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«Le malheur de l’homme 4 la naissance » Un théme antique chez quelques Péres de l’Eglise Le lecteur moderne des cetivres antiques ne peut se défendre d’un senti- ment de lassitude quand il découvre, sous la plume d’un écrivain, tel théme qu'il a déja vu développer abondamment dans !'ceuvre de plusieurs autres. Cet agacement ne saisissait pas les contemporains, Ils appréciaient au contraire la reprise des beaux endroits, les adjonctions heureuses, les contaminations de deux ou de plusieurs thémes adroitement fondus en un seul selon la tradition romaine de la « retractatio ». Ainsi, au terme d’une évolution de plusieurs siécles, un theme antique peut, chez les Peres de l'figlise, prendre bien des visages et se parer de couleurs empruntées a des devanciers aussi divers qu’inattendus. A cette vérité d’expérience que la condition humaine comporte bien des maux, le pessimisme grec eut tét fait d’ajouter que la maissance constituait le premier de nos malheurs. Euripide considérait déja comme un dicton rebattu — navtayod Opvdobpevov — que, pour les mortels, le meilleur sort était de ne pas naitre!. Le théme ne cessera de s’amplifier jusqu’a 1’époque patristique. Tout un jeu de similitudes, de différences peut amener a découvrir des filiations ou des antagonismes et, partant, 4 mieux apprécier les intentions des écrivains, surtout lorsqu’une religion de salut comme le christianisme reprend & son compte un théme si largement marqué par le pessimisme antique. «Le plus enviable de tous les biens sur terre est de n’étre point né/, de n’avoir jamais vu les rayons ardents du soleil/; sil’on nait, de franchir au plus t6t les portes de l’Hadas/, et de reposer sous un épais manteau de terre ». Cette constatation désolée de Théognis trouve rapidement des échos®, Bacchylide reprend le premier distique mais en rappelant que ces 1. Navex, Frag. Trag. Grec., 2° éd., (cité N® par la suite) irg. 285 (de Bellero- phon). 2, Tukoents, I, v. 425-428 : Trad. Carriére (Paris, Belles Lettres). Sur l'inter- prétation, les témoins, le commentaire de ces vers, cf. VAN GRONINGEN B.A., Théognis, Te premier livre édité avec un commentaire, Amsterdam, 1966, pp. 169-171. 4 ALAIN GOULON plaintes ne servent 4 rien? ! L’auteur inconnu du Combat d’Homére et d’Hésiode met les deux hexamétres seuls de ces deux distiques dans la Douche d’Homéret. Ce curieux procédé de citation a invité M. Van Groningen a supposer qu'il s’agit 1a d’um fond primitif, antérieur A Théo- gnis lui-méme®. Plusieurs écrivains, d’autre part, citeront ces vers par la suite, sans songer & Théognis, comme un proverbe dont l’origine leur est jnconnue®. Nous les retrouverons dans toutes les recensions byzantines de proverbes grecs’ et dans les anthologies*. Ces vers passés en proverbe constituent bien la composante fondamen- tale de notre théme. Les scoliastes, les auteurs de « notes aide-mémoire » les rappellent presque toujours 4 propos d’un texte de sens voisin®. Ainsi la méditation lyrique du cheeur d'Oedipe &-Colonne, devant les malheurs du vieillard, s’éiéve en accents désabusés sur le destin de I’es- péce humaine et rappelle au scoliaste les premiers vers du quatrain de Théognis!. Il est vrai que Sophocle reprend sous une forme semblable la pensée du poate lyrique : « Ne pas naftre, voilA ce qui vaut mieux que 3. BAccuyy,., V, v. 160-161, (éd. EDMONDS, Lyra Graeca, T. TI, Loeb) ; Sromte (éd. Hense, ‘T. V, chap, Xxxrv, 26), qui cite deux autres maximes pessimistes de l'auteur (24 et 26), offre une fin de citation différente : personne n'est jamais heureux, II est probable, comme le remarque Kenvon (The poems of Bacchylides, Oxford, 1897, P. 55) que Stobée — ou sa source — cite de mémoire. Il est symptomatique, toute- fois, que la substitution aille dans le sens d'un plus grand pessimisme, 4. Ayov, v. 73-74 (appendice a I’édition d'Hésiode procurée par Rzach chez Teubner). 5, VAN GRONINGEN, Théognis, p. 170. —— On voit mal un auteur délaisser les pentamétres d’un ensemble de distiques pour ne citer que les héxamétres, Mais il est trés possible qu'un poste ajoute des pentameétres & un texte hexamétrique déja existant. On remarquera, d'autre part, que les pentamétres de Théognis déve- loppent le sens, mais ne font pas progresser la pensée. 6. CE. Bur. N2 Frg. 285 et Procory pu Gaza, Epist, KLVII (Herscurr, Epis- Jolographi Graeci, p. 549): Sots note Hv 6 cob Adyou tobrou nari}p... On pourrait penser que ce chrétien, auteur de chaines, ne veut pas citer un auteur paien. Il ven est sien, car dans Ja suite de la lettre, il loue Pythagore ! 7. CL R.E, Band V, 1, sx, Diogenianos (Cohn), col. 782-783 ; Lautsom & ScHNEI- DEWIN, Corpus Paroemiographorum Graecorum, T. I, p. 214 } Ps. DIoGENtEN, IIL, 4 (rer distique de Théognis) ; T. II, p. r48 : Macanros, II, 45,(3 premiers’ vers de ‘Phéognis avec mention de l’auteur) ; T. II, p. 307 : APostoxtos, III, 85 (identique & Macarios, mais sans nom d’auteur). 8. SoBaE : 4, 52, 22 (Hense, vol. V, p. 1079) qui cite les deux hexamittres en les disant tirés du Musée d’Alcidamas, et 4, 52, 30 (Hense, V, p. 1081) le quatrain complet sous le nom de Théognis ; Surpas s.u. dpxiyv cite les trois premiers vers. 9. Sur ces enotes aide-mémoire » — bropyiwata — ef. CaniveT P., Histoive d'une entreprise apologétique aw V° sidcle, (Paris, Bloud & Gay, 1957), Pp. 319-320. — Dans ces recuells de citations, les vers de Théognis sont presque toujours voisins de ceux d’Euripide (N3 449, du Cresphontés) ainsi : Sux. Pyrr, Hyp, TIT, 230-231 ; Cramenn Stvom., III, 3 (P.G.B., col. 1118, 1126) ; THEODORE, Thérapeutiques Vi 11-12, ro, Le scoliaste de Sophocle cite Théognis, I, 425 4 propos de SorH. Oecd. Col., y. 1225 (cf. Manco, Scolia in Sophoclis Oedipum Coloneum, Roma, 1952, P. 52). «LE MALHEUR DE L’HOMME A LA NAISSANCE» 5 tout », « Dés l'heure en effet, continue-t-il, o& le premier Age cesse de te préter sa douce insouciance, est-il désormais une peine qui ne t’atteigne quelque peu"? ? » L'enfance paratt donc encore 4 Sophocle un temps d’in- souciance : tel ne sera pas toujours le cas chez des auteurs postérieurs. Toute une série d’exempla, inlassablement répétés, vient illustrer cette idée que le premier des biens est de ne pas étre né et le second, de moutir promptement. Solon, dans le récit d’Hérodote, raconte a Crésus I’his- toire de Cléobis et de Biton récompensés de leur piété filiale par une mort rapide, envoyée par la divinité comme le plus beat cadeau qui leur pat étre fait. Plutarque par deux fois, Cicéron, Sextus Empiricus reprennent l’anecdote!’, L/histoire d'Agaméde et de ‘Trophonius, qui connurent le méme sort que Cléobis et Biton pour avoir édifié le temple d’Apollon, remontait 4 Pindare, Elle devint un exemple aussi tradition- nef!4, Elysius de ‘Terina apprend de oracle que la mort de son jeune fils est une faveur du destin, Ce dernier exemple, et d'autres peut-étre, figu- raient, selon Cicéron, dansla Consolation de Crantor!®, Capturé par Midas, Siléne, lui aussi, révéle que le meilleur sort pour l'homme est de ne pas naitre ou sinon de mourir aussitét!®, Toutes ces histoires et d'autres aussi édifiantes passaient de Consolation en Consolation. Telles sont encore les lamentations d’une mére, dans une tragédie perdue d’Euripide : le meilleur sort pour l’homme est de ne pas naitre... et allez done aprés cela mettre au monde des enfants!’ | C’est aussi une piece de l’Anthologie —- de Posidippe ou de Platon le Comique — qui ne voit que maux dans l’existence et conclut qu’il vaut mieux ne pas naitre. Une note discordante se fait entendre toutefois : I’épigramme suivante — attribuée 4 Métrodore et done bien plus tardive — lui répond point par point, et, pour une fois, proclame qu'il n'y a pas 4 choisir entre ne pas étre né ott mourir « car tout est bon dans la vie »8, Cet optimisme réconforte | Un deuxitme développement de notre théme est cependant appar : il faudrait pleurer et non se réjouir quand nait 11, Cf. OrsrexrEn J, C., Sophocles and Grech Pessimism, traduit par Ross J. A., Amsterdam, 1952, pp. 167-168 ; selon Opstelten, il y aurait ici plus de résignation qtie de désespoir, ‘r2, Sopn., Oed. Col. y. 1229-1232, Trad. Mazon (Belles Lettres). 13. H&rop., I, 31 ; Puur., Cons, Apoll,, 108 F ; irg. VIL, vol. VIL, p. 126 6d, Ber- nardakis, (avec une épitaphe en vers des deux héros) ; Crc., Tuse, I, 47, 113 ; SEXY, Pyrr. Hyp., UI, 229-232 ; MéNANDRE Ru, in Rhelores Graeci de SeuNcuL, T. III, P. 414; Ps. Puat., Axiochos, 367¢. 14, Prnp,, /rg. 2 (éd. Christ) ; Prur., et Crc., mémes références qu’ la note précé- nte, ae 15. Circ, Tuse. I, 48, 115 ; Pru, Cons. Appol. 109 BC. 16. Prur., Cons. Apoll. 115 B ; Crc., Tus, 48, 115. 17. Bur, N2 frg. 908, (cité par Crane., Strom. IIT, 3, P.G. 8, col. 1126}. 18. Anth. Gy. VIL, 359 & 360 ; Rousard et Baif se sont plu & paraphraser respec- tivement ces deux textes (cf. Anth, Gr., éd, M, Rat, Paris, Garnier, 6.4. I, II, PP. 507-508), 6 ALAIN GOULON un enfant ; en revanche, il conviendrait de conduire dans la joie le mort asa derniére demeure, Le paradoxe est d’Euripide dans le Cresphontés ; si cette pigce est disparue, le fragment auquel appartiennent ces vers, en revanche, a conn un beau succés!®, Il ne lui manque méme pas la consécration de la patodie, notamment pour le quatritme vers®°, Ce quatrain, en totalité ou en partie, figure évidemment en bonne place dans les séries de citations que nous avons déja rencontrées. Le pseudo- Platon, auteur de l’Axiochos, clét avec le deuxiéme vers la série des témoignages qu'il demande aux pottes*. Clément d’Alexandrie et Théodoret le citent en entier®?. Cicéron le traduit en vers latins®’. Un tel paradoxe démontre, selon Sextus, la relativité des opinions®. Plutarque y découvre un bon exemple de texte susceptible de préparer de jeunes esprits aux legons de la philosophie®®. Avec Dion, le théme s’infléchit quelque peu et i! amorce la comparaison avec les autres créatures vivantes : aucune n’est plus misérable que l"homme comme en témoignent Homére et Buripide?®, Si parfois, comme chez le contradicteur supposé d’Aclius Aristide, les plaintes d’Euripide servent incriminer les parents qui vous ont donné Je jour, le plus souvent elles ont trouvé place dans les consolations?’, Ménandre le Rhéteur donne des conseils pour la composition de ce genre douvrages® : on ne manquera pas de citer les vers d’Euripide ainsi que Vhistoire de Cléobis et de Biton. Procope de Gaza se conformera encore a Yusage dans la lettre, remplie de poncifs rebattus, qu’il adresse & un ami, 4 Voceasion sans doute de la mort d’un enfant : « le thédtre, dit-il, nous invite 4 pleurer sur le nottveau-né qu’attendent tant de maux dans la vie®, 19. N2 449: éypiiv yap AuGs oOAAoYoV Totovpévoug cov gbvra Opnvety sig So” Epyerar Kaxe, tov d'ad Oavovre Kal novav neravpévov xalpoveas sdpnuodvras éxnéumew Sowav. 20. Pruv., Conv., I, 2, 1 : il s’agit d’une plaisanterie de convives éméchés qui suggérent de ¢ reconduite dans la joie avec des paroles de bon augure » un préten- tieux, qui, arrivé en retard, s'indigne de ne pas trouver de place digne de Ini; ci Sen., dpohol. IV, 2: accord unanime de l’assemblée des dieux pour faire mourir laude. 21. P& Prat, Aviochos, 368a. 22, CLéMt., Styom. IIT, 3, P.G, 8, col. 1126 ; Tutoporur, Thévapeutique, V, 12. 23, Circ, Tuse. I, 48, 115. 24, Sux. Pyrr. Hyp. UL, 230. 25. Pru't., De audiendis poctis, 36. 26, Dion Car,, 23 (col. Loeb, ‘’. IE, p. 302). a7. Ant, Arist. Sur les quatre, 46 (éd, Dindorif, T. II, p. 264). 28. MEN. Ru, in Rhetoves Graeci, (éd. Spengel, Teubner, 1856), T. III, p. 43. 29. Procopy Dx Gaza, in Epistolographi Graeci, éd. Herscher, lettre 47, p. 549. «LE MALHEUR DE L’HOMME A LA NAISSANCE»+ Ft Comme le texte de ‘Théognis, celui d’Euripide a souvent été illustré par une série d’exempla, Selon Hérodote, sels, parmi les Thraces, les ‘Trauses s'affligent 4 la naissance d’un enfant et se réjouissent quand. ils enterrent I’un des leurs, car « délivré de tant de maux, il jouit d'un parfait bonheur ». Peut-on vraiment parler d’une illustration d’Euripide ? Les dates de composition des deux ceuvres laissent une marge assez étroite A cette possibilité®?, Le theme apparaitrait ainsi, peut-étre, indé- pendamment d’Buripide. Strabon, en tout cas, rapporte la méme cou- tume «chez certaines tribus du Caucase» en citant expressément le poete tragique®!. Le roman lui-méme n’ignore pas cette curieuse fagon de faire. Dans les Ethtopiques en effet, le gardien interdit a ‘Théagéne et a Chariclée de pleurer un prophéte : « Nous devons l’accompagner au tombeau avec joie et en le félicitant d’étre entré dans une vie meilleure et plus heureuse : ainsi le prescrit notre sainte et divine loi »**. Ce dernier exemple, ott l'influence d’Euripide est certaine, montre une évolution du théme ; il n’est plus question de 1a naissance ; en revanche, le motif des réjouissances funébres apparait profondément différent : on félicite le mort d’étre entré dans une vie meilleure, Euripide faisait pleurer 1a famille 4 la naissance de l'enfant. D’autres remarquent plus simplement que le nouveau-né lui-méme commence sa vie par des pleurs, Dés lors, on va rechercher les causes de ces larmes, Pour certains, comme le pseudo-Platon de 1’ Axiochos, ce sont le froid, le chaud, les besoins du corps, les coups, car aucune peine ne lui est épar- gnée®3, L’auteur continue méme en énumérant les souffrances que chaque Age de la vie réserve a ce jeune enfant. Un fragment de ‘Télés s’étend aussi, longuement, sur cette énumération, mais ne mentionne pas explicitement les pleurs de Ja naissance®4, Sextus Empiricus attribue a certains épicu- riens 'idée que I’enfant pleure et crie A la naissance parce qu'il est saisi par le refroidissement de l’air, Peut-étre méme trouvons-nous ici un écho direct @’Fpicure et d’Empédocles®, Le médecin gree Soranos, peu enclin 30. HéRop., V, 5; sila date de 430-427 avancée par Wilamowitz (Hermés, 11, p. 302) pour la représentation de la tragédie est exacte, il y a peu de chance que les Histoires d’Hérodote, dont la date la plus basse de composition est généralement fixde A 425, aient pu s’en inspirer, gr. STRAB., Géogy. 11, 11, 8. 32. Hémiopore, Ethiopigues, VIL, 9. 33. PS-Prat., Axiochos, 366d. a Teletis veliquiae, 6d. Hense, 2° 6d., pp. 49-51. . SEXT., Adv, Math. XI, 96 ; Robin (commentaire de Iucréce, Belles lettres, tir, P. 35) remarque la resemblance entre le texte de Sextus, dua 1 pumis- OFvon dovviGer dépog WHEEL, ExAaved te Kal sKdKUCE et celui d’Empédocle, (B 118) Khabod te Kal KoKVGU L8dV dovvibea yOpoV. Il formule I’hypothése que Sextus emprunterait sa citation au TTepi 'Eunedoxdtoug d’Epicure. Du coup, on peut aussi supposer que le irg. B 118 d’Empédocle est prononcé par l'enfant qui arrive dans le milieu hostile que décrit le frg. B 121. Mais ce n'est qu'une hypothése, et les travaux de J. BoLLAK (Empédocle, T, Paris, editions de Minuit, 1965, p. 63) invitent 4 beau- coup de prudence lorsqu’on parle du pessimisme empédocléen, 8 ALAIN GOULON a préter foi aux pressentiments, croit aussi a l’influence de I’air froid36, Mais il était tentant de voir dans ces vagissements tn symbole, sinon une prescience de !’enfant, devant les maux de I’existence qu'il doit affronter. Mais c’est surtout dans le monde latin aprés Lucréce et chez les écrivains chrétiens que le théme s'infiéchira dans ce sens, Nous le verrons dans un instant. Auparavant, nous remarquerons dans le monde grec classique un autre lieu commun destiné A devenir une des composantes essentielles du thame du malheur de l'homme 4 la naissance : la comparaison avec les animaux, Selon les tempéraments et les écoles philosophiques, elle se fera dans un sens favorable ou défavorable 4 l’homme. On imagine aisément 1a vaste carriére d’un tel sujet qui se préte 4 toutes les amplifications et A toutes Jes interprétations morales que l’on voudra. Plutarque lui-méme, qui plus d'une fois a exploité le filon, convient qu’il s'agit d’un théme d’école®?, A part une rapide mention d’Isocrate™, le premier texte important qui offre ce paralléle est le mythe du Protagoras®®, Prométhée et Epiméthée ayant recu I’ordre de créer les races mortelles, Epiméthée se chargea de la distribution des diverses qualités. Il veilla en premier lieu A 1a conser- vation des espéces en s'efforgant de maintenir leur équilibre : les uns eurent la force sans la vitesse, tandis qu'il attribuait aux plus faibles la rapi- dité. Puis Rpiméthée se préoccupa de prémunir les animaux contre les intempéries et ce fut la distribution des plumes, des poils, des sabots... tant et si bien qu’il ne restait plus rien lorsqu’il s’agit de doter I’homme. Pour se sortir de difficulté, Prométhée vola le feu, ce lot divin, et le remit A l'homme capable dés lors d’honorer Ja divinité, de produire un 36. SORANOS, Gynaecia, 2, 11 (81), 2, cité par WasziNK J. H. (TERTUIZTAN, De anima, edited with introduction and commentary, Amsterdam, 1947 pp. 278-279) qui indique un grand nombre de textes relatifs A ce théme des pleurs de l'enfant dans la littérature antique, paienne et chrétienne. Méme explication du « premier pleur » chez Parton, De opificio, x61. 37. Prur., De soll. animal. 