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t (ett AnTard, 14, 2006, p. 311 324 CHRONIQU ANTIQUITE TARDIVE : CONSTRUCTION ET DECONSTRU D’UN MODELE HISTORIOGRAPHIQUE* POLYMNIA ATHANASSIADI Late Antiquity: construction and deconstruction . of @ historiographical model The concept of Late Antiquity as an autonomous historical period was launched in the 1970s and ‘has been gaining ground ever since. The chronological, geographical and epistemological expansion fits boundaries goes hand in hand with an optimistic historical vision: the era which was previously own as “an age of anxiety" has become “an age of ambition.” Its hero is the holy man ~ a new sociological type whose power in this world and the next endows the society from which he emerges with a remarkable dynamism. Born of a reaction to the historiographical model of crisis and decline, which corresponds 10 the tripartite periodisation “Antiquity, Middle Ages, Modern Times”, the postmodern concept of a long, autonomous, dynamic and multi-cultural Late Antiquity is now in its turn the subject of a reaction. The new millennium has seen the beginnings of a return t0 the study of the political, administrative and economic structures ofthe end of the ancient world, and, perhaps inevitably, to a more traditional, and therefore a more sombre view ofthis period. After analysing the main stages in the debate between these two fundamental positions, and evoking its ideological background, the article argues for a Late Antiquity which is autonomous but fluid ~ an interval between two entities, Antiquity and the Middle Ages, during which a society centred on Man mutated into one constituted for the greater glory of God. I! further suggests that the explanation as to how an anthropocentric culture was transformed into @ theocracy should be Sought in the area of religion with all its parameters (social, psychological and especially theological), and that the interpretative tool for such an analysis should be the concept of violence, both physical and intellectual. [Author] OT I. Derinrrions termes qui se définissent réciproquement. Nous avons affaire & une Antiquité de l’arrigre-saison, cela est indis- Quiest-ce que I’Antiquité tardive ? Quelle est sa nature, son étendue, sa durée ? Questions brilantes au cceur d'un des débats contemporains les plus animés. On remarque tout d’abord que I’on est en face de deux * Une premitre version de cet article fut présente au College de France en juin 2006, en guise introduction une série de conférences sur a notion ‘intolerance dans "Antquité tardive. Mes plus vis remercements vout &. Constantin Macrs qui at une lecture eritique de avant dere ver sion de ce text. cutable. Mais de quelle Antiquité s‘agit-il ? Nous sommes habitués & des locutions du type « Antiquité sgrecque », « Antiquité orientale », « Antiquité chrétienne » Or, absence d'un adjectif déterminant le caractére calturel et, partant, chronologique de notre Antiquité nous plonge dans la perplexité. Et l'on se demande : est- ce par exces de confiance ou bien par pur provincialisme qu’ont é€ motivés les inspirateurs d'une formule aussi elliptique ? Envisageaient-ils I’ Antiquité dans sa totalité ou bien prenaient-ils pour l'accuméne entiére un infime coin de la terre avec ses fourmis et ses grenouilles 312 POLYMNIA ATHANASSIADI ‘groupés a lentour dune eau stagnante, pour reprendre la célébre métaphore de Socrate! ? Une réponse passablement juste oscillerait entre ces ‘deux bores. Notre Antiquité est celle de Empire romain, de cet Orbis romanus qu'Eusébe de Césarée désignera comme # xa8 yids oixousévn® ; c’est la contrée qui, en termes braudeliens, coincide avec la « Plus Grande Méditerranée ». Il sagit bien de cette structure politique, qui constitue unique exception a la regle formulée par Fernand Braudel, selon laquelle dominer la Méditerranée d'un bout & l'autre avec toutes ses péninsules ~ celles de Europe, de l'Afrique et de I’Asie ~ revient & une impos- sibiite Or, Rome est parvenue & défier les lois de la ‘géographie pour une durée de quelque cing siécles, du 1 fu v", Mais avant de nous occuper des confins chronolo- jgiques de notre période, signalons que, lorsqu’on prononce aujourd'hui le syntagme lexical « Antiquité tardive », on ne pense pas exclusivement & T’entité politique qu’est Empire romain, On envisage aussi l’Auire, ou plutot les ‘Auares, Perses et Arabes, Berbéres et Barbares du nord, qui, par leur hostilité ou par leur désir ’intégration, par leur résistance ou par leur assentiment, disent (ou bien immolent) leur différence face & I'aecuménisme romain L’Antiquité tardive est done aussi celle du voisin. D’une fagon vague et imprécise il est vrai, nous avons indiqué les confins géographiques de I’ Antiquité tardive, confins vagues eux aussi, et méme protéiformes. Notre définition, avec son accent sur la périphérie, reste pourtant inutile tant qu'on ne lui attribue pas des limites tempo- relles. Notre arrigre-saison, quand commence-t-elle et jusqu’od s'étend-clle? Question dont Venjeu n'a d’égal que la difficulté d’y répondre, puisqu’elle se situe & I'épi- centre des débats savants des demni@res années entre Anciens et Modernes (ou plutOt entre Postmodemes et Post-postmodernes). Mais aussi, question qui est en rapport direct avec le probléme