens. Comme si renverser le Passer de
La transgression, pour Agamben, fait toujours le jeu du
, revenait à crever un œil. gouvernement
capitalisme, qui manie le symbolique comme personne et
desactive rien.
La transgression ne profane rien, ne ucsactive rien Et va toujours plus loin dans la création de nouveaux signi­
surtout pas le symbolique lui-même. La différence entre fiants flottants. Le capitalisme est transgressif en ce qu’il
anarchisme traditionnel et « véritable anarchisme » se joue
ce qu’ilil
réduit les idoles à de pures formes vides. Ce enfaisant,
précisément chez Agamben dans le contraste entre trans­ détermine de nouvelles idolâtries, précipitant ainsi le réel
gression symbolisante et profanation désactivante. De la dans la comédie de son propre spectacle. « Le capitalisme
transgression, la désactivation est la meilleure ennemie. et les figures modernes du pouvoir semblent généraliser et
La transgression, parce qu’enclavée dans l’ordre pousser à l’extrême les processus de séparation qui défi­
symbolique, aboutit toujours à une reconstitution du nissent la religion’. » Dès lors, « là où le sacrifice marquait
le passage du profane au sacré et du sacré au profane, on
sacré. C’est là sans doute ce que reconnaît Foucault
trouve désormais un procès incessant de séparation, unique
lorsqu’il écrit à propos de Bataille, dans sa Préface à la
transgression : et multiforme, qui investit chaque chose, chaque lieu,
chaque activité humaine pour la séparer d’elle-même et qui
Une profanation dans un monde qui ne reconnaît plus de sens emporte avec indifférence la césure sacré/profane, divin/
positif au sacré, n’est-ce pas à peu près cela qu’on pourrait humain4. » Le sacré, qui tourne à vide, est toujours déjà
appeler la transgression? Celle-ci, dans l’espace que notre - c’est-à-dire jamais - transgressé, ce qui rend toute profa­
culture donne à nos gestes et à notre langage, prescrit non nation impossible5.
pas la seule manière de trouver le sacré dans son contenu Impossible ? À moins qu’à l’anarchisme de transgression,
immédiat, mais de le recomposer dans sa forme vide, dans simple doublure du capitalisme, se substitue un autre
son absence même rendue scintillante1.
1. G. Agamben, Homo sacer I, op. cit., p. 102.
La critique la plus virulente qu’Agamben adresse à Foucault 2. G. Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 1267.
vise précisément sa fascination pour Bataille qui, 3. G. Agamben, « Théorie des dispositifs », loc. cit., p. 31. Voir aussi Homo
sacer I, op. cit., p. 103.
4. G. Agamben, « Éloge de la profanation », loc. cit., p. 106.
1. M. Foucault, « Préface à la transgression », Dits et Écrits I, op. cH-< 5. « La religion capitaliste, dans sa phase extrême, vise à la création un
p. 262. hnprofanable absolu », ibid., p. 107.

276 277
Au voleur !
L’anarchie profanatrice
anarchisme. Un anarchisme profanateur qui renonce à fv l’exception lui-même, ce qui dispense du désir absurde et
chiser l’excès, à célébrer la mystique de l’extase, de l’ér vain de le tuer.
tisme et de l’hors de soi. « Trois décennies d’innovation L’« anarchisme véritable » s élabore paradoxalement au
pornographiques continues ont épuisé tous les attraits de 1 prix du renoncement à ce désir. Pourquoi ? Parce que l’anarchie
transgression et de la libération », lit-on dans D’Insurrection est inscrite en Dieu. Pour comprendre ce point difficile, il faut \ ■

qui vient'. Au lieu de transgresser, de passer au-delà, il faut


\ voir d’abord que « le pouvoir se constitue par l’exclusion
aborder le problème du gouvernement. S’il apparaît bien dans K
Homo sacer I, ce terme ne revêt pas encore la signification
< inclusive (ï’ex-ceptio) de l’anarchie » et que, dès lors, « ja décisive qu’il acquiert dans les volumes ultérieurs : celle de
seule possibilité de penser une véritable anarchie coïncide « dispositif », qu’Agamben emprunte à Foucault et qui traduit
avec l’exposition lucide de l’anarchie intérieure au pou­ pour lui le grec oikonomia. Mon « enquête porte sur les
modalités et les raisons qui ont poussé le pouvoir, en Occi­
voir2 ».
La lucidité est l’antonyme de l’éblouissement. Désactiver dent, à prendre la forme d’une oikonomia, c’est-à-dire d’un
l’anarchie intérieure au pouvoir implique de diminuer l’éclat gouvernement des hommes1 », déclare-t-il dans Le Règne et
de ses transgressions. D’y voir clair en réduisant la lumière. la Gloire. L’analyse du motif gouvernemental radicalise chez
Il ne s’agit pas de nier le pouvoir symbolique mais de lui la resituation politique du sacré entamée dès l’ouvrage
remettre en question l’idée que le symbolique constitue en de 1997. Cette analyse emprunte un élément essentiel à Fou­
fin de compte l’essence du pouvoir. Qu’il s’agisse du corps cault, dont ce dernier n’aurait cependant pas aperçu toutes
du roi (discussion de la thèse de Kantorowicz), des célébra­ les conséquences : la différence entre régner et gouverner,
tions liturgiques, de la gloire, du « sacrifice » christique lui- caractéristique de l’anarchie constitutive du pouvoir.
même, on retrouve chaque fois, chez Agamben, la même
critique du privilège symbolique.
Le pari est d’arriver à parler de pouvoir, de puissance, Foucault et le séminaire de 1977-1978 :
de corps, de meurtre, de religion, de gloire, de sacrifice, « LE ROI RÈGNE MAIS NE GOUVERNE PAS »
de vie et de forme de vie, sans rien emprunter aux sup­
pléments signifiants qui ont conféré au paradigme archique
Dans le séminaire Sécurité, territoire, population, Fou­
sa dimension « sacrée ». Il faut aller pour cela jusqu à
cault, s’expliquant du changement qui l’a conduit à déplacer
exhiber la dimension politique de Dieu, rappeler que son attention de la critique de la souveraineté à celle de la
« Dieu » n’est peut-être rien d’autre que le mécanisme e gouvernementalité, cite la fameuse phrase de Thiers : « Le

1. Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 200 , P 1. G. Agamben, Le Règne et 1a Gloire, op. cit., p. 393.
1. comité ihvimuic, t mn
2. G. Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 133U.
279
278
Au voleur !
L’anarchie
profanatrice
roi règne mais ne gouverne pas. » Comment comprendre
cette distinction ? Avec la gouvernementahte, poursuit-il Le dispositif apparaît comme un assemblage sans unité cen­
« i’ai été conduit à désigner ou tendre vers quelque chose tralisée.
qui je pense est relativement nouveau, pas dans le mot> pas Dans sa propre Théorie des dispositifs, Agamben rend
dans un certain niveau de réalité, mais comme technique compte de ce qu il conserve et de ce qu’il abandonne du
nouvelle Ou plutôt, le privilège que le gouvernement com. concept foucaldien1. Il entreprend de montrer que la dis­ À
mence à exercer en relation avec les réglés, au point qu’un tinction entre régner et gouverner n’est pas seulement his­
joUr afin de limiter le pouvoir du roi,, il sera possible de torique, mais structurelle, qui situe l’anarchie au cœur du
paradigme archique.
dire “le toi règne mais ne gouverne pas , cette inversion du
gouvernement par rapport au règne et le fait que le gouver­
nement soit au fond beaucoup plus que la souveraineté,
beaucoup plus que le règne, beaucoup plus que imperium, La fracture entre commencer
le problème politique moderne1 ». ET COMMANDER
Gouverner n’est pas régner puisqu il ne s agit plus, avec
la gouvernementalité, d’imposer des lois d’en haut mais de
La différence entre régner et gouverner distend secrètement
faire proliférer de tous côtés des règles et des normes à la en effet les deux sens à’arkhè : commencer et commander.
fois explicites et diffuses. D’où l’importance du concept de Régner sans gouverner est en quelque sorte commencer sans
« dispositif2 » : commander. Tout « dispositif » fait fond sur cette dissociation
Ce que j’essaie de repérer sous ce nom [dispositif] c’est [...] qu’Agamben, dans toute la suite son œuvre, va déterminer
premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant comme fracture anarchique irréductible.
des discours, des institutions, des aménagements archlKC“’ Pourquoi, d’abord, traduire gouvernement par « écono­
mie » (oikonomia) ? Économie, rappelons-le, signifie
l’« administration de la maison2 » et n’a donc a priori
rien à voir avec le gouvernement. Agamben va montrer
SX, c’es. le réseau qu’on peu. é.abli. encre « ele— ’■
1. « Un des principes ide méthode que j’applique constamment dans mes
recherches consiste à identifie
ier dans les textes et les contextes que j’étudie, ce que
Feuerbach appelait le point <
1. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 77-78. jusqu’où on peut les f de leur Entwickungsfàhigkeit, le locus et le moment
2. Qui apparaît pour la première fois dans ce séminaire (Sécurité...). d’abandonner le texte qu pousser.
’il i [L’interprète] comprend alors qu’il est temps
3. M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault » (entretien avec D. Colas, zy’’:l soumet à l’analyse et de poursuivre le travail pour
son propre compte » : C G. Agamben,, « Théorie
_________ _— », art. cité, p. 29.
des dispositifs
A. Grosrichard, G. Le Gaufey, J. Livi, G. Miller, J. Miller, C. Millot, G. Waje- 2. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 413.
man, pour Ornicar, 1977), Dits et Écrits II, op. cit., p. 299.

280 281
Au voleur !
L’anarchie profanatrice
cependant que le gouvernant et le maître de maisoi
tagent un même destin, habitent la même demeure, 'n Par- Agamben rappelle que si Arist<
sans gouverner », en effet, est le sort commun à toi " Régner valeurs de Varkhè, il prend en i„ ;°te noue ensemble les deux
meme temps bien soin de dis-
rité, celle du roi comme celle du maître. Maître ouauto- ch tinguer, dans la Poétique, les deu:
d’État ne régnent jamais qu’à partir d’une impossibilit* , i .?X mg'mes grammaticaux qui
leur correspondent : le constatif et l’impératif. « Cette erande
réelle, structurelle, à commander. Le « statut ontologique' » césure qui partage, selon Aristote, le champ du langage' 7 rend
du gouvernement révèle contre toute attente l’inscription évidemment problématique l’unité proclamée de Varkhè
dans l’être d’une incapacité à commander. Expression déci­ Aristote distingue en effet le logos apophantique auquel
sive de l’anarchie intérieure au pouvoir. ressortit la categorie du commencement, du logos non-
Une telle fracture est certes niée par l’unité proclamée apophantique, auquel ressortit la catégorie du commande­
des deux significations d’arkhè : commencement et com­ ment2. Le logos apophantique, qui s’énonce en propositions,
mandement. « Le terme grec arkhè a deux sens : il signifie a pour tâche de rendre manifeste (apophanein), par la pré­
aussi bien “origine”, “principe”, que “commandement”, dication, l’être des choses. Ce qu’elles sont en vérité, dès
“ordre”2. » À première vue, poursuit Agamben, « il n’est qu’elles commencent d’être. Il existe en revanche un autre
logos, objet propre de la poétique et de la rhétorique, à
assurément pas difficile de comprendre que de l’idée d’une
l’œuvre dans « la prière, le commandement, la menace, le
origine découle un commandement, du fait d’être le premier
récit, la question et la réponse ». Il ne dit pas l’être mais
à faire quelque chose résulte le fait d’être le chef et, à l’in­ exprime toutes les modalités de l’adresse et de l’injonction.
verse, que celui qui commande soit aussi le premier, qu’à Par cette distinction des deux genres du logos, Aristote
l’origine il y ait un commandement3 ». semble avoir anticipé la théorie des actes de langage et la
Ces deux significations, qui semblent si bien accordées différence entre énoncés constatifs et énoncés performatifs.
l’une à l’autre, sont en réalité profondément disjointes. La Comment a-t-il pu dès lors unir, dans le même para­
fissure qui les traverse provoque une série d’« apories aux­ digme, ces deux types hétérogènes d’énonciation que sont
quelles doit se mesurer une archéologie du commande­ le commencement et le commandement ? Vapophansis
ment4 ».
1. Ibid., 27.
1. « Le problème se déplace [...] de la philosophie politique à la philosophie 2. « Tout discours, écrit Aristote {De interpretatione, 17 al sq.) n’est pas
première : si l’on veut, la politique est renvoyée à son statut ontologique » : apophantique ; seul est tel un discours où il est possible de dire le vrai ou le
faux [aletheuein e pseudestbai]. Cela ne se produit pas pour tous les discours :
ibid.,2.p.G.
46.Agamben, Qu’est-ce que le commandement?, Paris, Payot, « Bi io par exemple, la prière est un discours [/ogos], mais elle n’est ni vraie ni fausse.
Nous ne nous occuperons donc pas de ces autres discours, car leur étude relève
thèque Rivages », 2013, p. 10. de la rhétorique et de la poétique ; seul le discours apophantique sera l’objet de
3. Ibid., p. 11-12. la présente étude » : cité par Agamben dans ibid., p. 25.
4. Ibid., p. 20.

283
282
Au voleur !
L’anarchie Profanatrice
K règne » sur le domaine de la vérité de l’être mais de
privée d’interlocution, du pouvoir, en particulier de do^16 ■ nlement d’un conseil ? La grande question posée par la
.-..P des ordres. Le commandement quant à lui ne touche S ■ sance est celle des modalités de son passage à l’acte.
1>être ni à la vérité’ 11 gouverne sans se référer à une réaf 3 Pu j^ben ne cesse d’ailleurs d’interroger la pensée de la
existante. Ce qu’il décide peut donc tout aussi bien être tr J ‘amis et de Venergeia pour voir comment s’y résout et
ou faux. Ce qui veut dire aussi que le gouvernement ne nj3' > verave à la fois à la fois la bipolarité du commencement
être fondé dans l’être. L’anarchie « interne » se loge ici da^ et du commandement1.
la fracture qui existe entre l’apraxie de l’être et l’efficacité
de l’impératif.
Le paradigme archique apparaît alors comme Une Le destin théologique de la fracture,
machine bipolaire. Une machine qui force, par le mécanisme OU LA STRUCTURE D’EXCEPTION DE DlEU
de l’exception, l’articulation entre une ontologie de l’asser­
tion et une pragmatique du commandement. Engager une
réflexion approfondie sur le commandement (dont Agamben La déconstitution du paradigme archique consiste dès
constate « l’absence presque totale dans la tradition philo­ lors à montrer comment les dispositifs ont assuré l’effectivité
du pouvoir - son « se rendre maître » - en masquant et
sophique1 ») est alors nécessaire pour comprendre comment
révélant à la fois sa bipolarité et sa fracture anarchique.
il peut précisément coexister avec le commencement. Si le
La généalogie ou archéologie du gouvernement se pour­
commandement ne peut trouver son fondement dans le com­ suit au long d’Homo sacer avec l’étude des transformations
mencement, comment peut-il commencer à se faire obéir ? romaines, puis chrétiennes de Voikonomia. La première tra­
Agamben déplace alors le point de gravité de ses analyses duction latine du terme oikonomia par dispositio - ancêtre
du concept de pouvoir vers celui de puissance. La puissance de « dispositif » - est l’œuvre de Cicéron, qui en fait un
est ce que peut le pouvoir. Or comment s’initie la puissance terme rhétorique. Mais oikonomia devient ensuite, au fil
du pouvoir si à l’origine, comme origine, le pouvoir ne com­ des siècles, un opérateur théologique majeur, qui ne décide
mande pas, ne peut pas ? ,
Il s’agit de comprendre comment un ordre, un imperatu
peuvent être effectués, exécutés, obéis à partir d’une absence 1. Agamben contraste ici son geste avec celui de Schürmann. Ce dernier,
bien qu’affirmant lui aussi cette inscription de l’anarchie à l’intérieur du pouvoir,
de fondement ontologique de l’effectuation. D ou vi caractérise ï’arkhè comme tentative métaphysique de fonder la praxis dans l’être.
l’énergie nécessaire à la mise en œuvre d un principe, C’est là, selon Agamben, « la limite de la position de Schürmann ». En effet, il est
l’,„„lLri„„ d’une loi, d’un édit, d’un arrête ou »»> vain de tenter de libérer l’action de la tyrannie de ï’arkhè puisque la séparation
l’application d’une loi, entre être et agir est précisément sa structure secrète : « Jouer un pôle contre
1 autre ne saurait suffire à en arrêter le fonctionnement » : L'Usage des corps,
°P‘ cit., p. 1331.
1. Ibid., p. 21.

; 284 285
I

Au voleur !
L’anarchie Profanatrice
de rien de moins que de l’impossible possibilité d
nement (disposition du monde par Dieu. De la « ? Sauver. immanente de gouvernement dont le mvst'
ordonnée du matériel d’une oraison ou d’un tr *Spf>s’t*01’ coïncide avec l’histoire de l’humanité1 » e supram°ndain
passe « “au plan divin du salut”2 ». traitée 1 ”> on La stratégie trinitaire cependant ne n
ment la fracture anarchique. Anarchie*?8 PaS entière'
En déroulant la lignée généalogique du gouvern
Agamben poursuit sa profanation du sacer, en m ement> l’étre est sans pouvoir puisqu’il ne j etre d’abord :
figure de l’être ne se trouve, commTmŸP3S’ “ A“CUne
comment la fracture du paradigme archique se lo ntJant
d’arkhè2. » Anarchie de la praxis ensuite ?’• “ P,Osition
le christianisme, dans l’être même de Dieu. Comment rrnS vernement n’est pas fondé dans l’être ’ PU1Sque le g°u-
peut-il être en effet à la fois souverain et gouvernant ? C
C’est pourquoi, de l’économie trinitaire à U
ment Dieu peut-il être « une » arkhè ? Transcendant exf sible » de l’économie moderne3, « la fraf-r " main lnv1’
rieur au monde d’un côté, immanent à l’ordre et à 1 praxis comme le caractère anarchique de l’oTn et
disposition des choses de l’autre3 ? définissent le lieu logique où devient compréhensible
La stratégie élaborée par les Pères de l’Église a consisté essentiel qui unit dans notre culturel. b le nœud
à déclarer que Dieu, comme substance, est ontologiquement anarchie4 ». Ou encore : « Le paradiemJ vernement et
un mais qu’il agit à travers la triplicité du Père, du Fils et d»„, nous „„ „ min de" «rHaT'T'’1
du Saint-Esprit. C’est chez Hyppolite et Tertullien, affirme ... en toujours déjà
Agamben, qu’oikonomia devient un terme technique qui
désigne l’articulation trinitaire de la vie divine. Dieu est un
selon l’être, triple selon l’agir4. Ainsi, « ï’oikonomia rend
La double anarchie du Père et du Fils
possible une conciliation par laquelle un Dieu transcendant,
tout à la fois un et trin, peut prendre sur lui de s’occuper
du monde tout en restant transcendant et fonder une praxis le fil rend t dist[lbutlon du pouvoir entre le Père et
chique’’ de .manif5ste^.«jocation originairement “anar­
chique de la christologie6 ». Dieu, d’une part, est anar-
1. Ibid., p. 415.
hique parce qu impuissant à gouverner. Selon la « doctrine
2. Ibid., p. 416.
3. Foucault a montré, dans le séminaire de 1977, que l’origine du lien enjre 1- Ibid., p. 445.
souveraineté et gouvernementalité devait être recherché dans les traites^theoœ 2- Ibid., p. 530.
giques médiévaux, de Salvianus à saint Thomas, plus que dans les arc 3- H’id., p. 665 sq.
science politique. Mais s’il se penche sur la notion de gouvernement i _ & 4- Ibid., p. 457.
monde chez saint Thomas, il n’en exhibe pas les fondements onto ogiq 5- Ibid., p. 458.
qu’Agamben se propose précisément de faire. *>■ 'l>id., p. 452.
4. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 447.
287
286
I
Au voleur !
L’anarchie profanatrice
de l’impuissance divine1 », « il faut que Dieu soit impuis
pour que le monde soit bien gouverné2 ». Le Christ, d’aSant ontologique de l’économie, absence d’efficacité pratique de
part, est anarchique parce qu impuissant à être, c’est-à l’ontologie. Exclue, elle l’est dans la mesure ni, I, f
à être fondé dans le Père. « Le caractère an-archique du pf' entre l’être et l’action fait l’objet de gestes persistants^
c’est-à-dire le fait que le Fils ne soit pas ontologiquem' recouvrement, forçant la puissance à s’actualiser, que ce soit
fondé dans le Père, est tout à fait essentiel à l’économi par l’intervention du concept de « volonté » de Dieu1 censé
!conomii
trinitaire3. » Le Fils est « sans principe, anarchos, c’est-à-dire rendre Dieu « opérant », ou par toutes les tentatives, carac­
sans fondement4 ». téristiques de 1 ontologie médiévale, de « confondre l’être
Dans l’entretien du Père et du Fils, ce sont deux anarchies dans l’agir ». « Letre, écrit Agamben, est quelque chose
qui se répondent. « L économie est anarchique et, comme qui doit se réaliser, qui doit etre mis en œuvre3. »
telle, n’a aucun fondement dans l’être de Dieu ». En retour, « Politique » et « économie », unis et disjoints à la fois •
c’est Dieu qui a engendré cette anarchie - « paradoxe ori­ telle est la machine de pouvoir qui porte le nom de Dieu
ginel d’une anarchie engendrée5 ». Le problème est que «|e Dieu est l’exception suprême. Sans que l’on sache s’il est
pouvoir - tout pouvoir, qu’il soit humain ou divin - doit l’origine de l’exception ou s’il lui est toujours déjà soumis.
tenir ensemble [l]es deux pôles, c’est-à-dire qu’il doit être à Si Dieu commence exceptionnellement ou si c’est l’exception
la fois règne et gouvernement, norme transcendante et ordre qui commande à Dieu. Ce qui est sûr, c’est qu’« à partir
immanent6 ». C’est là tout le mystère contenu dans l’idée des vic et vu' siècles », le terme oikonomia acquiert « la
signification d’“exception”4 ».
d’actualisation de la puissance divine. Une actualisation qui
n’est possible qu’au prix de l’exclusion de son impossibilité
- puisque l’être est sans puissance d’agir.
On retrouve donc bien la structure de 1 exception — que Retour au « sacré »

•il l’on n’avait en réalité jamais quittée. L’anarchie de la puis-


sance n’apparaît qu’à être exclue du paradigme ans eque
elle est pourtant incluse. Incluse, elle l’est pour les raisons
Revenons à la manière dont Agamben dissocie le sacer
de l’auratique du « sacré », du prestige sacrificiel et de la
essentielles, au sens propre : absence de fondement
I 1. Voir G. Agamben, « Qu’esc-ce qu’un commandement ? », loc. cil., p. 58,
1. Ibid., p. 495. et Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 448 sq. .
2. Ibid., p. 497. 2. G. Agamben, Opus Dei. Archéologie de l'office, trad. fr. Martin Ruett,
in Homo sacer, vol. 2.5, p. 743.
3. Ibid., p. 529.
4. Ibid., p. 451. 3. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 743.
4. Ibid., p. 444 : « Le paradigme du gouvernement et celui de 1 état d excep­
5. Ibid., p. 601. tion coïncident dans l’idée d’une économie. »
6. Ibid., p. 474.

288 289
Au voleur !
L anarchie profanatrice
surdétermination symbolique. En exhibant les sources tk-
logiques du concept de gouvernement, il accomplit |'°’
du sacré, alors que le sacré n’est qu’un rouage de la machine
croyable tour de force qui consiste à situer la profanât"1' de la souveraineté, destine a la faire marcher c’est à X
du sacer non seulement dans le corpus chrétien antiqu '°n d’abord à masquer la fracture anarchique qui la constitue
la patristique mais bien aussi, donc, en Dieu lui-même" ” Une telle critique n a rien a voir pour autant avec une
En insistant sur la dimension politique de la structur défense de la sécularisation. La sécularisation, en effet « est
de l’exception divine, Agamben s’interdit tout recours” une forme de refoulement qui laisse intactes les forces q’u’elle
l’éclat symbolique. D’ordinaire, le sacré et la dimension se limite à déplacer d’un lieu à un autre. Ainsi, la séculari
symbolique qui l’accompagne sont précisément considéré" sation politique des concepts théologiques (la transcendance
comme des réducteurs de fracture. Qu’entend-on habituel- divine comme paradigme du pouvoir souverain) se contente
lement par « pouvoir symbolique », sinon cette force mys- de transformer la monarchie céleste en monarchie terrestre |
térieuse qui permet l’actualisation pleine et entière de la mais elle laisse le pouvoir intact' ».
puissance divine comme de la puissance royale ? Une éner­ Sans sacrilège ni sécularisation cependant, comment la
gie de secours qui supplée l’impuissance ontologique? profanation a-t-elle lieu ? À quoi le « sacré » se trouve-t-il
Comme si l’aura, le prestige, la brillance des signes, en don­ réduit ? Agamben va répondre en trois temps, qui corres­
nant à l’être un surplus de sens, lui conféraient l’énergie pondent aux trois moments forts de son entreprise de pro­
impérative qui lui manque. Comme s’ils accordaient du
même coup au commandement une assise « sacrée », un
fanation par déflation symbolique : l’« archéologie de la
gloire » (Le Règne et la Gloire) ; l’analyse de la fonction 1
trône. sacerdotale de Jésus-Christ (Le Règne et la Gloire et Opus
On pense habituellement, comme Louis Mann, que « les Dei) ; enfin, point le plus sensible, l’interprétation du sacri­
fice du Christ (Opus Dei et Pilate et Jésus1 ).
signes de la force [n’ont] besoin que d’être vus pour que la
force soit crue ». « Les représentations, ajoute-t-il, sont des
délégations de forces dans les signes1. » Le pouvoir symbo­
lique est couramment conçu comme un pouvoir inductif, un La gloire
pouvoir de transfert, qui consiste à faire croire que le sen
permet d’« intensifier une présence2 ». La critique d Agam e « Gloire » (doxa) est la traduction de l’hébreu kâbôd,
vise précisément cette croyance en un pouvoir sut gener qui signifie importance, poids, puissance. Elle désigne

1. Louis Marin, Politiques de la représentation, A. Cantillon et al. L G. Agamben, « Éloge de la profanation », loc. cit., p. 100-10 .
Paris, Kimé, 2005, « Le pouvoir et ses représentations », p. 74. 2. G. Agamben, Pilate et Jésus, trad. fr. Joël Gayraud, Paris, Payot, « i
thèque Rivages », 2014.
2. Ibid., p. 73.

