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Camille Dumoulié’ Lentre-deux-morts: Jacques Lacan entre philosophie, littérature et psychanalyse LE CH@EUR: Qui triomphe donc ici? Clairement, c'est le Désir, le Désir, né des regards de la vierge promise au litde son époux, le Désir, dont la place est aux cotés des grandes lois, parmi les maitres de ce monde. (Sophocle, Antigone) Lacan avec Schopenhauer Considérée comme expérience ov comme notion, V'idée lacanienne d’ «entre-deux-morts» implique une forme de pu- reté. Pour lexpérience, c'est celle du désir pur. Pour la notion, elle tire sa pureté de ce qu'elle renvoie au rapport de Phomme au langage. Voici deux citations de L’éhique de la psychanalyse quise référent a cette double pureré. Cette pureté, cette séparation de Petre de toutes les ca- ractéristiques du drame historique qu’ila traversé, c'est [a justement la limite, Pex bilo autour de quoi se tient Antigone. Ce n’est rien d’autre que la coupure qu’ins- taure dans fa vie de homme la présence méme du langage (p. 325)". Antigone se présente comme autonomos, pur et simple rapport de Metre humain avec ce dont il se trouve étre miraculeusement porteur, savoir la coupure signifiante, qui lui confére le pouvoir infranchissable d’étre envers et contre tout, ce quil est. [...] Dionysos est ce diew [sauveur], sinon pourquoi viendraitaily Rien de moins dionysiaque que Pacte et la figure d’Antigone. Mais ‘Antigone méne jusqu’a la limite Paccomplissement de © Professor da Universidade de Paris VIL ©° NAB. Les références qui suivent es citations renvoient aux ouvrages cités cn bibliographic. 12 Filosofia ¢ Psicanilise ce que l'on peut appeler le désir pur, le pur et simple désir de mort comme tel. Ce desir, elle 'incarne (p. 328- 29), La pureté de Vexpérience est le fruit dune asedse, d'une conquéte, ou d’un malheur auquel Antigone a ceavré comme 3 son chef-d'ccuvre, Llentre-deux-morts ne se rencontre pas au coin de la rue, il faus étre, dit Lacan a propos des héros de So- phocle, «a bout de course». Il vaut mieux dailleurs étre, sot dit en passant, des héros. La nature et le statut du héros tragi- que conférent i leur pureté un effet de purification, de catharsis, comme iranchissement de la barriere de la crainte et de la pitié. ‘Ainsi en va-til de la notion. Elle n'est pure qu’en bout de course. Mais pour y parvenir, il faut traverser des zones d’om- bre, la dégager de la gangue qui laissé sur elle quelques scories, dont elle se débarrasse, en cours de route, en bout de course. C'est une notion surdéterminée, sous influence, pourrait-on dire. Sans faire son histoire, et sans méme évoquer Sade, auquel Lacan se référe explicitement, ni les mystiques au vocabulaire desquels appartient Pexpression «seconde mort», nous souli- nerons deux références qui semblent grever la notion Pentre-deux-morts. D’une part celle, freudienne, @’instinet de mort, d'autre part, celle heideggerienne, d’étre-pour-la-mort. Certes, Lacan a tenté de dégager Pidée de pulsion de mort de son anerage biologique, en la liant a la fonction du langage. Mais elle n’est jamais vraiment pure de scories freudiennes: par exemple, a propos de Niobé transformée en statue de glace, 3 laquelle se compare Antigone, Lacan écrit: «& quoi s‘identifie- t-elle? — sinon a cet inanimé ot Freud nous apprend a reconnaitre la forme dans laguelle se manifeste Pinstinct de mort» (p. 327). Par ailleurs, Les éerits renvoient a la «notion Choméostase», élaborée par Cannon, présentée comme «la conception fa pls moderne» dela biologie, pls moderne que celle de Bichat pour qui la vie était Pensernble des forces résistent 3 la mort (p. 316). Rappelons que la biologie la pfus moderne, tout au contraire des présupposés qui étaient ceux du début du sigcle et dont s'est inspiré Freud, nie le principe dhoméostase, tout comme le principe de constance, et plus encore le principe de Nirvina. On peut se référer, sur ce point, A deux auteurs qui affirment que la tendance de Porganisme est aPactivité, au développement le plus élevé de ses capacités: K. Lentre-deux-morts 193 Goldstein, La structure de l'organisme, «Tel», Gallimard, 1983, et J.