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Séminaire no 1 Souffrance et plaisir au travail : Papproche par la Psychopathologie du Travail * © par C. DEJOURS 16 janvier 1986 La Psychopathologie, vous le savez sans doute, est dans une passe difficile. Elle est sinon menacée du moins trés isolée par les autres disciplines. Les contradictions et les critiques qui Iatteignent ne sont pas nouvelles en soi. Mais 'argumentation critique se transforme. Du até des sciences biologiques d'abord, qui a partir de leurs positions déterministes, et parfois réductrices, colonisent plus activement que jamais la sphére des comportements, de la pensée et de la vie psychique, & partir notamment des découvertes récentes des neurosciences, au premier rang desquelles on trouve la neurochimie. En vertu d'un modéle de «l'homme neuronal » une psychiatrie dite « biologique », prend une position dans le champ de la clinique, inquiétante en raison de la négation radicale de toute signification subjective de la maladie mentale, et de la fermeture de toutes les questions que les malades mentaux peuvent poser & lordre social, ou a leurs interlocuteurs. A autre pole, 1a psychopathologie est contestée par les sciences sociales, les comportements étant cette fois congus comme le résultat des rapports de force et de pouvoir, et des rapports sociaux, dont l'intériorisation se ferait a insu des individus qui seraient agis par des forces extérieures, plus quills n’agissent & partir de leur volonté, ou de leur désir propre. texte fat référence a Fouvtage : Travail: Usure mentale, Essa! de Paychopathologie tu Travail | vo, Editions da Centurion (Pari), 1980, 16 © pesours Prise en sandwich entre ces deux types de critiques, la Psychopathologie vest certes pas morte, mais elle est gravement isolée, elle n’a plus de relais hors de son territoire propre. La Psychopathologie classique n’intéresse méme plus les médecins, ni les jeunes psychiatres, et la psychanalyse ne bénéficie plus de effet de mode qui a contribué, dans les derniéres décennies, & susciter Mintérét des chercheurs d’autres disciplines. La Psychopathologie a tendance a se refermer sur elle-méme et a s’appauvrir, Si ce séminaire a pu étre organise c'est que certaines personnes influentes au sein du CNRS et du Département des Sciences de L'Homme et de la Société, nommément Yves Duroux, et au PIRTTEM, Alain d'lribarne, ont eu Vidée insolite, par les temps qui courent, de soumettre des chercheurs, appartenant 4 plusieurs disciplines, une approche psychopathologique assez récente qui serait susceptible, éventuellement, d’alimenter une discussion interdisciplinaire, en raison principalement de son champ: l'Homme au Travail. Si vous étes 1a aujourd'hui, c'est que vous faites preuve d'un minimum d'indulgence qui rend possible l'ouverture d'un débat. Nos échanges s’ils se déroulent sans trop de difficulte dans les mois a venir, seront d'une impor- tance cruciale pour cette nouvelle approche, qui est & la recherche de sa leégitimation, Si la Psychopathologie du Travail sort sans trop de dommage de ce séminaire, elle aura probablement un avenir scientifique, car elle sera entichie, alors, des multiples questions qui auront &é posées par vous pendant nos réunions, En revanche, si la Psychopathologie du Travail sort ‘mal en point de ce séminaire, c'est probablement qu’elle est condamnée a la disparition a bréve échéance. Sur cette invitation & participer une exécution capitale, je pense que les chercheurs que vous étes ne pouvez que vous sentir en appétit. Jespére que ce sera un prétexte utile & susciter votre interét pour ce séminaire. Pour revenir un peu en arriére sur ce que j'ai dit tout a Theure de Trisolement de la Psychopathologie, je nuancerai un peu mon point de vue en disant que, c'est du moins mon impression, en dépit des contradictions sérieuses qui opposent nos investigations, nous partageons peut étre quelques préoccupations communes. A savoir : comment évoluent les tapports sociaux, et dans quelles conditions les travailleurs peuvent-ils intervenir sur cette evolution ? Il me semble que nous nous poserons aussi, implicitement du moins, la question de savoir : Dans quel dessein faire évoluer ces rapports sociaux, et pour le bénéfice de qui? D'une classe, de collects, ou d’individus ? Et nous ne pouvons dans cette perspective, qu'évoquer des questions d’éthique, et JTespere que nous aurons loccasion de le faire explicitement un peu plus tard. ‘Outre ces deux