You are on page 1of 8
ROLAND BARTHES Guvres complétes TOME V 1977 - 1980 Nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Eric Marty EDITIONS DU SEUIL oF Be §, TEXTES 1078 verls et rouges. Etrange le miroir basculant. Etranges les fresques bistres, vaguement grecques, qui courent comme une sagesse un peu rétro le long de la frise. Le Palace n’est pas une « boite » comme les autres : il rassemble @ans un lieu original des plaisirs ordinairement dispersés : celui du théatre comme édifice amoureusement préservé, jouissance de la vue; Yexcitation du Moderne, Pexploration de sensations visuelles neuves, dues a des techniques nouvelles; la joie de la danse, le charme de rencontres possibles. Tout cela réuni fait quelque chose de tres ancien, qu’on appelle la Féte, et qui est bien différent de la Distraction : tout un dispositif de sensations destiné a rendre des gens heureux, le temps @’une nuit. Le nou- veau, c'est cette impression de synthése, de totalité, de com- plexité : je suis dans un lieu qui se suffit a lui-méme. C’est par ce supplément que le Palace n’est pas une simple entreprise, mais une quvre et que ceux qui Pont congu peuvent se sentir & bon droit des artistes. Proust aurait-il aimé? Je ne sais: il n'y a plus de duchesses. Pourtant, me penchant de haut sur le parterre du Palace agité de rayons colorés et de silhouettes dansantes, devinant autou de moi dans Pombre des gradins et des loges découvertes tout un ya-el-vient de jeunes corps affairés 2 je ne sais quels circuits, ile semblait retrouver, transposé a la moderne, quelque chose que fravais u dans Proust: cette soirée 4 POpéra, ott Ia salle et les baignoires forment, sous Peril passionné du jeune Narrateur, un milieu aquatique, doucement éclairé Paigrettes, de regards, de pierreries, de visages, de gestes ébauchés comme ceux de déités marines, au milieu desquelles trénait la duchesse de Guer- mantes. Rien qu’une métaphore en somme, voyageant de loin dans ma mémoire et venant embellir Je Palace @un dernier charme : celui qui nous vient des fictions de Ia culture. Yoour Hoses 178. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » Certains auront reconnu la phrase que j’ai donnée pour titre a cette conférence : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, a peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite, que je n’avais pas le temps de me dire: “Je m’endors.” Et, une demi-heure aprés, la pensée qu’ll était temps de ch cher le sommeil n’éveillait...»: est le début de La Recherche du temps perdu. Est-ce & dire que je vous propose une confé- rence «sur» Proust? Oui et non. Ce sera, si vous voulez bien: Proust et moi. Quelle prétention ! Nietzsche ironisait sur usage que les Allemands faisaient de la conjonction « et»: «Schopen- hauer et Hartmann », raillait-il. «Proust et moi» est encore plus fort. Je voudrais suggérer que, paradoxalement, la prétention tombe partir du moment ot est moi qui parle, et non quelque témoin: car, en disposant sur une méme ligne Proust et moi- méme, je ne signifie nullement que je me compare & ce grand écrivain, mais, d’une maniére tout a fait différente, que je m'iden- tific é lui: confusion de pratique, non de valeur. Je m’explique : dans la littérature figurative, dans le roman, par exemple, il me semble qu’on s'identifie plus ou moins (Je veux dire par moments) 4 Pun des personages représentés; cette projection, je le crois, este ressort méme de la littérature ; mais, dans certains cas mar- ginaux, dés lors que le lecteur est un sujet qui veut lui-méme Gorire une ceuvre, ce sujet ne s‘identifie plus seulement a tel ou tel personage fictif, mais aussi et surtout A Pauteur méme du livre lu, en tant qu'il a voulu écrire ce livre et y a réussi; or, Proust est le lieu privilégié de cette identification particulitre, dans la mesure ott La Recherche est le récit d'un desir @écrire : je ne nv'identifie pas & auteur prestigieux d’une ceuvre monu- mentale, mais & ouvrier, tantot tourmenté, tantot exalté, de toute maniére modeste, qui a voulu entreprendre une tache a laquelle, das Lorigine de son projet, il a conféré un caractére absolu. PRXTES 1 Done, @abord, Proust. La Recherche a été précédée de nombreux