-D. Vincent, Biologie des passions, Odile Jacob, «Points», 1986, Dans la citation hate précédemment, Lacan garantissait la pureté d’Antigone en disant que son acte était tout saul dio- nysiaque. Il n'est pas stir que Pexpérience du dionysiaque ne soit pas moins pure, a certains égards. Peut-étre méme sup- pose-t-elle, comme expérience et référence tragique, une Ampureté moins grande que la référence biologique. ‘Tout laisse A penser que si Lacan se croit obligé de récuser Dionysos, c’est quill y aun lien entre le dionysiaque et le sort d'Antigone. Le nré de la tragédie l'atteste. Mais en dépi de cette proximité, ila raison de marquer une différence essentielle, C’est un peu la méme que celle qui, selon Nietzsche, sépare Dionysos et le Crucifié. Lun exalte la vie, malgré la souffrance et la mort, et méme & travers elles, Pautre condamne l’existence et le désir, au nom dela souffrance. Il n'est pas insignifiant que la récusa- tion de Dionysos s’accompagne d’une convocation du Christ. Léthique de la psychanalyse présente la crucifixion comme comme une «image exemplaire tirant 4 elle secrétement tous les fils de notre désir» (p. 304). Certes, exhibition de ce corps constitue une limite, une sorte de «divinisation» de «la limite ‘ot Petre subsiste dans la souffrances, Comme limite imagi- naire elle demeure impure, mais elle indique, néanmoins, la voie pure de «l’ex nihilo». Et si Antigone va au-dela de toute image, crest la méme voie qu’elle suit, celle de qui a été «au fond dela douleur d’exister» La deuxitme référence est celle, souvent alléguée par La- can de l’étre-pour-la-mort heideggerien. Cette autre surdéter- mination de la pensée lacanienne a été analysée, dans quelques-uns de ses effets, par Nancy et Lacoue-Labarthe dans un célebre livre auguel Lacan lui-méme a fait un sort. Le moins qu’on puisse dire est qu'elle traine avec elle une charge concep- tuelle, voire idéologique, qui est loin de la pureté dernitre de la notion d’entre-deux-morts. Mais sous les référents freudien et heideggerien avoués, se cachent une mse vision et une autre philosophie (pour les- quelles ils servent de parades, d’alibis scientifiques et ontologiques), ainsi qu’une morale du renoncement et une métaphysique de la souffrance. Tout cela pouvant se résumer d'unnom: Schopenhauer. Le silence de Lacan sur Schopenhauer, répondant aux réticences de Freud & reconnaitre en lui le pré= 194 Filosofia e Psicanalise curseur de la psychanalyse, semble la meilleure preuve d’une parenté honteuse. Cela exigerait une démonstration de nou- veau impossible 4 produire ici. Nous nous contenterons de quelques citations. Au sujet du mépris que manifestent cer tains esprits positivistes a ’égard du bouddhisme, Lacan écrit: Sans doute, aux yeux de pareils fantoches, les millions hommes pour gui le douleur Gexist et Pesdence oviginelle pour ls pratiques dy salt quis fondent dans feut foi au Bouddha, sonvils des sous-développes [... } N’ont-ils done pas, s’ils croient avoir meilleure oreille que les autres peychiatres, entendu cette douleur l'état por modeler la chanson daucuns malades qu'on appelle mélancoliques? (Ecris, p. 777) ‘A propos du suicide d’Empédocle qui «laisse 3 jamais