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Courrier

LE

D E L’ U N E S CO janvier-mars 2022

Faut-il avoir peur


des neurosciences ?
NOTRE INVITÉ
« La fonte du permafrost
menace directement le climat » • L’Afrique au second plan dans la compétition
• Entretien avec Sergueï Zimov scientifique internationale
• Criminalité : la preuve par l’imagerie cérébrale ?
ZOOM
Sebastião Salgado : • Le Chili, pionnier dans la protection des « neurodroits »
l’Amazonie mise à nu • Les neurosciences à l’école : entre mirage et miracle
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Courrier
LE

D E L’ U N E S C O

Sommaire Édito
Dans le domaine des neurosciences, la réalité
dépasse déjà la fiction.

4 GRAND ANGLE

Faut-il avoir peur


Qui aurait pu imaginer qu’il soit un jour possible
d’implanter de faux souvenirs dans le cerveau
d’un animal ou de dicter un texte à un ordina-
teur par la seule pensée ? C’est désormais une
des neurosciences ? réalité et cette révolution technologique n’en est
qu’à ses débuts.
Protéger notre matière grise des convoitises.. .. .. .. .. .. .. .. . 5 Ces avancées sont prometteuses lorsqu’elles
Hervé Chneiweiss
permettent de trouver des traitements pour des
pathologies mentales ou neurologiques, quand
Pirater le cerveau : un fantasme plus qu’une réalité. .. .. .. . 8
elles donnent à un patient totalement paralysé
R. Douglas Fields
la possibilité de communiquer ou de retrouver
« Il faut agir avant qu’il ne soit trop tard ».. . . .. .. .. .. .. .. .. .. 10 une certaine mobilité.
Entretien avec Rafael Yuste Mais les questions éthiques que soulèvent les
neurosciences sont à la mesure des espoirs
Le Chili, pionnier dans la protection qu’elles suscitent. C’est d’autant plus vrai que
des « neurodroits ».. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. .. .. .. .. .. .. . 13 leur champ d’application déborde largement le
Lorena Guzmán H. cadre médical pour s’appliquer au marketing,
à l’éducation ou encore aux jeux vidéo.
Recherche diversité désespérément. . . . . . . . . . . .. .. .. .. .. .. .. . 15
Mahmoud Bukar Maina
Dans la mesure où il devient possible de lire
et transmettre des données cérébrales, se pose
Criminalité : la preuve par l’imagerie cérébrale ?. . .. .. .. .. 17 avec acuité la question de l’exploitation de ces
Alla Katsnelson données à des fins commerciales ou malveil-
lantes. Le risque existe en effet que ces technolo-
Les neurosciences à l’école : entre mirage et miracle.. .. 20 gies servent à surveiller, manipuler ou modifier
Florian Bayer jusqu’à nos pensées les plus intimes.
Car les neurosciences ont cette particularité
En Chine, l’espoir renaît pour
qu’elles interagissent directement avec le cer-
les « enfants des étoiles ».. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. .. .. .. .. .. .. 22 veau, c’est-à-dire avec cette partie de nous-
Zhang Rong et Han Ji-sheng
mêmes qui se trouve au fondement même de
l’identité humaine, de la liberté de pensée, du
libre arbitre et de la vie privée.

24 ZOOM
Sebastião Salgado : l’Amazonie mise à nu. . . .. .. .. .. .. .. .. .. 24
Or, s’il existe bien des lois destinées à protéger
la vie privée et le droit des consommateurs, cer-
taines menaces spécifiques liées aux neuros-
ciences n’ont pas été prévues par la législation.
Quant aux conventions et traités protégeant

36
les droits humains, ils ne couvrent pas des
IDÉES
domaines spécifiques comme la protection du
La mode éthique : figure de style ou lame de fond ?... .. . 36 libre arbitre ou de l’intimité mentale. À l’excep-
Olivia Pinnock tion de certains pays, comme le Chili ou d’autres,
rares sont ceux qui ont commencé à renforcer
leur arsenal juridique pour protéger les « neuro-

40
droits » des citoyens.
NOTRE INVITÉ Il y a donc urgence à mettre en place des garde-
« La fonte du permafrost menace fous pour combler ces lacunes et garantir une
protection effective des citoyens contre une pos-
directement le climat ».. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. .. .. .. .. .. .. 40 sible utilisation de leurs données cérébrales.
Entretien avec Sergueï Zimov
C’est ce que préconise le Comité international
de bioéthique de l’UNESCO dans son dernier
rapport. C’est tout le sens du débat mené par

46 DÉCRYPTAGE
Le cinéma africain : une industrie en plein essor. .. .. .. .. . 46
l’UNESCO au sein du système des Nations Unies
pour élaborer un cadre mondial pour la gouver-
nance des neurotechnologies.
Agnès Bardon
GRAND ANGLE

Faut-il avoir peur


des neurosciences ?

© Inria - PARIETAL / Photo Kaksonen

Visualisation de fibres cérébrales.

4 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


Hervé Chneiweiss
Directeur de recherche au
Centre national de la recherche
scientifique (France), Président
du Comité international de
bioéthique de l’UNESCO.

Protéger notre matière


grise des convoitises
Dicter un texte par la pensée, augmenter sa mémoire grâce à des
implants cérébraux, créer des souvenirs dans le cerveau d’une
souris : ces avancées, encore expérimentales, ne relèvent plus de
la science-fiction. Les progrès de la connaissance sur les mécanismes
du cerveau rendent désormais possible ce qui semblait impensable
hier. Très prometteurs pour le traitement de certaines pathologies,
ces progrès soulèvent aussi d’importantes questions éthiques.
Dans son dernier rapport, le Comité international de bioéthique
de l’UNESCO met en garde contre les possibles atteintes aux droits
humains que recèle l’utilisation de ces nouvelles technologies.

D
es traces de trépanation cicatrisée attestent que, dès Déchiffrer le code du cerveau
la préhistoire, nos ancêtres savaient notre cerveau
essentiel à notre survie. Dans de nombreux pays, la Les neurotechnologies peuvent être utilisées pour identifier
mort est aujourd’hui déterminée par la cessation irré- les propriétés de l’activité du système nerveux, comprendre le
versible des activités cérébrales. L’activité cérébrale est la base fonctionnement du cerveau, diagnostiquer des maladies, se
de nos états cognitifs et est propre à chaque individu mais ses substituer à un circuit neuronal défaillant ou contrôler l’activité
principes sont communs. Analyser l’activité cérébrale permet cérébrale. Aujourd’hui, il est possible, grâce à des implants, d’in-
ainsi de recueillir des informations inhérentes à tous, par-delà teragir avec le système nerveux pour modifier son activité, par
les différences de sexe, de nationalité, de langue ou de religion. exemple pour restaurer l’audition. Autre avancée : la stimulation
L’activité cérébrale occupe une place centrale dans les notions cérébrale profonde peut permettre de soigner certaines formes
d’identité humaine, de liberté de pensée, d’autonomie, de vie de maladie de Parkinson.
privée et d’épanouissement de l’être humain. En conséquence, Mais les développements les plus spectaculaires concernent
l’enregistrement (« lecture ») et/ou la modulation (« écriture ») les interfaces cerveau-machine (ICM), destinées à enregistrer
de cette activité au moyen des neurotechnologies revêtent une les signaux du cerveau et à les « traduire » en commandes de
dimension éthique, juridique et sociétale. contrôle technique. Ainsi, un homme incapable de parler après
La naissance d’une technologie capable d’enregistrer l’ac- un accident vasculaire cérébral survenu dix ans plus tôt a pu
tivité cérébrale date de 1929, quand le neurologue allemand produire des phrases grâce à un système qui lit les signaux élec-
Hans Berger a montré qu’il était possible d’enregistrer les chan- triques des zones de production de la parole de son cerveau. Ce
gements de potentiel électrique du cerveau humain à l’aide type de dispositif associe des éléments physiques (électrodes) et
d’un appareil d’électroencéphalographie (EEG). Cela a conduit des algorithmes d’intelligence artificielle.
à des avancées importantes telles que le diagnostic précis et L’investissement dans la recherche sur le cerveau s’est intensi-
le traitement de nombreuses formes d’épilepsie. À partir des fié au cours des dernières années. En 2013, les États-Unis ont lancé
années 1950, ces techniques se sont développées et ont permis la Brain Initiative tandis que l’Union européenne développait le
le recueil de l’activité électrique de régions précises du cerveau Human Brain Project. L’Australie, le Canada, la Chine, la Corée
et leur stimulation. et le Japon ont également mis au point de vastes programmes
sur « déchiffrer le code du cerveau ». Il s’agit à la fois de mieux
comprendre la structure du cerveau et les processus mentaux, 

Protéger notre matière grise des convoitises  |5


GRAND ANGLE

mais aussi de concevoir de nouvelles technologies pour traiter

© Alfred Anwander & Robin Heidemann / Max Planck Institute, Leipzig, Germany
certaines pathologies et compenser des formes de handicap.

Un marché prometteur
L’enjeu est majeur. Les maladies du système nerveux, neurolo-
giques et mentales, représentent une part importante de nos
dépenses de santé. Les besoins, estimés en 2014 à plus de 800 mil-
liards d’euros chaque année à l’échelle de l’Union européenne, sont
immenses. On estime que le coût mondial annuel de la seule mala-
die d’Alzheimer atteindra 2 000 milliards en 2030. La sclérose en
plaques est la première cause de handicap chez les jeunes et 13 %
de la population est affectée par la migraine. Quant aux accidents
vasculaires cérébraux, ils sont en passe de devenir la première
cause de mortalité. Or, les neurotechnologies sont en mesure d’ap-
porter certaines solutions pour traiter ces pathologies.
Mais un tel marché ouvre des appétits, et pas seulement dans
le champ médical. Récemment, plus d’un milliard de dollars ont L’imagerie par résonance magnétique (IRM) permet d’effectuer
été investis dans l’entreprise Neuralink d’Elon Musk pour déve- des mesures cérébrales non invasives d’une haute précision.

Recommandations du Comité international


de bioéthique de l’UNESCO
Les neurotechnologies sont appelées à jouer un à garantir les neurodroits de ses citoyens en
rôle de plus en plus important dans nos vies. Pour adoptant des lois qui protègent leur droit à la vie
le meilleur quand il s’agit d’apporter des solutions privée mentale et à la liberté de pensée. Le CIB
pour traiter certaines pathologies neurologiques insiste sur la nécessité de prêter une attention
ou mentales. Pour le pire si elles ouvrent la voie spéciale aux enfants et aux adolescents, en raison
à une exploitation non consentie des données de la plasticité de leur cerveau en développement.
issues de notre cerveau.
Le Comité appelle également les entreprises
C’est précisément aux questions éthiques et technologiques à adhérer à un code de
juridiques inédites soulevées par l’essor des conduite pour une recherche et une innovation
neurosciences que s’attaque le dernier rapport du responsables, et invite en parallèle les chercheurs
Comité international de bioéthique de l’UNESCO. à respecter les principes de confidentialité,
Il formule une série de recommandations tout de sécurité et de non-discrimination.
en plaidant pour la création de nouveaux droits
Les médias, soulignent les auteurs du rapport,
humains – les « neurodroits ».
ont également un rôle particulier à jouer en
Car les neurotechnologies, qui rendent possibles expliquant objectivement les enjeux liés aux
l’enregistrement et la transmission de données neurotechnologies pour que le public puisse
neuronales, ouvrent potentiellement l’accès décider, en connaissance de cause, de ce qui peut
à des informations stockées par le cerveau. et de ce qui ne doit pas être accepté.
La question est d’autant plus sensible que
Dans son rapport, le Comité suggère enfin que
ces données sont de plus en plus utilisées par
l’UNESCO prenne la tête des efforts visant à
le secteur médical mais aussi par l’industrie,
garantir à tous les êtres humains une protection
le marketing ou dans le domaine des jeux.
de leurs activités cérébrales afin que les données
Or, s’il existe des cadres juridiques pour protéger recueillies ne puissent être utilisées, publiées
la vie privée et les consommateurs, un quasi-vide ou échangées qu’avec le consentement éclairé et
juridique entoure aujourd’hui les risques éthiques explicite des personnes. L’Organisation conduit
liés aux neurotechnologies. Le système de actuellement des discussions internationales
protection des droits humains lui-même ne couvre pour élaborer une feuille de route qui servira de
pas tous les aspects propres aux neurosciences, base à la mise en place d’un cadre mondial pour
tels que la confidentialité mentale ou le libre la gouvernance des neurotechnologies.
arbitre. Le rapport appelle donc chaque pays

6 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


© Inria - BUNRAKU / Photo Kaksonen
lopper des implants cérébraux destinés à
augmenter la mémoire. À terme, le projet
vise à procéder à l’hybridation du cerveau
et de l’intelligence artificielle (IA). Quant
à Facebook, il a racheté également pour
un milliard de dollars la société CTRL-labs,
afin de mettre au point des lunettes per-
mettant la transcription de la pensée sur
un écran d’ordinateur, sans l’intermédiaire
du clavier.

L’exploitation
extramédicale des
données cérébrales
pose un défi pour
les droits humains

De fait, les « données cérébrales » (brain


data), qui comportent des informations
uniques sur la physiologie, la santé ou
l’état mental d’un individu identifié, sont
devenues une marchandise recherchée
bien au-delà du secteur médical. Le mar-
ché des neurotechnologies cherche en
effet à s’étendre à d’autres domaines
comme l’informatique affective, qui a
pour objet d’interpréter, de traiter et de
simuler les différents états émotionnels Le logiciel pour les interfaces cerveau-machine OpenViBE (INRIA-INSERM) permet
humains, ou le neurogaming, une forme de commander un ordinateur par la pensée.
de jeu impliquant l’utilisation d’une inter-
face cerveau-­ordinateur afin de permettre
aux utilisateurs d’interagir sans utiliser de contrôleur tradi­tionnel. la liberté de pensée, si des dispositifs interfèrent avec nos capa-
On pourrait citer encore le neuromarketing, qui étudie les méca- cités de jugement et de décision ; la vie privée, en cas de biais
nismes cérébraux susceptibles d’intervenir dans le comportement des algorithmes utilisés ; le risque d’utilisation abusive, non
du consommateur. L’éducation est un autre champ d’appli­cation autorisée ou coercitive à des fins malintentionnées ; le consen-
des neurotechnologies. tement éclairé. Il pose aussi la question spécifique de l’intérêt de
l’enfant, période de développement du cerveau déterminante
Défi éthique pour la vie de l’individu.
Au regard de ces défis, le CIB considère que les « neurodroits »,
Cette exploitation extramédicale croissante des données céré- appelés à préserver nos cerveaux des risques auxquels les expose
brales pose un défi pour l’éthique et les droits humains. Dans la le développement des neurotechnologies, englobent certains
mesure où elle expose les individus à une intrusion dans leur vie droits humains qui sont déjà reconnus par les lois internationales.
privée la plus intime, au risque de piratage de leurs données, à Mais compte tenu des enjeux, ce sont des droits sensibles qu’il
une atteinte à la confidentialité et à la surveillance numérique, convient de souligner. Ces droits reposent sur la reconnaissance
elle requiert la mise en place d’une gouvernance. des droits fondamentaux de tous les individus que sont notam-
Le Comité international de bioéthique (CIB) de l’UNESCO ment l’intégrité physique et mentale, l’intimité mentale, la liberté
souligne dans son dernier rapport les bénéfices qui peuvent de pensée et le libre arbitre, ou encore le droit de profiter des
résulter du développement des neurotechnologies. Il met aussi avantages du progrès scientifique. Le rapport souligne aussi la
en garde contre les possibles atteintes aux droits humains fon- nécessité de décider librement et de manière responsable des
damentaux qu’elles suscitent : la dignité humaine via la ques- questions liées à l’utilisation des neurotechnologies, sans aucune
tion du respect de l’intégrité du cerveau de chaque individu ; forme de discrimination, de coercition ou de violence.

