You are on page 1of 11

Revue d'histoire de l'Église de

France

L'Histoire de la mort, de l'histoire des mentalités à l'histoire


religieuse
Monsieur Régis Bertrand

Citer ce document / Cite this document :

Bertrand Régis. L'Histoire de la mort, de l'histoire des mentalités à l'histoire religieuse. In: Revue d'histoire de l'Église de
France, tome 86, n°217, 2000. Un siècle d'histoire du christianisme en France. pp. 551-559;

doi : https://doi.org/10.3406/rhef.2000.1432

https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_2000_num_86_217_1432

Fichier pdf généré le 13/04/2018


Zusammenfassung
Die « Geschichte des Todes » zählte in den 70er Jahren des 20. Jahrhunderts zu den neuen
Forschungsgebieten des Historikers. Sie veranschauhcht, wie man serielle Methoden auf die
Mentalitätsgeschichte anwandte, und trug zu deren Erfolg massgeblich bei. Als sie in den 80er Jahren
einen Niedergang erfuhr, war dies der Preis für ihren rapiden Augschwung, ihre beachthchen
dokumentanschen Ansprüche, aber auch die epistemologischen Probleme, die sich aus der
Zweideutigkeit der Begriffe « Mentalität » und « kollektives Unbewusste » ergaben, ferner das Fehlen
von Kontakten mit kogmtiven Wissenschaften, die dem histonschen Ansatz fernstanden. Aber
zahlreiche Publikationen belegen, dass die Forschungen auch in den 80er und 90er Jahren
weitergingen. Aspekte der « Geschichte des Todes » wurden nun in fast alien historischen
Forschungsbereichen behandelt. Zahlreiche Arbeiten zur Kirchengeschichte befassen sich mit den
letzten Dingen, den Beziehungen zwischen. Lebenden und Toten, die Vorstellung vom Jenseits, die
Liturgie, die Sakramente, die religiöse Literatur, die nicht-schnftlichen Quellen. Ausgehend von
unterschiedhchen wissenschaftlichen Ansätzen, scheint so eine « Geschichte der Vorstellungen vom
Tode und des Zuztands der Toten » zu entstehen.

Résumé
Régis Bertrand L'histoire de la mort, de l'histoire des mentalités à l'histoire religieuse — RHÉF,t 86
(2000), p 551-559
L'« histoire de la mort » a figuré au cours des années 1970 parmi les « nouveaux territoires de
l'historien » Elle illustre alors l'application des méthodes de l'histoire sérielle à l'« histoire des mentalités
» dont elle constitue, par l'ambition de ses questionnements, une des réussites les plus évidentes Elle
semble connaître en revanche une eclipse dans les années 1980, rançon de ses très rapides
avancées, de ses exigences documentaires considerables, mais aussi des problèmes
épistémologiques poses par l'ambiguïté des notions de « mentalités » ou d'« inconscient collectif », et
l'absence de contacts avec des sciences cognitives éloignées de la démarche historique La
permanence des recherches au cours des décennies 1980-1990 est cependant manifeste, à travers
thèses, livres et articles Les problématiques de l'« histoire de la mort » se diffusent dans la plupart des
champs de la recherche historique L'histoire religieuse tend a fédérer une large partie de ces travaux
historiques qui portent sur les « fins dernières » et les rapports entre les vivants et les morts, sur
l'étude des representations de l'au-delà, la liturgie, les sacrements, la littérature religieuse, les «
sources non-ecrites » À travers des directions et des méthodes encore divergentes semble ainsi se
mettre en place une « histoire des representations de la mort et du statut des morts »

Abstract
During the 1970s the " history of death " figured among the " new territories of the historian ". It
illustrated the application of the methods of " serial history " to the history of mentalities, of which it
became of the most obvious successes thanks to the questions it raised. However, it seems to be in
decline since the 1980s, the price it paid for its extremely rapid advance, its considerable documentary
demands, but also of the epistemological problems raised by the ambiguity of notions like " mentalities
" and " collective unconscious ", and the absence of contact with cognitive sciences far removed from
the approach of the historian. Yet the continuation of research in the field during the 1980s and 1990s
is clear from theses, books and articles. The issues raised by " the history of death " have been
diffused throughout most of the domains of historical research. Religious history brings together a
considerable range of the research which deals with " the last things " and the relations of the living
and the dead, as well as the study of the representations of the after-live — liturgy, the sacraments,
religious literature, and " non written sources ". Although directions and methods still diverge, it seems
that a " history of the representations of death and of the status of the dead " is taking shape.
L'HISTOIRE DE LA MORT,