pré- sent dans Is mémoire des homines cet arte symbolique de son dtre-pour-la-morte, Lacan, dans les Ecris, affirme que «le re- noncement suicide du vaincu frustrant de sa victoire le maitre qu'il abandonne a son inhumaine solitude», est Pexpression la plus haute de la liberté du désir: «cette affirmation désespérée e la vie qui est la forme la plus pure o& nous reconnaissions Tinstinct de mort» (p. 320). Rien de plus pur que le suicide et ledesespoi. Ren de plus pur pour un ue, que, tre de stase que représente la souffrance, de «rentrer dans le néant do il est sortie (Léthique..., p. 304). Enfin, un passage des Ecrits, quinous renvoie as «péché originels d’exister, commence parcette formule: «Que suis-Je? Je suis a la place doi se voci- fore que ‘univers est un défaut dans la pureté du Non-Etre’» (p-819). Et en face, presque au hasard, quelques passages de Scho- penhauer: "Nous sommesau fond quelque chose qui ne devrai pas dare; aussi cessons-nous d'exister, Lamort dit: Le liberé veritable et primitive repara 8 moment qui, ax sens indiqué, peut étre regardé comme une restiutio in integrum [établissement dans l'état ancien). Lentre-deux-morts Leexistence que nous connaissons; il (homme résigné] la quitte sans peine; ce qui la remplace est néant 4 nos yeux, parce que justement notre existence, comparée 3 cdlela, west qu'un néant. La foi bouddhiste nomme cette existence nirwana, cext-a-dire extinction (Le monde comme volonté et comme représentation, p. 1257- 1259.) Quelle est donc la véritable signification de la tragédie? Crest que le héros n’expie pas ses péchés individuels, tnais le péché originel cest--direle crime de Pexis: tence elle-meme (9.328) Les formules de Lacan et de Schopenhauer mises bout 3 bout, il serait bien difficile de décider de leur auteur. Notons encore cette citation que Schopenhauer fait de Mme Guyon qui écrit: «vie qui ne craint plus la mort dans la mort méme; parce que fa mort a vaincu la mort, et que celui quia souffert Ia premiére mort ne gotitera plus la seconde mort» (p. 491). ‘Mettons un terme a ce rapprochement par un retour 4 Antigone. En quoi son désir est=il pur et en méme temps désir de mort? C’est quill est un «désir criminel», ou, plus précisé- ment, il assume le désir criminel des parents et, tout spécialement de la mare (p. 329). Or,c’est exactement I'idée de Schopenhauer: ta vie et d’abord le désir procréateur sont des crimes; ce désir criminel de ’Autre (Jes parents ou le génie de Pespéce), les enfants doivent le payer, racheter la faute dexis- ter. Le méme mot vient ici chez Schopenhauer et Lacan: celui de dette. A vrai dire, il est inexact d'affirmer que Lacan fait silence sur Schopenhauer, car il Vinvoque dans L’éthique... 3 propos de la pulsion de mort freudienne et de la rectification quill estime devoir hui imprimer: Lapulsion comme telle, et pour autant quelle es alors pulsion de destruction, doit étre au-dela de la eendance au retour 3 linanimé. Que peut-clle bien étre? — si ce n'est une volonté de destruction directe, si je puis dire pour illustrer ce dont il s'agit. Ne mettez pas du rout accent sur le terme de volonté. Quel que soit Pintérét en écho qu’a pu éveiler chez Freud la lecture de Scho- penhauer, il ne s'agit de rien qui soit de Yordee dune Wille fondamentale, et c'est seulement pour faire sentir la difference d'avec la tendance al'équilibre que je suis, en train de 'appeler ainsi pour instant. Volonté de des- Filosofia ¢ Psicanslise i truction. Volonté de recommencer 3 nouveaux frais. Volonté d’Autre-chose, pour autant que tout peut étre iis en cause 3 partir de la fonction du signifiant (p. 251), La tragédie du désir La dénégation