TROPES,ET TERMES: LE VOCABULAIRE
DE LA DEGUSTATION DU VIN
Magrine CouTIER
CNRS INGLE, Besancon, France
Résumé
‘Depuis les années cinquante,l'engouement pour le vin, Boisson d forte charge symbo-
ligue, est devenu un phénoméne culturel qui s‘inscrit dans V évoluion des comportements
sociaux et alimentaires. La nowwelle approche du vin implique un nouveau public de dégus-
tateurs, dont le profil se situe entre les spécialistes professionnels (aenologues, experts:
dégustareurs), ef les simples amateurs. Les impressions gustatives ne correspondant pas a
tune réalité reférentelle abjectvable et ian soumises une forte subjectvté, le vocabulaire
‘qu les décrit est margué par le recours @'anatogie, la métaphore, caractéristigue lexicale
Tenforcée par la composante hédoniste de la dégustation.
‘Cet article se propose d analyser les tropes lexicau relevés dans des comptes rendus
de dégustation, a travers dewx champs thémanques sources de métaphores: le champ du
‘corps humain et celul de la réalté spatiale. La mise en évidence des rapports et des réseaux
‘analogiques et thématiques ainsi que leur ordonnancement permet de dessiner,derviere ce
‘qui peut paratire une imagination Iyrique et débridée, un ensemble construt autour de ref
ences communes et tendant vers une certaine cohérence.
Abstract
‘Since the fities, the great interes in wine, a beverage with highly symbolic implica-
tions, has become a cultural phenomenon which is a part of current social and dietary
behaviors. A new approach to wine implies a more diversified wine drinking and tasting
public whose profile can be located beeween the specialized professionals (venologis,vint-
nner taster} and the amateur wine lover and drinker. Gustatory impressions do not corre-
spond to an objective referential realty and as these impressions are often highly subjective
the vocabulary describing them is marked by analogy and metaphor, a lexical characteristic
hich is reinforced by the hedonistic component of wine tasting
The aim ofthis paper is 10 analyse the lexical wopes taken from wine tasting reports,
using two thematic fields which have given rise 10 metaphoric usage, ie. the theme of the
‘human body ana that of spatial relations. A presentation of the thematic and analogical net
works as well as thelr graduated relationships provides a basic set of terms, which at fist
‘glance could appear ta be the result ofa spirited. exuberant and lyrical imagination, but
Which has heen built up around common references and tends 1o form a coherent whole.
Comme tout domaine d'expérience, la dégustation du vin posséde un vocabulaire
spécifique élaboré et développé par les praticiens de cette activité particuligre. Cette act
vité se distingue cependant de la plupart des autres par deux aspects qui la caractérisent
Ja nature de son referent, de ordre du sensoriel, qui €chappe en grande partie & la possi-
Dilité d"etre objectivé, et le fait qu’elle n’a de sens que par le discours qu'elle engendre
Aucune substance consommable n'a la méme complicité que le vin avec la parole {..) it
est fe seul produit dont la consommation exige un commentaire, puisgue savoir le boire
revient a savoir en parler.» (Chatelain-Courtois 1984: 5).
AT’écoute ou a la lecture d'un commentaire de dégustation, le profane ou «buveur
de vin moyen» se trouve aussi désemparé ou perplexe que devant un texte relevant d’une
discipline dont l'objet lui serait inconnu, Et pourtant, si sa compréhension peut étre
Meta, XXNIN, 4, 1996“TROPES ET TERMES: LE VOCABULAIRE DE LA DEGUSTATION DU VIN 663
arrétée par un certain nombre de termes techniques relatifs & la viticulture, & la vinifi-
cation et & l'analyse sensorielle (botrytisé, extrait sec, macération pelliculaire, rétro-
oljaction, etc.) exigeant & l’évidence des connaissances et un apprentissage préalables, ce
sont souvent les mots en apparence les plus communs qui lui font prendre conscience du
ccaractére particulier, spécifique, «initiatique> du discours de la dégustation et de ce qu'il
Une jolie chair en bouche, de bons tannins, une tres belle expression aromatique et une
bonne persisance. L'équilibre entre structure et charmu est bien réussi, la matiore est belle,
extraction a é6 particulirement soignée. C'est un vin [yolnay clos d’Audignac 1989}
riche, gras, chaud, qui sédut sans conteste par son caractere athléique et complexe, son
boise distingué.» (La Revue du vin de France, Suppl. au n° 390, dé. 1992: 37),
Il existe certes, dans le vocabulaire du got, des termes propres, dénotatifs, non
ambigus, correspondant & des perceptions sensorieiles identifiées et répertoriées: acide,
«igre, empyreumatique (= godt de brilé), sucré, etc. Mais ils sont bien peu nombreux en
regard de la réalité A exprimer. Aussi l'indigence de notre langue comme la difficulté
inhérente & l'appréhension des perceptions sensorielles expliquent-elles le recours
image, & V’analogie, puisant leurs sources dans la langue commune & travers des themes
de prédilection. Ce qui fait la spécificité et la richesse du vocabulaire qui nous intéresse
reléve avant tout de la métasémie.
