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ETUDES CRITIQUE Une nouvelle approche de la philosophie d’Ernst Cassirer* Il y a peu de concepts qui soient plus élusifs, plus énigmatiques et plus complexes que celui du «symbolique»; il y en a encore moins qui soient plus riches de possibilités. Le symbolique ne se trouve pas seule- ment au coeur de tout ce qui est humain proprement dit, mais il fait saillie sur ce domaine dans ce qu’on peut qualifier, assez vaguement, de «réel». C’est dans et par le symbolique que la pensée et I’étre, Vhomme et la nature, le sensible et l’intelligible non seulement se tou- chent, mais s*interpénétrent et s’informent: le symbolique est, en effet, ce dont chacun d’entre eux nait originairement. Et pourtant, bien que le symbolique ne soit pas sans précédents historiques, ce n’est qu’au ving- tiéme siécle qu’on lui a effectivement fait droit comme catégorie de pensée. L’importance de ce concept pour la pensée contemporaine étant hors de doute, on s’étonne de l’absence frappante du nom d’Ernst Ca: sirer dans le discours contemporain autour de la nature du symbolique. Car Cassirer s'est consacré, peut-étre plus qu’aucun autre philosophe, & l'étude du symbolique dans toutes ses diverses facettes et dans la myriade de ses manifestations. De fait, depuis la mort du philosophe en 1945 la pensée d’Emnst Cassirer est tombée dans un oubli presque complet. L’ouvrage que John Krois lui a consacré contribue donc largement a fournir l’introduction Jonguement attendue a la pensée de Cassirer; mais il va plus loin en dissipant aussi nombre de confusions déja anciennes concernant l’orien- tation philosophique globale de celui-ci. Contrairement 4 l’interpréta- tion traditionnelle selon laquelle Cassirer serait un penseur appartenant a histoire de la philosophie moderne, Krois présente une nouvelle approche qui situe le philosophe d’Hambourg au cceur du discours contemporain, plus particuligrement dans les domaines de la sémiotique, * John Michael KRots, Cassirer: Symbolic Forms and History. Un vol. 24 x 16 de Xvil-262 pp. New Haven et Londres, Yale University Press, 1987. Prix: 30S. 524 Steve Lofts du structuralisme et de I’herméneutique (p. 1x). En faisant remarquer combien peu d’analyses considérent Cassirer comme un philosophe systématique original, Krois cherche A démontrer l’unité de l’ceuvre cassirerienne, du point de vue de sa structure interne et de sa genése historique tout a la fois. Soucieux de surmonter certains préjugés fort répandus au sujet de la philosophie de Cassirer, Krois focalise son étude sur I’examen des deux fausses approches qui lui paraissent prédo- minantes: d’aprés la premire, Cassirer aurait été le dernier, et sans doute le plus célébre représentant de I’école néo-kantienne de Mar- bourg. Selon cette fagon de voir, Cassirer aurait donc été le champion d'une sorte d’idéalisme subjectif, ou méme d’un Bewuptseinsidealismus («idéalisme de la conscience»), lesquels insistent sur l’importance de l’épistémologie et regardent la conscience (au sens d’un cogito carté- sien) comme le point de départ de toute recherche philosophique — et l’on sait combien de telles idées sont décriées aujourd’hui! Or un tel ego purement autonome et épistémologique, indépendant du corps et des conditionnements culturels, est tout a fait étranger au projet de Cas- sirer. En fait, il serait difficile d’imaginer position plus éloignée de notre philosophe que celle-IA! En conséquence, les deux premiers chapitres de l’ouvrage de Krois sont consacrés principalement & mon- trer que «Cassirer n’a pas soutenu un tel primat de la conscience, mais plutét le primat de la signification et le fait que la personne est lige 4 un corps» (p.7). Selon la seconde approche prédominante relevée par Krois, Cassirer est un historien des idées qui n’aurait élaboré aucune synthése philosophique personnelle. Dans cette perspective, la philo- sophie de Cassirer ménerait 4 une position pleinement relativiste en épistémologie, en éthique et en histoire, ce dont traitent les chapitres trois, quatre et cing. Orientés contre |’interprétation néo-kantienne de Cassirer, les deux premiers chapitres forment quant 4 eux une unité tres étroite en examinant le noyau théorique de sa philosophic. Considé- rons-les plus en détail. Un des principes centraux de la philosophie des formes symbo- liques consiste en ce qu’elle maintient une pluralité de manigres-arché- types d’«avoir» et de comprendre un monde. Expliquons-nou: D’aprés ce principe, chaque forme culturelle représente une maniére unique d’interpréter le monde et est régie par des «lois» de développe- ment qui lui sont propres. Dés lors, chacune jouit d’un statut et d’un degré d’autonomie égaux dans ensemble des formes, et aucune ne peut étre réduite 4, ou méme expliquée par aucune autre des formes Une nouvelle approche de la philosophie d’ Ernst Cassirer 525 culturelles. Aussi existe-t-il une discontinuité radicale entre ces inter- prétations du monde, puisque chacune doit étre envisagée comme po: sédant un sens du «réel» et, dés lors, un