You are on page 1of 450
Les « quatre illuminateurs » Sur le sens et l’origine d’un théme gnostique Le théme des quatre illuminateurs est le plus caractéristique et l’un des plus énigmatiques dans les ouvrages que Schenke a groupés comme expri- mant une doctrine gnostique particuliére qui serait celle des Séthiens!. On désigne souvent ce théme comme étant celui des « quatre luminaires », Pour ma part, je préfére traduire phéstéy, dans ce cas, par « illuminateur », parce que le mot « luminaire », en frangais, évoque seulement des objets, non des personnes, alors que phdstér, dans certains écrits gnostiques, désigne stirement une personne. Méme les quatre phdstéres dont nous allons parler, s'ils peuvent étre en un sens des lieux célestes ou méme des astres, sont atssi et d’abord des étres personnels, des sortes d’anges. Dans VApo- cryphon de Jean, le premier illuminateur, Harmozel, est d’abord décrit comme étant un ange (BG 33, 8-9 et paralléles). II peut aussi tre identifié au Sauveur (Irénée, I, 29, 2). Dans 1’Hypostase des archontes, le quatriéme illuminateur, Eleleth, est un ange qui descend du ciel pour répondre a Yappel de Noréa et pour I’instruire. Les noms mémes de ces illuminateurs, ou du moins ceux des deux premiers, Harmozel et Oroiael, semblent indiquer que ce sont des anges. Il est vrai que ces quatre personnages sont aussi, en un sens, des « éons ». (Tantdt il est dit, de ]’un ou !’autre d’entre eux, qu'il est dans ou sur un éon, tantdt ils semblent étre eux-mémes des éons). Mais le mot « éon » peut désigner des étres personnels aussi bien que des temps, des époques, ou des espaces, des lieux, des mondes. Ce théme des quatre illuminateurs me semble étre resté jusqu’ici trés mystérieux. Je ne sais si les chercheurs ont réussi a I’éclaircir, mais je crois que, jusqu’a une époque récente, ils n'y étaient point parvenus. Bousset avait indiqué britvement qu'il pouvait étre en rapport avec une conception iranienne qu’on trouve dans le Bundahishn, suivant laquelle 1. Cf. H.-M. SCHENKE, Das sethianische System..., dans Studia Coptica, 6d. P. Nacet, Berlin, 1974, 165-173. 4 SIMONE PETREMENT quatre astres, fixés & 1a tente du ciel, domineraient les régions du monde ; il avait rappelé aussi ce que dit le Livre d’Hénoch (chapitre Lxxxtt) sur quatre astres qui conduiraient l’armée du ciel®. Mais ce n’était guére qu’une invitation 4 chercher dans la direction de !’Iran et du judaisme, car par eux-mémes ces rapprochements n’impliquaient qu’une analogie générale et vague. Ils étaient loin d’expliquer ’ensemble de la spéculation sur les quatre illuminateurs. Encore faudrait-il supposer, pour qu’il y efit analogie, que les illuminateurs sont avant tout des astres, ce qui n’est pas sar’. S. Giversen‘ et J. Doresse® ont émis des hypothéses au sujet des noms de ces itluminateurs. Mais la plupart de leurs hypothéses restent trés incertaines ; et celles mémes qui pourraient paraitre les mieux fondées, au point de vue philologique, restent cependant douteuses par le fait qu’elles n’éclairent guére la spéculation elle-méme et le lien qu’elle peut avoir avec la doctrine des Séthiens. L’explication qu’a tentée un peu plus tard H.-M. Schenke® concerne 1a spéculation elle-méme et pourrait la relier, dans une certaine mesure, 4 1a doctrine séthienne. Mais la théorie de Schenke, 4 supposer qu’elle soit exacte en tout point, n’expliquerait qu'une partie de cette spéculation et laisserait le reste inexpliqué. En outre, elle ne me parait pas convaincante. Comme nous le verrons, elle s’accorde mal sur certains points avec les textes, et la conception qt’elle attribue aux Séthiens parait étrange et arbitraire, au moins en partie. Il peut sembler présomptueux de vouloir & nouveau essayer de comprendre cette spéculation si obscure. Je dirai pourtant ce qu'il m’en semble, car je crois avoir apergu certains rapports qui ne sont pas signalés dans ce que j’ai lu jusqu’ici et qui me semblent pouvoir éclairer 4 peu prés tous les éléments de cette spéculation. Je crois en outre que, si l’on voulait bien prendre en considération ces rapports, on pourrait étre amené a réinterpréter, non seulement la spéculation sur les quatre illuminateurs, mais le « séthianisme » en général et les rapports de celui-ci avec le valenti- nisme. En effet, bien qu’on ne comprenne pas grand chose, semble-t-il, a 1a spéculation sur les quatre illuminateurs, on croit pouvoir affirmer qu’en tout cas elle n’a aucun rapport avec le christianisme et qu’il est impossible de Pexpliquer 4 partir d’un gnosticisme chrétien comme celui des Valen- tiniens. Il n’est presque personne qui ne la regarde comme la partie la plus stirement paienne (en tout cas non-chrétienne ) de I’Apooryphon de 2, Haupiprobleme der Gnosis, Gottingen, 1907, 338-339. 3. ©. Colpe semble avoir voulu développer Ja suggestion de Bousset dans une communication au congrés de Yale (1978), autant que j’en peux juger par ce que dit de cette communication M. Tarpreu, Le Congrés de Yale sur le gnosticisme, dans Revue des études augustiniennes, 24, 1978, 194. Mais tous les travaux de ce congrés ne sont pas encore publiés. 4. Apocryphon Johannis, Copenhague, 1963, 183-185. 5. Le «Livre sacré du grand Esprit invisible », ou « L’Evangile des Egyptiens », It (commentaire), dans Journal asiatique, 256, 1969, 340-343. 6. Op. cit. LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » 5 Jean, et la preuve la plus sfire que cet ouvrage ne peut étre un développe- ment du valentinisme, mais qu'il est, au contraire, un témoin d’une doctrine antérieure dont le valentinisme serait issu. Les rapports que je crois avoir remarqués méneraient peut-étre a réviser cette opinion ou a Vexprimer avec plus de prudence. Que nous apprennent les textes & propos de ces quatre illuminateurs ? D’abord ils nous apprennent leurs noms, quatre noms mystérieux : Harmozel, Oroiael, Daveithe, Eleleth. Ils nous disent aussi quelle est leur origine et quelles sont leurs fonctions. D’aprés le texte, paralléle 4 une partie de l’Apocryphon de Jean, que connaissait Irénée, ils ont été « émis » par le Christ pour « entourer » un étre divin qui est appelé « I'Au- togéne », c’est-a-dire « l’Engendré de soi-méme » (Irénde, I, 29, 2). Cet « Autogéne », d’aprés les traductions coptes de l'Apocryphon de Jean, est simplement un autre nom du Christ. Il est vrai que, dans le texte que connaissait Irénée, 1’ Autogéne n’était pas exactement la méme figure que le Christ ; il était fils du Logos, qui lui-méme avait été émis par Dieu a la demande du Christ. Mais cela ne fait peut-étre pas une tras grande différence. La subtilité des théologiens gnostiques distinguait dans le Christ plusieurs figures, selon les divers noms ou qualifications qui peuvent lui étre donnés, et ces diverses figures pouvaient étre représentées comme s'engendrant l'une l'autre. Les traductions coptes, en tout cas, identifient constamment 1'Autogéne avec le Christ et confirment que les quatre illu- minateurs ont été émis pour l’escorter, lui servir de « parastates » (cf. parastasis dans CG III, 11, 19), c’est-a-dire de gardes’. Voila donc quatre @tres lumineux qui semblent émaner du Christ et avoir pour premitre fonction de l’entourer ou de l’assister comme des gardes. Avant d’aller plus loin, ne conviendrait-il pas de se demander si leurs noms n’auraient pas quelque rapport avec leur origine et leur premiére fonction ? Schenke jugerait probablement qu'une telle recherche est absurde, étant donné qu'il regarde cette spéculation comme paienne et méme comme préchré- tienne. Mais comment affirmer qu’elle est paienne et préchrétienne tant qu’on ne 1a comprend pas entigrement ? Il me semble, pour moi, que ces noms pourraient évoquer certains caractéres du Christ, tout en les personnifiant et en les représentant comme des anges. D’aprés Irénée (I, 29, 2), Je premier illuminateur, Harmozel, est le Sauveur. Or justement le nom d’Harmozel pourrait avoir un rapport avec la spéculation valentinienne sur 1’origine de Jésus, que les Valenti- niens nomment ordinairement « le Sauveur ». D’aprés la doctrine valen-. tinienne qu’Irénée décrit dans ses premiers chapitres (et qui est probable- ment celle de Ptolémée), les éons, aprés la réintégration de Sophia dans le Pléréme et aprés l’intervention de la « Limite », du Christ et de 1’Esprit Saint, les éons, dis-je, apportérent chacun ce qu’ils avaient de plus beau et de plus « fleuri » ; ils rassemblérent tout cela, le « tress8rent » (plexantas) 7. Pourquoi le Christ a pu étre appelé + I’Autogane », c'est une autre question, que nous ne pouyons pas étudier ici, 6 SIMONE PETREMENT harmonieusement (harmodiés, du verbe harmozé), et ainsi apparut le «fruit parfait » du Pléréme, c’est-a-dire Jésus (Irénée, I, 2, 6). En la personne de Jésus a donc été rassemblé et harmonisé le Plérdme divin, le Tout. C’est cette idée que semble pouvoir exprimer le nom d’Harmozel. On a pu joindre a la « racine » d’harmoz6 la finale ef pour en faire un nom évoquant un ange. En effet, cette spéculation sur les quatre illuminateurs parait étre une imitation de la spéculation juive sur les quatre anges principaux, ou archanges, qui entourent Dieu de quatre cétés’. Dans le chapitre x du Livre d’Hénoch, il est question de quatre anges qui paraissent étre les principaux ; ce sont Michael, Uriel, Raphael, Gabriel. Au chapitre x1, de ce méme Hénoch, dans le Livre des paraboles, on retrouve quatre anges principaux qui cette fois sont appelés Michael, Raphael, Gabriel, Phanuel, et 1a ils sont mis en rapport avec les quatre cétés de Dieu, de telle fagon qu'ils l’entourent dans les quatre directions. Les mémes anges sont encore nommés dans Hénoch rxxt, ot il est question des « quatre coins » de la maison de Dieu. C'est ainsi que les quatre illuminateurs, selon Irénée, «entourent » l’Autogéne (emissa ad cireumstantiam Autogeni). Ces anges, dans le chapitre x1, d’Hénoch, sont appelds des « visages ». Cette spéculation juive, et peut-étre judéo-chrétienne — car nots ne savons pas avec certitude si le Livre des paraboles est indépendant de toute influence chrétienne —, semble inspirée de la vision d’Ezéchiel, od Dieu apparait entouré de quatre « vivants » ou « chérubins » (Ez, 1, §-21, et 10, 1-22). C’est en tout cas sur ces textes d’Ezéchiel que repose Je fameux passage de l’Apocalypse (4, 6-7) concernant les quatre « vivants » qui entourent le tréne de Dieu (le lion, le taureau, l'homme et 1’aigle), ces « vivants » qui, a partir d’Irénée, seront considérés comme les symboles des quatre évangélistes. Au reste, l’auteur de I’Apocryphon s’inspire peut-étre directement d’Ezéchiel ou de l’Apocalypse. Dans I’Hypostase des archontes (93, 27), il est question du « char de chérubins, A quatre faces », Mais la forme des noms donnés aux i!luminateurs évoque plutét les archanges d’Hénoch. En outre, dans la vision d’Ezéchiel et dans Apocalypse les vivants avaient en partie l’aspect d’animaux, ce qui n’est pas le cas des archanges d’Hénoch ni des illuminateurs de 1’ Apocryphon. Nous savons, par des écrits manichéens, que le Livre d’Hénoch était connu de certains gnostiques. Je crois donc que, par imitation de cette spéculation juive ou judéo- chrétienne, que nous trouvons surtout dans Hénoch xt, et LXxt, l’auteur de l’Apocryphon a pu vouloir assimiler certains aspects du Christ a quatre anges qui seraient comme des « visages » ou qui l’entoureraient comme des gardes. Le premier de ces « visages », ou de ces anges qui l’entourent, pourrait étre un aspect de Jésus en tant que celui-ci était regardé par Jes Valentiniens comme le fruit de !’harmonie du Pléréme. 8. Doresse a reconnu ce rapport (op. cit., 341). LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » 7 On peut remarquer que, dans Zostrien (29, 1-6), Harmozel est défini (selon la traduction de J. H. Sieber®) « a division of God... and a joining! of soul », D’autre part, l'ange Hormos, dont le nom signifie Hien et qui semble, dans 1’Evangile des Egyptiens, préparer la naissance de Jésus (comparer 60, 2-8 avec 63, 9-16), pourrait étre un double d’Harmozel?. Dans cet Evangile des Egydtiens (63, 9-16), Seth incarné en Jésus effectue la réconciliation du monde avec le monde. Il est vrai que Seth, dans les textes concernant les illuminateurs, est plutét mis en rapport avec Orofael, tandis que c’est Adamas, son pére, figure du Christ plutdt que de Jésus (lA ott le Christ et Jésus sont distingués l’un de l’autre), c'est Adamas qui est mis en rapport avec Harmozel. Mais dans Les trots stéles de Seth (120, 30-31), c'est Adamas qui a « réconcilié le Tout 4 travers tous ». Ainsi l'idée de réunion, de réconciliation, est associée aussi bien avec Adamas qu’avec Seth, aussi bien avec le Christ qu’avec Jésus. D’ailleurs Irénée dit que le « fruit parfait » des éons, Jésus, pouvait aussi tre appelé par les Valentiniens Christ et Logos (I, 2, 6). Le second illuminateur est nommé, chez Irénée, Raguel. C’est I’un des noms des archanges dans le Livre d’Hénoch, mais dans un passage oi les archanges sont au nombre de sept et non de quatre (chapitre xx). D’aprés ce passage, Raguel est l’ange qui punit le monde des luminaires (ici les luminaires ne sont guére autre chose que des astres, ou des anges préposés aux astres). Les luminaires qu'il punit, ce sont les sept planétes. Ces pla- nates sont coupables de «n’étre pas venues en leur temps » (chapitre Xvi), c’est-a-dire de ne pas s’étre conformées a l’ordre général du ciel, ce qui correspond simplement a leur nom d’astres errants. Mais les gnos- tiques, qui interprétaient les « Sept » comme un symbole de 1’Ancienne Loi, ont pu voir en Raguel une figure du Christ en tant que celui-ci abolit Yordre ancien. Peut-étre aussi a-t-on songé au sens du mot « Raguel », qui peut signifier, je crois, « pasteur ». Mais il se peut aussi qu’il y ait 1a une erreur d’Irénée, ou de son traduc- teur, ou des copistes. Car, dans les traductions coptes de l'Apocryphon et dans les autres ouvrages gnostiques ot se trouve ce mythe, le second illuminateur est constamment nommé, non pas Raguel, mais Oroiael ou Oroiel ou Oriael ou Oriel. Ce nom rappelle celui d’Uriel, l'un des archan- ges d’Hénoch. Pour Giversen et pour Doresse, Oroiael est probablement Uriel. Cependant J’on doit se demander pourquoi l’auteur de cette spécu- lation aurait retenu le seul nom d’Uriel, alors qu'il change les autres noms. En outre, Uriel est représenté, au chapitre xx d’Hénoch, comme l’ange «du monde et du tartare », ou «du monde et de la terreur ». Ailleurs, il apparait comme I’ange astronome, qui connait tous les noms des astres 9. Dans The Nag Hammadi Library in English, éd. J. M. Rosmson (San Francisco et Leyde, 1977), 377. ro, C’est moi qui souligne. rr, Ce rapport aussi est signalé par Doresse (0p. cif., 341). Mais Doresse ne mention- ne pas le sens du mot hormos et n’en tire donc aucune conclusion pour la signification d’Harmozel, 8 SIMONE PETREMENT et les moments de leurs levers et de leurs .couchers. On ne voit pas bien quel rapport auraient ces caractéristiques avec ce qui nous est dit d’Oroiael. Cet ange, d’ailleurs, n’apparaft pas dans les chapitres x1, et 1xx1 d’Hénoch, les chapitres qui ont le plus de rapport avec la spéculation sur les quatre jlluminateurs. Tl y est remplacé par Phanuel. Je crois donc plutét que le nom d’Oroiael ou d’Oriel pourrait étre tiré, lui aussi, de la spéculation valentinienne sur la constitution de l’étre du Sauveur. Il peut @tre en rapport avec héraios ou avec hérios, adjectifs dérivés de héra (heure ou saison). Ces mots signifient proprement «ce qui est de saison », mais, au pluriel neutre (héraia, héria), ils peuvent désigner les fruits de la saison. Et surtout ils peuvent étre les épithétes de tout ce qui est beau, gtacieux, charmant, de ce qui est « dans sa fleur », Rappelons-nous que, dans la spéculation valentinienne décrite par Irénée (I, 2, 6), les dons avaient réuni ce qu’ils avaient de plus beaw et de plus flewri pour constituer Vétre de Jésus. Ainsi Oroiael, iui aussi, pourrait étre un caractére du Jésus valentinien, Le fait que l’aspiration, la lettre h des mots héraios et hérios, a disparu dans Oroiael, n'est pas une objection décisive contre cette hypothese. Car souvent, dans ces noms fabriqués, l’aspiration n’est pas conservée. Nous en avons des exemples dans les équivalences Harmozel-Armozel, Hormos-Ormos, entre autres. Quant a la finale él, ici encore elle sert a faire de cette figure un ange. On peut se demander pourquoi ce nom, s’il provient d’héraios ou Whérios, est Oroiael plut6t qu’Orafoel ou Oriel, noms’ qui seraient plus exactement calqués sur héraios ou hérios. Mais peut-étre Oroiael était-il plus facile 4 prononcer qu’Oraioel, ce qui a pu donner liew A une méta- thése ; ou peut-étre a-t-on voulu imiter Ja finale de noms tels que Michael ou Raphael, tout en