Pour Ie Linguiste, la question est alors de savoir dans quelle mesure les unités d’un
discours métaphorique comme celui de la dégustation du vin peuvent étre considérées
comme des termes. Peut-on évaluer la part de la fonction cognitive et celle de la fonction
poétique assurée par ces vocables? ¥ a-t-il une cohérence quelconque derriére l’apparent
ddésortire du foisonnement lexical utilisé pour décrire le vin?
L’étude qui suit tente d'apporter des éléments de réponse A ces questions; elle
s'appuie sur des relevés qui ont été effectués & partir des comptes rendus de dégustation
‘consignés dans deux revues viniques: La Revue du Vin de France et Le Rouge et le Blanc
(voir Bibliographic) entre 1980 et 1993, Elle n'envisage que les unités métaphoriques,
adjectfs, noms et verbes, appliqués ala description et I'appréciation olfacto-gustative du vin.
LA DEGUSTATION DU VIN ETSON VOCABULAIRE.
Telle qu’elle est définie par le Conseil intemational de la langue francaise, la dégus-
tation est
«une opération consistant @ expérimenter, analyser et apprécier les caractéres organolep
tiques et plus particullgrement les caractores olfacto-gustatifs d'un produit. Elle peut ére
‘plus ou moins analytique et détaillée,c'est-i-dire tendre & décomposer ses caractéres en
Eléments simples, drattacher rel ou tel godt @ elle substance ou ensemble de substances de
référence (déqustation analyique). Elle peut éire au contraire plus ou moins globule, ees
AGediretendre d exprimer le plaisir ou le déplasirresseni (degustation hédonique)-» (Peynaud
1980: 2-3),
(On relevera les verbes analyser, apprécier et exprimer dans cete définition, qui
rendent compte du lien indissociable entre dégustation et expression, c’est-a-dire «mise
en mots», verbalisation
Dans I’analyse sensorielle mise en ceuvre dans la dégustation du vin, seules les
perceptions visuelles disposent de références objectives, mesurables et codifiables, qui
nn’excluent pas pour autant Ia variété et la subjectivité dues aux différences individuelles,
Tin’en est pas de méme pour les perceptions olfactives et gustatives,604 Meta, XXXIX, 4, 1998
Les nombreuses recherches menées actuellement sur le godt par des spécialistes de
disciplines diverses — neurophysiologistes, neurobiologistes, psychophysiologistes, agro
homes, sociologues, et, mettent I'accent sur l'obstacle représenté par les lacunes du voca-
bulaire gustati: «le manque de descripteurs (qui) résulte des différences de perception
interindividuelles» (Faurion 1992: 22); «le vocabulaire pour parler de ce deuxitme sens
chimique (le godt) est trés au-dessous de la réalité (McLeod 1987: 78); «soumis aux jeux
du symbolisine, (le vocabulaire de la dégustation) méle inextricablement évaluations
“objectives et valorisations» (Albert 1989: 123).
Les perceptions olfactives et gustatives sont par nature extraordinairement complexes,
fugitives et subjectives, et reposent essentiellement sur la mémorisation des odeurs et des
saveurs. Leur description peut consister & établir des comparaisons avec Ie godt d’un aliment
‘ou d'une chose dont on a gardé le souvenir (cela «rappelle» la framboise, la vanille le miel,
le bois, le cuir ..), et Bre 2 la base de eréations ngologiques: cassissé, fruit compo, figué,
‘muscaté, noiseté, réglissé, tabacé, etc. Elle compore également une série d'impressions
diverses (sensations de volume, de forme, de matigre, d’intensité, de durée, sensations
tactiles, thermiques, sensations de plaisir). sources d'une expression métaphorique riche
et variée,
EVOLUTION DU VOCABULAIRE DE LA DEGUSTATION
Comme le vin, Vart de déguster est fort ancien. Aussi un certain nombre de termes
sont.ils attestés d2s le Moyen age (bon, bonté, douceur au sens de «souplesse, force
‘franc, puissant etc.) (Henry 1991). I n'est pas dans notre propes de présenter une histoire
‘de ce Vocabulaire, pour laquelle on ne dispose d’alleurs pas encore de données suffisantes!.
“Mais il est nécessaire d’en tracer les grandes lignes et de donner quelques indications qui
permettront dapprécier son état actuel,
Selon Peynaud (1980: 155), le «langage des godteurs» (ou «essayeurs», c'est-dire
‘ceux qui exergaient la profession de courtiers-gourmets) des XV® et XVI° sidcles était
limité & un petit nombre de termes de base (non évalué) qui a peu évolué jusqu’au XVII s.
