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AnTard, 14, 2006, p. 311 324
CHRONIQU
ANTIQUITE TARDIVE : CONSTRUCTION ET DECONSTRU
D’UN MODELE HISTORIOGRAPHIQUE*
POLYMNIA ATHANASSIADI
Late Antiquity: construction and deconstruction .
of @ historiographical model
The concept of Late Antiquity as an autonomous historical period was launched in the 1970s and
‘has been gaining ground ever since. The chronological, geographical and epistemological expansion
fits boundaries goes hand in hand with an optimistic historical vision: the era which was previously
own as “an age of anxiety" has become “an age of ambition.” Its hero is the holy man ~ a new
sociological type whose power in this world and the next endows the society from which he emerges
with a remarkable dynamism.
Born of a reaction to the historiographical model of crisis and decline, which corresponds 10 the
tripartite periodisation “Antiquity, Middle Ages, Modern Times”, the postmodern concept of a long,
autonomous, dynamic and multi-cultural Late Antiquity is now in its turn the subject of a reaction. The
new millennium has seen the beginnings of a return t0 the study of the political, administrative and
economic structures ofthe end of the ancient world, and, perhaps inevitably, to a more traditional, and
therefore a more sombre view ofthis period.
After analysing the main stages in the debate between these two fundamental positions, and
evoking its ideological background, the article argues for a Late Antiquity which is autonomous but
fluid ~ an interval between two entities, Antiquity and the Middle Ages, during which a society
centred on Man mutated into one constituted for the greater glory of God. I! further suggests that
the explanation as to how an anthropocentric culture was transformed into @ theocracy should be
Sought in the area of religion with all its parameters (social, psychological and especially
theological), and that the interpretative tool for such an analysis should be the concept of violence,
both physical and intellectual. [Author]
OT
I. Derinrrions termes qui se définissent réciproquement. Nous avons
affaire & une Antiquité de l’arrigre-saison, cela est indis-
Quiest-ce que I’Antiquité tardive ? Quelle est sa
nature, son étendue, sa durée ? Questions brilantes au
cceur d'un des débats contemporains les plus animés. On
remarque tout d’abord que I’on est en face de deux
* Une premitre version de cet article fut présente au College de France en
juin 2006, en guise introduction une série de conférences sur a notion
‘intolerance dans "Antquité tardive. Mes plus vis remercements vout
&. Constantin Macrs qui at une lecture eritique de avant dere ver
sion de ce text.
cutable. Mais de quelle Antiquité s‘agit-il ? Nous
sommes habitués & des locutions du type « Antiquité
sgrecque », « Antiquité orientale », « Antiquité chrétienne »
Or, absence d'un adjectif déterminant le caractére
calturel et, partant, chronologique de notre Antiquité
nous plonge dans la perplexité. Et l'on se demande : est-
ce par exces de confiance ou bien par pur provincialisme
qu’ont é€ motivés les inspirateurs d'une formule aussi
elliptique ? Envisageaient-ils I’ Antiquité dans sa totalité
ou bien prenaient-ils pour l'accuméne entiére un infime
coin de la terre avec ses fourmis et ses grenouilles312 POLYMNIA ATHANASSIADI
‘groupés a lentour dune eau stagnante, pour reprendre la
célébre métaphore de Socrate! ?
Une réponse passablement juste oscillerait entre ces
‘deux bores. Notre Antiquité est celle de Empire romain,
de cet Orbis romanus qu'Eusébe de Césarée désignera
comme # xa8 yids oixousévn® ; c’est la contrée qui, en
termes braudeliens, coincide avec la « Plus Grande
Méditerranée ». Il sagit bien de cette structure politique,
qui constitue unique exception a la regle formulée par
Fernand Braudel, selon laquelle dominer la Méditerranée
d'un bout & l'autre avec toutes ses péninsules ~ celles de
Europe, de l'Afrique et de I’Asie ~ revient & une impos-
sibiite Or, Rome est parvenue & défier les lois de la
‘géographie pour une durée de quelque cing siécles, du 1
fu v", Mais avant de nous occuper des confins chronolo-
jgiques de notre période, signalons que, lorsqu’on prononce
aujourd'hui le syntagme lexical « Antiquité tardive », on
ne pense pas exclusivement & T’entité politique qu’est
Empire romain, On envisage aussi l’Auire, ou plutot les
‘Auares, Perses et Arabes, Berbéres et Barbares du nord,
qui, par leur hostilité ou par leur désir ’intégration, par
leur résistance ou par leur assentiment, disent (ou bien
immolent) leur différence face & I'aecuménisme romain
L’Antiquité tardive est done aussi celle du voisin.
D’une fagon vague et imprécise il est vrai, nous avons
indiqué les confins géographiques de I’ Antiquité tardive,
confins vagues eux aussi, et méme protéiformes. Notre
définition, avec son accent sur la périphérie, reste pourtant
inutile tant qu'on ne lui attribue pas des limites tempo-
relles. Notre arrigre-saison, quand commence-t-elle et
jusqu’od s'étend-clle? Question dont Venjeu n'a d’égal
que la difficulté d’y répondre, puisqu’elle se situe & I'épi-
centre des débats savants des demni@res années entre
Anciens et Modernes (ou plutOt entre Postmodemes et
Post-postmodernes). Mais aussi, question qui est en
rapport direct avec le probléme de l’autonomie ou non de
I’ Antiquité tardive en tant que période historique.
