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Maryse CONDÉ
en quittant la Guadeloupe, un
Elle s'assit à la table de travai
droitement sur le clavier.
Au sortir de chez Elinor, Claude se rendait par l'autobus chez
Véra, quatre-vingt dix rues plus haut en plein cœur de Harlem. Là,
plus de portier en uniforme bleu ciel à galons, plus de gardien de la
sécurité en uniforme bleu sombre à walkie talkie, plus de tapis
d'Orient, de plantes vertes, d'ascenseur vous emportant d'un souffle
jusqu'au 25e étage. Autrefois pourtant, avec ses lourds piliers de faux
marbre, l'immeuble n'avait pas dû manquer d'allure. Hélas, Harlem
n'était plus la capitale des arts et du plaisir où Zora Neale Hurston
dansait le charleston en montrant ses chevilles. C'était un ghetto,
sale, désespéré où la majorité des familles subsistaient grâce aux cou
pons alimentaires. Quinze ans plus tôt, quand Véra avait emménagé,
il y avait sur divers paliers des médecins et des employés de Wall
Street en costume trois pièces gris anthracite. Depuis, tout ce monde
avait fui vers des banlieues où on n'égorgeait pas les enfants et Véra
était demeurée le dernier vestige du passé. Claude pressa sur la sonne
rie, trois coups appuyés, un autre plus légers, entendit l'interminable
cliquetis de serrures et des verrous, puis la porte s'ouvrit. Quel âge
avait Véra ? 60, 70, 80 ans... ? Elle demeurait mince, voire menue.
Pas un fil d'argent dans sa crinière, mais celle-ci s'amenuisait, se
clairsemait comme une forêt dévastée par trop d'incendies. L'archi
tecture de son visage était indestructible, mais sa bouche, ses yeux
étaient meurtris, défaits, détruits d'avoir trop simulé l'espoir et le cou
rage. Elle interrogea :
— Tu as mangé ?
Claude secoua la tête. Elle insista :
— Elle ne t'a rien donné à manger ?
« Elle », bien sûr, c'était Elinor. Claude était le lien entre ces
deux femmes qui ne s'étaient jamais vues. Un jour, elle n'avait pu
résister à la vanité de désigner du doigt la couverture du magazine lit
téraire que lisait Véra en murmurant :
— Je travaille chez elle aussi !
Véra était restée estomaquée et depuis Elinor était devenue l'un
des sujets de leurs conversations quotidiennes. Véra découpait les
moindres revues de presse, les moindres articles la concernant et les
commentait rageusement :
— Beauté brûlante comme une nuit d'août en Géorgie ! Images,
métaphores, symboles empruntés au folklore du Vieux Sud, voix
noire, rythme noir. Comment peut-elle accepter tout cela ? N'a-t-elle
pas mieux à faire ? Pas de grande cause, pas de grande cause... !
L'autre sujet de leurs conversations quotidiennes, c'était bien sûr
Haïti, saignant de toutes ses plaies. Alliée par les femmes à l'ancien
Président Omar Tancrède et par les hommes à l'ancien Président
Zamor Valcin, la famille de Véra avait été menée à l'abattoir par
Maryse CON DÉ
Guadeloupe - Romancière, essayiste.
A publié deux pièces de théâtre,
plusieurs esssais (LA PAROLE DES FEMMES,
L'HARMATTAN, 1980). 2 romans
(HEREMAKHONON, 10-18. UNE SAISON A RIHATA.
ROBERT LAFFONT. 1981).