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Trois femmes à Manhattan

Author(s): Maryse CONDÉ


Source: Présence Africaine , 1er et 2e TRIMESTRES 1982, Nouvelle série, No. 121/122,
Présence antillaise: Guadeloupe - Guyane Martinique (1er et 2e TRIMESTRES 1982), pp.
307-315
Published by: Présence Africaine Editions

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24351354

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NOUVELLE

Maryse CONDÉ

Trois femmes à Manhattan


A Wanda

— Est-ce que tu m'as entendue ? Est-ce que tu m'écoutes ?


Claude releva la tête. Non, elle n'écoutait pas Elinor, car ce
n'était pas nécessaire. Chaque matin, celle-ci répétait les mêmes ins
tructions, enfilant ses gants de peau fine, ou campant un bonnet aux
couleurs vives sur ses cheveux bouclés avant de disparaître laissant
derrière elle un parfum délicat.
« Lave, frotte, repasse, arrose les plantes. En partant n'oublie pas
le verrou de sûreté, c'est très, très important... »
Comme Elinor la fixait hésitant comme à l'accoutumée entre la
tendresse et l'exaspération, elle lui adressa un sourire d'excuse et
entra dans la cuisine.
L'appartement où Elinor avait emménagé six mois plus tôt était
élégant. Il convenait à merveille à une jeune femme écrivain dont le
premier roman « The mouth that eats salt » faisait la une des magazi
nes littéraires. Non pas des magazines noirs. Ceux-là, on sait ce qu'ils
valent. Qu'un Noir, qu'une Noire écrivent quelques lignes et ils en
font un génie ! Elinor faisait l'objet d'articles et paraissait en couver
tures de publications blanches sérieuses, objectives qui déchiffraient
ses références au folklore du Vieux Sud et au patrimoine collectif noir
tout en soulignant sa beauté, brûlante comme une nuit d'août en
Géorgie. Elle avait bien offert son roman à Claude, mais sa connais
sance limitée de l'anglais ne lui avait pas permis de le lire. Elle s'était
bornée à l'ouvrir, caressant des yeux l'entrelacs de signes qui pour elle
ne signifiaient rien, avant de le ranger sur l'unique étagère de sa
chambre entre son album de photos et un exemplaire de « Teach
yourself English ». Par la fenêtre de la cuisine, Claude apercevait un

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308 PRÉSENCE AFRICAINE

vrai décor de carte postale. Sous


celants enserrant les rues perpe
nes. Que New York est surpre
habituée à cette beauté déconcer
on n'a jamais rêvé. Parfois au so
Noirs et Portoricains, unis dans
la même haine, elle se demanda
nonchalante à cette ville où tout p
passé lui semblait interminable,
déjà marqué par l'échec. Elle
Marie-Galantais, disparu après s
sa mère. Déjà accablée d'enfan
raine, Mme Bertille Dupré d'une
qui lui avait donné la meilleure
ménagers. En fait, elle n'en sortai
frotter, repasser, arroser les pla
l'autre.
Elle ramena son regard sur la v
donné une réception. Elle recev
saire pour soigner sa publicité. C
seuls les naïfs le croient. Encore f
de sa personne. Quand elle s'é
l'avait accablée de questions dans
cis. D'abord elle l'avait crue Haï
fertilise toutes les grandes cité
étonnée :
— La Guadeloupe, mais où est-ce que c'est ? Quel âge avez
vous ? Qu'est-ce qui vous a amené si jeune si loin de chez vous ?
Et Claude s'entendit bredouiller une histoire vraie aussi invrai
semblable qu'un tissu de mensonges. Comment le croire qu'à sa majo
rité, elle avait quitté « L'Hôtel du Grand Large » où elle avait été
engagée après son Brevet de Tourisme, avait retiré de la Caisse
d'Epargne le maigre pécule que marraine Bertille lui avait constitué
et s'était fait la malle ? Pourquoi New York ? Pourquoi pas Paris via
le Bumidom comme tous les autres ? C'est que précisément Paris lui
faisait horreur. Plusieurs fois l'an, dans la grande maison entre corn
et jardin de la rue du Commandant Mortenol, des amis de marraine
Bertille, de retour de métropole, égrenaient leurs souvenirs extasiés :
— Ma chère, nous sommes montés tout en haut de la Tour Eiffel
avec les enfants. Paris à nos pieds ! Quel spectacle !
Et Claude attentive à ne pas renverser les coupes de sorbet au coco
que l'on offrait aux invités se prenait de haine pour cette ville, catin
trop vantée, et se jurait de cingler vers une autre Amérique.
A la fin de l'entretien, Elinor avait déclaré :
— C'est d'accord. Vous viendrez trois heures chaque matin.
Depuis s'était noué entre elles ce lien fait de compassion, de