évitant de répéter la voyelle a. On trouve d’ailleurs les formes Oriel et Oriael, quoique moins souvent qu’Oroiael. Remarquons ausst que certains composés formés sur héra commencent par héro. Lest trés possible que, dans la suite, certains gnostiques aient confondu cet ange Oroiael avec Uriel. Cette confusion semble en tout cas s’étre produite dans les textes magiques. D’aprés J. Doresse!?, lorsqu’on trouve dans ces textes les noms des quatre illuminateurs mélés a ceux’ des ar- changes du judaisme, on ne trouve jamais dans la méme liste les notis @Uriel et d’Oroiael, ce qui tend 4 montrer qu’on les considérait comme Ja méme figure. Mais il s’agit probablement d’une assimilation secondaire. Les rapports d’Oroiael avec le Christ, par son origine et sa fonction, et son rapport avec le texte valentinien qui fournit déja 1a clé d’Harmozel, tendent probable qu'il s’agit ici de la méme spéculation. Il est vrai que, dans ce texte, le Sauveur n’est pas seulement la « fleur » et le « fruit », mais aussi l'« astre » du Pléréme (Irénée, loc. cit.), ce qui pourrait justifier Vinterprétation d’Oroiael (sous la forme « Oriel») comme sij @aprés une racine hébraique, «lumiére de Diet», Mais qu’il s’agisse 12. Op. cit, 343. LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » 9 d'un astre ow d’une fleur ou d'un fruit, il s’agit probablement d’une métaphore concernant Jésus et qui se trouvait dans 1’enseignement valentinien décrit par Irénée dans I, 2, 6. Le troisi&me illuminateur est appelé Daveithe ou Daveithai. Ce nom semble plus transparent que les autres, il parait @tre le nom de David. Pour Irénée, c’est David ; dans I’Evangile des Egyptiens, c’ést Davithe. On peut avoir modifié un peu le nom de David pour le rendre plus mysté- riewx et en faire celui d’un ange. Pourquoi David ? Giversen reconnait qu'il ne peut pas expliquer cet emploi du nom de David. Mais c’est peut-étre parce que, pour Giversen, Daveithe ne peut étre qu’un astre, et sans rapport, originellement, avec le Christ. Si l'on admet un rapport possible avec le Christ, l'emploi du nom de David est assez facilement explicable. David fut un roi, un « Oint », c’est-a-dire un Christ A proprement parler. (Christ signifie Messie, et Messie signifie Oint). Dans l’Ancien Testament, le nom de David est parfois employé pour signifier Messie (cf. Jérémie 30, 9 ; Osée, 3, 5). Il y avait une spéculation sur David chez les Naassénes ; ils faisaient remarquer que David avait été oint d’une huile provenant d’une corne et non d'une fiole de terre comme celle dont Saiil avait été oint!’. C’était dire que la royauté de David venait du ciel et non de la terre. Il se peut aussi qu’on doive entendre par Daveithe « fils de David », ou « descendant de David », ce qui serait encore un titre du Christ. Enfin il faut peut-étre rappeler que le sens de ce nom, « David », pourrait étre « bien-aimé ». Le Christ est désigné, dans l’Ascension d’Isaie, par l’expression « le Bien-Aimé », Valentin aussi le désigne sous le nom de «1’Aimé » dans le fragment 6, Dans I’ Evangile de vérité (30, 31 ; 40, 24), il-est appelé «le Fils bien-aimé ». Enfin dans le Traité tripartite (87, 8), «1’Aimé » est 1’un des noms donnés au Sauveur, et l’on doit remarquer que c'est précisément dans le passage qui correspond & Irénée I, 2, 6, c’est-a- dire au passage ott Irénée expose la spéculation valentinienne qui semble déja étre a l’origine des noms d’Harmozel et d’Orofael. Doresse cite! des textes magiques ott se rencontre le nom de Daveithe (ou Davithe ou Davithea). Il est remarquable que, dans ces textes, Daveithe semble maintes fois identifié avec le Christ. Ainsi un texte cité par Kropp (t. IJ, p. 104)!5 représente Daveithe « étendu sur la couche de l'arbre de vie ». Cet arbre de vie ne serait-il pas la croix ? Un autre texte (Kropp, t. II, p. 152) invoque Daveithe par ces mots : « Tu es celui en la main de qui sont les clés de 1a divinité. Si tu fermes, on ne peut plus ouvrir, et si tu ouvres, on ne peut plus fermer. » Or la seconde de ces phrases (« si tu fermes, etc. »), tirée d'une prophétie d’Isafe (22, 22), concerne le Christ dans I’ Apocalypse (3, 7)18. Dans le méme texte (Kropp, 13. Hiproryxe, Ref. V, 9, 22. 14. OD. cit., 342. 15. A.M, KRopp, Ausgewahite hoptische Zaubertexte, Bruxelles, 1930-1931, 3 tomes. 16. Isaie 22, 22 : 4 Je mettrai la clé de la maison de David sur son épaule (celle @’Elyaquim), 11 ouvrira sans que personne puisse fermer, il fermera sans que personne 10 SIMONE PETREMENT t. IL, p. 152), il est dit que Daveithe est « celui qui est placé sur la coupe d’or de l'Eglise des premiers-nés ». Cette Eglise des premiers-nés n’est-elle pas celle dont il est question dans l’Epitre aux Hébreux (12, 23) ? Doresse reconnait qu’il y a 1a des éléments chrétiens ; mais il croit que ces éléments sont étrangers & «1a notion primitive que les Séthiens ont pu se faire du luminaire Daveithe », Seulement quelle est cette notion primitive ? A part les rapports de Daveithe avec David et avec le Christ, ces textes ne nous apprennent pas grand chose. Doresse n’explique pas plus que Giversen pourquoi le nom de David est donné au troisiéme illuminateur. C'est peut-étre seulement en admettant, au contraire, que ce David a un rapport primitif avec le Christ — et pourquoi refuserait-on de l’admettre, puisque selon l’Apocryphon de Jean, qui semble étre l'un des plus anciens et peut-étre le plus ancien des ouvrages « séthiens » qui nous sont connus, Jes illuminateurs ont été émis par le Christ et pour I’entourer —, c’est peut-étre seulement en admettant que le rapport au Christ est primitif qu’on peut expliquer que !’un des illuminateurs porte un nom tiré de David, surtout si l’on tient compte du fait que, dans la spéculation valen- tinienne d’oi semblent provenir les noms d’Harmozel et d’Oroiael, le Christ est appelé « l'Aimé », ce qui pourrait étre le sens qu’on donnait au nom de David. Pour ce qui est du quatriéme illuminateur, il n’est pas facile, au premier abord, de voir d’ot vient son nom et ce qu'il peut signifier. I! semble d'origine sémitique et contenir deux fois le nom d’El, c’est-a-dire de Dieu. Mais faut-il entendre « Dieu de Dieu » (c’est-a-dire peut-étre Dieu issu de Dieu) ? Un nom de ce genre pourrait étre donné au Christ, et donc a un ange représentant un de ses aspects. Cependant, je proposerai une autre hypothése, mais je la proposerai avec des réserves, car elle est un peu compliquée et je ne la considére pas comme ayant le méme degré de probabilité que celles que j’ai proposées au sujet des trois autres illu- minateurs. Dans le passage du Traité tripartite qui correspond A Irénée I, 2, 6, parmi les noms donnés au Sauveur issu de I’harmonie des éons, nous trouvons le nom de Paraclet (87, 8-9), et ce nom est entendu comme signifiant « celui qui est appelé a l'aide!” ». Or Eleleth apparait en effet, dans l’Hypostase des archontes, A la suite d’un appel a I’aide. Ce n’est pas que le nom d’Eleleth puisse venir de « Paraclet ». Mais il pourrait étre une allusion 4 l’appel lancé par le Christ sur la croix, « Eli Eli», ou « El El». L’auteur de l'Apocryphon de Jean aurait pensé que l’appel de Jésus était adressé au Sanveur transcendant, au Christ céleste, et plus précisément au Christ-Paraclet, A « celui qui est appelé a l'aide ». Comme cet aspect était attribué au Sauveur dans la spéculation valentinienne puisse ouvrir ». Apocalypse 3, 7 : « Ainsi parle le Saint, le Vrai, celui qui tient la clé de David : s'il ouvre, nul ne fermera, et s'il ferme, nul n’ouvrira ». Dans le texte cité par Kropp, ily ales clés dela divinité » et non «1a clé de David ». Mais il est d’autant plus clair qu’il s'agit du Christ, car ni le David simplement humain ni Elyaquim n’ont jamais détenu les clés de la divinité, 17, Cf, la note des éditeurs du Tractatus tripartitus, I, Berne, 1973, Ps 359, LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » Ir dont s’inspire l’auteur de l’Apocryphon — du moins si nous avons bien compris les noms des trois premiers illuminateurs —, cet auteur a pu faire de cet aspect tn quatriame ange, comme déja il avait transformé en anges trois autres aspects. Il aurait donné a cet ange Je nom par lequel Jésus semblait avoir invoqué le Sauveur céleste, en ajoutant 4 ces deux syllabes, pour en faire un nom d’ange, une finale hébraique, Quoi qu’il en soit de cette origine possible de son nom, bien des signes montrent qu’Eleleth a un rapport particulier avecla Sagesse. (Celas’accor- de d’ailleurs avec l’idée qu’il peut représenter le Paraclet, qui en général est identifié 4 1’Esprit). Chez Irénée (I, 29, 2), la vertu correspondant A Eleleth est phronésis, la sage réflexion, la raison. Il en est de méme dans les traduc- tions coptes (BG 33, 7 et paralléles). Il en est encore de méme dans 1’ Evan- gile des Egyptiens (52, 13-14). En outre, dans les traductions coptes, Sophia est parmi les puissances divines qui sont lies A Eleleth (BG 34, 7 et paralléles). Dans I'Hypostase des archontes (93, 8-10), Eleleth dit : « Je suis Eleleth, la Sagesse, le grand ange qui se tient en présence du Saint-Esprit ». Dans l’Evangile des Egyptiens (56, 22 - 57, 1), Eleleth établit une certaine Sophia, la « Sophia hylique», pour régner sur le Chaos et 1’Hadés, Dans un passage assez obscur de la Protennoia trimorphe (39, 13-32), Hleleth semble étre a Iorigine de l’apparition du Démiurge. Dans Zostrien (29, 10), Eleleth est « une impulsion et une préparation pour la vérité », Cela correspondrait assez bien a la conception de Sophia comme source de l’esprit insufflé dans Adam et comme inspirant les prophétes de I’Ancien Testament. Enfin nous verrons plus loin qu’Eleleth parait étre le « lieu de repos» des psychiques ; or le lieu de repos des psychiques est l’Ogdoade, ot réside Sophia. Eleleth serait-il un aspect de Sophia plut6t qu’un aspect du Christ ? Mais nous devons nous souvenir que le Christ aussi peut étre appelé Sagesse. Paul appelle le Christ « Sagesse de Dieu» (I Cor. 1,24). Pour Origéne, le titre de Sagesse était l’un des titres les plus importants du Christ, peut-étre le premier de tous. Et pour les gnostiques, le Christ est souvent associé A Sophia, dont i! peut étre soit le fils soit 1’époux soit le frére. Dans ’Epitre d’Eugnoste (82, 1-5) et dans La Sagesse de J ésus-Christ (t06, 19-22), Sophia est le nom féminin du Sauveur. En outre, nous devons nous souvenir que le Sauveur, selon le Traité tripartite (85, 25 - 86, 31), est émis par les éons pour porter secours & Sophia. Et c’est particuliérement vrai d’Eleleth, si Eleleth est Vaspect du Sauveur sous lequel celui-ci est « celui qui est appelé Al’aide ». Il n’est donc pas étonnant que, tout en étant un aspect du Sauveur, Eleleth soit en rapport avec Sophia. Il semble d’ailleurs — mais nous ne Pouvons pas développer ici cette idée —- que le Sauveur soit en un sens le vrai moi de Sophia, son moi parfait, qui se sépare d’elle aprés sa chute, mais qui sera de nouveau réuni avec elle quand elle sera complétement éclairée et sauvée. Voila donc ce que nous proposons au sujet des noms des quatre illu- minateurs. Nous devons maintenant considérer les autres fonctions qui leur sont attribuées, La fonction d’entourer ou d’accompagner l’Autogéne 12 SIMONE PETREMENT nest pas, en effet, la seule que leur attribuent les écrits dits « séthiens ». Pour auteur de l’Apocryphon de Jean, ces illuminateurs ne.sont pas seulement des anges ; ils sont aussi des éons, ou bien ils sont placés dans ou sur des ¢ons. L’on peut dire, en tout cas, que chacun d’eux correspond A un éon, c’est-A-dire & une réalité qui pent étre soit I’une des figures de la perfection divine, soit un lieu du monde éternel, soit un 4ge du monde temporel. Et voici ce qui nous est dit sur chacun de ses quatre éons. Dans le premier (Harmozel) a été placé l’Homme parfait, un Adam divin, qui peut aussi étre appelé Adamas. Dans le second (Orofael) a été placé le fils de 1’Homme parfait, le fils d’Adamas, qui est appelé Seth com- me le fils de l’Adam terrestre, mais qui est un Seth transcendant comme Adamas est un Adam transcendant. Dans le troisitme (Daveithe) a été placée « la descendance de Seth », descendance constituée par « les Ames des saints ». Dans le quatriéme enfin (Eleleth) ont été placées les Ames qui ont connu leur perfection (leur pléréme), mais qui ont été plus lentes & se convertir!8, Que signifie cette nouvelle série que forment Adamas, le Seth divin, les saints qui sont la lignée de Seth, et les Ames qui se sont converties moins vite que celles de ces saints ? Et pourquoi tel élément de cette série est-il mis en rapport avec tel élément de la série des illu- minateurs ? Ceux-ci, qui apparaissaient d’abord comme des anges ou comme des « visages », entourant 1'Autogéne, apparaissent maintenant comme des sortes d’habitations supraterrestres ott résident respectivement deux personnages divins et deux groupes d’Ames humaines. Comment cette transformation est-elle possible et que signifie-t-elle ? Pour Schenke, cela signifie que les quatre illuminateurs représentent essentiellement des paradis, des « lieux de repos célestes », qui ont été attribués respectivement 4 Adam, a Seth, a des saints qui seraient la descendance de Seth, et @ d’autres saints qui descendraient eux aussi de Seth, mais auraient vécu plus tard que les premiers. L,’auteur de cette spéculation serait un « Séthien », c’est-a-dire un homme pour qui Seth est le Satuveur et qui se considére lui-méme comme descendant de Seth et promis au salut en vertu de cette filiation. Cet auteur penserait que Dieu a créé pour ses ancétres (Adam, Seth, les premiers descendants de Seth et ceux qui sont venus plus tard) des paradis célestes ott leurs Ames ont été accueillies et od seront accueillies aussi les Ames des Séthiens présents et futurs. Ceux qui ont été placés dans 1’éon Daveithe, Schenke les appelle les « Séthiens primitifs », et ceux qui sont placés dans l’éon Eleleth, il les appelle les « Séthiens historiques ». O4 se placerait la limite chronologique entre les uns et les autres ? Elle se placerait, si je comprends 18, Cf. BG 34, 19 - 36, 15 ; CG UI, 8, 28 - 9, 24 ; Ill, 12, 24 - 14, 9. Ce passage manque dans CG IV. — En ce qui concerne les ames placées dans le quatriéme éon, il y a une contradiction sur un point entre la version longue (CG II, 9, 18-22), o& ilest dit que ces ames ont ignové le Pléréme et ne se sont pas promptement converties, et la version courte (BG 36, 9-12 et CG II, 14, 4-6), qui dit qu’elles ont reconnu leur perfection (ou leur pléréme), mais ne se sont pas promptement converties, Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu’elles ont été plus lentes 4 se convertir, LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » 13 bien Schenke, au moment de la destruction de Sodome et de Gomorrhe. En effet, d’aprés certains écrits considérés comme séthiens, les habitants de Sodome et de Gomorrhe étaient des justes et ils appartenaient a la sainte lignée de Seth. Le Démiurge a tenté de les anéantir, mais ils ont été sauvés par des envoyés du monde d’en haut, qui les ont transportés dans une demeure céleste. Les « Séthiens primitifs » auraient alors cessé dappartenir & notre monde, Les « Séthiens historiques » seraient les Séthiens qui ont vécu ensuite et dans toute la suite du temps. Il y aurait donc quatre périodes du monde, quatre divisions de la «grande année » du monde : la période d’Adam, celle de Seth, celle des premiers descendants de Seth, et celle de ses descendants plus tardifs, Et les quatre illuminateurs seraient, d’aprés Schenke, quatre planétes qui. auraient dominé respectivement chacune de ces quatre périodes, et qui en méme temps serviraient de paradis pour les dmes des deux grands ancétres et pour celles des deux groupes de justes qui seraient leurs descendants. Cette explication est ingénieuse, mais elle ne me paraft pas suffisamment fondée. Elle implique plusieurs suppositions qu’il est difficile d’accepter. Il parait étrange qu’Adam occupe A lui seul toute une période, toute une saison de l’« année du monde», et de méme Seth. (Sans compter que T’Adam et le Seth dont il s’agit ne semblent pas identiques a l’Adam et au Seth terrestres ; ce sont plutdt des étres éternels). En outre, il n’est guére probable que les ames placées dans le troisiéme et le quatriéme éons correspondent 4 des Séthiens primitifs et a des Séthiens plus tardifs. D'abord il n’est pas dit, du moins dans l’Apocryphon de Jean, que les Ames placées dans le quatriéme éon soient la descendance de Seth, ni qu’elles soient les Ames des saints. C’est dit seulement des Ames placées dans le troisitme éon. De plus, en disant que ces Ames du quatriéme éon se sont converties moins rapidement que celles des descendants de Seth, il semble bien que l’auteur ne veuille pas dire seulement qu’elles se sont converties plus tard chronologiquement, sans que leur conduite ait été pour rien dans ce retard, Il semble bien vouloir dire qu’elles y ont mis moins de hate que les Ames des saints, La distinction qu'il fait entre ces deux sortes d’ames ressemble beaucoup A celle que font les Valentiniens entre Jes spirituels et les psychiques. Pour Héracléon par exemple, la prompti- tude avec laquelle la Samaritaine ajoute foi aux paroles du Sauveur est le signe qu'elle est une spirituelle (fragment 17). De méme !’auteur du Traité tripartite dit que les spirituels, dés que le Christ apparait, « se précipitent vers Iui » et recoivent « avec empressement » la connaissance (118, 32-36), tandis que les psychiques sont plus lents et ont tardé a la recevoir (x18, 37-38). Les spirituels adhérent sur-le-champ 4 la parole révélatrice, tandis que les psychiques hésitent et sont plus lents. Si lauteur de l'Apocryphon voulait dire seulement que les Ames du quatriéme éon sont celles d’hommes qui ont vécu plus'tard que ceux dont les Ames sont dans le troisiéme éon, il dirait qu’elles sont apparues plus tard, mais non pas qu’elles se sont converties plus lentement. Il s'agit 14 SIMONE PETREMENT d’Ames moins parfaites, Or il serait étrange que les Ames de la derniére période fussent moins parfaites que celles de la période précédente, alors que, pour les gnostiques, c’est ordinairement 4 la fin des temps qu’appa- rait la connaissance parfaite et 1’Rglise des spirituels. Il est parfaitement vrai que l’auteur de l'Apooryphon a ume certaine théorie de I’histoire du monde. Il pense probablement, comme d’autres gnostiques, que les habitants de Sodome et de Gomorrhe étaient des justes et qu’ils ont été transportés dans une demeute céleste. Il pense en tout cas qu’il y a eu, dans l’histoire, trois interventions du Sauveur, dont les deux premiéres ont été invisibles et Ja troisiéme seule, visible (CG II, 30, rz - 32, 25; IV, 46, 23 - 49, 6)!