I.

SCLOVE R. (2003), « Je forgerai la liberté : la « JE FORGERAI LA LIBERTÉ»

technologie comme politique et comme culture »,
chap. 1, pp. 19-41, dans R. SCLOVE (2003), Choix LA TECHNOLOGIE
technologiques, choix de société, traduit de l’anglais COMME POLITIQUE
par Irène Jami, Paris Descartes et Scie, 411 p. ET COMME CULTURE
 Les innoi'ations technologiques sont similaires aux actes
législatifs ou auxJbuùteunpolitiques qui établissentpour
lbrdne public un cadre destiné à durer pendantplusieun
générations.
Langdon Winner'

Qu'est-ce que la technologie ? Pour la plupart des gens, le mot

de technologie renvoie aux machines, à un facteur économique de
production, à des savoir-faire, au travail des ingénieurs ou au progrès,
et une technologie se caractérise par une destination unique. Qu'est-ce
qu'un marteau ? C'est un outil qui sert à planter des clous. Qu'est-ce
qu'un téléphone ? C'est un appareil qui permet aux gens de converser
à distance. Mais certaines technologies ont plus d'un usage. Avec
un marteau, par exemple, on peut planter des clous, mais aussi en
arracher. Le point nodal de la vision contemporaine de la technologie
se situe là. On ne perçoit de chaque technologie que la — ou parfois
les — fonction première qu'elle est censée à accomplir.
Notre société a néanmoins fini par admettre, au cours des derniè-
res décennies, que les technologies tendent à produire au moins deux
types d'effets (c secondaires » ou « non souhaités ». En premier lieu,
elles agissent sur l'environnement, provoquant pollution, épuisement
des ressources et modification des écosystèmes qui peuvent à leur tour

l. Winner, 1986, p. 29.

21
 Choix technologiques, choix de société

avoir des effets directs ou indirects sur la vie humaine. En second lieu,
elles ont des conséquences sociales non intentionnelles — conséquences
généralement amplifiées par les marchés économiques—, par exemple,
le remplacement des travailleurs par des machines ou l'émergence
de villes champignons.
Cette façon d'envisager la technologie est sans doute honnête,
mais elle n'en est pas moins partielle. Elle laisse de cÔté nombre d'aspects
importants, notamment au regard de la démocratie. Lapproche alter- .' Les technologies,
native proposée ici fait la synthèse de la critique récente de la techno- structures sociales
logie. Elle reprend les éléments les mieux fondés de la conception
dominante, mais les intègre dans une perspective plus large, qui
consiste à assimiler les technologies à une forme de structure sociale.
T 'expression « structure sociale » se rapporte aux éléments fonda-
mentaux qui servent à définir ou à réguler les modalités des interactions Dans l'introduction, l'exemple du village espagnol d'lbieca nous
humaines. Les lois, les institutions politiques et économiques domi- a montré que l'installation de l'eau courante avait porté atteinte à
nantes ou les systèmes de croyances en sont des exemples bien connus. l'intégrité de la communauté. C'est un exemple de technologie contri-
Les technologies sont des structures sociales parce qu'elles fonctionnent buant à structurer les relations sociales. Le bouleversement d'un
politiquement et culturellement d'une manière comparable. Pour clari- modèle traditionnel d'utilisation de l'eau a compromis la manière
fier cette notion, je voudrais l'illustrer par une série d'exemples. dont le village s'était jusqu'alors perpétué comme communauté cons-
ciente 2. Aux États-Unis, l'automobile a joué un rôle comparable en
désorganisant les modèles de vie communautaire 3, Ce ne sont pas
là des cas isolés; les technologies conçues pour des tâches a priori
triviales, comme se rendre sur son lieu de travail et en revenir ou
préparer les repas, contribuent aussi en permanence à la constitution
de systèmes sociaux de coopération, d'isolement ou de domination.

2. Lhistoire d'lbieca n'est pas unique. Je m'y réfèrerai à plusieurs reprises parce que c'est une
illustration vivante des dimensions sociales de la technologie.
3. Jackson, 1985.