DE L'HISTOIRE DES MENTALITÉS

À L'HISTOIRE RELIGIEUSE

« Histoire de la mort » et « histoire des mentalités » sont déjà dans


l'historiographie des expressions datées. La première correspond à un champ
d'études qui semble émerger vigoureusement dans le renouvellement des
problématiques qui marque, en France, les décennies 1960-1970. Si l'héritage de
quelques grands « précurseurs », J. Huizinga, E. Mâle, F. Cumont ou
A. Tenenti, sera ultérieurement revendiqué, son entrée dans la recherche
universitaire est marquée par la publication des thèses de François Lebrun et
de Michel Vovelle *, cette dernière précédée de l'étude de G. et M. Vovelle
sur les retables provençaux des âmes du Purgatoire 2, puis la parution de la
thèse de Jacques Chiffoleau et du livre de Jacques Le Goff sur La naissance du
Purgatoire 3, cependant qu'aboutissent deux autres entreprises de longue
haleine, la thèse de littérature française de Robert Favre sur La mort au siècle
des Lumières et l'ample thèse d'Alain Croix 4. Entre temps, Pierre Chaunu a
publié les résultats d'une vaste enquête collective dans le mmutier parisien 5.
Ajoutons qu'une œuvre restée injustement méconnue, la thèse de Jacqueline
Thibaut-Payen, a réintroduit l'étude de la sépulture dans l'histoire du droit
français 6. Des anthropologues et des sociologues relaient le quasi-silence
des historiens du xxe siècle pour étudier des aspects de la mort contempo-

1 François Lebrun, Les hommes et la mort en Anjou aux 17e et 18e siècles Essai de
démographie et de psychologie historiques, Paris-La Haye, 1971 , Michel Vovelle, Pieté
baroque et déchristianisation, les attitudes devant la mort en Provence au XVIIIe siècle, Pans, 1973,
reed abrégées, 1978 et 1996
2 Gaby et Michel Vovelle, Vision de la mort et de l'au-delà en Provence du XVe au XXe
siècle d'après les autels des âmes du Purgatoire, Paris, 1970 (Cahiers des Annales n° 29)
3 Jacques Chiffoleau, La comptabilité de l'au-delà Les hommes, la mort et la religion dans
la region ďAvignon à la fin du Moyen Age (vers 1320-vers 1480), Rome, 1980 (Collection de
l'Ecole française de Rome, 47) Jacques Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, 1981
4 Robert Favre, La Mort dans la littérature et la pensée françaises au Siècle des lumières,
Lyon, 1978 Alain Croix, La Bretagne aux 16e et 17e siècles La vie, la mort, la foi, Paris,
1981
5 Pierre Chaunu, La mort à Pans, 16e, 17e, 18e siècles, Paris, 1978 Jean Meyer, « Pierre
Chaunu, la mort à Paris, (xvie, xvne, xvnie siècles) », dans Revue Historique, n° 534 (1980),
p 403-416
6 Jacqueline Thibaut-Payen, Les morts, l'Église et l'État Recherches d'histoire
administrative sur
XVIIIe siècles,
la sepulture
Paris, 1977
et les cimetières dans le ressort du parlement de Pans aux XVIIe et

RHÉF,x 86, 2000, p 551 à 559


552 R. BERTRAND

raine 7. Enfin des colloques, de Strasbourg jusqu'à Montréal 8, et des


livraisons de revues 9 ont achevé de manifester, entre les années 1973 et 1983,
l'investissement rapide d'un « nouveau territoire de l'historien », pour
reprendre les termes du temps 10.
L'histoire de la mort connaît alors de surcroît une certaine médiatisation
avec les publications de Philippe Ariès n. Historien de formation mais non de
profession, se situant aux marges de l'institution universitaire mais occupant
une place originale au sem de Y intelligentsia parisienne, Ph. Ariès réunit en
1974-1975 des textes de conférences et d'articles sous le titre ďEssais sur
l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours. Ph. Ariès y
avance les idées essentielles d'« un livre qui n'en finit pas », qu'il publiera deux
ans plus tard 12.
Cette première période se caractérise à la fois par la mise en œuvre d'une
histoire sérielle fondée sur des dépouillements considérables d'archives, selon
des méthodes héritées de la démographie historique et de l'histoire sociale et
aussi une démarche plus traditionnelle, soumettant une mosaïque de
documents divers à des questionnements neufs 13. Dans les deux cas, l'« histoire de
la mort » est d'emblée exceptionnellement ambitieuse par l'espace et le temps
étudiés : elle embrasse une province entière (l'Anjou, la Provence, la
Bretagne), ou l'une des principales villes de l'Europe (c'est le cas de Paris, mais
aussi de l'Avignon pontificale) sur une durée séculaire, voire plunséculaire.
Elle est non moms ambitieuse par ses questionnements — prendre la
déchristianisation des consciences sur le fait, définir l'identité religieuse d'une
région, suivre la tripartition des représentations catholiques de l'au-delà.
Dernière originalité, l'extrême précocité des essais de synthèse de Ph. Ariès et
de M. Vovelle 14, qui viennent baliser un « territoire » pourtant fort récent,
avant toute sédimentation érudite.
L'on ne peut en effet que souligner la place atypique qu'occupe L'homme
devant la mort dans la production historiographique française des trois
dernières décennies. Ample fresque sous-tendue par une vaste culture et un