Pour mieux aborder cette double difficulté, essayons
de nous représenter la situation & laquelle on réagissait en
exéant cette zone tampon entre I'Antiquité et le Moyen
Age. Aussit6t nous nous rendons compte qu’avant méme
de nous lancer dans une pareille aventure, un autre
probléme surgit : nous sommes arrétés sur nos pas par le
caractére dépendant de l'expression “Moyen Age”. Qu’est
ce que le Moyen Age lui-méme, sinon un compromis de
plus, un intermédiaire entre deux étants — I’Antiquité et
les Temps Modernes ? Pourtant, nous sommes tellement
accoutumés A cette formule, reprise dans toutes les
langues ~ Mittelalter, Middle Ages, Medioevo -, qu’en la
1. Pour la référence, f, Paton, Phédon 109,
2. Histoire eccésasique. VU, 31.2.
3, La Méilterrane et le monde médlterranéen a I'époque de Philippe Il,
Paris, 1990 (9 6), p. 196.
AnTard, 14, 2006
pronongant nous oublions la relativité inhérente &
Padjectif “moyen”
En restant toujours conscients de l'attificiaité de la
période pendant laquelle naissent et sautodéfinissent les
langues, les cultures et, finalement, les entités politiques
qui devaient aboutir aux états nationaux de l'Europe,
signalons que, lorsqu’on inventait 1’Antiquité tardive,
Fobjectif était en effet de se libérer des entraves d’une
périodisation imposée aux programmes scolaires par des
idéologies nationales ou religieuses et de secouer en méme
temps les bases dune philosophie de Vhistoire calquée sur
Ie modele biologique de la naissance, maturité, vieillesse et
‘mort-des civilisations, dont Spengler est le plus célébre
représentant*, En abandonnant la notion de progres
cyelique pour celle de progrés linéaire, on adhérait & un
‘modle optimiste (ou du moins non déterministe) de I’évo-
lution historique, un modéte qui ne se pliait pas au schéma
de-lavgrandeur et de la décadence des civilisations. Le
conceptde la fin d'un empire, ou dune ére, était remplacé
par-celui de sa survie, de sa transformation ow ~ ta
rigueur de sa mutation,
Crest dans ce contexte qu’on doit souligner l'apport
de Fernand Braudel aux études historiques. En mettant
accent sur l'asynchronie des changements produits dans
tune société donnée — autrement dit sur I'absence de
simultanéité dans I’évolution de ses structures et de leurs
interactions respectives -, la-notion braudelienne de Ja
longue durée-contribuait puissamment & la décons-
truction du-modéle du déclin et de la chute, en vogue pour
V'Empire romain depuis Montesquieu qui publia ses
Considérations sur les causes de la grandeur des
Romains et de leur décadence en 1734, et surtout Gibbon,
dont le magistral History of the Decline and Fall of the
Roman Empire devait paraitre entre 1776 et 1788. C'est
ainsi qu’a la rigidité du schéma tripartite “Antiquité-
Moyen Age-Temps modernes”, on a opposé la continuité
ct la fluidité de histoire, 1a longue durée des phéno-
menes culturels et sociaux, les rythmes Ients des
mutations complexes et forcément.interdépendantes,
jjusqu’a ce qu’on soit arrivé — ironie du sort ! ~ & confec-
tionner une période historique aussi artificielle que celles
de I'historiographie scolaire qu’on voulait abolir.
4. Je rapelle, dans le cadre dela présente discussion, qu’en grec le tem
‘ucoatiy est normalement serv cident, tandis que pour dizer
la Pars Oriemalis de TEmpire romain depuis ls fondation jus
chute de Constantinople, on se ser du terme « Byzance» tut co
yan toulefoisrecous 3 des subdivisions du type « protobyzantin »
‘indiobyzantinw et «byzantn tard» pour rendre les differents =~
‘des de la civilisation byzantine nue de signaler le caracttre fr
Fologigue de cet emploi qui, en se réféant& une culture majo
rent « fellénigue »,esguive les connotations péjratives staché=
terme « médisval»
‘5, Sur Spengler comme l'un des fondateus du concept de Aston
tardive, voir W. Liceschvetz, The birth of Late Anciguiy.inAnTard, 14, 2006
IL, HISTOIRE D'UNE CONTROVERSE
La these
La construction dune Antiquité tardive, qui allait en
s’élargissant dans l'espace et dans le temps, a été une
démarche collective et graduelle. $'il fallait pourtant
nommer un seul individu, comme inspirateur et, partant,
architecte de cette nouvelle discipline avec son bagage
méthodologique, celui-ci serait incontestablement le
savant anglo-irlandais Peter Brown. Son World of Late
Antiquity: from Marcus Aurelius t0 Muhammad, paru en
1971°, a entrainé une révolution dans notre manigre de
voir le Bas Empire, du fait surtout que cet ouvrage, aux
dimensions modestes, ne se limite pas a un texte continu,
Test parsemé de cent trente illustrations qui forcent le
lecteur & regarder les personages de la piéce et leur
espace A travers les lunettes dispensées par des légendes
généreuses et osées qui détournent l'image de son
contexte d'origine pour I’intégrer dans un monde plus
accueillant et familier pour le Jecteur.
Livre sans structure, qui va 3 I’encontre des lois de la
logique et de I"habitude, le Monde de l'Antiquité tardive
ouvrait de nouvelles pistes & I'imagination et a la pensée,
excitait Ia curiosité et invitait & réver. Comme dira Peter
Brown Iui-méme vingt-cing ans aprés la parution de son
ouvrage, « en le relisant je suis frappé par la violence de la
“charge” électrique qui le parcourt, générée par la ruée
soudaine de nouvelles idées, de nouveaux problémes et de
nouvelles méthodes dans les années mémes oi il fat écrit.
Le livre lui-méme marqua pour moi un nouveau départ’».