sens de la «vérité» qui lui appartiennent en propre. Dans le premier chapitre, Krois entre immé- diatement au cceur théorique de cette conception, en étudiant la notion cassirerienne de «prégnance symbolique» (symbolische Prégnanz), entendue comme condition de possibilité de la compréhension d’un monde. Le symbolique est ce «qui se retrouve dans chacune des formes spirituelles fondamentales, mais qui n’a dans aucune de ces formes une figure proprement identique» !, Dans le second chapitre, Krois analyse le symbolique en tant qu’il se réalise dans un systme de formes culturelles concrétes. Dans cette division des chapitres se reflé- tera d’ailleurs aussi le fait que la philosophic de Cassirer ne s’enracine pas seulement dans les principes méthodologiques de la philosophic transcendentale, mais également dans le projet philosophique qu’est la phénoménologie hégélienne. Tout au long des deux premiers chapitres, Krois montre que la vue pluridimensionnelle de la réalité que nous venons d’esquisser se situe dans le contexte d’une double critique de la philosophie traditionnelle. En premier lieu, Cassirer s’est toujours opposé a la tendance, qui carac- térise l’idéalisme modeme, a vouloir réduire la richesse concréte de V’existence humaine a un ordre rationnel de syst8mes conceptuels qui trouvent chacun leur place dans un systéme englobant tout. A travers toute histoire de la philosophic, «la forme pure de la logique» a constitué le «prototype et [le] modéle pour tout étre et toute forme de Vesprit» 2. Et de toutes les différentes formes culturelles, «la forme logique, la forme du concept et de la connaissance» semble étre «la seule A mériter une autonomie authentique et véritable» 3, A l'opposé de cette conception uni-dimensionnelle du «panlogisme», Cassirer entend fonder sa philosophie sur une approche pluridimensionnelle de la signification, approche dans laquelle le symbolique fonctionne comme condition de possibilité de la signification. L’autre critique que Cassirer adresse a la philosophie traditionnelle conceme la tendance & 1B, Cassirer, La philosophie des formes symboliques, t. 1: Le langage, trad. pat Ole Hansen-Love et Jean Lacoste; t. 2: La pensée mythique, trad. par Jean Lacoste; t. 3: La phénoménologie de la connaissance, trad. par Claude Fronty. Paris, Ed. de Minuit, 1972 (t. 1, p. 25). 2 Ibid., p. 24. 3 Ibid., p. 25. 526 Steve Lofis favoriser une conception réaliste de I’étre, conception impliquée en fait par la théorie de la vérité comme correspondance. La philosophie n’a cessé de croire a I’existence d'une réalité indépendante du signe qui la représente; de plus, cette réalité jugée en soi accessible en quelque maniére, fournit de la sorte une base privilégiée pour la fondation de la connaissance. Cette théorie n’accepte comme «réel» que ce qui peut, sans équivoque, étre «donné»; bref, elle devient la victime du «mythe du donné». Or comme Krois le démontre a plusieurs reprises, d’aprés Cassirer, tout donné est toujours déja médiatisé par un signe. En fait, c’est uniquement dans et par cette médiation que quelque chose peut tre donné du tout. Aussi peut-on dire que de ce point de vue, peu de choses séparent la philosophie des formes symboliques comme théorie des signes de la sémiotique de Peirce, par exemple. Pour Krois, la philosophie des formes symboliques se présente en effet comme une transformation de la philosophie transcendantale. D’une part, explique-t-il, Cassirer est toujours resté un néo-kantien, étant donné qu’il n’a jamais renoncé a la méthode transcendentale sous la forme que celle-ci avait revétue dans la pensée de Cohen. Mais d’autre part, Cassirer a élargi la problématique transcendantale bien au- dela du domaine que le néo-kantisme traditionnel lui avait destiné: Cassirer, en effet, applique la méthode transcendentale 4 ce que Krois appelle «la question plus compréhensive de la signification» (p. 43). Autrement dit, si pour Cohen le point de départ de la philosophie était le «fait de la science», tout commence pour Cassirer par «la possibilité du fait du langage. Comment se fait-il, comment est-il concevable que nous soyons capables de communiquer dun étre a un autre par ce moyen?» («Davoser Dispution», pp. 266-67: cité dans Krois, p. 44). La question centrale qui anime la pensée de Cassirer porte donc sur le fait de la compréhension intersubjective d’un monde et sur la problé- matique de la signification. Ce sont ses réflexions sur de tels problémes qui ont conduit Cassirer A écrire sa Philosophie des formes symboliques. Krois fait remonter les origines de cette ceuvre a un des premiers écrits de Cassirer, a savoir Substance et fonction, publié en 1910. Dans ce texte, notre philosophe tente de transformer I’interprétation tradition- nelle du concept, qu’il soupconne d’étre dominée par la notion de «substance» ou de «chose» au sens aristotélicien de ousia. Cassirer entend remplacer cet ancien modéle par une conception qui s’inspire de V'idée des relations fonctionnelles utilisées dans le calcul différentiel des mathématiques modernes. La logique des