L'EDUCATION DE L’INTELLIGENCE. 15,
fuir la distraction comme leanemie méme de I’éducation,
étre a ce qu’on fait, et ne rien faire que ce qui mérite détre
fait, étre sérieux en un mol, tel est le seeret du progrés in-
tellectuel, et en méme temps du progrés moral.
llnes‘agit point cependant d'une éducation systématique
et cloitrée. Kant conseille aux maitres de se défier de leurs
raisonnements @ priori, et de les soumettre a l’épreuve de
Ja pratique. [1 en veut surtout aux gouvernements qui se
mélent de gouverner en maliére d'‘éducation. On ne décréte
pas la meilleure méthode. II faut la demander plut
expérimentations pédagogiques dont Mfustitut de De:
pris I’ ae L’expérience, qui est un contrdle nécessaire
po maitre, est pour l’éléve le complément de lécole,
si elle n'est clle-méme Ja meilleure école. « Le meilleur
moyen de comprendre, c'est de faire. » Savoir, c'est pou-
voir, sans doute. Mais 4 plus forte raison pouvoir, cest
savoir. Outre celle expérience qui s’ajoute & Venseignement
comme I'exemple s’ajoute a la régle, il en est une qui vient
avant tout enseignement et qui estla premiére institutrice
de l'enfant. Les partisans modernes des lecons de choses
ont vraiment tort de ne pas se réclamer de Kaut. Car la géo-
graphie illustrée dont nous parlions tout 4 Pheure est dans
sa pensée un continuel spectacle pour les yeux, et un spec-
tacle oti ne figurent pas seulement les fleuves et les mon-
tagnes, mais les choses et les bétes. Toutefois cette nature
peinte ne donne encore qu'un simulacre Wespérience. C'est
Yexpérience en plein air qu'il faut a 'éléve de Kant. Comme
Emile, il sautera, courra, grimpera, exergant du méime coup
ses muscles et ses sens. C’est 1a une culture libre, quil
faut distinguer de la culture scolaire.
Entendons-le bien : il faut les distinguer. Ne recoanaitce
aucune cullure en dehors de l'école serait une erreur; mais
prétendre substituer Je jeu a Vécole et le laisser-aller a la
discipline en serait une plus grave. On a imaginé qu'on
pourrait tout apprendre en se jouant. Mais c’est 1a con-6 PREFACE.
fonire les genres; et de cette combinaison de deux éléments
hét le plaisir et le travail, naitra quelque chose
qui ne sera pas le travail et qui ne sera méme plus le
plaisir '. Bien loin d’avoir peur du travail pour les enfants,
il faut le leur enseigner comme un des priviléges de notre
nature, comme une bienfaisante nécessité qui nous arrache
4 nous-mémes, c’est-a-dire 4 Vennui, et qui seule donne au
repos quelque saveur. Puis le travail, c'est Vordre ete’est la
regle, et l'éducation ne doit pas étre ceuvre de ha: ard et de
caprice. Au nom de l'ordre etde la régle encore, Kant va
jusqu'a condamner cette curiosité turbulente des enfants,
tions qui embarrassent, cette indiserétion enfin dont
j nt la plupart des parents, comme de la premiére
dent de Yesprit, et comme dune promesse de pensée. On ne
se doune pas & soi me, on recoit la ible éducation.
Etre imposée n’est pas son moindre titre. Qu’est-ce a dire,
sinon que l’éducation de la volonté pénétre l'éducation intel-
lectuelle comme V’éducation physique? Si elle n'est pas
tout, chez Kant, elle est partout. Nous traitions d’elle, alors
que nous croyions ne trailer que des autres parties de V’é-
ducation. Mais il est temps de s’en occuper pour efle-méme,
«tussions-nous ne pas éviter d’inévitables redites.