Protéger notre matière grise des convoitises   |7


GRAND ANGLE R. Douglas Fields
Membre de l’Association
américaine pour l’avancement

Pirater le cerveau : des sciences, professeur adjoint


à l’Université du Maryland.
Il vient de publier Electric

un fantasme plus
Brain, sur les ondes cérébrales,
l’interface cerveau-ordinateur
et la stimulation du cerveau.

qu’une réalité
Si les neurosciences ont connu des progrès spectaculaires
au cours des dernières décennies, les possibilités ouvertes
par le développement d’interfaces cerveau-machine ne sont
pas pour autant infinies. Mécanique extrêmement complexe,
le cerveau est encore loin d’avoir livré tous ses secrets.

E
n 2016, le Département d’État Perspective orwellienne riques et pratiques de la stimulation
américain annonçait que le électrique du cerveau », estimait déjà
personnel de l’ambassade des L’essor des neurosciences au cours des en 1969 le neurophysiologiste José M.
États-Unis à La Havane (Cuba) dernières années ravive aujourd’hui la R. Delgado dans son célèbre ouvrage
avait subi une attaque ayant entraîné des crainte d’une manipulation de nos pen- Physical Control of the Mind. Toward a
lésions cérébrales traumatiques de son sées. Il est vrai que certains progrès sont Psychocivilized Society. Ce constat est
personnel. spectaculaires. Des outils comme l’élec- toujours d’actualité.
Des enquêtes furent menées, sans troencéphalogramme (EEG) ou l’imagerie Au cours des dernières décennies, les
apporter aucune preuve de l’existence d’un cérébrale fonctionnelle peuvent en effet scientifiques se sont en effet heurtés à
quelconque type d’arme à énergie dirigée. être utilisés pour révéler les pensées, les l’extrême complexité du cerveau humain.
Ces diverses formes de lésions cérébrales émotions et les intentions d’une per- Aujourd’hui encore, les spécialistes ne
continuent pourtant d’être désignées sonne. Les interfaces cerveau-machine comprennent pas comment les informa-
comme le « syndrome de La Havane ». permettent de contrôler des prothèses tions sont codées et traitées dans les cir-
L’idée que l’on puisse contrôler l’es- à partir d’une lecture du cerveau. Il est cuits neuronaux. Il est donc impossible,
prit humain au moyen d’électrodes désormais possible, grâce à des électro- contrairement à certains fantasmes, de
implantées dans le cerveau ou de rayons des, de transmettre au cerveau des sen- « lire » dans le cerveau et plus impensable
électromagnétiques, soniques ou laser sations, des émotions, voire de redonner encore d’y implanter des données.
infiltrant la boîte crânienne ne date pas aux aveugles une vision rudimentaire.
d’hier. Dans les années 1950 et 1960, les Récemment, on a même réussi à faire Des circuits
progrès de l’électronique ont permis aux jouer deux personnes à des jeux vidéo par très complexes
neuro­scientifiques d’insérer des électro- « télépathie », leurs pensées étant inter-
des pour stimuler le cerveau de cobayes ceptées et leurs réponses commandées Certes, les interfaces cerveau-machine
animaux et humains afin de tenter d’éclai- par des ordinateurs capables de détecter, peuvent reconnaître les schémas d’im-
rer la manière dont il dicte les comporte- transmettre et générer l’activité électrique pulsion neuronale accompagnant des
ments. D’éminents neuroscientifiques ont cérébrale. fonctions spécifiques, à l’image des algo-
même préconisé l’utilisation de la stimu- Ces expériences sont bien réelles. rithmes d’Amazon qui peuvent prédire
lation cérébrale pour corriger les com- Pour autant, la manipulation de l’esprit nos goûts en matière de lecture ou de
portements déviants. Pendant la guerre par stimulation électrique est encore lar- cinéma grâce au traitement d’un énorme
froide, des chercheurs en psychologie et gement hors de portée des scientifiques. volume de données. Mais cette analyse
psychopharmacologie ont travaillé sur « Un dictateur sans scrupule pourrait-il des informations neuronales, obtenues
des méthodes visant à priver les individus se poster devant un émetteur radio et par le biais d’électrodes implantées, de
de leur libre arbitre. La peur de cette pra- stimuler le tréfonds du cerveau d’une l’EEG ou de l’IRM fonctionnelle, exigent
tique de « lavage de cerveau » s’est dissi- masse de sujets désespérément asser- du participant d’innombrables répéti-
pée dès qu’on a compris que cette prise vis ? Cette perspective orwellienne ferait tions et une forte coopération pour que
de contrôle du cerveau relevait en réalité une bonne intrigue de roman, mais elle soit identifié le type d’influx nerveux
du fantasme. est heureusement hors des limites théo- associé, par exemple, à l’intention de

8 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


bouger un doigt. On pourrait compa-
rer ces opérations à l’automatisme qui
accompagne le changement de vitesse
en voiture en fonction du bruit du
moteur. Ces interfaces exigent en effet
que le cerveau apprenne à générer des
modèles particuliers d’activation neuro-
nale afin que l’ordinateur puisse exécuter
la fonction voulue.
De même, il est impossible d’intro-
duire des informations dans le cerveau.
Tout simplement parce qu’on ne sait pas
le faire. Et même si on maîtrisait ce codage
de l’information, on ne saurait pas quel
neurone stimuler, parmi les milliards
que compte le cerveau humain, pour
déclencher la fonction recherchée. Les
scientifiques peuvent déterminer quelle
région du cerveau stimuler, mais pas quel
neurone. En outre, le neurone contrôlant
une fonction particulière ne se trouve pas
forcément dans la même zone du cerveau
d’un individu à l’autre. Enfin, stimuler un
seul neurone ne suffirait pas à contrôler
le comportement d’une personne, car la
fonction cérébrale repose sur le fonction- © Illustration : Nadia Diz Grana pour Le Courrier de l’UNESCO
nement coordonné de circuits complexes
impliquant des centaines ou des milliers
de neurones. Il est par conséquent impos- de reconnaître cet événement artificiel, la société, cet outil est également utilisé
sible de stimuler de grands réseaux neuro- puis de l’utiliser, par exemple pour action- pour inciter à la violence ou à la haine.
naux de manière coordonnée pour dicter ner une prothèse ou, chez un aveugle, Il n’y a guère de raison pour que les pro-
un comportement déterminé à des fins de interpréter les éclairs lumineux induits grès des neurosciences échappent à cette
contrôle mental. par la stimulation de son cortex visuel. On règle.
est loin du fantasme d’une manipulation Pour l’heure, il n’existe aucune preuve
clandestine de nos pensées. de l’existence de méthodes permettant
d’exercer un contrôle de notre cerveau,
Peur de l’inconnu pas plus qu’il n’existe d’éléments tangibles
Le progrès des imputant les symptômes de « brouillard
Reste qu’il est impossible de prévenir cérébral » de ce que l’on a fini par appeler
neurosciences l’avenir. La puissance des algorithmes et le « syndrome de La Havane » à une arme
n’a rien de l’intelligence artificielle permettant neurologique.
d’exploiter les données est exponentielle. Malgré la couverture médiatique sen-
d’inquiétant en soi. Le progrès des connaissances permettra sationnelle donnée à ce phénomène, il
à terme une meilleure compréhension est important de mettre en balance cette
C’est l’utilisation du fonctionnement du cerveau humain menace potentielle, mais pour l’instant
qu’on en fait et rendra possible la mise au point de non prouvée, avec les menaces réelles
techniques permettant d’en modifier les auxquelles nous sommes confrontés.
qui pose problème fonctions. La peur du contrôle mental n’est rien com-
Ces progrès n’ont rien d’inquiétant en parée aux armes de guerre existantes, aux
soi. C’est bien l’utilisation qu’on en fait qui interrogatoires, à la torture et à la brutalité
Ces méthodes d’interface cerveau-­ pose problème. Toutes les découvertes ou qui sont des menaces réelles et actuelles.
machine exigent des efforts intenses de inventions humaines, de l’atome aux virus, Nous appartenons à une espèce qui
coopération, de répétition et d’appren- sont susceptibles d’être transformées en considère comme parfaitement logique
tissage de la part de la personne dont le armes par notre espèce. Depuis l’origine, et justifiée la perspective d’une « destruc-
cerveau est sollicité. Les scientifiques sup- Homo sapiens semble perpétuellement tion mutuelle assurée » par des armes
posent que cette stimulation provoque hésiter entre la violence et la coopération atomiques. Il s’agit là d’une réalité terrible
dans le cerveau une sensation artificielle, avec ses semblables. Internet en est un qui peut être déclenchée en appuyant sur
et que c’est sa remarquable capacité d’ap- exemple emblématique. Source de pro- un bouton, non d’une peur alimentée par
prentissage et d’adaptation qui lui permet grès et de bénéfices considérables pour des fantasmes.

Pirater le cerveau : un fantasme plus qu’une réalité    |9


GRAND ANGLE Propos recueillis
par Jenny Dare
UNESCO

Rafael Yuste :
« Il faut agir avant
qu’il ne soit trop tard »
On sait aujourd’hui provoquer des hallucinations chez les souris
en manipulant leur cortex cérébral. Ce qui est possible aujourd’hui
chez la souris le sera demain chez l’homme. Il y a donc urgence, alerte
le neurobiologiste Rafael Yuste, à mettre en place des lois encadrant
l’exploitation de notre activité mentale. Président de la Fondation
NeuroRights et professeur à l’Université de Columbia, aux États-Unis,
il milite en faveur d’une protection de nos « neurodroits ».

© Boris Séméniako

10 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


 Votre carrière a commencé à Madrid, de maladie mentale, je devais m’attacher
où vous avez traité des patients à mieux comprendre les mécanismes du Toute technologie
souffrant de troubles cérébraux, fonctionnement du cerveau. qui altère nos
notamment de schizophrénie
paranoïde. Comment ces travaux sont-  Pourquoi est-il si difficile de capacités cognitives
ils à l’origine de votre carrière dans les comprendre comment fonctionne
neurosciences ? le cerveau ?
aura un impact sur
notre humanité
J’ai été affecté à un hôpital où étaient Nous n’y sommes pas parvenus jusqu’ici en
traités les patients les plus gravement raison du très grand nombre de neurones
atteints. Beaucoup d’entre eux étaient et de la complexité de leurs circuits. C’est comme s’il s’agissait d’une marionnette.
des schizophrènes paranoïaques et des la raison pour laquelle Santiago Ramón Ce que nous pouvons faire actuellement
agents de sécurité devaient assister aux y Cajal, l’un des fondateurs des neuro­ avec la souris sera possible demain chez
entretiens. J’ai été frappé par leur intelli- sciences, a pu, il y a une centaine d’années, l’homme.
gence. Ce ne sont pas des personnes aux les comparer à une jungle impénétrable où
capacités limitées ; elles sont capables de nombreux explorateurs se sont perdus.  La Fondation NeuroRights, dont vous
de raisonner aussi bien que le détective êtes le président, sensibilise les Nations
britannique Sherlock Holmes, qui était  En quoi vos recherches actuelles Unies, les entreprises technologiques et
d’ailleurs lui-même probablement un schi- à l’Université de Columbia sur le le public aux implications éthiques des
zophrène paranoïaque ! Je me souviens cerveau des souris contribuent-elles à neurotechnologies et de l’intelligence
d’un entretien effrayant : un des patients la compréhension du fonctionnement artificielle. Pourquoi devrions-nous
me menaçait personnellement, moi et ma du cerveau humain ? nous sentir concernés ?
famille. Il avait deviné où j’habitais grâce à
mon accent et m’avait dit : « Je vais venir Je pense que le plus court chemin pour En 2017, lors d’une réunion à l’Université
chez toi pour tuer ton père ! » réaliser le rêve d’une compréhension du de Columbia, à New York, nous étions 25
fonctionnement de l’esprit passe par le pour réfléchir aux implications éthiques et
cortex cérébral des souris. Le cortex est sociétales des neurotechnologies. Ces per-
commun à tous les mammifères et son sonnes représentaient les Brain Initiatives
aspect est donc très similaire. Cortex de différents pays : États-Unis, Chine,
Les neuro– signifie « écorce » en latin : il recouvre le Japon, Corée, Australie, Israël, ainsi que
cerveau comme une écorce. Ce fin tissu l’Europe. Il y avait également des experts
technologies génère comme par magie tout ce que en développement des neurotechnologies,
nous sommes : perception, pensées, sou- des neurochirurgiens et des cliniciens, des
vont conduire venirs, émotions ; tout découle de l’acti- neurologues, des personnes issues de l’IA,
à une nouvelle vité de ces neurones. Cela fait maintenant de l’industrie technologique, des experts
trente ans que nous étudions les circuits en développement d’algorithmes, en bio­
renaissance cérébraux de souris normales et ceux de éthique et en droit.
historique souris souffrant de maladies cérébrales : Ce groupe – baptisé Morningside – a
schizophrénie, Alzheimer, épilepsie, etc. proposé des principes éthiques pour les
Grâce à nos travaux, nous avons pu neurotechnologies et l’IA. Le premier prin-
décoder et manipuler l’activité corticale cipe a été le développement de ce que
Ces personnes sont dotées de cer- au point de pouvoir provoquer des hallu- nous appelons les « neurodroits », les droits
veaux exceptionnels, mais c’est comme cinations chez des souris, de sorte qu’elles cérébraux. Nous pensons qu’il s’agit d’une
si un interrupteur était en quelque sorte se comportent comme si elles voyaient question qui touche aux droits humains,
éteint en elles. Elles utilisent leur intel- quelque chose qui n’existe pas. Des scien- car le cerveau est à l’origine de l’esprit. Or,
ligence contre elles-mêmes et contre la tifiques du Massachusetts Institute of l’esprit est ce qui fait de nous des êtres
société au lieu d’améliorer leur vie et leur Technology, aux États-Unis, ont implanté humains. Toute technologie qui altère le
milieu. Si nous pouvions comprendre ce de faux souvenirs chez des souris. Cela tissu générateur de nos capacités mentales
qui ne fonctionne pas chez elles, nous pose le problème de la protection de la et cognitives aura un impact sur le fonde-
pourrions actionner cet interrupteur pour vie privée, car il ne s’agit pas seulement de ment des individus, sur notre humanité.
les réintégrer dans notre monde. Mais lire les pensées – les choses dont vous êtes
nous ne le pouvons pas, car nous ne com- conscient – mais, pire encore, de décoder  Selon vous, quels sont les neurodroits
prenons pas la schizophrénie ; et nous ne votre activité cérébrale subconsciente. à protéger en priorité ?
comprenons pas la schizophrénie parce Ces recherches m’ont progressivement
que nous ne comprenons pas le cerveau. convaincu – et c’est le point de départ de Notre droit à la vie privée mentale, et ce
Cela m’a fait prendre du recul par rapport NeuroRights – qu’il faut protéger le cer- afin d’éviter que la teneur de notre activité
à mes ambitions professionnelles et je veau humain, car ces méthodes peuvent mentale soit décodée sans notre consente-
me suis dit que, pour obtenir des résul- modifier les comportements. Nous pou- ment. Il faut s’y employer sans tarder parce
tats tangibles avec les patients souffrant vons finalement manipuler une souris que les neurotechnologies se développent 