22 23
 Choix technologiques, choix de société
Une conformité imposée
Les technologies contribuent à réguler le comportement social
en partie parce qu'elles sont elles-mêmes gouvernées par des lois phy-
siques, mais aussi politiques. Ainsi, l'utilisation de nombreuses tech-
nologies — telles que les automobiles, les appareils à rayons X ou les
fusils — est régulée par la loi. Leur emploi abusif peut donc occasionner
une pénalité imposée par la société. Cependant, qu'elles soient ou
non encadrées par des prescriptions légales, les technologies imposent
généralement des contraintes physiques. Le refus de se soumettre à
ces contraintes expose à des sanctions qui peuvent aller d'une répri-
mande informelle (« On ne lèche pas son couteau ! ") à un échec éco-
nomique ou organisationnel (par exemple, le blocage d'une chaîne de
montage ou le fait pour un ouvrier de se blesser). Ces derniers résul-
tats s'apparentent aux conséquences encourues par ceux qui ignorent
les lois de la physique (par exemple, lorsque quelqu'un marche sur
des œufs). Les contraintes physiques, ou les sanctions légales ou socia-
les qui les accompagnent, comptent donc parmi les moyens les plus
visibles par le biais desquels les technologies contribuent à structurer
le comportement humain.
Une conformité subconsciente
Parfois, les technologies façonnent le comportement et les relations
moins à travers une contrainte directe que par une incitation subtile,
psychologique. Par exemple, les spécialistes de sciences sociales ont
montré que la disposition matérielle des chaises et des tables influence
fortement la nature de l'interaction sociale qui s'établit dans les écoles,
les maisons de retraite et les hÔpitaux, alors que le personnel de ces
institutions attribuait les comportements de chacun (y compris le leur)
au mélange des personnalités et des aptitudes psychologiques. On a
24
l
« Je forgerai la liberté »
ainsi eu la surprise de constater qu'il suffisait de déplacer le mobilier,
par exemple, pour contribuer à rendre vie à un groupe apparemment
atone de déficients mentaux internés 4,
Possibilités et contraintes
Les structures sociales présentent aussi cette ambiguïté que si,
à certains égards, elles peuvent restreindre les possibilités, elles peuvent
également, à d'autres égards — lorsqu'elles sont conçues de façon
adéquate —, les accroître 5. Ainsi, l'introduction de nouvelles techno-
logies modifie l'ordre préexistant. Par exemple, dans certains bureaux
et usines, la prolifération de réseaux d'ordinateurs individuels a
multiplié les occasions pour les opérateurs de prendre part aux déci-
sions de production et, simultanément, de disputer leurs domaines
d'autorité et d'autonomie aux cadres moyens 6. Une fois mises en
œuvre, les technologies peuvent aussi faciliter ou au contraire entra-
ver l'utilisation d'autres technologies. Par exemple, les réseaux télé-
phoniques ont progressivement supplanté les services télégraphiques
mais, plus récemment, ils ont facilité le développement de réseaux
d'ordinateurs et le traitement de données à distance.
La nécessité des infrastructures
La diffusion des technologies nécessite la mise en œuvre d'in-
frastructures environnementales et organisationnelles. Un téléviseur
n'est utile que si les téléspectateurs savent le faire fonctionner, s'il est
4. Sommer, 1969.
5. Giddens, 1979, p. 69-70.
6. Zuboff, 1988.
25
T
Choix technologiques, choix de société
protégé des intempéries, si l'on a accès à l'électricité, si des émissions
sont produites et diffusées, etc.
Lorsque des individus ou des groupes se dotent d'une nouvelle
technologie ou d'un nouvel équipement, ils ne sont souvent — au
mieux — que vaguement conscients des exigences que leur mise en
œuvre et leur fonctionnement requièrent. Il y a plusieurs années, une
ville voisine de la mienne, dans l'Ouest du Massachusetts, a accepté
la construction d'un centre de recherches industrielles, comptant en
retirer des revenus fiscaux. Mais personne ne s'est enquis au préalable
des coûts éventuels (financiers, environnementaux et émotionnels)
que la ville aurait un jour à supporter pour s'adapter non seulement
aux nouvelles activités de recherche, mais également à la croissance
des migrations pendulaires, aux emplois induits et à l'augmentation
de la population résidentielle qui en résulteraient. Parmi ces coûts
figurent encore les risques associés à l'évacuation des déchets toxiques,
la perte à venir d'espaces libres au profit de constructions résidentielles,