Iv
LWESPRIT DE METHODE ET DE DISCIPLINE
intention éclairée, une
pensée. Ainsi a-t~il faliu apprendre & penser. Mais cette
1. Cf, Rousseac, Emile, UL: « Ce qu'on fait pour rendre Féducation
agréable «ux enfants les empéche den pr » — Madame bE STAEL,
Allemagne, U? partic. eh. XVI: jucation faite en s’amusant
disperse Ia pensée; la peine est en tous genres un des plus grands
secrets de la nature; et Vesprit de enfant doit saccoutumer aux efforts
de Pétude, comme notre ame a 1a soulfrance. »L'ESPRIT DE METHODE ET DE DISCIPLINE. 17
pensée serait impuissante si notre volonté n’était assouplie
4 Pobéissance. Et avant d’enseigner la moralilé proprement
dite, dans la mesure of elle peut s’enseigner, if faut mater
et discipliner les volontés. Car, bien loin @étr
Windiscipline, la tiberté trouve dans la discipline Vappren-
tissage qui Jui convient. L’ordre dans !a vie suppose un
ordre préalable, ordre dans l'éducation. Tout, nous lavens
vu, doit y étre soumis, le sommeil comme le travail; et
Vordre dans ces choses est plus important que ces choses
elles-méines, la forme de Vaction que sa matiére. « Ainsi,
par exemple, on envoie d’abord les enfants a Vécole, non
pour quils y apprennent quelque chose, mais pour qu'ils
s'accouiument 4 rester tranquillement assis et 4 observer
ponctuellement ce qu'on leur ordonne. » Voila pourquoi on
weéléeve pas par boutade. « Donnez Venfant ce dont il a
besoin, et dites-lui ensuite : Tu en as assez. Mais il est ab-
solument nécessaire que cela soit irrévocable. » Ui faut
montrer aux enfants des lois inflexibles pour leur donner
Vidée de loi, et ’éducateur doit s'imposer & iui-méme I’
prit de méthode plus important dés lors dans ses comman-
dements et dans ses défenses que ce qu'il commande et ce
quwil défend. Il peut [ui en cotter, si c’est un pére. Hl est si
hon de céder & ceux qu’on aime! Mais on n’éléve pas avec le
ceeur, cest-i-dire avec ce qui est étranger a toute régle et 4
toute méthode. C’est donner prise sur nous aux enfants que
de trahir notre faiblesse pour eux; et ce west plus faire sea
mitier d’éducateur que de chercher dans Véducation le
plaisir égoiste de caresses plus douces aux parents quaux
enfants, et que de Tacheter par sa condescendance. Les
enfants ne sont pas des jouets & lusage des grandes per-
sonnes, et la pédagogie populaire ne dil-elle point quon
doit les aimer pour eux et non pour soi?
> Ete’est pourquoi l'éducation publique doit étre preferée &
Véducation privée. Sans donte le partage de Vautorité entre
Jes maitres et les parents est un danger, mais que les pa-18 PREFACE.
rents éviteront en abdiquant; et les maitres, pourvu qu’ils
se défendent toute préférence comme un manquement a leur
devoir professionnel, auront plus de chance de représenter
dignement la régle abstraiteet impersonnelle. Ajoutons qu’au
contact de petites volontés égales et rivales, les angles de
chaque volonté s'useront et se poliront. « Un arbre qui
pousse isolé au milieu d’un champ perd sa rectitude en
croissant et étend ses branches au loin; au contraire, celui
qui croit au milieu d’une forét se conserve droit, 4 cause de
la résistance que lui opposent les arbres voisins, et il cherche
au-dessus de lui l’air et fe soleil. » Aux grands qui ont un
précepteur pour eux seuls, et un précepteur qui est un ser-
viteur, manquera ce sentiment de la limitation d’une liberté
par une autre qui est le complément du sentiment méme de
la liberté. Celui-la méme leur fera défaut; car il nait de la
contrariété et du besoin, et lorsque livrés 4 nos seules res-
sources nous apprenons a les connaitre. L’école offre cette
ressource aux jeunes Ames, et, mettant en contact, parfois
en conflit, les individualités, elle donne du méme coup 4
chacune la conscience d’elle-méme et le respect des autres.
Elle nous apprend, sinon toute la moralité, du moins une de
ses formes inférieures, mais indispensables, la sociabilité ;
et nous initiant 4 la vie en commun, elle nous initie ace que
Kant appelle la plus douce des jouissances de la
Comme entre éléves, enfin, le mérite seul fait les rangs,
Pécole sera une école de justice sociale, véritable image de la
vie civique, dit Kant; — d’autres diraient modéle plutot
qu'image. — Ce sera donc aimer les enfants pour eux que
de renoncer an charme de leur commerce, et 4 ce continuel
échange de tendresses que l'on prendrait 4 tort pour une
éducation. L’éducation est chose sévére et qui doit se défier
du sentiment.
Cependant nous nous demanderons ici s'il ne doit pas y
avoir une mesure 4 cette défiance? L’attitude des parents,
telle qu'elle résulte des pages qui précédent, a quelque