7 Louis- Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Pans, 1975 , Jean Ziegler, Les vivants
et la mort Essai de sociologie, Pans, 1975 , Jean-Didier Urbain, La societě de conservation
Etude sémiologique des cimetières d'Occident, Paris, 1978
8 Societě des médiévistes de l'enseignement supérieur public, La Mort au Moyen Age,
Strasbourg, 1971 , Claude Sutto ed , Le sentiment de la mort au Moyen Age, etudes presentees
au cinquième colloque de l'Institut d'études médiévales de l'université de Montreal, Sartelon,
1979
9 Archives des sciences sociales des religions (« La sociologie de la mort », n° 39, janvier-juin
1975) , Annales ESC (« Autour de la mort », janvier-février 1976)
10 Emmanuel Le Roy Ladurie, « Chaunu, Lebrun, Vovelle la nouvelle histoire de la mort »,
dans Le territoire de l'historien, Paris, 1973, p 493-403
11 Sur lesquelles on peut consulter Allan Mitchell, « Notes and suggestions Philippe
Aries and the French Way of Death », dans French Historical studies, t 10 (1978/4), p 684-695 ,
Pierre Chaunu, « Sur le chemin de Philippe Anes historien de la mort », dans Histoire, Economie
et Société, 1984/4, p 651-664, et Philippe Aries, Essais de mémoire 1943-1983,Pams, 1993
12 Philippe Aries, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age a nos jours,
Paris, 1975 et L'homme devant la mort, Paris, 1977
13 C'est le cas des deux ouvrages d'Anes mais aussi de Michel Vovelle, Mourir autrefois
Attitudes collectives devant la mort aux XVIF et XVIIIe siècles, Pans, 1974 (Archives, n° 53)
14 Michel Vovelle, La mort et l'Occident de 1300 a nos jours, Paris, 1983
l'histoire de la mort 553

constant bonheur d'écriture, expression d'une forte personnalité, l'ouvrage


semble a priori appartenir, comme celui qui l'avait annoncé, à ce genre
spécifique de la production éditoriale française qu'est l'essai, œuvre de franc-
tireur défrichant une question dont il propose son explication personnelle. Il
n'a guère d'équivalent histonographique, sinon peut-être ces livres pionniers
que furent pour l'histoire rurale pendant l'Entre-deux-guerres YHistoire de
la campagne française de Gaston Roupnel ou Les caractères originaux de
l'histoire rurale française de Marc Bloch. En fait ces derniers livres, et en
particulier le second, se rappprochent davantage de la synthèse que procurera
peu après Michel Vovelle, dans la mesure où l'auteur n'y expose pas les
observations et les intuitions d'un parcours solitaire mais y fait aussi son miel
d'une vaste bibliographie préexistante ou très récente, susceptible
d'alimenter une problématique nouvelle.

