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GEORGES BATAILLE (EUVRES COMPLETES GALLIMARD GEORGES BATAILLE, Gnvres complites ‘Tome VIII ale me sens tris seul & chersher, dans Vexpérience du passé, now Tes principes mis en evant, mais Ie " tle mone et dont La méconnaissance nous lisse ‘engagés sur les tise.) «Si Tige au primat de la sabjectivitéconsciente se répandait, le monde des choses éehapperait au gouvernement déraiso tnable «une pensée objective ineessamment faussée par Te jeune subjectivi te (La Souveraineté. Voici done ce projet d'une su L Histoire de Vérotisme (1950-1951), premiire version aban dt La Souveraineté (1953-1954) dont és ides revues. S'y sjoatent, prelongeant encore le tome précédent di Gores complétes, des souvenirs sr le steéalisme (1951 ~ portraits de Leiri, Breton, Aragon, Artaud) e ne 3) aur Lenon-savvir, Le secréau xx sicle, Liangoisse du temps présent.. es Amaexes donnent le texts de quelques, articles utiisés dans a rédaction de La Sonveraineré ‘dans Tes Notes, quamtité de plans et d'ébaach livre sur Vérotiome (La Phinorsénologic érotique, Sade et essence de érotisme, De Vangoisse sexuelle au malheur dHireshima) : pour Le Systime inacheré. du non-savoir (L’Athéologe) ; pour un livre sur Albert Camas (A.C,la Morale et la Politi Sainteté du Mal...) ;finaloment, pour une preniire r tion de La Souveraineté, sous le titre éloquent de Nietzsche tle commanisin. Tous ces testes (ot pa lumiére chlovissante les Figures de la prostituée, de Sade, Nietasche ou Staline mm mouvement de ‘ch impatience et la eoanaissance se confondent», «moment de grandeur inconditionnelle oi Ie silence se fait, of In te {qui ne tourne pas est plus forte que la doulear, ota pensée fla pureté du views. ‘Thadée Klossowski 1 820701278831 | BB 16x Arr 5ON207.0278632 GEORGES BATAILLE 7 “(Euvres completes” Vill GALLIMARD © Editions Gallimard, 1976. WHGS we HEELS 203 LA PART MAUDITE AS st tmami pile jaro L’Histoire de Vérotisme Leacte d'accouplement et les membres dont it se sert sont d'une telle laideur que s'il n'y avait la beauté des. visages, les ornemenis des participants et Célan efrénd, la nature perdrait Pespice humaine. Léonard de Vinci. Entre Vhomme normal qui enferme Uhomme ssadique dans une impasse et le sadique qui fait de ete impasse une issue, cest celuict qui en sait le plus long sur la vérité ot ta logigue de sa situation ot ion a Vintligns La as ‘au point de pouvoir aider Phomame ‘etme compre linn Pao modifier les conditions de toute compréhension. Maurice Blanchot’. Avant-propos vse lout d Uheure nous serons difitioement unis, Je miétenirat tes bras ouverts, je Penlacrai, je Toulerai ace toi au milieu des grands secrets. Nous nous perdrons et nous nous retrouserons. I n'y ara lus rien pour nous séparer. Quel dommage que tu ie pisses assister @ ce bonheur ! ‘Maurice Blanchot *, Les étres humains les plus humbles et les moins cultivés font une expérience du possible et méme de la totalité du possible — qui approche par la profondeur et 'intensité de celle des grands mystiques. Une certaine énergie y suffi, qui n'est pas rarement disponible, au moins dans les premiéres années de lage adulte, Mais cette intensité et cette profondeur n’ont d’égales que la sottise, la vulgarité — et méme, il faut dire, la lacheté — des jugements qu’ils formulent au sujet du possible qu’ils atteignirent. Ges jugements contribuent a Véchec final d'une opération dont le sens leur échappe. Tl West rien de plus répandu : par hasard, un étre humain se ‘trouve en un lieu d’une splendeur incomparable, il n’y est nullement insensible, mais il n’en sait rien dire : en méme temps se produit dans son esprit Venchatnement d'idées vagues qui alimente les conversations A bride abattue. S'il svagit de la vie érotique, la plupart d’entre nous se satisfait des conceptions les plus vulgaires. Son apparence orduriére est un pigge od il est rare qu’ils ne tombent pas. Elle devient 10 Guores completes de G. Bataille une raison de tranquille mépris, Ou ils nient cette affreuse apparence et, du mépris, ils passent & la platitude : il net rien ‘& sale dans (a nature, affirment-ils. Nous nous arrangeons de toutes fagons pour substituer le vide de la pensée &.ces moments fob cependant il nous sembla que le fond des cieux s’ouvrait. ‘Jral voulu dans ce livre ordonner une pensée & la mesure de ces moments — éloignée des concepts de science (qui lieraient A leur objet une manitre d’éire incompatible avec lui), néanmoins rigoureuse, V'extréme de la rigueur, comme Pexige la cohérence d’un systéme de pensée épuisant la totalité du possible. ‘La réflexion humaine ne peut étre indifféremment séparée dun objet qui la concerne au premier chef, nous avons besoin d'une pensée qui ne se démonte pas devant ’horreur, d'une conscience de soi enfin qui ne se dérobe pas au moment explorer la possibilité jusqu’au bout. 1 ‘Mon intention exctde d’ailleurs un désir de compenser humiliation qui résulte du fait que les hommes se détournent de leur vérité intime, quiils la fuient. Ce second volume pour- suit un effort dont lobjet est une critique générale des idées qui subordonnent Vactivité des hommes & d'autres fins que la Gonsumation inutile de leurs ressources. Il s'agit de ruiner les ‘maniéres de voir qui fondent les formes servis. Il m’a semblé que la servilité de la pensée, sa soumission & des fins utiles, en Un mot sa démission, finissait par étre infini- ment redoutable. En effet, la pensée politique et technique du temps actuel, qui atteint une sorte d’hypertrophic, nous & ‘menés sur le plan méme des fins utiles & des résultats finale- ment dérisoires. I ne faut rien dissimuler : il s’agit finalement @une faillite de Phumanité, Cette fallite, il est vrai, ne touche pas Phomme en entier. L’uowae sexvite est seul en cause, Qui détourne les yeux de ce qui n'est pas utile, de ce qui ne sert rien. ‘Mais Pomme sexvite détient aujourd'hui le pouvoir de tous les cétés. Et s'il est vrai qu'il n’a pas encore réduit Thumanité entidre a ses principes, du moins est-il certain qu’aucune voix ne s'éléve qui dénonce la servilité et y montre ccc qui rendait sa faillite inévitable.... Cela peut étre difficile... L'Histoire de Ubrtisme n ‘Deux choses au demeurant sont également avérées : personne encore n'a su contester le droit que Powe servise a @'étre au pouvoir — et pourtant sa faillite est monstrucuse! Liimpuissance de ceux que révolte une situation d’ailleurs tragique est moins surprenante qu'il ne semble. Sila failive de Vnonne sexvitx est consomméc, si les conséquences sont tervifiantes, il n'est pas moins certain que les principes aux- quels la pensée utilitaire s'opposa sont depuis longtemps sans vigueur. Dans la mesure on ils se survivent, il leur reste le vain prestige lié & ’échec final de ceux qui les ont vaincus. ‘Mais il ne peut y avoir de ce cdté que les ressassements fasti- a du regret. je me sens trés seul & chercher, dans V'expérience du non les principer mis en avant, mais les ois ignorées qu menérent le monde et dont la méconnaissance nous laisse engagés sur les voies de notre malheur. Le passé, qui n’accep- tait pas la servitude, se perdit dans des voies obliques, s’égarant sans cesse et trichant. Nous nous perdons dans une direction ‘opposée, dans Veffroi ot nous sommes de démarches si insen- sées et de si honteuses tricheries. Mais cette humanité 4qu’échaudent de mauvais souvenirs n’a pas d’autres voies que celles d'un passé qui ne sut pas (et ne put pas) les suivre avec assez. de conséquence, Tout serait autrefois Pintérét de quelques- sms, nous avons & la fin décidé que tout serve Pintérét de fous Nous voyons qu’a Vusage le syatéme le plus néfaste est le second, en ce qu'il est moins imparfait, Ce n’est pas la raison de revenir au premier, Mais — si nous nefaisons de la consumation le principe souverain de Vactivité, nous ne pourrons que suc- comber a ces monstrueux désordres, sans lesquels nous ne savons plus consumer ’énergie dont nous disposons. Le paradoxe de mon attitude veut que je montre I Je ne puis le faire sans représenter qu'un monde od rien n’est Souverain este plus défavorable : mais est dire en somme que nous avons besoin de valeurs souveraines, en consequence aul eee ais des valeurs nutes. a i rendait bien difficile & soutenir le pri i e A soutenir Ie principe du premier volume de cet ouvrage ob jexposais le rapport de la produce 2 Guores complates de G. Bataille tion & la consumation (a la consommation improductive). Je montrais bien entendu que la production importait moins ‘que la consumation, mais je ne pouvais faire en conséquence que l'on ne voie dans la consumation quelque chose d'utile (@utile méme, en définitive, & la production!...). Ce second volume est trés différent, qui décrit les effets dans Pesprit humain dune sorte de consumation d’énergie généralement tenue pour vile, Personne ne pourra dés lors flisser d'un caractére souverain de P'érotisme & T'utilité qu’il pourrait avoir. La sexualité du moins est bonne & quelque chose, Mais I'érotisme... Il s'agit bien, cette fois, d'une forme souveraine, qui ne peut serir @ rien Tl semblera peut-étre malséant d’avoir fait d'une activité réprouvée, quise lic @habitude & la honte, la clé des conduites souveraines. ‘Je devrai m’excuser en disant que nul ne saurait agir atilenent sans savoir que les étres engagés dans Putilité, qu'il a Tui-méme pour objet, répondent tous en premier liew aux exigences de I'érotisme. En conséquence, quel que soit le point de vue dob nous saurons lenvisager, que nous y Voyions une forme inaltérée de V'autonomie voulue de Thomme, ou que nous tenions & nous informer des pressions énergétiques qui conditionnent, & tous les degrés de I'échelle, nos décisions et nos activités, rien ne nous intéresse davantage que de forcer les secrets de Vérotisme *. ‘Aussi bien ce caractére double de mes études se retrouve~ teil dans ce livre-ci : j'ai voulu, dans un épilogue, tirer les Conséquences du systtme cohérent des dépenses d’énergic humaine, od la part de I’érotisme est importante. Je ne pense pas, en effet, que nous puissions sans tenir compte de la connexion du travail et de Pérotisme, de P’érotisme ct de la guerre, toucher au sens profond de problémes politiques, of + cet ouvrage aura sans doute un trositme tome, En quelque sorte, le second donne la base duu mouvement qui anime Vhumanité (la base, ‘Cest la forme la plus simple); le premier en décrt les effets dans Pensem- fle des activites humaines, dans les sphéres économiques et religiuses; Ie tole exposcrat la solution du probléme de autonomic, de Vindé ppendance de Thomme par Tapport aux fins ules, il aurait directement Triomerainalé pour objet. Mais je ne T'écriral pas avant un temps assez tong. Pour Vinstant, les deux premiers livres, qui d'ailleurs constituent Yun et Pautre une étade distinctefont ensemble une cohérence qui se suffit A ellesméme, LtHistoire de Vérotisome 13 Vhorreur est toujours & V'arritre-plan. Je montrerai que ces formes opposées de lactivité humaine puisent au méme fonds de resources déseric.. Dot ls néeenité de donner aux m cconomiques, militaires et démographiques une See ce ae civilisation présente v Je ne méconnais pas le peu de chances que j'ai d'étre estendu. Ce n'est pat que le tome Ide Le Patt maudite wait trouvé un réel accucil, et précisément dans les milieux que je voulais atteindre. Mais mes propositions sont trop nouvelles. Aux réactions des personnes les plus qualifies, j'ai d’abord apergu quielles étaient appétissantes, ct qu’elles suscitaient Vintérét, mais trés vite, qu’eles étaient longues & digérer. Ge n’est pas que j'aie apercu, dans les objections que ’on m’a faites *, autre chose que des malentendus a dissiper. Mais des représentations habituelles celles que je propose de leur substituer, la distance est considérable. Je crains malheureusement que le présent travail ne soit tout a fait impropre & rassurer ceux que mon premier livre intéressait. Le parti pris que jai de mettre en cause la totalité de homme — Vensemble du réel concret — étonnera ds lors que j'aborde le domaine maudit par excellence. Jéne veux pas maintenant dissiper un malaise que volontairement provoqué. Je crois que ce malaise est néces- ‘| saire, Que Pon mesure Pabime ouvert devant hum: ee raientils étre & la mesure des problémes que leur pose le temps présent? le temps maudit par excellence ? Je voudrais toutefois résoudre & l'avance un malentenda qui pourrait résulter de mon attitude. Mon livre pourr passer pour une apologie de I’érotisme, alors que j'ai sculement voulu décrire un ensemble de réactions d'une richesse incom- parable, Mais essenticllement ces réactions que j'ai décrites ee er ol fo ae) eM ap Be sheacerira sit iren.s Sana Noe 1% Gores complites de G. Bataille sont contradictoires. Que I’on veuille bien me suivre attenti- vement : existence humaine commandait Vhorreur de toute sexualité; cette horreur