LA RECEPTION DE PAUL CLAUDEL
PAR GABRIEL MARCEL
Entre admiration et réticence
Lhistoite des relations entre Gabriel Marcel et Paul Claudel s‘écrit
pratiquement sens unique. En effet, autant Marcel a rendu hommage
4 Claudel, rout en se démarquane de certains aspects de son ceuvre,
ane ce demier n'a manifeseé aucun intérée pour les recherches du
: il ne le cite pas dans son journal, et ne se soucie guere de ce
cadet, philosophe converti au catholicisme en 1929 et dont les réalisa-
tions dramatiques n‘one que peu de retentissemene. La correspondance
entre les deux hommes, ténue, ne témoigne pas d'une grande proximité,
malgré leur appartenance commune au groupe des « convettis » : Claudel
envoie, probablement en février 1940, une carte de visite avec un petit
mot 3 Marcel pour «son article de la Qninzaine Critique qui a &é pro-
fondément apprécié » et, le 7 janvier 1949, une lettre pour remercier
le critique de son article Elogicux sur Partage de midi dans Les Nouvelles
Littéraires, Marcel, quant a lui, remercie Claudel qui lui a fait parvenir
son « Introduction a la peinture hollandaise », parue dans la Revwede Paris
en février 1935. Dans les années 1930, les deux hommes se retrouvent
dans des revues communes, notamment Vigile, tentative pour créer
une revue liteéraire catholique dont la cheville ouvriére est Charles Du
Bos, ami particuligrement cher & Gabriel Marcel’. Aucun des deux ne
investit réellement dans ce projet, laissant 4 Du Bos la responsabilité
d’animer cette revue littérairea laquelle ils ne s intéressent que de loin,
1 T1Sagieselon toute probabilicé de Farticke de Marcel « A propos du Soulierde Satin » dans
La Quinzaine critique, 10 févries 1940.
2 Aocaasion de laconstiturion du groupe d"incellectuels engagés dans lavencure de Vigile
(12 numéros parus ence 1930 ec 1933), Francois Mauriac annonce a Claudel la conversion
de Gabriel Marcel dans une ke du 10mars 1929 : «Tove 'lémentchrétien de ance
n-rf aveeCopea, Ghéon, Gabriel Marcel (en train de se ceavertieh, Du Bos, se groupers
cher nous, autour de 'abbé Aleermana esi vous le vouliez bien de wos » (La eget le
rocker, Paul Clandd-Frangis Maurie, cvespondance 1911-1954, publie par Michel Malicet
‘ec Marie-Chantal Praicheus, Paris, Minard, 1988, p. 24). Gabriel Marcel donne en fait
peu dlarciclesa cette revue,56 ANNE VERDURE-MARY
Malgré certaines relations susceptibles de les rapprocher — notamment
Frangois Mauriac, parrain de baptéme de Marcel — peu de liens sont
donc avérés encre ces deux hommes unis par leur foi catholique et leur
goiit du théatre, mais séparés par des conceptions trés différentes de ces
deux éléments centraux de leur vie.
LINELUENCE DE CLAUDEL
SUR LA PENSEE PHILOSOPHIQUE DE MARCEL.
Gabriel Marcel date de 1908 ou 1909 sa rencontre avec l'ceuvre de
Claudel : sur les conseils d’un ami de la Sorbonne, Henri Franck, jeune
potte prometteur qui meure précocement en 1912, il se procure un
volume qui le marque profondément : L’Arbr, de Paul Claudel!. Plus
tard, revenant sur cette période de formation dans son autobiographie,
il cite notamment ce titre lorsquiil évoque les lectures importantes qu'il
doit 4 Henci Franck”,
Ses études de philosophie terminées, Gabriel Marcel hésite entre
philosophie et chéatre : tout en exergant en tant que professeur de phi-
losophie & Sens, il écrit des piéces et délaisse la rédaction de sa thése, ce
qui ne 'empéche pas de continuer & mener ses recherches philosophiques
sous la forme de notes ponctuelles®. En 1927, Jean Paulhan lui propose
de publier chez Gallimard ses notes philosophiques, intitulées Joxmal
néiapbysique. Ce texte fondateur de la philosophie de l’existence laisse
transparaitre la lutve de son auteur contre l'idéalisme qui a marqué ses
études ala Sorbonne, et affirme son gotit pour le concret qui l'emporte
peu A peu. Cheminement ardu dans les méandres de la pensée cherchant
ase dégager d'une gangue trop abstraite, il fait émerger au fil des jours
un Lien toujours plus fore avec le réel.
