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Traverser la peinture

Faux Titre
études de langue et littérature françaises

Series Editors

Keith Busby
Sjef Houppermans
Paul Pelckmans
Alexander Roose

VOLUME 424

The titles published in this series are listed at brill.com/faux


Traverser la peinture
Diderot – Baudelaire

par

Nathalie Kremer

LEIDEN | BOSTON
Illustration couverture : La Madeleine dans le désert (1845) d’Eugène Delacroix (1798-1863). MD1990-1, Paris,
Musée national Eugène Delacroix. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.

Library of Congress Cataloging-in-Publication Data

Names: Kremer, Nathalie, author.


Title: Traverser la peinture : Diderot-Baudelaire / par Nathalie Kremer.
Description: Leiden ; Boston : Brill-Rodopi, 2018. | Series: Faux titre ;
 volume 424 | Includes bibliographical references and index.
Identifiers: LCCN 2018025848 (print) | LCCN 2018026693 (ebook) |
 ISBN 9789004367975 (E-book) | ISBN 9789004367937 (hardback : alkaline paper)
Subjects: LCSH: Diderot, Denis, 1713–1784—Knowledge—Art. | Baudelaire, Charles,
 1821–1867—Knowledge—Art. | Art criticism—France—History—18th century. |
 Art criticism—France—History—19th century.
Classification: LCC N7483.D52 (ebook) | LCC N7483.D52 K74 2018 (print) |
 DDC 701/.18—dc23
LC record available at https://lccn.loc.gov/2018025848

Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill-typeface.

issn 0167-9392
isbn 978-90-04-36793-7 (hardback)
isbn 978-90-04-36797-5 (e-book)

Copyright 2018 by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands.


Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Brill Hes & De Graaf, Brill Nijhoff, Brill Rodopi,
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À Louise


Table des matières

Remerciements ix
Préambule : Les cheveux de Madeleine x

Introduction 1
1 L’éclatement intérieur 1
2 Critique et émotion 5
3 Une critique créative 7
4 Rompre la ligne 10
5 Traverser la peinture 14
6 Envoi 17

1 Récrire la peinture : La critique poétique de Diderot 19


Introduction : Une Nativité ou la naissance d’un genre 19
1 L’émotion de la peinture 24
1.1 L’esthétique de l’émotion 24
1.2 Leçons de morale : Greuze et l’absorbement 29
1.3 Les limites du visible 33
1.3.1 La famille disloquée 33
1.3.2 Le vieil homme et la jeune fille 37
2 Récritures 41
2.1 Un discours éclaté 41
2.2 Les parcours du regard 47
2.2.1 Le parcours analytique : décrire et découper 48
2.2.2 Le parcours imaginaire : recréer et inventer 52
2.3 De l’image observable à l’image imaginée : trois traversées de
l’image 57
2.3.1 Compléter l’image 58
2.3.2 Transgresser l’image 64
2.3.3 Refuser l’image 66
2.4 La verve du critique 69
3 Le silence des mots 77
3.1 Ut pictura poesis … non erit 77
3.2 L’impuissance du langage 80
3.3 Le faire et la manière 87
4 Conclusion : la « vue voulue » 95
viii Table des matières

2 Imaginer la peinture : La critique poétique de Baudelaire 99


Introduction : la recherche de l’originalité 99
1 Romantisme et art moderne 105
1.1 Delacroix et Hugo : la victoire de la poésie 108
1.2 Quadrature de l’art moderne 113
1.2.1 Intimité et imagination 113
1.2.2 Spiritualité et mélancolie 118
1.2.3 Couleur et harmonie 122
1.2.4 Dualité et aspiration vers l’infini 129
1.3 Les peintres absents 132
2 Les beaux modernes 140
2.1 Le transitoire et l’absolu 140
2.2 Le beau est toujours bizarre 147
2.3 La brisure du beau 152
2.3.1 Diderot et les « difformités bien liées » 152
2.3.2 Le serpent brisé 157
2.3.3 Du serpent au thyrse 162
3 Le silence des mots 168
3.1 Un poète critique d’art 168
3.2 Récritures poétiques 175
3.3 L’image invisible 179
4 Conclusion : la vue intérieure 183

3 La continuité créative 189
1 La suggestivité 196
2 L’œuvre inachevée 202
3 La résonance 209

Mot de conclusion 216

Bibliographie 221
1 Textes de Diderot 221
2 Textes de Baudelaire 222
3 Catalogues d’expositions 223
4 Sources primaires 224
5 Études secondaires 226

Index des noms 237


Remerciements

Je voudrais remercier ici les lecteurs de ce livre.


Ceux qui lurent le manuscrit à l’occasion de ma candidature à l’Habilitation
à Diriger des Recherches à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, dont le
présent essai formait une pièce maîtresse du dossier : Jean-Paul Sermain,
Paolo Tortonese, Herman Parret, Jan Herman, Dominique Kunz-Westerhoff,
Christophe Martin. Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés, pour leurs
remarques infiniment précieuses et encourageantes, mais aussi pour leur
amitié indéfectible, de près comme de loin.
Ceux qui ont permis la parution de ce livre dans la présente collection
« Faux-Titre » : Paul Pelckmans, qui dirige la collection et m’a toujours gardé
son soutien ; et les deux lecteurs du manuscrit, qui me sont anonymes, mais
dont les remarques judicieuses ont grandement profité à ce livre.
Celui qui fut mon premier lecteur, et toujours le premier : Marc Escola.
Tous ceux, enfin, qui auraient lu une pensée de Diderot ou un poème de
Baudelaire, et en seraient venus par là, peut-être, à lire quelques-unes de ces
pages …
Préambule : Les cheveux de Madeleine
(à propos de l’illustration de couverture)

La figure de Madeleine ici reproduite est exposée par Delacroix au Salon de


1845, et Baudelaire lui consacre les toutes premières lignes de sa carrière de
critique d’art. D’emblée, le jeune poète est subjugué par la mélancolie et le si-
lence du tableau, qui le confronte aux limites du langage devant l’image. « Nul,
à moins de la voir, ne peut imaginer ce que l’artiste a mis de poésie intime, mys-
térieuse et romantique dans cette simple tête », écrit Baudelaire1. Ce tableau
emblématique de la beauté de l’art « moderne », tel qu’il la définit, orientera
toute sa critique d’art ultérieure.
Qu’aurait écrit, qu’aurait « imaginé » Diderot devant ce tableau, s’il avait pu
le voir ? Il se trouve que, comme Baudelaire au début de son activité de cri-
tique d’art, Diderot vit une Madeleine, et aura comme par une intuition gé-
niale décrit le tableau de Delacroix. En effet, en 1761, le Premier Peintre du Roi,
Carle Van Loo, expose au Louvre une Madeleine dans le désert, très appréciée
par le public. Le tableau correspond au canon de l’art classique : harmonie,
sobriété, bienséances, accord des couleurs. Tous les éléments des préceptes de
l’art sont observés. Diderot, qui en est à son deuxième Salon, juge néanmoins
qu’il ne s’agit là « que » d’un tableau « très agréable », et que l’artiste aurait pu
« avec peu de chose le rendre sublime ».
À quoi tient ce « peu de chose » ? Les suggestions de Diderot créent imagi-
nairement un tableau qui coïncide étrangement avec celui que fera Delacroix
84 ans plus tard :

Combien la sainte n’en serait-elle pas devenue plus intéressante et plus


pathétique, si la solitude, le silence, et l’horreur du désert avaient été
dans le local. Cette pelouse est trop verte. Cette herbe trop molle. Cette
caverne est plutôt l’asile de deux amants heureux que la retraite d’une
femme affligée et pénitente. […] Sa tête ne se détache pas assez du fond
[…] Si on eût rendu la caverne sauvage, si on l’eût couverte d’arbustes,
vous conviendrez qu’on n’aurait pas eu besoin de ces deux mauvaises
têtes de chérubins qui empêchent que la Madeleine ne soit seule.2

1  Charles Baudelaire, Salon de 1845, in : Critique d’art, suivi de Critique musicale, éd. par Claude
Pichois, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992, p. 14. Sauf mention contraire, toutes nos
références aux Salons et aux autres écrits sur l’art de Baudelaire renvoient à cette édition.
2  Denis Diderot, Salon de 1761, in : Œuvres IV, éd. par Laurent Versini, Paris, Robert Laffont,
« Bouquins », 1996, p. 203. Sauf mention contraire, toutes nos références aux Salons et aux
autres écrits sur l’art de Diderot renvoient à cette édition.
Préambule : Les cheveux de Madeleine xi

Il aurait donc fallu que la tête « se détache » plus « du fond », et dans l’ensemble
une scène plus dépouillée, plus de « silence », de « solitude », de mélancolie
(indiqué par le terme de « pathétique ») dans le tableau. Il aurait fallu que
la Madeleine soit seule, sans chérubins et sans pelouse verte, dans un décor
désert et effacé : celui que peindra Delacroix, où la nature sauvage est ­devenue
une tache indiscernable (« quelque chose de bleu », écrit Baudelaire), et la
ca­verne « un petit bout de ciel ou de rocher » imperceptible, permettant de
mieux faire ressortir le « mystère » de la figure.
Peu importe de savoir si Delacroix s’est effectivement inspiré de ces lignes
de Diderot, qui par ailleurs restent allusives. L’hypothèse n’est pas improba-
ble, car le peintre avait lu les Salons du philosophe et s’en était imprégné au
point d’en reprendre parfois littéralement des pensées dans son Journal. Mais
l’exemple révèle surtout à quel point Diderot a pu être un visionnaire de la
peinture moderne3, dans son intuition incomparable de ce qu’est l’essence de
la beauté de l’art.
Et le tableau réalisé de Delacroix montre alors, avant tout, qu’avec « peu de
chose » la peinture réussit ou échoue, atteint au sublime ou tombe dans l’oubli.
Dans la toile de la Madeleine reproduite ici, les lignes des cheveux de la figure
féminine sont alors emblématiques de cette fragilité de la réussite de l’art, en
tant que lignes fluides, ondoyantes, traversantes, discontinues, brisées, allant
jusqu’à se mélanger aux craquelures de la matière du tableau. Car, après tout,
comme l’écrivait Diderot dans ses Essais sur la peinture : « Un trait déplacé de
l’épaisseur d’un cheveu, embellit ou dépare »4…

3  Cf. Nathalie Kremer, Diderot devant Kandinsky. Pour une lecture anachronique de la critique
d’art, Guern, Passage d’encres, coll. « Trace(s) », déc. 2013.
4  Diderot, Essais sur la peinture, p. 490.
Introduction

1 L’éclatement intérieur

C’est une fin d’après-midi d’été. Les promeneurs recherchent la fraîcheur des
arbres qui abritent de la chaleur et de la pesanteur de l’air. La conversation se
noue, s’anime, absorbe les compagnons dont les pas errent dans la forêt. Puis,
un jeu de lumières. Les yeux se plissent devant le chatoiement des rayons du
soleil brisés par les branchages, coupés et renvoyés par les feuilles. Les pas des
promeneurs s’arrêtent, la conversation s’interrompt. C’est de cette façon que
Diderot évoque l’enchantement qu’on peut ressentir devant un jeu de lumières
dans les bois :

S’il nous arrive de nous promener aux Tuileries, au bois de Boulogne, ou


dans quelque endroit écarté des Champs-Élysées sous quelques-uns de
ces vieux arbres épargnés parmi tant d’autres qu’on a sacrifiés au par-
terre et à la vue de l’hôtel de Pompadour, sur la fin d’un beau jour, au
moment où le soleil plonge ses rayons obliques à travers la masse touffue
de ces arbres dont les branches entremêlées les arrêtent, les renvoient,
les brisent, les rompent, les dispersent sur les troncs, sur la terre, entre les
feuilles, et produisent autour de nous une variété infinie d’ombres fortes,
d’ombres moins fortes, de parties obscures, moins obscures, éclairées,
plus éclairées, tout à fait éclatantes ; alors les passages de l’obscurité à
l’ombre, de l’ombre à la lumière, de la lumière au grand éclat, sont si doux,
si touchants, si merveilleux, que l’aspect d’une branche, d’une feuille
arrête l’œil, et suspend la conversation au moment même le plus inté-
ressant. Nos pas s’arrêtent involontairement ; nos regards se promènent
sur la toile magique, et nous nous écrions : quel tableau ! Oh que cela est
beau !1