le fardeau de l'amélioration du réseau routier, des réseaux d'égouts et
de l'équipement en chasse-neige, l'accroissement de la capacité d'accueil
des écoles et de celle des cars de ramassage scolaire.
Tant qu'une technologie donnée ne joue qu'un rÔle limité dans
notre vie, garantir les conditions nécessaires à son fonctionnement
ne pose pas systématiquement de problème. Mais, plus une personne
ou une société dépend d'une technologie, plus les conditions néces-
saires à sa mise en œuvre deviennent indispensables et contraignantes.
A ce moment, les technologies exercent une influence sociale struc-
turelle profonde.
Les technologies, structures contraignantes pour les non-utilisateurs
Les technologies exercent souvent des effets tout aussi importants
sur des gens qui ne travaillent pas à leur contact ou qui ne les utilisent
26
(c Je forgerai la liberté ))
pas. Un exemple facile à appréhender concerne les phénomènes que
les économistes appellent « effets collatéraux » ou « externalités 7 »,
Dans une maison, un occupant entend les radios de ses voisins, leurs
tondeuses à gazon ou leurs climatiseurs ; des communautés entières
respirent les fumées toxiques émises par des installations industrielles.
Chacun de nous vit dans un paysage dont l'esthétique reflète l'agré-
gation de choix technologiques effectués par d'autres personnes ou
organisations. La texture psychologique de notre vie quotidienne elle-
même reflète l'influence d'innombrables choix et pratiques techno-
logiques auxquels nous ne participons pas.
La plupart des conditions nécessaires à la mise en œuvre d'une
technologie ont un énorme impact, même sur la vie de ceux qui ne
possèdent pas cette technologie ou n'utilisent pas le service qui lui est
lié. Supposons, en poussant les choses à l'extrême, qu'une femme,
citoyenne d'un État moderne, choisisse un mode de vie relativement
autosuŒsant : elle refuse de posséder une voiture, pose des panneaux
solaires sur le toit de sa maison et crée un grand potager autour de sa
maison. Et après ? Bien sûr, c'est une démarche importante'. Mais
le monde dans lequel elle vit reste imprégné par l'existence non seule-
ment des voitures mais aussi de la culture automobile et par la présence
des autoroutes, des systèmes de construction et de commercialisation
des automobiles, des raffineries de pétrole, des centrales électriques,
de l'agro-business, des bureaucraties publiques ou privées qui gèrent
ces technologies et de leurs interventions souvent désordonnées et
contradictoires. Voilà, entre autres, ce que recouvre la définition des
technologies comme structures sociales. Le résultat agrégé des nom-
breux choix technologiques d'une société affecte, d'une manière ou
d'une autre, tous ses membres.
7. Dans la théorie économique, il s'agit des effets imposés à quelqu'un en l'absence de la
médiation d'un marché compétitif parfait.
8. Voir Borgman, 1984.
27
r Choix technologiques, choix de société
Les réseaux de culture et de communication
Indépendamment de leur poids sur la vie sociale, les technologies
exercent aussi des influences symboliques et culturelles. C'est vrai
de toutes les technologies, et non seulement de celles explicitement
destinées à la communication (comme les téléphones cellulaires, les
télévisions et les radios).
Prenons un exemple : les canapés modernes comportent géné-
ralement deux ou trois coussins d'assise séparés. Aucune contrainte
technique, aucune raison économique n'imposent cette forme (on
peut très bien concevoir un canapé sans coutures apparentes, comme
les matelas sans coutures et les futons japonais). Simplement, les cous-
sins de canapé séparés définissent des espaces personnels distincts et
ainsi reflètent — mais aussi contribuent à perpétuer — l'accent mis
par la culture occidentale moderne sur l'individualité et l'intimité 9.
Bien plus, la psychosociologue SherryTurkle a constaté que les
enfants qui jouent avec des ordinateurs qui reproduisent la parole et
la pensée humaines développent des critères différents pour distinguer
le vivant du non-vivant. Au lieu de s'appuyer sur des critères physi-
ques (tels que le mouvement), ils inventent des critères et des hypo-
thèses psychologiques (« les ordinateurs sont vivants parce qu'ils
trichent » ou « les ordinateurs ne sont pas vivants parce qu'ils n'ont
pas de sentiments »). Les trajectoires de développement des enfants,
notamment leur conception d'eux-mêmes et leur raisonnement moral,
sont transformées du fait de leurs interactions avec ces machines 10.
9. Lee, 1959, p. 31.