interrogations, il reste au dela du pourquoi et du pour-qui, a se demander : Qui? est en position de faire évoluer les rapports sociaux ? Et cenfin, comment font.ils pour peser sur ectte évolution ? SOUFFRANCE ET PLAISIR AU TRAVAIL ” Crest sur ces deux derniéres questions que la Psychopathologie du ‘Travail a peut étre des réponses propres, qui ne sont certes pas concordantes avec les réponses que vous pouvez proposer partir de vos disciplines. C'est la raison pour laquelle il pourrait étre intéressant de vous les soumettre. Ces questions, je suppose qu’elles peuvent vous paraitre surprenantes de Ja part d'un psychopathologiste qui a plutét tendance a chercher des interlocuteurs dans le champ propre de létiologie des maladies mentales. Crest qu’en matiére de Psychopathologie du Travail la démarche est un peu inhabituelle par rapport aux sciences de 'Homme. En effet le champ propre de la Psychopathologie du Travail est bien celui de la souffrance, de son contenu, de sa signification, et de ses formes. Mais aussit6t que investigation, la description et linterprétation ont été formulées, les consé- quences pratiques ne débouchent pas sur des actes thérapeutiques. A Ia souffrance que dévoile la Psychopathologie du Travail il n'y a pas de sanction psychothérapique. Pour autant que la grille de l'interprétation soit fournie par le conflit spécifique qui oppose le fonctionnement psychique a organisation, du travail, les interventions ne se font pas en direction des individus isolés qu'il s‘agirait de soigner, mais en direction de organisation du travail qu'il ‘agit de transformer. En cela je ne fais, pour instant, que reprendre le propos d'Yves Du- roux dans son exposé introductif au Colloque de Psychopathologie du Travail de septembre 1984, Fajouterai pour ma part que dans la perspective des investigations en Psychopathologie du Travail, la dynamique qui est suggérée, s’appuie sur une action de déverrouillage du rapport des hommes a lorganisation du travail, qui vise essentiellement le collectif du travail et non les individus pris un par La Psychopathologie du Travail, je Mai dit tout a l'heure, s‘intéresse done a Ia souffrance des travailleurs. Mais cette souffrance, ainsi que j'ai cessayé de le faire apparaitre dans les enquétes que je vous ai proposées sur le renseignement téléphonique, le batiment, et les process pétrochimiques, ne nous est pas livrée directement, telle quelle. C'est que pour faire face a ces deux souffrances cardinales du travail que sont la peur et l'ennui, les travailleurs élaborent des procédures défensives. La souffrance ne peut étre saisie qu’au travers des défenses, au point que la Psychopathologie du Travail s'intéresse finalement davantage aux défenses qu’a la souffrance en tant que telle, sur laquelle cependant je reviendrai plus loin, La vocation premire de ces defenses, c'est donc de résister psychique- ment & lagression que constituent certaines organisations du travail. Seule- ment laffaire se complique singuligrement du fait que si ces défenses sont cfficaces elles parviennent & dissimuler, plus ou moins, la souffrance en question, a la conscience des travailleurs. 18 ©. DEJOURS Plus méme dans certains cas. Les défenses difficilement et savamment Glaborées par les travailleurs du batiment, parviennent a leur faire ignorer la peur. La défense collective de métier, qui peut aller parfois jusqu’a intégrer Ia consommation collective d'alcool, stabilise le rapport des hommes au danger. Les défenses permettent certes aux ouvriers de résister aux conséquences de la peur, mais en méme temps elles sont un systéme relativement carcitif exercé par le collectif sur ses membres, conduisant parfois & exclusion de collegues de travail impenitents. Les défenses, dans cette perspective sont peut-étre Ie relais de ces processus que certains appellent, dans d'autres disciplines, intériorisation. Les défenses ont done potentiellement des effets d’adaptation, pris cette fois au sens péjoratif du terme. En donnant accés a l'adaptation aux risques, les défenses entravent au moins partiellement Ia prise de conscience des rapports d'exploitation. Plus encore, car, ainsi que vous avez pu le lire 4 propos des industries de process par exemple, les systémes défensifs peuvent faire l'objet d'une exploitation spécifique pat Vorganisation du travail. Les idéologies défensives des opérateurs des industries de process conduisent a souder le collectif de travail, 4 stimuler la coopération