*
* *

Pourtant, les livres de Ph. Aries et M. Vovelle semblent moins marquer


l'avènement d'un « nouveau territoire » historique qu'ils ne concluent les
années fastes de F« histoire de la mort », même si, pour reprendre le titre
significatif d'un article de M. Vovelle, cette dernière s'avère « un peu plus
qu'une mode ». A bien des égards, l'examen critique de ses champs, ses
méthodes et ses systèmes explicatifs auquel se livra Roger Chartier à l'orée des
années 1980 semble moms annoncer un renouvellement affiné des procédures
d'études de ses sujets qu'il n'explicite une crise déjà latente 15.
Non seulement son exigence de la longue durée s'inscrivait, comme R.
Chartier le soulignait, « à contre-courant de l'histoire la plus récente, qui
privilégie des temporalités plus menues », mais la poursuite des grandes
avancées quantitativistes qui l'avaient fondée rencontrait ses limites. Les
promoteurs de l'histoire sérielle des années 1960-1970 avaient placé très haut
les exigences documentaires en s'appuyant, pour dégager moins des
conjonctures fines que des trends, sur des dépouillements d'une ampleur mouie qui,
en ces temps d'« histoire globale » visaient à « épuiser la source ». Or, de telles
prouesses allaient se révéler peu rentables, non seulement à cause de la
réglementation de plus en plus restrictive des communications de documents
dans les archives, mais surtout parce qu'il n'était point assuré que leurs
résultats se démarqueraient suffisamment de ceux déjà engrangés pour
justifier de tels efforts — aussi longtemps du moins que l'on étudierait l'espace
français d'Ancien Régime. D'autant que les exigences de gigantisme qui
affectaient la thèse d'état en ces temps qui marquaient sa phase terminale
n'avaient guère encouragé une réflexion sur les modalités de détermination, et
surtout de validation, d'échantillons représentatifs minimaux.

15 Michel Vovelle, « Note critique Encore la mort un peu plus qu'une mode ' », dans
Annales ESC, 1982/2, p 276-287 Roger Chartier, « Histoire de la mort et histoire culturelle »
dans Cahiers de Samt-Maximm, college d'échanges contemporains La Mort aujourd'hui,
Marseille, 1982, p 111-130
554 R. BERTRAND

De plus, l'« histoire de la mort » était fondée sur une ambiguïté : il s'avérait
en effet qu'elle n'avait guère été conduite pour elle-même par la plupart des
auteurs, sauf peut-être Ph. Ariès. L'histoire « des attitudes devant la mort »
était conçue soit comme l'étude des superstructures « idéologiques » ou
« mentales » d'infrastructures sociales ou démographiques sous-jacentes, soit
comme le révélateur privilégié d'évolutions collectives de longue durée, de
mutations des représentations ou d'éléments constitutifs d'une identité
régionale. La recherche d'indices confirmatifs de ses résultats ne pouvait se
poursuivre qu'en dehors de son « champ » spécifique. D'où sans doute le refus, qui
paraît quasi-unanime, des auteurs des recherches sur ce sujet, de se voir
affecter une mention exclusive d'« historiens de la mort ».
L'« histoire de la mort » avait été considérée comme un des exemples les
plus accomplis des réussites de l'« histoire des mentalités » 16. Mais l'« histoire
de la mort » allait contribuer à rendre manifeste, au tournant des années 1980,
l'impasse auquel conduisait l'histoire « des mentalités », dès lors qu'elle
nourrissait l'ambition de sonder « les rems et les cœurs » de ceux qui autrefois
moururent, dans l'espoir d'établir, parfois mieux qu'ils ne le surent, ce qu'ils
auraient pensé, cru ou cru croire, et même ressenti collectivement, voire
« l'histoire des évolutions non perçues par les hommes » 17. Vouloir découvrir
un sens profond qui échappe à la conscience des acteurs et qui puisse être en
contradiction avec les « idées claires » que ces derniers se font de leurs actes
équivalait à faire entrer l'histoire dans la voie des démarches interprétatives,
davantage familières jusqu'alors à d'autres disciplines déjà rompues à
l'analyse des conduites et des sentiments. Il s'agissait à bien des égards des sciences
humaines qui s'étaient le plus nettement développées hors des
préoccupations de l'historien, et les adeptes de Freud ou de Jung étaient apparemment
peu soucieux ou désireux de soumettre leurs théories et leurs concepts à
l'épreuve d'une démarche historique.
Dès 1974, Jacques Le Goff, faisant l'inventaire des disciplines proches de
l'histoire des mentalités insistait à juste titre sur « le psychologue social », tout
en observant que « la mentalité ne joue pratiquement aucun rôle en
psychologie, qu'elle ne fait pas partie du vocabulaire technique du psychologue »,
pour en conclure que les mentalités constituaient « une frontière où historiens
et psychologues devront bien un jour se rencontrer et collaborer », ce qui ne se
produisit guère 18. L'« historien des mentalités », et en particulier celui qui
étudiait les attitudes devant la mort, allait dès lors se borner à l'utilisation