10. Turkle, 1984.
28
(c Je forgerai la liberté »
Pour une politique globale : technologie et société versus
technologie comme société
Beaucoup d'études ont décrit des cas dans lesquels les technolo-
gies exercent une influence globale sur les sociétés. Certains historiens,
par exemple, distinguent le rÔle social de seulement une ou deux
technologies dans d'importants processus sociaux. Tout le monde
connaît maintenant le rÔle attribué par Lynn White Jr. à l'étrier dans
le développement du féodalisme européen : avec les étriers, le combat
d'assaut à cheval devenait possible, d'où la possibilité de porter de
lourdes armures protégeant la totalité du corps, l'attribution des blasons
et le développement de la chevalerie, et d'où la sélection de races de
chevaux plus forts, de méthodes de labour plus efficaces, etc." Aux
États-Unis, les chemins de fer ont, au niveau économique et technique,
contribué à l'établissement des marchés nationaux, favorisé l'extrac-
tion du charbon, la fabrication d'acier et l'adoption généralisée de la
machine à vapeur, au niveau organisationnel ils ont fourni un modèle
influent d'entreprise géographiquement dispersée, gérée de façon hié-
rarchique et contribué à l'adoption du chronométrage standardisé,
et au niveau symbolique, ils ont servi de métaphore dominante aux
Américains pour interpréter l'ensemble de leur civilisation '2,
Dans ces exemples, l'impact des technologies sur les sociétés
ou les États est effectivement global. Mais cette assertion — à la fois
, juste
logiesetfonctionnent
exagérée — passe pourtant à cÔté
politiquement de l'essentiel. Les
et culturellement techno-
comme des
structures sociales en exerçant une contrainte physique, en incitant
à une conformité subconsciente, en établissant des possibilités et
11. White, 1962.
12. Chandler, 1977; Kasson, 1977; Stephens, 1989.
29
T
Choix technologiques, choix de société
des contraintes pour l'action et la réalisation de soi, en favorisant l'évo-
lution des infrastructures, en affectant les non-usagers, en modelant
la communication, le développement psychologique et la culture en
général, en constituant l'essentiel du monde au sein duquel la vie se
déroule. Compte tenu de toutes les fonctions et effets agrégés que l'on
vient d'observer, il serait plus juste de dire que les technologies ne se
contentent pas d'aNcter la société ou les États mais qu'elles constituent
une part substantielle des sociétés et des États. C'est aussi cela, en
partie, que désigne le concept de structure sociale. Identifier les nom-
breux aspects par lesquels les technologies contribuent à définir notre
identité, ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire, et nos repré-
sentations de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons,
devrait dissiper le mythe largement répandu selon lequel les techno-
logies sont moralement et politiquement neutres 13,
Influentes, pas déterminantes
Les technologies « structurent )) les relations sociales en ce qu'elles
façonnent ou contribuent à constituer — mais ne déterminent pas
entièrement — la réalité sociale 14, Par exemple, les conduites d'eau
et les machines à laver n'ont pas, à proprement parler, obligé les habi-
tants d'lbieca à cesser de s'assembler autour de la fontaine centrale
et du lavoir de leur village, mais ils ont détérioré le système d'incita-
tions et d'interdépendances qui permettait auparavant à de tels rassem-
blements de se produire inévitablement.
13. Voir également Balabanian, 1980.
14. Sur le fait que les structures donnent sa forme à la réalité sociale mais ne la déterminent
pas, voir par exemple Unger, 1987.
30
« Je forgerai la liberté»
Outre la possibilité de rejeter ou de renoncer à une technologie
donnée, il existe toujours une marge de manœuvre dans l'utilisation
ou le fonctionnement des produits des technologies existantes, ou
dans les activités qui leur sont connexes. Cette marge est limitée, et
son étendue varie d'une technologie à l'autre et dans le temps, mais
elle n'en existe pas moins. Par exemple, si une chaîne de montage tra-
ditionnelle ne fournit que des possibilités extrêmement restreintes de
varier les habitudes de travail à chaque poste, elle n'empêche pas,
matériellement, les ouvriers de procéder à une rotation entre les
postes de travail 15.
Dépendance à l'égard du contexte
Le développement d'un réseau de chemin de fer a contribué à
l'expansion globale de l'économie des États-Unis qui est devenue la
plus puissante mondialement. La Grande-Bretagne avait pourtant