de l’autonomie ou non de I’ Antiquité tardive en tant que période historique. Pour mieux aborder cette double difficulté, essayons de nous représenter la situation & laquelle on réagissait en exéant cette zone tampon entre I'Antiquité et le Moyen Age. Aussit6t nous nous rendons compte qu’avant méme de nous lancer dans une pareille aventure, un autre probléme surgit : nous sommes arrétés sur nos pas par le caractére dépendant de l'expression “Moyen Age”. Qu’est ce que le Moyen Age lui-méme, sinon un compromis de plus, un intermédiaire entre deux étants — I’Antiquité et les Temps Modernes ? Pourtant, nous sommes tellement accoutumés A cette formule, reprise dans toutes les langues ~ Mittelalter, Middle Ages, Medioevo -, qu’en la 1. Pour la référence, f, Paton, Phédon 109, 2. Histoire eccésasique. VU, 31.2. 3, La Méilterrane et le monde médlterranéen a I'époque de Philippe Il, Paris, 1990 (9 6), p. 196. AnTard, 14, 2006 pronongant nous oublions la relativité inhérente & Padjectif “moyen” En restant toujours conscients de l'attificiaité de la période pendant laquelle naissent et sautodéfinissent les langues, les cultures et, finalement, les entités politiques qui devaient aboutir aux états nationaux de l'Europe, signalons que, lorsqu’on inventait 1’Antiquité tardive, Fobjectif était en effet de se libérer des entraves d’une périodisation imposée aux programmes scolaires par des idéologies nationales ou religieuses et de secouer en méme temps les bases dune philosophie de Vhistoire calquée sur Ie modele biologique de la naissance, maturité, vieillesse et ‘mort-des civilisations, dont Spengler est le plus célébre représentant*, En abandonnant la notion de progres cyelique pour celle de progrés linéaire, on adhérait & un ‘modle optimiste (ou du moins non déterministe) de I’évo- lution historique, un modéte qui ne se pliait pas au schéma de-lavgrandeur et de la décadence des civilisations. Le conceptde la fin d'un empire, ou dune ére, était remplacé par-celui de sa survie, de sa transformation ow ~ ta rigueur de sa mutation, Crest dans ce contexte qu’on doit souligner l'apport de Fernand Braudel aux études historiques. En mettant accent sur l'asynchronie des changements produits dans tune société donnée — autrement dit sur I'absence de simultanéité dans I’évolution de ses structures et de leurs interactions respectives -, la-notion braudelienne de Ja longue durée-contribuait puissamment & la décons- truction du-modéle du déclin et de la chute, en vogue pour V'Empire romain depuis Montesquieu qui publia ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence en 1734, et surtout Gibbon, dont le magistral History of the Decline and Fall of the Roman Empire devait paraitre entre 1776 et 1788. C'est ainsi qu’a la rigidité du schéma tripartite “Antiquité- Moyen Age-Temps modernes”, on a opposé la continuité ct la fluidité de histoire, 1a longue durée des phéno- menes culturels et sociaux, les rythmes Ients des mutations complexes et forcément.interdépendantes, jjusqu’a ce qu’on soit arrivé — ironie du sort ! ~ & confec- tionner une période historique aussi artificielle que celles de I'historiographie scolaire qu’on voulait abolir. 4. Je rapelle, dans le cadre dela présente discussion, qu’en grec le tem ‘ucoatiy est normalement serv cident, tandis que pour dizer la Pars Oriemalis de TEmpire romain depuis ls fondation jus chute de Constantinople, on se ser du terme « Byzance» tut co yan toulefoisrecous 3 des subdivisions du type « protobyzantin » ‘indiobyzantinw et «byzantn tard» pour rendre les differents =~ ‘des de la civilisation byzantine nue de signaler le caracttre fr Fologigue de cet emploi qui, en se réféant& une culture majo rent « fellénigue »,esguive les connotations péjratives staché= terme « médisval» ‘5, Sur Spengler comme l'un des fondateus du concept de Aston tardive, voir W. Liceschvetz, The birth of Late Anciguiy.in AnTard, 14, 2006 IL, HISTOIRE D'UNE CONTROVERSE La these La construction dune Antiquité tardive, qui allait en s’élargissant dans l'espace et dans le temps, a été une démarche collective et graduelle. $'il fallait pourtant nommer un seul individu, comme inspirateur et, partant, architecte de cette nouvelle discipline avec son bagage méthodologique, celui-ci serait incontestablement le savant anglo-irlandais Peter Brown. Son World of Late Antiquity: from Marcus Aurelius t0 Muhammad, paru en 1971°, a entrainé une révolution dans notre manigre de voir le Bas Empire, du fait surtout que cet ouvrage, aux dimensions modestes, ne se limite pas a un texte continu, Test parsemé de cent trente illustrations qui forcent le lecteur & regarder les personages de la piéce et leur espace A travers les lunettes dispensées par des légendes généreuses et osées qui détournent l'image de son contexte d'origine pour I’intégrer dans un monde plus accueillant et familier pour le Jecteur. Livre sans structure, qui va 3 I’encontre des lois de la logique et de I"habitude, le Monde de l'Antiquité tardive ouvrait de nouvelles pistes & I'imagination et a la pensée, excitait Ia curiosité et invitait & réver. Comme dira Peter Brown Iui-méme vingt-cing ans aprés la parution de son ouvrage, « en le relisant je suis frappé par la violence de la “charge” électrique qui le parcourt, générée par la ruée soudaine de nouvelles