écrits : un livre, des traductions, des articles. La grande ceuvre mest vraiment la cée, semble-t-il, que pendant Pété 1909; c'est des lors, on le sait, une course obstine contre la mort qui menace le livre d’in- achévement. Tl y a eu apparemment dans cette année 1909 (meme sil est vain de vouloir dater avec précision le départ d'une ceuvre) une période cruciale @hésitation. Proust est en effet & a croisée de deux voies, de deux genres, tiraillé entre deux « cOtés », dont il ne sait pas encore qu’ils peuvent se rejoindre, pas plus que le Narrateur ne sail, pendant tres longtemps, jusqu’au mariage de Gilberte et de Saint-Loup, que le cdté de chez Swann touche au cdté de Guermantes : le c6té de PEssai (de la Critique) etle coté du Roman. A la mort de sa mére, en 1905, Proust tra verse une période d’accablement, mais aussi @agitation stérile la envie d’écrire, de faire une oeuvre, mais laquelle? Ou phutot quelle forme ? Proust écrit A Mn de Noailles, en décembre 1908 «Je voudrais, quoique bien malade, écrire sur Sainte-Beuve [incarnation des valeurs esthétiques qwvil abhorre}. La chose s'est batie dans mon esprit de deux facons différentes entre lesquelles je dois choisir. Or, je suis sans volonté ct sans clairvoyance. » Je ferai remarquer que 'hésitation de Proust, & laquelle, c'est normal, il donne une forme psychologique, correspond a une alternance structurale : les deux « c6tés » entre lesquels il hésite sont les deux termes d'une opposition mise a jour par Jakobson : celle de 1a Métaphore et de la Métonymie. La Métaphore sou- tient tout discours qui pose la question: « Qu’est-ce que est? Qwesi-ce que cela veut dire? »; e’est la question méme de tout Essai. La Métonymie, au contraire, pose une autre question : «De quoi ceci, que j'énonce, peut-il étre suivi? Que pent engendrei Pépisode que je raconte? »; c'est la question du Roman. Jakob- son rappelait Pexpérience menée dans une classe (enfants, a qui Pon demandait de réagir au mot « hutte » les uns répondaient que la hutte était une petite cabane (meétaphore), les autres quelle avait brilé (métonymie) ; Proust est un sujet divisé comme Pétait Ja petite classe de Jakobson; il sait que chaque incident de la vie peut donne: a une affabulation qui en donne ou en imagine Pavant et Paprés narralif: interpréter, c'est entrer dans la voie de la Critique, en TEXTES tors discuter la théorie, en prenant parti contre Sainte-Beuve 5 lier les incidents, les impressions, les dérouler, c’est au contraire isser peu a peu un récit, méme lache. Lindécision de Proust est profonde, dans la mesure oft Proust west pas un novice (en 1909, ila trente-huit ans) ;il a déja écrit, et ce quill a écrit (notamment au niveau de certains fragments) reléve souvent @une forme mixte, incertaine, hésitante, A Ia fois roma nesque et intellectuelle ; par exemple, pour exposer ses idées sur Sainte-Beuve (domaine de VEssai, de la Métaphore), Proust écrit un dialogue fictif entre sa mére et lui (domaine du Récit, de la Métony- mie). Non seulement cette indécision est profonde, mais encore elle est peut-étre chérie : Proust a aimé et admiré des écrivains dont il constate qu’ils ont pratiqué, eux aussi, une certaine indécision des genres : Nerval et Baudelaire. ‘A ce débat il faut restituer son pathétique. Proust cherche une forme qui recueille la souffrance (il vient de 1a connaitre, abso- lue, par la mort de sa mere) et la transcende; or, l’« intelligence » (not proustien), dont Proust fait le procés en commengant le Contre Sainte-Beuve, si Yon suit la tradition romantique, est une puissance qui blesse ou asséche Paffect; Novalis présentait la poé- sie comme «ce qui guérit les blessures de Pentendement »; le Roman aussi peut le faire, mais pas n’importe lequel : un roman ne soit pas fait selon les idées de Sainte-Beuve Nous ignorons par quelle détermination Proust est sorti de cette hésitation, et pourquoi (si tant est qu'il y ait une cause cireons- tancielle), apres avoir renoneé au Contre Sainte-Beuve (au reste refusé par Le Figaro en aoit 1909), il s'est lancé a fond dans La Recherche; mais nous connaissons Ja forme qu’il a choisie : Cest celle-1a méme de La Recherche : roman? essai? Aucun des deux ow