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Rhef 0300-9505 2000 Num 86 217 1432
Rhef 0300-9505 2000 Num 86 217 1432
France
Bertrand Régis. L'Histoire de la mort, de l'histoire des mentalités à l'histoire religieuse. In: Revue d'histoire de l'Église de
France, tome 86, n°217, 2000. Un siècle d'histoire du christianisme en France. pp. 551-559;
doi : https://doi.org/10.3406/rhef.2000.1432
https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_2000_num_86_217_1432
Résumé
Régis Bertrand L'histoire de la mort, de l'histoire des mentalités à l'histoire religieuse — RHÉF,t 86
(2000), p 551-559
L'« histoire de la mort » a figuré au cours des années 1970 parmi les « nouveaux territoires de
l'historien » Elle illustre alors l'application des méthodes de l'histoire sérielle à l'« histoire des mentalités
» dont elle constitue, par l'ambition de ses questionnements, une des réussites les plus évidentes Elle
semble connaître en revanche une eclipse dans les années 1980, rançon de ses très rapides
avancées, de ses exigences documentaires considerables, mais aussi des problèmes
épistémologiques poses par l'ambiguïté des notions de « mentalités » ou d'« inconscient collectif », et
l'absence de contacts avec des sciences cognitives éloignées de la démarche historique La
permanence des recherches au cours des décennies 1980-1990 est cependant manifeste, à travers
thèses, livres et articles Les problématiques de l'« histoire de la mort » se diffusent dans la plupart des
champs de la recherche historique L'histoire religieuse tend a fédérer une large partie de ces travaux
historiques qui portent sur les « fins dernières » et les rapports entre les vivants et les morts, sur
l'étude des representations de l'au-delà, la liturgie, les sacrements, la littérature religieuse, les «
sources non-ecrites » À travers des directions et des méthodes encore divergentes semble ainsi se
mettre en place une « histoire des representations de la mort et du statut des morts »
Abstract
During the 1970s the " history of death " figured among the " new territories of the historian ". It
illustrated the application of the methods of " serial history " to the history of mentalities, of which it
became of the most obvious successes thanks to the questions it raised. However, it seems to be in
decline since the 1980s, the price it paid for its extremely rapid advance, its considerable documentary
demands, but also of the epistemological problems raised by the ambiguity of notions like " mentalities
" and " collective unconscious ", and the absence of contact with cognitive sciences far removed from
the approach of the historian. Yet the continuation of research in the field during the 1980s and 1990s
is clear from theses, books and articles. The issues raised by " the history of death " have been
diffused throughout most of the domains of historical research. Religious history brings together a
considerable range of the research which deals with " the last things " and the relations of the living
and the dead, as well as the study of the representations of the after-live — liturgy, the sacraments,
religious literature, and " non written sources ". Although directions and methods still diverge, it seems
that a " history of the representations of death and of the status of the dead " is taking shape.
L'HISTOIRE DE LA MORT,
À L'HISTOIRE RELIGIEUSE
1 François Lebrun, Les hommes et la mort en Anjou aux 17e et 18e siècles Essai de
démographie et de psychologie historiques, Paris-La Haye, 1971 , Michel Vovelle, Pieté
baroque et déchristianisation, les attitudes devant la mort en Provence au XVIIIe siècle, Pans, 1973,
reed abrégées, 1978 et 1996
2 Gaby et Michel Vovelle, Vision de la mort et de l'au-delà en Provence du XVe au XXe