est, ici, parfaite. Mais revenons a Sophocle 1ui nous monte, dés CEdipe & Colone, qu’effectivement, fe désir I Antigone est un désir de mort, liéaPamour paternel, et, déja, tout occupé de ceux qui meurent sans sépulture: ANTIGONE: Retournons li-bas, ma chérie. ISMENE: Pour y faire quoi? ANTIGONE: Un désir me posstde. ISMENE: Er lequel? ANTIGONE: Celui de voir le séjour souterrain.. ISMENE: De qui donc? ANTIGONE: De notre pére, hélas! (...] ISMENE: Songe qu'il est mort, et non enterré, al’écart de tous. ANTIGONE: Qu’on me méne done [a pour me tuer 4 mon tour (p. 429) Ce retour au texte est l'occasion de rappeler une chose essentielle: le crime, le fameux crime qu’ Antigone porterait comme son désir, Edipe n’en veut plus, il le renie, clame son innocence. S'l ya des criminels, ce sont ses parents, et contrai- rement 4 Antigone, il affirme leur seule culpabilité. Lacan voit dans Antigone et CEdipe deux héros qui se sont avancés dans Pentre-deux-morts. Mais quelle différence ! Et combien EEdipe A Colonne dénonce tout le drame dela eulpablié et de la fe- cherche sanglante de la vérité qui était celui d? Edipe roi, sur quoise fonde la psychanalyse, et qu’ Antigone viendrait sauver, in extremis. Lentee-deux-mores 1 7 Voila qui incite & reconvoquer Dionysos et a évoquer La Naissance de la tragédie. Le point de départ de Nietzsche est exactement celui qu’a repris Lacan: le fameux «plutét ne pas Etre d'Edipe. La sages dionysiaque In plus brute, ea plus proche du pessimisme schopenhauerien, est exprimée ainsi par Silene: «Le bien supréme, il Pest absolument inaccessible: c'est de ne pas étre né, de ne pas étre, de n’étre rien. En revanche le Second des biens, lest pour tol_et c'est de mourir sous peus (Naissance..., § 3). Mais ds La Naissance..., Nietzsche voit dans le dionysiaque, du moins tel quil s’exprime dans la tragé- die, une puissance affirmatrice et justificatrice de existence. De cela témoignent les deux grandes figures héroiques dont il arle, et qu’il Oppose en un sens, CEdipe et Prométhée. Or, la lecon d’GEdipe, comme masque de Dionysos, n'est pas 1a con- damnation de existence ai affirmation de son caractere homme plein de noblesse, destiné, malgsé sa sagesse, aPerreur 1 la déchéance, ras quifinalemtent, pat Pex. ces mame dese souffancesexeree autour def une action magique bienfaisance dont la force est telle que les effets s'en font encore sentir aprés sa mort. Lhomme noble ne piche pas, voila ce que nous dit ce profond poate [Sophocle] (§ 9) Cela trouve son achévement avec Edipe 4 Colone qui montre qu’a laccablement et la déchéance extréme d’Edipe répond «la sérénité supraterrestre qui descend des spheres di- vines». A ce point de «passivités, «le héros accede a cette activité supréme qu! outrepasse le terme de sa vie». Autrement dit, le héros dionysiaque, far-il au comble du malheur, innocente Vrexistence et la sanctifie, au-dela du crime et de la souffrance. Du moins dans la tragédie de Sophocle. Peut-étre Antigone t'a-telle rien de dionysiaque, mats cela ne sigifie pas que Fex- périence de Pentre-deux-morts ait jamais ce caractére. Comme il nest pas sr que sa pureté exige une épreuve tragique et hé- roique. Une dernigre remarque théorique est encore nécessaire pour nous avancer dans la zone de l’entre-deux-morts et pour pénétrer dans sa terrible blancheur. Filosofia Psicandlise Ce qui est au-dela n’est pas seulement le rapport a la seconde mort, cest-a-dire avec l'homme en tant que le langage exige de lui de rendre compte de ceci, qu'lln’est as. Iy a aussi la libido, 3 savoir ce qui, en des instants fugitifs, nous emporte au-dela de cet affrontement qui nous le fait oublier. Ft Freud est le premier 3 articuler