relations fonctionnelles Une nouvelle approche de la philosophie d’ Ernst Cassirer 527 fournit, croit-il, un meilleur paradigme 2 la logique transcendantale que la logique des classes et le syllogisme dont Kant et le néo-kantisme s’étaient servis. En fait, la faiblesse marquant l’approche traditionnelle des concepts émerge au grand jour quand on considére le probléme de leur formation. Selon l’ancienne conception, le concept serait une «idée» contenant les aspects ou qualités essentiels d’un objet; cette «idée» serait engendrée par un processus dans lequel les différences accidentelles des objets semblables sont éliminées. Or cette conception s’avére clairement circulaire, car elle présuppose subrepticement ce qu'elle prétend découvrir, & savoir la similarité des objets. Comme le déclare Krois, «toute référence 4 la ‘similarité’ existant entre des choses suppose déja la fonction du concept qui les met en relation dans une série ou groupe de choses semblables» (p. 47). En réinterprétant le concept en termes de relation fonctionnelle, Cassirer_ propose d’y voir une «loi» créant une position, plut6t que cette position elle- méme. Autrement dit, le concept devient la loi qui crée les catégories fonctionnant comme «invariables de l’expérience», et ne représente plus lui-méme une catégorie: L’instance qui confére leur cohésion aux éléments de la série a, b, c... n’est pas elle-méme un nouvel élément qui leur est intimement conjoint, c’est la rgle qui détermine de fagon invariable la pro- gression de la série, régle qui n’est pas elle-méme impliquée par Tes éléments qui la révélent. Il est clair que la fonction F (a, b), F (b, c) ... qui établit le mode de dépendance intervenant dans la succession des éléments ne fait pas elle-méme partie de la série dont elle assure la génération et le développement 4. Toute interprétation du monde résulte d’une connexion de ses élé- ments dans une série relationnelle. En effet, d’aprés Cassirer, toute expérience humaine est régie par de telles formes sérielles. Cassirer s'est pourtant bien vite apercu que cette analogie mathé- matique était trop limitée pour saisir la riche diversité de l’expérience humaine. Aussi Krois constate-t-i] qu’on assiste & l’intérieur méme de Substance et fonction 4 un glissement du modéle mathématique vers le principe plus concret de la Reprasentation 5, Krois fait remarquer que ce glissement implique un «bouleversement de la conception tradition- nelle de la représentation, conception selon laquelle la sphére du signe 4B, Cassirer, Substance et fonction: Eléments pour une théorie du concept, trad. par Pierre Caussat. Paris, Ed. de Minuit, 1977, p. 28. 5 Voir ibid., p. 250. 528 Steve Lofts et la sphére du signifié appartiennent & des domaines d’étre tout & fait différents. Selon cette perspective, les choses sont connues de fagon immédiate et ne sont représentées que par aprés. Or, selon ’interpréta- tion de Cassirer, la représentation est nécessaire, méme si nous expé- rimentons quelque chose comme immédiatement présent et ‘donné’» (p. 50). (ce «donné» peut étre soit quelque chose dans le «monde», soit I’auto-présence du «sujet»). Pour le dire autrement, A cété des deux domaines traditionnels du signifié et du signifiant, ou du réel et de Vimage, Cassirer distingue un troisitme domaine qu’il qualifie de sym- bolique, ou de «prégnance symbolique». Nous essaierons d’exprimer cette détermination réciproque en introduisant le concept et le terme de prégnance symbolique: on doit entendre par 1a la fagon dont un vécu de perception, en tant que vécu sensible, renferme en méme temps un certain «sens» non intuitif qu’il améne a une représentation immédiate et concrete °. Krois fait remarquer la structure logique de cette définition qui comprend une triade d’éléments, @ savoir 1° l'image sensible, 2° la signification non-intuitive et 3°la maniére dont l’image sensible contient la signification non-intuitive. N’importe quoi, & condition qu’il soit expérimenté, peut revétir la fonction du signe sensible concret. Cependant, le nombre de fagons caractéristiques dont ce signe sensible coneret peut porter une signification non-intuitive est limité. Krois n’émet aucune hypothése quant & la spécification de ce nombre, en se contentant de dire qu’il est circonscrit par le «critére d’applicabilité universelle» (p. 51). Mais il laisse dans l’ombre ce que cela veut dire précisément. L’auteur n’explique pas non plus un autre point qui aurait pu éclaircir davantage la nature du symbolique chez Cassirer: nous son- geons a la continuité entre les premitres réflexions de Cassirer sur la nature du concept dans Substance et fonction d’une part, et sa concep- tion plus tardive et plus mare de la prégnance symbolique d’autre part. Comme les concepts relationnels que nous avons mentionnés plus haut, ® «Wir suchen diese Wechselbestimmung dadurch zum Ausdruck zu bringen, da8 wir fir sie den Begriff und Terminus der ‘symbolischen Prignanz’ einfithren, Unter ‘symbolischer Prignanz’ soll also die Art verstanden werden, in der ein Wahrnehmungserlebnis, als ‘sinnliches’ Erlebnis, zugleich einen bestimmten nicht- anschaulichen ‘Sinn’ in sich fat und ihn zur unmittelbaren Konkreten Darstellung bringt». (E. CassinER, Philosophie der symbolischen Formen, t. 3: Phénomenologie der Erkennmnis. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 4° éd. 1964, p. 235; trad, frangaise: t. 3, p. 229). Une nouvelle approche de la philosophie a’ Ernst Cassirer 529 les formes symboliques produisent une série de relations plutét qu’un membre spécifique effectivement existant dans cette série. «Etre», c'est occuper une position dans une série, et ceci moyennant un signe qui marque une position dans cette série, laquelle position se définit relativement au reste de la série. Le symbolique n’est ni une position dans la série (le signifié), ni un signe qui marque cette position (le signifiant), mais plutét la loi qui engendre la série elle-méme. Les trois facteurs sont indissolublement enchevétrés et n’existent pas indépen- damment I’un de l'autre. D’aprés Cassirer, «nul contenu de conscience n’est en soi ni purement ‘présent’ ni purement ‘représentation’; au contraire, tout vécu actuel renferme les deux moments dans une unité indissoluble. Tout présent fonctionne au sens d'une re-présentation, de méme que toute re-présentation exige son rattachement a quelque chose de présent a la conscience» 7. «Seul le va-et-vient entre le ‘représen- tant’ et le ‘représenté’ produit un savoir du moi et un savoir d’objets, idéels ou réels» 8, Ce «va-et-vient’, ou interaction dialectique entre le signifiant et le signifié, est soumis a une loi qui détermine toute sa nature. Or cette loi est justement le symbolique, «lequel s’interpréte lui-méme — s’exprime en une dualité de moments pour s’‘expliciter” en eux» °. En définitive, «en maintenant ferme cette position, nous échappons au danger de voir le symbolisme de notre connaissance se scinder du dedans, se disloquer en deux éléments, I’un ‘immanent’ et V’autre ‘transcendant’. Le symbolique, c’est au contraire I‘unité de la transcendance et de I’immanence — dans la mesure od un contenu foncigrement transintuitif s*y extériorise sous une forme intuitive» '°. Ainsi le symbolique n’est ni le signe sensible qui fait ressortir ce qu’il signifie, ni ce qui est signifié. II poss8de la réalité du signifié, tout en étant dépourvu de la «palpabilité> du signe; en méme temps, il pos- séde ’idéalité du signe, mais est dépourvue de I’abstraction du signifié. Dans la derniére section du premier chapitre, Krois considére la métaphysique de la philosophie des formes symboliques, sujet qu’il aborde du point de vue de la réaction que Cassirer a eue a I’égard de la Lebensphilosophie. Cette section est particuligrement intéressante, parce que Krois est un des auteurs — 6 combien rares! — qui reconnaissent les dimensions métaphysique et existentielle de la pensée 7 Phil. des formes symbol., 3, p. 226. * Thid., p. 230. 9 Ibid., pp. 119-20, ‘© fbid., p. 425. 530 Steve Lofts cassirerienne. Il démontre notamment comment Cassirer était persuadé que la Lebensphilosophie n’était pas en mesure de répondre justement & la question qui était centrale dans son propre projet philosophique: «Comment la transcendance de I'Idée peut-elle étre réconciliée avec V'immanence de la Vie? » ''. En accord avec la Lebensphilosophie, Cas- sirer regarde homme comme confronté & une réalité qu’il n'a pas créée et qui se caractérise par une altérité irréductible. En revanche, la Lebensphilosophie tient la vérité de 1a Vie pour immédiatement acces- sible sous la forme de «I’Un qui n’a pas d’image» "2. Les formes cultu- relles constitueraient, selon ce point de vue, un «voile imperméable» qui sépare l’homme de l’immédiateté de la vie et, dés lors, de la vérité éternelle de celle-ci. La tache de la philosophie consisterait done «i lever ce voile, a quitter la sphére du simple signifier et du désigner pour revenir a la sphére originelle de la vision intuitive» "3, D’aprés Cassirer, cependant, «la vie ne peut se saisir soi-méme que si elle ne demeure pas absolument en soi-méme. Il lui faut se donner forme; car c’est juste- ment dans cette ‘altérité’ de la forme qu’elle conquiert, sinon sa réalité, du moins sa ‘visibilité’» “4. Les formes symboliques sont les formes spirituelles qui conférent & la Vie sa plénitude et sa réalité, sa profon- deur et sa signification. Sans elles, il n’y aurait pas de monde comme tel. Le monde symbolique de signification objective constitue une «nouvelle dimension de réalité» qui n’est ouverte qu’a l'homme seul; en revanche, la naissance de I’homme se fait au prix de la mort de la «chose». Elle équivaut, comme le dit Cassirer, 4 «un retournement et renversement de la Vie elle-méme (...), en tant que celle-ci passe du cercle d'une créativité et d’une formation seulement organiques au cercle de la ‘forme’, de la formation idéelle» '5, En conséquence, la ' «(...) wie 1éBt sich die Transzendenz der Idee mit der Immanenz des Lebens vereinen?» (E, Cassiter, «Geist» und «Leben» in der Philosophie der Gegenwart, in Die Neue Rundschau, 1 (1930), p. 252. C'est nous qui traduisons). "2 Phil. des formes symbol... 