| 11
Rafael Yuste : « Il faut agir avant qu’il ne soit trop tard »   
GRAND ANGLE

dans le monde entier, pour le bénéfice de rodroits – et nous travaillons avec les pays  Pensez-vous que les
nombreux patients, mais de nombreuses et les Nations Unies pour examiner cette neurotechnologies et l’IA peuvent
sociétés technologiques et de neuro- question. Dans Notre Programme commun améliorer nos sociétés ?
technologies exploitent aujourd’hui ces sont abordés les défis à relever au regard
méthodes afin de capter l’activité du cer- de la Déclaration universelle des droits de Oui, absolument. Je suis résolument opti-
veau et la lier directement à un ordinateur. l’homme, et le Secrétaire général, António miste. Je pense que les neurotechnologies
L’iPhone du futur, au lieu de se trouver dans Guterres, mentionne spécifiquement vont conduire à une nouvelle renaissance
votre poche, se portera sur votre tête, ou les neurotechnologies comme l’une des historique. Nous devons aller de l’avant
sera peut-être une puce implantée dans questions majeures des six prochaines pour ces patients qui attendent beaucoup
votre cerveau. Les données collectées par années. Nous coopérons également avec de nous. Nous devons le faire avec intelli-
ces interfaces cerveau-machine appartien- certains pays. Le Chili en est peut-être le gence, avec quelques garde-fous. Les tech-
dront alors à l’entreprise parce qu’il n’existe meilleur exemple car le Sénat a soutenu nologies sont toujours neutres, mais elles
aucune régulation. un amendement constitutionnel qui fait peuvent être utilisées à bon ou à mauvais
de l’intégrité cérébrale un droit humain escient. Il nous incombe de veiller à ce que
 Comment pouvons-nous faire en fondamental. Ainsi, dès que le président de les technologies soient au service de l’hu-
sorte que soient mis en place les cadres la République aura ratifié cet amendement, manité et ne nuisent pas à notre progrès.
juridiques pour protéger les neurodroits la Constitution chilienne protégera les cer-
et la vie privée mentale, à l’image des veaux des citoyens contre les intrusions  Quel message essentiel devrions-
lois de protection des droits humains ? non autorisées par la loi. Cela pourrait ser- nous retenir ?
vir de modèle à d’autres pays pour définir
L’objectif de la Fondation NeuroRights est des principes éthiques applicables aux Ce n’est pas de la science-fiction. Il faut
de promouvoir l’établissement des neu- neurotechnologies. agir avant qu’il ne soit trop tard.

Santiago Ramón y Cajal,


premier cartographe du cerveau
Le neuroscientifique, histologiste et artiste les années 1950 – que les neurones du cerveau
espagnol Santiago Ramón y Cajal (1852-1934) étaient en contact, mais ne se touchaient pas.
était fasciné par le cerveau. Ses représentations Connue sous le nom de théorie du neurone,
complexes et très soignées du fonctionnement elle stipule que chaque neurone du cerveau
interne du cerveau sont encore utilisées est distinct et que les neurones communiquent
en neurosciences pour décrire l’architecture par le biais des synapses. En 1906, Cajal et
neuronale qui sous-tend la mémoire et Golgi reçurent le prix Nobel de physiologie
la pensée humaine. ou médecine. Cajal fut le premier scientifique
En 1877, Santiago Ramón y Cajal, médecin espagnol couronné par ce prix.
militaire dans l’armée espagnole, acquiert En 2017, les archives de Ramón y Cajal
un microscope sur ses fonds propres. (manuscrits scientifiques, dessins, peintures,
À partir de ses observations, il dessine à main photos, correspondance…) ont été inscrites au
levée les minuscules structures du cerveau, Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO.
notamment les cellules nerveuses ou neurones. Par la suite, des appels ont été lancés pour
Il s’appuie sur une technique mise au que les archives culturelles de Cajal bénéficient
point par le médecin italien Camillo Golgi, d’un espace permanent dans un musée dédié
qui a le premier eu l’idée de colorer en noir afin de mettre en valeur ses découvertes
les neurones, ce qui avait pour effet de les et leur influence sur les neurosciences.
distinguer des cellules environnantes rendues Son œuvre continue de jeter un pont entre
transparentes. Cajal a perfectionné cette la science et l’art : en 2020, des bénévoles
technique en l’exploitant pour cartographier de six pays ont collaboré au projet de broderie
le système nerveux central et en créant un Cajal. Ils ont créé 81 broderies à partir des
catalogue remarquable de dessins détaillés dessins de Cajal, broderies qui ont ensuite
et méticuleux, couvrant de nombreuses espèces
été exposées lors du forum virtuel FENS 2020
et zones du cerveau.
et reprises en 2021 par The Lancet Neurology
Cajal est parti de l’hypothèse – qui ne en première page de couverture.
sera scientifiquement démontrée que dans

12 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


Lorena Guzmán H.
Journaliste
à Santiago du Chili

Le Chili, pionnier
dans la protection
des « neurodroits »
Le pays pourrait devenir le premier à légiférer sur les neurotechnologies
et à inscrire les « droits du cerveau » dans sa Constitution.

E
n 2021, le Sénat chilien a adopté
© Illustration : S.R. Garcia pour Le Courrier de l’UNESCO

à l’unanimité un projet de loi


modifiant la Constitution pour
protéger les droits du cerveau ou
« neurodroits ». La Chambre des députés
a revu et voté cette nouvelle législation
en septembre de cette année. Elle doit
maintenant être promulguée par le pré-
sident de la République. Si le processus
aboutit, le Chili deviendra le premier
pays à se doter d’une législation visant
à protéger l’intégrité mentale, le libre
arbitre et la non-discrimination dans
l’accès des citoyens aux neurotechnolo-
gies. Son objectif est de donner le statut
d’organe aux données personnelles afin
qu’elles ne puissent pas faire l’objet de
trafic ou de manipulation.
Parallèlement, une réforme consti-
tutionnelle est en cours d’examen pour
modifier l’article 19 de la Carta Magna,
la Constitution du pays, afin de « proté-
ger l’intégrité du cerveau des progrès
et des capacités développés par les
neurotechnologies ».
L’adoption d’un tel arsenal juridique
peut paraître prématurée au regard du
développement des neurotechnolo-
gies, encore limitées dans leur capacité
à agir sur le cerveau humain. Mais les
experts tirent déjà la sonnette d’alarme
et insistent sur la nécessité de légiférer Dérives dangereuses
avant la généralisation d’applications préoccuper du risque que ces avancées
intrusives. D’autant que les progrès dans C’est précisément cette multiplication font peser sur la sécurité humaine et le
le domaine des neurotechnologies ne des avancées technologiques qui a incité libre arbitre.
cessent de s’accélérer. En avril dernier, la la Commission des défis du futur du Sénat Car si le développement des neuro-
société Neuralink d’Elon Musk a publié la chilien, il y a trois ans, à s’intéresser aux technologies est porteur d’espoir pour de
vidéo d’un singe usant de la télépathie neurotechnologies. Suite à la visite de nombreux patients, notamment les per-
pour jouer à un jeu vidéo. La technologie Rafael Yuste, neurobiologiste et l’un des sonnes paralysées ou atteintes de mala-
utilisée, une interface cerveau-machine, initiateurs de Brain Initiative, une initia- dies dégénératives comme Parkinson ou
en est encore à ses débuts, mais elle ouvre tive américaine visant à cartographier le Alzheimer, il pourrait donner lieu à une
la voie à une infinité d’applications. cerveau humain, elle a commencé à se manipulation du cerveau humain. 

| 13
Le Chili, pionnier dans la protection des « neurodroits »  
GRAND ANGLE

« La réglementation doit évoluer Vide juridique La question peut sembler théorique,


rapidement », insiste le sénateur Guido elle est pourtant cruciale dans la mesure
Girardi, président de la Commission, et Le Chili n’est pas le seul pays à s’inquiéter où les neurosciences se situent à la fron-
l’un des initiateurs des projets de loi. « Il du vide juridique qui entoure les neuro- tière entre l’activité cérébrale et ce qui
existe déjà des technologies capables technologies. L’Argentine, l’Espagne, les fonde l’identité même des individus.
de lire directement dans le cerveau, de États-Unis et la France ont entamé une « Nous sommes bien plus qu’une activité
décrypter ce que les personnes pensent réflexion sur le sujet. Les Nations Unies et neuronale, même si celle-ci est clairement
et ressentent, mais aussi d’implanter en l’Organisation des États américains se sont nécessaire pour que nous soyons la per-
elles des sentiments. » également saisies de la question. sonne que nous sommes », résume Pablo
Plus que la technologie elle-même, ce Mais la tâche est complexe. La législa- López-Silva.
sont les applications potentielles qui sus- tion doit en effet être suffisamment large La législation relative à l’encadrement
citent l’inquiétude. « Si nous attendons et souple pour pouvoir s’adapter à l’évolu- des neurosciences pose également la
qu’elle arrive à maturité, nous ne pour- tion technologique tout en assurant une question du consentement. Avant d’ac-
rons peut-être jamais l’encadrer », pré- protection des citoyens. « Or, les projets en corder son autorisation à une application
vient Carlos Amunátegui, de la faculté de cours d’examen définissent mal ce qu’est exploitant des données sur ses habitudes,
droit de l’Université pontificale catholique l’activité mentale ou la connexion neuro- le citoyen/consommateur doit pouvoir se
du Chili, l’un des experts chargés par la nale », déplore Pedro Maldonado, direc- décider en connaissance de cause, c’est-
Commission des défis du futur de rédiger teur du Département de neurosciences à-dire en sachant exactement comment
les projets de loi. et chercheur à l’Institut de recherche en ces données seront utilisées. Il est donc
« Il serait naïf de penser que ces pro- neurosciences de la faculté de médecine indispensable, souligne Pablo López-
grès ne se traduiront pas par des applica- de l’Université du Chili. Silva, que l’exploitation des données soit
tions commerciales », estime de son côté transparente.
Pablo López-Silva, psychologue et pro- Autre question clé : celle de l’accès.
fesseur à l’Université de Valparaiso. « Si le Il est en effet indispensable que tout le
développement de ces technologies ne monde, sans discrimination possible,
constitue pas un problème en soi, il peut La législation doit puisse bénéficier des progrès générés
être à l’origine de dérives dangereuses en par les neurotechnologies de sorte que
l’absence de réglementation. » être suffisamment ceux-ci ne soient pas réservés à une mino-
Car ces applications, poursuit-il, pour- large et souple rité. Or cette problématique reste entou-
raient très bien être piratées ou renfermer rée d’un certain flou.
des « neurocookies », qui leur permet- pour s’adapter « Comment garantir un accès équitable
traient d’identifier les préférences d’un à cette technologie ? s’inquiète Pedro
consommateur, voire à terme en implan-
à l’évolution Maldonado. Les textes ne sont pas assez
ter de nouvelles. technologique clairs sur ce point. »

© Illustration : S.R. Garcia pour Le Courrier de l’UNESCO

14 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


Mahmoud Bukar Maina
Neuroscientifique, chercheur
postdoctoral à la School of

Recherche diversité Life Sciences de l’Université


du Sussex, au Royaume-
Uni. Ses recherches visent

désespérément
à comprendre le processus
de dégénérescence dans
la maladie d’Alzheimer.

Les neurosciences restent très largement dominées par les pays


industrialisés. L’Afrique pourrait pourtant apporter une contribution
significative à la recherche mondiale, à condition que de nouvelles
politiques stimulent l’innovation scientifique sur le continent.

L
a révolution des neurosciences

© Rapport de l’UNESCO sur la science : une course contre la montre pour un développement plus intelligent
qui a lieu aujourd’hui s’opère à Parts des publications scientifiques exprimées
l’écart des laboratoires africains. en pourcentage dans le monde, 2015 et 2019
C’est d’autant plus regrettable que
l’Afrique est bien placée pour participer 1,8
3,6 0,2
à la recherche neurologique mondiale : 3,7 3,1 Asie de l’Est
elle présente la plus grande diversité
19

et du Sud-Est
7,3
20

génétique au monde – ce qui est capital 2,7 1,4 0,1


36,7
Europe
pour comprendre les processus régis- 5,3 3,7 2,7
sant la santé et les maladies humaines 5,8 32,1 Amérique du Nord
– et dispose d’importantes ressources 5,1 Amérique latine
médicinales. et les Caraïbes
L’accès restreint aux formations scienti- Asie du Sud
15

fiques, la faiblesse des financements et la 26,0


20
23,2 Océanie
lourde charge d’enseignement qui pèsent
sur les scientifiques sont autant d’obs- États arabes
37,7
tacles qui ralentissent l’innovation en Asie de l’Ouest
Afrique. À quoi il faut ajouter le manque
Afrique subsaharienne
de sources d’énergie fiables et d’équipe- 34,9
ments de recherche. On comprend mieux Asie centrale
pourquoi en 2013 seuls 0,11 % des brevets
mondiaux sont le fait de pays africains, La somme des pourcentages indiqués pour les différentes régions dépasse le chiffre total, du fait que les travaux
selon le Rapport de l’UNESCO sur la science :
(2021)
communs signés par des auteurs issus de différentes régions sont comptabilisés dans chacune de ces régions.
une course contre la montre pour un déve-
loppement plus intelligent (2021).
Conscientes de l’importance de la Le rôle moteur menés par les neuroscientifiques afri-
course mondiale dans le domaine de la de l’Afrique du Sud cains. Les travaux menés sur des mala-
recherche sur le cerveau, les principales dies telles que le konzo, la démence,
économies mondiales, dont l’Europe, les Premier enseignement : en matière de la méningite, les accidents vasculaires
États-Unis, la Chine et le Japon, ont investi publications, l’Égypte et l’Afrique du Sud cérébraux, l’épilepsie et les manifesta-
dans plusieurs projets d’ampleur visant à tiennent le haut du pavé, avec respecti- tions neurologiques liées au VIH reflètent
étudier le cerveau et à tirer parti des don- vement 28 % et 23 %, suivies du Nigéria peut-être une prise de conscience crois-
nées recueillies pour accélérer la concep- (11 %), du Maroc (8 %) et de la Tunisie sante des scientifiques quant à la préva-
tion de technologies novatrices. (7 %). Les autres pays sont chacun à l’ori- lence de ces maladies et à la nécessité
Malgré les atouts qu’elle présente, gine de moins de 3 % des publications. d’intensifier les recherches menées par
l’Afrique reste pourtant à la traîne. Pour Cependant, il faut noter que le volume les Africains dans ce domaine. Par com-
mieux comprendre ce paradoxe, notre total des publications en neurosciences paraison, la recherche sur la motivation
équipe a passé en revue les publications fondamentales et cliniques est en et les émotions, les systèmes moteurs, la
africaines en neurosciences (5 219 articles constante augmentation. cognition et les systèmes sensoriels est
associés à des institutions africaines), et C’est avant tout sur la neurodégéné- moins développée.
publié en juin 2021 une étude extensive rescence et les lésions cérébrales que La collaboration scientifique interna-
sur le sujet. portent les programmes de recherche tionale constitue un aspect essentiel de 

Recherche diversité désespérément   | 15


GRAND ANGLE

© Amy Maxmen / ACEGID (African Centre of Excellence


for Genomics of Infectious Diseases)
­l’intégration dans la communauté mon-
diale des chercheurs. Or les chercheurs
africains se sont longtemps heurtés au
manque de financement et aux procédures
d’obtention de visas pour collaborer avec
leurs collègues à l’étranger. Pour autant, les
collaborations intra-africaines ne sont pas
aussi développées que celles qui existent
en Europe ou en Amérique du Nord.
Autre trait marquant : la plupart des col-
laborations en Afrique se font avec l’Afrique
du Sud. Si certaines sont fondées sur des
liens historiques, linguistiques et culturels,
d’autres sont d’abord motivées par la dis-
ponibilité de ressources de recherche plus
développées qu’ailleurs sur le continent.

