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Ne laissez pas le groupe vous tirer vers
le bas
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La loi de la conformité
Notre caractére présente une facette que, généralement, nous ignorons
— notre personnalité sociale, la personne différente que l'on devient
lorsqu’on est en groupe. Dans un contexte de groupe, on imite
inconsciemment ce que les autres disent et font. On réfléchit
différemment ; on se soucie davantage de notre intégration et on
s‘efforce d’adopter les croyances des autres. On ressent des émotions
différentes, influencées par Uhumeur du groupe. On a tendance a
prendre plus de risques, & agir de facon irrationnelle, comme les autres.
Cette personnalité sociale peut dominer la personne que nous sommes
individuellement. A trop écouter les autres et ad calquer notre
comportement sur le leur, on perd progressivement notre caractére
unique et notre capacité a réfléchir par nous-mémes. La seule solution
est d’en prendre conscience et de comprendre les changements qui seproduisent en nous au sein d’un groupe. Ainsi, nous pouvons devenir des
acteurs dans la société, capables de nous intégrer et de coopérer avec les
autres d un niveau élevé tout en conservant notre indépendance et notre
rationalité.
Une expérimentation de la nature humaine
En grandissant dans la Chine communiste, Gao Jianhua (né en 1952)
révait de devenir un grand écrivain. Il aimait la littérature et ses
professeurs le félicitaient pour ses dissertations et ses poémes. En
1964, il fut admis au collége de Yizhen, non loin de chez ses parents.
Dans cette ville située a plusieurs centaines de kilométres de Pékin, le
collége était une « école essentielle » : plus de 90 % des éléves
poursuivaient des études supérieures. I] était difficile d’y entrer et
létablissement était assez prestigieux. Au sein de cette école, Jianhua
était un garcon calme et studieux. Il avait pour ambition d’en sortir
au bout de six ans en téte de sa promotion et avec un dossier scolaire
suffisamment bon pour étudier 4 l’université de Pékin avant
d’entamer la carriére d’écrivain dont il révait.
Les collégiens de Yizhen étaient internes. La vie du campus était
monotone puisque le Parti communiste encadrait tout, y compris
l'éducation. Il y avait des exercices militaires quotidiens, des cours de
propagande, des travaux d’intérét général et les cours habituels. Le
programme était rigoureux.
Au collége, Jianhua se lia d’amitié avec un camarade appelé
Fangpu, sans doute le plus fervent communiste de l’école. Pale,
maigre et portant des lunettes, Fangpu avait tout de [’intellectuel
révolutionnaire. Il avait quatre ans de plus que Jianhua, mais leur
amour de la littérature et leur ambition de devenir écrivains lesavaient rapprochés. Les deux jeunes étaient toutefois différents. Les
poémes de Fangpu parlaient de politique ; il adulait Mao Zedong et
voulait reproduire non seulement ses écrits mais aussi sa carriére de
révolutionnaire. De son cété, Jianhua ne s’intéressait guére 4 la
politique, méme si son pére était un vétéran respecté et un officiel du
gouvernement. Quoi qu’il en soit, les deux jeunes aimaient discuter
de littérature et Fangpu considérait Jianhua comme son jeune frére.
En mai 1966, alors que Jianhua révisait en vue de ses examens,
Fangpu lui rendit visite. Il semblait inhabituellement surexcité. I]
avait feuilleté les journaux de Pékin pour s'informer sur les tendances
dans la capitale et venait de lire un débat littéraire entamé par
plusieurs intellectuels renommés dont il devait parler a Jianhua.
Ces intellectuels accusaient des écrivains réputés de cacher des
messages antirévolutionnaires dans leurs piéces, films et articles de
presse. Ces accusations se fondaient sur des lectures de certains
passages qui pouvaient étre considérés comme des critiques voilées
de Mao. « Certaines personnes utilisent l’art et la littérature pour
attaquer le Parti et le socialisme », dit Fangpu. Il expliqua que le sujet
de ce débat était l'avenir de la révolution et que Mao devait étre
derriére tout ¢a. Jianhua trouvait le sujet plutét ennuyeux et
académique, mais il faisait confiance aux instincts de son ami et
promit de suivre le déroulement des événements dans les journaux.
Les paroles de Fangpu se révélérent prophétiques : en une
semaine, tous les journaux chinois s’étaient emparés de ce débat. Les
enseignants commencérent a parler de certains articles de presse en
classe. Un jour, le secrétaire du Parti de ’école, un homme bedonnant
appelé Ding Yi, regroupa les éléves et prononca un discours répétant
presque mot pour mot un article 4 lencontre des écrivains
antirévolutionnaires. C’était certain, il se passait quelque chose. Leséléves devaient désormais passer de nombreuses heures a discuter
des derniers rebondissements du débat.
A Pékin, des affiches avec de gros slogans fleurissaient partout,
ciblant « la ligne noire anti-parti », Cest-d-dire ceux qui, en secret,
essayaient de freiner la révolution communiste. Ding fournit du
matériel aux éléves pour qu’ils fabriquent leurs propres affiches et
ceux-ci s’exécutérent avec entrain. Ils recopiérent allégrement les
affiches de Pékin ; Zongwei, un ami de Jianhua qui était un artiste
talentueux, fabriqua la plus belle affiche avec sa_calligraphie
élégante. En quelques jours, presque tous les murs de |’établissement
furent recouverts d’affiches. Le secrétaire Ding les lisait en souriant et
en approuvant leur travail. Pour Jianhua, c’était nouveau et trépidant.
Il aimait la nouvelle allure des murs du campus.
La campagne de Pékin se concentrait sur des intellectuels locaux
que tout le monde connaissait, mais cela paraissait bien lointain a
Yizhen. Si la Chine était infiltrée par toute sorte de contre-
révolutionnaires, cela signifiait qu’ils avaient sans doute aussi infiltré
Pécole, et le seul endroit logique pour les débusquer, selon les éléves,
cétait parmi leurs professeurs et la direction. Ils commencérent 4
disséquer leurs cours et lecons en quéte de messages cachés, un peu
comme ce que les intellectuels avaient fait avec les ceuvres des
écrivains connus.
Le professeur de géographie, Liu, parlait toujours des paysages
grandioses de la Chine mais ne mentionnait jamais les paroles
inspirantes de Mao. Est-ce que ¢a cachait quelque chose ? Le prof de
physique, Feng, était né d’un pére américain qui avait servi dans la
U.S. Navy, Etait-il impérialiste ? Li, le prof de chinois, s’était d’abord
battu dans les rangs des nationalistes contre les communistes
pendant la révolution, mais il avait changé de camp la derniéreannée. Les éléves avaient toujours accepté sa version des faits et
cétait le professeur que Jianhua préférait parce qu'il avait un don
pour raconter des histoires. Mais avec le recul, il faisait un peu
démodé et bourgeois. Etait-il resté un nationaliste contre-
révolutionnaire au fond de lui ? Des affiches mettant en doute la
ferveur de certains enseignants firent bientét leur apparition. Le
secrétaire Ding estima qu’ll s’agissait d’une dérive du débat et décréta
Tinterdiction des affiches ciblant le corps enseignant.
En juin, le mouvement qui submergeait Pékin et bientét toute la
Chine fut baptisé la Grande Révolution culturelle prolétarienne.
C’était Mao qui en avait eu initiative avec les articles de presse et il
allait devenir le leader du mouvement. Il craignait que la Chine ne
revienne a son passé féodal. Les anciens systémes de pensée et
daction étaient revenus. La bureaucratie était devenue le berceau
d'une élite d’un nouveau genre. Les paysans restaient impuissants
Mao voulait sonner Palarme pour raviver esprit révolutionnaire.
Il voulait que la jeune génération vive la révolution en direct en la
faisant elle-méme. Il proclama que les jeunes avaient « le droit de se
rebeller », mais le mot chinois était zao fan, ce qui signifiait
littéralement tout chambouler. C’était le devoir des jeunes, disait-il,
de remettre l’autorité en question. I] appelait ceux qui cherchaient
secrétement a faire revenir la Chine en arriére des « révisionnistes »
et il implorait les étudiants de les débusquer et les éliminer de la
nouvelle Chine révolutionnaire.
Prenant les paroles de Mao comme un appel a passer A laction,
Fangpu créa l’affiche la plus osée jamais vue sur le campus. I] attaqua
directement le secrétaire Ding. Ce dernier était non seulement le
secrétaire du Parti a l’école, mais aussi un vétéran de la révolution et
un homme trés respecté. Mais selon Fangpu, interdire de critiquer lesenseignants était la preuve que Ding était un révisionniste cherchant
a supprimer l’esprit critique encouragé par Mao. Cela fit sensation.
On avait appris aux éléves 4 obéir aveuglément aux représentants de
Yautorité, surtout les membres respectés du Parti. Fangpu avait brisé
ce tabou. Etait-il allé trop loin ?
Quelques jours plus tard, des étrangers de Pékin s’invitérent sur le
campus. Ils faisaient partie des « comités de travail » envoyés dans les
écoles du pays pour aider maintenir la discipline face a la
Révolution culturelle bourgeonnante. Le comité de Yizhen exigea de
Fangpu des excuses publiques auprés du secrétaire Ding.
Parallélement, le comité leva l’interdiction des affiches critiquant le
corps enseignant. Et comme dans toutes les écoles de Chine, les cours
et les examens furent suspendus. Les étudiants devaient se consacrer
a la révolution, sous leur surveillance.
Soudain libérés du joug du passé et de lobéissance aveugle si
profondément ancrée en eux, les éléves du collége commencérent &
sen prendre effrontément aux enseignants qui n’avaient pas fait
preuve de zéle révolutionnaire ou qui n’avaient pas été sympas avec
eux.