siècle d'après les autels des âmes du Purgatoire, Paris, 1970 (Cahiers des Annales n° 29)
3 Jacques Chiffoleau, La comptabilité de l'au-delà Les hommes, la mort et la religion dans
la region ďAvignon à la fin du Moyen Age (vers 1320-vers 1480), Rome, 1980 (Collection de
l'Ecole française de Rome, 47) Jacques Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, 1981
4 Robert Favre, La Mort dans la littérature et la pensée françaises au Siècle des lumières,
Lyon, 1978 Alain Croix, La Bretagne aux 16e et 17e siècles La vie, la mort, la foi, Paris,
1981
5 Pierre Chaunu, La mort à Pans, 16e, 17e, 18e siècles, Paris, 1978 Jean Meyer, « Pierre
Chaunu, la mort à Paris, (xvie, xvne, xvnie siècles) », dans Revue Historique, n° 534 (1980),
p 403-416
6 Jacqueline Thibaut-Payen, Les morts, l'Église et l'État Recherches d'histoire
administrative sur
XVIIIe siècles,
la sepulture
Paris, 1977
et les cimetières dans le ressort du parlement de Pans aux XVIIe et
7 Louis- Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Pans, 1975 , Jean Ziegler, Les vivants
et la mort Essai de sociologie, Pans, 1975 , Jean-Didier Urbain, La societě de conservation
Etude sémiologique des cimetières d'Occident, Paris, 1978
8 Societě des médiévistes de l'enseignement supérieur public, La Mort au Moyen Age,
Strasbourg, 1971 , Claude Sutto ed , Le sentiment de la mort au Moyen Age, etudes presentees
au cinquième colloque de l'Institut d'études médiévales de l'université de Montreal, Sartelon,
1979
9 Archives des sciences sociales des religions (« La sociologie de la mort », n° 39, janvier-juin
1975) , Annales ESC (« Autour de la mort », janvier-février 1976)
10 Emmanuel Le Roy Ladurie, « Chaunu, Lebrun, Vovelle la nouvelle histoire de la mort »,
dans Le territoire de l'historien, Paris, 1973, p 493-403
11 Sur lesquelles on peut consulter Allan Mitchell, « Notes and suggestions Philippe
Aries and the French Way of Death », dans French Historical studies, t 10 (1978/4), p 684-695 ,
Pierre Chaunu, « Sur le chemin de Philippe Anes historien de la mort », dans Histoire, Economie
et Société, 1984/4, p 651-664, et Philippe Aries, Essais de mémoire 1943-1983,Pams, 1993
12 Philippe Aries, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age a nos jours,
Paris, 1975 et L'homme devant la mort, Paris, 1977
13 C'est le cas des deux ouvrages d'Anes mais aussi de Michel Vovelle, Mourir autrefois
Attitudes collectives devant la mort aux XVIF et XVIIIe siècles, Pans, 1974 (Archives, n° 53)
14 Michel Vovelle, La mort et l'Occident de 1300 a nos jours, Paris, 1983
l'histoire de la mort 553
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15 Michel Vovelle, « Note critique Encore la mort un peu plus qu'une mode ' », dans
Annales ESC, 1982/2, p 276-287 Roger Chartier, « Histoire de la mort et histoire culturelle »
dans Cahiers de Samt-Maximm, college d'échanges contemporains La Mort aujourd'hui,
Marseille, 1982, p 111-130
554 R. BERTRAND
De plus, l'« histoire de la mort » était fondée sur une ambiguïté : il s'avérait
en effet qu'elle n'avait guère été conduite pour elle-même par la plupart des
auteurs, sauf peut-être Ph. Ariès. L'histoire « des attitudes devant la mort »
était conçue soit comme l'étude des superstructures « idéologiques » ou
« mentales » d'infrastructures sociales ou démographiques sous-jacentes, soit
comme le révélateur privilégié d'évolutions collectives de longue durée, de
mutations des représentations ou d'éléments constitutifs d'une identité
régionale. La recherche d'indices confirmatifs de ses résultats ne pouvait se
poursuivre qu'en dehors de son « champ » spécifique. D'où sans doute le refus, qui
paraît quasi-unanime, des auteurs des recherches sur ce sujet, de se voir
affecter une mention exclusive d'« historiens de la mort ».