A partir de la deuxitme partie du Journal métaphysique', Gabriel
Marcel développe une philosophie plus existentielle, qui s‘appuie tres
largement sur des exemples, dont beaucoup ressoctissent du registre
dramatique : choisis dans ses propres pices ou dans celles d’auteui
Gabriel Marcel, Regonds sur le thiire ce Claudel, Paris, Beauchesne, 1964, p. 13-14.
Gabriel Marcel, En chemin. vrs que! dui, Pass, Gallimnaed, 1971, p. 6.
Voie Anne Verlure-Marr, Drameet ens, La Mace du thédtre dani Vauvre de Gabriel Mare,
Pais, éditions Honoré Champion, 2015.
Hire dds 1915,LA RECEPTION DE PAUL CLAUDEL PAR GABRIEL MARCEL ”
(notamment celles de Claudel, fréquemment citées), ces exemples créent
un pont entre les différentes écritures de l'auteur, En effet, la place du
théatre dans la pensée marcellienne est centrale : Cest grace a 'écriture
dramatique que Marcel développe certains concepts philosophiques,
et le théitre sert souvent de mise Al’épreuve de la pensée. Ainsi, dans
Pour une Sagesse tragique et son av-deld' , justifie-til sa réflexion par le
commentaire de sa propre pitce Un Homme de Dien®, De leur cété, les
drames claudéliens one joué un réle non négligeable, par les intuitions
philosophiques qu’ils manifestent, dans certaines prises de conscience
marcelliennes : vision poétique et création philosophique vont de pair,
et Marcel de citer les grands présocratiques, mais aussi Péguy, Valéry
«parfois aussi, mais bien plus rarement, [...] Claudel » comme offrant
«les apercus les plus fulgurants sur cette réalieé humaine que l'historien
le plus consciencieux et le philosophe spécialisé semblent condamnés
‘manquer, comme on manque un but, comme on manque un train’ », Les
grands auteurs permettent ainsi une élévation, une prise de conscience
que le philosophe tente ensuite de théoriser.
Dans Paur une Sagesse tragique et on ant-dela, est Téte d’Or de Claudel
quilui sere expliciter le terme de participation : «Pourquoi ai-je éproavé
le besoin de rappeler ce texte admirable? Pas seulement pour aéret en
quelque sorte mon propos, mais parce qu’ici se trouve posée avec une
vigueur incomparable cette situation fondamentale qui est celle de “Je”
apparaissant sur la terre’ », Le monologue de Cébes (« Me voici, imbécile,
ignorant... ») anticipe, pour Marcel, la prise de conscience existentielle,
faite d’angoisse face & la solitude et au désarroi’. Autre passage essentiel
dans les drames de Claudel, le soliloque d'lsidore de Besme dans La
Ville (« Rien n'est... ») touche en nous les thémes du désespoir et de la
trahison «qui nous guettent & cout moment® ».