En effet, de tous les travaux de Peter Brown, c'est celui qui
traduit le plus fid@lement son style oral ~ peut-étre
seulement celui de I’époque. C'est un livre d'une
fougueuse spontanéité, un livre de loralité, je dirais méme
un livre du divan de l’analyste. Pour justifier un tel
aphorisme, je ne peux mieux faire que de revenir en arrigre
de quelques décennies et, me situant & peu prés au moment
de la parution du livre, partager avec le lecteur un souvenir
personnel des plus vifs. C’est justement en septembre 1972
‘que j'arrivais & Oxford, pour assister ~ participer meme
2 cette psychose collective qu’engendraient les confi
rences du maitre & All Souls. Assis littéralement a ses pieds
dans une salle pleine & craquer, nous absorbions chaque
mot de deux cycles interdépendants de legons sur
« Byzance et les Sassanides » et « la Société et le Suma-
turel de Mare Auréle & Muhammad ». Pourtant, malgré
Vextréme attention que je vouais & son discours, prendre
des notes de quelque utilité pratique (ou méme théorique)
6. Londres, 1971 (séimpr. The World of Late Antiquity, AD. 150-750,
Landes, 1997)
7.Symbolae Osloenses, 72,1997 f= $O,721,p. 18.
ANTIQUITE TARDIVE : CONSTRUCTION ET DECONSTRUCTION D’UN MODELE HISTORIOGRAPHIQUE, 313
fou résumer aprés coup les points cardinaux du cours
s’avérait une tiche impossible.
‘Aussi fondamental que. ce livre torrentiel est l'article
sur le réle du saint chrétien dans la société tardoantique,
paru également en 1971°. Ga n’a done pas été une surprise
lorsque, vingt-cing ans plus tard, il y a eu des festivités
pour marquer Ie jubilé d'argent de la publication de ces
deux textes, si différents I'un de l'autre du point de vue
méthodologique, et qui, chacun a sa fagon, langaient une
vision optimiste de I’ Antiquité tardive.
Apogée d'un modéle
En 1997, Tomas Hugg revendiquait un nouveau profil
pour la revue norvégienne de lettres classiques, Symbolae
Osloenses, fondée dans les années 1920. S'adressant & la
communauté savante internationale, il sollicitait des
contributions qui auraient embrassé, & partir d’horizons
infiniment plus vastes que ceux de la perspective classi-
cisante, les cultures grecque et latine dans toute leur
diachronie, Cette diversité devait se refléter dans des
débats interdisciplinaires par lesquels allait s’ouvrir
désormais chaque Volume. Ainsi, l’ére nouvelle dans la vie
de la revue fut inaugurée par une discussion consaerée au
livre de Peter Brown et intitulée « The World of Late
‘Antiquity revisited », On ne devrait pas, cependant, se
hater de découvrir dans ce titre des accents proustiens ; le
retour ne fut qu'un triomphe et qu'une occasion de joyeuse
remémoration’. Un rapport de Peter Brown, offrant de
_généreuses (et parfois intimes) informations sur la genése
du livre, sur ses mentors et ses bétes noires®, a circulé
parmi une pléiade d’éléves et de collégues invités par la
Revue commenter, a l'aide de ce texte, l'impact du livre.
Les contributeurs au volume festif ont longuement analysé
tout ce qu’a pu apporter, aux études de I" Antiquité tardive,
8. The vise and ction ofthe holy man in Late Antiquity, in JRS, 61, 1971
80-101 repis dans Society and she Holy tn Late Antiquity, Londres,
1982, p, 103-152.
19, A Pexception de Hjslmar Torp, qui troubla late parses emarques cx
\iqoes sur traitement da materia atstique par Peter Brown (p. 58-63),
Jesautesconsbuteus ont mi 'coemt sur le le crucial dlivre dans la
formation de lt discipline. Selon la dfinion avancée par un des ves
Tes plus dovés de Peter Brown, The World of Late Antiquity serait un
‘masterpiece of discreet insemination » Fowden. p. 48)
10, Outte influence majeure exerofe sur sa pensée par Vantropologue
‘Mary Douglts, $0, 72, p. 21-22, Peer Brown state, dans sa réponse
finale, sur importance qu't ex, pour sa formation, Ecole hstoriciste
11 [German Hlistorismas] offered mea view ofthe late antique period as an
“organic whole, whose phases of development were not cut nto litle pe
‘ces by arbitrary chronological boundaries (of « largely polis! nature)
Gnd whose many-facetted civilization was not compartmentalized in &
manner that refected the instituionalized myopia of contemporary ni-
‘enites»(p. 73).POLYMNIA ATHANASSIADI
dans son
4iscours liminaire, Peter Brown s'était flicité avoir vidé
un des mots clés du vocabulaire tardoantique — le terme
xenos ~ de son contenu tragique d”étranger” (et méme
d“aliéné” |), pour le rattacher au concept d'une terre
nouvelle, la xovh xtlots, d'un au-dela ~ ou plutdt dun
ailleurs intérieur ~ rayonnant d’espoir”. Et, dans le renvoi
substantiel qui cl6t le débat (p. 70-80), il offre une analyse
suceinete de ses principales theses, qu’il place fermement
sous le signe du postmodernisme".
En amateur éclairé des disciplines de la psychologie et de
ranthropologie sociale, Peter Brown a mis leurs méthodes &
son service pour avancer des interprétations originales et
hardies, en méme temps qu'il adoptait et adaptait & ses
besoins les modeles d'une historiographie classique. C'est
ainsi qu'il emprunta a Santo Mazzarino 12 notion de
« démocratisation de la culture » tardoantique” pour Iallier,
en prestidigitateur génial,& celle de 1a contamination des
ccourants spirituels de I’époque, proposée par Pierre Hadot*
= enireprise qui devait lui permettre d’animer un univers
lumineux et irénique sur lequel avaient cessé de peser les
‘ombres lourdes de Rostovtzeff et, surtout, de E. R. Dodds.