avec audace et puissance que le seul moment de jouis- sance que connaisse l'homme est ala place méme ot se produisent les fanasmes, gui représentent pour nous la méme barriére quant & acces a cette jouissance, la barrigre oi tout est oublié (L’éthique..., p. 353). Cette notation incidente, «il y a aussi la libido», et cette référence 3 la jouissance renvoient 3 ’un des concepts majeurs de Léthique..., celui de la Chose, Cette derniére citation rap- pelle que Pexpérience de lentre-deux-morts est de ordre de la Chose et que la pure du desir est point de rencontre avec la puretéde la Chose. Rencontre, on fe sit, impossible, intena- le, puisquelle est, comme lieu de la Jouissance, le manque méme. Et c’est ce qu’Antigone ne peut que se figurer, au tra- vers d'une image, d'un mythe La pureté, pour Antigone méme, est mythique. LE CORYPHEE: [...] Seule entre les mortels, c'est de toi-méme, et vivante, quetu descends dans les enfers ! ANTIGONE: On m’a conté jadis la déplorable fin de Pétrangere phrygicnne, de la fille de Tantale qui, sur le sommet du Sipyle, a brusquement senti sur elle, aussi tenace que le lierre, le roc monter et Passervis, si bien gue maintenant fondan sous eau duce ce auton rapporte, elle se voit couverte de neige éternelle, et ce sont des rochers quinondent désormais les larmes de ses yeux. Voila bien celle & qui le destin qui m'abat me fait ressembler le plus (Antigone, p. 122-123) Plus gue linanimé, dont parlait Lacan, ce sont la blan- cheur, le froid, Fécoulement infini des larmes, Pun flux inextinguible, qui font la force de image, et surtout, plus que Ja mort, une vie éternelle, fdt-ce au corur de la glace et de la pierre. On pense putt & Pimpossibilicé de mourir des person- nages de Beckett qu’au prétendu inanimé? Quoi qu'il en soit, cette pétrfication de Niobé, Antigone méme n’y parvient pas, car 'entre-deux-morts n’est pas la pé- Lentre-deux-morts 1 trification de la mort, Pextase rigide et frigide d’un désir pur et ght. C'est pourquoi chacun,malgé I pureté de Pexpétience le Ventre-deux-morts, avance, dans les parages de la Chose, avec son pas, son style, qui est sa manitre de se vouer 3 la blan- cheur du désir pur. La blancheur de la Chose Cette blancheur, done, est d’abord dans Antigone et elle est méme le point le plus extreme qui se puisse imaginer; la dernitre identification de celle qui est au-dela de toute iden- tité. Posons, avec Lacan, cette figure froide et frigide du désir comme 'incarnation du désir pur. Admettons, sans discussion, quelle est la plus tragique. On affirmera, alors, que ce tragi- ue, si méme il fut un modele pour les Grecs, ce qui est tres iscutable, nous est totalement étranger. Mais ni le désir pur ni l’entre-deux-morts ne le sont pour autant. De cela témoigne la littérature, cette liteérature ott La- can est allé puiser ses héros du pur désir, Une nouvelle de ‘Tehekhoy, intitulée «Sur la route», en offre une illustration ad- mirable. Lors d'une nuit de tempéte, en plein hiver russe, un homme et une jeune fille se retrouvent dans la pice dune auberge. Au-dehors le vent mugit comme un fauve «profondé- ment malheureux> qui erre alentour et cherche & entrer. «Cela portait en soi une douleur rageuse, une haine inassouvie, cette Impuissance offensée de celui qui, jadis, fur accoutumé aux triomphes...» (p. 27). Lhomme, épuisé, accompagné d’une petite fille, en route depuis plusieurs jours, se demande . Arrivés dans la chambre d’hétel ob ils doivent passer la nuit, Gabriel pense donner & ce désir l’issue la plus concréte. «II bralait de pouvoir adresser 3 Gretta un appel du fond de lame, d’écraser son corps Contre le sien, de la Gominer» (p. 145). Mais comme