% La troisiéme est celle ot le Sauveur s'est incarné (CG II, 31, 3-4; IV, 48, 3-5), c’est-a-dire celle ot il est apparu en Jésus. Les deux interventions invisibles ne sont guére expliquées dans l’Apocryphon, mais, si l’on se fie al’ Evangile des Egyp- tiens (63, 4-6), elles ont eu lieu au moment du Déluge et au moment de la destruction de Sodome et de Gomorrhe (deux moments oi le monde d’en haut a sauvé des groupes humains que le Démiurge voulait détruire). Cette conception détermine quatre périodes dans l’histoire du monde. Lune va de la Création au Déluge, la seconde, du Déluge a la destruction de Sodome et de Gomorrhe, la troisiéme, de cette destruction 4 la venue visible du Sauveur, et la quatriéme, aprés cette venue. Mais ces quatre périodes ne correspondent pas a la série : Adam, Seth, lignée de Seth et groupe des Ames qui se sont converties plus lentement. Adam n’a pas vécu jusqu’au Déluge, ni Seth entre le Déluge et 1a destruction de Sodome. La premiere période comprend a la fois Adam, Seth et les premiers « $é- thiens ». De plus, les deux groupes d’Ames placés dans les deux derniers éons ne peuvent pas appartenir respectivement a la troisitme et a la quatriéme périodes. Ils n’ont guare pu apparaitre, !’un et autre, qu’aprés la venue du Sauveur incarné, qui leur a enseigné of se trouve leur perfec- tion. Ces deux groupes n’existent pas successivement mais simultanément. Ce sont les catégories que les Valentiniens appellent les pneumatiques et les psychiques. Les quatre éons ne sont donc pas ici des périodes de Vhistoire du monde. Bien que le mot « éons » puisse désigner des pétiodes du monde, méme chez les Valentiniens, il peut aussi désigner des espaces, des « liewx », ou des concepts, des qualités, des essences, ot enfin des étres spirituels, personnels, appartenant au domaine éternel. C’est le cas ici. Les deux premiers éons sont 4 la fois des étres spirituels (des anges) et des concepts (des qualités du Sauveur) avec lesquels Adamas et Seth sont mis en rapport®, Les deux derniers sont a la fois des étres spirituels (des 19. Dans la version courte de l’Apocryphon, cette partie est si abrégée qu’elle est presque incompréhensible et ne peut se comprendre que par la version longue, 20, Si, Ala rigueur, il y a entre les deux premiers éons un rapport de succession, c’est parce que le premier, qui accueille Adamas, est celui de I"Homme, et le second, celui du Fils de l'Homme. Mais cette succession n'est que le mythe d’un rapport concernant Vessence, car I’ Homme et le Fils de IHomme sont tous deux des &tres éternels. La descendance indique tont au plus un rapport d’éloignement & légard LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » 15 anges), des concepts (qualités du Sauveur) et des espaces du monde supérieur, I’un supracélestre l'autre céleste — car l'un est probablement dans le Pléréme et J’autre est probablement 1’Ogdoade —, destinés 4 recevoir, l’un, les Ames le plus parfaites, |’autre, des 4mes moins parfaites mais qui néanmoins se sont converties au Christ. Si nous avons raison de supposer que ces deux derniers groupes sont les spirituels et les psychiques, cette partie de 1a spéculation sur les illu- minateurs est, comme les noms des anges qui entourent le Christ, en rapport avec le valentinisme. On dira : il n'est pas étonnant que I'Apocryphon de Jean soit en rapport avec le valentinisme puisque, d’aprés Irénée, il en est une des sources. Mais si l’on examine le détail des ressemblances, on voit que la dépendance doit étre plutét en sens contraire. C’est particulitrement clair en ce qui concerne le nom d’Harmozel et la distinction des spirituels et des psy- chiques, Le nom d’Harmozel, que l’auteur a voulu mystérieux et obscur, peut néanmoins se comprendre s'il est tiré de la spéculation valentinienne sur la constitution de l’essence de Jésus. Mais cette spéculation ne saurait etre tirée du nom d'Harmozel, qui n'est nullement expliqué dans |'Ago- cryphon. Comment, du fait que l’Autogéne est accompagné de quatre anges dont l’un porte le nom presque incompréhensible d'Harmozel, comment de ce fait tirerait-on l'idée que Jésus est le fruit commun de tout le Pléréme, l’ceuvre dans laquelle celui-ci a été réuni et concilié ? Les Valentiniens pouvaient tirer cette idée bien plus facilement de l’Epitre paulinienne aux Colossiens : « En lui, Dieu s’est plu A faire habiter tout Je pléréme (toute la plénitude) et a tout réconcilier par lui et en lui» (Col. 1, 19-20 ; cf. 2, 9). De méme la bréve mention des Ames qui «se sont converties plus lentement », cette bréve mention est naturelle de la part d’un homme qui connait le valentinisme et s'adresse 4 des hommes qui Je connaissent. Iin’a pas besoin d’en dire davantage pour qu'on reconnaisse les psychiques. En revanche, il n’est pas possible de tirer 1a spéculation valentinienne sur la distinction des spirituels et des psychiques, cette spéculation si abondante, si nourrie de détails précis, et qui s'explique si facilement par les rapports des Valentiniens avec I’Figlise, il n’est pas possible de Ja tirer de cette allusion si bréve et si peu expliquée que nous trouvons dans I’Apocryphon. Pourquoi Irénée pense-t-il que la doctrine de l’Apocryphon est & Vorigine du valentinisme ? Nous ne pouvons pas étudier ici cette question. Nous dirons seulement que, lorsqu’on l’étudie, on s’apergoit que, des quelques phrases ot Irénée exprime cette opinion, plusieurs sont obscures, embarrassées, ambigués, et qu’en outre il ne donne pour preuve de ce qu'il dit que la ressemblance des doctrines, ressemblance indéniable mais qui n’indique pas en quel sens est la dépendance. de la Source Premiere, comme le rapport entre le Notis et le Logos, une sorte. de higrarchie, De méme il y a une différence de proximité & P’égard de Dien entre les Ames qui sont dans le troisiéme et le quatriéme éons, 16 SIMONE PETREMENT Nous croyons donc que la théorie des quatre illuminateurs, telle que Ja présente l’Apocryphon de Jean, implique Je valentinisme, et que, loin @étre la preuve que l'Apocryphon est d'origine paienne et simplement « christianisé », elle est plutdt l'une des preuves qu’il se rattache dés Vorigine 4 un gnosticisme chrétien. Je ne dis pas que cette interprétation puisse résoudre tous les problé- mes, mais elle en résout beaucoup. Schenke pose la question : « Pourquoi Seth est-il devenu un héros de la gnose pour tout un groupe d’hommes ? Pourquoi des gnostiques essentiellement paiens se sont-ils intéressés au personnage de Seth ?» Il dit qu’on n’en voit pas bien 1a raison, mais que cet intérét pourrait s’expliquer par une certaine tradition samaritaine, sttivant laquelle Seth aurait été le fils préféré d’Adam et serait l’ancétre de Moise. Cependant il est visible que cette tradition, méme si elle a réellement existé A une époque antérieure A !’Apocryphon de Jean, serait insuffisante pour expliquer {a figure gnostique du Seth divin et sauveur. En outre, ce que dit Schenke de cette tradition samaritaine montre com- bien les traces qu’on croit en discerner avant le second siécle de notre ére sont vagues et incertaines. Il me semble que la réponse a sa question sur V'intérét porté a Seth serait bien plus facile s'il ne prenait d’abord pour établi que ces gnostiques étaient essentiellement paiens. L’explication pourrait étre trés simple si elle était tirée du christianisme. Adamas, VAdam divin, est défini comme étant l’Homme vrai ; il en résulte que le fils d’Adamas, le Seth divin, est le « Fils de l’Homme » (cf. CG II; 24, 33 - 25,1; IV, 38, 26-28). Le Seth divin est donc une nouvelle figure du Christ, ou plus exactement de Jésus, lorsque Jésus est distingué du Christ. (Car dans ce cas c'est plutét Adamas qui est le Christ.) Dans 1’Evangile des Egyptiens (65, 12-17), Seth et Jésus sont ensemble dans Orofael, tandis que !’Autogéne (le Christ) et Adamas sont ensemble dans Harmozel. Ce n'est pas, comme le pense Schenke, parce qu’Adamas et le Christ sont en concurrence, ni parce que Seth et Jésus sont en concurrence. C’est bien plutét parce qu’Adamas et le Christ, pour l’auteur de cet ouvrage, sont le méme étre, et de méme Seth et Jésus. Dans cet Evangile des Eeyp- tiens, Seth est dit expressément s’étre incarné en Jésus, il « revét » Jésus (63, 7-13, et 64, 1-3), Cela signifie que le Fils de !'Homme, qui préexistait dans le monde invisible, est descendu et a revétu une forme visible. Schenke, bien entendu, interpréte cela comme signifiant que Jésus est l'un des avatars de Seth. Mais il est possible et bien plus probable que c’est le contraire, C’est Seth qui a été transformé en un symbole représen- tant Jésus, et cela parce qu’il est le fils d’Adam et parce que, puisque Adam est «1’homme », on a imaginé un Adam divin qui serait cet Homme dont Jésus se dit le fils dans les évangiles. Certains gnostiques, du nom de Fils de I’homme que se donne Jésus, semblent avoir conclu que Dieu le Pere devait étre appelé 1'Homme®!. Mais les premiers Valentiniens, tout “at, Nous pensons que c'est la principale explication des mythes gnostiques dans lesquels Dieu le Pére est appelé l’Homme. Mais nous ne pouvons pas exposer ici les xaisons qui, 2 nos yeux, rendent cette explication trés probable, LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » 17 en cherchant eux aussi 4 expliquer ce nom de Fils de l'homme, ne don- naient pas le nom d’Homme 4 Dieu le Pére ; ils le donnaient a l’un des éons du Pléréme. C’était donner le nom d’Homme au Christ, car en un sens tous les éons masculins du Plérdme sont des noms du Christ. C’est cet Homme divin, indentique au Christ, qu’un auteur gnostique, féru de symboles tirés de l’Ancien Testament, a voulu décrire comme un Adam transcendant, qu'il appelle souvent Adamas pour le distinguer de l’Adam terrestre. Par 1a, Jésus, le Fils de cet Homme, devenait Seth, mais un Seth divin qui n’est pas le méme que le Seth congu comme historique. Cette spéculation sur Seth-Jésus ne se trouve pas, semble-t-il, chez les premiers Valentiniens®*, mais elle a pu prendre naissance dans le valentinisme, car certains Valentiniens expliquaient le nom de Fils de l'homme, que se donne Jésus, en disant que Jésus est fils de l’éon qui a pour nom « l’Hom- me » (Irénée, I, 12, 4). C’est done Jésus, ou le Christ, que représente le Seth divin dont les « Séthiens » seraient la descendance. Cette descendance n'est point biologique ; c’est I’figlise des spirituels fondée par Jésus. On peut l’appe- ler une race, mais ce n’est pas une race. Les descendants de Seth sont, il est vrai, prédestinés 4 comprendre aussit6t la révélation de 1’Envoyé, mais cela ne tient pas a leur ascendance terrestre ; ils sont « semés » dans le monde par des étres d’en haut, comme sont « semés » d’en haut les spirituels dont parlent les Valentiniens. Cependant nous n’avons pas encore suffisamment expliqué — ou tenté d’expliquer — comment ces anges que sont les illuminateurs, et qui semblaient d’abord étre des aspects du Christ, peuvent devenir ensuite des demeures, des espaces dans lesquels résident divers personnages ; ni pourquoi Adamaset Seth résident respectivement dans les deux premié- res de ces demeures, tandis que les deux derniares sont attribuées respec- tivement aux Ames de deux groupes d’hommes que nous pouvons appeler les spirituels et les psychiques. Pour ce qui est de la transformation des quatre anges en quatre de- maeures, il faut se rappeler avec quelle facilité, dans ces écrits 4 demi poé- tiques, un caractére, une qualification, une épithéte peut devenir une réalité substantielle et étre assimilée soit A un personnage mythique, soit a un temps, soit 4 un lieu, un espace, un monde. Le mot « éon » peut désigner toutes ces sortes de réalités et permet de passer de l’une a l'autre. Il est possible aussi que l’auteur de cette spéculation s’inspire, ici encore, du Livre d'Hénoch. Dans ce livre, les anges peuvent étre des figures entou- rant Dieu, des visages, mais ils sont aussi, et bien plus souvent, des astres. Dans Hénoch uxxxu1, il est question de quatre astres qui régnent 22, Dans l’Apocalypse d’Adam (65, 5-9), Adam donne & son fils le nom de Seth « parce que c'est le nom de cet Homme qui est la semence de la grande génération », Ainsi le Seth divin est un autre que le Seth humain et Ini préexiste. 23. Toutefois Seth est déja pour eux le symbole des spirituels, Cf. Intwén, I, 7,55 Extraits de Théodote, 54; TERTULIMEN, Adv. Val. 29. 18 SIMONE PETREMENT sur les quatre saisons et en méme temps sur les quatre derniers jours de Vannée. Quels sont ces astres ? Pour ma part, je ne vois pas 4 quoi ils peuvent correspondre dans l’astronomie antique. Leur nombre de quatre n’indique nullement que ce soient des planétes, comme le croit Schenke. Et de quelles planétes s’agirait-il ? Ce seraient plutét, peut-étre, des étoiles qui se lévent A une heure déterminée au début de chaque saison. Mais comment ces étoiles régneraient-elles aussi sur les quatre derniers jours de l’année ? Il est possible que, pour l’auteur de cette partie du Livre d’Hénoch, ces quatre astres ne soient rien d’autre que quatre anges qui régnent sur les saisons, et qu’ils ne correspondent pas & des astres visibles, qu’on pourrait nommer**, Ii les appelle des astres parce qu'il a coutume d’identifier le concept d’ange au concept d’astre. Seul le nombre quatre fait le lien entre les saisons et les quatre derniers jours de l'année. Quoi qu’il en soit, il se peut que, par imitation de cette mythologie, l'auteur gnostique ait assimilé les quatre anges, qui sont des visages au chapitre XL, aux quatre anges qui sont des astres au chapitre Lxxxu. Seulement, s'il a pensé 4 des astres, c'est apparemment a des astres consi- dérés uniquement comme des demeures célestes ou transcendantes, et non pas 4 des astres qui ragneraient sur des périodes successives du monde. Car il semble bien que les deux étres qu’il place dans les deux premiers éons soient deux étres éternels, et que ceux qu'il met dans les deux derniers soient deux catégories d’hommes qui existent simultanément. D’ailleurs, si Eleleth peut étre, en un sens, identifié avec l’Ogdoade — qui du reste n’est pas un astre, mais tout le ciel des astres fixes —, la demeure d’Adamas, celle du Seth divin et celle des spirituels se trouvent probablement dans le Pléréme, c’est-a-dire au-dela du ciel visible. La série des quatre demetres ne correspond donc pas exactement a des astres, ni a une succession dans le temps, mais plutét a une série hiérar- chique, fondée sur la proximité plus ou moins grande par rapport a la source de la divinité. Maintenant pourquoi Adam et Seth sont-ils placés respectivement dans les deux premiers éons, et pourquoi des catégories analogues aux spiri- tuels et aux psychiques sont-elles placées dans les deux autres ? On a Vimpression que cette représentation transforme la série des illuminateurs en une série qui n’est plus homogéne : les deux premiers correspondent chacun a une seule personne divine, tandis que les deux autres sont vrai- ment des espaces, de larges demeures, accueillant des collectivités formées d’ames humaines. D’oti a pu venir une telle représentation ? Il me semble que, pour le comprendre, il faut rapprocher de cette représentation la quatriéme syzygie valentinienne. Il faut se rappeler qu’Adamas est défini comme I’Homme vrai, l’Homme parfait. Ne serait-il pas en rapport avec 1’éon valentinien appelé «1’Homme » ? Cet éon est le seul éon masculin de la 24, Il leur donne pourtant des noms, dans Hénoch LXXXI1, 13, Mais ce sont des noms qu'il semble forger pour la citconstance, et non pas des noms connus par ailleurs comme étant ceux de certains astres. LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » 19 premitre Ogdoade valentinienne qui n’ait pas été mentionné dans!’ A pocry- phon, antérieurement a l’apparition des quatre illuminateurs. Ne fallait-il pas le mentionner lui aussi ? Or cet ¢on valentinien forme une syzygie avec I’éon « Rglise ». Il semble que l’auteur de l’Apocryphon ait voulu décrite cette syzygie, mais en la transformant en une série de quatre termes pour la mettre en rapport avec les quatre illuminateurs dont il venait de parler. Il aura, pour cela, divisé l’éon « Homme » en deux figures, Homme et le Fils de l’Homme, et il aura de méme divisé I’éon « Rglise » en deux Eglises, celle des spirituels et celle des psychiques. L’apparition de l'Homme-Dieu et celle des Eglises se trouvent ainsi reliées 4 !'apparition du Sauveur émis par les éons, et aux caractéres de son étre, Laspect suivant lequel le Sauveur est I'harmonie de tout le Pléréme se trouve alors rapporté plus spécialement au Christ, sous le nom d’Adamas. L'aspect suivant lequel il en est la fleur ou le fruit ou I’astre se trouve rapporté plus spécialement 4 Jésus, sous le nom de Seth. Les spirituels se trouvent placés dans Daveithe ; car si ce nom peut évoquer le titre de Bien-Aimé, il évoque aussi la royauté du Christ et le royaume promis aux saints. Il est naturel enfin que les psychiques demeurent dans Eleleth, dont nous avons vu les rapports avec Sophia. Cette construction ne va pas sans modifier quelque peu la doctrine valentinienne exposée dans Irénée I, 2, 6. Car 1a c’était A Jésus qu’étaient attachés fous les caractéres personnifiés par les quatre anges. Il est vrai que Jésus pouvait aussi tre appelé le Christ, selon cette doctrine (Irénée, tbid.). Cest surtout au Christ que l’auteur de l'Apocryphon rattache les quatre anges, puisqu’il les rattache a 1’Autogéne. Eleleth, en particulier, doit étre un aspect du Christ plutét que de Jésus, puisqu’il semble repré- senter l’étre que Jésus appelle a l'aide, (A moins que le Jésus terrestre n’appelle un Jésus céleste, transcendant ). Il n’est pas inconcevable qu'un Valentinien, considérant divers aspects du Christ, puisse les associer tespectivement avec l’Homme, le Fils de l'Homme et les Eglises chré- tiennes. Car il s’agit toujours du Christ. Les Rglises mémes sont le Christ en un sens, car elles sont dans le Christ, Néanmoins il semble qu’il y ait une sorte de décalage entre 1a premiére fonction des illuminateurs (entou- rer !’Autogéne, en représenter des aspects) et leur seconde fonction, par laquelle ces aspects deviennent comme des demeures accueillant respec- tivement I’Homme, le Fils de I’Homme et les deux Eiglises issues de Jésus- Christ. Ce décalage laisse voir le caractére artificiel du lien que l'auteur établit entre l'image des quatre illuminateurs et la syzygie valentinienne qu'il parait décrire ensuite, la syzygie « Homme-Zglise ». Mais établir des correspondances, méme plus ou moins artificielles, c’est A quoi se plaisent les gnostiques. En conclusion, la théorie des quatre illuminateurs me semble étre une spéculation tournant autour de la personne de Jésus ou du Christ, axée sur elle et la multipliant en plusieurs aspects ou plusieurs figures. Ces illuminateurs sont d’abord des qualifications de Jésus ou du Christ, person- nifiées sous forme d’anges qui l’entourent. Ils sont ensuite des lieux 20 SIMONE PETREMENT célestes ou supracélestes, dont les deux premiers sont habités respective- ment par des personnages qui de nouveau représentent Jésus-Christ (partagé en deux figures, ’'Homme et le Fils de Homme), et dont les deux autres sont habités respectivement par deux Kglises qu’on peut regarder comme étant celle des spirituels et celle des psychiques. Dans Melchisédech (6, 2-3), Jésus-Christ est appelé « Commandant en chef des illuminateurs®> ». Ces quatre illuminateurs sont tout simplement les anges, appelés « doryphores » (gardes du corps) ou « satellites » (méme sens), qui, dans le valentinisme, sont émis en méme temps que le Sauveur et pour l’accompagner (Irénée, I, 2, 6, A la fin du paragraphe). Les gardes du corps sont des soldats qui entourent de tous cétés le personage qu’ils doivent protéger. Cela pouvait suggérer l'idée de quatre anges entourant Je Christ dans les quatre directions. Dans le Traité tripartite aussi (87, 20- 23), ces anges sont assimilés 4 une armée accompagnant un roi. Ce méme traité les assimile encore a « une figure multiforme » (87, 27). (Attridge et Mueller traduisent : « a multifaced form? »), Cela pouvait faire penser aux quatre archanges d’Hénoch xt, qui sont comme quatre « faces » autour de Dieu. Certains Valentiniens font de ces anges, émis en méme temps que le Sauveur, les doubles célestes des Ames des spirituels, leur vrai « moi » séparé d’eux-mémes et auquel ils seront réunis grace au Christ®?. C’est un autre genre de spéculation. Mais l’auteur de I’ Apocryphon est peut-étre plus fidale a Ja description que fait Irénée dans I, 2, 6, quand il les repré- sente comme préposés a une sorte de garde (parastasis) et entourant le Christ de tous cétés. C’est peut-dtre lui qui, pour se conformer A cette comparaison avec des gardes du corps, a imaginé qu’ils étaient quatre et a forgé une image imitée de celles qui représentaient Dieu entouré de quatre « vivants » ou de quatre chérubins ou de quatre anges. Il faut noter aussi que, dans Irénée I, 2, 6, ces anges sont semblables (« homo- génes ») au Sauveur. Il est donc naturel que leurs noms représentent des qualités ou des aspects du Sauveur . Pourquoi l’auteur de l'Apocryphon de Jean les appelle-t-il des illumina- teurs ? Peut-étre parce qu'il a voulu réunir, imiter tout ensemble, la spéculation d’Hénoch xx (sur les anges placés «aux quatre cotés du Seigneur des esprits ») et celle d’Hénoch 1xxxn (sur quatre astres qui commande- raient aux saisons). Mais il faut remarquer que les Valentiniens eux-mémes donnaient aux anges qui accompagnent le Sauveur le nom de phéta, clest-a-dire de « lumiares », Nous trouvons cela dans Irénée I, 4, 5. C’est peut-étre aussi A ces anges-la que fait allusion le Traité tripartite lorsqu’il parle des « merveilleuses puissances illuminatrices » qu'il associe aux anges et aux éons (124, 30-31). Ainsi cela encore pourrait venir des 25. « Commander-in-chief of the Luminaries », traduction de §, Giversen et de B, A. Pearson (The Nag Hammadi Library, 400). 26. The Nag Hammadi Library, 73. 27. Cf. Intwée, I, 7, 1; Evtraits de Théodote, 21, 3 ; 36, 2; 64. LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » az Valentiniens. Pourquoi ces noms de « Iumiéres », ou de « puissances illu- minatrices » ? Dans Irénée I, 4, 5, nous voyons que ces anges sont appelés ainsi aprés que Sophia, ayant prié la « Lumiére » qui I’a abandonnée, c’est-a-dire le Christ qui s’est séparé d’elle, a été secourue. Elle avait demandé la Lumiére et c’est la Lumiére qui est venue (cf. Extraits de Théodote, 34, I ; 35, I ; 40 ; 41, 2-4). Le Christ envoie vers elle le Sauveur- Paraclet, qui n’est pas réellement un autre que lui-méme, comme le croit Irénée, mais qui est le Christ sous son aspect de Sauveur et de Paraclet, (Cf. Extraits de Théodote, 44, 1 : « Lorsque Sophia !’apergut, semblable a la Lumiére qui l’avait abandonnée, elle le reconnut... ») Le Sauveur-Lu- miére illumine Sophia (cf. par exemple Traité tripartite, 90, 14). Mais elle est éclairée aussi par les anges qui sont « du méme Age que lui» (hélikidieis, coaetanet). Car le Sauveur les a emmenés avec lui quand il est descendu vers Sophia, Il les emméne « pour le redressement de !a semence» (Extraits de Théodote, 35, 2), autrement dit pour qu’ils contribuent 4 former les germes d’Esprit qui ont été semés dans les Ames. Dans le Tvaité tripartite, ilest dit que ces anges « ont pris corps et Ame », c’est-d-dire se sont incarnés comme le Sauveur (115, 30-31), et il semble que certains d’entre eux soient devenus des apdtres, des évangélistes, des médecins des Ames (116, 10-20). Les Valentiniens peuvent dire aussi que les spirituels ont été enfantés par Sophia grace a Ja vision qu'elle a eue de ces anges et selon leur ressem- blance (Irénée I, 4, 5, fin du paragraphe). A vrai dire, les spéculations des Valentiniens sur les rapports des spirituels et de leurs anges sont multiples et peut-étre parfois contradictoires. Tantét les anges doivent former les germes spirituels ; tantdt il les ressuscitent en se faisant baptiser pour eux, car ces germes étaient comme morts (Extraits de Théodote, 22, 1-2) ; tantét ils semblent les faire nattre par la vision qu’ils ont suscitée dans le regard de !'Esprit exilé. Toujours est-il qu’ils jouent un r6le dans le salut des gnostiques, qui est un salut par révélation, connaissance et illumination. Il est possible, il est méme probable qu’on trouvera certaines difficultés A soulever contre notre hypothése. Mais les critiques éventuels penvent-ils présenter une autre hypothése qui explique tant de choses a la fois, par des paralléles ou des coincidences qu’on trouve dans les textes et qui se confirment mutuellement ? Toujours est-il que jusqu’ici les recherches fondées sur la conviction que ce théme est d'origine paienne ne semblent pas mener & grand chose. Les thémes valentiniens sont peut-étre les seules données qui permettent de rassembler tous les éléments de cette spéculation compliquée. Ils peuvent expliquer : les noms mystérieux des illuminateurs ; leur premiére fonction et leur nombre de quatre (par le fait que leur premiére fonction est d’entourer l’Autogane, c’est-A-dire le Christ, comme des gardes du corps) ; leur seconde fonction, qui semble étre de relier apparition de ces anges et dit Sauveur Ini-méme a l'appa- 28. Cf. dans la premiére édition du Traité tripartite les notes des éditeurs a 115, 31 et 115, 32 (Tractatus tripartitus, IL, Berne, 1975, 210). 22 SIMONE PETREMENT rition de la derniére syzygie de I’ Ogdoade fondamentale, la syzygie « Hom- me-Riglise ». Ils peuvent expliquer la bréve allusion & des Ames qui « se sont converties plus lentement ». Ils expliquent enfin pourquoi Seth a pu étre transformé en étre divin et en Sauveur. Je crois donc que, bien loin d’étre essentiellement paienne, cette spéculation sur les quatre illuminateurs provient essentiellement d’une gnose chrétienne, le valentinisme. Il faut le valentinisme d’Irénée I, 2, 6 pour expliquer le nom d’Harmozel et pour expliquer, mieux qu’on ne le fait d’ordinaire, le nom d’Oroiael. Le valentinisme du Traité tripartite (87, 6-8) permet en outre d’expliquer avec assez de vraisemblance les deux autres noms ; et il faut encore le valentinisme pour expliquer la distinction de deux groupes d’Ames auxquels sont attribuées des demeures distinctes dans le monde d’en haut. Il faut méme encore la quatriéme syzygie valentinienne pour expliquer clairement la seconde fonction des illuminateurs. Nous avons vu que certains traits de cette spéculation, tels que nous les trouvons dans l’Apocryphon, peuvent tre expliqués par le valentinisme, mais qu’en revanche ils ne peuvent pas avoir suggéré les spéculations valentiniennes correspondantes. La doctrine de l’Apocryphon modifie certes le valentinisme. Mais elle le modifie dans le sens méme ott le modifient les doctrines gnostiques plus tardives : en développant le symbolisme des personnages de !'Ancien Testament ; en forgeant des noms d’apparence hébraique ou araméenne (mais dont parfois la racine est grecque, la finale seule les transformant en noms hébreux) ; en imitant certaines spéculations juives ou jtidéo- chrétiennes ; en multipliant Iles entités mystérieuses qui peuplent le monde divin. Il s’agit en somme d’un valentinisme qui commence 4 se dégrader. La dégradation sera beaucoup plus avancée dans I’Lvangile des Egyptiens. Il peut paraftre difficile que le valentinisme se soit corrompu si vite. Mais entre I’époque ot Valentin a commencé d’enseigner — trés proba- plement il a commencé d'enseigner en Egypte avant son arrivée 4 Rome, donc avant 138 environ — et 1’époque ott a pu étre écrit l’Apocryphon de Jean — il me semble vraisemblable qu'il a pu étre écrit entre 160 et 180 a peu prés, mettons vers 170 —, il s’est écoulé plus d’une trentaine d’années Or une doctrine peut se dégrader encore plus vite. Il suffit de quelques années. Il suffit d’un seul écrivain qui entreprend de la vulgariser et de la raconter 4 sa maniére. On voit par Irénée (en particulier par les chapitres 11 et 12 de son premier livre ) que la liberté d’interprétation, la diversité des enseignements, dans l’école valentinienne, étaient trés grandes. Et peut-on dire que Marcus, avec son extravagante spéculation sur les lettres de l’alphabet, ne corrompait pas profondément le valenti- nisme ? Or il est, lui aussi, antérieur & Irénée et certainement un Valen- tinien. Il est bien probable que les Valentiniens que connaissait Irénée se servaient de l’Apocryphon de Jean comme d'un ouvrage qui enseignait, dans une grande mesure, leurs propres idées. C’est ainsi peut-étre qu’Irénée LE THEME DES «QUATRE ILLUMINATEURS » 23 en a eu connaissance, s’il l’a connu directement, et c’est peut-étre l’une des raisons — l'autre étant la ressemblance des doctrines — qui lui font penser que cet ouvrage est apparenté au valentinisme et qu’il en est Tune des sources. Simone P#7REMENT A propos du chapitre 24 de l’« Epitomé » des « Institutions » de Lactance Suivant le mot de P. Courcelle, Lactance, grand lecteur plus que grand penseur, ne cessa de résumer et de développer ce qu’il avait antérieurement écrit, Ce disant, P. Courcelle songeait, entre autres, au fait que Lactance, aprés avoir rédigé les Institutions, son ceuvre majeure, dans les années 305 4 3II ou 373, en fit un résumé, un « épitomé » (sans doute dans les années 315 A 321). Cet Epitomé des Institutions en concentre donc la matiére en un seul livre, Or cet ouvrage a vu son authenticité contestée globalement @abord au xvur' siécle, puis tout récemment, bien que S. Brandt en efit fortement affirmé !’authenticité lactancienne?. Schématiquement, les raisons avancées par S. Brandt sont les suivantes. Le témoignage interne du procemium de I’Epitomé est parfaitement naturel s’il s’agit de Lactance : le retour sur les Institutions et leur réussite, la justification semi-humoristique de I’Epitomé par le désir de Pentadius, Ta remarque qu'il est difficile de faire un extrait A partir d’une si grande cuvre est d’autant plus naturelle que Lactance avait souvent da déja, dans son ceuvre principale, rappeler les limites que lui imposait une sélection indispensable dans 1a bibliographie de son sujet. Ensuite, rien ne met en cause le témoignage de Jéréme (De virds illustribus, 80). Il ne connaissait pas le prooemium de \’Epitomé : « habemus &mttophy eiusdem operis (= Institutionum), librum unum axégaXov ». Telle est la maniére dont Jéréme insére I’ Epitomé dans la liste des ceuvres de Lactance. Sans doute, le Bononiensis 70x (v-vi® siécle) et le Parisinus latinus 1662 (fin Ix siécle) ne donnent le nom de Lactance ni avant, ni aprés le fragment de VE pitomé qu’ils conservent. Mais ils le laissent suivre comme un livre X x, Cf, son compte rendu du livre d’A. WLOSOK, Laktanz, dans la REA, t. 64, 1962, P. 509-531. 