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RÉCITS - NOUVELLES - THÉÂTRE 309

mépris, de haine parfois, d'amour aussi,


secret. Elles le savaient toutes deux, Clau
destin, enchanteur distrait, avait oublié de
chée du néant. Sous prétexte de perfectio
avait conté à Claude son enfance dans la maison victorienne héritée
de la famille maternelle. Dernière-née de sept enfants, ce chiffre lui
avait toujours signifié sa prédestination. Quand elle décrivait sa mère,
ses tantes, sa tante Millicent surtout, Claude se les représentait sans
effort. Avec quelques bouclettes, quelques coups de crayon en plus,
des parures à la fois plus austères et plus riches, c'était marraine Ber
tille, ses sœurs, ses amies. Quant au père absent, mais sans cesse pré
sent, prompt à s'irriter d'un faux-pli au plastron d'une chemise,
c'était Marcel Dupré, chef de Service aux Contributions directes et
indirectes, qui chaque dimanche, se faisait polir les ongles par l'aînée
de ses filles. C'était le même univers, grossi à l'échelle d'un continent,
voilà tout. Là s'arrêtait toutefois la ressemblance. Elinor avait vire
volté des uns aux autres sur ses escarpins à barrettes, tendant la joue
aux baisers. C'était l'enfant prodige, la terrible septième, qui confon
dait ses maîtres, qui à la mort de Martin Luther King composait une
ode en son honneur, lue à l'église dans le recueillement de tous. Elle
n'était pas l'humble filleule, recueillie par charité, élevée sans amour,
enlaidie à force d'indifférence. Claude quitta la cuisine, traversa le
living-room, 60 m2 de moquette blanche, de tableaux de Romare
Bearden, de peintres naïfs, Salnave, Wilson Bigaud, Wesner la
Forest, d'objets insolites et gracieux ramenés du Mexique qu'elle
n'époussetait qu'en tremblant, puis entra dans le bureau. Cette pièce
était le lieu d'une alchimie secrète et singulière. Sur une longue table à
dessin, placée contre la fenêtre, la machine à écrire trônait. Elinor
rangeait méticuleusement dans des chemises aux couleurs différentes,
le manuscrit de son roman en cours, les nouvelles, les articles aux
quels elle travaillait. Claude ouvrit un dossier. Quelle magie ! Ces
séries d'arabesques qui signifiaient une pensée, qui communiquaient
un imaginaire, par elles plus lancinant que le réel. Ecrire ! Mettre en
mouvement ses reins, son sexe, son cœur pour accoucher du monde
inscrit dans son obscurité. Dire qu'elle avait eu cette audace ! A
Pointe-à-Pitre, le soir au galetas, quand la maison dormait, elle grif
fonnait sur des cahiers à spirale. Une force incontrôlable en elle. A qui
montrer le fruit de ses veilles ?
Mlle Angélique-Marie Lourdes était la maîtresse de français, une
jolie câpresse toute en fossettes, qui habitait encore chez ses parents.
Chaque matin, à la récréation de dix heures, la servante de sa mère,
lui apportait une tasse de lait chaud et un croissant sur un plateau
d'argent et elle mangeait à petits coups comme un oiseau. C'était la
seule qui prêta quelque attention à Claude la faisant réciter ses fables,
l'encourageant d'un sourire. Mais s'approcher d'elle ? Lui mettre
sous les yeux ce bredouillis maladroit ? Claude ne l'avait jamais osé et