Lere d’angoisse devenait, pce « au parfum de révision-
nisme passionné » dispensé par Peter Brown", une ére
d’ambition. La montée du saint brownien dans un monde
restructuré & la suite du démantlement des frontidres de
toute espace, et surtout celles qui séparaient la religion des
lettrés de la superstition des masses, proclamait, pour citer
Philip Rousseau, « la révolution du comportement » repré-
sentée par « la sainteté » dont Peter Brown s'est fait le
chroniqueur*. Son étranger— le xenos —, qui gagne son statut
« surhumain » dans la société tardoantique par son renon-
cement aux plaisirs et aux besoins dune vie quotidienne,
devient, par I'effet méme de cette abdication outrée, le héros,
le guide et Ie sauveur d'une société qui a su répondre avec
suce’s aux défis de son temps en prenant son sort en mains.
« An Age of Ambition » ! Armé de miséricorde et sujet,
comme son Dieu, .de terrbles acces de colére", mais surtout
11 Bn guise de commentaire sa recnceptualisation de ces termes, Brown
Gert (80,72. 20): « Whit was at ese was & need wo decode an alien
language ofthe phe, that spoke, in reality, not of escape so much sof
the unexpected weling-up, in dsteganded persons and neglected regions,
‘fa new, Here sense of agency.»
12, Voir surtout p. 77-78: « my own experience of scholarship conducted in
the light of "post moder” concems has led me to be grateful for many of
the shifs of emphasis that it has brought about.»
13. Voir infra, section
14, Surtaut dans Za fin dh poganisme, in HC. Puech (4), Histoire des re
‘ions, Pais, 1972,Il,p. 81-13.
15, Surl'expression, voir G. W. Bowersock, in SO, 72,p. 31
16.80, 72,p.55. importance de Is behavioral revolution dans ce contexte
‘6 alementsoulignée par E. A. Clark (id, p. 39).
17-R. Brown, Te rse and nction ofthe holy man in Late Ansiguiy, 1971
1997, in Journal of Early Christian Studies, 6, 1998, p. 367
AnTard, 14, 2006
sachant exactement comment réagir en toute occasion, ce
saint sorti du peuple est incarnation de la réussite absolue
dans la société tardoantique : par son role de médiateur entre
le village et l’empereur et d’intercesseur auprés de Dieu pour
Phumanité tout entigre, humble ermite devient le lien entre
les deux mondes. Pour citer Peter Brown encore une fois
« Vue en ces termes, la victoire du christianisme dans la
société romaine tardive ne fut pas la victoire du Diew unique
sur la multiplicité des dieux ; ce fut la victoire des hommes
sur les institutions de leur passé". » Voila le message
triomphal ~ message, soulignons-le, qui fait écho au discours
de Vhagiographe byzantin - dont on a célébré le vingt-
cinguiéme anniversaire avec des solennités académiques qui
ont, elles aussi, abouti& une publication : le cahier @'automne
du tome 6 du Journal of Earty Christian Studies _
Etevés dans le climat politique de détente qui suceéda
a la guerre froide, nourris des principes d'un individu
sme dot de quelque chose d'anarchigueetinspré parle |
a8
‘mouvement pacifiste des années 1960 et 1970, les éleves et
continuateurs de Peter Brown ont naturellement pergu
V’Antiquité tardive en leurs propres termes, minimisant
tout conflit ~ le bannissant méme de leur terrain ~ et
exaltant la révolution du comportement menée par ses
-xenoi dont les prouesses ne sont pas sans rappeler celles
des overachievers des années 1980”. va
Liabolition des frontiéres méthodologiques entre disci
pines, déja hissée en incontestable orthodoxie dans les deux
volumes commémorant la reconceptualisation de la fin de
F'Antiquité par Peter Brown, allait recevoir sa forme
‘canonigue dans un tome collectif & I’air encyclopédique,
intitulé Late Antiquity: A Guide to the Postclassical World"
aru en 1999 et signé de Peter Brown lui-méme et de deux
autres. savants princetoniens, Glen Bowersock et Oleg
Grabar, ce livre de 780 pages est divisé en deux parties
indépendantes, ce qui permet d’ailleurs & la premigre d’entre
elles, composée d’études sur la société et la vie spirituelle, de
circuler séparément. Une Introduction, suivie de onze
articles thématiques écrits par différents auteurs, et un
Gictionnaire alphabétique (couvrant quelque 500 pages)
proclament I’Antiquité tardive comme ere historique
autonome s'étendant de 250 aprés J.-C. & 800°. Au défi
hronologique s’ajoutent des revendications spatiales, 1a
Jjuridiction de I’Antiquité tardive s’étendant jusqu’a la Chine.
Duisqu'on y rencontre des adeptes du christianisme et du
18. Brown, The rise cit (0.8) p. 101
19, Sur cote analyse, voir E. Sauer, The Archaeology of Religious Hatred
in the Roman and Earty Mediaeval World, Suovd, 2003, p. 15, avee
retérences.
20, Surle terme, voir 'emploiabusif dans ce contexte de Lane Fox, Pagans
‘and Christians, Londres, 1986, p. 339 (deux fos), 449, 557,558 (quae
fois 1), $59, $68, 571, 03
21. Cambridge-Londres, 1999,
22, Interpreting Late Amtguity
(Cambridge-Londres, 2001
23, Noir p. IX et passin.