290 291
Au voleur !
L’anarchie profanatrice
d’ordinaire le rayonnement, l’éclat de la force
'rce r°yale cou-
divine à laquelle on rend hommage en la célébr;
croyons pas a un pouvoir mag.que des acclamations et nous
glorification, doxazesthai). La « gloire » du Christ d^ sommes convaincus que les théologiens et les empereurs non
aussi couramment son aureole. -“signe plus n’y ont jamais vraiment cru1. » La gloire ne suture nas
Or de ce halo de lumière qui entoure la tête du Ch • la fracture « par magie ».
il n’est jamais question dans l’analyse d’Agamben. Le^’ La thèse d’une fonction esthétique de la gloire est déve­
« auréole » n’apparaît qu’une fois dans Le Règne et la Gr* loppée notamment par Urs von Balthasar dans Herrlichkeit
et n’est pas rapporté à Jésus. Il importe en effet de sépa^ Eine Theologische Aesthetik, (Gloire : Une esthétique
ce qui paraît pourtant indissociable : la gloire et le « théologique)-. C’est une autre « fausse piste », qui déplace
tacle’ », la gloire et la « mise en scène2 », la gloire et h la souveraineté, la seigneurie (terme allemand pour gloire)
sursignification. « dans la spère de la beauté3 ».
« Si la machine gouvernementale est double (Règne et Or ni kabod ni doxa n’ont jamais été pris dans la Bible au sens
Gouvernement), quelle fonction remplit en elle la gloire ?’» esthétique : ils ont affaire avec l’apparition terrible de YHWH
Pour répondre à cette question, Agamben rejette plusieurs avec le Règne, avec le Jugement, avec le trône, toutes choses
thèses, qui toutes soutiennent que la gloire est essentielle­ qu’on ne saurait tenir pour « belles » que dans une perspective
qu’il est difficile de ne pas définir comme esthétisante4.
ment et précisément une énergie symbolique : thèse d’une
fonction magique de la gloire, thèse d’une fonction esthé­ La fonction machiavélienne de la gloire correspond à
tique de la gloire, thèse d’une fonction machiavélienne de l’hypothèse selon laquelle la gloire permettrait au souverain
la gloire. de produire un effet de frayeur sur ses sujets, forçant ainsi
La première est essentiellement élaborée par les anthro­ leur soumission. La gloire n’est pas le théâtre de la
pologues et les sociologues. Ceux-ci, déclare Agamben en contrainte.
se référant en particulier au travail de Marcel Mauss, « ont
L’explication instrumentale, trop facile, selon laquelle il s’agi­
toujours la possibilité de recourir à la magie comme à la
rait d’un stratagème des puissants pour justifier leur ambition
sphère qui, touchant à la rationalité et la précédant immé­ ou d’une mise en scène pour produire chez leurs sujets crainte
diatement, permet d’expliquer en dernière analyse comme révérencieuse et obéissance, bien qu’elle puisse à l’occasion
une survivance magique ce que nous ne parvenons pas a s’avérer juste, n’est certainement pas capable de rendre raison "i
comprendre des sociétés où nous vivons. [Or] nous ne
1. Id.
2- Ibid., p. 588.
1. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 394. 3. Id.
2. Ibid., p. 586. 4- Ibid., p. 589.

L
3. Ibid., p. 620.
293
292
I »

Au voleur !

d’une relation aussi profonde et originale, impliquant non seu­


L’anarchie profanatrice

le moteur secret de celle-ci - cet impensable désœuvrement


a
■ V

lement la sphère politique, mais la sphère religieuse*.


qui constitue le mystère ultime de la divinité1. » Le pouvoir
« Si l’élaboration d’une “archéologie de la gloire” est de Dieu coïncide étrangement avec son désœuvrement onto­
logique. « Nous pouvons nous servir [du dispositif théolo­
■1
(JS
devenue nécessaire, c’est parce que la dimension glorieuse ) I
! du pouvoir n’a pas fait l’objet d’études suffisantes qui en gique de la gloire] comme du paradigme épistémologique !
détermineraient la valeur proprement politique. » Une valeur qui nous permettra de pénétrer l’arcane central du pou­
qui ne repose ni sur la magie, ni sur la beauté, ni sur le voir2. » L’arcane central du pouvoir, mis en lumière au sens
propre par la gloire, est l’incapacité foncière de l’être à faire
i
spectacle - forces de coercition symboliques. On revient
œuvre. Un tel désœuvrement est ainsi « la substance poli­ ! !
alors, ici encore, à la structure d’exception.
La gloire a son lieu véritable à la jonction de l’être de tique de l’Occident, l’aliment glorieux de tout pouvoir3. »
Dieu et de la pratique salvifique du Fils dans le « processus C’est de cette manière qu’Agamben répond à sa propre
de [leur] glorification réciproque2 ». Il y a bien entre les question : pourquoi le pouvoir « a-t-il besoin de recevoir
deux, si l’on veut, passation de puissance. Agamben cite des acclamations rituelles et des chants de louange, de revê­ :

Jean (17, 1-5) : « Père, l’heure est venue. Glorifie (doxason) tir des couronnes et des tiares encombrantes, de se soumettre
ton Fils et que ton Fils te glorifie (doxasei) ». Et commente : à un cérémonial pénible et à un protocole immuable - en
bref, lui qui est essentiellement opérativité et oikonomia, de
« l’économie glorifie l’être, comme l’être glorifie l’économie
I [...]. Règne et Gouvernement semblent pour un instant coïn­
s’immobiliser hiératiquement dans la gloire ?4 » Si le pouvoir
« a besoin » de la gloire, ce n’est pas pour trouver un sup­

s
cider3. » La gloire est bien opérante en ce qu’elle est dative
(l’entre-glorification est un don mutuel) et permet ainsi le
transfert de la puissance d’un bord à l’autre de la fracture.
Mais ce faisant (au sens littéral), elle révèle du même coup
plément d’être dans la pompe et l’éclat mais, à l’inverse,
pour célébrer avec pompe et éclat le fait qu’aucun supplé­
ment ne peut suturer la fracture qui l’évide à l’origine,
1 ;
« cette fracture entre théologie et économie dont la doctrine
l’ampleur anarchique de la fracture elle-même. La gloire trinitaire n’a jamais réussi à venir totalement à bout5 ». Mys­
n’opère qu’à révéler l’inopérativité de Dieu. tère de l’opérativité : l’être en vacance met le gouvernement
« C’est dans la majesté du trône vide que le dispositif de au travail.
la gloire trouve son chiffre parfait. Son but est de capturer
à l’intérieur de la machine gouvernementale - pour en faire
1- Ibid., p. 635.
2. Id.
1. Ibid., p. 586. 3. Id.
2. Ibid., p. 597. 4- Ibid., p. 586.
3. Ibid., p. 599. 5- Ibid., p. 620.

294 295
L Au voleur ! L’anarchie profanatrice
il
populo acclamatum est (il est acclamé par le peuple) :
Les « SYMBOLES DU POUVOIR » Veo&atias, Christo laudes [...] (grâce soit rendue à Dieu, H»
;J‘Mi
louange au Christ)1. » Peterson insiste sur la dimension
juridique de l’acclamation dans les deux cas, qui a valeur
À quoi servent alors les « signes » et « insignes » du pou­

1
de « décision populaire » et témoigne du pouvoir consti­
voir1 ? Us sont, dit-on couramment, ses « symboles ». « Ainsi tuant du consensus. Ce dernier, en célébrant le pouvoir,
Mommsen observait déjà qu’à partir du ni' siècle, “le cos­ constitue le peuple des sujets ou des fidèles comme
tume de guerre pourpre devient le symbole de la monarchie”. peuple2.
il Mais que signifie ici “symbole”2 ? », demande Agamben qui Telle est la « force performative » du symbole3. Le sym­
encore une fois, soutient que « symbole » est au départ une bole n’est pas symbole du pouvoir, du sang ou de la hié­ :
BV' notion juridico-politique et qu’« une théorie juridique à rarchie. Il performe, c’est-à-dire constitue, le pouvoir, le
même d’en définir avec précision le domaine et la valeur sang ou la hiérarchie. À propos des positions de l’empe­
fait encore défaut aujourd’hui3 ».
C’est avec l’« acclamation », ou « élément doxologique
reur, debout ou assis, durant les apparitions publiques, I *
Agamben déclare : « Dans ce cas aussi, plutôt que de voir
acclamatoire », que commence l’enquête sur le « cérémo­ dans la posture une simple expression symbolique du rang,
nial » et les « signes » du pouvoir par lesquels se manifeste
IJ la majesté tant de Dieu que de l’empereur ou du roi. Il y a
il convient de comprendre que c’est plutôt la posture qui
réalise immédiatement la hiérarchie4. » Les symboles sont
évidemment une continuité entre phénomène de la puissance « immédiatement efficaces », c’est pour cela qu’ils sont
! '
impériale et phénoménalisation de la gloire de Dieu, au point très peu symboliques5. Il en va ainsi des « faisceaux du
||
que l’on peut parler d’une « confusion entre culte impérial licteur », par exemple, « longues verges d’orme ou de bou­
et liturgie ecclésiastique4 ». leau d’environ un mètre trente, liées par une courroie de
Qu’est-ce qu’une acclamation ? C’est « un cri d’appro­ couleur rouge, que surmontait une hache insérée latérale­
bation, de triomphe (“lo triumphe !”), de louange ou de ment6. » Or « définir les faisceaux, comme on le fait par­
désapprobation (acclamatio adversa), poussé par une fois, comme “symbole de l’imperium" ne nous apprend
foule dans des circonstances précises5 ». Les acclamations rien sur leur nature et leur fonction spécifique. Us étaient ■

sont aussi présentes dans le « milieu chrétien » : « A


1. Id.

1. Ibid., p. 568. 2. Voir ibid., p. 562. :
2. Id. 3. Ibid., p. 570.
3. Ibid., p. 569. 4. Ibid., p. 569.
5. Ibid., p. 573.
4. Ibid., p. 584. 6. Id.
5. Ibid., p. 561.
237
296
I
Au voleur ! L’anarchie profanatrice

si peu symboliques [je souligne] qu’ils servaient même à n’est-elle pas sacrée selon une signification nécessairement

infliger matériellement la peine capitale, sous ses deux : L


extra-politique et extra-juridique ? Et ce du fait même de sa
formes, la fustigation (les verges) et la décapitation (la
vocation sacrificielle ?
hache)1 ».
Nul besoin que le symbole renvoie à autre chose qu’à
La réponse est complexe mais dans tous les cas négative, J
qui va s’articuler autour d’un double statut du Christ,
lui-même, nul besoin d’utiliser cette force de transfert pour
comme prêtre et comme accusé. Une réponse qui prépare
expliquer le fonctionnement du pouvoir. Il faut comprendre
la conclusion selon laquelle le Christ est sa propre structure
que « les faisceaux ne symbolisent pas Vimperium, ils ]e
d’exception. Lui aussi à la fois sacrifiable et insacrifiable.
rendent effectif2 ». En effet, lorsque les faisceaux sont dres­
Souverain et homo sacer.
F1 sés, le magistrat entre en fonction. Lorsqu’ils sont baissés
D’un côté, le sacrifice christique va, par sa suprême effi­ 4
le magistrat est destitué. Or un symbole « effectif » n’est
cace performative, suturer la fracture anarchique entre être
plus un symbole. Mais un pouvoir. Et le pouvoir symbo­
et agir. De l’autre, il va en accuser l’irréparable béance.
lique, un pouvoir comme les autres.
Dans Opus Dei, au cours de sa grande enquête sur la
liturgie, Agamben interroge la catégorie du sacerdoce. Qui
sont les sujets à qui incombe, pour ainsi dire, le « “ministère
Le sacrifice christique du mystère” », l’opérativité ?* De manière à première vue
J surprenante, ce n’est pas d’abord vers le culte, ses officiants
et ses fidèles, qu’Agamben se tourne pour répondre, mais
Quel rôle joue alors le sacrifice dans cette économie dé­ vers le Christ lui-même. Le texte s’ouvre sur une lecture de
symbolique ? Et plus précisément, bien sûr, le sacrifice chris­ la Lettre aux Hébreux dans laquelle Paul présente Jésus
tique ? Cette question abyssale en appelle immédiatement comme le premier ministre de son propre culte, le premier
une autre, qu’étrangement Agamben ne pose jamais sous prêtre. Telle est l’irréductible singularité du christianisme
cette forme mais qui traverse en filigrane des ouvrages par rapport au judaïsme :
comme Opus Dei, De la très haute pauvreté*, ou même
L’Usage des corps. Si, comme on l’a vu plus haut, la vie Le noyau théologique de la lettre repose sur l’opposition entre
le sacerdoce lévitique [...], qui correspond à l’ancienne alliance
n’était « sacrée » en soi ni en Grèce ni à Rome, ne le devient- mosaïque et se trouve inscrit dans la descendance d Aaron, et
B elle pas cependant avec l’incarnation ? La vie du Christ la nouvelle alliance dans laquelle celui qui assume la liturgie
du grand Prêtre [...] est le Christ lui-même2.
1. Id.
2. Ibid., p. 574. , . [7/1131 1- G. Agamben, Opus Del, op. cit., p. 693.
3. G. Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et formes e v
trad. fr. Joël Gayraud, in Homo sacer, vol. 4.1. 2. Ibid., p. 702.
299
298
F.’•> . ■

B. Au voleur ! L’anarchie profanatrice

Que le Christ soit le premier prêtre, le Grand Prêt ontologique. En officiant son propre sacrifice, il commence
qualification unique dans l’histoire des monothéismes sig ■’ d’être : son « être coïncide sans résidu avec l’effectualité1 ».
fie que son action est immédiatement, performativement" Le terme « effectualité », qui apparaît chez Thomas, conjugue
Le terme
■■
liturgique. Il n’y a pas d’abord l’incarnation et le Sacrifice efficace (effectus) et essence (« ité »). Dans la mesure où
salvifique, puis le service et le culte rendus par les ministres « l’Église a fondé sa pratique liturgique sur la Lettre aux
1|£ de l’Église. Jésus est tout à la fois, de son culte, l’objet et le Hébreux2 », il se produit une transformation ontologique
premier officiant. Preuve en est l’exposition à son propre qui suture - pour un temps - la brisure de la puissance.
sacrifice : le Christ « est le grand sacerdoce d’un sacrifice Etre et agir coïncident du fait de la « performativité de la
A où l’officiant se sacrifie lui-même1 ».
,-lfe ' parole du Christ3. »
Efficace sacrificielle : le Christ « réalise une action litur­
gique pour ainsi dire absolue et parfaite2 ». Plus loin • il
« coïncide sans le moindre résidu avec sa liturgie - il est
essentiellement liturgie - et c’est cette coïncidence qui confère ECCE HOMO SACER
1
à cette liturgie son efficacité nonpareille3 ». La conclusion
est frappante : « l’interprétation paulinienne de la dimension Cependant, dans Pilate et Jésus, Agamben double l’exa­
liturgique de l’action du Christ (le Christ « leitourgos et men de l’effectualité sacrificielle du Christ d’une analyse de
grand Prêtre4 ») « revêt une signification politique évidente son procès qui oriente différemment le regard. Dans ce texte
et il ne s’agit pas de [lui] conférer une aura sacrificielle (je remarquable, il montre que la fracture anarchique réapparaît
souligne)5 ». - ou, plus exactement, qu’elle n’avait jamais disparu.
Inclusion par exclusion : par bien des aspects, le sacrifice « Pourquoi l’événement décisif de l’histoire universelle
christique conjure l’anarchie originaire d’un être sans acte - la passion du Christ et la rédemption de l’humanité -
et d’un acte sans être. En faisant revêtir au Christ la figure doit-il prendre la forme d’un procès4 ? », demande-t-il.
du Grand Prêtre, la Lettre aux Hébreux lui accorde du Le Christ, encore une fois, n’est pas seulement prêtre, il
même coup la souveraineté dans l’être. L’action du Christ est aussi accusé. Or il s’agit de savoir, d’après les textes, si
n’est en effet pas seulement une action « économique », ou son procès est véritablement légal. La réponse d Agamben
est négative : il y a bien procès du Christ, mais il n y a pas
gouvernementale, mais bien aussi un accomplissement I
1.
2.
Ibid., p. 702-703.
Ibid., p. 703.
1.
2.
Ibid., p. 735.
Ibid., p. 709.
II
s
a I 3.
4.
5.
Id.
Ibid., p. 709.
Ibid., p. 701.
3.
4.
Ibid., p. 736.
G. Agamben, Pilate et Jésus, op. cit., p. 94.

301
300

//J
è.
A» voleur ! L’anarchie profanatrice i
jugement. Si Jean déclare : « Pilate fit sortir Jésus, et s’assit Cette énigme s’étend jusqu’à la crucifixion qui, sans ■

sur le “ban” (berna) du juge1 », il n’empêche qu’« une tra­ jugement, ne peut être considérée elle non plus comme une
dition exégétique qui a pour elle l’autorité de Justin (Apol punition légale. Dès lors, la crucifixion de Jésus n’est il:
I, XXXV, 6), et, parmi les modernes, de Harnack et Dibe- qu’une mise à mort ( « Du point de vue du doit : “Jésus
lius, entend ekhetisen en un sens transitif : “[Pilate] fit ame­ de Nazareth ne fut pas condamné mais mis à mort” »)’.
ner Jésus dehors et le fit asseoir à son tribunal”. [...] Que En l’absence de jugement, une exécution n’est pas légale.
l’on fasse asseoir Jésus, [et non Pilate], sur le berna [le banc Ainsi, Jésus est tué mais non sacrifié. Plus exactement, il
du juge] s’accorde avec les récits de Marc et Matthieu, selon se sacrifie en consentant à être tué. Par son sacrifice dénué
lesquels, juste avant la crucifixion, Jésus est revêtu d’un ;
de dimension proprement juridique, Jésus devient un
manteau de pourpre et, tenant en main un roseau en guise horno sacer. ■ ■'

de sceptre, est salué comme roi des Juifs. Chez Justin éga­ Par sa double analyse de la prêtrise et de la mise à mort
lement, les Juifs, après avoir fait asseoir Jésus sur le berna, de Jésus, Agamben achève sa démonstration selon laquelle
l’invitent par dérision à exercer la fonction de juge qui Jésus est l’exception de sa propre exception. Il occupe la
revient à un roi : “Juge nous !”2 » double place du souverain et de ï’homo sacer. Pouvoir I
Cette lecture, qui inverse les rôles en constituant Jésus suprême et vie nue. Entre les deux, toujours, la fracture
en juge, explique aussi pourquoi, dans l’évangile de Marc anarchique.
et de Matthieu, Pilate ne rend finalement pas de jugement.
Il se contente de « livrer » le Christ aux Juifs : « il livra
,hi \paredoken] Jésus à leur volonté3 ». Lui-même n’aurait pas
eu l’intention de le condamner (« “Je n’ai trouvé en lui aucun
De l’usage immanent de Foucault
1

I motif de condamnation”4 »). Il le « livre » donc sous la pres­


sion des Juifs sans prononcer de sentence : « Une sentence
n’a pas été prononcée. » Or un procès sans sentence, sans
jugement, « est une contradiction dans les termes5 », «la
plus sévère objection que l’on puisse faire au droit6 ».
La boucle se boucle. De l’analyse du ban souverain
(Homo sacer I) jusqu’à l’archéologie gouvernementale, c’est
la structure d’exception qui a orienté toute la recherche. La
coïncidence entre la logique d’exclusion-incluante (souve­
raineté) et la logique de commandement et d’obéissance
»

apparaît maintenant clairement. Elles procèdent toutes deux ■ :

1. Jean, XVni-XIX. d’un même mécanisme, celui d’un comblement partiel de /


2. G. Agamben, Pilate et Jésus, op. cit., p. 64-65.
3. Ibid., p. 82. fissure.
4. Ibid., p. 39
5. Ibid., p. 84. 1. Ibid., p. 59.
6. Ibid., p. 88.
303
302
Au voleur ! L'anarchie profanatrice
! ■ ;

Comment maintenant s’engouffrer dans cette fissure


désactiver ce mécanisme ? L’anarchie interne au pouvoir
N’ayant pas mesuré l’importance de la fracture anar­
chique entre régner et gouverner, Foucault n’aurait cherché,
'A
finit par laisser paraître cette autre instance incluse et exclue avec la catégorie de l’usage, qu’à mettre au jour une autre
par ce mécanisme de l’exception : un autre registre de sens forme de gouvernement. Il assimile trop vite l’usage au souci
que ceux de l’être et de la pratique, qui faisait secrètement et passe trop rapidement, dans L’Herméneutique du sujet,
concurrence au pouvoir. Cet autre registre est celui de sur « le geste platonicien, où la chresis [l’usage] se réso[utj
l’usage. en souci (epimeleia) et en commandement (arkhè)' ». C’est
Agamben a trouvé là encore les linéaments de sa pensée pourquoi « le thème du souci de soi risque ainsi de se
de l’usage chez Foucault. L’Herméneutique du sujet, on s’en résoudre intégralement dans celui du gouvernement de
souvient, distingue l’âme comme instance de commandement soi2 ». Le « sujet actif » du souci absorbe l’âme instrumen­
et l’âme usagère ou instrumentiste. Cependant, chez Fou­ tiste. Telle est l’explication qu’Agamben propose du pro­
cault, affirme Agamben, l’usage « n’est jamais thématisé blème que j’ai soulevé au chapitre précédent, à savoir que
comme tel1 ». Du même coup, l’anarchie est mal située. La ;
« le thème de l’usage du corps par l’âme se [résout] en !
pensée de Foucault est allée « s’empêtrant dans des apories quelque sorte dans celui du commandement (arkhè) de l’âme
toujours plus criantes2 », comme le montre « son dernier sur le corps3. » Foucault a nommé « ingouvernable » ce qui
cours au Collège de France, Le Courage de la vérité, achevé n’est, encore une fois, qu’une forme de gouvernement4.
quelques mois avant sa mort3 ». C’est d’une manière très différente de celle Deleuze, au
ÿl Ces apories tiennent au fait que Foucault, selon Agamben, moment où il croit cependant la prolonger, qu’Agamben
b-■ n’a jamais clairement distingué entre sujet libre et âme ins­
trumentiste de la vie. Il est resté attaché jusqu’au bout à
fait de l’immanence l’impensé de Foucault. Un impensé qui
l’aurait empêché de mettre au jour ce qui, dans et de la vie,
in: l’autonomie, à l’idée d’un sujet qui « se gouverne librement n’est pas gouvernable : l’absence de toute hiérarchie,
lui-même », donc à un sujet fracturé entre son propre com­
mencement (autonomie) et son propre commandement
(impératif). Un sujet constitué par la logique de l’exception 1. Id.
et destiné de ce fait à « entrer fatalement dans des relations 2. Id.
3. Id.
de pouvoir4 ». 4. « Ce que Foucault paraît ne pas voir, bien que l’Antiquité semble en offnr
en quelque sorte un exemple, c’est la possibilité d’une relation avec soi et ce e
d’une forme de vie qui ne prennent jamais l’aspect d’un sujet libre, c’Mt-à^ «
les relations de pouvoir renvoient nécessairement à un sujet, a possi i e
1. G. Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 1101. zone de l’éthique totalement soustraite aux rapports stratégiques, d un Ingouver­
2. Ibid., p. 1169. nable qui se situe au-delà des états de domination et des relations de pouvoir .
3. Ibid., p. 1165. L’Usage des corps, op. cit., p. 1171.
4. Ibid., p. 1169.
305
304
r 17*
Au voleur !
L’anarchie profanatrice
i
l’absence de toute différence entre ce qui, de la vi<
mande et ce qui obéit. le> com- neuf gouverner les autres si l’on ne se gouverne pas soi-
r,a structure tout aà la
La fois syntaxique et ontologique de
ta rois même d’abord). Or chez Agamben, l’usage est précisément
l’usage, qui pointe dans le verbe grec chrestai, indiquait soustrait à toute logique de domination, y compris celle du
pourtant clairement la possibilité d’une telle absence. On soi sur lui-même. « Le sujet ne domine, pas l’action, mais
dit, en français, « faire usage de quelque chose ». Or l’usage est lui-même le lieu où elle se produit’. » La distance qui
grec ne justifie nullement cette compréhension. En effet, pourrait s’établir non seulement entre le sujet et l’objet, mais
chrestai n’est « ni actif ni passif », sa forme consiste en cette encore entre le sujet et lui-même, est ainsi réduite au plus
« diathèse que les Grecs appelaient “moyenne”’ ». « Le sujet près. Il n’y a même plus de place pour l’affection de soi par
qui accomplit l’action, par le fait même de l’accomplir, n’agit soi. Dans L’Usage des corps, on retrouve également la réfé­

| :
pas transitivement sur un objet, mais s’implique et s’affecte
lui-même dans le procès2. » Chrestai fait partie de ces verbes
qui « effectuent en s’effectuant3 ». Or cette coïncidence
rence à Spinoza et la problématique de la cause immanente :
«la cause immanente est [...] bien une action où agent et
patient coïncident, c’est-à-dire tombent ensemble2. » La
HI I'

grammaticale de l’indicatif et du gérondif signale déjà l’in­ cause immanente est le concept « clé3 » d’une ontologie
terruption de la logique de commandement et d’obéissance. modale selon laquelle « la substance “se constitue soi-même
i- ; Si Agamben accepte la métaphore foucaldienne de la vie existante”4. » « Dans le chapitre xx du Compendium gram-
SH « objet d’art », c’est à la condition de la comprendre comme maticae linguae hebraeae, poursuit Agamben, [Spinoza] a II
«vie qui ne peut être séparée de sa forme, [...] vie pour introduit une méditation ontologique en analysant le sens
laquelle, dans sa manière de vivre, il en va du fait de vivre d’une formule [...] qui exprime une action où agent et
patient, passif et actif s’identifient5. » Prenons par exemple ;
lui-même et pour laquelle, dans le cours de la vie, il en va
le verbe espagnol pasearse, « “promener-soi”,” se prome­
te d’abord de sa manière de vivre4 ».
À bien des égards, il est vrai, cette description du procès ner” », sa forme est « comme expression d’une action de
soi sur soi, ou agent et patient entrent dans un seuil d’indis­
syntaxique et ontologique de l’usage coïncide avec l’analyse

I deleuzienne du pli. Toutefois, chez Deleuze on l’a vu, 1 im­


manence implique l’auto-affection, encore attachée au gou­
tinction absolue6 ». Agent et patient sont « ainsi désactivés »
et « rendus inopérants » en se confondant7.