Détection du virus Lassa dans des échantillons de sang à l’aide de CRISPR, un outil de
modification du génome, au Nigéria. Des outils comme celui-ci pourraient enrichir la recherche
neurologique en Afrique.
L’Égypte et
l’Afrique du Sud dans les neurosciences en Afrique passent elegans pourrait renforcer encore le pay-
donc aussi par une modernisation des sage africain des neurosciences.
enregistrent le outils de recherche.
plus grand nombre Autre spécificité : l’étude des plantes Financement et coopération
médicinales endémiques tient une place
de publications importante dans les publications neuro­ En 2006, l’Union africaine a recommandé
scientifiques africaines. Nombre de ces à ses États membres d’investir 1 % de
en neurosciences plantes sont utilisées depuis des siècles leur PIB dans la recherche, un seuil qu’au-
sur le continent pour traiter les maladies, mais elles ont cun pays africain n’a atteint jusqu’ici. À
récemment fait l’objet de critiques en raison l’exception de l’Afrique australe, tous les
des fausses promesses de certains prati- pays du continent dépendent largement
ciens, quand elles ne se révèlent pas carré- de financements provenant de sources
Les efforts pour stimuler les neuro­ ment nocives. Les chercheurs africains, en internationales, principalement d’Europe
sciences africaines doivent donc encou- particulier ceux d’Afrique de l’Ouest, inves- et d’Amérique du Nord. De fait, l’Égypte et
rager les collaborations intra-africaines et tissent massivement dans cette branche l’Afrique du Sud, qui enregistrent le plus
le partage des ressources. Dans le même des neurosciences pour explorer un poten- grand nombre de publications en neuros-
temps, les collaborations avec les pays du tiel thérapeutique généralement ignoré par ciences sur le continent, sont aussi les deux
Nord doivent garantir une forme d’équité, les pays du Nord, représentés dans notre seuls pays à investir à un niveau proche de
afin que les partenaires africains ne soient étude par l’Australie, le Royaume-Uni, les la recommandation de l’Union africaine.
pas relégués au second plan et puissent États-Unis et le Japon. L’Afrique a donc des atouts pour
mener des projets. Par ailleurs, notre analyse révèle l’ab- prendre le tournant des neurosciences.
sence quasi totale de modèles d’orga- Notre étude souligne l’essor du nombre
Technologies de pointe nismes génétiquement modifiés dans de scientifiques, des contributions scien-
et plantes médicinales les neurosciences africaines. Grâce à la tifiques et de l’impact des neurosciences
proximité du patrimoine génétique entre en Afrique. Le continent compte de nom-
Les technologies de pointe jouent un rôle les animaux et l’homme, ces modèles breux philanthropes et des organisations
clé dans le domaine des neurosciences. permettent pourtant de modéliser facile- caritatives qui peuvent contribuer à
Il n’est donc pas surprenant que les pays ment les maladies humaines. La diversité financer la recherche scientifique. Il peut
qui, jusqu’à présent, sont à l’origine de des modèles animaux dans l’écosystème s’appuyer sur la recherche sur les plantes
grandes réalisations scientifiques soient africain est par conséquent un atout pour médicinales et, surtout, sa diversité géné-
ceux qui ont accès à ces technologies. les neurosciences africaines, car ceux-ci tique. Encore faut-il que les bailleurs de
Or, moins de 30 % des publications peuvent offrir de nouvelles perspectives fonds locaux augmentent leurs investis-
africaines en neurosciences, à l’exception aux neurosciences animales et humaines. sements en complément des finance-
de la Gambie, utilisaient des équipements La promotion de systèmes modèles peu ments internationaux, pour dynamiser les
tels que la microscopie à fluorescence et coûteux et génétiquement malléables infrastructures de recherche scientifique
électronique, la biologie moléculaire et comme ceux de la mouche à fruits, du et accélérer l’innovation.
la culture cellulaire. Les investissements poisson-zèbre ou du ver Caenorhabditis

16 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


Alla Katsnelson
Journaliste scientifique
indépendante basée

Criminalité : la preuve dans le Massachusetts,


aux États-Unis

par l’imagerie cérébrale ?


Les neurotechnologies ont permis de perfectionner considérablement
les techniques de détection de mensonge. S’ils sont aujourd’hui
beaucoup plus fiables, ces dispositifs soulèvent toutefois de
nombreuses questions juridiques et éthiques. Les preuves issues
de l’observation du cerveau sont d’ailleurs jugées irrecevables
par la plupart des tribunaux du monde.

A
u début des années 1990, des Les médecins ont rapidement localisé Wilcoxson, psychologue judiciaire à l’Uni-
médecins du centre hospitalier l’origine des troubles : une tumeur exerçait versité du Queensland central, en Australie.
universitaire de Strasbourg, une pression sur l’amygdale du cerveau, Aucun signe distinctif n’apparaît dans
en France, ont rapporté le cas qui régule les émotions telles que la peur. le corps ou le cerveau quand une per-
étrange d’un homme de 51 ans victime Les chercheurs pensent que c’est la peur sonne ment, explique Rebecca Wilcoxson.
de crises d’épilepsie. Environ un tiers des qu’il a ressentie en mentant, plutôt que le Au cours des deux dernières décennies,
crises de cet homme, semble-t-il, se pro- mensonge lui-même, qui a déclenché les les neuroscientifiques ont pourtant cher-
duisaient lorsqu’il mentait pour des rai- crises. On peut supposer que des émotions ché à savoir si l’observation de l’activité
sons professionnelles. similaires déclenchaient le même flux élec- cérébrale pouvait permettre de détermi-
trique dans son cerveau, explique Rebecca ner si une personne disait la vérité. 
© Illustration : François le Loup pour Le Courrier de l’UNESCO

| 17
Criminalité : la preuve par l’imagerie cérébrale ?  
GRAND ANGLE

Des techniques contestées qui se produit environ 300 millisecondes la détection des mensonges fondée sur
après qu’une personne a ressenti un sti- l’observation du cerveau a été admise
Ils se sont essentiellement concentrés sur mulus – par exemple à l’aide d’un mot ou comme preuve dans quelques affaires cri-
deux technologies. La première, appelée d’une image sur un écran. Le signal P300 minelles il y a une dizaine d’années. Mais
imagerie par résonance magnétique fonc- n’est pas une détection du mensonge en elle a été contestée en appel et jugée non
tionnelle (IRMf), permet de mesurer le flux soi, mais correspond à la reconnaissance conforme à la norme Daubert, qui déter-
sanguin dans le cerveau pour évaluer les du stimulus par le sujet de l’expérience, mine la recevabilité des preuves scienti-
schémas d’activité cérébrale. L’hypothèse explique Robin Palmer, expert en méde- fiques devant les tribunaux.
est que le fait de mentir demande une cine légale à l’Université de Canterbury, Ces techniques sont toujours consi-
charge cognitive plus importante et que en Nouvelle-Zélande. Ainsi, des enquê- dérées comme irrecevables dans la plu-
cette différence serait détectable par teurs pourraient demander à une per- part des pays du monde. Les forces de
l’imagerie cérébrale. Les chercheurs affir- sonne si elle reconnaît les éléments d’une l’ordre indiennes et japonaises ont uti-
ment qu’ils peuvent déterminer si une scène de crime ou l’arme du crime. lisé une technologie de détection des
personne dit vrai en la plaçant dans un Selon certaines études, lorsqu’elles mensonges basée sur l’électroencépha-
scanner IRMf, en lui posant des questions sont utilisées correctement, ces tech- logramme (EEG), puis ont cessé d’y avoir
spécifiques puis en analysant ces images niques peuvent être très précises, bien recours, indique James Giordano, neuro­
du scanner. plus que ne peut l’être un test polygra- scientifique et déontologue au centre
La seconde modalité, l’électroen- phique (le fameux « détecteur de médical de l’Université de Georgetown, à
céphalographie (EEG), recherche un pic mensonges »). Mais elles soulèvent de Washington DC.
d’activité électrique dénommé P300, nombreuses questions. Aux États-Unis,
© Illustration : François le Loup pour Le Courrier de l’UNESCO

18 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


Des preuves irrecevables cœur d’une affaire criminelle peut, par
Aucune coïncidence, ressembler à quelque
En 2008, l’Inde a été le premier pays à chose qu’une personne connaît dans un
condamner une personne pour un crime
technologie autre contexte. « Ce sont là quelques-
en se fondant sur les résultats d’un scan- cérébrale n’est unes de mes craintes, déclare-t-elle.
ner cérébral de type EEG. Aditi Sharma, Premièrement, une reconnaissance erro-
une étudiante en commerce de 24 ans suffisamment née ressemble-t-elle à une reconnaissance
originaire de Pune, a été reconnue cou- fiable pour en tirer véritable ? Deuxièmement, comment
pable d’avoir empoisonné son ex-fiancé. savoir qu’une personne ne reconnaît pas
L’affaire a suscité une attention mondiale des conclusions quelque chose pour ainsi se disculper ? »
et le verdict a été annulé un an plus tard. « De plus, ajoute-t-elle, les personnes qui
En juin 2021, Aditi Sharma et son nouveau
juridiques passent ces tests peuvent être capables
partenaire ont finalement été reconnus de brouiller intentionnellement leurs
coupables du crime, et les résultats du propres résultats. »
scanner cérébral n’ont jamais été remis en tionne dans la vie réelle », déclare Jane Autre écueil : les autorités pourraient
question. Moriarty, professeure de droit spéciali- être tentées d’en faire une utilisation
Les études portant sur ces techniques sée dans les neurosciences à l’Université abusive. Imaginons que la police arrête
sont peu nombreuses et la plupart des Duquesne de Pittsburgh, aux États-Unis. une personne soupçonnée d’avoir volé
sujets sont des étudiants volontaires. « Or, ce n’est pas encore le cas. » un objet. Si un agent montre cet objet au
« Nous devons montrer que cela fonc- Le test de l’électroencéphalogramme suspect, celui-ci semblera ensuite cou-
(EEG) est beaucoup plus simple et moins pable lors du test. « C’est pourquoi on ne
coûteux puisqu’il ne nécessite qu’un pourra jamais confier cette tâche à des
casque portable léger. Mais son utilisation unités de police, insiste Robin Palmer. Les
a suscité des controverses. « Face à l’insuf- tests doivent être effectués par des unités
fisance de données indépendantes prou- indépendantes. »
vant sa fiabilité, il n’a pas eu beaucoup de Il est difficile de savoir dans quelle
succès », déclare Robin Palmer, qui a récem- mesure les agences gouvernemen-
ment entrepris de valider le signal P300 tales ont recours à ces technologies. Le
en le testant à la fois sur des étudiants et Pentagone, qui abrite le ministère améri-
sur des personnes emprisonnées pour un cain de la Défense, a soutenu la recherche
crime violent. Le test a fonctionné presque sur la détection des mensonges par des
parfaitement chez les étudiants, rap- techniques de pointe, notamment l’uti-
porte-t-il, et un peu moins bien chez les lisation de l’IRMf. Mais ces techniques
détenus, qui étaient moins coopératifs et sont disponibles dans le commerce. Par
plus impulsifs. « Nous sommes convaincus exemple, Brainwave Science, une société
que cette méthode de détection est géné- basée dans le Massachusetts, aux États-
ralement précise et fiable. » Unis, déclare sur son site Web avoir mis au
point un système de test P300 qui mesure
Perquisition du cerveau les ondes cérébrales afin d’assister les
organismes chargés de l’application de la
Si elle se montre efficace, cette technique loi dans des domaines tels que la sécurité
n’en soulève pas moins de nombreuses nationale, le contre-terrorisme, la justice
questions éthiques et juridiques. Par pénale et le contrôle de l’immigration.
exemple, la police peut-elle forcer une La complexité et la sophistication
personne dont elle pense qu’elle détient des technologies d’observation céré-
des informations sur un crime à passer ce brale évoluent, affirme James Giordano.
test ? « En clair, est-il possible d’obtenir un Aujourd’hui, aucune technologie céré-
mandat de perquisition du cerveau d’une brale n’est « suffisamment fiable pour tirer
personne ? » s’interroge Robin Palmer, des conclusions juridiques en matière de
qui prévoit de collaborer avec la police culpabilité », indique-t-il.
néo-zélandaise pour tester cette techno- Mais la situation pourrait changer. Les
logie sur des informateurs volontaires. scientifiques ont de plus en plus recours à
Jane Moriarty s’interroge par ail- l’apprentissage automatique et à l’intelli-
leurs sur l’interaction de ces outils avec gence artificielle pour extraire des signaux
la mémoire. Supposons que l’on vous des données cérébrales. « La difficulté est
montre la photo d’un suspect qui res- que nous ne savons tout simplement pas
semble beaucoup à un ami proche. Un comment l’“esprit” se manifeste dans le
signal P300 sera-t-il déclenché dans “cerveau”, conclut-il. Or, la technologie
votre cerveau ? De même, un objet au nous en donne un aperçu. »

| 19
Criminalité : la preuve par l’imagerie cérébrale ?  
GRAND ANGLE Florian Bayer
Journaliste indépendant
basé à Vienne (Autriche)

Les neurosciences
à l’école : entre mirage
et miracle
Dans les années 2000, certains ont vu en elles un outil capable de
révolutionner l’école. Vingt ans après, si les neurosciences éducatives n’ont
pas tenu toutes leurs promesses, elles restent un outil pertinent pour
apporter une validation scientifique à certaines pratiques pédagogiques.