1, p. ST. 2 Ibid. p. 38. 14 «Eine Selbsterfassung des Lebens ist nur méglich, wenn es sich selbst verbleibt. Es muf sich selber Form geben; denn eben in dieser “Andersheit” der Form gewinnt es, wenn nicht seine Wirklichkeit, so doch erst seine ‘Sichtigkeit’ ». (E, Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, t. 3, p. 46; trad. francaise corrigée par nous: t. 3, p. 53). 15 «(...) er [scil., der Geist] kann als eine Wendung und Umkehr des Lebens selbst verstanden werden — (...) in dem Mafe, als es aus dem Kreise des bloB organischen Bildens und Gestaltens in den Kreis der ‘Form’, der ideellen Gestaltung, eintritt» (E. Cassirer, «Geist» und «Leben... p. 260. C’est nous qui traduisons) Une nouvelle approche de la philosophie d’ Ernst Cassirer 531 tache de la philosophie «n’est pas de remonter derrigre toutes ces créa- tions, mais bien plutét d’en comprendre le principe de formation et d’en prendre conscience. C’est en devenant ainsi conscient que le contenu propre de la vie s’éléve jusqu’a sa forme véritable (....) De fait, la négation des formes symboliques, au lieu d’appréhender le contenu propre de la vie, détruirait bien plutét la forme spirituelle & laquelle ce contenu est nécessairement lié pour nous» '6. Cassirer résume l’essence de sa métaphysique dans les termes suivants: «Notre métaphysique: appréhension de la vie. Régression de la vie jusqu’a son ‘fond’ — par cela la vie doit bien sir s’effondrer, mais elle est conser- vée et dépassée dans la sphére de V’esprit. La substance de la vie est devenue sujet{,] et la sphére de sa signification [est devenue] trans- substantielle et trans-personnelle» !7, La conception que Cassirer s’est faite de l’histoire de l’Esprit se révéle donc étroitement apparentée & celle de Hegel. En accord total avec l’auteur de la Phénoménologie de P esprit, Cassirer maintient que «le développement a pour but de saisir et d’exprimer le culturel, pas seulement comme une ‘substance’, mais également comme un ‘sujet’» !8, Ces considérations nous aménent au deuxiéme chapitre de l’ou- vrage de Krois, intitulé «Philosophie et culture». L’auteur y analyse la philosophie des formes symboliques en tant qu’elle ? '8 [D]as Ziel der Entwicklung liegt darin, da8 das geistige Sein nicht bloB als Sub- stanz, sondern ‘ebensosehr als Subjekt’ aufgefafst und ausgedriickt werde». (E. Cassirer, Phil. der symbol. Formen, t. 2: Das mythische Denken. Darmstadt: Wissenschatiliche Buchgesellschaft, 5° éd. 1969, p. 34; trad. frangaise modifiée par nous: t. 2, p. 44). 532 Steve Lofts culturelles concrétes, il faut une modification de perspective méthodo- logique, modification qui nous conduit de la philosophie transcendenta- le 8 une phénoménologie au sens hégélien (p. 78). Le rapport entre les différentes formes symboliques révéle «une sorte de systéme hiérar- chique, un progrés idéel auquel on peut assigner comme fin pour Vesprit de ne plus se contenter d’étre et de vivre dans ses propres pro- ductions et au milieu des symboles qu’il a créés, mais de saisir le concept de ce qu’ils sont» !°, Contrairement aux diverses étapes du développement de I’Esprit dans le «systtme» hégélien, les différentes formes culturelles ne constituent pas de structure «hiérarchique» dans laquelle chacune des étapes antérieures de la pensée serait absorbée dans une ultime étape de connaissance philosophique (Aufhebung). Au contraire: «chacune renvoie 4 un point de vue spirituel bien défini et chacune constitue, a l’intérieur de ce point de vue et a travers lui, un aspect particulier du ‘réel’» 2, «Chacune ne devient ce qu’elle est qu’en manifestant sa force dans une lutte contre les autres» ?!, Krois estime que le mythe, le langage et l’activité technique repré- sentent les «formes les plus élémentaires». Il est, affirme-t-il, «d’autres formes symboliques importantes, comme l'art, la science et l'histoire, mais celles-ci ne sont pas & proprement parler des formes ‘primitives’ de culture, puisqu’elles ne peuvent se développer qu’a partir des formes fondamentales» (p. 73). Krois établit que Cassirer identifie trois «dimensions» distinctes dans la signification, 4 savoir I’expression (Ausdruck), la représentation (Darstellung) et la signification pure (reine Bedeutung). A chacune de ces trois dimensions correspond une forme culturelle spécifique, c’est-4-dire respectivement le mythe, le langage et la pensée scientifique. Krois propose une bréve analyse du mythe et du langage, y compris la relation dialectique qui existe entre les deux, et termine le chapitre par une section sur !a technologie, qui constitue, d’aprés lui, une des trois formes primaires. Il nous semble que cette derniére thése est fort contestable. Admettons que selon Cas- sirer la conscience que nous avons de la distinction entre les sphéres objective et subjective ne soit pas seulement affinée, mais a un certain degré constituée par l’invention et l’usage des outils: il n’en reste pas moins que Krois exagére l’importance théorique de 1a technologie Phil. des formes symbol... 