Jianhua se sentit obligé de suivre le mouvement, mais il avait du
mal : il appréciait presque tous ses professeurs. Cependant, il ne
voulait pas qu’on le prenne pour un révisionniste. D’ailleurs, il
respectait la sagesse et l’autorité de Mao. Il décida de peindre une
affiche ciblant la professeure Wen qui lui avait un jour reproché de ne
pas suffisamment s’intéresser a la politique, ce qui avait dérangé
Jianhua a l’époque. Il la critiqua aussi gentiment que possible, mais
d@autres reprirent plus vigoureusement son attaque contre cette
enseignante et Jianhua regretta son acte.Pour satisfaire la colére grondante des jeunes, certains professeurs
commencérent A avouer quelques menus péchés, mais cela ne fit
qu’accroitre les soupgons des étudiants. Ces derniers devaient faire
davantage pression sur les enseignants pour qu’ils leur disent toute la
vérité. Un des éléves, surnommé « Petit Bawang » (bawang signifiant
« surveillant » parce qu'il aimait donner des ordres), savait comment
s'y prendre. Il avait lu la description de Mao sur les paysans qui,
durant la révolution des années 1940, avaient capturé les
propriétaires terriens les plus connus et les faisaient défiler dans les
villages affublés de bonnets d’ane et portant autour du cou de grosses
planches de bois sur lesquelles étaient inscrits leurs crimes. Pour
éviter ce genre d’humiliation en public, les enseignants allaient
certainement se confesser. Les étudiants tombérent d’accord et leur
premiére cible fut le professeur Li, celui que Jianhua affectionnait
tout particuliérement.
Le professeur Li était accusé de feindre son adhésion au
communisme. Des histoires commencérent a circuler selon lesquelles
il aurait raconté a des collégues ses visites dans les bordels de
Shanghai. I] menait visiblement une double vie et Jianhua se sentait
décu par lui. Avant la révolution communiste, la Chine était une
nation cruelle, et si Li cherchait a revenir 4 cette époque, Jianhua ne
pouvait que le détester. Puisqu’il refusait de confesser le moindre
crime, Li fut le premier a étre exhibé dans l’école en portant un
bonnet d’ane et sa planche de bois autour du cou. Des éléves lui
versérent méme de la colle & affiche sur la téte. Jianhua suivit le
défilé a distance, cherchant 4 masquer son mal-étre face a
Thumiliation de son professeur.
Menés par Petit Bawang, les éléves imposérent le méme
traitement 4 d’autres enseignants, les bonnets d’dne devenant de plusen plus grands et les planches de bois de plus en plus lourdes. A
l'image de leurs fréres et sceurs de Pékin, les éléves mirent sur pied
des « réunions de lutte » au cours desquelles ils forcaient des
professeurs a prendre la position de Pavion — encadrés par des jeunes
qui leur tiraient les cheveux en arriére, ils devaient se tenir 4 genoux,
les bras écartés comme les ailes d’un avion. C’était une position trés
douloureuse, mais ce supplice semblait faire effet car, au bout d’une
heure ou deux, nombreux étaient les enseignants qui se confessaient.
Les soupcons des éléves se confirmaient : Vécole grouillait de
révisionnistes !
Trés vite, attention des éléves se porta sur le sous-directeur, Lin
Sheng. Ils avaient découvert que c’était le fils d’un propriétaire terrien
réputé, Il était le troisigme plus haut responsable de l’école. Un jour,
Jianhua, qui avait fait une bétise, avait été envoyé dans le bureau du
sous-directeur et Sheng s’était montré assez indulgent avec lui, ce
quil avait fortement apprécié. Les étudiants enfermérent Lin Sheng
dans une piéce oti il devait rester entre deux « réunions de lutte »,
mais alors qu’il était de garde un jour, Jianhua découvrit que celui-ci
s’était pendu. Une fois de plus, Jianhua essaya de refouler son mal-
étre, mais il reconnaissait que ce suicide donnait A penser que Lin
Sheng ne devait pas avoir la conscience tranquille.
Au milieu de tout ce chaos, Jianhua croisa un jour Fangpu, qui
était surexcité. Depuis qu’il avait di présenter ses excuses en public a
Ding, il faisait profil bas. Il avait passé son temps & dévorer les livres
de Mao et Marx, et préparait son prochain coup. Pékin avait donné
Yordre aux comités de travail de se retirer de toutes les écoles. Les
étudiants devaient former leurs propres comités, choisir un
responsable de Pétablissement pour le chapeauter et gérer Pécole A
travers le comité. Fangpu voulait devenir le chef du comité des éléves.Il allait faire une révolte ouverte a lencontre du secrétaire Ding.
Jianhua ne pouvait qu’admirer son courage et sa persévérance.
Par Petit Bawang, qui avait soutiré d'autres confessions des
enseignants, Fangpu apprit que le secrétaire Ding avait eu des liaisons
avec au moins deux enseignantes, ce qui montrait bien son
hypocrisie. C’était lui qui fulminait contre la décadence de l'Occident
et qui demandait aux étudiants et étudiantes de garder leurs
distances les uns avec les autres. Bawang et Fangpu fouillérent son
bureau et découvrirent qu'il amassait des bons d’alimentation et
possédait une radio de luxe et de bonnes bouteilles de vin bien
cachées.
Bient6t, des affiches visant Ding furent collées sur les murs. Méme
Jianhua était indigné par son comportement. Evidemment, Ding Yi
fut exhibé dans I’école puis dans la ville de Yizhen, portant sur la téte
le plus gros bonnet d’ane jamais vu décoré de dessins de monstres et,
autour du cou, un lourd tambour. Pendant qu'il frappait le tambour
dune main et tenait le bonnet d’Ane de l'autre, il devait chanter « Je
suis Ding Yi, démon beeuf et esprit serpent ». Les habitants de Yizhen
qui connaissaient le secrétaire Ding étaient interloqués par le
spectacle. Le monde avait bel et bien été chamboulé.
Au milieu de l’été, la plupart des enseignants avaient fui. Lorsqu’il
fut temps de former le comité pour gérer ’école, il n’en restait pas
beaucoup pour endosser le réle de président. Aux cétés de Fangpu, le
chef des étudiants, un professeur discret et inoffensif, Deng Zeng, fut
désigné a ce poste aprés le départ du comité de travail.
Tandis que les étudiants progressaient dans leur révolution,
Jianhua commencait A se prendre au jeu. Avec son ami Zongwei, il
portait de vieilles lances et épées pendant qu’ils patrouillaient dans
lécole a la recherche d’espions. C’était comme dans les livres qu’ilaimait tant lire. Avec ses camarades, ils marchaient en colonne
jusqu’a la ville en brandissant d’énormes drapeaux rouges, des
affiches du président Mao, des exemplaires de son Petit Livre rouge.
Ils entonnaient des slogans révolutionnaires au son des tambours et
des cymbales. C’était trés théAtral, mais ils avaient impression de
participer A la révolution. Un jour, ils traversérent Yizhen en
détruisant les boutiques et les panneaux de signalisation qui
représentaient des vestiges de la Chine prérévolutionnaire. C’est stir,
Mao serait fier d’eux.
Entre-temps, 4 Pékin, des étudiants avaient formé des groupes
pour soutenir et défendre Mao et sa Révolution culturelle ; ils se
faisaient appeler les Gardes rouges et portaient un brassard rouge vif.
Mao approuva cette formation et des unités de Gardes rouges
commencérent a faire leur apparition dans les écoles et universités
partout dans le pays. Seuls les plus fervents des révolutionnaires
étaient admis chez les Gardes rouges et la concurrence était acharnée
pour rejoindre leurs rangs. Grace aux bons états de service de son
pére, Jianhua put en devenir un. II devint l'objet d’admiration de la
part de ses camarades et des habitants du coin qui remarquaient le
brassard qu’il n’était jamais.
Mais il y eut une ombre au tableau : alors qu'il rendait visite A ses
parents dans la ville voisine de Lingzhi, Jianhua découvrit que les
étudiants locaux avaient accusé son pére d’étre un révi
se souciait, d’aprés eux, davantage d’agriculture et d’argent que de
participer a la révolution. Ils avaient réussi a le faire renvoyer de son
poste au gouvernement et lui avait fait subir plusieurs « réunions de
lutte ». La famille de Jianhua était donc tombée en disgrace. Méme
s'il aimait et admirait son pére et s’inquiétait pour lui, i] angoissait 4
onniste car il
Pidée que la nouvelle de la disgrace familiale parvienne jusqu’A sonécole. Il pourrait perdre son brassard et étre mis a l’écart. Il devait
faire attention en évoquant sa famille.
Lorsqu’il rentra au pensionnat plusieurs semaines plus tard,
Jianhua remarqua des changements radicaux : Fangpu avait
consolidé son pouvoir. II avait formé un nouveau groupe, le Corps
LOrient est rouge. Ses camarades et lui avaient réussi a renvoyer le
président Deng et géraient maintenant |’école tout seuls. Ils avaient
lancé un journal, les Infos du front, pour promouvoir et défendre leurs
actions. Jianhua apprit également qu’un autre enseignant était mort
dans des circonstances suspectes.
Un jour, Fangpu rendit visite A Jianhua et linvita A devenir
reporter pour son journal. Fangpu avait l’air différent — il avait pris du
poids, n’était plus aussi blafard et se laissait pousser une barbe. La
proposition était alléchante, mais quelque chose poussa Jianhua la
décliner, Cela déplut & Fangpu qui tenta de cacher son irritation sous
un sourire forcé. Fangpu commengait a effrayer Jianhua.
Désormais, les étudiants rejoignaient le Corps LOrient est rouge
en masse, mais en quelques semaines, un groupe rival appelé les
Rebelles rouges fit son apparition sur le campus. Leur leader était
Mengzhe, un étudiant dont les parents étaient des paysans et qui
préconisait une révolution plus tolérante fondée sur la raison et non
sur la violence, une forme plus pure de la doctrine de Mao, selon lui.
Mengzhe attira un certain nombre d’adhérents, dont le frére ainé de
Jianhua, Weihua, qui étudiait aussi sur le méme campus. La
popularité croissante de Mengzhe mettait Fangpu hors de lui. Il le
traitait de royaliste, de romantique et de contre-révolutionnaire
masqué. Avec ses partisans, il saccagea le bureau des Rebelles rouges
et menaca aller encore plus loin. Méme si cela allait le séparer deFangpu, Jianhua envisagea de rejoindre les Rebelles rouges, car il
était attiré par leur idéalisme.
Alors que la tension entre les deux groupes menagait de tourner a
la guerre, un représentant de l’armée chinoise arriva sur le campus et
décréta que les militaires prenaient désormais le relais. Mao avait
envoyé des unités reprendre le contréle des écoles dans tout le pays.
Le chaos et la violence ne se produisaient pas uniquement a Yizhen,
mais partout en Chine, dans les écoles, les usines et les bureaux du
gouvernement ; la Révolution culturelle devenait ingérable. Bientét,
trente-six soldats s’installérent sur le campus. Ils faisaient partie de
lunité 901. Is donnérent l’ordre de démanteler les factions ainsi que
de reprendre les cours. Les exercices militaires et la discipline
seraient également rétablis.