les deux a la fois: ce que j'appellerai une tierce forme. Inter- Yogeons tn instant ce troisiéme genre. Pai placé en téte de ces réflexions la premidre phrase de La Recherche, Cest qu'elle ouvre un épisode d’une cinquantaine de pages qui, tel le mandala tibétain, tient rassemblée dans sa vue toute Pcenivre proustienne. De quoi parle cet épisode ? Du som- meil. Le sommeil proustien a une valeur fondatrice : il organise Voriginalité (le «typique ») de La Recherche (mais cette organi- sation, nous allons le voir, est en fait une désorganisation). Naturellement, ily a wn bon et un mauvais sommeil. Le bon sommeil, est celui qui est ouvert, inauguré, permis, consacré parle baiser vespéral de la mére; c'est le sommeil droit, conforme Ja Nature (dormir la nuit, agir le jour). Le mauvais sommeil, 461 c'est le sommeil loin de la mére : le fils dort le jour, pendant que la méve veille; ils ne se voient qu’au bref croisement du temps droit et du temps inversé : réveil pour l'une, coucher pour autre ; ce mauvais sommeil (sous véronal), il ne sera pas trop de toute Poeuvre pour le justifier, le racheter, puisque c'est au prix dou- loureux de cette inversion que La Recherche, nuit apres nuit, sécrira. Owest-il, ce bon sommeil (de Venfance)? C’est un «demi- réveil». («Jai essayé denvelopper mon premier chapitre dans les impressions du demi-réveil. ») Bien que Proust parle a un moment des « profondeurs de notre inconscient », ce sommeil n'a rien de freudien; il n’est pas onirique (il y a peu de réves véri- tables dans Peuvre de Proust) ; il est plutdt constitué par les pro- fondeurs du conscient en tant que désordre. Un paradoxe le défi- nit bien : il est un sommeil qui peut étre écrit, parce qu'il est une conscience de sommeil; tout Pépisode (et, partant, je le crois, toute Fceuvre qui en sort) se tient ainsi suspendu dans une sorte de scandale grammatical ; dire «je dors » est en elfet, a la lettre, aussi impossible que de dire «je suis mort»; Pécriture est pré- cisément cette activité qui travaille la langue ~ les impossibili- tés de la langue ~ au profit du discours. Que fait-il, ce sommeil (ou ce demi-réveil)? Il introduit A une «fausse conscience », ou plutot, pour éviter le stéréotype, A une conscience fausse: une conscience déréglée, vacillante, inter- mittente; la carapace logique du Temps est attaquée; il n’y a plus de chronologie (si 'on veut bien séparer les deux parties du mot) : «Un homme qui dort [entendons : de ce sommeil prov, tien, qui est un demi-réveil] tient en cercle autour de lui le des heures, Pordre des années et des mondes... mais leurs rangs peuvent se méler, se rompre |je souligne). » Le sommeil fonde une autre logique, une logique de la Vacillation, du Décloisonnement, et Cest cette nouvelle logique que Proust découvre dans Pépi- sode de la madeleine, on plutot de la biscotte, tel qu'il est rap- porté dans le Contre Sainte-Beuve (cest-d-dire avant La Recherche): «Je vestai immobile... quand soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire céderent. » Naturellement, une telle révolution logique ne peut que susciter une réaction de bétise : Humblot, lecteur des éditions Ollendorf, recevant le manuscrit de Du c6té de chez Swann, déclare : « Je ne sais si je suis bouché a Pémeri, mais je ne comprends pas Pintérét qu'il peut y avoir & lire trente pages (précisément notre mandala) sur la fagon dont un Monsieur se retourne dans son lit avant de s’endormir. » Liin- TEXTES 1078 térét est cependant capital: il est d’ouvrir les vannes du Temps : chronologic ébranlée, des fragments, intellectuels ou narra. tifs, vont former une suite soustraite a la loi ancestrale du Réc ou du Raisonnement, et cette suite produira sans forcer la tierce Jorme, ni Essai ni Roman, La structure de cette euvre sera, proprement parler, rhapsodique, cest-A-dire (étymologiquement) cousue; est dailleurs une métaphore proustienne : Vceuvre se fait comme une robe; le texte rhapsodique implique un art ori- ginal, comme Pest celui de la couturiére : des piéces, des mor ceaux sont soumis & des croisements, des arrangements, des rap- pels: une robe n'est pas un patchwork, pas plus que ne Vest La Recherche. Issue du sommeil, Poeuvre (1a