Les effets de clair-obscur produits par ce « tableau naturel » sont similaires à


ceux que pourrait créer un tableau peint, et Diderot affirme ici que la nature
et l’art peuvent être à la source d’un même émerveillement. En effet, on peut
admirer la nature comme si elle était un tableau, « et réciproquement, s’il
arrive que le peintre nous répète le même enchantement sur la toile, il semble

1  Diderot, Essais sur la peinture, p. 478.

© koninklijke brill nv, leiden, 2018 | doi:10.1163/9789004367975_002


2 Introduction

que nous regardions l’effet de l’art comme celui de la nature »2. Art et nature
se confondent : ce ne sont plus les pas, mais les regards qui « se promènent sur
la toile magique » de la forêt. Les promeneurs, autrement dit, ont traversé une
peinture.
Or par quel « effet », de l’art ou de la nature, cet enchantement peut-il
naître ? Dans la description de Diderot, c’est le jeu de la lumière qui trouble
les promeneurs : elle éclaire la nature ou le tableau pour en faire ressortir la
couleur et l’obscurité, et l’infinie gradation des tons entre l’éclat de la couleur
pleine et l’opacité de l’ombre. Mais encore, ce qui frappe particulièrement à
la lecture de cet extrait, c’est que l’enchantement procède de la rupture de la
lumière. En effet, le tableau peint par Diderot dans cet extrait est celui d’une
lumière qui traverse les arbres et dont les rayons sont coupés par les branches :
merveilleuse traversée de lumière qui à la fois traverse et est traversée, qui
illumine et qui s’éteint, pour dans la traversée des feuilles et des branchages se
retrouver à la fois arrêtée et démultipliée. Toute une série de termes équiva-
lents sont donnés par Diderot pour décrire ce jeu brisé des lignes lumineuses,
jeu qui procède de la collision entre les « rayons obliques » et les « branches
entremêlées », les lignes droites et le fouillis, le limpide et l’indistinct. Cette
collision fait que les branches, écrit Diderot, « arrêtent [les rayons], les ren-
voient, les brisent, les rompent, les dispersent sur les troncs, sur la terre, entre
les feuilles ».
On ne peut qu’être interpellé par ce passage. Sans doute parce qu’il éveille
en nous le souvenir d’enchantements passés devant des paysages naturels.
Mais aussi parce que la description procède d’un éclatement – exprimé stylis-
tiquement par la mosaïque de synonymes s’inscrivant dans une seule longue
phrase qu’ils s’attachent à rompre tout en la construisant ; et sémantiquement
par la célébration de la « variété infinie » des éléments perçus qui déroute le
regard en même temps que les pas. La beauté du spectacle procède donc d’une
rupture dans les lignes, qui offre à voir la dispersion et la variété des choses de

2  Diderot décrit ici la relation esthétique qui se met en place avec un objet ou un événement,
qui n’est pas nécessairement un objet d’art. L’équivalence entre art et nature comme phé-
nomènes susceptibles de créer une relation esthétique, que Diderot met ici en avant, est
la thèse défendue par Jean-Marie Schaeffer dans L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard,
« NRF Essais », 2015, p. 41 : « nos engagements esthétiques ne se limitent pas au domaine des
œuvres d’art : tout, absolument tout, est susceptible d’être investi esthétiquement » […] « la
relation esthétique est un processus attentionnel, alors que le terme ‘artistique’ se réfère à un
faire, ainsi qu’au résultat de ce faire, à savoir l’œuvre d’art. » Or, comme on le verra, le philo-
sophe a l’intuition de la spécificité de l’art comme phénomène intentionnel, contrairement à
la nature qui peut susciter une attention affective sans qu’elle soit générée par une intention
créatrice, selon les termes de définition donnés par Gérard Genette dans L’Œuvre de l’art II  :
La relation esthétique (Paris, Seuil, 1997, p. 7-9).
Introduction 3

la nature. On n’est pas loin d’entendre éclater la lumière – d’ailleurs ne fait-elle


pas taire la conversation ? Enfin, l’éclatement est aussi dans l’effet qu’il pro-
voque, et c’est où éclot précisément ce qu’on appelle le moment esthétique,
c’est-à-dire l’instant où émerge une émotion profonde suscitée par la vue d’un
objet qui capte l’attention et nous arrête. « [L]’aspect d’une branche, d’une
feuille arrête l’œil, et suspend la conversation au moment même le plus inté-
ressant », écrit Diderot : le corps s’immobilise, la pensée se suspend et l’œil fixe
la feuille, la branche, ce point de rupture de la lumière.
Ainsi se définissait au XVIIIe siècle l’intérêt qu’on peut porter à une chose, à
un objet d’art : comme une « impression vive ou profonde » qui est causée par
la vue d’un objet et qui nous « arrête »3. Cet objet perçu, ce tableau enchanteur
nous interrompt dans notre marche, dans notre pensée, dans nos préoccupa-
tions pour s’imposer à nous, comme pour nous dessaisir de nous-mêmes. Les
rayons de lumière qui traversent les arbres sont donc aussi ceux qui traversent
les promeneurs, et provoquent un éclatement intérieur, du regard et de la
pensée.
Or l’arrêt de l’œil devant un spectacle qui nous frappe consiste en un mo-
ment de dépossession de soi, où la réflexivité est abrogée et où l’être perce-
vant est transformé en sensibilité pure, et purement passive – subissante, pour
ainsi dire. Car le moment esthétique qui naît devant l’image d’un spectacle
sublime, à travers le saisissement profond de l’être, se vit comme une irrup-
tion : comme un bouleversement intérieur qui vient d’un puissant effet exté-
rieur. « Les images nous embrassent », écrit Georges Didi-Huberman : « elles
s’ouvrent à nous et se referment sur nous dans la mesure où elles suscitent en
nous quelque chose que l’on pourrait nommer une expérience intérieure. »4
Ce pouvoir d’irruption de l’art avait déjà été souligné par Roger de Piles
au début du XVIIIe siècle, lorsqu’il définissait la peinture comme un appel au
spectateur : « la véritable peinture est celle qui nous appelle (pour ainsi dire)
en nous surprenant : et ce n’est que par la force de l’effet qu’elle produit que

3  Comme le rappelle le Dictionnaire des arts de Watelet : « un tableau a de l’intérêt, quand il
arrête le spectateur et se fait voir longtemps avec un plaisir toujours nouveau » (Pierre-
Charles Lévesque, art. « Intérêt », in : Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Lévesque,
Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, Paris, L. F. Prault, 1792, tome III, p. 172).
Remarquons que l’idée de la nature intransitive du plaisir esthétique, que Kant définira
comme un « intérêt désintéressé », règne déjà largement au XVIIIe siècle, depuis que
l’abbé Du Bos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), l’emploie dans le
sens d’une participation affective du spectateur. Sur Du Bos et Diderot comme philosophes
pré-kantiens, voir l’étude de David Funt, « Diderot and the Esthetics of the Enlightenment »,
Diderot Studies XI (1968), p. 5-192.
4  Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 2007,
p. 25.
4 Introduction

nous ne pouvons nous empêcher d’en approcher, comme si elle avait quelque
chose à nous dire »5. L’appel de l’art est un effet enchanteur qui s’empare de
nous involontairement : on est enchanté (ou dérouté, terrifié, dégoûté …) par
une impression qui nous arrive de l’extérieur, dont la cause peut être naturelle
ou fabriquée, mais dont l’effet sur le récepteur est toujours celui d’un passif
contraignant. Diderot dit bien, en effet, que les promeneurs deviennent des
spectateurs « involontaires » d’un effet d’art, car l’enchantement leur vient par
surprise, leur marche s’arrête malgré eux. Ainsi, on est pris d’émotion, au sens
où celle-ci nous prend au dépourvu : l’appel de l’art nous vient toujours comme
une irruption6.
Mais cette passivité n’équivaut pas à une inertie ; elle est fondamentalement
réceptive. La feuille qui « arrête l’œil » est celle qui ouvre celui-ci à la curiosité
de voir ; le corps envahi par la lumière est un corps qui s’ouvre à cette traver-
sée et la désire. L’arrachement, l’irruption intérieure qui fige le sujet percevant
dans l’immobilité n’est pas une passivité, mais une suspension de l’être, dans
laquelle l’expérience esthétique peut naître. Cette suspension est éprouvée
comme un temps immobile et immuable devant une image, où le spectateur
devient être sentant, être pétri des effets de l’art qui s’emparent de lui, qui l’ar-
rachent à son état de conscience réelle. Si l’arrêt de l’œil, de la parole, de l’esprit
se définit comme un arrachement à soi, comme une rupture de soi à soi par
l’irruption vive d’une forme perçue, celle-ci opère alors comme un tranchant :
comme les rayons de lumière du soleil qui traversent les arbres et en dévoilent
la facture multiple et variée, le tableau qui intéresse s’empare de l’œil et exa-
cerbe la sensibilité du spectateur, en démultipliant les sensations et les idées
qu’il sent monter en lui.

5  Roger de Piles, Cours de peinture par principes [1708], éd. Jacques Thuillier, Paris, Gallimard,
1989, p. 8. Cf. Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1989.
6  Dans l’article « Sensation » de l’Encyclopédie, Diderot écrit que les sensations « sont pro-
duites en nous par la vive impression des objets extérieurs, impression qui nous maîtrise,
qui nous prévient, et qui nous guide de gré ou de force ». De gré ou de force : nos perceptions
sont toujours « involontaires », et Diderot souligne dans le même article qu’on subit passi-
vement l’action extérieure des sensations (« l’âme en tant qu’elle sent est passive »). La force
de la sensation ressentie sera alors proportionnée à la force d’impression de l’objet : « l’atten-
tion que nous leur donnons [à nos sensations] est involontaire, nous sommes forcés de la
leur donner : notre âme s’y applique, tantôt plus, tantôt moins, selon que la sensation elle-
même est ou faible ou vive. » (Diderot, Sensations, Orléans, Éditions Le Pli, 2004, resp. p. 20,
16 et 9) Or plus la sensation est vive, plus l’expérience esthétique se rapprochera du sublime.
Soulignons toutefois que ce ne sera pas sous l’angle du sublime, mais sous celui plus large de
la relation esthétique comme un effet émotif qui interpelle le sujet que nous étudierons la
question de la réceptivité de l’art dans ce livre.
Introduction 5

2 Critique et émotion

La lumière brisée coupe le regard, le souffle, la voix dans l’enchantement


qu’elle produit. Dire l’émotion muette que cause la beauté d’un spectacle
visible, voilà la mission que se donnent Diderot et Baudelaire dans leurs écrits
sur la peinture. Cette tâche apparaît néanmoins comme une aporie : comment
parler de ce qui coupe la parole ? Et ce langage, toujours en excès par rapport
au moment esthétique, est non seulement à la recherche de sa propre possi-
bilité pour saisir l’émotion éprouvée, mais aussi toujours en retard, toujours
postérieur au ressenti. Aussi l’émotion échappe doublement au langage, parce
qu’elle le précède, et parce que sa nature sensible est radicalement étrangère
au langage réflexif. Toute prise de parole est alors un effort qui va à l’encontre
de l’emprise de l’émotion dont elle doit rendre compte : elle est une volonté
active qui s’oppose à ce qu’elle subit – il faudrait dire : à ce qu’elle souffre – de
l’émotion, de cette surprise déroutante qu’est la séduction de l’art. C’est dans
cet espace, cette distance temporelle et spatiale de ce qui vient après et de ce
qui revient, retourne vers soi, que la critique peut advenir : quand les mots sai-
sissent, dans un retour réflexif, le bouleversement premier de l’émotion.
Dans le saisissement qui traverse le corps jusqu’au fond des entrailles de
celui qui voit – un site naturel, un spectacle, un tableau peint ou vivant – l’œil
devient écoute et toucher, parfois odorat de ce qui est perçu7. L’intensité de
l’émotion qui traverse le corps bouleverse le spectateur qui est sous l’emprise
totale de ce qu’il perçoit. « La sensibilité, quand elle est extrême, ne discerne
plus ; tout l’émeut indistinctement », affirme Diderot. Et il faudra aux critiques
devenir « froids, sévères et tranquilles observateurs de la nature » pour émettre
un jugement correct sur les choses8. Il faut donc reprendre ses esprits – cligner
des yeux, secouer la tête, reprendre sa marche – avant de pouvoir faire jaillir
les mots, qui seront les miroirs réflexifs de l’émotion ressentie. Dans ses écrits
philosophiques, Diderot avait pleinement souscrit à la thèse empiriste de la
primauté de la sensation sur la connaissance, celle-ci découlant de celle-là qui,
bien que dépourvue de lucidité, est toujours première. Le jugement critique et
rationnel, qui suppose une maîtrise des sens et de l’émotion, ne sera juste que
s’il procède d’une émotion première, d’un enthousiasme vif et non maîtrisé de-
vant la beauté de l’art. L’émotion est donc indispensable à la raison du critique :
il ne sera juste que s’il est sensible.