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310 PRÉSENCE AFRICAINE

en quittant la Guadeloupe, un
Elle s'assit à la table de travai
droitement sur le clavier.
Au sortir de chez Elinor, Claude se rendait par l'autobus chez
Véra, quatre-vingt dix rues plus haut en plein cœur de Harlem. Là,
plus de portier en uniforme bleu ciel à galons, plus de gardien de la
sécurité en uniforme bleu sombre à walkie talkie, plus de tapis
d'Orient, de plantes vertes, d'ascenseur vous emportant d'un souffle
jusqu'au 25e étage. Autrefois pourtant, avec ses lourds piliers de faux
marbre, l'immeuble n'avait pas dû manquer d'allure. Hélas, Harlem
n'était plus la capitale des arts et du plaisir où Zora Neale Hurston
dansait le charleston en montrant ses chevilles. C'était un ghetto,
sale, désespéré où la majorité des familles subsistaient grâce aux cou
pons alimentaires. Quinze ans plus tôt, quand Véra avait emménagé,
il y avait sur divers paliers des médecins et des employés de Wall
Street en costume trois pièces gris anthracite. Depuis, tout ce monde
avait fui vers des banlieues où on n'égorgeait pas les enfants et Véra
était demeurée le dernier vestige du passé. Claude pressa sur la sonne
rie, trois coups appuyés, un autre plus légers, entendit l'interminable
cliquetis de serrures et des verrous, puis la porte s'ouvrit. Quel âge
avait Véra ? 60, 70, 80 ans... ? Elle demeurait mince, voire menue.
Pas un fil d'argent dans sa crinière, mais celle-ci s'amenuisait, se
clairsemait comme une forêt dévastée par trop d'incendies. L'archi
tecture de son visage était indestructible, mais sa bouche, ses yeux
étaient meurtris, défaits, détruits d'avoir trop simulé l'espoir et le cou
rage. Elle interrogea :
— Tu as mangé ?
Claude secoua la tête. Elle insista :
— Elle ne t'a rien donné à manger ?
« Elle », bien sûr, c'était Elinor. Claude était le lien entre ces
deux femmes qui ne s'étaient jamais vues. Un jour, elle n'avait pu
résister à la vanité de désigner du doigt la couverture du magazine lit
téraire que lisait Véra en murmurant :
— Je travaille chez elle aussi !
Véra était restée estomaquée et depuis Elinor était devenue l'un
des sujets de leurs conversations quotidiennes. Véra découpait les
moindres revues de presse, les moindres articles la concernant et les
commentait rageusement :
— Beauté brûlante comme une nuit d'août en Géorgie ! Images,
métaphores, symboles empruntés au folklore du Vieux Sud, voix
noire, rythme noir. Comment peut-elle accepter tout cela ? N'a-t-elle
pas mieux à faire ? Pas de grande cause, pas de grande cause... !
L'autre sujet de leurs conversations quotidiennes, c'était bien sûr
Haïti, saignant de toutes ses plaies. Alliée par les femmes à l'ancien
Président Omar Tancrède et par les hommes à l'ancien Président
Zamor Valcin, la famille de Véra avait été menée à l'abattoir par

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RÉCITS - NOUVELLES - THÉÂTRE 311