2. S. BRANDT, Ueber die Entstehungsverhalinisse der Prosaschriften des Lactantius und des Buches De mortibus persecutorum, dans les SBAW, t. 125, 1891, Abh, VI, Nous résumons ici son argunientation, LACTANCE, « EPITOME, 24» 25 précédé par les sept livres des Institutions et les deux livres du De opificio Dei et du De iva Dei. En revanche, le Taurinensis (Archivio di Stato 1B. II 27, vie-vur® siécle) qui est le seul manuscrit 4 donner 1a quasi-tota- lité du texte de I’ Epitomé, présente cette ceuvre comme étant de Lactance, D’autre part, le style est, certes, beaucoup plus concis que dans les Insti- tutions, et donne l’impression d’une certaine hate et d’un travail stylistique minime. Mais ce style pressé est fondé sur la nature de l’abrégé : ce qui est spécifique de cette forme littéraire ne doit pas étre invoqué contre authen- ticité. Et, de temps 4 autre, des passages nous permettent de reconnaitre V'abondance et l'art habituels 4 Lactance. En un mot, sa « griffe » y est reconnaissable. Personne jusqu’A aujourd’hui n’a démontré |’existence de différences décisives d'ordre grammatical et lexical par rapport aux autres ceuvres sfirement authentiques de Lactance. Dernier argument maintenant : ce n’est pas un épitomé servile, mais un livre neuf, Souvent, méme la disposition de la matiare est nouvelle. L’auteur de I’ Epitomé, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, a beaucoup ajouté aux Institutions. Un ami, un admirateur, ou un épigone de Lactance qui aurait voulu se faire passer pour lui, n’aurait pas manifesté une si grande liberté dans la reprise des Institutions, outre que le fait que ce serait une maniére &trange de montrer son admiration pour un ami que de procéder a ce genre de substitution littéraire. Tout au rebours, un faussaire se serait dissimulé en calquant du mieux qu'il aurait pu l’ceuvre principale, et aurait évité d’insérer des éléments de son cru. Le plus probable est donc ceci : Lactance a saisi 14 l'occasion d’un remaniement de son ceuvre ma- jeure. En ce sens, 1’Epitomé est une seconde édition, abrégée, améliorée, complétée des Institutions. Cette argumentation ne me semble pas avoir été vraiment ébranlée jusqu’a aujourd’hui. Sans doute, P. Monat, dans sa thése toute récente sur Lactance et l'Ecriture, a mis en relief certains points troublants, et a incontestablement démontré que l'Epitomé s’écarte des Institutions avec plus de liberté encore qu’on ne le croyait jusqu’a présent®. Avec cette réserve, on peut donc considérer que l’authenticité globale de lV Epitomé est généralement admise aujourd’hui. Mais il n’en va pas de méme de celle du chapitre 24, qui fait particuligrement probléme. En effet, la tradition manuscrite présente, comme on sait, deux recensions des Institutions, une courte et une longue ; les additions étant constituées par deux dédicaces 4 Constantin, et par deux passages dits « dualistes » (auxquels il faudrait ajouter celui du De ofificio), car ’évocation des deux principes qui gouvernent le monde y est présentée, dit-on depuis longtemps, avec une rigueur qui confine au manichéisme. La derniére étude compléte sur la question conduit A penser que les detrx recensions sont lactanciennes, et que la plus courte est premiére*. Mais elle n’a pas 2, Nous nous réservons de revenir sur la question de l'authenticité globale de V Epitomé dans l’édition que nous préparons pour les Sources Chrétiennes. 4B. HECK, Die dualistischen Zusdtze und die Kaiseranreden bei Lactantius, Heidelberg 1972. 26 MICHEL PERRIN emporté totalement l’adhésion du monde savant', et il faut reconnaitre que cette thése, malgré sa cohérence logique, ne lve pas toutes les diffi- cultés. Or, comme on I’a remarqué également depuis longtemps, le chapitre 24 de l’Epitomé est particuligrement proche du premier passage dualiste, celui du livre II des Institutions. Ceux qui pensent que l’édition longue des Institutions est I’ceuvre, non de Lactance, mais d’un interpolateur, sont donc génés par ce chapitre. En effet, il empéche d’affirmer que ce dualisme extréme n'est pas de Lactance, mais d'un interpolateur, puisqu’on le tetrouve dans une partie de l’ceuvre de Lactance généralement considérée comme authentique. S. Brandt, qui a défendu au xrxe siécle la thése de l'interpolation des passages contestés dans les Institutions, a donc suggéré que le chapitre 24 de l'Epitomé pourrait bien étre interpolé®. Et naguére, P. Nautin a repris, au cours d’un colloque sur Lactance tenu a Chantilly, la thése de Brandt, en !’enrichissant de paralléles nou- veaux’, En travaillant sur ce chapitre pour éditer I’ Epitomé dans la collection des Sources Chrétiennes, j’ai donc été amené A mon tour 4 me poser cette épineuse question. J’espére pouvoir montrer qu'une relecture de ce texte n'est pas inutile, et qu’elle permet de dissocier, dans une certaine mesure, le probléme posé par ce chapitre 24 de celui de la double recension des Institutions. * ae Pour la clarté de la discussion, nous proposons maintenant le texte latin du chapitre, et une traduction frangaise®. 5. C’était le sens de 1a communication de P. NAUTIN au colloque Lactance et son temps (Chantilly 1976) : «Les additions dualistes sont-elles de Lactance ? » Ce travail, qui portait en fait sur I’addition dualiste du second livre des Institutions et le chapitre 24 de l’Epitomé, n’a malheureusement pas pu étre publié dans les Actes du colloque (parus 4 Paris en 1978, Théologie Historique 48) : voir p. 310, 1. I. Voir également les réserves émises par P. Monat, dans sa thése Lactance et I’ Ecriture (dact, Paris 1979), 6. Dans son article Die dualistischen Zusitze des SBAW, t. 118, 1889, Abh. VIII, P. 40, comme le rappelle E, HEck, ibid. (voir supra, n. 4), p. 53, 1. 33. 7. La thése exprimée & Chantilly par P. Nautuy est que serait interpolé en epit, 24, le passage qui va de Cur uero (§ 1) & in malis posuit (§ 11), c'est-A-dire la seconde question et sa réponse, 8. Pour établir le texte, nous avons collationné sur microfilm le Taurinensis. Lapparat critique pourra étre consulté dans la collection des Sources Chrétiennes. « Mais on dira : pourquoi donc ce Dieu véritable supporte-t-il qu'il en soit ainsi, et pourquoi ue préfére-t-il pas repousser les méchants ou les anéantir ? Et pourquoi a-t-il Ini-méme créé dés le commencement le chef des démons, de manitre a laisser exister un corrupteur universel, un destructeur universel ? 2, Je dirai brigve- ment pourquoi il a voulu l’existence d’un tel étre, Je demande si la vertn est un bien ou un mal, On ne peut nier qu'elle est un bien. Si fa vertu est un bien, le vice, Yopposé, est donc un mal. 3. Sila malignité du vice vient de ce qu’il attaque Iq vertu, LACTANCE, « EPITOME, 24» 27 x, Sed dicet quispiam : cur ergo uerus ille deus patitur haec fieri ac non potius malos uel summouet uel extinguit ? Cur uero ipse dacmoniarchen a principio fecit, ut esset qui cuncta corrumperet, cuncta disperderet ? 2. Dicam breuiter cur hunc talem esse uoluerit. Quaero utrumne uirtus 5 bonum sit an malum, Negari non potest, quin bonum. Si bonum est uirtus, malum est igitur e contrario uitium. 3. Si uitinm ex eo malum est, quia uirtutem inpugnat, et uirtus ex eo bonum est, quia uitinm adfligit, ergo non potest uirtus sine uitio consistere et si uitium sustuleris, uirtutis merita tollentur. Nec enim potest ulla fieri sine hoste uictoria. Ita fit ut bonum ro sine malo esse non possit. 4. Vidit hoc Chrysippus uir actis ingenii de proui- dentia disserens eosque stultitiae redargnit, qui bonum quidem a deo factum putant, malum autem negant. 5, Huius sententiam interpretatus est A. Gellius in libris Noctinm Atticarum sic dicens : « quibus non uidetur mundus dei et hominum causa institutus neque res humanae prouidentia gubernari, 15 graui se argumento uti putant, cum ita dicunt : ‘si esset prouidentia, mulla essent mala’, Nihil enim minus aiunt prouidentiae congruere quam in eo mundo quem propter homines fecisse dicatur, tantam vim esse aerumnarum et malorum. 6. Ad ea Chrysippus cum in libro xepi xpovolag querto disse- reret, ‘ nihil prorsus ' inquit ' istis insulsius qui opinantur bona esse potuisse, 2o si non essent itidem mala. 7. Nam cum bona malis contraria sint, utraque necesse est opposita esse inter se ct quasi mutuo aduetsoque fulta nisu consistere ; nullum adeo contrarium est sine contrario altero, 8, Quo enim et sil’excellence de la vertu vient de ce qu'elle terrasse le vice, la vertu ne peut donc exister sans le vice, et si l’on supprime le vice, on enléve les mérites de la vertu, De fait, il ne peut y avoir de victoire sans ennemi, Ainsi se fait-il que Je bien ne pent exister sans le mal, 4, Quand Chrysippe, un homme 8 l'intelligence pénétrante, a disserté de la Providence, il a bien vu cela et a convaincu de sottise ceux qui pensent que le bien a été assurément fait par Dien, mais disent que le mal ne l’a pas été. 5. Dans ses livres des Nutts Aitiques, Aulu-Gelle a traduit en ces termes cette assertion : « selon certains, le monde n’a pas été établi pour Dieu et les hommes, et les choses humaines ne sont pas gouvernées par la Providence. Et ils pensent user d'un argument de poids quand ils disent ceci : ‘ si la Providence existait, les maux n'existeraient pas ’. De fait, & les entendre, rien ne s'accorde moins & la Providence que, dans un monde que l'on dit avoir été créé pour les hommes, il y ait une telle abondance de miséres et de maux. 6. Quand Chrysippe en traitait dans son quatriéme livre Sur la Providence, il répondait ainsi A leur argument : ‘ Absolument rien n’est plus insensé que ces gens qui opinent que les biens auraient pu exister si les maux n’existaient pas en méme temps. 7. Car, puisque les biens sont le contraire des maux, il est nécessaire que Jes uns et les autres soient opposés entre eux et n’existent que, pour ainsi dire, étayés mutuellement par leurs efforts adverses : d’ailleurs aucun contraire ne peut exister sans un second contraire, 8. De fait, comment le sens de la justice pourrait-il exister si les injustices n’existaient pas, et la justice est-elle autre chose que l'absence d’injustice ? De méme, comment concevoir le courage, sinon en lui comparant la lacheté, comment concevoir la modération, sinon & partir de I’excés ? De méme, comment existerait la prudence, si son contraire, l'imprudence, n’était pas 12? 9. Par conséquent, dit-il, pourquoi ces fous ne désirent-ils pas égale- ment que la vérité existe, mais non le mensonge ? Car biens et maux, chance et malchance, volupté et douleur, se trouvent dans le méme rapport. En effet, comme le dit Platon, ils ont été liés ensemble par leurs extrémités opposées entre elles : si on enléve l'un, on supprimera !’un et l’autre », 10, Tule vois done, et je l’ai souvent dit, le bien et le mal sont liés ensemble de telle maniére que !’un ne peut exister sans Yautre, 11. Dans sa supréme sagesse, Dieu a donc placé la matiére de 1a vertu dans les maux, et il a fait cela, afin d’instituer pour nous une compétition et d’en couron- ner les vainqueurs par la récompense de l’immortalité », 28 MICHEL PERRIN pacto institiae sensus esse posset, nisi essent iniuriae, aut quid aliud iustitia est quam iniustitiae priuatio ? Quid item fortitudo intellegi potest nisi ex 25 ignauiae adpositione, quid continentia nisi ex intemperantia ? Quo item modo prudentia esset, nisi foret contraria inprudentia ? 9, Proinde ’ inquit ‘homines stulti cur non hoc etiam desiderant, ut ueritas sit et non sit mendacium ? Namque itidem sunt bona et mala, felicitas et inportunitas, uoluptas et dolor, Alterum enim ex altero, sieut Plato ait, uerticibus inter 30 se contrariis deligatum : si tuleris unum, abstuleris utramque ’. » 10, Vides ergo, id quod saepe dixi, bonum et malum ita sibi esse conexa, ut alterum sine altero constare non possit. 11. Summa igitur prudentia deus materiam. uirtutis in malis posuit: quae® idcirco fecit, ut nobis constitueret agonem, in quo uictores inmortalitatis praemio coronaret, Avant de discuter l'ensemble, nous voudrions présenter quelques re- marques de détail sur trois points. 1. Sur l'établissement du texte : j’ai repris les corrections de S. Brandt qui m’ont semblé indispensables, sans chercher a aligner le texte d’Aulu- Gelle cité par Lactance sur les manuscrits d’Aulu-Gelle que nous avons conservés. Par ailleurs, les variantes sont mineures et ne modifient pas substantiellement le texte. 2. Sur le vocabulaire et les tournures utilisées : dicet quispiam (§ 1) et dicam brewiter (§ 2) sont des formules stéréotypées chez Lactance. Daemoniarches, qui désigne le prince des démons, est une reprise des Institutions, ot Lactance nomme sa source : Hermés Trismégiste!®. Conexus, a, um, calque le grec cuvantég et exprime chez Lactance l’idée d’une union indissociable entre des éléments opposés. Ie mot agon n'appa- rait dans le reste de l’ceuvre de Lactance qu’a la fin de l’Epitomé4. 3. Sur la thématique ; 1a question « pourquoi Dieu tolére-t-il l'existence du mal ? » est également posée dans les Institutions, aux livres 2, 5 et 7, dans le De iva Dei, et dans les additions dualistes des Institutions'4. Texpression immortalitatis praemium et le theme qu'elle sous-tend est un quasi-topos chez Lactance!*. Tout cela montre rapidement les multiples points d’attache de ce chapitre avec le reste de l’ceuvre de Lactance, contestée et non contestée. C’est un préalable 4 toute discussion, quelle qu’en doive étre la conclusion. * 40m 9. Contrairement A ce que l'on pourrait croire, quae ne renvoie pas seulement & in malis, cat la notion d’agon implique la présence simultanée des biens ef des maux, Quae renvoie donc & la totalité de la phrase qui précdde. ro. CE. inst. 2, 14, 6, sans doute a partir d’Asclepius 28. rt, En opit. 68, 4. 12, Voir les références dans B, Hick, ibid., p. 107. 33. CE. inst. 6, 15, 7 ; les passages dualistes d’opif. 19, 7, 3 et inst. 7, 5, 27, 4. Et SEN. prov, 2, 4. 14. V. Lot, Lattanzio, Ziirich 1970, p. 267, 0, 261, LACTANCE, « EPITOME, 24» 29 Notre premier travail, maintenant, doit consister 4 étudier la place du chapitre 24 dans l’Epitomé. Il se trouve dans la partie qui correspond a la fin du second livre des Institutions (intitulé De origine erroris), alors que, comme E. Heck I’a déja fait remarquer, il existe des correspondances de fond entre Institutions 2, 8, 3-7 et ce chapitre!®. Cependant, en raison de la grande liberté de Lactance dans la redistribution de la matiére des Institutions, ce fait ne constitue pas un argument réel en faveur de la thése de l’interpolation, tout au contraire : car ce serait l’Epitomé tout entier qu'il faudrait estimer interpolé. D’autre part, en Epitomé 22, 1, selon Lactance, il ne reste qu’une seule et dernigre question (il faut suppléer ici «pour achever le résumé du second livre des Institutions ») : comment expliquer les augures, les songes, les oracles, le chatiment des sacriléges, toutes choses qui ont incité les hommes A croire a l’existence des dieux ? En Epitomé 22, 2, la question semble oubliée, et Lactance commence 4 traiter de la création du monde et de l'homme (jusqu’a la fin d’Epitomé 22, 8). Epitomé 22, 9-11 décrit Vhistoite des anges et de leur chute. Ensuite, le chapitre 23 est consacré A exposer le réle des anges identifiés aux démons, et ce n’est qu’en Epitomé 23, 8-9 que l’on retrouve la question posée en 22, 1, et la conclusion des chapitres 22 et 23 vient en 23, 9%. Bref, la réponse a la question initiale- ment posée a exigé un détour non négligeable, puisqu'il s’agit de remonter a Vorigine premiére du monde et de l’homme, pour expliquer que ce sont les démons qui trompent les hommes. Et cela pose le probléme du mal. Aussi le chapitre 24 part-il d'une double question’? : pourquoi Dieu tolére-t-il la puissance de fait, actuelle, des démons : patitur haec fieri¥® ? et, en remontant plus haut, a principio, pourquoi avoir créé le démoniar- que, corrupteur et « prototype » des anges d’ Epitomé 22, 10 ? Le chapitre 24 constitue donc la réponse de Iactance a l’objection d’un interlocuteur supposé : sed dicet quispiam. Aprés avoit exposé sa thése dans les chapitres 22 et 23, Lactance en réfute l’antithése (en 24), avant de résumer le résultat auquel il est parvenu’®, La formule docwi, ut opinor, a elle seule, marque qu'il s'agit de la conclusion d’une démonstration, d'une étape dans le raisonnement. C’est Je point final du résumé du second livre des Institutions, nécessaire avant que Lactance commence 4 résumer le troisi¢me?®, Tl est donc trés compréhensible que S. Brandt ait été tenté de considérer comme interpolé le chapitre 24 tout entier. D’abord, on peut 15. B. Huck, ibid., p. 52. 16. ¢ Sic fraudibus suis obduxerunt humano generi tenebras, ut oppressa ueritate summi ac singularis dei nomen in obliuionem ueniret ». 37. En epi, 24, 1, 18. D’oit les présents : patitur, summouet, extinguit, 19, Cf. epit, 25, 1: » Docui, ut opinor, cultus deorum non modo impios, sed etiam Manos esse. : 20, Cf. epil. 25, 2: « Superest ut quoniam de falsa religione diximus, etiam de falsa sapientia disseramus... ». 