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Le Blanc et le Noir chez Melville et Faulkner Ouvrage collectif sous la direction de VIOLA SACHS MOUTON . PARIS . LA HAYE INTRODUCTION Le manichéisme puritain et V’histoire se sont alliés pour faire de Yopposition entre Ie Blanc et le Noir un des axes principaux des structures de l’imaginaire américain. Et pourtant, les nombreux travaux sur le Noir et le racisme, publiés aux Etats-Unis au cours de la derniére décennie, se caractérisent par le manque relatif d’études sur ce pro- bléme dans la littérature américaine. Il n’est pas sans signification que les premiers critiques 4 étudier ce probléme furent des Noirs. En tout, jusqu’a présent, cing livres importants ont été consacrés & ce sujet, dont deux seulement de la plume d’auteurs blancs, ce qui montre que les critiques américains éprouvent visiblement beaucoup de géne & aborder un des problémes les plus vitaux et pénibles de leur culture. Les ouvrages de John Nelson, The Negro Character in American Literature’, et de Sterling Brown, The Negro in American Fiction?, réédités récemment datent d’avant la Seconde Guerre mondiale; ils recensent et présentent un essai de classification des stéréotypes et per- sonnages noirs. Images of the Negro in American Literature contient une collection d’essais réunis par Seymour L. Gross et John E. Hardy *. Le volume traite du Noir au niveau du théme et ne fait pas de distinction entre les écrivains blancs et noirs, distinction a notre avis fondamentale. L’étude de Nancy M. Tischler, Black Masks: Negro Characters in Modern Southern Fiction‘, n’apporte aucune réévaluation du probléme. L’ouvrage Je plus récent, Black Portraiture in American Fiction, de Catherine Juanita Starke 5, de qualité inégale, offre un intérét particulier pour ce qui est de la classification et de l’étude des stéréotypes raciaux. A notre connaissance, aucune étude ne s’est proposé de dégager I’atti- 1. Kansas, University of Kansas Press, 1926. 2. Washington, Associates in Negro Folk Education, 1937. 3. Chicago, University of Chicago Press, 1966. 4. Philadelphia, Pennsylvania State University Press, 1969. 5. New York, Basic Books, 1971. 8 Le Blanc et le Noir tude de l’écrivain blanc envers le Noir telle qu’elle se révéle a tous les niveaux du conscient et du subconscient’. Les causes de cet apparent manque térét de la part des critiques littéraires blancs américains me semblent étre aussi bien d’ordre psycho- logique qu’idéologique. Pour le WASP (White Anglo Saxon Protestant), le Noir est intrinst¢quement lié aux émotions et pensées les plus profon- dément refoulées par la culture puritaine *. Dégager l’attitude de l’écri- vain blanc envers le Noir implique donc de la part du critique américain Ja capacité de se regarder soi-méme. Il y a bien sfir aussi des raisons idéologiques qui expliquent cette indifférence pour une étude qui pourtant s’impose depuis longtemps. Elles s’insérent dans toute une démarche qui a consisté soit A ignorer le probléme, pourtant si présent dans la litté- rature américaine’, soit & propager certains stéréotypes contribuant a maintenir une minorité raciale dans un état d’inégal développement économique, culturel et social. Pendant de longues années des critiques ont fait preuve d’un aveuglement parfois déroutant dans l’analyse de certaines ceuvres oi) l’attitude envers le Noir constitue clairement le probléme clef ; des lectures poussées des textes sont passées constamment 4 cété du probléme. Parfois, nous observons un essai de récupération de certaines ceuvres, ce qui fut, par exemple, le cas pour Benito Cereno de Melville ou pour l’ceuvre de Faulkner. En revanche, toute la machine de publicité est mise en route pour acclamer des livres profondément racistes quoique apparemment écrits 6. Cf. Seymour L. Gross, John Edward Hardy, op. cit, pour une bil critique sur le Noir dans la littérature américaine ; ils ne font pourtant pas de entre écrivain noir et le théme du Noir, traité aussi bien par l’écrivain blanc que noir. Notre livre était sous presse lorsque sortit Vimportant ouvrage de Daniel Aaron, The Unwritten War: American Writers and the Civil War, New York, Alfred A. Knopf, 1973, qui, quoiqu’il ne porte pas directement sur notre sujet, le cotoie de prés et jeite des nouvelles lumitres sur Je probléme du role du Noir dans la littérature blanche américaine. Ainsi, d’aprés Aaron, il faudrait chercher dans le blocage psychologique causé par le probléme racial, la raison pour laquelle la guerre de Sécession ne produisit aucune grande ceuvre littéraire. 7. Deux livres importants ont cotoyé le probléme : Harry Levin, dans The Power of Blackness, New York, 1958, se proposa d’étudier Vimpact de Ta noirceur, et la dichotomie blancnoir chez Edgar Allan, Poe, Nathaniel Hawthorne et Herman Melville. Il passe pourtant & c6té du probléme, bien ‘qu'il soit difficile de parler de l'impact de la noirceur et de la couleur noire sur imagination américaine se lancer & fond dans une étude des conséquences de la présence de Vesclave africain sur Vimagination américaine. Leslie Fielder, dans son grand livre Love and Death in the American Novel, New York, 1960, touche de trés prés le probléme lorsqu’il discute V'attraction de "homme blanc pour Vhomme de couleur, malheureusement son. interprétation sur I'homo- sexualité latente des écrivains américains fausse ses conclusions. Pour plus de détails, voir mon analyse de la relation du Blanc Ishmael avec Queequeg, symbolisant toutes les races non blanches dans The Myth of America: Essays in the Structures of Literary Imagination, La Haye, Mouton, 1975, p. 65-73. 8. Cf. Calvin C. Hernton, pour une étude sur «la sexualisation du racisme » : Sexe et racisme en Amérique, Paris, Stock, 1967 ; Joel Kovel, White racism : A Psycho- history, New York, 1970. Cf., aussi, Lillian’ Smith, Killers of the Dream, New York, 1963 (premiére publication 1949)" pour un compte rendu personnel de la manigre dont, dés Vage Je plus tendre, le tabou du corps devient lié au tabou du Noir dans une éducation sudiste ; aussi Eldridge Cleaver, «To all Black Women from all Black Men», in Soul on Ice, New York, Dell, 1968. 