1• vernement compris comme « domination de soi » (on ne


i
1.
2.
3.
G. Agamben, L’Vsage des corps, op. cit., p. 1095.
Ibid., p. 1225.
Id.
1. Ibid., p. 1095. 4. Ibid., p. 1125-1226.
2. Id. 5. Ibid., p. 1096.
3. Id. 6. Id.
4. Ibid., p. 1265. 7. Ibid., p. 1097.

306 307
rS
i
Au voleur !
L’anarchie profanatrice il
HJ
Critique de la transgression Ou encore :
i® ■ i
Il s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la lj
L’immanence ainsi comprise est alors liée à la « capacité
de désactiver et de rendre inopérant quelque chose - Un
forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans
la forme du franchissement possible1.
' i
pouvoir, une fonction, une opération humaine - sans sim­
plement le détruire, mais en libérant les potentialités qui O '
R étaient restées en lui inactivées pour en permettre un usage Chez lui, les motifs de la « sortie » (n’oublions pas que
11;
îr
différent1 ». C’est là ce qui marque la différence entre
l’anarchie comme puissance destituante et l’anarchie comme
transgression.
c’est en termes de sortie que Foucault caractérise
ï’Aufklârung), du passer outre et du « dehors » sont nom­
breux et multiformes. Or, selon Agamben, la transgression
fait exister cela même qu’elle transgresse, à savoir la struc­
i
Si Foucault reste attaché à la problématique du sujet
libre, se gouvernant lui-même, c’est parce qu’il continue ture traditionnelle de la subjectivité comme instance qui If \
s’outrepasse et se dépasse toujours elle-même. Se com­ if.
W précisément d’associer liberté et transgression. Son concept
de bios garde la trace de la définition de « l’ontologie cri­ mande et s’obéit. Et ce même, surtout peut-être, dans

li K
tique de nous-mêmes » proposée dans « Qu’est-ce que les
Lumières ? », texte dans lequel il identifie immédiatement
l’infraction à son propre commandement - dans le sacrifice
de soi.
Foucault n’a pu donner congé à l’« idéologie sacrifi­

;
la « vie philosophique » à la transgression conçue comme
cielle » qui pèse sur sa catégorie de désubjectivation. Le
franchissement des limites.
sacrifice est partout présent dans son œuvre, qu’il s’agisse
L’ontologie critique de nous-mêmes, écrit-il, il faut la considé­ de l’analyse de la Passion du Christ dans Histoire de la
rer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un folie1, de la description spectaculaire du supplice de Damiens
corps permanent de savoir qui s’accumule ; il faut la conce­ dans Surveiller et punir3, de la lecture du Phédon et du
voir comme une attitude, un éthos, une vie philosophique où ■

la critique de ce que nous sommes est à la fois une analyse 1- Ibid., p. 1393.
, 2. « La Passion du Christ n’est pas préfigurée seulement par le sacrifice
historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur d Abraham ; elle appelle autour d’elle tous les prestiges du supplice et ses rêves
I franchissement possible2. innombrables ; Tubal, le forgeron, et la roue d’Isaïe prennent place autour de
ia croix, formant hors de toutes les leçons du sacrifice le tableau fantastique de
i acharnement, des corps torturés et de la douleur » : M. Foucault, Histoire de la
1. Ibid, p. 1328. folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 29.
3. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Galhmar ,
2. M. Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ?, in Dits et Écrits II, op. cit.,
1?7J, p. 9-ii. ■

p. 1396.

309
308
Au voleur ! L’anarchie profanatrice

sacrifice d’un coq à Esculape demandé par Socrate1, ou enfin second où l’absence d’un sujet souverain dessine son vide
de l’analyse du bios cynique comme d’une vie sacrificielle essentiel et fracture sans répit l’unité du discours1. »
dans Le Courage de la vérité. « Le dévouement du roi Agamben reconnaît certes à Bataille le mérite d’avoir
cynique, ce roi réel et dérisoire », écrit Foucault, a pour « tenté de penser » la « vie nue (ou vie “sacrée”) qui, dans
mission de « s’occuper des autres », « mission dure, et mis­ la relation de ban, constitue le référent immédiat de la sou­
sion qu’on pourrait dire jusqu’à un certain point sacrificielle veraineté2. » Mais ce qui a « compromis ses recherches3 »
si les cyniques ne disaient en même temps que, dans le est le fait qu’il « interprète de façon erronée » le sacré comme
sacrifice de soi-même, le philosophe trouve évidemment sa « originairement ambivalent, pur et immonde, répugnant et
joie et la plénitude de son existence2. » Si l’anarchisme fascinant, selon les schèmes dominants de l’anthropologie
cynique est un engagement sacrificiel, il demeure alors, pour de l’époque repris par son ami Caillois4 ». Cette « interpré­
Agamben, un engagement souverain. tation erronée », qui s’appuie sur la prétendue ambivalence
Faut-il rappeler en effet que la souveraineté ne désigne de la souveraineté, explique en grande partie sa fascination I;'''W
1 pas seulement le pouvoir absolu du monarque mais bien pour le sacrifice. Or précisément, chez Bataille, « le prestige
aussi le détachement, le mépris somptuaire du pouvoir et sacrificiel est défini [...] par la logique de la transgression5 ».
l’extase de la transgression ? Bataille, on le sait, nomme sou­ C’est pourquoi, à la fin de L’Usage des corps, Agamben
pi veraineté la dépense improductive, à fonds perdu, qui inclut déclare qu’« avoir échangé cette vie nue séparée de sa forme,
II! la mise en jeu de la vie et s’affirme comme geste aristocra­ dans son abjection, pour un principe supérieur - la souve­
H
3;É I tique, antonyme de la souveraineté mesquine du roi.
L’originalité réelle de la transgression bataillienne tient
au fait qu’elle appelle souveraineté la mise à mort du sou­
raineté, ou le sacré - est la limite de la pensée de Bataille,
qui la rend pour nous inutilisable6 ». Excès, érotisme, luxe,
qui étayent le prestige accordé au sacrifice, se voient donc
verain. La décapitation du souverain donne naissance à
l’acéphalie souveraine. Bataille donne à penser le paradoxe
critiquées au nom de leur caractère en quelque sorte périmé
et égarant. Et ce au nom de la faute politique qui consiste
à avoir nommé souveraineté une « une souveraineté qui a
i
K d’une souveraineté anarchiste. Comme l’écrit Foucault, chez
Bataille, la souveraineté « explose et se conteste radicalement peu de choses à voir avec celle des États7 ».
dans le rire, les larmes, les yeux bouleversés de l’extase,
l’horreur muette et exorbitée du sacrifice, et demeure ainsi 1. M. Foucault, « Préface à la transgression », loc. cit., p. 275.
If à la limite de ce vide, parlant de lui-même dans un langage 2.
3.
Ibid., p. 102.
Ibid., p. 72.
4. Ibid., p. 102.
1. M. Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit., Leçon du 15 février 1984,
2' heure, p. 87-105.
5.
6.
7.
Id.
G. Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 1267.
Agamben cite ici La Part maudite, in Homo sacer I, op. at., p.
102.
I
2. Ibid., p. 236.
311
■ 310
Au voleur !
L’anarchie profanatrice

En écho à la discussion ouverte par Jean-Luc Nancy La critique de la vision bataillienne de la transgression
n dans « L’Insacrifiable' », Agamben insiste sur le danger de
cette « définition de la souveraineté comme transgressé
vise ce qui, dans le sacré mal compris, est le véritable pro­
ion blème : la sacralisation paradoxale de la logique de gouver­
[qui] est inadéquate par rapport à la réalité de la vi«ie expo-
nement. Toute transgression, encore une fois, maintient la
sée au meurtre dans le ban souverain2 ». Elle peut mener
distance, la séparation, le « hors de soi » qui engagent néces­
en particulier à l’interprétation de la Shoah comme d’un
sairement le partage entre commandement et obéissance.
sacrifice. Or « la volonté de donner à l’extermination des
Dès lors, « le problème de la philosophie qui vient,
Juifs une aura sacrificielle à travers le terme d’“holocauste”
affirme Agamben, est de penser une ontologie au-delà de
relève d’une démarche historiographique aussi aveugle
l’opérativité et du commandement1 ».
qu’irresponsable. Le Juif, sous le nazisme, est le référent
négatif privilégié de la nouvelle souveraineté biopolitique
et, comme tel, un cas flagrant d’homo sacer, au sens où il
représente la vie qu’on peut ôter impunément mais pas Questions et difficultés
sacrifier3 ».
Bataille n’a pourtant jamais identifié la Shoah à un sacri­ Il est temps de se le demander cependant : comment pen­
fice. Agamben le reconnaît. « Non que Bataille ne voie pas ser une anarchie sans transgression ? Il est temps, car la trans­
l’insuffisance du sacrifice et, en dernière analyse, son carac­ gression revient constamment cogner à la porte et il va falloir
tère de “comédie”4. » Malgré tout, l’auteur d’Homo sacer déployer des trésors de dénégation pour ne pas entendre ses
continue de penser avec Nancy que « Bataille ne voulut pas coups. L’idée d’un anarchisme sans transgression tombe en
seulement penser le sacrifice, il voulut penser selon le sacri­ effet immédiatement dans d’évidentes contradictions.
fice, et il voulut le sacrifice lui-même, en acte, et à tout le
moins il ne cessa de se présenter sa pensée comme un néces­
saire sacrifice de la pensée5 ». Les quatre frappes de la transgression

La première concerne le fait que la critique de la sépa­


1. Jean-Luc Nancy, « L’Insacrifiable », in Une pensée finie, Paris, Gali­ ration s’exprime systématiquement chez Agamben par es
lée, 1990, p. 65-106. Sur Agamben, Nancy et la critique de Bataille, voir mon
article « Faut-il sacrifier Bataille ? », in « Valeur d’usage de Georges Bataille », verbes de séparation. « Arracher » (La forme-de-vie est^« ce
/h ArtPress 2, 2016, n° 42, p. 16-21. qui doit sans cesse être arraché à la séparation »),
2. G. Agamben, Homo sacer I, op. cit., p. 103.
3. Ibid., p. 103-104.
L G. Agamben, Opus Dei, op. cit., p. 803.
fh ■ 4. Ibid., p. 103. 2. G. Agamben, De la très haute pauvreté, op. cit., p. 1005.
5. J.-L. Nancy, « L’Insacrifiable », loc. cit., p. 70.
313
312
-
: ;

Au voleur ! L’anarchie profanatrice ;

neutraliser», « destituer »,« rendre inopérant» (l (l’’éty


éty-­ ne peut jamais être en position de principe : elle peut seu­
mologie de « rendre » l’assimile à « prendre »), « désacti­ lement se libérer comme un contact’. » Plus loin : « De
ver » - qui signifie au sens propre décontaminer une même que la pensée à son stade le plus élevé ne représente
substance : tous ces verbes sont des verbes d’action. Com­ pas mais “touche” l’intelligible, de même, dans la vie de la
ment pourraient-ils dès lors « aller au-delà » de l’« opéra- pensée comme forme-de-vie, bios et zoê, forme et vie sont
tivité »? Et « aller au-delà », n’est-ce pas justement en contact, c’est-à-dire demeurent dans une non-relation2. »
transgresser ? À la séparation, la distance, répondent le toucher et la coïn­
La seconde est liée à l’ambigüité de la déflation symbo­ cidence : « tout comme vivre et vie, être et forme coïncident
lique du sacré et sa resituation politique. Avoir tenté de ici sans reste3. » L’interdiction de toucher, liée d’ordinaire
rompre avec l’idée que le sacré est un signifiant sans signi­ au sacré, se trouve donc bien ici profanée si l’on veut. Le
fié livré à la dérive de l’inflation sémantique, camouflé sous problème est que le sacré, selon son sens ordinaire, se consti­
& la catégorie générale de signifiant flottant, est sans nul doute tue aussi par le toucher. Toucher une instance sacrée ne
un geste important. Comment éviter cependant le piège
r inverse, qui consiste, en réaction à cette hypersignifiance, à
réancrer le sacré dans un hypersignifié : le mécanisme de
revient pas toujours à la profaner mais au contraire à la
confirmer, à la consacrer une deuxième fois. Toucher le roi,
toucher le corps du Christ, toucher son idole, n’est-ce pas
l’exception ? On dira qu’un mécanisme ne peut pas consti­ justement célébrer, renforcer leur sacralité ? L’anarchie de
tuer un signifié ni véritablement un concept. Oui, mais le contact partagerait ainsi avec le contact sacralisant la même
mécanisme de l’exception est tout de meme defini par passion haptique. Il devient dès lors impossible de les dif­ ’
;
-!

Agamben comme la marque ue la « pv


de m UUU« „»
politicite férencier rigoureusement.
Quatrième frappe. La dimension anarchique de la puis­ ;
même de la politique’. Comment éviter alors de voir dans
S|- : mécanique^
cette décision un passage du mécanique à l’essentiel, qui sance est ce qui en elle, selon Agamben, se refuse au passage
trahit la recherche d’un sens fondateur ? D’un sens princi- à l’acte. Aristote serait peut-être, paradoxalement, le premier
philosophe de l’anarchie puisqu’il réserve une place, dans
I! piel, archique ?
Troisième frappe de la contradiction : désactiver, dit
Agamben, signifie d’abord, comme l’indique déjà la défini­
sa théorie de la dynamis et de ï’energeia, à une disposition
de la dynamis qui « peut demeurer et se maîtriser sans se
tion qu’il donne de l’usage, rapprocher, faire se toucher. perdre toujours dans l’acte4 ». Cette disposition est l’hexis,

r D’où la caractérisation de l’anarchie proposée à la fin de


L’Usage des corps comme anarchie de contact. « L’anarchie
1. G. Agamben, L'Usage des corps, op. cil., p- 1331.
2. Ibid., p. 1295.
1. « Politicité » est un concept qui revient fréquemment dans les text^ 3- Ibid., p. 1285.
4. G. Agamben, Opus Dei, op. cit., p. 773.
i.' d’Agamben. Sa première occurrence se trouve dans Homo sacer I, op. ci-,
315
F'! 314


: !
Au voleur !
L’anarchie profanatrice

l’habitude, l’acquisition d’un talent ou d’une capacité p0


séder une hexis (hekhein signifie avoir), c’est sculpter so^ Je diktat de l’actualisation ni la faiblesse pré-obéissante de
la virtualité. i |
être, ajouter à son essence une puissance qui n’y était pa”
initialement contenue et qui la définit pourtant désormais « Aristote pense la puissance comme existant en soi, sous
i-,
entièrement. Ainsi en va-t-il de « philosophe » dans le cas la forme d’une puissance de ne pas ou d’une impuissance
de Socrate par exemple, aptitude qui n’était pas donnée au (adynamia)1. » L’impuissance serait en quelque sorte la
départ mais qui est cependant devenue aussi importante qUe dimension la plus intime de la puissance. Comme si la des­
le genre « homme » auquel il appartient. Être homme est titution de la puissance habitait en son cœur. C’est cela que
:
un fait ontologique, être philosophe est un usage. On n’est signifierait l’hexis, une puissance qui peut ne pas passer à
pas philosophe, on fait « usage de la philosophie », par l’acte et porte en elle sa propre privation (steresis). « Cette
l’expérience et la répétition. Prenons aussi l’exemple de relation avec la privation (ou, comme il le dit encore, avec
Glenn Gould, dit Agamben, « à qui nous prêtons l’usage de l’adynamia, l’impuissance ou puissance du ne pas) est essen­
jouer du piano, [et qui] ne fait qu’user de lui-même, en tant tielle pour Aristote car ce n’est que par elle que la puissance
J qu’il joue et sait jouer habituellement du piano. Il n’est pas
peut exister comme telle, indépendamment de son passage
à l’acte2. » Plus loin : « avoir une puissance signifie en effet :
>4
le titulaire ou le maître de la puissance de jouer, qu’il peut

fii *
être aux prises avec sa propre impuissance3 ». Agamben
mettre ou ne pas mettre en œuvre, mais se constitue en tant
entreprend donc de retourner en quelque sorte l’impuissance ;■ •

qu’ayant l’usage du piano, indépendamment de son jeu ou 1


en forme-de-vie. Une fois désactivée, à savoir littéralement *■

de son non-jeu en acte1 ». Même chose pour le poète, qui coupée de l’acte, « la puissance devient une forme-de-vie et .1

« n’est pas celui qui a la puissance ou la faculté de créer, une forme-de-vie est constitutivement destituante4. » Le pro­
Ss ' qui un beau jour, par un acte de la volonté (dans la culture
Os occidentale, la volonté est le dispositif qui permet d’attribuer
blème est que pour Aristote, l’acte est toujours, dans tous
les cas, ontologiquement antérieur et supérieur à la puis­
les actions et les techniques en propre à un sujet) décide sance. Une puissance qui ne s’actualiserait jamais, selon lui,
[...] de la mettre en œuvre2 ». Agamben, avec Yhexis, mobi­ s’attarderait dans la privation ne serait même plus impuis­
lise une signification de la dynamis qui n’est pas nécessai­ sance mais non-être. La contradiction (et le contresens) qui
rement en rapport avec Venergeia. Une sorte de dynamis, hantent le vibrant éloge de l’impuissance qu’Agamben
te sans jouer sur les mots, à la seconde puissance. Indifférente déploie tout au long d’Homo Sacer, est que la « privation »,
au couple puissance-acte. Une puissance anarchiste, qui se

i discipline elle-même mais reste ingouvernable, sans lien avec

1. G. Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 1127.


1.
2-
3-
Ibid., p. 1131.
G. Agamben, Opus Dei, op. cit., p. 773.
G. Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 1331.
4. Ibid., p. 1332.
K 2. Id.
317
316
■ Vf"

Au voleur ! L’anarchie profanatrice

qui ne peut jamais être un état constant, est définie par


nui
Aristote dans la Physique II comme « absence de forme’ »
La zone
Or comment une privation de forme (la matière, dirait
encore Aristote) pourrait-elle alors devenir forme-de-vie ? La dénégation commence ici. Agamben lève toutes ces
Sinon à néantiser la vie elle-meme ? contradictions en ayant recours à son tour à ce qu’il faut
Certes, comme une forme vide finit par s emplir de ce bien appeler un argument magique. L’argument de la zone.
f vide même (« une loi qui a perdu son contenu cesse d’exis­ Des « zones d’indifférence » ou d’« indistinction » viennent
ter pour se confondre avec la vie2 »), un contenu privé de en effet mystérieusement et constamment (pas moins de
<| forme peut recevoir sa forme de cette privation elle-même. 23 occurrences dans Homo sacer L) effacer les paradoxes :
La forme de vie se confondrait donc entièrement avec la désactiver la désactivation, suspendre l’agressivité de la neu­
manière dont elle façonne son vide : « ma forme de vie ne tralisation, empêcher le re-signifié de se solidifier en fonde­
se rapporte pas à ce que je suis, mais à comment je suis ce ment, retenir le contact au bord de l’emprise fusionnelle et
que je suis3. » Mais si tel est le cas, comment ne pas protéger la forme de vie d’un devenir impuissant, informe
confondre la forme-de-vie avec la simple vie privée ? Com­ et idiot. À la fois pré- et post-archique, la « zone d’indiffé­
ment penser que la manière de vivre puisse « dessiner les rence » est ce lieu sans lieu où les opposés disparaissent l’un
contours [...] d’un usage commun des corps » permettant à en l’autre et où les partages, miraculeusement, s’annulent.
la politique de « sortir de son mutisme et la biographie Je dis pré- et post-archique car la « zone » est à la fois
individuelle de son “idiotie”4 » ? La vie privée n’est-elle pas origine et fin. Origine : la zone est d’abord « un lieu qui
idiote et n’avons-nous pas en commun d’être tous, en ce précède la distinction entre sacré et profane, religieux et

H sens, des idiots ? Qui ne partagent rien ? Comment cette


idiotie pourrait-elle s’organiser en commune .
juridique1 ». Fin : la zone apparaît en fin de compte comme
l’espace de la désactivation, « où aussi bien Varkhè comme

il
origine que ï’arkhè comme commandement sont exposés
dans leur non-relation et neutralisés2 ». Tous les tenants
structurels de la souveraineté et de la gouvernementalité

i
finissent par entrer « dans une zone d’indifférence » (zona
1. Aristote, Physique, trad. fr. Henri Carteron, livre II, 193b, Paris, Les d’indifferenza). À tel point que la zone d’indifférence, du
Belles Lettres, 1990, 7' édition, p. 62. fait de sa prolifération, devient l’espace unidimensionnel de
2. G. Agamben, Homo sacer, I, op. cit., p. 55. la politique contemporaine.
!j 3. Id.
4. G. Agmben, L’Usage des corps, op. cit., p. 1067. Il n’est donc pas sûr
qu Agamben parvienne à accomplir ce qu’il reproche à Guy Debord de n avoir
pas accompli : la distinction entre vie privée et vie clandestine ou forme de vie,
1. G. Agamben, Homo sacer I, op. cit., p. 71.
2. G. Agamben, L'Usage des corps, op. cit., p. 1331.
justement. Voir L’Usage des corps, p. 1061-1062.
319
318
Au voleur ! L’anarchie profanatrice
I
æption devi( un signifié transcendantal. Dans la zone, depuis la zone
pa Hp l’organisation politique, finit progressivement par 7 grâce à elle, la politicité même de la politique ne révèle
mar^Aer avec l’espace politique, où exclusion et inclusion,
Progressivem, eue la vacuité qui la constitue1. Le mécanisme de l’exception,
Srieur et intérieur, bios et zoè droit» fait, entrent dans
extérieur et intérieur, bios et zoè, droit et fait ” né lui-même d’une exception à l’indifférence, y retourne pour
______________ « ____ ■
ri ... . . ’ n
: une zone d’indifférenciation irréductible . finir exhibe sa vacuité originaire. Dans la zone, depuis la
zone et grâce à elle, le contact touche sans toucher. « Giorgio
Toute opposition est le fruit d’une opération de capture ColJi, dit Agamben, définit comme “contact” l’“instance
qui forme des prisons dans la pensée : les termes opposés métaphysique” ou le moment où deux êtres sont séparés seu­
lement par un vide de représentation2 ». La « zone de contact »
sont « séparés et maintenus unis par la relation de ban »,
ne confond pas les termes qui se touchent. Ceux-ci main­
r
mais ces prisons finissent par s’écrouler dans la mesure où
elles sont depuis le début grandes ouvertes, vides2. Revenus tiennent entre eux une intimité sans relation. Si « la politique
librement à la zone, les termes opposés « s’abolissent mutuel­ occidentale [...] a toujours à reformuler le contact sous la
lement et entrent dans une nouvelle relation3 ». Les contraires, forme d’une relation [, il] conviendra donc de penser le poli­ : ■

les dualités - politiques, logiques, conceptuelles, révèlent tique comme une intimité non médiatisée par aucune articu­
l’indifférenciation de leurs termes. En effet, « les oppositions lation ou représentation : les hommes, les formes de vie sont
en contact, mais celui-ci est irreprésentable, car il consiste
ne sont pas des “dicho-tomies” mais des “bi-polarités”, non
précisément dans un vide représentatif, c’est-à-dire dans la
pas substantielles mais tensionnelles. Je veux dire que nous
désactivation et le désœuvrement de toute représentation3 ».
avons besoin d’une logique du champ, comme en physique,
où il est impossible de tracer une ligne de séparation claire
Le contact anarchique est un toucher délivré de la crainte de
la contamination, qui le situe du même coup entre sacré et

entre deux substances4 ». La séparation, dans la zone, s’abo­
lit. Plus de contradiction, donc, entre verbes d’action et
désactivation, verbes de séparation et verbes de destitution.
Dans la zone, depuis la zone et grâce à elle, il n’y aurait
profane et le décharge du poids de leur dualité. Dans la zone,
depuis la zone et grâce à elle, la forme-de-vie échappe à l’idio­
tie et se maintient dans l’espace qui sépare la forme comme
façon et la forme comme eidos. Elle « ne se laisse [...]
i
donc pas de risque que le mécanisme de l’exception se fige
;
1. G. Agamben, Homo sacer I, op. cit., p. 17.
2. Ibid, p. 56. le remarque très justement Malte Fabian Rauch, n est pas p fondement,
3. Id. entreprise de fondation, mais la position d’un vide, d une a
4. G. Agamben, « Life, A Work of Art Without an Author. The State of Excep­ nn manque constitutif » : < An-arkhè and Indifférence », op. a , y
tion, the Administration of Disorder and Private Life », Germon Law Journal, 2004, 2.. Ibid., p. 1294-1295.
5 [http^/www.germanlawjoumal.com/article.php?id=437]. Ma traduction. 3- Ibid., p. 1295.

321
320
j
-,
Au voleur !
L’anarchie profanatrice
ramener ni au droit, ni à la morale, ni à un |précepte, ' ni à un
conseil, ni à une vertu, ni à une science, ni au travail
___ 1 .. _____ ,U ------ ni’ à la
A, -----------------------------------------
. , Le problème est que la persistance du recours à la
Rcontemplation1 ». Dans la zone, depuis la zone et grâce à elle zone» comme réponse unique, systématique, à toutes les
,« ___
l’anarchie trouve son lieu. aspérités logiques qui se présentent en chemin, finit par
constituer elle-même un défi insurmontable. « La régression
* archéologique, dit Agamben, ne doit ni exprimer ni dénier :
ni dire ni non-dire. Elle atteint plutôt un seuil d’indiscerna­
Je pourrais multiplier les occurrences de la « zone ». bilité, où la dichotomie disparaît et où les opposés coïncident
Les signes et insignes du pouvoir, par exemple, renvoient - c’est-à-dire tombent ensemble1. » Ni exprimer ni dénier,
à « quelque chose comme un seuil d’indistinction toujours ni dire ni non-dire. Le problème est que la « zone » devient
opérant, où le juridique et le religieux deviennent parfai­ elle-même un signifiant flottant. Un hypersignifiant, qui
tement indiscernables2. » Ou bien : « ontologie et praxis, déplace la signification topique immédiate du terme (« espace
être et devoir-être entrent dans une zone d’indifférence en forme de ceinture ou de bande, délimité sur une surface
durable3... » Je le pourrais sans que le concept de « zone » sphérique»), la sépare de son signifié géographique, pour
perde jamais son caractère d’énigme4. Agamben n’a pas la conduire à un point où elle dit tout - et rien - où elle
jugé nécessaire d’en dire davantage sur le choix de ce mot. devient symboliquement sacrée. La profanation se fait ainsi
On comprend certes que la zone est un terrain de désap­ au prix d’une sacralisation de la zone. Dénégation en fla­ :
propriation, et que la vie « habite le non-lieu entre la mai­ grant délit. La restitution du sens politique du sacré aboutit
son et la cité5 », qui se refuse à la définition . à la recomposition exacte de ce qu’elle tente de conjurer.
On entend la voix de Derrida : « L’explicitation de la
question éludée se tient toujours et nécessairement dans le
■’ii 1. Ibid., p. 989.
2. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 579.
système de l’éludé2. »
3. G. Agamben, Opus Dei, op. cit., p. 767. Une zone - une ZAD, zone à défendre - symbolique
■i 4. La proximité entre la « zone d’indifférence » d’Agamben et la « zone vient donc nimber de son auréole la désactivation des
d’indistinction » de Deleuze, plusieurs fois soulignée, n’est pas réellement éclai­
■ rante car il n’y a chez Agamben aucune problématique du devenir. Or dans Mille
gouvernementale. Entre 1841 et 1844, les autorités françaises décident d entourer
Plateaux notamment, Deleuze et Guattari définissent la « zone d’indistinction >
comme « zone de voisinage » et « bloc de devenir ». Un « bloc de devenir » est un
espace commun de déterritorialisation, dans lequel la fleur et l’insecte par exemple
ne sont pas conjugués ni mélangé mais rendus indistincts. Voir G. Deleuze et
F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 27.
Si ÏÏSïïXS
* zoniers ». L’expression « c’est la zone » vient de là.
»
5. G. Agamben, Homo sacer, I, op. cit., p. 85. 1. G. Agamben, L’Usage des corps, op.ât^p.1296. h philosophie, Paris,
6. Le choix du terme « zone » et sa fréquence dans iau» Ls
les textes sont: d’au- 2. J. Derrida, « Ousia et Gramme », œ Marg
tant plus paradoxaux que la « zone » est à l’origine L -f— d’une decision
le résultat Minuit, 1977, p. 57.