30 MICHEL PERRIN le supprimer sans que la suite des idées soit rompue, parce qu’il s’agit de la réponse 4 une objection qui interrompt la suite du discours. Une seconde raison est que l’on fait depuis longtemps des rapprochements entre ce chapitre et la premiére caddition dualiste », que S. Brandt considére comme une interpolation. Mais le procédé qui consiste & inclure une objection dans le fil de son raisonnement est tout a fait dans la maniére de Lactance. Un exemple suffira. Au début du De opificio Dei, Lactance énonce sa thése : montrer que le corps et l’Ame de l’homme sont l’expression de la bonté de la Providence divine", Le chapitre second énonce alors que Ja présence de Vintelligence de l'homme compense une certaine fragilité physique. Et Lactance n’entre dans le vif de son sujet qu’au chapitre 5, car aux chapitres 3 et 4 il réfute les épicuriens, selon lesquels l’homme est fragile, soumis aux maladies et 4 la mort par une nature maratre. On pourrait couper dans le De opificio un passage qui irait de 2, 10 4 4, 24 inclus sans que le lecteur s'en apergoive. C’est exactement ce procédé que nous retrouvons dans lEpitomé : la these et la réfutation de l’antithése se suivent. Dans cet esprit, H.-I. Marrou a bien montré la naiveté de la conception moderne d@’un développement purement linéaire du discours®. L’inclusion « en amande » est un des procédés de cette rhétorique baroque et luxuriante, de méme que la réponse 4 un interlocuteur supposé, ott la digression pure et simple®*, On ne peut donc, a notre avis, se fonder sur ce seul argument de l’absence de linéarité du raisonnement pour conclure 4 l’inauthenticité du chapitre 24 de I’ Epitomé. D’autre part, et contrairement A ce que l'on pourrait croire, l'unicité de la tradition manuscrite de ce chapitre n’est pas non plus un réel argu- ment en faveur de l’interpolation. Il faudrait alors déclarer interpolés les chapitres x & 50 de l’Epitomé. Qui plus est, le chapitre 63 de l’Epitomé revient sur des thémes voisins de ceux du chapitre 24, Or, pour le chapitre 63, nous disposons de deux manuscrits, le Taurinensis et le Bononiensis 701, qui donne une recension courte des Institutions. Rien ne laisse donc suppo- ser que le Bononiensis omettrait le chapitre 24 de |’ Epitomé*4, En un mot, tien dans la tradition manuscrite de I’Efitomé ne permet, a notre sens, d’y soupconner dewx strates rédactionnelles, a la différence des Institutions. Entrons donc maintenant dans la structure méme de ce chapitre. IL convient de rappeler ici Epitomé 22, 10 et 11: c'est le diable qui a corrompu les anges, et les a incités a se souiller avec les femmes (le diable fait chuter les anges comme il a fait chuter le premier homme). Ensuite, les démons font 4 leur tour chuter les hommes. Lactance procéde semblablement, 21. Voir la fin d’opif. 1. 22. H. I. Marrov, Saint Augustin ot la fin de la cullure antique. Retractatio, Paris. 1958, p. 665 sq. 23. C’est méme un procédé hellénistique repéré par Cazaux dans le Livre de la Sagesse et par E. Dr SAINT-Drwis dans les Géorgiques. 24. Sur cette question, voir . Hick, ibid., p. 53, 0. 33. LACTANCE, « EPITOME, 24» 3 en deux temps, dans le chapitre 24 de l'Epitomé : il pose deux questions, dont l'une, la seconde, est la question fondamentale, celle de l’origine du diable. C’est la raison pour laquelle, en Epitomé 24, 11, on a des par- faits : posmit, fecit, qui font allusion aux origines, au moment ot Dieu a eréé le chef des démons ; l’interdépendance du bien et du mal est devenue alors une réalité concréte, de virtuelle qu'elle était. La raison pour laquelle Lactance répond si vite 4 sa premigre question (A peine deux lignes de l'édition du Corpus de Vienne®*) est que, s'il répond 4 la seconde, il répond a fortiori & la premitre. Le passé explique le présent. Et l'on débouche trés naturellement sur l’eschatologie : le praemium immortalitat’s couron- nera les vainqueurs de l’agon qu’est la vie humaine. On remarquera d’ailleurs qu’au début du chapitre 24 de I’ Epitomé (en 24, 2), Lactance dit précisément « dicam breuiter cur hunc talem esse uoluerit », Le singulier hunc talem ne peut renvoyer qu'a daemoniarchen, c’est-a-dire au diable. Cela montre en sus que, pour des raisons de suite dans les idées, il est difficile de considérer comme interpolée seulement la deuxiéme question et ce qui la suit jusqu’en Epitomé 24, 11. De fait, si interpolation se terminait a in malis poswit, & quoi renverrait quae (dans quae idcirco fecit) ? Car malos (en 24, 1) est indubitablement un masculin (= les méchants), alors que guae (en 24, 11) est un neutre®6, Aprés avoir posé les questions, Lactance en arrive A sa thése (24, 2-4) : le bien ne peut exister sans le mal, qui est en quelque sorte son revers. Ul I’étaie par une citation de Chrysippe empruntée Aulu-Gelle (ipitomé 24, 5-9 = Noctes Atticae 7,1 = SVF II, n° 1169). Enfin, la conclusion (24, I0-rr) regroupe et résume le tout (d’ot les termes de liaison qui insistent sur l’articulation logique : ergo, igitur). Tout cela nous parait dune extréme cohérence, si l'on comprend bien la question posée, la thése de Lactance, et le sens de la citation d'Aulu-Gelle. Tout d’abord, il ne faut pas traduire en Epitomé 24, 1: « pourquoi a-t-il créé au début le chef des démons afin qu'il y ait quelqu’un qui corrompe et perde toutes choses ? » Avec E. Heck, il faut comprendre wt comme un wt consécutif et non final®”. Talem, qui désigne le démoniarque, ne se comprend d’ail- leurs bien que si ut est consécutif. Le nceud de la question n'est pas ici de savoir si Dieu est bon ou méchant, mais de comprendre si I’émer- 25, Exactement en 24, 11: « ut nobis ... coronaret », 26. Quae (neutre pluriel) pourrait, dans le cas d’une interpolation, renvoyer a patitur haec fievi (§ 1), ov a l'ensemble de la question posée dans 1’§ 1. Mais on se heurte alors & une difficulté : on passe d’un passif (fieri) a un actif (fecil), et d’un présent (patitur haec fieri) & un parfait (fecit). Or le fecif de § 11 correspond A « daemo- niarchen a principio fecit » (§ 1), Et, en 24, 11, la phrase a une cohérence globale : fecit renvoie au passé, constitueret au présent, et coronaret au futur (of. TERT. Marc. 2, To, 6, oon ala méme séquence du passé, du présent et du futur). Or cette cohérence ne s'explique bien que si le point de départ (le passé) est élucidé, c’est-a-dire si Lactance répond a sa deuxiéme question, Dans ces conditions, la suite des idées nous semble meilleure quand on prend le paragraphe tel qu'il est que quand on y voit une interpolation. 27. B, Huck, ibid., p. 67, 0. 54. 32 MICHEL PERRIN gence du mal dans le monde est logiquement conciliable avec la Provi- dence, et comment elle I’est. Or Lactance a montré ailleurs que le démon n’a pas été créé méchant. Dans les Institutions bien sir, c’est parce que le démon a jalousé le pre- mier esprit qu’il est devenu méchant®, Mais aussi dans lV Epitomé®, le serpent recoit l’appellation de diable par suite de ses actes::iltentel’homme par jalousie (inuidens homini®°). La raison en est que Diet, dans sa bonté {le théme est repris en Epitomé 6354), ne peut étre méchant et responsable du mal. Il y aurait 1a en effet une contradiction, que rejette l’exigence rhétorique et philosophique de cohaerentia : c'est le principe de non- contradiction qui est ici appliqué 4 Dieu. Une seconde raison est que le texte d’Aulu-Gelle cité vise, tout au rebours de ce qu’une lecture rapide pourrait faire croire, @ exonérer Diew de la responsabilité du mal. Et cela est évident quand on se reporte au texte d’Aulu-Gelle, aussi bien qu’aux meilleurs historiens du stoicisme. Le titre du chapitre chez Aulu-Gelle montre en effet qu’il s’agit de la réponse de Chrysippe aux négateurs de la Providence, qui tirent argument de l’existence du mal et des diverses maladies susceptibles de frapper Yhomme ; Chrysippe leur répond que le bien et le mal sont interdépen- dants, et que le déterminisme inéluctable qui lie le mal et le bien ne permet pas de créer 1’un sans l'autre. Comme le dit R. Marache, « tout a été créé par la nature, méme les vices et les maux. Mais ils n’ont pas été voulus en tant que tels : ils sont la conséquence du bien qui a été créé, comme Venvers d'une étoffe se fait inéluctablement sans étre voulu™ », C’est exactement ce qu’a notre sens Lactance veut dire en Epitomé 24, 4-ir. Cela étant, il ne distingue sans doute pas assez clairement deux niveaux de pensée : ce que veut Dieu, a savoir le bien, et le résultat, gaché 28. CE. inst. 2, 8, 4 29. Cf. epit. 22, 3-6. 30. L’expression renvoie clairement & inst, 2, 12, 17, ot il est question du premier péché de l'homme, mais aussi a inst. 2, 8, 4 (« suapte inuidia ») et 2, 8, 5 («innidit enim illi antecessori suo »). Mais en insf. 2, 8, 4 et 5, la jalousie du diable vise le premier esprit (ne serait-ce que parce que l'homme n’a pas encore été créé), tandis qu’en ¢pit., il n'est pas question du Fils, mais de l'homme. La contradiction n’est peut-étre pas totale, car inst, et epit, n’envisagent pas exactement, si l'on peut dire, Je méme moment de la vie du diable: les inst. envisagent le moment de 1a transfor- mation de I’ange en diable, tandis qu’epit. se situe au moment qui suit 1a eréation de Vhomme, Rien n’exclut 4 ce moment que le diable soit déja méchant, Il reste que la conception classique, avant Lactance, est que le diable perd sa nature d’ange parce qu'il est jaloux de l'homme (voir I’art, démon du DTC). Donnons seulement ici Yexemple de Cypr, zelo 4 : «ille (= diabolus) Deo acceptus et carus postquam hominem ad imaginem Dei factum conspexit, in zelum maliuolo liuore prorupit... » Postquam perait sans équivoque, et l’expression des inst. est étrange si Lactance s’y est inspiré de Cyprien 31. .Ce chapitre ne vent pas dire que Dien est ala fois:-bon ef méchant, mais que Vexplication que donne Platon de la création du monde ne tient pas, 32. Cf. son art. dans la REL., t. 48, 1970, p. 354-356 : Remarques sur le texte WAulu-Gelle VIL. 1, et, du mémé, p. 83, n. 4 de Téa. dAule-Gelle dans la G.U-F. LACTANCE, « EPITOME, 24» 33 par la volonté mauvaise du diable, des démons, et aussi des hommes, résultat sinon voulu comme tel, du moins accepté comme la contrepartie du libre arbitre laissé au démon et aux hommes. D’ot une certaine ambi- guité : Lactance peut dire, en un sens, que Dieu, étant bon, n’a fait que des choses bonnes (puisque méme le diable a été fait bon a l’origine®) et, en un autre sens, que Dieu a fait le bien et le mal, en considérant le résultat. Le mal existe comme élément « virtuel » d’une alternative que Dieu « propose » 4 1’homme. Et ce mal virtuel devient actuel quand l’hom- me fait le mauvais choix*4, D’autre part, on constate que cette ambiguité se retrouve dans le premier passage dualiste des Institutions (sans préjuger de Pidentité de son auteur) of, A quelques lignes d’intervalle, on lit : « (Deus) bonum et malum fecit®® », et « fas non erat ut a deo proficisceretur malum..., illum constituit malorum inuentorem** », On peut donc difficilement, a notre avis, parler d’une opposition radicale sut le probléme du mal entre la version courte et la version longue des Institutions, ou, si opposition il y a, elle passe 4 l’intérieur méme des passages dualistes et de la recension courte des Institutions. En effet, et sans vouloir trancher ici l’épineuse question de 1l’authenticité des passages dualistes, Lactance formule souvent dans des parties de son ceuvre dont nul n’a sérieusement contesté l’authenticité l'idée que, dans le monde eréé, bien et mal sont indissolublement mélés37, et que Dieu a proposé (proponere) & l’homme les biens et les maux®8, Nous ne sommes pas le premier a le remarquer. V. Loi affirmait naguére®® : méme si l'on nie Vauthenticité des passages dualistes, la doctrine lactancienne sur Vorigine du mal reste intégrale, et d’un dualisme trés aigu. De méme, selon Chr. Ingremeau, dans sa toute récente édition du De ira Dei*®, le verbe proponere insiste sur la nécessité pour I’homme de trancher. 33. En inst. 2, 8, 3: « quoniam pleni et consummati boni fons in ipso (= Deo) erat... ¥, 34. En ira 13, 13-15 : ¢ (Deus) proposuit tamen ei (= homini) et bona et mala, quia sapientiam dedit, cuius omnis ratio in discernendis bonis ac malis sita est. Non potest enim quisquam eligere meliora et scire quod bonum sit, nisi sciat simul reicere ac uitare quae mala sunt. Inuicem sibi altcrutra conexa sunt, ut sublato alterutro utrumque sit tolli necesse. Propositis igitur bonis malisque tum demum opus suum peragit sapientia et quidem bonum adpetit ad utilitatem, malum reicit ad salutem 9, Chr. INcREMEAU, dans son comm, dact, du De ira (p. 405-407), donne Ja liste des passages ott Iactance exprime cette idée, 35. En son § 3. 36. Enson § 6. 37. CE. entre autres inst. 6, 3, 13 56, 6, 3; iva 13, 15 5 epit. 63, 5. 38. Cf, entre autres inst, 6, 4, 1457, 4, 15 5 iva 13, 13 eb 15, 2 39. Dans son art, Problema del mate ¢ dualismo negli scritti di Lattansio, Annali deila facoltd di lettere filosofia e magisteyo dell’ Universita di Cagliari 29, 1961-1965, P. 37°96. L'idée exprimée s'y trouve p. 45. Nous préférerions dire qu'il s’agit 18 dun dualisme A Vintérieur d'un monisme, 49. Page 407 (dact.), 34 MICHEL PERRIN Dans ces conditions, faut-il dire, avec E, Heck! et avec Chr. Ingre- meau*, que cela implique pour Lactance que le mal est au moins voulu par Dieu ? Cela dépend de ce que l’on entend par le verbe vouloir. Je com- prends ceci. Entre deux possibilités pour l'homme, la liberté et la sagesse, d'une part, avec la présence au moins virtuelle du mal, nécessaire pour que la sagesse se manifeste (puisqu’elle est un choix) et, d’autre part, l’absence de la sagesse et aussi du mal (mais alors la liberté devient un concept vide de sens), Dieu a choisi le premier terme de l’alternative, acceptant, « voulant » la complémentarité ontologique inévitable du bien et du mal. Il est impossible que le mal ne soit pas I’envers du bien. Si nous avons raison, il n'y a pas d’opposition radicale de la pensée entre Lactance sans les passages dualistes, et Lactance avec eux. Comme 1’a vu Chr. Ingre- meau!®, Lactance « dépasse l’opposition irréductible entre le bien et le mal en l’admettant au lieu de l’estomper, et en l’expliquant par une raison supérieure : la volonté de Dieu sur I’homme ». Sur ce point, peut-on vrai- ment parler d’une « évolution » dans la pensée de Lactance, puisque l’'idée se trouve déja dans le De opificio 44 ainsi que dans les Institutions’®’ ? En revanche, Lactance a sans doute découvert tardivement le texte de Chrysippe par l’intermédiaire d’Aulu-Gelle, cité dans l’Epitomé 24, 5-9. C'est son intérét qui justifie cette citation, Ja plus longue que l’on trouve dans le corpus lactancien. Et cela renforce l’idée que l’Epitomé est posté- rieur au De tva Dei, car Lactance aurait certainement cité Aulu-Gelle en De iva Dei 13, 9 sq. s'il l’avait alors connu. En effet, le chapitre 13 du De iva traite le méme sujet que l’Epitomé 24. Or on constate qu’en De ira 13, 10, les stoiciens répondent mal a l’objection que leur font les académi- ciens sur l’origine des maux, alors qu’ils répondent bien dans I’ Epitomé, grace A Chrysippe. Cela indique un progrés dans le raisonnement, apporté selon toute vraisemblance par la découverte d’un élément extérieur : un fragment du nepi xpovolag de Chrysippe cité par Aulu-Gelle. * + * Les conclusions 4 tirer de cet exposé sont multiples : 1. En ce qui concerne le chapitre 24 de I’Epitomé, il ne nous semble pas qu'il y ait de raison particuliére d’admettre que ce chapitre soit une interpolation. On y retrouve finalement une explication de la présence du mal dans le monde qui nous raméne aussi bien A la République de Platon 617 E (aitia édopévow * Osdg avattioc, texte bien connu des Péres#®) qu’au second livre des Institutions, en son chapitre 8 dans la 4t. B. Heck (supra, n. 4), p. 72, 0, 65. 42. Voir supra, n. 40. 43. CE. ibid, p. 408. 44. En opif, 4, 16 et 4, 22, 45. En inst. 7, 4, 14-15. 46. Cf. aussi rep. 379 C: Dieu, étant bon, ne peut avoir fait le mal, LACTANCE, « EPITOME, 24» 35 recension courte (le diable est devenu méchant, il ne l’était pas 4 l’origine : «deinde fecit alterum, in quo indoles diuinae stirpis non permansit. Itaque swapte inwidia tamquam ueneno infectus est et ex bono ad malum transcendit swogue arbitrio quod illi a deo liberum fuerat datum, contra- rium sibi nomen adsciuit‘? »), Ce chapitre 24 doit donc suivre le sort commun de l’Epitomé. Il n'y a pas non plus, a notre avis, de raison qui, A partir du chapitre 24 de l’Epitomé, inciterait a croire que l’ensemble de l’Epitomé ne serait pas de Lactance (ce qui, naturellement, n'est pas une preuve fositive de son authenticité), Rien dans ce chapitre ne parait étranger & la thématique de cet auteur pour qui le certamen est capital. 