9. Cf. Louis D. Rubin, Jr., «The Negro in Southern Literature » dans A Biblio- graphical Guide to the Study of Southern Literature, 1969. Le premier livre a traiter de ce sujet remonte a la fin du xix sitcle ; BM. Drake, The Negro in Southern Literature since the War, Nashville, Presbyterian Publ., 1898. Introduction 9 de bonne foi, comme Band of Angels de Robert Penn Warren ou The Confessions of Nat Turner de William Styron™, livres qu’on s’est attaché & présenter comme des chefs-d’ceuvre faisant pleinement justice au Noir et 4 sa dramatique condition. Pour pouvoir dégager pleinement Ia présence du Noir dans la litté- rature américaine, il faut pénétrer la couche symbolique des différentes ceuvres. Nous nous trouvons ici en face d’un des traits les plus carac- téristiques de cette littérature : son penchant pour le discours symbolique. Le symbolisme ne constitue pas, dans la littérature américaine, une école ou une mode plus ou moins passagtre, mais une caractéristique profonde de l’imaginaire, tout au moins pour ce qui est de son expression sous forme littéraire '. Ce symbolisme contraste avec le penchant de la peinture américaine pour le réalisme, Il nous semble pourtant que, dans la mesure oi la littérature est un art sémantique, les rapports entre symbolisme et réalisme acquigrent une complexité qui interdit d’opposer simplement ces deux termes. Ainsi une couche symbolique profonde peut s’accommoder parfaitement d’une envelope réaliste” ; ceci permet des lectures trés différentes d’un méme texte ct explique en méme temps les interprétations contradictoires de la critique *. Les raisons de ce penchant pour le symbolisme s’expliquent par une conjonction de I’héritage culturel et de Vhistoire des Etats-Unis, dont la colonisation se distingue par son caractére nettement idéologique °. Les puritains se considéraient les élus de Dieu, auxquels incombait la mission de fonder la nouvelle Chanaan; ils se voyaient comme les acteurs de l’Ancien Testament, tous leurs actes avaient une signification sacrée. La traversée de l’océan répétait le passage des Hébreux & travers le désert ; chaque petit détail, chaque acte avait une signification 10. Voir la réaction violente des écrivains noirs dans William Styron's Nat Turner : Ten Black Writers Respond, Boston, John Henrik Clarke, 1968. 11. Cf. Charles Feidelson, Jr., Symbolism and American Literature, Chicago, University of Chicago Press, 1953. 12. Cf. Carl Baldwin, «le Penchant des peintres améri Connaissance des arts, 254, avr. 1973, p. 112-120. 13. Ceci s'avére vrai pour beaucoup d’ceuvres dites « réalistes » comme par exemple Grapes of Wrath, de John Steinbeck, ou In our Time, de Ernest Hemingway. Le chef- d’ceuvre de Herman Melville, Moby-Dick, constitue peut-étre un des exemples les plus frappants. Derritre une profusion de détails techniques concernant la chasse & la baleine se cache une structure symbolique d’une grande richesse et complexité, ce qui a sans doute conduit les différents critiques & des lectures fort contradictoires de cet ouvrage. A un des niveaux symboliques, le livre se structure autour du mythe de I’Amérique, cest-a-dire, de la confrontation de la civilisation créée aux Etats-Unis avec la vision d'un nouveau monde. Melville porte un jugement trés sévére sur la réalité qui l’entoure. Voir mon article: «Le mythe de l’Amérique et Moby-Dick de Melville », Annales, 6, nov-déc. 1970, p. 1547-1565; aussi le chapitre sur Moby-Dick dans The Myth of America, op. cit 14. Des critiques comme V.L. Parrington (Main Currents in American Thought, New York, Harcourt Brace, 1927); V.L. Calverton (The Liberation of American literature, New York, Scribner, 1932); Granville Hicks (The Great Tradition: An Interpretation of American Literature since the Civil War, 1935), par le fait d’avoir sous-estimé pour des, raisons idéologiques, le role du discours symbolique vont pas percu la virulente critique sociale et idéologique cachée derritre ce discours symbolique. 15. Voir Vianna Moog, Bandeirantes et ioneiros, Porto Alegre, 1956, pour une étude comparative de la colonisation du Brésil et des Etats-Unis, d’od ressort toute Ia spécificité de 1a colonisation puritaine, ins pour Ie réalisme », 10 Le Blanc et le Noir allégorique, et la vie prenait une dimension sacrée; ils recréaient le monde ab origine . L’habitude de voir un sens transcendental dans tout objet ou action est restée profondément ancrée dans l’imaginaire américain, malgré le déclin du puritanisme, la diversification religieuse et ethnique. Les anti- nomies fondamentales de l’esprit puritain sont toujours vivantes: le monde de lumiére et les forces des ténébres, la « wilderness » et la civilisation, le dieu et le diable, le bien et le mal (renforcé par une certaine analogie entre « god » et « good »), le blanc et le noir, I’intellect (« mind »: le mot en anglais implique le contréle, la maitrise) et le corps, etc. Dans la culture puritaine et I’héritage qu’elle a légué au WASP, la « wilderness » et le corps, et par extension le coeur, la spon- tanéité et le sexe sont strictement liés a l’animalité ou plutét a la bestialité, aux forces du mal qu'il faut & tout prix maitriser. Le Noir, par ses origines africaines, est intrinséquement lié a la jungle luxuriante, a la « wilderness » ; d’autre part, toute sa tradition culturelle l’oppose a celle du WASP; libre des inhibitions résultant de l'éducation puritaine, il est bien plus spontané et naturel dans ses actions et ses expressions’. Tous ces éléments ne font que renforcer dans le contexte culturel de l’Amérique blanche les réactions déclenchées par la couleur de sa peau. Il devient ainsi la personification de tout ce que le WASP essaye de refouler, tout ce qu’il rejette au niveau conscient. Pour le WASP, il incarne la bestialité et la bassesse morale de l’homme, la promiscuité qui a poussé Cham & commettre le péché charnel pour lequel tous ses descendants ont été punis™. La mission de l’homme blanc (« the white man’s burden »)” est donc de le maintenir sous un joug constant. D’autre part, la présence physique du Noir, sa couleur, son compor- tement rappellent constamment au Blanc l’existence de tout ce qu’il voudrait réprimer au niveau conscient. Le Noir fonctionne ainsi comme Yalter-ego du Blanc ; et par conséquent, le Blanc se définit constamment par opposition au Noir, méme lorsque le Noir est A peine présent ou tout simplement absent. Accepter le Noir sur un pied d’égalité implique Ja remise en question de toute une philosophie et idéologie, et en plus Vacceptation de la moitié de soi-méme refoulée et condamnée. C’est ce qui a amené James Baldwin a écrire : « Les Blancs de ce pays auront a apprendre a s’accepter tels qu’ils sont, et & apprendre a aimer ce qu’ils voient. Quand ils auront acquis ceci — ce qui n’est pas pour 16. Voir Mircea Eliade, le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, 1969. 17. Cf. Lillian Smith, op. cit., p. 69-80. 