Essays om the Postlasscal WorldAnTard, 14, 2006
manichéisme, deux religions formées dans espace tardo-
antique. Pourtant la Chine ne représente qu'un point idé
plut6t que réel sur la carte reconfigurée de IAntiquité
tardive : sa véritable frontigre coincide avee I’Afghanistan
actuel, ontrée dont la centralité nest que top évidente dans
la thématisation du Guide. La prééminence des Sassanides et
de Islam est pour nous rappeler que le véritable héritier
de empire romain est Harun al Rashid plutét que Char
‘magne. Cette formule hardie, prononcée pour la premiére
fois par Peter Brown en 1971, a dt tre révisée (et adoucie)
pour accommoder les exigences eccuméniques du Guide, ob
on lit que chacun des deux est, & sa propre facon,I’héritier
une te impériale remarquable™
A.Pabolition des frontigres géographiques correspond la
suppression des bariéres épistémologiques : 'archéologic
de la vie quotidienne, avec son accent sur la culture
matérielle, l’écologie, la géographie sacrée et profane du
paysage tardoantique et son ethnographic se combinent avec
des disciplines plus traditionnelles, tlles la théologie et
VPhistoire- militaire, pour livrer-l'image dune Antiquité
choix (nécessairement.arbitraires) que par ses omissions
(encore plus parlantes). On y rencontre des articles substan-
tiels sur les femmes, le mariage et le divorce, ’érotisme et
la nudité, mais, étrangement pour un lexique de I’ Antiquité
tardive, on ne trouve rien sur les eunuques. Parmi les
religions & mystéres, Je mithraisme est jugé digne de
traitement, tandis que le culte beaucoup plus universel ~ & 1a
fois public et privé — voué & la Magna Mater est compl
‘tement ignoré — ni Attis ni Cybele ne figurent parm les
entrées. Un article plus long que ceux qui traitent de Plotin
‘ou de Justinien est consacré & la philosophe-martyre
Hypatia, tandis que lorganisateur du platonisme en une
communauté scripturaire, Jamblique, dont I'euvre et les
activités sont en ce moment le sujet d’un considérable
renouveau d’intérét de la part tant des philosophes que des
historiens, brille par son absence. Et un collegue qui espérait,
‘découvrir, dans le dictionnaire, un article sur la préfecture du
prétoire s'est vite rendu compte qu’aucune entrée n’inter-
24. Voir p-X de "nvoduction, isi qu V'ncusion d'un article « China »
dans Je Guide. Voir aussi la réponse de Bowersock & la critgue de
Giardina :« The High from the canodical enter hs led to the discovery
‘of many new local centers... Late antiquity is conspicuously not cont
nod othe Mediteranean, nor is st sufeing from hypertrophy»
Centrifugal force in late atigue historiography. in C. Sta et R. Lim
(6d), The Past before Us: The Challenge of Hiseriographies of Late
Aniguty,Turbeut, 2004 (BAT, 6), p23.
25, Guide, p. VI. Cf. World of Late Ansiguiy,p.9 et $0,72,p. 17
ANTIQUITE TARDIVE : CONSTRUCTION ET DECONSTRUCTION D'UN MODELE HISTORIOGRAPHIQUE 315
vvenait entre « pomography » et « prayer ». A exception de
quelques charmantes excentricités ~ l'article sur les
chameaux par exemple qui est trois fois plus long que celui
sur le califat qui le précéde immédiatement ~, le-Guide
reproduit tous les clichés du modéle postmodeme de I'Anti-
quité tardive. Signalons pourtant que ce qui, dans les années
1970 et 1980, était inspiré par la spontanéité et la fraicheur
de la découverte porte ici le carcan de I'orthodoxie.
Pour les éditeurs du volume, la créativité de I" Antiquité
tardive s'exprime surtout dans son génie religieux. Crest
ainsi qu’ils encouragent les zoroastriens et les juifS, les
‘musulmans et les chrétiens daujourd’hui & visiter ce
Guide pour découvrir leurs racines historiques. L’insis
lance portée non seulement sur la continuité entre
I’ Antiquité classique et celle de Iarritre-saison, mais aussi
sur la permanence et la pertinence de I’héritage tardoan-
tique dans le présent, est un théme absessionnel. Notre
monde n’est pas présenté comme un monde entretenant
des affinités ou des similitudes avec I’Antiquité tardive,
mais, grice & tant de paravents 6tés, comme son prolon-
gement naturel sur le plan aussi bien idéologique que
réel*. On se trouve en effet en présence d'une étape plus
avancée d'optimisme que celle qui se révéle dans la
répudiation de toute notion de crise et de décadence du
champ de Phistoire romaine”.
Lantithse
1999 a été une année butoir pour l’Antiquité tardive. Son
heureux expansionnisme, T'irrésstible conquéte «horizons
toujours plus vastes, a é$ dénoncé par un historen italien
~ Andrea Giardina — en des termes virulents. Parue dans la
revue savante Studi Storici sous le titre « Esplosione di
tardoantico »*, cette formidable attaque fait I'anatomie- du
Paradigme historiographique de la longue Antiquité tardive en
recherchant Jes causes quiont permis sa naissance et sa
réception. Deux facteurs complémentaires sont, selon Andrea
Giardina, Vorigine de ce phénoméne : « lathétorique de la
‘modernité» et 'impérialisme linguistique de anglais dans le
monde contemporain, les promoteurs du modéle dune
Antiquité tardive expansive appartenant dans leur écrasante
‘majorté au « club anglo-saxon »*,
26. « Not only did late antiquity last for over hall millenium; much of
Whar was created in that period still rns in our veins » + p. IX de
Finvodueten
27. On pout également souignr les remarquables analogies (plate que
de la réalité; et, graduellement,
on se trouve impliqué dans une campagne de justification
une we d'ensemble préfabriquée, d'un panorama
construit a priori, comme une maquette d'architecte.