963 B-C (éd. Bebbit, Loeb, T. XII, pp. 342-343) 3 aprés avoir montré la supériorité des animaux, un personage conelut : + Mais lais- sons cette matiére toute fresche et entiére 4 ces jeunes gens pour tantét embellir leur discours et omer leur éloquence » (trad. Amyot). On ne peut mieux dire | 38. Isocr., Nicoclds, 5 (Belles Lettres, T, II, p. rat); méme texte dans Sur Pé&hange, 253. 39. Puat., Protag. 3200-322. — J. de Romusy (Thucydide et Vidde de pro- gris, in Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, serie II, vol. XXV (1966), fasc. III-IV, pp. 143-191) admet, vec ensemble de la critique, « que le mythe exposé dans le Protagoras de Platon reproduit assez fidélement la pensée du sophiste » (p. 150). D’autres indices Ini permettent d’affirmer « que cette réflexion sur le dif- férence entre Ja condition de l'homme et celle des animaux a dit, au ve siécle, étre fort débattue et que les solutions ont dQ comporter bien des nuances » (p. 153). On trouvera dans l’étude de Mme de Romilly l’analyse de plusieurs textes anciens qui voient dans le besoin Ja source du progrés humain. Elle signale d’autre part (p. 157) que MuyEr G., Landes fnopiae, Diss. Gdttingen, 1915 et SPORRRI W. Spathelienistrsche Berichte tiber Welt, Kultur und Gotter, Untersuchungen 2u Diodor von Sizilien, diss. Bale, 1959, ont relevé les références de textes analogues. chez des auteurs plus tardifs, «LE MALHEUR DE L’HOMME 4 LA NAISSANCE» 9 langage articulé, d’inventer tout ce qui est nécessaire A ses besoins et de dompter les animaux, fussent-ils plus forts que lui. Le mythe explique ainsi Vinfériorité physique de l'homme et, sans en rester A cette vue pessimiste, découvre dans la raison le principe de progrés indéfinis. Cette vision opti- miste de l’homme semble méme étre la substance du mythe dans les versions qu’en donneront plus tard les rhéteurs tels qu’Aelius Aristide et Thémistios chez qui les animaux disparaissent presqu’entitrement!?, Nous sommes en présence d’un lieu commun ambivalent qui, tantdt présentera la Nature comme une mére pour l’animal et une mardtre pour Thomme, tantét verra en elle le dessein d’une divinité admirablement providente. On se borne rarement A constater un fait brut sans l'inter- préter dans un sens ou dans !’autre*!, Sauf quelques passages de comédies, probablement dépourvus de visée philosophique ou morale, of un personnage se lamente sur son sort en généralisant sa plainte a l’espace humaine, ce sont surtout les textes optimistes qui nous sont parvenus®, Souvent on y déprécie Ia force physique, on se moque de la gloriole des athlétes : laissons aux animaux leurs propres supériorités ; celle de l’hommie se trouve ailleurs4*, Parfois, 4o. Apr. Ants, 45, Sur la Rhdtoriquo, (6d. Dindorif, 1829, “I. TL, pp. 134-135) + ne possédant pas encore la rhiétorique, les hommes étaient inférieuxs non seule- ment aux moutons, mais méme aux coquillages | Sur Pintervention de Prométhée, Zeus envoie sur terre Hermes avec la rhétorique qui délivre les hommes de la vie sauvage, — THEMISTIOS, 27, (Oraliones, éd. Downey et Norman, ‘Teubner, 1971, T. IL, pp. 162-163) ; Zeus a chargé thpiméthée et Prométhée d'embellir lea terres. Les fils de Japhet s’oceupent alors de répartir les cultures ct les minerals entre les divers terrains. Zeus voulant ensuite donner & la terre « quelque chose de divin » apporte ¢un vase d'esprit et d'intelligence », Prométhée comprend que parellle drogue ne peut germer que dana l'aime, Aussi en fait-il boire & Vhomme qui semble avoir tout pris | Aussi devons nous cultiver notre esprit comme nous cultivons nos terres. Dans cette dernitre version du mythe, le paralléle entre homme et les ani- maux est totalement évacué, — L’empereur Julien (IX (VI), Comive les Cyniques, 13) se référe A la version platonicienne du mythe. — A noter le raisonnement de Plotin (Ennéades, V1, 7, 9) qui n’ignorait pas le texte platonicien et qui inverse le raison- nement : 4 cheque baisse de V'intelligence dans le monde animal correspond un accroissement des moyens de défense : c'est que le vots (entendons le vot; univer- sel) compense de lui-méme : il lui suffit d’étre Iui-méme pour trouver en ini un remade aux défauts des étres. 41, C'est le cas de Pline (H.N., X, 69) mais le texte oélébre de H.N. VIL, x étudié ci-dessous comporte une interprétation morale, 42, Cf. PurriMon (dans Srontn, 4, 34, 13 et 16, éd. Hense), irg. 88 et 93 (EDMONDS, The fragments of the Attic Comedy, vol. Ila, Leiden, Brill, 1961) ; le frg. 88 constate que la nature fournit spontanément leur subsistance aux animaux tandis quel"homme est sans cesse dans le besoin ; le frg. 93 dénonce les obligations que l'homme se crée, alors que animal suit sa propre nature : c'est mettre en évidence un inconvénient de fa raison, 43. Dion Cur. 9, 16-19 : dialogue de Dioggne avec un athlete ; — PHILON, De agricultura, 115, (¢d, Pouillowx, Ceri, Oeuvres de Philon, 9, pp. 70-71) ; méme theme : De Abrahamo, 266 ; (éd, Gorez, Cerf, Oenvres de Philon, 20, ‘pp. 128-131) ; De Prowidentia (= Eus., Praep. Ev. VII, P.G. 2t, col. 658) ; cf. aussi SiN., Ep. 15, 2,—Tl s'agit d'un théme diatribique comme I’a bien montré E. Norpen, In Varronis satuvas Menippeas obseruationes solectae, (in Jahrb. 7. class, Philol., Suppl. Bd, 10 ALAIN GOULON notamment chez Plutarque et chez Philon d’Alexandrie, ce sont de longs développements. Du traité Sur la force, il ne nous reste précisément que le passage ott Plutarque semble tenté de ne voir en la Nature qu’une mardtre, mais pour mieux affirmer ensuite que l'intelligence nous donne une place prééminente##, Méme affirmation dans Suy la fortune, A grand renfort de citations d’auteurs anciens*, Plus intéressant pour notre propos est le traité Sur la postérité de Cain de Philon d’Alexandrie, Commentant le texte de l’Exode (32, 20) relatant 1a destruction du veau d’or par Moise, Yexégéte alexandrin voit dans l’idole le symbole des biens corporels. S'agit-il réellement de biens ? L'athléte peut-il rivaliser avec un taureau ou un éléphant ? Nous sommes défavorisés par rapport aux créatures irrationnelles, Aussi, selon les autorités les plus anciennes (napd tots Soxymtétorg tHv néAcL Aoylev), 1a Nature est-elle une mére pour les créatures sans raison et une marAtre pour I'homme‘®. Philon conclut évidemment que les biens du corps te sont pas les vrais biens et voit ailleurs la véritable grandeur de l’homme. C’est la premiare fois que notre théme se trouve ainsi en relation avec l’exégése des livres sacrés. La similitude de ces textes et de bien d’autres d’époque patristique invite & leur rechercher une origine commune. Antérieur au stoicisme comme le prouve le Protagoras, ce théme a vraisemblablement été repris et développé par un texte du Moyen Portique, de Posidonios ou de Panaetios@?. Il se peut également qu’on lait trouvé auparavant dans le Protreptique a’ Aristote’. Inversement, on considére souvent que la vision pessimiste aurait une origine épicurienne ; tel était déja l’avis de Lactance — et de lui seul — qui Vattribue @ ceux « qui Epicurum secuntur »!®, Or Epicure s’inscrit en faux contre le pessimisme de Théognis. Si l’on croit vraiment qu’il vaut mieux mourir, que ne le fait-on pas ! s’écrie-t-i150, Tl est douteux que l'homme qui tient ces propos ait présenté la Nature XVIII, 1892) pp. 303-306. — Bokcu reprendra aussi incidemment ce théme (Cons. II, 8). Tl est & noter que les mémes exemples apparaissent dans presque tous ces textes, celui du taurean, de I’éléphant... ce qui laisse & penser A une origine commune, cf. 0. 47. 44. Pru, Sur la force. coll. Loeb, Moralia, T. XV, pp. 236-237. Stone, IV, 12, 14, (I. TV, p. 344, Hense). 45. PLut., Fort, 98 B-F (coll. Loeb, Moralia, vol. II, pp. 78-83). 46. Parton, Post, Cain, 46-47 (158-163). 47. Se fondant notanument sur le texte de Grégoire de Nysse (De opif. hominis, 7) et sur la lettre 121 de Sénéque sous lequel il lit en filigrane une anthropologie, Reinhart (R.E., XXII, su, Poseidonios, col. 719-725) croit découvrir une pensée posidonienne. Marie LaFPRaNQUE, (Poseidonios d’Apamée, Paris, P.U.F., 3.d. (x964)) ne fait nulle part allusion & quelque pensée semblable chez um homme A qui, en I'absence de ses ceuvres, on a tant prété, 48. C'est la these de BIGNONE, Nutove testimonianze ¢ frammenti del « Protrettico » di Avistotele ; in RF. (N.S.) XIV, (1936), p. 225 et sulv, surtout pp. 232-233. 49. LACK., De opif. Dei, 2, 10 ; mais le vers de Lucréce cité en 3, 2 montre I'évi- dence que sous le terme général d’épicurien, Lactance entend surtout Lucréce, 50. EPIc., Letive d Moen, 126-127, (Usener, Epicurea, pp. 61-62). «LE MALHEUR DE L'HOMME 4 LA NAISSANCE» Ir comme une maratre'. A la vérité, c’est probablement chez Lucréce que le théme est devenu épicurien pour la premiére fois, C’est aussi chez Lucréce que se fondent pour la premiére fois les divers éléments du théme dont nous avons esquissé l'histoire dans le monde grec pré-chrétien. On connait le passage du chant V, v. 222-234, qui en est sans doute la plus belle expression, Ja plus poignante aussi. Deux parties ¢troitement liées se répondent comme le diptyque d’une méme réalité. I/enfant apparaft nu, sans Jangage, sans secours, et il pleure : c’était la vision traditionnelle. Mais Lucréce ajoute plusieurs éléments qui impriment a ce lieu commun la marque de son génie : la comparaison avec le matelot, l'emploi de mots particuliérement expressifs comme protectus... humi tacet, qui déja évoque la future mort de ce mortel, Vévocation des douleurs de lenfantement jointe au verbe profundere, Lucréce aussi découvre le premier dans le vagissement Iugubre dont 1'en- fant remplit l’'espace le signe de ses maux A venir®*, A ce tableau désolé répond tout naturellement celui du bonheur spontané des animaux, expri- mé de maniére négative. Ie mythe de Protagoras voyait l’avantage de Yhomme dans la raison industrieuse ; chez Lucréce, l’adjectif daedala s'applique 4 Ja Nature, généreuse envers les seuls animaux. Une note, pourtant, de la sensibilité lucrétienne sonne comme un paradoxe. Pour évoquer le handicap de l'homme, Lucréce suggére un gracieux tableautin de Venfant tendrement cajolé par sa nourrice avec des mots enfantins, Les Péres qui ont imité ce passage ne s’y sont pas trompés : certains, tel Minucius Felix, en ont vu la grace et l’ont extrait d’un contexte affligeant. D’autres, comme Tertullien et Arnobe, l’ont vidé de toute émotion avant de lutiliser & des fins polémiques®®. Cette touche personnelle restera 5. Cf. le commentaire de Giussani dans son édition de Lucréce aux vers V, 222 et suiv, : ¢l'intenzione generale non 6 epicurea. » 52. Comme le remarque & juste titre R. BRAUN (Tertullien et les poétes latins, in Annales de la Faculté des Lettyes et Sciences Humaines de Nice, 1967, N° 2, p. 27) ce serait « forcer la pensée du poéte » que d’y voir une prescience comme le falt peut-étre Tertullien et assurément le Dr Locre (L’anaidié de Lucréce, Paris, Janin, 1946, pp. 247-248). 53. MINVC., Oct. IT, 1, pour éyoquer de maniére attendrissante les jeunes enfants @ Octavius, — La polémique est évidente dans deux passages paralidies de THRIUL, LIEN : Adv. ud. 9, 5 et Adu. Marc. IIL, 12, 2 of Pauteur ironise sur l'interprétation d'Is, VII, rq: + Scilicet uagitw ad arma esset conuocaturus infans, et signo belli non tuba, sed crepitacillo daturus ». Cf. HAGENDHAL, Latin fathers and the Classics, Goteborg, 1958, p. 80 et suiv. et R, BRAUN, Tertullien et les podtes latins, pp. 26-27. — Arnobe, par deux fois, présente un tableau absurde de Jupiter enfant : IV, 21: « Bt quid Touem miramur ex feminae e//usum dictitare uos aluo ...Ergone... tonans fulgens et fulminans et nubila terribilia conducens suxit fluenta mammaram, uagitum edidit, repsit atque ut fletum exponeret ineptissime tractum, crepitaculis obticuit auditis et ad somnos inductus est in mollissimis cunis iaceus et uocidus delenitus in/ractis ». Le second texte, I, 34, ne fait pas précisément allusion & Lvcr., V, 229-230, mais plutét & l'ensemble du passage : « Ergo, si baec ita sunt, Iuppiter esse denm qui potest, cum illum esse perpetuum constet, perhibeatur alter a uobis et dies habuisse natales et pauefactus re noua lamentabilem extulisse uagitum », — Méme contexte polémique en II, 39 : Comment admettre que Dieu ait envoyé dans 12 ALAIN GOULON donc, en définitive, extérieure au théme ; elle ne manifeste que la tension intérieure d’un poate saisi a la fois par le tragique de la vie et par la grace de ’innocence, celle d’un malade aussi peut-étre, parfois cyclothymique®. Cicéron, lui aussi, réunissait sans doute les deux éléments de notre théme, mais sans mentionner les pleurs de l’enfant, au début du troi sigme livre du De republica. Cette partie de l'ouvrage est perdue mais un texte d’Augustin et un autre de Lactance permettent d’en retrouver sinon les termes exacts, du moins la teneur approximative®®. Selon Augustin, Cicéron appelait Ja nature une maratre pour l'enfant qui vient au monde, nu, faible physiquement et moralement (animo... prono ad libidines), mais qui a toutefois, au plus profond de lui, une étincelle du feu divin, esprit et pensée. La comparaison avec l’animal restait implicite. Le texte de Lactance l’explicite quelque peu. Stoicienne dans sa substance, cette comparaison, du fait de l’évocation de la faiblesse de homme 4 la naissance, se teinte d’un pessimisme qu’ignoraient le mythe de Protagoras et les textes apparentés®, Le troisiéme grand texte d’un auteur latin non-chrétien consacré at malheur de l'homme 4 la naissance est le prologue du livre VII de VHistoive Naturelle de Pline ’Ancien, Ce morceau de bravoure est destiné a introduire des considérations de géographie humaine ; il se présente sans orientation philosophique précise. Un tel manque de fermeté doctrinale se manifeste dés les premiéres lignes : la Nature fait payer ses dons bien cher, au point qu’on ne saurait dire si c’est une bonne mére ou une maratre | Aucune mention n’est faite de la raison qui impliquerait une supériorité de homme. Au contraire, seul l’homme connait le deuil, le Iuxe, le souci du lendemain, 1a superstition, tous tracas qui lui viennent, sans que Je monde des Ames engendrées de lui-méme pour y connattre le mal physique et le mal moral ? La condition de l'enfant est alors décrite avec dégofit ; « ideirco ex se genitas luc animas misit ut ...kumana immergerentur in semina, feminarum ex genitalibus ‘prosilirent, ineptissimos ederent’ conlinuaventque uagitus, exsugerent fellitantes mammas, proluuie linerent et madidarent se sta, tunc ad silentium pauidae nutricis motibus et cvepitaculis adducerentur auditis », — On conviendra que seuls persistent les mots lucrétiens et que toute la qualité émotionnelle du passage a disparu. Sur ces textes (sauf I, 34 qui n’avait pas encore été signalé) cf. Dat PANE, Se Arnobio sia stato un epicureo ; Lucrezio ¢ gli apologeti cristiani Minucio Felice, Tertulliano, Cipriano, Latianzio, in Rivista di Storia Antica, 10, 1905-1906, p. 420. 54. Cf le travail du Dr Loore cité n. 52. 55. AUGUST., Contra Itianum, 4, 12, 60 (P.L. 44, col. 767 ; cf, HAGENDAHY, H., Augustine and the Latin Classics, Gdteborg, 1967, Vol. I, p. 122, test. 2514 et 25h) ; Lact, De opif. Dei, 3, 16 et suiv. — Sur la place exacte de ces fragments, une incer- titude demeure comme le fait remarquer M. ‘Trstarp (Saint Augustin et Civéron, Paris, Etudes Augustiniennes, 1958, T. I, p. 324 et suiv. et T. II, p. 76), De méme pour leur tenenr exacte. Toutefois, la reconstitution d’A. Mai reste vraisemblable, Je début du passage conservé commengant par un éloge de 1a raison humaiue, Sur Cicéron source du De opif. Dei, 3, 16, et suiv. cf. BRaND? S., Ueber die Quellen von Lactanz’ Schrift « De opificio Dei », in Wiener Studien, XIII, (1891), pp. 290-291. 56. Le texte est perdu, mais il ne faut pas sous-estimer som importance : outre Augustin et Lactance, il semble aussi avoir frappé Ambroise (De excessu fratris sui Satyri, II, 29, P.L,. 16, col. 1380) cf. ci-dessous n. 85. «LE MALHEUR DE L’HOMME 4 LA NAISSANCE» 13 Pline l'indique expressément, de son intelligence. Le paralléle avec les animaux s’étend 4 tout le passage. Les animaux sont vétus ; seul homme est jeté nu sur Ja terre nue, abandonné aux vagissements et aux pleuts ; aucun autre animal n’est ainsi condamné aux larmes. Le sourire le plus précoce ne se manifeste pas avant le quarantiéme jour... L’enfant a tout a apprendre, il ne sait spontanément que pleurer. A ces souffrances s’ajoutent les liens dont on le garrotte pour la seule faute d’étre venu au monde. Visiblement, Pline se livre 4 une amplification sur un théme essen- tiellement fourni par Lucréce, Il reste néanmoins que jamais encore on n’avait insisté sur les larmes de 1’enfant. La récente association des deux motifs — dénuement du nouveau-né et comparaison avec les animaux — n’empéche pas cependant chacun deux de connaitre une existence indépendante dans la littérature latine classique. Nous avons déja cité le long chapitre des T'usculanes ott Cicéron reprend les thémes et les exemples largement développés depuis ‘Théognis et Euripide. La setle originalité de ce texte est de citer nnius parmi diverses autorités, en déformant, d’ailleurs, sciemment sa pensée5’, « Ne vois-tu pas quelle sorte d’existence la nature nous a promise quand elle a voulu qu’en naissant nous la commencions par des pletirs ? » demande Sénéque®®, Plusieurs fois, le moraliste compare l'homme aux animaux. Le plus souvent, explicitement. Dans des contextes divers et avec des intentions morales différentes, la doctrine reste toujours la méme ; la supériorité de ’homme consiste en la raison5®, Cette fidre doctrine s'inflé- chit pourtant dans la Consolation 4 Marcia pour évoquer, avec des accents presque lucrétiens, la faiblesse de l'homme", Sénéque n'y montre pas précisément l'enfant A sa naissance, il ne le compare pas explicitement a Vanimal, mais le pessimisme lucrétien colore discréte:ment tout le texte". 