Cresesurtout autour du chéme de la perception ques‘articuke Pintuition
fondamentale de Claudel, selon Marcel : alors que, dans ses entretiens
avec Paul Ricoeur, ce dernier Ini rappelle qu’il a « posé les bases de ce
quia été appelé ultérieurement [...] phénoménologie de la perception »,
1 Gabriel Marcel, Pour ne Sages snapiguee: son auedeld, Paris, Pion, 1968, p. 137-138.
2 Gabriel Marcel, Un Homme de Dieu, Pasi, Grasset, 1925,
3 Gabriel Marcel, Les Hommes conte I’bumain, Pais, Editions Universitaires, 1991, p. 36.
4 Ope cit, p. 279-260.
5 Gabriel Maresl, Le Alytive de'Eer 1, Pacis, Peésence cle Gabriel Marcel, 1997, p. 105.
6 Gabriel Marcel, Essai de philsepie conrete, Paris, Gallirnard, p. 247. Voir aussi Le Mystere
de Eire Ui, Pacis, Préseace de Gabriel Marcel, 1997, p. 59. Xavier Tillietce soutigne &
plusieurs ceprises ces citations de Claudel par Marcel, dans Le jnite et le pot, Paris,
Editions de Paris, 2005.58 ANNE VERDURE-MARY
Marcel récorque que cela avait été anticipé, sur le plan litéraire, par
Claudel dans son idée de la co-naissance'. Cependant, ce que Claudel a
cherché au niveau de la parole, Marcel I’a ramené au niveau du «sentir »
et a corienté la question de I'existence du cété du corps, avant quelle le
soit du c6té du langage*». Lintuition de Claudel, méme si Marcel sen
dégage et la réoriente philosophiquemene, a bien servi de déclencheur
aux recherches du penscur.
La théorie de la connaissance lui parait magnifiquement incarnée
par ledramaturge catholique. A lors que I'idéalisme considére que 'acte
de connaitre est transparent & lai-méme, Claudel a compris que « lt
connaissance est en soi un mystére» : le mysttre de l'étre persiste et,
Sil peur étre approfondi, il ne peut étre objective’. C'est ce que Marcel
nomme le « méra-problématique » : il existe un primat de létre par
rapport a la connaissance, celle-ci ne recouvre jamais l’écre dans son
entiet. Loriginalité de Marcel est de considérer que le mystére éclaire
les problémes, et non l'inverse. Pour Marcel, « la connaissance est enve-
loppée par l’étre, [.. Jelle lui ese en quelque facon intérieure, en un sens
peut-étre analogue A celui que Paul Claudel a cherché & préciser dans
son Art poétique'». on voit que la référence 4 Claudel intervient a de
nombreuses reprises dans les écrits du philosophe, notamment pour
évoquer cette question de la participation et de la connaissance.
Dans une de ses critiques dramatiques, Marcel met d/ailleurs en valeur
ce quil considére comme la caractéristique du drame claudélien : sa
perspective n'est ni psychologique, ni sociale, ni critique, cest avant tout
un drame ontologique’. Or, Gabriel Marcel accorde une place centrale,
dans sa philosophie, a ontclogie, 3 la visée ontologique plus exactement,
car Vétre n'est jamais acteint en son coeur, ec on ne peut Venvisager que
sous la forme du cheminement, de la quéte. Cest dire si la perspective
ontologique du drame claudélien trouve un écho chez Marcel
Paul Riccrur-Gabriel Marcel, Entretiens, Pais, Association Présence de Gabriel Marcel,
1998, p. 25-24
Paul Ricerur, iid. p. 24
Gabriel Marcel, Evreer Aoi, Paris, Editions Universicaires, 1991, p. 160-161.
Gabriel Marcel, UHonmme prollématique, Paris, Assocation Présence de Gabriel Marcel,
p. 204.205.
5 Gabriel Marcel, «Les caractéristiques générales du drame claucélien », cans Regards sur
Je thédtre de Claudel, p. cit p. 49 (chronique dramacique initialement parue dans La Vie
inedlecuelle, 10 juillec 1935).LA RECEPTION DE PAUL CI
\UDEL PAR GABRIEL MARCEL ”
THEATRE TRIOMPHANT
CONTRE THEATRE DU DOUTE
Deux conceptions trés différentes du héétre chrécien
Malgré sa vive admiration pour certaines intuitions de Claudel,
Marcel reste rés critique & propos de son chéatre. Responsable de la
chronique dramatique aux Noweelles Littéraires de 1945 & 1965, il suit
avec une trés grande attention les parutions et représentations des auteurs
d'imporcance, comme d’ailleurs de ceux de moindre intérét. Les pidces
de Claudel sont attendues et analysées minutieusement, de méme que
les interprétations des acteurs. Le 15 novembre 1951, le critique écrit
dans Les Novaelles Littéraires: « Les deux premiers actes de Partage de midi
mont, cette fois encore, littéralement subjugué. [La version scéniqud
présente en soi une cohésion qui me parait admirable».