idées, de nouveaux problémes et de nouvelles méthodes dans les années mémes oi il fat écrit. Le livre lui-méme marqua pour moi un nouveau départ’». En effet, de tous les travaux de Peter Brown, c'est celui qui traduit le plus fid@lement son style oral ~ peut-étre seulement celui de I’époque. C'est un livre d'une fougueuse spontanéité, un livre de loralité, je dirais méme un livre du divan de l’analyste. Pour justifier un tel aphorisme, je ne peux mieux faire que de revenir en arrigre de quelques décennies et, me situant & peu prés au moment de la parution du livre, partager avec le lecteur un souvenir personnel des plus vifs. C’est justement en septembre 1972 ‘que j'arrivais & Oxford, pour assister ~ participer meme 2 cette psychose collective qu’engendraient les confi rences du maitre & All Souls. Assis littéralement a ses pieds dans une salle pleine & craquer, nous absorbions chaque mot de deux cycles interdépendants de legons sur « Byzance et les Sassanides » et « la Société et le Suma- turel de Mare Auréle & Muhammad ». Pourtant, malgré Vextréme attention que je vouais & son discours, prendre des notes de quelque utilité pratique (ou méme théorique) 6. Londres, 1971 (séimpr. The World of Late Antiquity, AD. 150-750, Landes, 1997) 7.Symbolae Osloenses, 72,1997 f= $O,721,p. 18. ANTIQUITE TARDIVE : CONSTRUCTION ET DECONSTRUCTION D’UN MODELE HISTORIOGRAPHIQUE, 313 fou résumer aprés coup les points cardinaux du cours s’avérait une tiche impossible. ‘Aussi fondamental que. ce livre torrentiel est l'article sur le réle du saint chrétien dans la société tardoantique, paru également en 1971°. Ga n’a done pas été une surprise lorsque, vingt-cing ans plus tard, il y a eu des festivités pour marquer Ie jubilé d'argent de la publication de ces deux textes, si différents I'un de l'autre du point de vue méthodologique, et qui, chacun a sa fagon, langaient une vision optimiste de I’ Antiquité tardive. Apogée d'un modéle En 1997, Tomas Hugg revendiquait un nouveau profil pour la revue norvégienne de lettres classiques, Symbolae Osloenses, fondée dans les années 1920. S'adressant & la communauté savante internationale, il sollicitait des contributions qui auraient embrassé, & partir d’horizons infiniment plus vastes que ceux de la perspective classi- cisante, les cultures grecque et latine dans toute leur diachronie, Cette diversité devait se refléter dans des débats interdisciplinaires par lesquels allait s’ouvrir désormais chaque Volume. Ainsi, l’ére nouvelle dans la vie de la revue fut inaugurée par une discussion consaerée au livre de Peter Brown et intitulée « The World of Late ‘Antiquity revisited », On ne devrait pas, cependant, se hater de découvrir dans ce titre des accents proustiens ; le retour ne fut qu'un triomphe et qu'une occasion de joyeuse remémoration’. Un rapport de Peter Brown, offrant de _généreuses (et parfois intimes) informations sur la genése du livre, sur ses mentors et ses bétes noires®, a circulé parmi une pléiade d’éléves et de collégues invités par la Revue commenter, a l'aide de ce texte, l'impact du livre. Les contributeurs au volume festif ont longuement analysé tout ce qu’a pu apporter, aux études de I" Antiquité tardive, 8. The vise and ction ofthe holy man in Late Antiquity, in JRS, 61, 1971 80-101 repis dans Society and she Holy tn Late Antiquity, Londres, 1982, p, 103-152. 19, A Pexception de Hjslmar Torp, qui troubla late parses emarques cx \iqoes sur traitement da materia atstique par Peter Brown (p. 58-63), Jesautesconsbuteus ont mi 'coemt sur le le crucial dlivre dans la formation de lt discipline. Selon la dfinion avancée par un des ves Tes plus dovés de Peter Brown, The World of Late Antiquity serait un ‘masterpiece of discreet insemination » Fowden. p. 48) 10, Outte influence majeure exerofe sur sa pensée par Vantropologue ‘Mary Douglts, $0, 72, p. 21-22, Peer Brown state, dans sa réponse finale, sur importance qu't ex, pour sa formation, Ecole hstoriciste 11 [German Hlistorismas] offered mea view ofthe late antique period as an “organic whole, whose phases of development were not cut nto litle pe ‘ces by arbitrary chronological boundaries (of « largely polis! nature) Gnd whose many-facetted civilization was not compartmentalized in & manner that refected the instituionalized myopia of contemporary ni- ‘enites»(p. 73). POLYMNIA ATHANASSIADI dans son 4iscours liminaire, Peter Brown s'était flicité avoir vidé un des mots clés du vocabulaire tardoantique — le terme xenos ~ de son contenu tragique d”étranger” (et méme d“aliéné” |), pour le rattacher au concept d'une terre nouvelle, la xovh xtlots, d'un au-dela ~ ou plutdt dun ailleurs intérieur ~ rayonnant d’espoir”. Et, dans le renvoi substantiel qui cl6t le débat (p. 70-80), il offre une analyse suceinete de ses principales theses, qu’il place fermement sous le signe du postmodernisme". En amateur éclairé des disciplines de la psychologie et de ranthropologie sociale, Peter Brown a mis leurs méthodes & son service pour avancer des interprétations originales et hardies, en méme temps qu'il adoptait et adaptait & ses besoins les modeles d'une historiographie classique. C'est ainsi qu'il emprunta a Santo Mazzarino 12 notion de « démocratisation de la culture » tardoantique” pour Iallier, en prestidigitateur génial,& celle de 1a contamination