7  Comme l’affirme Jean-Luc Nancy, « l’image n’est pas seulement visuelle : elle est aussi bien
musicale, poétique, et encore tactile, olfactive ou gustative, kinesthésique, etc. » (Au fond des
images, Paris, Galilée, 2003, p. 16).
8  Essais sur la peinture, p. 515 (chap. VII, « Un petit corollaire de ce qui précède »).
6 Introduction

Baudelaire reconnaîtra également ces deux temps dans l’approche d’une


œuvre (sensitive ou émotive d’abord, réflexive ou critique ensuite), en insis-
tant sur le fait que le second temps, critique, intensifie le premier. Ainsi, dans
L’Œuvre et la vie de Delacroix, lorsqu’il note qu’une « atmosphère magique » des
tableaux du peintre nous enveloppe dès le premier regard qu’on pose sur eux,
il écrit : « Sombre, délicieuse pourtant, lumineuse, mais tranquille, cette
impression, qui prend pour toujours sa place dans votre mémoire, prouve
le vrai, le parfait coloriste. Et l’analyse du sujet, quand vous vous approchez,
n’enlèvera rien et n’ajoutera rien à ce plaisir primitif, dont la source est ail-
leurs et loin de toute pensée concrète. »9 L’impression est « loin de toute
pensée concrète », et décrite par Baudelaire comme à la fois sombre et
lumineuse. Cette antithèse exprime la double face de la sensation première
de l’art : sombre, d’une part, parce qu’elle est aveugle au sens où « tout l’émeut
indistinctement », comme le notait Diderot, et qu’elle doit être éclairée par
la raison pour « voir clair ». Mais d’autre part, si l’impression est lumineuse
bien qu’elle soit aveugle, c’est parce qu’elle nous enchante : elle fait naître une
« atmosphère magique » en nous, une sensation qui s’empare de nous en
gardant « pour toujours sa place dans [n]otre mémoire ». Le rôle du critique
consiste à recueillir cette luminosité première, à l’éclairer pour la démulti-
plier à son tour : la critique émotive est une critique lucide et rationnelle, qui
renforce l’émotion première en la décuplant, comme les branches des arbres
démultiplient les rayons de lumière dans la forêt au point de les faire entendre
éclater. Aussi la voix du critique opère comme un écho : elle est la voix de
l’image réfléchie qui continue à nous hanter intérieurement.
Si le bouleversement éprouvé devant la peinture a pu inciter Diderot et
Baudelaire à écrire des morceaux qui figurent parmi leurs plus belles pages,
c’est toujours dans la conscience que la rupture entre le monde et soi opé-
rée par l’art ne peut être dite que dans la rupture entre les mots et l’émotion,
comme deux choses totalement étrangères l’une à l’autre. L’analyse du sujet
et la sensation première, disait Baudelaire, s’éclairent mutuellement mais
sont « loin » l’une de l’autre10. La critique naîtra alors de l’émotion première,
celle qui procède du cri d’émerveillement, pour apparaître comme le miroir
réfléchissant des mots, car il faut que l’écriture soit traversée du cri premier
pour être pleinement écrite. L’on se rappellera le mot célèbre de Baudelaire :
« la véritable critique d’art ne peut être que poétique ». Non pas qu’il faille

9  Baudelaire, L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 413.


10  Dans la citation ci-dessus : « L’analyse, quand vous vous approchez, n’enlèvera rien
et n’ajoutera rien à ce plaisir primitif, dont la source est ailleurs et loin de toute pensée
concrète » (ibid., nous soulignons).
Introduction 7

nécessairement produire une critique d’art versifiée, mais la sensibilité poé-


tique doit présider à la pensée critique : elle la précède et la guide. En ce sens,
Diderot pose pour exigence explicite que celui qui juge de l’art soit pourvu de
sensibilité, et non seulement instruit par l’expérience et l’étude11. Le discours
raisonnable qui veut rendre compte du mystère enchanteur de l’art ne peut se
produire que dans l’abdication de son emprise logocentrique sur l’art et sur ce
qui est perçu ; seulement quand la langue se fait musique les mots peuvent
traduire – transmettre, faire sentir – les fibres de l’émotion. Bien plus qu’une
description d’images perçues, la critique est une réflexion : à la fois pensée sur
l’art, et prise en compte de l’effet ressenti dans un langage propre au récep-
teur. Aussi le langage de Diderot ne sera pas celui de Baudelaire ; le philosophe
et romancier des Lumières s’oppose en nombre de points au poète et dandy
romantique. Près d’un siècle séparent leurs écrits, qui sont consacrés à une
toute autre forme de peinture. Mais au-delà de ces divergences de ton, de per-
sonnalité et de contexte artistique, nous voudrions mettre en lumière l’affinité
profonde de leur critique d’art, qui part d’une sensitivité première pour réflé-
chir, dans le langage qui est le leur, l’émotion ressentie.

3 Une critique créative

Bien sûr Diderot et Baudelaire ne sont pas les seuls critiques d’art à pouvoir
être rapprochés. Diderot est un modèle indépassable dont nous nous sentons
encore aujourd’hui très proches, et nous ne pouvons que nous étonner de
l’incroyable justesse de ses sentiments et de l’actualité de ses propos lorsque
nous lisons ses textes. Ce sentiment de proximité tient au fait que Diderot a su
donner à lire autre chose à ses lecteurs que de simples morceaux d’ekphraseis
de peintures. Les descriptions de tableaux dans ses Salons sont le trem-
plin pour élaborer une pensée sur l’art qui inaugure une critique esthétique
moderne, dans laquelle le langage a un rôle structurant et créateur. C’est
ainsi que les études sur la critique d’art de Diderot ont distingué une double
postérité de ses Salons, formés d’une part de descriptions analytiques, dites
ekphrastiques, de tableaux, donnant lieu à la critique d’art à proprement
parler, telle que Stendhal et Gautier la pratiqueront ; d’autre part de pensées
critiques d’ordre esthétique, où le langage est compris comme matériau artis-
tique et intransitif, inaugurant une approche de l’art telle que Baudelaire la

11  Suite du passage dans les Essais sur la peinture (p. 515) : « De l’expérience et de l’étude, voilà
les préliminaires et de celui qui fait et de celui qui juge ; j’exige ensuite de la sensibilité. »
8 Introduction

pratiquera12. C’est en ce sens que le poète forme un chaînon continuateur


de prime importance entre Diderot et la critique d’aujourd’hui, parce qu’il aura
su travailler le langage comme une œuvre d’art au même rang que le tableau,
sans qu’une transposition directe entre le tableau et le texte ne soit conçue
comme possible ni même recherchée. En considérant le langage comme fon-
cièrement intransitif, Baudelaire se démarque nettement d’autres éminents
critiques de son temps, comme Stendhal ou Gautier, qui pratiquent la critique
d’art au sens propre du mot, en émettant un jugement sur les œuvres à partir
de notions et de critères plus ou moins explicites. Pour Marie-Hélène Girard,
la critique descriptive de Stendhal et Gautier aboutit à une impasse, contrai-
rement à la critique dite créative que pratique Baudelaire : « la critique d’art
de Gautier n’ouvre pas la voie à une nouvelle école, […] elle marque plutôt le
point d’aboutissement d’une tradition de critique descriptive »13.
La description est pourtant essentielle autant à Diderot qu’à Baudelaire.
Il faudrait peut-être moins opérer la distinction entre l’emploi ou le rejet de
l’ekphrasis pour opposer Gautier ou Stendhal à Baudelaire, que considé-
rer la différence de sa valeur dans la pratique des salonniers. Pour Diderot
et Baudelaire, le discours sur l’image est en principe infini. Il n’y a pas de
« dernier mot » sur une image, et leur propre texte en tant que discours sur les
images est ainsi par essence conçu comme inachevé. Leur critique pourrait
être définie avec Roland Barthes comme une « Science de l’Inépuisement, du
Déplacement infini », qu’il désigne significativement comme une « traversée » :
« [le critique] ne déchiffre pas, il produit, il entasse des langages, il se laisse
indéfiniment et inlassablement traverser par eux : il est cette traversée »14.
Aussi, en étudiant les Salons de Diderot et de Baudelaire, nous désirons
mettre en valeur une attitude critique devant l’art que nous définissons comme
une traversée. Le mot conjugue différents sens, à commencer par celui que tout
tableau est d’abord perçu et apprécié, littéralement, comme une surface tra-
versée de couleurs et de lignes par le travail de la main d’un artiste – des lignes
sur la toile ou parfois même dans la toile, comme la façon dont Chardin pou-
vait « enfoncer » son pinceau dans la matière du tableau et non seulement y

12  Nous résumons ici de manière un peu schématique la double postérité des Salons
de Diderot, telle que la rappelle Arnaud Buchs dans Écrire le regard : l’esthétique de la
Modernité en question, Paris, Hermann, 2010, p. 91-95.
13  Marie-Hélène Girard, « Présentation », in : Théophile Gautier, Critique d’art. Extraits des
Salons (1833-1872), éd. par Marie-Hélène Girard, Paris, Séguier, 1994, p. 29.
14  Roland Barthes, « Sur la lecture » (1975), in : Le Bruissement de la langue, Essais critiques
IV, Paris, Seuil, 1984, p. 47. De même, dans « De l’œuvre au texte », Barthes défend l’idée
selon laquelle le texte « n’est pas coexistence de sens, mais passage, traversée » (ibid.,
p. 73).
Introduction 9

apposer ses couleurs, selon la magnifique description de son travail donnée par
les Goncourt15. Mais l’observation des surfaces traversées d’images par Diderot
et Baudelaire n’est pas celle qui procède d’un œil extérieur, qui jugerait l’œuvre
à l’aune de critères artistiques préalables. C’est au contraire à partir d’une dé-
possession de soi qui permet l’abandon total – et la perte de soi totale – dans
l’image que les salonniers abordent la peinture, au point où la perception se
dissout dans les lignes des couleurs pour épouser les formes, suivre le trajet
du pinceau et enfin générer une pensée intime de l’œuvre16. La traversée de la
peinture est bien ce cheminement dans l’art, d’un œil qui le juge de l’intérieur
et où le voir se mue en toucher et en écoute. C’est le vrai sens de l’intimité de
l’art dont parle Baudelaire : l’image vue de l’intérieur, comme si elle était enten-
due. Cette écoute intérieure de l’image est dans le cas de Diderot littéralement
mise en œuvre par la tendance qu’il a à traverser le cadre et à converser avec
les figures des tableaux, et bien souvent c’est derrière le cadre ou la toile qu’il
se retrouve, comme l’artiste lui-même se trouve en amont de la création devant
une toile vierge qui est à imaginer librement.
En prenant cette place derrière la toile, comme regardant les couches de
couleurs depuis celles du dessous, Diderot et Baudelaire voient avec leur
imagination autant que leur sensibilité. Leur écriture est toujours une recréa-
tion de l’image à partir du détachement de l’œil avec le tableau observé. La
traversée de la peinture est ainsi le déplacement du regard du critique, allant
du visible à l’invisible, par un voyage de l’œil qui voit vers celui qui crée. Si
donc l’émotion est à la source de la critique, la critique à son tour génère une
émotion créatrice. Il est à souligner que c’est précisément en raison de cette
traversée de l’image, expérimentée comme une appropriation personnelle de
l’œuvre qui va jusqu’au détournement subversif de la peinture par la littéra-
ture, que Baudelaire est proche de Diderot, et qu’il est intéressant d’étudier sa
critique picturale à la lumière de celle du philosophe. En effet, à l’opposé de
la critique d’art de Théophile Gautier, de laquelle on pourrait l’estimer plus
proche17 puisque l’un et l’autre se profilent comme des poètes romantiques qui