18. Pour la genése de la relation entre le péché de Cham et la noirceur de ta peau, voir Winthrop D. Jordan, White over Black: American Attitudes toward the ‘Negro, 1350-1812, Baltimore, Penguin Books Inc., 1969, p. 17-20. 19. L’expression « The White Man’s Burden », dont Vorigine remonte au pome de Rudyard Kipling (publié dans McLure's Magazine en février 1899) et qui en appelle aux Aryens pour prendre sur eux la dure charge morale de s'occuper des races foncées, exprime une des idées clefs des racistes américains. D'aprés eux, l'homme blanc wexploite et n‘humilie nullement Je Noir; au contraire, il doit porter le lourd fardeau de I'éduquer moralement et de l'empécher de sombrer dans le soi-disant infantilisme et ta bestialité de sa nature. Introduction il demain et peut-ére pour jamais — le probléme noir cessera d’exister, parce qu’ils n’en auront plus besoin™ ». Les rapports entre les Blancs et les Noirs sont donc imbriqués dans le mythe de l’Amérique, de la création d’un Nouveau Monde fondé sur un idéal de justice humaine mais aussi sur le génocide des Peaux-Rouges, le rapt et l’esclavage impitoyable des Africains, et dans toute une struc- ture culturelle ot le Noir s’inscrit en négatif. Au-dela de la dimension sociale et économique du probléme, il y a donc une dimension psycho-sociale trés complexe et difficile a sur- monter”, D’ailleurs les apologistes de V’esclavage hier, et les idéologues du racisme aujourd’hui se sont toujours fait fort d’exploiter les hantises profondément ancrées dans la psyché du WASP”, Si notre raisonnement est juste, la perception du message des différents écrivains sur la nature et l’avenir des rapports entre Blancs et Noirs ne saurait se faire qu’a travers une lecture symbolique appro- fondie de leurs ceuvres. C’est A partir de ces considérations que nous avons lancé a l'Université de Paris VIII en 1970 un programme de recherches portant sur l’attitude de I’écrivain blanc américain & l’égard du Noir”. Nous avons commencé par dépouiller quelques romans d’écrivains sudistes comme Thomas Dixon Jr. et Thomas Nelson Page, afin d’inven- torier les stéréotypes les plus courants dans Ja littérature d’obédience raciste™. Puis notre attention s’est portée vers les ceuvres dont la lecture imposait au niveau symbolique. L’effort principal a été centré jusqu’a maintenant sur Melville et Faulkner, et le présent volume fait le point de la premiére phase de notre recherche. Nous avons également abordé Edgar Allan Poe, Walt Whitman, Mark Twain, Scott Fitzgerald, Robert 20, James Baldwin, « Down at the Cross», in The Fire Next Time, New York, Dial Press, 1965, p. 33. 21. Cf, en particulier: Gordon W. Allport, The Nature of Prejudice, Garden City, Doubleday, 1958, part. v, vi, vit; David Brion Davis, The Problem of Slavery in Western Culture, Ithaca, Cornell University Press, 1966 ; Michel Fabre (ed.), Esclaves et planteurs, Paris, Julliard,” 1970; Stanley Feldstein (ed.), The Poisoned Tongue: A Documentary History of American Racism and Prejudice, New York, William Morrow, 1972 ; George M, Frederickson, The Black Image in the 'White Mind: The Debate on’ Afro-American Character and Destiny, 1817-1914, New York, Harper & Row, 1971; Marvin Harri Patterns of Race in the Americans, New York, 1964; Wintrhop D. Jordan, op. cit Joel Kovel, White Racism: a Psychohistory, op. cit.; Louis Ruchames, Racial Thought in America, New York, Grosset & Dunlap, 1970; Gunnar Myrdal, An American Dilemma: The Negro Problem and American’ Democracy, New York, Harper & Row, 1944, vol. I, part. I et II; David M. Reimers, White Protestantism and the Negro, New York, Oxford University Press, 1952; Barry N. Schwartz, Robert Disch, White Racism : Its History, Pathology and Practice, New York, Dell,” 1970; William Stanton, The Leopard's Spots: Scientific Attitudes toward Race in America, 1815-1859, Chicago, University of Chicago Press, 1960 ; Frank Tannenbaum, Slave and Citizen, New York, 1947. 22. Cf, Lawrence J. Friedman: The White Savage: Racial Fantasies in the Postbellum South, Englewood-Cliffs, Prentice-Hall, 1970. 23, Ce projet fait partie d’un programme de recherches plus vaste en cours de réalisation & "Université de Paris VIII portant d’une part sur lethnocentrisme et Veuropéo- centrisme, d’autre part sur l'inggal développement. 24. Cf. Elisabeth Brunel, Image du Noir dans Ja littérature blanche du Sud des Fsats-Unis apres 1a guerre dé Sécession, mémoire de mairise, Université de Paris VIII, 12 Le Blanc et le Noir Penn Warren, Erskine Caldwell et William Styron. A chaque fois nous nous sommes attachés a analyser les ccuvres prises séparément en les considérant comme une totalité isolée et sans nous préoccuper de Vattitude du méme écrivain face au probléme noir, exprimée dans d’autres ceuvres ou sous forme d’énonciations politiques. En d’autres termes, nous cherchions @ décoder le message contenu dans l’ceuvre, en admettant qu’il puisse y avoir des changements dans Vattitude d’un méme écrivain d’une ceuvre & une autre ou en passant du discours apparent au discours symbolique. Pour ce faire, nous avons opté pour une analyse trés minutieuse des textes & trois niveaux: celui des symboles et des images, et de leurs associations ; celui de I’écriture et, bien entendu, celui de la symbolique traduite par l’architecture de l’ceuvre ; nous nous attachons toujours & mettre en évidence les rapports et les correspondances existant entre les trois niveaux, de fagon a appréhender la structure de Vouvrage dans sa globalité. Au risque de schématiser un peu, l’agencement entre les trois niveaux d’analyse se présente de la fagon suivante : une premiére analyse symbolique du contenu des textes nous a mis sur un certain nombre de pistes qui ont été par la suite poursuivies au niveau de Vanalyse des mots et méme de l’écriture. Il va de soi que plusieurs de ces pistes ont été infirmées et d’autres ont surgi au cours de ce travail pour étre par la suite vérifiées, en accord avec l’analyse de l’architecture globale de Voeuvre. Ce qu’il importe de souligner, c’est ’effet de feedback entre l’analyse des mots et de l’écriture et la lecture symbolique de l’ceuvre étudiée. Des épisodes apparemment isolés et ne présentant pas un intérét majeur nous sont apparus au contraire comme fondamentaux pour Vintellection du message symbolique. Une analyse partielle au niveau purement linguistique a permis de corroborer les conclusions auxquelles nous étions arrivés. Une telle lecture implique un recours fréquent & Vacquis de l’anthropologie culturelle ; nous nous sommes surtout large- ment inspirés des travaux de Mircea Eliade *. Cette étude s’inscrit donc dans le cadre