Laprééminence de Claudel dans la littérature de son temps est sou-
vent soulignée : au rédacteur en chef de la revue Réalités qui demande :
«quelle est [...] la formule que vous trouvez soit la plus importante,
soit la plus séduisante et qui vous soutient ou vous exalte le plus au
cours de votre vie! », Marcel répond le 20 février 1963 : «Je ne peux
pas dire qu'il y ait une phrase quelle quielle soit qui m’a accompagné
durant toute ma vie. Mais [...] je me suis rappelé le texte de Claudel
que je reproduis ci-dessous, et qui lorsque je le lus pour la premitre fois
ily aun demi-sidcle, se présenta A moi comme une sorte d’épigraphe
de ce que je voudrais devenie, de la signification que jaimerais donner
A mon ceuvre.
Faites que je scis comme un semeur de solicucle ec que celui qui entered ma
parole
Renere chez lui inguiee er lourd
(Ging Grandes Oder, Po, p. 283).
Nul doute que cereaines prises de conscience intellectuelles du phi-
losophe doivent beaucoup au potte catholique. Il lui consacte dailleurs
un livre, Regards sur le thédire de Claudel, volume de chroniques écrites
entre 1923 et 1961’, S'il est souvent sévére envers Claudel, c'est que
1 Bal, Mss, NAF 28349 (fonds Gabriel Marcel), Lecere cle Gabriel Marcel la revue Réslité,
6 févriee 1963.
2 Pads, Beauchesne, 1964, 175 p,60 ANNE VERDURE-MARY
Marcel attend beaucoup de celui qu'il considére comme un des plus
grands auteurs de son temps : répondant au questionnaire de Marcel
Proust, le philosophe cite parmi ses pottes préférés : « Les grands lyriques
anglais, Baudelaire, mais aussi Claudel et Rilke! ». Il confesse envers
Claudel un mélange d’admiration et d'irritation : «Je me suis fait lire
les premiers chapitres de /'Apocalypse. C'est souvent magnifique et par
moment un peu irritant » écrit-il A Charles Galpérine’.
Quelles sont les critiques les plus fréquentes adressées par Marcel
4 son illustre ainé ? Essentiellement un excés de baroque, qui dre aux
personages simplicité et authenticité. Ainsi déplore-t-il le recours au
lyrisme du Soudier de satin, qui selon lui laisse de cOté toute psychologie,
et qui bre humanité et crédibilité aux personages : «Je crois qu'en
séalité, un dramaturge, méme trés grand, court toujours les plus grands
risques & nous présenter une situation absurde : car il ne peut pas se faire
que cette absurdité ne contamine pas insensiblement les personages,
et ceux-ci tendent alors a devenir de simples entités. Dira-t-on que nous
sommes ici par-deli toute psychologie, dans un domaine qui reléve de
la théologie ? Mais cet aspect théologique ou pseudo-théologique des
demitres journées du Saulier de satin ne doit pas nous faire illusion sur
ce quill y aici, je le crains, de foncigrement et de dangereusement litté-
raire’». Le « liteéraire » s'oppose ici A «’authentique» : pour Marcel,
des personages considérés par leur créateur comme des marionettes
au service d'une idée ne peuvent convaincre les spectateurs.
A propos d’une représentation du Pire bunilié, il nuance son jugement
sur Vinterpréte du personage de Pensée, soulignant la responsabilité
du podte luieméme : « Mais je me demande si le responsable ici nest
pas Claudel lui-méme. Car, enfin, il faut bien avouer que ce person-
nage est congu beaucoup plus qu'incamé, En réalité, cest une syathese
LJ». A ses yeux, cette synthése Ove toute individualité et, parcant,
toute authenticité au personage. Au contraire, les personnages congus
par le philasophe dans ses propres pices sont extrémement situés : Age,
nom, état civil, toutes ces données ont leur importance et permettent
une identification des spectateurs. Pour Gabriel Marcel, le personage
doit consister en un juste milieu entre le commun et |’extraordinaire :
il doit étre contemporain et niavoir rien de remarquable, tout en ayant
1 Litves de Frome, aoti-septembee 1965, 0°7.
2 Bal, Mss, NAF 28349 (fends Gabriel Marcel). Lecere de Ga
Galpécine, 17 janvier 1967.