322 323
Au voleur !

flottements sémantiques déployée dans Homo sacer, trans­


gressant ainsi les règles de la profanation. IX
Incontestablement, le mouvement de désacralisation dont i L’anarchie mise en scène
j’ai tenté longuement de restituer l’ampleur est d’une impor­
tance fondamentale pour notre temps en ce qu’il évite les
écueils d’un athéisme naïf, d’une iconoclastie brutale ou d’un Jacques Rancière sans témoins
sacrilège de carnaval. Personne aussi sérieusement, aussi pro­
fondément qu’Agamben, ne s’est confronté à la tâche d’exhi­
ber le potentiel profanateur de l’anarchisme aujourd’hui
- sans lequel l’anarchie n’existe pas et qui, encore une fois, « Nous ne vivons pas dans des démocraties. Nous ne
vivons pas non plus dans des camps, comme l’assurent
ne saurait se réduire à l’exécution sommaire de Dieu. certains auteurs qui nous voient tous soumis à la loi d’ex­
Malgré tout, faire l’économie du meurtre symbolique de ception du gouvernement biopolitique. Nous vivons dans
Dieu revient peut-être toujours à diviniser paradoxalement des États de droit oligarchiques1. »
l’économie de cette économie, à la soustraire à la possibilité

i
« La révélation brutale de l’anarchie derrière quoi toute
d’un non-gouvernable. En dehors de quelques « excep­ hiérarchie repose2. »
tions », Dieu est partout dans Homo sacer. Et les exemples I « La politique n’a pas d’arkhè. Elle est, au sens strict,
les plus probants de « formes-de vie » sont presque tous I
I anarchique3. » : ft
empruntés aux règles monastiques1. Jacques Rancière
Sans transgression ni révolution, mais interminablement
attardée dans la zone sacrée qu’elle ne parvient pas à réduire,
l’anarchie « lucide », coupée de tout anarchisme, reste une
version de « l’improfanable absolu ». Et Dieu son signifiant Jacques Rancière est un grand penseur de l’anarchie.
maître.
Inutile de préciser « de l’anarchie politique », puisque po -
tique et anarchie sont pour lui synonymes. Pourquoi, a ors,
hésite-t-il à se déclarer anarchiste ?
■ Ainsi des règles monastiques et les mouvements spirituels des xn' et
XII si es, « qui culminent dans le franciscanisme ». « Ce qui est en question
eS r^es monastiques, écrit Agamben, c’est (...) une transformation qui
î: J: ü
P'33. J. Rancière, Aux bords du politique [1998], Paris, Gallimard, « Foho
semble investir la manière même de concevoir l’action humaine qui, du plan de
pratique et de l’action, se déplace à celui de la forme de vie et de la manière Essais», 2004, p. 113.
K
p de vivre » : De la très haute pauvreté, op. cit., p. 944.
325
p
I k
Au voleur !
L’anarchie mise en scène

l’échange, le principe d’une suppression conjointe de l’exploi­


Les fausses pistes tation économique et de l’oppression étatique1.

Les mouvements ouvriers anarchistes se sont ainsi fédérés


Cette hésitation n’est pas motivée par le soupçon de
autour de l’idée que l’anarchie était synonyme de « suppres­
connivence entre anarchisme et tradition métaphysique
sion du parasitisme politique2. »
Rancière suit une autre voie et entreprend plutôt de montrer
Non qu’il faille minimiser aujourd’hui les relations entre
en quoi la vision anarchiste traditionnelle de l’émancipation
domination et propriété, domination et pauvreté, domination
sociale et politique n’est plus en accord avec la réalité
et exclusion. Mais il est nécessaire, pour les penser, de redéfi­
contemporaine. « Il est clair que, par rapport à [la] posture
nir la politique après sa réduction abusive à l’idéologie - ce
historique du mouvement anarchiste, dit-il, les cartes se
qui n’engage aucune complicité avec le geste apparemment
trouvent aujourd’hui redistribuées. [...] La faillite du
marxisme d’État a induit une remise en cause de l’idée d’une similaire d’Agamben. En effet, repenser la politique implique
pour Rancière d’identifier d’entrée de jeu politique et « principe
puissance de libération immanente au monde de la produc­
démocratique », selon une compréhension radicalement nou­
tion et de l’échange1. »
velle des concepts de politique et de démocratie eux-mêmes.
Anarchisme et marxisme se sont montrés tous deux
On se tromperait si l’on voyait dans une telle conclusion
confiants dans l’idée que les contradictions du capitalisme le geste théorique d’un révolutionnaire repenti converti à la
allaient le conduire à sa perte. La critique anarchiste de la démocratie libérale. Il n’en est rien. « Le principe démocra­
domination a partagé la vision marxiste de la politique tique » ne renvoie pas pour Rancière aux démocraties par­
comme simple servante idéologique de l’économie : souve­ lementaires existantes. La « démocratie » n’est pas le nom
raineté étatique et logique de gouvernement ne seraient que d’un régime politique ni d’un type de gouvernement. Il
des instances de légitimation du capital. importe en effet de « séparer toujours plus la radicalité
démocratique de l’idée consensuelle de la démocratie comme
Sur ce point, au moins, [l’anarchisme] s’est accordé avec le forme de gouvernement des sociétés de libre marché3 ». La
marxisme : tous deux ont conçu la démocratie comme la
forme du mensonge politique recouvrant la réalité de 1 exploi­ radicalité démocratique est définie, contre toute attente,
comme l’« auto-négation de la légitimité du pouvoir ».
tation économique. Tous deux ont cherché dans la société, •-*1'
c’est-à-dire dans son cœur, les formes de la production et e
1. Id.
La démocratie est née d’une limitation du pouvoir 2. Id.
1. J. Rancière, « 3. Id.
avec Irène Pereira, Alternative libertaire, novemb
propriété », Entretien 4. Id.
n° 167.
327
326

/
6. •
k
N;
Au voleur !
L’anarchie mise en scène
L’anarchisme traditionnel aurait manqué d’apercevoi
cette structure foncièrement anarchique de la démocratie1 démocratique », « il y a donc aujourd’hui un rapprochement
Dès lors, en résistant au qualificatif « anarchiste », Rancière possible entre l’anarchisme et la démocratie saisie dans sa
ne disqualifie pas l’anarchisme mais tout au contraire le radicalité1 ».
radicalise. L’anarchie est, selon lui, aussi vieille que la poli- Rancière conclut :
I
tique puisqu’elle apparaît avec elle, dès le matin grec, avec
?
l’émergence du demos. I J’ai proposé une définition du signifiant démocratique qui est
anarchique, au sens fort : il n’y a pas de puissance qui soit
L’anarchie est en effet l’expression de l’égalité radicale autorisée et légitimée à exercer le pouvoir. La démocratie, ce
comme ce fut le cas dans l’Athènes de Clisthène. « Si l’on n’est rien d’autre, au fond, que le rappel du signifiant anar­
part de la réforme de Clisthène, écrit Miguel Abensour dans chique. J’ai, par ailleurs, beaucoup travaillé sur la tradition
un entretien avec Rancière, [...] le peuple est l’instituant anarchiste et le syndicalisme révolutionnaire : l’idée commu­
d’une cité égalitaire, conçue en privilégiant un centre com­ niste a un sens si elle est celle du pouvoir de n’importe qui
mun, l’égalité, la symétrie et la réversibilité1. » Pour com­ - et c’est anarchiste2.
prendre l’identification, à première vue surprenante, entre
égalité radicale et anarchie, il faut voir que l’égalité n’est
Pour quelle raison alors, encore une fois, Rancière hésite-
t-il à se déclarer anarchiste ? On pourrait répondre en invo­
î
pas seulement la possibilité, pour tous, d’être tour à tour
quant ses attaques portées contre un certain anarchisme
en position de commander et d’obéir. Elle implique aussi révolutionnaire. Dans un entretien de 2017, il dénonce les ■

qu’il n’est besoin, en théorie, d’aucune qualité particulière dérives autoritaires et violentes des mouvements anarchistes
pour gouverner. « Le seul titre [à gouverner] qui reste, depuis leur apparition à la fin du XIXe siècle jusqu’aujourd’hui.
affirme Rancière, c’est le titre anarchique, le titre propre à I
ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gou- Il y a une grande force historique du mouvement libertaire
et de nombreux héritages très forts. Mais il faut bien dire . I
Veri/égalité radicale apparaît ainsi comme cette dimension que l’anarchisme a trop souvent signifié, historiquement, la
constitution d’une petite secte doctrinaire : on a trouvé du
doctrinarisme et de la compromission politique dans l’anar­
chisme comme dans le communisme. J’ai pu constater, dans
tique désigne « la puissance égalitaire recelee dans le prin pe mes recherches, qu’un certain nombre de syndicalistes liber­
taires se sont mis au service de Vichy, prenant ainsi la p ace
F
11
F
—■avec Miguel Abensour, Jean-Luc
1. « Insistances démocratiques. Entretien
Puissance de la démocratie », été 2009,
Nancy et Jacques Rancière », Vacarme, « I _—
1. « La démocratie est née d’une limitation du pouvoir de la prop '
loc. cit.
n" 48, p. 8-17, p. 9. 2. Id.
2. Id.
ï- 329
328
i
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

des communistes, rayés de la carte. [...]. J ai une sensibilité cun, certains manifestent pacifiquement et d’autres s’expri­
profondément anarchiste mais je la séparé des petits groupes ment par la force (des membres de Black Blocs refusent même
K anarchistes. Et je tiens à dissocier ce principe de la confusion d’avoir personnellement recours à la force et se regroupent,
qu’on entretient aujourd’hui : on appelle «anarchistes» les

par exemple, au sein des groupes d’affinité d’infirmiers


cens qui avec ou sans drapeau noir cassent des distributeurs
de billets à la fin des manifestations ... volontaires)’.

Mais si l’on peut regretter que Rancière n’approfondisse


Il y aurait évidemment beaucoup à dire (en particulier pas la relation entre sa « profonde sensibilité anarchiste »
sur l’éviction des communistes par les anarchistes - curieux et certaines manifestations de l’anarchisme révolutionnaire,
renversement de situation !). Je m’en tiens à l’assimilation je ne pense pas que l’on puisse situer sur ce point précis

II
des anarchistes aux « casseurs ». Il faudrait rappeler que quelque chose comme un rejet de l’anarchisme. En effet,
tous les casseurs ne sont pas anarchistes et que tous les tous les anarchistes partageraient certainement son idée
anarchistes ne sont pas des casseurs. Et lorsqu’ils le sont, selon laquelle « l’anarchisme, c’est d’abord l’autonomie. Ce
ils ne se contentent pas de détruire des distributeurs de sont les coopératives de production et de consommation,
billets. Les Black Blocs - comment ne pas penser à eux, les formes de transmission de savoir et d’information auto­
souvent assimilés à des terroristes par les médias ? - ont nomes par rapport aux logiques dominantes. C’est l’indé­
1 d’autres objectifs. Le phénomène Black Blocs, né à Berlin
en 1980, et devenu plus visible à la fin des années 1990
avec l’émergence des mouvements altermondialistes (Seattle),
pendance à l’égard de la sphère gouvernementale2. » Rancière
reste donc, malgré ses réserves, le seul philosophe contem­
porain à reformuler clairement l’idée-force de l’anarchisme.
serait, selon l’opinion commune, l’expression d’un anar­
chisme réduit à une pulsion irrationnelle qui pousse des
« jeunes casseurs à la violence et au chaos2 ». Or les Black Est-ce la police ?
Blocs n’ont pas toujours recours à la force, dit François
;
Dupui-Péri :
Où est le problème, alors ? immédiatement : la
Ils sont pour le respect de la diversité des tactiques et Certains lecteurs répondront ~~—>ncept majeur de
approprié que, selon les sensibilités et les logiques e c a ,
« police ». La « police », en effet, est un coi
Police » ne désigne pas la « basse »
c
la pensée de Rancière. « 1 ■

mai 2017, édi-


1. J. Rancière, « Le peuple est une construction », Ballast, 4
tion en ligne. Mouvemitents des Ibid.,
L J. p. 9 « Le peuple est une construction », loc. cit.
Rancière, i
2. François Dupui-Déri, « Black Blocs bas les masques »,
idées et des luttes, 2003, n°25, p. 4-17, p. 5.
« 331
330

A
î
Au voleur ! L’anarchie mise en scène
i
police, « les coups de matraque des forces de l’ordre et 1 forme préconstituée ni de lieu qui lui serait assigné. L’égalité
inquisitions des polices secrètes », en bref l’appareil ré radicale n’est pas une propriété, elle n’est pas, ne peut pas
sif que ce terme désigne ordinairement1. La police est l’a S être une arkhè. Ainsi, parce qu’elle est sans « place », sans
L :; nom de la « politique » comprise au sens habituel du terni6 domaine d’existence attitré, la politique ne peut exister que
(que j’écrirai ici entre guillemets pour la distinguer de l’autr 6 de temps en temps : « Il n’y a pas toujours de la politique.
comprise comme égalité radicale). La «politique» décid’ Il y en a même peu et rarement’. »
de « l’organisation des pouvoirs, la distribution des places La politique est bien ce qui perturbe la distribution poli­
et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distri­ cière, c’est-à-dire politicienne, de la « politique ». Mais ses
: bution2 ». La police, c’est la politique amputée de sa dimen­ manifestations sont celles d’un « sujet imprévisible », « à

I
sion anarchiste, l’amnésie « politique » de la politique éclipses », « intermittent », qui « occupe la rue » par
l’oubli de ses origines. Ce que l’on appelle couramment moments et ne « naît de rien sinon de la démocratie elle-
« politique » (et qui inclut le plus souvent la démocratie même2 ». La confrontation entre politique et police est
comprise comme « régime ») est le résultat de la substitution toujours inattendue, elle émerge momentanément, tempo­
de l’inégalité hégémonique à l’égalité radicale. En ce sens, rairement. C’est pourquoi « si la politique met en œuvre
la « politique » est la répression (la police) de la politique. une logique entièrement hétérogène à l’œuvre de la police,
L’égalité des citoyens revendiquée par les démocraties par­ elle est toujours en même temps nouée à elle. La raison en
lementaires y devient une égalité abstraite, couverture des est simple. La politique n’a pas d’objets ou de questions qui
« oligarchies » gouvernementales. lui soient propres. Son seul principe, l’égalité, ne lui est pas
r- Le problème est que si Rancière affirme le caractère hété­ propre et n’a rien de politique en lui-même3 ».
On comprend que ces déclarations puissent semer le

II
rogène de la politique - au sens originaire - et de la police,
doute, chez certains lecteurs, quant à un possible « anar­
il n’en défend pas moins la nécessité de cette dernière. Si chisme » de Rancière. Certes, l’affirmation de la nécessité
« la politique s’oppose spécifiquement à la police3 », la
de la police est une manière - paradoxale - de préserver
ï V
police ne constitue pas pour autant le mauvais objet qu’une l’anarchie démocratique contre son devenir archique, dog­
F * politique radicale devrait chercher à renverser. matique, principiel. Si la politique était installée, elle devien­
Pourquoi ? Parce que si la politique est originairement drait... la police. Malgré tout, il est difficile d’admettre l’idee ■

anarchiste, cela veut dire qu’elle n’a pas d’ordre propre, e du caractère inévitable de la police - quel drôle de mot
principe démocratique est dénué de principe, il n’a pas de

!• J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 37.


2. J. Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 111.
1. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 51.
3. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 55.
2. Id.
3. J. Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 240.
333
332

il
I: ■
Au voleur !
L’anarchie mise en scène
d’ailleurs, que Rancière ne dote jamais de caractère péjora
tif. Difficile d’admettre qu’il y ait simplement des polices lors ss’’ilil ne serait pas possible d’envisager qu’une politique
lors
moins mauvaises que d’autres. « Une police peut [en effet! démocratique s’affranchisse de l’ordre policier et « crée son
être infiniment préférable à une autre1 », selon qu’elle laisse espace propre, en dehors de la police1. »
plus ou moins d’espace de respiration et de vie à la démo­ D’autres lecteurs décèlent à l’inverse, dans les rapports
cratie. intimes du couple politique et police, l’aveu pur et simple
Ces étranges rapports entre politique et police constituent d’une impossibilité de l’anarchisme. Telle est la position de
H :
à l’évidence un point obscur de la pensée de Rancière, qui
a suscité deux types de réaction chez ses lecteurs, anglo-
Simon Chambers2. Selon lui, Rancière ne proposerait en fin
de compte qu’une forme de compromis : on peut améliorer
saxons en particulier. l’ordre existant mais non le transformer radicalement, la

H •= Pour certains théoriciens anarchistes qui s’inspirent de


son œuvre, il est nécessaire de radicaliser sa pensée, départ i
seule chose à faire est de « développer de meilleures polices3. »
« Ma lecture de Rancière, poursuit Chambers, est très dif­
d’un véritable post-anarchisme, en prononçant le divorce férente de celle de May. [...] Nous ne vivons pas en démo­

I
!■

i. -
»
du couple politique et police. Tel est par exemple le point
de vue de Todd May, développé dans son ouvrage The
Political Thought of Jacques Rancière (La pensée politique
de Jacques Rancière)2. Le grand mérite de Rancière, déclare
cratie et n’y vivrons jamais. Non parce que nous ne faisons
pas ce qu’il faudrait faire, non parce que nous échouons à
le faire, mais parce que la démocratie, telle que définie par
Rancière, sans être une utopie, n’est pas non plus un espace
de vie réel4. »
May, est de proposer un concept d’égalité « active » et non
l- ■ simplement formelle, abstraite ou « passive ». Le problème
p est que cette égalité ne peut prendre forme institutionnelle
sans devenir immédiatement une expression de la police.
1. Ibid., p. 176. 1L
2. Simon Chambers, «The Politics of the Police. From Neoliberabsm to
Anarchism, and Back to Democracy », in Paul Bowman, Richard Stan , ea ing
'i « Rancière prétend qu’une politique de l’égalité active ne Rancière. Critical Dissensus, Londres, Bloomsbury, 2011-
peut être institutionnalisée, ce qui revient à dénier toute 3. Ibid., p. 36. , ....
4. J. Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 245. « n
permanence à l’expression démocratique. Je vou rais pas ainsi de lieu propre ni de sujets naturels. Une manifestation es polinq
R- ï remettre en cause une telle conclusion, sur la base des parce qu’elle a tel lieu et porte sur tel objet mais parce que “
concepts de Rancière eux-mêmes3. » May se demande d’un affrontement entre deux partages du sensible. Un sujet: po
» groupe d'intérêts ou d’idées. C’est l’opérateur d’un on
subjectivation du litige par lequel il y a de la politiq • différence
tique est ainsi toujours ponctuelle et ses sujets toujours p $,a[)jiner dans la
1. Ibid., p. 54. politique est toujours en bord de disparition : le PeuP ‘avec les travail-
2- Todd May, The PoliticalThought ofJacques Rancière. Creating Equality, population ou dans la race, les prolétaires près e “ publique du peuple avec
Edimbourg, Edinburgh University Press, 2008. leurs défendant leurs intérêts, l’espace de man esta
3. Ibid., p. 145. l’agora des marchands, etc. » : ibid., p- 245-2

335
334
A.u voleur ! L’anarchie mise en scène

Alors, anarchisme encore inhibé ou anarchisme


à jamais æune critique systématique de la pensée de Jean-François
impossible ?
Lyotard. Les catégories d’« irreprésentable », d’« imprésen­
table », qui jouent dans cette pensée un rôle majeur, se
voient systématiquement attaquées par Rancière, qui les
Le détour explicatif : traite comme des synonymes et les destitue de tout potentiel
LE CONGÉ DONNÉ À L’iRREPRÉSENTABLE à la fois politique et esthétique. !
Or la dénégation de l’anarchisme se situe selon moi pré­
cisément et paradoxalement là, dans cette conception de la
Je voudrais sortir de cette alternative trop simple et
valeur phoronomique de l’esthétique qui, en déplaçant le rap­
détourner - en apparence - la question en la formulant
port entre politique et police permet selon Rancière de séparer
ainsi : si la politique « n’a pas d’ordre propre », pas de
la première de la seconde et de donner à l’égalité radicale son
«lieu», si «la manifestation politique est [...] toujours
expression. Une telle conception de la représentabilité de
ponctuelle et ses sujets toujours précaires », « toujours en
- l’anarchie, comme j’entreprends de le montrer, la trahit.
bord de disparition1 », si d’autre part la démocratie radicale Je l’ai dit, ce détour n’est qu’apparent. Il nous reconduit,
n’a rien à voir avec les démocraties représentatives exis­ en effet, à la police. En soutenant que l’anarchie ne peut
tantes, pourquoi Rancière refuse-t-il avec une véhémence échapper à la police qu’en se rendant présentable dans
constante la catégorie de l’« irreprésentable » ? l’ordre esthétique, Rancière est conduit à faire la police, au
En effet, l’anarchie n’est pas pour lui, malgré ses éclipses, sens le plus banal du terme, à tout un pan de la pensée
irreprésentable. La critique de la représentation parlemen­ contemporaine qui n’accorde aucun crédit à la possibilité
taire se double d’une défense de la représentation esthétique d’un transfert esthétique du problème politique.
de la politique2. Pourquoi dès lors la démocratie est-elle dite
irréductible à la représentation parlementaire mais absolu­ ' l
ment passible de représentation artistique ?
De la différence
Ces interrogations, qui visent le rapport entre politique ENTRE DISSENSUS ET DIFFÉREND I
et visibilité, anarchie et manifestation, s’articulent autour

I i
fe ■ ?
1. J. Rancière, « Onze thèses sur la politique », in Aux bords du politique,
op. cit., p. 102.
2. En politique, « la représentation n’a jamais été un système inventé pour
pallier l’accroissement des populations. Elle n’est pas une forme d’adaptation de
la démocratie aux Temps modernes et aux vastes espaces. Elle est, de plein droit,
une oligarchie » : J. Rancière, La Haine de la démocratie, op. cit., p. 60.
Les attaques répétées de Rancière contre Jot*r
première vue d’autant plus surprenantes que les e
semblent s’accorder sur un point fondamenta •
de politique sans dissensus. « Mésentente »,
*

uer tous
« différend » chez le second paraissent bien impliqu
BI

337
336
; 1

Au voleur !
L’anarchie mise en scène
deux une impossibilité de représenter. Et ce, même si Rancière
déclare : « La mésentente se distingue de ce que Jean-François proviennent de l’impossibilité à parler de la même façon
Lyotard a conceptualisé sous le nom de différend1. » (et) de la même chose, du défaut d’argumentable qui frappe
Rappelons la définition du différend : « À la différence d’inanité toute argumentation.
d’un litige, écrit Lyotard, un différend serait un cas de S’il est vrai que la différence entre animaux et humains
conflit entre parties (au moins deux) qui ne pourrait pas recoupe celle qui existe entre le cri et le logos, il est tout
être tranché équitablement faute d’une règle de jugement aussi vrai que certains sujets, qui possèdent le logos, sont
applicable aux deux argumentations. [...] Une règle uni­ malgré tout exclus du cercle de ceux qui ont le droit de
verselle de jugement entre des genres hétérogènes fait parler - leur langage étant considéré comme un bruit ou un
défaut en général2. » cri. Cela, Rancière et Lyotard l’affirment tous les deux. Ran­

II
II
La mésentente, quant à elle, caractérise « un type déter­
miné de situation de parole : celle où l’un des interlocuteurs
à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre3 ». Il
semble clair, pour Lyotard comme pour Rancière, que la
cière :
L’ordre social se symbolise en rejetant la majorité des êtres
parlants dans la nuit du silence ou le bruit animal des voix
qui expriment agrément ou souffrance. (...) II y a de la poli­
I ■

politique met en œuvre divers régimes discursifs qui restent tique parce que le logos n’est jamais simplement la parole,
étrangers les uns aux autres. Lyotard serait sans doute »
parce qu’il est toujours indissolublement le compte qui est
:
d’accord pour dire que le différend, comme la mésentente, fait de cette parole : le compte par lequel une émission sonore
: est entendue comme la parole, apte à énoncer le juste, alors
■ « ne porte point sur les seuls mots. [Mais] généralement
sur la situation même de ceux qui parlent4 ». Qu’ils inter­ qu’une autre est seulement perçue comme du bruit signalant
viennent tous deux lorsque « X ne voit pas l’objet commun plaisir ou douleur, consentement ou révolte1.
que lui présente Y parce qu’il n’entend pas que les sons
i Lyotard quant à lui caractérise sous le nom de « phrase-
émis par Y composent des mots et des agencements de
affect2 » quelque chose qui n’est pas l’absence de phrase
! mots semblables aux siens. [...] Les structures de mésen­ mais une phrase-cri. Il se réfère lui aussi d ailleurs sur ce :
tente sont celles où la discussion d’un argument renvoie point au célèbre passage de la Politique dans lequel istote
au litige sur l’objet de la discussion et sur la qualité e distingue entre la « voix articulée » (phônè énarthros) propre
ceux qui en font un objet5. » Mésentente et differen aux êtres humains et requise par l’appartenance a a co
\
munauté politique, et la « voix mêlée (ou con use) » p
1. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 14.
2. Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1984, p. 9.
3. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 12. J» Rancière, La Mésentente, p. 44-45. au différend) », in
4. Ibid., p. 14. 2. J.-F. Lyotard, « La phrase-affect (D’un supplément
de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 43-54.
5. Ibid., p. 14-15.