ouvriére, et & extorquer des savoir-faire (les ficelles) qui sont directement réinjectées dans le proces de travail et la productivite. Ce phénoméne de exploitation de la souffrance et des défenses au profit de la production est assez répandu. On le retrouve aussi bien dans le process que dans Ie Batiment et les Travaux publics, mais aussi dans les tiches répétitives. L'exaspération des travailleurs ou des opérateurs par Fencadrement, conduit, dans certaines limites, & des processus compulsifs auto-accélération directement exploitables. Lorsqu’on observe les travail- leurs soumis & cadence, on constate que tous, immanquablement, connaissent périodiquement des phases d’autoaccélération. On le voit aussi trés bien dans les groupes semi-autonomes, oi pourtant on a tenté d'occulter les contraintes de cadences. C’est que dans ce cas la somme des opérations recomposées par enrichissement, ne constitue nullement un nouveau métier. L'enchainement des gestes est dicté implicitement par la cuisiniére ou le moteur qu'il s‘agit de monter, Les outils non plus ne sont pas laissés au choix ni 4 l'adaptation de Vopérateur. On note qu’une fois passé le plaisir transitoire de découvrir une nouvelle situation de travail, les ouvriers rompus au montage, n’ont plus d’autre espace de liberté pour inventer quelque chose que de chercher des procédures qui leur permettent d’aller plus vite. Is s‘autoaccélérent, collectivement, et le groupe pris de frenésie exerce bientot un pouvoir sélectif sur les trainards, « intériorisant » ainsi compulsivement linjonction organisationnelle, méme si cela conduit a Pabsurde. La encore la coopération ouvritre, comme d'une fagon absolument ‘générale le procés de construction par les ouvriers de organisation réelle du SOUFFRANCE ET PLAISIR AU TRAVAIL 19 travail, (bien différente comme le montreront F. Daniellou et C. Teiger de organisation prescrite) sont dans un rapport étroit avec les procédures défensives contre la souffrance résultant de laffrontement a organisation du travail Nous avons done l'enchainement suivant souffrance — défense protectrice — défense adaptative — défense exploitée. nt alors inévitablement la question de Ualiénation. Aliénation par le travail, et par Morganisation du travail. La question est trés sérieuse, me semble-til, car la souffrance apparait ainsi comme bivalente. C'est & cause d'elle, du point de vue du psychopathologiste, qu'il y a lieu de transformer Vorganisation du travail. Disons que cest pour « l'alléger ». Connotation Gthique implicite. Mais en méme temps, la souffrance peut générer un processus d'aliénation, anti-transformation, « conservateur » si l'on peut dire. Se trouve ainsi dégagé un triangle : Souffrance + Défense + Aliéna- tion, qui réamorce & son tour la souffrance et la crise d'identité La question est alors posée des conditions d'une action collective sur Vorganisation du travail, Car dans la situation oi s‘exerce exploitation, maximale, la souffrance et les défenses, ainsi que alignation risquent aussi d'etre maximales. Les plus exploités seraient done dans une situation singuligrement difficile pour élaborer mentalement, voire politiquement, leur rapport 4 'organisation du travail. Ce qui conduirait, peut étre, assez souvent, hors la soumission. & des explosions, relayées par des projets portant sur organisation du travail, insuffisamment construits et conséquents, contri- buant peut-étre a faire déraper la négociation sur les salaires plutot qu’a la maintenir au plus prés de ‘organisation du travail elle-méme. L’autre avatar de la souffrance exploitée étant la construction de projets renoncant a laffrontement direct sur le terrain méme de entreprise, comme ont été les projets utopistes des phalanstéres et autres Icarie dont parle Ranciére, ainsi que leurs résurgences périodiques au cours de I'Histoire. ‘Apres ce démontage schématique des avatars de la souffrance dans les organisations du travail restrictives pour la libre articulation de organisation mentale (et de ce qu'elle cristallise au regard des histoires singuliéres), avec organisation du travail, aprés ce démontage, donc, je voudrais maintenant dire quelques mots sur d'autres destins de ta souffrance qui semblent Echapper a la logique de l'aliénation. Dans le cas des pilotes de chasse par exemple [organisation du travail puise directement a la source du desir et de histoire des relations infantiles précoces des pilotes. Le recrutement des pilotes, réalisé par un jeu subtil