des ccourants spirituels de I’époque, proposée par Pierre Hadot* = enireprise qui devait lui permettre d’animer un univers lumineux et irénique sur lequel avaient cessé de peser les ‘ombres lourdes de Rostovtzeff et, surtout, de E. R. Dodds. Lere d’angoisse devenait, pce « au parfum de révision- nisme passionné » dispensé par Peter Brown", une ére d’ambition. La montée du saint brownien dans un monde restructuré & la suite du démantlement des frontidres de toute espace, et surtout celles qui séparaient la religion des lettrés de la superstition des masses, proclamait, pour citer Philip Rousseau, « la révolution du comportement » repré- sentée par « la sainteté » dont Peter Brown s'est fait le chroniqueur*. Son étranger— le xenos —, qui gagne son statut « surhumain » dans la société tardoantique par son renon- cement aux plaisirs et aux besoins dune vie quotidienne, devient, par I'effet méme de cette abdication outrée, le héros, le guide et Ie sauveur d'une société qui a su répondre avec suce’s aux défis de son temps en prenant son sort en mains. « An Age of Ambition » ! Armé de miséricorde et sujet, comme son Dieu, .de terrbles acces de colére", mais surtout 11 Bn guise de commentaire sa recnceptualisation de ces termes, Brown Gert (80,72. 20): « Whit was at ese was & need wo decode an alien language ofthe phe, that spoke, in reality, not of escape so much sof the unexpected weling-up, in dsteganded persons and neglected regions, ‘fa new, Here sense of agency.» 12, Voir surtout p. 77-78: « my own experience of scholarship conducted in the light of "post moder” concems has led me to be grateful for many of the shifs of emphasis that it has brought about.» 13. Voir infra, section 14, Surtaut dans Za fin dh poganisme, in HC. Puech (4), Histoire des re ‘ions, Pais, 1972,Il,p. 81-13. 15, Surl'expression, voir G. W. Bowersock, in SO, 72,p. 31 16.80, 72,p.55. importance de Is behavioral revolution dans ce contexte ‘6 alementsoulignée par E. A. Clark (id, p. 39). 17-R. Brown, Te rse and nction ofthe holy man in Late Ansiguiy, 1971 1997, in Journal of Early Christian Studies, 6, 1998, p. 367 AnTard, 14, 2006 sachant exactement comment réagir en toute occasion, ce saint sorti du peuple est incarnation de la réussite absolue dans la société tardoantique : par son role de médiateur entre le village et l’empereur et d’intercesseur auprés de Dieu pour Phumanité tout entigre, humble ermite devient le lien entre les deux mondes. Pour citer Peter Brown encore une fois « Vue en ces termes, la victoire du christianisme dans la société romaine tardive ne fut pas la victoire du Diew unique sur la multiplicité des dieux ; ce fut la victoire des hommes sur les institutions de leur passé". » Voila le message triomphal ~ message, soulignons-le, qui fait écho au discours de Vhagiographe byzantin - dont on a célébré le vingt- cinguiéme anniversaire avec des solennités académiques qui ont, elles aussi, abouti& une publication : le cahier @'automne du tome 6 du Journal of Earty Christian Studies _ Etevés dans le climat politique de détente qui suceéda a la guerre froide, nourris des principes d'un individu sme dot de quelque chose d'anarchigueetinspré parle | a8 ‘mouvement pacifiste des années 1960 et 1970, les éleves et continuateurs de Peter Brown ont naturellement pergu V’Antiquité tardive en leurs propres termes, minimisant tout conflit ~ le bannissant méme de leur terrain ~ et exaltant la révolution du comportement menée par ses -xenoi dont les prouesses ne sont pas sans rappeler celles des overachievers des années 1980”. va Liabolition des frontiéres méthodologiques entre disci pines, déja hissée en incontestable orthodoxie dans les deux volumes commémorant la reconceptualisation de la fin de F'Antiquité par Peter Brown, allait recevoir sa forme ‘canonigue dans un tome collectif & I’air encyclopédique, intitulé Late Antiquity: A Guide to the Postclassical World" aru en 1999 et signé de Peter Brown lui-méme et de deux autres. savants princetoniens, Glen Bowersock et Oleg Grabar, ce livre de 780 pages est divisé en deux parties indépendantes, ce qui permet d’ailleurs & la premigre d’entre elles, composée d’études sur la société et la vie spirituelle, de circuler séparément. Une Introduction, suivie de onze articles thématiques écrits par différents auteurs, et un Gictionnaire alphabétique (couvrant quelque 500 pages) proclament I’Antiquité tardive comme ere historique autonome s'étendant de 250 aprés J.-C. & 800°. Au défi hronologique s’ajoutent des revendications spatiales, 1a Jjuridiction de I’Antiquité tardive s’étendant jusqu’a la Chine. Duisqu'on y rencontre des adeptes du christianisme et du 18. Brown, The rise cit (0.8) p. 101 19, Sur cote analyse, voir E. Sauer, The Archaeology of Religious Hatred in the Roman and Earty Mediaeval World, Suovd, 2003, p. 15, avee retérences. 