elle-méme commandait la valeur attrait de P’érotisme. Si ma maniére de voir est en quelque sens apologétique, Pobjet de cette apologic n’est pas I'éro- tisme mais bien, généralement, Vhumanité. Que Phumanité ne ccesse de maintenir, obstinées et inconciliables, une somme de réactions d’une impossible rigueur, voila qui est digne d’admi- ration : rie ne Pest au méme degré!... Mais au contraire, le relachement et Pabsence de tension, les mollesses d'une incontinence déréglée méconnaissent la vigueur de Phumanité car Vhumanité ne serait plus le jour ob elle ne serait plus ce qu'elle est, tout entiére en violents contrastes. Pramidre parte INTRODUCTION Leévotisme et la réflexion de Vunivers dans Vesprit 1, Incompatibilite premitre du monde de Pézotisme et de celui de ta penste, Jamais nous ne saisissons l’étre humain — ce qu'il signifie — sinon de maniére trompeuse : Phumanité se dément toujours, elle passe soudain de la bonté a la basse cruauté, de la pudeur extréme & Pextréme impudeur, de laspect le plus fascinant au plus odieux, Souvent, nous parlons du monde, de I’huma~ nité, comme s'il avait quelque unité : en fait, 'humanité ‘compose des mondes, voisins sclon l’apparence mais en vérité étrangers l'un & l'autre; parfois méme, une distance incom- mensurable les sépare : ainsi le monde de la pégre est-il en un sens plus loin d'un couvent de carmélites qu'une étoile ne Test d'une autre. Mais non seulement ces divers mondes se Fepoussent et se méconnaissent. Cette incompatibilité se concentre aussi en un seul étre : dans sa famille, cet homme est un ange par la gentillesse mais, le soir venu, il se vautre dans la débauche. Le plus frappant est qu’en chacun des mondes auxquels je fais allusion, ignorance, du. moins la méconnaissance des autres est de régle. Méme en quelque sorte le pére de famille oubli, jouant avec sa file, les mauvai licux od il entre en pore invétéré; il serait surpris, dans ces conditions, de se remémorer le sale individu qu'il est resté, enfreignant toutes les régles délicates qu’il observe en compa- gnie de sa fille. Diune maniére comparable, des hommes qui, chez eux, ne sont que de paisibles paysans, serviables ct faisant sauter leurs enfants sur les genoux, peuvent dans les guerres incen- dier et piller, tuer et torturer : les deux mondes od ils se 8 GEauares complates de GC. Bataille conduisent si différemment demeurant étrangers Tun & Pautre. : Ce qui donne aux cloisons de ce genre unc intangible solidité, c'est que la pensée réfiéchie, cohérente, celle qui seule a formé de ’homme une image assez. durable — ct celle qui préside en principe & Pélaboration de mon livre — forme elle-méme, & elle seule, un monde déterming. Les jugements recevables sur ’homme, ayant toujours une forme cohérente, réfiéchie, sont ccux du monde de la pensée qui, par définition, a peu ou n’a pas de contact avec les mondes réprouvés (qui méme tient & 'éart certains mondes avouables *, mais génants). Je ne dis pas que la pensée, constituée comme telle, ignore ce qu’elle qualifie d’ « inbumain », ou d’immonde ou de louche, mais elle ne peut véritablement I'intégrer : elle le connaft de haut, par condescendance, du dehors : cela est & la Tigueur pour elle objet de second plan, qu’elle envisage arbitrairement, sans se reconnaitre en jeu, comme la médecine envisage les maladies. : ‘Jamais elle ne confondra ce domaine maudit avec I’huma~ nité concevable, qui seule est constitutive de la pensée. Toutefois, lon pourrait croire que la psychanalyse envisage Je domaine sexucl enticr, sans réserve... C’est vrai, en appa rence. Mais en apparence seulement. La psychanalyse elle~ méme est tenue de le définir savamment comme cet élément du dehors, inassimilable, qu'il est, en principe, & la conscience claire. Pour elle sans doute la totalité concréte sans le sexe est inconcevable, mais la pensée propre & la science n’en est ‘pas moins regardée comme actuellement intangible, comme si {a sexualité, qui joua dans sa formation, ne la modifiait plus désormais, ou sinon d'une maniére superficielle : pour la psychanalyse, la sexualité et la pensée demeurent sur des plans opposés; comme les autres, la psychanalyse est une science envisageant des faits abstraits,isolés les uns des autres, influant a occasion les uns sur les autres. De cette fagon, elle ‘maintient en son nom le privilége moral de la pensée abstraite, toujours digne d'un grand respect; elle accucille I’élément sexuel, mais c'est dans la mesure od ses développement le réduisent & abstraction, dont le fait concret reste sensible- ment distinct. * Tee monde, par exemple, dela police; ou celui des pompes funtbres, etc. Jugements qui Pordinaire accompagnent le D Histoire de Peotone 19 Mais il est possible, au dela de cette démarche correcte, en envisager une autre ob Porgueil de Ia science ou de la pensée ne pourrait étre maintenu, oi Pérotisme et la pensée ne formeraient plus des mondes séparés *, 2. Le monde de Vérotisme et celui de la pensle se complétent; et sans leur accord la totalté n'est pas acheole. Je suivrai au cours de mon livre un principe de départ. Je nienvisagerai le fait sexuel que dans le cadre d'une totalité concrete et solidaire, ott le monde érotique et Pintellectuel se complétent et se trouvent sur un plan d’égalité. Sans doute, un interdit mesure humainement la place de la vie sexuelle : jamais celle-ci mest libre sans réserve; il la faut toujours confiner dans les limites que fixe la coutume. Mi serait vain, bien entendu, de s'y opposer en le dénongant : il n'est pas fumain de dire que la liberté seule est conforme la nature ; Vhomme en effet se distingue essentiellement de la nature, il y est méme violemment opposé, et 'absence d'inter- dit n’aurait qu’un sens : cette animalité dont les hommes ont conscience d’étre sortis et A laquelle nous ne pouvons pré- tendre revenir, Mais autre chose est de nier cette horreur de la nature, passée dans notre essence, qui oppose nos propretés & la naiveté animale, autre chose de nous conformer aux tedits. En parti- caulier, la fensée est imposée par la morale impliquée dans les interdits; elle se laissa dVailleurs former dans le monde vide de sensualité que délimitérent les interdits. La pensée est ascxuée : on verra cette limitation — opposée a la souverai- neté, & toute attitude souveraine — faire du monde intellec- tuel Ie monde plat et subordonné que nous connaisions, ce monde de choses utiles ct isolées, of Pactivité laborieuse est la régle, ot il est impliqué que chacun de nous devra tenir sa place dans une ordonnance mécanique. Si je considére au contraire la totait, qui excéde de tous cétés le monde réduit de la pensée, je sais qu’elle est faite de distances et d'oppo- sitions, Mais jamais je ne puis, sans m’en détourner, lacher * Ob Ia pensée n'exprimerait son objet (oon seul objet), la totalté concrite, quid une seule eandition, de ne plus eélever audessus delle, Petre elleméme une partie consticative de la totalité,prdue en ale 20 Gauores complites de G. Bataille pour une autre une de ses parties. Pour la voix populaire, {il faut de tout pour faire un monde », des prostituées et des saintes, des crapules et des hommes dont la générosité est sans mesure, mais cette voix mest pas celle de la pensée consti- tuée, qui réduit homme & la part neutre ct qui nie cet ensemble solidaire, unissant le don de soi et les larmes aux massacres et aux ripailles. ‘Je ne veux pas, de cette maniére, porter un vague jugement sur les hommes, mais bien définir une manigre de penser dont le mouvement réponde au caractére concret de la totalité offerte & la réflexion *. J'aimerais exposer cette méthode en m’en servant, plutdt qu’en Panalysant & part. Mais il me fallait dire en commengant que mon propos, parler de I'éro~ tisme, ne pouvait étre davantage isolé de la réflexion de uni vers dans Pesprit que eelle-ci ne peut étre isolée de I’érotism« ‘mais ceci implique en premier lieu que la réflexion, la pen- sée, dans ces conditions, doit étre & la mesure de son objet, et non mon objet, ’érotisme, 2 la mesure de Ia pensée tradi- tionnelle, que fonda le mépris de cet objet **. * Qui clleméme est réflexion, n'est totalité qu’étant réflexion, mais réfleion snimée jusqu'au tumlte aussi bien qu’a la rigueur par la diver~ tf et les contradictions de ses contenus. © Meme la pensée de Jean-Paul Sartre est loin d’ttre & aise avec la sexualité. Ou plutés, son alsance est conditionnée : par un déyodt exceptionnel, qui rejette Pérotisme sinon dans Vinsignifiance, du moins Shar un monde de dépresion; et curiewsement, en contrepartc, par TFabeence du sentiment du péché, cest-i-dire du sentiment de V'nverdit, de la necessité de Pinterdit, qui fonde Phumain, et de V'égale nécesité {de sa transgression; sans un tel sentiment, 'érotisme insasisable est une fcomstruction mal vente # c'est IA ce que mon live montrera, Deuxitme partie L*INTERDIT DE L*INCESTE 1 Le probleme de Vinceste 1, Lopposition de 0 « érotisme » des hommes & la « sexualité » des ‘animaux. Le désir de porter vers un achévement les démarches de la pensée, qui mest pas un projet insensé mais une condition nécessaire & Pétude d’un sujet crucial, ne saurait détourner @'une question préliminaire, Dans le cas présent, le probléme de Vorigine est décisif. Essenticllement, Pérotisme est activité sexuelle de Phomme, ‘opposée A celle des animaux. Toute la sexualité des hommes n'est pas érotique, mais elle Pest aussi souvent qu'elle n’est pas simplement animale. Disons dés Vabord que ce livre envisage l'ensemble d’un domaine dont Paspect éthéré n’est ‘pas moins lourd de sens que l'aspect opposé *. Mais en pre- mir lieu son objet est le passage de la simple sexualité de Panimal a Pactivité cérébrale de Phomme, impliquée dans Yérotisme; je désigne par Ia les associations et les jugements qui tendent qualifier sexucllement des objets, ‘des étres, des lieux et des moments qui par eux-mémes n’ont rien de sexuel, rien non plus de contraire & la sexualité : tels le sens de la nudité et la prohibition de V’inceste. C'est ainsi que la cchasteté elle-méme est l'un des aspects de I'érotisme, cest-A- dire de la sexualité proprement humaine. ‘A priori, ’étude du passage de Panimal a "homme devrait se fonder sur un minimum de données objectives, historiques. TL gagit précisément de deux mondes entre leaquels ne cloiton tend & s'éablir, mais dont Mitelligence suppose une vue totale A travers Ia cloiton, Et ile bien entendu de 'érotisme éthéxé quill englobe amour mystique, exactement Pamour divin. 24, Gauores completes de G. Bataille Dans le cadre de ces données, nous pourrions conjecturer ce qui survint. Nous ne pouvons songer & connaitre au sens précis des événements, mais nous sommes moins désarmés quil ne semble d’abord. Nous savons d’une part que les hommes fabriquérent des outils et les employérent a diverses besognes, en vue de pourvoir & leur subsistance. Tls se dis- tinguérent, en un mot, des animaux par le travail. Paralléle- ment, ils s’imposérent un certain nombre de restrictions concernant Pactivité sexuelle et attitude & ’égard des morts, ‘Aux interdits portant sur les morts (Ies cadavres) est en prin cipe associé Finterdit du meurtre. Les interdits sexuels se lient de leur c6té & des aspects fondamentaux de la sensibilité humaine, qui touchent principalement les émissions excré- mentielles [bifé : — mais ces aspects sont plus complexes et ne peuvent étre l'objet d'un apergu général immédiat]. Quoi qu'il en soit, les restrictions dont j'ai parlé, que nous ne cessons pas d'obsercer, apparaissent les unes ct les autres & Paurore de ’humanité. La terre garde les traces de Pattention, portée par les premiers hommes aux dépouilles de leurs semblables. De méme, rien ne permet de supposer que des, tres répondant aux définitions par 'anthropologie de ’ Homo sapiens aient vécu qui n'aient pas observé la prohibition de Pinceste Je laisserai de cbté, pour Pinstant, certains aspects complé- mentaires de V'interdit sexuel : ils déterminent attitude humaine a I’égard des fonctions diverses qui avoisinent de plus ou moins pres les organes de Lactivité génésique. L’étude du probléme de Pinceste est sans doute 1a plus pressante : il est vrai qu’elle loigne en premier liew des vues totals auxquelles je donnerai dans ce livre Pimportance premiére. Mais s'il est vrai que finalement Ia vue partielle doit étre située dans le cadre d'une vue plus vaste, celle-ci ne pourrait pas étre claire si elle se composait de détails inconnus. Je ne puis rien montrer de global qu’en le définissant par rapport A quelque chose de déja vu. Ce sont les données précises — et tout extérieures — qui touchent Pinterdit de inceste qui formeront intangible noyau d'une représentation plus entidre. Crest Pinstabilité des formes, apercue dans la régle de Pinceste, qui donnera la maniére de saisir un objet si mobile quil semble insaisissable. En effet, curieusement, Pobjet