de sélection — formation — sélection, dont 20 © pesouRS une bonne part est implicite, vise directement l'inconscient, qui va servir ici de « nerf de la guerre ». Ce qui est important c'est radverbe directement qui veut souligner la continuité entre désir inconscient et contenu du travail, Cest-i-dite contenu significaif, savoir plus encore que l'acte guertier, la compétence a piloter et a voler. La guerre n'est ici que prétente la poursuite @'un jeu d’enfant. Supréme subversion dela violence et de la destructiité par le processus de sublimation qui désexualise la pulsion en lui donnant issue dans le champ social, méme et surtout en temps de paix. Le pilote de chasse qui attaque un ennemi volant ne fait pas Ia guerre, il joue a la guerre ! Proposition pour le moins étonnante, attestée pourtant par la puérilité, et innocence relative de ces « chevaliers du ciel » lorsqu‘on les rencontre & terre. Qu'en estil ici de la souffrance ? Eh bien la souffrance c'est avant tout celle qui vient de Mhistoire infantile du pilote, nommément de sa maladie Aidéalité, cesti-dire de cette relation névrotique assez grave entre la mere et Tenfant qu'il était. Le travail, cest-idire : piloter un avion seul, c'est aménager une autre seéne, un autre theatre, aux fantasmes et aux conflits q leur ont donné naissance sus la seéue intrapsyehique. Le chump social est directement investi par I'exigence de travail qu‘implique toute pulsion. Le champ social devient lieu privilégié de renégociation par le sujet de son histoire singuliére. La souffrance (a partir de son origine intrapsychique) est relayée par les impératifs et les enjeux de la mission aérienne. Dans ce cas le travail est un instrument de plaisir et d'équilibre psychique, voire somati- que, comme je le suggére dans le compte-rendu de 'enquéte. Ce qui me semble important ici, c'est donc cette articulation en continuité de la souffrance venue du passé, avec la souffrance actuelle venue de la situation de travail. Done il y a comme dans les cas précédents du Batiment et des Travaux publics, du process, ou de a chaine, de la souffrance dans le rapport au travail. Mais dans le cas de aviation de chasse, la souffrance occasionnée par le travail fait écho* a la souffvance conflictuelle, tandis que chez les manceuvres du Batiment et Travaux publics il n'y a pas de choix vis-i-vis du travail, ni de ses enjeux et la souffrance qui résulte de Vraffrontement & organisation du travail, est désarticulée. Elle s‘ajoute a la souffrance intrapsychique, dans le pire des cas elle la redouble mais ne tui donne qu'un faible espace de négociation (celui qui sépare organisation preserite et organisation réelle du travail). Dans dautres cas elle n'a tout simplement aucun rapport avec la souffrance conflictuelle, mais elle gene la négociation de cette souffrance dans le champ social. En d'autres termes elle verrouille les processus de sublimation. Toute invention du pilote de chasse dans son mode opératoire lui est directement profitable : elle améliore son confort, mais aussi sa performance, de sorte qu'elle profite aussi @ son Sur cee sotion décho, voir plus loin ta « note sur la souffrance » et la notion de ‘«résomanee symbolique». SOUFFRANCE EF PLAISIR AU TRAVAIL 2 avancement. Cest exactement l'inverse dans les autres cas oi elle conduit & une opération de récupération, d'exploitation et de domination, Done ce qui différencie fondamentalement les destins de la souffrance dans les deux cas, c'est que chez les pilotes de chasse, la défense requise est Ja sublimation, défense psychique qui ménage des ouvertures nouvelles a la dialectique désir-souffrance, alors que dans les tiches déqualifiges, les defenses contre la souffrance : répression pulsionnelle, autoaccélération, ou idéologie défensive de métier expulsent pour une part le sujet de son désir et favorisent la logique de lalignation dans la volonté de lautre Une question que je souhaiterais done soumettre consiste précisément 4 examiner comment la relation entre souffrance et travail, voire entre défense ct travail, intervient dans la dynamique de transformation des rapports A quelles conditions doit répondre la dialectique souffrance défense pour ouvrir sur une action de transformation de organisation du travail ? La sublimation est-elle la seule défense vraiment féconde, ou bien est-elle seulement plus favorable action sur organisation du travail ? II me semble que ce qui nous intéresse le plus ici, c'est probablement Vordre