d’une expérience pédagogique qui se propose de lier l’enseignement a la recherche, ou plus exactement de faire de l’enseignement de la recherche. L’ampleur de la tache et le temps nécessaire pour les analyses évoquées ci-dessus imposaient Ja nécessité de faire de cette recherche une entreprise collective en y associant les étudiants de doctorat, de maitrise et méme de licence. Un séminaire de recherche a été donc créé a l'Université de Paris VIII, et le présent volume constitue un premier résultat de trois années de travail. Les différents textes qui suivent ont été respectivement signés par leurs principaux auteurs, mais je tiens a souligner l’apport et la respon- 25. En particul Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949; le Mythe de Véternel retour, Pat Gallimard, 1949; Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952; Forgerons et alchimistes, Paris, Flammarion, 1956; Mythes, réves et mystéres, Paris, Gallimard, 1957; Méphistophéles et Vandrogyne, Paris, Gallimard, 1962; Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963; le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, 1965. Introduction 13 sabilité solidaire de I’équipe entire, étant donné l’importance que revétent les discussions collectives dans ce genre de recherche *. Comme il a été déja dit, le présent volume constitue un premier bilan d’une recherche en cours; il ne saurait donc étre question de tirer des conclusions définitives. Il semble quand méme utile de faire briévement le point des résultats auxquels nous avons abouti puis de poser certains problémes qui demandent encore a étre étudiés et de dégager quelques hypothéses de travail. Le volume ouvre avec deux études sur Melville portant sur la nouvelle Benito Cereno et le roman Confidence-Man. Les critiques ont émis les jugements les plus contradictoires sur Benito Cereno, nouvelle consacrée & la description d’une révolte d’esclaves sur un bateau espagnol ; nombreux furent ceux qui se sont accordés pour faire du leader Noir, Babo, l'incarnation du mal”. Notre analyse démontre que Melville juge impitoyablement les Etats-Unis pour avoir nié l’humanité du Noir et bati le Nouveau Monde sur Ja souffrance de I’Africain ; il démasque le soi-disant Américain libéral de son époque, révéle comment ptisonnier des stéréotypes raciaux celui-ci est incapable de voir l’étre humain enfoui sous la noirceur de la peau et de percevoir la gravité du probléme racial. Pour Melville, le nouvel Adam” de l’Amérique ne * Outre les signataires des textes, ont participé aux différentes phases de cette recherche : Patrice Beuret, Monique Briarp, Evelyne et Philippe Covant, Carol Guass, Roger Jaxousovrrcs, Christian Jourarp, Héléne Janvier, Jocelyne LAMOUREUX, Maric: Noélle Pineau, Régine St.nER Je tiens & les remercier contribution. 26. De nombreux critiques ont interprété cette nouvelle comme une étude du mal; ainsi, Ivor Winters, critique par ailleurs brillant et perspicace, écrit dans In Defence of Reason, New York, 1947, que « l'esclavage ct les problémes moraux qui en découlent ne constituent pas le sujet’ de cette nouvelle »; pour lui, Melville a voulu_montrer comment & travers une série d’actes et de négligences, «le mal jondamental d'un. groupe hommes, mal qui normalement aurait da étre mairtenu sous controle, a été libéré et a pu étre ‘déclenché et mis en action » (p. 221-222; mes italiques). De méme, F.0. Mat- thiessen, American Renaissance, New York, Oxiord University Press, 1948, voit, dans Benito Cereno la personification du bien et dans Babo celle du mal (p. 508) ; Charles Neider, dans la préface qu'il écrivit 4 Short Novels of the Masters, New York, 1948, trouve que Melville diminue par inadvertance Ia monstruosité des actes commis par les Noirs en transformant les atrocités commises par les Noirs dans des images poétiques du mal sous sa forme la plus pure; Margaret Y. Jackson, « Melville’s Use of a Real Slave Mutiny in Benito Cereno», CLA Journal, 1960, voit elle aussi des accents escla- vagistes dans la nouvelle. John Howard Lawson, The Hidden Heritage, New York, 1950, considére cette nouvelle comme exprimant une attitude esclavagiste et écrite pour’ plai au public ; Sydney Kaplan, apres une analyse tres intéressante sur Vattitude de Melville envers le Noir (« Herman’ Melville and the American National Sin»: Images of the Negro in American Literature), trouve que Benito Cereno et Confidence-Man révélent ‘un virement brusque et inexplicable des opinions de Melville. Son erreur de jugement cat due au fait qu'il ne voit pas que la méme image porte, une signification symbolique différente suivant qu'elle exprime le point de vue de Américain libéral ou de Vauteur. Voir les critiques suivants qui ont clairement insisté sur l'importance du probléme noi Warren d’Azevedo, « Revolt on the San Dominick », Phylon, XVII, juin 1956; Joseph Schiffman, « Critical Problems in Melville's Benito Cereno », Modern Language Quarterly, XI, sept. 1950; Allen Guttmann, « The Enduring Innocence of Captain Amaso Delano », Boston University Studies in English, V, print. 1961; John Albert Bernstein, « Benito Cereno and the Spanish Inquisition», Nineteenth Century Fiction, Mar. 1962. 27, Liexistence d’un nouvel Adam américain est. strictement lié au mythe de YAmérique en tant que nouvel Eden ; voir RWB. Lewis, The American Adam: Inno- gence, Tragedy and Tradition in the Nineteenth Century, Chicago, University of Chicago ress, 1955. de leur enthousiasme, de leur patience et, surtout, de leur 14 Le Blanc et le Noir vaut guére mieux que les habitants du vieux monde. Il montre que Videntité du Blanc se définit par rapport au Noir. L’esclavage méne & la violence et A une impasse sociale et psychologique qui parait pour Melville sans issue. Confidence-Man, ouvrage dont l’importance n’est reconnue que depuis les années cinquante, a été accusé d’étre presque un traité de racisme *. Notre analyse montre que, au contraire, il traduit 4 travers un discours complexe et une structure hermétique une des idées clefs de Melville : le Noir et le Blanc ne forment que deux faces d’une méme réalité, d'une totalité : I’homme en son unité englobe toutes les dualités. Une étude sur le chef-d’ccuvre de Melville, Moby-Dick, est en cours”. J’ai déja montré ailleurs comment le probléme racial apparait intrinstquement lié dans cet ouvrage au mythe de I’Amérique®. Notre recherche sur Moby-Dick semble indiquer que Melville remet en question toutes les valeurs sociales et culturelles attribuées aux couleurs blanche et noire dans I’Amérique blanche puritaine et que leur opposition