16 Louis Trenard, « Note de lecture Un aspect de la nouvelle histoire les hommes devant la
mort », dans L 'information historique, n° 42 (1980), p 186-188 Michel Vovelle, « La mort a une
histoire », dans La Nouvelle critique, n° 114 (1978), p 28-36 , « La redécouverte de la mort », dans
Etudes corses, n° 12/13 (1979), p 27-42
17 Michel Vovelle, « La longue durée », dans J Le Goff, R Chartier, J Revel, La
nouvelle histoire, Paris, 1978, p 325 , et M Vovelle, Ideologies et mentalités, Pans, 1982
18 Jacques Le Goff, « Les mentalités Une histoire ambiguë », dans J Le Goff et P Nora,
Faire de l'histoire, t III, Nouveaux objets, Paris, 1974, p 78, 84 et 89 Analyses également
critiques d'un socioloque Jean-Claude Chamboredon, « La restauration de la mort Objets
scientifiques et phantasmes sociaux », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3 (juin
1976) et « Sociologie et histoire sociale de la mort transformation du mode de traitement de la
mort ou crise de civilisation ? », dans Revue française de sociologie, t 17 (1976/4), p 665 676
l'histoire de la mort 555

d'expressions (« travail de deuil », « inconscient collectif »), détournées des


théories psychanalytiques, mais sans bénéficier des acquis, des concepts, voire
des interrogations et des incertitudes d'une science humaine connexe
puisqu'il répugnait visiblement à s'engager dans la voie de la psychanalyse
(jungienne de surcroît) ou de l'ethno-psychiatrie. Cette notion (ou
expression) d'inconscient collectif n'est ainsi quasiment jamais référée sous la
plume de Ph. Ariès à celui à qui la paternité en est ordinairement reconnue,
C.-G Jung ; lorsque Gilles Ernst questionne vainement l'historien, lors du
colloque de Samt-Maximin, sur la « ressemblance entre (ses) propositions » et
celles du psychanalyste, sa remarque semble si peu entendue que le nom du
savant viennois est orthographié « Young » dans la transcription des débats 19.
L'« historien de la mort », accoutumé par sa formation à induire du traitement
des données une rationalité explicative, se trouvait confronté, plus qu'aucun
autre peut-être, à l'apparente irrationalité des affects, des représentations, des
pratiques et des croyances anciennes. L'« histoire de la mort » avait du moins
le mérite d'achever de démontrer combien il est illusoire pour l'historien de
projeter dans le temps ses sentiments, ses idées, voire ses émotions, pour
tenter de comprendre les groupes humains qu'il étudie en croyant se mettre
« à leur place ». L'étrangéité du passé, entrevue à travers l'opacité de ses
traces, s'avérait irréductible à la raison présente.
Un certain effacement du terme d'« histoire des mentalités » pendant les
années 1980-1990, au profit de l'histoire socioculturelle, l'histoire « des
représentations » ou F« ethno-histoire », s'accompagne d'une perte de visibilité de
Г « histoire de la mort » — expression qui a été assez rarement usitée au cours
de la décennie qui s'achève, sinon à titre rétrospectif. De grandes thèses dont
le sujet s'inscrit dans le champ qu'elle ambitionnait naguère de couvrir ne
semblent pas avoir bénéficié du retentissement que connurent, vingt ans
auparavant, leurs équivalents de la génération précédente 20. D'autres thèses
dont les sujets ont été également choisis dans les années 1970-1980, sont
restées inédites 21 ou semblent avoir eu un rayonnement essentiellement
régional 22. Les ouvrages importants de John Mac Manners, Richard Etlm et
Thomas Kselman n'ont pas été traduits en français 23. En revanche, Fessai

19 Cahiers de Samt-Maximin, op cit , p 127


20 Ainsi, Jean-Loup Lemaitre, Mourir a Saint-Martial La commémoration des morts et les
obituaires a Saint-Martial de Limoges du XIe au XIIIe siècle, Paris, 1989 , Claude Carozzi, Le
voyage de l'âme dans l'au-delà d'après la littérature latine (Ve-XIIIe siècle), Rome, 1994
(Collection de l'Ecole française de Rome, 189) , Michèle Fournie, Le ciel peut-il attendre ? Le
culte du Purgatoire dans le midi de la France (1320 environ-1520 environ), Pans, 1997
21 Ainsi, Alam-J Lemaitre, Regime des âmes, gouvernement des hommes la mort en
Bretagne aux XVIIF-XIXe siècles (1746-1856), université Paris-IV, 1982 et Regis Bertrand,
Les Provençaux et leurs morts Recherches sur les pratiques funéraires, les lieux de sepultures et
le culte du souvenir des morts dans le Sud-Est de la France depuis la fin du XVIIe siècle,
université Paris I, 1994
22 L'on craint que ce soit le cas de celle de Raymond Sala, Le visage de la mort dans les
Pyrénées
XIXe siècles,
catalanes
Pans-Perpignan,
Sensibilité1991
et mentalités religieuses en Haut-Vattespir, XVIIe, XVIIIe,
23 John Me Manners, Death and the Enhghtment Changing attitudes to death among
Christians and Unbelievers in Eighteenth-century France, Oxford-New York, 1981 , Richard A
Etlin, The Architecture of Death The Transformation of the Cemetery in Eighteenth-Century
556 R. BERTRAND

d'Anes, repris en livre au format de poche, tend à faire figure de grand


classique, voire d'acquis définitif sur la question — et point seulement pour
les spécialistes d'autres sciences humâmes ou sociales que l'histoire — , ce qui
constitue un cas de régression scientifique, tant le renouvellement des
connaissances a été considérable en vingt ans.