collectif dans action sociale. Vous pourtiez peut étre penser & partir des exemples que j'ai cités que j‘oppose non seulement aliénation et sublimation, mais aussi ordre collectif et ordre individuel. Crest que dans Nenguéte sur les pilotes de chasse je n'ai traité que le rapport individuel d’implication du désir dans le travail. En fait le travail, 1a ‘comme partout, engage aussi un collectif. II s'agit de fagon provisoire de la patrouille et de fagon plus permanente de Iescadrille et de l'escadre. Le Collectif est bel et bien considéré, mais selon une économie différente de celle du Batiment par exemple. En effet chez les pilotes, le collectf se constitue par des relations de rivalité, de concurrence, mais aussi de solidarité, et de coopération, jusques et y compris, malgré certaines contradictions avec Pencadrement, sur la question de organisation du travail : le chef d'esca- drille, le chef de patrouille, Vofficier de sécurité, tous coopérent avec le groupe des pilotes. Il est & noter, de plus, que les fonctions sont interchangea- bles dans certaines limites, et que chacun peut étre chef de patrouille, en fonction de la nature de la mission et des exercices, des effectifs présents; il en est de méme pour l'officier de sécurité qui tourne, ete Cette coopération qui n'exclut done nullement les contradictions (higrarchie, rivalités, etc...) est spécifique de ce type de collectifs construit a partir de gens de métier. Ce qui est différent par rapport aux autres collectifs Crest: 1, — Sa structuration dans un rapport de continuité avec les désirs individuels; 2 © DEIOURS 2. — La dynamique par rapport a organisation du travail, qui nest pas seulement imposée de lextérieur aux opérateurs, mais qui fait Vobjet de négociation, d'adaptation, d’interprétations de la part de ces mémes opérateurs, avec éventuellement des alternances de fonction, selon les effectifs présents et les aptitudes spécifiques de chacun, donc avec une sorte d'autorégulation, par le collectif, de Ia division des taches. Tl me semble que ceci peut étre rapproché de I'article de D. Cru sur la langue de métier chez les tailleurs de pierre qui ouvre en la matitre des perspectives originales sur l'articulation du désir individuel avec la pratique collective autour des notions qu'il précise de « collectif » et de « métier ». Dans certaines conditions, dégagées par D. Cru, le collectif organise les désirs individuels. La langue de métier joue ici un rdle important, ‘On voit que ce type de collectif n'est pas réservé aux seules élites, et qu'il peut se structurer dans de nombreuses situations de travail qui ne sont pas forcément exceptionnelles. Ainsi done, il est peut étre possible de différencier & partir de deux jeux de defenses (la sublimation et la répression des pulsions) deux types de collectifs ne doivent pas étre radicalement opposés, ils présentent cependant des caractéristiques faciles distinguer. La question qui vient ensuite consiste plus précisément a voir si vis-a-vis des rapports sociaux et de lorganisation du travail, les deux types de collectifs ont le méme impact et le méme pouvoir. Vus du cété de la Psychopathologie du Travail, Ies collectifs se construisent partir des défenses contre la souffrance, qu’ils mettent en commun, au point d'aboutir a des systémes défensifs spécifiques de ordre collectif et non assimilables & ce que on connait des défenses dans l'ordre mental individuel. Les désirs quant 4 eux, ne sont, selon cette approche, pas collectivisa- bles : mais les défenses le sont. les collectifs issus de la défense par la sublimation entretiennent, peut-on dire, un rapport de relative continuité avec le désir, les collectifs issus des défenses strictement adaptatives ont plutdt tendance a briser l'expression du désir. Crest que la sublimation, a la différence des autres défenses, assure, vis de la souffrance une issue pulsionnelle, non délabrante pour le fonctionnement psychique et somatique, alors que la répression est limitante pour le jeu pulsionnel. De sorte que si le collectif de métier, tel que le décrit, D. Cru chez les tailleurs de pierre dans les mancuvres de bardage par ‘exemple, respecte au moins partiellement les sujets du collectf, il n’en est pas toujours de méme dans les collectifs voués & la seule lutte contre l'organisa- tion du travail SOUFFRANCE ET PLAISIR AU TRAVAIL 2B Dans ces derniers cas, au contraire, le collectif organise la répression des désirs. Le passage de 'un des fonctionnements