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Histoire des théories du cinéma 1953-1968 De la « mise en scéne » a la « politique des auteurs » André Bazin avait posé les fondements dune théorie du cinéma fondée sur le dévoilement de Ia réalité sous le regard discret, voire respectueux du cinéaste. Ses continuateurs immédiats, en s’appuyant sur la notion de « mise en scene » et la trop fameuse « politique des auteurs », ne Vont nullement trahi, mais V'évolution du cinéma n'a pas manqué de provoquer certaines dérives, au point de vider parfois ces deux expressions de toute signification. 86 Il peut sembler paradoxal que la théorie bazinienne ait engendré deux notions appa- remment aussi étrangéres aux axiomes de bases que la toute puissance de la « mise en scéne » et la « politique des auteurs ». La mise en scene — ce terme qui ne cache pas son origine théatrale — en tant qu’élabora- tion, mise en forme a priori, de image du réel s’oppose évidemment au principe fonda- mental de non intervention de [’artiste- observateur sur ce qu’il filme, tandis que la Histoire des théories du cinéma notion d’auteur, en tant que contenu psychologique, thématique, idéologique qui filtrerait la réalité, venant s’interposer entre celle-ci et Pobjectif de la caméra, est évidem- ment contraire a Veffacement du cinéaste qu’implique la pensée de Bazin. Tl est dailleurs significatif que lorsque cette politique des auteurs a commencé a se développer au sein des Cahiers du cinéma sous V’impulsion d’Bric Rohmer, Fran- ois Truffaut, Jacques Rivette, Jean- Luc Godard et Claude Chabrol, Bazin soit intervenu a plusieurs reprises pour rectifier les excés potentiels des prises de position des « Jeunes Turcs »', en particulier « le culte esthétique de la personnalité ». Mais ce fut toujours en reconnaissant Vintérét de la démarche, sa fécondité et la validité de ses résultats, Deux notions intrinséquement liées On ne trouve, dans les ouvrages de Bazin sur Welles? ou Renoir?, aucun exposé de la pensée, de la psychologie, de l’univers men- tal de ces cinéastes. N’intéressent Bazin que leur pratique du cinéma et ce qu’elle donne a voir de la réalité. Importent moins les idées limitées et particuligres des auteurs que la fagon dont, en utilisant les vertus propres au cinématographe, ils nous permettent de voir des aspects du monde que nous n’aurions pas percus sans eux. Si la person- nalité, la situation culturelle, psychologique, sociale, historique, voire géographique, de certains leur permet de voir mieux, donc de faire mieux voir, c’est par ce qu’ils relévent de la réalité, non par ce qu’ils lui ajoute- raient. S’il arrive au critique Bazin de don- ner sa propre interprétation, le théoricien n’est intéressé, dans les films de Rossellini, par exemple, que par le fait que d’autres lectures restent possibles, que la démarche méme du cinéaste appelle. S’y donnent a lire simultanément le réel et le point de vue de Pauteur sur ce réel, le spectateur ayant sans cesse le privilege de saisir ’'un et Pautre, de les dissocier si bon lui semble, rejeter P'idéo- logie de lauteur au profit de ce que son regard lui dévoile. « C’est Naples, écrit 88 Bazin a propos de Voyage en Italie’, « fil- trée » par la conscience de I’héroine {...). C'est un paysage mental @ la fois objectif comme une pure photographie et subjectif comme une pure conscience. » Tl importe en effet de se méfier de la métaphore du cinéma comme « fenétre ouverte sur le monde » comme du pseudo concept de « éransparence » qui servent par- fois hativement a définir la théorie bazi nienne pour mieux la