développé ses chemins de fer plus tÔt; elle n'en a pas moins progres-
sivement perdu la première place dans l'économie mondiale. Ainsi,
les chemins de fer (ou les autres technologies) ont des conséquences
sociales, mais la nature et l'étendue de leur influence dépendent du
contexte spécifique de leur mise en œuvre.
De même que le contexte social — et notamment le régime tech-
:ologique préexistant d'une société — règle les fonctions et les signi-
ucations matérielles de chaque technologie, il détermine aussi les
fonctions de communication et les significations culturelles d'une
technologie. Il y a quelques dizaines d'années, une cheminée fumante
symbolisait le progrès. Aujourd'hui — dans un contexte social diffé-
rent —, la même cheminée évoque plutÔt l'angoisse, voire le crime.
15. Schrank, 1978, p. 221-222.
31
 ' "': MF"
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. . .
l
Choix technologiques, choix de société
En somme, les fonctions et les effets d'une technologie dépen-
dent en grande partie de notre mentalité et de notre culture 16. Au
xix" siècle, pour les jeunes gens sportifs, les grandes bicyclettes étaient
des engins très rapides destinés aux hommes. Mais pour certaines
femmes et hommes âgés, les mêmes engins étaient synonymes de dan-
ger personnel. Ces perceptions conflictuelles de la bicyclette ont sans
doute eu des conséquences sur la suite de son destin technologique.
La vision de la grande bicyclette comme un « engin pour homme »
s'est traduite par la conception de nouvelles bicyclettes avec des roues
avant encore plus élevées. La perception concurrente de la grande
bicyclette comme un (c engin dangereux » a donné naissance à des
modèles aux roues avant plus petites, avec une position du siège diffé-
rente, ou des roues arrières plus élevées '7, Ainsi, pour comprendre la
fonction, la signification et l'évolution sociale du vélo à hautes roues,
il est essentiel de prendre en compte le contexte psychologique et
culturel.
Les controverses publiques au sujet de la technologie offrent une
autre occasion d'observer le rÔle de la culture et de la connaissance
dans la définition du contexte de développement d'une technologie
et, partant, de son rÔle social. Par exemple, dans les années soixante-
dix, les ingénieurs nucléaires et les cadres dirigeants des sociétés
productrices d'électricité considéraient la centralisation de la produc-
tion électrique comme une nécessité sociale absolue, ce qui plaidait
fortement en faveur de la production d'énergie nucléaire commer-
ciale. Une alternative à l'énergie nucléaire ne satisfaisant pas à ce
critère essentiel n'aurait pas été crédible à leur yeux ". Mais, pour
16. Sclove, 1982.
17. Bijker et aL, 1987, p. 42-44.
18. Par exemple, Goldsmith et aL, 1976.
32
(c Je forgerai la liberté »
d'autres spécialistes de politique énergétique, l'installation de panneaux
d'isolation en polystyrène, ne produisant aucune électricité, pouvait
constituer une alternative parfaitement viable et il était totalement
superflu de développer la production d'électricité '9,
Les fonctions essentielles d'une technologie sont ainsi l'objet d'une
discussion — d'une esquisse de négociation sociale —, ce qui ouvre la
porte à d'éventuelles alternatives 20, Lorsque les conséquences et les
significations d'une technologie deviennent objets de controverse,
les processus à travers lesquels les technologies sont culturellement
constituées émergent au grand jour.
Des produits sociaux contingents
Les technologies n'apparaissent pas fortuitement; ce sont des
produits sociaux contingents. Il est donc possible, avant comme après
leur apparition, de concevoir des technologies alternatives. Le proces-
sus par lequel un ensemble de projets plutÔt qu'un autre se concrétise
est influencé par les structures et les forces sociales dominantes, en
particulier par le régime technologique préexistant. Mais ce processus
reflète aussi des choix sociaux explicites ou tacites, issus quelquefois
de négociations ou de luttes politiques 21.
Ainsi, on imagine difficilement une maison moderne sans un réfri-
gérateur électrique, mais si les hasards de la concurrence entre entre-
prises avaient joué différemment, même légèrement, les réfrigérateurs
alimentés au gaz, plus fiables et plus silencieux, seraient probablement
19. Par exemple, Lovins, 1977.
20. Voir Cation, 1980, 1987, et comparer avec Pfaffenberger, 1992.
21. Voir, en plus des exemples cités dans le texte, Piore et Sabel, 1984, Bijker et al., 1987,
Reenberg, 199 l.
33
l