T
out enfant est a priori avide

© Nicolas BAKER / INCC / CNRS Photothèque


d’apprendre, désireux d’explo-
rer, curieux de ce qui l’entoure.
Mais au fil de la scolarité, cette
motivation a tendance à s’éroder, parfois
même à céder la place à une frustration.
Parvenir à conserver, ou susciter, cet inté-
rêt au-delà de la petite enfance est l’un
des défis majeurs auxquels sont confron-
tés les enseignants.
Dans les années 2000, l’essor des neu-
rosciences éducatives a suscité beaucoup
d’espoir dans les milieux pédagogiques.
Les recherches scientifiques sur les
mécanismes d’apprentissage semblaient
ouvrir la voie à des méthodes nouvelles
susceptibles d’améliorer la concentration,
de développer la motivation ou de favori-
ser la mémorisation des élèves. Mais vingt Mesure de l’activité cérébrale d’un bébé par le biais d’un électroencéphalogramme au
ans après, le bilan est contrasté. Si les tra- babylab du Centre neuroscience intégrative et cognition (INCC / CNRS et Université de Paris),
vaux des chercheurs ont permis de mettre qui étudie l’acquisition du langage et les capacités cognitives des nourrissons.
en place certains dispositifs d’apprentis-
sage prometteurs, la révolution annoncée
n’a pas vraiment eu lieu. sage, et remettent ainsi en cause l’utilité autrichienne. « La plupart des découvertes
des punitions ou de la notation, souvent des neurosciences ont apporté une confir-
Le cours magistral stigmatisante et peu efficace. Les cher- mation scientifique à ce que l’on expéri-
en question cheurs ont également souligné l’intérêt mente de manière empirique en classe »,
des rituels pour préparer l’enfant à une précise-t-il. Un exemple : la fragmentation
Les neurosciences appliquées à l’éduca- séance de travail Des conclusions qui des cours en séquences de 50 minutes.
tion montrent qu’il est important de faire rejoignent bien souvent la pratique des Les études ont montré que ce format était
participer les élèves pour stimuler leur enseignants. peu adapté au rythme d’apprentissage
attention, qu’il est recommandé d’alterner « Comme j’enseigne les mathéma- des élèves.
les phases d’apprentissage et les phases tiques et la physique, je me suis natu-
de test, ou que remobiliser les connais- rellement intéressé à l’apport des De la théorie à la pratique
sances à plusieurs reprises dans l’année neurosciences », déclare ainsi Gerald
permet de les inscrire dans la mémoire Stachl, directeur d’un établissement Si certains travaux des chercheurs en neu-
de long terme. Elles pointent aussi le rôle secondaire de Wiener Neustadt, à une rosciences soulèvent des problématiques
de l’émotion et du plaisir dans l’apprentis- cinquantaine de kilomètres de la capitale intéressantes, reste qu’il est difficile de

20 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


© UNICEF / Bobby Shing
transposer les données obtenues en labo-
ratoire dans les salles de classe. La centrali-
sation du système éducatif, les règlements
et les programmes laissent peu de place
aux expérimentations. Par ailleurs, les
mécanismes complexes de l’apprentissage
commencent à peine à livrer leurs secrets.
Les scanners cérébraux peuvent montrer
quelles régions du cerveau s’activent lors
de l’exécution d’une tâche donnée. Mais
ils ne disent rien des mécanismes psycho-
logiques, dont le rôle est peut-être plus
important encore. Par ailleurs, chaque
individu apprend selon un rythme et des
modalités qui lui sont propres.
De fait, les enseignants se montrent par-
Les neurosciences confirment l’importance de la participation pour stimuler l’attention des
tagés sur l’intérêt de recourir aux sciences
élèves. Séance de travail de groupe dans une école de Port-Vila, capitale du Vanuatu, en 2020.
cognitives en classe. « Je ne vois pas bien
l’utilité ni les conséquences directes de la
recherche neurologique pour la pratique gnants devraient au contraire les encou- cours à toute la classe », note-t-il. Certes,
de l’enseignement », commente Nicole rager à faire des erreurs et à en tirer des les meilleurs élèves peuvent dans une cer-
Vidal, professeur de sciences de l’édu- enseignements, comme le confirment taine mesure tirer les autres vers le haut,
cation à l’École normale de Freiburg, en différents travaux issus des neurosciences mais cette pratique a aussi pour effet de
Allemagne. « Après l’engouement initial, éducatives. démotiver les plus avancés. C’est pour-
il s’est avéré que déduire des applications « Le tâtonnement est l’un des premiers quoi il plaide en faveur de cadres d’ap-
pédagogiques à partir du fonctionnement principes scientifiques. Il est essentiel au prentissage séparés, agrégeant de petits
du cerveau ne va pas de soi. » progrès de la science », insiste Thomas groupes d’élèves ayant le même niveau
Professeur en sciences de l’éducation Mohrs. Or, l’école n’est pas formatée pour de compétences. Et ce, non pas à la place,
à l’Université de Vienne, Stefan Hopmann aider les élèves à apprendre de leurs mais en plus des cours habituels réunis-
se montre lui aussi sceptique vis-à-vis des erreurs mais plutôt pour les condamner. sant tous les élèves. Les neurosciences
neuropédagogies. Il reproche aux publi- Mais si la pression peut être désta- éducatives, argumente-t-il, soutiennent
cations de manquer parfois de rigueur bilisante, elle agit aussi comme une sti- cette approche.
scientifique. « Souvent, des connaissances mulation. « La pression participe de la « Le système scolaire aurait clairement
pédagogiques de bon sens sont montées motivation des élèves », explique Gerald besoin de réformes, mais ces dernières
en épingle », observe-t-il. Stachl. Le problème, c’est qu’une pression, années on ne les a guère appuyées sur
Au lieu de révolutionner notre manière même modeste, exercée sur les élèves des données rationnelles », déplore Nicole
d’enseigner, les neurosciences éducatives pour qu’ils réussissent leur année se tra- Vidal. En l’absence de stratégie globale,
nous aideraient plutôt à surmonter des duit presque inévitablement par un nivel- poursuit-elle, chacun a tendance à « faire
problèmes spécifiques et des troubles de lement par le bas afin que les élèves les son marché » dans les neurosciences
l’apprentissage comme la dyslexie ou les plus faibles atteignent le minimum requis éducatives. « Cela n’a rien à voir avec une
troubles de l’attention, renchérit Nicole pour passer en classe supérieure. La classe démarche scientifique. » Elle met aussi en
Vidal. tout entière court alors le risque de tom- garde contre les intérêts commerciaux,
ber dans la Durchschnittsfalle, le « piège de qui entrent aussi souvent en jeu.
Sacralisation des notes la moyenne », pour reprendre le titre du De fait, même si la plupart des ensei-
succès de librairie du généticien autrichien gnants se montrent plutôt ouverts aux
« L’engouement est passé. C’est dom- Markus Hengstschläger, paru en 2012. données issues des neurosciences,
mage », regrette pour sa part Thomas Gerald Stachl partage ce point de vue. aucune école autrichienne n’a à ce jour
Mohrs, chercheur en éducation à l’École « Nous devrions vraiment éviter de faire intégré systématiquement l’approche
normale de Haute-Autriche. Lui-même neurodidactique.
est convaincu que les neuropédagogies Si elles ne sont donc pas le remède
apportent la preuve scientifique de ce que miracle espéré par certains, les neuro­
les partisans de l’éducation progressive sciences éducatives apparaissent toute-
pratiquent depuis des décennies. Les neurosciences fois comme une ressource supplémentaire
Il dénonce notamment la sacralisation pointent le rôle au service des enseignants qui peut les
des notes et les effets négatifs de la course aider à identifier les pratiques qui ont fait
à la performance sur les élèves. « La peur de l’émotion et leurs preuves. Encore faut-il que le corps
est l’ennemie absolue de la créativité », enseignant soit sensibilisé aux résultats
martèle-t-il. Au lieu de condamner les
du plaisir dans des neurosciences, ce qui est souvent loin
enfants lorsqu’ils « échouent », les ensei- l’apprentissage d’être le cas.

Les neurosciences à l’école : entre mirage et miracle  | 21


GRAND ANGLE

En Chine, l’espoir
renaît pour les
« enfants des étoiles »
Les progrès des neurosciences, associés aux pouvoirs
neurochimiques de l’acupuncture, offrent de nouvelles
pistes thérapeutiques pour les enfants autistes.

Zhang Rong et Han Ji-sheng


Mais ce n’est qu’en 1943, lorsque le pédopsychiatre Leo Kanner
Professeure associée à l’Institut de recherche en
neurosciences de Peking University à Beijing, Zhang Rong de l’hôpital Johns Hopkins (États-Unis) a décrit pour la première
est cofondatrice du Centre de recherche sur l’autisme au fois « l’autisme infantile précoce », que le trouble a été clairement
Centre des sciences de la santé de cette université. défini dans l’histoire de la médecine.
En 1988, le succès retentissant du film de Barry Levinson, Rain
Fondateur de l’Institut de recherche en neurosciences et membre Man, l’une des premières représentations de l’autisme à l’écran, a
de l’Académie chinoise des sciences, Han Ji-sheng fait autorité en largement contribué à sensibiliser le grand public à cette maladie,
matière d’acupuncture et occupe plusieurs autres postes éminents. même si la vision qu’il en donne est réductrice.
En 2007, l’Assemblée générale des Nations Unies a approuvé
à l’unanimité le 2 avril Journée mondiale de sensibilisation à l’au-

C
tisme, afin d’attirer davantage l’attention du public sur l’autisme.
e que nous connaissons aujourd’hui sous le nom Il est vrai qu’un nombre croissant d’enfants à travers le monde
d’autisme faisait déjà l’objet d’écrits en Chine dès le se voient diagnostiquer un trouble du spectre autistique (TSA),
VIIe siècle. Sous la dynastie Sui (581-618 de notre ère), cette pathologie du développement à apparition précoce à l’ori-
Chao Yuanfang, un médecin impérial, dans son ouvrage gine de problèmes persistants de communication et d’interaction
Zhubing Yuanhou Lun (De l’étiologie des maladies), a décrit le phé- sociale et de comportements répétitifs stéréotypés. Selon l’Orga-
notype dit hun se (tête embrouillée), yu chi (retard de langage), en nisation mondiale de la santé, elle toucherait près d’un enfant
disant qu’il « se manifestait cliniquement par l’absence de parole sur 160.
et le retard neuro-développemental de l’enfant ». Comme dans la plupart des pays du monde, les familles
chinoises sont touchées par l’autisme. Elles se retrouvent bien
souvent dans une situation difficile sur le plan financier et émo-
© Tian Tian

tionnel, sans qu’aucun traitement médical spécifique ne soit dis-


ponible dans les cliniques.

Prise de conscience
Depuis 1982, date à laquelle le concept fait son apparition pour
la première fois dans la littérature médicale sous la plume de Tao
Guotai, psychiatre à l’Hôpital du cerveau de Nanjing, la sensibili-
sation à cette pathologie s’est considérablement accrue en Chine.
Le diagnostic a lui aussi évolué. Le soutien gouvernemental
a permis aux familles concernées d’être mieux prises en charge.
Parallèlement, la recherche a fait d’importants progrès. Des
experts dans les domaines de la pédopsychiatrie, de la rééduca-
tion, de la génétique, de la psychologie cognitive et des neuro­

Pêcher en fleurs, peint par le jeune autiste chinois Tian Tian (18 ans).

22 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


des recherches fondamentales et cliniques sur cette thérapie,
© Neuroscience Research Institute, Peking University

pour déterminer si l’acupuncture – reconnue pour ses effets anal-


gésiques, obtenus en stimulant la libération de peptides opioïdes
endogènes – pouvait également atténuer les symptômes de l’au-
tisme chez l’enfant.
En 1997, Zhang Suikang, un célèbre praticien de médecine
traditionnelle chinoise de la province du Jiangsu, a signalé pour
la première fois l’efficacité de l’acupuncture dans le traitement
de l’autisme chez l’enfant. En 1998, des études ont identifié des
associations entre les TSA et l’ocytocine.
Notre collaborateur Keith Kendrick a révélé le premier, en
1987, le rôle de cette hormone dans le comportement mater-
nel et les liens mère-jeune chez le mouton. Par la suite, on s’est
aperçu que l’ocytocine et l’arginine-vasopressine (AVP), un
nonapeptide proche, contribuaient à améliorer les comporte-
ments de reconnaissance, de cognition, de mémoire, de récom-
pense, d’empathie, de confiance et d’attachement socialement
pertinents en agissant sur les récepteurs distribués dans de
nombreuses régions du cerveau qui régulent le comportement
social.
Les recherches menées depuis dix ans ont démontré que la
stimulation électrique périphérique peut provoquer la libération
d’une multitude de neurotransmetteurs et de neuropeptides
dans le système nerveux central, y compris l’ocytocine et l’AVP.
Dans une étude lancée en 2008, nous avons employé une
technique dérivée de l’acupuncture, la stimulation électrique
transcutanée des points d’acupuncture, pour traiter pendant trois
mois des enfants atteints de TSA. Au total, 246 enfants atteints de
TSA ont participé à l’étude, dont les données préliminaires sont
L’acupuncture peut provoquer la libération de substances qui jouent encourageantes.
un rôle clé dans la régulation du comportement social. Les résultats ont montré que cette méthode, combinée à la
réadaptation, comble de manière satisfaisante les déficits en
matière de communication et d’interaction sociales, de sensa-
sciences ont mené des études, tout en s’inspirant des meilleures tions, d’intelligence, d’aversion alimentaire et même d’anxiété
pratiques d’autres pays. chez les enfants atteints de TSA par rapport aux interventions
Plus récemment, les progrès rapides de la génétique ont permis d’accompagnement.
d’identifier plus de 200 gènes comme des causes probables de TSA.
Plusieurs facteurs de risque environnementaux ont également été Encore un long chemin à parcourir
isolés. Ces troubles complexes provoquent des altérations struc-
turelles et fonctionnelles à l’échelle du cerveau, qui, à leur tour, L’acupuncture est reconnue comme un moyen sûr, peu coûteux
entraînent des phénotypes comportementaux de type TSA. et efficace de traiter les maladies fonctionnelles. Cependant, il
reste encore beaucoup à faire pour vérifier et comprendre son
Une alternative prometteuse application dans le traitement de l’autisme. Il faut notamment
améliorer nos connaissances dans la manière dont les signaux
En l’absence de remède réellement capable de guérir les TSA, et de l’acupuncture affectent le centre de contrôle des interactions
compte tenu des effets indésirables des thérapies médicamen- sociales dans le cerveau, et décoder les circuits et les mécanismes
teuses existantes, la rééducation comportementale précoce a qui sous-tendent le comportement social.
longtemps été considérée comme la seule option. En 2021, le gouvernement chinois a annoncé le lancement
Mais des études cliniques ont montré d’un projet intitulé « Science du cerveau ».
l’efficacité de l’acupuncture comme thé- Il est destiné à explorer les bases neurolo-
rapie alternative. La Chine est à la pointe giques de la cognition humaine, tout en
de la recherche sur les applications médi- contribuant au traitement des maladies du
cales de cette technique traditionnelle Selon l’OMS, cerveau.
chinoise, utilisée depuis des millénaires les troubles du L’effort est important, notamment pour
pour traiter la douleur et d’autres maladies la compréhension de la diversité comporte-
fonctionnelles. spectre autistique mentale. Mais il est à la hauteur de l’enjeu
Dirigé par Han Ji-sheng [coauteur de cet si l’on veut que les « enfants des étoiles »
article], un groupe de recherche à la faculté
toucheraient près fassent partie intégrante de notre famille
de médecine de Beijing mène depuis 1965 d’un enfant sur 160 humaine.