*
* *

La permanence de recherches correspondant à l'« histoire de la mort » est


en effet manifeste, même si ce n'est plus désormais l'historien mais
l'anthropologue ou le sociologue voire le médecin qui dynamise ce champ du savoir, en
particulier dans le monde anglo-saxon.
Au cours des années 1980-1990, des travaux très divers ont d'abord
contribué à diffuser ses problématiques dans des spécialisations historiennes aux
contours d'ailleurs parfois mouvants. L'histoire du corps et celle de la
médecine ont ainsi repris, outre l'étude des contagions, l'« histoire de la mort » au
sens le plus strict du terme avec les travaux de Claudio Milanesi sur la
définition clinique de la mort et les recherches en cours d'Anne Carol sur la
médicalisation de la mort 24. Les travaux de Madeleine Lassere sur les
cimetières contemporains et l'ouvrage récent de Danielle Tartakowski sur le
Père-Lachaise se situent au croisement de l'histoire urbaine et de l'histoire
politique 25. L'histoire des pratiques sociales et des corps sociaux a inclus
l'étude des attitudes de diverses catégories, des marins aux membres de
l'élite 2б. Une histoire militaire renouvelée a porté attention aux monuments
aux morts aussi bien qu'à la présence de la mort dans la « culture de
guerre » 27. L'étude de la symbolique du pouvoir a trouvé dans le cérémonial
mortuaire et les tombeaux des grands un objet d'études fécond 28. Enfin des
monographies et des articles d'histoire locale révèlent la diffusion des
problématiques de l'« histoire de la mort » au niveau des érudits. Les résultats sont

Pans, Cambridge-London, 1984 et reed 1987 , Thomas A Kselman, Death and the Afterlife m
Modem France, Princeton, 1992
24 Claudio Milanesi, Mort apparente, mort imparfaite Médecine et mentalités au XVIIF
siècle , Paris, 1991
25 Madeleine Lassere, Villes et cimetières en France de l'Ancien Regime a nos jours Le
territoire des morts, Paris, 1997 , Danielle Tartakowski, Nous irons chanter sur vos tombes Le
Pere-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Paris, 1999
26 Alain Cabantous, « Le corps introuvable Mort et culture maritime (xvie xixe siècles) »,
dans Histoire, Economie, Sociétés, 1990/3, p 321-336 , Claude-Isabelle Brelot, « La reinvention
du patriciát au xixe siècle a travers necrologies et tombes bisontines », dans Cl Petitfrere (ed ),
Construction, reproduction et representation des patnciats urbains de l'Antiquité au XXe
siècle, Tours, 1999, p 497-515 et Jean-Pierre Chaline, « Patriciens pour l'eternite les monu
ments funéraires dans trois villes du nord-ouest de la France », ibid , p 517 528
27 Annette Becker, La guerre et la foi De la mort a la mémoire, 1914-1930, Paris, 1994
(Collection U)
28 Alain Erlande-Brandenburg, Le Roi est mort etude sur les funérailles, les sepultures et
les tombeaux des rois de France jusqu'à la fin du XIIIe siècle, Pans, 1975 , Ralph E Giesey, The
royal Funeral ceremony m Renaissance France, Geneve, 1960, trad fr par Dominique Ebno-
ther, Le roi ne meurt jamais Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Pans,1987
et Ceremonial et puissance souveraine France XVe-XVIF siècles, Pans, 1987 (Cahiers des
Annales, 41)
l'histoire de la mort 557