elle de- meure étrangement distante, voire absente, il uien demande la raison, C’est qu'elle pense 3.un jewne homme de 17 ans qui est mort d’amour pour elfe, ou a cause d’elle, et qui chantait cette méme chanson qu'elle écoutait dans Vescalier. La déconvenue de Gabriel est extréme. Toutes ses belles certitudes s'elfondrent, et il se découvre, honteux, pitoyable, vulgaire, Alors quelle s'est endormie, il la regarde et il lui semble qu’ils n’ont jamais éxé mariet femme, mais qu’elle appartenait toujours au mort de 17 dans, Michael Furey. Comme il se couche & cbt delle, se pro- duit la transfiguration de son désir, ou plutét la révélation que, derritre le désir grossier qu'il venait d’éprouver pour elle, exis- tait, et n’existait, que le pur désir qui unissait sa femme et fe mort, le pur désir augual il s'abandonne par entrée dans la zone de Ventre-deux-morts ot tout son étre disparait dans l'in- finie blancheur de la neige qui tombe. Des larmes chaudes coulérent des yeux de Gabriel, i niavait rien ressenti d’analogue, jamais, & P’égard aucune femme, el savait qu'un tel sentiment ne pou- 22 Filosofia ¢ Psicanslise vn tice ue Famous Leslarme colon de syn jus epaisses. Er, dans ia presque obscuritéilerut voir Eihouette d'un jeune homme debout sous un arbre dégoureane de plute, D'autres ombres 'environnaient. Latne de Gabriel était proche de ces régions ob s€journe immense multitude des mort, Il avait conscience de leat pdseng los ex emblrane = portant nee ‘oyalt pas. Sa propre dentitéstestompat, gis sur gris, Sur fond Spal le monde bien réel que les morts avaient autrefoisérigé et animé, se dssolvaice sella. cat Des frdlements contre la vite le firent se retourner. A. nouveau, il neigeait, II regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés et sombres qui tombaient a Pobli- que dans la Ismigee du réverbére. Lheure était venue pour lui d’aller vers louest. Oui, les journaux avaient rason la neige couvraitcoute rlande; Elle rombait sur chaque pouce de la sombre plaine blanche, sur les collines dénudées, elle tombait mollement sur la tour- biere d’Allen, et, plus loin, Pouest, doucement sur les terribles vagues noires du Shannon. Et aussi elle tom- bait sur chaque croix du cimetitre solitaire ot Michael Furey était enterré, Amassée sur les croix tordues et sus les pierres tombales, sur les fers de lance de la pexite grille, sur les broussalles nues. Son Ame sen allait dou- cement ~il entendait la neige tomber doucement sur le monde, comme la venue de la derniére heure, sur les vivants et les morts («Les morts», Dublinois, p. 157). Le jeune homme mort s’appelait Michael Furey. Faut-il croire que, sous va pale et maladive constitution (eaberculeus, il est mort d'avoir attendu Gretta, une nuit de pluie, sous sa fenétre), une fureur bouillait ; faut-il croire que cet abandon a la blancheur de la Chose a pour revers une fureur qui s’est, ici, transfigurée? Qui, et cest en quoi nous retrouvons le diony- siaque. La fureur est un des modes de rencontre de la Chose et de pénétration dans Pentre-deux-morts, lorsqu’on ne veut pas s'y abandonner. Le désir furieux est le revers du désir pur. De cela, le roman de Melville, Moby Dick, fournit certainement Tun des meilleurs exemples. Le cachalot blanc est une figura~ tion de la Chose a quoi est attaché le désir furieux d’Achab. Et le capitaine le dit exactement: Lentre-deux-morts 2 Pour moi le cahalor blane, cst cevte muralle qu me tient prisonnier, de tout prés. Parfois, je me figure qu'il my a'ien pardel. Mass sulfit! Elie mina, le oppresse, elle me torture! Je la vois comme une force raaacecendus bandce func méchanceu invosc ble. C'est ca, c'est cette chose