Choix technologiques, choix de sociéré

devenus la norme 22. De plus, même si on considère aujourd'hui

que le progrès technologique est nécessairement guidé par la recherche
du profit, du confort ou de la supériorité militaire, les motivations
religieuses ou esthétiques ont souvent été, au cours de l'histoire,
tout aussi importantes 23.
Il y a donc potentiellement de nombreuses solutions technolo-
giques concurrentes. Mais la flexibilité associée à une technologie
donnée tend à diminuer avec le temps. Après qu'une société s'est habi-
tuée à une technologie donnée — ou à une autre forme de structure
sociale — les alternatives deviennent moins accessibles. Une fois conçue
et mise en place, une technologie — ou une loi, une institution politi-
que —, si elle est amenée à durer, s'intègre progressivement dans des
systèmes plus larges de produits et d'organisations fonctionnellement
autonomes et influence donc la conception des technologies — lois
et institutions — ultérieures, de telle sorte que la dernière innovation
dépend entièrement du maintien de la précédente. Ainsi, il est souvent
difficile de promouvoir des solutions alternatives lorsqu'une décision
a déjà été mise en application, à cause des habitudes, des intérêts et
des coûts qu'elle génère très rapidement '4. Un autre facteur qui réduit
la flexibilité des technologies est qu'elles manifestent une résistance
purement physique associée à leur forme matérielle. Les technologies,
comme les autres structures sociales, une fois qu'elles ont vu le jour,
tendent donc à perdurer. Mais il y a encore une autre caractéristi-
que des technologies qui les distingue des autres structures sociales
et accroît leur importance politique : la polypotence.
22. Cowan, 1983, chap. 5.
23. Smith, 1970; Pacey, 1976.
24. Collingridge, 1980; Hugues, 1989; Callon, 1994, p. 407-408.
La polypotence
T'influence des technologies sur la société — leur poids en tant
que structures sociales — excède, dans la plupart des cas, les objectifs
qui leur sont explicitement fixés. C'est l'un des phénomènes que l'on
occulte le plus souvent s'agissant de la technologie. Nombre d'études
qui s'intéressent aux effets politiques de la technologie témoignent du
même aveuglement dans la mesure où elles ne portent que sur des
technologies explicitement conçues pour exercer des fonctions politi-
ques (télécommunications, technologies militaires et policières, machi-
nes électroniques pour le vote ou bases de données informatiquesYZ
Ces technologies ont bien sûr une fonction politique, mais de cela
tout le monde est conscient. C'est leur destination explicite. Plus dif-
ficiles à saisir sont les significations et effets sociaux implicites asso-
ciés aux technologies, et qui donnent à celles-ci le poids de structures
sociales. Autrement dit, les fonctions, effets et significations des tech-
nologies ont un impact secondaire : la « polypotence ». (Le terme de
« polypotence » signifie « qui a plusieurs pouvoirs )) est introduit ici
faute d'un terme plus adéquat dans le vocabulaire existant. Il sonne
25. Par exemple ÔTA, 1987.