disqualifier. Si, pour lui, Je cinéma fonctionne comme fenétre, comme transparence, ce que le film révéle, c’est la co-présence du monde et de la cons- cience qui le vise. Des notions historiquement déviées La notion de mise en scéne comme la Politique des auteurs ont subi bien des dévoiements. Une sacralisation de /a mise en scéne comme pure inscription du geste dans espace indépendamment de tout contenu subjectif (thématique) et de toute marque de style a été effectuée par le groupe dit des « Mac-Mahonniens » (du nom de la salle parisienne qu’ils programmaient), dans les années 60, au travers de leur revue Présence du cinéma et des écrits de leur chef de file, Michel Mourlet*, pour qui « /a mise en place des acteurs et des objets, leurs dépla- cements @ l’intérieur du cadre doivent tout exprimer ». Parmi les continuateurs de la pensée de Bazin, c’est sans doute Eric Rohmer qui permet le mieux de saisir cette dialectique de Pobjectivité du cinéma et de la subjectivité de l’artiste et la facon dont les notions @« objectivité cinématographique », et de « mise en scene» et d’« auteur » forment un tout indissociable. En 1948, dans « Le cinéma art de lespace »°, il substitue a la notion de réel — qui a engendré bien des ambiguités et des incompréhensions — celle d’espace. Le cinéma ne se définit plus dans une relation statique au réel, mais dans la construction dynamique d’un espace virtuel. Plus nettement encore que Bazin, Rohmer distingue objectivité mécanique et réalisme psychologique. Le premier avait congu une La politique des auteurs —~ pe eee La «Politique des auteurs » en pratique : Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg dans 1. « Comment peut-on étre hitcheocko-hewksien ? », Cahiers du cinéma, n° 44, {évrier 1955 ; « De la politique des auteurs », id., n° 70, avril 1987, 3, Orson Welles, Ed. Chavane, Paris, 1980; Orson Welles, Bd. du Cerf, coll. «7 Art». Paris, 1972. 3. Jean Renoir, Ed. Champ Libre, Paris, 1971 4, « Défense de Rossellini », Qu’est-ce que le cinéma ?, p. 347 5. Ses, principaux textes ont été recueillis dans Sur un art ignoré, Ed. La Table ronde, Paris, 1965 ; réédition complétée : La mise en scéne comme langage, Ed. Henri Veyrier, Paris, 1987 6. In La Revue du cinéma, 2° série, n° 14, juin 1948,” repris dans Le goat de la beauté, Ed. Cahiers du cinéma/Editions de PEtoile, coll. « Ecrits », Paris, 1984, qui regroupe Messentiel des textes d'Eric Rohmer (parfois signés de son véritable nom, Maw. rice Schéren), 7. Entre autres Andrew Serris. La « théorie des auteurs » n'est plus qu’une caricature de ce quelle fut chez les initiateurs de Ia méthode et préte aisément le flane & toute sorte de critique politique ou idgologique. Cf. a ce sujet : « La politique des auteurs », par John Hess, paru dans la revue Jump Cut, ra duit dans Cinéma et politique, collection CinémAction, Ed. Papyrus et Maison de la Culture de Rennes, 1960. A bout de souffle, de Jean-Luc Godard théorie du spectateur, le second en fait une théorie de la création cinématographique. Pour lui, ce n’est que dans la conscience du spectateur que se constitue ce réalisme et non sur la pellicule: le phénoméne physico- chimique de lobjectivité produit 1a ressem- blance entre Punivers du film et le monde réel et la garantit. L’espace du film est un espace virtuel qui peut se distinguer de espace matériel sans le trahir, puisqu’il est composé de prélévements de ce dernier, C’est dans organisation de cet espace que se constitue Pauteur, en tant que sujet structurant qui donne cohésion a ces prélévements comme aux divers films portant la méme signature. Mais