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En Chine, l’espoir renaît pour les « enfants des étoiles »  
ZOOM

Sebastião Salgado :
l’Amazonie mise à nu

24 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


25
ZOOM

D
Photos : Sebastião Salgado es ciels bourrelés de nuages d’encre, des
habitants de la forêt saisis dans l’intimité
Texte : Katerina Markelova,
de leur quotidien, des montagnes émer-
UNESCO
geant de la végétation : l’Amazonie que
nous donne à voir Sebastião Salgado n’est pas celle
des clichés, toute en luxuriance et en couleurs vives,
déclinaisons de verts éclatants, de terres pourpres et
de fleuves irriguant la forêt. Les images de Salgado
décrivent au contraire un monde en clair-obscur,
grandiose, complexe. Fragile aussi.
Pages 24-25 : Situé dans l’État
Car l’Amazonie, qui abrite 370 000 Indiens et sert
du Mato Grosso, le Territoire
indigène du Xingu est habité de puits de carbone en absorbant près de 10 % du CO2
par 6 000 individus issus mondial, est menacée. Selon l’estimation publiée en
de seize communautés différentes, novembre 2021 par l’Institut national de recherche
Brésil, 2005.
spatiale (INPE) du Brésil, la déforestation, en grande
partie illégale, a augmenté de près de 22 % en un an
Ci-dessus : Chaîne de montagnes
du Marauiá, municipalité avec plus de 13 000 nouveaux kilomètres carrés de
de São Gabriel da Cachoeira. forêt abattus.
Territoire indigène yanomami, Avec son livre Amazônia, paru en 2021, le photo-
État d’Amazonas, Brésil, 2018.
graphe franco-brésilien rend hommage à la beauté de
Écosystème parmi les plus
diversifiés de la planète, l’Amazonie la forêt amazonienne qu’il est encore temps de sau-
abrite 16 000 essences d’arbres. ver. « Je souhaite, de tout mon cœur, de toute mon

26 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


é­ nergie, de tout ce qui vit intensément en moi, que Ci-dessus : Chaman yanomami
d’ici à cinquante ans ce livre ne ressemble pas à un dans l’État d’Amazonas, Brésil,
registre d’un monde perdu. Amazônia doit continuer 2014. Les 40 000 Yanomami
constituent le plus grand groupe
à être. » ethnique de l’Amazonie.
Sebastião Salgado et son épouse Lélia ont fondé
en 1998 l’Institut Terra, situé sur les terres de la ferme
familiale du photographe, dans la vallée du fleuve Rio
Doce. Afin de réhabiliter ces terres de l’État du Minas
Gerais, dégradées sous l’effet de l’érosion, le couple a
mis en œuvre un programme de reboisement avec
trois millions d’arbres plantés en vingt ans.
« Toute la biodiversité est revenue, même des
jaguars, qu’on croyait éteints dans notre région »,
explique le photographe. L’institut, qui fait partie de
la réserve de biosphère de l’UNESCO Mata Atlântica, Amazônia est aussi une exposition.
a par ailleurs une vocation pédagogique et de sensi- Après Paris, Rome et Londres, elle
bilisation à l’environnement, autant d’objectifs pour- circulera à São Paulo, à Rio de Janeiro
suivis par le Programme sur l’Homme et la biosphère et à Manchester en 2022. Les images
de Sebastião Salgado ont également
(MAB) de l’UNESCO, qui a fêté ses cinquante ans en été exposées lors des célébrations
2021 et auprès duquel le photographe est activement du 75e anniversaire de l’UNESCO
engagé. en novembre 2021.

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Sebastião Salgado : l’Amazonie mise à nu   
ZOOM

Ci-dessus : Aldeni et Josane, Ci-contre en haut : Des habitants


Territoire indigène yanomami, de Watoriki passent devant le
État d’Amazonas, Brésil, 2014. grand fromager (Ceiba pentandra),
Menacées de destruction par arbre sacré, situé à l’entrée
les orpailleurs illégaux, les du village. Territoire indigène
terres des Yanomami, s’étendant yanomami, État d’Amazonas,
sur 9,6 millions d’hectares, ont Brésil, 2014.
été reconnues comme Territoire
indigène protégé en 1992. Ci-contre en bas : Fortes
pluies sur la rivière Juruá,
État d’Amazonas, Brésil, 2009.
Avec une capacité d’évaporation
de 1 000 litres d’eau quotidiens
par arbre, la jungle amazonienne
crée un flux d’humidité dans
l’air ambiant bien plus important
que celui des fleuves amazoniens
eux-mêmes.

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Sebastião Salgado : l’Amazonie mise à nu   
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Sebastião Salgado : l’Amazonie mise à nu   
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Pages 30-31 : Archipel fluvial Ci-contre en haut : Formation


de Mariuá, Rio Negro, de palmiers jauari au bord de
État d’Amazonas, Brésil, 2019. la rivière Jaú. Parc national de Jaú,
État d’Amazonas, Brésil, 2019.
Ci-dessus : Manitzi Asháninka
(à droite) et son fils Tchari, Ci-contre en bas : Indiens Marubo,
ou Davizinho (à gauche). vallée du Javari, État d’Amazonas,
Territoire indigène Kampa do Rio Brésil, 1998. Comme chez d’autres
Amônea, État d’Acre, Brésil, peuples de l’extrême ouest
2016. Les Asháninka sont l’un de l’Amazonie, la mythologie
des groupes autochtones ayant des Marubo est fortement
la plus longue histoire connue. influencée par la mémoire de
Des traces de leurs relations leurs relations avec l’Empire inca.
économiques et culturelles
avec l’Empire inca remontent
au XVe siècle.

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Sebastião Salgado : l’Amazonie mise à nu   
ZOOM

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Ci-contre : Indien Marubo, Ci-dessus : Manda Yawanawá du
le corps peint au jus de genipa, village d’Escondido, Territoire
dans le village de Maronal. indigène Rio Gregório, État d’Acre,
La population marubo compte Brésil, 2016. La communauté
environ 2 000 personnes. yawanawá, qui ne comptait plus
Avec ses 8,5 millions d’hectares, que 120 membres dans les années
le Territoire indigène marubo 1970, a su se reconstruire et
de la vallée du Javari est renouer avec le savoir des anciens.
l’un des plus grands du Brésil.
État d’Amazonas, 2018.

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Sebastião Salgado : l’Amazonie mise à nu   
IDÉES

La mode éthique :

© Katie Aird

Collection de la photographe Katie Aird, réalisée en collaboration avec la styliste Mabel Tallulah, qui travaille avec des tissus recyclés.
À travers cette série, les deux artistes britanniques attirent l’attention sur la pollution générée par la mode à bas prix.
Olivia Pinnock
Journaliste de mode
basée à Londres

figure de style
ou lame de fond ?
Portée par la sensibilisation d’un nombre croissant de
consommateurs, l’industrie de la mode tente, avec plus ou
moins de sincérité, de se montrer plus vertueuse et plus durable.
Mais malgré les initiatives visant à améliorer le recyclage,
promouvoir les échanges ou développer la location, les progrès
de ce secteur très polluant restent modestes.

T
outes les boutiques de vête- de 2,1 % et la part des vêtements dans les pas notre rapport au vêtement, loin de
ments proposent aujourd’hui déchets ménagers de seulement 4 %. là. Notre désir d’appartenance se mani-
des articles arborant les men- Pourtant, les consommateurs sont feste en effet par un habillement similaire
tions « bio », « végan » ou « recy- de plus en plus sensibles à l’argument à celui de nos pairs ; notre estime de soi
clé ». Mais derrière la volonté affichée de éthique, surtout depuis la survenue de et notre confiance sont intrinsèquement
rendre la mode plus écoresponsable, les la pandémie liée au Covid-19. Le temps liées à des vêtements qui nous font nous
actions restent d’une portée limitée. passé à réfléchir à la nature interconnec- sentir bien. Nous pouvons même tenter
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. tée du monde, à nos valeurs et à la d’obtenir le respect des autres grâce aux
Selon un rapport publié en août 2020 par manière dont nous pouvons construire un marques que nous portons. Le fait de
Global Fashion Agenda, une organisation avenir meilleur, n’a fait que renforcer cette s’habiller peut également être une forme
du secteur spécialisée dans le dévelop- tendance. D’après une enquête mondiale d’expression personnelle et de créativité.
pement durable, et par le cabinet de menée auprès des lecteurs du magazine Or, ce sont ces besoins que l’industrie de
conseil McKinsey, si le secteur poursuit Vogue, le nombre de personnes déclarant la mode a manipulés pour vendre tou-
ses efforts de décarbonation, les émis- prendre en compte l’impact environne- jours plus et faire exploser la production
sions seront plafonnées à 2,1 milliards de mental dans l’achat d’un article de mode au cours des dernières décennies.
tonnes par an d’ici 2030, soit un niveau est passé de 65 % en octobre 2020 à 69 %
identique à celui de 2018, ce qui repré- en mai 2021.
senterait 4 % des émissions totales dans Si les marques de mode prennent
le monde. des mesures pour assainir leur activité et
Certains pays commencent à prendre qu’une majorité des acheteurs sont prêts
des initiatives pour réduire l’impact envi- à les soutenir, on peut se demander pour- La production de
ronnemental de cette industrie, avec un quoi la mode ne parvient pas à se défaire
succès relatif. Ainsi, au Royaume-Uni, le de sa réputation d’industrie parmi les plus vêtements a doublé
plus grand consommateur de mode en polluantes au monde. La réponse est que entre 2000 et 2014
Europe, un plan d’action pour des vête- la façon dont nous fabriquons, consom-
ments durables (Sustainable Clothing mons et mettons au rebut les articles de
Action Plan) a été lancé en 2012. Il a ras- mode est fondamentalement aberrante.
semblé 90 marques britanniques qui Les changements du paysage géo-
représentent près de 50 % des ventes Désir d’appartenance politique et de la technologie ont éga-
de vêtements dans le pays. Ces marques et estime de soi lement soutenu cette croissance. Dans
s’étaient fixé pour objectif de réduire les années 1980 et 1990, les marques de
de 3,5 % leur empreinte en matière de Se vêtir répond à un besoin humain mode occidentales ont progressivement
déchets et de 15 % la part de vêtements essentiel : il n’est donc pas étonnant que commencé à délocaliser leur production
dans les déchets ménagers d’ici 2020. Or, la consommation ait augmenté au même vers l’Asie, où le coût de la main-d’œuvre
selon un rapport final, elles n’ont réduit rythme que la croissance démogra- était moins élevé. Avec des vêtements
l’empreinte en matière de déchets que phique. Mais cette nécessité ne résume meilleur marché, les consommateurs ont 

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La mode éthique : figure de style ou lame de fond ?   
IDÉES

© Bente Stachowske / Greenpeace


acheté davantage et se sont mis à tolérer Ainsi, le recyclage des vêtements
une qualité moindre, car il est devenu plus est facile à mettre en place, à condition
facile de remplacer des articles à faible d’améliorer l’infrastructure permettant de
coût. Dans les années 2000, Internet a collecter les vêtements usagés et de les
permis aux amateurs de mode de faire transformer en nouveaux vêtements. Les
leurs achats 24 heures sur 24 auprès d’un marques qui ont recours à des matériaux
plus grand choix de magasins. L’essor recyclés disposent généralement de leur
des réseaux sociaux a enfin donné aux propre système de reprise de vêtements
marques la possibilité de promouvoir et d’accessoires. L’un des plus innovants
leurs produits 24 heures sur 24 et 7 jours est celui mis en place par MUD Jeans, une
sur 7. société basée aux Pays-Bas. Leur modèle
de location permet aux clients de payer
un jean par mensualités de 9,95 euros sur
12 mois, rendant ainsi la mode de haute
qualité, fabriquée de manière durable, plus
69 % de personnes accessible. Au terme des 12 mois, les clients
peuvent garder leur jean, le renvoyer ou en
prennent en louer un autre, ce qui leur permet d’assou-
compte l’impact vir le besoin de renouvellement de leur
garde-robe. Tous les jeans renvoyés sont
environnemental ensuite recyclés en nouveaux jeans qui
seront vendus ou loués par la marque.
dans l’achat d’un SPIN, une plateforme communautaire
article de mode créée par la société italienne Lablaco,
offre aux particuliers des solutions pour
prolonger la durée de vie de leurs vête-
ments. Ils peuvent ainsi les échanger, les
Résultat : la production de vête- louer ou les revendre à des marques, ce
ments a doublé entre 2000 et 2014 selon qui leur permet d’accéder à la garde-robe
McKinsey, et le nombre de vêtements de personnes du monde entier.
achetés par personne a augmenté d’en-
viron 60 %. Il faut dire que le rythme de Mode post-pandémie
renouvellement des collections s’est accé-
léré. Les grandes marques, qui avaient La vente de vêtements d’occasion connaît
l’habitude de sortir deux collections par par ailleurs un véritable essor. Même les
an, proposent désormais chaque semaine marques qui ne vendent traditionnelle-
de nouveaux modèles. Et, très vite, les ment que des articles neufs l’adoptent
sites de vente en ligne peuvent propo- pour se donner une image de sociétés
ser chaque jour aux consommateurs de vertueuses tout en réalisant des béné-
la génération Z des milliers de nouveaux fices. Reflaunt, société basée à Singapour,
produits. a créé un logiciel que n’importe quelle
Cette hausse vertigineuse de la pro- marque peut associer à son site web : il
duction a entraîné une pression énorme permet aux clients d’échanger les articles
sur les ressources naturelles telles que inutilisés de la griffe. Une fois vendus, les
le coton, notamment les terres et l’eau clients reçoivent un crédit utilisable en
nécessaires à sa culture, ainsi que sur les magasin. Parmi les clients de Reflaunt La période post-pandémie ne doit
énergies fossiles pour produire le polyes- figurent la maison française de prêt-à- pas affecter seulement notre façon de
ter. Dans le même temps, la production de porter de luxe Balenciaga ou la marque nous vêtir : elle passe par une remise en
déchets a augmenté tant dans la chaîne suédoise haut de gamme Cos. cause profonde de notre relation avec la
d’approvisionnement qu’en fin de vie des La plupart de ces idées ne sont pas mode. Le succès commercial ne doit pas
articles, et les émissions de carbone ont nouvelles. La location de vêtements de dépendre de la production d’un nombre
grimpé en flèche. cérémonie pour hommes existe depuis croissant de produits, et les vêtements
longtemps et les friperies contentent ceux usagés doivent devenir une ressource au
Jeans à louer qui recherchent des articles de seconde lieu d’être de simples déchets. Ce mou-
main. Mais la technologie permet une dif- vement passe aussi par une attitude plus
Il existe pourtant une autre voie, plus ver- fusion plus large et plus aisée de ces activi- responsable et plus sobre des consomma-
tueuse, pour repenser la façon dont nous tés. L’implication de personnes ayant une teurs. C’est à ce prix que pourra s’opérer
produisons et consommons les produits expérience de la mode les rend attrayantes un virage vers une mode plus vertueuse
de l’industrie textile. pour un public soucieux de son style. et plus durable.

38 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


Une Trash Queen (reine des déchets) manifeste en faveur du Buy Nothing Day (Jour sans achat) dans le cadre d’une campagne visant à réduire
la surconsommation. Action organisée pendant le Black Friday à Hambourg (Allemagne) en 2016.

La façon dont nous fabriquons,


consommons et mettons
au rebut les articles de mode
est fondamentalement aberrante

| 39
La mode éthique : figure de style ou lame de fond ?   
NOTRE INVITÉ

Sergueï Zimov :
« La fonte du permafrost
menace directement
le climat »

© Sergueï Zimov

40 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


Propos recueillis
par Katerina Markelova
UNESCO

Au-delà du cercle polaire, au cœur de la Sibérie septentrionale,


le scientifique russe Sergueï Zimov a créé le parc du Pléistocène,
afin de reconstituer l’écosystème de l’âge de glace en réintroduisant
les grands herbivores dans cette ancienne steppe à mammouths
dont les sols s’étaient considérablement appauvris. Le rétablissement
de ces écosystèmes pourrait aussi permettre d’enrayer le recul
du permafrost, ce gigantesque glacier souterrain qui emprisonne
des milliards de tonnes de carbone organique, que les microbes,
en dégelant, transforment en gaz carbonique et en méthane.
Leur libération sous l’effet du changement climatique constitue
une menace longtemps ignorée.