339
338

I

:
Au voleur !
L’anarchie mise en scène
sunkékhuménè), apanage des animaux en général1. La poli­
tique est le domaine par excellence du langage articulé Que veut-on signifier à un enfant quand, après une répri­
lequel fait nécessairement tort aux phrases-cris sur lesquelles mande, une menace de punition, on lui lance un « Tu m’as
il passe, enchaîne, sans s’enchaîner à elles. « La politique compris » ? ou « C’est compris ? ». Formulés par une auto­
écrit Lyotard, consiste en ce que le langage n’est pas un rité, le « tu m’as compris », « c’est compris ? » ne renvoient
langage, mais des phrases, ou que l’être n’est pas l’être, mais évidemment pas à la compréhension d’un problème (du style
des II y a1. » Tout est politique si, par politique, on entend « as-tu compris ce raisonnement mathématique ?). Ici, « c’est
« la menace du différend3 ». compris » veut dire « c’est un ordre ». Un ordre qui signifie
Est-ce alors le litige qui cause le litige entre les deux qu’il n’y a en réalité rien à comprendre, que la seule chose
philosophes ? Non, puisque si Rancière parle de litige, il à faire est d’obéir. Si l’injonction renvoyait à la compréhen­
prend bien garde de le distinguer de ce qu’il appelle le litige sion d’un problème, il y aurait moyen de discuter. Mais
« objectivable », c’est-à-dire justement le litige juridique. comme elle n’y renvoie pas, il n’y a qu’une chose à faire,
« Le tort [...] ne saurait [...] se régler sous la forme d’accord obtempérer.
entre les parties » « par objectivation du litige et compromis N’est-on pas dès lors encore une fois au plus près de J $

entre les parties », dit-il4. Chez Rancière pas davantage que Lyotard, qui déclare qu’il y a différend « lorsque aucune
présentation du tort que [le plaignant] dit avoir subi n’est
chez Lyotard, donc, le tort ne se règle à la manière d’un
possible », lorsque le plaignant ne peut se faire comprendre
litige. C’est pourquoi le tort perdure, comme le différend,
mais comprend qu’il a juste à se taire1 ?
I infiniment. « La persistance de ce tort est infinie parce que On pourra bien sûr discuter du sens des mots tort, litige,
la vérification de l’égalité est infinie et que la résistance de discours ou même langage chez les deux penseurs. Il n’em­
tout ordre policier à cette vérification est principielle5. » pêche que mésentente et différend naissent sur un même
Le tort persiste parce qu’il est structurellement lié au sol : le commun, tel qu’il se définit précisément comme
problème du comprendre. Les pages consacrées à la com­ absence de communauté.
préhension sont parmi les plus belles de La Mésentente et
semblent confirmer elles aussi une proximité avec Lyotard.
Politiques, partages et représentations
:■

1. Aristote, Politique, 1253 a lOsq, cité in Misère de la philosophie, op. cit-,


p. 50. Il existe toutefois un désaccord profond, irréconciliable,

2. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 200.


entre mésentente et différend. La raison ne peut en être que
3. Id.
4. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 64.
K 5. Id. 1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., P- 23.
6. Voir ibid., p. 74 sq.
341
340
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

la suivante : si mésentente et différend renvoient tous deux doués de voix ; et celle du bien et du mal, propre seulement
à un déficit de présentation, la mésentente, à l’inverse du aux hommes. » Ce partage repose sur la frontière entre la
différend peut monter sur scène. D’où le congé hautement douleur et le sentiment du juste et de l’injuste qui l’accom­
paradoxal donné par Rancière à l’« irreprésentable » et à pagne, « entre le sentiment désagréable d’un coup reçu et
F« imprésentable ». Pour le comprendre, il convient d’exa­ le sentiment de la “nuisance” subie par ce même coup. [...]
plus patiemment
minerapport
™le d’abord
que Rancière établit categorie
la entre de la
elle et mésentente
structure La différence se marque [...] dans le logos qui sépare l’arti­
culation discursive d’un grief et l’articulation phonique d’un
anarchique de la politique.
gémissement1 ».
j La possibilité de cette articulation discursive, « propre
seulement aux hommes », marque l’ouverture de l’espace
Partages du sensible politique. La politique est la sphère où les torts peuvent
être formulés, exprimés, jugés. La citoyenneté se définit
ainsi par un « avoir part (metexis) », égal pour tous, à la
La mésentente n’est pas un dommage ni un préjudice politeia. Rancière rappelle qu’Aristote, au livre I de la
particuliers qui viendraient affecter un équilibre ou une inté­ Politique, « distingue le commandement politique de tous

I>I.
K I
grité antérieurs. Il s’agit d’un « tort » originaire, qu’on pour­
rait dire logique : « La politique commence par un tort
majeur1. » Celui-ci, dit Rancière, est lié à ce qu’il appelle le
« partage du sensible ». Le partage du sensible est en quelque
les autres, comme commandement sur des égaux » et défi­
nit, on l’a vu, « au livre III, le citoyen comme celui qui
“a part au fait de commander et à celui d’être
commandé”2 ».

I; sorte le feuilletage de la politique. Il y a en effet plusieurs


partages dans ce partage, ordonnés à une double articula­
tion. La première concerne l’avoir part. La seconde l’acte
La réversibilité citoyenne entre commandement et obéis­
sance trouve sa manifestation collective dans le peuple. Le
peuple est un sujet qui agit sur lui-même et pâtit de lui-
même. Cet agir-pâtir, toutefois, n’est pas une auto-affection
d’assigner des parts.
dans la mesure où il « contredit la logique normale de 1 agir
qui veut qu’un agent doué d’une capacité spécifique pro uise
un effet sur une matière ou un objet, possédant apntu e
L’avoir part
î spécifique à recevoir cet effet et rien d’autre ». Ici, H y

s Il existe « deux manières d’avoir part au sensible : celle


du plaisir et de la souffrance, commune à tous les animaux 1- Ibid., p. 20. !
2. J. Rancière, Aux bords du politique, op. cil., p. 224.
3. Ibid., p. 227.
1. J. Rancière, La Mésentente, op. ait., p. 40.
343
-I 342

tt
rwi

Au voleur !
L’anarchie mise en scène I
précisément « rupture de la corrélation c™\.
entre une capacité
à commander et une capacité à être commandé
-------- 11 ». Il n’existe,
1nour commander et obéir, aucune aptitude spéciale ni qua-
lifiante2. La politique « ne suppose pas [...] simplement la
Ce que les « classiques » nous apprennent est d’abord ceci :
la politique n’est pas affaire de liens entre les individus et de
rapport entre les individus et la communauté, elle relève d’un
SH1
HH
i-
ruoture de la distribution “normale” des positions entre
« compte » des parties de la communauté, lequel est toujours
un faux compte, un double compte ou un mécompte’. ■
r celui oui exerce une puissance et celui qui la subit, mais une ’iii ;
®I
rupture dans l’idée des dispositions qui rendent “propre” à
lu
l “^réversibilité entre commander et obéir, considérée L’égalité politique ne peut jamais se traduire en égalité
arithmétique. L’égalité arithmétique - à chacun la même I

Fte *'
F.
dans sa radicalité, annule aussi la distinction entre supério­
rité et infériorité. D’où vient alors la mésentente ?
quantité - ne vaut que pour les échanges marchands. Or la
communauté politique ne repose pas « sur un contrat entre
des échangeurs de biens ou de services, il faut [donc] que
H

l’égalité qui y règne soit différente de celle selon laquelle les


læf L’assignation des parts marchandises s’échangent et les dommages se réparent2. »
La spécificité de la sphère politique, qui la distingue de la
Elle vient du fait qu’il ne peut y avoir de communauté domesticité, la différencie du même coup de l’économie et
du commerce. L’égalité politique n’est pas un équilibre
sans distribution de parts. La justice politique est en effet
comptable entre profits et pertes ni une équation entre un
« l’ordre qui détermine le partage du commun4 ». Or cette
produit et un prix. Elle est « soumission » de l’égalité arith­
assignation repose nécessairement sur un « mécompte ». Elle métique à « l’égalité géométrique proportionnant, pour
introduit de l’inégalité dans l’égalité de l’avoir part. La l’harmonie commune, les parts de la chose commune pos­

i mésentente est le dommage démocratique que la commu­


nauté s’inflige à elle-même du fait du déséquilibre qui existe
entre l’égalité radicale des citoyens et l’impossibilité de
sédées par chaque partie de la communauté à la part du
bien commun3 ».
La politique suppose ainsi nécessairement le passage de
répartir également les parts du bien commun. la quantité à la qualité, d’une équivalence linéaire à une
Le terme « mécompte » conjugue l’idée de prédiction répartition proportionnelle. L’harmonie de la cité ne peut
erronée et de mauvais calcul : s’obtenir que du ratio, du rapport de proportion entre es
parts de la chose commune possédée par chaque partie

1. Ibid., p. 233.
2. Ibid., p. 229. 1. Ibid., p. 25.
2. Ibid., p. 24.
3. Id. 3. Id.
4. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 23.
345
344

I
Au voleur !
L’anarchie mise en scène
I
la communauté et la part que chacun apporte au bien com­
mun. Il faut que les parts de communauté soient strictement politique se formule alors ainsi : « Mets ceux qui valent plus
proportionnées à ce que chaque partie de la communauté au-dessus de ceux qui valent moins1. » Ceux qui n’ont rien
apporte et qui lui donne le droit « de détenir une partie de sont les derniers. Le peuple s’indifférencie dans la « popu­
la puissance commune1 ». lace », non plus le commun mais la masse indistincte - qui
Le problème est que certains n’apportent rien, rien que n’a plus à offrir que sa quantité.
leur absence d’apport spécifique. Ainsi le peuple n’a-t-il que « J’appelle partage du sensible, déclare Rancière, ce sys­
sa liberté en partage. Et celle-ci ne lui est « pas propre du tème d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps
l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent
tout. [...] Les gens du peuple en effet sont simplement libres
comme les autres2. » Le peuple n’a rien à apporter à la cité, les places et les parts respectives2. » Ce second partage du ■
■ aucune « part de valeur » (axia) en dehors de la qualité
d’hommes libres de ses membres. Dans la mesure où la
sensible se superpose au premier, à l’avoir part, comme pour
en éliminer ou occulter le mécompte, tout en ne faisant que

te liberté est le propre de tout citoyen, elle ne peut constituer l’inscrire plus profondément encore dans le corps social.
Commence la « politique » comprise comme distribution
j une axia spécifique. La liberté du peuple apparaît alors
des titres à exercer le pouvoir et des qualifications néces­
comme cette « part des sans-parts », impossible à compta­
saires à l’exercice des fonctions gouvernementales. Com­
;
biliser et donc exclue du partage. La distribution des places
mence l’assimilation de la « politique » à la police. « La
se fera donc sans le peuple, sur la base d’autres qualités que police est un partage du sensible dont le principe est l’ab­
l’absence de qualités. Ainsi, la richesse et la naissance devien­ sence de vide et de supplément3. » Un partage qui fait croire
dront des titres à gouverner, et légitimeront le fait que ceux que tous ont ou peuvent avoir leur part.
qui les possèdent commandent.
L’égalité géométrique devient du même coup calcul hié­
rarchique, passage du cardinal (1,2,3) à l’ordinal (1 , 2,
3e), opérant désormais selon le plus et le moins. L’imperatit
La philosophie comme « archi-politique » I
La philosophie joue un rôle de premier plan dans la
1. Id. légitimation et la normalisation du mécompte. La p oso-
2. Ibid., p. 27. « Qu’est-ce donc [...] que la liberté apportée par les gens phie politique, comme Rancière le montre à partir e
du peuple à la communauté ? Et en quoi leur est-elle propre ? C’est ici que se
révèle le mécompte fondamental. [...] La liberté du demos n’est aucune propriété
déterminable mais une pure facticité. [...] Pur fait d’être né dans telle cité, et tout !• J. Rancière, La Haine de la démocratie, op. cil., p. 71.
spécialement dans la cité athénienne, après que l’esclavage pour dette y ait été 2. J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Pans,
aboli [...]. La simple impossibilité pour les oligoï de réduire en esclavage leurs
U Fabrique, 2000, p. 12.
débiteurs s’est transformée en l’apparence d’une liberté qui serait la proprié 3. J. Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 240.
positive du peuple comme partie de la communauté » : ibid., p. 26.
347
346
I |
Au voleur !
I L’anarchie mise en scène
remarquables lectures de Platon et d’Aristote, se
ainsi très tôt à la fois comme une: «« archi-politique
archi-politiq. » Jente à gouverner et donc à commander à « la majorité des
« para-politique1 ». Une hommes quelconque1 ».
Commençons par Aristote et revenons aux trois gra a La vertu n’est cependant pas la seule axia (valeur) don­
apories de la Politique : 1) l’introduction du « principe a* nant titre à gouverner. Aristote, en réalité, « dénombre
meilleur » pour justifier le choix des gouvernants if trois » axai : « la richesse du petit nombre (les oligoï) ; la
rompt la réversibilité citoyenne du commandement et de vertu ou l’excellence (arétè), qui donne aux meilleurs (aux
l’obéissance ; 2) l’établissement de la synonymie entre ù ï aristoï) leur nom ; et la liberté (eleutheria) qui appartient
teia et politeuma, souveraineté étatique et gouvernement au peuple2 ». Il est vrai qu’Aristote n’accorde aucun privilège
là même où Aristote avait réservé au gouvernement le immédiat aux « riches ». La « vertu » est bien pour lui l’axia
simple exercice du pouvoir et non sa distribution ; 3) ]a primordiale. Mais il en vient à admettre que la seule
différenciation entre la démocratie comprise comme essence « valeur » immédiatement convaincante reste dans les faits
même de la politeia et la démocratie en tant que simple la richesse. « Dans la belle harmonie des axial, un seul titre
« régime » - qui fait hésiter sur le sujet de l’ouvrage : pen­ se laisse aisément reconnaître : la richesse des oligoï*. »
ser la politique en général ou déterminer, à partir de com­ Quant à la liberté, on a vu qu’elle ne représentait aucune
paraisons entre différents types de gouvernement, quel est valeur spécifique. « Le peuple, ce n’est rien d’autre que la
le meilleur régime. masse indifférenciée de ceux qui n’ont aucun titre positif
Ces apories n’ont selon Rancière, qui en renouvelle puis­ - ni richesse ni vertu4 » et ne possèdent que cette liberté qui
samment l’interprétation, absolument rien d’accidentel : elles ne constitue en rien leur privilège puisqu’ils la partagent
constituent l’objet même du livre. justement avec ceux qui possèdent richesse et vertu.
L’aporie est donc plus profonde encore qu’on ne le pen­
Première aporie. Au livre III de la Politique, Aristote sait au départ. Il ne s’agit pas seulement de contredire la
introduit le « principe du meilleur » afin de justifier le fait réversibilité citoyenne du commandement et de l’obéissance
que tous ne peuvent gouverner. Que seul l’« homme de par la supériorité hégémonique de l’homme vertueux. I
bien » qui n’a pas de talent particulier mais possède la vertu s’agit aussi de reconnaître qu’en réalité, la vertu elle-meme
est en mesure, légitimement, de le faire. Lui seul en effet est s’incline devant la richesse. « Le même Aristote qui s e orce,
capable d’apercevoir le « bien commun ». Aristote s e^°^ce dans ['Éthique à Nicomaque ou au livre III de la Politique,
de justifier le droit de la « minorité des hommes de mérite
de l’impur (III, 1281 b36) » :
1. « Selon le modèle du “mélange” du pur et
J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 25.
1. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 100. Rancière 2. Id.
endroit du texte les trois termes d’« archi-politique », de « me p 3. Ibid., p. 26.
4. Ibid., p. 27.
de « para-politique ».
349
348

Sfr
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

de donner consistance aux trois parties et aux trois f La division du travail accompagne la distribution poli­
nous l’avoue sans mystère au livre IV ou bien dans la C °es, cière des parts de commun. On le voit déjà chez Platon.
tution d’Athènes : la cité n’a, à la vérité, que deux pa*■onsti-
' « Les artisans, déclarait-il, n’ont pas le temps de se consacrer
les riches et les pauvres1. » Ou encore : « À peu près par/5 ' à autre chose que leur travail. Ils ne peuvent pas être ailleurs
[...] ce sont les nantis qui semblent tenir lieu de een parce que le travail n’attend pas. Le partage du sensible fait
bien {Politique IV, 1294a 17-19)2. » Même s’il semble 1 voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il
S
40 déplorer, Aristote confirme le caractère inévitable de la fait et du lieu où il est. Avoir telle occupation en tel type
suprématie de la valeur « richesse ». Les meilleurs {aristo"\ de lieu définit des compétences ou des incompétences au
peuvent toujours échouer à prouver leur supériorité Le commun. Cela définit le fait d’être ou non visible dans un
T riches, eux, n’ont aucun mal à convaincre de la réalité de espace commun, doué d’une parole commune, etc.1. » À
leur fortune. l’égalité géométrique correspond un découpage entre citoyens
Le partage des riches et des pauvres, qui réintroduit visibles et citoyens invisibles, occupés à leur tâche, n’ayant
Voikonomia dans la politique, transforme de ce fait tout d’autre qualité que leur force de travail, et manquant de
gouvernement en une oligarchie. Dès qu’il y a hiérarchie, temps pour faire autre chose que chercher à la vendre.
dissymétrie entre ceux qui commandent et ceux qui Les premiers de la liste ordinale ont donc le champ libre
obéissent, le principe oligarchique est à l’œuvre. La « phi­ pour consacrer toute leur énergie à la compétition entre
losophie politique » n’aura jamais fait que l’établir et le rivaux, « parties qui se battent pour occuper les arkhaï et
justifier. conquérir le kurion de la cité2 ».
Seconde aporie : la synonymie entre constitution et gou­ La seconde aporie tient donc au fait que « le gouverne­
vernement. Cette seconde aporie de la Politique découle de ment de la cité, l’instance qui la dirige et la maintient, est
la première : c’est en fin de compte du gouvernement que toujours le gouvernement d’une des “parties”, d une des
factions qui, en imposant sa loi à l’autre, impose à la cité
dépend le sort de la politeia, non l’inverse. Les gouvernants,
la loi de la division3 ». Contradiction interne de la politeia :
qui s’autorisent de leur axiaï, de leurs valeurs ou titres à
la souveraineté est l’affaire du plus fort.
gouverner, décident de la gestion de la « politique » devenue Cette contradiction interne peut se formuler comme un
police : « organisation des pouvoirs, distribution des places certain retour de l’égalité arithmétique au sein de l’égalité
sein de ega ite
et des fonctions et systèmes de légitimation de cette distri
bution3. » Entretien avec Alice, Multitudes,
1. J. Rancière, « Le partage du sensible »,
été 1999, édition en ligne.
2. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 108.
1. Ibid., p. 30. 3. Ibid., p. 109.
2. Id.
3. Ibid., p. 51. 351
350

L
Au voleur !
L’anarchie mise en scène
géométrique. La quantité devient une qualité hégémonique
en soi. I les femmes sont les égales des hommes ; le père s’accoutume à
traiter son fils en égal ; le métèque et l’étranger deviennent les
La loi de l’oligarchie, c’est en effet que l’égalité « arithmé­ égaux des citoyens ; le maître craint et flatte des élèves qui, pour
tique » commande sans entrave, que la richesse soit immé­ leur part, se moquent de lui ; les jeunes s’égalent aux vieux et
diatement identique à la domination. On dira que les pauvres les vieux imitent les jeunes ; les bêtes mêmes sont libres et les
f

d’Athènes étaient soumis au pouvoir des nobles, non à celui chevaux et les ânes, conscients de leur liberté et de leur dignité
des marchands. Mais précisément, la liberté du peuple bousculent dans la rue ceux qui ne leur cèdent pas le passage1.’
d’Athènes ramène la domination naturelle des nobles, fondée
sur le caractère illustre et antique de leur lignée, à leur simple
domination comme riches propriétaires et accapareurs de la La démocratie, c’est l’anarchie. D’un partage du sensible à
I f propriété commune. Elle ramène les nobles à leur condition
de riches et transforme leur droit absolu, ramené au pouvoir i
l’autre, on le voit, cette phrase se dote de deux significations
parfaitement contradictoires.
des riches, en une axia particulière . Pour Platon, il est nécessaire de poser des limites à l’éga­
P I lité de n’importe qui avec n’importe qui, de réinstaurer
Hantise de-ï’oikonomia, MvxujuuvuucuC
------------- impossible àà conjurer.
définitivement impossioie conjurer. l’ordre en dénombrant minutieusement toutes les compo­
Troisième aporie : le statut de la démocratie. Que santes, les fonctions, les métiers qui forment la communauté
devient alors la démocratie première, départagée, partagée, afin d’assigner ensuite chaque membre sa véritable place,
JC---------- O—y
repartagée, mécomptée ? Elle se voit, chez les philosophes, selon l’idée de la République. C’est ce projet que Rancière
réduite à un type de gouvernement ou de régime. Le pire nomme « archi-politique ». « L’archi-politique, dont Platon
donne le modèle, écrit-il, expose dans toute sa radicalité le
ou parfois le moins mauvais des mauvais régimes. La démo­
cratie n’est pas le gouvernement du demos mais de ï’ochlos,
projet d’une communauté fondée sur la réalisation intégrale, I
la sensibilisation intégrale de l’arkhè de la conununaute,
non du peuple mais de la populace, de la multitude ou de remplaçant sans reste la configuration démocratique e a
la foule. Ainsi : politique2. » L’archi-politique entend ainsi redresser e tor
La démocratie, nous dit Platon au livre VUI de la République, est originaire, en finir avec le dissensus, apurer les comptes.
un régime politique qui n’en est pas un. Elle n’a pas de consti­ Le passage de la démocratie comme fondement de la
tution, car elle les a toutes. Elle est un bazar aux constitutions, politeia à la démocratie comme « régime » m“.. .
un habit d’Arlequin [...]. Elle est proprement le renversement de Aristote la transition de la politique à la « Para P
toutes les relations qui structurent la société humaine : les gou­
vernants ont l’air de gouvernés et les gouvernés de gouvernants; 1- Platon, République, VIII, 562d-563d, cité dans J. Rancière, La Haine de ;
la démocratie, -r. cit.,
-, op. ...., p. 42-43.
7- J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 100.
1. Ibid., p. 27.
il 352
353
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

À la différence de Platon, Aristote ne substitue pas un ordre


mensonge qui invente une nature sociale pour donner à la
idéal à un ordre existant, mais tente de concilier l’inconci­
communauté une arkhè' ». En ne contestant jamais le pri­
liable l’égalité originaire et son devenir oligarchique. « Le I vilège exorbitant accordé au gouvernement sur la souverai­
nroblème de la para-politique sera alors de concilier les deux
! neté étatique, la Politique d’Aristote n’est qu’une
natures et leurs logiques antagoniques . » Il s’agit ainsi par
archi-police2. Dès lors, « on peut le dire simplement : la
exemple d’affirmer, d’un cote, la légitimité originaire du
politeia des philosophes, c’est l’identité de la politique et de
demos et de la faire disparaître, de l’autre, en envoyant le
neuole travailler aux champs, promouvant une sorte de la police3 ».
! démocratie agricole dans laquelle les paysans sont trop occu­
pés à l’ouvrage pour participer effectivement au gouverne­
ment. L’intégration du peuple dans le « telos de la Le tirage au sort
communauté » n’est en fait possible « que sous la forme En fait, si la Politique d’Aristote avait été fidèle à ses
d’une mise en absence2 ».