15  « De quelle touche furieuse, chargée, solide, de quel crayon libre, fouetté, sûr dans les
hasards mêmes, affranchi des hachures dont jusque là il a amorti son tapage ou raccordé
ses ombres, Chardin attaque le papier, l’éraille, y enfonce le pastel ! » (Jules et Edmond de
Goncourt, L’Art du XVIIIe siècle [1881], in : Écrire la peinture. De Diderot à Quignard, Pascal
Dethurens dir., Paris, Éditions Citadelles & Mazenod, 2009, p. 137).
16  Cf. Gita May, Diderot et Baudelaire critiques d’art, Genève, Droz et Paris, Minard, 1957,
p. 60 : « avant d’écrire, [Diderot et Baudelaire] s’étaient si bien assimilé le caractère du
tableau à analyser que celui-ci leur était devenu consubstantiel. »
17  Pour les rapports entre Gautier et Baudelaire, voir : Charles Baudelaire, Théophile
Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix, éd. par Stéphane Guégan, Paris, Olbia,
1998 ; Claude-Marie Senninger, Baudelaire vu par Théophile Gautier, Paris, Klincksieck,
10 Introduction

abordent la peinture à partir d’un sentiment fondamentalement empathique,


Baudelaire ne tentait aucunement de restituer les intentions de l’artiste18, mais
plutôt de s’en distancier pour s’approprier la forme et le sens des œuvres, et
produire le texte littéraire comme œuvre d’art inéquivalente à l’image. De cette
façon, la critique d’art de Diderot et de Baudelaire peut être désignée comme
une critique créative.

4 Rompre la ligne

La traversée de la peinture par l’œil empathique qui, doté d’un peu d’ima-
gination, parvient à entrer dans la toile pour en ressentir les effets émotifs
décuplés, est inséparable d’une poétique de l’éclatement, qui apprécie ce qu’on
pourrait appeler l’harmonie disparate de l’œuvre : à la façon dont la lumière
est brisée et renvoyée par les branches et les feuilles dans le spectacle naturel

1986 ; Wolfgang Drost, « De l’esquisse dans la peinture au XIXe siècle : signal de révolte
ou théorie des impuissants ? Autour de Gautier et de Baudelaire », in : Création artis-
tique et (in)achèvement. Journées d’étude les 15 et 16 mai 2014 à la Maison de la Recherche,
Lille 3, organisées par Jessica Wilker et Barbara Bohac, art. en ligne sur Alithila (Analyses
littéraires et histoire de la langue) : http://alithila.recherche.univ-lille3.fr/wp-content/
uploads/2015/06/04_Drost_v2.pdf. De manière générale, Gautier et Baudelaire partagent
le même engouement pour Delacroix, toutefois leur rapport est celui d’un Ancien contre
un Moderne, au sens où le maître défendait l’idée d’un « beau idéal » pur et sculptural,
tandis que Baudelaire « fut un des premiers à remettre en question le principe du contour
correct et élégant qu’affectionnaient les néo-classiques et qu’il considérait en 1846 comme
un obstacle à l’effet de l’œuvre d’art. » (Wolfgang Drost, « Le point de vue du spectateur :
Delacroix et Legros vus par Baudelaire », in : Points de vue. Pour Philippe Junod, dir. par
Danielle Chaperon et Philippe Kaenel, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 282)
18  Cf. Wolfgang Drost, « Gautier critique d’art en 1859 », in : Théophile Gautier, Exposition
de 1859, éd. par Wolfgang Drost et Ulrike Henninges, Heidelberg, Carl Winter
Universitätsverlag, 1992, p. 463 : Théophile Gautier « pratique l’Einfühlung, l’empathie et
appartient par là au romantisme. Il s’identifie à l’artiste, fait siens les principes sur les-
quels repose l’acte individuel de la création artistique et essaie de saisir les intentions de
l’auteur. Ses estimations tiennent compte des moyens et du vouloir artistique du créateur
et rendent justice à l’artiste individuel. » C’est où se situe, à en croire Marie-Hélène Girard,
le « tort » de Gautier aux yeux de la postérité, « de n’avoir eu d’autre doctrine, en matière
de critique d’art, que cette ‘religion du beau’ où Baudelaire reconnaissait sa plus grande
qualité. » (« Présentation », in : Théophile Gautier, Critique d’art, op. cit., p. 29) Marie-
Hélène Girard rejoint par là l’avis de W. Drost : « […] on ne trouve guère chez [Gautier]
qu’un généreux éclectisme, qui se préoccupe des intentions de l’artiste, autant que du
résultat et qui essaie de juger aussi libéralement tout ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas.
Au rebours de la critique baudelairienne résolument partisane, partiale et passionnée,
l’‘empathie’ de Gautier, pour reprendre la formule de Wolfgang Drost, s’efforce de rendre
justice à tous ceux qu’il croit sincèrement dévoués à la cause de l’art. » (ibid., p. 29)
Introduction 11

décrit par Diderot, l’image qui appelle l’œil à la traversée est une image qui
arrête le regard, qui le déloge pour ainsi dire par la brisure des lignes. Pour
Diderot comme pour Baudelaire, la beauté ne tient aucunement à la pure
symétrie, associée à l’ennuyeuse monotonie, mais à une appréciation de
courbes arabesques, de lignes inattendues, de fractures dans l’harmonie. Le
disparate est ainsi au cœur de la réflexion sur l’art du philosophe comme du
poète, et l’on ne peut comprendre leur envoûtement pour l’harmonie d’une
œuvre si l’on n’y lit pas leur sensibilité pour l’effet d’une note dissonante qui
dérange l’œil et fasse dévier la pensée.
Pour Diderot, la beauté du disparate s’observe dans la nature, qui est le
modèle de l’art. Il s’étonne devant les courbes inattendues, les couleurs iné-
dites, les formes irrégulières de la nature. Son infinie variété se manifeste
jusque dans le plus infime : « c’est ici comme aux feuilles d’un arbre, pas une
qui soit du même vert »19. L’univers entier tient dans l’infime, quand cet infime
produit l’écho, la démultiplication de l’un en la variété puissante du multiple.
De même, il suffit d’observer la foule et de percevoir dans « cette multitude de
têtes » qu’il n’y en a « pas une dont un des profils ressemble à l’autre profil, pas
une dont un des côtés de la bouche ne diffère sensiblement de l’autre côté »20.
L’un et l’infini tiennent ensemble sur un visage, sur une feuille, sur la « tranche
infiniment petite des objets », parce que la tranche opère comme un tran-
chant, coupant l’un en l’infini. Il suffit donc de regarder la nature, les arbres, les
feuilles, et d’observer cette infinie variété pour admettre que « la ligne idéale »
n’existe pas. Dans la nature, déclare le philosophe, il n’y a qu’« une ligne quel-
conque altérée, déformée, portraitique, individuelle »21.
Entre la ligne droite, géométrique et abstraite, et la ligne pure, idéale et
idéelle, l’œil de Diderot cherche donc les lignes vraies de la nature. La « ligne
altérée, déformée, portraitique, individuelle » est alors la ligne tracée par la
main gauche de l’artiste, la main qui est la moins éduquée, la moins « polie »
ou uniformisée par l’apprentissage, celle donc qui permet l’« indigence sponta-
née du trait », et peut par là « nous induire à la forme jamais vue, à l’expression,

19  
Essais sur la peinture, p. 497 (chap. V, « Paragraphe sur la composition »).
20  
Salon de 1767, p. 523 (introduction au Salon).
21  
Ibid., p. 522. Diderot manifeste ici son « anti-académisme », en se prononçant contre un
Beau Idéal tel que les Académiciens le concevaient, selon des proportions géométriques
réglementées. Comme le soulignait Else Marie Bukdahl, pour Diderot « le modèle idéal
n’est pas une conception transcendante […] mais bien une réalité psychologique qui
ne saurait être confondue avec une réalité idéale et objective telle que la philosophie
de Platon en fournit des exemples » (Diderot critique d’art, Copenhague, Rosenkilde et
Bagger, t. I, 1980, p. 482).
12 Introduction

comme intériorité retournée », selon les mots de Lyotard22. Le trait dessiné


par la main gauche sera inédit et expressif, il rendra visible dans l’œuvre le
« propre » de l’artiste, ce qui caractérise ce qu’on appelait du temps de Diderot
son « faire » pour désigner le style étayé par une technique de l’artiste23, et
qui recevra un sens plus intime chez Baudelaire, qui proposera le terme de
« tempérament »24. Lorsque ce dernier admire Delacroix, c’est en effet pour
son caractère « sui generis, indéfinissable », qui fait de lui « un artiste unique,
sans générateur, sans précédent, probablement sans successeur »25. Et si le
poète s’éprend particulièrement du genre de l’eau-forte, c’est parce qu’il per-
met d’exprimer le mieux la personnalité de l’artiste : « Non seulement l’eau-
forte sert à glorifier l’individualité de l’artiste, mais il serait même difficile à
l’artiste de ne pas décrire sur la planche sa personnalité la plus intime »26, écrit
Baudelaire. L’artiste qui peint de façon suprême tout en altérant impercepti-
blement l’image, comme en peignant de sa main gauche, évitera le convenu,
le régulier, le monotone. Il sera original et inimitable par l’empreinte invi-
sible et irréductible de sa personnalité dans son œuvre. On sait que l’époque
romantique exalte une conception de l’artiste comme un génie prométhéen :
un individu hors norme, inimitable, qui suscite l’admiration par l’originalité de
ses réalisations27. Mais cette conception particularisante du génie trouve sa