2, p. 44. 2 Ibid. 1, p. 19. % Ibid., p. 23. Une nouvelle approche de la philosophie a’ Ernst Cassirer 533 quand il fait de celle-ci une des formes primaires. Qui plus est, dans les explications de Krois, toute mention des autres formes culturelles fait défaut: comment est-ce qu’elles dérivent des formes primaires, et quelles sont les relations qui les relient & celles-ci? Voila quelques questions, parmi d’autres, auxquelles Krois aurait da répondre. Mais retournons pour un instant aux trois formes primaires. Encore qu'il doive étre avéré que Cassirer n’a jamais explicitement consacré un exposé & la topologie des formes culturelles, il parait sdr qu’il en avait une en téte. Comme cette topologie sous-jacente semble avoir échappé a Krois, nous nous permettons d’en esquisser ici les grandes lignes. D’abord, il faut souligner que s’il y a une troisitme forme cultu- relle primaire, c’est I’ «art» et non pas la technologie. Ecoutons Cassi- rer: «Mythe, langage et art forment d’abord une unité concréte encore indivise, qui ne se déploie que progressivement en une triade de modes de figuration spirituels et indépendants» 22, «Nous pouvons dire que nous trouvons dans le mythe une objectivation imaginative, que l'art est un processus d’objectivation intuitive ou contemplative et que le langage et la science sont une objectivation conceptuelle» 23, En effet, le langage occupe une place tout a fait centrale dans la topologie: «en tant que forme d’ensemble de l’esprit, [le langage] se trouve & la fron- tigre entre mythos et logos, et (...) représente par ailleurs le milieu et la médiation entre les visions théorique et esthétique du monde» 4. On voit que le monde spirituel est divisé en deux sphéres diamétrale- ment opposées, savoir mythos et logos, ou la dimension de la «pure» signification expressive et le domaine du «pur» signifier. «L’image mythique et l'image théorico-scientifique du monde ne peuvent ni coexister ni se juxtaposer A l’intérieur du méme espace mental: elles s’excluent rigoureusement, le commencement de l'une équivalant a la fin de l'autre» 25. La signification expressive est la plus fondamentale parce qu’elle «ignore (...) la différence entre ‘image’ et ‘chose’, entre ‘signe’ et ‘désigné’» 26, Ce qui ne veut pas dire que cette différence n’y 2 B, Cassirer, Langage et mythe: @ propos des noms de diewx, trad. par Ole Hansen-Love. Paris, Ed. de Minuit, 1973, p. 121. 2B, Cassiner, Language and Art I (1942), trad. par D.P. Verene, in D.P. Verene (éd.), Symbols, Myth, and Culture. Londres, Yale University Press, 1979, p. 187. (L’original allemand de ce texte restant encore inédit, nous traduisons & partir de Vanglais), 2 Phil. des formes symbol... 1, p. 269. 25 Ibid, t.3, p. 95. 26 Ibid. p. 112. 534 Steve Lofis existe pas, mais seulement qu’elle n’est pas reconnue comme telle. Si la signification expressive «constitue un premier pas au-dela du donné, il n’en retombe pas moins, avec son produit, dans la forme du ‘donné’»??. Au niveau expressif, l'image n’est pas vue autant qu’elle est vécue: c’est-a-dire que la perception mythique est «physiognomique» et pas objective. «Le mythe s’en tient exclusivement a la pensée de son objet, a l'intensité avec laquelle celui-ci assaille la conscience & un instant déterminé et prend possession d’elle» 78, «Toute réalité effective que nous saisissons est moins, dans sa forme primitive, celle d'un monde précis de choses, érigé en face de nous, que la certitude d’une efficience vivante, éprouvée par nous» 2°, Toutefois, sans langage, le monde mythique manquerait la stabilité qu’il lui faut pour étre expériment des lors, «le mythe et le langage sont en contact perpétuel et réci- proque, ils se portent et se conditionnent I’un I’autre» *°, Le mythe crée un monde par son orientation vers le sacré, mais c’est seulement par le langage que cette orientation est transformée et devient une orientation stable et fixée. «C’est cette détermination en objet ou en activité, et non la simple dénomination de l’objet ou de lactivité qui s’exprime dans le travail spirituel du langage comme dans le travail logique de la conn: sance» 3!, «L’homme ne se borne pas a penser et A concevoir le monde par l’intermédiaire de la langue; mais c’est déja la fagon dont il voit intuitivement et dont it dans cette intuition que cet élément média- teur conditionne» *?, Cassirer parle souvent de «langage et science» ensemble: c’est parce que pour lui, «ce qui distingue (...) la conscience que la perception a de l’objet et la conscience scientifique d’un objet est une différence de degré et non de nature, dans la mesure oi les dis- tinctions de valeur qui sont déja présentes et & ’ceuvre dans la premigre sont élevées dans la seconde a la forme de la connaissance, autrement dit son fixées dans le concept et le jugement» *. Le langage ne refléte pas seulement le monde comme il est vécu, mais y est fondamentale- ment enchevétré. Voila pourquoi il n’est pas en mesure d’ «effectuer ce pas décisif que la pensée mathématique exige des concepts de nombre, 7 Ibid. t.2, p. 