Gabriel Marcel, « Le Souler destin», dans Regards rl tite de Claudel op itp. 44-145,
4 Gabriel Maccel, «Le Pere bunilié»,clans Regard sur le thétre de Claud, tb. tity p. 90.
arcel & CharlesLA RECEPTION DE PAUL CLAUDEL PAR GABRIEL MARCEL 6
des préoccupations élevées afin de provoquer chez le spectateur un appel,
une illumination. Les exigences théoriques de Marcel demandent un
subtil équilibre que le philosophe lui-méme peine a atteindre dans ses
drames, et qui ne correspond en rien au personnage claudélien.
Pour expliquer ses réticences face au Soulier de Satin, Gabriel Marcel
oppose cette pidce 4 Partage de Midi, qu'il considére comme une réussite
exceptionnelle. La différence entre les deux ceuvres tient essentiellement,
selon lui, au point de vue adopté par le dramacurge : dans la premitre,
auteur se met a la place de Dieu, et rYautorise ses personages aucune
autonomie, privilégiant une interprétation théologique qui ne satisfait
pas Gabriel Marcel, celle d'un «diew dont les humains ne seraient que
des marionnettes' ». En cela, la pice s'apparente davantage au drame
caldéronien qu’ une véritable eragédie. Au contraize, aux yeux du c
tique, Partage de Midi semble réellement une tragédie car la pidce est
fondée sur des personnages qui sont des étres doues de présence, Et «la
vérité théatrale ne peut étre que l'ensemble des formes par lesquelles le
dramaturge de génie parvient & nous imposer la conscience d’un étre
atteine au centre de sa vie, Cestedire au centre de ses contradictions ».
Orle personage, aux yeux de Gabriel Marcel, est central : sauvegarder
son autonomie est une des exigences du philosophe dramaturge.
Ces insatisfactions tiennent largement 3 une conception ers différente
du catholicisme. Alors que la pensée interrogative revét une impor-
tance considérable pour Marcel philosophe, il constate que « le Claudel
interrogatif mourra de trés bonne heure, certainement avant la guerre
de 1914°», et que linterrogation centrale est remplacée par une « sorte
de machinerie métaphysico-théologique! ». II qualifie méme certaines
ceuvres de « dogmatiques », contrairement aux pidces des débuts, habi-
rées par «l'anarchie » — ce en quoi Claudel lui semble véritablement
un héritier de Rimbaud’
La place accordée 4 Dieu par Claudel explique les réticences de
Marcel face au théare du potte : le philosophe, bien que catholique,
estime qu'il faut tenir compte de la contestation de la chrétienté, et se
Bid. p 126.
Bid, p 129.
Gabriel Marcel, « Tee d'Or», dans Regards ar le ide de Claudel, op. cit, p. V64 (Chronique
dramatique initialement parue dans Les Naavlles Litérsire!, 29 occobee 1959).
§ Gabriel Marcel, Regard sur le rbidtre de Clatuel, op. cit, p. 133 (chronique dramasique
inicialemene parue dans Les Nuveslles Linévaires, 1S novernbre 1951, Foceasion de
reprise ce Partage de midi).
5 Gabriel Marcel, «ireuption de ta geice dans le chédere franca
Regards sur le tbédore de Clatabel, op ci p.\7 5
du xx siecle», dans62 ANNE VERDURE-MARY
sent mal a Vaise face au « théatre de pure célébration », qui nlintéresse
gue les milieux (tres peu nombreux) od prévauc une foi unanime, et
dont les auteurs sont, selon lui, Ghéon et le Claudel de certaines pieces
(notamment du Soudier de satin). Il constate que le drame chrétien est
Ja plupart du temps écrit par des convertis (Péguy, Claudel, .S. Elio,
et qu’ partir du moment ot Claudel est « inseallé dans un catholicisme
dogmatique, [...] son ceuvre a perdu V'extraordinaire frémissement
qui nous émeut encore si profondément dans les premitres pitces ».