Mais trop de choses avaient changé en huit mois. Les étudiants
étaient contre ce soudain retour de la discipline. Ils boudaient les
cours et les séchaient. Fangpu se chargea d’organiser une campagne
pour renvoyer les soldats. Il colla des affiches accusant l'unité 901
d’étre ’ennemie de la Révolution culturelle. Un jour, ses camarades et
lui agressérent un officier et le blessérent avec un lance-pierre. Alors
que les étudiants craignaient des représailles, Punité 901 fut
brusquement rappelée sans explication.
Les étudiants étaient maintenant livrés 4 eux-mémes et cela les
effrayait. IIs s'alligrent rapidement a l'un des deux groupes. Certains
rejoignirent le Corps [Orient est rouge parce qu'il était plus important
et proposait de meilleurs postes ; d’autres suivirent les Rebelles
rouges parce qu’ils n’aimaient pas Fangpu et Petit Bawang ; d’autres
encore choisirent un groupe ou l'autre parce qurils le jugeaient plus
révolutionnaire. Jianhua rejoignit ainsi les Rebelles rouges, comme
son ami Zongwei.Chaque groupe était persuadé de représenter le véritable esprit de
la Révolution culturelle. Ils se disputaient et se battaient. Personne
métait la pour les en empécher. Bientdt, les étudiants apportérent des
batons pour se battre. On ne comptait plus les blessés. Un jour, des
membres du Corps LOrient est rouge firent des prisonniers parmi les
Rebelles rouges. Personne ne savait rien de leur sort.
Au milieu de cette tension, les Rebelles rouges découvrirent
qu'une de leurs camarades, Yulan, était une espionne a la solde de
l'autre camp. Furieux, ils l’'attachérent et la frappérent pour qu'elle
leur dise s'il y en avait d’autres dans leurs rangs. A la grande surprise
de Jianhua qui considérait cela comme une trahison de leurs idéaux,
Yulan demeura muette malgré les coups. Elle fut échangée contre les
prisonniers retenus par le Corps LOrient est rouge, mais l’animosité
entre les deux camps avait désormais atteint son paroxysme.
Quelques semaines plus tard, le Corps LOrient est rouge partit de
Vécole en masse et établit ses quartiers généraux dans un immeuble
de la ville qu’ils avaient réquisitionné. Mengzhe décida de former une
équipe commando qui opérerait la nuit dans Yizhen pour surveiller le
Corps et procéder A des actes de sabotage. Jianhua fut désigné
reporter de l’équipe. C’était un poste excitant. Les rencontres avec
Tennemi en ville se soldaient par des batailles & coup de lance-pierre.
Puis le Corps captura l'un des commandos, un certain Heping.
Quelques jours plus tard, on le retrouva mort a l’hépital. Le Corps lui
avait mis une chaussette dans la bouche et l’avait conduit en jeep
dans le désert. Il avait suffoqué pendant le trajet. Maintenant, méme
Mengzhe en avait assez et jura vengeance pour cette mort horrible.
Jianhua ne pouvait qu’acquiescer.
Alors que les escarmouches s’étendaient dans toute la ville, les
habitants fuirent et laissérent des immeubles entiers en proie auxpillards, Les Rebelles rouges passérent rapidement a offensive. Avec
des artisans locaux, ils produisirent des épées et des lances solides.
Les victimes s’accumulaient. Finalement, les Rebelles réussirent 4
encercler le bastion du Corps et préparérent offensive finale. Les
membres du Corps prirent la fuite, laissant derriére eux un petit
groupe de soldats étudiants dans l’immeuble. Alors que les Rebelles
leur demandaient de se rendre, au troisiéme étage, une fenétre
s‘ouvrit brusquement. C’était la jeune Yulan qui cria : « Je préfére
mourir que de me rendre ! » Brandissant le drapeau écarlate des
Corps, elle cria encore : « Longue vie au président Mao ! » avant de se
jeter par la fenétre. Jianhua la trouva par terre, sans vie, enveloppée
de son drapeau. Son dévouement 4 la cause /’étonnait et
Vimpressionnait.
Contrélant désormais la situation, les Rebelles rouges installérent
leur QG dans l’école et préparérent leur défense en vue d’une contre-
offensive des Corps. Ils montérent une usine de munitions de fortune
sur le campus. Certains étudiants avaient appris a fabriquer des
grenades et des bombes artisanales. Une explosion involontaire en
tua plusieurs, mais le travail se poursuivit. Zongwei, l’artiste du
groupe, en eut assez. Les nobles origines des Rebelles avaient disparu
et il craignait Pescalade de la violence. Il partit de Yizhen pour de
bon. Jianhua perdit son respect pour ce camarade. Comment
Zongwei pouvait-il oublier les blessés ou les morts pour leur cause ?
Abandonner maintenant revenait a dire que tout avait été vain. Il ne
voulait pas passer pour un poltron comme son ami. En outre, le Corps
LOrient est rouge était démoniaque et prét a tout pour reprendre le
pouvoir. Ils avaient trahi la révolution.
Alors que la vie A lécole reprenait son cours et que les Rebelles
rouges consolidaient leurs défenses, Jianhua rendit visite A sa famillequ’il n’avait pas vue depuis longtemps. En rentrant a V’école un soir, il
fut abasourdi : il ne vit aucun de ses camarades Rebelles et leur
drapeau ne flottait plus sur le toit. Il y avait des soldats armés
partout. Enfin, il dénicha quelques camarades cachés dans un
batiment. Ils lui racontérent ce qui s’était passé : Mao réaffirmait son
autorité une bonne fois pour toutes ; il choisissait son camp dans les
divers conflits locaux pour imposer Yordre ; les militaires avaient pris
le parti du Corps [Orient est rouge, jugé plus révolutionnaire. Les
répercussions s’annoncaient dramatiques.
Jianhua et plusieurs camarades tentérent de fuir pour se
regrouper dans les montagnes, apparemment 14 ott Mengzhe avait
fui. Hélas, il y avait un blocus dans toute la région et on les forca A
revenir a lécole, qui s’était transformée en prison surveillée par les
Corps.
Désormais, les Rebelles s’attendaient au pire. Pour les Corps,
était une bande de contre-révolutionnaires qui avaient frappé et tué
leurs camarades. Un jour, les membres des Rebelles sur le campus
furent rassemblés dans une piéce. Les chefs des Corps, y compris
Fangpu et Petit Bawang, entrérent avec des grenades 4 la ceinture.
Fangpu tenait la liste noire de ceux qu'il fallait faire sortir de la pice,
clairement dans un but funeste. Fangpu se montra indulgent avec
Jianhua et lui déclara qu'il n’était pas trop tard pour changer de
camp. Mais Jianhua ne voyait plus Fangpu du méme ceil. Son ton
amical le rendait encore plus sinistre.
Cette nuit-la, ils entendirent les cris de leurs camarades black-
listés dans un autre batiment. Ils apprirent que les Corps avaient
retrouvé Mengzhe, qu’ils ’avaient battu et raccompagné a ’école ott il
était détenu lui aussi. Dans la piéce voisine de celle oti Jianhua et ses
camarades dormaient, ils virent Petit Bawang et ses lieutenantscouvrir les fenétres de couvertures pour la transformer en piéce de
torture. Ils apercurent d’anciens Rebelles rouges partir du campus en
boitant, terrorisés a Pidée de parler A quelqu’un. Puis ce fut au tour
de Jianhua d’entrer dans la piéce de torture. Il eut les yeux bandés et
fut ligoté a une chaise dans une position trés inconfortable. Ses
bourreaux voulaient qu’il signe une déclaration de désengagement.
Puisqu’il hésitait A signer, ils le frappérent avec un pied de chaise.
Jianhua cria : « Vous ne pouvez pas me faire ca ! On est des
camarades de classe ! On est tous des camarades de classe... »
Mais Petit Bawang ne voulait rien entendre. Jianhua devait
confesser ses crimes, avouer sa participation a plusieurs
échauffourées en ville et nommer les Rebelles cachés sur le campus.
Les coups sur ses jambes pleuvaient, puis ils commencérent a le
frapper a la téte. Toujours les yeux bandés, Jianhua craignait pour sa
vie et, dans la panique, il dénonca un camarade Rebelle, Dusu.
Jianhua finit par étre trainé hors de la piéce et regretta vite d’avoir
dénoncé son camarade. II se sentait lache. Il tenta de prévenir Dusu,
mais c’était déja trop tard. La torture d’autres Rebelles rouges se
poursuivit dans la piéce d’a cété. Son frére Weihua fut horriblement
battu. Mengzhe eut la téte rasée et couverte d’affreux hématomes.
Un jour, Jianhua fut prévenu que son ancien ami et camarade
Zongwei avait été capturé. Lorsqu’il le vit, Zongwei était inconscient.
Des plaies de ses jambes coulait du sang en abondance. Il avait été
frappé avec des crochets en acier parce qu'il refusait de reconnaitre
ses crimes. Comment est-ce que l’inoffensif Zongwei avait pu étre
Tobjet d’une telle sauvagerie ? Jianhua courut trouver le médecin,
mais lorsqu’il revint, c’était déja trop tard : Zongwei mourut dans les
bras de son ami. Son corps fut rapidement emmené et une histoire fut
inventée pour cacher la vérité sur sa mort. Jianhua recut l’ordre de nerien dire. Une enseignante, qui refusa de confirmer la version
officielle du Corps LOrient est rouge au sujet de sa mort, fut battue et
violée par Petit Bawang et ses partisans.
Les mois suivants, Fangpu étendit son pouvoir partout car il gérait
Vensemble de Vécole. Les cours reprirent. Le journal Infos du front
était le seul autorisé. Lécole elle-méme avait été rebaptisée le collége
LOrient est rouge. Le pouvoir du Corps étant assuré, la chambre de
torture fut démantelée. Les cours consistaient en grande partie a
réciter des paroles de Mao. Chaque mois, les éléves se regroupaient
sous une affiche géante du Président et, brandissant leur Petit Livre
rouge, chantaient des hymnes & sa longévité.
Les membres de LOrient est rouge commencérent 4 réécrire le
passé scrupuleusement. Ils montérent une exposition pour
commémorer leurs victoires, avec nombre de photos retouchées et de
faux rapports de presse pour renforcer leur version des faits. Une
énorme statue de Mao, cing fois plus grande que nature, fut érigée au
portail de l’école. Les anciens membres des Rebelles rouges devaient
porter des brassards blancs sur lesquels étaient inscrits leurs crimes.