42. ® Ibid., p. 57. ” Ibid., t. 3, p. 90. % bid... 3 Ibid, 8 Did. 8 bid. Une nouvelle approche de la philosophie d’ Ernst Cassirer 535 cette émancipation spécifique qui arrache le nombre aux assises de Vintuition et de la représentation intuitive des choses» *4. Les systémes axiomatiques des mathématiques, de la géométrie et de la physique n'ont aucune connexion avec quelque chose d’objectivement existant au monde vécu. Les concepts de ces syst&mes sont donc «fictifs», et leur valeur ne réside pas en ce «qu’ils reflétent fid@lement un donné préalable», mais dans «]’unité que d’eux-mémes ces outils de connais: sance produisent entre les phénoménes» *°. De la sorte, dans le monde d’existence, rien ne correspond ni a la géométrie euclidienne ni 2 la géométrie non-euclidienne; leur validité et vérité consiste uniquement en leur signification idéelle. Et qu’en est-il de la religion? «Dans le rapport entre formation linguistique et formation scientifique du concept se présente la méme dialectique déja rencontrée précédemment dans un tout autre domaine de l’esprit, dans le progrés de la conscience mythique a la conscience religieuse» 3, Dans les deux cas, il y a l’ef- fort pour se détacher de l’immédiateté de l'image, et chacun des deux ne parvient A cette libération que par la reconnaissance de l'image comme image et, dés lors, en faisant pénétrer celle-ci d’une significa- tion nouvelle. La religion, «lorsqu’elle utilise des images sensibles et des signes, (...) les connait comme tels, c’est-a-dire comme des moyens d’expression qui, en révélant tel ou tel sens, restent nécessaire- ment en recul par rapport a lui, ‘renvoient’ & ce sens, sans jamais le sai- sir intégralement et sans jamais |’épuiser» 37. Semblablement, l'état d’esprit théorique ne peut pas non plus se passer des mots, puisqu’il n’atteint ses buts qu’A travers un consentement critique au langage. Finalement, Iappréhension et la formation de l’esthétique résident dans V’équilibre entre le monde expressif du mythe d’une part et le monde représentatif de la pensée d’autre part. «C’est la fusion de l'un dans Vautre, l’équilibre idéal qui constitue I'état d’esprit esthétique ainsi que l'objet esthétique» *8, L’équilibre idéal dont parle Cassirer est en réalité une balance entre la force centripéte de la signification expressive et la force centrifuge de la pensée représentative. «Car c’est seulement a ce stade que le monde imaginaire que l’esprit oppose au simple monde M Ibid.,t.1, p. 187. 88 [bid., p. 16. 8 Ibid... 3, p. 364. % bid.,. 2, p. 280. 38, Cassiner, The problem of the symbol and its place in the system of philo- sophy (1927), trad. par J.M. Krois, in Man and World, 11 (1978), p. 424. 536 Steve Lofts réel des choses acquiert une validité et une vérité qui lui sont propre- ment immanentes» *°. L’art nous donne une unité de intuition; la science nous donne une unité de la pensée; la religion et le mythe nous donnent une unité du sentiment. L’art nous ouvre l'univers des «formes vivantes»; la science nous montre l’univers des lois et des prin- cipes; la religion et le mythe commencent par la conscience de Vuniversalité et ’identité fondamentale de la vie 4°. Ainsi sommes-nous amenés & une triade des fonctions psychologiques que sont V’intuition, la pensée et le sentiment, triade a laquelle cor- respond une autre, & savoir respectivement les formes symboliques de Vart, du langage ou de la science, et du mythe ou de la religion. Avant de terminer, penchons-nous encore briévement sur les trois chapitres finaux. Dans le troisitme, Krois traite du probléme de la «vérité». Cassirer partage la position de Hegel quand il affirme que «la vérité est le ‘tout’ — mais ce tout ne peut s’offrir d’un seul coup et doit au contraire étre déployé progressivement par la pensée selon son propre mouvement intime et conformément au rythme de ce demnier»*!. Toutefois, contrairement a Hegel, Cassirer n’admet pour ce développe- ment aucune forme nécessaire et logique. Car dans le «systéme» hégé- lien, chaque stade de I’évolution de I’Esprit acquiert sa vérité dans une tape suivante plus puissante et, enfin, dans la totalité méme des étapes. Pour Cassirer, au contraire, il y a une discontinuité radicale entre les formes culturelles — nous avons eu l'occasion de le faire remarquer plus haut “2, «Nous devons, dit en effet notre philosophe, découvrir dans ces formes elles-mémes |’échelle et le critére de leur vérité, de leur signification interne» 43, Ceci souléve évidemment la question de la relativité de la vérité. Si, en effet, chaque forme culturelle revendique pour elle-méme une vérité, qu’en est-il alors de «la» vérité? Or dans le contexte de la philosophie des formes symboliques, il n’est plus 2» Phil. des formes symbol... 2, p. 43. + «Art gives us a unity of intuition; science gives us a unity of thought; religion and myth give us a unity of feeling. Art opens up to us the universe of ‘living forms”; science shows us a universe of laws and principles; religion and myth begin with the awareness of the universality and fundamental identity of life». (E. CaSsiRER, The Myth of the State. New Haven et Londres, Yale University Press, 1946, p. 37. C'est nous qui traduisons). 