57. Cic., Tuse. I, 47, 113-48, 117.-— Cicéron veut présenter un Ennins désenchanté pour qui la mort vaut mieux que la vie : « Nemo me facrimis decoret nec funera fletu /Faxit ». Cicéron tronque 1a citation ; en réalité Le podte refuse ces honnewrs parce qu'il continuera 4 vivre sur les lavres des hommes, « Cur ? Volito iam per ora uirum ». Le piquant est que nous connaissons le texte complet et In pensée exacta @’Ennius par Cicéron Ini-méme (Tuse. I, 14, 34). 58. SEN. Ad Pol, de cons. TV, 3, 59. SEN. ep, 124, 22-23 : ne luttons pas avec des animaux qui auront toujours Yavantage sur nous ; De Ben. II, 29 : longue énumération des avantages des ani- maux sur qui, pourtant, nous l'emportons par la raison ; — Ep. 74, 15 : les préten- dus avantages des animaux ne sont pas de vrais biens ; — Ep. 76, 9. «In homine optimum quid est ? Ratio : hac antecedit animalia ; deos sequitur ». Ep. go, 18 : Aussi la Nature n’est-elle pas une mardtre pour l'homme : + Non fuit tam iniqua natura ut, cum ommnibus aliis animalibus facilem actum uitae daret, homo solus non posset sine tot artibus uiuere ». 60. « Quid est homo ? Imbecillum corpus et fragile, nudum, suapte natura inerme, alionae opis indigens, ad omnes fortunae contumelias pyoiectum... cwiuslibel ferae pabulum » (4d Mare., XI, 3). Les mots que nous soulignons font penser a Lucréce (V,, 222 et suiv. et V, 991). 61. Les fabulistes, eux aussi, ont exploité ce théme, Ainsi, Pukpkat (Animalivin doies, A, 2, 106, éd, Belles Lettres, p.-87) aurait bien voulu que l'homme -possédat les avantages des animaux sans perdre pour outant son esprit inventif, Il en tire une legon de moderation ; tenons nous satisfaits du don de Jupiter. 14 ALAIN GOULON Comment ce théme du malheur de l'homme 4 la naissance, si ancien et si diversement interprété, allait-il étre traité par les chrétiens, main- tenant surtout que l’épicurien Lucréce lui avait imprimé sa marque ? Bien avant la controverse pélagienne, qui fera marquer des progrés décisifs 4 la théologie de la faute originelle, les Péres grecs et latins reconnaissent que l’homme nait dans un état de déchéance, consécutif a la faute d’Adam®. Le judaisme contemporain des origines chrétiennes offrait d’ailleurs déja plus d'un trait de pessimisme dont sont empreints les apocryphes juifs®®, Un certain nombre de versets bibliques d’autre part, de Job, de l'Ecclésiaste, de l'Ecclésiastique, avaient rendu bien aupara- vant une note désabusée sinon pessimiste, tandis que la Sagesse de Salomon affirmait que le premier cri de l’homme est un pleur®, L’exemple du Christ, venu sur terre pauvre et nu, épousant notre humanité, contri- buait aussi, sans doute, 4 retirer au. dénuement humain un peu de son caractére scandalenx®®, Plus d’une fois aussi, 1a Bible compare ‘homme aux animaux sur qui il l’emporte non seulement par la raison, mais aussi par J’alliance divine et les commandements®, Ainsi, le christianisme ne paraissait pas si opposé qu’on aurait pu le croire a un théme auquel leur culture profane avait accoutumé les Péres®’, On ne saurait donc s’étonner de le trouver das les premiéres ceuyres de la littérature chrétienne. Pour R. Braun, «ce que Tertullien a retenu surtout de Lucréce,.. ce sont les vers de poésie angoissée par lesquels V’épicurien de Rome avait dépeint la fragilité de V'infans, incomparable misére de l’homme 4 la naissance », Toutes les réminiscences de ces 62. Cf, D.T.C., XII, col. 318-382, notamment col. 36 et 381. 63. Cf, BonstRvEN, Le Judaisme palestinien au temps de J.-C. Paris, Beauchesne, 1935, T. IT, pp. 8-9. 64, Ecclésiaste, 1v, 2-3 : « Bt j'ai proclamé les morts qui sout déja morts plus heu- reux que les vivants qui sont encore vivants et plus heureux que les uns et les autres, celui qui n'est pas encore arrivé A l'existence et qui n’a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil. ob, r, 21: « Nu, je suis sorti du sein de ma mére et mu j’y retournerai », Méme idée approximativement dans Ecelésiaste, v, 14 et Ecclésiastique, xt, t. Sagesse, Vit, 3: «Moi aussi, & la naissance, j’ai respiré lair commun & tous, je suis tombé sur la méme terre, et comme celui de tous, mon pre- mier cri fut un gémissement », 65. Cf. 2 Cor., vit, 9 ; Luc, 1x, 58; Philip., 11, 6-7, ete... 66. Cf. Eoclésiastique, xvtt, 1-10 : domination de l'homme sur les bétes ; Gen., 1, 26; 2, 20:9, 2; Jérémie, xxvu, 6 ; Jacques, IT, 7. 67. Une réaction « orthodoxe » d'un chrétien anonyme et bien postérieur ne manque pas d'un certain piquant, Ausone termine ainsi une de ses églogues (vi, 2) : «Optima Graiorum sententia : quippe homini aiunt/non nasci esse bonum aut natum cito morte potiri ». Scandalisée, une main anonyme, sans doute chrétienne, a continué la piéce dans le manuscrit P ; ce chrétien veut montrer qu’il sait ce dont il parle et cite on grec les vers de Théognis, puis il dénonce l'impiété de se croire né en vain puisque l’auteur de I'existence nous a préparé une autre vie, — Sur cette adjonction, ef. Detarre A., Etudes sur la littérature Pythagoricienne, B.H.B,,N° 217, + Paris, Champion, 1915, pp. 42-43+ 68. R, Braun, Tertullien et les podtes latins, p. 28, «LE MALHEUR DE L'HOMME A LA NAISSANCE» 15 vers ne servent pas toujours, il est vrai, a illustrer la mistre du nouveau- né®*, Toutefois, chez Tertullien, les pleurs de l'enfant prennent une importance qu’ils n’avaient pas jusque 1A : « L'enfant atteste par 1a qu'il éprouve des sensations ct qu’il a compris qu’il est né »?°, Certains méme, poursuit l’apologiste, voient dans ces pleurs comme une prescience des maux 4 venir. Evoquant ailleurs les miséres physiques dont serait exempt le Christ sans corps imaginé par Marcion, Tertullien s’étend, longuement et avec rudesse, sur celles de la naissance : « Il n’a pas connu la délivrance aprés les dix mois de supplice... il n’a pas glissé vers la terre par V'égout d’un corps, il n’a pas aussit6t commence ses jours par les larmes que Jui provoquaient sa premiére blessure, celle du cordon... les langes, déja, ne l’ont pas initié aut linceul »7. « Il n’a pas glissé vers la terre (effusus ad terram) » pour- yait avoir une saveur lucrétienne, mais les larmes de l'enfant prennent une signification plus médicale que philosophique : c’est un cri de douleur physique, provoqué par Ja blessure du cordon ombilical, En revanche apparait un autre symbole, celui des langes, qui, étroitement serrés, donnent un avant-gotit du linceul”, Ce dernier texte semble bien curieusement, quelque cent cinquante ans plus tard, avoir inspiré Zénon de Vérone dans un sermon sur la nativité du Seigneur. Zénon, lui non plus, ne peut admettre les misares physiques pour l'enfant divin et sa mére : « (Marie) ne connait pas les dix mois @ennuis... La jeune accouchée, d’autre part, ne pousse pas de gémisse- ment. En entrant dans le monde, contrairement a la rdgle, le nouveau-né ne commence pas spontanément par verser des larmes, présage d’une vie qui se tratne »”*. Zénon se souvient sans doute de Virgile, mais plusieurs 69. Ch n. 53. 70. Tart, De anima, 19, 7 : « Mentior, si non statim infans, ut uitam uagitu salutauit, hoc ipsum se testatur sensisse atque intellexisse quod natus est... plus est quod de prospectu lacrimabilis uitae quidam augurem incommodorum wocem illa flebilem interpretantur, quod etiam praesciens habenda sit ab ingressu natiulta- Hs, nedum intelligens. » —- Aucnn élément de ce texte lui seul ne suffit A établir une relation directe avec Lucréce. Mais les passages de Adv. Iud. 9, 5 et Adv. Marc. IH, 13, 2, établissent la familiarité de Tertullien avec les vers du poste et en rendent ainsi le souvenir plus probable ici méme (rapprochement fait par BORLEFKS, Tr- tullian und Lucrez in Philologische Wochenschrift, 52, 1932, col. 350-352 ; WASZINK, €d. De anima, p. 46* et 278 ; R. BRAUN, Tertullien et les posles latins, p. 27). 7x. Ter, Adu, Marcion. IV, 21, 11: « Non decem mensinm crnciatu deliberatus, non... per corporis cloacam effusus ad terram, nec statim Iucem lacrimis auspicatus ex primo retinaculi sui uulnere... nec pannis iam sepulturae inuolucrum initiatus, » 72, Pline avait présenté les langes comme une torture mais non comme un synt- hole de la mort. — Tertullien présente un texte analogue (De carne Christi, 1v, 2) ott peut-étre, en dépit des larmes de l'enfant qui n'y sont point mentionnées, d’autres détails peuvent trahir de lointains souvenirs merétiens : « Horres utique et infantem cum suis impedimentis profusum ; utique et ablutum dedignaris, quod pannis dirigitur, quod unctionibus formatur, quod blanditiis detidetur », 73. Zion, Tract. 1, 54, in C.C, édit. Lofstedt, 1971 (= Tract. u, 8, 2, in Pl, 11, col. 413-414) : « Decem mensium fastidia nescét (Maria)... Interea rudis non geinit 16 ALAIN GOULON expressions semblables peuvent laisser penser A une parenté plus étroite entre les textes de Zénon et de Tertullien, ainsi que d’autres détails que nous n’avons pas rapportés, les souillures physiques par exemple, éga- Jement épargnées 4 Jésus. Comment Zénon a-t-il pu, si notre hypothése est exacte, prendre A son compte une doctrine manifestement attribuée par Tertullien 4 un hérétique ? Il est vrai que Marcion refusait au Christ un corps véritable tandis que Zénon se contente d’épargner les mistres de la chair a celui qui, étant toute pureté, n’a pu connaftre aucune souillure, physique ou morale, Ces deux textes sont les seuls & notre connaissance qui, A propos de l'Incarnation du Verbe, se référent a la condition misérable de l’enfant. Il n’est pas impossible qu’a la faveur d’un souvenir lucrétien, 1’évoca- tion de cette misére physique de homme ait apparu de bonne heure dans les lettres chrétiennes, transposée dans un registre plus spirituel. Dans 1’Octawius de Minucius Felix, le paien Cécilius, dont la pensée bien flottante se référe A un scepticisme éclectique ot l’épicurisme a une bonne part, veut ainsi mettre en garde contre la superstition : « Mais puisque... nous nous aventurons au-dela des limites de notre basse condi- tion et que, relégués sur terre (in terram proiecti), nous avons l’audace ambitieuse de gravir le ciel et les astres eux-mémes, gardons-nous du moins d’embrouiller encore notre égarement par de vaines et terrifiantes conjectures »74, L’audace de l'homme qui gravit le ciel et les astres fait penser 4 celle d’Epicure selon Lucréce’®, Du coup, comme le fait remar- quer I. Nicolosi, in ierram proiecti pourrait bien constituer une réminis- cence lucrétienne”®, De physique qu'elle était chez le potte, la misére de l'homme deviendrait morale chez l’apologiste. feta, Non mundum, ut adsolet, infans /usus ingrediens, sponte uitae reptantis pracuiis lacrimis auspicatur. — Zénon se souvient de Vurc., Bgl., 4, 61: ¢ Matri longa tule- runt fastidia menses », — On connait d’autre part l'imprécision de 1a théologie de Vévéque de Vérone & propos de I'Incarnation, cf, BARDY G., D.T.C., XV, col. 3688, su. Zénon de Vérone. 74. Manve,, Oct. V, 6 (trad. Beaujeu, Les Belles Lettres). C’est nous qui souli- guons in terram proiecti et faisons le rapprochement. 75. LveR., I, 69 et suiv, 76. Niconost Jolanda, Pagine Iucreziane nell’ Octauius di Minucio Felice, in MSLC, I, 1947, pp. 67-78, surtout pp. 68-69. I. Nicolosi va plus loin : les premiers écrivains latins chrétiens auraient senti une affinité profonde entre les aspirations de Imcrace et leur propre insatisfaction et, comme lui, n’auraient trouvé le repos que dans abandon confiant & la parole d'un maitre, Dans un opuscule précédent (L'influsso di Lucrezio su Latanzio, in Raccolla di Studi di Letteratura Cristiana Antica, TI, Catania, 1946) c'est A Tucréce Iui-méme qu’elle avait prété une sorte de pressentiment de notre origine céleste, si bien que Lactance, en citant le vers lucré- tien : Denique caslesti sumus omnes semine oriundi et en Vinterprétant comme une affirmation de l'origine divine de l'éme, ne commettrait pas de contresens sur les sentiments véritables du poate. Nous ne saurions suivre I. Nicolosi dans ces spé- culations aventureuses qui n’enlévent rien de sa vraisemblance an rapprochement précis entre notre texte de l’Oclauius et les vers de Lucréce. «LE MALHEUR DE L'HOMME 4 LA NAISSANCE» 17 Cette interprétation fut, en tout cas, sans lendemain’’. C’est ce que montre Cyprien, qui, par deux fois au moins, s’attache aux pleurs de Yenfant. Dans une lettre A Fidus, qui voulait baptiser les enfants a la date A laquelle 1a loi mosaique les aurait fait circoncire, il interpréte curieusement ces larmes comme ume priére, trouvant sans doute dans cette faiblesse, qui s’offre a notre pitié et ala miséricorde divine, un titre de plus A recevoir sans tarder le baptéme”’. La christianisation du théme parait plus naturelle dans le traité Sur la patience, Aprés avoir noté que la faute originelle incite a la tristesse et aux gémissements tous les jottrs de notre vie, Cyprien poursuit : « C’est pourquoi chacun de nous A la naissance, lorsqu’il est accueilli comme un héte en ce monde, commence par pleurer et, sans avoir jusqu’alors aucune connaissance, dans sa compléte ignorance il ne sait que pleurer en ces premiers temps de sa vie. C’est par une pré- voyance naturelle qu’il se lamente sur les anxiétés de cette vie mortelle et que, das ses débuts, son 4me toute neuve atteste, par ses pleurs et par ses gémissements, les peines et les tempétes du monde dans lequel il s’avance »”°, A ces maux, nous ne pouvons trouver de secours que dans la patience... Ici encore, et plus peut-tre que chez ‘ertullien, les pleurs de l'enfant, sa seule connaissance innée, apparaissent comme !’effet d’une prescience. Cette observation sur le symbolisme des pleurs devient bientdt une remarque obligée. Faisant 4 Eustochium 1'dloge de la virginit¢é, Jérdme invite au mariage « ceux qui trouvent du charme aux pleurs des nouveaux- nés », Rien n’appelle logiquement la suite de 1a phrase : « A peine ont-ils vu le jour qu’ils pleurent comme pour déplorer d’étre nés », sinon l'emprise quasi obsédante d’un théme déja obligé®°, Ce symbolisme, a tout le moins, reste sous-jacent. Ainsi le grammairien chrétien Fulgence, dans son interprétation allégorique de I'Enéide, voit dans Je premier livre une figuration de l’enfance. Hnée est accompagné d’Achate, dont le nom légérement modifié en grec (aconetos = dx%Ov EOog ?) pourrait signifier ; 77. Wexpression im terram proiecti se retrouve chez Lactance (Diuinae Insiitu- Hones, TIL, 9, 18) et s'applique aux philosophes que leur ignorance des choses divines condamne & ne voir que ce qui est terrestre et corporel, Nous sommes ici bien éloi- gnés du theme du matheur de l'enfant et il est peu probable que Lactance se sou- vienne de Imecréce ; en revanche, il peut fort bien se souvenir de Minuciug Felix comme cela lui arrive assez souvent (cf. Bontarrs J.G.P., De Lactantio in Epitome Minucii imitatore, in Mnemos., LVII (x929) pp. 415-426). 78. CvPR., Ep., 64, 6, 2: « (infantes) qui hoc ipso de ope nostra ac dinina miseri- cordia plus merentur quod in primo statim natiuitatis suae ort plorantes ac flentes nihil aliud faciunt quam deprecantur ». 79. CvPR., De bono patientiae, 12, (Hartel, CSBL, IIL, 1, p. 405) : « Vnde unus- quisque, cum nascitur et hospitio mundi huins exeipitur, initium sumit a lacrimis et quamuis adhuc omnium neseius et ignarus, nihil alind nouit in illa ipsa prima natiui- tate quam flere. Prouidentia naturali lamentatur uitae mortali anxietates et labores et procelias mundi quas ingreditur in exordio statim suo ploratn et gemitu rudis anima testatur », 80. Hien, Ep. 22, 19: « quos nagitus delectat infantum, in ipso lucis exordio fletu Jugentes quod nati sunt »,— Traduction Labourt (Bel. Lettres). 18 ALAIN GOULON accoutumance a la tristesse | Or « les armes de la tristesse ne sont rien dautre que les larmes auxquelles recourt l’enfance pour réclamer et attirer attention. Ce n’est qu’au cinquigme mois a peine qu'il nous est permis de rire, tandis que nos larmes coulent au seuil méme de notre vie 981, Bien d'autres Péres encore acceptent cette vision désolée de l’exis- tence, En commentant le verset du Psaume : Quomodo seminant omnes in lacrimis, Augustin s’écrie : « Qui done ne pleure pas ici-bas dans le che- min du malheur quand c’est par cela que commence le nouveau-né lui- méme, Car en naissant, l'enfant est projeté (funditur) de l’espace resserré du ventre maternel aux larges horizons de notre monde; des ténébres, il passe & la lumiére ; et pourtant quand il vient a la Iumiare il ne peut que pleurer et nullement voir x82. «Ne vous laissez pas abuser par la joie des choses humaines », dit-il en commentant le Psawme 125, « regar- dez ce qui est digne de pleurs. L’enfant qui nait aurait pu commencer par rire : pourquoi commence-t-il sa vie par des pleurs ? Il ne sait pas encore tire, pourquoi sait-il pleurer ? »? On entrevoit dans ces lignes A la fois Vatfirmation d’un dessein providentiel et une admonestation adressée a Vhomme. Affirmation analogue dans la Cité de Diew : «I’enfance en ourdissant, non de ris mais de pleurs, la trame de cette vie, annonce en quelque maniére A son insu en quel tissu de maux elle est engagée »®4, Répondant 4 Julien, Augustin accepterait volontiers la thése pessimiste de Cicéron : la nature est une mardtre qui a fait ‘homme enclin aux passions ; « Cicéron, dit-il, a bien vu l’effet, mais il en ignorait la cause », le péché originel. Et Augustin cite 1'Ecclésiastique®®, 81. FurGentius (Fabius Planciades), Verg. Cont., éd, Helm (Teubner, 1898), PP. 92-93 : «Acates enim graece quasi aconetos, id est tristitiae consuetud Arma uero tristitiae non sunt nisi lacrimae quibus seipsa et uindicat et commenda' infantia : denique uix nobis quino mense ridere permittitur, dum lacrimae in ipsa uitae ianua profluant », Fulgence est chrétien : il cite Paul (I Cor,, 24) & propos de arma uirumque cano, puis le ps. r, 1; TERT, de pudic., 1; le ps. 30, 19, ete... 82. AUGUST., Sermones, 31, 4 (P-L. 38, col. 194). 