Ils devaient s’incliner plusieurs fois par jour devant la statue de Mao
pendant que leurs camarades leur bottaient les fesses. Les ex-
Rebelles, comme les enseignants injuriés, étaient devenus craintifs et
obéissants.
Jianhua fut forcé d’exécuter des taches ingrates et lorsqu’il n’y eut
plus rien a faire au début de I’été 1968, il rentra chez ses parents. Son
pére l'envoya avec son frére cultiver des champs dans les montagnes
ou ils seraient en sécurité. En septembre, bien décidé a terminer ses
études, Jianhua retourna a I’école. Ces quelques mois lui avaient
permis de prendre du recul et quand il vit 4 nouveau le collége, il lui
parut bien différent : tout avait été saccagé — les salles de classer’avaient plus de bureaux ni de chaises, les affiches et du platre
tombaient des murs ; le labo de chimie ne disposait plus d’aucun
matériel ; le campus était jonché de gravats ; il y avait des tombes
non identifiées partout ; auditorium avait été détruit par une bombe
et il n’y avait plus un seul enseignant réputé pour parfaire l'éducation
des éléves.
Tout avait été détruit en quelques années, et dans quel but ? A
quoi servait la mort de Heping, Yulan, Zongwei et tant d’autres ?
Pourquoi s’étaient-ils disputés ? Qu’avaient-ils appris ? Jianhua
Vignorait et ce gachis le remplit de dégotit et de désespoir.
Avec son frére, Jianhua s’engagea dans l’armée pour fuir ’école et
oublier. Au cours des années qui suivirent, il fut conducteur de
camion militaire et assurait des livraisons de pierres et de ciment.
Avec ses camarades, il vit le lent démontage de la Révolution
culturelle, dont tous les anciens leaders tombaient en disgrace. Aprés
la mort de Mao en 1976, le Parti communiste reconnut enfin que la
Révolution culturelle avait été une catastrophe nationale.
Interprétation — Cette histoire et ses personnages sont issus du livre
Born Red (1987) de Gao Yuan. (Aprés la Révolution culturelle,
Tauteur, en réalité Gao Jianhua, a changé son nom.) II s’agit d’une
chronique des événements auxquels il a participé dans son collége
pendant la Révolution culturelle.
En substance, la Révolution culturelle était la tentative de Mao de
changer la nature humaine. Selon lui, aprés des millénaires de
capitalisme sous diverses formes, les étres humains étaient devenus
individualistes et conservateurs, ancrés dans leur classe sociale. Mao
voulait tout effacer et recommencer de zéro. Comme il l’expliquait :« Une feuille de papier blanche n’a pas de tache : on peut y peindre
les dessins les plus nouveaux et les plus beaux. » Pour avoir cette
feuille blanche, Mao devait bousculer les choses a grande échelle en
mettant fin aux habitudes et méthodes de pensée, et en supprimant le
respect aveugle des gens pour ceux qui détenaient l’autorité. Ensuite,
il pouvait commencer A peindre quelque chose de nouveau et
d’audacieux sur cette toile vierge. Le résultat serait une nouvelle
génération qui commencerait A forger une société sans classes
sociales, qui ne serait pas alourdie par le poids de son passé.
Les événements décrits dans Born Red dévoilent dans un
microcosme le résultat de P'expérience de Mao — essayez de déraciner
la nature humaine et elle refera surface sous une forme différente. Le
résultat de centaines de milliers d’années d’évolution et de
développement ne peut pas se changer radicalement par un
stratagéme quelconque, surtout lorsqu’il implique le comportement
des étres humains en groupe qui, inévitablement, se conforme a
danciens schémas. (Méme s'il serait tentant de considérer les
événements au collége de Yizhen comme révélateurs du
comportement d’un groupe d’adolescents, les jeunes représentent
souvent la nature humaine dans une forme plus pure que les adultes,
qui savent mieux cacher leurs motivations. Quoi qu’il en soit, ce qui
s’est produit dans cette école s’est produit dans toute la Chine — dans
les administrations, les usines, au sein de ’armée, parmi les Chinois
de tous Ages - d'une facon étrangement similaire.) Voici précisément
pourquoi l’expérience de Mao a échoué et ce que cela révéle sur la
nature humaine.
Mao avait adopté la stratégie suivante pour mettre en ceuvre son
idée audacieuse : concentrer l'attention du peuple sur un ennemi
légitime - ici, les révisionnistes, ceux qui consciemment ouinconsciemment étaient trop attachés au passé. Encourager les gens,
notamment les jeunes, a lutter activement contre cette force
réactionnaire mais aussi contre toute forme d’autorité bien établie. En
luttant contre ces ennemis conservateurs, les Chinois pourraient se
libérer des anciens schémas de pensée et d’action ; ils se
débarrasseraient enfin des élites et du systéme de rangs. Ils seraient
unifiés en tant que classe révolutionnaire, en sachant clairement
pourquoi ils luttaient.
Mais la stratégie de Mao avait un défaut fatal : quand les gens
agissent en groupe, ils ne nuancent pas leurs pensées et n’analysent
rien en profondeur. Seuls les individus calmes et détachés peuvent le
faire. En groupe, les gens sont émotifs et surexcités. Leur désir
primaire est de s'intégrer A cet esprit de groupe. Leur réflexion tend a
étre simpliste - le bien contre le mal, avec nous ou contre nous. Ils
cherchent une forme d’autorité pour simplifier les choses
délibérément le chaos comme Mao Ia fait renforce les chances pour
le groupe de tomber dans ces modes de pensée primitifs, puisque les
étres humains ont trop peur de vivre dans I’incertitude et la
confusion.
Créer
Regardez comment les étudiants de Yizhen ont répondu a l'appel
de Mao : confrontés pour la premiére fois 4 la Révolution culturelle,
ils ont simplement pris Mao pour leur nouvelle figure d’autorité afin
@étre guidés. Ils ont gobé ses idées avec trés peu de réflexion
personnelle. Ils ont imité leurs camarades de Pékin de fagon trés
conformiste. En cherchant a débusquer des révisionnistes, ils
s’appuyaient sur les apparences — les vétements que portaient les
enseignants, la nourriture ou le vin qu’ils buvaient, leurs maniéres,
leur contexte familial. Mais les apparences peuvent étre trompeuses.
La professeure Wen avait des idées radicales mais a été considéréecomme une révisionniste parce qu’elle aimait la mode vestimentaire
occidentale.
Dans ordre ancien, les étudiants étaient censés obéir sans
discuter a leurs professeurs tout-puissants. Soudain libérés de cela, ils
sont restés tout aussi émotionnellement liés au passé. Les enseignants
paraissaient toujours aussi puissants, mais désormais comme des
contre-révolutionnaires intrigants. Les rancoeurs refoulées des
étudiants pour avoir été si obéissants se déchainaient en colére et en
volonté de punir et d’oppresser a leur tour. Quand les enseignants
avouaient des crimes qu’ils n’avaient pour la plupart jamais commis
afin d’éviter les représailles, cela ne faisait que conforter les étudiants
dans leur paranoia. Ils avaient changé de réle, de ’étudiant obéissant
A Toppresseur, mais leur raisonnement était devenu encore plus
simpliste et illogique, A ’opposé de ce que Mao avait voulu.
Dans la vacance de pouvoir créée par Mao, une autre dynamique
de groupe ancestrale a ressurgi : ceux qui étaient naturellement plus
convaincants, agressifs et méme sadiques (comme Fangpu et Petit
Bawang) se sont mis en avant et ont pris le pouvoir, tandis que les
plus passifs (Jianhua, Zongwei) se fondaient dans le décor et
devenaient des suiveurs. Les individus agressifs de lécole formaient
désormais une nouvelle élite avec ses avantages et priviléges. De
méme, au milieu de la confusion que la Révolution culturelle avait
engendrée, les étudiants étaient obsédés par leur statut au sein du
groupe. Ils se demandaient qui, parmi eux, était dans la bonne
catégorie. Etait-ce mieux d’étre issu de la classe paysanne ou du
prolétariat ? Comment se sont-ils débrouillés pour intégrer la Garde
rouge et obtenir le magnifique brassard qui indiquait leur statut
élite révolutionnaire ? Au lieu de pencher naturellement vers unnouvel ordre égalitaire, les étudiants s’efforcaient d’occuper des
postes supérieurs.
Une fois que toute forme d’autorité a été éliminée et que les
étudiants géraient leur école, rien ne pouvait empécher l’étape
suivante et la plus dangereuse dans l’évolution de la dynamique de
groupe - la division en factions tribales. Par nature, nous, les étres
humains, rejetons les tentatives de quiconque de monopoliser le
pouvoir, comme Fangpu a essayé de le faire. Cela élimine les
opportunités pour d’autres personnes ambitieuses et agressives. Cela
crée aussi de vastes regroupements dans lesquels les membres
peuvent individuellement se sentir perdus. Inévitablement, les
groupes se diviseront en petites factions et tribus rivales. Dans ces
derniéres, un nouveau chef charismatique (ici, Mengzhe) prendra le
pouvoir, Les membres de la faction s’identifient plus facilement 4 un
nombre restreint de camarades. Les liens sont resserrés et se
renforcent en luttant contre la tribu ennemie. Les gens peuvent croire
quiils adhérent a une tribu ou une autre en raison de leurs idéaux ou
de leurs objectifs spécifiques, mais ce qu’ils cherchent avant tout, c'est
Je sentiment d’appartenance et une identité tribale claire.
Regardez les différences entre les Corps LOrient est rouge et les
Rebelles rouges. Alors que l'animosité entre les deux groupes
sintensifiait, il était difficile de dire pourquoi ils se battaient, hormis
le fait de prendre l’ascendant sur l'autre groupe. Tout acte fort ou
vicieux appelait des représailles de Pautre partie, et toute forme de
violence semblait complétement justifiée. Il n’y avait pas de terrain
neutre ni de remise en question du bien-fondé de leur cause. La tribu
a toujours raison et dire le contraire revient a la trahir, comme I’a fait
Zongwei.Mao avait voulu créer une citoyenneté chinoise unifiée, avec des
objectifs clairs, mais A la place, tout le pays s'est adonné a des guerres
tribales complétement déconnectées de la raison d’étre originelle de
la Révolution culturelle. Et pour ne rien arranger, le taux de
criminalité s’est envolé et l'économie tout entiére a stagné. Personne
ne se sentait obligé de travailler ou de produire quoi que ce soit. Le
peuple était devenu plus paresseux et vindicatif que sous l’ancien
régime.