ordre du nouveau dictateur, ses terres et ses bi


sons rasées. Si Véra avait échappé à la bouche
vait en Europe où elle commençait une double
concert et de femme de lettres, et se laissait co
lien. Du jour au lendemain, elle avait fermé
mis sa plume au service d'une grande cause.
rubrique dans un journal d'opposition, cent
réapparu comme un phénix. Elle qui n'avait p
arife, savait tout ce qui s'y passait, analysait-to
était en elle comme un poto-mitan sous-ten
d'une manifestation, d'une marche, d'un gala
infatigable, administrant à tous le réconfort
appartement glacial où tout allait vau-l'eau c
Quand elle avait rencontré Claude, celle-
depuis deux jours et voyait le monde à trave
qui le rendait plus beau. Le lieu était largeme
New York, alors, elle y était entrée. Là, ô su
çais. Des fillettes aux joues couleur cannelle
grands plateaux d'orangeade et de pâtés. Eta
manifestait ? Si l'on veut, car à ce moment, Cla
regard de Véra.
Véra n'avait que faire d'une femme de mén
pas compris tout de suite. Les premiers mois, e
briqué des objets usés et sans couleur, tentan
redonner de l'éclat. Peu à peu, elle avait décou
délabrement convenaient à Véra. Parmi les co
composaient son ameublement, plus besoin d
vait elle-même, déjà habitée par la mort. Rat
divan, elle feuilletait ses albums :
— Regarde maman, comme elle était belle
c'est ma sœur Iris. Là c'est papa ! Tous mor
leurs tombes...
Les larmes coulaient sur ses joues et Claude prenait la vieille main
entre les siennes l'embrassant doucement. Que dire ? Elle n'avait
jamais su parler, puisque personne ne l'avait jamais écoutée. Véra
poursuivait :
— Lui, c'est Fabio ! Ah, les hommes ! Dès qu'il a su que je
n'étais plus une riche héritière, il a disparu. Après cela, je n'ai plus eu
confiance en personne, personne... Ensuite commençait la litanie de
ceux qui l'avait aimés et auxquels, à l'entendre, elle s'était refusée.
Dans des boîtes en carton étaient rangées des lettres que parfois elle
déclamait avec dérision et aussi exaltation. Qu'étaient devenus tous
ces suppliants ? Mariés, pères de famille, bourgeois prospères, artis
tes comblés... ou morts, eux aussi, comme les parents de Véra, retour
nés dans le ventre chaud de la terre. Rien ne restait d'eux que ces
séries d'arabesques qui avaient signifié leur passion. Claude, fascinée,

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312 PRÉSENCE AFRICAINE

dévorait du regard les page


moment le plus précieux surv
qui contenait les divers man
tous renvoyés par les éditeu
Canada. Des heures dînant,
Claude, suspendue à ses lèvre
sous les mots et les phrases.
nés à cette fin sans gloire ?
cès ? Pourquoi Elinor, march
L'écriture n'est qu'un piège,
simulation de communication.
Comme chaque après-midi, après ces longues séances de lecture,
dans la seule pièce que le radiateur consentait à chauffer, Véra
s'endormit, la bouche ouverte, sur un ronflement pareil à un râle.
Claude lui prit les manuscrits des mains : « La bataille de Vertières,
roman historique », « Un cœur d'Haïtienne, Angélita Reyes »... puis
elle retomba dans sa rêverie. Pourquoi ces deux femmes, chacune à sa
manière, l'avaient-elles prise en affection ? A cause de sa jeunesse ?
De sa naïveté ? De sa bénignité ? Elle comprenait qu'elle était leur
création, qu'elle était le rouleau de papyrus sur lequel elles dessinaient
librement les signes par lesquels elles choisissaient de se représenter.
Mais en même temps, n'étaient-elles pas en son pouvoir ? Un acte
de refus et se briserait le miroir dans lequel Elinor se voyait si belle.
Un geste de lassitude et Véra ne pourrait plus souffler, épuisée, en
bout de course.
Vers trois heures, Véra dormait encore. Claude enfilant la veste en
peau de chèvre qu'elle lui avait donnée, s'en alla. Les garçonnets
emmitouflés qui jouaient dans la rue, lui sourirent. Ils la connais
saient à présent. Elle commençait de peser son poids de vivante dans
le quartier. C'était bon signe.
Du City College à l'appartement de Véra, il n'y avait que peu de
distance. Elle s'y était inscrite suivant les conseils de cette dernière
qui lui répétait que l'instruction était la clé de l'ascension.
— Nous étions un peuple d'esclaves. Patiemment, nous avons
gravi tous les échelons. A présent, regarde...
Claude regardait et que voyait-elle ? Des hommes, des femmes
entassés dans des ghettos, humiliés dans leur esprit, blessés dans leur
chair. Des hommes, des femmes soumis à la dictature, écartelés aux
points cardinaux du monde. Restait l'Afrique dont parlait souvent
Véra. Elle était si loin ! Qui savait ce qui s'y passait ? Cependant les
cours du soir du City College étaient pratiquement gratuits. Elle y
apprenait l'anglais. Peu à peu, la parole de New York qui l'avait
effrayée, assourdie, devenait intelligible. Les rébus des enseignes au
néon, des affiches... se laissaient déchiffrer.
Au coin de la 140e rue, un vieil homme blotti sous un porche leva
vers elle ses yeux bleutés de cécité. Elle lui tendit un de ses derniers
quarts de dollar.

