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OPIUMS Les plantes du plaisir et de la convivialité en Asie is TS ST ig 4 W (4 7 I Lae Sous la direction de Annie HUBERT & Philippe Le FAILLER OPIUMS Les plantes du plaisir et de la convivialité en Asie ae ee ee eT Paris, !'Harmattan, Collection “Recherches Ree eee Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique Ouvrage publié-avee le concours de “Sociétés, Santé, Développement” UM 5036 (CNRS/Université de Bordeaux 2) L'Harmattan L'Harmattan 5-7 rue de I’Fcole Polytechnique 55, rue Saint Jacques 75005 Paris - France ‘Montréal (Qe) Canada H2Y 1K9 L’OPIUM CHEZ LES HMONG EN ASIE DU SUD-EST TOLERANCES ET CONTRAINTES SOCIALES. Christian CULAS * Les Hmong, appelés Miao en Chine et Méos en Asie du Sud-Est, constituent une des plus importantes populations de la famille linguistique Miao-Yao. Actuellement, différents groupes hmong occupent les régions montagneuses d’Asie du sud-est continentale et de Chine du sud. Ils‘agit principalement des Hmong verts: Moob Nisuah (1) et des Hmong blancs: Hmoob Dawb. Remarquons aussi la présence plus discréte des Hmong a manches galonnées: Hmooh Quas Npab; ces demicrs s‘expriment en dialecte hmong blanc avec quelques particularités. Pour la décennie 1970-1980, Jacques Lemoine (1978: 799) estime a | 129 000 les locuteurs hmong en’ Asie, dont 629 000 en Chine et 500 000 dans trois, pays d’Asie du Sud-est — Thailande, Laos, Viét Nam —. En Thailande, Jes Hmong sont 84000 répartis en 233 villages. Ils représentent la seconde minorité montagnarde par le nombre aprés les Karen, environ 280.000 individus (2). Actuellement, les Hmong du Laos’ seraient pratiquement 231 000 (3). Quelques 285.000 Hmong sont recensés au \Viét Nam, représentant environ 50% de la population des régions dites, des hautes erétes de la frontiére sino-vietnamienne (Lam 1973: 7). L’arrivée des Hmong dans le Nord du Viét Nam et du Laos ne daterait que du milieu du XIXe sigcte. En Thailande, les premiéres traces de leurs migrations remontent seulement aux demiéres années du XIXe siécle. Les Hmong ont quitté Ie territoire chinois en plusieurs vagues de migrations successives. Cette poussée vers le Sud devait leur permettre de se soustraire aux désordres et aux violences des révoltes des Taiping et * CNRS, “Institut de Recherche sur le Sud-Est Asitique”, Marseille (1) Nous uiliserons le systéme de Barney-Smalley (1953), le plus dffusé en Asie du Su-est et en Occident, pour transerire les expressions en hmong. La consonne finale indigue I'un des hui ons de la langue hmong (2) Sources: Tribal Research institut (1990), 3) Kossikov & Egorounin (1993; 5), 287 des Panthait qui ont secoué la Chine méridionale dans la seconde moitié du XIXe siécle, Notons aussi que leur tradition d’agriculture itingrante et absence de croyances relatives a Mancrage territorial du groupe so ont facilité les réponses de type migratoire (4), L’organisation sociale des Hmong repose sur une structure clanique exogamique et patrilingaire. Chague clan — au nombre de 21 au Laos et 17 en Thailande — est composé de lignées dont I’ancétre fondateur est un personage connu, C’est "échelle de la lignée que la solidarité sociale et rituelle devient réellement effective. Le village hmong traditionnel correspond association temporaire de plusieurs lignées ; chaque lignée regroupe spatialement les maisonnées liées par une ascendance commune. La maisonnée hmong comprend sous un méme toit jusqu’a quatre générations, c'est aussi le niveau oi Punité économique, politique et rituelle est la plus forte, Au-dela, les choix individuels et la tolérance de la communauté rendent les associations précaires et temporaires. Jusqu’a une date récente, économie traditionnelle des Hmong reposait sur un systéme d’agricultureitinérante sur brilis, avee défrichage de nouvelles parcelles quand les sols étaient épuisés, tous les trois ou quatre ans environ, Mais les pressions gouvernementales thailandaises et laotiennes incitent, de plus en plus, les paysans hmong a stabiliser leur terroir en utilisant des engrais et des pesticides. L’économie agraire traditionnelle se répartit entre les cultures vivriéres (riz, mais, manio Iégumes...), les cultures commerciales (le pavot & opium tend a étre remplacé par les choux et les fruits) et Iélevage familial et artisanal (pores, volailles, buflles et chevaux) Dans la littérature orale, les Hmong associent souvent opium et le tabac, L’usage de fumer ces produits remonte tellement loin qu’ pensent les avoir toujours connus. Cependant, leur découverte par les hommes hmong est médiatisée par la femme, une femme atypique “Les Hmong disent qu’ils [Vopium et le tabac] viennent dune trés belle jeune fille qui, plus sage que ses compagnes, avait gardé