du désir sexuel humain, Pobjet qui excite ce désir ne peut étre défini précisément. C'est toujours, dans sa forme, L Histoire de Vérotiome 25 une conception arbitraire de V'esprit et comme un caprice ccérébral : pourtant il est universcl! Cela, Ia régle de Vinceste, universelle mais de modalités variables, saura seule nous le rendre assez familier. Le monde érotique dans sa forme est fictif, c'est Vanalogue d’un réve, et l'on ne saurait mieux se faire & cotte bizarrerie qu’en voyant se former les limites arbitraires d'un monde opposé, oi la sexwalité est intedite, Car les prohibitions fondamentales divisent les formes de la vie humaine en domaines séparés dont les cloisons semblent un défi & notre raison et & notre humeur d’étres souverains. Ce qui est permis 1a est ailleurs criminel. Telle est la régle, arbitraire au point de paraitre provocation, par laquelle nous sommes devenus des hommes, et dont la prohibition de Vinceste est le type. 2. La prohibition de Pinceste Je ne puis mieux représenter ce quril est possible de savoir de V'inceste qu’en suivant Vauteur le plus autorisé dans la matiére. “Sous le titre, un peu fermé, de Structures dlémentaies de la parenté*, Cest le « probléme de Vinceste » que s'efforce de résoudre le travail de Claude Lévi-Strauss. Le « probléme de V'inceste » se pose en effet dans le cadre de Ja famille : c'est toujours un degré ou, plus précisément, une forme de parenté, qui décide de Vinterdit opposé aux relations sexuelles ou au mariage de deux personnes, De méme, la détermination de la parenté a pour sens la position des individus vis-a-vis les uns des autres : ceux-ci ne peuvent Sunir, ceux-la le peuvent, enfin tels liens de cousinage repré- sentent, par rapport au mariage possible, une indication privilégiée, souvent méme & Vexclusion de tous les autres Diemblée, si nous envisageons V'inceste, nous sommes frappés par le caractére universel de la prohibition. Sous une forme quelconque, toute Phumanité la connait, mais les personnes visées par V'interdit changent suivant les lieux. Telle sorte de parenté est ici frappée d'interdit, ainsi le cousinage des enfants issus, 'un du pére, autre de la sceur; ailleurs, c'est au contraire la condition privilégiée du mariage, * Pasi, PLUP., 1949. 26 GBaares complites de G. Bataille ct les enfants de deux fréres — ou de deux socurs — ne peur vent s'unir. Les plus civilisés des peuples se bornent aux relations entre enfants et parents, entre fréres et socurs, Mais en régle générale, chez les peuples primitiff, nous trou- vons les divers individus répartis en catégories bien distinctes, qui décident des relations sexuelles & prohiber ou a prescrire. ‘Nous devons d’autre part envisager deux situations dis- tinctes. Dans la premigre, celle qu’envisage Claude Lévi- Strauss sous le titre de Structures élémentaires de la. parent, le caractére précis des liens du sang est a la base de régles déerninant, en_méme temps que Villégitimité, la possibilité du mariage. Dans la seconde, que Pautcur’appelle, mais sans en traiter dans cet ouvrage, les « structures complexes », la détermination du conjoint est abandonnée « dautres mécanismes, économiques ou psychologiques ». Les catégo- ries demeurent inchangées, mais sil en est toujours d'inter- ites, ce n’est plus la coutume qui décide de celle od ’épouse doit tre choisic (sinon strictement, du moins de préférenc). Ceci nous éloigne bien de la situation qui nous est propre, mais Pauteur pense que les « interdits » ne peuvent étre envi- sagés seuls, que leur étude ne peut étre dissociée de celle des « privileges » qui les complétent. C'est sans doute la raison pour laquelle le titre de son ouvrage évite le nom Cinceste et désigné, — encore qu’avec un peu dobscurité, préférable au malentendu, — le sysféme indissociable des interdits et des priviléges, — des oppositions et des prescriptions. 3. Les réponses de la science a Vénigme de Vinceste. Lévi-Strauss oppose & l'état de Nature celui de Culture, & peu prés de la méme fagon qu’il est habituel d’opposer Phomme a animal : ceci Paméne & dire de la prohibition de Finceste (il est bien entendu qu’en méme temps, il songe aux régles d’exogamie qui la complétent) qu’ « elle constitue la démarche fondamentale grace laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, saccomplit le passage de Ia Nature a la Culture » (p. 30). Il y aurait ainsi dans Phorreur de Pinceste un élément qui nous désigne en tant qu’hommes, et le probléme qui en découle serait celui de homme lui-méme, en tant qu’il ajoute Punivers Phumanité. Ce que nous sommes, en consé- quence fout ce que nous sommes, serait en jeu dans la décision LHistoive de Vérotisme 27 qui nous oppose a la vague liberté des contacts sexuels, & la vie naturelle et indéfinie des « bétes ». Il se peut que sous la formule se laisse deviner ambition extréme, qui voit dans la connaissance le désir de révéler homme & Iui-méme et, de cette facon, d’unir en celui qui Papergoit la totalité du réel sa réflexion dans esprit. Il se peut aussi que, finalement, devant une exigence si lointaine, Lévi-Strauss se récuse et rappelle la modestie de son propos. Mais Pexigence — ou le mouvement — donnés dans une démarche si brilante ne peuvent stirement pas étre limités, et par essence le parti de résoudre l’énigme de l'inceste est chargé de conséquences : il prétend éclairer ce qui fut proposé dans la nuit... Comment ailleurs, si quelque démarche, jadis, accomplit « le passage de la Nature 4 la Culture », la démarche qui en donnerait le sens n’auraitelle pas elle-méme quelques conséquences imprévues? A vrai dire, immanquablement, nous devons vite nous don- ner des raisons de modestie. Claude Lévi-Strauss est amen dés abord & nous rapporter les faux pas de ceux qui le pré- cédérent dans ses voies! Ils ne sont pas encourageants. Geci nous donne encore une fois la vue d’ensemble des égéretés, des bévues, dont se satisfait le désir de connattre & bon compte. Le tribut le plus pénible est payé a la théorie finaliste, qui donne a la prohibition le sens d'une mesure eugénique = il Sagirait de mettre Pespéce & Vabri des effets des mariages consanguins. Ce point de vue eut dllustres défenscurs (dont Lewis H. Morgan). Sa diffusion est récente : «elle n’apparait nulle part », dit Lévi-Strauss, « avant le xvi siécle » (p. 14); mais elle est encore répandue, rien de plus commun aujour- @hui que la croyance au caractére dégénéré des enfants un inceste. Mais observation n’a pas confirmé ce que scul fonde le sentiment grossier que toute chose a un sens dans la Nature. Pour quelques-uns, « la prohibition de Pinceste est la projection, ou le reffet sur le plan social, des sentiments ou des tendances que la nature de ’homme suffit entiérement expliquer ». Répugnance instinctive! dit-on. Lévi-Strauss a beau jeu de montrer que le contraire est vrai : la psychana- lyse 2 montré que la nostalgic des relations incestueuses est commune. Pourquoi s'il n’en était pas ainsi la prohibition 28 Geuores complites de GC. Bataille se ferait-elle aussi gravement? Des explications de cet ordre, selon moi, sont viciées & la base : ce dont il s’agit est de préci- ser le sens d'une réprobation qui n’existe pas chez animal, qui doit étre donnée historiquement, qui n'est pas simplement dans Vordre des choses. A cette critique répondent en effet des explications histo rigues. « Me Lennan et Spencer ont vu dans les pratiques exoga- miques, la fixation par la coutume des habitudes de tribus guerriéres, chez lesquelles la capture était le moyen normal dobtenir des épouses » (p. 23). Durkheim a vu dans le tabou, pour les membres du clan, du sang de ce clan, — en consé. quence du sang menstruel des femmes, — Pexplication de Vinterdit refusant ces derniéres aux hommes de leur clan, de Vabsence Pinterdit sil s’agit Phommes d'un autre clan. De tees interprétations peuvent étre logiquement sat santes, mais leur « faiblesse réside dans le fait que les connexions ainsi établies sont fragiles et arbitraires....» (p. 25). A la théorie trés sociologique de Durkheim, il serait possible de joindre Phypothése psychanalytique de Freud, qui place & Porigine du passage de Panimal a Phomme un pré- tendu meurtre du pére par les fréres : selon Freud, les fréres Jaloux entre cux maintiennent les uns vis-a-vis des autres Vinterdit que le pére leur avait fait de toucher & leur mére ou 2 leurs socurs. A vrai dire, le « mythe » de Freud introduit la conjoncture la plus débridée : il a du moins Vavantage sur Yexplication du sociologue d’étre une expression de hantises vivantes. Lévi-Strauss le dit en termes heureux (p. 609-610) : «Il rend compte avec succés, non du début de la civilisation, mais de son présent : le désir de la mére ou de la sccur, le meurtre du pére et le repentir des fils ne correspondent sans aucun doute & aucun fait, ou ensemble de faits, occupant dans histoire une place donnée. Mais ils traduisent peut- tre, sous une forme symbolique, un réve & la fois durable et ancien *. Et le prestige de ce réve, son pouvoir de modeler, leur insu, les pensées des hommes, proviennent précisé- ment du fait que les actes qu'il évoque n’ont jamais été com- mis, parce que la culture y est toujours et partout opposée...» LévisStrauss renvoie (p. 609, n. 1) A AL Kuornen, Totem and Taboo in respect. L Histoire de Pérotiome 29 4 Caractire insoutenable moralement des distinctions entre Vinterdit et le lcite. Aussi la théorie 1a moins vide est-elle en méme temps la plus absurde! A coup str, Freud voulut répondre, du moins feut la velléité de répondre & ambition immense dont j'ai parlé, Il eut le sens de la démarche bizarre, décisive et, en quelque sorte, mythologique, convenant au « devineur Pénigme » (comment oublier La longue résonance d'un vers cen épigraphe de la Science des Réves : Flectere si nequeo Superos, Ackeronta moveho...). Ainsi Freud donnait généralement A set démarches une valeur située comme celle des mythes dans Ja totalité du récl. Mais les réserves de Lévi-Strauss, en mar- quant l'ampleur de la recherche, en rendent l'insuccés plus pénible. Finalement, il va de soi que le terre-a-terre et la Figueur seuls sont & la mesure d'une recherche que ne compro- ‘met pas moins Penvolée que l’absence d’envolée. Il faut done tre lent et tenace et ne pas se laisser rebuter par d’inextri- cables données, par des termes de « casse-téte » ou de « jeu de patience », Crest bien un immense « jeu de patience », Pun des plus coriaces, l'un des plus complexes sans doute que Von ait Jamais résolus. Inierminable et du reste, il faut le dire, d'un ennui désespérant : les deux tiers environ du gros livre de Lévi-Strauss sont consacrés & Pexamen minuticux des multiples combinaisons imaginées pour résoudre un probléme dont la position d’ailleurs est ce qu’en fin de compte il fallait dégager d’un imbroglio arbitraire. « Les membres d’une méme génération se trouvent égale- ‘ment divisés en deux groupes : d'une part les cousins (quel que soit leur degré), qui s‘appellent entre eux « fréres » et « seeurs » (cousins paralléles), et d’autre part les cousins issus de collatéraux de sexe différent (quel que soit leur degré), qui s‘appellent de termes spéciaux et entre lesquels le mariage cst possible (cousins croisés). » Telle est pour commencer la définition d'un type simple, et qui s’avére fondamental, mais dont les nombreuses variantes posent des questions infinies. Le théme donné dans cette structure de base est ailleurs & ui seul une énigme. « Pourquoi, nous dit-on (p. 127-128), établir une barriére entre des cousins issus de collatéraux du méme sexe et ceux issus de sexe différent, alors que le rap- 30 Guores completes de G. Bataille port de proximité est le méme dans les deux cas? Cependant, Te passage de l'un & l'autre fait toute la différence entre Vinceste caractérisé (les cousins paralléles étant assimilés aux fréres et aux sceurs) et, non seulement les unions possibles, mais méme celles recommandées entre toutes (puisque les, cousins croisés se désignent du nom de conjoints potentiels). La distinction est incompatible avec notre critérium biolo- gique de Pinceste... » Bien entendu, les choses se compliquent en tous sens et il semble souvent quiil s’agit de choix arbitraires et insigni fiants; toutefois, dans la multitude des variantes, une discri- mination de plus prend une valeur privilégiée. Il n'y a pas seulement privilége, assez commun, du cousin oroisé sur le faraildle, mais encore du cousin croisé matrilinéaire sur le patrilinéaire, Je précise aussi simplement que je puis : la fille de mon onéle paternel est ma cousine paralléle : dans ce monde de « structures élémentaires » od se poursuit notre démarche, il y a beaucoup de chances pour que je ne puisse ni ’épouser, ni d’aucune fagon Ia connaltre sexuellement : je Ja tiens pour Panalogue de ma soeur, et je lui donne le nom de sceur. Mais la fille de ma tante paternelle (de la