moins certains en revanche dans l'exercice biographique et, fait remarquable,


dans « l'histoire de la famille » aux temps modernes et contemporains 29.
Cette « histoire de la mort » évolutive n'a cessé d'entretenir des rapports
privilégiés avec une histoire religieuse non moins évolutive. Cette dernière a
tendu à fédérer, depuis une vingtaine d'années, une large partie des travaux
historiques portant sur ce que l'on appelait autrefois les « fins dernières »,
mais aussi sur les rapports entre les vivants et les morts. L'étude des
représentations de l'au-delà et de l'angoisse du salut a constitué un secteur
particulièrement dynamique, faisant naître des œuvres majeures 30. Celle des
attitudes devant la mort conçues comme révélatrices des convictions
religieuses (ou de leur refus par la libre-pensée 31) et des représentations des
disparus 32 a été également féconde. En revanche, le renouvellement de l'étude des
confréries a été d'abord impulsé par la problématique de la sociabilité
associative et l'aspect fondamental de la solidarité des confrères vivants
et morts dans la communion des saints a été peu pris en compte, sauf par
Michel Bée 33. L'apport des historiens de la liturgie, des sacrements et des
rites a commencé de passer des bibliothèques de séminaire à celles des
universités et a fait l'objet d'intéressantes relectures 34. Face à l'immense
corpus de la littérature religieuse, si les historiens ont, dans les chantiers de
l'« histoire de la mort », privilégié la vulgarisation pastorale et normative à
destination des laïcs à travers les sermons et les préparations à la mort 35, ils
savent de façon croissante y reconnaître les allusions et citations scripturaires
et patnstiques 36. Ce dernier trait semble révélateur d'une évolution plus
générale : les historiens français récents manifestent le souci, à travers une
spécialisation beaucoup plus étroite qu'à la génération précédente et des
problématiques très délimitées, d'appréhender dans toute leur complexité les
traces du passé et de les soumettre à une critique adaptée à la spécificité de
chacune.

29 Exception due a un sociologue cependant Jean-Hugues Deghaux, Le souvenir des morts


Essai sur le lien de filiation, Pans, 1997
30 J Baschet, Les justices de Гаи-dela Les représentations de l'Enfer en France et en Italie
(Х1Г'-XVe siècles), Rome, 1993 (Bibl des Ecole françaises d'Athènes et de Rome, 279) ,
Carozzi, op cit , Jean Delumeau, La peur en Occident, XIVe -XVIIIe siècles, Paris, 1978, Le
pèche et lapeur La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècles, Pans, 1983 et Une histoire
du Paradis, Paris, t 1, 1992, t II, 1995, t III, 2000 , Fournie, op cit , M Vovelle, Les âmes du
Purgatoire ou le travail du deuil, Paris, 1996
31 Jacqueline Lalouette, La libre-pensée en France, 1848-1940, Paris, 1997
32 Jean-Claude Schmitt, Les revenants Les vivants et les morts dans la société medievale,
Paris, 1994
33 Michel Bee, « La société traditionnelle et la mort », dans XVIIe siècle, n° 106-107 (1975),
p 81-111, et « Religion, culture et société les confréries en Normandie, XVIIe-XXe siècles »,
dans Histoire, Economie et Société, 1992/2, p 277-293
34 Michel Lauwers, La mémoire des ancêtres Le souci des morts Morts, rites et société au
Moyen Age (diocese de Liège, ХГ-ХПГ siècles), Paris, 1997 С Treffort, L'église
carolingienne et la mort, Lyon, 1996
35 Daniel Roche, « La mémoire de la mort (xviie-xvnie siècles) recherche sur la place des
arts de mourir dans la Libraire et la lecture en France aux xvne et xvine siècles », dans Annales E
S C, 1976/1, p 76-119, repris dans Les Républicains des lettres Gens de culture et Lumières au
XVIIIe siècle, Pans, 1988, p 103-156
36 La mort et l'au-delà en France méridionale ( XIIe -XVe siècle), Toulouse, 1998 (Cahiers
de Fanjeaux, 33)
558 R. BERTRAND