34 35
T
Choix cechnologiques, choix de société
moins étrangement si l'on pense à << omnipotence », qui signifie
littéralement, (c qui a tous les pouvoirs ").
Prenons l'exemple d'un marteau ordinaire. Lorsqu'un homme
l'utilise pour planter des clous, il ressent aussi la texture et les pro-
priétés physiques des matériaux, il exerce et développe ses muscles,
il améliore la coordination entre ses mains et ses yeux et il produit
du bruit, tout cela en actionnant et en usant le marteau lui-même.
Au fur et à mesure que sa compétence dans le maniement du mar-
teau s'accroît, son amour-propre s'affirme et se trouve justifié. a un
autre niveau, son activité entre en résonance avec les mythes primor-
diaux de Vulcain et de Thor enfouis dans sa mémoire. Il se souvient
aussi du maréchal-ferrant et du mythe de la frontière américaine.
Il pense au marteau du juge, au marteau comme symbole de justice,
et à une chanson popularisée par le trio de chanteurs folk Péter,
Paul et Mary.
D'où vient le marteau ? Quelqu'un a abattu un arbre et façonné
le manche. D'autres ont localisé et extrait le minerai de fer. Une
partie de ce minerai a été façonné pour former une tête de marteau.
Si un homme touche le marteau de la langue, le goût du fer oxydé
lui évoquera de façon fugace le moment où des artisans et des fer-
miers, jadis indépendants, se sont retrouvés pour la première fois à
travailler dans une usine sous une surveillance stricte. Lorsqu'il était
enfant, c'est un oncle qui lui a appris à se servir d'un marteau pour
la première fois. Lorsqu'il empoigne aujourd'hui un marteau, il se
sent intégré dans une relation historique avec ce marteau et d'autres,
et avec le développement du concept de marteau et la technologie
en général.
Le contexte social immédiat de l'utilisation du marteau peut
varier. Lhomme peut travailler seul, en groupe sur un projet ou
dans une pièce dans laquelle chaque personne réalise un projet différent.
Il peut ou ne peut pas choisir sa tâche; il peut ou non recevoir un salaire.
Selon le contexte social précis de son utilisation, le marteau change
36
« Je forgerai la liberté »
de signification, l'utilisateur le voit différemment, et cela contribue
à modifier sa perception du monde. De même, la façon dont il utilise
le marteau en dit beaucoup aux autres sur son caractère, ses capacités
et son humeur.
Le marteau diffère d'une chaîne de montage partiellement auto-
matisée en ce que cette dernière requiert et favorise la coordination
des efforts simultanés de plusieurs ouvriers. Mais un marteau impose
aussi certaines limites aux conditions sociales dans lesquelles il
peut être utilisé. Un marteau n'a qu'un manche. Il n'est pas conçu
pour permettre le type de collaboration qu'encouragent les réseaux
d'ordinateurs ou qu'exige l'utilisation d'une longue scie à deux
manches.
T'activité développée par l'homme avec un marteau a vraisem-
blablement pour résultat matériel des clous enfoncés ou tordus, des
éclats de bois, un solide appétit, peut-être un pouce écrasé, des mus-
cles froissés mais accessoirement renforcés, l'émission excessive de
dioxyde de carbone, la transpiration et, enfin, un produit, qui devient
une partie du monde formé par l'homme.
Dès lors, le clou qui s'enfonce est-il forcément l'aspect le plus
important de l'activité que l'on appelle (c donner des coups de mar-
teau » ? Les marteaux, comme toutes les technologies, sont polypo-
tents dans leurs fonctions, leurs effets et leurs significations.
T'approche désormais largement partagée de la technologie admet
son caractère polypotent lorsqu'elle parle de ses conséquences non
intentionnelles ou secondaires. Mais le terme de « polypotence )) est
utile parce qu'il ne présume pas que l'on sait automatiquement laquelle
des nombreuses fonctions ou significations d'une technologie est la
plus importante ou même laquelle est intentionnelle. De nombreux
chercheurs en histoire sociale de la technologie ont, par exemple, expli-
qué que certaines innovations industrielles ont eu pour fonction,
implicite mais intentionnelle, de substituer des ouvriers non qualifiés
faiblement rémunérés à des ouvriers qualifiés mieux rémunérés,
37
 t00hno|oXiq||es, choix de société
f une clhcipline rigoureuse à la force de travail restante et
lblir Ion 8y|)c|icats ".
Il Gi11( également introduire le terme de « fonction focale », utile
|JOlll Né i'Cl&cr à l'objectif intentionnel explicite d'une technologie.
' m Non focale )) désignera alors l'ensemble des fonctions, effets et signifi-
Cations supplémentaires — mais souvent récessifs — qui l'accompagnent.
Si la Fonction focale des schoolhouses du XIX' siècle en Nouvelle-
Angleterre était de fournir un lieu d'instruction et d'éducation,
l'une de leurs fonctions non focales a été de contribuer à former —
en partie via le symbolisme d'une architecture de type religieux — une
orce de travail relativement docile 27.
Il arrive que les technologies fonctionnent comme des structures
sociales précisément en vertu de leur objectif focal. Par exemple, les
armes ont une action coercitive parce qu'elles sont exactement conçues
pour cela. Mais plus souvent et plus subtilement, l'action structurelle
des technologies est le produit de leur polypotence implicite. On le
voit dans nombre des exemples précédents, des coussins de canapé
(qui contribuent de façon implicite à reproduire le sens de l'intimité
de notre culture) aux jeux sur ordinateurs (qui, de façon inattendue,
modifient le développement psychologique des enfants). Même les
technologies focalement conçues comme des structures sociales sont
susceptibles d'avoir en sus un effet structurant non focal. Par exemple,
les armes nucléaires sont conçues focalement pour exercer une coerci-
tion, mais elles contribuent non focalement à légitimer les institutions
gouvernementales autoritaires au sein des sociétés qui les possèdent28,
Il est fréquent, de plus, que des technologies focalement sans
rapport les unes avec les autres interagissent de façon latente pour
26. Voir, par exemple, Zimbalist, 1979.
27. Lexemple est tiré des conférences données au Massachusetts Institute of Technology à
l'automne 1979 par le professeur Merrit Roc Smith sur (c La technologie en Amérique ».
28. Par exemple Falk, 1984.
· avec les produits matériels, voir par exemple Whitc, 1974 et Elias, 1978.
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« Je forgerai la liberté »
produire un effet structurel auquel aucune d'entre elles ne pourrait
parvenir seule. Les coussins de canapé séparés ne contribueraient
pas à établir des normes culturelles d'intimité et d'individualisme s'ils
ne faisaient pas partie d'un ensemble de produits et de comportements
rituels qui participent conjointement au même résultat. (Par exemple,
les coussins de canapé peuvent être placés dans un groupe qui com-
prend les couverts individuels, les chambres à coucher personnelles,
les combinés téléphoniques conçus pour une personne à la fois, etc,29)
Pour appréhender pertinemment les caractéristiques d'une société
et agir efficacement sur elle, il est donc indispensable de prendre en
compte la totalité des produits et pratiques que comporte son régime
technologique.
Il y a d'importantes similitudes fonctionnelles entre les techno-
logies et les structures sociales non technologiques (les statuts légaux,
les agences gouvernementales, les grandes entreprises, etc.). Toutes
ont été produites par des sociétés sur une longue durée et influencent
le devenir de ces sociétés. Mais il y a aussi des différences entre elles,
tenant à leurs modes de fonctionnement et à la perception qu'en
ont les sociétés.
D'abord, les lois et les institutions politiques et économiques
sont des produits sociaux contingents, et tout le monde, jusqu'à un
certain point, en a conscience. Les sociétés les font évoluer par le biais
cIe processus politiques ou juridiques formels, et il est communément
admis que des choix alternatifs sont possibles. En revanche, on a, à tort,
tendance à considérer les technologies d'une société comme inévita-
bles, c'est-à-dire déterminées par des processus inexorables plutÔt que
constituées et choisies socialement.
Deuxièmement, il est communément admis que les lois et les
institutions politiques et économiques dont l'évolution résulte de
29. Sur le développement historique contingent de l'intimité et de l'individudisme, et sa relation
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r"
Choix technologiques, choix de société (C Je forgerai la liberté »