22  Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 229 et 228. Le philo-
sophe rapporte à ce propos les mots que Paul Klee adressait à ses élèves : « Exercez votre
main, et au mieux les deux mains, car la main gauche écrit différemment de la droite,
elle est moins habile et de ce fait parfois plus maniable. La main droite court avec plus
de naturel, la main gauche écrit plutôt des hiéroglyphes. L’écriture n’est pas netteté, mais
expression » (cité p. 228, avec la précision que « Klee dessinait de la main gauche, écrivait
de la droite »).
23  Comme le souligne Herbert Dieckmann, Diderot « aimait sentir ou percevoir dans
l’œuvre l’effort et l’acte créateurs, la présence du génie dans sa forte individualité et son
originalité » (Cinq Leçons sur Diderot, Genève, Droz et Paris, Minard, 1959, p. 111). Aussi
peut-on observer avec Florence Boulerie que dans ses Salons, Diderot fait passer le mot
« faire » d’un emploi abstrait à un sens qui renvoie au geste concret de l’artiste et à son
travail (« Diderot et le vocabulaire technique de l’art : des premiers Salons aux Essais sur
la peinture », Diderot Studies, éd. Thierry Belleguic, Genève, Droz, 2007, t. XXX, p. 89-111).
24  Dans L’Art philosophique, un texte auquel Baudelaire aura travaillé une dizaine d’années
entre 1857 et 1863 sans jamais l’achever, la profonde conviction du poète est exprimée
ainsi : « Qu’est-ce que l’art pur suivant la conception moderne ? C’est créer une magie
suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste
lui-même. » (L’Art philosophique, p. 258) Cette affirmation correspond peut-être le mieux
à l’idée du « tempérament » de l’artiste dont l’œuvre doit être l’effet.
25  Baudelaire, Exposition universelle [1855], p. 256-257.
26  « Peintres et aqua-fortistes » (Le Boulevard, 14 septembre 1862), p. 401.
27  « [L]e développement du romantisme en Europe au XIXe siècle transforme l’artiste en
un être exceptionnel, qualifié de créateur au même titre que Dieu. […] À l’image de
Introduction 13

source chez Diderot, dans l’appréciation inédite qu’il manifeste pour la ligne
rompue dans l’art, celle-là même qui ouvre, au-delà du visible, au « figural »
de l’art28.
« Voulez-vous que je vous dise une idée vraie ? », demande Diderot. « C’est
que [l]es visages réguliers, nobles et grands font aussi mal dans une composi-
tion historique qu’un bel et grand arbre, bien droit, bien arrondi, dont le tronc
s’élève sans fléchir, dont l’écorce n’offre ni rides, ni crevasses, ni gerçures, et dont
les branches s’étendant également en tout sens forment une vaste cime régu-
lière dans un paysage. Cela est trop monotone, trop symétrique. »29 Diderot
s’attaque ici à la théorie de l’art comme forme régulière, telle que Crousaz
notamment l’exprime dans son Traité du beau30. Pour Diderot, il faut que tout
artiste s’attache à peindre son sujet en privilégiant la courbe, la brisure, la
masse d’ombres qui occulte un pan de lumière. « La peinture est tellement en-
nemie de la symétrie » que tout « artifice » sera bon pour rompre sa monotonie,
explicitera encore Diderot dans ses Pensées détachées, spécialement « par
l’ombre de quelque corps ou par l’incidence oblique de la lumière. »31 C’est donc
bien toujours une obliquité, une ligne traversante et traversée que Diderot appré-
cie dans l’art. Particulièrement la lumière par ses rayons obliques semble apte à
créer cet effet de rupture, par le fait qu’elle éclaire toutes les parties du tableau,

Prométhée qui, dans la Théogonie d’Hésiode, crée les hommes à partir d’une motte d’ar-
gile, le poète apparaît comme un Dieu. » (Fabienne Brugère et Julia Peker, Philosophie
de l’art, Paris, PUF, « Licence Philo », 2010, p. 10-11) L’idée se prépare déjà en amont du
XIXe siècle, et certainement chez Diderot, qui « place le modèle idéal dans le for intérieur
de l’artiste », comme l’a montré W. Drost dans « Le regard intérieur », loc. cit., p. 71.
28  Nous reprenons ici les termes de J.-F. Lyotard dans Discours, figure (op. cit.), où il oppose
la lisibilité de la lettre au figural de la ligne : « Est lisible ce qui n’arrête pas la course de
l’œil, ce qui donc s’offre immédiatement à la reconnaissance » (p. 216), tandis que le figu-
ral éclot là où la ligne de la lettre arrête l’œil : « moins une ligne est ‘reconnaissable’, plus
elle est à voir, et ainsi elle échappe davantage à l’écriture, et se range du côté du figural »
(p. 217).
29  Salon de 1765, p. 304 (art. Feu Carle Van Loo, n° 5, « Esquisses pour la chapelle de saint
Grégoire »).
30  Cf. dans le chapitre 5 du Traité du beau, Crousaz écrit : « La plupart des arbres, par
exemple, n’étendent pas leurs branches régulièrement. Les montagnes et leurs coteaux
ne paraissent pas agencés avec proportion. Les fontaines sortent de la terre par-ci par-là,
sans former entre elles des figures régulières. Mais il faut se souvenir que dans une infinité
de sujets, dans les chocs des corps, par exemple, dans la force des poids, dans le cours
des eaux, dans la conformation des semences, des feuilles, des fibres et des fleurs, tant
de proportions admirables se trouvent si exactement gardées, que pour nous rendre plus
sensibles au plaisir de les découvrir, il était important de nous faire passer, à tout moment,
de la vue de l’irrégularité à la considération du régulier ; la beauté s’en aperçoit mieux. »
(éd. par Francine Markovits, Paris, Fayard, 1985, p. 82)
31  Pensées détachées, p. 1031 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
14 Introduction

qui à leur tour la réfléchissent en la brisant. Quant à Baudelaire, n’aimait-il pas


le soleil seulement lorsqu’il le percevait « le soir, ruisselant et superbe, […]
derrière la vitre où se brisait sa gerbe »32, ou « coupé en deux par la ligne de
l’horizon »33 ? « Les reflets dans les miroirs, dans les vitres ne manquent pas
dans la poésie de Baudelaire », note Jean Starobinski à ce propos, « seulement
ils sont projetés, diffractés, ‘répandus’, et non pas renvoyés réflexivement »34.
La ligne idéale n’est pas désirable : « Qu’est-ce que chacun ferait désormais de
son pauvre moi, – de sa ligne brisée ? », se demande le poète35, inaugurant dans
sa poésie comme dans sa critique d’art la « brisure » de l’idéal36, et cherchant
à substituer la ligne anguleuse à la belle courbe dans la cadence des phrases
comme dans la déchéance du rêve37, pour donner forme à une ligne de beauté
devenue désormais « ligne brisée », cri ou sanglot comme « un éclair »38.

5 Traverser la peinture

Le tableau est traversé de lignes, elles-mêmes traversées, brisées par des phéno-
mènes d’échos et d’ombres. Cette traversée est aussi celle de l’œil du critique :
car l’espace de l’interprétation, « l’espace ouvert du sens » se définit comme
traversée, comme passage, comme « venue sensible du sens »39. Si l’avènement
du sens est une traversée, elle implique un détachement et une appropria-
tion, comme un voyage qui nous fait passer d’un endroit à l’autre, et qui im-
plique donc séparation et nouveauté. Dans ce voyage, ce passage vers le sens,
l’image forme une surface réfléchissante pour la pensée, qui la recompose en
se détachant d’elle. Comme l’affirme Jean-Luc Nancy, le distinct « est toujours

32  Baudelaire, XCIX, « Je n’ai pas oublié … » (poème sans titre des Tableaux parisiens), in :
Les Fleurs du mal, éd. par Jacques Dupont, Paris, GF-Flammarion, 2012, p. 143, nous
soulignons.
33  L’Art philosophique, p. 260.
34  Jean Starobinski, La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989,
p. 83.
35  Salon de 1846, art. VII « De l’idéal et du modèle », p. 115.
36  La cassure métrique que pratique Baudelaire dans sa poésie, et que Mallarmé nommera
« brisure des grands rythmes » (dans « Crise de vers », in : La Revue blanche, 1895, cité par
Sylvie Thorel, Le Nadir de la grâce. Essai sur la figure et la défiguration, Paris, Champion,
2012, p. 159) répond ainsi à sa définition de la beauté « dégradée » dans le Salon de 1846 et
dans Le Peintre de la vie moderne (cf. infra).
37  Cf. l’analyse des poèmes « Le Cygne », « À une passante » et « Les petites vieilles » de
Baudelaire par Sylvie Thorel (Le Nadir de la grâce, op. cit., p. 157-158).
38  Baudelaire, CXXI, « La mort des amants », in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 179, v. 10-11 :
« Nous échangerons un éclair unique, // Comme un long sanglot … »
39  Denis Guénoun, L’Exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, Paris,
Circé/Poche, 1998, p. 35.
Introduction 15

l’hétérogène »40 : le regard critique, qui distingue les parties de l’ensemble,


est donc toujours un regard rupteur, au sens où il interrompt la continuité
des éléments peints et où il y introduit l’hétérogénéité de sa pensée41. Aussi,
« l’incidence oblique de la lumière »42 qu’apprécie tant Diderot, c’est aussi celle
de son propre regard lorsqu’il traverse l’image peinte, en la parcourant de ma-
nière à la morceler, la décomposer, pour la récrire et l’offrir à voir autrement,
dans sa dimension imaginaire, au lecteur. Si « le poète [est] le meilleur de tous
les critiques »43, comme le prétend Baudelaire, c’est parce qu’il sait, à partir
des fragments brisés de la toile, en recomposer les morceaux dans son langage
propre, autrement dit : dans et à partir de la différence poétique.
Ainsi, l’expérience esthétique se nourrit d’une diffraction constitutive : c’est
dans la rupture avec l’œuvre que peut naître un langage créateur. De manière
significative, Roland Barthes décrit l’attention esthétique qu’on peut porter à
un texte lors de la lecture en termes d’un morcellement du texte. Supposant un
lecteur « désœuvré » qui « se promène » au flanc d’une vallée, ce promeneur
percevrait quelque chose de « multiple, irréductible, provenant de substances
et de plans hétérogènes, décrochés », écrit Barthes. Ces phénomènes hétéro-
gènes « sont à demi identifiables : ils proviennent de codes connus, mais leur
combinaison est unique, fonde la promenade en différence qui ne pourra se
répéter que comme différence. »44 De la même façon que le lecteur selon
Barthes morcelle le texte pour l’approcher « en différence », la traversée de la
peinture par Diderot et Baudelaire n’est pas seulement une appréciation des
lignes démultipliées, du disparate dans l’œuvre peinte, elle est aussi et sur-
tout un disparate à l’œuvre dans leur critique de la peinture. Il s’agit de briser
l’image pour la recomposer ; quitte à fermer les yeux pour mieux la voir.
Le terme de traversée indique ainsi le travail réciproque du texte et de
l’image, comme le souligne si bien Louis Marin : « l’image traverse les textes

40  Au fond des images, op. cit., p. 15.


41  Cf. Louis Marin, « À propos d’un carton de Le Brun : le tableau d’histoire ou la dénégation
de l’énonciation », Revue des Sciences Humaines 157 (janvier-mars 1975), t. XL, p. 44, où il
affirme que les contraintes de « composition, répartition des valeurs et couleurs » d’un
tableau n’opèrent « pas de façon absolument déterminée », et que par conséquent l’œil
du spectateur peut toujours « librement » parcourir l’image, sans linéarité ni cohérence.
Cette liberté du parcours de l’œil accompagne ainsi un morcellement de l’image en ses
éléments analysés. « D’une certaine façon l’analyste porte toujours un couteau », écrit
Michel Serres non sans provocation dans Les Cinq Sens (Paris, Hachette, 1998, p. 96).
42  Pensées détachées, p. 1031 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
43  Baudelaire, Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 453.
44  Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », in : Le Bruissement de la langue. Essais critiques
IV, Paris, Seuil, 1971, p. 74, cité par J.-M. Schaeffer dans L’Expérience esthétique, op. cit.,
p. 47-48, en guise d’illustration du phénomène de l’attention esthétique.
16 Introduction

et les change ; traversés par elle, les textes la transforment. »45 Or, la recréa-
tion du tableau par le travail du critique implique une réflexion émotive :
car si le critique ne peut décrire l’image et son harmonie d’ensemble qu’en
l’abordant à partir de son effet, c’est bien de ce ressenti qu’il s’agit de rendre
compte. D’où les termes musicaux fréquemment employés par le philosophe
et le poète pour parler de l’image : de son, harmonie, des effets d’échos, d’éven-
tuelles dissonances ou discordances46. La synesthésie de Baudelaire est entiè-
rement musicale47. Et c’est où la traversée de l’image peinte reçoit son sens le
plus profond : dans l’appréciation d’un invisible écho dont les couleurs sont
traversées, que le jeu du clair-obscur, les contours flous, le moment choisi par
le peintre concourent à mettre en place et où l’on voit l’imperceptible note
dissonante, « bizarre », qui traverse l’ensemble et la sauve. On remarque ainsi
dans les écrits de Diderot l’appréciation d’une discordance qui, au siècle sui-
vant, deviendra la mesure des œuvres, comme le note Sylvie Thorel48. En ce
sens, Diderot est véritablement un « initiateur », selon le mot de Jean Seznec49,
« qui devant un tableau parle non seulement de discordance, mais d’échos, de
tapage, et de silence ». Quitte à forger un langage discordant du tableau, qui
rompt avec l’image pour produire sa propre sonorité.