83. Aucust., Enarr, in ps. CKXV, (PL. 37, col. 1664). 84. Avcust, Ciu. Dei, KXI, 14 (Trad. B.A., T. 37, p. 44r). Cette réflexion est amenée & Augustin par le souvenir des peines que doit subir l'enfant pour apprendre. Certes, c’était 1A un théme littéraire depuis 1'Axiochos du pseudo-Platon (366 d) ; mais pour Augustin, il s'agit de souvenirs personnels précis (cf. Conf. I, rx, 14-15). 85. Avoust., Contra Iulianum, IV, 60, (P.lk. 44, col. 767) ; ¢In libro tertio de Republica, idem Tullius hominem dicit non ut a matre, sed ut a nouerca natura editum in uitam, corpore nudo, fragili et infirmo : animo autem anxio ad molestias, humili ad timores, molli ad labores, prono ad libidines : in quo tamen inesset tanquam obrutus quidam diuinus ignis ingenii et mentis. Quid ad haec dicis ? Non hoc auctor iste male uiuentium moribns dixit effectum, sed naturam potius accusauit. Rem uidit, causam nescinit, Latebat enim eum cur esset graue ingum super fillos Adam, a die exitus de uentre matris eorum, usque in diem sepulturae in matrem omnium, » (Eceldsiastique, 40, 1). — Pour la comparaison avec les animaux, cf. Ciw. Dei, XIII, 3 (B.A. T. 35, pp. 256-257) : ¢nisi quod infantes infirmiores etiam cernimus in usu motuque membrorum et sensus adpetendi atque uitandi, quam sunt aliorum tenerrimi fetus animalium ». «LE MALHEUR DE L'HOMME A LA NAISSANCE» rg Cette fusion des souvenirs classiques et de la culture biblique n'appa- rait peut-étre jamais mieux, A propos de notre théme, que dans la Con- solation qu'écrivit Ambroise lors du décés de son frére Satyrus. « Quel atre », demande-t-il, « est plus misérable que nous qui sommes projetés dans cette vie nus et comme dépouillés, avec un corps fragile, un coeur chancelant, une Ame faible, pleins de soucis, paresseux ati travail, enclins aux passions ? Tl vaudrait donc mieux ne pas naitre, selon I’avis du saint personnage Salomon. Car c’est lui qu’ont suivi ceux qui croient exceller en philosophie, Il leur est en effet antérieur »®°, I,'emploi de proicere joint 4 spoliati (comme le matelot naufragé de Lucréce ?) semble nous renvoyer au potte épicurien tandis que la fin du paragraphe semble avoir pour modéle le fragment du livre III du De Republica conservé par Augustin, La maxime attribuée 4 Salomon, considéré par Ambroise comme l'auteur de I’Ecclésiaste, Vétait généralement a Siléne par la tradition antique*’. Ce chauvinisme ecclésiastique qui ressuscite ici la vieille théorie des larcins chére aux apologistes et revendique pour un auteur sacré la paternité d’une pensée commune a la culture grecque et a la culture juive nous vaut un catalogue des passages de 1’Gcriture sus- ceptibles de porter 4 ces réflexions désabusées®®, En premier lieu vient le livre de Job. « Salomon ne fut pas le seul A avoir cette pensée, continue Ambroise, bien qu'il fit le seul 4 avoir exprimée. I avait Ju que le saint homme Job avait dit : « Périsse le jour ott je suis né » et avait reconnu que Ja naissance est l’origine de tous nos matix », Avec les textes patristiques latins que nous venons d’analyser, presque tous centrés sur le premier pleur et son symbolisme, nous avons un moment perdu de vue la comparaison avec les animaux®’, Or ce thame, 86. Amr., De exc, Frair, sui Sat, IL, 29-30 (P.1., 16, col. 1380) : # Quid enim nobis miserius, qui tanquam spoliatl et nudi proicimur in hance uitam, corpore fragili, corde Iubrico, imbeeillo animo, anxil ad sollicitudines, desidiosi ad labores, proni ad uoluptates ? — Non nasci igitur longe optimum secundum sancti Salomonis sententiam, Ipsum enim etiam ii qui sibi visi sunt in philosophia excellere secut! sunt. Nam ipse illis anterior... » — Ecolésiaste, rv, 2, 4. 87. Lactance venait encore de I’attribuer & Siléne et de citer la Consolation de Cicéron : «Ita primum bonum esse non nasci, secundum, citius mori, Quae (Le. sententia) ut matoris sit auctoritatis, Sileno adtribuitur. Cicero in Cousolatione non nasef, inquit, longe optimum nec in has scopulos incidere uitae, proximum autem, si natus sis, quam primum tamquam ex incendio effugere fortunae » (Diu, Inst. IIT, 19, 14). Il est vrai qu’s Vinverse d’Ambroise, Lactance considérait cette pensée comme stupide | 88. Sur la théorie des Jarcins, of. Mima A., Biudes sur les Stromates de Clément ad Alexandrie, Paris, le Seuil, 1966, p. 356 et suiv. ; ef. aussi JUSTIN, APol., T, 44,8-9 ; ‘Tuforame, Ad Awiol. II, 37 (éd. 8.C., p. 200); Tarr., Apol., XIX et XLVI. 89. Nous n’avons pas cité les passages of Arnobe compare l'homme aux animaux, Lapologiste, en effet, suit un antre dessein. Pour confondre V’orguell de l'homme qui s'imagine posséder une Ame immortelle par nature, Amobe le compare longue- ment a I’animal, Il ue remarque aucune différence dans la physiologie (Adu, nat, UL, 16, édition Marchesi, p, 83). Tl est, de plus, impossible de croire 4 intelligence de Vhomme quand on voit I’'nsage immoral que celui-ci fait de sa raison (II, 17). Quant aux acquisitions de la technique, elles ne sont pas le fait d'une science innée 20 ALAIN GOULON largement représenté dans le monde grec classique, avait continué de se développer dans fa littérature grecque chrétienne. Ainsi, A Celse qui se plaint que I‘homme n’assure sa subsistance qu’au prix de fatigues mul- tiples, tandis que pour l’animal tout powsse sans semailles ni labours, Origéne réplique par une apologie du besoin, moyen providentiel de développer les arts chez un animal pourvu de raison. Cette intention providentielle parait 4 Basile si évidente qu’elle Iui fournit une compa- raison pour expliquer les desseins cachés de Dieu. Pourquoi l’Ecriture comporte-t-elle des difficultés ? Pour stimuler notre intelligence, comme la stimulé le besoin chez l'homme, seul de tous les animaux a naitre nu, Un pareil théme venait spontanément sous la plume des écrivains qui traitaient de la création de homme. Ainsi le Pseudo-Basile précise que la raison compense la débilité humaine, Grégoire de Nysse consacre tout un chapitre du De hominis opificio & ces développements sur la de lame, mais elles sont nées du besoin. C’est pourquoi, si fa nature leur mare leur avait accordé des mains pour les servir (ministras manus, — V'allusion & Crc., nat. deor., II, EX, 150 est évidente), ils auraient fait tout aussi bien que {homme ; Quod si ministras manus illis etiam donare parens nalura uoluisset, duditabile non fore, quin ef ipsa construevent moenium alta fastigia et artificiosas excuderent nouitates. (I, 17). Arnobe va done A contre courant. En fait, selon lui, la nature est une mere pour homme et une martre pour I’auimal, — Le boeuf qu'Arnobe met en scene (VIL, 9, éd. Marchesi pp. 351-352) reprend les mémes griefs contre l'homme qui le sacrifie. Il ne voit pas, en effet, au nom de quelle infériorité prétendue il devrait payer de son sang les fautes dont l'homme se rend coupable, 90. Orrciwe, Contre Celse, IV, 76. — Une furtive allusion de Justin (Dialogue avec Tryphon, TV, 4: 4 Si ces animaux pouvaient prendre la parole... sache bien qu'ils pourraient & plus juste titre décrier notre corps & nous », édition ARcHAMBAUL/T, in Textes ef Documents, 8, vol. I, pp, 22-23) montre que ce rhéteur connait bien le théme traditionnel de la comparaison du corps de l'homme et de celui de J'animal. ot. Cette remarque, il est vrai, se trouve dans le prologue du commentaire de Basile sur Isaie dont l’authenticité a été contestée (In Isaiam, proem,, 6 ; P.G, 30, col. 127-128). Pent-¢tre n’est-elle pas de l’évéque de Césarée. En revanche, l’homélie « Dieu n’est pas l’auteur du mal », tres probablement authentique, présente un pas- sage analogue, encore que les perspectives soient assez différentes (P.G. 3, col. 349 350). Basile considére le plan providentiel avant la chute de nos premiers’ parents, Si Adam et Eve ignoraient leur nudité, c’était pour que le souci de se procurer’ des vétements ne les écartét pas de la contemplation divine. Il ne convenait pas davan- tage que la nature revétit l'homme comme elle le fait pour les animaux. Dieu, au contraire, avait prévu pour l’homme des ornements aussi variés que magnifiqnes qui auraient été la récompense individuelle de la vertu. — On trouvera ce texte de Basile et celui d’Origéne cité & la note précédente expliqués et mis en valeur par M. Hart, : La prise de conscience de la « nudité » d’Adam. Une interprétation de Gendse, 3, 7 chez les Péves Grecs, in Studia Patristica, VIL, 1966, pp. 488-495 (T.U. 92). Mme Harl discerne en effet deux courants dans l'exégése grecque de ce verset de la Bible. Le premier met l’accent sur «la catastrophe initiale » de la faute originelle quia contraint "homme a organiser sa vie matérielle et I'a doigné de la contemplation. L’homélie « Dieu n’est pas l'auteur du imal » représente cette tendance. Origéne illustre la deuxiéme qui voit dans le besoin, conformément & la tradition antique, une occasion donnée 4 l'homme de progresser sans cesse. Nous tenons A remercier icl vivement Mine Harl quia bien voulu nons faire part de ses observations. 92. PsEupo-Basiu, De hominis structura, 1, 7 (P.G. 30, col. 18). «LE. MALHEUR DE L’HOMME A LA NAISSANCE» ar nudité de l'homme qu'il lie 4 celui de sa stature droite comme !'avait fait jadis plus brigvement le Latin Minucius Felix®, Avant les Péres Cappadociens et dans les lettres latines, Lactance avait presqu’entirement consacré son De opificio Dei a défendre la Pro- vidence contre les allégations des Epicuriens. L’ensemble de I’ceuvre méme présente plusieurs fois le nouvean-né nt et sans armes, nu et fra- gile®4. Ta doctrine ne varie pas : la Providence a donné a ’homme la raison pour lui permettre de surmonter ces prétendues infériorités, qui, en définitive, tournent 4 son bien. Car si l’homme, par exemple, efit été naturellement prémuni contre le froid, il aurait été couvert de poils, qu'il eat été vilain® | Ce providentialisme naif n’a cependant pas rendu Lactance insensible aux lamentations de Lucréce comme en témoignent plusieurs réminiscences stylistiques™. Le débat s'instaure vraiment au chapitre ut du De ofpificio Dei avec un exposé de la thése épicurienne essentiellement inspirée par Lucréce, comme Vindiquent un vers expli- citement cité, la comparaison de l'enfant au naufragé que nous ne ren- controns que chez le poéte épicurien, ainsi que l’emploi de certains mots (effuderit)®”. Un nom résume les griefs ; nowerca ; Lactance l’a probable- ment emprunté a Cicéron™. Les vers de Lucréce exprimaient le bonheur des animaux de fagon négative : ils n’ont pas besoin de hochets, de mots caressants,.. ce qui est vrai, Ils sont parfaitement adaptés dés leur nais- sance, est cens¢ dire I'Itpicurien de Lactance,.. ce qui est faux | Dés lors Lactance, qui se souvient du discours de Balbus dans le De natura deorum, n’a aucun mal 4 montrer la peine que prend 1’oiseau pout construire son nid et pour élever ses petits”. Non content comme la plupart des autres écrivains de montrer Ja grandeur de I’homme dans la raison, Lactance discute, argumente et n’accorde méme pas A I’adversaire la supériorité physique du jeune animal. 93. Gritcomn py Nvssu, De hominis opifisio, 7; estatus erectus» ; 8. — Ces deux chapitres sont utilisés par Reinhart pour reconstituer la pensée de Poseldonios sur ce sujet (R.E., XXII, col, 721-723), of. n. 47,— MiNvc,, Oct, XVII, ro (providence pour les animaux), 11 (status erectus). 04, «nudus et inermis »: Lact., De opif. Dei, 2, 6; 3, 2; Diu, Inst, VIL, 4,245 «nudus fragilisque » : Lact., De opif. Dei, 4, 22°; Dix. Inst, VI, 10, 3. 95. Lact, De opif. Dei, 2, 6-7 : statuit enim nudum et inermem, quia et ingenio poterat armari ct ratione uestiri. Ga uere quae mutis data ct homini denegata suat, quam mizabiliter in homine ad pulchritudinem faciunt, exprimi non potest. Nan. si homiui ferinos dentes aut cornua ant ungnes aut ungulas aut caudam aut uarii coloris pilos addidisset, quis non sentiat quam turpe animal esset futurum, sicut et muta, si nuda et inermia fingerentur ? 96. Lact, Div, Inst., IL, 11, 10 : eiacere proiectos » (il s'agit des premiers hommes nés des mattices Iucrétiennes) ; Dizs. Inst., VI, 6,6: ehumiiacent o ; Diu. Inst., 1, 11,6: «ex aluo matrum profunderentur» ; Diu. Inst., IIT, 19, 23: ¢ effusus ex utero ». 97- Lact, De opif. Dei, 3, 1-2; lwer., V, 227. 98. Cie, De Rep, ILI, 1*; bien que le mot pntpuré apparaisse dans les textes grecs (cf. Prut., Sur la force, Loeb, Moralia, XV, p, 236), il est plus probable que Tactance imite un latin, 99. Crc,, nat, deor., IL, 51, 128-52, rag. 22 ALAIN GOULON T’empire romain est sur son déclin lorsque le champion de la culture antique, Sidoine Apollinaire, reprend encore ces développements tradi- tionnels 4 la fois sur la misérable condition de l’enfant 4 la naissance et sur les avantages respectifs de l’homme et des animaux. Le théme se trouve méme amplifié et partiellement renouvelé. Mais le prétexte A ces considérations reste mince et la logique du raisonnement n’est pas sans faille. Les proches voisins d’un homme cultivé le connaissent-ils mieux que des amis éloignés qui n’ont avec Jui qu'un commerce littéraire ? Tel est le sujet de la « profonde » discussion que des « hommes du plus haut rang » ont tm jour avec Sidoine!, Celui-ci, sans hésiter, soutient les avantages du commerce littéraire par lequel se manifeste la dignité de homme, son intelligence raisonnable. C’est l'occasion pour Sidoine de rappeler l’extréme dénuement de I’homme a sa naissance tandis que le boeuf a son poil, le sanglier ses soies, l’oiseau son plumage, avec, de surcroit, des armes naturelles. « Nos membres — et nos membres seuls — ont été, non pas mis au monde (edita), mais précipités dans ce monde (eiecta) ». Pour les animaux, la nature est une mére qui leur ouvre les bras ; a l’égard de I’homme, elle se comporte en mar&tre (nouercaretur). Mais tout cela n’a qu’une mince importance puisque notre faculté de raisonner a élevé notre condition au-dessus de celle des animaux. Sidoine pouvait en rester 1a : il poursuit son avantage et se laisse emporter par une tradition qui lui suggére les développements habituels. « Je voudrais, dit Sidoine, que les mauvais plaisants qui jugent leurs amis moins avec Vintelligence qu’avec les yeux, me disent ce qui est, A leur avis, parti- culigrement prestigieux et brillant dans la forme extérieure d'un homme ». Est-ce la hauteur, la force, l’acuité visuelle ?... Sidoine continue en mon- trant dans chaque cas la supériorité des animaux", Il n’oublie qu’une 100, SMON., Epistulae, VII, 14, 1-2 : « Proxime inter eummates uiros (erat et frequens ordo) uestri mentio fuit, Omnes de te boni in commune senserunt omnia bona, cum tamen singuli quique uaria uirtutum genera dixissent, Sane cum sint quipiam de praesentia tua, quasi te magis nossent, praeter acquum gloriarentur, incandui, quippe cum dici non aequanimiter admitterem uirum omnium litteraram uicinantibus rusticis quam institutis fieri remotioribus notiorem. 