sceur de mon pére), qui est ma cousine eroisée, différe de celle de mon oncle maternel, qui m’est également cousine croisée : c'est la premiére que j/appelle patrilinéaire, Ia seconde est matri- linéaire. Jai des chances évidemment de pouvoir épouser librement l'une ou Pautre, cela se fait dans bien des sociétés primitives. (Ilse peut d’ailleurs, dans ce cas, que la premire, née de ma tante paternelle, soit aussi Ia fille de mon oncle maternel; cet oncle maternel en effet peut trés bien avoir épousé ma tante paternelle, Dans une société of le mariage centre cousins croisés n'est pas sujet & quelque discrimination secondaire, c'est ce qui a lieu ordinairement. Alors je dis de ‘ma cousine croisée qu'elle est bilatéale.) Mais il se peut aussi que le mariage avec telle de ces cousines croisées me soit interdit comme incestueux. Certaines « sociétés prescrivent Ie mariage avec la fille de la sceur du pére (c6té patrilinéaire) et le prohibent avec la fille du frre de la mére (c6té matri- linéaire), tandis qu’ailleurs encore, c'est le contraire qui se produit » (p. 544). Mais Ia situation de mes deux cousines n'est pas égale, j'ai bien des chances, entre la premiére et moi, de voir s'élever l'interdit, bien moins si ma volonté est de m’unir avec Ia seconde. « Si Yon considére, dit Levi- LHistoire de Vérotiome 31 Strauss (p. 544), la distribution de ces deux formes de mariage unilatéral, on constate que le second type l’emporte de beau- coup sur le premier. » Voici donc, en premier lieu, les formes essentielles de consanguinité qui sont & la base de V'interdit ou de la pres- cription du mariage. Tl va sans dire qu’a en préciser les termes de cette maniére le mystére s'est plutdt épaissi. Non seulement, de ces formes distinctes de parentés, la différence est formelle, pour nous vide de sens, non seulement nous sommes loin de la claire spécificité qui oppose nos parents et nos sceurs au reste des hommes, mais elle a suivant les lieux un effet ou Veffet contraire! Nous sommes portés en principe & chercher dans la spécificité des étres en jeu, — dans leur situation respec- tive, au sens des conduites morales : dans leurs relations, — la raison de I'interdit qui les frappe. Mais ceci nous invite & nous détourner de cette voie. Claude Lévi-Strauss dit lui méme combien est désarmant pour les sociologues un art traire aussi accusé. Ils « pardonnent difficilement, dit-il (p. 545), au mariage des cousins croisés, aprés leur avoir posé Pénigme de la différence entre enfants de collatéraux de méme sexe, et enfants de collatéraux de sexes différents, @ajouter le mystére supplémentaire de la différence entre Ia fille du pére de la mére, et la fille de la sceur du pére.... Mais cest en vérité pour mieux la résoudre que auteur montre aussi bien le caractére fermé de l’énigme. Il s’agissait tout bonnement de trouver sur quel plan des distinctions insoutenables en principe ont néanmoins des conséquences. Si certains effets différent suivant que l'une ou Pautre de ces catégories entre en jeu, le sens des distinctions apparaitra. Lévi-Strauss a montré dans Pinstitution archai- gue du mariage le role d’un systéme d’échange distributif; L’acquisition d’une femme était celle d’une précieuse richesse, la valeur en était méme sacrée : la répartition de cette richesse posait des problémes vitaux, auxquels devaient répondre des regles. Apparemment une anarchie semblable a celle qui régne aujourd'hui n’aurait pu résoudre de tels problémes. Des cir- cuits d’échange oi les droits sont d’avance déterminés peu- vent seuls aboutir, souvent mal sans doute, mais dans ensem- ble assez bien, a la distribution équilibrée des femmes entre les divers hommes & pourvoir. 1 La réponse de Lévi-Strauss 1, Les rigles de Pexogamie, le don des femmes et leur rbpartiton. Nous ne pouvions facilement nous soumettre & la logique de cette situation, Dans lextréme détente oft nous vivons, en ce monde de possibilités nombreuses et indéfinies, nous ne pouvons nous représenter la tension inhérente A la vie en groupes restrcints, que l’hostlité sépare souvent. Un effort est nécessaire pour imaginer la difficulté & laquelle ia garantie de la régle répond. Nous devons au surplus tenir compte des conditions générales de la vie dans ces sociétés archaiques. Crest ainsi que nous devons nous garder essentiellement de nous figurer des tractations analogues A celles dont les richesses sont l'objet de nos jours. Méme dans les cas les plus mauvais,l'idéesuggérée par une formule comme «mariage par achat » est trés éloignée d'une réalité primitive ot Péchange niavait pas aspect d’une opération étroite, uniquement soumise & la régle de Vintérét, qu'il a de nos jours pour nous. Claude Lévi-Strauss a diment replacé Ia’ structure d'une institution comme le mariage dans le mouvement global @échanges qui anime la population primitive. Il renvoie aux « conclusions de l'admirable Essai sur le Don ». « Dans cette étude aujourd'hui classique, écrit-il (p. 66), Mauss * s'est * L’Bssi sur le Don de Marcel Mauss vient d'étre réédité dans un premier volume réunisant quelques-uns des éerits du grand sociologue dispar, sous lettre Sociloge et Antiropolgie (P.ULF., 1950). Me servant cette fois des termes de LévisStrauss, je reprends ict Vexposé que 1’ ddonné une premiére fois dans la premiere partie de ce travail ((0.C. 1. VIL] Part maudie,¥, La Cansumation,p. 70-75}. A Ta vérit, Le Ua du « potlatch » est si important pour le développement de ma théorie ‘que je ne puis manquer, ea ayant occasion, de le reprendre a fond ® DHistoire de Vézotiome 33 proposé de montrer d’abord que I’échange se présente, dans la société primitive, moins sous forme de transactions que de dons réciproques, deuxiémement que ces dons réciproques ‘occupent une place beaucoup plus importante dans ces socié~ tés que dans la ndtre; enfin que cette forme primitive des échanges n'a pas sculement, et n’a pas essentiellement, un caractére économique, mais nous met en présence de ce qu'il appelle heureusement « un fait social total », c'est-A-dire doué dune signification a la fois sociale et religicuse, magique et économique, utilitaire et sentimentale, juridique et morale. » Un principe de générosité préside &'ces sortes déchanges, gui ont toujours un caractére cérémoniel : certains biens ne peuvent étre destinés & une consommation morne ou utili taire. Ce sont en général des biens de luxe. Meme de nos Jours, les produits de luxe sont voués, d'une maniére fonda- mentale, & la vie cérémonielle, Ils sont réservés & des cadeaux, a des réceptions; & des fétes : ainsi en est-il entre autres du tin de champagne. Le champagne se boit en certaines occa- sions, od, selon la régle, il est ofért. Bien entendu, tout le champagne qui se boit est objet de transactions : les bouteilles sont payées aux producteurs. Mais au moment of il se boit, il n'est bu qu’en partie par celui qui l’a payé; c'est du moins le principe qui préside & la consommation d'un bien dont la nature est celle de la féte, dont la présence seule désigne un moment différent d'un autre, tout autre qu'un moment quel- congue, d'un bien dailleurs, qui, pour répondre a une attente profonde, « doit » ou « devrait » couler & flots, exacte- ‘ment sans mesure ° Les lecteurs de la premidre partie de cet ouvrage reconnaf- tront les principes et les faits que jy exposais une premidre fois, J’en reprends l'exposé aujourd'hui sous la forme — ou peu s'en faut — que Lévi-Strauss lui a donnée. Je ne puis regretter cette répétition. Elle a cette valeur A mes yeux : elle insiste sur une découverte fondamentale. J'ai malheureu- sement été le premier — et sans doute suiszje encore le seul — en tenic compte sur le plan de la théorie économique. Mais une part jfenvisage économie sur le plan général : je n'aurais pu introduire la considération du « don » comme «mode archaique d’échange » si je m’étais borné aux opéra~ tions partielles que économie politique envisage. D’autre part, le « don », Ic « potlatch », analysé par Mauss est, comme Lévi-Strauss le rappelle, un « fait social total », Comme tel, a Guores complites de G. Bataille il se situe en méme temps sur des plans souvent isolés les uns des autres. Au moment ot j’aborde, dans le cadre de I’écono- mie générale, aspect nuliement isolable de Pérotisme, sans que nous puissions nous en étonner, le principe du don ani- mant le mouvement de lactivité générale se retrouve & la base de Pacivté suelo. ext vai de sa forme a pls sim le : physiquement, Pacte sexuel est le don d’une énergie Crubéfonte. Gest vrai de se formes plus complexes, du mariage et des lois de répartition des femmes entre les hommes. Reprenons Vimage du champagne, Iui-méme animé du mouvement de Vexubérance générale et clair symbole d'un trop-plein d’énergie. On voit dés lors la thése de Lévi- Strauss : le pére qui épouserait sa fille, le frere qui épouserait sa soeur serait semblable au possesseur de champagne qui nvinviterait jamais d’amis, qui boirait seul sa cave «en suisse ». Le pire doit faire entrer la richesse qu’est sa fille, le frére, celle qu’est sa sceur, dans un circuit d’échanges cérémoniels : il doit la donner en cadeau, mais le circuit suppose un ensem- ble de régles admises en un milieu donné comme le sont des regles de jeu. ; : ‘Claude Lévi-Strauss a exprimé dans leur principe les régles qui président & ce systéme d’échanges, qui échappe pour une part A Vintérét strict. « (Les) cadeaux, écritail (p. 67), sont ou bien échangés sur-le champ contre des biens équivalents, ‘ou bien recus par les bénéficiaires, & charge pour eux de pro- céder, dans une occasion ultérieure, A des contre-cadeaux dont la valeur excéde souvent celle des premiers, mais qui ouvrent a leur tour un droit & recevoir plus tard de nouveaux dons, qui surpassent eux-mémes la somptuosité des précé- dents. » De ccci, nous devons retenir principalement le fait que le but ouvert de ces opérations n’est pas de « recucillir un bénéfice ou des avantages de nature économique », Par- fois Vaffectation de générosité va jusqu’a détruire les objets offerts. La pure et simple destruction impose évidemment un grand prestige. La production d’objets de luxe, dont le sens véritable est Phonneur de qui les posséde, les recoit ou les donne est d’ailleurs elle-méme destruction du travail utile, du travail que Yon aurait pu employer & quelque chose utile (Cest le contraire du capitalisme, accumulant les forces utiles, eréatrices de produits) : la consécration d’objets aux échanges glorieux les retire de la consommation produc- tive. LHistoire de Vérotisme 35 11 faut souligner ce caractére opposé & V'esprit mercantile, au marchandage et au calcul de Pintérét, si l'on veut parler de « mariage par échange ». Il n’est pas jusqu'au mariage par achat qui ne participe du méme mouvement : « (ce) n'est qu'une modalité, dit Lévi-Strauss (p. 81), de ce systtme fon damental analysé par Mauss... ». Ces formes de mariages sont assurément étrangéres & celles of nous voyons Phumanité des unions, nous voulons un choix libre de part et d’autre, cepen- dant elles ne situent pas les femmes sur le plan du commerce cet du calcul, elles les rapprochent de la festivité, du cham- pagne... Les femmes n'y figurent pas ¢ d’abord (comme) un signe de valeur social, mais (comme) un stimulant naturel » (p. 80). «Méme aprés le mariage, Malinowski a montré qu’aux Iles Trobriand le paiement du mapula représente, de la part de Phomme, une contre-prestation destinée & compenser les services fournis par la femme sous forme de gratifications sexuelles » (p. 81). ‘Ainsi les femmes sont-elles essentiellement vouées A la communication, ce qui revient & dire : elles doivent étre, de la part de ceux qui, d’une maniére immédiate, en disposent, objet de générosité, Ceux-ci doivent les donner, mais dans un monde od tout acte généreux contribue au circuit de la géné- rosité générale. Je recevrai, si je donne ma fille, une autre femme pour mon fils (ou pour mon neveu). I1s'agit en somme, & travers un ensemble limité, de générosité, de commu. nication organique. Les formes de I'échange sont d’avance convenues, comme le sont les multiples mouvements d'une danse ou d'une orchestration. Ce qui, dans la prohibition de Pinceste, est nig, n'est que Peffet d'une affirmation. Le frére donnant sa sorur nie moins la valeur de Punion sexuelle avec celle qui lui est proche, qu'il n’affirme la valeur plus grande de mariages qui uniraient cette sceur avec un autre homme, lui-méme avec une autre femme. Il y a communica- tion plus intense dans Péchange & base de générosité que dans la jouissance immédiate. Plus précisément, la festivité suppose Vintroduction du mouvement, — la négation du repli sur soi, donc un déni de la valeur supréme de Pavarice. La relation sexuelle est elle-méme communication et mouvement, elle a la nature de la féte, c'est parce qu'elle est essenticllement une communication qu’elle exige dés Vabord un mouvement de sortie. ‘Dans la mesure ot s'accomplit le tumultueux mouvement 36 Guores completes de G. Bataille des sens, il exige un recul, une renonciation, le recul faute duquel nul ne pourrait sauter aussi loin, Mais le recul exige Iui-méme la régle, qui organise la ronde et en assure le rebon- dissement indéfini. 