constitue un des axes autour duquel se structure, 4 tous les niveaux, Te livre. Ainsi I’analyse révéle que Je blanc revét des significations différentes suivant qu’il se trouve dans une position extérieure, associé a des images ascensionnelles, ou & V'intérieur. Lorsqu’il se trouve a l’intérieur, il signifie la totalité dynamique de toutes les couleurs, le principe méme de Ja vie. En revanche, le blanc extérieur, qui est aussi le vide, sert & cacher, & étouffer la force primordiale de la vie symbolisée par la présence de nombreuses et diverses images phalliques. Ce blanc extérieur repré- sente donc l’éloignement de la force vitale, le rejet de la vie méme ; par sa stérilité, il méne a la destruction. Une lecture au niveau symbolique, et méme 4 celui de I’écriture, permet de saisir la pensée de Melville, telle qu’elle est exprimée dans cet ouvrage. A l’origine l’homme formait une totalité ; aucune distinction n’existait entre les couleurs, entre l’intellect et le corps, le bien et le mal, le sauvage et le civilisé, les commandants et les commandés. Mais un jour la séparation se fit, indiquée d’ailleurs au niveau de V’écriture, entre la téte et le phallus, ce qui entraina la répression et 1’étouffement de la force vitale. La blancheur de la peau (donc un blanc extérieur) traduit la consommation de cette rupture. Des images et des symboles d’ordre mercantile indissolublement liés au monde blanc font alors leur apparition. La fameuse définition de I"homme blanc comme s'il n’était rien de plus qu’un Noir blanchi (« as though a white man were anything more dignified than a white washed negro ») s’avére plus riche en contenu qu’on ne pourrait le croire. 28. Cf. Sydney Kaplan, «Herman Melville and the American National Sin >, op. cit. 29. Cf. The Myth of America, op. cit. p. 48-57. 30. Pour pouvoir dégager pleinement la signification du noir et du blanc dans Moby-Dick, il faut faire Vanalyse de la structure symbolique de Voeuvre, tche d’autant plus ardue que ce symbolisme trés complexe opére & plusieurs niveaux. Ceci nous a amenés & former un autre groupe de recherche de dix personnes qui travaille parallélement, A présent, sur cet ouvrage. Introduction 15 Pour retrouver son identité originelle, seule animée de souffle vital, Vhomme blanc doit redécouvrir la moitié de sa nature qu’il a refoulée et son double, dont il s’est aliéné. Pour le faire, il lui faut percer la barrigre constituée par la peau (« blanket ») noire ; il n’y aura plus alors de séparation entre le Blanc et le Noir, entre l’intellect et le sexe. Toutes les connotations négatives associées a la couleur noire dans l’esprit du WASP auront disparu. Toute cette dialectique fonctionne au niveau des symboles et de Vécriture par le jeu des doubles. L’homme total n’est ni blanc ni noir mais gris. C’est bien le cas du Manxman, décrit toujours en tonalités grises et explicitement opposé dans le texte au marin blanc, et dont le nom traduit au niveau de I’écriture (Man x man) le double qui se résoud dans lunité. Ces quelques exemples permettent de montrer qu’une lecture de Moby-Dick au niveau symbolique conduit a la conclusion qu’il s’agit bien, encore une fois, d’une ceuvre qui tourne malgré les apparences, autour du probléme des rapports raciaux. La seconde partie du volume, consacrée 4 Faulkner, comporte essen- tiellement le dépouillement d’Absalom, Absalom! et de Go Down, Moses. Nous avons cru utile d’ajouter un chapitre sur un aspect particulier de The Sound and the Fury, parce qu’il nous a semblé que la critique avait sous-estimé l’importance du probléme noir dans ce livre. Les rapports entre le Blanc et le Noir constituent la clef pour comprendre la couche symbolique de Absalom, Absalom! et de Go Down, Moses ; de plus, ils permettent de dégager I’unité profonde de Go Down, Moses. Nos analyses montrent que Faulkner rejetait la conception raciste de la supériorité de la race blanche fondée sur des arguments pseudo- biologiques et sur toute une théorie de Vorigine des races, d’aprés laquelle les grandes civilisations sont le fait de la race blanche, seule pure et la plus ancienne. Faulkner recrée un monde mythique oi aucune distinction de race n’existe. Il se sert du symbole de !’androgyne pour projeter sa vision d’une société humaine idéale. D’autre part, la race primordiale est pour lui la race noire issue de l’aine équatoriale et chaude du monde. Cette idée est exprimée textuellement dans Absalom, Absalom ! et Go Down, Moses, et reprise 4 travers plusieurs images et symboles. Faulkner récupére donc et renverse les stéréotypes racistes courants. Le Blanc apparait comme a peine sorti des temps barbares tandis que le Noir est présenté comme la race primordiale ; le Blanc se révéle infantile en face du Noir qui posséde la sagesse. Le Blanc ne sait pas se contrdler ; il est bruyant, tandis que le Noir est maitre de lui-méme et silencieux ; le Blanc ne posstde pas d’autre identité que celle que lui conférent la propriété de la terre et le statut social qui en découle. Le Noir a une personnalité bien a lui. L’homme blanc contient tous les éléments de noirceur, "homme noir de lumiére et de vérité, 16 Le Blanc et le Noir Le racisme et Vesclavage sont pour Faulkner une conséquence directe du concept de propriété et surtout de la possession de la terre. Reniant le principe de l’exploitation collective de la terre, en introduisant en Amérique Jes valeurs corrompues du vieux monde, I’humanité perdit sa seconde chance. L’appropriation de la terre instaure une hiérarchie sociale et aboutit a l’appropriation de l’homme par I’homme. La pro- priété dénature homme; la blancheur de la peau exprime cette aliénation. Les Noirs, qui ne se sont pas laissés corrompre par les valeurs du monde des Blancs, vivent dans un monde sacré qui forme un tout indivisible et harmonieux, régi par les valeurs du coeur: l’amour, la pitié, humilité, la patience, endurance. La fragmentation et les disharmonies caractérisent par contre le monde profane des Blancs: morcellement de la terre, opposition des races, hiérarchisation sociale, éclatement de la personnalité humaine. ‘A chaque génération, l'homme blanc répudie & nouveau son frére noir ; il répéte et perpétue ainsi le crime commis par ses aieux envers les Noirs. Cet acte implique la répression de tout sentiment, du coeur, et instaure la primauté de la propriété et de l’argent. Méme la femme blanche, dont le Sud se plait 4 exalter la pureté et Ja spiritualité, a une valeur vénale : dans The Fire and the Hearth, auteur se référe & elle comme un rien (« nothing »), terme d’autant plus frappant que