seul le respect de Pobjectivité cinéma- 89 Histoire des théories du cinéma tographique peut donner un poids de vérité a la vision subjective d’un auteur. Sont ainsi réintroduits des éléments que la théorie bazi- nienne avait bannis, en un moment histori- que donné, tels que le montage, dont la fonc- tion est évidemment fort éloignée de celle que condamnait Bazin chez les Soviétiques. Si Rohmer et les tenants de la politique des auteurs s’accordent sur la majeure partie des cinéastes — Murnau, Flaherty, Rossellini, Renoir... —, ils peuvent faire entrer au Pan- théon des Auteurs un cinéaste tel qu’Hitch- cock, au cinéma fortement subjectif fort peu apprécié de Bazin. L’idée d’auteur est un pari Si l’on tient, comme le feront en particu- lier les Anglo-Saxons dans les années 60 et 707, la politique des auteurs pour une « théorie », on revient une sorte de plato- nisme oii le film ne serait plus que la mise en forme d’un univers mental préconcu par le cinéaste, ce qui remet totalement en cause Papport de Bazin. Dans une réponse a Bar- thélemy Amengual’, Eric Rohmer précise clairement les enjeux : l’attitude des adeptes de cette pratique critique « n’est pas exempte de tout parti-pris» et ne constitue pas « Vaffirmation d’un fait constamment vérifié, mais d’une ligne de conduite, d’une politique pour tout dire ». L’idée d’auteur est un pari. Ni Bazin, ni Truffaut, ni Rohmer n’entendent que la per- sonne méme du cinéaste soit le responsable absolu de tous les aspects d’un film ou d’une ceuvre. Ils supposent simplement que les divers points de vue qui se succédent dans un film postulent une unité de vision qui ne se réalise que dans la conscience du spectateur, unité qui constitue cette personnalité fictive nommée auteur. Seule cette conscience poten- tielle peut assurer la cohésion d’un film et sa lisibilité : quelle intelligibilité pourrait avoir un film dont on supposerait chaque plan, chaque détail rapporté 4 une conscience per- cevante différente ? Joél MAGNY 8. « Les lecteurs des “Cahiers” et Ja politique des auteurs », Cahlers du cinéma, n° 63, octobre 1956. 90 Bibliographie conseillée — La politique des auteurs (entretiens avec dix cinéastes), Ed. Champ Libre, Paris, 1972 ; Ed. Cahiers du cinéma. Ed. de VEtoile, coll. « Ecrits », Paris, 1984 ; Ed. Ramsay-Poche-Cinéma, Paris, 1991. — Jean-Claude Bictte: Poétique des auteurs, Ed. Cahiers du cinéma, coll. «Ecrits », Paris, 1988. — Jean Douchet : Hitchcock, Ed. de VHerne, Paris, 1967 et 1985; L’art d’aimer, Ed. Cahiers du cinéma, coll. « Ecrits ». Paris. 1987. — Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, textes réunis par Alain Bergala, Ed. Cahiers du cinéma/Ed. de l’Etoile, Paris, 1985 (1*f édition par Jean Nar- boni, Ed. belfond, Paris, 1968). —John Hess: «La politique des auteurs », in, Cinéma et politique, Papyrus/Maison de la Culture de Ren- nes, coll. « CinémAction », Paris, 1980. — Michel Mourlet : Sur un art ignoré, Ed. de la Table ronde, Paris, 1965; rééd. complétée : La mise en scene comme langage, Ed. Henri Veyrier, Paris, 1987. — Frangois Truffaut : Les films de ma vie, Ed. Flammarion, Paris, 1975 ; Ed. Flammarion, coll. «Champs Contre- Champs », Paris, 1987 ; Le plaisir des yeux, Ed. Cahiers du cinéma, Paris, 1987. — Eric Rohmer & Claude Chabrol': Hitch- cock, Ed. Universitaires, Paris, 195° Ed, Ramsay-Poche-Cinéma, Paris, 1987. — Erie Rohmer: Le gofit de la beauté, Ed. Cahiers du cinéma/Ed. de V’Etoile, coll. « Ecrits », Paris, 1984; Ed. Flam- marion, coll, « Champs Contre- Champs », Paris, 1989.

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