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RÉCITS - NOUVELLES - THÉÂTRE 313

Claude s'arrêta dans l'entrée, interdite.


Drapée de sa robe de chambre, couleur souf
ployée, prostrée. Elle releva un visage défait, p
les algues tristes de ses cheveux et gémit :
— Tu vois ce qu'ils écrivent ?
Devant elle, des revues « Black Culture », «
« Black World »... Mais Claude ne leur accord
était confondue par ce chagrin. C'était comme si
cœurs saignants des victimes et les chants des
se lever, laissant le monde à sa nuit.
— Mais que veulent-ils ? Que veulent-ils ?
Elle pirouetta sur elle-même :
— Ils veulent que je parle une fois de plus es
racisme, que je nous pare des vertus des vi
l'espoir...
Elle renifla, s'essuya les yeux des deux poings et Claude retrouva
dans ces gestes puérils, la fillette qu'elle avait été.
— A quarante ans, pour la première fois, ma mère a été admise
dans un restaurant blanc à Colony Square. Ça a été la grande affaire
de sa vie. Chaque matin, nous l'avons entendue cette histoire, après
l'éloge à nos grands hommes qui avaient versé leur sang pour un tel
"moment...

Je n'en peux plus, tu comprends ?


Claude n'était pas sûre de comprendre. Néanmoins, elle l'ass
d'un sourire. Elinor se leva. Ses admirateurs n'auraient pas recon
leur idole, ce matin-là. Mais déjà elle se déployait, retrouva
grâce, son maintien, comme honteuse de son désarroi et Claude
prit que rien ne pourrait arrêter sa marche.
Demeurée seule, Claude feuilleta les revues, suivant du do
quelques lignes, à la recherche d'inscriptions familières. Pourquo
mots font-ils tant de mal ? Quel pouvoir est caché dans leur dess
Comment le capturer et l'apprivoiser à sa guise ? D'une cert
manière, Elinor pas plus que Véra, n'y était parvenue. Avec un
pir, Claude se dirigea vers l'évier encombré. Au bout d'un mom
Elinor s'arrêta près d'elle. Bien malin qui aurait découvert sous
rouge des pommettes la zébrure des larmes. Elles se sourirent et Elin
répéta :
— Lave, frotte, repasse, arrose les plantes. En partant n'oublie
pas le verrou de sûreté, c'est très, très important... »
Pourtant, ces injonctions signifiaient tout autre chose. Elles
symbolisaient le lien qui les unissaient, le secret qu'elles partageaient,
l'équilibre retrouvé...
Le fer à repasser mordit le col de la blouse de toile blanche.
Depuis l'enfance, Claude s'entendait dire qu'elle avait des doigts de
fée. C'était la seule grâce qu'on lui reconnaissait. Quand il avait fini
d'inspecter la pile de chemises encore tièdes, Marcel Dupré daignait
sourire et glissait les doigts dans son gousset :