L'« histoire de la mort » avait été considérée comme un des exemples les
plus accomplis des réussites de l'« histoire des mentalités » 16. Mais l'« histoire
de la mort » allait contribuer à rendre manifeste, au tournant des années 1980,
l'impasse auquel conduisait l'histoire « des mentalités », dès lors qu'elle
nourrissait l'ambition de sonder « les rems et les cœurs » de ceux qui autrefois
moururent, dans l'espoir d'établir, parfois mieux qu'ils ne le surent, ce qu'ils
auraient pensé, cru ou cru croire, et même ressenti collectivement, voire
« l'histoire des évolutions non perçues par les hommes » 17. Vouloir découvrir
un sens profond qui échappe à la conscience des acteurs et qui puisse être en
contradiction avec les « idées claires » que ces derniers se font de leurs actes
équivalait à faire entrer l'histoire dans la voie des démarches interprétatives,
davantage familières jusqu'alors à d'autres disciplines déjà rompues à
l'analyse des conduites et des sentiments. Il s'agissait à bien des égards des sciences
humaines qui s'étaient le plus nettement développées hors des
préoccupations de l'historien, et les adeptes de Freud ou de Jung étaient apparemment
peu soucieux ou désireux de soumettre leurs théories et leurs concepts à
l'épreuve d'une démarche historique.
Dès 1974, Jacques Le Goff, faisant l'inventaire des disciplines proches de
l'histoire des mentalités insistait à juste titre sur « le psychologue social », tout
en observant que « la mentalité ne joue pratiquement aucun rôle en
psychologie, qu'elle ne fait pas partie du vocabulaire technique du psychologue »,
pour en conclure que les mentalités constituaient « une frontière où historiens
et psychologues devront bien un jour se rencontrer et collaborer », ce qui ne se
produisit guère 18. L'« historien des mentalités », et en particulier celui qui
étudiait les attitudes devant la mort, allait dès lors se borner à l'utilisation
16 Louis Trenard, « Note de lecture Un aspect de la nouvelle histoire les hommes devant la
mort », dans L 'information historique, n° 42 (1980), p 186-188 Michel Vovelle, « La mort a une
histoire », dans La Nouvelle critique, n° 114 (1978), p 28-36 , « La redécouverte de la mort », dans
Etudes corses, n° 12/13 (1979), p 27-42
17 Michel Vovelle, « La longue durée », dans J Le Goff, R Chartier, J Revel, La
nouvelle histoire, Paris, 1978, p 325 , et M Vovelle, Ideologies et mentalités, Pans, 1982
18 Jacques Le Goff, « Les mentalités Une histoire ambiguë », dans J Le Goff et P Nora,
Faire de l'histoire, t III, Nouveaux objets, Paris, 1974, p 78, 84 et 89 Analyses également
critiques d'un socioloque Jean-Claude Chamboredon, « La restauration de la mort Objets
scientifiques et phantasmes sociaux », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3 (juin
1976) et « Sociologie et histoire sociale de la mort transformation du mode de traitement de la
mort ou crise de civilisation ? », dans Revue française de sociologie, t 17 (1976/4), p 665 676
l'histoire de la mort 555
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Pans, Cambridge-London, 1984 et reed 1987 , Thomas A Kselman, Death and the Afterlife m
Modem France, Princeton, 1992
24 Claudio Milanesi, Mort apparente, mort imparfaite Médecine et mentalités au XVIIF
siècle , Paris, 1991
25 Madeleine Lassere, Villes et cimetières en France de l'Ancien Regime a nos jours Le
territoire des morts, Paris, 1997 , Danielle Tartakowski, Nous irons chanter sur vos tombes Le
Pere-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Paris, 1999
26 Alain Cabantous, « Le corps introuvable Mort et culture maritime (xvie xixe siècles) »,
dans Histoire, Economie, Sociétés, 1990/3, p 321-336 , Claude-Isabelle Brelot, « La reinvention
du patriciát au xixe siècle a travers necrologies et tombes bisontines », dans Cl Petitfrere (ed ),
Construction, reproduction et representation des patnciats urbains de l'Antiquité au XXe
siècle, Tours, 1999, p 497-515 et Jean-Pierre Chaline, « Patriciens pour l'eternite les monu
ments funéraires dans trois villes du nord-ouest de la France », ibid , p 517 528
27 Annette Becker, La guerre et la foi De la mort a la mémoire, 1914-1930, Paris, 1994