2. Processit jn ulteriora contentio... » (édition Loyen, coll. Belles-Lettres, T. IIT, p. 69). ror., SIDON., Epistulae, VII, r4, 3-5 : ¢ Equidem si humana substantia rectius mole quam mente censenda est, plurimum ignoro, quid secundum corpulentiam per spatia quamuis porrecte finalem in homine miremur, quo nihil aeque miserum destitutumque nascendi condicio produxit. Quippe cum praebeat tamquam ab aduerso boui pilus, apro saeta, uolucri plume uestitum (quibus insuper, ut uim uel inferant uel repellant, cornu, dens, unguis arma genuina sunt), membra wero nostra in hunc mundum sola censeas eiecta, non edita ; cumque gignendis artubus anima- lium ceterorum multifario natura praesidio quasi quaedam sinu patente mater occurrat, humana tantum corpora effndit, quorum inbecillitati quodammodo nouercaretur. Nam illud sicuti ego censeo, qui animmm tuum membris duco potio- rem, non habet aequalitatem, quod statum nostrum supra pecudes ueri falsique nescias ratiocinatio animae intellectualis euexit ; cuius si tantisper summoueant dignitatem isti, qui amicos ludificabundi non tam iudicialiter quam oculariter intuentur, dicant uelim in hominis forma quid satis praestans, quid spectabile putent, Proceritatemne ? quasi non haec saepe congruentius trabibus aptetur, An fortitudinem ? quae ualentior in leoninae ceruicis toris reguat. etc... » «LE MALHEUR DE L’'HOMME 4 LA NAISSANCE > 23 chose : ses contradicteurs ne se sont nullement engagés sur ce terrain, ils préféraient un contact direct A un simple commerce épistolaire pour connaitre un homme, méme cultivélis | Un simple prétexte a donc suffi a l’évéque de Clermont pour amener de larges développements sur un théme bien connu dont la fortune se poursuivra longtemps encore aprés Jui, I,'exégdse du livre de Job en sera parfois l'occasion. Comme jadis pour Ambroise, ce livre servita de support chrétien aux réflexions sur la mistre du nouveau-né. ‘Tel est le cas, notam- ment, de deux textes tardifs. Dans l'un, Bernard de Claivaux s'appuie sur le livre de l’Ecclésiastique : un joug pesant est sur tous les fils d’Adam depuis le jour ot ils sortent du ventre de leur mére jusqu’au jour de la sépulture dans le sein de la mére commune, et continue ainsi : «Notre premier cri est un pleur, 4 bien juste titre, puisqu’entrés dans cette vallée de larmes, nous potvons en tout point nous voir appliquer ce mot du saint homme Job : L’homme né de la femme, vivant peu de temps, est rassasié de miséres »', Lucréce est bien oublié au profit du livre de la Sagesse et de celui de Job, mais le symbotisme du « premier pleur » reste vivace. Plus curieux est tm texte de la Catena in Job attribuée par l’éditeur Voung a Nicétas, métropolite d’Héraclée au xe siécle, et consacré a Job, 1, 2t : « Nu je suis sorti du sein de ma mére et nu j’y retournerai »'°8, Le caténiste emprunte d’abord 4 Clément d’Alexandrie le commentaire quwil avait donné de ce passage : le dépouillement auquel nous sommes conviés n’est pas uniquement celui des richesses — sens trop commun —, mais celui du péché, du vice. Clément proposait donc une interprétation spirituelle qui ne comportait aucune allusion au réalisme du mot youvéc?®. Mais le caténiste y revient rapidement : nus nous naissons, nus nous sommes enterrés a l'exception des setles bandelettes mortuaires, Car Dieu nous a préparé une autre vie : les biens matériels dont nous avons Ja jouissance ne constituent qu'un viatique. Sauf la pi¢té qui reste notre possession, tout nous sera enlevé 4 la mort. L’enfant a done raison, dés Ja sortie du sein maternel, de pleurer aussitét et non de rire, comme s'il sirritait de la vie qui lui offre en prélude de Vexistence un avant-goit de la mort, Dés la naissance en effet, on lui bande les mains, les pieds, et c’est dans les liens qu’on lui donne le sein. A peine est-il venu a la vie qu’on l’enveloppe dans Ja tenue des morts | Il semble s’en prendre 4 sa mére a travers ses lamentations : « Pourquoi, mére, m’as-tu enfanté pour rorels, Voir note 113, p. 26. 102, KERNARD, Sermo de Passione Domini (P.L,. 183, col, 266A) ; — Ecclésias- tique, 40, x ; Job, XIV, 1. 103. P.G, 9, col. 739-742 ; un texte légérement différent est donné dans !’édition du jésuite Comitolus (Venise, 1587). — Sur l'histoire de la chatne sur Job, ef. DE- VREESSE, art, Chatnes exégétiques grecques, in Dict. Bibl. Suppl. II, col. 1140-1145. 104. CLEM., Sirom, IV, 160 (G.C.S. 1960, p. 319). 24 ALAIN GOULON cette vie ot tout n’est que progrés vers la mort ? »!5, Suit une énuméra- tion des peines réservées 4 chaque age de la vie, comparée a une navi- gation. Puis, soudain une rupture, le caténiste revient au mot yupvds : «...Seul l’homme nait nu, sans armes, sans rien pour le protéger. Non point pour qu'il soit inférieur aux animaux, mais pour que cette nudité le stimule », Aussi homme a-t-il tout inventé ; Jes maisons, les vétements, les cuirasses, les instruments aratoires... il a méme su imposer la crainte aux animaux, Ainsi sa nudité a été un véritable don de Dieu. C’est pour- quoi Job remercie Dieu en disant : « Nu je suis sorti du sein de ma mére,., » Le caractére composite du passage est frappant. L’interprétation de Clément se soude mal au reste de l’exégése!6, Le caténiste renchérit sur tous les auteurs que nous avons rencontrés jusqu’a présent en présen- tant le nouveau-né, ses pleurs et ses imprécations | Cette amplification dénote un texte tardif. IL y a plus : cette insistance va a l’inverse de la thése soutenue dans fa derniére partie du texte, résolument optimiste. Lucréce et Pline se gardaient bien, évidemment, de parler du caractére industrieux de ’homme ! Seul sans doute, dans la littérature patristique et profane, a souffler ainsi le chaud et le froid, ce texte ne paraft guére cohérent. Peut-on en connaftre l’auteur ? L’attribution de la chatne sur Job A Nicétas n'a pour elle aucune certitude!®?. Selon Devreesse, cette chaine serait constituée par le fond chrysostomien d’un commentaire sur Job, auquel se seraient adjoints progressivement des textes d’Origéne, d'Olympiodore, de Julien d’Halicarnasse et d’autres écrivains, Aucun des auteurs que nous avons pu consulter n’interpréte ainsi Job, 1, 2118, On peut se demander si cette exégése isolée et peu cohérente refléte la pensée d'un Pére, Nic¢tas — ow le caténiste — n’aurait-il pas de lui-méme introduit dans l’exégése un théme devenu bien rhétorique ? Nous savons que Nicétas avait commenté plusieurs ceuvres de Grégoire de Nazianze et 305, Souvenir de Jérémie, xv, 10: Heu me mater | ut quid me peperisti... ? (cité par AmBR., De exe. fr, Sat. P.L, 16, col, 1382). 306. Pour montrer que les marcionites n'ont pas innové en disant que la géné- ration est un mal, Clément aligne quantité de citations pessimistes dont celles de Théognis et d’Euripide (Strom, III, 3). Or, dans ce catalogue, on ne trouve aucune allusion aux pleurs de l’enfant A la naissance... Clément n’était pas familiarisé avec ce theme : le caténiste change certainement d'auteur. 107. Cf, DEVREESSE, D.B. Suppl. IL, col. 1141. x08. Ibid, col. 1142-1145 ; — Nous n’avons trouvé nulle part ailleurs cette exé- gése pour Job. x, 21; ni dans Jean Chrysostome : Ep. Rom., P.G. 60, col. 474 et col. 542 ; Ite Thess., P.G. 62, col. 413 ; commentaire sur Job, P.G. 64, col. 541-542 (ce texte n'est sans doute pas entiérement de Chrysostome, cf. Dieu, Un commentaire de Saint Jaan Chrysostome sur Job, in R.H.E., XIII, 1912, p, 652 2.) ; ni dans Ori- gine: In Genesim, VIII, (éd. Delarue, 1733, T. II, p. 84) ; Ep. ad Ajricanum, T. I, 5b; in Ezechielem, 'T. IIL, p. 371 ; Commentaire sur Job, P.G, 12, col. 1030 et ni dans Olympiodore (ou ce que Young a édité sous son nom daus la chatne de Nicétas, P.G. 93, pp. 33-34) ; rien non plus dans le de Interpellatione Iob et David dAmbroise, dans le commentaire sur Job de Jédme (P.L,, 26, col, 659), chez Cyprien, Testimonia, 6 (CSE, II ; 1, p, 118), De mortalitate, ro (CSEL III, 1, p. 302) ni dans Jes trés nombreuses citations de ce yerset chez Augustin, indiquées par A. M. La « LE MALHEUR DE L'HOMME A LA NAISSANCE» 25 en particulier certains de ses po’mes'®, Il avait pu y lire les plaintes habituelles : « Sitét que j’ai glissé hors du sein maternel, j’ai versé ma premigre larme, pleurant avant d’avoir touché a Ja vie pour toutes les souffrances qui m’allaient survenir »4°, Chez Grégoire aussi, il avait pu. trouver le rapprochement entre la mort et la naissance : « le ventre de ma mére était mon tombeau. Nous sommes deux fois ensevelis! ». Mais il est peu probable que le méme commentaire exégétique ait pu fournir au caténiste a la fois le théme des plaintes de l'enfant et celui de la com- paraison avec les animaux. ‘Ainsi, tous les écrivains chrétiens qui ont traité de 1a misére de l’homme A sa naissance, conformément a l’enseignement biblique qui proclamait dés la Genése la souveraineté de l'homme sur 1a Création, n’ont vu dans sa faiblesse physique qu’une simple apparence si l’on prétendait mettre en regard la supériorité de I’animal. Au-dela de la réalité sensible, ils ont recherché le dessein-providentiel et chanté alors un hymne 4 la raison humaine. En revanche, ils ont fort aisément adopté les lamentations sur Je malheur et la mistre du nouveau-né, Ces deux attitudes sont-elles parfaitement cohérentes ? Pourquoi se lamenter si cette misére de l'homme entre dans le dessein providentiel, si l’on sait que cette misére n'est que la contre-partie de sa grandeur ? Certes, le raisonnement n’empéche pas Ja sensibilité de se faire entendre et la piti¢ aussi est le propre de ‘homme. Il reste néanmoins que les deux attitudes se congoivent assez mal simul- tanément, Il faut aussitét rendre aux Péres cette justice qu’ils les ont rarement adoptées 4 la fois dans un méme texte. Plus vraisemblable- ment, selon les buts qu’ils se proposaient, les auditoires qu’ils avaient & convaincre ou A instruire, ils ont puisé dans leur culture antique et biblique ce qui répondait A leur besoin du moment. C’est pourquoi, selon le tempé- rament de chacun et les nécessités de l'heure, les emplois du théme sont apparus bien divers, Tantét, on s’en tient encore aux premiéres formes que lui donnérent Théognis ou Euripide™*. Tantét, a travers le donné du BONNARDIERE dans sa Biblia Augustiniana (A.T, II, Paris, Btudes Augustiniennes, 1960, pp. 126-127). — Grace & Vobligeance du Professeur Benoit, que nous remer- cions ici, nous avons eu connaissance des textes patristiques recensés au fichiér de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg et relatifs & ce verset. rog. Cf. Grumur, art, Nicdias d’Héraclée in D.T.C., T. XI, col. 473+ rro. GR&GoIRn DE Nazranzn, Caymina, I, 2, 14, v. 45-48 (P.G. 37, col. 759). x11. Ibid. y. 36-37 ; le théme des bandelettes qui lient également le nourrisson et le mort est toutefois traditionnel, cf. Ter’, Adu. Marc, IV, at, 11... nec pannis iam sepultuyae inuolucrum initiatus. 112, Méme Jéréme qui approuve « Hésiode » : Hesiodus natales hominum plan- gons gaudet in funere (ep. Go, 14). Il faut lire trés vraisemblablement « Hérodote », soit qu'il y ait ew faute dans les manuscrits, soit que Jérome Iui-méme ait mal tu, Car Jérome doit probablement citer d’aprés CLitMEnt, Stromates, IIL, 3 qui rapporte précisément l'histoire de Cléobis et de Biton racontée par Hérodote. Cf. CouRCEIAa;, Les Lelives Grecques en Occident, Paris, 1943, p. 68, n. 4, — THfoDORET cantinue & citet Théognis et Euripide, sans doute aussi daprés Clément (Thérapeutiqns, Vi, 11-12), — Le caténiste PRocors DE Gaza écrit une lettre de consolation, ‘véritable 26 ALAIN GOULON théme traditionnel, le lecteur devine les réactions d’hommes vagtiement. dégofités par les réalités physiques de a naissance et qui, pour des motifs divers, veulent les épargner au Christ. Cette répulsion n’est sans doute pas étrangére au tableau polémique que peint Arnobe d'un Jupiter enfant. Ici, l'on sent la grande pitié d’un pasteur pour son peuple, ailleurs, le souci d'un théologien. Mais jamais, en tout cas, les Péres ne sont pessimistes. Car cette misére de la nature humaine n’appartient qu’a une nature déchue, Le paien Cicéron pouvait bien connaitre le fait de cette déchéance ; il en ignorait la cause, remarque Augustin, Mais la nature déchue a connt la Rédemption. Aussi ne trouvons-nous pas chez les Peres la pitié pathé- tique, presque désespérée, d’un Lucréce. La terre est pour eux une vallée de larmes, mais elle n’est qu'un passage. Alain Gouron mosaique de thémes antiques sans qu’apparaisse aucun élément chrétien (ep. 47 dans HERscueR, Episiolographi Graeci p. 544) cf. n. 6, — Nous tenons tout par- ticuligrement & remercier M. le Professeur FONTAINE qui, avec sa complaisance habituelle, a bien voulu relire notre manuscrit et nems faixe part de ses obsetvatior's, 113. Cet article était déja sous presse quand, grace A l’obligeance d’un de nos collégues d’Amiens, M. Perrin, nous avons eu connaissance de l'étude de P. COURCELLE, Sidoine Philosophe, dans Forschungen zur rimischen Literatur, Festchrijt K. Bitckner, Teil 1, pp. 46-39, Wiesbaden, 1970, consacrée & La lettre & Philogrius citée p. 22. M. Courcelle établit magistralement que cette lettre, exceptionnelle dans la Correspondance de Sidoine, a pour base des textes philosophiques précis. Tl montre notamment, & propos du malheur de l'homme a 1a naissance (pp. 50-52), que Sidoine s'inspire de Lactance et, & travers lui, de Cicéron et de Lucréce et cite A ce propos un certain nombre de textes auxquels nous nous sommes nous-mémes réléré. Il en cite quelques autres comme celui-ci d’Ambroise (De Noe, II, 3, C.S.E.L., t. XXXII, 1 p. 414, 16) : «Naturae bonum omnibus inest nec quasi naujragos in lucem proicit, sed et suffulcit uiribus,., et uestit uelut quibusdam integumentis », qui se rattache de toute évidence au théme ct au vocabulaire lucrétiens, La parution de louvrage de Celse et la datation de quelques apologies On peut assigner 4 Ja plupart des apologies greeques du second siécle une date précise ou, du moins, approximativel. La recherche peut donc tirer de ces ouvrages tout le parti désirable. Mais il n’en va pas de méme, on le sait, pour quelques apologies obscures ou anonymes sur lesquelles Jes avis demeurent partagés. Nous voudrions ici tenter de remédier, en partie, A cette situation, en proposant une date approximative pour quatre de ces écrits : l’Irristo Hermiae, le De monarchia, la Cohortatio ad Graecos, et l’apologie syriaque dont Méliton de Sardes passe, parfois, pour 1’auteur. En nous référant 4 1a parution du Discours V éritable de Celse en 178? et a ce que nous pouvons savoir des premiares réactions chrétiennes 4 cet écrit’, nous diviserons la littérature apologétique en deux parties — !’une 1. Rappelons ces dates : Aristide écrit vers x40, Justin entre 146 et 161, Tatien vers 176, Athénagore vers 176-177, et Théophile en 180 (cf. R. M. GRaNt, The Chronology of the Greck Apologists dans Vigiliae christianae, IX, 1955, pp. 25- 34). Ce sont & pen prés les mémes dates que J’on trouve dans tous les manuels de patrologie, ainsi que dans l'onvrage, bien connu, de J. GEEFCKEN, Zwei griechische Apologeien, Leipzig, Berlin, 1907. 2, L/immense majorité des critiques penche pour cette date (cf., par exemple, J. Quasren, Initiation aux Pores de I’ Eglise, trad, de Vanglais, Paris, 1955, t. I, p. 2rret t, IT, p, 67). Ajoutons & cela que ni Tatien ni Athénagore ne laissent percet Je moindre sonci de réfuter l'ceuvre du paien : ce qui se serait sans doute produit si le Discours Véritable avait été publié entre 161 et 164 comme le voudrait J. Scuwantz (Biographie de Lucien de Samosate, Bruxelles, 1965, p. 24). 3. CEJ. Scmwanrz, L' Epttre & Diognéte dans Revue d'Histoire et de Philosophie reli~ gieuses, XLVIII, 1968, pp. 46-53; J.-M. VERMANDER, De quelques répliques & Celse dans TApologeticum de Tertullien dans Revue des Etudes Augustiniennes, XVI, 1970, PP. 205-225 ; Celse, source ef adversaire de Minucius Felix, Ibid., XVII, 1971, pp. 13- 25; Théophile d'Antioche contre Celse, Ibid, XVII, 1971, pp. 203-225. 28 J-M. VERMANDER pré-, l'autre post-celsienne —, et tenterons, a partir de 1a, de résoudre les problémes de chronologie qui se posent pour chacune de ces ceuvres. * 4 Précisons d’abord ce que veulent dire exactement ces néologismes de pré- et de post-celsien, et, pour ce faire, revenons a l’Autolycos de Théo- phile d’Antioche. Comme il a été démontré précédemmentt, il est clair que cette ceuvre laisse, entre son livre II et son livre III, apparaitre un brutal changement d’attitude et de préoccupations dela part de son auteur, et que ce changement est, 4 n’en pas douter, causé par l’influence du Discours Véritable sur le destinataire de l'apologie. On peut donc diviser Vapologie de Théophile en une partie susceptible d’étre qualifiée de pré-cel- sienne et une autre susceptible d’étre qualifiée de post-celsienne. Une telle division vaut d’ailleurs également pour l’ceuvre de Tertullien. En effet, il a été prouvé — nous osons le croire — que !’'Ad Nationes fut écrit en dehors de toute référence a la pensée celsienne, alors que !’ Apo- logeticum, de quelques mois postérieur au précédent ouvrage5, contient un nombre assez imposant de répliques au penseur paien®, Bien entendu, 1a répartition s'applique aussi a l'ensemble des apologies dont la date nous est connue. Il va de soi, par exemple, que I’ Apologie d'Aristide appartient & la période pré-celsienne et que l’A Diogndte est A fixer dans la période post-celsienne’. Toutefois, il faut ici tenir compte d’une objection non négligeable qui pourrait étre formulée ainsi : est-il impensable qu’en 250, par exemple, un apologiste chrétien ait écrit comme si Celse n’avait jamais rien publi¢ ? Et, dans ces conditions, votre terme de pré-celsien a-t-il encore un sens ? Soyons tout d’abord reconnaissant 4 ce genre d’objection de nous faire préciser que la période que nous qualifions de pré-celsienne ne se termine pas partout a la méme date. D’apras ce que nous pouvons savoir, il faut en effet situer ce terminus en 180 A Antioche’, vers 190-200 A Alexandrie®, en 197 a Carthage!, et au début du me sitcle 4 Rome, Ceci dit, notons 4, Voir mon article sur Théophile, p. 209 sqq. 5. CEA, Scunumper, Le premier livre Ad Nationes de Tertullien, Institut suisse de Rome, 1968, pp. 7-9- 6. Voit mon article sur ‘Tertullien, notamment p. 221 sqq. 7- Aux arguments exposés par J. Schwartz dans l'article cité note 3, on pent ajouter qu'A Diognéte vit, to semble précisément répondre une objection cel- sienne qu’Origéne a rapportée en Contre Celse, IV, 7. 8, Puisque c'est la date de l'A Autolycos (cf. note x). 9. Puisque c'est la date de I'd Diognéte (of, H.-L. Mannov, A Dicgndte, Paris, 1985; Sources chrétiennes n° 33 bis, pp. 263-266). 