2. L’ambiguité qui vient, si notre hypothése est juste, d’une absence de distinction claire entre deux plans, celui du mal virtuel et celui du mal actuel, peut avoir comme paralléle l’ambiguité de la notion lactancienne d'inmortalitas : ce terme peut étre pris chez lui au sens philosophique d'immortalité, comme au sens chrétien de béatitude éternelle, si bien que Lactance peut dire que l’immortalité est le lot de toutes les Ames, et, par ailleurs, que 1’Ame n’est pas immortelle par nature (natwra)*®. Sembla- blement encore, le corps humain est qualifié de fenebrosum, ex diabolo, bien qu'il soit créé par Dieu*®, Et l’attitude de Lactance a l’égard de la philosophie peut étre qualifiée aussi bien de rejet que d’acceptation®?, Finalement, l’ambiguité de la notion lactancienne du mal n’est pas sans quelque correspondance avec celle que l’on découvre dans le De prowidentia de Sénéque. Comme 1’a noté P. M. Schuhl, « Sénéque peut dire de Dieu, tantét qu’il a écarté des gens de bien tous les maux, tantét que, n’ayant pu Jes en préserver totalement, il a fortifié leurs Ames contre eux. Cette apparente faiblesse logique est en réalité le fruit lointain de plusieurs siécles de discussions autour des paradoxes du stoicisme et de la cohérence de sa doctrine morale® », 3. La citation d’Aulu-Gelle donne un argument trés fort pour dater 47. Inst. 2, 8, 3. 48. Inst. 7, 5, 26-27. 49. Voir M. Perrin, L’homme antique et chrétion, Paris 1981, p. 278. 50. Ibid., p. 464 sq. 51. Dans H, BRiuntn-P, M, ScHUHLE, Les Stoiciens, Paris 1964, p. 755 (= Vintro- duction au De providentia de Sénéque). Voir aussi E. BréwEr, Histoire de la philoso- phie, t. I, 2, p, 282 : entre les arguments avancés pour expliquer la présence du mal (le mal est le contraire du bien ; le mal est le nécessaire accompagnement du bien ; ces deux arguments sont exprimés pat AULU-GELLE 7, 1. Troisiéme argument : selon U'Hymne de Cléanthe a Zeus, « rien n'attive sans toi, excepté les actes qu’accomplis- sent les méchants dans leur folie »), les Stoiciens n'ont jamais su choisir. Or ces explications sont contradictoires : dans le troisiéme argument, le mal est df a la liberté de l'homme, alors que dans le premier il est dQ a la nécessité d’un équilibre harmonieux, A propos de Porphyre également, certains pensent devoir xenoncer & décider s'il est dualiste ou non (voir abst., p. XLIv de V'introduction de l’édition Bouffartigne-Patillon dans la C.U.F.), Et lon pourrait sang doute multiplier ce genre de remarques & propos de tel ou tel. 36 MICHEL PERRIN relativement l’un par rapport a l'autre le De ira et I’ Epitomé. Cela n’est pas sans intérét quand on se rappelle combien la chronologie des ceuvres de Lactance est flottante. 4. L'interprétation que nous donnons du chapitre 24 de l'Epitomé a également des conséquences sur notre compréhension de la pensée de Lactance. Si nous avons raison, il n’y a pas 14 un dualisme véritable, mais tout au plus un dualisme a l’intérieur d’un monisme™, La doctrine stoi- cienne des contraires, placée sous l’autorité de Chrysippe, est une réponse que 1’on ne peut accuser de dualisme, sinon il faudra traiter de dualiste le plus moniste des systémes philosophiques anciens. Il est certain qu'il reste une ambiguité autour du mal et de son responsable, mais elle est dans le stoicisme... et ailleurs. Lactance, et cela est remarquable, pose le probléme en termes philosophiques et le résout par un appel a Chrysippe, conforté par Platon. Certes, il faut voir 14 un appel & des autorités presti- gieuses et incontestables, D’ott la « chute » sur Platon, Phédon 60 B. Mais c’est aussi, d’une certaine maniare, une synthése éclectique entre plato- nisme et stoicisme, dans l’esprit — mutatis mutandis — de Cicéron. On ne peut s’empécher de remarquer que le stoicisme de Sénéque déja se teinte parfois de platonisme, de méme que le platonisme de Plotin prend des couleurs stoicisantes. Et Lactance arrive 4 cette solution par le canal @Aulu-Gelle, c’est dire qu’il se situe dans les perspectives d’une polé- mique paienne du second siécle (Favorinus d’Arles fut un maitre d’Aulu- Gelle). Nous pouvons donc, par cet exemple, saisir a la fois la profondeur et l’authenticité du raisonnement proposé par Lactance, et les chemine- ments intellectuels qui l’ont préparé a travers le temps. 5. Hst-on en droit, maintenant, d’extrapoler ces conclusions pour les faire porter sur les passages dits « dualistes » des Institutions ? Je ne le 52. Cf, en effet les remarques de V. Gorpscummpr, Le systme stoicien et l'idée de temps, Paris 1969, notamment p. 87, n. 1 et 2, A propos d’AUTU-GELLE 7, T, citant 1. BRERIER, Chrysippe, p, 207, il déclare : ¢ il n'y a pas 1A Je moindre dualisme ; ily a seulement, avec le principe de la prévalence des vues d’ensemble sur les détails, une espace de casnistique de la volonté eréatrice, fondée sur ce principe », De méme, & propos de V’application sans faille du systéme de la Providence : méme les maux sont voulus par celle-ci : les ¢ maux ne sont pas précisément une nécessité extérieure & laquelle se plie 1a volonté divine (comme, per ex., le démiurge du Timdée), ils ne sont pas contre nature : ils sont voulus par elle, en méme temps que l'ensemble » (= E, Brémmr, ibid.). Ces réflexions 4’, Bréhier et de V. Goldschmidt permettent de poser un autre probléme : pourquoi Lactance a-t-il cité du texte d’Aulu-Gelle seulement la premiére partie (le mal comme revers du bien) et non pas 1a seconde (le mal comme conséquence du bien), plus représentative en fait de la pensée de Chrysippe ? J’y verrais plusieurs raisons, La premitre est que Lactance cite des autorités plus que des auteurs (Chrysippe est-il pour Ini beaucoup pins qu’un nom de philosophe stoicien ?), Ensuite, la coupe pratiquée par Lactance dans le texte @’Auln-Gelle lui donne une ¢ chute » magnifique sur Platon, avec un consensus entre les deux représentants les plus éminents du stoicisme et du platonisme (irrécusables par les paiens les plus endurcis). Enfin, Lactance irait-il jusqu’a dire positivement que les maux sont vowlus par Dieu, ffit-ce A titre d’accompagnement nécessaire du bien ? Ii a done da considérer que explication du mal comme revers du bien con- venait mienx & un Dieu parfaitement bon LACTANCE, « EPITOME, 24 37 crois pas. La tradition manuscrite de I’ Epitomé est différente de celle des Institutions. Dans un cas, on a une double recension; pas dans l'autre. De plus, la suite des idées fait voir que, dans les Institutions, la recension longue est postérieure. Si !’on a pu tirer de l’Epitomé la conclusion que Dieu est responsable du mal, c'est par un raisonnement inductif, pour ne pas dire par une matvaise interprétation. A notre sens, Lactance ne le dit pas positivement. Une citation de Chrysippe lui sert 4 montrer que le bien et le mal sont liés. Lactance n’affirme pas non plus ici que le diable a été créé méchant par Dieu. De méme, a propos du monde, au chapitre 63 de 1’Epitomé, la question posée est de savoir pourquoi Dieu a créé le monde, et Iactance répond avec les stoiciens et contre Platon que c'est pour les hommes qu'il 1’a créé et non pas parce que Dieu est bon : le raisonnement se fonde en termes de finalité et non en termes de causa- lité5® Or le nceud de 1a question, & propos des passages « dualistes », est de savoir si le diable a été créé méchant das l’origine. Il faut reconnaitre que ceux-ci, dans l’expression, vont plus loin que t’'Epitomé : E, Heck Vadmet, qui parle d’une évolution dans la pensée de Lactance entre les Institutions, ’ Epitomé et les passages « dualistes ». Mais c'est 14 une incitation A considérer sous un angle un peu différent les passages contestés : Lactance, en dehors d’eux, est-il si différent de ce qu'il est 4 l'intérieur d’eux ? Cela est aussi une facon de dire que cette question irritante d’authenticité n’est peut-étre pas la plus importante de celles qui se posent a propos de Lactance. ‘Toutes choses égales, par ailleurs, raméne-t-on les probl&mes du platonisme A la discussion de la chronologic des ceuvres de Platon ? En revanche, cela pose & nouveau le probléme de la composition des Institutions. Une étude des structures du type quod saepe docui, quod supra dixi, s'avere nécessaire, Il en est de méme a propos du probléme du mal : le noeud de la question est de savoir si le diable a été créé méchant par Dieu, ou s'il l’est devenu de son propre mouvement, en raison de sa jalousie™, Plus que jamais, une étude de la structure interne des passages « dualistes » — et de leur qualité littéraire — est indispensable pour aboutir A une solution satisfaisante des problémes qu’ils posent®®, Michel Perrin 53. L'idée que le monde est fait pour l’homme est un topos stoicien (cf. SVF UT, 1131 = Cre. nat. deor. 2, 133 et 134) cher au coeur de Lactance. On la retrouve en effet non seulement en inst. 7, 3, 4 3 13 et 15 sq., mais dans iva 13 et 14 (voir le comm, de 1’éd. Chr, IncReMBAU, dact., p. 378 sqq., ad iva 13, 1 sqq,). On peut penser que c’est par le canal de Cicéron que Tactance a connu ce théme, & vrai dire fort répandu (ef. les notes de l’éd, Puase du nat. deor., ad loc.). 54. Ce point a été fortement marqué par P, Nautin, dans sa communication au colloque de Chantilly, 55. Nous remercions le Cenire d'Histoire des Idées, devant lequel cette communi- cation a été prononcée le 3 mai 1980, d’en avoir autorisé la publication dans la Revue des Etudes Augustiniennes, ainsi que MM, J. Fontaine, A, Michel, et M, Spanneut, qui nons ont apporté leurs suggestions, Damase, le Carmen contra paganos et Hériger de Lobbes Depuis son édition princeps en 18671, le Carmen appelé traditionnelle- ment Contra paganos (CPL 1431) n’a cessé d’intriguer les chercheurs®, Conservé dans un unique manuscrit du vie s. (Paris, B.N., lat. 8084), il nous est parvenu sans titre et sous une forme extrémement corrompue. Il s’agit d’un pamphlet violent, écrit par un chrétien a l’occasion de la mort d’un aristocrate paien et destiné A stigmatiser le culte des faux dieux. Le notable, dont la disparition fut considérée comme providentielle, n’est pas nommé dans le poéme. On sait seulement de lui qu'il était sexa- génaire (v. 67), qu'il avait été pracfectus et consul (v.25, r12), qu'il véné- rait personnellement plusieurs divinités orientales (v. 57, 91, etc.) et qu'il était I’on des chefs du parti paien. Comme le Carmen date, pour des raisons historiques et stylistiques, de la fin du rve ou des premiéres années du vé siécle, les individus possédant ces caractéristiques ne sont guére nombreux. Jusqu’en 1960, les historiens s’accordaient presque unanimement 4 reconnaitre dans le défunt Virius Nicomachus Flavianus (+ 394). Depuis lors, trois autres noms ont été avancés : Gabinius Barbarus Pompeianus (} 409)4, L. Aurelius Avianius Symmachus (} 376)® et enfin 1. I. Derastr, dans B. £. Ch., 28, 1867, p. 300-303. 2, A. Lmnaz, dans Studia Patavina, 25, 1978, p. 541-372, fournit un excellent status quaestionis, L’édition récente de F, Roncorowt, dans Rivista di storia e let- teratura religiosa, 8, 1972, p. 58-79, est sans valeur. 3. Thése de Ch. Morur, dans Revue archéologique, 18, 1868, p. 44-55, confirmée par Th. Momasen, dans Hermes, 4, 1870, p. 350-363. Elle est acceptée dans la Clavis Patrum Latinorum (Steenbrugge, 1961*), la Realencyclopadie (Supplementband X, Stuttgart, 1965, col. 121-124) et la Prosopography of the Later Roman Empire, de A. H.M, Jonns, J. R. MARTINDALE et J, Morris (t. 1, Cambridge, 1971, p. 347-349). 4. G. Mancanaxo, La reazione pagana a Roma nel 408-9 d. C. e it poemetto ano- nimo « Contra paganos », dans Giornale Italiano di Filologia, 13, 1960, p. 210-224 ; Ip., Il poemetio anonimo + Contra paganos ». Testo, traduzione ¢ commento, dans Nuovo Didaskaleion, 11, 1961, p. 23-45. 5. S. MAzzaRINOo, Antico, tardoantico ed éra costantiniana, t. 1, Bari, 1974, p. 398 465 (avec réédition du texte). LE «CARMEN CONTRA PAGANOS» ET HERIGER 39 Vettius Agorius Praetextatus (ft 384)°. La thése traditionnelle étant toujours soutenue par d’éminents partisans’, la discussion parait loin détre close. Chactine des identifications proposées se heurte d’ailleurs a de sérieuses objections’. On nous pardonnera d'intervenir dans ce débat, alors que nous ne sommes pas spécialiste de la période. Nous voudrions simplement signaler ici un élément nouveau, emprunté au domaine médiéval et susceptible de modifier les discussions ultérieures sur le Contra paganos. Nous avons publié il y a trois ans un catalogue de bibliothéque, décrivant les collec- tions de l'abbaye bénédictine de Lobbes aux x1® et xu® sidcles®. Cet inventaire est tras riche et atteste plusieurs ouvrages inconnus aujour- d’huil®, Mais la mention la plus énigmatique est assurément 1a suivante : « Damasi episcopi versus de Praetextato praefecto urbis ». Il n’avait pas été possible en 1978 de proposer pour cet article une interprétation satis- faisante!. Nous essaierons maintenant de démontrer qu’il recouvre pres- que certainement le Carmen sans titre du Parisinus latinus 8084. x ae Le manuscrit de Lobbes renfermant ces Versus Damasi était un recueil consacré 4 la poésie chrétienne des rvé et vé siécles. Il figure dans notre édition sous le n° 238 : Centon Valeriae Probae Aniciae de + vigiliis + veteris ac novi testamenti. Damasi episcopi versus de Praetextato praefecto urbis. Libri Dracontii quos fecit in divinis laudibus et de sua paenitentia et indulgentiis paschalibus et de nativitate et miraculis Christi. Vol. P. 6. L, CRacco Rucornr, I paganesimo romano tra religione e politica (384-394 d, C.): per una reinterpretazione del « Carmen contra paganos », Rome, 1979, 144 p. (= Me- morie dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Classe di Scienze morali, storiche e filolo- giche, Ser, VIII, 23/1); EAD., Un cinquantennio di polemica antipagana a Roma, dans Paradoxos Politeia, Studi Patristici in onore di G. Lazzati, Milan, 1979, p. 126-128. Cette these avait déja été soutenue par R. Ersis, dans The Journal of Philology, 1/2, 1868, p. 66-80. 7. 4, CHASTAGNOT, dans Hommages 4 Marcel Renard, t, 2, Bruxelles, 1969, p. 143- 144; J. F. Marrmews, The Historical Setting of the « Carmen contra paganos », dans Historia (Wiesbaden), 19, 1970, p. 464-479 ; Ch. PuttRr, Roma Christiana, t. 1, Rome, 1976, P. 440-447. Ces prises de position sont antérieures aux publications de I,. Cracco Ruggini citées plus haut, 8, Cf, A. Lanaz, op. cit., qui conclut prudemment par un non liguet. 9. Recherches Augustiniennes, 13, 1978, p. 3-36 ; 14, 1979, p. 101-248. ro, Citons a titre d’exemple Rescriptum Hincmari archiepiscopi sub persona Karoli (op. cit., p. 26, n° 170), Scriptum Herigeri abbatis de adventu Domini (p. 27, n° 193), Expositio Israhel cuiusdam super Donatum (p. 33, n° 288). Ir. OP. cit., p. 14, 0. 55} p. 219, 32, Ibid., p. 30, Nous avons proposé de corriger wigiliis en Virgilii libris. 40 FRANCOIS DOLBEAU Le premier titre désigne un ouvrage relativement commun, le centon de Proba (CPL 1480) : on remarquera toutefois que le rédacteur de Vinventaire suivait un témoin dans lequel étaient reproduits les tria nomina de l'auteur!, La troisitme mention en revanche, celle de Dracon- tius, est peu banale et mériterait 4 elle seule une étude particuliére. Le début du titre de Lobbes coincide avec la rubrique d’un florilége de Berlin!4 : « ex libris Dracontii in laudibus Dei et de sua paenitentia ». Les mots qui suivent dans le catalogue : « et indulgentiis paschalibus et de nativitate et miraculis Christi », ne semblent correspondre 4 aucune ceuvre de Dracontius actuellement connue. Comme le recueil de Berlin nous a transmis des extraits des Laudes Dei (CPL 1509), le codex Lob- biensis devait attester, lui aussi, un exemplaire de cet ouvrage, mais peut- étre dans un état plus complet que celui que nous possédons. La tradition des Laudes Dei — si l’on met A part la recension d’Eugéne de Toléde (CPL 1510) et les excerpia des floriléges — se raméne a un unique témoin du xn® sidcle, qui donne 1a piace sous le nom d’Augustin!®, C’est dire le caractére exceptionnel du manuscrit de Lobbes. Indépendamment des titres non identifiés, ce recueil renfermait au moins un texte rarissime qu'il attribuait correctement a son auteur. Bien qu'il ne puisse étre daté avec certitude, on admettra sans peine qu'il dérivait d'un corpus poétique écrit pour un milieu encore trés lié a 1a culture antiquel®, Avant de disparaftre dans 1’un des incendies qui, du xm siécle A 1794, frappérent la bibliothéque de Lobbes, notre manuscrit 238 avait suscité Vintérét d’un lecteur médiéval. H. Silvestre a montré en effet qu’Hériger, abbé de Lobbes (f 1007) avait inséré plusieurs vers des Landes Dei dans sa Vie métrique de saint Ursmer!?. Dracontius étant 4 peu prés ignoré aprés le vir? siécle, les emprunts d’Hériger s’expliquent naturellement par la présence 4 Lobbes du recueil mentionné plus haut. Cette constata- tion, qui parait n’avoir aucun rapport avec notre projet initial, est en réalité le point de départ de notre démonstration. A supposer que le Contra 13. Cela n’est habituel ni dans les inventaires médiévanx, ni dans les manuscrits conservés ; cf. M. Manrrrus, Handschriften antiker Autoren in mittelalierlichen Bibliothekskatalogen, Leipzig, 1935, p. 193-194; C. SCHENKL, C.S.E.L., t. 16/1, Vienne, 1888, p. 513-521. Le seul témoin qui atteste une pratique analogue est le Reginensis latinus 1666 du x1 3, (oi on lit Flatonia Vetitia Proba), Le nom Val{eria), bien qu’il soit transcrit en toutes lettres dans le catalogue, est peut-étre une corrup- tion de Fal(tonia), L’auteur de la rubrique originale a df confondre 1a poétesse avec sa niéce Anicia Faltonia Proba, Pour la généalogie de ces deux femmes, on consultera The Prosopography of the Latey Roman Empire, t. 1, p. 1144. 