12. Caractire propice & Véchange par don des diverss formes apparem- iment arbitrires de Pinterdit. Bien entendu, ceci demande explication : je devrai d’ail- leurs préciser la mesure dans laquelle j'ai outrepassé (sur un point) la pensée de Lévi-Strauss, qui ne parle qu'implicite- ment et sans doute m'irait pas jusqu’a dire ce que je di quiil s‘agit d’un processus dialectique de dévelappemen Il se borne A dire essentiellement (p. 596) : « La prohibi- tion de Vinceste est moins une régle qui interdit d’épouser mire, szur ou fille qu'une régle qui oblige & donner mére, socur ou fille & autrui. C'est la régle du don par excellence. Et c'est bien cet aspect, trop souvent méconnu, qui permet de comprendre son caractére. On cherche dans une qualité intrinséque de la mére, de la fille, ou de la sceur, les raisons qui peuvent prévenir le mariage avec elles. On se trouve alors entrainé vers des considérations biologiques, puisque c'est seulement d’un point de vue biologique, mais certainement pas social, que la maternité, la sororalité ou la filialité — si Pon peut dire — sont des propriétés des individus considérés, mais, envisagées d’'un point de vue social, ces qualifications ne peuvent étre regardées comme définissant des individus isolés, mais des relations entre ces individus et tous les autres. » Drautre part, il insiste sur un autre aspect, — peut-étre conciliable, mais nettement opposé, — de la valeur des femmes, & savoir leur utiité matérielle. Je dois dailleurs & ce point préciser ce caractére & mon tour : je le crois second, mais non sculement l'on ne pourrait sans en tenir compte mesurer la portée des échanges effectués, la théorie de Le Strauss demeurerait encore suspendue. C'est jusqu’® mai tenant une hypothése brillante, elle est séduisante, mais il reste A trouver le sens de cette mosaique d’interdits variés : le sens que peut avoir le choix entre des formes de parenté dont ‘opposition semble insignifiante. Crest & débrouiller les effets divers qu’ont sur les dchanges les diverses formes de parenté que Lévi-Strauss s'est justement attaché; il a de cette LHistoire de Vérotisme 37 fagon donné une base solide & son hypothése, et pour cela il a cru bon de s'appuyer sur Paspect le plus tangible des échanges dont il a suivi les jeux. A Vaspect séduisant de la valeur des femmes, dont j? parlé en premier lieu (dont Lévi-Strauss parle lui-méme — sans insistance), s'oppose en effet Pintérét matériel que la possession d'une femme représente pour le mari. Cet intérét ne saurait étre nié et je ne crois pas en effet que Pon puisse, sans l’apercevoir, bien suivre le mouvement des échanges de femmes. Je m’efforcerai plus loin de compo- ser l’évidente contradiction des deux points de vue. Ce n'est pas le moins du monde inconciliable, au contraire, avec Finterprétation de Lévi-Strauss, mais je dois d'abord insister sur aspect qu'il souligne Iui-méme : ¢ Comme on I'a souvent remarqué, dit-il (p. 48), le mariage, dans la plupart des sociétés primitives (comme aussi, mais A un moindre degré, dans les classes rurales de notre société), présente une. importance économique. La différence entre le statut écono- migue du célibataire et celui de Phomme marié, dans notre socité, se réduit presque exclusivement au fait que le premier doit, plus fréquemment, renouveler sa garde-robe *. » La situation est tout autre dans des groupes ot la satisfaction des besoins économiques repose entiérement sur la société conjue gale et sur la division du travail entre les sexes. Non seule- ‘ment Phomme et la femme n’ont pas la méme spécialisation technique, et dépendent donc l'un de autre pour la fabrica- tion des objets nécessaires aux tiches quotidiennes, mais ils se consacrent & la production de types différents de nourri- ture. Une alimentation compléte, et surtout réguliére, dépend done de cette véritable « coopérative de production » que constitue un ménage. Cette nécessité oi se trouve un homme de se marier réserve en un sens une sanction, Si une société organise mal I’échange des femmes, un désordre réel s‘ensuit. Crest pourquoi, d'une part Popération ne doit pas étre livrée au hasard, elle implique des régles assurant la réciprocité; dautre part, si parfait que soit un systtme d’échanges, il + I1y a sur ce point une exagération évidente: Ie situations different sgrandement suivant les eas. Et de méme, on peut ge demander jusqu’’ 4guel point, pour les primitis, le sort du célibataire est égal A luimeme, me semble personnellement que la théorie de Lévi-Strauss est princi: palement fondée sur V'aspect « geénérosité », bien que, sans nul doute, aspect « intérét» donne en général de Ia consistance aun fait. 38 Guores complites de G. Bataille ne peut répondre A tous les cas; il en résulte des glissements ct des altérations fréquentes. : La situation de principe est toujours la méme et elle définit la fonction que partout le systtme doit assurer. Bien entenda, « Paspect négauf seat que Vaspect fuse de la prohibition » (p. 64). Partout il est important de définir un ensemble d’obligations qui mette en train les mouvements de réciprocité ou de circulation, « Le groupe au sein duguel Je mariage est interdit évoque aussit6t la notion d'un autre ‘groupe... au sein duqucl le mariage est, selon les cas, simple- ment possible, ou inévitable; la prohibition de I'usage sexuel de la fille ou de la socur contraint & donner en mariage la fille ou la sccur a un autre homme et, en meme temps, elle crée tun droit sur la fille ou la sceur de cet autre homme. Ainsi toutes es stipulations négatives de la prohibition ont-clles tune contrepartic positive » (p. 64). Dés lors, « & partir du moment oi je mimerdis Pusage dune femme; qui devient wudisponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui fenonce Avune femme qu devient, de ce fit disponible pour moi » (p. 65). Frazer avait déja apergu le premier que « le mariage des cousins eroisés découle de fagon simple et dirccte, et dans tun enchainement tout naturel, de P’échange des sccurs en vue des intermariages * ». Mais il n'avait pu & partir de 1a don- ner une explication générale, et les sociologues n’avaient pas repris des conceptions cependant satisfaisantes. Alors que, dans le mariage de cousins paralléles, le groupe ne perd ni nacquiert, le mariage de cousins croisés améne l’échange d’un groupe & Fautre : en effet, dans les conditions courantes, la cousine n'appartient pas au méme groupe que son cousin. De cette manitre, « une structure de. réiprocité se construit, selon laquelle le groupe qui a acquis doit rendre et celui qui 2 elé peut exiger..1(p. 178). «--Les cousins paralléles entre eux sont issus de families qui se trouvent dans la méme posi- tion formelle, qui est une position d’équilibre statique, tandis aque Jes cousins eriss sont isus de familles qui se erouvent dans des positions formelles antagonistes, c'est-a-dire, les tnt par rapport aux autres, dans tin déséquilibre dynami- que... » (ibidem). Gite par Lévi-Strauss, p. 176. LHistoire de Vérotisme 39 Ainsi le mystére de la différence entre les cousins paralléles et les croisés se résout dans la différence entre une solution propice & échange, et une autre ob la stagnation tendrait a l'emporter. Mais dans cette simple opposition, nous n’avons qu'une organisation dualiste et P’échange est dit restreint. Si plus de deux groupes sont en jeu, nous passons a Péhange entralist. Dans Iéchange généralis, un homme A épouse une femme B; un homme B, une femme C; un homme C, une femme A. (Ces formes peuvent d’ailleurs s’étendre.) Dans ces conditions différentes, de méme que le croisement des cousins donnait la forme privilégiée de Péchange, le mariage des cousins ‘matrilinéaires donne pour des raisons de structure des poss bilités ouvertes d’enchainement indéfini. « Il suffit, dit Lé Strauss (p. 560), qu'un groupe humain proclame la loi du mariage avec la fille du frére de la mére, pour que s'organise, entre toutes les générations et entre toutes les lignées, une vaste ronde de réciprocité, aussi harmonicuse ct indluctable que les lois physiques ou biologiques; tandis que le mariage avec la fille de la sceur du pére » ne peut étendre la chaine des transactions matrimoniales, il ne peut atteindre Pune manigre vivante un but toujours lié au besoin d’échange, extension des alliances et de la puissance 7 3. Les vicissitudes de Pérotisme envisagées comme une histo Le caractire ambigu de la théorie de Lévi-Strauss n'est nullement digne d’étonnement. D’une part, P'échange, ou plutot le don des femmes, met en jeu les intéréts de celui qui donne — qui ne donne qu’a charge de revanche. Il se fonde autre part sur sa générosité. Ceci répond a aspect double du « don-éhange », de Pinstitution & laquelle est souvent donné le nom de « potlatch » : Ie potlatch est & la fois dépasse- ment du calcul ct comble du calcul. Mais peut-étre estil dommage que Lévi-Strauss ait si peu insisté sur la relation du fotlatch des fernmes avec la structure de Iérotisme. Nous verrons en effet que la formation de l'érotisme impli- que une alternance de Phorreur et de Pattrait, de la négation et de Vaflirmation qui la suit, qui differe de la premiére, immédiate, en ceci qu'elle est humaine (érotique) et non simplement sexuelle, animale. Il est vrai que le mariage 40 Gaores completes de G. Bataille semble souvent & Popposé de I’érotisme. Mais nous en jugeons de cette maniére en raison d'un aspect qui est peut-étre secondaire. N'est-il pas permis de penser qu’au moment o& les régles s'établirent, qui ordonnérent ces barriéres et leur Tevée, celles-ci déterminaient vraiment les conditions de Pactivité sexuelle? Le mariage semble étre une survivance dun temps od les relations sexuelles en dépendirent d'une maniére fondamentale. Une institution dinterdits et de levées de Vinterdit qui touchent essentillement la sexualité se serait-elle formée dans sa rigueur si elle n’avait tout d’abord eu de sens que l’établissement d’un foyer? Tout indique, me semble-til, que le probléme des relations intimes est posé dans ces réglements. Comment expliquer, sinon, que le mouvement contre nature de la renonciation des proches y soit donné? C'est 1a un mouvement extraordinaire, une sorte de révolution intime dont Tintensité dut etre excessive uisque la seule idée d’un manquement l'efftoi le plus terrible est banal. C'est ce mouvement, sans doute, qui est & Porigine du potlaich des femmes (de l'exogamie), de ce don paradoxal de objet de la convoitise. Il me semble difficile de penser qu’une sanction, celle de Pinterdit, se fit imposée si fortement — ct partout — si elle n'avait touché la violence génésique. Réciproquement, il me semble que Pobjet de Finterdit fut d’abord désigné par Vinterdit méme la convoi- tise : si Vinterdit fut essentiellement de nature sexuelle il a, selon la vraisemblance, souligné la valeur sexuelle de son objet (ou plutét, sa valeur érotique). Crest 1A justement ce qui sépare 'homme de l'animal : c’est la limite opposée a la libre activité sexuelle qui donna une valeur nouvelle & ce qui ne fut, pour Vanimal, qu'une irrésistible impulsion, fuyante et pauvre de sens. Ce double mouvement me semble étre Pessence de léro- tisme et il me semble aussi, & suivre la théorie de Lévi-Strauss, étre celle des régles d’échange liges ala prohibition de l'inceste. Ce lien de érotisme et de ces régles est souvent difficile & saisir du fait que ces derniéres ont essentiellement le mariage pour objet et que le mariage et ’érotisme sont le plus souvent opposés un & Pautre. Laspect d’association économique en vue de la reproduction est devenu Paspect dominant du mariage. Si les régles du mariage jouent, elles peuvent avoir eu our objet tout le cours de la vie sexuelle, mais les choses se passent finalement comme si leur seul objet était Ia répar- L'Hisoive de Pérotiome a tition des richesses utiles. Les femmes ont pris le sens de leur fécondité et de leur travail. Cette Evolution contradictoire était elleméme donnée @avance. Il est certain que la vie érotique ne peut étre réglée. Elle regut des régles, mais ces régles justement ne purent que lui assigner un domaine en dehors des régles. Et Péro- tisme une fois rejeté du mariage, celui-ci tendit a revétir un aspect principalement matériel, dont Lévi-Strauss eut raison de marquer importance : en effet, les régles assurant le partage des femmes-objets de convoitise assurérent le par- tage des femmes-force de travail, ‘O8 Pon voit que décidément la vie sexuelle de Phomme ne peut étre envisagée comme une donnée simple, mais comme une histoire. Elle est d’abord