impénétrable (that inscrutable thing) que je hais... Que le cachalot blanc soit seulement instrument ou qu'il soit le principal de la chose, cest sur lui que je veux assouvir cette haine (p. 223) Le chapitre 42 du roman est consacré & la blancheur du cachalot. Et Melville affirme que ce ne sont ni la taille ai fa monstrueuse apparence de Moby Dick qui le rendent si ef- frayant, mais sa blancheur. reste cependant dans P'idée de blancheur un élément seeret de fereu cach au plus ince del chose qu récipite 'ime de plus grandes épouvantes que la pour- Preclirayante du sang, Cette trompeuse dese candeur Virginale a laquelle le blanc reste pour nous indissolu- blement lié, quand elle se trouve détachée des objets tout aimables et revét quelque terrible objet de sa robe innocente, redouble en nous leffroi et jette ’épouvante presque au-dela de Pinimaginable. Lours blane du péle Et le requin blanc des tropiques en sont Fillustration. Quoi done, se nest leur exquise et neigease bla cheur, les fait aussi affreusement, transcendantalement horribles? [...] Est-ce cette incolore, multicolore 2b- sence de Dieu devant laquelle nous frémissons qu nous fait reculer d'effroi [..] ce cosmétique mystique auquel sont dos foute les cnn cesta egrand pin cipe dela lumitre, et u-miéme blanc et sans couleur ca opgrait er a ee sur if ‘ma- Carey frapperat tous les objets de sa meme uniforme wept blancheur A bien ie méditer, i ive meters ft devant nous comme un lépreus [J le malheureue infidale “aveugl sone Piotr be te colosa ‘suaire qui envelope tout le paysage autour de lui mas pps aysage ©. 208, Filosofia ¢ Psiandlise Léthique du désir Tids certainement, léthique de la littérature rejoint celle du pur désir, Georges Bataille, dans Lérotisme, rappelle que la fonction de la littérature est de nous faire vivre par délégation ce que nous ne sommes pas assez forts pour vivre: la dépense ct la brilure dernigres du désir. Trés certainement, aussi, Ia lite térature nous parle depuis ce liew de Pentre-deux-morts od réside linnommable sujet de I’écriture. Et elle nous montre Gomment on séternise par accueil, "hosptalté dela mort et jes morts. West évident, et depuis toujours, que la situation de Phomme sinssrt en ceci, que eee rontisre [elle de la mort biologique] ne se confond pas avec celle de la seconde mort que Von peut dfiir sous sa formule la lus générale en disant que Phomme aspire & s'y anéan- fir pour sy inacrire dans les termes de Peare. La contradiction cachée, la petite goutte 3 boire, c'est que Phomme aspire 3 se déteuire en ceci méme qu'il s’éter- nise (Le transfert, p. 120). Evidemment, pour Lacan, ce phénoméne passe toujours ar un suicide. Ici, «la petite goutte 4 boire» est une allusion & a cigué que Socrate se litun devoir de boire. Eh bien, la littéra~ tore méme, ot Lacan trouve la source de ses commentaires, montre que cevte station toute droite, glacée, marmoréenne, que cette avancée désespérée vers le fond du malheur humain, que représente Niobé ¢t qu’incarne Antigone, ne sont pas les, seuls modes d’accés au désir pur et 3 l’entre-deux-mosts. On peut méme croire que la posture tragique d’ Antigone n’est plus, de mise; c’est la lecon qu’il faut aussi tirer d’Edipe a Colone. Ce moment oit homme s’éternise dans sa disparition, son ef- facement, plus que sa destruction, est celui de I'événement pur. Etre a la hauteur de l’événement, telle est ’éthique du désir 08 Von disparait dans Pirnpersonnalité de ce qui advient. Alors, comme le dit Deleuze, c’est la mort desire. Mais cela ne veut pas dire qu’on désire Ia mort. anire-deux-morts, ce serait l’événement pur, tel que le décrit Deleuze dans ie chapitre de Logique di sens justement