10, Puisque c'est la date de I’A pologeticum, r1t, Puisque c'est la date de l’Octavius de Minucius Felix (cf. J. BEauyEu, Minu- cius Felix, -Octavius,: Paris, 1964, pp. XLIV-xCrv) et aussi.\celle de 1'Elenchos CHRONOLOGIE DE QUELQUES APOLOGIES 29 que len sigcle connaissait, lui aussi, 1a réalité que nous appelons« échanges culturels » et qu’A voir le milieu dans lequel évolua l’auteur du Discours Véritable™, on se rend compte que l'ceuvre dut se répandre assez rapide- ment dans tout l’empire. Quant aux intellectuels du parti adverse, il serait injuste de se les représenter comme incapables d’évoluer"® et de s’adapter aux besoins d’un public paien influencé par Celse!*, Et, dans ces conditions, il parait tout a fait logique de passer outre l'objection et de maintenir T’existence de deux périodes dans la littérature apologétique qui va d’Aris- tide a Origéne. La voie étant ainsi ouverte A nos investigations, c’est maintenant le lieu de fixer, pour chacune des apologies citées en commengant, la période & laquelle il convient de Ja rattacher. Pour ce faire, nous déterminerons si le contenu de l’ceuvre tombe sous le coup ou, at contraire, tient compte des objections antichrétiennes exposées dans le Discours Véritable. I, P&rropE PRit-CELSIENNE Commengons par I’Ivrisio Hermiae, sur la datation de laquelle on sait que les opinions divergent a l’extréme!’, A. Puech penche pour une solu- tion qui ferait de notre apologiste un contemporain de Lucien et de Tatien!®, a'Hippolyte de Rome (ot Celse serait combattu : ef. C. ANDRISEN, Logos und Nomos. Die polemik des Kelsos wider das Chvistentum, Berlin, 1955, pp. 387-393) 12, Celse est l’ami de Lucien de Samosate (cf. J. Scwanzz, Biographie..., passim, et notamment p. 21, ott il est indiqué que l'Alexandre est dédié & Celse) ; Lucten de Samosate dédie ses Portraits & l’empereur Imucius Verus ; il'a des amis communs avee Fronton (cf. J. Scuwanz, ibid, p, 131), lequel Fronton a les rapports que l’on sait avec Marc-Aurdle, Selon M. Soxpr (La polemiche in torno al cristianesio nel TI secolo ¢ la loro influenza sugli sviluppi della politica imperiale verso la Chiesa dans Rivista di Storia della Chiesa in Iialia, XVI, 1962, pp. 1-28), Celse aurait meme été, dans son Discours Véritable, le porte-parole de Marc-Auréle, On voit ainsi que le penseur paien ne manquait point de relations et avait donc toutes chances de voir son cenvre assez rapidement diffusée dans tout l'empire (certes, les publications n’allaient pas aussi rapidement qu’elles vont aujourd'hui, mais elles se répandaient tout de méme). +3. Sur importance des apologistes dans l'histoire de la pensée chrétienne, cf. J. QuastEN, op. cil., t. I, p. 212, Renan lui-méme (Marc-Auréle et la fim du monde antique, Paris, s. d., p. 503 8qq.) reconnaissait les progrés considérables que les intellectuels chrétiens de cette période avaient fait accomplir & la pensée chrétienne, 14. A qui ferait ici xemarquer que le nom de Celse n'est cité par aucun de ses contemporains (sanf par Iucien de Samosate), on pourrait rétorquer que Plutarque connut le méme-sort, et que personne n’en a jamais conclu que cet auteur demenra ignoré au 11° siécle. Pour Porphyre, il en est de méme que pour Celse: son ouvrage contre’ les ‘chrétiens n'est pas mentionné par les paiens du temps. Doit-on en conelure que ceux-ci l'ignorent, alors que certains auteurs chrétiens, tels. Arnobe et Ensthe, écrivent précisément pour combattre son influence sur les esprits ? 15. Cf. J. QuastmN, op, cil., t. T, p. 287. 16. A. PUNCH, Les Apologistes grees du IT* sidcle de notre ve, Paris, 1912, p. 280. 30 J-M. VERMANDER tandis qu’A. yon Harnack juge !’écrit postérieur 4 Constantin!’, J. Quasten considérant, pour sa part, qu’il n’y a dans ce bref traité absolument aucun indice dont on puisse tirer parti!®, Or, c'est 14 une affirmation qu'un renvoi a l’ceuvre de Celse permet de contester. Car il se trouve que l’exorde de l’apologie, en présentantde maniétre abrupte l'idée paulinienne de ’opposition entre la sagesse humaine et la sagesse divine’, illustre, 4 sa fagon, ce que nous apprend le Discours Véritable d'une certaine forme de propagande chrétienne contemporaine, Origéne nous révéle en effet que Celse soutenait que l'argumentation de certains chrétiens consistait essentiellement affirmer ; « La sagesse dans ce siécle est un mal et la folie un bien®® », Pour s’adresser aussi brutalement ses auditeurs et a ses lecteurs, il faut donc qu’Hermias ou bien ait rédigé son ouvrage avant 178 ou bien se soit adressé A un public encore non touché par la critique celsienne de la sagesse chrétienne (ce qui nous méne, comme nous l’avons vu, au début du mz? siécle, a I’extréme rigueur). Car il est invraisemblable que des lettrés paiens, auxquels l’auteur prétend tout de méme faire un cours de philosophie, aient pu supporter d’entendre un langage aussi simpliste aprés avoir pris connaissance des véhémentes attaques de l’'auteur du Discours Véritable*!. D’ailleurs, l’exemple d’Auto- lycos, le destinataire paien de Théophile d’Autioche, est 14 pour nous mon- trer, si besoin était, l'impact de cette polémique sur les contemporains™, Lanalyse du contenu méme de l’argumentation d’Hermias fournit dailleurs, elle aussi, une indication qui va dans le méme sens que ce que nous venons de découvrir. En effet, attaquer le paganisme en mettant, sans atuicune explication, l’accent sur les contradictions entre les philoso- phies, c’est procéder d’une maniére tout a fait semblable a celle de Tatien en 1765, d’une maniére tout 4 fait semblable a celle de T'héophile écrivant 17. A. von HaRNack, Gesch. der altchrist. Lit,, IT, Leipzig, 1904, p. 196. 18. Op. cit, p. 287. 19. § 1: « Paul, le bienheureux apdtre, écrivant aux Corinthieus, qui habitent Ja région laconienne de la Grace, leur déclare avec raison ; O mes bien-aimés, 1a sagesse de ce monde est folie auprés de Dieu ». Cf. I Cor. ur, x9. Le texte grec est le méme dans la P. G, (t. VI) et en Diets, Dovographi grasci, Berlin, 1965, 4° éd. 20. Cf, OnrGiE, Conire Gelse, I, 9. Le texte qui nous servira pour Vouvrage de Celse est celui mis au point par M. BoRRE (Origéne, Contre Celse, Paris, Sources chrétiennes, 1967-69). az. Sur ces attaques, voir Orrick, Contre Celse VI, 12 : « Celse ne connait méme pas nos textes, mais, par suite de méprises, nous accuse de soutenir que la sagesse humaine est folie devant Dieu... Il ajoute : La raison de cette maxime a été dite depuis longtemps. D’aprés lui, la raison qui nous fait tenir ce langage est la volonté d’attirer les seuls gens incultes et stupides ». Un peu plus loin, Origéne nous apprend que Celse accusait ses adversaires d’avoir emprunté leur théorie des deux sagesses & Héraclite, Voir aussi le chapitre 13, o& reviennent les mémes idées. 22. ‘Théophile Ini-méme nous apprend (4 Auto. III, 4) que son destinataire s'est laissé « entrainer hors du droit chemin », 23. CE. Discours aux Greos, 11, XXV, XXVI, CHRONOLOGIE DE QUELQUES APOLOGIES 3r la partie pré-celsienne de son ceuvre*4, d’une maniére tout A fait semblable a celle de Tertullien rédigeant son Ad Nationes® et ignorant encore tout de Celse, En revanche, quand ce que dit Celse de la uarietas opinionum christianorum*® est parvenu a J'oreille d’un écrivain chrétien, celui-ci devient plus circonspect en la matiére qu’expose Hermias. A preuve, Vattitude de ce méme Tertullien, qui, dans 1’ Apologetioum, reprend, certes, Pargument de la uarietas opinionum philosophorum??, mais l’assortit de considérations visant 4 ruiner l’objection celsienne*. En conséquence de quoi il est sans doute permis d’affirmer que notre apologiste a toutes chances de s’adresser A un public qui ignore tout de Celse (parce qu'il ne I’a pas encore 1u) pour ainsi argumenter 4 la facon de l’auteur du Discours aux Grecs, de Vauteur des livres I et II de 1'A Autolycos et de l’auteur de l'Ad Nationes, et ne pas procéder a la fagon de l’auteur de l’Apologeticum. Par- lera-t-on alors de sectarisme et du refus d’observer ce qui se passe autour de soi ? Mais il est incontestable que des écrivains aussi sectaires que Tatien et Tertullien se tinrent 4 l’écoute des réactions de leurs contem- porains paiens?®, ‘Nous sommes done loin d’étre démuni pour fixer une date approximative 4 notre traité. Il y a, en effet,deux indices qui nous montrent clairement que l’ceuvre dut étre écrite au moins avant que le Discours V éritable exercat son influence dans tous les centres culturels de l’empire. Et ceci nous permet de rejoindre J’opinion d’un Di Pauli, qui assigne 4 I’Irrisio un terminus ante quem : 221°, tout en pensant, comme Puech, qu’Hermias 24. Cf, A Autolycos, IL, 4, 5, 6, 8. Ine reste de ces développements que des allusions dans le livre III (7 et 8). 25. dd Nal, Ii, 2, 2 : Auctoritas philosophorum ut mancipium sapientiae palro cinatur. Sane mira sapicntia philosophorum, cuius infirmitatem prima haec contestatt uarietas opinionum, ueniens de ignorantia uevitatis, 26. Rapporté par Oxrciiwe (Contre Celse, ILI, 10) : « A Vorigine, ils étaient en petit nombre, animés de la méme pensée ; & peine se propagent-ils en multitude, ils se divisent ct se séparent, et chacun veut avoir sa propre faction » ; ibid. IIT, 12! «Ils s'anathématisent les uns les autres; ils n'ont plus de commun, pour ainsi dire, que le nom, si tant est qu’ils Vaient encore | ». 27. XLV, 5-8, 28. Ibid., 9: « Quod ideo suggerimus ne cui nola warielas sectae hwius in hoe quoque nos philosophis aequare uideatur et ex uarietaie defectionem windicet ueritatis. Sux ce passage, voir mon commentaire dans De quelques répliques & Celse dans I'Apolo- geticum de Terlullien, pp. 217-238. 29. Cf. Discours aux Grecs, xxxt (allusion au public dont se composent les auditeurs des chrétiens : des vieilles femmes et des adolescents) ; xxxv (allusion a L'étonnement que provoque la conversion de l'auteur au christianisme) ; xxv {allusion & V’accusation de cannibalisme), Un écrivain de la méme trempe que Tatien, Tertullien, manifeste, Iui aussi, ce souci d’écouter les propos de l'adver- saire et va méme jusqu’a écrire qu'il n'a voulu négliger aucune des rumeurs qu'on répand chez ses adversaires (Apol. XXvI, 14), 30. Dt Pautt (Die Irrisio des Hermias dans Theologische Quartalschri/t, XC, 1908, pp. 523-531) considérs que la Cohortatio ad Graecos dépend de l'Irvisio, et, s'appuyant sur le fait que cette Cohoriatio ne peut étre postérieure & 221 (voir note 64), fait de cette date un terminus ante quem pour I’Trvisio. 32 JM. VERMANDER est, probablement, un contemporain, voire un compatriote, de Tatien. Deux indices nous permettront également de fixer l’ouvrage intitulé De monarchia — et longtemps attribué 4 Justin — dans la partie pré- celsienne de l’apologétique. Tout d’abord, nous voyons notre apologiste chercher 4 démontrer a des paiens la vérité du monothéisme en insistant sur les concordances qu'il décéle entre le témoignage des écrivains profanes et celui des écrivains sacrés*!, et ne pas éprouver le moindre besoin de fournir a ses lecteurs quelques explications sur une telle méthode : ce qui permet de conclure qu’il s’adresse 14 4 un public non encore touché parl'influence du Discours Véritable, U est clair, en effet, que tout paien « averti » trouverait ici ample matiare A crier au plagiat, 4 I’exemple de Celse®, et qu’il se montrerait donc tout a fait insensible au genre d’argumentation utilisé par notre apologiste. Il est d’ailleurs significatif que ‘Théophile d’Antioche recourt 4 de tels arguments en son livre IT A Aufolycos®® mais cesse d’y recoutir en son livre III. En outre, il va de soi que, présenté sans aucune nuance comme il lest par l’auteur du De monarchia, le dogme de l’unicité divine attirerait immé- ditatement les répliques de tout paien ayant eu connaissance des objections exposées dans le Discours V éritable. Car véhémentes sont ici les attaques de Celse, lequel n’hésite point a accuser ses adversaires de professer le dualisme et d’adorer, en réalité, deux dieux4, Par ailleurs, le caractére extrémement élémentaire de la polémique antipolythéistique contenue dans l’ouvrage plaide en faveur d’une data- 31. Ce développement occupe les quatre cinquidines de Vouvrage (chap. 1 A v). Les auteurs paiens mentionnés par l’apologiste sont : Eschyle, Sophocle, Orphée, Euripide, Platon, Ménandre, Homére. Pour le texte, yoir O10, Corpus apolog. christ. saec, sec., léna, 1879, t. II, pp. 127-159. 32. Le théme du plagiat est l'un des plus fréquents du Discours Véritable + cf. ORIGENE, Contre Celse, VI, 12, 13, 15, 16, 17, 19 (christianisme = contrefacon de platonisme), 23 (emprunts aux mystéres de Mithra et des Cabires), 71 (emprunts aux stoiciens) ; IV, 21 (emprunt a la légende des Aloides), 4x (emprunt au mythe de Phaéton) ; VII, 28 (emprunts aux «hommes des anciens temps 1), 33. Au chapitre 37, od l'auteur insiste sur l'accord de la révélation chrétienne avec nombre de textes poétiques. 34. CE. Contre Celse, VIII, rz, of sont rapportés les propos que tient Celse en Ia matidre : + En vérité, celui qui affirme qu'un seul étre a été appelé Seigneur, et parlant de Dieu, commet une impiété : il prvrst le Royaume de Die et y introduit la révolte, comme s'il y avait une faction et un autre dieu son adversaire » (c'est nous qui soulignons) ; voir aussi au chapitre suivant : «Encore, si ces gensli ne rendaient un culte a nul autre que Dien eenl, ils auraient pent-étre une raison Yelable & opposer aux autres. Mais non, ils rendent un culte excessif & Celui qui vient d’apparaitre, et pourtant ne croient point offenser Diew en reudant aussi un culte a son ministre ». A vrai dire, le paien met ici en Iumiere une des principales * difficultés auxquelles s'est heurtée la pensée chrétienne et que J. MOINGT (Le Diew unique chez Tertullien dans Revue des Sciences religieuses, 44, 1970, p. 342) présente ainsi : « L’unicité de Dieu est déduite.de I’existence d'une seule seigneurie, qui ne peut appartenir qu’a un seul ; unicus Dominus. Mais qu’en est-il, si un autre que le Créateur, le Christ, est Ini aussi reconnu Seignenr ? » CHRONOLOGIE DE QUELQUES APOLOGIES 33 tion haute. Et !’on ne peut pas ne pas songer ici 4 l’époque d’Aristide, avec lequel notre anonyme a en commun le ton sec et brutal ainsi que les exempla qui lui servent 4 combattre les divinités paiennes®. A la rigueur, on peut aussi songer 4 l’époque de Justin. Car l'idée d’un accord profond entre le christianisme et la pensée paienne apparait 4 ce moment-la, alors que la pensée chrétienne des années 180 4 200 est, en revanche, plus «intégriste » en la matiére®®, L/idée d’accord, d’entente, revient aussi dans I’écrit syriaque retrouvé par Cureton en 1851 et traduit en latin par Renan§’, Y est en effet envisa- gée, avec le plus grand sérieux, la possibilité d’une conversion au chtis- tianisme de l'impérial destinataire — Antonin César, comme I’appelle Vauteur® — ainsi que l’adhésion de tous les sujets de l’empire a la reli- gion nouvelle : « Pourquoi, raisonne notre apologiste, le souverain n’aurait- il pas initiative de tout ce qui est bien, ne pousserait-il pas le peuple qui lui est soumis a bien faire, A connaitre Dieu selon la vérité, et n’offrirait-il pas en lui l’exemple de toutes les bonnes actions®® ? », Et de brosser un tableau idyllique d’un royaume devenu entigrement chrétien ; « Pour moi, je pense qu’un Etat ne saurait étre bien gouverné que lorsque le sou- verain, connaissant et craignant le Dieu véritable, juge toute chose en homme qui sait qu’il sera jugé 4 son tour devant Dieu, et que les sujets, craignant Dieu de leur cdté, se font scrupule de se donner des torts envers leur souverain et les uns envers les autres, Ainsi, grace A la connaissance et a la crainte de Dieu, tout le mal peut-étre supprimé de 1’Etat#? », Or, bien qu’une conception aussi optimiste ressemble A ce qu'on peut lire dans tel fragment de l’apologie grecque de Méliton de Sardes'!, 35. Cette argumentation se trouve an chapitre vi et comprend les troig exemples suivants : le folie de Dionysos (ef, ARtstrpE, Apol, x, 8, oi se trouve angsi le terme de powoyevog employé par notre apologiste) ; la méchanceté d'Héraklés (cf, AnistipE, Apol, x, 9) ;l'adultére a’ Arés et d’Aphrodite (cf. AnistIDE, Apol, x, 7), 36. Cf, les réflexions de J. Scrrwanr'tz dans l'Eptive & Diognéte..., p. 53. Noter aussi esprit polémique qui anime un Théophile d’Antioche, un Tertullion et méme un Clément d’Alexandrie, 37. Le texte syriaque et sa traduction se trouvent dans J.B. Prrra, Spicilegium Solesmense, Paris, 1855, t. II, pp. XXXVII-LII. 38. Ibid., p. ut, 1, 28 : 0 Antonine Cassar. 39. Ibid., p. xxrx, 1 7-11 : Cur enim vex non sid inceptor omnis boni, nec impellat populum sibi subicctum ad pure conuersandum et ad cognoscendum Deum in ueritate, nsc proponat in se exempla omnium bonorum ? 40. Ibid., 1, 14-25 : Ego wero opinor regnum tunc demum posse in pace gubernari, quum vex cognoscit Deum ucrum et timet ewm, ut intelligentes reddat subiectos suos, et iudicel omne negotium recte sicut homo qui scit se ipsum etiam iudicatum irs coram Deo, Tunc etiam subiecti eius timent propter Deum ne iniuriam inferant regi suo, et timent ne sibi inuicem iniuriam faciant. Ita per cognitionem et timorem Dei, omne malum potest tolli de regno. C'est nous qui soulignons. 