Crest seulement a cette période que le vocabulaire s'est développé et diversifié. A cela,
deux raisons: les progrés dans la viticulture et I’élaboration du vin (dégustareur, au sens
professionnel du terme, apparait en 1793), qui favorisent une évolution de la qualité, et
exigence méme de cette qualité, lies aux contraintes commerciales. II semble que le
‘mouvement se soit dessiné a Bordeaux (Pijassou 1977: 169), ob les courtiers se réunissaient
pour goiter les vins destinés & éure acheminés en Angleterre et dans les autres pays du
nord. Etc’est seulement en 1822, dans la Topographie de tous les vignobles connus de
‘A. Jullien, que sont rassemblés pour la premigre fois dans un «Vocabulaire des termes
cemployés dans cet ouvrage pour désigner les différentes qualités des Vins», prés de 90
termes techniques, dont plus de 60 se rapportent a la description des caractéres du vin
Le XIX° sitele est marqué par divers événements politico-économiques qui jalonnent
histoire de la viticulture (par exemple I'arrachage des vignes et le démantelement de
nombreuses propriétés viticoles pendant la Révolution), mais aussi par les recherches sur
le vin? et enfin, a la fin du sicle, par I'épidémic de’phylloxéra qui ruine le vignoble
frangais, La reconstruction de celui-ci se fait lentement et partiellement au dsbut du XX°
sigcle, et c'est la période suivant la deuxitme guerre mondiale qui va marquer une étape
décisive pour un essor dans tous les domaines du vin: dune part les progres techniques et
scientifiques (le dipléme d’cenologue est créé en 1955), dautre part la concurrence
commerciale due au développement des vignobles du «nouveau monde», contribuent &
Vamélioration continue de la qualité; 1’élévation du niveau de vie et ’évolution des goats
et des comportements alimentaires sont des facteurs déterminants qui favorisent la consom-
‘mation de vin en I'inscrivant dans un environnement a la fois socio-Cconomique et"TROPES ET TERMES : LE VOCABULAIRE DE LA DEGUSTATION DU VIN 665
culturel: le vin est devenu un phénoméne de société de la fin du XX¢ sidcle, un objet
étude pour les sociologues (Albert 1989: Fischler 1992).
Codification et diffusion du vocabulaire de la dégustation
incidence de cete évolution sur le vocabulaire, dans son élaboration et sa diffusion,
ne se fait pas attendre: dune part les nouveaux professionnels du vin, c'est-A-dire les
cenologues et les dégustateurs-expers, tentent de définir et codifier une terminologic
indispensable 2 leur profession, parallélement aux recherches menées sur la dégustation
des produits alimentaires en general (Le Magnen 1962): ouvrage technique de Vedel et
al, L’Essai sur la dégustation des vins (1972), publié par 'stitut National des Appel-
lations ¢’Origine, rassemble environ 470 termes relatifs aux caracteres gustatifs sur les
900 entrées du «Vocabulaire.
‘D'autre part, cette terminologie va sorir des laboratoies pour étre iveée au public
grandissant d’aenophiles par le biais d’ouvrages divers sur le vin: ce sont les lexiques
cachés, istes de mots suivis d'une definition, réunis sous le titre de «Vocabulaire» ou
Glossaire> et placés en général & la fin de louvrage?.
Loouvrage Le Goat du vin, publié en 1980 par le professeur et cenologue Emile
Peynand, qui s*adkesse aussi bien aux professionnels u’aux cenophiles, fait date et r6fé-
rence: entigrement consacré a l'art de la dégustation, il en présente une étude scientifique
ef sociologique, ainsi qu'une réflexion sur le langage des dégustateurs «ax prises avec
TTimpuissance des mots», insistant sur importance que «les dégustateurs aient le méme
langage, qu'ls se comprennent et qu'ls se fassent comprendre, qu'ils emploient donc les
mémes mots pour les mémes perceptions» (p. 152). Lui-méme cite plus dun miller de
mots utilisés pour décrire les aspects visuel, olfactif et gustatif du vin, Soulignant la
complexité et la variété de ce vocabulaire, il présente les essais de figuration rationnelle
‘que les cenologues ont mis au point, figuration basée sur Ia notion d’quilibre entre les
trois composants du vin: Malcool, Macidité et astringence. Cette représentation sous
forme de schéma (notamment la definition graphique riangulaire de Vedel) permet de
situer les qualificatis les uns par rapport aux autres selon une échelle de qualité et
intensté.