C’est la thèse que nous nous proposons d’examiner dans le présent livre : celle
de la sonorité propre du langage de Diderot et de Baudelaire devant la pein-
ture, comme une expérience de sa traversée, comme si sous leur plume les
images pouvaient éclater en mots. La structure de ce livre est simple : les deux
chapitres consacrés au philosophe puis au poète livrent chacun dans une pre-
mière section une présentation générale de leur critique d’art, en retraçant les
idées essentielles des salonniers tout en les situant dans le contexte historique

45  Louis Marin, « L’être de l’image et son efficace », in : Des Pouvoirs de l’image. Gloses, Paris,
Seuil, 1993, p. 9.
46  Philippe Junod note que « Dans le chapitre sur la couleur du Salon de 1846, Baudelaire
accumule en moins de cinq pages ces emprunts au lexique musical, parlant de chant,
vibration, ton (5 occurrences), symphonie (2), mélodie (7), hymne, harmonie (3),
contrepoint (2), accord, gamme, musique et sons (2), sans compter une comparaison
avec le timbre du hautbois » (Contrepoints. Dialogues entre musique et peinture, Genève,
Contrechamps, 2006, p. 21). Mais on observe déjà un vocabulaire musical dans les Salons
de Diderot, et on lit dans les Fragments de l’Athenaeum que Diderot « met en musique
bien des tableaux » (in : Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire.
Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 122).
47  Sur la musicalité comme paradigme général des arts, voir Verónica Estay Stange, Sens et
musicalité. Les voix secrètes du symbolisme, Paris, Garnier, 2014, où elle montre comment
le romantisme a contribué de manière importante à l’élaboration d’une « poétique musi-
cale » des arts.
48  Sylvie Thorel, Le Nadir de la grâce, op. cit., p. 149.
49  Jean Seznec, Sur l’Art et les artistes, Paris, Hermann, 1967, p. 24-25.
Introduction 17

de la production artistique. Cette première section des deux chapitres a une


valeur informative, elle s’adresse aux non-spécialistes des Salons. Elle est suivie
d’une deuxième section qui dans chacun des chapitres présente la méthode
d’écriture des salonniers. Sans livrer un aperçu exhaustif des procédés qu’ils
mettent en œuvre, on se focalisera sur la caractérisation de leur expérience
d’écriture comme moyens de traverser la peinture, de l’explorer, la reconnaître,
la retourner pour imprimer dans l’image les sillons d’un regard qui la « fonde
en différence », pour reprendre les mots de Barthes. Il s’agit enfin, dans la der-
nière section de chacun des deux chapitres, de montrer comment la peinture,
depuis toujours définie comme art muet, est un art qui impose silence, et com-
ment Diderot et Baudelaire ont écrit ce silence.
Si nous avons choisi d’étudier séparément, et donc successivement, Diderot
et Baudelaire, dans les deux premiers chapitres de ce livre, c’est parce que leurs
écrits prennent forme selon des procédés totalement différents qui tiennent
en partie au contexte historique et à la personnalité de ces deux génies, et qu’il
aurait semblé artificiel de comparer leur approche de la peinture selon des
critères, des concepts, voire des mots qui ne recouvrent plus les mêmes accep-
tions ni les mêmes finalités. Toutefois il apparaîtra que chacun d’eux aura à
sa façon su donner forme à une approche créative des œuvres : et c’est ce que
le troisième chapitre de ce livre voudrait développer, en montrant comment
dans leur critique d’art, réception et création s’avèrent indissociables, comme
reliées à une même « corde sensible », où le récepteur est placé dans un désir
de compléter imaginairement l’œuvre. Ce que nous appelons la « continuité
créative » de l’œuvre, comme élément central de la critique émotive de Diderot
et de Baudelaire, sera étudié à partir de trois critères essentiels : la suggesti-
vité, l’inachèvement, la résonance de l’œuvre. Ces trois éléments concourent
à fonder une approche moderne de l’art, celle-là même qui est revendiquée
par la plupart des spectateurs d’aujourd’hui, libres d’investir les œuvres de leur
propre subjectivité et de rêver à des images nouvelles. Si Diderot et Baudelaire
sont devenus les hérauts de la relation esthétique moderne à l’art, c’est parce
qu’ils ont pratiqué de manière exemplaire cette traversée de la peinture comme
une expérience de traversée par la peinture : quand c’est elle qui les traverse
pour susciter en eux des images nouvelles, qu’ils nous transmettent à leur tour.

6 Envoi

Il est émouvant d’approfondir la pensée de Diderot en s’aidant du regard des


maîtres : Jean Seznec, Jacques Chouillet, René Démoris, Louis Marin, Herbert
Dieckmann, Jean Starobinski. Ces penseurs ont défriché le sentier des études
diderotiennes. Ils nous ont appris à mieux lire Diderot, à mieux comprendre
18 Introduction

sa pensée, à tel point que leurs écrits sont devenus inséparables de ceux du
philosophe, et qu’il nous semble que c’est Diderot lui-même qui nous permet
de faire leur connaissance. De la même façon, Baudelaire nous présente à Jean
Prévost, Marcel Ruff, Jean Ziegler, Claude Pichois, Georges Poulet, Wolfgang
Drost.
Cet essai leur rend hommage, avec la complicité du philosophe, et l’élan du
poète.
CHAPITRE 1

Récrire la peinture : La critique poétique de Diderot

Introduction : Une Nativité ou la naissance d’un genre

Entre 1759 et 1781, Diderot produit neuf Salons, d’ampleur variée1, qu’il livre à
la Correspondance littéraire de son ami Frédéric Melchior Grimm. Cette revue
manuscrite était adressée à des personnalités princières européennes pour les
informer de la vie culturelle à Paris, et les Salons bisannuels du Louvre2 for-
maient un événement majeur dont il fallait rendre compte pour permettre aux
nobles destinataires de la gazette de prendre connaissance, et au besoin de
commander, des œuvres aux artistes français en vogue. La diffusion manus-
crite et semi-privée de la revue permettait à celle-ci d’échapper à la censure3,
ce qui donna au philosophe une liberté de ton et d’opinion exceptionnelle : le
seul censeur à braver était l’ami Grimm auquel il s’adressait directement. Il s’en
amuse parfois, comme lorsqu’il écrit dans les Essais sur la peinture : « Personne
que vous, mon ami, ne lira ces papiers, ainsi je puis écrire tout ce qu’il me

1  De 1759 à 1771, Diderot suit le rythme bisannuel des Salons du Louvre, ensuite il n’écrira plus
que deux Salons en 1775 et en 1781. Si les premiers textes de Diderot sont assez courts et
parfois hésitants, il deviendra de plus en plus prolixe tandis que son jugement et ses connais-
sances deviennent plus sûrs et culminent dans l’écriture des Salons de 1765 et de 1767, qui
sont d’une ampleur considérable (le manuscrit de 1767 est trente fois plus long que celui
de 1759 !). Grimm se plaindra du retard de la livraison du texte, dont la rédaction prend
toute l’année 1768, ainsi que de son ampleur, et il n’en fera paraître que des extraits dans la
Correspondance littéraire.
2  La première exposition officielle des œuvres des artistes de l’Académie Royale de Peinture et
de Sculpture eut lieu dans une petite salle attenante à la salle des séances au Louvre, du 9 au
23 avril 1667. Ensuite, entre 1669 et 1699, plusieurs autres expositions sont organisées à inter-
valles irréguliers. Elles ont lieu dans la Grande Galerie du Louvre à partir de 1699. Après une
période d’interruption entre 1704 et 1725, l’événement reprend à un rythme annuel. C’est à
partir de 1725 que l’événement est organisé dans son lieu définitif, le Salon Carré du Louvre –
d’où le terme de Salons pour désigner les expositions de l’Académie. Elles deviennent bisan-
nuelles à partir de 1748, jusqu’en 1795. Cf. Jean Seznec, « Introduction », in : Diderot, Salons.
Volume I : 1759 – 1761 – 1763, Oxford, Clarendon Press, 1957, p. 1-2 et L. Versini, introduction aux
Salons, op. cit., p. 174.
3  Diderot n’oublie pas son séjour en prison à Vincennes en 1749 suite à la publication de la
Lettre sur les aveugles, et il est encore en pleine lutte avec la censure pour l’entreprise ency-
clopédique au moment où il commence ses Salons. En outre, les artistes ont un statut véné-
rable qui demande aux critiques d’art de ménager leur discours. La diffusion semi-privée des
Salons de Diderot dans la Correspondance littéraire lui permet ainsi d’éviter également leurs
éventuelles rancœurs.

© koninklijke brill nv, leiden, 2018 | doi:10.1163/9789004367975_003


20 CHAPITRE 1

plaît. »4 En recourant au mode épistolaire, Diderot parvient en même temps


à contourner la bienséance de ton et de pensée à laquelle obligeait un lectorat
aristocratique. L’incipit des Salons est à cet égard exemplaire : « Voici à peu
près ce que vous m’avez demandé »5, écrit-il au directeur de la Correspondance
littéraire en 1759, inaugurant ainsi la forme confidentielle de la lettre qui lui
permet de livrer le fond de sa pensée sur l’art de son temps, et sur bien d’autres
choses encore dont les expositions de peinture sont souvent le prétexte.
Or, à bien des égards cette pensée est remarquablement originale, tant
du point de vue du jugement sur la peinture que de la forme littéraire dans
laquelle il s’exprime. En effet, Diderot n’est pas le premier critique d’art – ce
titre reviendrait plutôt à La Font de Saint-Yenne qui le précède d’une décen-
nie au moins – ni l’unique en son temps, car nombre d’autres « littérateurs »
s’essayent au jeu6. Mais Diderot est bien le premier qui donne une forme
langagière particulière à la recension sur l’art, permettant l’essor du genre qui
bénéficiera notamment de l’impression forte que fera la lecture de ses œuvres
sur les critiques postérieurs7. Si, en effet, le XIXe siècle intronise la critique d’art