L'un des apports de l'« histoire de la mort » a été la mise en œuvre de ce que
l'on a appelé malencontreusement des « sources non-écrites », c'est à dire m
manuscrites ni imprimées en leur principe (l'une des principales pour l'«
histoire de la mort », les tombeaux, porte ordinairement des mentions épigraphi-
ques). Soit, outre les « ethnotextes » de F« histoire orale », les tableaux,
statues, monuments, objets, paysages funéraires 37, photographies anciennes,
voire restes des morts eux-mêmes — qu'étudie une anthropologie physique
liée depuis peu à l'exploitation des découvertes archéologiques 38. Si
l'historien est par excellence le chercheur capable de documenter ces sources par
l'archive, leur exploitation passe par des emprunts à d'autres disciplines : une
histoire de l'art renouvelée 39, l'archéologie funéraire antique et médiévale (et
une « archéologie des temps modernes et contemporains » à définition
extensive, que la revue Ramages s'est efforcée de promouvoir) ; mais aussi la
sémiologie de l'image et l'analyse des textes lapidaires 40. À travers des
directions et des méthodes encore divergentes semble se mettre en place une
« histoire des représentations de la mort et du statut des morts ».
Les rapprochements et les esquisses de dialogue avec d'autres sciences
humaines ont été plus inégaux. L'ethnologie (ou anthropologie culturelle) et
la sociologie sont les deux disciplines qui ont entretenu avec l'« histoire de la
mort » les rapports les plus nets. Les historiens ont d'abord puisé dans le
réservoir d'observations accumulées par ces deux disciplines, et ces dernières
leur ont emprunté les informations historiques qu'elles jugeaient nécessaires
à leurs analyses. La sociologie religieuse a aussi aidé en ses débuts F« histoire
de la mort » sérielle par ses méthodes et ses modes de représentation des
données statistiques et spatiales. Les historiens ont utilisé plus récemment des
schémas et des concepts de l'ethnologie, dès lors qu'ils leur paraissaient
opérationnels. Ainsi la théorie des rites de passage d'A. Van Gennep. Ils
commencent à appréhender les liens entre les vivants et les morts en termes
d'échanges, de dons et contre-dons. L'historien de la mort, surtout s'il est
« rurahste » fait aussi son profit de bien d'autres aspects de l'ethnologie : sa
perception du « terrain », son approche des phénomènes jugés « irrationnels »,
sa réflexion comparatiste nourrie de l'exotisme bénéfique d'autres rationalités
qu'occidentale et d'autres cosmogonies que monothéistes 41.
L'on soulignera néanmoins l'hésitation, qui n'est pas propre à l'« histoire
de la mort », à analyser les représentations d'exception très individualisées
issues de l'expérience ascétique ou mystique et de la création littéraire — si
l'on excepte du moms les cosmogonies issues des échanges verbaux entre

37 Michel Vovelle et Regis Bertrand, La ville des morts, essai sur l'imaginaire urbain
contemporain d'après les ^cimetières provençaux, Pans, 1983
38 Michel Signoli, « Étude anthropologique de crises démographiques en contexte epidemi-
que Aspects paleo- et bio-démographiques de la peste en Provence », thèse, Marseille II, 1998
39 Antoinette Le Normand-Romain, Mémoire de marbre La sculpture funéraire en France,
1804-1914, Paris, 1995 et « L'architecture et la mort », dans Monuments historiques, n° 124
(décembre 1982-janvier 1983)
40 Jean-Didier Urbain, op cit et L'archipel des morts Le sentiment de la mort et les derives
de la mémoire dans les cimetières d'Occident, Paris, 1989
41 Signalons en particulier « Retour des morts », dans Etudes rurales, nos 105-106 (1987)
l'histoire de la mort 559

meuniers frioulans ou cathares occitans et inquisiteurs. Le renouveau de


l'histoire de la spiritualité chez les historiens français devrait à terme
développer ces études, et des échanges plus soutenus pourraient être entretenus
avec les historiens de la littérature — d'autant que le thème de la mort a retenu
plusieurs d'entre eux et que l'œuvre d'un grand écrivain constitue une « étude
de cas » pour laquelle le dialogue a été déjà amorcé par eux avec les sciences
cognitives.
L'« histoire de la mort » est désormais éclatée. Cette apparente dispersion
semble indispensable à l'approfondissement des éléments très divers qu'elle a
initialement rassemblés dans un premier souci d'exploration parfois
boulimique et prométhéenne d'un « territoire ». Il semble difficile qu'un chercheur
qui ferait de F« histoire de la mort » stricto sensu (c'est-à-dire l'étude des
représentations du processus de mort et de ses définitions médicales) analyse
également la symbolique des cimetières et les débats théologiques sur la
justification. Aussi doit-on se féliciter que l'« histoire de la mort » ne soit
nullement devenue une micro-spécialité et que son éclipse la réduise plutôt
aujourd'hui à des problématiques diversifiées et à des approches multiples 42,
dont le point commun est de réintroduire, dans nombre de recherches très
différentes, cette dimension importante du vécu que furent et restent le souci
du salut, la mort et la présence des morts.

Régis Bertrand,
Université de Provence

42 Daniele Alexandre-Bidon et Cécile Treffort (dir), A réveiller les morts La mort au


quotidien dans l'Occident médiéval, Lyon, 1993 , С Treffort (dir), Mémoires d'hommes
Traditions funéraires et monuments commemoratifs en Poitou-Charente De la Préhistoire a nos
jours, La Rochelle, 1997

You might also like