C’est ce qu’exprime la célèbre hiérarchie des types de démocra­


I intentions premières, elle aurait affirmé avec force que la
réversibilité du commandement et de l’obéissance n’était
fondée que sur la « contingence égalitaire », c’est-à-dire sur
tie présentée aux livres IV et VI de la Politique. La meilleure
démocratie est la démocratie paysanne car elle est précisément rien. Mais cela aurait conduit le philosophe à admettre que
celle où le demos est absent à sa place. La dispersion des pay­
le seul gouvernement admissible était celui de « n’importe
qui », reposant sur le tirage au sort - sa seule légitimité
sans dans les champs éloignés et la contrainte du travail les
empêchent de venir occuper le lieu de leur pouvoir3. possible.
Rancière n’a jamais abandonné cette idée du tirage au
sort :
i ‘ Les apories centrales de la Politique ne sont donc pas, Mon idée fondamentale est que l’on ne voit pas
encore une fois, des accidents. Elles expriment et justifient
une représentation au sort serait pire
L K sans le dire clairement - ce qui est le rôle d’une aporie - la dans les conditions actuelles. Déjà, la rePr^ièmement) elle
mésentente qui structure originairement la politique. Le sta­ élimine les gens qui veulent gouverner. ,Jjinine le Jéve-
tut bancal du texte exprime la structure elle-même claudi­ élimine le clientélisme. Troisièmemen ,
quante de Varkhè. Le paradigme archique n’est que «le
r une archi-police qui accorde
1- Ibid.,
2. « Cettep.archi-politique
36. faire, les manières de sentir et les
est donc aussidébien
sans reste les manières d’être et les manières c-
1. Ibid., p. 107. ’nanières de penser » : ibid., p. 103.
2. Ibid., p. 110.
3. Ibid., p. 99.
3. Id.
355
354
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

loopement des sentiments troubles qui sont lies au r-;r„Àl


électoral lui-même. Évidemment, on peut toujoursradire Pport,
La reconfiguration scénarisée
« Te ne vois pas ma famille, mon concierge ou mon plorn-
hier diriger l’État. » On peut. Mais pourquoi voit-on par. Le tirage au sort serait alors la seule forme de représen­
ticulièrement, pour cette tâche, des membres d’une école tation politique juste qui, en même temps, parce que ne
d’Administration ou des avocats d affaire . L État doit-il
dépendant que du hasard, frapperait d’inanité le concept de
être dirigé par des représentants d interets particuliers bien
déterminés ’ Par des malades du pouvoir ? Car c’est bien la représentation lui-même.
combinaison que l’on a actuellement : l’Etat est gouverné Cependant, Rancière ne conclut pas à l’irreprésentabilité
par des drogués du pouvoir et des représentants des interets de la démocratie. Et c’est ici qu’apparaît la véritable diffi­
financiers’. culté inscrite au cœur de son concept d’anarchie. Toute la
question est de savoir ce qu’il faut entendre par « représen­
Ce qui justifie le tirage au sort est qu’« il n’y a pas à pro­ tation ».
prement parler de gouvernement démocratique2 ». La démo­ À la différence de Lyotard, Rancière affirme que le tort
cratie est fondamentalement « ingouvernable » puisqu’aucun politique originaire ne fait à proprement parler aucune victime :
de ses membres n’a plus qu’un autre la capacité à gouverner. « le concept du tort ne se lie [...] à aucune dramaturgie de la
« Elle est proprement cet ingouvernable sur quoi tout gou­ victimisation1. » La chaîne de synonymes - « mésentente »,
vernement doit en définitive se découvrir fondé3. » S’il exis­ « dissensus », « tort » (en grec blabè), « litige », « mécompte »
- ne renvoie à aucune catastrophe ni aucune tragédie.
tait une aptitude à gouverner, elle ne pourrait être, Ce qui signifie que le mécompte n’est pas un anéantis­
paradoxalement, que « le titre anarchique, le titre de ceux sement et ne procède d’aucun sacrifice2. L’anarchie origi­
qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés4 » naire, c’est vrai, n’a pas de lieu propre et ne saurait donc,
et demeurent donc indifférents au fait d’être l’un ou l’autre. en un sens, prendre le pouvoir. Mais cela ne signifie pas
Le tirage au sort supposerait aussi des mandats courts, non qu’une topologie politique différente de celle de la « poli­
renouvelables et non cumulables. L’opposé même de la tique » - de la police - ne puisse exister. Un déplacement
police et de l’archi-politique. du mécompte est possible, qui le rend visible. Cette nouve e
topologie s’obtient d’un « changement de scène », qui réglé

L J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 63. sacrificielle de l’éthique dans


Le sublime « n’est autre que l’annonce si _ -s Je “sacrifice’’ et de
1. J. Rancière, « Le peuple est une construction », loc. cit. ? champ esthétique. [...] Il faudra revenir sur les Paris,
termes
iciiiivv -s'as
Galilée, 2004, p. 121.
2. J. Rancière, La Haine de la démocratie, op. cit., p. 59. désastre» » ; J. Rancière, Malaise dans l'esthétique, 1---

3. Ibid., p. 57.
4. Ibid., p. 53. 357

356
Au voleur !
L’anarchie mise en scène
le régime de visibilité de la mésentente. Régime que Ranciè
nomme cette fois « métapolitique1 ». Mouvements ouvriers « Toute subjectivation est une désidentification, l’arra­
de la première moitié du xix' siècle, formation de la Com chement à la naturalité d une place, l’ouverture d’un espace
mune, révolution de 1968, mouvements d’occupation de sujet où n’importe qui peut se compter parce qu’il est
récents... Il ne suffit pas que ces événements aient lieu p0Ur l’espace d’un compte des incomptés, d’une mise en rapport
I apparaître. Ils ne deviennent vraiment visibles qu’au prix de d’une part et d’une absence de part1. » De ce processus,
leur reconfiguration esthétique. La métapolitique ne désigne Rancière donne deux exemples, les femmes et les prolé­
donc pas seulement ce qui arrive, mais ce qui finit de faire taires : « “Femme”, en politique est le sujet d’expérience
arriver ce qui arrive : la métamorphose scénique, ou répar­ - le sujet dénaturé, dé-féminisé - qui mesure l’écart entre
! tition scénarisée de la politique. une part reconnue - celle de la complémentarité sexuelle -
Métapolitique : son nom l’indique déjà, la politique est et une absence de part. “Ouvrier” ou mieux “prolétaire”
est [...] le sujet qui mesure l’écart entre une part du travail
K « au-delà » de la « politique » au sens courant du terme,
elle « déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change comme fonction sociale et l’absence de part de ceux qui
la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu l’exécutent dans la définition du commun de la commu­
: i nauté2. » La subjectivation est l’intensification des singula­
d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait
son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu rités, lesquelles trouvent, dans des « événements de paroles »
I! que comme bruit2. » leur matérialisation. Le bouleversement dans l’ordre des
corps et des existences - la « désidentification » - est le
Ce nouveau partage du sensible, cette redistribution,
prélude aux processus représentatifs.
« rompt la configuration sensible où se définissent les parties Les « représentations » caractérisent les transferts par
et les parts ou leur absence par une présupposition qui n’y lesquels la politique se scénarise esthétiquement. L’esthétique
a par définition pas de place : celle d’une part des sans-parts. n’est pas pour Rancière une discipline ni un discours sur le
Cette rupture se manifeste par une série d’actes qui reh- beau mais le véhicule métamorphique par où le mécompte

I gurent l’espace où les parties, les parts et les absences de


parts se définissaient3. »
De tels déplacements, ou translations, sont essen *
.
se recompte dans l’art.
La répartition scénarisée qui préside au nouveau partage
du sensible n’est pas pour autant un acte de sauvetage, art
ÿ

ment de deux sortes, intimement liées : subjecttv ne répare pas la politique. Il est lui-même politique de part
en part en ce qu’il permet le dépl.eemen. de’ P*»'
représentations.
vers sa forme. En retour, toute forme a « une politique qui

1. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 100. 1. Ibid., p. 60.



2. Ibid., p. 53. 2. Id.
3. Id.
359
358
I
I
/■

H
Au voleur !
L’anarchie mise en scène
[lui] est propre1 ». Une forme, c’est une —uans le réel


fl S Une réalisation, au sens littéral du terme.entrée

[prend] forme2. »
terme. L’art
devenir forme de vie ». En lui, « c est au contraire
-i au contraire
n’a pleas « j
L’artdans
n’laa pa
la
vie qui
vit
I
I supérieur, c’est qu’il participe à la même communauté des
êtres parlants, qu’il est, en cela, son égal. Il s’en déduit, en

IF : Le désaccord avec Lyotard ici dans


apparaît ici
Lyotard apparaît d; toute son
ampleur : contrairement au différend, le tort, même infini,
se traite. Et ce dans et par le déplacement esthétique. « Ce
qui n’est pas réglable, déclare en effet Rancière, n’est pas
!
bref, que l’inégalité des rangs sociaux ne fonctionne qu’en
raison de l’égalité même des êtres parlants1. » Ou encore :
[Le] logos premier est mordu par une contradiction première.
Il y a de l’ordre dans la société parce que les uns commandent
1

Ir
!
pour autant intraitable. Le tort ne se règle pas ■ ; n’est _'_r et les autres obéissent. Mais pour obéir à un ordre deux choses
tivation du litige et compromis entre les parties.- par Maisobjec-
il au moins sont requises : il faut comprendre l’ordre et il faut I
traite - par des dispositifs de subjectivation (x 1 M .1 se
qui le font
II comprendre qu’il lui faut obéir. Et pour faire cela, il faut déjà
être l’égal de celui qui vous commande. C’est cette égalité qui
consister comme rapport modifiable entre les parties,
I modification même du terrain où il se tient3. » , comme ronge tout ordre naturel2. :
B
F ■'
■g);. I''
« Entre le règlement juridique et la dette ine:
politique révèle un inconciliable qui est pourtant
Ou encore :
expiable, le litige
traitable 4
Même les esclaves, « non citoyens », comprennent qu’il r
— leur faut obéir. Si pour Aristote, l’esclave « est celui qui
II’ _ 1 Et de cette « tractation », l’art est un
acteur majeur. participe à la communauté du langage sous la seule forme
de la compréhension (aisthesis), non de la possession
I» (hexis) », il n’empêche tout de même qu’il comprend. La
! Contre Lyotard I
gouvernabilité, qui repose sur la dissymétrie entre ceux qui
L' !
commandent et ceux qui obéissent, manifeste en négati e
Revenons au problème de la compréhension. Le « tu m’as paradoxe selon lequel nul n’est au fond gouvernable. « om
II
compris ? » ne donne rien à comprendre. En même temps,
si le donneur d’ordre et son destinataire ne parlaient pas le
prendre » la langue du commandement et de / o eissance,
c’est se poser par là, immédiatement et paradoxalement, enen

II même langage, dit Rancière, s’ils ne se comprenaient pas,


en quelque façon, il serait impossible à celui qui le reçoit
égal de qui ordonne et gouverne.
Or l’art rappelle justement que tous parlent le mem I
langage parce qu’ils c°mPre^ent ^«56^ ^èüco.
II ;
d’exécuter l’ordre. « Puisque l’inférieur a compris l’ordre du
parlent pas le même langage. L art re à
■Il
■il1 politique du sensible, où cris et mots sont eux
I

■|v j 1. Ibid., p. 49. égalité.


2. Ibid., p. 57.

h ;
3.
4.
Ibid., p. 64.
Ibid., p. 63.
1. Ibid., p. 78.
2. Ibid., p. 37.

Ii
HH11 :
360
361
ri
Au voleur !
L’anarchie mise en scène

!
F Pordre des mots et l’ordre des corps qui déterminaient la place
de chacun.
K^nes Une subjectivation
de fracture lesquellesest
multiples par politique produit de
desleindividus
Xaux d’individus subjectivent l’écart entre leur condition
ces
et des
par contraste, est lié au « sans forme (formas) ». L’imagi­
nation, qui voudrait jouer son rôle habituel de médiatrice,
tente de présenter - à défaut de représenter - à la raison
cette défaite de la forme, mais elle échoue. Le sublime
émerge du choc de cet échec, de cette rencontre avec l’infini i
; d animaux doués de voix et la rencontre violente de l’égalité
du logos1. du sans forme dont la Darstellung ne peut être que négative.
Lyotard remarque que le sublime kantien a déjà la
structure d’un différend - un différend entre les facultés.
i On est alors au plus loin de l’économie du différend qui Le conflit de la raison et de l’imagination, écrit-il en
; « appartient à un âge moderne du litige », celui de la Shoah, citant Kant, « n’est pas un litige ordinaire, qu’une tierce
dont le cri - toutes les phrases-affect des victimes - demeure instance peut saisir et trancher, mais “un différend”, un
quant à lui définitivement imprésentable et donc intraitable. “Widerstreit”1. » L’« analytique du sublime » met au Jour !
I l’hétérogénéité des règles propres à chaque faculté, qui inter­
dit tout transfert, toute phoronomie précisément de ces
Irreprésentable et imprésentable règles d’une faculté à l’autre. Lyotard entreprend de lire, à
æ travers ce discord spécifique et le problème qu’il pose à la
Lyotard, on le sait, décèle l’esquisse du différend dans raison, le différend qui empêche à Jamais les victimes de se
faire entendre. L’absence de forme de ce qu’elles ont vécu

II le sublime kantien qui met l’imagination au défi de confi­


gurer le dépassement infini des seuils sensibles. Défi de
l’impossible, dont le poids écrasant a fini par inscrire l’im-
présentable au cœur de l’art contemporain.
rend leur vécu imprésentable.
Le sublime, ainsi constitué en instrument d’interprétation
éthique et politique des catastrophes du XXe siècle, est devenu
selon Rancière l’expérience esthético-politique de la post-

I Quelle est la différence entre « imprésentable » et « irre­


présentable » ? Il faut revenir, dit Lyotard, à la distinction
kantienne du beau et du sublime. Cette distinction recoupe
celle qui existe entre représentation (Vorstellung) et présen­
modernité. L’art, pour Lyotard, ne peut qu’être un art abs­
trait, qui ne figure pas, un art de l’impresentable, une
Rancière refuse précisément, on la dit, de faire la dif­
férence entre représentation et présentation, irrepresenta e
tation (Darstellung). La représentation, pour Kant, est tou­
I
I et imprésentable. Ces notions sont à ses yeux es
tomes davantage que des concepts. Il dénoncé « 1 usage
jours liée à une forme. Est beau et fait plaisir ce qui a un
contour, une limitation, un aspect. Le sentiment du sublime. i l'analytique du sublime, Paris, Klincksieck,
1. J.-F. Lyotard, Leçons sur
2015, p. 117.
1. Ibid., p. 61.
363
362 I
F série
î’imprésentable,
Au voleur !

inflationniste de la notion d’irreprésentable et de toute une


auxquelles lelle
de notionsl’impensable, se connecte
’intraitable etc.:
volontiers
1 irrachetable,
L’anarchie mise en scène

ce qui échappe à toute représentation, mais ce qui, pour


rendre la représentation possible, doit subir un certain
nombre d’adaptations, de « réglagefs] des rapports entre le
Cet usage inflationniste fait en effet tomber sous un même
concept et entoure d’une même aura de terreur sacrée toutes dicible et le visible1 ». Corneille, par exemple, entreprend
sortes de phénomènes, de processus et de notions qui vont en 1659 d’écrire un Œdipe et se trouve confronté au fait
de l’interdit mosaïque de la représentation a la Shoah, en que la tragédie est désormais irrecevable pour les spectateurs
passant par le sublime kantien, la scene primitive freudienne de son époque. La scène des yeux crevés du héros, de ce
k Grand Verre de Duchamp ou le Carre sang qui « lui distille sur le visage », ne peut plus, pour des
Carré blanc sur fond raisons de bienséance, être montrée. Corneille doit donc
blanc de Malevitch1 ».
trouver la bonne distance, les bons moyens pour parvenir
à la représenter. Il décide alors de « mettre hors scène le
trop visible des yeux crevés2 ». Cette scène est donc bien, si
Les deux régimes de l’art
l’on veut, irreprésentable mais ne compromet pas en même
temps sa représentation, laquelle se laisse simplement « ajus­
Avec ce mélange-bouillie, poursuit-il, on assiste à l’éclo­ ter » et « accommoder3 ». On la joue derrière le rideau.
sion d’« un mode nouveau de l’art2 », qui atteste purement « Depuis le romantisme4 » et la naissance du « régime
et simplement de son « impouvoir3 ». Or une telle vision de esthétique » de l’art, en revanche, la situation est tout autre.
l’art procède d’une confusion à la fois conceptuelle et his­ En effet, de l’irreprésentable, comme on vient de le définir,
torique. Une confusion entre deux régimes de l’art pourtant il n’y en a plus. Le régime esthétique de l’art correspond à
bien distincts : le « régime représentatif » et le « régime la période du réalisme romanesque. « Or qu’est-ce que le
esthétique4 ». réalisme romanesque ? C’est l’émancipation de la ressem­
La catégorie d’« irreprésentable » ne fait sens, en réalité, blance par rapport à la représentation, la perte des propor­
que dans le premier, le « régime représentatif », caractéris­ tions et des convenances représentatives3. » Fait qui a pour
tique de l’art classique. Pour Rancière, il n’y a d’irreprésen­ conséquence que tout, désormais, est représenta e. ispa
rue, la nécessité de l’accommodation, de 1 adaptation e
table qu’en régime de représentation et sa signification est convenances. Le réalisme romanesque du xix siecle lib
donc toute relative. L’irreprésentable en effet ne désigne pas

1. J. Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », Le Genre humain, 2001, 1. Ibid., p. 87.


2. Id.
n° 36, p. 80. 3. Ibid., p. 86.
2. Ibid., p. 82. 4. Ibid., p. 88.
3. Ibid., p. 80. 5. Ibid., p. 90.
4. Ibid., p. 83.
365
364
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

une manière de tout dire en refusant de hiérarchiser 1


visible. « Tout est désormais sur le même plan : les grands Paroides de témoin
et les petits, les événements importants et les épisodes insi-
gnifiants et, pour finir, les hommes et les choses1. » p0Ur On se demandera ce qu’est devenue, dans tout cela, la
Flaubert, par exemple, « “Yvetot vaut Constantinople”2 » question de l’anarchisme. Je ne l’ai évidemment pas oubliée.
Il « existe désormais une disponibilité générale de tous Mais il me faut faire un dernier détour, le plus important.
les sujets pour n’importe quelle forme artistique », une expo­ On pourrait objecter à Rancière que Lyotard affirme lui
sition intégrale à la représentation3. Rancière va jusqu’à aussi que l’art, comme la philosophie, se doivent d’inventer
de nouvelles manières de dire. L’imprésentable, chez Lyotard,
affirmer que cette exposition « ne connaît pas d’objets qui
la mettent en défaut par leur singularité propre. Elle s’est n’est pas muet ni privé de ressources phénoménologiques :
« c’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut-être
montrée parfaitement adaptée à la représentation de ces
phénomènes que l’on dit irreprésentables, ceux des camps d’une politique, de témoigner des différends en leur trouvant
des idiomes1. » Le mot est lâché. Il n’y a qu’une seule manière
de concentration et d’extermination4. » Il n’y a désormais
de montrer, une seule manière de faire entendre : témoigner.
plus d’expériences d’exception qui mettraient l’imagination Le témoignage, « état instable [...] du langage où quelque
au défi de les présenter. La représentation manifeste son chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être
opacité propre en levant la barrière de l’invisible. Rien n’est encore2 », est la seule chance de l’imprésentable, son unique
plus irreprésentable, précisément parce que le régime de la I possibilité de manifestation. Témoigner est le seul idiome
représentation est terminé. Personne ne s’offusquerait plus I qu’il soit possible de parler, d’inventer, là où la preuve,
de voir un aveuglement, d’avoir les yeux braqués sur des l’arbitrage, le règlement, la négociation, sont en échec.
yeux crevés. Idiome fragile, qui peut toujours être brisé mais dont 1 écoute
D’un côté, nous trouvons donc chez Lyotard la these de reste pourtant un devoir. Témoigner du différend : telle est
l’échec de l’inscription du choc sensible et l’infini de l’impré­ aujourd’hui la tâche de l’art et la tâche de la philosophie.
sentable ; de l’autre, chez Rancière, celle de l’ouverture de Or cette pensée de « l’art témoin du sublime » F*®*
toute expérience à sa mise en paroles, en forme, en scene. selon Rancière d’une conception intenable, in e en a e,
l’art comme de la politique aujourd’hui. « Jemoiger qu il
y a de l’imprésentable», dit-il avec mépris, tel serait

i
J
30.
1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p.
1. Id. !
Ibid., p. 29.
2. Ibid., p. 88.
3. Ibid., p. 120.
3. Ibid., p. 86.
4. Ibid., p. 92. 367

366
r.

Au voleur ! L’anarchie mise en scène

l’impératif, dicté dans l’après-coup de la catastrophe qui marquent en particulier chez Flaubert les moments
et du q'
« désastre », qui exige la « transformation du amoureux. Je propose d entendre en écho l’un de ces
sentiment
sublime en forme d’art1 ». moments qui marque dans Madame Bovary la rencontre de
Charles et d’Emma : “Elle se rassit et elle reprit son ouvrage
qui était un bas de coton blanc où elle faisait des reprises ;
La dévalorisation du témoignage elle travaillait le front baissé ; elle ne parlait pas”1. » Conclu­
sion : « L’expérience concentrationnaire vécue de Robert
On touche là au cœur du problème. La pointe des Antelme et l’expérience sensorielle inventée de Charles et
attaques contre Lyotard concerne en fin de compte et en d’Emma s’expriment selon la même logique des petites per­
premier lieu « la valorisation de la parole du témoin2 ». ceptions ajoutées les unes aux autres2. »
L’auteur de La Mésentente dénie l’autonomie idiomatique Le moment le plus critique de cette identification appa­
et politique du témoignage. Or c’est très précisément là que
raît dans le passage suivant :
se révèle le coup porté à l’anarchie et à l’anarchisme. l
Rancière risque un improbable parallèle entre L’Espèce L’expérience de Robert Antelme n’est pas « irreprésentable »
humaine, de Robert Antelme, et Madame Bovary, censés au sens où le langage n’existerait pas pour la dire. Le lan­
parler tous deux le même langage « parataxique », égalitaire, gage existe, la syntaxe existe. Non pas comme le langage ou
la syntaxe de l’exception, mais, au contraire, comme mode
caractéristique du régime esthétique de l’art, en « enchaînant d’expression propre à tout régime de l’art, au régime esthé­
simplement les uns après les autres les petits actes et les tique des arts. Le problème serait plutôt inverse. Le langage
petites perceptions3. » Ainsi, le « silence nocturne du camp », qui traduit cette expérience ne lui est aucunement propre. [...]
décrit par Antelme, « nous rappelle d’autres silences, ceux Le langage qu’fAntelme] choisit pour sa convenance avec cette
expérience est ce langage commun de la littérature dans eque
1. J. Rancière, Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 120-121. Rappelons depuis un siècle l’absolue liberté de l’art s’identifie a 1 absolue
que la parataxe (parâtaxis, coordination) est une construction grammaticale
dans laquelle mots ou phrases sont juxtaposés à l’aide de simples mots de liai­ passivité de la matière sensible. »
son (et, mais, ou, quand...) mais sans rapports syntaxiques de subordination.
Elle s’oppose à l’hypotaxe qui recourt aux subordonnées et aux enchaînements
logiques. Paul Feyerabend analyse l’« agrégat paratactique » des Grecs, en par­ Et la phrase-choc arrive : de langue propre du témoi-
ticulier dans la poésie d’Homère, in Contre la méthode. Esquisse d’une théorie
anarchiste de la connaissance, trad. fr. Baudouin Jurdant et Agnès Schlumberger, [...] autrement dit, il n’y a pas
Paris, Seuil, « Points », 1975, chapitre xvn, p. 246 sq. Foucault se réfère à Feyera­ gnage3.
bend lorsqu’il propose le concept d*« anarchéologie » dans Du gouvernement des
vivants, op. cit., p. 77.
1. Id.
2. J. Rancière, « Le travail de l’image », Multitudes, 2007/1, n’ 28, p. 195-210. 2. Ibid., p. 93-94.
3. J. Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », loc. cit., p. 93. 3. Ibid., p. 94. Je souligne.
369
368

H
Au voleur !
L’anarchie mise en scène
Antelme, Flaubert, avec eux Zola, Camus : même langage...
Le langage du tout dicible. « L’écriture parataxique n’est qu’on en dise, « ne s’oppose en rien au régime esthétique
pas née de l’expérience des camps1. » C’est l’inverse : l’écri­ des arts1 » - le coiffeur Abraham Bomba, qui fut contraint
ture de l’expérience des camps est née de l’écriture para­ de tondre les victimes à leur entrée dans la chambre à gaz,
taxique. ne parvient pas à en parler. « Vous le devez, Abe », lui dit
Rancière balaie ainsi d’un revers de main, en même Lanzmann2. Bomba est donc, selon Rancière, forcé de par­
temps que celle de Lyotard, toute l’œuvre de Blanchot, ler, sommé de le faire. Comme si Lanzmann lui disait :
toute celle de Foucault même (pensons à un texte comme « Vous avez compris ? », « Vous m’avez compris, Abe ? »
La Pensée du dehors), et tant d’autres qui affirment au Obéissez, vous le devez. Si cela est vrai, si le témoin est
contraire que le témoignage marque la naissance d’une toujours en quelque façon un sujet soumis à interrogatoire,
langue qui défigure le réalisme. Que cette défiguration ne alors il n’y a de témoin que pour la police.
puisse avoir lieu que dans la forme discursive (en philoso­ Que répondre ? Que répondre sinon : non ? Non. La
phie) ou dans celle du récit (littérature), aucun philosophe difficulté à parler d’Abe n’est pas un refus de témoigner.
ni aucun écrivain ne l’a jamais nié. Si le témoignage avait
une « langue propre », il ne serait plus témoignage mais
preuve. Le témoignage est précisément l’empreinte de l’im­
propre dans le réalisme du dit. L’intervention de l’impro­
Elle témoigne déjà de l’éloignement infini - que Levinas
appellerait précisément « anarchie » - entre un Autre qui
parle et l’absence d’Autre à qui parler. Le locuteur est
« contraint d’être autrui pour soi-même3 », comme le dit
II
: I
bable. Blanchot à propos de l’auteur de L’Espèce humaine, et cela
Rancière m’arrêterait immédiatement. Et si le témoin
véritable était en fait celui qui se tait, refuse précisément de
lui coupe la parole.
Non, le langage d’Antelme n’est pas le « même » que I . II
témoigner, dans la mesure où il sait que sa langue propre celui de Flaubert car il fait surgir une étrange distance entre I
lui sera toujours volée, que son impropriété sera toujours toutes les choses et tous les êtres du cœur même de leur
récupérée ? « Le vrai témoin est celui qui ne veut pas témoi­ parataxe. Cette distance est la marque de l’inégalité speci
gner. C’est la raison du privilège accordé à sa parole. Mais fique qui hante l’égalité et n’a rien à voir avec e CO“P ® I
ce privilège n’est pas le sien. Il est celui de la parole qui le arithmétique-géométrique. Cette inégalité spécifique est la
force à parler malgré lui2. » Ainsi dans Shoah par exemple traduction d’un hiatus entre deux formes in®g,^ \ ’üté
(mais quel exemple !) - film qui, selon Rancière et quoi hiatus qui signale l’inégalité à soi de
comme mécompte social et l’inégalité comme alterne. A

1. Ibid., p. 93.
2. J. Rancière, Le Spectateur émancipé, L J. Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », loc. cit., p. 96.
Fabrique, 2008, p. 101. « L’image intolérable », Paris, La J. Rancière, « L’image intolérable », loc. cit., p. 101.
3. M. Blanchor, L’Entretien infini, op. cit., p. 98.