4! Phil. des formes symbol.,t. 3, p. 8. * Voir p. 532 ci-dessus. © Langage et mythe, p. 16. Une nouvelle approche de la philosophie a’ Ernst Cassirer 537 possible de poser cette question de la manitre traditionnelle. Comme Cassirer rejette l’existence d’un Ding an sich, d’une réalité derriére les formes symboliques, la conception traditionnelle de la vérité comme correspondance entre une proposition et les «faits» s’avére insuffi- sante. Krois fait observer que le probléme de la relativité se pose uni- quement si I’on ne s’en tient pas aux bornes de chaque forme culturelle, c’est-a-dire si l’on tente d’évaluer I’une en termes de l’autre. Notre tache serait donc, constate Krois, d’unifier les différents niveaux de la vérité (@ savoir les niveaux pré-linguistique, linguistique et post- linguistique), sans pour autant réduire l'un a l'autre. Il n’en reste pas moins que dans son étude, Krois se concentre presque exclusivement sur la sphére post-linguistique. Bien sGr, ses analyses de la position cassirerienne sur les sciences, naturelles et humaines, sont perspicaces et bien faites; néanmoins, il n’y a aucun effort soutenu pour traiter des inguistique et linguistique. Le quatriéme chapitre se consacre a I’étude du probléme de la moralité et de la loi. De fait, on pense souvent que Cassirer n’aurait développé aucune position philosophique sur I’éthique, et qui plus est, que sa pensée, menant au relativisme, ne saurait étayer une morale. Contre cette interprétation erronée, Krois fait observer que pour Cassi- rer, «le point de vue éthique est une forme symbolique» (p. 142). On peut méme montrer qu’aprés avoir achevé le magnum opus qu’est la Philosophie des formes symboliques, notre philosophe s’est de plus en plus intéressé a la morale. Celle-ci connait, d’aprés lui, un développe- ment en trois étapes: mimétique, analogique et purement symbolique. Quant au prétendu «relativisme» de Cassirer, Krois n’y croit pas du tout: «La philosophie de Cassirer regarde la culture comme quelque chose d’universel, comme ‘culture humaine’, et ce serait un relativisme inacceptable pour sa théorie d’admettre des restrictions aux droits de Vhomme» (p. 170). Cassirer a toujours soutenu, a la fois philoso- phiquement et personnellement, la doctrine des «droits de l'homme éternels, immuables et inaliénables» “4. Le cinquiéme et dernier chapitre s’applique A analyser le probléme de l’unité de la culture. En fait, si le systéme des formes symboliques manque l’aspect de progression qui caractérise le «systéme» hégélien et si, en outre, les formes symboliques sont définies bien plutét par la “ Voir E.CAssiReR, The concept of philosophy as a philosophical problem, in Symbols, Myth, and Culture (voir note 23), pp. 58-61 538 Steve Lofis discontinuité que par l’identité, comment peut-on encore concevoir une unité quelconque de I’ensemble? De plus, s’il est dépourvu de I’unité du systéme hégélien, le systéme de Cassirer ne manque-t-il pas aussi le but vers lequel s’avance ce dernier? En effet, beaucoup ont pensé que la philosophie cassirerienne, qui insiste tellement sur l’aspect de la dis continuité entre les formes symboliques, doit entrainer une conception selon laquelle I’histoire ne serait qu’un changement éternel sans fin, sans but, sans unité: en un mot, une conception historiciste. Qu’on se détrompe: Krois démontre d’une maniére trés convaincante que toutes les formes culturelles contribuent, chacune a sa fagon, @ un seul but trés spécifique: la libération de homme. L’unité des formes n’est pas homogene, comme dans le systéme hégélien, car il s’agit plutét d’«une unité dialectique, une coexistence des contraires» “5. Cette «unité» est celle d’une lutte des forces, d’une lutte sans fin et pleine de reculs. Mais il est vrai que pour Cassirer, ce processus est sans terme et sans issue; il n’y aura pas de victoire ultime du bien sur le mal. L’homme n’est jamais totalement libre, et chaque jour doit commencer de nouveau. Concluons notre parcours de l’ouvrage de Krois par quelques remarques d’ordre général. Disons d’abord que ce livre est bien écrit et soigneusement documenté. Dans son introduction, l’auteur fournit un excellent résumé chronologique de la vie et des ceuvres de Cassirer. L'étude de Krois, ensuite, n’a pas son égale comme exposition com- plete et systématique de la pensée de Cassirer. Elle p&che parfois par une trop grande généralité, mais elle constitue quand méme une remar- quable introduction a la philosophie d’un penseur encore trop mal et trop peu connu “, rue de Croly, 27/4 Steve Lorts. B-1325 Corroy-le-Grand. “8 E, Cassiner, An Essay on Man. Garden City (N.Y.), Doubleday, 1954, p. 279. C'est nous qui traduisons. + La présente étude a été traduite d’un texte anglais par M. Philipp Rosemann; la traduction a été relue et corrigée par M. Olivier Depré. Nous les remercions trés vive- ment de leur travail.

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