4  Essais sur la peinture, p. 469.


5  Salon de 1759, p. 193. Il est à noter que les deux premiers Salons consistaient en de véritables
lettres adressées à Grimm, que celui-ci fit paraître ensuite dans la revue.
6  Parmi ses contemporains et prédécesseurs, on peut mentionner ceux qui écrivent dans la
presse (le Mercure de France, le Journal encyclopédique, L’Observateur littéraire, ou L’Année lit-
téraire de Fréron), à quoi s’ajoutent les productions d’écrivains particuliers, comme Mathon
de la Cour, l’abbé Le Blanc, Daudet de Jossan, et bien d’autres encore. Mais comme le note
Laurent Versini, « Diderot est incontestablement le premier à réunir les points de vue tech-
nique et esthétique ; c’est avec lui que commence la critique d’art des littérateurs, qui conduit
aux Goncourt » (« Introduction aux Salons », in : Diderot, Œuvres IV, op. cit., p. 172). Cf. La
Font de Saint-Yenne, Gorsas, Marmontel, La Peinture en procès. L’invention de la critique d’art
au siècle des Lumières (Lettre à M. de Poiresson-Chamarande), éd. par René Démoris, Paris,
Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001. Cf. aussi Else Marie Bukdahl, « Diderot et les salon-
niers de son temps », in : Diderot, Salons IV : Héros et martyrs. Salons de 1769, 1771, 1775, 1781,
éd. par Else Marie Bukdahl, Michel Delon, Didier Kahn, Annette Lorenceau, Paris, Hermann,
1995, p. 291-296.
7  Si les écrits de Diderot circulent en Allemagne dès le XVIIIe siècle par l’interférence de
Goethe, Lessing et Schiller, les Salons de Diderot ne sont vraiment diffusés en France qu’au
XIXe siècle. Mis à part les Regrets sur ma vieille robe de chambre du Salon de 1769 qui furent
imprimés en 1772 à Karlsruhe, les Salons ne furent en effet pas publiés du vivant de Diderot,
et partiellement seulement dans un premier temps : le Salon de 1765 accompagné des Essais
sur la peinture est publié en 1795 par l’éditeur Buisson (Goethe traduit et annote les deux
premiers chapitres des Essais en 1799) ; en 1798 Naigeon reproduit ces deux textes ainsi que le
Salon de 1767, auxquels il adjoint les Pensées détachées ; le Salon de 1761 et une partie du Salon
de 1769 paraissent en 1819 chez Belin ; le Salon de 1759 est reproduit dans la revue L’Artiste
le 9 mars 1845 ; enfin, en 1857, un physicien et érudit nommé Walferdin entreprend de pu-
blier les Salons de 1763, de 1771, de 1775 et de 1781 dans la Revue de Paris (t. 38, 39 et 40). Cf.
Laurent Versini, introduction aux Salons, loc. cit., p. 190-191. Toutefois, comme le rappelle Élise
Récrire la peinture 21

par la pratique massive du genre auquel s’adonnent les plus grands écrivains,
l’activité s’est développée sous l’influence manifeste des écrits de Diderot.
À quoi tient le succès des Salons de Diderot, qui n’écrivait pas pour un large
public ni pour gagner la célébrité ? Et pourquoi le genre de la critique d’art se
développe-t-il au cours du XVIIIe siècle ?
Des considérations historiques et sociologiques répondent en partie
à ces questions : de l’ouverture des portes du Louvre au grand public dès le
XVIIe siècle à la montée de la classe bourgeoise au XVIIIe, qui permit un
développement économique du marché de l’art – que la critique d’art contri-
bue d’ailleurs à façonner. Le genre bénéficie en outre aussi de l’essor du jour-
nalisme, qui ménage progressivement une place importante à l’actualité
artistique dans son discours. Mais c’est aux facteurs d’ordre esthétique que
nous nous intéresserons ici. Car il ne suffit pas d’observer les éléments de redé-
finition de la société et de la sphère culturelle au XVIIIe siècle pour répondre
à la question de l’importance des Salons de Diderot, et de la façon dont il a pu
influencer les grands critiques du siècle suivant. La vraie question que cachent
les préoccupations socio-historiques est bien celle-ci : pourquoi la critique
d’art, qui se définit comme la rencontre du mot et de l’image en tant que pra-
tique descriptive, se développe-t-elle précisément dans un temps où les meil-
leurs penseurs éprouvent l’impossibilité de cette rencontre entre le verbal et
le pictural ? En effet, la mimèsis qui formait le soubassement d’une pensée
unitaire des arts comme imitant chacun la nature avec leurs moyens propres,
conformément au principe de l’ut pictura poesis, est de plus en plus remise en
question au moment où Diderot écrit ses Salons8, et le philosophe lui-même,
bien que concevant l’art comme une imitation, montre dans ses écrits à quel
point le principe devient inadéquat pour écrire sur la peinture.
Bien des pensées, bien des intuitions de Diderot en matière de peinture sont
en accord avec nos propres convictions aujourd’hui, à tel point qu’en lisant
Diderot on ne peut que se sentir, aujourd’hui encore, contemporain de sa pen-
sée. En ce sens, Diderot est un théoricien de l’art moderne auxquels nombre

Pavy-Guilbert, du temps de Diderot certains extraits des Salons « sont divulgués par le biais
de lectures publiques organisées par Grimm » de sorte qu’ils jouissent déjà d’une audience
semi-publique (L’Image et la langue. Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, Paris,
Classiques Garnier, 2014, p. 37).
8  Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe -XVIIIe siècles,
trad. par Maurice Brock, Paris, Macula, 1991 ; Jacques Chouillet, L’Esthétique des Lumières,
Paris, PUF, 1974 ; Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la Raison classique
à l’imagination créatrice. 1680-1814, Paris, Albin Michel, Bibliothèque de « L’Évolution de
l’Humanité », 1994 ; Nathalie Kremer, Vraisemblance et représentation au XVIIIe siècle, Paris,
Champion, 2011.
22 CHAPITRE 1

d’autres critiques que ceux du XIXe siècle sont redevables. « Par cette chaleur
d’âme, par cette envergure d’esprit, par ces libres écarts, Diderot se dépassait
lui-même ; il devançait aussi son temps », affirme Jean Seznec9. Afin de com-
prendre comment Diderot donne une forme inédite à l’écriture sur l’art, il
est intéressant de commencer par relever les caractéristiques essentielles du
genre auquel il donne naissance. Pour cela, nous pouvons examiner un de ses
premiers comptes rendus qui consiste en une brève description d’un tableau
de Boucher, intitulé fort à propos Une Nativité. Voici ce qu’en écrit Diderot :

Avant que de passer à la sculpture ; il ne faut pas que j’oublie une pe-
tite Nativité de Boucher. J’avoue que le coloris en est faux ; qu’elle a trop
d’éclat ; que l’enfant est couleur de rose ; qu’il n’y a rien de si ridicule qu’un
lit galant en baldaquin dans un sujet pareil ; mais la Vierge est si belle, si
amoureuse et si touchante ; il est impossible d’imaginer rien de plus fin,
ni de plus espiègle que ce petit saint Jean couché sur le dos, qui tient un
épi. Il me prend toujours envie d’imaginer une flèche à la place de cet
épi ; et puis des têtes d’anges plus animées, plus gaies, plus vivantes ; le
nouveau-né le plus joli. Je ne serais pas fâché d’avoir ce tableau. Toutes
les fois que vous viendriez chez moi, vous en direz du mal, mais vous le
regarderiez10.

L’atmosphère légère et gracieuse de la scène, ornée de chérubins, de grandes


draperies et d’un fond nuageux participe de la veine rococo dans laquelle
s’inscrit Boucher, ancien élève de Watteau. Diderot bien vite manifestera
son agacement, voire son aversion pour la légèreté « creuse » du pinceau de
Boucher et « la dépravation de son goût », mais à l’heure de son premier Salon
et devant ce tableau relativement sobre en regard des autres productions sur-
chargées dont le grand peintre est capable, il est transporté d’émotion devant
la scène11. Sa critique néanmoins évoque déjà quelques éléments sur lesquels
il reviendra sans cesse devant Boucher : « le coloris est faux ; l’enfant est trop

9  Jean Seznec, Sur l’art et les artistes, op. cit., p. 24.


10  Salon de 1759, p. 199.
11  À vrai dire, Diderot avouera à plusieurs reprises qu’il a les sentiments partagés face à
Boucher, qu’il abhorre autant qu’il l’admire. « Je ne sais que dire de cet homme-ci », écrit-
il au début de l’article Boucher dans le Salon de 1765 (p. 308), avant de se lancer dans une
diatribe violente contre la « dégradation du goût, de la couleur, de la composition, des
caractères, de l’expression, du dessin » et « la dépravation des mœurs » de l’artiste – bref,
contre tous les aspects de son art. Mais il « balance » parfois son jugement. Ainsi, « J’ai
dit trop de mal de Boucher ; je me rétracte. Il me semble avoir vu de lui des enfants bien
naïvement enfants », confie-t-il dans ses Pensées détachées, p. 1051 (art. « Du naïf et de la
flatterie »).
Récrire la peinture 23

rose » : c’est un manque de naturel dans la carnation des personnages, carac-


téristique du travail de ce peintre, qui éloigne les figures de la réalité12. Mais
l’artifice du tableau ressort également de la composition elle-même car,
comme le fait remarquer Diderot, que fait la Vierge dans un lit à baldaquins
au moment de son accouchement du Christ ? Le sujet est déplacé (c’est le sens
du mot « ridicule ») car le décor convient mieux à une scène de libertinage
que d’histoire religieuse, sans compter qu’après son accouchement, la Vierge
a très bonne mine et apparaît « si belle, si amoureuse et si touchante » qu’elle
invite le spectateur à une rêverie amoureuse plutôt qu’à une méditation res-
pectueuse. La critique de Diderot porte donc fondamentalement sur l’invrai-
semblance du tableau, tant du point de vue de son exécution (les couleurs, la
disposition) que de son invention (une scène libertine pour un sujet biblique).
Quelques mots du texte nous permettent de restituer les étapes dans la
chaîne de l’écriture des Salons : le philosophe a bien sûr d’abord été voir les
œuvres, il a déambulé au Louvre, observé les tableaux tant bien que mal parmi
la foule qui le bouscule et le presse, pris des notes. Mais c’est dans le silence
de son cabinet, revêtu de sa vieille robe de chambre, qu’il rédige ses comptes
rendus13. D’où le sens des premiers mots de l’extrait sur la Nativité, « il ne
faut pas que j’oublie … », révélant qu’il écrit dans le souvenir des œuvres et
non pas face à elles dans une situation d’observation directe. Aussi le défaut de
mémoire guette, et certains détails qu’il décrit ne correspondent parfois pas à
ceux des tableaux, comme ce petit saint Jean couché « sur le dos » qu’il évoque
ici et qu’on chercherait en vain dans cette position sur le tableau14. Or la
réminiscence de l’image est inséparable d’une image idéale du sujet que le phi-
losophe imagine. En effet, en observant le manque de naturel du tableau de

12  Comme l’a souligné René Démoris, la critique diderotienne des chairs de Boucher est
déjà amorcée par La Font de Saint-Yenne qui remarquait qu’elles « ne sont point celles
de la nature étant presque toutes couleur de rose et violettes » (La Font de Saint-Yenne,
Sentiments sur quelques ouvrages de peinture, s. l., 1754, p. 34, cité par René Démoris, « L’art
et la manière : Diderot face à Boucher », in : Les Salons de Diderot : théorie et écriture, éd.
par Pierre Frantz et Élisabeth Lavezzi, Paris, PUPPS, 2007, p. 129).
13  Le Salon est trop fréquenté pour permettre la rédaction sur place devant les tableaux.
Cf. cette remarque qu’il lâche à propos de la difficulté d’écrire même des brouillons au
Louvre : « j’écris à la hâte, j’écris au milieu d’un troupeau d’importuns, ils me troublent,
ils m’empêchent de voir et de sentir ; ils s’impatientent et moi aussi. » (Salon de 1767,
p. 783) Précisons que Diderot n’a pas conservé ses brouillons et fiches de travail, l’heure
n’étant pas encore au fétichisme du manuscrit littéraire comme le souligne Michel Delon
(« Préface » à son édition de Diderot, Salons, textes choisis par M. Delon, Paris, Gallimard,
« Folio Classique », 2008, p. 18).
14  D’autres exemples de cette inexactitude ont pu être relevés dans l’ensemble des Salons,
mais ils contribuent à montrer que les descriptions de Diderot sont toujours, comme
inévitablement, traversées par son imagination aussi.
24 CHAPITRE 1

Boucher, Diderot ne peut s’empêcher de vouloir corriger la scène : si l’enfant


est trop rose, c’est qu’il devrait l’être moins, de même que la Vierge gagnerait à
avoir le teint moins frais. Un tableau vraisemblable idéal se profile ainsi dans
l’esprit du critique, dont la mémoire intervient avec l’imagination, car de la
correction de l’œuvre à sa recréation imaginaire, il n’y a qu’un pas que Diderot
n’hésitera jamais à franchir. « Il me prend toujours envie d’imaginer une flèche
à la place de cet épi », indique-t-il à son lecteur, tout en lui profilant des figures
« plus animées, plus gaies, plus vivantes ». La description du tableau remémoré
verse donc irrémédiablement dans l’invention d’un tableau à la fois similaire
et divergent, comme si le tableau réalisé n’était qu’une version, moins réussie,
de la version plus parfaite, plus achevée de l’œuvre, que Diderot avait à l’esprit.
L’écriture de Diderot est ainsi toujours une récriture des tableaux : le lan-
gage est le lieu même de l’inventivité du salonnier, dans la mesure où il s’affran-
chit de l’image perceptible pour la recréer de façon vivante en une virtualité
pure. Devant chaque tableau, comme le notait Jean Starobinski, Diderot « rêve
un tableau mieux conçu »15. Mais un autre constat s’impose à la lecture de cet
extrait sur la Nativité de Boucher. Si le jugement d’invraisemblance de l’œuvre
est indiscutable, il ne suffit pas néanmoins pour rejeter le morceau. Diderot
au contraire manifeste une nette prédilection pour ce tableau raté, et en dépit
de la version plus parfaite qu’il en propose. La Vierge n’a pas l’air d’une Vierge,
mais elle est « si belle, si amoureuse et si touchante », et le petit enfant est
« fin, espiègle ». Le salonnier avoue le charme qu’il subit à la vue de la jolie
composition et de l’expression amoureuse et touchante de la figure féminine.
Le tableau est raté selon les règles de l’art, tant du point de vue du sujet que de
la composition, et pourtant l’œuvre est réussie puisqu’elle opère la séduction
du spectateur. « Vous en diriez du mal, mais vous le regarderiez » : Diderot est
touché, comme si le tableau lui avait tiré en plein cœur la flèche qu’il imagine
y voir.