370 371
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

point que la juxtaposition parataxique, 1 égalité « des choses Les questions du témoignage, de l’imprésentable, de la
et des êtres » se déchire et laisse à l’Autre, au tout Autre de dissymétrie et de l’altérité ne réduisent pas à une idéologie
celui qui parle, la tâche de témoigner pour lui. « Et quand de la victimisation. Elles se tiennent au centre de ce que
l’Autre [...] parle, dit Levinas, la parole est le rapport de ce Rancière tente d’exclure de leur orbe, à savoir précisément
qui reste radicalement séparé, le rapport du troisième genre, la dimension anarchique de la démocratie, l’égalité radicale
affirmant une relation sans unité, sans égalité1. » Vous le elle-même.
devez, Abe, dit l’Autre - Lanzmann.
« Misère première de l’esprit », répondrait Rancière, qui
me « transforme en otage de l’Autre2 ». Mais le problème L’anarchisme sans régime de preuve
est justement là : la pensée de Rancière manque fondamen­
talement d’altérité. Jamais la différence n’y est faite entre Tous les anarchistes sont des témoins. Les multiples résis­
l’inégal et l’autre. Or pour être radicalement égaux, les sujets tances à l’anarchisme expriment d’abord un manque de
n’en sont pas moins autres, tout Autres les uns aux autres confiance. L’anarchisme, en dehors des anarchistes, personne
et donc inégaux à leur égalité. Et de la différence, de ce n’y croit. Et cela parce que son idée - le non-gouvernable -
différend entre inégalité et altérité, qui excède infiniment le est imprésentable. Cette idée ne se présente spontanément
dilemme de la quantité et de la qualité, du cardinal et de ni à l’esprit, ni à l’imagination. Elle n’est d’ailleurs peut-être
l’ordinal, on ne peut que témoigner. Il n’y en a ni preuve, même pas une idée. Personne ne croit que les hommes
ni représentation possibles. peuvent vivre sans gouvernement. L’anarchisme a et aura
Rancière juge illégitime la saturation des champs de la toujours à produire sa crédibilité au-delà de et malgré l’exis­
politique et de l’esthétique par « la dramaturgie de la catas­ tence objective de ses formes historiques. La Commune de
trophe » qui, il est vrai, a pris une place prépondérante dans Paris, la guerre d’Espagne, les conseils ouvriers en Alle­
la pensée contemporaine. Il veut, à juste titre sans doute, magne et en Italie, le syndicalisme révolutionnaire, le zapa-
libérer l’espace d’une re-scénarisation des parts, d’une parole tisme, le système politique du Rojaya (Kur *stan
des sans-parts, d’une parole audible, d’un dit parataxique occidental)... ont existé, existent. Les zadistes, es ac
de l’égalité. D’un dit de l’anarchie. Mais ce que Rancière Blocs existent, c’est un fait. Black Lives Matter existe, ce
selon moi manque à apercevoir, c’est précisément qu’il ne un fait. Et pourtant, l’anarchisme doit constamment tem -
peut y avoir d’anarchie sans témoignage. gner de sa réalité. Il doit accepter que
incroyable - pour la conscience commune comme pour
conscience philosophique - ne soitJ^^iiens et de
1. E. Levinas, L’Être et le Neutre. A partir de Maurice Blanchot, Paris, Ver­
dier, 2001, p. 98. fait, l’actualité de ses occurrences, accueille son
2. J. Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », op. cit., p. 97.
ses combattants. Face au scepticisme q
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372
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

effectivité, l’anarchiste ne peut donner, de la réalité de « Le paradoxe des temps est celui qui règle le travail d’une
l’anarchisme, que sa parole. Là où aucune preuve ne anamnèse : ce qui a été annoncé dans le passé, c’est qu’il y
convainc, il ne peut, encore une fois, que témoigner. C’est aurait de l’avenir pour l’attester », déclare Pierre Fédida.
là ce qui scelle la complicité - non l’identité - de l’anar­ Or il en va ainsi de l’anarchisme : il a « un grand avenir
chisme et de l’expérience traumatique.
derrière lui1 ».
La possibilité d’une organisation et d’une vie sociales L’anarchie, plus que tout autre forme d’organisation
sans gouvernement, pour une raison que l’on ne connaîtra politique, est de structure anamnésique. Rancière doit se
peut-être jamais, manque de preuves, malgré ses occurrences rendre à cette évidence : sa thèse de l’égalité radicale, en
historiques factuelles. Ce qui l’expose directement, encore particulier celle de l’égalité radicale des intelligences, ne sera
une fois, à la dénégation. Ce qui révèle aussi son lien indé­ jamais immédiatement convaincante. Comme l’idée anar­
fectible avec l’inconscient. En effet, le « il y a eu » à la fois chiste dont elle procède, sa vérité a et aura toujours à être
factuel et indatable est comme on sait ce que Freud nomme attestée, crédibilisée par un tiers, un témoin, un Autre. Or
trauma. L’expérience de l’anarchisme est traumatique car c’est toujours ce qui m’a gênée dans un texte comme Le
son avoir lieu, son avoir eu lieu n’a pas de place. C’est Maître ignorant. La thèse de l’égalité des intelligences y est
pourquoi je m’autorise encore une fois à définir l’anar­ présentée comme un fait, une affaire de volonté, de raison.
chisme, avec Foucault, comme l’expérience-limite de la poli­ Curieusement, le récit de Jacottot n’est pas présenté comme
tique. Ce qui, au contraire de ce que pense Rancière, n’est un témoignage mais comme une pièce à conviction. Derrière
pas une défense de l’idéologie victimaire mais une tentative l’affirmation de ce qu’il faut se passer du maître, se cache
pour reconnaître le régime à la fois temporel, discursif et une élimination du tiers. Le Maître ignorant est un mémoire
psychique spécifique de l’anarchisme. Sa sublimité, sa subli­ sans anamnèse. Un argument d’autorité. Et donc, en un sens,
minalité politiques.
une démonstration archique.
Serait-ce déclarer alors que l’anarchisme est impensable,
donc impossible, ce qui serait une autre façon de le dénier ?
Peut-être. Mais l’impensable n’a jamais voulu dire, comme
l’a montré Lyotard, l’absolument impossible à penser. Le
problème de Lyotard, qui travaille tous ses livres et ne se
limite certainement pas à la prise en compte des catastrophes
politiques du xx' siècle, est celui de l’anamnèse. Un type de 1. 136. Pierre Fédida, Par où commence le corps humain. Retour sur la
mémoire qui n’est éveillé que par l’avenir. Un passé qui, en régression, chapitre vu, « Un grand avenir derrière lui », Pans, Puf, • Biblio­
quelque sorte, reste à exister dans la mesure où doit constam­ thèque de Rancière,
psychanalyse », 2000, p. 100. Vêtis, Fayard, 1987.
2. J. Le Maître ignorant,
ment attester sa réalité, témoigner infiniment de lui-même.
375
374
L’anarchie mise en scène
Au voleur !
l’alternance régulière des punitions et des calmants. » Sim­
plement, le rapport n’était pas écrit dans le langage objectif
Voici ce que je viens de voir ici » de la rationalité administrative, avec sa segmentation statis­
tique du réel et le caractère parataxique de ses descriptions,
Pour conclure, je dirai que si l’ingouvernable peut sans mais dans une « mélopée » qui, « tout au long du texte »,
nul doute être représenté, mis en scène ou en film, le non- scandait : « “Je viens de voir, je viens d’entendre”, [...], “Je
gouvernable quant a lui reste impresentable. L idee du non- le jure, je l’atteste, j’accepte la confrontation”1. » « “J’en
gouvernable - la dimension anarchiste de la politique - échappe porte témoignage sous la foi du serment.”2 »
à l’archi-politique des preuves, des évidences, des vérifica­ Ce dont le rapport témoigne, dit Foucault, est de « la
tions et des pièces à conviction. Elle ne peut paraître qu’en violence des rapports de pouvoir3 », dont le pouvoir ne veut
mémoire, c’est-à-dire à l’avenir. Ce qui ne signifie pas qu’elle
rien savoir, le cri du non-gouvernable.
soit irréelle ou fantasmatique. Non, il n’y a pas de témoin que pour la police. Dire cela,
En 1972, Foucault, dans le « Discours de Toul », confirme c’est déjà faire la police. Dire cela, c’est déjà se réfugier dans
l’importance politique des témoins. « Nos institutions cette archi-politique que la philosophie n’a encore jamais
feignent de se rebiffer lorsque, de l’intérieur, on les critique ;
mais elles s’en accommodent ; elles en vivent ; c’est à la fois cessé d’être.
leur coquetterie et leur fard, dit-il. Mais ce qu’elles ne
tolèrent pas, c’est que quelqu’un leur tourne soudain le dos
Pour finir : une petite touche
et se mette à hurler vers l’intérieur : “voici ce que je viens
de voir ici, maintenant, voici ce qui se passe. Voici de peinture anarchiste
l’événement”1. » Ce qu’elles ne tolèrent pas, c’est la parole Le mouvement pointilliste en peinture, appelé parfois néo­
du témoin. Le témoin dont parle ici Foucault est le docteur impressionniste puis, un peu plus tard, divisionniste, est un
mouvement militant qui considère la technique picturale des
Édith Rose, psychiatre de la prison centrale de Toul qui,
points comme un équivalent plastique de l’anarchisme. Georges
après des mutineries survenues à la prison en 1971, avait Seurat, Paul Signac, Félix Fénéon, pour ne citer qu’eux, n ont
rendu un rapport jugé « anecdotique » par l’administration d’ailleurs jamais caché leur engagement anarchiste. Ce qui
pénitentiaire, qui la suspendit d’ailleurs de ses fonctions. Le
rapport n’était pas anecdotique du tout en réalité, qui racon­
compte, à leurs yeux, n’est pas le sujet. Même si L’Ile de la
î
%
tait « des hommes, pendant des jours, pieds et poings liés
sur un lit ; des tentatives de suicide presque toutes les nuits ;
1. Ibid., P- 1106'
2. Id.
I
1. M. Foucault, « Le discours de Toul » [1972], Dits et Écrits I, op. cit., 3. Ibid., p. H°5-
n°99, p. 1104-1106. 377

376
Au voleur ! L’anarchie mise en scène

Grande Jatte, Le Cirque, Un dimanche après-midi, Le Port Pourquoi cependant une telle égalité est-elle dite irrepré­
jg Rochelle ou encore Le Portrait de Félix Fénéon sont sentable ? Le grand tableau de Signac Au temps d’harmonie •i
des tableaux que l’on peut considérer comme figuratifs, leurs (l’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir) n’est-il
auteurs continuent d’affirmer que le véritable « sujet » de la pas parfaitement explicite, avec ses images d’abondance, de
peinture n’est précisément pas son « sujet », mais bien son loisir, de bonheur, de paix ? Et pourtant... Lorsqu’on
motif politique : l’égalité radicale entre les hommes, laquelle observe une toile pointilliste de très près, on peut voir dis­
demeure selon eux irreprésentable1. « Le sujet n’est rien, tinctement que chaque coup de pinceau, chaque couleur,
déclare Signac, ou du moins qu’une partie de l’œuvre d’art2. » sont indépendants des autres, séparés des autres par un
L’important, c’est l’évocation de ce futur dans lequel le for­ blanc. Phénomène que Seurat appelle la « touche divisée ».
malisme ne s’opposera plus à la conscience populaire : En prenant du recul par rapport à la toile, c’est le spec­
■■ Quand l’œil sera éduqué, le peuple verra autre chose que le tateur qui mélange les couleurs et plus il prend de distance,
sujet dans les tableaux, quand la société que nous rêvons exis­ plus les blancs semblent disparaître. Cependant, même invisi­
tera, quand, débarrassé des exploiteurs qui l’abrutissent, le bles de loin, ils ne s’effacent jamais et continuent d’être
travailleur aura le temps de penser et de s’instruire, il appré­ perçus. Inconsciemment, pourrait-on dire. La toile est tou­
ciera toute les diverses qualités de l’œuvre d’art3. jours blanche sous une peinture à points.
Dans le glissement progressif du politique à l’esthétique,
Or l’évocation de ce futur, bien plus qu’au thème, tient de la distance à la proximité, au cœur de l’égalité des points
à la technique picturale qui doit soutenir, par la distribution et des touches, il y a cette altérité qui reste blanche, se voit
des points, la redistribution sociale. Tous les points du sans se voir, dit tout sans rien dire ni représenter. La touc e
tableau sont en effet de même taille, de même importance divisée, inégalité à soi de l’égalité et de 1 inégalité, est, e a
vibratoire, de même franchise chromatique, suggérant, par scène anarchiste, le témoin lumineux.
leur juxtaposition, un monde où tous les êtres, comme dans
une infinie mosaïque, seraient dans le même à plat et le
même relief, la même géographie, qualitativement et quan­
titativement égaux.
»
1. Voir Jesse Cohn, Anarchism and the Crisis of Représentation. Herme-
i neutics, Aesthetics, Politics, Selinsgrove, Susquehanna University Press, 2006,
p. 123 sq.
2. Cité in Françoise Cachin et Marina Ferretti-Boquillon, Signac : catalogue
raisonné de l’œuvre peint, Paris, Gallimard, 2000, p. 52.
3. P. Signac, Les Temps nouveaux, 1891.

378
Conclusion
Être anarchiste

“ Toute femme, tout homme qui a plongé au coeur de


son inconscient en ressort naturellement libertaire'. »
Jacques Lesage de la Haye

» L’histoire du cri “Viva la Muerte” est la métaphore


exemplaire des deux destins possibles de la pulsion de
mort. “Viva la Muerte” a été le cri de ralliement du sou­
lèvement national des Espagnols contre Napoléon
(mai 1808). Malgré une disproportion formidable entre les
maquis autochtones et les troupes impériales, ce mouve­
ment ne put être maîtrisé par l’occupant, dura cinq ans et
finit par expulser les Français d’Espagne. C’était déjà un
cri libertaire. Il fut repris par les anarchistes espagnols un
demi-siècle plus tard, comme un cri révolutionnaire contre
une vie d’injustices. Et retourné par les franquistes contre
les anarchistes, comme l’autre destin de la pulsion de mort,
son destin de pulsion destructrice mortifère2. »
Nathalie Zaltzman

« Fork the government? »

1. Jacques Lesage de La Haye, « Psychanalyse, anarc'1'^^'p^^analys 'e et


Roger Dadoun, Jacques Lesage de La Haye, Philippe Garmer, Psycbanay
anarchisme, Lyon, Atelier de création libertaire, 20W, P-°
2. N. Zaltzman, « La pulsion anarchiste », oc.a' . « n MUrœ".
3. « “Fork” est un terme emblématique de autre pr0Jtt
II désigne le fait de créer un nouveau projet a parnr

381
Au voleur ! Conclusion

devenu fétiche, sacré, prélude à une nouvelle idolâtrie


(Agamben).
« le suis anarchiste ». Pour les philosophes, cette propo­ On ne peut pas être anarchiste. La négativité à l’œuvre
sition semble à jamais frappee d impossibilité. On ne peut dans la politique, structure de la mésentente et du mécompte
pas être anarchiste. Le phénomène de l’anarchie de l’être, originaires, ne se laisse pas fixer. Son expression est rare,
à l’époque du dépérissement des principes, manifeste son intermittente, à éclipses. Elle joue mais ne se pose pas (Ran-
irréductibilité à toute détermination ontique : l’être n’est plus cière).
tel ou tel et ne peut donc plus remplir sa fonction d’agent
de transmission prédicative (Schürmann). *
On ne peut pas être anarchiste. L’anarchie se révèle en
réalité plus originaire que l’ontologie, elle excède la diffé­ « Je suis anarchiste. » Chaque terme de cette proposition
rence ontologique elle-même (Levinas). Son « dire » excède opposerait aux autres un obstacle infranchissable, comme
son « dit », déborde infiniment la forme propositionnelle en en écho au caractère politiquement intenable de l’anar­
emportant la responsabilité de l’obligation au-delà de l’es­ chisme.
sence.
On ne peut pas être anarchiste. Dès lors que l’on associe *
anarchie et pouvoir - « pouvoir être anarchiste » -, on
reconnaît d’une manière ou d’une autre que l’anarchisme En insistant sur l’impossibilité de l’« être anarchiste »
participe de la pulsion de maîtrise (Derrida). toutefois, la philosophie a manqué sa critique de la domi­
On ne peut pas être anarchiste. Ce n’est pas le prédicat nation. Et ce, même si elle n’a cessé de remettre en cause
: sa propre position de discours dominant. Derrida, en par­
« anarchiste » qui transforme le sujet et l’anarchise en le
ticulier, a bien montré que la philosophie européenne tra­
k déterminant. Non. Le sujet doit d’abord élaborer sa propre ditionnelle s’était autorisée à « parler de tout1 », alors même
dimension anarchique, préparer sa propre transformabilité, qu’un certain « non-savoir », qui n’est pas ignorance mais
se constituer lui-même comme sujet anarchique avant de refus de voir, accompagnait cet excès de puissance. « «n
l’« être » et de le prédiquer (Foucault). dirait que le philosophe s’autorise de tout à partir d un je
On ne peut pas être anarchiste. Ce terme est un signifiant
ne veux pas le savoir”2. »
tellement gonflé du vide de son propre signifié qu’il est
introductives », “
1- J. Derrida, « Privilège. Titre justificatif et Remarques
Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 99.
- c’est-à-dire de “bifurquer” de ce projet pour en créer un nouveau. » Voir l’ex­
plication à la fin de cette conclusion : Audrey Tang, « Fork the government » 2. Ibid., p. 100.
(2 février), La 27* région, posté le 16 mars 2016 par Magali Marlin.
383

382
Au voleur ! Conclusion

Le problème est que les concepts philosophiques pas et ne se compromet en rien avec le préjugé gouverne-
d’anarchie, élaborés en grande partie pour dénoncer ce « ne mental.
pas vouloir savoir », ont participé du même refus de voir. La raison en est que, contre toute attente, la philosophie
S’ils ont permis de déstabiliser la solidité du paradigme n’a pas pris la mesure de la signification ontologique - c’est-
archique de la métaphysique occidentale, ils ont néanmoins à-dire aussi précisément philosophique - de l’anarchisme.
fait irruption dans le discours comme des constructions ex En déclarant que seule l’anarchie pouvait et devait devenir
nihilo, sans passé, muets sur le vol dont ils procédaient. En le fil d’Ariane du questionnement déconstructeur de l’onto­
dissociant anarchie et anarchisme, la critique philosophique logie, donc en un sens encore du questionnement ontolo­
de la domination a involontairement ouvert l’espace d’une gique ; en rejetant l’anarchisme hors du cercle de ce
complicité entre conceptualisation et répression, démantè­ questionnement ; en décelant dans la trame des événements

lement de la métaphysique et colonialisme, éthique et théoriques et politiques de la seconde moitié du xx' siècle
défense de l’État, différence et maîtrise, parrêsia et gouver­ l’advenue d’une anarchie ontologique, d’une anarchie
nement (de soi), « politicité » et répression sémantique, éthique, d’une anarchie critique, d’une anarchie théologique,
politique et police... Cette complicité a révélé du même d’une anarchie démocratique, au prix d’une coupure de tout
coup l’ampleur de l’inféodation philosophique à la logique lien réel avec l’anarchisme ; en insistant encore une fois sur
de gouvernement. l’impossibilité de l’être anarchiste, c’est précisément la
Penser philosophiquement l’anarchie a consisté en grande dimension anarchiste de l’être que les philosophes ont
partie à subvertir la légitimité de l’anarchisme, à subvertir échoué à apercevoir.
la subversion du pouvoir en un geste qui ne s’est jamais La question de l’être est passée à côté d elle-même
aperçu ni donc analysé lui-même. Geste à la fois hégémo­ puisque l’anarchisme en est le sens. Si la question de etre
nique et soumis, qui demeurera impensé aussi longtemps a bien un sens en effet, celui-ci se confond avec e non
que l’anarchie comme concept ne sera pas confrontée à la gouvernable, avec l’étrangèreté radicale à la domination.
radicalité anarchiste de ce qui ne (se) gouverne pas. L’être se fout du pouvoir. L’anarchiste, c est ui.
À l’évidence, la déconstruction de la métaphysique n’a 11 est irai que Scbürmann l’a p.ess»u “”'X
pas suffi au démantèlement du paradigme archique - pas nance acuité puisqu’il est allé jusqu a a inné . urant,
plus que l’injonction éthique, la critique de la subjectivité, tion de l’être trouvait en l’anarchie bdif£rence au
la déconstitution du sacré ou de l’irreprésentable. Que les le lieu d’expression - le tat°u^ anarchie et anarchisme,
mouvements radicaux, en particulier les mouvements post­ pouvoir. En dressant un mur „n(-0loeique cependant
anarchistes, se revendiquent aujourd’hui des grandes figures en s’abritant derrière la différence garantie suffi-
- comme si cette dernière était une sorte S
du poststructuralisme ne peut totalement masquer l’ab­
santé contre le substantialisme ,
sence, en elles, d’un engagement politique qui ne temporise
385
384
Au voleur !
Conclusion

l’ontologie, déconstruire le paradigme archique sans le trans­


rfP frirhe Penser l’être anarchiste, et pas seulement (pas former en paradigme anarchiste et respecter ainsi la diversité
du tout même peut-être) anarchique, implique l’invention des luttes contre la domination en s’abstenant de les unifier
d’une parole militante, pas seulement méditante, une parole (et d’uniformiser du même coup la domination elle-même)
militante-méditante, qui ouvre a 1 agir philosophique son en une aventure destinale ? Ne valait-il pas mieux, du même
engagement alternatif dans l’horizontalité. coup aussi, comme le suggère d’ailleurs Schürmann, laisser
tomber pour elle-même la question de l’être - qui semble
* avoir totalement disparu de la scène philosophique depuis
le bannissement de Heidegger, comme si cette question avait
Les philosophes de l’anarchie ont certes des excuses. au fond été exclusivement la sienne et s’était effacée avec
Force est de le constater : les tentatives pour penser ensemble lui ? Comme si l’anarchie philosophique en était non seule­
l’être et la politique ont toutes été catastrophiques jusqu’à ment le deuil mais encore l’amnistie ?
ce jour. Du « communisme » de Platon au totalitarisme
mathématique d’un certain maoïsme, en passant par la nuit *
heideggerienne, l’élaboration de liens entre ontologie et poli­
; Comment penser sérieusement toutefois que l’on puisse
tique, autorisée par le bricolage originaire de ï’arkhè qui,
en avoir fini avec l’être ? Comment penser que la vie - la
: ■

on l’a vu, étend son règne dans les deux champs, n’a donné
forme de vie - l’ait en quelque sorte remplacé 1 Que le seul

I
lieu qu’à d’effrayantes impasses. Sans doute est-ce la raison anarchisme politiquement correct, éthique, élu, présentable
pour laquelle les philosophes de l’anarchie ont tenu à mar­ et représentable, soit, pour aller vite, celui de la manière de
quer une nette dissociation entre le « ie » et le « isme » et vivre, du style de vie, ou de la vie tranquille de ce qui reste
se sont gardés de précipiter la teneur ontologique de de démocratie dans les démocraties parlementaires ?
l’anarchie dans une possible « mise en œuvre », préférant, Pour l’instant, il faut le constater, l’anarchisme, de son
comme Agamben, l’impuissance à une pragmatique forcée, côté, n’a pas répondu à cette édulcoration à la fois ontolo­
potentiellement plus sectaire et dominatrice encore que tous gique et pratique de lui-même. Pas suffisamment, u moins.
les «préjugés gouvernementaux». Préjugés qui n’ont pas L’anarchisme est évidemment aussi un archipe1 philoso­
tous disparu, Rancière n’a pas tort sur ce point, de l’anar­ phique et prétendre le contraire, fuir toute e uci

I
chisme historique. prient Conceptuelle, est pré—
conceptuelle, i
Pourquoi risquer un nouveau fourvoiement ? Ne valait-il responsabilité.
. . « Pour une Pdév’Joppées hors de la
pas mieux, infiniment mieux, couper entre être et anar­ les théories anarchistes
puisque la philosophie «n’est autre que
chisme, cesser d’ontologiser la politique et de politiser philosophie » [
387
386
Conclusion
Au voleur !
forme politique qui, parce qu’elle ne dépend d’aucun com­
l’évitement de l’an-archi[sme]’ ». C’est vrai, on l’a vu. Pour mencement ni commandement, a toujours à s’inventer, à se
autant, faut-il répondre à cet évitement par un autre évite­ façonner avant que d’exister, l’anarchisme n’est jamais ce
ment ?’ L’anarchisme peut-il éviter de s’expliquer sur sa
qu’il est. C’est en cela qu’il est. Cette plasticité est le sens
dimension ontologique ? même de son être, le sens même de sa question. À ne pas
« L’anarchie n’est pas un concept métaphysique mais un
le voir, ou à passer trop rapidement sur ce sens, on risque
concept empirique et concret2 », déclare pour sa part Daniel
fort de réduire cette plasticité à son plus simple appareil
Colson. Bien, mais que peut donc vouloir dire, sans contra­
« empirique et concret » et de ne plus être capable de la
diction, « un concept empirique et concret » ? Bakounine
avait entrepris de résoudre l’oxymore en proposant de défi­
distinguer d’un simple argument de vente, d’un symptôme
nir l’anarchisme comme une « véritable force plastique3 », de l’anarchisme de fait et de son cyber-pouvoir. Tout est

en laquelle « aucune fonction ne se pétrifie, ne se fixe et ne plastique, allons-y.


reste irrévocablement attachée à une personne ; l’ordre et
l’avancement hiérarchiques n’existent pas, de sorte que le *
commandant d’hier peut devenir subalterne aujourd’hui ;

aucun ne s’élève au-dessus de, ou s’il s’élève, ce n’est que Si une lecture sans compromis des rémanences du pré­
pour retomber un instant après, comme les vagues de la jugé gouvernemental dans la philosophie contemporaine
mer4 ». Il faut poursuivre l’analyse dans cette direction et m’a permis de circonscrire, en négatif, l’espace du non-
affirmer que « je suis anarchiste » n’est plus une affaire de gouvernable en laissant résonner certaines de ses voix
logique. Sujet, copule, prédicat y perdent immédiatement étouffées - celles du colonisé, de l’esclave ou du témoin -,
en retour, cette exploration m’a conduite à adresser à
leur fonction. Si la logique prédicative, sa pente, la diastème
gouvernementale peuvent disparaître du « je suis anar­ l’anarchisme une question à laquelle il n’a pas encore
chiste », c’est parce que l’anarchisme de l’être dispense répondu de manière satisfaisante : celle, précisément, e
l’anarchiste d’avoir à devenir le sujet de son anarchie. Seule l’interprétation de son ontologie plastique. C est a cette
tâche qu’il lui faut s’éveiller.
1. Cité par V. Garcia, in L’Anarchisme aujourd’hui, op. cit., p. 18.
2. Ibid., p. 110. ♦
3. Ibid., p. 87 et 194. Cité de Mikhaïl Bakounine, L’Empire knouto-
germanique et la révolution sociale, Œuvres, t. Il, 52, édition en ligne. -, on
Les critiques de l’anarchisme traditionnel reposen,
4. Voir aussi Sébastien Faure : « En raison même de sa plasticité et par suite 3 confiance
du libre jeu de tous les éléments - individuels ou collectifs - qu’elle assemble, l’a dit, sur deux arguments contradictoires . unede violence
une telle organisation laisse à chacun de ces éléments la totalité des forces qui lui bienveillante en la nature humaine ; une logique clents n’ont
sont propres, tandis que par l’association de ces forces, elle atteint elle-même son et de mort. Or, à y bien réfléchir, ces deux argu
maximum de vitalité : L’Encyclopédie anarchiste, édition en ligne.