Au printemps 1968, Mao n’avait plus qu’un seul recours : établir
un état policier. Des centaines de milliers de personnes ont atterri en
prison. Larmée a pris le contréle du pays. Pour restaurer Pordre et le
respect de l’autorité, Mao s’est converti en personnage culte. Son
image devait étre vénérée et ses paroles répétées comme des prigres
révolutionnaires. La forme de répression de Fangpu a l’école — les
tortures, la réécriture de l’Histoire, le contréle de la presse — reflétait
ce que Mao faisait dans le reste du pays. La nouvelle société
révolutionnaire que Mao (et Fangpu) désirait ressemblait désormais
au régime le plus répressif et superstitieux de la Chine féodale. Le
pére de Jianhua, également victime de la Révolution culturelle, ne
cessait de répéter a son fils : « Quand on pousse les choses trop loin,
on obtient l’effet inverse. »
Quelle lecon en retenir ? Nous pourrions nous dire que cet
exemple extréme n’est pas pertinent dans notre vie actuelle ou pour
le groupe auquel nous appartenons. Aprés tout, nous naviguons dans
des univers remplis de personnes sophistiquées, dans des bureaux
high-tech ot tout le monde semble poli et civil Et nous nous
voyons pareillement : nous avons des idéaux progressistes et une
indépendance de pensée. Mais cest globalement une illusion. Si nous
nous examinons plus honnétement, nous devons admettre qu’aumoment ot nous mettons les pieds dans notre espace de travail ou
dans n’importe quel groupe, nous subissons un changement. Nous
passons facilement des modes de pensée et des comportements plus
primitifs sans nous en rendre compte.
Avec les autres, nous nous demandons naturellement ce qu’ils
pensent de nous. Nous ressentons une certaine pression pour nous
intégrer, et pour y parvenir, nous commengons a modeler nos pensées
et nos croyances selon les orthodoxies du groupe. Inconsciemment,
nous imitons les autres membres — apparence, facon de s’exprimer,
idées. Nous nous inquiétons énormément de notre statut et de notre
rang dans la hiérarchie : « Est-ce que je suis autant respecté que mes
collégues ? » C’est une partie primate de notre nature, car nous
partageons cette obsession 4 propos du statut avec nos cousins
chimpanzés. En fonction des schémas issus de notre petite enfance,
nous devenons, au sein du groupe, plus passifs ou agressifs que
@ordinaire, révélant les facettes les moins développées de notre
personnalité.
Quant aux leaders, nous ne les considérons généralement pas
comme des gens ordinaires. Nous nous sentons intimidés en leur
présence, comme s’ils possédaient un superpouvoir mythique. Quand
nous examinons le principal rival ou ennemi de notre groupe, nous
ne pouvons nous empécher de nous énerver un peu et d’exagérer ses
qualités négatives. Si d’autres membres du groupe sont angoissés ou
scandalisés par quelque chose, nous sommes souvent contaminés par
Thumeur générale. Tout cela indique subtilement que nous sommes
sous l’influence du groupe. Si nous subissons ces transformations,
nous pouvons étre certains que nos collégues vivent les mémes.
Maintenant, imaginez qu’une menace extérieure vise le bien-étre
ou la stabilité de notre groupe, qu’il y ait une crise. Toutes lesréactions ci-dessus seraient intensifiées par le stress et notre groupe
apparemment civilisé et sophistiqué pourrait devenir explosif. Nous
ressentirions plus de pression pour prouver notre loyauté et nous
adhérerions a tout ce que le groupe préconise. Nos réflexions sur le
rival ou Pennemi deviendraient encore plus simplistes et envenimées.
Nous serions submergés par des vagues plus puissantes d’émotions
virales, y compris des vagues de panique, de haine ou de
mégalomanie. Notre groupe pourrait se diviser en factions a la
dynamique tribale. Des leaders charismatiques pourraient facilement
apparaitre pour exploiter cette instabilité. Si l’on creuse plus loin, une
agressivité latente se cache sous la surface de n’importe quel groupe.
Méme si nous nous retenons de nous montrer ouvertement agressifs,
la dynamique primitive qui prend le dessus peut avoir de graves
conséquences. Le groupe surréagit et prend des décisions fondées sur
des craintes exagérées ou une excitation incontrélable.
Pour résister a l’attirance vers le bas que tout groupe exerce
inévitablement sur nous, nous devons mener une expérimentation sur
la nature humaine radicalement différente de celle de Mao, avec un
objectif simple en téte — développer la capacité de se détacher d’un
groupe et créer un espace intellectuel pour penser de fagon
indépendante. Nous commengons cette expérience en acceptant le
fait que le groupe exerce une grande influence sur nous. Nous
sommes brusquement honnétes avec nous-mémes, conscients que
notre besoin d’intégration peut modeler et modifier notre réflexion.
Est-ce que cette angoisse ou cette indignation nous est propre, ou est-
elle inspirée par le groupe ? Nous devons analyser notre tendance a
diaboliser ’ennemi et la contréler. Nous devons nous efforcer de ne
pas vénérer aveuglément nos leaders ; nous les respectons pour ce
quils ont accompli, mais ne ressentons pas le besoin de les diviniser.
Il faut étre particuliérement attentif avec les leaders tréscharismatiques, essayer de les démystifier et de les faire atterrir. Cette
conscience nous permet de résister et de nous détacher du groupe.
En outre, il ne faut pas seulement accepter la nature humaine,
mais ceuvrer avec pour la rendre productive. Nous avons tous besoin
de reconnaissance et de statut, c’est certain, mais autant les cultiver
grace a lexcellence de notre travail. Nous devons accepter notre
besoin d’appartenir 4 un groupe et de prouver notre loyauté, mais
faisons-le de facon plus positive - en contestant les décisions du
groupe qui lui feront du tort 4 long terme, en proposant des avis
divergents, en menant doucement et stratégiquement le groupe dans
une direction plus rationnelle. Utilisons la nature virale des émotions
dans le groupe, mais en jouant sur différentes émotions : en restant
calmes et patients, en nous concentrant sur les résultats et en
coopérant avec les autres pour faire avancer les choses, nous pouvons
commencer a répandre cet état d’esprit au sein du groupe. Si nous
maitrisons les cdtés primitifs de notre personnalité dans
Tenvironnement animé d’un groupe, nous pouvons émerger en tant
qu’individus réellement indépendants et lucides — le point final de
Vexpérience.
Quand les gens ont la possibilité d'agir a leur guise, ils choisissent
généralement d'imiter les autres.
Eric Hoffer
Les clés de la nature humaine
A certains moments de la vie, nous connaissons un regain d’énergie
semblable a nul autre, mais nous en parlons ou lanalysons rarement.On peut le décrire comme le sentiment intense d’appartenance a un
groupe et nous le vivons souvent dans les situations suivantes.
Admettons qu’on se retrouve dans le public lors d’un grand
concert, un événement sportif ou une réunion politique. A certains
moments, on est submergés par des vagues d’excitation, de colére, de
joie, et des milliers d'autres partagent ce sentiment. Ces émotions
surgissent en nous de fagon automatique. On ne peut pas les vivre
quand on est seuls ou avec quelques autres personnes. Dans ce
contexte de groupe important, on peut étre amenés a dire ou faire
des choses qu’on n’aurait jamais dites ou faites seuls.
Dans la méme veine, imaginons qu’on doit faire un discours
devant un groupe. Si le trac n’est pas trop fort et que le public est
avec nous, on ressent une vague d’émotion nous envahir. C’est le
public qui nous nourrit. Notre voix prend une tonalité que l'on n’a pas
normalement, nos gestes et notre langage corporel sont
inhabituellement animés. On peut aussi le vivre de l'autre cété, quand
on écoute un orateur charismatique. Il semble étre animé par une
puissance spéciale qui impose notre respect et nous surexcite.
Ou peut-étre qu’on travaille en équipe et qu’on a un objectif
essentiel 4 atteindre dans un temps trés limité. On se sent obligés
d’en faire plus que @habitude, de travailler encore plus dur. On sent
une décharge d’énergie qui vient du fait de nous sentir connectés aux
autres qui travaillent dans ce méme état desprit. Il arrive méme que
les membres du groupe n’aient plus besoin de se parler — on est tous
sur la méme longueur d’onde et on parvient a anticiper les pensées de
nos collégues.
Ces sentiments ne se manifestent pas de facon rationnelle ; ils
nous viennent automatiquement sous forme de sensations corporelles
- chair de poule, accélération du rythme cardiaque, vitalité accrue,regain de force. Appelons cette énergie la force sociale, une sorte de
champ de force invisible qui touche et unit un groupe d'individus par
le partage de sensations et qui crée un sentiment intense de
connexion.
Si Yon affronte ce champ de force de l'extérieur, cela provoque
généralement de angoisse. Par exemple, lorsqu’on voyage dans un
pays ou la culture est trés différente de la nétre. Ou lorsqu’on
commence un travail dans une entreprise oul les gens semblent avoir
une facon propre a eux d’interagir, avec une sorte de langage
mystérieux. Ou encore quand on se retrouve dans un quartier d’une
classe sociale trés différente de celle 4 laquelle on est habitués - plus
aisée, plus pauvre. A ces occasions, on est conscients qu’on
wappartient pas a ce groupe, que les autres nous considérent comme
des étrangers et, au fond de nous, on se sent mal a l’aise et sur nos
gardes, méme s'il n’y a rien de particulier a craindre.
On peut observer quelques éléments intéressants de la force
sociale : tout d’abord, elle existe a la fois en nous et en dehors de nous.
Quand on connait les sensations corporelles précitées, on est
quasiment sirs que d’autres personnes dans notre camp ressentent la
méme chose. On sent la force intérieure, mais on la considére aussi
comme extérieure 4 nous. C’est une sensation inhabituelle, un peu
équivalente 4 ce qu’on ressent quand on est amoureux et qu’on fait
Texpérience d’un partage d’énergie avec la personne qu’on aime.