20, Surle terme, voir 'emploiabusif dans ce contexte de Lane Fox, Pagans ‘and Christians, Londres, 1986, p. 339 (deux fos), 449, 557,558 (quae fois 1), $59, $68, 571, 03 21. Cambridge-Londres, 1999, 22, Interpreting Late Amtguity (Cambridge-Londres, 2001 23, Noir p. IX et passin. Essays om the Postlasscal World AnTard, 14, 2006 manichéisme, deux religions formées dans espace tardo- antique. Pourtant la Chine ne représente qu'un point idé plut6t que réel sur la carte reconfigurée de IAntiquité tardive : sa véritable frontigre coincide avee I’Afghanistan actuel, ontrée dont la centralité nest que top évidente dans la thématisation du Guide. La prééminence des Sassanides et de Islam est pour nous rappeler que le véritable héritier de empire romain est Harun al Rashid plutét que Char ‘magne. Cette formule hardie, prononcée pour la premiére fois par Peter Brown en 1971, a dt tre révisée (et adoucie) pour accommoder les exigences eccuméniques du Guide, ob on lit que chacun des deux est, & sa propre facon,I’héritier une te impériale remarquable™ A.Pabolition des frontigres géographiques correspond la suppression des bariéres épistémologiques : 'archéologic de la vie quotidienne, avec son accent sur la culture matérielle, l’écologie, la géographie sacrée et profane du paysage tardoantique et son ethnographic se combinent avec des disciplines plus traditionnelles, tlles la théologie et VPhistoire- militaire, pour livrer-l'image dune Antiquité choix (nécessairement.arbitraires) que par ses omissions (encore plus parlantes). On y rencontre des articles substan- tiels sur les femmes, le mariage et le divorce, ’érotisme et la nudité, mais, étrangement pour un lexique de I’ Antiquité tardive, on ne trouve rien sur les eunuques. Parmi les religions & mystéres, Je mithraisme est jugé digne de traitement, tandis que le culte beaucoup plus universel ~ & 1a fois public et privé — voué & la Magna Mater est compl ‘tement ignoré — ni Attis ni Cybele ne figurent parm les entrées. Un article plus long que ceux qui traitent de Plotin ‘ou de Justinien est consacré & la philosophe-martyre Hypatia, tandis que lorganisateur du platonisme en une communauté scripturaire, Jamblique, dont I'euvre et les activités sont en ce moment le sujet d’un considérable renouveau d’intérét de la part tant des philosophes que des historiens, brille par son absence. Et un collegue qui espérait, ‘découvrir, dans le dictionnaire, un article sur la préfecture du prétoire s'est vite rendu compte qu’aucune entrée n’inter- 24. Voir p-X de "nvoduction, isi qu V'ncusion d'un article « China » dans Je Guide. Voir aussi la réponse de Bowersock & la critgue de Giardina :« The High from the canodical enter hs led to the discovery ‘of many new local centers... Late antiquity is conspicuously not cont nod othe Mediteranean, nor is st sufeing from hypertrophy» Centrifugal force in late atigue historiography. in C. Sta et R. Lim (6d), The Past before Us: The Challenge of Hiseriographies of Late Aniguty,Turbeut, 2004 (BAT, 6), p23. 25, Guide, p. VI. Cf. World of Late Ansiguiy,p.9 et $0,72,p. 17 ANTIQUITE TARDIVE : CONSTRUCTION ET DECONSTRUCTION D'UN MODELE HISTORIOGRAPHIQUE 315 vvenait entre « pomography » et « prayer ». A exception de quelques charmantes excentricités ~ l'article sur les chameaux par exemple qui est trois fois plus long que celui sur le califat qui le précéde immédiatement ~, le-Guide reproduit tous les clichés du modéle postmodeme de I'Anti- quité tardive. Signalons pourtant que ce qui, dans les années 1970 et 1980, était inspiré par la spontanéité et la fraicheur de la découverte porte ici le carcan de I'orthodoxie. Pour les éditeurs du volume, la créativité de I" Antiquité tardive s'exprime surtout dans son génie religieux. Crest ainsi qu’ils encouragent les zoroastriens et les juifS, les ‘musulmans et les chrétiens daujourd’hui & visiter ce Guide pour découvrir leurs racines historiques. L’insis lance portée non seulement sur la continuité entre I’ Antiquité classique et celle de Iarritre-saison, mais aussi sur la permanence et la pertinence de I’héritage tardoan- tique dans le présent, est un théme absessionnel. Notre monde n’est pas présenté comme un monde entretenant des affinités ou des similitudes avec I’Antiquité tardive, mais, grice & tant de paravents 6tés, comme son prolon- gement naturel sur le plan aussi bien idéologique que réel*. On se trouve en effet en présence d'une étape plus avancée d'optimisme que celle qui se révéle dans la répudiation de toute notion de crise et de décadence du champ de Phistoire romaine”. Lantithse 1999 a été une année butoir pour l’Antiquité tardive. Son heureux expansionnisme, T'irrésstible conquéte «horizons toujours plus vastes, a é$ dénoncé par un historen italien ~ Andrea Giardina — en des termes virulents. Parue dans la revue savante Studi Storici sous le titre « Esplosione di tardoantico »*, cette formidable attaque fait I'anatomie- du Paradigme historiographique de la longue Antiquité tardive en recherchant Jes causes quiont permis sa naissance et sa réception. Deux facteurs complémentaires sont, selon Andrea Giardina, Vorigine de ce phénoméne : « lathétorique de la ‘modernité» et 'impérialisme linguistique de anglais dans le monde contemporain, les promoteurs du modéle dune Antiquité tardive expansive appartenant dans leur écrasante ‘majorté au « club anglo-saxon »*, 26. « Not only did late antiquity last for over hall millenium; much of Whar was created in that period still rns in our veins » + p. IX de Finvodueten 27. On pout également souignr les remarquables analogies (plate que de la réalité; et, graduellement, on se trouve impliqué dans une campagne de justification une we d'ensemble préfabriquée, d'un panorama construit a priori, comme une