la négation de la liberté animale, mais les régles quelle se donne sont provisoires : sa destinée est V'incessant renversement dont j'essayerai de suivre les détours. nr Le passage de Vanimal & Vhomme 1, Les limites de la théorie de Lévi-Strauss et le passage de animal @ Phomme. Lreeuvre de Lévi-Strauss semble bien répondre, et méme avec une précision inespérée, aux principales questions que posaient les bizarres conséquences de l'interdit de l'inceste. Si jfai cru nécessaire, a la fin de mon analyse, d'introduire un mouvement en deux temps, ce mouvement était implicite dans les développements de Vauteur. Toutefois, en une certaine mesure, Vallure générale de Pouvrage en restreint, sinon la portée, du moins le sens immé- diat. L’essentiel en est donné dans un mouvement d’échanges, dans un « fat social total » ot la totalité de la vie se compose. Malgré ce principe, explication économique se poursuit a peu prés d'un bout a autre, comme si elle devait se tenir seule, Lion ne saurait dire un mot qui_aille & l’encontre, sinon dans la mesure oi auteur fait lui-méme les réserves nécessaires. Reste une nécessité de regarder d'un peu loin la totalité se composant. Lévi-Strauss Ia, bien entendu, ressentic ct il donne a la fin, dans les dernitres pages du livre, la vue ensemble attendue, Ces dernigres pages sont remarqua- bles, essentielles, mais elles représentent plutOt une indica- tion qu'une construction, L’analyse d’un aspect isolé est menée parfaitement, mais aspect global oi s'insére cet aspect isolé demeure a Pétat desquisse. Apparemment, cela tient & Phorreur de la philosophie qui domine, et sans doute pour de bonnes raisons, le monde savant. II me semble toute- fois difficile d’aborder le passage de la nature & la culture en se tenant dans les limites de la science qui isole, qui abstrait LHiswire de Vérotisme 43 ses vues. Sans doute, le désir de ces limites est sensible dans le fait de parler non de Panimalité mais de la nature, non dePhomme mais de la culture. C’est aller d'une vue abstraite a Fautre, et cest exclure le moment ob a totalité de Pétre est engagée dans un changement, Il me semble difficile de saisir cette totalité dans un état, ou des états, et le change ment donné dans la venue de Phomme ne peut étre isolé de tout ce quest le devenir de Phomme, de ‘out ce qui est en jeu si "homme et Vanimalité s'opposent en un déchirement ‘exposant la totalité de Pétre divisé §. Nous ne pouvons, en autres termes, saisir Pétre que dans V’histoire : dans des changements, des passages d'un état & l'autre, non dans la succession des états. A parler de nature, de culture, Lévi- Strauss a juxtaposé des abstractions : tandis que le passage de Panimal & l'homme implique non seulement les états formels mais le drame ot ils s’opposérent. 2, La spleifité humaine. Des interdits historiques saisissables, 'apparition du travail et, subjectivemient, de durables répulsions et une insurmon- table nausée marquent si bien 'opposition de animal & Vhomme qu’en dépit de la date reculée de I’énement, je puis dire qu'il n’est rien de mieux connu, Je poserai en. principe le fait peu contestable que Phomme est un animal qui niaccepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extéricur naturel, il en tire des outils ct des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, Ie monde /umain. L’homme parallélement se nic Iui-méme, ils éduque, il refuse par exemple de donner a la satisfaction de ses besoins animaux ce cours lire, auquel animal n’appor- tait pas de réserve. Il est nécessaire encore daccorder que les deux négations — du monde donné et de sa propre anima lité — par Phomme sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité A l'une ou a autre, de chercher si Péducation (qui apparait sous la forme des interdits religicux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence une mutation morale. Mais en tant qu'il y a Phomme, il y a dune part travail et de autre négation par interdits de Yanimalité de Phomme. T’homme nie essentiellement ses besoins animaux, c'est le 4 Gures completes de G. Bataille point sur lequel portérent ses interdits élémentaires, dont certains sont si universels et vont en apparence si bien de soi quil n’en est jamais question. Seule, a la rigueur, la Bible donne une forme particuliére (celle de Pinterdit de la nudité) a Vinterdit général de Pinstinct sexuel, disant d’Adam et d'Eve quills se surent nus. Mais on ne parle méme pas de Thorreur des excreta, qui est uniquement le fait de homme. Les prescriptions qui touchent généralement nos aspects orduriers ne sont Pobjet daucune attention réfléchie et ne sont méme pas classées au nombre des tabous. I existe ainsi une modalité du passage de animal & ’homme si radicale- ment négative qu'on n’en parle pas. On ne la met pas au compte des réactions religieuses de homme, tandis que Yon y met les tabous les plus insignifiants. Sur ce point, la négation est si parfaitement réussic que l'on tient pour peu humain méme d’apercevoir et d’affirmer quill y a 18 quelque chose. Pour simplifer, je ne parlerai pas maintenant du troisime aspect de la spécificité humaine, qui touche la connaissance de la mort : je préciserai seulement & ce propos que cette conception, peu discutable, du passage de animal l'homme est en principe celle de Hegel. Toutefois Hegel, qui insiste sur le premier et le troisitme aspect, évite le second, obéissant ainsi (en n’en parlant pas) aux interdits universels que nous suivons. C'est moins conséquent quill ne semble d’abord, en ce sens que ces formes élémentaires de la négation de l’ani- ‘malité se retrouvent dans des formes plus complexes, Mais sil s'agit précisément d'inceste, on peut douter qu'il soit possible de négliger l’interdit élémentaire de 'obscénité *. 5. La variabilité des rigles de Vinceste et le caractne généralement ariable des objets de Pinterdit sexu. Comment méme pourrions-nous ne pas définir Vinceste a partir de 1a? Nous ne pouvons dire : « ceci » est obscene. Llobscénité est une relation. I n'y a pas ¢ de Pobscénité » comme il y a «du feu » ou « du sang », mais seulement comme ily a, par exemple, « outrage & la pudeur ». Ceci est obscéne * La formule est contestable en ce sens: obcine désigne Vaspect inter- ‘it de la sexualite, mais 1) cet aspect est bien connu, dans ses limites ‘récses, 2) je ne puis éviter d'employer néanmoins le mot ited. L Histoire de Vérotisme 45 si cette personne le voit et le dit, ce mest pas exactement un objet, mais une relation entre un objet et esprit d'une personne. En ce sens, on peut définir des situations telles que des aspects donnés y'soient, du moins y paraissent obscénes. Ces situations sont d’ailleurs instables, elles supposent toujours des éléments mal définis, ou si elles ont quelque stabilité, cela ne va pas sans arbitraire. Et de méme, les accommode- ments avec les nécessités de la vie sont nombreux. L’inceste est 'une de ces situations, définie arbitrairement. Cette représentation est si nécessaire, si peu évitable, que si nous ne pouvions alléguer universalité de linceste, nous ne pourrions pas facilement montrer le caractére universelle- ‘ment humain de Vinterdit de Vobscénité. L’inceste est le témoignage premier de la connexion fondamentale entre Phomme et la négation de la sensualité, de l'animalité sensuelle. Bien entendu, Phomme n’a jamais réussi & nier la sensualité, sinon dune maniére superficielle (ou par défaut). Méme les saints ont au moins les tentations. Il s'agit seulement de réserver des domaines ott Pactivité sexuelle ne puisse entrer. Ainsi y a-t-il des lieux, des circonstances, des personnes réser- vés : les aspects de la sensualité nue sont obscénes dans ces lieux, dans ces circonstances ou a l’égard de ces personnes. Ces aspects, comme les lieux, es circonstances et les personnes sont variables et toujours définis arbitrairement. Ainsi la nudité n'est pas en elle-méme obscéne : elle Pest devenue un peu partout, mais inégalement. Crest de la nudité que, du fait @un glissement, parle la Genése, énongant le passage, par le sentiment de Vobscénité, de animal 2 homme. Mais ce gui heurtait la pudeur au début méme du siéele ne la heurte plus, ou la heurte moins. La nudité relative des baigneuses st encore obscéne sur une plage espagnole, non sur une plage frangaise : mais dans une ville, méme en France, le costume de baigneuse dérange un grand nombre de gens. De méme, incorrect & midi, un décolleté est correct le soir. Et la nudité Ja plus intime n'est pas le moins du monde obscéne dans le cabinet d’un médecin. ‘Dans les mémes conditions, les réserves & Végard des per- sonnes sont mobiles. Elles limitent en principe aux relations du pére et de la mére, 4 Ia vie conjugale inévitable, les contacts sexuels des personnes qui vivent ensemble. Mais de ‘méme que les interdits touchant les aspects, les circonstances 46 Guares completes de G. Bataille ou les licus, ces limites sont trés incertaines, trés changeantes. En premier lieu, Pexpression « qui vivent ensemble » n'est admissible qu’ tne condition : de n’étre en aucune mesure précisée, Nous retrouvons, dans ce domaine autant d'arbi- traire, — et autant d’accommodements, — que s'il est ques- mn du sens de la nudité. I faut en particulier insister sur influence des commodités. Le développement de Lévi- Strauss expose ce réle assez clairement. La limite arbitraire centre parents permis et interdits varie en fonction du besoin dassurer des circuits d’échanges. Quand ces circuits orga nisés cessent @étre utiles, Ia situation incestueuse se réduit. Si Putilité ne joue plus, on tend & se défaire d’obstacles dont Parbitraire devient choquant, En contrepartie, le sens de Pinterdit se renforce en raison d’un caractére stabilisé : sa valeur intrinséque en est plus sensible. Chaque fois qu'il est commode, d’ailleurs, la limite peut s'étendre de nouveau, ainsi dans les procés de divorce du Moyen Age... Il n'importe, il sagit toujours dopposer au désordre animal le principe de humanité accomplie, pour laquelle la chair ou Vanimalité n’existent pas. La pleine humanité sociale exclut radicalement le désordre des sens; elle nie son principe naturel, elle refuse ce donné et n'admet que Vespace lavé d’une maison, de parquets, de meubles, de vitres, & travers lesquels se dépla- cent de vénérables personnes, a Ia fois naives et inviolables, tendres et inaccessibles. En ce symbole n'est pas seulement donnée Ia limite réservant la mére pour le fils ou la fille pour le pére : c'est généralement l'image, — ou le sanctuaire, — de cette humanité asexuée, qui éléve ses valeurs & I'abri des violences et de Ia saleté de a passion. 4. Lessence de Phomme est donnte dans Vinterdit de Vinceste, et dans le don des femmes, qui en est la conséquence. Ceci ne va nullement contre Ia théorie de Lévi-Strauss. Lidée dune négation extréme (& extreme du possible) de Panimalité charnelle se place méme immanquablement au point de jonction des deux voies od Lévi-Strauss s'est engagé, oi, ‘plus précisément, le mariage luieméme cst engage. Eun sens, le mariage unit Pintrétet la pureté, la sensuae lité et Pinterdit de la sensualité, la générosité et avarice. L Histoire de Véroisme ” En son mouvement initial, c'est le contraire de V'animalité, crest le don, Sans nul doute, Lévi-Strauss a pleinement fait Ja lumitre sur ce point. Et il asi bien analysé ces mouvements ue, dans ses conceptions, nous apercevons clairement ce qui constitue ’essence du don : le don est lui-méme la renonciation, crest Vinterdit de la jouissance animale, immédiate, sans réserve. Crest que le mariage est moins le fait des conjoints que celui du « donneur » de la femme, de Phomme (du pére, du frere) qui aurait pu jouir librement de cette femme (de sa fille, de sa scrur) et qui la donne * : Ie don qu’il en fait est peut-étre le substitut de lacte sexuel; Pexubérance du don, de toute maniére, a le méme sens — celui d’une dépense des ressources — que cet acte lui-méme. Mais le renoncement qui permit cette forme de dépense, et que I'interdit fonda, a seul rendu le don possible. Méme si le don soulage, comme acte sexuel, ce n'est plus en aucune mesure a la maniére dont Panimalite se libére : et essence de Vhumanité se dégage de ce dépassement. Le renoncement du proche parent — la réseve de celui qui s'interdit la. chose-méme qui lui appar- tient — définit Pattitude Aumaine qui est & Popposé de la voracité animale. II souligne réciproquement, comme je lai dit, la valeur séduisante de son objet. Mais il contribue & créer le climat d’un monde humain, ot le respect, la difficulté et la réserve Vemportent sur la violence. Il est le complé- ment de 'érotisme, od Pobjet promis a la convoitise acquiert une valeur plus aigué. Il n’y aurait pas d’érotisme s'il n'y avait d’autre part un respect des valeurs interdites. Mais il n'y aurait pas de plein respect si Pécart érotique n'était ni possible ni séduisant. Bien