41. En particulier, dans Luska, Hist. eccl, IV, 26, 7-8, ob on lit notamment : «C'est une trés grande preuve de son excellence que notre doctrine ait fleuri en méme temps que I’heureux commencement de l'empire... ». Méliton de Sardes est 34 J-M. VERMANDER nombre de critiques — tels Harnack, Renan, Quasten, Casamassa et Garba — préférent situer la parution de notre écrit durant le régne de Caracalla ou méme celui d’Elagabal**, Il se trouve donc 1a aussi qu'un tecours a Celse n’est pas inutile pour débrouiller la question. A ce sujet, une constatation s'impose d’ailleurs dés l’abord : c’est que Vintellectuel paien n’a pas été non plus sans avoir sa théorie 4 lui sur les conséquences d’une conversion de l’empire A la religion nouvelle. Et nul ne sera étonné d’apprendre que cette théorie se situe précisément aux antipodes de celle que I’on trouve dans I’écrit syriaque : « Que tous les hommes fassent comme toi, lance Celse 4 l’adresse d’un adversaire fictif, rien n’empéchera que l’empereur ne reste seul et abandonné, que tous Jes biens de 1a terre ne deviennent la proie des barbares trés iniques et trés satvages, et qu’on n’entende plus parler sur la terre ni de ta reli- gion ni de la véritable sagesse* », Ainsi donc, dans ce texte, ce n’est plus @unanimité autour du souverain qu'il est question, mais d’abandon et de solitude ; ce n’est plus d’extirpation du mal qu’il s’agit, mais d’une irruption de celui-ci, par l'intermédiaire des peuples barbares, Et d’ailleurs, allant jusqu’a envisager l’hypothése d'une conversion massive au christia- nisme, Celse prononce cette sentence : «Si tous les hommes voulaient étre chrétiens, les chrétiens ne le voudraient plus“! », Or, il faut bien avouer que notre apologiste n’a pas la moindre idée de ce genre d’objections et en conclure que son destinataire ne se trouve donc pas sous l’influence de 1a pensée celsienne. De Ja méme maniére, la brusquerie avec laquelle le chrétien annonce un prochain jugement du monde par le feu‘, manifeste qu’il ignore tota- lement la vigoureuse attaque lancée par le paien contre une conception qui veut que Dieu descende sur terre « en bourreau armé de feu‘ », Il y a plus. On dirait qu'un passage de l’apologie syriaque est précisé- ment visé par Celse dans son Discours V éritable. On lit en effet dans cet ouvrage : «Il est venu aux chrétiens Vidée qu’aprés des cycles de longues ailleurs le premier défenseur de la solidarité du christianisme et de l'empire (J. QuastEN, of. cit., t. I, p. 273). Rappelons que l'apologie grecque de Méliton parait vers 170 (ibid) 42. J. QUASTEN, op. cit,, t. I, p. 279; RENAN, Marc-Auréle..., p. 184; E. GARBA, L'apologia di Melitone da Sardi dans Critica storiea, t. I, 1962, p. 469 ; A. CASAMASSA, Gli apologisti greci dans Lateranum, n. s., Rome, 1944, t. IX-X, p. 258, HaRNACK (op. cit., p. 524) est du méme avis que les précédents mais reconnait que la mention des fils du destinatsire (I. 29, p. 111) va contre son hypothase. 43. Rapporté par ORIGeNe, Contre Celse, VIII, 68. 44. Ibid, IIT, 9, 45. Spic. Solesm., p. tar : Et ardebit terra cum montibus suis, et ardebunt homines cum idolis quae fecerunt, et cum statwis quas adorauerunt ; et ardebit mare cum insulis suis, ef seruabuntur iusti a furore... Et tunc evanescent ii qui non cognoscunt Deum, ef ii qui faciunt sibi idola, quum widebunt idota sua ardentia cum ipsis ; nec ullo modo adiuari poterunt, 46. Rapporté par On1ckNE, Contre Celse, IV, 11. CHRONOLOGIE DE QUELQUES APOLOGIES 35 durées et des retours et des conjonctions d’étoiles ont lieu des embrase- ments et des déluges, et qu’aprés le dernier déluge au temps de Deucalion, Je retour périodique selon I’alternance de1’univers exige un embrasement 147, Or, telle est bien la doctrine exposée par l’auteur chrétien, A regarder de prés son texte, on y trouve en effet l'idée de plusieurs déluges®, I’évo- cation du méme personnage que chez Celse : No¢é4? —pour!’auteur paien, Noé et Deucalion représentent le méme personnage®? —, l’annonce que le prochain déluge sera un déluge de feu, Quant aux menaces proférées par le chrétien a ’adresse des impies et relatives a ce déluge de feu™, on dirait que c’est a elles précisément que songe Celse en parlant de « contes terrifiants® » et d’cinitiations bacchiques évoquant spectres et fantémes*4 », Et 1a aussi, le simplisme dont fait preuve Vauteur de l’apologie syriaque est révélateur de la période a laquelle appar- tient son ceuvre. De telle sorte qu'il semble tout A fait impossible de parler ici du régne de Caracalla (211-217) ou d’Mlagabal (218-222). A la vérité, il ne reste plus, dans ces conditions, que deux possibilités ; Antonin le pieux ou Marc-Auréle, Je qualificatif d’« Antonin César» convenant a I’un et a l'autre de ces souverains®’, Mais il y a, dans le texte, une nette indication qui permet de trancher en faveur du second, et c’est Ja mention des fils du destinataire du traité : 0 Antonine Caesar et filii iui tecwm, dit 1a traduction latine. En effet, a la mort de son associé Ijucius Verus, vers 1a fin janvier de TVannée 1695, l'auteur des Pensées se retrouve seul a la téte de 1’empire mais sera, jusqu’au mois d’octobre de la méme année5’, entouré de deux fils — le futur empereur Commode et Annius Verus —~ qui portent le titre de César depuis l’année 166%, Il y a donc 1A un intervalle de huit mois 47. Ibid, C'est nous qui soulignons. 48. Spic, Solesm., p. 12t, o& il est question (1. 11) d'un déluge de vent, (1. 14) d'un déluge d'eau, (1, 18) d'un déluge de feu. 49. Ibid., 1, 16-17 : Et seruati sunt insti in arca lignea mandato Dei. Voir aussi ligne 23. 50, Cf. la définition donnée par Celse du récit biblique du déluge : « démar- quage sans scrupule de I’histoire de Deucalion » (Contre Celse, IV, 41) SI. Spic. Solesm. p. rat, 1. 17: Atque ita tempore futuro erit diluium ignis. 52. Voir note 45 (ef tunc euanesceni... poterund). 53. Rapporté par OnrGiinn, Contre Celse, III, 16, 54. Ibid. IV, 10. 55. Ainsi que V'indique Casamassa, loc. cit. note 42. 56. Voir P. W., I, 2, col. 2.207, ou encore W. Gérnri”, Maro-Aurile empereur et philosophe (trad. de allemand), Paris, 1962, p. 133. 57. Crest a cette date (précisément A la ini-octobre, selon D. Macmm, The scriptores historiae augusiae, Londres, 1960, t, I, p. 184) que ineurt le second fils qui reste A Mare-Auréle, Annius Verus. Voir Vit, Marc. xxt, 3-5. L’empereur est alors Préneste, , 58 Précisément depuis le 12 octobre 166 (cf. Vila Comm, 1, 10 et XI, 13). 36 J-M. VERMANDER durant lequel, quoi qu’en pense Renan®®, un apologiste a trés bien pu s‘adresser 4 « Antonin César et a ses fils », et il est d’autant plus vraisem- blable que cet « Antonin César » ait été Marc-Aurale qu'il s’agissait, pour notre apologiste, de traiter d’un probléme hautement philosophique : la vérités?, Observons enfin que, durant les années qui avoisinent cette date, T’évhémérisme vient influencer, pour la premiére fois, les écrivains chré- tiens®!, et que l’apologie syriaque contient précisément un passage qui, comme l’a bien yu Renan®, semble ressuciter le vieil évhémérisme de Philon de Byblos. L’obscur ouvrage découvert en 1851 fait donc également partie des ceuvres a ranger dans la partie pré-celsienne de I’apologétique et se trouve méme pouvoir étre fixé avant la parution du Discours V éritable. A la limite, on finit méme par se demander s’il ne tomba point entre les mains de Vintellectuel paien. II, P#RIODE POST-CHISIENNE Second volet du diptyque : ce qui vient nécessairement aprés Celse, c’est-a-dire en l’occurrence, la Cohortatio ad Graecos®*, Précisons toutefois qu’une presque unanimité s’étant faite parmi les critiques pour situer cette ceuvre aprés 18084, notre tAche, ici, consistera surtout A montrer les liens 59. Lequel (Marc-Auréle..., p, 184) place la mort de Lucius Verus a la fin de 169, Il éctit 4 propos de la mention des fils du destinataire ; « Une telle expression peut étre admise jusqu'en 170, date & partir de laquelle Marc-Auréle n’a plus qu'un fils; mais, jusqu’a la fin de 169, Marc-Auréle a pour collégue Lucius Verus, qui n’aurait pas da étre omis ». On voit que I’erreur de Renan porte sur la date de la mort de Lucius Verus. 60, Nous n'abordons pas ici la question de savoir si cette ceuvre n'est pas, en réalité, le De Veritate de Méliton de Sardes (ouvrage mentionné par Bushee, Hist. eccl, TV, 26, 2 et par JeROmE, Vir. illusty. Xxrv). Renan (ibid., p. 184) le pensait, et il nous semble avoir raison (le nombre élevé de termes relatifs A la vérité et A Verreur n’est pas sons signification). La présentation de l'ouvrage par le copiste ne s'oppose d’ailleurs pas a une telle identification : Sermo Melitonis philosophi, qui factus est coram Antonino Cassare. Et locutus est Caesari ut hic cognoscerel Deum, et indicawit et wiam VERITATIS (c'est nous qui soulignons), 6. Tatien et Athénagore. Ces deux auteurs en appellent en effet au témoignage de Léon de Pella, évhémériste notoire (cf. J. W. SCHIPPERS, De ontwikkeling dev Euhemeristische Godencritick in de chvistelijhe latijnse literatuur, Groningen, 1952, pp. 5-7). Le nom de Léon figure dans le Discours auy Grecs de Tatien (chap. XVII) et celui de son ouvrage dans la Supplique d’Athénagore (chap, xXvimI). 62. Mave. Aurdle..., p. 185. 63. Texte dans OTt0, of. cit., pp. 19-127. 64. J. QuastmN, of, cit, p. 233; HARNACK, op. cit, p. 158 sqq. (Jules I’ Africain, qui publie ses Chrowiques en 221, dépend de 1a Cohortatio ; en conséquence, nous avons pour cet ouvrage un /erminus ante quem ; 221) ; A, CASAMASSA, op, cit, p. 97; J. GEFFCKEN, op. cit., p. 267. CHRONOLOGIE DE QUELQUES APOLOGIES 37 qui unissent l’apologie 4 l’ouvrage celsien, et, ce faisant, 4 donner tort A ceux qui, comme Puech", s’empressent de rejeter |’écrit chrétien dans la seconde moitié du mz° siécle. A qui teconnait que Voriginalité de l’auteur de 1a Cohortatio consiste, ainsi que 1’a noté Pellegrino®, A polémiquer contre les manifestations littéraires du paganisme®?, une évidence s’impose immédiatement : c’est quwiil y a la une intention diamétralement opposée a celle qui guide Celse tout au long de son ceuvre. En effet, alors que ce dernier ne cesse de pro- clamer l’excellence des « maitres en théologie » que sont, d’aprés lui, les poetes, les sages et les philosophes paiens®, l’apologiste entreprend de démontrer l’inanité de tels « maftres® ». Et le parallélisme des expressions utilisées de part et d’autre pour désigner ces écrivains a de quoi surpren- dre70, Second point de rencontre entre nos deux auteurs : l’attention accordée aux oracles paiens : Celse prononce, comme on sait, un vibrant éloge de la mantique”!, tandis que le chrétien constate le retour de ses contem~- porains paiens vers de telles pratiques”. Et point n'est besoin pour cela 65. A. Puncnr, of. cit, p. 247 (note 1) et 249. 66. M, PHIIEGRINO, Gli apologeti greci del IT secolo, Rome, 1947, P. 204. 67. Cf.le chapitre x, ofl’ apologiste annonce son intention de comparer les « mattres A penser » du paganisme et du christianisme, 68. Cf, Onrakwn, Contre Celse, VII, 41 : «Mais qui done Celse veut-il nous voir suivre pour ne point manquer de guides anciens et de saints personnages, il fant examiner. Il nous renvoie aux podies, inspirés selon Ini, aux sages, aux philosophes, sens donner leurs noms»; VII, 42 : «II nous renvoie ensuite & Platon comme & un mafire plus efficace en matlare de théologie » (c'est nous qui souliguons). 69. En son chapitre 1, il tente de démontrer le ridicule de lo théologie d'un Homére (en énumérant les discordes, les passions, les souffrances que cet auteur préte aux dieux dans ses poémes). Il affirme, pour conclure, qu'il en est de méme chez Hésiode. Puis, aux chapitres rr & vir, il cherche & mettre en lumiére Jes con- tradictions entre philosophes (c'est d'ailleurs ce qui permet & Di Pauli — voir note 30 — de prétendre que la Cohortatio dépend de I'Irrisio), 70. Celse parlait des podtes, des sages et des philosophes (voir note 68). Or, au chapitre 1, l'apologiste indique, pour commencer, qu'il sait trés bien que les paiens considérent les poétes comme tiig OsoveCelag St8ucxtAovg, et, au chapitre m1, il indique, également dés le début, qu'il sait que ses adversaires rangent encore les sages et les philosophes dans cette catégorie, Notons aussi que ce sont les mémes termes de rointic, copovs, othoadoovg que l'on retrouve chez le paien et chez le chrétien. On comparera aussi Si8dcKahov tOv Gsoroyiag mpaypdray (Conive Celse, VII, 42) et l’expression que l’on trouve dans les premiares lignes des chapitres 11 et 1m de la Cohoriatio (deux manuscrits sur neuf ont méme Aoyiag au-dessus de oeGetac). 7x. Rapporté par Orsckwe (Contve Celse, VIIT, 45) : «Faut-il énumérer tous tes oracles rendus dans les sanctuaires d'une voix divine parles prophetes et pro- phétesses et d'autres inspirés, hommes et femmes; toutes les merveilles qu’on @ entendues au fond de leurs sanctuaires ?.,. Combien de cités ont été bities grace aux oracles ou délivrées d’épidémies ou de famines | Combien, pour les avoir méprisés on négligés, ont misérablement péri |, etc... . C'est nous qui soulignous. 72. Cf. la temarque du chapitre x1, of I'apologiste note que certains paiens, se détournant des poetes, des sages et des philosophes, se tournent vers la divination, et oi il avoue avoir méme entendu des contemporains tenir des propos et ce sens, 33 J-M, VERMANDER qu'il ait été un contemporain de Porphyre, ainsi que le veut Puech79. IL est, en outre, assez significatif que nos deux auteurs aient sur Platon des idées exactement opposées. Ainsi, le chrétien dénonce-t-il la dissimu- lation dont le philosophe fit preuve dans exposé de sa doctrine”, alors que le paien insiste au contraire sur sa sincérité’5 ; ainsi, le chrétien dénon- ce-t-il les emprunts du Grec & la littérature hébraique, alors que le paien affirme que le Grec a été pillé. Mais voyons ce dernier point de plus prés. On sait que Celse considérait 1a doctrine chrétienne de l’humilité et Ia sentence de Jésus contre les riches comme des contrefagons de ce que Platon écrivait dans ses Lozs?8, Or, de son chapitre xxm A son chapitre xxx, l’auteur de la Cohortatio tente, pour sa part, de faire du Grec un imi- tateur des Hébreux, et, pour ce faire, se livre 4 nombre de rapprochements : il prétend, en effet, aux chapitres xx1-xxn, que Timée 27d-28a reprend 4 Exode ut, 14 sa définition de Dieu ; au chapitre xxv1, que République I, 330de-331a évoque, d’aprés Moise (passage non précisé), la peur qu’ont les méchants d’un jugements aprés la mort ; au chapitre xxvu, que République X, Grsde-O16ab trahit un emprunt aux prophétes (passage non précisé) & propos de Ja notion de la résurrection de la chair ; au cha- pitre xxrx, que la conception platonicienne de forme préexistante provient d'Exode xxv, 9 et Xxvt, 30 ; at chapitre xxxr, que Phéddre 246e constitue une reprise, pour l’adapter & Zeus, de l'image de Dieu qu’on lit chez Ezé- chiel (x, 18-19) ; au chapitre xxx, que Ménon gge et roob est la copie de certaines affirmations des prophétes sur le Saint-Esprit (passage non précisé) ; au chapitre xxxmr, que Timée 38b dépend de Genase t, 1 et 5. On le voit, l’apologiste manifeste une ferme volonté de faire de Platon un imitateur des Ecritures chrétiennes. Et cela lui tient tellement a cceur qu’il l’accuse méme d’avoir appelé vépiog ce que Moise appelait Adyog?? : ce qui ne devrait pas manquer de retenir l'attention de tous ceux qui ont appris que A6yog et vdpoc sont précisément les deux termes principaux autour desquels tourne le débat soulevé par l’auteur du Discours Véritable®, 73. Op. cit., p. 247 : # Tout cela nous donne le droit de supposer que, chez les paiens aussi, Je problame de la divination, au temps oi il écrit, est passé au pre- amier plan » ; voir aussi la note x aut bas de cette méme page 247 : ¢ Mon sentiment est que Vauteur est un contemporain de Porphyre ». 74, Telle est la thase qui court tout au long du chapitre xxxi de la Cohortatio. Le grief est également exprimé au chapitre xxv, ot cette dissimulation est expliquée par le fait que Platon craignait de devoir subir le méme supplice que Socrate s'il indiquait aux Grecs sa dépendance par rapport a Moise. 75. Cf ce que dit Celse de l’attitude du philosophe : « Platon ne se vante ni ne ment, prétendant trouver du neuf ou venir du ciel nous 'annoncer : t! avoue la source de cette connaissance » (Contre Celse, VII, x0). C'est nous qui soulignons. 76. CE. Contre Celse, VI, 15 et 16. 77. EXV : 6 Tihérav capac Kal pavepGs tov naadv Moyov Mavatas dvondter vowov. 