Crest ainsi qu'on s‘évertue demigrement & prouver Ia
ténacité du modele urbain gréco-romain dans le monde de la
Méditerranée orientale, en produisant des exemples de
survie, pris ici et la dans ses vlles. Mais la simple découverte
de quelques miettes matérielles appartenant aux sources dites
froides, tells que epigraphic, la numismatique ou l'archéo-
logie, ne suffit pas & transformer une ville byzantine ou
ummayade en témoin de la mentalité anthropocentrique
Crest ambiance générale de la ville qui compte et, au
‘ur sigcle au plus tard, Ie paysage urbain de la « Plus Grande
‘Méditerranée » s'est irrévocablement métamorphosé.
‘Au minaret ~ ce symbole puissant de l'ordre nouveau
qui s*élance de tous les points de Ia cité vers le ciel en320 POLYMNIAATHANASSIADI
Evoquant les nouvelles préoccupations de ses habitants =
fait pendant, dans la topographie de l'espace intérieur, le
minbar, la chaire élevée d’ot I’on préche la parole de Dieu
Et comme dans les mosquées, de méme dans les églises,on
trouve de plus en plus ces tribunes élevées dod le prédi
cateur adresse ses exhortations & la masse uniforme des
fidbles, la-bas. Dans cette mer humaine, Vindividu est
noyé. La question que doit poser lhistorien, face & cette
reéalité, est la suivante : comment en arrive-t-on la, & la voix
Unique adressée & une humanité silencieuse, une humanité
volontairement (ou peut-étre seulement en apparence)
Serasée ? Cette capitulation de la volonté individuelle, qui
Va souvent jusqu’a T'effacement total du moi et de ses
revendications mondaines, ce changement d’humeur et de
ton dans la collectivité ne pourraient pas étre plus
fidelement rendus que par le terme qui couronne toute
cette Bre: islam, 3 savoir « soumission ». Mais islam est le
mot juste pour décrire T'aboutissement plut6t que le
processus, le produit final de la métamorphose plutot que
Pobscure fermentation que j’égalerais volontiers avec
Antiquité tardive. Notre travail & nous consiste & repérer
quelques-uns au moins des tournants critiques au cours de
cette fermentation.
Une approche A la fois plus honnéte et plus intelligente
‘que celle qui insiste sur a continuté des modes de pensée et
de vie s‘ouvre & nous : au lieu de nier tout changement
radical & a sociologie et &I"Ame tardoantique, on cesse d'etre
‘bsédés par le sort des cités. Si elles déclinent et dispa-
raissent de la carte, c'est qu’elles sont remplacées par des
centités beaucoup plus vastes comme sctnes de la vie
hhumaine : la montagne, 1a campagne, le désert® ! La caméra
doit done se déplacer pour capturer d'autres gros plans. Ce
fqui manque A cette approche est justement le comment,
analyse de la transition dune réalité & une autre. Ce que
Ferdinand Lot avait naguére défini comme « une rupture de
continuité psychologique” » est un processus infiniment
Varig, désespérément lent et, qui plus est, un processus qui ne
‘est jamais achevé pour toute une parte de la population. La
polyphonie de la dissidence est absente d'un discours qui se
Neut totalisant, Ce qu'on pourrait imputer done & cette
méthodologie, en dehors de son regard biaisé, est son
‘manque de nuance ; car elle jgnore la vertigineuse diversité
de T'aktérité psychologique, intellectuelle et comporte-
mentale, si caractéristique dune société en mutation, et se
‘désintéresse de la gamme des motifs et des manifestations de
ta dissidence. En empruntant leur analyse au discours
populiste de T'hagiographe byzantin, les défenseurs d'une
felle approche s‘identifient trop aisément au pélerin idéal
(plurot que moyen) de I’Antiquité tardive. Une autre
faiblesse de cette méthodologie est son refus (ou négligence)
@accorder & la dimension théologique la place qui lui
49, Postlatformulé par Peter Brown, $O,72,p. 70-1.
40. Lafin ds monde entigue ele début du Moyen Age, Pass, 1927,p.2.
AnTard, 14, 2006
convient. Comme si, & ’historien bourgeois avant la
Guerre, avec son attachement aux structures instiutionnelles
de la sovié, avait sucosdé le chroniqueur des apparences de
1'6vénement religieux. Car ce qui est dramatiquement absent
de l'analyse postmodeme est, en tout premier liew, le fond
spirituel du phénoméne religieux" ; et, & un nivesu plus
pragmatique, |'acton sur a société de la ruse théologique : 1a
manipulation de la théologie dans le but de controler tant la
‘conscience individuelle que la politique internationale
VILLE SACRE ET LE PROFANE.
La ob Von ne peut qu’étre d’accord avec les
“prowniens”, e’est sur hégémonie du culturel, sur leur
choix du domaine de I'impalpable comme terrain d’étude
privilégié de I'Antiquité tardive. La religion, dans sa
Uéfinition Ia plus vaste, est la force qui fertilise le
politique, le social et Iintelectuel, la clé magique qui nous
Gute ce monde. Cela est incontestable. Que se soit comme
systtme chronologique universel ou comme paradigme
historiographique s'appliquant & toutes les époques, toutes
les sociétés et tous les mondes, le religieux inspire tout et
explique tout®, C'est dans ce cadre que la communauté des
croyants vient suecéder A Ia cité comme point de référence
identitaire de lindividu. Pour illustrer un pareil axiome, on
ne peut mieux faire que d’introduire le couple iepés
BéBrdog - « sacré-profane » -, qui & lui seul vient
Aéfinir de plus en plus lespace tardoantique. Mais avant
dde remonter & la source de cette antinomic, recherchons le
profane dans son milieu d'origine.