Peynaud distingue plusieurs «niveaux de terminologies (p. 153) selon que le commen:
tateur est un expert — eenologue ou dégustateur de métier —, un amateur éclairé, ov un
chroniqueur vinicole. Cette distinction induit des «niveaux’ de technicité» (Quemada
1978: 1130) des discours respectifs qui vont du plus précis — recherche du vocable
adéquat, wilisation de termes codifiés —, au plus flou — manuant de rigueur, procédant
par allusions et analogies, lyrique.
A titre de références pour cette étude, nous avons retenu 5 glossaires et diction-
naires consacrés la dégustatio ou, de fagon plus général, au domaine du vin, proposant
des definitions: le «Glossare de amateur de vin» figurant la fin du Livre de amateur
de vin de Norbert Got (cor) (1967); le «Vocabulaire» de Vedel er al. (veDé1) Cité plus
haut) (1972); Les Mots di vin et de l'ivresse de Martine Chatelain-Courois (couRrors)
(1984); le «Glossaire» de l'ouvrage Connaitre le vin de Jacques Puisais* (puisais) (1986);
le Dictionnaire du vin d"Yves Renouil (RENOUiL) (1988). Les unités figurant & la nomen:
clature de ees répertites,définis par les spécialstes du domaine, ont le statut de terme,
rméme i certains sont considérés comme «imprécis» par leut auteur (VEDE4).
Les dictionnaires de langue n’ont pas ét¢ pris en compte puisqu’ils ne recensent en
principe que les terns entrés dans usage général. Cependant, la consultation dy Trésor
de la Langue Francaise (TLF) a permis de constater Ia ts faible représentatvité des
‘mos relatifs & la dégustation. Cette remarque en rejoint d'autres énoncées & propos de
domaines connexes (le vocabulaire de l’ampélographie, voir Rézeau 1992).66 Meta, XXXIX, 4, 1998
Les comptes rendus de dégustation
‘Les comptes rendus de dégusttion dot sont tins les relevés Studi ici sont rédigés
par des joumalistes renvoie a l'impression ressentie. Cependant, la nervosité
un vin n’exclut pas la présence d’autres constituants comme la chair ou les tannins, Elle
est souvent associée & impression de vigueur, désignant par Ia une bonne combinaison
alcool et d’acidité
La présence d’aleool apporte force et chaleur au vin, Les unités métaphoriques qui
décrivent la prédominance, ou, au contraire, la présence peu marquée de ce constituant,
‘comportent le séme de «force physique», & travers l'image dun corps humain «sportif»
athlévique, °épaulé. Les sémes de corpulent et imposant — grosseur et taille — assimilent
ces adjectifs et les substantifs correspondants & I’idée de force. La combinaison alcool +
tannins ajoute & la force une impression de tonicité traduite par vigueur, muscle et musclé,
méme sans présence marquée de chair. La trop faible teneur en alcool est Ie plus souvent
traduite par des collocations nominales ou adjectivales construites & partir de ces unités.
‘peu corpulent, faible °carrure, manquant de! faible °corpulence, manque de vigueur, etc.
Le seul qualificatif a valeur négative est éeriqué, antonyme d°épaulé.
Le regroupement constitution et équilibre fournit un ensemble apparemment plus
hétérogéne. Il s’articule autour de substantfs relatifs au corps humain dans sa représen-
tation anatomique et physiologique, qui figurent la structure générale du vin: °colonne610 Meta, XXXIX, 4, 1994
vertébrale, constitution, “ossature, °squelette. L’appréciation du rapport entre les éléments
constitutfs se traduit par des collocations nominales ou adjectivales dont ces substantifs
forment la base: faible ou bonne constitution, °ossature solide, etc.
La locution corps (avoir du -) a été classée dans cette série bien que certains auteurs,
Ja définissent plus particuligrement par rapport 2 la richesse en alcool. Il semble que
usage maintienne une certaine ambiguité, dans la mesure ot la Locution est employée
tantét dans ce sens, tant6t dans Ie sens donné par pursays: «Terme qui allie les qualités
d'un vin & la fois charnu, charpenté et chaud.» Dans cette acception, la locution est
rejointe par robuste, dont les sémes se rapprochent de «solide constitution». Le qualifi-
catif viril et son synonyme récent °masculin auraient pu éure classés dans le regroupement
alcool + tannins, puisqu'ils décrivent des vins possédant cette prédominance, mais,
‘comme féminin, augue ils s’opposent, ils correspondent & une appréciation générale de la
constitution et sont définis par les auteurs par la notion d°équilibre modulée dans le sens
{de la vigueur pour les deux premiers, de la finesse et de la souplesse pour le troisiéme.