le titre souligne le rdle symbolique de la femme (« hearth »-foyer), mais précisément de la femme noire, mére commune du Blanc et du Noir qui maintiendra vivantes les valeurs humaines fondamentales, celles-la mémes que I’homme blanc américain a reniées et souillées. Par conséquent, le monde des Blancs devient dépourvu de signification : le froid, l’aridité, le manque de lumitre, la sécheresse le caractérisent. Les Blancs, parce que leur monde est entitrement fondé sur des valeurs artificielles comme la propriété, les distinctions raciales, l’argent, sont voués & disparaitre, tandis que les Noirs, détenteurs de la chaleur vitale, vont durer (« endure »), Comment Faulkner voit-il donc I’avenir des rapports entre Blancs et Noirs aux Etats-Unis ? Le Blanc, en réduisant les rapports humains @ ceux de propriété et d’argent, a cessé d’étre maitre de son destin; l’avenir du Sud et des Etats-Unis se trouve entre les mains des Noirs, détenteurs des valeurs primordiales. Aucun Blanc, pour pures que soient ses intentions, ne pourra faire sortir le Sud et les Etats-Unis de l’impasse dans laquelle ils se trouvent. La solution passe par un retour a l’unité primordiale, cest-a-dire, par le mélange des deux races, jusqu’a ce que toute possi- bilité de distinction soit abolie: mais ceci ne pourra avoir lieu que lorsque le Blanc aura appris a accepter I’humanité du Noir. Ike McCaslin n’exprime pas la pensée de Faulkner lorsqu’il rejette la possibilité d’union entre un homme blanc et une femme noire & un avenir trés lointain et incertain. Dans Delta Autumn Faulkner porte un jugement trés sévére sur Isaac McCaslin, qui n’a pas su dépasser son héritage culturel de Blanc et devenir le Moise des Noirs. Introduction 17 Le message de Faulkner est transmis au lecteur a travers un langage symbolique, qui apparemment sert A des descriptions réalistes. En voici quelques exemples. Les noms propres jouent un réle prépondérant dans les ceuvres que nous avons étudiées ; ils traduisent d’un cété l’identi des personnages, et de I’autre les rapports entre les Blancs et les Noirs. Ainsi, dans The Sound and the Fury, le prénom donné A la naissance A Benjy est Maury, forme abrégée de Maurice qui évoque le Maure ; sa sceur Candace porte un nom qui fut celui d’une dynastie des reines éthiopiennes. Ces deux personages blancs sont ainsi reliés au monde primordial des Noirs. L’analyse symbolique et sémantique du nom Sutpen (Absalom, Absalom !) suggére & son tour que le planteur blanc fonde son existence sur la souffrance des Noirs et que la noirceur morale fait partie de son tre ; c’est son fils noir qui porte par contre le nom de Bon. Dans The Fire and the Hearth, le petit-fils noir du Blanc Lucius, se nomme Lucas. Lucas signifie « donnant de la lumiére », tandis que Lucius veut dire « venant de la lumiére », ce qui est conforme a la conception faulknérienne des rapports entre les deux races, & laquelle nous avons déja fait allusion. Faulkner distingue aussi entre le nom qui dénote la position sociale et le nom acquis, mérité. Lorsque Ike McCaslin trahit le patrimoine que Yours et son pére spirituel, Sam Fathers, lui avaient légué, il perd le prénom mythique de Ike et reprend celui qui lui fut donné par la société : Isaac. Ce qui frappe dans le monde faulknérien, c’est I’existence de Blancs qui n’ont aucun nom. Les parties du corps jouent aussi un rdéle important dans la symbo- lique faulknérienne. L’attention de l’auteur se porte surtout sur le visage, qui révéle le mur existant entre les deux races. Le visage du Noir est apparemment « impénétrable » pour le Blanc. Il ne saurait y avoir de communication avant que le Blanc ne se dépouille des valeurs artifi- cielles relevant de l’ordre économique et social dénaturé qu’il a établi pour retrouver les valeurs primordiales. Ce n’est qu’alors que le Blanc apercevra Vvhomme derritre le stéréotype de « nigger » inventé par la civilisation blanche. Peu nombreux sont ceux qui y parviennent. C’est surtout le cas de I’idiot Benjy. Pour lui le concept de « nigger » n’existe pas et il n’emploie méme pas le dialecte des négres lorsqu’il rapporte les propos de la mammy noire, Dilsey ; puisqu’il est un idiot congénital, il n’a pas pu assimiler les préjugés raciaux. Faulkner n’offre pas d’habitude une description détaillée de tout le visage ; son attention se porte surtout sur les yeux qui révélent ou bien Ja chaleur vitale, la lumitre intérieure, l’immortalité spirituelle du personnage, ou bien le froid métallique et destructeur de sa nature. Quand Faulkner s’attarde sur la description du nez du Noir, ce n’est pas pour ressortir le stéréotype du nez plat — preuve, pour les racistes, de bestialité —, mais au contraire pour souligner l’importance des narines dans la communication, a travers le souffle, avec le sacré. Il en est de méme pour le pied, qui apparait si fréquemment, par son opposition a la téte, comme le symbole de I’animalité dans la des- 18 Le Blanc et le Noir cription des Noirs venant de la plume d’écrivains sudistes racistes. Faulkner met I’accent aussi bien sur la téte (la coiffe, les cheveux) du Noir que sur son pied nu; le pied et l’empreinte qu’il laisse sur la terre symbolisent la relation du Noir avec le sacré. (Rappelons que c’est en suivant les empreintes du pied de l’ours que Ike pendant son initiation est arrivé au centre sacré de la « wilderness ».) Les Noirs laissent une trace de leur séjour sur la terre, tandis que les Blancs n’en laissent aucune. Les objets et détails de la vie quotidienne des Noirs indiquent leur fonction sociale, un premier niveau et ont une signification symbolique, & un second. Ainsi, le tablier de Mollie dans The Fire and the Hearth indique sa condition de servante, mais il est aussi lié & la symbolique du ventre, et, par 1a, & la mére universelle ; le blanc immaculé de ce tablier fait allusion a la Vierge et renforce ainsi la signification symbo- lique de son nom Mollie, ‘inutif de Marie. Ces quelques exemples sont ici présentés comme illustration de notre méthode d’analyse. Nous voudrions encore signaler l’importance des couleurs et des jeux d’ombre et de lumiére dans la détermination de Vespace sacré et profane chez Faulkner. Ainsi le monde mythique originel est décrit en couleur grise — premitre couleur & étre percue par le nouveau-né. Le gris signifie donc non seulement le mi-chemin entre noir et blanc et par conséquent la non-existence des distinctions raciales, mais surtout le monde dans son unité premiére. Le jeu de lumiéres et d’ombres renforce cette image d’équilibre. La figure du cercle, associée au monde