maquette d'architecte. Crest ainsi qu'on s‘évertue demigrement & prouver Ia ténacité du modele urbain gréco-romain dans le monde de la Méditerranée orientale, en produisant des exemples de survie, pris ici et la dans ses vlles. Mais la simple découverte de quelques miettes matérielles appartenant aux sources dites froides, tells que epigraphic, la numismatique ou l'archéo- logie, ne suffit pas & transformer une ville byzantine ou ummayade en témoin de la mentalité anthropocentrique Crest ambiance générale de la ville qui compte et, au ‘ur sigcle au plus tard, Ie paysage urbain de la « Plus Grande ‘Méditerranée » s'est irrévocablement métamorphosé. ‘Au minaret ~ ce symbole puissant de l'ordre nouveau qui s*élance de tous les points de Ia cité vers le ciel en 320 POLYMNIAATHANASSIADI Evoquant les nouvelles préoccupations de ses habitants = fait pendant, dans la topographie de l'espace intérieur, le minbar, la chaire élevée d’ot I’on préche la parole de Dieu Et comme dans les mosquées, de méme dans les églises,on trouve de plus en plus ces tribunes élevées dod le prédi cateur adresse ses exhortations & la masse uniforme des fidbles, la-bas. Dans cette mer humaine, Vindividu est noyé. La question que doit poser lhistorien, face & cette reéalité, est la suivante : comment en arrive-t-on la, & la voix Unique adressée & une humanité silencieuse, une humanité volontairement (ou peut-étre seulement en apparence) Serasée ? Cette capitulation de la volonté individuelle, qui Va souvent jusqu’a T'effacement total du moi et de ses revendications mondaines, ce changement d’humeur et de ton dans la collectivité ne pourraient pas étre plus fidelement rendus que par le terme qui couronne toute cette Bre: islam, 3 savoir « soumission ». Mais islam est le mot juste pour décrire T'aboutissement plut6t que le processus, le produit final de la métamorphose plutot que Pobscure fermentation que j’égalerais volontiers avec Antiquité tardive. Notre travail & nous consiste & repérer quelques-uns au moins des tournants critiques au cours de cette fermentation. Une approche A la fois plus honnéte et plus intelligente ‘que celle qui insiste sur a continuté des modes de pensée et de vie s‘ouvre & nous : au lieu de nier tout changement radical & a sociologie et &I"Ame tardoantique, on cesse d'etre ‘bsédés par le sort des cités. Si elles déclinent et dispa- raissent de la carte, c'est qu’elles sont remplacées par des centités beaucoup plus vastes comme sctnes de la vie hhumaine : la montagne, 1a campagne, le désert® ! La caméra doit done se déplacer pour capturer d'autres gros plans. Ce fqui manque A cette approche est justement le comment, analyse de la transition dune réalité & une autre. Ce que Ferdinand Lot avait naguére défini comme « une rupture de continuité psychologique” » est un processus infiniment Varig, désespérément lent et, qui plus est, un processus qui ne ‘est jamais achevé pour toute une parte de la population. La polyphonie de la dissidence est absente d'un discours qui se Neut totalisant, Ce qu'on pourrait imputer done & cette méthodologie, en dehors de son regard biaisé, est son ‘manque de nuance ; car elle jgnore la vertigineuse diversité de T'aktérité psychologique, intellectuelle et comporte- mentale, si caractéristique dune société en mutation, et se ‘désintéresse de la gamme des motifs et des manifestations de ta dissidence. En empruntant leur analyse au discours populiste de T'hagiographe byzantin, les défenseurs d'une felle approche s‘identifient trop aisément au pélerin idéal (plurot que moyen) de I’Antiquité tardive. Une autre faiblesse de cette méthodologie est son refus (ou négligence) @accorder & la dimension théologique la place qui lui 49, Postlatformulé par Peter Brown, $O,72,p. 70-1. 40. Lafin ds monde entigue ele début du Moyen Age, Pass, 1927,p.2. AnTard, 14, 2006 convient. Comme si, & ’historien bourgeois avant la Guerre, avec son attachement aux structures instiutionnelles de la sovié, avait sucosdé le chroniqueur des apparences de 1'6vénement religieux. Car ce qui est dramatiquement absent de l'analyse postmodeme est, en tout premier liew, le fond spirituel du phénoméne religieux" ; et, & un nivesu plus pragmatique, |'acton sur a société de la ruse théologique : 1a manipulation de la théologie dans le but de controler tant la ‘conscience individuelle que la politique internationale VILLE SACRE ET LE PROFANE. La ob Von ne peut qu’étre d’accord avec les “prowniens”, e’est sur hégémonie du culturel, sur leur choix du domaine de I'impalpable comme terrain d’étude privilégié de I'Antiquité tardive. La religion, dans sa Uéfinition Ia plus vaste, est la force qui fertilise le politique, le social et Iintelectuel, la clé magique qui nous Gute ce monde. Cela est incontestable. Que se soit comme systtme chronologique universel ou comme paradigme historiographique s'appliquant & toutes les époques, toutes les sociétés et tous les mondes, le religieux inspire tout et explique tout®, C'est dans ce cadre que la communauté des croyants vient suecéder A Ia cité comme point de référence identitaire de lindividu. Pour illustrer un pareil axiome, on ne peut mieux faire que d’introduire le couple iepés BéBrdog - « sacré-profane » -, qui & lui seul vient Aéfinir de plus en plus lespace tardoantique. Mais avant dde remonter & la source de cette antinomic, recherchons le profane dans son milieu d'origine. ‘Dans la Gréce ancienne, le terme BéBriAos dénote wn espace non consacré, des lieux od il est possible de metre le pied. Terme créé, selon Chantraine, sur le passé du verbe Baiveo (Refine). te BéBnAog / BéBnAov finit par signifier ce dui est permis et accessible & tout le monde, en méme temps qu'il désigne le non-initié. Aucune nuance péjorative ne Gattache au terme sinon, & Voreille d'une élite sprituele, dans le contexte dun rtuel mystérique. En effet, dans la cité antique, c'est le BéBrog plutt que le possesseur d'une ose ésotérique qui représente Ia normalit, Son outsider est Time, « Mhomme privé », celui qui ne se méle pas des affaires de la polis, homme que le sort de la communauté ddans laquelle il vit laisse indifférent. Aux antipodes de I= 51, Pour santier sur un exemple frappant, la magistale biographie = Foc Brown a conscré 4 saint Augustin (Augustine of Hippo: & ‘iozraphy, Londres, 1967) ignore lees théologign de son apport." Frese deen gnéral del vison pstmodeme de | Antigo tine Tur ce qu‘elic a gagné en étendve, elle I's ped en profondeur. Une a isis dete pet —comme de te ‘ncthodologie engagée ~< ‘52 Aun tentatvescoordonnées d'Eusébe de Césase dans tous oes domaine fat sult clle de Cosmas Indicopleusts qui la wile du Conte ‘AGnaue de $83, propose dans sa Topographic une méme gle de leetre ‘out I univers physique et metaphysique AnTard, 14, 2006 fameuse défintion aristotélicienne de l'homme comme Gov odatixiy, PiStdens est inhumain, Cet usage négatif se perpétue parmi les représentants d'une élite platonisante jusqu’a la fin de I'Antiquité®. En revanche, dans le christia- nisme, le terme iBudimg est dés le début doté d’une conno- tation positive ; déja les apétres sont désignés comme iSvGeon, c'est-d-dire comme des gens simples et modestes, sans présomption ni arrogance et sans idées regues. Libres des entraves dune ducation queleonqve, ils sont mrs pour recevoir le message divin Et le BéBndos ? Quelle est sa fortune pendant Prépoque post-classique ? A quelles vicissitudes séman- tiques se plie-t-il lorsque I’Eglise chrétienne vient se substituer a la polis comme contexte a la fois social et métaphysique, prétant du sens A une vie humaine ? Commengons parla sémiologie de la cité antique, dont les ‘murailles opposent l'espace des vivants & celui des morts regardés comme principale source de pollution. A cette topographie explicite va succéder la topologie ambigué et complexe de la ville chrétienne, marquée par leur cohabi- tation. A mesure que les aménités et les jouissances de la vie se transposent de la terre aur ciel, les vivants cédent leur habitat. aux défunts, qui ~martyrs.en-téte ~ franchissent les portes de la ville et viennent occuper un espace qui leur état jusqu’alors rituellement défendu. La révolution.chrétienne face a 1'événement de la mort @ centrainé un renversement des regles de lurbanisme. Le nouveau langage qu’inspire la thétorique de la résur- rection a transformé la mort en sommeil et les nécropoles en dortoirs*, La grande césure n'est plus entre vivants et rmorts, mais entre fidéles et infidéles dans le présent, le passé et I'éternité, Progressivement, tout ce qui se trouve cen dehors des confins bien définis de I'Eglise — que ce soit homme, objet, croyance ou tradition — devient BéBnhov, C‘est-i-dire « profane ». Subissant une inversion de son sens, le terme BéBnAog ne désigne plus celui qui mene tune vie normale loin des conventicules mystiques, mais exclu, le paria, le pollué ‘Antthése tranchante, au propre et au figuré, le couple “sacré-profane” s‘applique, dans ’Antiquité tardive, au présent, a l'avenir et, bien sr, au passé, Flottant dans le 53, Damascus, Hist. Philos. ff. 1460, Athanasiadi : MBubmg este ‘ulgure et, pr extension, le bon rie, 4 CF. Origine. Cels, VIL 47, Ces en dehors dela sémantique exclé- ‘sae ten perpénant rusageclasgue gue idiorgagnera, dans es lan gues modemes, son sens négatf. Par conte, en here directe de Byzance, la Groce moderne attache aucune nuance pejorative au mot iBuaene et ses dives que on entend dans lesen d'ndvid état et activites paves, Ce nex que comme terme technique du vocabulaire ‘médical, provenant d'un emprunt secondaire da fangais, que le mot dés- ge un individ menalement handicape sSCf. la formule succincte de R. Patker, Miasma: Pollution and ‘Purication in Early Greek Religion, Oxford, 1983, p. 32 « the mons ‘wou impurity of the comps.» 56, Ces le sens literal d terme xouonrfpiovstranert en iain en coeme- Teri, di Te fans « cies» ————————— [ANTIQUITE TARDIVE : CONSTRUCTION ET DECONSTRUCTION D'UN MODELE HISTORIOGRAPHIQUE 321 temps et 'espace d'un océan séculier, les premiers chrétiens ont besoin de se définir et pour cela ils se servent de Ia norme de leurs écritures saintes ~ du canon qui se constitue & partir de la fin du 1 sicle, L'océan des tradi- tions qu’ils abordent vient du dehors etil dépend d’eux de Iu ouvrir la porte pour accueillir ce qu’ils jugent utile a leur ‘cause. C'est ainsi que toute sagesse qui n’est pas le produit, direct ou dérivé, de la révélation chrétienne est qualifiée de Hoey et de Bipabev, termes auxquels nous n’accordons jamais leur sens littgral, mais que nous concevons dans le sens fort de « profane ». Le travail