Les autres unités figurant dans cette série se rattachent & des appréciations plus
subjectives, & caractére hédoniste. Plus floues, plus imprécises, elles renvoient & une image
globale de I'apparence physique, le plus souvent positive: la notion d’élégance (équilibre
dans la finesse) entraine l'utilisation de la locution allure (avoir de P
‘Dans ce champ thématique afférent au corps humain, on notera I'absence de quelques
expressions connues cependant du grand public en raison de leur effet évocateur, comme
avoir du corsage, avoir de la jambe, avoir de la cuisse: bien que signalées dans divers
ouvrages (toujours entre guillemets), elles ne sont pas attestées dans notre corpus. Ce
type de métaphores érotico-corporelles appartiennent au code oral et, méme si elles sont
encore répandues chez certains fréquenteurs de caves, il semble que les dégustateurs ne
les jugent pas dignes de paraitre dans leurs comptes rendus. On peut y voir un souci
d'éviter un vocabulaire jugé trop imprécis peut-étre, mais certainement aussi un souci de
se démarquer précisément d’un public plus amateur que dégustateur, ainsi qu'une tendance
a Tintellectualisation et & la sophistication du discours dégustati
Les unités analysées ici forment un ensemble relativement cohérent. Malgré un flow
linguistique constaté pour un petit nombre d'entre elles et une tendance & la polysémie
pour d'autres, les relations analogiques de type synonymique ou antonymique qui les
tunissent tendent vers une cohésion sémantique. Les unités non définies dans les réper
toires viennent enrichir les séries déja constituées en renforgant leur homogénéité morpho-
Togiquement et/ou sémantiquement.
La r6alité spatiale: forme, volume, dimension
“Tous les spécialistes de la dégustation constatent que les perceptions produites par
le vin gardé et tourné dans la bouche pendant quelques instants sont assimilables & des
impressions de forme, de volume et de consistance, la forme idéale étant la sphere, qui
représente I'équilibre parfait. Peynaud (1983: 157) a baptisé ce phénoméne stéréodégus-
tation. Dans son effort de description, le dégustateur va puiser, dans le vocabulaire relat
2 la réalité spatiale, un certain nombre de vocables correspondant par analogie aux sensations,
rogues.
Les métaphores de la réalité spatiale
extrait see ample, ampleur,ereux, épais, a, filiforme, large, longiligne, vide
alcool: abrupt carré, massif
acidite: acéré,aigu, anguleus, poinu,rellef(sans-):
wnnins: arétes, aspérités
intensité et persistance aromatique “c6nigue, “cylindrique, tong lonlligne‘TROPES ET TERMES: LE VOCAHULAIRE DE LA DEGUSTATION DU VIN on
constitution et équilibre: “arrondi, carré, droit, forme, “ligne, °monolthique, pla, plein,
plénitude, ectiligne, relief rond, rondewr,°silhowelte,sphérigue, volume, vlumineux
Selon sa proportion en extrait sec, un vin donne I'impression d'emplir plus ou moins
bien la bouche I’analogie est done basée sur une forme et un volume attribués au liquide:
ample, éalé, large quand la teneur en extrait sec (toujours allie aux autres consttuants
comme I'aleool) est marquée, épais si elle est excessive, creur, filiforme, longiligne ou
méme vide (quasi-synonyme de maigre) si elle est insuffsante, Le qualificati étalé est
polysémique: défini par les auteurs dans le sens de «mincen, c'est-i-dire «manquant de
chair», il est également synonyme de ample dans nos relevés. De méme, large, ééfini par
‘ENOL par rapport la force et & la Vigueur, c’est-a-dire & la richesse en alcool, est utilisé
comme quasi-synonyme de ample dans les commentaires de dégustations (connotation
hédoniste). Il a donc d'un c6té, une métaphorisation opérée sur un emploi dé figuré de
large (large, done fort»), inégrant ce vocable dans la série anthropomorhique ave auhlé-
‘ique, corpulent, forte) °carrure... et, de Pautre, une re-figuration du. stme spatial qui place
le vocable dans la série ample... comme si les dégustateurs rétablissaient spontanément
tune cohérence analogique selon leurs références.
Leexpression d'une trop grande prédominance d’aleool est traduite par deux unités
adjectivales dont les stmes se rattachent & la notion de force et de violence: le contraire
de la douceur (abrupt) et la lourdeur (massif).
‘Les impressions dues a l'acidité (saveur piquante, mordante) sont bien repré-
sentées: 'excés se manifeste dans le terme point, lexicalisé dans le vocabulaire du godt
par analogie avec la sensation produite par une pigire, et ses quasi-synonymes, acéré et
aigu, dont se rapproche anguleus. Un manque d’acidité enléve son relief au vin, dod
plat, relief (sans -).