intitulé «De 'événement». Il se référe a la distinction opérée par Blanchot entre le «je meurs», «déchu du pouvoir de mou- Lentre-deux-morts tir», et le xon meurt», od «on ne cesse pas et a’en fini pas de mourir». Telles sont ia splendeur de Pévénement et la pureté du désir que je disparaisse dans Pimpersonnalité du «on», ou du «il»: il pleut, il neige. Alors, pour reprendre une formule de Deleuze, «le movrir est la destitution de la mort», Résumé Lentre;dens-morts, expression utilisée par Lacan dans son Fihique de le Poychanalyse, est analysée ial en trois moments: 1) par rapport la double pareté qu'elle ngage, en tant qulexperience et em cant que notion; 2) ea caiecnetidete ssn (Gea area larmore (Heidegger) et la présence de la philosophic de Schopenhaver dans la formulation lacanienne; 3) et enfin, dans les renvois litcéraires utilisés para Lacan, Resumo A expressio entre-duas-mortes, empregada por La- can na Etica da Psicandlise, € analisada aqui em trés momentos: 1) em relagio 3 dupia pureza que engaja, como experiéncia e como nocio; 2) relacionando-acom © instinto de morte (Freud), com o ser-para-a-morve (Heidegger) ¢ com 0 que Lacan deve 2 filosofia schopenhauriana; 3) por feitas por Lacan. Références BAAS, Bernard, Le désir pu, Peeters, Louvain, 1992. DELEUZE, Gilles, Logigne di sens, Seuil, 1969 fim, nas referéncias litersrias, JOYCE, James, «Les morts», Dublinois: Les morts ~ Contreparties, rad. JN. Vuarnet, Aubier-Flammarion, Bilingue, 1974. LACAN, Jacques, Ferits, Seuil , 1966. Lentre-deux-morts rir», et le «on meurt», o¥ «on ne cesse pas et n’en finit pas de mourir». Telles sont la splendeur de Pévénement et la pureté du désir que je disparaisse dans Pimpersonnalité du «on», ou du «il»:il pleut, il neige. Alors, pour reprendre une formule de Deleuze, «le mourir est la destitution de la mort», Résumé Lentre-deux-morts, expression utilisée par Lacan dans son Fthique de la Prychanalyse, est analysée ici en trois moments: 1) parrapport 3 la double pureté qu'elle engage, en tant qu’expérience ct en tant que notion; 2) en rélérence a Pinstince de mort (Freud), 4 Pétre-pour- la-mort (Heidegger) et i la présence de la philosophie de Schopenbeuer dans la formulation lacanienne; 3) et enfin, dans les renvois littéraires utilisés para Lacan, Resumo A expressio entre-duas-mortes, empregada por La- can na Friea da Psicandlise, & analisada aqui em trés ‘momentos: 1) em relagio 2 dupia pureza que engaja, como experiéncia e como nocio; 2) relacionando-acom 6 instinto de morte (Freud), com 0 ser-para-a-morte (Heidegger) ¢ com o que’ Lacan deve a filosofia schopenhauriana; 3) por fim, nas referéneias litersrias feitas por Lacan Reéférences BAAS, Bernard, Le désir pur, Peeters, Louvain, 1992. DELEUZE, Gilles, Logigue du sens, Seuil, 1969 JOYCE, James, «Les mortss, Dublinois: Les morts ~ Contreparties, trad. J.-N. Vuarnet, Aubier-Flammarion, Bilingue, 1974. LACAN, Jacques, Eerits,Seuil , 1966. Filosofia e Psicandlise Le séminaire, vee VIL, Léthique de la psychanalyse, Sevil, 1986 Le séminaire, livre VI, Le transfert, Sevil, 1991. MELVILLE, Herman, Moby Dick, trad. J. Cabau, Pocket, 1981. NANCY, Jean-Luc; Lacoue-Labarthe, Philippe. Le titre de ta lettre, Une lecture de Lacan, Galilée, 1990. NIETZSCHE, Friedrich, La naissance de la tragédie, trad. M. Haar, Ph. Lacoue- Labarthe, J-L, Nancy (org,), O. C, t.1*, Gallimard, 1977. SCHOPENHAUER, Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUB, 1966. SOPHOCLE, Tragedies, trad. P. Mazon, «Folio», Gallimard, 1973. TCHERKHOV, Anion, «Sur la routes, in Le violon de Rotschild, trad, ‘A. Markowiez, Alinéa, 1986.

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