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NOTE DE TRAVAIL SUR LA NOTION DE SOUFFRANCE C. DEJOURS En Psychopathologie du Travail, javais proposé la notion de souffrance dans les années 80 pour marquer les limites d'un champ d'investigation qui se différencie de celui de la maladie mentale (dans l'acception qu'on donne ce dernier terme en psychiatrie). En psychiatrie classique, en effet, on ne distingue que deux états: état de maladie et l'état de santé mentale, distinction @ beaucoup d’égards trop radicale. Car entre santé et maladie ill ya tout un espace qui se caractérise par une lutte contre la maladie mentale dont il y a lieu de tenir compte, notamment pour ce qui nous concerne ici, dans le rapport entre l'homme et le travail A propos de la définition de la santé, j'ai proposé ailleurs une analyse [1] qui privilégie aussi idée que la santé n'est pas un état stable, mais plutst tun but; ce qui compte une fois encore ce sont les procédures mises en euvre pour la conquérir ou pour la regagner quand on I'a perdue. La souffrance désigne donc dans une premiére approche le champ qui sépare la maladie de la santé. Dans une deuxiéme acception, la souffrance designe un champ plus restrictif. Elle y est congue comme une notion spécifique valable en Psychopathologie du Travail, mais vraisemblablement non exportable dans d'autres disciplines, notamment en psychanalyse. Entre homme et Vorganisation du travail prescrite, il y a parfois un espace de liberté qui autorise une négociation, des inventions, et des actions de modulation du mode opératoire, c'est-a-dire une intervention de l'opérateur sur organisation du travail elle-méme pour l'adapter ses besoins, voire pour la rendre plus congruente avec son désir. Lorsque cette négociation est poussée a sa limite ultime, et que le rapport homme-organisation du travail est bloqué commence le domaine de la souffrance et de ta lutte contre la souffrance, L'espace propre a cette négociation peut étre plus précisément repéré si ron se reporte aux travaux de certains ergonomistes, portant sur la quills soulignent entre organisation du travail prescrite et organi travail réelle [2], Il y a toujours un écart propice & la négociation et & adaptation, qui porte en fait tant sur Vorganisation du travail elle-méme que sur Popérateur, les deux buts explicites étant d'une part d'améliorer la qualité du travail, d'autre part de minimiser la charge de travail, en dépit des contraintes de quantité. Lorsque le rapport homme-organisation du travail est 116 © pesours blogué, la seule marge restante est du cOté de ladaptation de homme & la souffrance : c'est du domaine propre des défenses contre la souffrance. En Psychopathologie du Travail nous avons mis en évidence deux lignées fondamentales de souffrance, respectivement en rapport avec la peur et avec lennui. Une troisiéme lignée est en voie d’exploration : celle qui est en rapport avec « les relations de travail » (la division des hommes dans le cadre de organisation du travail) {3}. Enfin une quatriéme lignée pourrait prendre place dans l'étude de la souffrance qui est en rapport avec « I’écono- ‘mie du corps » (4) A Lopposé du rapport bloqué de I'homme au travail, il existe des organisations du travail qui impliquent constamment ou au moins par période une action de 'opérateur sur la definition méme de son organisation du travail. En d'autres termes, Vopérateur est chargé alors, d'une responsabilité de conception. Dans de telles conditions, (rencontrées entre autres dans les travaux de métier) le rapport homme-travail est toujours susceptible d’étre modifié par lopérateur. Et méme d'étre remodifié une fois ou plusieurs fois, par la suite. La problématique du rapport homme-travail n’est plus alors celle de la souffrance mais plutot celle du plaisir au travail. Ainsi peut-on faire une estimation du rapport psychique au travail selon un gradient qui s*énoncerait en termes de souffrance-plaisir. Ces notions de souffrance et de plaisir ne sont utilisables stricto-sensu qu'en Psychopathologie du Travail. Reste a envisager articulation de ces notions avec les concepts propres de la psychanalyse. Souffrance et plaisir qualifient le rapport de l'homme a la réalité et recrutent la participation de l'individu et du collectif. Souffrance et plaisir peuvent done s‘étudier dans ordre individuel et dans ordre collectif du rapport hommes(s)/travail LES NOTIONS PSYCHANALYTIQUES Les notions de désir, d’angoisse, de sublimation, de régression, etc. sont en revanche strictement psychanalytiques et applicables a lordre individuel. La notion de plaisir en psychanalyse est davantage théorique que clinique. Le plaisir n'est véritablement invoqué que dans le registre dit « économique », notamment dans le principe dit « principe du plaisir » qu'on oppose au « principe de réalité » [5], Le plaisir, donc, n’est pas un terme d'usage courant en psychanalyse, c'est pourquoi il est possible de lui conférer une significa- tion spécifique dans le champ de la Psychopathologie du Travail sans risque majeur de confusion. Lrangoisse est l'affect pénible par excellence. Elle résulte d'un conflit intra-psychique (confits entre pulsions, entre instances ou entre systémes). Le lieu psychique de angoisse est le moi. L’angoisse, done, résulte de conflits intra-psychiques (et s‘oppose par conséquent 3 la peur, dont nous avons mentionné les particularités 4 propos des situations réelles de danger dans le travail) (6-7] Cest-i-dire qu'elle est héritigre de histoire singuliére du sujet. SUR LA NOTION DE SOUFFRANCE 17 Histoire précoce de ses relations avec ses parents, dont les effets s'inscrivent Jusque dans la structuration de l'appareil psychique et dans le fonctionne- ‘ment mental habituel d'un sujet donné. ANGOISSE - DESIR VERSUS SOUFFRANCE - PLAISIR Quel rapport y-a-til entre langoisse et le couple souffrance/plaisir ? Schématiquement on peut répondre que langoisse issue des conflts intra- psychiques se rejoue sur toutes les scénes accessibles au sujet, y compris la scene du travail. La question qui nous est posée c'est celle de savoir dans quelle mesure la situation de travail offre une scéne pertinente au sujet pour qu'il y rejoue son angoisse. Sur le thédtre de la réalité sociale, et notamment de la réalité du travail, il y a parfois une occasion offerte 4 cette mise en scene de l’'angoisse et du désir, mise en scéne propice a en faire évoluer les termes. Cet espace est certainement celui de lactivité de conception de 'opérateur sur son organisation du travail. Lractivité de conception serait done propice a entrée en jeu du sujet

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