La présence dominante des tannins produit également une impression de relief agressi
(preté et astringence sur les muqueuses buccales), mais comparable & une surface
rigueuse: arétes, aspérité
Lintensité et la persistance aromatiques, non représentées dans les métaphores
du corps humain, sont notées ici par des adjectfs plus proches du vocabulaire de la g60-
rétrie, qui rendent compte @ la fois de la durée de la perception aromatique et de son
volume: “cdnigue (intensité qui diminue avec la durée), “cylindrique (imensité égale
pendant toute la durée), *lonailigne (intensité moyenne mais d'une bonne durée). Ces
trois unités,absentes des répertoires, sont affectionnées de certains dégustateurs particu-
ligrement sensibles (tous ne le sont pas) aux sensations de forme et de volume. L'emploi
de vocables dont le contenu scientifique (en géométrie) se fait encore sentir bien qu'ils
soient banalisés, répond 2 un besoin de précision en méme temps qu’a une certaine
sophistication.
‘On a vu que I'équilibre est la notion clé de la dégustation et que la forme sphérique
cen est le schéma idéal Les termes forme, “ligne, relief. silhouette, volume représentent les
impressions d’ensemble propres & caractériser la constitution et l’équilibre. Les deux
substantifs “ligne et °sifhouerte qui ne figurent dans aucun répertoire, sont des quasi
synonymes de forme, défini par les professionnels mais relativement peu fréquent dans
nos comptes rendus. Dans le discours de la dégustation, il semble qu’ls se prétent plus
facilement que forme & la détermination par un adjectif, par ex.: belle °ligne, “ligne
siructurée, °sithouette fine élégante... Le succés de ligne peut également étre recherché
dans ses connotations positives actuelles (ligne allure, ligne /sveltesse, ligne /esthétique.
‘Ajoutons que les semes de silhouette justifieraient le classement du terme dans la série
anthropomorphique.
L-équilibre harmonieux entre les éléments constitutifs se traduit par "impression
de rondeur dans les adjectifs rond et son quasi-synonyme sphérique, et son corrélaton Meta, XXXIX, 4, 1998
morphologique arrondi. ta notion de volume se atachent plein et volunineus,indiquant
la présence équilibrée et alfirmée de tous les composants, ainsi que °monolithique, qui
exclue Ia rondeur, L’opposé de rond est par, dont on peut die qu'ils sont des quas
ntonymes dans le vocabulaire de a gustton, lat dcerivant un vin sans saveur margue
parla carence auniveau de chacun des composants. Aussi bien pla se sitesi Vent
mite de échelle 'intensit par rappor aux termes exprimant exc d'un des elements
‘assYf, igi’ point, et peut fonetionner comme qussi-synonyme de éralé au sens de
‘manquant de chai
Les adjectfscarré, droit, recline sont appliqués aux impressions gustatves &
parr d'un some commun figuré «franc, es nometem. qui renvoie ala notion 'asence
Ge défaut. Nos artestations dans les commentaires de dégusation les signalenten relation
symtagmatique avee d'autres qualificaifs comme strict, vigoureu, ce qui reactive une
métaphorsation a pair du sine non figure et renvoie au manque de rondeur, LA aus
Cn ouve une opposition avec rnd, mais sans que la quai dela constiation ne soit mise
en cause
Les métaphores de a ralit spatiale sont riches et varies dans le vocabulaire de la
degustation. Les rapport analogiquesreférenvels son assez cobtens, mas ls restions
analogs entre les termes som moins videntes que dans le champ corps human
Disponibilité des métaphores
“Apres avoir identifié et analysé les unités métaphoriques issues de deux champs
thématiques, il nous a paru intéressant de chercher & apprécier leur disponibilité méta-
phorique. Pour ce faire, nous avons consulté le TLF et relevé les emplois signalés «par
analogien, «figuré> et «par métaphore>, en excluant tout emploi dans un domaine spécia-
Iis6, technique ou Scientifique. Ils sont regroupés selon les rubriques indiquées par le TLF :
1# domaine des sensations et des perceptions
deur: corpulent:
perceptions auditives (son, bruit, voix): aéré, aigu, anémique, aspértés, corpulent, crews,
‘liforme,°menu, plat, plein, plénitude, relief (audit), rond,ténu, vide, vigoureue, vigueur
‘perceptions visuelles (+ couleur): aig, anémique, aspérités, plat, vigueur:
oucher: aspéniés
1 domaine de l'expression (expression, style, & propos d’une ceuvrelittraire):
abrupt, acéré, aig, ample, amplewr, “arrond, charmu, décharné, forme, ligne, musclé, nourr
nerf, “ossature, plein, pléniude, point, robustesse, rond, rondeur. squeette, svelte, vide,
vigowrews,vigheur:
1 domaine des arts et de l'esthétique:
dabrupr, arrondi, gringalet, “ligne, massif, °musculature, nerf (avoir du -), nerveux, nervo-
sité,“ossature, rondewr, svelte, “vigueur, volume,
1m eamplois figurés non animé /abstrait
amaigri, arétes,“carrure,°colonne vertébrale, constitué (bien mal -), “muscle.