entendu, le respect n’est que le détour de la violence. Dune part, le respect ordonne le monde humanisé, ob la violence est interdite; d’autre part, le respect ouvre 4 la violence la possibilité d’une irruption dans le domaine ot elle est inadmissible. L’interdit ne change pas la violence de activité sexuelle mais, en fondant le milieu Aumain, il en fait ce que Panimalité ignorait : la transgression de la régle. Dune part, le moment de la transgression (ou de I'éro- tisme déchainé), d’autre part Vexistence d’un milieu ot Ia sexualité n'est pas recevable, sont seulement les points extrémes d'une réalité od abondent Jes formes moyennes. Lacte sexuel en général n’a pas le sens d’un crime et la localité od seuls des maris venus du dehors peuvent toucher 4B Gaares completes de G. Bataille aux femmes du pays répond & une situation trés archaique. Le plus souvent, I’érotisme modéré est Pobjet d'une tolérance et exclusion de la sexualité, méme oi elle semble sévére, nne touche guére que Ia fagade. Mais ce sont les extrémes qui ont le plus de sens. Ce qui importe essentillement c'est qu'existe un milieu, si limité fMt-il, ot Paspect érotique est impensable, ct des ‘moments de tansgression ot lérotisme atteint la valeur de renversement la plus forte. Cette extréme opposition n’est d’ailleurs concevable que si ’on songe A 'incessante variabilité des situations. C'est ainsi que la part du don dans le mariage, puisque le don se lie la féte, que toujours Pobjet du don concerne le luxe, Pexu- bérance et la démesure, peut faire ressortir le mariage, lié au tumulte de la fete, comme un moment de transgression. Mais Paspect de transgression du mariage s'est assurément estompé. Finalement, le mariage est plutot un compromis de Vactivité sexuelle et du respect. Il a surtout le sens de ce dernier. Le moment du mariage, le passage, a gardé, mais vaguement, quelque chose de la transgression qu’il fut en Principe (cet aspect demeurait sensible dans une tradition archaique comme le droit de jambage qui, moins que Pabus des plus forts, signifia le désir de confier Popération initiale A des hommes qui avaient un pouvoir de transgression : dans un temps reculé, c’étaient les prétres). Mais la vie conjugale absorbe dans le monde de Vinterdit, dans un monde en partie comparable & celui des méres et des soeurs et qui, de toute fagon, en est voisin (pour ainsi dire, conta~ ming), tout le débordement de activité génésique. Dans ce mouvement, la puret? de ’humanité que fonde Vinterdit — la pureté de la mére, de la soeur — passe lentement, en partic, a Pépouse devenue mére. Ainsi I’éat de mariage réserve-t-il la possibilité d'une vie proprement humaine, poursuivie dans le respect des interdits opposés a la libre satisfaction des besoins animaux. Troisitme partie LES OBJETS NATURELS DES INTERDITS 1 La sexualité et les déjections 1. La nlgation de ta nature. Jai voulu saisir, dans les mouvements qui déterminérent Vinterdit de Vinceste, Yorigine des modes expressément humains de Pactivité sexuelle, Mais il est clair que si Pinceste cst li A cette origine, il n'est pas lui-méme la cause des formes nouvelles que la sexualité prit chez les hommes : il en est plut6t la conséquence. Si j’en ai parlé en premier licu, c'est quill est Ie signe le plus certain des fortes répugnances qui soppostrent & Porigine au libre cours de la sexualité. Crest apparemment un sentiment lourd de ’acte génésique, que ne connaissent pas les animaux, qui porta nos premiers ancétres a Pexclure de la vie proprement humaine (si Pon veut, de la vie en groupes). ‘Jai déja énoncé en principe que Phorreur des besoins ani- maux, allant de pair, d'une part, avec Ia nausée de la mort et des morts, de Pautre, avec la pratique du travail, avait marqué le « passage de Panimal & Phomme ». L’homme est tun animal qui nie la nature : il la nie par le travail, qui la détruit et la change en un monde artificie, i 1a nie en Pespéce de Pactivité créatrice de la vi, ila nie en Pespéce de la mort. Liinterdit de Pinceste est 'un des effets de la nausée qu’eut de sa condition bestiale animal qui devenait humain. Les formes de Panimalité se trouvérent exclues d’un monde clair, qui avait le sens de Phumanité. Ces formes, toutefois, ne purent étre niées que fictivement. ‘Les hommes surent enfermer en de strictes limites — of il fOt, justement, a sa place — le monde de la chair animale, mais jamais ils ne voulurent le supprimer. Is n’auraient pu méme 52 Guares completes de G. Bataille y prétendre; il leur fallut se contenter de le subtiliser, le retirant de la lumiére et le confinant dans la nuit, oi il est dérobé a attention, La place de l'immondice’ est dans Vombre, oi les regards ne peuvent l’atteindre. Le secret est la condition de Pactivité sexuelle, comme il est celle de Paccomplissement des besoins naturels. La nuit englobe de cette fagon deux mondes d’ailleurs dis- tincts, mais toujours associés, La méme horreur éloigne dans Ia méme nuit la fonction sexuelle et Pexcrétion. L’association est donnée dans la nature qui rapproche et méme, en partie, confond les organes. Bien entendu, nous ne pouvons déter- miner élément essentiel de Paversion qui nous souléve dans Ja nausée que nous avons des unes et des autres « ordures », ‘Nous ne pouvons méme savoir si les excréments sentent mau- vais pour le dégodt que nous en avons, ou sic’est leur mauvaise odeur qui nous en dégodte, Sur le chapitre de Vodeur, les animaux ne montrent pas de répugnance. L’homme semble seul avoir honte de cette nature, dont il vient, et dont ine cesse pas détre partic. C'est tout a fait sensible pour nous. Ce monde humanisé, nous I'avons ordonné & notre image cn y effacant jusqu’aux traces de Ia nature, surtout nous en avons éloigné tout ce qui pourrait rappeler la maniére dont nous en sortons. L’humanité dans son ensemble ressem- ble aux parvenus honteux de leur humble origine. Ils éloi- gnent d’eux ce qui la suggére. Que sont dailleurs les grandes » ou les « bonnes » familles, sinon celles ob notre nnaissance fangeuse est le plus soigneusement camouflée? Saint Augustin exprimait ainsi le caractére inavouable des chairs qui sont anonymement & notre source : inter faeces et trinam nascinur, disait-il (nous sortons d’entre les ordures) ‘Mais nous ne pourrons jamais savoir si ces ordures, d’o nous sortons, sont @elles-mémes ignobles & nos yeux, ou si cles nous paraissent telles pour la raison que nous’ en sortons. Il est clair que nous sommes fachés de sortir de la vie, de la viande, de toute une immondice sanglante. Nous pourrions ala rigueur penser que c'est la matiére vivante, au niveau méme ot nous nous stparons delle, qui est Vobjet privilégié de notre nausée, Nous sortons nos enfants de la fange, puis nous nous efforcons deffacer les traces de cette origine. Nous nous cemployons & les terrifier dés quills sont en ge de participer (peu & peu) & notre dégodt des ordures, de tout ce qui émane des chairs chaudes et vivantes, LHistoire de Vérotiome 53 Tout d’abord, ils sont insensibles & nos émois. Comment éviter de croire que ces aspects, ces odeurs répugnantes, ne sont pas en cux-mémes si génants? En bas age, les enfants Jes supportent sans réaction. Autour de nous, nous avons ordonné le monde de telle maniére que, si les « saletés » n’en étaient pas incessamment rejetées, l’édifice se décomposerait. Mais Vhorreur qui exige de nous ce mouvement incessant de rejet n'est pas naturelle, Elle a tout au contraire un sens de négation dela nature, Nous devons nous opposer aux mouve- ments naturels de nos enfants si nous voulons qu’ils nous ressemblent. Nous devons, artifcillement, les déformer & notre image et, comme le plus précieux des biens, leur inculquer Phorreur de ce qui n'est donné que naturellement. Ala nature, nous les arrachons en les lavant, puis en les habillant. Mais nous n’avons de cesse qu’ils ne partagent le mouvement qui nous fit les nettoyer et les vétir, qu’ils ne partagent cette horreur de la vie des chairs, de la vie nue, non camouflée, horreur sans laquelle nous serions semblables aux animaux. 2, Le sang menstruel. Sur le point de Parrachement A la nature, nous avons, & Végard des populations primitives, un sentiment trés erroné, Elles ne nous semblent pas partager notre aversion. Ainsi nous font-elles elles-mémes horreur, nous paraissant plus proches que nous de objet de notre haine. S'il s'agit de donner des conséquences & leur nausée, il est vrai qu’elles n’ont pas les puissants moyens que nous avons. Nous savons mieux effacer les traces de toute infection naturelle, c'est méme devenu simple, aisé, ct nous sommes aujourd'hui trés exigeants, Pourtant, au sein de la facilité, nous avons & coup sir moins @ardeur & approfondir le fossé qui sépare "homme de Pani- malité. Ce fossé, pour des cannibales, est toujours une question de vie ou de mort : c'est plutét, pour des aégétariens, prétexte de manies maladives, d’angoisies dignes d'un traitement. est toujours difficile de dire, dans ensemble des phobies, celles qui ont un caractére premier. En ce qui touche les primitifs, les ethnologues ont toujours été frappés par les conduites dont le sang des mentrues et celui de l'accouche- ment sont objet. Les primitift ont du sang menstruel une ‘erreur si grande que nous avons peine & nous en représenter 56 Gaares complites de G. Bataille Vintensité. Les interdits tendant A préserver la collectivité du moindre contact, qui frappent les femmes ou les jeunes filles réglées, qui désignent les seules femmes habilitées & nourrir les malheureuses, ont souvent pour sanction la mise & mort. Le sang de la femme en couches nest pas moins angoissant. Ces sortes de conduites a I’égard du sang vaginal furent si universellement déterminées qu’elles jouent encore dans nos sociétés occidentales. Elles se bornent en principe a une répugnance dont le caractére irrationnel est peu voyant. Nous sommes portés & croire que cet écoulement est impur : c'est qu’en effet Porgane d’od il provient est tenu pour tel. Le sang de laccouchement n’est plus objet d'une horreur si grande en raison des aspects douloureux et touchants de la maternité, Mais, de toute fagon, le flux menstruel semble une sorte d'infirmité, méme une malédiction pesant sur les femmes. Ce n'est pas seulement pour V'inévitable ennui dont il est Foccasion, Nos conduites angoissées montrent assez bien gu’au point méme od ’humanité s’arrache & la nature dans Ja nausée, il n'y a pas de profonde diffrence entre les phases successives des sociétés, de la civilisation la plus pauvre & la plus complexe (a la rigueur, ces réactions different avec les individus, parfois meme avec les classes sociales). Mais la répugnance la plus grande n’en est pas moins de caractére archaique *. 3. Les dijections atvines, Le sang menstrucl semble avoir condensé Phorreur et effroi. Les conduites touchant les autres déjections sont frappantes. Il n’y a pas a leur sujet d'interdits semblables, a ceux qui ont pour fin de préserver ensemble des hommes de la plus petite souillure de sang. Sans doute, la nature générale, commune aux étres humains de tous ges et des * Dalles des tats archaiques apparsisent encore dans nos soci Je citerai ect exemple of inversion méme des reactons (parce quinvo™ Tentair, inconseieate) a quelque chose de tevifant 1 me Jeane fle anglaise, un milieu clevé, eu le jour de son mariage une énoton tele cueing cle vith march dca Fiance nombre ‘it que la robe blanche etait longuementtachee Ge sang une grave Inaladie nervewe en falta: — Un chareuier que fai conn, ailcus des plas civ, défendat & sa femne 'entrer dans le sali elle avat seb gles il eragnait que ce sang negli le pore L Histoire de Vérotisme 55 deux sexes, tle caractére incessant des évacuations alvines, si Vonsonge &Péloignement, sifréquent, ou a la claustration obli- gatoire desfemmes réglées, ne pouvaient permettre des mesures, aussi génantes. Ce qui dans le cas d’accidents_périodiques est possible ne peut s'appliquer a ’état normal. D'autre part, les enfants, avec lesquels nos contacts sont inévitables, suppri- meraient @ priori Pespoir @’éliminer parfaitement la souillure. ‘On ne peut rien demander a l'enfant en bas Age, alors qu'une fille pubére observe réguliérement les prescriptions. Il fallait bien se faire & supporter ces ordures puériles, d’od le carac- ttre mincur du dégotit dont ils sont objet : rien de plus que Ia réaction touchant les ordures animales. Les enfants seraient- ils d’ailleurs autre chose que des animaux devenant humains — mais ce n’est pas de leur initiative et leur maladresse ingénue préte a rire ou séduit. Mais Phorreur qui engendre Yinterdit (la conduite religicuse) s'accorde mal avec un « plus ou moins ». Le contact familier des saletés des enfants n'est pas conciliable avec une horreur absolue touchant celles des adultes, semblable a celle qui touche le sang menstruel. Une horreur aussi malade ne supporte pas de degré. Crest Ic