On peut aussi dire que cette force est variable. Elle dépend de la
taille du groupe et de Valchimie entre ses membres. En général, plus le
groupe est vaste, plus l’effet est intense. Lorsqu’on se retrouve au sein
dun trés grand groupe de personnes qui partagent nos valeurs ou nos
idées, on sent un regain d’énergie et de vitalité, ainsi qu’une chaleur
collective qui vient du sentiment d’appartenance au groupe. Cetteforce multipliée dans un vaste groupe a quelque chose d’incroyable et
de sublime. En présence d’un ennemi, ce regain d’énergie et cette
excitation peuvent se transformer en colére et en violence. Le
mélange de personnes spécifique au groupe en modéle aussi effet. Si
le leader est charismatique et énergique, cela filtre A travers le groupe
ou le rassemblement. Si un bon nombre d’individus ont tendance a
ressentir la joie ou la colére, cela modifiera ’humeur collective.
Enfin, nous sommes attirés par cette force. La foule nous attire - un
stade rempli de supporters, une chorale, une parade, un carnaval, un
concert, des assemblées religieuses, des conventions politiques. Dans
ces situations, on revit ce que nos ancétres ont inventé et peaufiné —
le regroupement du clan, les colonnes de soldats massées devant
Tenceinte d'une cité, les spectacles de gladiateurs ou les
représentations de théatre. Certes, il y a toujours une minorité qui a
peur de ce genre de rassemblements, mais en général, on apprécie les
foules de partisans pour ce qu’elles sont. Elles nous donnent
Timpression d’étre vivants et vitaux. Cela peut méme devenir une
addiction — on se sent obligés de nous exposer encore et encore a
cette énergie. La musique et la danse incarnent cet aspect de la force
sociale. Le groupe ressent le rythme et la mélodie comme un seul
homme. La musique et la danse sont les premiéres formes que nous
avons créées pour satisfaire ce besoin, pour extérioriser cette force.
Il existe aussi un autre aspect de la force sociale, un effet
contraire : c'est quand on connait une longue période d’isolement.
Les prisonniers en cellule de confinement et les explorateurs isolés
dans des régions reculées (voir le récit de Richard E. Byrd sur ses cing
mois d’isolement en Antarctique dans son livre Seul) racontent qu’ils
commencent a se sentir déconnectés de la réalité et qu’ils ont
limpression que leur personnalité se désintagre. Ils deviennent sujets& des hallucinations élaborées. Ce qu’il leur manque le plus n’est pas
seulement la présence des autres autour d’eux, mais le regard des
autres sur eux. Au cours des premiers mois de notre vie, nous
formons tout le concept de notre personne en regardant notre mére ;
son regard nous donnait limpression d’exister ; elle nous disait qui
Ton était en nous regardant. Adultes, nous vivons la méme sorte de
validation non verbale et ressentons notre personne A travers le
regard des autres. Nous n’en sommes jamais conscients car il faudrait
connaitre une trés longue période d’isolement pour comprendre ce
phénoméne.
Il s'agit de la force sociale A son niveau le plus basique - le regard
que les autres portent sur nous suffit 4 nous rassurer sur le fait que
nous existons, que nous sommes entiers et que notre place est ici.
La force sociale peut se ressentir dans les foules et les univers
virtuels. Elle est certes moins intense que si l'on se retrouve
réellement au milieu d’une foule, mais on sent la présence des autres
de facon fantomatique a travers un écran (en nous et hors de nous).
On consulte sans cesse notre smartphone comme le substitut d’une
paire d’yeux dirigée sur nous.
La force sociale chez les étres humains n’est autre qu’une version
plus complexe de ce que tous les animaux sociaux connaissent. Ces
derniers sont sensibles aux émotions des autres membres de leur
groupe, conscients de leur réle et désireux de s'intégrer dans le
groupe. (Parmi les primates plus évolués, cela inclut d’imiter ceux qui
sont mieux classés dans la hiérarchie pour montrer leur infériorité.)
Ils diffusent des signes physiques élaborés qui permettent au groupe
de communiquer et de coopérer. Leurs rituels de toilettage resserrent
leurs liens. Chasser en meute a le méme effet. Ils partagent une
énergie en étant simplement rassemblés.Nous, les humains, semblons bien plus sophistiqués, mais la
méme dynamique se produit en nous a un niveau non verbalisé. Nous
ressentons ce que les autres membres du groupe ressentent. Nous
éprouvons le besoin impérieux de nous intégrer et de jouer notre réle
au sein du groupe. Inconsciemment, nous imitons les gestes et les
expressions des autres, notamment ceux des leaders. Nous aimons
toujours chasser en meute, sur les réseaux sociaux ou tout endroit ou
nous pouvons exprimer notre colére. Nous avons nos petits rituels
pour resserrer les liens du groupe — les assemblées religieuses ou
politiques, les spectacles, les combats. Nous ressentons une énergie
collective qui passe par un groupe de personnes sur la méme
longueur d’onde.
Ce qui est étrange avec cette force que nous avons en nous, c’est
de constater combien nous discutons et analysons si peu au sujet
@une chose si évidente, si commune dans notre expérience
quotidienne. Cela peut s’expliquer par le fait qu'il est difficile
détudier ces sensations de fagon scientifique, mais c’est également
délibéré : au fond de nous, ce phénoméne nous dérange. Nos
réactions automatiques dans un groupe, notre propension a imiter les
autres nous rappellent les cétés les plus primitifs de notre nature, nos
racines animales. Nous aimons nous imaginer civilisés et
sophistiqués, mais aussi comme des individus qui contrélent
consciemment ce qu’ils font. Notre comportement en groupe tend a
faire voler ce mythe en éclats et les exemples historiques tels que la
Révolution culturelle nous effrayent. Nous n’aimons pas nous
considérer comme des animaux sociaux fonctionnant sous le joug de
compulsions spécifiques. Cela nuit a opinion que nous avons de
nous-mémes en tant qu’espéce.Ce qu’il faut retenir, c’est que la force sociale n’est ni positive, ni
négative. C’est simplement une part physiologique de notre nature.
De nombreux aspects de cette force qui ont évolué il y a si longtemps
sont dangereux dans le monde actuel. Par exemple, la profonde
méfiance ressentie envers les personnes extérieures 4 notre groupe et
notre besoin de les diaboliser se sont développés chez nos premiers
ancétres 4 cause des dangers des maladies infectieuses et des
intentions agressives des chasseurs-cueilleurs rivaux. Quoi qu’il en
soit, de telles réactions de groupe ne sont plus d’actualité au
xx’ siécle. En réalité, avec les progrés technologiques, elles peuvent
engendrer des comportements d’une violence extréme et génocidaire.
Généralement, en fonction du degré auquel la force sociale dégénére
notre capacité a penser de fagon indépendante et rationnelle, on peut
dire qu’elle exerce une attirance vers le bas, vers des comportements
plus primitifs, inadaptés a la situation actuelle.
Pourtant, la force sociale peut étre employée a des fins positives,
pour atteindre un fort niveau de coopération et d’empathie, pour tirer
les gens vers le haut. C’est ce que nous vivons quand, dans un
groupe, nous créons quelque chose collectivement.
En tant qu’animaux sociaux, le probléme n’est pas tant cette force
qui survient naturellement, mais plutét le fait de nier son existence.
Nous sommes influencés par les autres sans nous en rendre compte.
Habitués a suivre inconsciemment ce que les autres disent et font,
nous perdons notre capacité a réfléchir par nous-mémes. Face & des
grandes décisions dans la vie, nous imitons simplement ce que les
autres ont fait ou écoutons les gens qui dictent la sagesse populaire.
Cela peut nous amener a prendre de mauvaises décisions. Nous
perdons aussi contact avec ce qui nous rend uniques, la source denotre pouvoir en tant qu’individus (voir le chapitre 13 pour plus de
précisions A ce sujet).
Conscientes de ces tendances naturelles en nous, certaines
personnes choisissent de se rebeller et deviennent anticonformistes,
mais cela peut s’avérer insensé et autodestructeur. Nous sommes des
créatures sociales. Nous dépendons de notre capacité a travailler avec
les autres. Se rebeller pour se rebeller va simplement nous
marginaliser.
Ce qu’l nous faut avant tout, c’est l’intelligence de groupe. Cette
intelligence inclut la conscience de l’influence que le groupe opére
sur nos émotions et nos réflexions. En étant conscients de cela, nous
pouvons éviter d’étre tirés vers le bas par l’effet de groupe. Et nous
comprenons aussi comment les groupes d’étres humains fonctionnent
@aprés certaines lois et dynamiques, ce qui facilite notre navigation
dans ces groupes. Avec cette forme d’intelligence, nous pouvons
mener une danse délicate — nous devenons des acteurs sociaux doués
et bien intégrés a lextérieur, alors qu’a l'intérieur, nous gardons une
certaine distance et conservons notre mode de pensée. Ce degré
dindépendance nous permet de prendre des décisions dans la vie qui
concordent avec qui I’on est et avec la situation qui est la nétre.
Pour acquérir cette forme d’intelligence, nous devons étudier et
maitriser deux aspects de la force sociale : l’effet individuel du groupe
sur nous et les schémas et dynamiques que tous les groupes tendent a
adopter.
Leffet individuel
Le désir de s’
tégrer. Admettons que vous intégrez un nouveau
groupe, par exemple en changeant de travail. Alors que vous essayez
de vous adapter 4 votre nouvel environnement, vous étes conscientque les gens vous observent et vous considérent comme un étranger.
Sur le plan non verbal, vous sentez leurs regards vous transpercer
pour trouver des indices. Vous commencez a vous demander : est-ce
que j'ai ma place ici ? Est-ce que j’ai dit ce quill fallait ? Qu’est-ce
quils pensent de moi ? Le premier effet d'un groupe sur vous est le désir
de s’intégrer et de cimenter votre appartenance au groupe. Plus vous
étes intégré, moins vous défiez le groupe et ses valeurs. Cela
minimisera lobservation dont vous faites Vobjet et les angoisses qui
Taccompagnent.
La premiére facon de le faire, Cest par l'apparence. Vous vous
habillez et présentez plus ou moins comme les autres membres du
groupe. Il y aura toujours un petit pourcentage de personnes qui
aiment se démarquer par leur look, mais qui réussissent a se
conformer quand il s’agit d'idées et de valeurs. Toutefois, la plupart
des gens sont mal a ’aise quand ils ont Pair différents et font ce qu’ils
peuvent pour s’intégrer. On adopte alors les vétements et le look qui
envoient les bons messages — je suis sérieux, je travaille bien, j'ai
peut-étre du style mais il n’est pas suffisamment original pour me
démarquer.