tierce forme) repose sur un prin- cipe provocant: la aésorganisation du Temps (de la chronolo- gic). Or, c'est li un principe ues moderne. Bachelard appelle rythme cette force qui vise a « débarrasser ame des fausses per- manences des durées mal faites », et cette définition s'applique ints bien 4 La Recherche, dont tout Peffort, somptueux, est de soustraire le temps remémoré & Ja fausse permanence de la bio- graphie. Nietzsche, plus lapidairement, dit qu’«il faut émietter Punivers, perdre le respect du tout», et John Cage, prophétisant Foeuvre musicale, annonce : «De toute maniére, le tout fera une désorganisation. » Cette vacillation n’est pas une anarchie aléa- toire dassociations didées: «Je vois, dit Proust avec une cer- taine amertume, Jes lecteurs s’imaginer que j'écris, en me fiant a darbitraires et fortuites associations didées, histoire de ma vie. » En fait, si Yon reprend le mot de Bachelaré, il s‘agit un rythine, et fort complexe: des «systémes Pinstants » (encore Bachelard) se succedent, mais aussi, se répondent. Car ce que le principe de vacillation désorganise, ce n'est pas intelligible du ‘Temps, mais la logique illusoire de la biographie, en tant qu’elle suit traditionnellement V'ordre purement mathématique des années. Cette désorganisation de la biographie n’en est pas la des- tuction. Dans Pruvre, de nombreux éléments de la vie person- nelle sont gardés, d’une fagon repérable, mais ces éléments sont en quelque sorte déportés. Je signalerai deux de ces déports, dans Ja mesure oii ils ne portent pas sur des détails (les biographies de Proust en sont pleines), mais sur de grandes options créa- lives. Le premier déport est celui de la personne énonciatrice (au sens grammatical du mot « personne »). L’euvre proustienne met 465 EXTES to7@ en scene - ou en écriture - un « je » (le Narrateur) ; mais ce «je», si on peut dire, n’est déja plus tout & fait un «moi » (sujet et objet de 'autobiographie traditionnelle) : «je» mest pas celui qui se souvient, se confie, se confesse, il est celui qui énonce ; celui que ce «je »met en scine est un «moi» d’écriture, dont les liens avec le «moi» civil sont incertains, déplacés. Proust lui-méme ien expliqué : la méthode de Sainte-Beuve méconnait «qu'un livre est le produit @un autre “moi” que celui que nous mani- festons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices », Le lat de cette dialectique est qu’il est vain de se demuander si Je Narvateur de La Recherche est Proust (au sens civil du patro- nyme): c'est simplement un autre Proust, souvent inconnu de lui-méme. Le second déport est plus flagrant (phus facile a définix) : La Recherche, ily a bien «du récit» (ce n’est pas un essai), mais ce récit n’est pas celui dune vie que le Narrateur prendrait & s naissance et conduirait @’année en année jusqu’au moment ott il prend la plume pour la narrer. Ce que Proust raconte, ce qu’il meten récit (insistons), ce n'est pas sa vie, c'est son désir d’écrire le Temps pése sur ce désir, le maintient dans une chronclogie; il (es clochers de Martinville, la phrase de Bergotte) rencontre des épreuves, des découragements (le verdict de M. de Norpois, le prestige inégalable du Journal des Goncourt), pour enfin iompher, lorsque le Narrateur, arrivant & la matinée Guer- mantes, découvre ce qu'il doit éerire: le Temps retrouvé, et du méme coup s'assure quill va pouvoir écrire : La Recherche (cepen- dant déja écrite). On le voit, ce qui passe dans Vceuvre, c’est bien la vie de Pau- teur, mais une vie désorientée. Painter, le biographe de Proust, a bien vu que La Recherche était constitwée par ce qu’ll a appelé une «biographie symbolique », ou encore «une histoire symbo- lique de Ta vie de Proust»: Proust a compris (est 1a le génie) quit n’avait pas & «raconter » sa vie, mais que sa vie avait cepen- dant la signification @une ceuvre Wart: «La vie d'un homme @une certaine valeur est une continuelle allégorie », a dit Keats, cité par Painter. La postérité donne de plus en plus raison i Proust: son ceuvre n'est plus Iue seulement comme un monu- ment de la littérature universelle, mais comme P’expression pas- sionnante dun sujet absolument personnel qui revient sans esse & sa propre