c tout ou rien » qui la fonde, et il est possible de penser que si les femmes n’étaient pas’ seules souillées, les hommes wauraient pu concevoir 1a souillure comme ils semblent avoir fait primitivement. Cette distance observée dans la terreur demanda pour étre prise la possibilité dune parfaite absence de contact au moins pour la moitié de Phumanité. Il n'y a cependant aucune raison de croire, au contraire, que Phumanité la plus ancienne ait été plus indifférente que la notre au besoin de faire disparattre les déjections et de dissimuler ce qui les touche (la défécation et la miction, mais, cette demniére en second lieu). Les opérations nécessaires & 1a netteté sont plus parfaites en milieu civilisé, mais Yon nen peut rien conclure. Les enfants en bas Age des primitifs ont Ia méme sorte d’éducation que les nétres. Sur ce plan, rien est plus injustifié que de nous croire plus loin de l’animalité, des souillures naturelles. Ce qui compte est effort, + le résultat est secondaire; s'il est plus parfait & 1a, longue, il n'y a rien de merveilleux. En tant qu’ils témoignent @une culture ancienne, nous pourrions plutot admirer ces primitifi chez lesquels la soif d’étre humains et Phorreur de la nature ont tant de force, Nous les regardons duu haut de nos installations sanitaires, et nous nous donnons’impression d'une 56 GEuares complttes de G. Bataille inattaquable pureté; nous avons vite fait d’oublier un immense déchet, les grossiéretés et l'immondice des « bas quartiers »; oublier ce dégoat d’étre Aumain qui grandit au contact @une civilisation si méticuleuse que souvent elle semble malade®, 1 Les interdits de propreté et Vautocréation de Vhomme Rapport du degré de civilisation, de ta race, de la richesse ou da rang social avec les interdits de proprté A la vérité, il n'y a pas de différence profonde entre les réactions propres a la civilisation rudimentaire et celles de la civilisation avancée. L’essentiel en effet n’est pas donné dans Te degré de développement mais dans les caractéres particu- liers des groupes, des classes ou des étres individuels. Ce qui nous trompe est simplement Perreur acquise, qui dabord associe les populations « sauvages » aux classes inférieures — ou aux étres déchus. Il est certain que la délicatesse des mocurs, que Pobservation raffinée des interdits jouent dans Ja rivalité continuelle qui oppose généralement les hommes entre cux. En effet, la délicatesse est ’'un des facteurs les plus efficients dans le jeu de la classification sociale. En une cer~ taine mesure, observation des interdits est une question de ressources matérielles. I faut beaucoup d'argent pour étre ddlicat. (Et il importe, secondairement, qu’en échange, les hommes qui ont le plus de ressources soient aussi ceux qui cont le plus de moyens — matériels ou moraux — de trans- gresser les interdits...) L’essentiel est qu'une observation Ponctuelle qualifie sur le plan social. Celui qui se protége avec le plus d’angoisse des diverses formes de la souillure est aussi celui qui jouit du prestige le plus grand ct qui l'emporte sur les autres, Si son angoisse répond aux moyens matériels dont dispose un homme (supposons quill ait les moyens de vivre dans Vangoisse — par exemple, dans l'angoisse de la saleté), il ne sen éléve pas moins moralement au-dessus de homme qui a la paresse de se préserver et qui vit comme une 38 Guores completes de G. Bataille béte, dans ordure. Mais si homme le plus riche n’avait pas plus qu'un va-nu-pieds I’angoisse des ordures, il ne pour- rait étre honoré, et son rang ne pourrait s’élever. ‘Dans la société oti nous vivons, il est bien entendu que ces aspects ne sont pas clairs. Les choses se sont décidément embrouillées. Il en reste des traces : en régle générale, un arvenu ne peut avoir un rang élevé, un homme plus pauvre Tfouvent un prestige beaucoup plus grand, jamais un par+ vonu ne sera initié un petit nombre de délicatesses contre nature qui opposent, & la voracité, des attitudes convention- nelles, & la crudité du vocabulaire, des formules convenues (woilées, mais surtout conoenues), ‘propres & traduire une angoisse fondamentale, cette angoisse qui humanise. Toujours i sagit de marquer entre soi et la nature bestiale une dis tance bizarre, tout d’abord inconcevable et d’autant_ plus grande : la distance allant d’un homme mangeant d'une maniére délicate, conforme au code de Varistocratie, & celui qui boit naivement le café tombé dans la soucoupe (cela ne manque pas de sens A mes yeux qu’on appelle le café volon- tairement renversé dans la soucoupe un « bain de pieds »). La seconde maniere est elle-méme humaine, mais elle ne l’est pas auprés d'une maniére plus angoissée. Chaque fagon de manger a des sens différents suivant les circonstances et le caractére de celui qui mange, mais j'ai choisi Yexemple du «bain de pieds » parce qu’en un certain cas tout au moins, il suppose une certaine indiflérence, une parfaite absence angoisse et peu d’horreur de la condition animale des corps. ‘On me dira que mon jugement est arbitraire, mais je propose expressément le cas d’un homme prenant la liberté dont je parle dans un milieu od il est le seul & le faire et sans autre raison que Pindiflérence *. Rien n’est plus différent des maniéres d’un primitif, Un Canaque pourrait nous sembler bien plus sale que le buveur du « bain de pieds ». Pourtant, ce n’est pas le Canaque qui est bestial. Il maintient, lui, 1a distance la plus grande qu'il peut de la conduite de Panimal la sienne. Si bien qu’en vérité, le Canaque est voisin de Paristocrate, non du goujat que jai voulu représenter. De ce que j'ai voulu montrer, il appert assez clairement que Vhorreur d’étre bestial joue inégalement chez les uns et * Bien entendu, un ouvrier peut éte aussi délcat qu'un bourgess tout en se comportant dune manitre incorrect & en juger selon le code bourgeois. L Histoire de Pérotisme 59 chez les autres, et que les primitifs n'y sont pas moins sujets que nous. Ge n’est pas une affaire de civilisation plus ou ‘moins avancée mais bien plut6t de choix individuel et de classification sociale. Il est certain qu'une observation plus serupuleuse des interdits tend & distinguer les hommes les uns des autres. Et s'il est vrai que la richesse rend cette observa- tion plus facile — au dela de la force physique, ou de la force de commandement, c’est moins a richesse que la distance plus grande par rapport a la bestialité qui distingue, qui qualifie socialement. Notre double erreur est de croire que des diffé- ences de race, ou des différences de richesse, assurent cette qualification. Mais cette erreur est si profondément anerée qu'elle tend & modifier ordre réel : en principe, de tous cdtés, V'on s'efforce de réduire les différences entre les tres & la difference donnée du dehors, indépendante d'une intention active de dépasser et de détruire en nous la nature animale. De tous c6tés, V’on s’efforce de nier la valeur humaine, parce qu’estentiellement cette valeur est différence — entre Panimal et Phomme, ou des hommes entre eux; pour cela, on sefforce de réduire chaque différence a Pinsignifiance une donnée matérielle. Le racisme, en voulant trop bien la servir, a trahi la cause de la différence : les priviléges de race et de richesse sont indéfendables, et ils sont les seuls qui rencontrent des défenseurs! Il va de soi que mon intention n'est pas de défendre (de lutter pour qu’elles survivent) ces differences qui humanisent. Mais, faute de les connaitre et d’en discerner le sens précis, nous ne pouvions rien savoir de l'érotisme; nous ne pouvions méme rien savoir de la spécificité humaine... L'érotisme est pour nous lettre fermée dans la mesure oi nous ne voyons pas le principe de homme dans Vhorreur quill cut d’une nature immonde a ses yeux. Nous ne le voyons pas généralement pour la raison que la nature attire de nos jours des hommes sursaturés d'une civilisation qui en est ‘tout Popposé. 2, Lobjet premier de Vhorreur ne fu-il pas d'ordre sexuel ? La formation d'un monde civilisé artifciel, lié & une extréme horreur de la nature, est devenue pour nous la chose du monde la moins intelligible, surtout depuis le temps 60 Guores completes de G. Bataille od nous protestons contre Pimmondice « prétendue » de la vie sexuelle. L’immondice — le domaine de Pimmondice — n’en a pas moins de sens pour autant. Personne ne dirait que les déjections (comme les pourritures) sont des matidres comme les autres. Elles sont telles, cependant, pour les animaux : ceux d’entre cux qui ne mangent ni les déjections ni les pourritures ne manifestent pas plus d'horreur & leur @gard que les animaux se nourrissant de substances fétides n’en montrent pour les fraiches. Le rationalisme n'y peut rien et il reste notre mesure un domaine de P’horreur ir ductible. La levée progressive ct trés lente des interdits tou- chant, sinon Pobscéne, le sexuel, n'y change ricn : la contiguité des fonctions laisse de toute maniére A Pactivité génésique un caractére sale, qui ne semble pas facilement surmontable. Meme si, & a longue, la simple sexualité n’avait plus rien de honteux (ce qui ne saurait aller au point od les accouple- ments ne seraient plus dissimulés), la honte liée aux orifices ou aux fonctions excrémentiels, témoignerait toujours du divorce de homme et de la nature. Il est dailleurs bien évi- dent que jamais rien ne fera que cette honte indélébile ne éeigne pas sur le domaine wisn des organes de I repo- luction. En principe, il pourrait étre superflu d’énoncer de telles Evidences. Cela allait si bien de soi, mais la contestation naive de ce qui fut jadis hors de discussion oblige aujourd’bui de parler et donne en méme temps Voccasion de montrer en clair ce qui fut d’abord admis dans la nuit. Le plus bizarre est qu’ représenter les choses de la sorte, un aspect actuel du domaine maudit ressort autrement que l'on aurait pu s'y attendre. Si nous en jugeons par les primitifs, les moins fortes réactions touchérent autrefois les déjections. Les prescriptions qui les concernaient n’avaient pas le caractére terrible, et sacré, des interdits qui touchaient le sang mens- trucl. Les Australiens semblent moins soucicux, moins atten- tify, s'il s'agit d’observer la discrétion de régle dans le rejet des excréments. Depuis longtemps, on ne croit plus que les ‘Australiens sont image vivante des hommes les plus anciens. (On admet seulement le caractére archaique de leur civilisa- tion matérielle.) On ne peut done rien en conclure, mais le primat du sexuel, dans la pudeur des primitifs a Pégard du bas-ventre, est A la rigueur vraisemblable. De nos jours, le sang menstruel a cessé d’étre l'objet d'une L Histoire de Vérotisme 6 horreur privilégiée. A la longue, les sentiments terrifiés de Vhumanité archalque s’atténuérent; leur caractére excessif donnait d'ailleurs, en méme temps que des conséquences extraordinaires, une sorte de fragilité. Dans un monde plus rationnel, de telles réactions cessérent de sembler soutenables. Quelque chose en resta, sans doute, mais atténué. Pew A peu Fattention se relacha et, bien quill soit demeuré rare, le contact d'une souillure a cessé de terrifier. Finalement, les diverses phobies humaines sont arrivées au méme niveau. I n’en est plus de privilégide. Les unes et les autres subsistent, mais le monde a cessé d’étre absolument & Pabri des souillures; illest A Pabri, sans doute, mais plus ou moins (dune maniére approximative). ‘Dautre part, si nous admettons le primat de la sexualité dans Phorreur, nous devons penser a priori qu’une inversion de ce primat ne pouvait étre évitée dans le développement des individus. (L’ontogenése, sur ce point, ne pouvait répéter Ja phylogentse.) En effet, nous apprenons & nos enfants la hhonte des ordures; nous ne leur disons jamais d’avoir honte de leurs fonctions sexuelles. Cela serait bien difficile, et s'il nous arrive de le dire, nous ne pouvons que d’une fagon jjustifier Pinterdit que nous prononcons : la mére dit simple- ‘ment a T'enfant : « c’est sale », et meme elle emploic souvent le mot puéril qui désigne a la fois l'excrément et Pinterdit de contact. 3. Que le passage de Vanimal a Phomme doit die saisi dans une vue globale , Je v’ai pas Vintention d’insister sur le probléme de Panté- riorité, Tl n'est pas str que le caractére plus ancien des tabous sexuels ait beaucoup de sens. Je me suis seulement efforcé de rendre compte des changements survenus entre le temps od la nausée avait pour objet des réalités d’ordre sexuel et le temps présent, oi la justifie Pimmondice indiscutée des déjections. ‘Jimagine que notre dégottt des excréments est d’un carac- tre second (qu’ils nous semblent immondes en raison d’autre chose que leur réalité objective). Mais mon impression est contraire & celle qui s'impose généralement et, sur ce point, Jje ne me sens pas tenu de chercher & convainere. Le résultat

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