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314 PRÉSENCE AFRICAINE

— Tiens, achète-toi « un sucr


Le jeudi après-midi quand elle
trouvait dans la cuisine, son ven
grossesse, coincé entre le « pot
mains, les brûlants trapèzes d
dement, puis entamait un lon
tes avec les voisines, de coups
son mari du moment, s interr
avec une fugitive tendresse :
— Comme tu es adroite !
Ne serait-elle jamais bonne à rien d'autre ? Elle regarda ses
mains, petites, un peu carrées, encore modelées par l'enfance. Depuis
son arrivée à New York, trop occupée à survivre, elle n'avait pas
acheté de cahiers à spirale. Elle savait pourtant que l'audace lui
reviendrait, que ses reins, son sexe, son cœur, sa tête se remettraient
en branle et qu'elle accoucherait de son monde. Déjà, il se mouvait en
elle. A qui montrer le fruit de sa parturition ? Cette fois, elle n'hésite
rait pas... A Véra qui l'avait inspirée...
Véra ajusterait les lunettes à monture de métal qui ajoutaient à
l'ensemble à la fois pathétique et comique de son vieux visage et opi
nerait de la tête :
— C'est bien, c'est bien ! Ah , c'est très bien... !
Le fer à repasser crépita, la rêverie s'arrêta...
Vers midi, elle descendit. Dans ce quartier hautain, les regards
fixaient un point dans l'espace sans jamais rencontrer d'autres
regards, effleurer des joues, des lèvres, des chevelures et chacun sem
blait poursuivre son propre fantôme.
— Elle a pleuré ce matin !
Véra dégusterait cette nouvelle comme un mets rare, puis l'acca
blerait de questions auxquelles elle ne saurait répondre. Il valait
mieux ainsi, car alors l'imagination de Véra comblerait toutes les fail
les, composerait un récit à sa guise. En agissant ainsi, Claude n'avait
pas l'impression de trahir un secret qu'elle aurait dû garder. Au con
traire, elle resserrait le lien qui s'était rompu. En effet, depuis le
moment où le navire béni par Dieu et le Roy, s'était éloigné de la baie
pour l'effroyable traversée, plus rien ne les avait réunies. Des lieux
leur avaient été assignés à résidence. Des langues les avaient contrain
tes au mutisme. A présent, l'unité se refaisait.
A la 140e rue, le froid avait chassé le vieillard de sa porte cochère.
I /ans les vitrines — fouillis des magasins portoricains, des mangues,
des avocats, des plantains parlaient de climat où la misère, au moins,
se pare des haillons du soleil. Leur vue n'éveillait en Claude qu'une
rancune nauséeuse. Elle pressa le pas, car le froid se faisait de plus en
plus vif.
Comme elle atteignait l'angle de l'avenue d'Amsterdam, le cœur
lui manqua. Devant l'immeuble de Véra, une ambulance était à

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RÉCITS - NOUVELLES - THÉÂTRE 315

l'arrêt et c'était la matérialisation d'une angoi


chaque jour en elle. Elle savait que ce moment
s'endormait, elle se penchait sur elle guettant son
pas encore. Car enfin si elle ne pouvait ressuscite
Iris, la sœur tant chérie, si elle ne pouvait re
Verna, altière entre ses cactus solitaires, abattre
sang et disperser ses membres au carrefour de
du moins elle pouvait lui offrir un récit, une œu
non pas telle qu'elle était, octogénaire, en pitoy
enflant sa voix dérisoire dans le tumulte des
qu'elle se rêvait : Erzulie Dantor, flambeau au
courir, mais des racines surgies du pavé, l'entrav
cher, l'empêchèrent d'arriver à son but avant
mouvement puissant ne se soit écartée du trot
interminable et rectiligne, en poussant son lo
reuse. Un cercle de curieux s'était formé, qui l
La voisine portoricaine, celle-là même dont
gardé les enfants, le temps qu'elle coure au sup
coupons alimentaires, la fixa tristement, murm
— Es la vieja mujer del quinto piso...

Maryse CON DÉ
Guadeloupe - Romancière, essayiste.
A publié deux pièces de théâtre,
plusieurs esssais (LA PAROLE DES FEMMES,
L'HARMATTAN, 1980). 2 romans
(HEREMAKHONON, 10-18. UNE SAISON A RIHATA.
ROBERT LAFFONT. 1981).

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