Ces résultats, méme s‘ils demandent a &tre affinés, mettent en évidence la propension
d'un bon nombre de ces unités, issues de la langue commune, 21a métaphorisation. Celles
{qui sont déja inscrites dans les champs relatifs aux perceptions sensorielles & quelque
degré que ce soit, auront d’autant plus de facilité & s"intégrer dans un autre champ
sensoriel. Bien que les champs de I'expression et de I’esthétique ne soient pas liés d'un"TROPES ET TERMES : LE VOCABULAIRE DE LA DEGUSTATION DU VIN 673
point de vue strictement référentiel au domaine que nous étudions, les unités qui y figurent
renvoient a une appréciation, au regard porté par l'homme sur une production humaine
soumise & une évaluation. Elles constituent un ensemble de vocables disponibles préts 2
remplir un vide Tinguistique: «Lorsqu’un signifié “en attente” ne peut s’exprimer que par
tune périphrase relativement longue, les conditions sont remplies pour que se produise
cette captation de signifiant qu’est la métaphore.» (Tournier 1985: 227.
CONCLUSION
Frudier les métaphores dans le vocabulaire de la dégustation peut paraitre une
‘gageure, étant donné la nature floue, imprécise du référent: les impressions gustatives.
Les lacunes de notre langue en matidre de vocabulaire spécifique de expression du goat,
Ia difficulté de trouver les termes adéquats et le caractére hédoniste de la dégustation
favorisent le recours au processus métaphorique qui génére une variété considérable de
vocables souvent considérés comme fantaisistes et superflus. Cependant, une analyse
dérallée révele que le nombre de champs thématiques a origine des métaphores est
restreint: moins de dix, parmi lesquels celui de I’étre humain (physique et mental) et
celui de a réalité spatiale, sont priviléxiés.
Les unités s'onganisent autour de notions-clés correspondant aux qualités gustatives
principales, celles-ci étant liges & l’évaluation et & l’appréciation des éléments constitutifs
du vin eta leur harmonie, Ces appréciations sinscrivent dans des séries lexicales sur une
Gchelle de qualité et d"intensité,& Vintérieur de laquelle les termes entretiennent des relations
analogiques de type synonymique et antonymique, au sein d’un méme champ ou entre
deux champs: charnu, °enrobé (corps hhumain)/ample, large (séalité spatiale); svelte,
‘squelettique (corps humain) creux, vide (réalité spatiale).
Le foisonnement lexical s’appuyant sur des relations analogiques entre les termes
apparait comme redondant, mais renforce en réalité la fonction cognitive en contribuant &
cemer le référent
L’apparition de vocables non encore rocensés dans les répertoires spécialisés enrob
menu, °cénique®, “monolithique) enrichit, sans la perturber, la cohésion des séries, morpho-
Togiquement et sémantiquement. File est d’autant plus facilitée qu'elle répond a la dispo-
nibilté métaphorique de ces vocables issus de la langue commune et déja pourvus d’emplois
‘métaphoriques dans des champs associés.
Il existe des cas d'ambiguité pour des termes définis dans ces mémes répertoires,
par rapport a l'usage des dégustateurs auteurs de comptes rendus. L’écart sémantique
s’analyse en fonction du choix des semes retenus pour la production métaphorique. Cette
confusion explique la polysémic de vocables comme éalé et Jarge. Elle met en évidence
le fait que V'absence de référent précis rend nécessaire la construction de références
ccomimunes élaborées au sein d'un groupe autour d'une activité ou dune pratique. De plus
amples recherches sur le vocabulaire de la dégustation, et particuligrement sur les emplois
_métaphoriques, devraient pouvoir conduire & une clarification des termes, & leur définition
cet une harmonisation linguistique indispensable & T'expression et & la communication
dans le monde du vin.
Notes
1. Test cenin gue dos travaux pilolopiqus ct hisuxiqes apporteront un élairage essenil sur evolution
‘ds mote du got Iaiméme (Henry 1986a: Bochnakowa 1988: Flandin 19930). Quegues dépoullemerts
‘ecuts dans des ouvagessienifiqes de le fn du XVII eta debut du XIX°s. comme ceux de Rozier
{rde Chapt (voir DDL, vo. 43) stent en lure les lacuns des dictonnaircs de langue 2 et gard
