TO BE
OR NOT TO BE
par Jean Eustache
(publié dans « Cinéma 62 », n° 65)
allemands conversent de la
grandeur de leur pays, de leur
Fuhrer. Hitler parait, précédé dans
les couloirs par des kyrielles de
«Heil Hitler». Tous le saluent.
Emporté par son élan, il se salue lui-
méme : « Heil myself », le metteur en
scéne proteste car nous sommes a
une répétition théatrale, en Pologne
en 1942. On prépare une piéce grin-
cante Gestapo et ce « Heil myself »
ne fait pas partie du texte
Ainsi, ce que l'on croyait étre la
réalité se révéle étre du théatre.
Inversement, par la suite, la comédie
se révélera réalité. Car, plus loin,
Vacteur_ principal de la_ troupe,
Joseph Tura, sera amené a interpré-
ter les réles d'un colonel de la ges-
tapo d’abord et d'un professeur
espion nazi ensuite, et cela, dans la
vie (on voit que nous ne sommes
pas loin de la question posée par la
sublime Camilla du Carosse d’or:
« Ou finit le théatre, ou commence la
vie ? ».) Plus il jouera, plus il sera lui-
méme a travers Ses personnages, et
cela jusqu’a anticiper leurs réactions,
avant méme de les connaitre effecti-
vement : le vrai professeur lui ayant
appris alors qu'il se faisait passer
pour le colonel SS Ehrard, qu’on
l'appelait a Londres « Camp de con-
centration Ehrard », son rire est le
méme que celui du vrai colonel
Ehrard lorsque, plus tard (alors que
Tura interpretera cette fois le role du
professeur), l’auteur lui apprendra
son surnom.
ll est significatif que le vrai profes-
seur — et c’est la la clef du film —
meure derriére le rideau, sur la
scéne du théatre, ou au début se
jouait Gestapo. Inversion fonda-
mentale qui complique la mise en
scéne de Lubitsch : le personnage
D ANS des bureaux, des officiers
réel meurt vraiment sur scéne, lieu
voué au spectacle (au mensonge), et
Vacteur (personnage irréel par essen-
ce), prenant le relais dans la vie, sera
plus vrai encore que le véritable pro-
fesseur. Dans cette vie, comme au
theatre, la vérité réside en |l’appa-
rence. Lorsque le cadavre du profes-
seur (qui est barbu) sera retrouvé, la
gestapo organisera une confrontation
de ce cadavre et du simulateur. Seul
dans la piéce, Tura rase le mort et lui
colle au menton une fausse barbe,
prouvant ainsi, sur les simples appa-
rences (le colonel SS tirant la barbe
du mort) que le simulateur n’était pas
celui que I’on pensait. C’est le théa-
tre qui triomphe. Est-ce un acquis ?
Non pas, car alors font irruption des
officiers SS qui arrachent la fausse
barbe de Tura prouvant ainsi sa simu-
lation. Le théatre perd apres avoir
gagné, mais au plan suivant, Tura
discute dans une piéce avec les
résistants polonais. Remarquable
ellipse : ce sont eux qui, le croyant
en danger, |’ont arraché a la gestapo
de cette fagon. Ce constant bascule-
ment des apparences, ces coups de
théatre au sens profond du mot, font
de l'acteur le personnage moteur de
la comédie, et de la comédie, para-
doxalement, la clef du drame.
Lubitsch, en définitive, parle de
choses sérieuses, et les ruptures de
ton auxquelles nous ont habitué nos
jeunes cinéastes trouvent ici une
justification presque existentielle. Si
rien n’est donné qui ne soit nié par la
suite, cela dépasse la comédie tout
en lui conférant ses lettres de
noblesse. La fusion comédie et
drame, drame et vie mene a la gra-
vité : il suffit qu’une action ait lieu
sur l'un ou l'autre tableau (vie ou
comédie) pour que ses effets soient
contraires : au début, le public rit de
15la farce « Gestapo ». Mais cette méme
farce se réalisant dans la vie a des
conséquences on ne peut plus tragi-
ques. Or ici, le tragique et la drélerie
naissent des mémes causes. Le film
sera d’autant plus drdéle que les
acteurs joueront des personnages
réels (quand Joseph Tura va voir le
SS Ehrard grimé en professeur, la
scéne est drdle parce que c'est
Tura ; si c’était vraiment le profes-
seur, il aurait donné la liste des noms
par exemple, et le comique en aurait
été détruit, métamorphosé en pur
drame) et que les personnages réels
se conduiront comme des comédiens
(il faut citer le gag — un des plus
sublimes de l'histoire du cinéma —
ou, dans l’'avion, un des acteurs
déguisé en Hitler donne a des sol-
dats allemands, pour s’en débaras-
ser, l’ordre de sauter dans le vide et
ceux-ci s’exécutent).
Basée sur l’acteur, la mise en
scéne brille surtout par la direction
de ces derniers. Leur gestuelle, leur
facon de parler, de se mouvoir dans
Vespace du champ, confirment
To be or not to be (Jeux dang:
og eee
jereux), d’Ernst Lubitsch
Lubitsch comme un des plus grands
« directors ». Les merveilleux regards
de Carole Lombard, les inénarrables
mimiques de cabot vexé dans son
amour propre de Jack Benny révélent
une connaissance profonde de l'art
du comédien et de ses possibilités.
Les jeunes cinéphiles qui ignorent a
peu prés totalement Lubitsch (ce
n’est pas de leur faute, car les distri-
buteurs ne nous gatent pas sur ce
terrain) pourront s’apercevoir de ce
que lui doivent Mankiewicz et Pre-
minger.
A ce niveau d’expression et de
stylisation il est évident que la mise
en scéne se situe bien en deca du
tournage, elle est déja dans la cons-
truction, I’élaboration du scénario,
lequel contient toutes les possibilités
du film, possibilités qui deviennent
« sujet » lors de la mise en scéne et
des mouvements, la plupart de reca-
drage, qui risque de déconcerter cer-
tain public habitué a « regarder » une
mise en scéne.
Jean Eustache