‘Dans la Gréce ancienne, le terme BéBriAos dénote wn
espace non consacré, des lieux od il est possible de metre le
pied. Terme créé, selon Chantraine, sur le passé du verbe
Baiveo (Refine). te BéBnAog / BéBnAov finit par signifier ce
dui est permis et accessible & tout le monde, en méme temps
qu'il désigne le non-initié. Aucune nuance péjorative ne
Gattache au terme sinon, & Voreille d'une élite sprituele,
dans le contexte dun rtuel mystérique. En effet, dans la cité
antique, c'est le BéBrog plutt que le possesseur d'une
ose ésotérique qui représente Ia normalit, Son outsider est
Time, « Mhomme privé », celui qui ne se méle pas des
affaires de la polis, homme que le sort de la communauté
ddans laquelle il vit laisse indifférent. Aux antipodes de I=
51, Pour santier sur un exemple frappant, la magistale biographie =
Foc Brown a conscré 4 saint Augustin (Augustine of Hippo: &
‘iozraphy, Londres, 1967) ignore lees théologign de son apport."
Frese deen gnéral del vison pstmodeme de | Antigo tine
Tur ce qu‘elic a gagné en étendve, elle I's ped en profondeur. Une a
isis dete pet —comme de te ‘ncthodologie engagée ~<
‘52 Aun tentatvescoordonnées d'Eusébe de Césase dans tous oes domaine
fat sult clle de Cosmas Indicopleusts qui la wile du Conte
‘AGnaue de $83, propose dans sa Topographic une méme gle de leetre
‘out I univers physique et metaphysiqueAnTard, 14, 2006
fameuse défintion aristotélicienne de l'homme comme Gov
odatixiy, PiStdens est inhumain, Cet usage négatif se
perpétue parmi les représentants d'une élite platonisante
jusqu’a la fin de I'Antiquité®. En revanche, dans le christia-
nisme, le terme iBudimg est dés le début doté d’une conno-
tation positive ; déja les apétres sont désignés comme
iSvGeon, c'est-d-dire comme des gens simples et modestes,
sans présomption ni arrogance et sans idées regues. Libres
des entraves dune ducation queleonqve, ils sont mrs pour
recevoir le message divin
Et le BéBndos ? Quelle est sa fortune pendant
Prépoque post-classique ? A quelles vicissitudes séman-
tiques se plie-t-il lorsque I’Eglise chrétienne vient se
substituer a la polis comme contexte a la fois social et
métaphysique, prétant du sens A une vie humaine ?
Commengons parla sémiologie de la cité antique, dont les
‘murailles opposent l'espace des vivants & celui des morts
regardés comme principale source de pollution. A cette
topographie explicite va succéder la topologie ambigué et
complexe de la ville chrétienne, marquée par leur cohabi-
tation. A mesure que les aménités et les jouissances de la
vie se transposent de la terre aur ciel, les vivants cédent
leur habitat. aux défunts, qui ~martyrs.en-téte ~
franchissent les portes de la ville et viennent occuper un
espace qui leur état jusqu’alors rituellement défendu. La
révolution.chrétienne face a 1'événement de la mort @
centrainé un renversement des regles de lurbanisme. Le
nouveau langage qu’inspire la thétorique de la résur-
rection a transformé la mort en sommeil et les nécropoles
en dortoirs*, La grande césure n'est plus entre vivants et
rmorts, mais entre fidéles et infidéles dans le présent, le
passé et I'éternité, Progressivement, tout ce qui se trouve
cen dehors des confins bien définis de I'Eglise — que ce soit
homme, objet, croyance ou tradition — devient BéBnhov,
C‘est-i-dire « profane ». Subissant une inversion de son
sens, le terme BéBnAog ne désigne plus celui qui mene
tune vie normale loin des conventicules mystiques, mais
exclu, le paria, le pollué
‘Antthése tranchante, au propre et au figuré, le couple
“sacré-profane” s‘applique, dans ’Antiquité tardive, au
présent, a l'avenir et, bien sr, au passé, Flottant dans le
53, Damascus, Hist. Philos. ff. 1460, Athanasiadi : MBubmg este
‘ulgure et, pr extension, le bon rie,
4 CF. Origine. Cels, VIL 47, Ces en dehors dela sémantique exclé-
‘sae ten perpénant rusageclasgue gue idiorgagnera, dans es lan
gues modemes, son sens négatf. Par conte, en here directe de
Byzance, la Groce moderne attache aucune nuance pejorative au mot
iBuaene et ses dives que on entend dans lesen d'ndvid état et
activites paves, Ce nex que comme terme technique du vocabulaire
‘médical, provenant d'un emprunt secondaire da fangais, que le mot dés-
ge un individ menalement handicape
sSCf. la formule succincte de R. Patker, Miasma: Pollution and
‘Purication in Early Greek Religion, Oxford, 1983, p. 32 « the mons
‘wou impurity of the comps.»
56, Ces le sens literal d terme xouonrfpiovstranert en iain en coeme-
Teri, di Te fans « cies»
—————————
[ANTIQUITE TARDIVE : CONSTRUCTION ET DECONSTRUCTION D'UN MODELE HISTORIOGRAPHIQUE 321
temps et 'espace d'un océan séculier, les premiers
chrétiens ont besoin de se définir et pour cela ils se servent
de Ia norme de leurs écritures saintes ~ du canon qui se
constitue & partir de la fin du 1 sicle, L'océan des tradi-
tions qu’ils abordent vient du dehors etil dépend d’eux de
Iu ouvrir la porte pour accueillir ce qu’ils jugent utile a leur
‘cause. C'est ainsi que toute sagesse qui n’est pas le produit,
direct ou dérivé, de la révélation chrétienne est qualifiée de
Hoey et de Bipabev, termes auxquels nous n’accordons
jamais leur sens littgral, mais que nous concevons dans le
sens fort de « profane ». Le travail des Apologetes et des
Peres de I'Eglise chrétienne & I'égard de cette linérature
« venue du dehors » est connu, Labeur immense en vue de
la classification de tout le savoir juif et grec sub specie
cchristianitatis, puisque tout ce qui s'était passé avant
Mncamation n’était qu'une praeparatio evangelica.