vie, non comme a un curriculum vitae, mais comme a un étoilement de circonstances et de figures. De plus en plus nous nous prenons a aimer non « Proust » (nom civil @un 464 TEXTES 1978 ateur fiché dans les Histoires de la littérature), mais «Marcel », aire singulier, a Ja fois enfant et adulte, puer senilis, passionné etsage, proie de manies excentriques et lieu d’une réflexion sou- veraine sur le monde, ?amour, Part, le temps, la mort. Pai pro- posé dappeler cet intérét tres spécial que les lecteurs peuvent porter a la vie de Marcel Proust (album des photographies de sa vie, dans la collection de la Pléiade, est épuisé depuis long- temps) Je «marcellisme », pour le distinguer du « proustisme », ne serait que le got ne ceuvre ou @une manivre litté- raire. Si j'ai dégagé dans Peeuvre-vie de Proust le theme une nou- velle logique qui permet ~ en tout cas a permis & Proust @abo- lir la contradiction du Roman et de PEssai, c'est parce que ce théme me concerne personnellement. Pourquoi? C’est ce que je veux expliquer maintenant. Je vais done parler de « moi». «Moi» doit s'entendre ici lourdement : ce n’est pas le substitut aseptisé un lecteur général (toute substitution est une asepsie) ; ce n'est personne d’autre que celui a qui nul ne peut se substituer, pour le meilleur et pour Je pire. C’est Vintime qui veut parler en moi, fi face a la généralité, a la science. 2 Dante (encore un début célébre, encore une référence écra- sante) commence son aeuvre ainsi : «Nel mezzo del camin di nos- tra vita...» En 1500, Dante avait trente-cing ans (ii devait mou- rir vingt et un ans plus tard). J’en ai bien plus, et ce qui me reste a vivre ne sera plus jamais la moitié de ce que aurai vécu. Car le «miliew de notre vie» nest évidemment pas un point arith- métique: comment, au moment oti je parle, connaitrais-je la durée totale de mon existence, au point de pouvoir la diviser en deux parties égales? C’est un point sémantique, Pinstant, peut- étre tardif, of: survient dans ma vie Pappel d’un nouveau sens, le désir d'une mutation: changer la vie, rompre et inaugurer, me soumettre a une initiation, tel Dante s’enfongant dans la selva oscura, sous la conduite d'un grand initiateur, Virgile (et pour moi, du moins le temps de cette conférence, Vinitiateur, c'est Proust). L'ige, faut-il le rappeler ~ mais il faut le rappeler, tant chacun vit avec indifférence age de autre -, Page n’est que tres partiellement un donné chronologique, un chapelet @années ; il ya des classes, des cases d’age : nous parcourons la vie d’écluse 465 TEXTES 1a78 en écluse; & certains points du parcours, il y a des seuils, des dénivellations, des sec¢ usses; l'4ge n’est pas progressif, il est mutatif: regarder son Age, si cet age est un certain age, n’est done pas une coquetterie qui doive entrainer des protestations bienveillantes; c’est plutét une tache active quelles sont les forces réelles que mon age implique et veut mobiliser? Telle est Ja question, surgie récemment, qui, me semble-t-il, a fait di moment présent le « milieu du chemin de ma vie ». Pourquoi aujourdhui? arrive un temps (c'est la un probleme de conscience) oi «les jours sont comptés »: commence un compte a rebours flon et cependant irréversible. On se savait mortel (tout le monde vous Ya dit, dés que vous avez eu des oreilles pour entendre); tout un coup on se sent mortel (ce n’est pas im sentiment naturel; Je naturel, c’est de se croire immortel; d’oii tant d’accidents par Imprudence). Cette évidence, dés lors qu'elle est vécue, amene un bouleversement du paysage ; il me fau impérieusement, loger mon travail dans une case aux contours incertains, mais dont je sais (conscience nouvelle) qu’ils sont finis : la derniére case, Ou plutot, parce que la case est dessinée, parce qu'il n’y a plus de «hors case», le travail que je vais y loger prend une sorte de solennité. Comme Proust malade, menacé par la mort (ou le croyant), nous retrouvons le mot de saint Jean cité, approxima. Uvement, dans le Contre Sainte-Beuve : « Travaillez pendant que vous avez encore la lumiére. » Et puis il arrive aussi un temps (le méme), od ce qu’on a falt, travaillé, Gcrit, apparait comme voué & la répétition : quoi, tou. jours: Jusqu A ma mort, je vais écrire des arti icles, faire des cours, des conférences, sur des «sujets », qui seuls varieront, si peu (C’est le «sur» qui me gene.) Ce sentiment est cruel; car il me renvoie a la forclusion de tout Nouveau, ou encore de Aventure (ce qui m’« advient ») ; je vois mon avenir, jusqu’a 1a mort, comme un «train »: quand f'aurai fini ce texte, cette conférence, je n’'au- ai rien d’autre 4 faire qu’a en recommencer un aut: re, une autre? Non, Sisyphe n’est pas heureux: il est aliéné non a l’effort de son travail ni méme A sa vanité, mais A sa répétition. Enfin un événement (et non plus seulement une conscience) peut survenir, qui va marquer, inciser, articuler cet ensablement progressif du travail, et déterminer cette mutation, ce renverse- ment de paysage, que j’ai appelé le «milieu de la vie ». Rancé, cavalier frondeur, dandy mondain, revient de voyage et découvre le corps de sa maitresse, décapitée par un accident: il se retire 166 TEXTES 1978 et fonde la Trappe. Pour Proust, le « chemin de la vie» fut cer- tainement la mort de sa mere (1905), méme si la mutation d’exis- tence, inauguration de Poeuvre nouvelle r’eut lieu que quelques années plus tard. Un deuil cruel, un deuil unique et comme irré- ductible, peut constituer pour moi cette «cime du particulier», dont parlait Proust; quoique tardif, ce deuil sera pour moi le lieu de ma vie; car le « milieu de la Vie » n'est peut-étre jamais, rien d'autre que ce moment oi Pon découvre que la mort est réelle, et non plus seulement redoutable. Ainsi cheminant, il se produit tout d’un coup cette évidence : une part, je n’ai plus le temps dessayer plusieurs vies : il faut que je choisisse ma derniére vie, ma vie nouvelle, « Vita Nova», disait Michelet en épousant A cinquante et un ans une jeune fille qui en avait vingt, et en s‘apprétant & écrire des livres nouveaux histoire naturelle ; et, d’autre part, je dois sortir de cet état tené- breux (la théologie médiévale parlait @acédie) ot me conduisent rusure des travaux répétés et le deuil. Or, pour celui qui écrit, qui a choisi décrire, il ne peut y avoir de «vie nouvelle », me semble-t-il, que la découverte d'une nouvelle pratique d’écriture. Changer de doctrine, de théorie, de philosophie, de méthode, de croyance, bien que cela paraisse spectaculaire, est en fait tres banal: on le fait comme on respire; on investit, on désinvestit, on réinvestit: les conversions intellectuelles sont la pulsion méme de Pintelligence, dés lors quelle est attentive aux surprises du monde; mais la recherche, la découverte, la pratique Pune forme nouvelle, cela, je pense, est.a la mesure de cette Vita Nova, dont j'ai dit les déterminations. C'est ici, a ce milieu de mon chemin, a cette cime de mon par- ticulier, que j'ai retrouvé deux lectures (a vrai dire, faites si sou- vent que je ne puis les dater). La premiére est celle @un grand roman, comme, hélas, on n’en fait plus: Guerre et paix de Tolstoi. Je ne parle pas ici d'une cuyre, mais d'un bouleverse- ment; ce bouleversement a pour moi son sommet a la mort du vieux prince Bolkonski, aux derniers mots qu’il adresse a sa fille Marie, a Pexplosion de tendresse qui, sous instance de la mort, déchire ces deux étres qui s'aimaient sans jamais tenir le dis- cours (le verbiage) de l'amour. La seconde lecture est celle @un épisode de Za Recherche (cette euvre intervient ici aun tout autre titre qwau début de cette conférence : je m’identifie maintenant au Narrateur, non a Pécrivain), qui est ia mort de Ja grand-mére; c'est un récit d'une pureté absolue; je veux dire que la douleur y est pure, dans la mesure ott elle n’est pas commentée (contrai- 407 TEXTES 1978 rement & autres épisodes de La Recherche) et o0 Vatroce de la mort qui vient, qui va séparer a jamais, n’est dit qu’a travers des objets et des incidents indirects: la station au pavillon des Champs-Elysées, la pauvre téte qui balance sous les coups de peigne de Frangoise. De ces deux lectures, de ’émotion qu’elles ravivent toujours en moi, je tirai deux lecons. Je constatai Cabord que ces épi- sodles, je les recevais (je ne trouve pas @autre expression) comme des « moments de vérité » : tout d’un coup la littérature (car c’est Welle qu’il s'agit) coincide absolument avec un arrachement émo- méme le corps du lecteur qui vit, par souvenir ou prévision, la séparation loin de ’étre aimé, une transcendance est posée : quel Lucifer a eréé en méme temps amour et la mort? Le «moment de vérité » n’a rien a voir avec le «réalisme » (il est ailleurs absent de toutes les théories du roman). Le «moment de vérité », a supposer qu’on accepte den faire une notion an: lytique, impliquerait une reconnaissance du pathos, au sens simple, non péjoratif, du terme, et la science littéraire, chose bizarre, reconnait mal le pathos comme force de lecture; Nietzsche, sans doute, pourrait nous aider a fonder la notion, mais nous sommes encore loin Pune théorie ou dune histoire pathé- tique du Roman; car il faudrait, pour Pesquisser, accepter «émieiter le « tout » de Punivers romanesque, ne plus placer ’es- sence du livre dans s: suruture, mais au contraire reconnaitre que Peuvre émeut, vit, germe, a travers une espece de «déla- Brement» qui ne laisse debout que certains moments, lesqucls en sont & proprement parler les sommets, la lecture vivante, concernée, ne suivant en quelque sorte quiune ligne de créte: les moments de vérité sont comme les points de plus-value de Yaneedote. La seconde lecon, je devrais dire le second courage que je tirat de ce contact brilant avec le Roman, c'est qu’il faut accepter que Poouvre & faire (puisque je me définis comme «celui qui veut écrire ») représente activement, sans le dire, un sentiment dont Pétais sir, mais que j’ai bien du mal A nommer, car je ne puis ir d'un cercle de mots usé a force d’avoir & és, doute! cemployés sans rigueur. Ce que je puis dire, ce que je ne peux faire autrement que de dire, c'est que ce sentiment qui doit ani- mer Poouvre est du e6té de Pamour: quoi? La bonté? La géné- rosité? La charité ? Peut-étre tout simplement parce que Rous- seau Iui a donné la dignité e’un « philosophéme »: la pitié (ou la compassion). 168 TEXTES 1978 Faimerais un jour développer ce pouvoir du Roman - pouvoir ;mant ou amoureux (certains mystiques ne dissociaient pas Agapé @Eros) ~ soit au gré Pun Essai (j'ai parlé d’une Histoire pathétique de la Littérature), soit au gré d'un Roman, étant entendu que j’appelle ainsi, par commodité, toute Forme qui soit nouvelle par rapport a ma pratique passée, a mon discours passé. Cette forme, je ne puis la soumettre par avance aux régles struc- turales du Roman, Je puis seulement tui demander de remplir A mes propres yeux trois missions. La premiére serait de me per- mettre de dire ceux que j'aime (Sade, oui, Sade disait que le yoman consiste a peindre ceux qu’on aime), et non pas de leur dire que je les aime (ce qui serait un projet proprement lyrique) ; jespére du Roman une sorte de transcendance de l’égotisme, dans la mesure ott dire ceux qu’on aime, est témoigner qu'ils wont pas véeu (et bien souvent soulfert) «pour rien»: dites, & ravers Pécriture souveraine, la maladie de la mére de Proust, la mort du vieux prince Bolkonski, la douleur de sa fille Marie (pei sonnes de Ia famille méme de Tolstoi), la détresse de Madeleine Gide (dans Et nunc manet in te) ne tombent pas dans le néant de VHistoire : ces vies, ces souffrances sont recueillies, justifiées (ainsi doit-on entendre le theme de la Résurrection dans FHis- toire de Michelet). La seconde mission que je confierais & ce Roman (fantasmé, et probablement impossible), ce serait de me permettre la représentation d'un ordre affectif, pleinement, mais indirectement. Je lis un peu partout que c'est une sensibilité tres «moderne» que de « cacher sa tendresse » (sous des jeux d’écri- ture); mais pourquoi? Serait-elle plus «vraie», aurait-elle plus de valeur parce qu’on se guinde a la cacher ? Toute une morale, aujourd@hui, méprise et condamne expression du pathos (au sens simple que j'ai dit), soit au profit du rationnel politique, soit 4 celui du pulsionnel, du sexuel; le Roman, tel que je le lis ow le désire, est précisément cette Forme qui, en déléguant a des personages le discours de Paffect, permet de dire ouvertement cet affect: le pathétique y est énongable, car le Roman, étant présentation et non expression, ne peut étre