78. On connatt le titre du beau livre de C. ANDRESEN (voir note rx) : Logos und Nomos. CHRONOLOGIE DE QUELQUES APOLOGIES 39 Mais l’accusation de plagiat n’est pas seulement adressée a Platon. Elle vise aussi Homére et doit entrer, a ce titre, dans le déroulement du « challenge » Homére-Moise, naguare si bien décrit par J. Pépin’®. On sait que l’auteur du Discours V éritable accusait les Juifs d’avoir emprunté leur récit de la création de l’homme (Genése, m1, 5 sqq.) 4 « Hésiode et mille autres auteurs inspirés® ». Or, voici que notre apologiste dénonce, lui, un emprunt inverse, et fait grief A Homére de s'étre inspiré de Moise : « Que Phomme ait été fagonné avec de la terre, écrit-il, Homére l’avait appris de l’antique histoire divine qui dit : Tu es terre et tu retourneras & la terre. C’est pourquoi il appelle argile insensible le corps inanimé d’Hec- tor... Et encore ailleurs il fait parler ainsi Ménélas & tous ceux qui ont accueilli sans empressement la provocation d’Hector 4 un combat singu- lier : Mats redevenex donc tous ici terre et eau®l v, De la méme maniére, et plus précisément encore, alors que Celse avait présenté le récit biblique de la tour de Babel comme une copie de la légende des Aloides®, notre apologiste entreprend, une nowvelle fois, de démontrer, textes A l’appui, la dépendance d’Homére par rapport A Moise : « Et si, écrit-il, on veut jeter les yeux sur la construction de la tour, grace 4 laquelle les hommes d’alors s'imaginaient pouvoir se pro- curer l’accés au ciel, 1’on en découvrira aussi sous la plume du poéte une imitation, satisfaisante a travers l’allégorie, dans 1’épisode d’Otos et d’Ephialte. Car voici ce qu'il dit d’ewx : Ils menagaient les diewx de por- ter leurs assauts et leurs cris dans l’Olympe : pour monter jusqu’au ciel, ils voulaient entasser sur 1’Olympe 1’Ossa et, sur 1’Ossa, le Pélion aux bois tremblants® », A qui voudrait nous objecter ici que la précision des liens entre les deux cetvres ne fournit pas nécessairement la preuve de la postériorité de l’apo- logie, il faudrait rétorquer que ce n’est pas seulement le contenu de l’argu- mentation qui est A considérer mais aussi la place de notre auteur dans Je déroulement du «challenge » Homére-Moise. Celui-ci, rappelons-le, comprend, tout d’abord, les affirmations de Justin et de Tatien concer- nant l’ancienneté de Moise®4, Et c’est 1a, en quelque sorte, une argumen- 79. J. PRIN, Le ¢ challenge » Hombre-Moise aux premiers siécles chrétiens dans Revue des sciences religieuses, XXIX, 1955, pp. 105-122. 80. Rapporté pat ORIGENE, Contre Gelse, IV, 36. 8x. Xxx (c'est nous qui soulignons). Citations homériques tirées a’Iliade XXIV, 54 et VII, 99. De la méme manitre, en son chapitre xvi, l'auteur de 1a Cohortatio Yoit dans le personnage homérique d’Até une réplique de Lucifer (Isaie, X1v, 12-14). 82. CE. ce que dit Origtne de Celse en Contve Calse, IV, 21 : « Il croit que Moise, qui a raconté histoire de 1a tour et de la confusion des langues, a démarqué pour ce récit la légende des Aloides ». 83. XXVI (c'est nous qui soulignons ; le texte grec présente le terme de plmorc)- La citation provient d’Odyssde, XI, 313-316. 84, CE. Juatty, Iéve Apol., 44, 9, et 59, 1 (aux chapitres 59 et 60, Platon est accusé de s’étre inspiré de Moise, mais il n'y a pratiquement pas de comparaison entre les textes, seul Moise étant cité) ; l’atgumentation de type historique appartient 40 J-M. VERMANDER tation de type historique. Vient ensuite Celse, qui argumente de maniére essentiellement littéraire en utilisant 4 plein le thame du plagiat. Reste Yauteur de la Cohortatio. Faut-il le mettre avant ou aprés Celse ? Certes, dans son ceuvre aussi nous trouvons le théme du plagiat, et cela pourrait avoir amené Celse 4 argumenter comme il I’a fait; mais nous trouvons EGALEMENT tne argumentation de type historique, nouvelle de surcroit, ainsi que le signale J. Pépin®s : elle précise en effet ce que I’on ne trouvait pas chez Justin et chez Tatien, a savoir le canal par lequel s'est exercée Vinfluence de Moise sur Homére et sur Platon®*, Ayant ainsi utilisé l'une ET L’AUTRE argumentation et ayant apporté du neuf au débat, l’auteur de la Cohortatio a donc toutes chances d’avoir écrit aprés un auteur qui n’a utilisé que l’UNE DES DEUX argumentations. Il est en effet tout a fait exclu que, dans un pareil « challenge », il ait pu y avoir régression. Dans le déroulement de la controverse pagano-chrétienne sur le culte des images, J. Geffcken faisait d’ailleurs, lui aussi, intervenir notre apo- logiste aprés Celse*”, Rappelant en effet la surprise manifestée par le paien devant l'attitude de ses adversaires —« Ils ne peuvent tolérer la vue des temples, des autels, des statues® » — ainsi que la polémique dans laquelle il se langait A ce sujet —« A leur insu, ils se réfutent eux-mémes quand ils disent : Dieu a fait ‘homme a son image » —, l’auteur de Zwet grie- chische Apologeten remarquait que la réponse a T’objection celsienne se trouvait, en fait, au chapitre xxxtv de la Cohortatio®. Il n’est pas non plus sans intérét de comparer notre écrit au reste de Ja littérature apologétique et de noter l’existence de réactions semblables chez notre apologiste et les auteurs chrétiens qui polémiquent contre Celse 4 la fin du second au ou début du troisiéme siécle : comme Théophile surtout a Tarren, Discours aux Grecs, qui éctit : « Homare et Moise sont deux points de repére au-dela desquels il n'y a rien et qui commandent chacun toute ume descendance » (xxx1), et qui, dans les chapitres XXXVI A XXXIX, s’efforce d’argu- menter de fagon rigoureuse pour démontrer Vantériorité du Juif. 85. Op. cit., p. 1x0 (cette argumentation est qualifi¢e de ¢ notation nouvelle propre a cet auteur»), 86, Au chapitre xxvu1 notamment, oii on lit : « Qn'Homére ait été en Kigypte et y ait appris beaucoup de vérités qu'il a transportées dans ses propres poémes, c'est ce que nous enseigne suffisamment Diodore, le plus fameux des historiens » (cf. Bibl. Hist. I, 96-98). Test dit la méme chose de Platon A la fin du chapitre xxx, Voir aussi la fin du chapitre xxv. 87. Op. cit., p. 272, note 1. 88. Repporté par Onrcinx, Contre Celse, VII, 62, 80, Ibid. Allusion & Gendse, 1, 26-27. 90. + Si quelqu’un se pose le probléme des statues et se demande ce qui a poussé les premiers fabricateurs de vos dieux 4 donner A ceux-ci une forme humaine, il trouvera que ces gens se sont inspirés de l'Ficriture sainte. En effet, ils ont com- mencé & donner forme a leurs diewx parce que Moise fait dire 4 Dieu dans son récit : Faisons homme & notre image et a notre vessemblance, et qwils ont cru que ferrs voulait dire que les hommes étaient d’une forme semblable & celle de la divi- ité », CHRONOLOGIE DE QUELQUES APOLOGIES 4 d’Antioche en son livre III A Autolycos%, notre anonyme insiste sur la filiation des chrétiens par rapport aux personnages de l’Ancien ‘Testament et sur l'ascendance chaldéenne du peuple juif; comme Tertullien et Minucis Felix®, il croit utile de dire quelques mots sur le probléme du nom de Dieu, manifestant d’ailleurs 4 cette occasion le méme rigorisme que ses coreligionnaires latins : ce en quoi il s'oppose formellement, lui aussi, a Lauteur du Discours Véritable, dont le libéralisme en la matiére est extréme®, Bref, pour prendre ainsi, une nouvelle fois, le contre-pied de 1a théorie celsienne, ne faut-il point que l’apologiste ait écrit aprés la publication de l’ouvrage paien ? ate Ainsi done la répartition de l’'apologétique en deux parties (pré- et post-celsienne) nous a permis de résoudre, de maniére satisfaisante, certains problémes de chronologie que l'on soulevait depuis longtemps : la Cohortatio ad Graecos doit étre située aprés 178 (pastrop loin toutefois, car elle fait, Asa maniére, échec au Discours V éritable) ; l’Ivrisio Hermiae et le De monarchia ont, A coup str, été publiés avant 220, et, probablement, entre 140 et 178; l’apologie syriaque a paru entre Ja fin janvier et la mi-octobre 169. Compte tenu des liens qui ont été décelés, ailleurs, entre la polémique antichrétienne de Celse et les ouvrages d’Aristide et de Justin®®, compte or, Au chapitre xvmt, Moise est qualifié de l'expression + notre prophetes ; au chapitre xxrv, Abraham, de l'expression « notre patriarche », Sur le rapport des Juifs avec 1a Chaldée, voir chapitre x, 92. Au chapitre x, V'auteur de la Cohortatio qualifie Moise de « premier maitre de notre religion » ; il ajoute que ce role de « maitre » fut ensuite tenn par Jes pro- phates. Puech croit voir dans cette affirmation une preuve que le traité ne pent avoir été écrit au m® sidcle (op. cit., p. 241). Mais la compataisou avec ‘Théophile @Antioche montre qu'il n’en est rien... Sur le rapport des Juifs avec la Chaldée, voir que Moise est présenté comme issu de la race des Chaldéens (cf. chap. x). 93. Apol. xvi, 5: Anima... Deum nominat hoc solo nomine ; Oct. Xvuxt, 10 : Nec nomen Deo quaeras : Deus nomen est. 94. Cf.la premiére phrase du chapitre xx1 ; OdSv Svopa éni od xuplohoyetobar Suvarév. 95. Rapporté par Orrckne, Contre Celse, I, 24 : ¢ TL_n’importe en rien qu’on appelle le Dieu supréme ¢ Zeus » du nom qu'il a chez les Grees, ou « un tel s comme par exemple chez les Indiens, ou ¢ un tel » comme chez les Egyptiens » ; voir aussi V, 45, ot Origgne o’exprime ainsi : « Et puisque Celse pense qu'il est indifférent @appeler Zeus Trés-Haut, Zen, Adonai, Sabaoth, Amon comme les Fgyptiens, Papaeos comme les Scythes... ». 96. J. PRPIN, op. cil., p. 105; C, ANDRESEN, of. cit., pp. 357-372; A. D. Nock dans journal of Theolog. Stud., 1956, p, 316 sqq. Selon tous ces critiques, Celse a.connu et combattu Justin. Pensent que Celse a lu Aristide: J. H. WASamNcK dans. Vigiliae christianae, XII, 1958, p. 176, et, surtout, J. ReNDEY Harris et J. ARMITAGE Ropmson (The Apology of Aristide dans Taxis and Studies,.l, x, Cambridge, r891, pp. 19-23) ; on notera, parmi les paralléles textuels qu’il est possible 42 J-M, VERMANDER tenu des rapports qui semblent avoir existé entre le Discours V éritable et l’apologie syriaque, compte tenu de la réaction anticelsienne qui carac- térise la Cohortatio et d’autres ouvrages parus entre 180 et 220, admettra- t-on désormais que, d’Aristide 4 Origéne, il est impossible d’expliquer un seul ouvrage apologétique en dehors de toute référence 4 Celse ? Jean-Marie VERMANDER Nanterre détablir entre I'écrit du paien et I’apologie, que I’attaque de Celse contre Jésus (Conire Celse, I, 54) correspond, mot pour mot, & celle d'Aristide (x, 8) contre Dionysos. De 18 A conclure qu'il y a rétorsion de Ja part du paien, on voit qu’ll n'y @ qu'un pas. Notons enfin que, selon M. Sorpr (voir note x2), Celse aurait cherchéS combattre Athénagore. Un « locus non desperatus » : Carmen aduersus Marcionem, IV, 105 Rappelons tout d’abord le contexte de ce vers. Les Marcionites avaient accusé d’inconséquence le Dieu de 1’Ancien Testament! : il avait ordonné des sacrifices? pour les refuser par la suite®. Le poate entreprend de réfuter leur objection par une explication typologique. Avec les yeux de la foi, on arrive 4 comprendre le sacrifice d’un veau!, d’une génisse5 ou de deux boues*. Le sacrifice de ces deux boucs figure le rejet final des hommes des deux peuples, juif et paien, qui n’ont pas porté de fruit : Hircorum species homines docet esse vepulsos Ex duobus populis steriles, sine fructibus ambos,’ et qui ont refusé de se repentir®, Un tel rejet a été annoncé par le Christ lui- méme®, Seuls seront jugés dignes de l’autel ceux qui auront souffert pour Je Seigneur’, La présentation de la condamnation encadre celle du salut, qui encadre elle-méme le vers litigieux. Le voici, 4 défaut de manuscrit, tel que nous le trouvons dans V’editio princeps de Fabricius : Sic actum sterilem fructum velasse supremo, x. Carmen adusrsus Marcionem, IV, 57-61. 2. Ex. 29, 188; Lev. 1, 188. Es. 1, 11; Mal, 1, 10, Vitulus, v. 69-83. Vitula, v. 84-99. Hirci, v. 100-108, V. 100-101. V. 107-108, V. 102-103. Cf. Mt. 25, 3-33. 10. V. 104 et 106. per anee 44 Cc, RAMBAUX R. Willems" suit M. Miiller!? qui voit dans cette phrase une parenthése et corrige en Sic actu steriles fructu uelasse supremo, Son apparat critique apporte cette explication : actu... supremo = iudicio nouissimo, efr. Comm. Instr., I, 27, 1 ; II, 21, 12. Les autres éditeurs entou- rent simplement ce vers de cruces. Nous croyons pouvoir faire l’économie aussi bien de la correction que des cruces. De toute évidence, actum sterilem18 reprend homéines... steriles des vers T00-10r, et fructum, oppost a sine fructibus, correspond a quosdam domini pro nomine passos du vers 104. On sait que l’emploi des mots abstraits est trés étendu en latin chrétien. Ceux-ci peuvent remplacer un nom concret dans un sens collectif. La Vulgate traduit Dt. 30, 3 — ramener des cap- tifs — par captiuitatem reducere. Tertullien’4, Cyprien!® et Jérdmelé emploient par exemple fraternitas pour désigner les fréres, I’Figlise ; 'auteur de notre Carmen’, fides et libertas pour désigner les hommes animés par la foi, les hommes libres. Nous pouvons donc comprendre notre vers : « Ainsi, & la fin, les hommes qui ont porté du fruit ont mis derriare le voile ceux dont l’activité fut stérile ». Velasse's'explique d’aprés le vers 09 : « ...le voile pendant au milieu du temple séparait les deux groupes »!8. Quelques versets bibliques nous montrent pourquoi c’est le groupe des rachetés qui a séparé de lui, par un voile, le groupe des damnés, « Le juste qui meurt condamne les impies qui vivent.,. » Cette idée du livre de la Sagesse!® a été reprise par le Christ : « les hommes de Ninive se dresseront lors du jugement avec cette généra- tion et ils la condammeront, car ils firent pémitence & 1a proclamation de tz. R. Willems, Carmen aduersus Marcionem, dans le Corpus. Christianorum, Tl, Tertulliani opera, Pars I, Turnhout, 1954, pp. 1419-1454. 12, M, MULLER, Uniersuchungen zum + Carmen adversus Marcionilas », Ochsen- furt, 1936. 13. La coupe hephthéminére autorise parfaitement l'accord de ces deux mots : Sic deltiim stéviltém || fritc|tiim wéllassé sti|préms. x4, Tertullien a employé 15 fois frateynitas. dans ensemble de’ son ceuvre (cf. Index complet du vocabulaire de Tertullien par Claesson), il !’a fait rr fois, soit plus de deux fois sur trois, en un sens concret : — les compagnons (de Daniel) : Zei 7, 7 ; An. 48, 3 et Scorp. 8, 4 (trina fraternitas dans ces deux derniers cas) ; — les frares (de Jésus) : Carn. 7, 13 bis (en Mé, 12, 46-50 ; Me. 3, 31-35 et Le. 8, 19-21, la Vulgate donne chaque fois ratres) ; Vensemble des fréres, Tiglise, les fréres, les communautés chrétiennes : Adu. Mare, V, 14, 11 ; Praescr. 20, 8; Pud, 7, 22 ; 13, 7; Virg. 2,23 14, 2. Ces faits sont d’autant plus notables que le TALL ne donne pas d’exemple de sens coucret de /raternidas avant les auteurs chrétiens, 15. CyPRIEN, Ep. V, 2, 1. 16. Jerome, Ep., LXXXV, 3. 17, Carmen adversus Marcionem, III, 265. 18, Nam velum in medio pendens cernedat ubrosque, 19. Sg. 4, 16, CARMEN ADVERSUS MARCIONEM, IV, 105 45 Jonas »*°, La méme idée se retrouve encore dans l’Eptire aux Hébreux : « Par la foi Noé condamna le monde »*!, Ainsi le podte a voulu clore le diptyque de la phrase commencée au vers 100 par une explication théologique présentée sous forme po¢tique. La phrase suivante, atx vers 106-108, reprend le méme diptyque sous une autre forme®, Nous pourrions nous autoriser de maint poéte frangais, depuis un siécle, pour conserver le caractére énigmatique du tour : « (La figure des boucs enseigne)... et qu’ainsi, 4 Ja fin, la fécondité a voilé!’acti- vité stérile », Mais, si nous nous montrons pfus soucieux de la clarté nécessaire A la théologie que d’hermétisme poétique, nous accepterons le risque de cette légére paraphrase : « (La figure des boucs enseigne)... et quainsi, 4 1a fin, ceux qui ont porté du fruit ont condamné, les faisant mettre derriére le voile, ceux dont I’activité fut stérile », De toute fagon, le vers est parfaitement intelligible tel qu’il nous a été conservé, C. RAMBAUX Paris 20, Mt. 12, 41. 2x, Hé. it, 7. 22. Hos merito dignos arae docet esse propheta, Abiectos alios, Lazaro ut dives imiquus, In sua duvitie qui perimansore repulsi, Some Nuances in the Ecclesiology of the Donatists” To read through the anti-Donatist works of Augustine, even in so fine an edition as the five volumes of the Bibliothiqu2 Augustinienne, can easily become quite tedious. ‘The same arguments recur again and again, not only from one treatise to another, but many times within the same treatise. The historical facts concerning the origins of the schism are constantly rehearsed ; the theological arguments are refined to the nth degree. When one considers the lost treatises (some eight in number), not to mention the numerous sermons and letters devoted to the problem, one wonders who these opponents were. Were they really such dunces, incapable of understanding what so often seems to us the clear and inexo- rable logic of Augustine’s reasoning ? Or were they hopeless fanatics who could not be turned from the path of self-isolation ? Despite all the words, it seems that in the end, it was governmental coercion that brought the Donatists back to the Pax catholica, We may ask with recent scholars : Did and could Augustine, the thoroughly Romanized intellectual, even begin to understand the minds and hearts of rural North African peasants ? Most Donatists did not and probably were not capable of reading Augustine's writings. They would rarely have the opportunity of hearing the sermons of able Catholic apologists, despite the exertions of the indefatigable Augustine. The arguments which may seem so obvious to us may not really have been so obvious or con- vincing to men who began from very different presuppositions about what the Catholic Church was supposed to be. Consider too some of the opponents whom the bishop of Hippo adressed in his writings. There was Cresconius, the foolish teacher of grammar who rushed in where the Donatist angels —their bishops— * Communication Presented to the Sixth International Conference on Patristic Studies, Oxford, September 7, 197¢.

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