Le sentiment de triomphe le met mal a Vaise, et il 'admet davantage
«dans le pur lyrisme que sur la scéne» : pour Marcel, le théaere est le
liew du doute et du questionnement, non celui de l'affirmacion et du
triomphe®. Ses propres drames se dénouent rarement, T'interrogation
finale laissane en général la pidce comme en suspens, Marcel entend par
Ja donner une valeur iniviatique au théaure et mevere Vaccent sur un
«au-dela » du drame. Refuser le dénouement, cest affirmer lexistence
d’une écernité, et placer le drame sous le signe du mystére, Et ce mystére
n'est pas affirmatif, mais interrogatif.
LE STYLE CLAUDELIEN EN QUESTION
Lestyle de Claudel, pourtant souvent loué par le philosophe lui-méme,
suscite également des réserves : profusion et trop-plein caractérisent
A ses yeux nombre de pices, empéchane I"émorion du spectateur. Il
reproche & Claudel de eréer des drames a la mesure de I’univers et non
de l'homme, et s'insunge ainsi contre Vinvasion de l’élément épique au
sein de l'oeuvre dramatique ; en déplorant le style trop lyrique de cet
auteur qu’il admire par ailleurs, il condamne la « contamination » des
genres les uns par les autres, cherchant & maintenir le drame dans une
forme traditionnelle.
Derriére une question apparemment littéraire se dissimulent des
conceptions du monde, et notamment du catholicisme, entigrement dif
rentes : du cOté de Claudel, le catholicisme triomphant du converti plein
de zéle ; du cété de Gabriel Marcel, l'aspiration a la sobriété, sans doute
1 Gabriel Marcel, Théétrect rdiginn, Lyon, Vieee, 1958, p. 61-62.
2 Wi
3 BiLA RECEPTION DE PAUL CLAUDEL PAR GABRIEL MARCEL 6
lige Ala forte influence qu’a exereée sur lui sa belle-famille protestante.
« Mais je crois, pour ma part, de plus en plus fortement qu'au moins
au théatze, [..] les pensées les plus hautes sont celles qui requigrent les
moyens d’expressian les plus chastes. [...] Or ce qui frappe, selon moi,
dans le Soulier de satin, de la fagon par moments la plus pénible, ce nest
pas seulement’ opulence du langage, c’est une incontinence, Cest quelque
chose de vraiment incontrélé! ». Comparant le spectacle de cette pitce
a une surexposition permanente, il conclut : « Apres tout ce spectacle
et tout ce vacarme, on éprouve le besoin de se réfugier, comme dans un
humble oratoire de montage, en quelque dialogue eres simple et tres
transparent ob le mystére affleure trés discrétement dans les intervalles
des paroles murmurées? ». Sobriété du style, discrétion des moyens, voila
donc Vidéal de Gabriel Marcel en écriture — reflet, une fois encore, de
ses croyances religieuses (rapprochement que suggere la. comparaison
avec l'oratoire de montagne). Et de fait, les drames mascelliens refletent
Vidéal de leur auteur : ils mettent en scene un langage quotidien et
cherchent & faire jaillir 'interrogation & partir d'une situation, sans
laisser la moindre place au lyrisme nia la poésie
Mélange d’admiration et de réticence, les impressions de Marcel sur
Claudel rescent ambigués, ce qu'explique sans doute en partic la vocation
de dramaturge de Marcel : il lit les drames claudéliens 4 l'aune de ses
propres théories, et ces piéces aux dimensions écrasantes l'enthousiasment
et le rebutent cout & la fois. Personnages, situation temporelle, style,
place du catholicisme dans la littérature : tous ces éléments séparent
les deux écrivains. Malgré ces dissonances, Marcel reste profondément
conscient de l'importance de Claudel, & la fois comme potte et comme
dramacurge, et ceconnait son apport décisif dans cercaines intuitions
philosophiques fondamentales. Au-dela des critiques ponctuelles de
circonstance, Gabriel Marcel place l'aeuvre de son ainé au sommet de
son échelle de valeurs, ds lors qu'il prend du recul pour l'apprécier.
Anne VERDURE-MARY
1 Gabriel Marcel, Regards sur le sbédne de Claudel, op, vit, p. 140-141,
2 Wid, p 142,