des Noirs, souligne le caractére sacré de celui-ci et s‘oppose au carré, symbole du monde créé par l’homme blanc. Une analyse de la signification symbolique des couleurs dans Go Down, Moses a permis de dégager leur rdle dans la description de Yespace sacré et de l’espace profane. Comme nous l’avons déja dit, le gris domine dans le monde sacré. Le vert symbolise les valeurs primor- diales éternelles. Le brun signifie I’humilité, et marque le lien organique avec la terre. Le rouge, couleur du sang, symbolise la force vitale. Le blanc et le noir ne figurent qu’a travers la négation. Le blanc et Vor sont extérieurs au monde sacré ; ils marquent I’instauration d’opposition entre races et d’une société hiérarchisée. L’or est associé avec le blanc et signifie le reniement des valeurs primordiales, et par 1a la destruction et la mort. Dans le monde profane régnent encore le jaune froid et métallique et le bleu associé & la mort. Ce couple négatif s’oppose au vert-rouge du monde sacré. Le bleu, couleur par excellence métaphysique, prend chez Faulkner comme d’ailleurs chez Melville et Fitzgerald *!, une connotation négative : c’est la perversion du réve américain et d’un idéal trop abstrait. 31. Voir Héléne Janvier, la Signification symbolique des couleurs et leur réle dans «The Old People», «The Bear» et «Delta Autumn» de William Faulkner, mémoire de maitrise, Université de Paris VIII, 1972. Introduction 19 Le blanc et le noir — couleurs des races — sont présents dans le monde profane. Une lumiére froide, métallique et dure y baigne, trés différente de la lumiére intérieure et créatrice du monde sacre. IL y a lieu ici de faire une digression méthodologique. Au départ, Jorsqu’on aborde un texte, les pistes sont multiples, d’autant plus que tout langage symbolique est polyvalent, et la juxtaposition des analyses, forcé- ment partielles, finit par montrer qu’elles ne sont pas toutes justes. La confrontation continuelle, le souci de se reporter toujours au texte considéré dans sa totalité et de procéder & des vérifications de concor- dance entre les interprétations obtenues aux différents niveaux de lec- ture apparait donc comme une partie essentielle de notre démarche. Pour acquérir la valeur d’une démonstration, il faut non seulement que les interprétations symboliques retenues convergent mais qu’il n’y ait pas de symboles laissés en marge, étant bien entendu que le méme symbole peut acquérir des significations distinctes dans divers contextes. L’analyse se doit d’étre compléte quel que soit l’effort que cela exige pour pouvoir aspirer 4 dégager la logique intérieure du discours symbolique. Il nous semble que les interprétations d’Absalom, Absalom !, Go Down, Moses et de The Sound and the Fury sont, de ce point de vue, rigoureuses. Les résultats auxquels nous sommes arrivés s’inscrivent ainsi en faux contre l’interprétation, courante encore, de la prétendue attitude paternaliste de Faulkner envers les Noirs®. Comme il a été déja sou- 32, Maxwell Geismar fut un de ceux qui accustrent Faulkner le plus violemment de racisme et paternalisme envers les Noirs. I] est pourtant curieux que des critiques par ailleurs aussi perspicaces que William Van O'Connor, The Tangled Fire of William Faulkner, Minneapolis, 1954; John Lewis Longley, Jr., A Study of Faulkner's Heroes, Chapel Hill, The University’ of North Carolina Press, 1957; Cleanth Brooks, William Faulkner: The Yoknapatawpha Country, New Haven, Yale University Press, 196: Olga Vickery, The Novels of William Faulkner, Louisiana State University Press, 1964 ; Michael Millgate, The Achievement of William Faulkner, New York, Random House, 1966, n’aient qu’effleuré le theme du Noir et n’ at méme pas consacré un chapitre ou sous- chapitre & sa présence dans l’ceuvre de ilkner. Irving Howe, William Faulkner: A Critical Study, New York, Random House, 1951, pionniet, malheureusement peu écouté, dans la critique faulknérienne, consacre un chapitre de son livre au Noir chez Faulkner. Pour lui, le Noir incarne chez Faulkner surtout un souvenir et un regret d'une unité perdue, La critique faulknérienne ne suivit pas cette direction et se concentra surtout sur les problémes de structure du roman et de I’analyse des personnages blancs, sans voir que souvent ils ne se définissent que par rapport au Noir. De méme Irene C. Edmonds, « Faulkner and the Black Shadow» dans: Louis D. Rubin, Robert D. Jacobs (eds.), Southern Renascence : The Literature of Modern South, Baltimore, John Hopkins, 1953, signala que Faulkner détruit le mythe sexuel qui s'est créé autour du Noir. Robert Penn Warren, «The South, the Negro, and Time»: Robert Penn Warren (ed), Faulkner : A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966, montre que pour Faulkner le «nigger» est’ une création des ‘Blancs. Irvin “Seiden, « Faulkner's Ambiguous Negro», The Massachusetts Review, IV, €€ 1963, fait une étude intéressante sur Charles Bon et le mythe de miscégénation. Charles H. Nilon, Faulkner and the Negro : An analysis of Faulkner's Treatment of Negro Characters in his Novels and Short Stories, New York, Citadel Press, 1965, présente une analyse des personnages noirs chez Faulkner, et de la relation des Blancs envers eux. Cette étude a déja le mérite de poser le probléme ; sa méthode d’analyse purement thématique ne lui permet pas de dégager et de percevoir toute la complexité du _probléme. L’article trés intéressant de Ward L. Miner, « The Southern White-Negro Problem through the Lens of Faulkner’s Fiction », Journal of ‘Human Relations, XIV, 1966, met en relief les attributs négatifs du Blanc, son incapacité faire face au présent, son refus de voir l’humanité du Noir et l'oppose au Noir, qt maintient vivant Jes valeurs d’amour dans le Sud. 20 Le Blanc et le Noir ligné, notre propos était de dégager dans chaque cas le message de T’ceuvre. Nous sommes parfaitement conscients que Faulkner, 4 maintes reprises, a pris des positions ambigués et parfois contradictoires en parlant expressément du probléme noir. Cela nous conduit a poser un probléme qui n’est pas de notre domaine — celui des rapports entre le conscient et le subconscient dans Ja créativité littéraire, et de l’auto- censure imposée par les tabous sociaux — il nous semblerait que Faulkner n’a pas toujours eu le courage d’affronter explicitement l’opinion publique sudiste. La situation se présente de la facon inverse pour Mark Twain et Robert Penn Warren, qui tous deux, & des époques bien différentes, se sont engagés publiquement contre le racisme. L’analyse approfondie de leur ceuvre de fiction montre pourtant