 Pourquoi le permafrost supérieure à ce qu’elle était il y a plusieurs  Quels sont les dangers associés
a-t-il commencé à fondre ? décennies. Avec le réchauffement cli- à la fonte du permafrost ?
matique, une quantité plus importante
Les rejets de gaz à effet de serre dans d’eau s’évapore de l’océan et les nuages​​ Le permafrost occupe onze millions de
l’atmosphère réchauffent la planète. À ce produisent plus de neige qu’auparavant. kilomètres carrés du territoire russe. Ce
jour, sa température a gagné plus de Résultat, la température du sol s’est élevée sont des sols riches qui regorgent de
1 °C. Dans l’hémisphère Nord, en Russie de 5 à 7 °C en Russie. matière organique et de bactéries dor-
par exemple, le réchauffement constaté Avant, la température du permafrost mantes. Quand les sols dégèlent, les
dépasse même 3 °C. Cela est dû au fait oscillait entre − 6 et − 8 °C au nord de la anciens micro-organismes se réveillent
que la terre se réchauffe plus vite que Sibérie et entre − 2 et − 3 °C au sud. La et attaquent ce qu’ils n’avaient pas eu le
l’océan. Et la superficie des terres est plus fonte du permafrost concerne désormais temps de consommer, libérant à cette
grande dans l’hémisphère Nord. près de la moitié de la Sibérie : le sud de la occasion du dioxyde de carbone quand
Mais la température du perma­ région, mais également la basse Kolyma, les sols sont secs, du méthane quand ils
frost n’est pas dictée uniquement par la une zone de permafrost continu au bord sont saturés d’eau.
température de l’air, elle dépend aussi de de l’océan Arctique. À côté de chez moi, Il y a deux fois plus de matière orga-
l’épaisseur du manteau neigeux. Quand le permafrost a, par endroits, dégelé sur nique dans notre permafrost que dans
la neige est abondante, le sol et le per- plus de quatre mètres. Dans les grandes l’ensemble de la flore de la planète. La
mafrost se refroidissent peu en hiver. Or, la plaines côtières de la Kolyma, ce phéno- majeure partie, qui équivaut à un millier de
couverture neigeuse est une fois et demie mène a débuté il y a trois ans. gigatonnes, est concentrée dans les trois
premiers mètres. Or trois mètres dégèlent
très vite, il suffit de trois à cinq ans. C’est
Le géophysicien et écologue russe Sergueï Zimov a fondé la raison pour laquelle la fonte du per-
la station scientifique du Nord-Est, de Tcherski, en Sibérie mafrost menace directement le climat
septentrionale. Elle sert aujourd’hui de laboratoire à ciel mondial. Elle produit des gaz à effet de
ouvert. Il est aussi l’un des directeurs de recherche de l’Institut serre, et le réchauffement climatique qui
de géographie du Pacifique du département Extrême-Orient en résulte accélère à son tour le dégel du
de l’Académie des sciences de Russie. À l’origine des premières permafrost. Il est très difficile d’interrompre
expériences d’introduction d’animaux dans le bassin du ce processus.
fleuve Kolyma en 1988, il a créé en 1996 le parc du Pléistocène, Dans ces conditions, les objectifs de
dont la mission est de reconstituer un écosystème comparable l’Accord de Paris adopté en 2015, qui
à celui de la steppe à mammouths qui dominait en Eurasie consistent à passer à une économie à
à la fin du Pléistocène (entre 2,58 millions d’années et 11 700 ans faible émission de carbone à l’échelle de la
avant le présent). planète, perdent tout leur sens : la réduc-
tion des émissions de gaz à effet de serre
qui pourrait être obtenue grâce à l’Accord 

Sergueï Zimov : « La fonte du permafrost menace directement le climat »   | 41


NOTRE INVITÉ

et aux énergies renouvelables ne repré-

© Chris Linden
sente qu’une petite partie des émissions
du permafrost.

 Le méthane libéré par le permafrost


est beaucoup plus dangereux
que le dioxyde de carbone…

Si la fonte ne libérait que du dioxyde de


carbone, les émissions du permafrost
seraient équivalentes à celles générées
par l’homme. Mais une partie du gaz
rejeté dans l’atmosphère, de l’ordre de
10 à 20 %, est du méthane. Et comme l’ef-
fet de serre du méthane est quatre-vingts
fois plus puissant que celui du CO2 sur des
courtes périodes, les conséquences clima-
tiques de la libération de ce gaz peuvent
être jusqu’à quatre fois plus importantes Le permafrost sibérien est une épaisse couche de glace souterraine constituée de sols anciens,
que celles résultant de l’émission de riches en matière organique. Il est recouvert par une couche de terre qui dégèle en été et permet
dioxyde de carbone. ainsi le développement de la végétation.
Pendant la première année et demie
de l’épidémie de Covid-19, les émissions

© Hypothèse de Zimov / Arturo Mio


anthropiques de gaz à effet de serre ont fallait ré­
é crire toutes les équations.
beaucoup ralenti. On aurait pu s’attendre Les premières années, de nombreux
à ce que la concentration globale des scientifiques ont contesté mes conclu-
gaz à effet de serre dans l’atmosphère sions, refusant de croire à la fonte du
diminue. On a au contraire constaté une permafrost. Ce dernier a longtemps
augmentation historique de la concen- été traité comme un enfant non désiré
tration de méthane. J’observe moi-même dans la famille scientifique. Selon les
régulièrement l’apparition de nouvelles dernières estimations, il aura reculé de
petites sources où bouillonnent des bulles 10 à 20 % d’ici la fin du siècle. La prise de
de méthane. Je ne vois pas d’autre expli- conscience ne viendra sans doute que
cation à cette concentration élevée. cette année, grâce à l’observation de
l’augmentation significative des concen-
trations globales de gaz à effet de serre.

 Il y a vingt ans, vous créiez le parc


Avec la fonte du du Pléistocène, sans imaginer qu’il
contribuerait un jour à préserver
permafrost, les le climat. De quoi s’agit-il ?
objectifs de l’Accord J’ai créé le parc du Pléistocène afin d’ob-
de Paris perdent server la vitesse à laquelle les animaux
pouvaient transformer la toundra de
tout leur sens mousse en prairie productive. Mon objec-
tif principal à l’époque était de répondre
à une énigme scientifique : pourquoi la
 Pourquoi le dégel du permafrost nature, qui avait connu tant de prairies,
est-il peu pris en considération dans de chevaux, de bisons, de mammouths,
les analyses et les prévisions du Groupe était-elle devenue si pauvre ?
d’experts intergouvernemental sur Le parc occupe une partie du bassin de
l’évolution du climat ? la Kolyma, où la végétation est riche, et les
collines avoisinantes couvertes de forêts
Il y a trente ans, le milieu scientifique
pensait bien connaître le cycle du car-
bone. Personne ne pensait au per- Érodée par le fleuve, la corniche de Duvanny Yar, située
mafrost. Quand j’ai commencé à parler sur la rive droite de la Kolyma à trois heures de bateau de
des effets de la fonte, il est apparu qu’il Tcherski, donne une vue latérale du dégel du permafrost.

42 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


de mélèzes et d’arbustes, de marais et de  Pourquoi les écosystèmes de la  Les recherches que vous avez
mousses. Nous avons clôturé une portion steppe à mammouths ont-ils disparu ? menées dans le parc du Pléistocène
de ce territoire et y avons introduit divers ont montré que les écosystèmes des
animaux : bisons, bœufs musqués, rennes, Principalement à cause de l’homme. La prairies pouvaient ralentir le dégel du
yaks, chevaux yakoutes. Il y a aujourd’hui préservation d’écosystèmes herbacés permafrost.
une zone de 200 hectares à forte densité diversifiés demande beaucoup d’ef-
et une autre de 2 000 hectares qui n’a pas forts. La mousse et les arbres poussent Nos mesures n’ont rien démontré qui
encore été entièrement peuplée. En vingt partout et il est très difficile pour les ne soit déjà connu. Prenons l’albédo,
ans, les tourbières ont été piétinées, les herbes de résister. L’entretien des prairies par exemple. Les scientifiques savent de
arbustes brisés et la quantité d’herbe, exige beaucoup de « jardiniers ». Quand longue date que l’obscurité de la forêt
qui assèche les marais, a nettement l’homme a commencé à coloniser la absorbe les rayons du soleil tandis que les
augmenté. Sibérie ou l’Amérique, il a partout réduit prairies, plus claires et entièrement cou-
Notre parc est situé dans une région le nombre d’animaux. Il ne les a pas tous vertes de neige en hiver, les reflètent.
assez caractéristique de la Sibérie, il massacrés, bien sûr, mais il suffit qu’il y Il est également bien établi que l’épais-
montre qu’il est possible de remplacer en ait moitié moins pour que les arbres, seur du manteau neigeux influence signi-
partout les tourbières et les forêts clairse- les arbustes et les mousses envahissent ficativement les températures du sol et
mées par des herbages productifs sur des la prairie. Par sa pratique excessive de du permafrost. Les ouvrages spécialisés
terrains secs et denses. La plupart des ani- la chasse, l’homme a détruit ces grands indiquent que dix centimètres de neige
maux qui vivaient ici autrefois peuvent de écosystèmes. supplémentaires élèvent ces tempéra-
nouveau s’adapter à cet environnement. tures de plus de 1 °C. 

Sergueï Zimov : « La fonte du permafrost menace directement le climat »  | 43


NOTRE INVITÉ

© Sergueï Zimov
Dans l’écosystème des prairies, tout
ce qui a poussé pendant l’été doit être
consommé durant l’hiver. Or la seule
manière d’accéder à l’herbe pendant la
saison froide est de creuser la neige. Nos
animaux fouillent la neige tout l’hiver.
Cela contribue fortement au refroidisse-
ment des sols.

 Combien faut-il d’animaux pour


qu’un tel écosystème fonctionne ?

Il en faut plusieurs dizaines de millions


pour agir sur le climat, dix tonnes envi-
ron par kilomètre carré. Peut-être même Des os de bisons, enfermés dans le permafrost depuis l’âge de glace, remontent à la surface.
quinze, avec le réchauffement climatique. De telles découvertes sont courantes en Yakoutie, en particulier près des rivières qui érodent les rives.
Que représentent dix tonnes d’animaux
par kilomètre carré, quand un cheval
pèse 400 kg et un bison 500 kg ? C’est rennes et les mammouths 10 % chacun. chevaux yakoutes, des milliers de bœufs
une dizaine de bêtes. Avant l’arrivée des Les autres animaux formaient les 10 % res- musqués et de mouflons des neiges. On
hommes, les chevaux et les bisons repré- tant. On trouve d’ailleurs des proportions pourrait donc, sans difficulté, obtenir des
sentaient 60 à 70 % de la zoomasse, les similaires dans la savane africaine. Jusqu’à dizaines de millions de bêtes en Sibérie
une période récente, la population y était d’ici cinq à dix ans, et leur nombre pourrait
principalement constituée de zèbres, de atteindre plusieurs centaines de millions
gnous, d’éléphants et de gazelles. Notre dans vingt-cinq ou trente ans. En d’autres
but est de donner une chance à toutes termes, on pourrait en une décennie
les espèces qui ont survécu, de les aider peupler d’herbivores les écosystèmes
Une décennie au commencement. Nous les laisserons sibériens et agir significativement sur le
ensuite gérer leurs relations entre elles et climat.
suffirait à l’égard de leurs prédateurs. Notre famille a créé deux parcs [le
pour peupler second, le Parc sauvage, se trouve dans
 Où trouvera-t-on tous ces animaux ? la région de Toula, à trois heures au sud
d’herbivores les de Moscou] de manière artisanale, sans
écosystèmes Il faut savoir, tout d’abord, que même les aucun financement étatique. Nous uti-
grands animaux se reproduisent relative- lisons des modes de transport onéreux,
sibériens et agir ment rapidement. Ils peuvent se multi- nous déplaçons peu d’animaux, nous
plier par cent tous les vingt-cinq ans. On sommes confrontés à de multiples pro-
significativement recense aujourd’hui en Russie plusieurs blèmes administratifs liés à la réglemen-
sur le climat millions de rennes, un demi-million de tation sanitaire et aux douanes, et nous
© Sergueï Zimov

Les expériences menées au parc du Pléistocène montrent qu’il est possible de reconstruire partout en Sibérie un écosystème comparable à celui
de la steppe à mammouths qui dominait en Eurasie à la fin du Pléistocène.

44 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


© Hypothèse de Zimov / Arturo Mio
La station scientifique du Nord-Est à Tcherski, en Sibérie septentrionale.

avons réussi malgré tout. Si une famille de l’automne est souvent froid, les rivières et pas que le permafrost qui menace le cli-
scientifiques a pu le faire, les grands États les lacs gèlent avant les premières neiges. mat, toutes les terres du Nord, riches en
pourraient aisément s’acquitter de cette À cette période, les bêtes risquent de matières organiques, le font également.
tâche dans le cadre d’une coopération mourir de soif. Les mammouths pouvaient La vitesse de décomposition de la matière
internationale. briser n’importe quelle glace, boire et per- organique du sol dépend principalement
mettre aux autres animaux de s’abreuver. de sa température. Le seul moyen de
 À l’Université américaine de Harvard, Dans notre cas, on pourrait imaginer un contraindre le sol à retenir le carbone est
une équipe de scientifiques menée par éléphant d’Asie dont les poils auraient de le refroidir.
le généticien George Church s’intéresse été allongés et les réserves de graisse Il faudrait dès aujourd’hui créer des
à la reproduction du mammouth. Quels augmentées. C’est ce à quoi travaillent parcs dans de nombreuses régions de
liens entretiennent-ils avec le parc du les scientifiques de Harvard. J’envisage Sibérie : agrandir le nôtre, en ouvrir un
Pléistocène ? pour ma part d’expérimenter cette année dans le bassin du fleuve Indiguirka, en
l’adaptation des éléphants d’Asie à notre Yakoutie centrale, au sud de la péninsule
Les écosystèmes des prairies ont tous eu climat. de Taïmyr, dans le nord de l’Oural, et, dans
des éléphants : éléphant d’Afrique, élé- ces parcs, introduire des animaux. Il faudra
phant d’Asie, mastodonte, mammouth  Quelles régions de la planète ensuite agrandir ces parcs et introduire les
des steppes ou mammouth en général. devraient être occupées par des animaux habitués au climat et les uns aux
Je crois que la principale fonction de l’élé- écosystèmes de steppes à mammouths autres dans de nouveaux territoires.
phant dans la steppe à mammouths était pour enrayer la fonte du permafrost ? Les incendies de forêt en Sibérie et la
de fournir des points d’eau. Les ruisseaux fonte du permafrost détruisent les éco-
et les rivières se tarissent souvent en été Toute l’étendue du permafrost. Grâce systèmes. Il y a, chaque année, de plus en
et les bêtes doivent chercher de l’eau à aux animaux, on pourrait refroidir le plus d’endroits où l’herbe peut pousser.
plusieurs dizaines de kilomètres. Or les permafrost de 4 °C. Cela donnerait une Ce sont autant de prairies prêtes à l’em-
éléphants et les mammouths peuvent chance à l’humanité de s’adapter au ploi. Si l’on créait des foyers sauvages
creuser des trous pour collecter de l’eau réchauffement climatique. Ces écosys- dans ces zones, la nature continuerait de
dans les fossés. Quand ils ont bu, les tèmes doivent être reconstitués non seu- se développer seule. Les animaux pour-
autres animaux en profitent à leur tour. lement là où il y a du permafrost, mais raient alors, sans intervention humaine,
En hiver, les animaux mangent la neige plus généralement partout en Russie contribuer à réguler le changement cli-
et n’ont pas besoin d’eau. Mais, en Sibérie, où le territoire n’est pas exploité. Il n’y a matique.