jamais pour celui écrit tin discours de la mauvaise fol. Enfin et peut-étre sur tout, le Roman (fentends toujours par la cette Forme incertaine, pew canonique dans la mesure oit je ne la congois pas, mais seu- Iement la remémore ou la désire), puisque son écriture est médiate (il ne présente les idées, les sentiments que par des inter- médiaires), le Roman, done, ne fait\pas pression sur autre (le lecteur) ; son instance est la vérité des affects, non celle des idées : 469 TENTES 1976 il n'est done jamais arrogant, terroriste : selon la typologie nietz- schéenne, il se place du cété de l’Art, non de Ja Prétrise, Est-ce que tout cela veut dire que je vais écrire un roman? Je wen sais rien. Je ne sais s'il sera possible @appeler encore «roman» Fauvre que je désire et dont fattends quelle rompe avec la nature uniformément intellectuelle de mes écrits Gnéme si bien des éléments romanesques en altérent la rigueur). Ce Roman utopique, il m’importe de faire comme si je devais écrire. Bt je retrouve ici, pour finir, la méthode. Je me mets en effet dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, jendosse une production; fabolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus & moi sous la forme dun objet, mais sous celle dune écriture, c'est-a-dire @une pratique : je passe 2 un autre type de savoir (celui de ’Amateur) et Cest en cela que je suis méthodique. « Comme si : cette formule n’est-elle pas Pex- pression méme une démarche scientifique, comme on le voit en mathématiques? Je fais une hypothése et j’explore, je découvre la richesse de ce qui en découle ; je postule un roman a faire, et de la sorte je peux espérer en apprendre plus sur le roman qwen le considérant seulement comme un objet déja fait par les autres, Peut-étre est-ce finalement au coeur de cette sub- jectivité, de cette intimité méme dont je vous ai entretenus, peu étre est-ce & la «cime de mon particulier» que je suis scienti- fique sans le savoir, tourné confusément vers cette Scienza Nuova dont parlait Vico: ne devra-t-elle pas exprimer a la foi la brillance et la souffrance du monde, ce qui, en Ini, me séduit, et m’indigne ? Conférence au College de Prance, 19 ectobre 1978, publiée dans la collection «Les Insts du College de France, 1982. 470 Bernard Faucon Bernard Faucon a photographié des enfants (réels et/ou simu- 1és). Cependant, le motif (la question) de son entreprise n’est ni "amour des enfants ni Part photographique. Ou du moins, par le trouble que nous apportent ces images, par la véritable énigme qwelles suspendent et immobilisent sous nos yeux, qui ne peu- vent sen détacher sans pour autant en percer le secret, nous doutons (enfin) que dans la Photographie, grande Inconnue du monde moderne, il y ait d'un cété le sujet et de Yautre une manitre; bref, nous doutons que la Photographie ne soit rien de plus (idée cependant usuelle) que la conjonction d’un argument et Pun art Ce doute est violent, & proportion de Pétonnement que susci- tent en nous ces photographies. Et ces mots sont déja insufli- sants, car fls nous laissent prisonniers de notre tendance, nous, Oceidentaux: ramener toute mutation de notre identité au «pathétique ». Un mot oriental (aponais) conviendrait mieux : le satori; seconsse, plongée, saisissement qui traverse brusquement le disciple Zen et Villumine de son vide. On ne peut dire ce quest le satori, mais, pour les photographies de Bernard Faucon, on devine de quelle région il vient: la région de Phétéroiogie, ou frottement de langages différents, mariage Wespéces naturelles hétévogénes : des mannequins, objets déja saisis selon leur sta- tut méme, sont une seconde fois surpris au milieu d'une foule objets réels, familiers, usés, entamés (bougies, bouteilles, tranches de melon, lits défaits, balangoire en mouvement, ete,), dans un décor dont le romantisme exalte le naturel (vastitude des collines, des jardins, de la mer), engagés dans des scénes quotidiennes de jeux; ou encore, d'une fagon plus insidieuse, Phétérologie vient de ce que expression euphorique des visages de cire est en quelque sorte perpéruée indépendamment des actions auxquelles les mannequins se livrent: quoi de plus trou- 474

You might also like