qu’ils restent au niveau sub- conscient sous l’emprise des stéréotypes raciaux. Ainsi dans The Band of Angels, Amantha Starr se trouve déchirée entre 1’éducation blanche qu’elle a recue et sa nature noire ; elle est prise d’horreur a la pensée que, vu sa condition d’esclave, on puisse abuser d’elle sexuellement, mais en méme temps elle ne peut empécher un frisson d’excitation et de plaisir anticipé. Les planteurs blancs, et méme les négriers, sont décrits avec beaucoup de sympathie ; leur attitude envers les esclaves est finalement pleine d’humanité; par contre, Rau-Rau, a qui un négrier sauva la vie en y perdant une jambe, devient le plus féroce et cruel des combattants noirs pendant Ia Reconstruction du Sud. De méme, dans Puddn’head Wilson, Mark Twain essaye de démontrer que le concept de couleur est purement artificiel, et qu’on n’arrive pas A distinguer au niveau physique un Blanc d’un Blanc dit Noir par le sang qui coule dans ses veines. Pour prouver cette thése, il fait échanger deux bébés dans leurs berceaux. Pourtant, V’analyse du langage révéle que les stéréotypes racistes couramment employés pour décrire le Noir se retrouvent dans sa description du personnage noir qui occupe ou plutét, comme le dit Twain, « usurpe », la place du Blanc *. * oe Au terme de cette introduction, nous youdrions formuler trois hypo- théses de travail. La premigre a un caractére méthodologique. Il nous semble que Vanalyse linguistique des textes dont ce volume ne comporte qu’un exemple partiel pourrait s’avérer trés importante pour I’élucidation des problémes que nous nous sommes posés. Elle implique, bien entendu, un effort qui dépasse de loin les possibilités de notre équipe. ‘Moi-méme, j'ai montré dans mon chapitre : « Absalom, Absalom!» dans The Myth of America, op. cit., que le mythe de I’Amérique pour Faulkner est intrinséquement lié au probléme racial. 33. Pour une analyse des énonciations de Faulkner, cf. Charles D. Peavy, Go Slow Now: Faulkner and the Race Question, Eugene, University of Oregon, 1971. 34. Une analyse en cours sur Puddn’head Wilson a dégagé la fréquence de Yemploi des mots « devilish », « native », « viciousness », « coward », « liar », « steal », « indolent » dans la description de Tom, le Noir qui a pris la place du Blane. Introduction at Sur le plan du choix des textes, notre attention s'est portée, comme il a été déja souligné, aux ceuvres dont V'interprétation imposait une lecture au niveau symbolique. Reste a faire un dépouillement systéma- tique des stéréotypes raciaux. Nous avons été frappés de voir comment un auteur comme Faulkner retournait ou récupérait systématiquement les stéréotypes courants de la littérature d’inspiration raciste. D’autre part, nous avons retrouvé ces stéréotypes exprimés d’une fagon moins crue il est vrai, chez des auteurs comme Penn Warren ou William Styron *. Enfin, nous voudrions attirer l’attention du lecteur sur Je fait que le Noir marque de sa présence les ceuvres dont il est apparemment absent. Une analyse de The Great Gatsby de Francis Scott Fitzgerald * a montré que le Noir et le probléme racial ne sont mentionnés que trois fois dans Te texte. Pourtant la couleur blanche qui joue un réle fondamental dans la structure de ce roman, se détermine par rapport a une couleur sous- entendue, la noire. Lorsque Daisy parle de « our white girlhood », ce blanc se définit par opposition au monde des Noirs”: le mot blanc traduit ici tout un contexte social, culturel et psychologique. Le noir apparait dans ce roman associé chaque fois a la violence, au renversement de l’ordre existant, & la mort traduisant ainsi clairement la phobie que auteur avait du Noir. De la méme fagon, V’absence persistante du personnage noir chez Nathaniel Hawthorne, écrivain contemporain de Melville, et dont les ouvrages parurent alors que les controverses sur le probléme de |’escla- vage et le probléme racial battaient leur plein, ne doit nullement étre pris comme un signe d’absence du probléme des rapports Blancs/Noirs dans son ceuvre. Une étude serrée de son ceuvre s’impose de ce point de vue. Quelles sont les associations autres que celle, purement diabolique, qu’évoque son fameux « Black Man » ? 35. Dans The Confessions of Nat Turner, c'est Nat Turner qui est le narrateur. La fréquence du mot «black » employé pour qualifier les différentes parties du corps de ses compagnons révéle Vincapacité de William Styron de dépasser la barritre de couleur de Ia peau. I] est aussi curieux de retrouver dans la bouche de ce leader de la plus importante révolte des esclaves aux Etats-Unis, les stéréotypes racistes les plus virulents. Ainsi les Noirs sont présentés par Nat Turner comme des brutes, des sauvag des cannibales, des fous et des pervertis sexuels. Ils se plaisent & vivre dans la salet Ja connotation Noir-excréments revient souvent a travers le roman. Méme lorsqu’lls sont apparemment dotés d'une grande intelligence, ils ne posstdent, pas la capacité de de la connaissance qu’ils ont acquise. Leur cerveau est incapable d’assimiler ssance ; il devient « bewildered » et « benighted ». La vision du Noir violent la femme blanche’ hante Styron; le désir de posséder la jeune fille blanche du Sud (décrite par ce révolté noir d’aprés le schéma le plus classique de la littérature blanche aciste du Sud) constitue le moteur profond qui a poussé le Nat Turner de Styron a fa révolte sanglant Une étude co: ve entre Ia confession de Nat Turner telle qu'elle nous est enue et les omissions et les changements introduits par Styron révéle clairement titude raciste de Vauteur. 36. Cf. Anne Martin, la Signification symbolique des couleurs dans «The Great Gatsby'», mémoire de maitrise, Université de Paris VIII, 1972. Une analyse de The Diamond as Big as the Ritz, montre que Fitzgerald voyait que Amérique et le reve du nouveau monde étaient intrinséquement liés au Noir, et que ce dernier conduirait & la destruction de ce monde. 37. Cette phrase intraduisible est rendue par le traducteur frangais par « notre candide enfance ». Gatsby le Magnifique, traduction de Victor Liona, Paris, Bernard Grasset, 1968, p. 51. 22 Le Blanc et le Noir D’une fagon générale, il est permis de croire que les rapports entre les Blancs et les Noirs hantent tous les écrivains américains, 4 des degrés, bien entendu, différents. C’est pourquoi une relecture de trés nombreuses ceuvres est nécessaire ; elle promet d’apporter une lumiére nouvelle sur les structures fondamentales de l’imaginaire américain. Mai 1973 Viota SACHS Université de Paris VIII

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