(Collection U)
28 Alain Erlande-Brandenburg, Le Roi est mort etude sur les funérailles, les sepultures et
les tombeaux des rois de France jusqu'à la fin du XIIIe siècle, Pans, 1975 , Ralph E Giesey, The
royal Funeral ceremony m Renaissance France, Geneve, 1960, trad fr par Dominique Ebno-
ther, Le roi ne meurt jamais Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Pans,1987
et Ceremonial et puissance souveraine France XVe-XVIF siècles, Pans, 1987 (Cahiers des
Annales, 41)
l'histoire de la mort 557
L'un des apports de l'« histoire de la mort » a été la mise en œuvre de ce que
l'on a appelé malencontreusement des « sources non-écrites », c'est à dire m
manuscrites ni imprimées en leur principe (l'une des principales pour l'«
histoire de la mort », les tombeaux, porte ordinairement des mentions épigraphi-
ques). Soit, outre les « ethnotextes » de F« histoire orale », les tableaux,
statues, monuments, objets, paysages funéraires 37, photographies anciennes,
voire restes des morts eux-mêmes — qu'étudie une anthropologie physique
liée depuis peu à l'exploitation des découvertes archéologiques 38. Si
l'historien est par excellence le chercheur capable de documenter ces sources par
l'archive, leur exploitation passe par des emprunts à d'autres disciplines : une
histoire de l'art renouvelée 39, l'archéologie funéraire antique et médiévale (et
une « archéologie des temps modernes et contemporains » à définition
extensive, que la revue Ramages s'est efforcée de promouvoir) ; mais aussi la
sémiologie de l'image et l'analyse des textes lapidaires 40. À travers des
directions et des méthodes encore divergentes semble se mettre en place une
« histoire des représentations de la mort et du statut des morts ».
Les rapprochements et les esquisses de dialogue avec d'autres sciences
humaines ont été plus inégaux. L'ethnologie (ou anthropologie culturelle) et
la sociologie sont les deux disciplines qui ont entretenu avec l'« histoire de la
mort » les rapports les plus nets. Les historiens ont d'abord puisé dans le
réservoir d'observations accumulées par ces deux disciplines, et ces dernières
leur ont emprunté les informations historiques qu'elles jugeaient nécessaires
à leurs analyses. La sociologie religieuse a aussi aidé en ses débuts F« histoire
de la mort » sérielle par ses méthodes et ses modes de représentation des
données statistiques et spatiales. Les historiens ont utilisé plus récemment des
schémas et des concepts de l'ethnologie, dès lors qu'ils leur paraissaient
opérationnels. Ainsi la théorie des rites de passage d'A. Van Gennep. Ils
commencent à appréhender les liens entre les vivants et les morts en termes
d'échanges, de dons et contre-dons. L'historien de la mort, surtout s'il est
« rurahste » fait aussi son profit de bien d'autres aspects de l'ethnologie : sa
perception du « terrain », son approche des phénomènes jugés « irrationnels »,
sa réflexion comparatiste nourrie de l'exotisme bénéfique d'autres rationalités
qu'occidentale et d'autres cosmogonies que monothéistes 41.
L'on soulignera néanmoins l'hésitation, qui n'est pas propre à l'« histoire
de la mort », à analyser les représentations d'exception très individualisées
issues de l'expérience ascétique ou mystique et de la création littéraire — si
l'on excepte du moms les cosmogonies issues des échanges verbaux entre
37 Michel Vovelle et Regis Bertrand, La ville des morts, essai sur l'imaginaire urbain
contemporain d'après les ^cimetières provençaux, Pans, 1983
38 Michel Signoli, « Étude anthropologique de crises démographiques en contexte epidemi-
que Aspects paleo- et bio-démographiques de la peste en Provence », thèse, Marseille II, 1998
39 Antoinette Le Normand-Romain, Mémoire de marbre La sculpture funéraire en France,
1804-1914, Paris, 1995 et « L'architecture et la mort », dans Monuments historiques, n° 124
(décembre 1982-janvier 1983)
40 Jean-Didier Urbain, op cit et L'archipel des morts Le sentiment de la mort et les derives
de la mémoire dans les cimetières d'Occident, Paris, 1989
41 Signalons en particulier « Retour des morts », dans Etudes rurales, nos 105-106 (1987)
l'histoire de la mort 559
Régis Bertrand,
Université de Provence