processus formels fonctionnent comme des structures sociales. C'est
leur objectif explicite. Certes, elles peuvent aussi provoquer diverses
conséquences sociales non intentionnelles. Les lois de l'époque de la
prohibition ont été promulguées pour mettre fin à la production
d'alcool, non pour la rendre clandestine et contribuer au développe-
ment du crime organisé. Mais on escompte des institutions et des
statuts légaux — parce que c'est leur objectif — qu'ils modèlent dans
une certaine mesure l'interaction sociale et l'histoire. En revanche, on
s'attend en général à ce que la plupart des technologies s'avèrent sans
conséquences structurelles, et — parce que focalement c'est le cas de
la plupart — cette attente paraît satisfaite. Mais les apparences sont
Irompeuses, dans la mesure où ce sont fréquemment les aspects non
Locaux d'une technologie qui entraînent de profondes conséquences
structurelles.
Dès lors, bien que les technologies aient autant de conséquen-
ces que les autres structures sociales, on s'aveugle davantage sur leurs
origines et sur leurs effets sociaux. Ce double aveuglement résulte
en partie de certains mythes — ou de conceptions erronées — et notam-
ment des mythes selon lesquels les technologies seraient des phénomè-
nes autonomes et moralement neutres 30, Les technologies modernes
elles-mêmes entretiennent la confusion, par le biais de leur mode
social de conception et d'utilisation.
Cette double erreur de perception concernant la réalité des tech-
nologies favorise leur importance structurelle, parce qu'elle permet
aux technologies d'exercer leur influence sans que la société en ait
conscience ou en perçoive les modalités. Cela explique pourquoi l'on
est enclin à se résigner à des conditions sociales produites par des
savoir-fàire et des pratiques technologiques, alors que l'on n'hésiterait
pas à les rejeter si les mêmes résultats émanaient d'un processus
politique formel 3',
Tant que leur origine, leurs effets et leurs dynamiques demeure-
ront aussi gravement méconnues, il ne sera pas possible de contester
les technologies dans les mêmes termes que, par exemple, des lois
ou des institutions économiques au fonctionnement social compara-
ble, en arguant de ce qu'elles sont politiquement ou culturellement
inacceptables. Et les sociétés échoueront à développer les moyens de
rechercher d'autres technologies plus conformes — focalement comme
non focalement — aux idéaux et aux aspirations de leurs membres.

30. Winner, 1977. Fait curieux, non seulement ces deux mythes largement répandus sont
faux, mais ils s'excluent aussi mutuellement. En effet, si les technologies étaient vraiment neu-
tres, elles ne pourraient pas en même temps être une force autonome qui détermine le cours
de l'histoire. Tout en écant faux, ces mythes n'en ont pas moins des conséquences sociales.
Chacun contribue à détourner l'examen politique critique qu'il serait justifié de faire subir aux
technologies. Le mythe de la neutralité, parce qu'il implique que ce n'esr pas des produits eux-
mêmes, mais de ceux qui les utilisent, qu'il faut se préoccuper. Le mythe de l'autonomie,
parce qu'il suppose, au contraire, que les technologies ont beaucoup d'importance, mais que
l'on n'a pas le choix et que ce sont les technologies elles-mêmes qui décident. JÔut en se
contredisant, ces mythes sont les vecteurs d'un système idéologique unifié empêche de perce-
voir que les technologies sont des structures sociales contingentes. 31. Winner, 1986.

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