14, Et non de Bamberg, comme nous l’avons indiqué par erreur en 1979 (op. cit. P. 29). 15. Bruxelles, B.R., 10615-10729 : Pp. v-xVvEn. 16, Le fait qu’ Damase soit appliqué le terme d’episcopi et non celui de papae renvoie, semble-t-il, & un usage antique plutot que médiéval. 17. H. SUWVESTRE, Hériger de Lobes (+ 1007) avait lu Dracontius, dans Le Moyen Age, 69, 1963, p. 121-127. La Vita S. Ursmari (BHL 8419) a été publiée par K, STRE- CEER, dans MGH, Poet, lat, medii aevi t, 5, p. 178-208, fF. Vorrame, dans MGH, Auct. Ant, t. 14, LE «CARMEN CONTRA PAGANOS» ET HERIGER 41 paganos corresponde aux énigmatiques Versus de Praetextato, il serait alors passé entre les mains d’Hériger. Il y avait évidemment peu de chances pour qu’tn pamphlet de 122 vers efit laissé une marque profonde sur un hagiographe du x siacle ! Nous avons comparé cependant a tout hasard la Vita S. Ursmari au texte du Carmen. Le résultat de cette confrontation ne laisse aucun doute : Hériger a lu et imité le Contra paganos. Nous négligerons l’épithéte Tritonia, les expressions Iani bifrontis et latrator Anubis, qui sont communes a la Vita (I, 362, 350, 361) et au Carmen (v. 90, 93, 9), car Vabbé de Lobbes pourrait dans ces trois cas dépendre de Virgile ou de Prudence. Plus intéressant est le rapprochement de ces hexamétres : Non hic stupra Iovis, Danae, Europae, Ganimedis, Pro quibus aut aquilam simulans éaurumve vel dmbrem Transmutans hominem cignum se finxit et anguem (V. Ursmari I, 345-347) avec les vers 9-12 du Contra paganos’® : Iuppiter hic vester, Ledae superatus amore, Fingeret ut cyenum, voluit canescere pluma ? Perditus ad Danaen flueret subito aureus imber ? Per freta Parthenopes ¢auvus mugiret adulter ? Mais, 18 encore, une coincidence fortuite n'est pas a exclure, et P’érudition d’Hériger serait explicable par d’autres influences. Au contraire, les exemples suivants impliquent un contact direct avec le pamphlet antique : — Non hic Iunonis nuptae cum fratre sororis (V. Ursmari I, 348) Incestosque deos, nuptam cum fratre sororem (Contra paganos, 4) — Nec Phebi numquam verum cortina locuta (V. Ursmari I, 358) Quis numquam verum Phoebi cortina locuta est (Contra paganos, 7) Aucune source commune ne peut, 4 notre connaissance, rendre compte de tels parallélismes!®, Hériger de Lobbes est ainsi le premier auteur médiéval dont on soit sir qu'il ait Iu le Contra paganos, et l'un des rares qui ait plagié les Landes Dei. Il avait a sa disposition un corpus poétique contenant, outre le poéme de Dracontius, les Versus de Praetextato. Or Vettius Agorius Prae- textatus a été retenu par la critique moderne comme une cible éventuelle du pamphlet chrétien. L’équivalence que nous proposons : Damasi 18. Nous citons le texte du Carmen d’aprés I’édition de G, MANGANARO (cf, n. 4). 19, Dans le dernier cas, seuls les mots Phoebi cortina dérivent de Virgile, den, VI, 347) 42 FRANCOIS DOLBEAU versus = Contra paganos, est donc loin d’étre sans fondement. Il nous semble qu’elle se déduit presque nécessairement du schéma suivant : Manuscrit de Lobbes (n° 238) Lectures d’Hériger Damasi ep. versus de Praetextato praef. urbis ---— Contra paganos Libri Dracontii ... in divinis laudibus —-> Taudes Dei La combinaison de deux documents médiévaux, 4 savoir d'un catalogue et d’une piéce hagiographique, permet ainsi de retrouver de fagon impré- vue le titre d’un poéme antique. * ae Tl reste maintenant 4 examiner la valeur de ce titre. Etant donné le soin avec lequel fut rédigé le catalogue de Lobbes, le bibliothécaire a di transcrire avec exactitude la rubrique qu'il lisait dans son exem- plaire. Mais cette rubrique est-elle authentique ? Remonte-t-elle a Vauteur lui-méme ? Ou bien n’est-elle que la déduction d’un copiste cul- tivé ? On serait tenté a priori de la mettre en doute. Les podmes épigra- phiques de Damase étaient célébres et souvent pastichés, L,’on connaissait dautre part grace a Jérdme ou a la Collectio Avellana les relations de ce pape avec Prétextat. La précision praefecto urbis est d’ailleurs inex- acte puisque Vettius Agorius Praetextatus — préfet de la Ville en 367- 368 — était lors de sa mort en 384 praefectus praetorio Italiae Illyrici et Africac®®, Ce détail au moins repose sur l'interprétation erronée d’une phrase du poéme : « praefectus vester quid profuit urbi » (v. 25). Mais si J’on excepte cette légére inexactitude, les indications fournies par le titre de Lobbes ne sont pas totalement inadmissibles : a. L’attribution 4 Damase est compatible avec la chronologie. Ce pape est décédé le rr décembre 384. Prétextat était consul designatus pour 385 lorsqu'il mourut au cours de l’automne précédent, La date exacte de sa disparition est inconnue, mais une lettre de Jéréme (Ep. XX XIX) oblige ala placer avant celle de 1’évéque de Rome*. b. On sait par le méme Jéréme (De viris inlustribus, c. 103) que Damase avait écrit des po&mes autres qu’épigraphiques : « elegans in versibus conponendis ingenium habuit multaque et brevia opuscula heroico metro edidit?? ». 20. The Prosopography of the Later Roman Empire, t. 1, p. 722-724. 21, F. CAVALLERA, Saint Jéréme, sa vie et son auvre, Louvain-Paris, 1922, t. 1/2, p. 22-23. Cette datation relative est acceptée par A. CHASTAGNOL, Les fastes de la préfecture de Rome au Bas-Empire, Patis, 1962, p. 171-178 et 224. La qualité médiocre du poéme pourrait s’expliquer alors par l’absence de révision, due au décés brutal de auteur. Les arguments de L, Cracco Ruccrnr (I] paganesimo romano..., p. 36, 1. 91 ; p. 95, 0. 288 ; p. 115) pour repousser la mort de Prétextat aprés le 19 décembre 384 semblent fragiles. 22, Témoignage commenté par A. Feravs, Epigrammata Damasiana, Rome, 1942, p. 7-8 et 62, LE «CARMEN CONTRA PAGANOS» ET HERIGER 43 c, On a reconnu depuis longtemps quelques points de contact entre les Carmina authentiques de Damase et le Conira paganos, et cela malgré la différence de genre qui existe entre des éloges de martyrs et un libelle anti-paien. Les expressions concepta venena, mille nocendi vias, pia foedera, altaria supplex ... cumulat donis, employées dans le Contra paganos (v. 51, $2, 84, 116-117}, se lisent également dans les ceuvres du pontife’’, d. L/identification du défunt avec Prétextat est plausible, puisqu’elle a été défendue par plusieurs historiens, en particulier par L. Cracco Ruggini dans une étude récente et bien documentée*t. Si surprenant que puisse paraitre le titre de Lobbes, il serait done imprudent de le rejeter sans discussion. Tous les éléments de cette note n'ont évidemment pas le méme degré de probabilité. Il est difficile de nier qu’Hériger ait connu le Contra paganos. Que ce po&me se confonde avec les Versus du manuscrit 238 de Lobbes est une conjecture extrémement vraisemblable. a mention de Prétextat reste précieuse, méme si elle remonte, non 4 !’auteur, mais a un lecteur antique. Enfin, sans étre impossible, l’attribution 4 Damase est plus étonnante. C’est aux spécialistes de la poésie tardive qu'il appartient désormais de juger de sa valeur. Francois DorpEaU 23. Ibid., Carm. 46, 8 (p. 189) ; 21, 2 (p. 146) ; 1, 5 (P. 82) 5 33, 3-4 (Pp. 167). Ces tapprochements ont fait supposer depuis longtemps que l’auteur du Contra paganos vivait dans I'entonrage pontifical : cf, H, von GRISAU, dans Realencyclopadic, Supplementband X, col, 123 ; L. CRAcCo RUGGINT, of. cit., p. 116, Le ton du poeme n'est guére en accord avec les fonctions de Damase, Mais que savons-nous de la psychologic de ce dernier ? Le fait de choisir Jérome comme familier n'est pas la marque d'un caractére paisible. 24. Op. cit. (2, 6). La datation de la « Vita Ambrosii » de Paulin de Milan Contrairement & ce qu'on a parfois laissé entendre!, les indications chronologiques sont relativement nombreuses dans la Vita Ambrosii de Paulin de Milan. Le prologue, déja, fournit un terminus a quo (1a mort de saint Martin de Tours, le 8 novembre 397) et un terminus ad quem (la mort de saint Augustin, le 28 aotit 430), mais on cherche naturellement a réduire la fourchette. Le fait que Paulin séjourne en Afrique au moment ott il écrit (5 ; 54) et les visions qu'il rapporte d’ Ambroise (50-52) sugge- rent qu’un certain temps s’est écoulé entre la mort de l’évéque, le samedi saint 397, et la rédaction de sa biographie. I,a mention de plusieurs person- nages encore vivants ne parait pas au premier abord d’un trés grand intérét, car la plupart sont si obscurs qu’on ne connait rien de leur vie. Ty en a pourtant un qui, parmi eux, se distingue : « Johannes tunc tribunus et notarius, nunc praefectus » (31, 5), lequel, répate-t-on depuis longtemps, aurait exercé deux fois la charge de préfet du prétoire de Vitalie (de l'Afrique et de 1'Illyrie), en 412-413 et en 422. Au cours des derniéres décennies, c’est la deuxiéme date qui a rencontré Ja faveur générale. C’est elle qu'adopte J.-R. Palanque, une des grandes autorités sur la Vita. Pourtant, malgré son assurance initiale (« La date... peut étre déterminée avec certitude »), on devine ensuite chez lui des convictions plutét fragiles, car, en 1933, dans son Saint Ambroise et VEmpire romain’, il motive son choix tout autrement qu'il ne l’avait fait dans son article de la Revue des Sciences religieuses, neuf ans plus tot?. tr. Cf. A. PaREDI, Paulinus of Milan, dans Sacris Erudiri, 14 (1963), p. 213 : « The only chronological hint on the book of Paulinus (Johannes qui nunc praefectus est; V. A. 31) may be referred to the year 412-413 or to 422», Le meilleur texte de la Vita Ambrosi est actuellement celui de A. A. R. BASTIAENSHN (sur la base de celui de M, Pellegrino), dans Vite dei Santi (collection dirigée par Chr, Mohrmann), tcTEL, pp. 54-125. C'est celui que nous citons, 2, JR, PALANQUE, Saint Ambroise et i'Empire romain, Paris, 1933, pp. 410-411. 3. Ib., La + Vila Ambrosii » de Paulin de Milan, Etude critique, dans Revue des Sciences religieuses, 4 (1924), p. 37. DATATION DE LA « VITA AMBROSII » 45 Plusieurs autres proposent la méme date, apparemment de confiance, sans donner en tout cas de justification’, Les plus savants — trahis peut- étre par leurs typographes — fournissent 4 l'occasion les données les plus invérifiables®. Certains historiens cependant ont avancé, en faveur de 422, des arguments que nous allons examiner, en tentant de les évaluer a leur mérite. I, LA PREFECTURE DE JEAN Pour la grande majorité, l’indice fondamental reste celui de Vita, 31,5. La problématique repose, au moins depuis C.T.G, Schoenemann, en 1792, sur les deux époques ot le préfet Jean aurait exercé sa dignité : « Vita Ambrosii, scripta hortatu Augustini in Africa post annum 400. quin absoluta demum post a. 412. Nam non solum Venerii meminit, qui post Simplicianum, Ambrosii successorem, sedem Mediolanensem ab a. 400. usque ad annum 408. seu 409. tenuit, sed mentionem etiam facit Ioannis praefecti praetorio, qui sub Honorio hanc dignitatem annis 412, 413. et 422, obtinuit, ut ex npoownoypagig Codicis Theodosiani constat®. » A partir de ces deux dates, la démarche presque unanime consiste a rechercher, dans la Vita, des indices qui en favoriseraient une plutét que autre. Certains précisent que les données sur Jean proviennent du Codex Theodosianus, et on renvoie parfois, pour les références, a l'article de O. Seeck concernant ce Johannes, dans la Realencyclopddie der classischen Altertumswissenschaft™. 4. Par exemple, B, AMANN, art, Paulin de Milan, dans Dictionnaire de Théologie catholique, t. 12, col. 67 : « sans doute en 422 9; F. H. Duppen, The Life and Times of St. Ambrose, Oxford, t. II, 1935, p. 715 ; B. DEKKERS, Clavis Patrum latinorum, 2¢ 64, (Sacris Erudiri, t. 3, 1961), m° 169 ; I, OPEIst, Das Bienenwunder in der Ambro- siusbiographie des Paulinus von Mailand, dans Vigiliae Christianae, 22 (1968) p. 38. 5. CE. HI, MarRov, compte rendu de M. PELLEGRino, Vita di S. Ambrogio, dans Gnomon, 34 (1962), p. 627 : « 412-413 ou plutet 419-420»; P.-M, Duvan, La Gaule jusqu'au miliew du V° siacle, t, I, Paris, 971, p. 59: +I (Paulin) y [en Afrique] écrivit une Vie d’Ambroise en latin, environ vingt-cing ans aprés la ‘mort de Vévéque de Milan (397), done vers 420-425 +; Chr. MOHRMANN, Zwei frithchrist- liche Bischofsviten, Vita Ambrosi, Vita Augustini, dans Anseiger der Osterreichischen Akademie der Wissenschaften in Wien, Philos.-Hist. Klasse, 112 (1975), p. 312 : « 411 oder vielleicht 421 »; ID., dans Vite dei Santi, t. III, p. XXX: peut-étre 422, quoiqu’il y ait des arguments en faveur de 411. 6. C. T. G. SCHORNEMANN, Bibliotheca historico-litteraria patrum latinorum, t. II, Leipzig, 1792, p. 598. Cette Prosopographia, & laquelle se réferent aussi Gallandius et Van Ortroy, a pour auteur Jacobus Godofredus Genevensis (1587-1652) dont le commentaire du Code Théodosien fut publié, aprés sa mort, & Lyon, par Antoine Marvillus, en 1665 : cf. Th, Mommsun, éd., Theodosiani libri XVI..., 3° éd., Berlin, 1962, t. I/1, p, cxvr, : 7. B. Bouvy, Paulin de Milan,-dans Revue augustinienne, 1-(1902), p. 500 (donnait erronément- 411-412 et 422); J.-R. PALANQUE, La « Vita Ainbrosii », p. 37, 0. 4; In., S. Ambroise et I'Empive vomain, pp. 410-411 ; M. S, KantcKa, Vita sancti Ambrosi... A revised Text, and Commentary..., Washington, D.C., 1928 (Patristic 4 EMILIEN LAMIRANDE Cependant personne, 4 notre connaissance, n’a remarqué que Seeck lui-méme avait exprimé des réserves au sujet de la préfecture de 422 : «wenn das Consulat hier richtig iiberliefert ist® ». Celui-ci n’était donc pas certain que, dans ce cas précis, les textes avaient indiqué correctement l'année du consulat. A. H. M. Jones, dans sa Prosopography of the Later Roman Empire, précise ce doute. Il indique en téte de sa notice sur Jean : « PPO (préfet du prétoire ) Italiae 412-413, 422 ? », et il suggére plus loin une autre legon : « the date might be 412, ‘ Honorio VIIII et Theodosio V’ instead of ‘ Honorio XIII et Theodosio X cos® ». Si on retourne alors au Codex Theodosianus et si on vérifie les six références données par Seeck ou par Jones pour appuyer une préfecture de Jean en 422, on constate qu’elles renvoient toutes 4 un document daté de Ravenne, du 5 des Ides de juillet (xx juillet!*), On comprend alors qu'il soit plus facile de conjec- turer une erreur de copiste pour une seule piéce que s'il se fit agi de plusieurs. Pour la préfecture de 412-413, les dates sont, en revanche, solide- ment attestées par de nombreux documents (6 juin, 22 juin et 26 juillet 412, 14 février, 17 février, 18 février, 8 mai, 7 juin et 12 juin 4134). Ajoutons enfin que Jones mentionne le témoignage de Paulin (Vita, 31) uniquement avec ceux des années 412-413, ce qui montrerait que, person- nellement, il écartait 422!?. Voila qui change tout, puisque, maintenant, la premiare date (412-413) se trouve privilégiée, l'autre (422) ne représentant plus qu'une hypothése. IL, Les AUTRES INDICES L’examen des indices relevés depuis la fin du xrx® s. devrait nous aider 4 vérifier la validité de !’ancienne problématique et A nous assurer également que rien ne s’oppose au sentiment de Y¥.-M. Duval. Pour Studies, 16) p.8; M. PutuxGRivo, Paolino di Milano. Vita di S, Ambrogio. Introdu- zione, testo critico note..., Rome, 1961 (Verba Seniorum, N.S. 1), p. 6; A. PARED, Joc, cit., p. 213 ; V-M. Duvat, L'dloge de Théodose dans la « Cité de Dieu» (V, 26, 1). Sa place, son sens et ses sources, dans Recherches augustiniennes, t. IV, Paris, 1966, P. 178. G. GRUTZMACHER, Die Lebensbeschreibung des Ambrosius von seinem Sekretar Paulinus, dans Geschichiliche Studien, Albert Hauck zum 70, Geburtstag dargebracht, Leipzig, 1916, p. 79, semble avoir ignoré cet indice fondamental, 8, 0. SeKcK, art. Johannes 4) dans Paury-Wissowa, Realencyclopddie dev clas- sischen Allertumswissenschaft, t. IX/2, col. 1744. 9. A. H. M. Jones, J. R, MARTINDALE et J. Morris, Prosopography of the Later Roman Empire, I. A.D. 260-395, Cambridge, 1971, p. 459. to. Th, Momsen, éd., Theodosiani libri XVI, t. 1/2, pp.o7 (II, 13, 2), 119 (IL, 28, 3), 122 (II, 30, 2 ; 31, 1), 123 (IL, 32, 1), 404 (VIII, 8, 0). x1, Ibid. p. 33 (I, 2, 12), tog (II, 19, 6), 146 (IIL, 8, 3), 300 (VI, 30, 20), 330 (VIL, 8, 10), 892 (XVI, 8, 20) ; Codex iuris ciuilis, vol. I, Codex Iustinianus, VI, 23, 19, €d. KRUcER, Ziirich, 1967, pp. 254-255. Un fragment du document du 26 juillet 412 est daté par erreur de 409 : Codex Theodosianus, t. I/2, p. 89 (II, 8, 26), 403 (VIII, 8, 8). 12, A. H. M, Jonas, ete., op. cit, p. 459.

You might also like