La seconde facon de s’intégrer, encore plus importante, est
d’adopter les idées, les croyances, les valeurs du groupe. On peut
utiliser les mémes expressions verbales que les autres. C’est un signe
de ce qui se passe sous la surface. Lentement, nos idées prennent la
forme de celles du groupe. Certains peuvent se rebeller contre un tel
conformisme, mais il s’agit généralement de personnes qui finiront
par étre renvoyées ou marginalisées. On peut garder quelques
croyances ou opinions propres qu’on n’exprime pas, mais elles ne
concernent pas les problémes importants pour le groupe. Plus on
reste dans le groupe, plus ses effets seront puissants et insidieux.Si on observe le groupe de Vextérieur, on remarque une
uniformité générale de la pensée, ce qui est assez surprenant
puisqu’en tant qu’individus, nous sommes tous différents par notre
tempérament et notre milieu. Cela indique qu'une subtile
déformation et mise en conformité est en train de se produire. Vous
avez peut-étre rejoint ce groupe parce que vous partagiez les mémes
valeurs ou idées, mais avec le temps, vous découvrirez, que certaines
de vos réflexions, qui étaient légérement différentes de celles des
autres et qui reflétaient votre unicité, sont en train de disparaitre
lentement, comme un buisson qu’on taille en haie pour qu'il ait la
méme hauteur que les autres, et vous constaterez que vous étes
accord avec la plupart des opinions du groupe.
Vous n’avez pas vraiment conscience de ce qui vous arrive. Vous
allez méme nier en bloc le fait que ce conformisme s'est opéré. Vous
allez imaginer que vous avez eu ces idées tout seul, que vous avez
choisi de croire en ceci ou en cela. Vous refusez de vous confronter &
la force sociale qui agit sur vous et vous pousse a vous intégrer et a
accroitre votre sentiment d’appartenance. A long terme, il est
préférable de confronter votre conformité a la philosophie du groupe
afin d’en prendre conscience et de pouvoir contréler le processus
dans une certaine mesure.
Le besoin de représentation. Ce second effet découle du premier
— dans le contexte du groupe, nous sommes toujours en pleine
représentation. Non seulement nous nous conformons aux autres sur
le plan de l’apparence et de la réflexion, mais nous exagérons notre
approbation pour montrer aux autres que nous avons notre place au
sein du groupe. Nous devenons des acteurs, fagonnant ce que nous
disons et faisons pour nous faire accepter et apprécier par les autres,
qui nous considéreront alors comme un membre loyal du groupe. Nosreprésentations changent en fonction de la taille du groupe et de sa
constitution particuliére — patrons, collégues ou amis. Au début, nous
prenons un peu de recul pendant ces représentations, conscients par
exemple que nous sommes un peu plus obséquieux que d’habitude
avec le patron. Mais par la suite, en jouant notre réle, nous
commencons a ressentir ce que nous montrons ; notre distance
intérieure fond et le masque que nous portons fusionne avec notre
personnalité. Au lieu de penser A sourire au bon moment, nous
affichons automatiquement ce sourire.
Au cours de notre représentation, nous minimisons nos défauts et
montrons nos forces. Notre assurance s’accroit. Nous jouons les
altruistes. Les études montrent qu’on est plus enclins 4 faire un don
ou A aider quelqu’un A traverser la rue quand les autres nous
regardent. Au sein du groupe, nous nous assurons que les gens voient
que nous soutenons les bonnes causes. Et nous affichons notre avis
progressiste bien en vue sur les réseaux sociaux. Nous nous assurons
également que les autres nous voient travailler dur et faire des heures
supplémentaires. Quand nous sommes seuls, nous répétons tout bas
ce que nous disons ou ferons au cours de notre prochaine
représentation.
Nallez pas imaginer qu’il vaut mieux étre soi-méme ou se rebeller.
Il ny a rien de moins naturel que de freiner ce besoin de
représentation — les chimpanzés eux-mémes le font. Si vous voulez
paraitre naturel, comme si vous étiez en accord avec vous-méme,
vous devez jouer le réle. Vous devez vous entrainer 4 ne pas vous
sentir nerveux et faire en sorte que votre naturel ne blesse pas les
autres ou aille contre les valeurs du groupe. Ceux qui boudent et
refusent la représentation finissent marginalisés car, inconsciemment,
le groupe rejette ce type d’individus.De toute facon, vous ne devriez pas avoir honte de ce besoin. Vous
n'y pouvez rien puisque dans un groupe, nous adaptons
inconsciemment notre comportement pour nous intégrer. Mieux vaut
en étre conscient, conserver une distance intérieure et vous
transformer en acteur supérieur et conscient, capable de modifier vos
expressions pour vous intégrer dans un sous-groupe et impressionner
les autres avec vos qualités positives.
La contagion émotionnelle. Bébés, nous étions particuliérement
sensibles 4 humeur et aux émotions de notre mére. Son sourire
provoquait le nétre, son anxiété nous contaminait. Il y a fort
longtemps, nous avons développé ce fort degré d’empathie pour les
émotions de notre mére comme mécanisme de survie. Comme tout
animal social, nous savons des le plus jeune Age repérer et ressentir
les émotions des autres, et tout particuligrement celles de nos
proches. C’est le troisiéme effet du groupe sur nous — Veffet contagieux
des émotions.
Quand on est seuls, on est conscients de nos changements
@humeur, mais dés qu’on intégre un groupe et qu’on sent le regard
des autres posé sur nous, on devine inconsciemment leur humeur et
leurs émotions, qui, si elles sont assez fortes, peuvent se substituer
aux ndtres. De plus, quand on se sent bien avec des personnes et
quon a une place parmi elles, on est moins sur la défensive et plus
vulnérables a l’effet de contagion.
Certaines émotions sont plus contagieuses que d'autres, l’angoisse
et la peur étant les plus fortes. Au temps de nos ancétres, si quelqu’un
se sentait en danger, il était important que les autres le ressentent
également. Mais dans notre environnement actuel ou les menaces
sont moins immédiates, c'est plutét une petite poussée d’angoisse qui
passe rapidement dans le groupe, déclenchée par des dangerspossibles ou imaginés. Parmi les autres émotions trés contagieuses, il
y a la joie et excitation, la lassitude et ’apathie, ainsi que la colére
intense et la haine. Le désir est aussi trés contagieux. Si l’on voit que
les autres veulent posséder quelque chose ou suivre une nouvelle
tendance, on est vite rattrapés par cette méme envie.
Tous ces effets ont une dynamique auto-réalisatrice : si trois
personnes sont angoissées, il doit y avoir une bonne raison. Et on
devient la quatriéme personne. [angoisse gagne une réalité que les
autres trouvent incontestable. Plus il y a de personnes qui la
ressentent, plus elle sera communicative et plus elle deviendra forte
en nous sur le plan individuel.
Vous pouvez observer cet effet sur vous en analysant les émotions
que vous ressentez 4 ce moment-la et en essayant de décrypter
Tinfluence des autres sur ces émotions. La peur que vous ressentez
est-elle lige 4 quelque chose qui vous touche directement ou est-elle
plus secondaire, dérivée de ce que vous avez entendu ou percu chez
les autres ? Essayez de le découvrir dés que cela se produit. Sachez
quelles émotions sont les plus contagieuses chez vous et comment vos
émotions changent suivant les groupes ou sous-groupes que vous
fréquentez. Avoir conscience de cet effet vous donne le pouvoir de le
contréler.
Vhyper-certitude. Quand nous sommes seuls et que nous pensons
a nos décisions et projets, des doutes surgissent naturellement.
Avons-nous fait le bon choix de carriére ? Avons-nous dit ce qu'il
fallait pour obtenir cet emploi ? Adoptons-nous la meilleure
stratégie ? Mais dans un groupe, ces doutes, ces mécanismes de
réflexion sont neutralisés. Admettons que le groupe ait adopté une
stratégie importante. Nous ressentons l’urgence de passer a laction.
Débattre et délibérer ne rime a rien. A quoi bon ? Nous ressentons lapression de prendre position et de suivre l'avis général. Si nous
sommes en désaccord, nous pourrions étre marginalisés ou exclus du
groupe. Nous reculons devant de telles éventualités. De plus, si tout
le monde s’accorde a dire que cest la bonne chose 4 faire, nous
sommes obligés d’avoir confiance en cette décision. Ainsi, le
quatriéme effet sur nous est qu’on se sent plus stirs de ce qu’on fait avec
nos collégues, ce qui nous rend d’autant plus enclins & prendre des
risques.
C’est ce qui se produit dans la frénésie et les bulles du marché
financier - tout le monde parie sur le prix des tulipes, l’action
South Sea (voir le chapitre 6) ou les subprimes : ce doit donc étre
une valeur sire. Ceux qui émettent des doutes sont simplement
frileux. En tant qu’individu, il est difficile de contredire les certitudes
des autres. On ne veut pas rater le coche. De plus, si on se retrouvait
parmi les rares personnes ayant acheté ces actions qui ont perdu leur
valeur, on se sentirait ridicules et honteux, tristement responsables
avoir été des imbéciles. Mais couverts par des milliers de personnes
qui font la méme chose, on se protége de toute responsabilité, ce qui
augmente la probabilité de prendre de tels risques au sein d’un
groupe.
Si, individuellement, on avait des projets clairement ridicules, les
autres nous préviendraient et nous raméneraient sur Terre, mais au
sein d’un groupe, cest l'inverse qui se produit — tout le monde semble
valider le projet, méme le plus farfelu (comme envahir Irak en
s’attendant a étre accueillis comme des libérateurs), et personne
d@extérieur ne peut nous ramener a la raison.
Lorsque vous vous sentez inhabituellement sir de vous et
surexcité par un projet ou une idée, prenez du recul et regardez s’il
s’agit d’un effet de groupe viral qui agit sur vous. Si vous pouvez vousdétacher un moment de votre engouement, vous remarquerez peut-
étre comment votre pensée s’emploie a rationaliser vos émotions,
confirmer la certitude que vous voulez ressentir. Ne renoncez jamais &
votre capacité de douter, de réfléchir et d’étudier les autres options —
votre logique en tant qu’individu est votre seule protection contre la
folie qui peut envotiter tout un groupe.
by
Les dynamiques de groupe
Depuis le début des temps modernes, on observe certains schémas
dans lesquels les groupes d’individus tombent quasi
automatiquement, comme s‘ils répondaient 4 des lois physiques ou
mathématiques particuliéres. Voici les dynamiques les plus fréquentes
que vous pourrez observer dans les groupes auxquels vous
appartenez ou que vous fréquentez.