son innocence et sa fraicheur, bien au-dela de ce que tolérent les coutumes. A vingt ans passés, un gargon audacieux entreprit de la séduire, de gré ou de force, alors qu’elle se trouvait seule, dans un ray. Soumise malgré ses cris, et son indignation, elle découvrit incontinent la jouissance avec -humi- liation. De sage, elle devint perverse. La légende dit qu’ayant abandonné (4) Pour les détzils sur los migrations hmong au XIXe et XXe sieles, on pourra se reporter arile de Michaud et Calas (1997), 258) son suborneur, elle s‘adonna tant aux joies physiques avec les galants, alentour qu’elle en perdit fa santé. Sur le point de quitter la vie, en se remémorant sa trajectoire fulgurante parmi les hommes, elle émit le vaew suivant «Quill pousse de ma bouche une plante si captivante, qu’une fois, quills Pauront godtée, les hommes ne puissent s’en détacher : qu'il sorte de mon sexe une plante si entétante que les hommes aient toujours envie ey revenir tp Et lorsqu’en terre elle fut, on vit surgir de sa tombe opium et le tabac. C’est ainsi que s’explique Podeur plus forte de ce demier.” (Lemoine, 1972: 90), La tradition orale des Yao (Iu Mien), autre groupe montagnard présent en Asie du sud-est et en Chine, rapporte une version assez proche de celle transmise chez les Hmong, “De la tombe sur laquelle, chaque jour, son amoureux allait pleurer la disparition de sa jeune fiancée, un matin, il poussa du sein de la belle disparue l’opium et de son sexe le tabac. Le jeune homme fuma opium et ne fut plus triste, mais il ne put plus s’en passer, comme les enfants ne peuvent se passer du sein de leur mére. I! fuma aussi le tabac, il ne fut plus triste non plus, mais de sa bouche coulait de la salive. C'est simplement parce que cette plante est sortie du sexe de la femme. (5)” (@aprés Goyvaertz, 1983: 65) Les plaisits de opium contés chez les Hmong et les Yao sont toujours ambivalents. Le souvenir de la volupté perdue ne va pas sans la contrainte de revenir souvent, trop souvent, au substitut narcotique de objet du désir. Le transfert d’intérét entre les relations sexuelles (et son corollaire, Ja reproduction du groupe) et l'opium peut préter & sourire. Remarquons, cependant que ce glissement fonetionne de maniére symétrique. Malgré les facilités pour se procurer de opium, les Hmong consommateurs ne représentent qu’une minorité. Les années pendant lesquelles un individu peut avoir des enfants, période pendant laquelle i est aussi le plus actif dans les travaux agricoles, ne sont pas socialement et moralement compatibles avec "usage régulier de cette drogue. Ce n'est que lorsque les enfants ont atteint leur pleine autonomie que leur pére pourra, s'il le désire, s‘adonner librement a I'opium, Il aura, en quelque (5) Le theme de a découverte du premier plant de tabac et de pavot sur la tombe dela femme désiee semble assea frequent en Asie da Sad-est, lest atest chez les Chinois (Han) et chez les Lssou gut lui associent le bétel(Dessaint & Newima, 1904: On le trouve aussi en Amérique du sud pour le tabae (Lévi-strauss, 1964: 108: 1966: 395). 259 sorte, rempli son réle social dans la reproduction de la lignée. Ses propres enfants mariés ou proches du mariage seront alors en mesure de prendre Te relais de la reproduetion physique et symbolique du groupe. Bien que le développement de la culture du pavot a opium chez les populations minoritaires du Sud de la Chine ne remonte pas au-deli des XVile et XVille sigcles, on note chez la plupart des Montagnards, producteurs dopium un abondant vocabulaire autour de ce produit. C'est en particulier le cas chez les Hmong, Le terme le plus courant en langue hmong pour désigner I’opium est xeeb, abréviation de yaj yeeb, Le monosyllabe yeeh se retrouve aussi dans appellation du tabac : juam yeeb. Lacte de fumer V’opium et le tabac se dit le plus souvent haus, qui traduit aussi le verbe boire, on rencontre aussi couramment Aloob yeeb pour «fumer opium », hloob yeeb thooj pour « fumer du tabac avec une pipe 4 eau ». Parmi les autres formes verbales moins fiéquentes pour désigner le fait de fumer, certaines expressions relévent des niveaux de langue familiers, voire vuigaires. On aura, par exemple, ge veeb: «fumer lopium », qui donne aussi ghe ‘mov’: «manger », mov tant le riz cuit, et ghe ngaij: «manger de la viande » qui appartiennent au répertoire familicr. Remarquons aussi la formule en “doublet” : nivias-noj — ntxias-ghe, littéralement « aguicher- manger [forme courant] — aguicher-manger [forme familiére] » qu'Yves Bertrais (6) traduit par « circonvenir les gens pour vivre & leur crochet», Dans usage vulgaire, Pexpression tavrg plab yeeb : « fumer opium » est construite comme tag plah mov : «manger (

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