‘dans leur nomenclature comme dans leurs informations hitoraues
2. Voila liste bibliographique des Eerie sur le vin de 16002 1900, dans ouvrage Emile Peynaud, Le Vin
es jours, Duned. 1988p. 340-344.674 Meta, XXXIX, 4, 1994
3. La liste de ces lexiques cacés serait trop longue & énumérer, vu 'abondance des publications vnigus.
‘Noto cependan que ls joumaux sem-spécaliss comme ia Rem divin de France ont propos également
dans les années 1970 der «Fiche de vocabulaire»
44. Jacques Puss fondatur densi Francais du Godt Tous
5. Ladocumenation des DDL sous presse fourmit une attestation de chair en 1881
REFERENCES
ALBERT, Jear-Pine (1989): «La nouvelle cltre du vine, Terrain 3, Boire,cctobe, pp. 117-124
[BARTHES, Roland (1957): Myhologies. Pars, Sul
BOCHNAROWA, Anna (1988): sL‘opposton sec dows erepportat au vin dans quelques langues romanes»,
Saudia Rmianica Posnaniensia, ill, pp. 9-1
(CHATELAIN-COURTOIS, Martine (1984): Les Mors dvi ede Fisresse, Pais, Bein,
‘COUTIER, Martine (sous presse): sLe langue du dégustateur: des mots et des vins>. Communication,
‘Cologie Las mots pour die le godt, Dole, 14 novembre 1992, Acad frae-comoise du Godt.
‘COUTIER, Mavtine (sous presse): Datarions et Documents lexicographiques, sous la di. de B. Queda,
vol. 43, Matériaux pour histoire do vocabusite fangaisréonis par M. Couter, CNRS, INALF, Pais,
linksiek (sous presse, 1994).
DDL = Datations et documents eticographiques (sous presse): sou I dit. de B. Quemada, Matéviaux pout
histoire du vocabulaire frangais, CNRS, INaLF, Klitckseck, 1 volumes paws, vol 42 et 43 vous presse
FAURION, Anaick (1992) «Mille et une saveurs et seulemeat quatte mots pour le dires,L’Amareur de
onde 3° hors se, Le Go, ju, pp. 19-24.
FISCHLER, Claude (1992): «Savoir savoure et savourer le savoir, L’Amatew de Borde, 1° ors se, Le
Got, ui, pp. 39-41.
FLANDRIN, Jean-Losis (19934): cLe got som histoire», urement, re Mutations Le mangeur n° 138,
ui pp 147-158,
[FLANDRIN, Jean-Louis (1993): iin Amateur de Bordeany 1° 41, décembre, p64
GOT, Norbert 1967): Le Live de Vamatew de vin, Perpgnan, cet utes
CGUILLARD, Alexandre (1993): «La dimension sociale de Ia dfgusation»,L’Amateur de Bordeaux, a° 41,
‘december, pp. 62-64,
(GUINARD, Jean Xavier (1992) , Met, vo. 36.2" Isp. 41-48,
EYNAUD, Emile (1980) : Le Goat dvi, Pais, Dunod, Bord.
PUASSOU, René (1977): «Naissance d'un vocabulaire», Raymond Dumay (dir), Le Vin de Bordeaux er de
“Haui-Pays, Pas, 68, Montlb, p. 169-173"TROPES ET TERMBS: LE VOCABULAIRE DE LA DEGUSTATION DU VIN 615
PUISAIS,Sseques (1986): Connare le vin, Tours, NR tions
PUISAIS, Jacques (1989): Le godt, sens ds sens, Auement, sie Mutations n° 108, Nouritues, septembre,
Pp. 281
QUEMADA, Bemard 1978): «Technigue et langagen, Histoire des echnigues, Pars, allimasd, pp 1461240,
‘QUEMADA, Berard voir: DDL et TLP.
RABOURDIN, Jean R. (1989): Vocabulaire intrnaiona de a dégustavion, Evie Eons
IRENOUIL, Yves (ir) (1988) = Dicvionnaire du vin, avec Ia collab de Claude Féret, nowy... Boulogne
ae historique et ymologique des noms de cépage en fangs, Cahiers
de esicoogi, 60 1992-1, pp 115-128.
La Revue du vin de France, mensul, Pts fond en 1977
Le Rouge ele blanc, wimestel, Paris, Les Bios du vin, fond em 1983.
ROVENTA-FRUMUSANI, Daniela (1980): «Cogniif et expresif dans étude de Is métaphore», Revue
roumainedelngustigue tne XXXIV, 8° 6, pp. 523-529.
‘TUF = Tresor de la longue francaise (1971-1993) pulié sous la dreton de P. Lbs, puis de B. Quemada,
CNRS, INALF, Paris, Gallimard, 15 vo. parss.
‘TOURNIER, Jean (1985): Inireduction devriptive la lesicogéntigue de Vanglais contemporain, Pa
Champion.
\VEDEL, Ande et Gasion CHARLE, Pieste CHARNAY, Jules TOURMEAL (1972): Essai su la dégustaion
des vns, INAO, Macon, ELV.