389
388
S
Au voleur ! Conclusion

rien de spécifique, qui pourraient tout aussi bien viser n’im­ Mallarmé décrivait comme la fureur des « engins dont le
porte quel mouvement politique radical, pas plus l’anar­ bris illumine les parlements d’une lueur sommaire, mais
chisme que le communisme, par exemple. C’est se estropient aussi à faire grand’pitié, les badauds* ». Or, là
débarrasser bien vite du problème que de faire de l’anar­ aussi, si l’on ne prend pas la peine de montrer que le non-
chisme le symptôme exclusif de ce monstre à deux têtes, gouvernable n’est pas l’ancêtre de la violence, les philo­
iréniste-léthal. Il est beaucoup plus important de déterminer sophes seront toujours fondés à dénoncer une complicité
au contraire la manière dont l’anarchisme peut déployer, profonde entre anarchisme et pulsion de mort.
d’une manière qui n’appartient qu’à lui, une stratégie de
sortie de ce double piège. a-

Le sens anarchiste de l’être, son indifférence au pouvoir,


ont été trop rapidement assimilés, faute d’un questionnement La proposition de la psychanalyste Nathalie Zaltzman
suffisant, à une virginité, une innocence, une absence de - dans son texte « La pulsion anarchiste », évoqué plus
corruption. « L’anarchisme a un point de départ logique, haut -, se situant quelque part entre le traité d’ontologie et
non contaminé par le pouvoir, à partir duquel le pouvoir le manifeste révolutionnaire, permet d’apercevoir l’origine
peut être critiqué », déclare par exemple Saul Newman*. Or commune de ces deux chausse-trappes.
si l’on ne prend pas la peine de montrer que le non- La violence, d’abord. À l’évidence, il y a entre l’anarchie,
gouvernable ne se confond en rien avec une origine intou­ l’anarchisme et la mort des relations très étroites - tissées
chée et intouchable, intacte, les philosophes auront toujours par les fils du drapeau noir. Le problème est que si l’emprise,
raison de soupçonner, derrière la plasticité de l’être anar­ la Bemachtigungstrieb, avec toutes ses déclinaisons destruc­
chiste, le présupposé persistant d’une nature incorruptible trices, est bien un rejeton de la pulsion de mort, le combat
et l’adhérence à une métaphysique de l’indemne. Ils auront contre la domination et l’emprise emprunte lui aussi néces­
toujours raison de voir en l’anarchisme une ontologie sairement son énergie à cette pulsion. Lutter contre la domi­
archaïque. nation suppose en effet d’en dissoudre les fixations
Le sens anarchiste de l’être - son indifférence au pou­ nodulaires. Or Zaltzman affirme que s’il existe une déliaison
voir - a été également compris, à l’inverse, comme une destructrice, dominatrice et agressive, il existe aussi une
licence terroriste, une « poétique de la bombe2 » ou ce que déliaison « libertaire », qui précisément se détache - se

1. Cité par V. Garcia in L’Anarchisme aujourd’hui, op. cit., p. 47. De 1. Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres, cité pat Julia Kristeva
S. Newman, Front Bakunin to Lacan, op. cit., p. 5. in La Révolution du langage poétique, L’avant-garde à la fin du X11C stecle :
2. Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois, 2001, Lautréamont et Mallarmé, au chapitre « L’anarchisme politique ou autre », Pans,
p. 161. Seuil, « Points Essais », 1974, p. 434.

390 391
Au voleur ! Conclusion

délie - de la première1. Il y a pulsion de mort et pulsion de Ainsi, de la même manière qu’Eros n’est pas toujours au
mort - ce pourquoi la psychanalyste parle de pulsions de service de la vie — Zaltzman dénonce, comme on l’a vu
mort au pluriel. L’anarchisme « tire sa force de la pulsion précédemment, les tendances agglutinantes de « l’amour
de mort et retourne contre elle sa destruction2. » Étrange­ idéologique » —, Thanatos n’est pas toujours au service de
ment, ce retournement de la destruction contre elle-même la mort. La tendance libertaire connaît « un destin mental
n’est pas une construction dialectique mais l’expression distinct d’une inclination directe pour la mort1 ». Un destin
d’une indifférence3. Indifférence inconsciente contraire à « autre que mortifère2 ».
l’amour compulsif du pouvoir, lequel s’abrite bien souvent S’il y a dans l’anarchisme une tendance à défaire ce
derrière l’amour de l’humanité. Pour Zaltzman, « tout lien qu’Eros lie à l’excès, alors la pulsion anarchiste est en un
libidinal, le plus respectueux soit-il, comporte une visée de sens « antisociale », si l’on entend par « social » le fusionne!
possession, annulatrice de l’altérité. La visée d’Eros est communautaire. La pulsion anarchiste, en tant précisément
d’annexion, jusques et y compris du droit de l’autre à vivre, qu’elle défait cette fusion et prévient toute idée de nature
de son gré4 ». humaine unifiée, ménage une ouverture autre à l’alterité.
C’est pourquoi « la révolte contre la pression de la « Être anarchiste » implique d’abord une expérience de
civilisation, la destruction d’une organisation sociale exis­ la déliaison comme désancrage, qui permet la résistance
tante, oppressive et injuste, peuvent s’enrôler sous la absolue à Varkhè domestiké, c’est-à-dire, en premier lieu, à
bannière de l’amour pour l’humanité, mais ce n’est pas la domestication.
de cet amour idéologique qu’elles tirent leur force. C’est Célébrant la mémoire des géographes anarchistes, Zaltz­
de l’activité déliante d’une pulsion de mort libératrice5 ». man cite Elisée Reclus, qui écrit de Louisiane à son frère
La pulsion anarchiste oppose le mur de son impassibilité Elie : « J’ai besoin de crever quelque peu de faim, de dormir
aux pétrifications narcissiques et à leurs incarnations sur les cailloux et de vendre ma montre (souvenir d’éternelle
autoritaires. amitié) pour un morceau de singe hurleur3. »
Elle évoque dans le même temps Les Derniers R°is de
1. N. Zaltzman, « La pulsion anarchiste », toc. cit., p. 56. Signalons aussi Thulé, l’ouvrage de Jean Malaurie consacré aux TInuits4,
la publication des actes du colloque par Jean-François Chantaretto et Georges Ceux-ci vivent dans des « paysages hyperboréens tout de
Gaillard (dir.), Psychanalyse et culture. L’œuvre de Nathalie Zaltzman, Paris,
Ithaque, « Les Colloques de Cerisy », 2020.
2. Ibid., p. 57. 1. Jbid., p. 50.
3. Voir ma propre analyse de la pulsion de mort in Les Nouveaux Blesses. ï É Rèclus5,3:. À Élie Reclus », sans date, campagne près de la Nouvelle-
De Freud à la neurologie, penser les traumas contemporains, Paris, Puf, « Qua­
drige », 2017, p. 295-313. Orléans, in É. Reclus, Correspondance, . Terre humaine »,
4. N. Zaltzman, « La pulsion anarchiste », loc. cit., p. 54. 4. Jean Malaurie, Les Derniers Rois de Thule, Pans, non,
5. Id. 1955.

392 393
Conclusion ;
Au voleur !
au’est-ce qu’un tel retour sinon, littéralement, un retour à
glace et de rocs, au sol toujours gelé, jamais la tendresse rien ? Le « là » où le retour revient n’existe pas. Le prélude
d’une terre friable ou d’une pluie tiède, une neige toujours au commencement n’existe pas. Le prélude au commande­
chassée par les vents et qui laisse à vif arêtes et crevasses,
ment n’existe pas. Il n’y a pas d’État de l’état inorganique.
ces paysages minéraux, austères, arides et d’une cruauté
L’anarchisme suppose bien toujours un regard rétrospec­
constante pour la vie humaine1 ». Pourtant, « rien n’oblige
ces nomades à vivre au bord de l’Arctique. Ils pourraient,
tif. Et le démantèlement du paradigme archique, dont j’ai
comme les Lapons, un des peuples arctiques, jadis chasseurs tenté de retracer ici quelques-unes des multiples ramifica­
comme eux, opérer une mutation en abandonnant la mer tions, est avant tout un « se retourner vers ». La question
glacée pour l’élevage de rennes domestiques2. » Mais préci­ du provenir du provenir ne peut pas ne pas se poser. La
sément, de la domestication, les Inuits ne veulent pas. Pas recherche de ce qui précède le principe est inévitable. Tou­ «
plus de celle des rennes que de la leur. Leur liberté est à ce tefois, cette rétrospection « n’engendre pas un retour vers
prix, au prix d’une lutte à mort contre la mort - contre la un état antérieur à l’évolution, mais bel et bien un état
dépendance, l’inféodation, le domptage, contre « tout rap­ postérieur, antérieurement inexistant1. » Le retour d’avant
port fixe à une identité unifiante3 ». ï’arkhè invente ce vers quoi il (se) retourne. La pulsion anar­
chiste est une énergie régressive façonnée en dynamique
* d’avenir. C’est le retrait qui fait exister le non-lieu, pas
l’inverse. Revenir revient à inventer. Ne rien trouver là où
Alors, la bonté et la naïveté prétendues de l’anarchisme l’on revient, ne rien emporter là où l’on va. Ce rien vers
cette fois ? Le non-gouvernable - ce lieu sans lieu où la lequel l’avenir retourne avant de se projeter est tout sauf
pulsion de mort se retourne contre elle-même, le roc gelé une île vierge ou un havre de paix, puisqu’il n’est rien.
des pôles, le chemin solitaire et désancré des géographes, le Le non-gouvernable se révèle ainsi après-coup, comme
maquis des résistants - est-il assimilable, dans son « asocia- la contre-épreuve de ce rien qu’est l’impossibilité de tout
lité », à une origine intouchée par le pouvoir, à un îlot gouvernement. L’« être anarchiste », comme l’affirmait
abrité ? La déliaison suppose-t-elle le retour à un état qui Proudhon, est un néologisme à jamais.
précéderait les hégémonies ? À une enfance ?
Freud caractérise, il est vrai, la déliaison thanatologique *
comme un retour - un retour à l’état inorganique. Mais
L’un des défis philosophiques majeurs aujourd’hui est
de parvenir à mettre fin à la compétition de l’être et de
1. N. Zaltzman, « La pulsion anarchiste », loc. cit., p. 63.
2. Id.
3. Ibid., p. 53. 1. N. Zaltzman, L’Esprit du mal, Paris, L’Olivier, « Penser/Rêver », 2007, p. 20.

394 395
Conclusion
Au voleur !

la vie, ce qui oblige du même coup à repenser la pulsion majeur du retournement de la pulsion de mort contre elle-
même, est la réponse sociale de la nature.
de mort. Qu’il s’agisse de l’alliance heideggerienne entre
l’être et la mort scellée par le privilège accordé à l’exis­ «•
tence sur la vie, qu’il s’agisse des revalorisations soudaines
de la vie qui croient en avoir terminé avec Heidegger en
L’anarchisme, si divers, si difficilement réductible à une
substituant (mal) les modes de vie précaires aux existen-
autorité, à commencer par la sienne propre, est la constel­
tiaux, qu’il s’agisse à l’inverse d’une prétendue ancestra­
lité de l’être, de son fossile, ni vivant ni mort, lation théorique et pratique privilégiée d’une situation où le
déshumanisé et décorrélé, toujours plus vieux et plus réel non-gouvernable témoigne partout dans des idiomes étran­
que la vie... toutes ces versions ne sont plus à hauteur gers à la langue des principes. Partout, les peuples et les
d’urgence. individus disent leur lassitude, leur épuisement, leur colère
Le point sensible des relations entre l’être, la vie et la face à la dévastation écologique et sociale du monde par
mort, crie son nom tous les jours : écologie. Qui prête réel­ des gouvernements qui les privent précisément de secours.
lement attention aujourd’hui au fait que le mot « écologie » Mais ils disent aussi, sans contradiction aucune, leur lassi­
vient lui aussi d'oikos, la maison, tout en désignant en même tude, leur épuisement, leur colère face à l’absence de toute
temps tout autre chose, le contraire même, de l’économie ? régulation gouvernementale effective de la jungle ubérisée
Et plus précisément de l’économie domestique ? Qui prête dans laquelle il leur faut s’orienter seuls pour tenter de trou­
attention au fait que l’« écologie » est un « discours de la ver du secours.
demeure » en lutte, précisément, contre la domestication ? De nombreux théoriciens et militants politiques pro­
La Terre est un habitat sans domesticité, sans maître ni posent aujourd’hui, face à cette lassitude, cet épuisement,
centre, absolument non-gouvernable et pourtant dévasté par cette colère, des « solutions ». J’ai jugé plus utile quant à
les enjeux de pouvoir. moi de tenter de poser le problème. En rapportant les restes
Beaucoup ont reproché à l’anarchisme traditionnel d’être de la domination blanche et masculine de la philosophie à
un vitalisme ou un biologisme. Accusation absurde. La ques­ la dénégation voleuse de l’anarchisme, je n’ai pas entrepris
tion de l’être anarchiste est question de la vie comme survie. de restituer à l’anarchisme ce que les philosophes lui auraient
Or la survie sur Terre, inscrite il est vrai dans la mémoire dérobé. Il est en effet impossible de rendre le morceau cassé
biologique des individus, est d’emblée politique. Dans la pour le recoller à une improbable origine. Ma démarche n’a
solitude des espaces sibériens immenses où luit le soleil pâle évidemment obéi à aucun instinct de propriétaire. L’anar­
de l’hiver, Kropotkine, voyant les animaux se prêter mutuel­ chisme ne supporterait pas, de toute façon, d’être restitué à
lement secours, en conclut que l’entraide destitue la sélection lui-même - son passé n’existant qu’au futur. Non. Le pro­
naturelle de son statut de principe. L’entraide, exemple blème que j’ai posé est le suivant : si, depuis Proudhon, la

396 397
Au voleur ! Conclusion

question anarchiste est bien de parvenir à penser la politique partie. De jeunes militants, étudiants en majorité, occupent
sans le secours de l’hégémonie, sous quelque forme que ce le parlement taiwanais pour protester contre un nouveau
soit1, il s’agit aujourd’hui, en plus, de trouver comment le pacte commercial avec Pékin. Ils fondent gOv (prononcer
faire lorsqu’un certain anarchisme est devenu lui-même hégé­ « gov-zéro »), un collectif de civic hackers.
Mp / Peu après le mouvement des Tournesols, l’ex-ministre du
monique.
numérique Jaclyn Tsai cherche un moyen de raviver la
* confiance entre les citoyens et le gouvernement. Au cours
de ses recherches, elle assiste à l’un des « hackathons » de
Le croirait-on ? Il arrive aujourd’hui que des anarchistes gOv et met rapidement au point un plan de collaboration,
occupent des fonctions gouvernementales. Ministre du proposant le lancement d’une plateforme citoyenne neutre
numérique à Taiwan, première ministre transgenre de l’his­ et désignant Audrey Tang comme son bras droit. Laquelle
toire, cybernéticienne de génie, conceptrice de logiciels libres, devient donc ministre à son tour en 2016.
Audrey Tang se définit ouvertement comme « anarchiste La stratégie de Tang consiste à utiliser des outils à code
conservatrice2 ». Ce pléonasme ne doit pas induire en erreur. source 1libre, afin de « reconcevoir de manière indépendante /
Par cette formule, Tang signifie qu’elle veut œuvrer à la les processus et services gouvernementaux existants et per- .
conservation de l’utopie anarchiste expérimentée par les mettre aux citoyens de voir comment l’État fonctionne1 » X4
programmeurs du Net depuis vingt ans, qui suggèrent de - c’est à dire pour dévoiler des informations gouvernemen­
substituer la démocratie participative virtuelle aux prises de tales au grand public. Dans « Hacker la pandémie2 », elle
décisions politiques classiques3. déclare :
L’histoire commence au printemps 2014, au moment où Simplement en changeant le « o » par un zéro sur la barre
éclate le Mouvement des Tournesols, dont Audrey Tang fait de votre navigateur, vous entrez dans un site « parallèle » du
gouvernement qui fonctionne peut-être mieux, où il y a des
1. Le recours au concept d’hégémonie est curieusement fréquent chez la plu­ alternatives viables. Dans le cadre de l’initiative, gOv, il y a à
part des philosophes de la démocratie radicale, comme Ernesto Laclau et Chantal l’heure actuelle environ 9 000 citoyens-hackers qui participent
Mouffe par exemple, dont l’ouvrage majeur s’intitule Hégémonie et stratégie à ce que nous appelons faire « bifurquer » le gouvernement.
socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie, trad. Julien Abriel, Paris, Dans la culture du code source ouvert, « bifurquer » signifie
Fayard, « Pluriel », 2019, Ie éd. fr. 2009.
2. On le constate en lisant son profil sur la plateforme Medium.com, où elle
publie régulièrement des articles-manifestes.
3. Dans l’une de ses conférences TED intitulée « Comment Internet transfor­ 1. « Pouvoir de reprogrammation : Audrey Tang apporte la culture des hac
mera (un jour) le gouvernement », le chercheur américain Clay Shirky explique kers à l’État », Apolitical, 18 octobre/2018, édition en ligne.
ce que « le monde de la programmation open source peut enseigner à la démo­ 2. Entretien avec Catherine Hébert, Blog « Hinnovic », Montreal, 6 ma!
cratie », TEDGlobal, 25 septembre 2012. 1921. Entretien visible sur YouTube.

|i 398 399
Au voleur ! Conclusion

prendre quelque chose qui est déjà là, pour l’emmener dans la distinction nette entre anarchisme de fait et anarchisme
une direction différente. Les citoyens acceptent une surveil­ d’éveil mais révèle aussi la topographie rhizomatique et
lance par le numérique, mais l’État accepte aussi une transpa­ contrastée du cyber-anarchisme lui-même ? Comment
rence, une ouverture de ses données et de ses codes, et intègre s’orienter dans l’indifférence ontologique des différences ?
les critiques qui vont nécessairement émerger1.
5!-

*
Lorsqu’il devient à la fois urgent et difficile de voir et
Audrey Tang : symptôme de domination ou d’émanci­ de faire voir ces différences, de distinguer entre horizontalité
pation ? Renforcement ou défaite de la logique de gouver­ et dérégulation, libération et ubérisation, écologie et écono­
nement ? « Les hackers civiques, dit-elle, produisent souvent mie... Lorsqu’il devient à la fois urgent et difficile d’assigner
des travaux qui menacent les structures institutionnelles le non-gouvernable à sa place alors même qu’il frappe de 1
existantes. À Taiwan, les institutions ont toujours adopté plus en plus fort à la porte des consciences, des inconscients -, 1
une approche du type “nous ne pouvons pas les battre, nous et des corps... C’est à ce moment que l’on comprend que
devons donc les rejoindre”, ce qui est rare dans les juridic­ ces doutes eux-mêmes sont déjà des chemins vers d’autres
tions asiatiques. C’est, en définitive, la raison pour laquelle façons de partager, d’agir et de penser. D’être anarchiste.
je reste à Taïwan2. » Il n’y a plus rien à attendre d’en haut.
Rejoindre les institutions pour mieux les subvertir. Beau­
coup répondront : paroles de dominants. Et pourtant... La
Chine s’exaspère dangereusement de l’audace de cette parole,
qui menace sa toute-puissance et inquiète, précisément son
hégémonie.

«•

Comment alors, encore une fois, s’orienter dans cette


géographie nouvelle, dont le tracé brouille non seulement

1. Id.
2. Baptiste Condominas, « Taïwan : gOv, les hackers qui veulent changer la
démocratie », Radio France International, 2 décembre 2016.

400
Table

I. Tour d’horizon
!
II. De la dissociation entre anarchie et anarchisme . . . 23

III. La vertu des chefs de chœur.


Archie et anarchie dans la Politique d’Aristote . . . 55
Les apories de la Politique 57
Première aporie : citoyens, gouvernés, gouvernants. . . 59
Deuxième aporie : la synonymie entre « constitution »
et « gouvernement » 66
Troisième aporie : le sujet de la Politique 69
Politique et domination, le retour de /’oikonomia . . . 72

IV. L’anarchie ontologique. De la Grèce aux Andes :


voyages de Reiner Schürmann . . . 77
Anarchie, métaphysique et « déconstruction » 77
Évocations critiques de l’anarchisme .... 80
Anarchie et méditation du principe 82
De la téléocracie aristotélicienne 84
De Varkhè au principium . 89
Principe... de rien 93
Émergence de l’anarchie comme question politique. . . 95
Les temps de l’anarchie 95

403
Au voleur ! Table

Lecture de Plotin : la politique comme événement. . . Au-delà du principe :


98 161
Lecture de Foucault . . . 101 l’alternative et ses deux raisons
« Aujourd’hui, que faire ? » Première raison : Freud pose à l’anarchisme
105 la question la plus sérieuse qui soit 162
Le double bind 106
Délégitimation de la philosophie, désarmement Seconde raison : le cas Freud exige une lecture
déconstructrice particulière 165
de l’injonction contradictoire 108 Première occurrence du thématisant « anarchie » :
Le temple (grec) du soleil 110 la métaphysique et la valeur d’arkhè 167
Pour comprendre 117 Deuxième occurrence : Lévi-Strauss anarchiste 169
Pourquoi « archi- » et pas « an-archi-écriture »?.... 174
V. L’anarchie éthique. Troisième occurrence :
Hétéronomies d’Emmanuel Levinas 119 Levinas au risque du transcendantal 175
Quatrième occurrence :
De la dissociation 119 la lecture d’Au-delà du principe de plaisir 180
Au-delà de la déconstruction 121 Freud et l’ambiguïté de la Bemâchtingungstrieb 181
La substitution sans double injonction 124 « Quelle différence entre un principe et une pulsion ?». . 186
Deux, mais pas double 129 Mais que veut dire, pour Derrida, « maîtrise 187
Hétéronomies 130 La pulsion anarchiste 190
Autonomie seconde 132 Questions à Foucault 193
Élection et esclavage 134 Réponses de Freud 195
La figure du sujet inféodé au tyran 136 Terrorisme, anarchie et barrières protectrices. . . . 196
La figure du prolétaire 137 Anarchisme indéniable, anarchisme dénié 200
Qui est élu ? 138
Élection et révolution 140 VH. L’anarchéologie.
Apparition du point obscur 142 Le dernier gouvernement de Michel Foucault. . . . 205
Premier niveau d’opacité : l’anarchisme d’État . . . . 143
Quel État ? 145 L’anarchisme repensé 207
Israël en général 147 Résistance et transformation 210
Second niveau d’opacité : la tout autre hétéronomie. . . 149 Résistance 210
Transformation 215
VI. L’« anarchisme responsable ». Dénégation : les lectures-écran 217
La pulsion de pouvoir de Jacques Derrida 157 Le « problème du gouvernement »
et le problème du problème 220
La déconstruction est-elle un anarchisme ? 157 La gouvernementalité 222
Oui et non : déconstruction et anarchisme 158 La persistance du commandement et de l’obéissance . . ■ 225
La problématique de l’anarchie 160 La parrêsia : le dernier tournant 226

404 405
Au voleur ! Table

IX. L’anarchie mise en scène.


L’impossible possibilité
du rapport entre gouvernement et vérité Jacques Rancière sans témoins
228 325
L’âme instrumentiste : première approche 229 Les fausses pistes
Impossible parrêsia Est-ce la police ?
326
233
L’immanence foucaldienne selon Deleuze 236 Le détour explicatif :
331
L ’auto-affection 240 le congé donné à l’irreprésentable
La réponse de Foucault 244 336
De la différence entre dissensus et différend \ 337
Deux dialogues de Platon, deux sujets . 244 Politiques, partages et représentations ”
Cynisme et anarchisme 249 341
Partages du sensible 342
La monnaie de la pièce 253 L’avoir part
Conclusion 256 342
L’assignation des parts 344
La philosophie comme « archi-politique » 347
VIII. L’anarchie profanatrice. Le tirage au sort 355
Zones de Giorgio Agamben 265 La reconfiguration scénarisée 357
Contre Lyotard 360
Profanation et anarchie : problématique . . 266 Irreprésentable et imprésentable 362
L’anarchie véritable 271 Les deux régimes de l’art 364
Dénoncer l’inflation sémantique, Paroles de témoin 367
destituer le symbolique 273 La dévalorisation du témoignage 368
Foucault et le séminaire de 1977-1978 : L’anarchisme sans régime de preuve 373
« le roi règne mais ne gouverne pas »... 279 « Voici ce que je viens de voir ici » 376
Pour finir : une petite touche de peinture anarchiste. . 377
La fracture entre commencer et commander 281
Le destin théologique de la fracture, Conclusion. Être anarchiste 381
ou la structure d’exception de Dieu .... 285
La double anarchie du Père et du Fils . . . 287
Retour au « sacré » 289
La gloire 291
Les « symboles du pouvoir » 296
Le sacrifice christique 298
Ecce homo sacer 301
De l’usage immanent de Foucault 303
Critique de la transgression 308
Questions et difficultés 313
Les quatre frappes de la transgression .... 313
La zone 319

406
Achevé d’imprimer en décembre 2021
sur les presses de Normandie Roto Impression s.a.s.
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Catherine IV
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Au voleur !
Anarchisme et philosophie

Pourquoi certains philosophes parmi les plus importants du


XXe siècle ont-ils élaboré des concepts d’anarchie indispensables
pour comprendre la situation contemporaine de la pensée en
matière d’éthique et de politique sans jamais toutefois se recon­
naître anarchistes? Comme si l’anarchisme était quelque chose
d’inavouable, qu’il faudrait cacher alors même qu’on lui vole □ig
l’essentiel : la critique de la domination et de la logique de gouver­
nement.
Au fil de l’interprétation critique de textes d’Aristote, Schür-
mann, Levinas, Derrida, Foucault, Agamben et Rancière, se
dégagent dans cet ouvrage les éléments d’une pensée du «non-
gouvernable» qui va bien au-delà d’un appel à la désobéissance
ou d’une critique convenue du capitalisme. ëtl ZZL. _z.- ■
Au moment où s’éveille la conscience planétaire du besoin de BW;
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-Z~S__~ ~ ,-v. _
politiques alternatives, Catherine Malabou propose de réélaborer
une pensée philosophique de l’anarchisme. La seule qui permette
d’interroger la légitimité même de la domination gouvernemen­
tale et de bousculer notre confiance en la nécessité d’être dirigés
pour survivre.

Catherine Malabou est professeure de philosophie à l’université


de Kingston (Royaume-Uni) et à l’université de Californie à Irvine.
Parmi ses nombreuses publications : Avant demain. Épigenèse et
rationalité (Puf, 2014), Métamorphoses de l’intelligence (Puf,
«Quadrige», 2020) et Le Plaisir effacé. Clitoris et pensée (Payot-
Rivages, 2020).

ISBN: 978-2-13-082544-9
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9 782130“825449" 21 € TTC France www.puf.com
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