des Apologetes et des Peres de I'Eglise chrétienne & I'égard de cette linérature « venue du dehors » est connu, Labeur immense en vue de la classification de tout le savoir juif et grec sub specie cchristianitatis, puisque tout ce qui s'était passé avant Mncamation n’était qu'une praeparatio evangelica. Cette dichotomie de I’héritage culuprel de "humanité & Vraune d'une regle de vérité n'est pas le propre des chrétiens, C'est une tendance universelle qui, par Peffet de osmose, va croissant dans la société de I"Empire. Comme je tente de le prouver ailleurs”, & partir du milieu du ur sigcle au plus tard, les platoniciens s’occupent de plus ‘en plus de sonder leur propre océan cognitif a l'aide de ce nouvel instrument d°évaluation, le canon, soumettant eux aussi leurs biens culturels 8 I’épreuve du sacré. L'hellé- nisme de Jamblique et de Julien est une machine qui redéfinit son héritage culturel en I’étendant sur le lit de fer de Procruste : tout ce qui n’est pas interprétable selon les normes de la théologie jamblichéenne est tout simplement rejeté. C’est ainsi que la philosophie épicurienne dans son ensemble, le courant sceptique et le cynisme engagé du temps de Julien sont mis & l’index et déclarés hors-la-loi Ce qui est plus intéressant encore c’est que, en constituant son orthodoxie, le platonisme procéde a I'identification de ses bétes noires, tant dans le présent que dans son passé réinventé, pour les flétrir du stigmate de I'hérétique, Si, dans leur tentative de restructuration du monde, les maitres spirituels des chnétiens et des paiens pensent et agissent de maniére analogue, on doit se demander quelle est TFattitude de la vaste majorité de leurs contemporains & cet gard ; & quel point, et surtout & quel niveau, la propagande des Glites réussit & faire des convertis. Entre l'approche, a priori philosophique, de Vhistoriographie traditionnelle, qui fait le bilan de la contrainte et de la destruction, et l'optique psychologique post-modemne, qui se dresse en porte-parole des forces du progrts, peut se loger une trisitme approche, ui tournerait le dos aux modeles théoriques et surtout aux zrilles de lecture, qui rel@guent dans le domaine de la “théto- rique” tout ce que l'on refuse d’écouter et de comprendre dans son sens obvie, et chercherait & pénéirer,en observateur désintéressé, I'espace moyen entre innovation et réaction. 7. Woit P. Athanasiad, La lute pour Vorthodoxie dans te patonisme tari Pass, 2006, passin 322 POLYMNIA ATHANASSIADI (On y rencontrerait alors quelques-unes de ces figures inces- ssamiment sujettes au jeu de la corde tirée entre I’ancien et le nouveau, avec leurs tensions et leurs coléres, leurs doutes et leurs indécisions. VIL. La VIOLENCE AMBIGUE Pendant qu'un édifice s’écroule et qu'un autre s"éleve tsa place & Vaide des matériaux nouveau et des reliquats réutilisés, on entend se méler aux voix joyeuses des démolisseurs et des bitisseurs (deux catégories qui ne s‘identifient pas foreément entre elles) les gémissements de ceux qu’on écrase et de ceux qu’on déposséde, ainsi que les cris variables des observateurs, allant de la sympathic pour les vietimes a I'approbation et Ia raillerie concernant Tour sort. Spectateurs indifférents, ironiques ou indignés, agents et comparses de I’établissement de I'ordre nouveau, jis doivent tous étre représentés dans le mémoire que dressera le chroniqueur. Et, par-dela la polyphonic méme des témoignages individuels, ’historien doit (comme on le fait lorsqu’on esquisse Ia biographie intellectuelle d'un personnage de marque) s’efforcer de détecter les dynamiques en compétition dans un méme cerveau pour tune foule de gens aussi vaste et aussi variée que possible. Pour traduire I'Antiquité tardive, Peter Brown s'est servi d'un mélange explosif fait de religion, de sexe et de violence. De ce trio exégétique, je serais portée & garder le premier et le demier élément et postulerais que le concept fe la religion doive étre approfondi et raffiné par-dela ses facettes sociologique ct psychologique. Envisagée surtout dans sa dimension intcllectuelle et spirituelle, la religion dans I'Antiquité tardive doit étre également considérée ‘comme force politique brute, disposant de formidables machines de contréle social — le canon, le codex, le sermon, le florilége, pour n’en nommer que quelques-unes. ‘Tous ces produits de la technologie tardoantique méritent tune analyse minutieuse dans le contexte des hiérarchies qui les promeuvent. Quant & Ia violence inhérente & la société, elle ne constitue qu'un aspect ou une démarche de la pratique religieuse. Force ambigué et ambivalente, tour a tour dénigrée et o€lébrée par ses utilisateurs mémes, la ‘violence aux mille visages est endémique dans I’ Empire romain. Ce qui nous intéresse dans ce contexte est la manigre dont cette force agit sur Je christianisme et ‘comment elle est regue, canalisée et exploitée par Iui. Si, ds le premier jour, I Eglise se nourrit des querelles de ses membres et du sang de ses martyrs, ce qui intéresse le ‘chercheur est le pourquoi et le comment de ce processus. ‘Un des aspects les plus manifestes et les plus complexes de la violence omniprésente dans la société romaine est le martyre —ce spectaculaire pont de sang jeté par lespoir et le

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