La culture de groupe. Quand on voyage a I’étranger, on est
conscients des différences culturelles avec notre pays. Non seulement
les habitants parlent leur propre langue, mais ils ont aussi des
coutumes, des réflexions, des fagons de voir le monde qui varient des
nétres. Cela est plus prononcé dans les pays aux traditions anciennes,
mais dans une moindre mesure, on peut voir la méme chose se
produire dans une entreprise ou un bureau. Cela fait partie de la
force sociale qui mélange et fusionne le groupe ensemble en fonction
de l'alchimie entre ses membres.
Lorsque vous analysez votre propre groupe et sa culture, pensez-y
en termes de style et d’humeur générale qui prédominent. Est-ce qu’il
posséde une structure libre, avec un style décontracté ? Ou est-il trés
hiérarchisé, avec des membres qui craignent de sortir du rang ou de
casser la discipline ? Se sentent-ils supérieurs et différents du reste du
monde, adoptant une attitude élitiste, ou bien le groupe est-il fier deson populisme ? Se considére-t-il avant-gardiste ou plus
traditionaliste ?
Est-ce que les informations circulent facilement dans le groupe,
donnant une impression d’ouverture, ou bien est-ce que le leadership
les contréle et les monopolise ? Le groupe a-t-il une dimension
masculine - hypercompétitif, avec une voie hiérarchique plus rigide -
ou bien a-t-il un esprit plus fluide, plus féminin, qui préfére la
coopération a la hiérarchisation ? Est-ce qu'il semble désuni et
dysfonctionnel, avec des membres plus soucieux de leur égo que des
résultats, ou bien privilégie-t-il la productivité et la qualité du
travail ? Pour répondre a ces questions, ne prétez pas attention 4 ce
que le groupe prétend étre, mais analysez plutét ses actions et le ton
émotionnel qui domine.
Le style du groupe peut présenter diverses nuances de ces
qualités, ou une combinaison de celles-ci, mais il aura toujours une
culture ou un esprit identifiable. Deux choses sont a garder a esprit :
premiérement, la culture sera souvent centrée sur l’idéal que le
groupe s'imagine — libéral, moderne, progressiste, hautement
concurrentiel, de bon gotit, etc. Le groupe peut ne pas étre a la
hauteur de cet idéal, mais en fonction de ses efforts pour l’étre, Pidéal
devient un mythe qui lie tous ses membres. Deuxiémement, cette
culture refléte souvent les fondateurs du groupe, notamment s’ils ont
une forte personnalité. Avec leur style rigide ou laxiste, i
estampillent le groupe, méme si ce dernier compte des milliers
dadhérents. Mais les leaders qui arrivent dans un groupe ou une
société ayant déja sa propre culture se retrouveront complétement
absorbés par elle, méme s'il
s aimeraient la modifier.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le département de la
Défense américain avait un esprit belliciste. Les présidents Kennedy etJohnson avaient tous deux leur propre vision du Pentagone et
voulaient en changer la culture. Ils voulaient éviter que Amérique ne
s’embourbe dans la guerre du Viétnam. Mais cette culture agressive a
fini par modifier leur point de vue et par les entrainer dans le conflit.
A Hollywood, de nombreux réalisateurs ont voulu faire comme bon
leur semblait, mais ils se sont retrouvés avalés dans une culture
profondément ancrée qui préne le contréle hiérarchique et le micro-
management des producteurs. Cette culture existe depuis prés de
quatre-vingt-dix ans et personne n’a pu la modifier.
Gardez a l’esprit que plus le groupe est grand et plus sa culture est
bien établie, plus il y a de chances pour qu’il vous contréle plutét que
Vinverse.
Noubliez pas que, quel que soit le type de culture, et méme si
celle-ci a pu ébranler les conventions a sa création, quelle que soit la
date de formation du groupe, plus il grossit, plus il devient
conservateur. C’est inévitable, car le groupe souhaite toujours
conserver ce que les gens ont fait ou construit et s’appuyer sur des
méthodes testées et approuvées pour maintenir le statu quo. Cet
esprit conservateur larvé signe souvent l’arrét de mort d’un groupe,
car il perd progressivement sa capacité d’adaptation.
Les régles et les codes. Dans chaque groupe d’étres humains, le
désordre et l’'anarchie sont trop anxiogénes. Des normes de conduite
et des protocoles ont rapidement été instaurés. Ces régles et ces codes
ne sont jamais écrits noir sur blanc, mais ils sont implicites. Si on les
viole d’une fagon ou d’une autre, on risque de perdre toute existence
au sein du groupe ou d’étre renvoyés sans forcément en savoir la
raison. Ainsi, le groupe impose son ordre propre sans qu’il soit
nécessaire d’avoir recours 4 un service de police. Les codes dictent
quelle apparence est acceptable, dans quelle mesure il est possible deparler librement aux réunions, le degré d’obéii
’éthique de travail attendue, etc.
sance au patron,
Quand vous débarquez dans un groupe, faites trés attention a ces
codes tacites. Observez ceux qui montent dans le groupe et ceux qui
sont déchus - cela vous indique les normes qui déterminent la
réussite et ’échec. Est-ce que la réussite tient davantage des résultats
ou de la flagornerie ? Observez si les gens travaillent dur quand le
patron ne les surveille pas. Si vous travaillez trop dur ou trop bien,
vous pouvez étre renvoyé parce que vous discréditez les autres.
Inévitablement, il y a des vaches sacrées dans tout groupe - des
personnes ou des croyances 4 ne jamais remettre en cause. Tout cela
constitue des écueils a éviter cotite que colite. Parfois, il arrive qu'un
membre de rang plus élevé serve de facto de policier pour que ces
régles et codes soient respectés. Identifiez ces individus et évitez tout
conflit avec eux. Cela n’en vaut pas la peine.
La cour du groupe. Observez un groupe de chimpanzés dans un
zoo et vous remarquerez existence d’un male alpha. Les autres
chimpanzés adaptent leur comportement par rapport a lui —
servitude, imitation et lutte pour tisser des liens plus étroits avec lui.
C’est la version préhumaine de la cour. Nous, les étres humains,
avons créé une version plus élaborée avec les cours de l’aristocratie.
Dans une cour aristocratique, les subordonnés dépendaient des
faveurs du roi ou de la reine pour survivre et prospérer ; lobjectif
était de se rapprocher du régent sans aliéner les autres courtisans, ou
de se regrouper pour évincer le chef, ce qui a toujours été une
aventure risquée.
Aujourd’hui, la cour se forme autour du directeur exécutif au
cinéma, du grand ponte de lacadémie, du PDG d’une entreprise
commerciale, du leader d’un parti politique, du propriétaire d’unegalerie d’art, d’un critique ou d’un artiste ayant une influence sur la
culture. Dans les grands groupes, il y aura des cours secondaires
formées autour d’un leader secondaire. Plus le leader est puissant,
plus les stratagémes sont élaborés. Les courtisans semblent
aujourd’hui différents, mais leur comportement et leurs stratégies
mont pas beaucoup évolué. Il faut prendre en compte certains de ces
schémas de comportement.
Tout d’abord, les courtisans doivent gagner l’attention des chefs et
se faire bien voir d’une facon ou d’une autre. La facon la plus rapide
est la flatterie puisque les chefs ont inévitablement un égo trés
développé et soif de recevoir une validation de leur amour-propre. La
flatterie peut faire des merveilles, mais c’est risqué. Si elle est trop
évidente, elle passe pour un acte désespéré et ce stratagéme est
immédiatement mis 4 nu. Les meilleurs courtisans savent adapter
leurs flatteries en fonction des insécurités du chef de maniére a les
rendre moins directes. Ils s’attachent a flatter chez le chef des qualités
auxquelles personne n’a jamais vraiment prété attention mais qui
demandent encore a étre validées. Si tout le monde fait ’éloge de son
sens des affaires mais pas de son raffinement culturel, mieux vaut
viser ce dernier. Refléter les idées ou valeurs du chef sans employer
ses termes spécifiques peut étre une forme trés efficace de flatterie
indirecte.
Noubliez pas que la forme de flatterie acceptable varie en
fonction de la cour. A Hollywood, elle doit étre plus démonstratrice
que dans une académie ou 4 Washington DC. Adaptez vos flatteries 4
lesprit du groupe et faites-les de la facon la moins directe possible.
Evidemment, il est toujours malin d’impressionner le patron par
votre efficacité et de vous rendre indispensable, mais veillez 4 ne pas
exagérer : s'il a le sentiment que vous étes trop doué, il peut avoirpeur de dépendre de vous et se poser des questions sur vos
ambitions. Ne le faites pas douter de la supériorité qu’il croit avoir.
Ensuite, faites trés attention aux autres courtisans. Se démarquer
un peu trop, étre trop brillant ou charmant provoquera de la jalousie
et des représailles funestes. Ayez le plus de courtisans possible de
votre cété. Apprenez 4 minimiser vos réussites, 4 écouter (ou faire
semblant d’écouter) les idées des autres. Attribuez-leur le mérite de
facon stratégique, faites leurs louanges lors de réunions et prenez en
compte leurs insécurités. Si vous devez agir A Tencontre d'un
courtisan en particulier, faites-le de maniére indirecte en cherchant a
Visoler du groupe, sans jamais paraitre trop agressif. Le propre d’'une
cour, est de paraitre civilisée. Sachez que les meilleurs courtisans
sont experts en comédie, et que leurs sourires et leurs démonstrations
de loyauté ne riment pas a grand-chose. Dans une cour, il faut éviter
d@étre naif. Sans tomber dans la paranoia, essayez de remettre en
cause les motivations de chacun.
Enfin, vous devez connaitre les types de courtisans que vous
rencontrerez dans toutes les cours et les menaces qu’ils représentent.
Un courtisan agressif mais malin et peu scrupuleux peut rapidement
dominer un groupe. (Pour les détails concernant les types de
courtisans, reportez-vous a la partie suivante.)
Souvenez-vous qu'il n’est pas possible de quitter la dynamique
@une cour. Si vous essayez de vous placer au-dessus des jeux
politiques ou de la flatterie, vous aurez l'air suspect aux yeux des
autres. Personne n’aime les saintes nitouches. Tout ce que vous
obtiendrez pour votre « honnéteté » sera d’étre marginalisé. Mieux
vaut étre un maitre courtisan et trouver un certain plaisir dans la
stratégie de cour.