Cette dichotomie de I’héritage culuprel de "humanité &
Vraune d'une regle de vérité n'est pas le propre des
chrétiens, C'est une tendance universelle qui, par Peffet de
osmose, va croissant dans la société de I"Empire. Comme
je tente de le prouver ailleurs”, & partir du milieu du
ur sigcle au plus tard, les platoniciens s’occupent de plus
‘en plus de sonder leur propre océan cognitif a l'aide de ce
nouvel instrument d°évaluation, le canon, soumettant eux
aussi leurs biens culturels 8 I’épreuve du sacré. L'hellé-
nisme de Jamblique et de Julien est une machine qui
redéfinit son héritage culturel en I’étendant sur le lit de fer
de Procruste : tout ce qui n’est pas interprétable selon les
normes de la théologie jamblichéenne est tout simplement
rejeté. C’est ainsi que la philosophie épicurienne dans son
ensemble, le courant sceptique et le cynisme engagé du
temps de Julien sont mis & l’index et déclarés hors-la-loi
Ce qui est plus intéressant encore c’est que, en constituant
son orthodoxie, le platonisme procéde a I'identification de
ses bétes noires, tant dans le présent que dans son passé
réinventé, pour les flétrir du stigmate de I'hérétique,
Si, dans leur tentative de restructuration du monde, les
maitres spirituels des chnétiens et des paiens pensent et
agissent de maniére analogue, on doit se demander quelle est
TFattitude de la vaste majorité de leurs contemporains & cet
gard ; & quel point, et surtout & quel niveau, la propagande
des Glites réussit & faire des convertis. Entre l'approche, a
priori philosophique, de Vhistoriographie traditionnelle, qui
fait le bilan de la contrainte et de la destruction, et l'optique
psychologique post-modemne, qui se dresse en porte-parole
des forces du progrts, peut se loger une trisitme approche,
ui tournerait le dos aux modeles théoriques et surtout aux
zrilles de lecture, qui rel@guent dans le domaine de la “théto-
rique” tout ce que l'on refuse d’écouter et de comprendre
dans son sens obvie, et chercherait & pénéirer,en observateur
désintéressé, I'espace moyen entre innovation et réaction.
7. Woit P. Athanasiad, La lute pour Vorthodoxie dans te patonisme
tari Pass, 2006, passin322 POLYMNIA ATHANASSIADI
(On y rencontrerait alors quelques-unes de ces figures inces-
ssamiment sujettes au jeu de la corde tirée entre I’ancien et le
nouveau, avec leurs tensions et leurs coléres, leurs doutes et
leurs indécisions.
VIL. La VIOLENCE AMBIGUE
Pendant qu'un édifice s’écroule et qu'un autre s"éleve
tsa place & Vaide des matériaux nouveau et des reliquats
réutilisés, on entend se méler aux voix joyeuses des
démolisseurs et des bitisseurs (deux catégories qui ne
s‘identifient pas foreément entre elles) les gémissements
de ceux qu’on écrase et de ceux qu’on déposséde, ainsi que
les cris variables des observateurs, allant de la sympathic
pour les vietimes a I'approbation et Ia raillerie concernant
Tour sort. Spectateurs indifférents, ironiques ou indignés,
agents et comparses de I’établissement de I'ordre nouveau,
jis doivent tous étre représentés dans le mémoire que
dressera le chroniqueur. Et, par-dela la polyphonic méme
des témoignages individuels, ’historien doit (comme on le
fait lorsqu’on esquisse Ia biographie intellectuelle d'un
personnage de marque) s’efforcer de détecter les
dynamiques en compétition dans un méme cerveau pour
tune foule de gens aussi vaste et aussi variée que possible.
Pour traduire I'Antiquité tardive, Peter Brown s'est
servi d'un mélange explosif fait de religion, de sexe et de
violence. De ce trio exégétique, je serais portée & garder le
premier et le demier élément et postulerais que le concept
fe la religion doive étre approfondi et raffiné par-dela ses
facettes sociologique ct psychologique. Envisagée surtout
dans sa dimension intcllectuelle et spirituelle, la religion
dans I'Antiquité tardive doit étre également considérée
‘comme force politique brute, disposant de formidables
machines de contréle social — le canon, le codex, le
sermon, le florilége, pour n’en nommer que quelques-unes.
‘Tous ces produits de la technologie tardoantique méritent
tune analyse minutieuse dans le contexte des hiérarchies
qui les promeuvent. Quant & Ia violence inhérente & la
société, elle ne constitue qu'un aspect ou une démarche de
la pratique religieuse. Force ambigué et ambivalente, tour
a tour dénigrée et o€lébrée par ses utilisateurs mémes, la
‘violence aux mille visages est endémique dans I’ Empire
romain. Ce qui nous intéresse dans ce contexte est la
manigre dont cette force agit sur Je christianisme et
‘comment elle est regue, canalisée et exploitée par Iui. Si,
ds le premier jour, I Eglise se nourrit des querelles de ses
membres et du sang de ses martyrs, ce qui intéresse le
‘chercheur est le pourquoi et le comment de ce processus.
‘Un des aspects les plus manifestes et les plus complexes
de la violence omniprésente dans la société romaine est le
martyre —ce spectaculaire pont de sang jeté par lespoir et le