a l'autre semble pouvoir tre saisi en Psychopathologie du Travail, par un dérapage souvent mal pergu et pourtant crucial qui consiste en une sorte d'imposture : faire passer la defense pour le désir. La défense vouée au départ a la protection des individus, est Grigée en but, et se fait passer pour les désirs dont elle n'est précisément pas heritiére puisqu'elle est au départ en lutte avec eux. Risque alors de s‘inaugurer une logique de combats successifs qui vont alignation en aliénation, en sollicitant toujours 1a souffrance (comme le fait ailleurs Forganisation du travail qui lexploite dans les cas que nous avons ‘examinés) en lieu et place du désir. L’action collective devient alors tautolo- gique et ne puise aux désirs individuels que leur « énergie » mais pas leur contenu qualiratif. L'action est une action qui, sans le savoir, préléve au désir sa quantité, son énergie pour Vaffaiblir. Cela soulage vraisemblablement le travailleur, mais n’aide guére les désirs & se concrétiser. Serait ainsi favorisé un clivage entre le collectif, voire les pratiques collectives, chargées surtout de promouvoir des contenus et des mots d'ordre & caractére défensif et le désir. Quant au désir, il ne trouverait pas beaucoup espace pour s'y jouer. Le désir est méme souvent, dans ces conditions, considéré comme une affaire privée, plus ou moins coupable et indigne de figurer dans le langue des luttes sociales sauf sous des formes allusives, ideéales, et parfois poétiques. Ce clivage donc favoriserait aussi le pouvoir du discours dit « individualiste - petit-bourgeois » qui de fait, se trouve en meilleure position pour parler du désir, méme de celui des travailleurs. De ce clivage, C. Le Gall du Tertre parlera mieux que moi, pour en apprécier les implications dans le champ de l'expérimentation politique De sorte qu’au terme de ce parcours évidemment schématique on peut se demander si une place ne revient pas de droit au désir, ou plus précisement ‘aux sujets de désir, dans la transformation des rapports sociaux et de organisation du travail ‘Ou pour le dire autrement, que signifie le fait de faire l'économie du détour par le désir, le sujet et Vinconscient, dans 'analyse des rapports sociaux ? Lorsque par exemple — je pense ici aussi bien aux travaux de P. Pharo, que d°A. Cottereau, et a ceux de J. Boutet et de D. Kergoat — on cherche un niveau ¢'intelligibilite qui dans le premier cas serait produit in situ, dans autre cas serait produit & partir des rapports de classe, est-ce que cela revient inévitablement a vouer le sujet aux gémonies ou bien s'agit: d'approches plus économiques, au sens oi elles vont droit au but, sans pour fautant exclure des branchements, en dérivation en quelque sorte, du type de ceux que propose la Psychopathologie du Travail ? Pour en finir avec cette question, c'est-d-dire celle de la psychopatholo- gie, les propositions que je fais en demandant s'il y a une place Iégitime pour Te sujet et pour I'Inconscient dans les rapports sociaux, je dirais que je pense 24 © DEouRS important d'avoir maintenant, mais aussi de fagon plus étoffée par la suite le point de vue de A. Fernandez-Zoila, qui en prenant appui sur la phénoméno- logie fait peut étre, quant a lui, économie aussi de la référence au sujet. Dans la question du « qui?» est a Vorigine d'une action significative sur les rapports sociaux, on répondrait a partir de la Psychopathologie du Travail : les sujets du désir et les collectifs qui sont issus de la défense par la sublimation, de préférence aux seuls collectifs de défense (de défense des intéréts par exemple) A la question du «comment», vous comprenez aussi, sisément, Pourquoi, toujours a partir de la Psychopathologie du Travail, on est tenté a'accorder une place de choix au collecifs de travail. En effet le travail est le seul médiateur efficace possible du désir dans le champ social, ou si vous préférez ce serait 'intermédiaire irremplacable entre inconscient et champ social. Enfin toujours au chapitre « comment ? », il faudrait faire une place importante a la parole, en tant qu'elle est, elle aussi, unique comme moyen de déverrouillage les defenses alignantes. Mais je report la discussion de ce point la prochaine reunion sur la pratique de enguéte en Psychopathologie du Travail et sur la relation chercheurs-travailleurs oi il faudra l'articuler & Ja question de la demande ouvriére en Psychopathologie du Travail

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