Sergueï Zimov : « La fonte du permafrost menace directement le climat »   | 45


DÉCRYPTAGE
Linda Klaassen
et Mila Ibrahimova
UNESCO

Le cinéma africain :
une industrie en plein essor

L
a généralisation des nouvelles distribution a vu le jour, générant son Des défis persistent également dans
technologies, le coût abordable propre modèle économique. Mais c’est des domaines comme l’égalité des sexes
des équipements numériques et la révolution numérique, entamée il y a et la liberté d’expression. Selon l’étude de
la montée en puissance des plate- une vingtaine d’années et accélérée par ­l’UNESCO, 87 % évoquent des contraintes
formes en ligne permettent aujourd’hui à la pandémie de Covid-19, qui a vraiment explicites ou une autocensure sur ce qui
une nouvelle génération de cinéastes afri- changé la donne. peut être montré ou abordé à l’écran.
cains d’émerger. Paru le 5 octobre 2021, le Pourtant, le potentiel économique
rapport de l’UNESCO intitulé L’industrie du des secteurs du cinéma et de l’audio-
film en Afrique : tendances, défis et oppor- visuel reste largement inexploité sur
tunités de croissance, reflète la vitalité du la quasi-totalité du continent. Cette
cinéma africain grâce aux technologies industrie reste en effet structurelle-
numériques. ment sous-­financée, sous-développée
Avec ses quelque 2 500 films par an, et sous-évaluée. Selon la Fédération
« Nollywood » – surnom donné à l’indus- panafricaine des cinéastes (FEPACI), elle
trie cinématographique nigériane – est ne génère que 5 milliards de dollars de Source : L’industrie du film en Afrique :
emblématique de cette croissance. Une recettes annuelles, sur un chiffre d’af- tendances, défis et opportunités de croissance,
industrie locale de production et de faires potentiel estimé à 20 milliards. UNESCO, 2021

Cependant, la part de L’AFRIQUE


ET DU MOYEN-ORIENT
dans ce commerce mondial n’est que

3% d’environ 3 % (soit 58 milliards


de dollars).

L’INDUSTRIE DU CINÉMA
ET DE L’AUDIOVISUEL
contribue au PIB de l’Afrique à hauteur
de 5 MILLIARDS DE DOLLARS
et emploie environ
5 MILLIONS DE PERSONNES.
Selon les estimations, les industries
culturelles et créatives (ICC)
génèrent au niveau mondial environ En Afrique, cette industrie pourrait
2 250 milliards de dollars créer PLUS DE 20 MILLIONS
(soit 3 % du PIB mondial) et emploient D’EMPLOIS et générer
30 millions de personnes 20 MILLIARDS DE DOLLARS
dans le monde. DE REVENUS PAR AN.

46 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


Population Nombre d’écrans
et pays de cinéma par région

209,1 Afrique
Burundi, Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale,
République centrafricaine, République démocratique du Congo,
24
MILLIONS centrale Sao Tomé-et-Principe, Tchad
écrans

Comores, Djibouti, Érythrée, Éthiopie, Kenya, Madagascar,


494 Afrique Maurice, Ouganda, République unie de Tanzanie, Rwanda, 249
MILLIONS orientale Seychelles, Somalie, Soudan, Soudan du Sud écrans

238,5 Afrique Algérie, Égypte, Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie 285


MILLIONS du Nord écrans

228,1 Afrique Afrique du Sud, Angola, Botswana, Eswatini, Lesotho, Malawi, 803
MILLIONS australe Mozambique, Namibie, Zambie, Zimbabwe écrans

501,7 Afrique
Bénin, Burkina Faso, Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Gambie,
Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Libéria, Mali, Niger, Nigéria,
292
MILLIONS de l’Ouest Sénégal, Sierra Leone, Togo
écrans

Source : L’industrie du film en Afrique, UNESCO, 2021

LE RÉSEAU DE SALLES DE CINÉMA EN AFRIQUE EST LE MOINS DÉVELOPPÉ DU MONDE,


AVEC UN TOTAL D’ENVIRON 1 653 ÉCRANS, SOIT UN ÉCRAN POUR 787 402 HABITANTS.
Par comparaison, on recense un écran pour 19 043 habitants en Chine et un écran pour 215 900 habitants en Inde.

Principaux marchés Principaux pays


cinématographiques d’Afrique producteurs d’Afrique,
Nombre d’écrans de cinéma / en volume
Couverture de la population Estimation du nombre de films
locaux produits chaque année
663
écrans

Nigéria 2 599* Tunisie 185


237
écrans
127 80 77 Ghana 600 Éthiopie 140
écrans
écrans écrans

Kenya 500 Zambie 105

Afrique Tanzanie 500 Libéria 100


du Sud Nigéria Éthiopie Égypte Maroc
1 écran pour 1 écran pour 1 écran pour 1 écran pour 1 écran pour Ouganda 200 Égypte 60
88 325 843 881 882 677 1,25 M 473 636
habitants habitants habitants habitants habitants

Note : Ces chiffres ont été rapportés par les professionnels


et incluent les films en DVD et en VOD.
*Bureau national des statistiques, Nigéria

Source : L'industrie du film en Afrique, UNESCO, 2021

Le cinéma africain : une industrie en plein essor   | 47


DÉCRYPTAGE

Les femmes dans l’industrie cinématographique


Dans plusieurs pays arabophones et anglophones, dont la Tunisie, le Maroc, le Nigéria,
le Kenya, l’Afrique du Sud, le Rwanda et le Zimbabwe, la dynamique est encourageante,
AVEC 30 % DE FEMMES, VOIRE DAVANTAGE,
TRAVAILLANT DEVANT ET DERRIÈRE LA CAMÉRA

16,7 % 30 % 50 % 50 % 98 %
INDIQUENT INDIQUENT INDIQUENT INDIQUENT INDIQUENT
0-10 % 0-10 % 0-10 % 0-10 % 0-10 %

Afrique Afrique Afrique Afrique Afrique


du Nord australe orientale de l’Ouest centrale

2020 28,2 %

2025

Le secteur de la vidéo à la demande (VOD)


Le continent reste
connaît une croissance rapide en Afrique,
avec des abonnements qui devraient, selon le fournisseur la région la moins
de renseignements commerciaux Digital TV Research, connectée du monde,
PASSER DE 3,9 MILLIONS EN 2020 avec environ 28,2 % d'internautes.
À 13 MILLIONS EN 2025.

46,4 %
110
96,7 % ,7 % 31 %
93,2 % 24,3 %
71,4 % 23 ,8 %
66 , 4 % 19, 1 %

Taux de pénétration Taux de pénétration


de la téléphonie d’Internet
mobile

Afrique centrale Afrique centrale


Afrique orientale Afrique de l’Ouest
Afrique australe Afrique orientale
Afrique de l’Ouest Afrique australe
Afrique du Nord Afrique du Nord

48 |  Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2022


FINANCEMENT PUBLIC DU CINÉMA
Selon les recherches menées pour le rapport de l’UNESCO, seuls 19 pays sur 54 (35,2 %) proposent un soutien
financier aux réalisateurs, le plus souvent sous la forme de bourses ou de subventions.

60 % 50 % 47 % 14 % 0%

Afrique Afrique Afrique Afrique Afrique


australe du Nord de l’Ouest orientale centrale

PERTES DE RECETTES DUES AU PIRATAGE


Deux tiers des pays estiment qu’au moins 50 % des recettes totales sont perdues en raison du piratage, un tiers
des pays évaluant même ces pertes à plus de 75 %. Ces chiffres sont plutôt le reflet d’une impression qu’un fait.

Afrique du Nord 84 % des pays

Afrique orientale 64,5 % des pays


perdent
plus de

Afrique australe 60 % des pays 50 %


Afrique centrale 40 % des pays

Afrique de l’Ouest 35,5 % des pays

LIMITES À LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

Afrique Des professionnels d’au moins


100 % oui
centrale 47 pays (87 %) signalent
L’EXISTENCE DE CERTAINES
Afrique 100 % oui LIMITES CONCERNANT LES
du Nord SUJETS QU'ILS SONT AUTORISÉS
à aborder dans leur travail.
Afrique 93 % oui
orientale Au moins 37 pays (68,5 %)
DISPOSENT D’UN COMITÉ DE
Afrique
80 % oui CENSURE OFFICIEL ou d’un
australe
comité de classification chargé
Afrique de contrôler les projets avant
73 % oui
de l’Ouest qu’ils puissent être diffusés.

Note : Un questionnaire quantitatif détaillé en ligne a été diffusé auprès des gouvernements et des parties prenantes
de 54 États africains. Des réponses ont été reçues pour 43 pays, dont 36 réponses officielles de gouvernements.
En l’absence de données officielles, les parties prenantes ont été encouragées à fournir leurs meilleures estimations.

Source : L’industrie du film en Afrique, UNESCO, 2021

Le cinéma africain : une industrie en plein essor   | 49


ÉDITIONS UNESCO

Dernières parutions

Patrimoine mondial UNESCO Collection d’art L’Afrique dans


N° 100 Sélection d’œuvres la collection d’art
Changement climatique ISBN 978-92-3-200240-2 de l’UNESCO
466 pages, 300 x 300 mm, relié, 55 €
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Éditions UNESCO/Publishing for L’UNESCO a constitué, depuis sa création
Development Ltd. à Paris, une collection notable et diversifiée Aucun continent ne reflète mieux
d’œuvres d’art. Les œuvres actuellement que l’Afrique la diversité des périodes,
Les biens du patrimoine mondial sont exposées dans les bâtiments de l’UNESCO des techniques, des matières premières,
affectés par les impacts du changement témoignent de la richesse de la diversité des supports et des styles artistiques de
climatique et peuvent permettre artistique dans le monde au cours la collection d’œuvres d’art de l’UNESCO.
d’observer les évolutions de ce des 6 000 dernières années.
dernier afin de recueillir et partager Textiles, boiseries, tapisseries, sculptures,
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de surveillance, d’atténuation et l’UNESCO, la collection d’œuvres d’art les capacités artistiques et esthétiques
d’adaptation appliquées et testées. de l’UNESCO est célébrée : 75 concepts exceptionnelles du continent.
clés de l’action de l’UNESCO ont été choisis
Le réseau du patrimoine mondial pour ouvrir un dialogue sur 75 œuvres Cette publication est la première
contribue également à sensibiliser d’art sélectionnées dans la collection. présentation monographique de la
aux effets du changement climatique Les témoignages d’historiens de l’art, collection d’œuvres d’art de l’UNESCO.
sur les sociétés humaines et la diversité d’archéologues, de conservateurs,
culturelle, la biodiversité et les services d’artistes, de galeristes et d’architectes
d’écosystèmes, ainsi que sur le paysagistes, entre autres, font de cette
patrimoine mondial, naturel et culturel. publication un ouvrage véritablement
unique.
Ce numéro explore les dernières
découvertes liées au changement
climatique et à ses effets sur le
patrimoine mondial, la manière dont
les sites y font face et les mesures
qu’ils prennent pour protéger la valeur
universelle exceptionnelle de ces lieux
uniques.

publishing.promotion@unesco.org
Plusieurs voix, un seul monde
Le Courrier de l’UNESCO est publié dans les six langues officielles
de l’Organisation, ainsi qu’en catalan, coréen, espéranto et portugais.

联合国教科
文组织

信 使 202 1年第 1期
Correio
O

DA U N E S CO outubro-dezembro 2020
Correo El

DE LA UNES
CO julio-septiembre
de 2020

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海洋:
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• 加纳:收复被
夺走的土地
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• 被传统拯救的
塔希提潟湖

• 拉丁美洲
向塑料宣战 50 ANOS de LUTA
• 绿海龟重归 contra o tráfico ilícito Las mujeres
塞舌尔群岛
de bens culturais tienen la palab
• Las mujeres,
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heroínas igno
radas de esta
• Grécia, o percurso de uma estela roubada: Christos Tsirogiannis • Por un nuev crisis, entrevista
o pacto socia a Phumzile Mlam
l en América bo-Ngcuka
• Redes sociais, o novo El Dorado dos traficantes: Tom Mashberg • La crisis sanita Latina por Karin
ria, un terreno a Batthyány
• Nos Países Baixos, os museus confrontam por Diomma abonado para
Dramé la desinform
o passado colonial: Catherine Hickley ación,
联合国教育、
• Los museos,
• Argentina, na vanguarda das restituições: Irene Hartmann protagonistas
中国出版传媒股份有限
公司
科学及文化组织 de la resistencia
中译出版
社有限公
司 • Una ocasión por Sally Tallan
• China, um museu digital reúne para reinventar t
driz
la escuela por
Ma bronzes de todo o mundo: Tang Jigen Poornima Luthr Organización
de las Naciones
Juan a Unidas
para la Educación
la Ciencia y la ,
Cultura

Courier Курьер
T H E U N E S CO
2021 года
октябрь-декабрь

July-September 2021

2021 ‫ يونيو‬- ‫أبريل‬


Ю НЕ СКО
любой ценой

Разные лица
• Нигерия: к мечте,
ических
• Перу: страна климат
мигрантов

МИГ РАЦИИ
ция:
• Китайская эмигра я
вековая истори

Restoring • «Истор ия человечества


это череда миграц

ий»
арией Гайгл
BIODIVERSITY, Интервью с Эвой-М

Reviving
LIFE

:‫زمن اجلائحة‬
ّ ‫هل‬
‫سن العشرين أجمل األعمار؟‬
‫أفكار‬ ‫ الشباب ومحنة األزمة الصحية‬:‫الهند‬
‫الشباب اإلفريقي في شباك المؤثّرين‬ • Mountain gorillas make
a comeback in Africa
‫الفكر التّآمري‬ ‫ الحيوات المتعدّ دة‬،‫في الصين‬ • Islands: Fragile showcas
es of biodiversity
OUR GUEST
ИДЕИ НАШ ГОСТЬ

‫الدّ وافع‬ ‫لجيل السالشرز‬ • Protecting cetaceans


in the Yangtze Olivette Otele Латинская Амери
ка: эльдорадо
Открытая наука:
‫ﻣﻨﻈﻤﺔ ﺍﻷﻣﻢ ﺍﻟﻤﺘﺤﺪﺓ‬ ‫وراء ظاهرة كونية‬ ‫ عقار ضدّ األزمة‬،‫الكِ ي ـ بوب‬ • Australia: After the
• Cities: Wildlife thrives bushfires explores the little-known
от утопии к
для динозавров •
Интервью с
Перес де лос Риос
‫ﻟﻠﺘﺮﺑﻴﺔ ﻭﺍﻟﻌﻠﻢ ﻭﺍﻟﺜﻘﺎﻓﺔ‬ in concrete jungles history of African-European палеонтологом Мириам
s тенденции

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