1 L’émotion de la peinture

1.1 L’esthétique de l’émotion


La revendication d’un droit de jugement libre de toute règle au nom du
« sentiment » que génère l’œuvre peinte forme le point de départ de l’avènement

15  Jean Starobinski, « Diderot dans l’espace des peintres », in : Denis Diderot, Écrits sur l’art
et les artistes, textes réunis et présentés par Jean Seznec, Paris, Hermann, 2007, p. 221. Cet
article avait paru pour la première fois dans le catalogue de l’exposition Diderot et l’art de
Boucher à David, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1984.
Récrire la peinture 25

de la critique d’art. Une décennie avant Diderot, La Font de Saint-Yenne avait


clairement revendiqué ce droit de jugement souverain, à portée potentiel-
lement universelle, par la déclaration suivante : « Un tableau exposé est un
Livre mis au jour de l’impression. C’est une pièce représentée sur le théâtre :
chacun a le droit d’en porter son jugement. »16 Le critique d’art, porte-parole
d’un public « éclairé »17 se glisse ainsi comme nouvelle instance réceptive de
l’art, entre celle du peintre et de l’Académicien (souvent peintre lui-même)18.
Toutefois, comme on a pu l’observer dans le compte rendu de Diderot sur la
Nativité, cette nouvelle catégorie de spectateur se profile comme une per-
sonnalité dont le ressenti individuel importe plus que l’évaluation normative
basée sur les connaissances des principes de l’art. Le tableau de Boucher n’est
pas sans défauts, mais il me touche, affirme Diderot : son approche de la pein-
ture s’affilie ainsi à une esthétique de l’émotion que l’abbé Du Bos avait mise
en place au début du siècle. En effet, dans ses Réflexions critiques sur la poésie
et la peinture, cet académicien avait établi la prééminence de l’effet émotion-
nel de l’œuvre sur l’observance des règles de l’art. « Puisque le premier but de
la poésie et de la peinture est de nous toucher, les poèmes et les tableaux ne
sont de bons ouvrages qu’à proportion qu’ils nous émeuvent et qu’ils nous at-
tachent », posait nettement Du Bos, pour aller jusqu’à affirmer qu’« un ouvrage
plein de fautes contre les règles peut être un ouvrage excellent » pour autant
qu’il touche le spectateur19.

16  La Font de Saint-Yenne, Réflexions, in : Œuvre critique, éd. par Étienne Jollet, Paris, ENSBA,
2001, p. 45-46. Les Réflexions de La Font de Saint-Yenne (1747) sont un « premier salon
qui se permet de critiquer négativement les tableaux en dehors de l’échange privé ; cet
ouvrage inaugure la critique d’art au sens plein du terme : il rapporte publiquement (il est
publié) les opinions sur les œuvres qu’est supposé se faire un public qui ne pratique pas la
peinture », explique Élisabeth Lavezzi (Diderot et la littérature d’art, Orléans, Paradigme,
2007, p. 8).
17  L’affirmation du droit universel de jugement est en effet prudemment limitée par La Font
de Saint-Yenne qui précise ne rapporter que « les jugements des connaisseurs judicieux,
éclairés par des principes, et encore plus par cette lumière naturelle que l’on appelle
sentiment, parce qu’elle fait sentir au premier coup d’œil la dissonance ou l’harmonie
d’un ouvrage, et c’est ce sentiment qui est la base du goût, j’entends de ce goût ferme et
invariable du vrai beau, qui ne s’acquiert presque jamais, dès qu’il n’est pas le don d’une
heureuse naissance. » (Réflexions, op. cit.)
18  L’avènement de la critique d’art implique donc une redéfinition du public : l’art n’est plus
seulement l’apanage de nobles ou de connaisseurs, mais accède aux rangs sociaux et éco-
nomiques moins élevés qui évaluent différemment les œuvres. Diderot est très favorable à
cette ouverture des portes de l’art au grand public : « la censure publique est une des plus
puissantes [barrières] » à la « décadence des arts » (Salon de 1767, p. 518-519, introduction
au Salon de 1767).
19  Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture [1719], éd. par
Dominique Désirat, Paris, École Nationale des Beaux-Arts, 2015, II, section 22, p. 425 :
26 CHAPITRE 1

L’esthétique de l’émotion à laquelle Du Bos donne ses contours les plus


nets s’impose graduellement au XVIIIe siècle, et l’art est de plus en plus pensé
à partir de l’effet qu’il produit sur un spectateur dont le sentiment devient
un principe esthétique20. Le « sentiment intérieur » de l’individu – ce que
Du Bos appelle le « sixième sens », qui « prononce sans consulter la règle et
le compas »21 – vient primer sur les normes universelles et préétablies que
les poétiques classiques avaient codifiées et régularisées, et qu’un Du Bos ou
un Diderot n’hésitent pas à bafouer si besoin en est22. Les comptes rendus de
Diderot foisonnent en effet de déclarations qui font fi des règles de l’art au
profit de l’attrait émotif individuel qu’une œuvre peut produire sur son spec-
tateur, à l’instar de ce que le compte rendu sur la Nativité de Boucher donne à
lire23. On connaît la déclaration de Kant à laquelle aboutissent les glissements
dans la conception de l’art qui se perçoivent au cours du XVIIIe siècle : « Le goût
est la faculté de juger et d’apprécier un objet ou un mode de représentation par

« Que le public juge bien des poèmes et des tableaux en général. Du sentiment que nous
avons pour connaître le mérite de ces ouvrages ».
20  Voir entre autres A. Becq, Genèse de l’esthétique française moderne, op. cit. ; J. Chouillet,
L’Esthétique des Lumières, op. cit. ; Philip Stewart, L’Invention du sentiment : roman et écono-
mie affective au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010. Notons que J. Lichtenstein
perçoit déjà dans la théorie coloriste de Roger de Piles des critères esthétiques qui privilé-
gient le point de vue du spectateur (La Tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture
et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2003, p. 17-18).
21  « C’est ce sixième sens qui est en nous sans que nous voyions ses organes. C’est la portion
de nous-mêmes qui juge sur l’impression qu’elle ressent, et qui, pour me servir des termes
de Platon, prononce sans consulter la règle et le compas. C’est enfin ce qu’on appelle com-
munément le sentiment. » (Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, op. cit.,
II, 22, p. 426)
22  « J’en demande pardon à Aristote ; mais c’est une critique vicieuse que de déduire des
règles exclusives des ouvrages les plus parfaits, comme si les moyens de plaire n’étaient
pas infinis », écrit Diderot dans ses Pensées détachées (p. 1014, article « Du goût »). Dans le
traité de l’abbé Du Bos, l’exemple le plus clair est certainement le jugement favorable émis
sur le Cid (cf. les sections I, 34 et II, 32), là où l’Académie avait établi la prééminence des
règles lors de la querelle en 1637.
23  Cf. par exemple la description suivante d’une peinture de Deshays exposée en 1763,
La Chasteté de Joseph, en des termes très proches de celle de la Nativité : « Si l’on me donne
un tableau à choisir au Salon, voilà le mien ; cherchez le vôtre. Vous en trouverez de plus
savants, de plus parfaits peut-être ; pour un plus séduisant, je vous en défie. Vous me direz
peut-être que la tête de la femme n’est pas d’une grande correction ; que celle de Joseph
n’est pas assez jeune ; que ce tapis rouge qui couvre ce bout de toilette est dur ; que cette
draperie jaune sur laquelle la femme a une de ses mains appuyée, est crue, imite l’écorce,
et blesse vos yeux délicats ? Je me moque de toutes vos observations, et je m’en tiens à
mon choix. » (Salon de 1763, p. 258, « La chasteté de Joseph » de Lagrenée).
Récrire la peinture 27

une satisfaction ou un déplaisir, indépendamment de tout intérêt. On appelle


beau l’objet d’une telle satisfaction. »24
Toutefois, comme prend soin de le préciser l’abbé Du Bos, il importe que ce
public consiste en « gens d’esprit » dont le goût a été « éduqué » par la lecture,
la fréquentation des arts, la réflexion25. C’est le cas de Diderot, qui juge à partir
de son « sentiment » propre et non à partir d’un consensus qui fonctionnerait
comme une norme appliquée a priori aux œuvres ; mais ce sentiment est nour-
ri par une étude sérieuse des productions de l’art comme des écrits esthétiques
de son temps. Dans l’introduction de son Salon de 1765, il insiste sur le fait qu’il
se démarque de la « foule des oisifs » qui défilent au Salon dans un brouhaha
insipide, tandis que pour sa part il procède à une approche méditative des
œuvres, renforcée par ses lectures et par ses échanges avec les artistes ou avec
son ami Grimm, qui lui permettent de solidifier son goût et son jugement :

Si j’ai quelques notions réfléchies de la peinture et de la sculpture, c’est


à vous, mon ami, que je les dois. J’aurais suivi au Salon la foule des oisifs,
j’aurais accordé comme eux un coup d’œil superficiel et distrait aux pro-
ductions de nos artistes ; d’un mot j’aurais jeté dans le feu un morceau
précieux, ou porté jusqu’aux nues un ouvrage médiocre, approuvant,
dédaignant, sans rechercher les motifs de mon engouement ou de mon
dédain. […] J’ai donné le temps à l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai
ouvert mon âme aux effets, je m’en suis laissé pénétrer. J’ai recueilli la
sentence du vieillard et la pensée de l’enfant, le jugement de l’homme de
lettres, le mot de l’homme du monde et les propos du peuple ; et s’il m’ar-
rive de blesser l’artiste, c’est souvent avec l’arme qu’il a lui-même aiguisée.
Je l’ai interrogé et j’ai compris ce que c’était que finesse de dessin et vérité
de nature ; j’ai conçu la magie des lumières et des ombres ; j’ai connu la
couleur ; j’ai acquis le sentiment de la chair. Seul, j’ai médité ce que j’ai
vu et entendu, et ces termes de l’art, unité, variété, contraste, symétrie,

24  Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. dir. par Ferdinand Alquié, Paris,
Gallimard, « Folio Essais », 1989, p. 139. Cf. l’étude de Karlheinz Stierle, « Diderots Begriff
des ‘Interessanten’ », in : Diderot und die Aufklärung, éd. par Herbert Dieckmann, Munich,
Fink, 1980, p. 65-85.
25  « […] je ne comprends point le bas peuple dans le public capable de prononcer sur les
poèmes ou sur les tableaux, comme de décider à quel degré ils sont excellents. Le mot de
public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumières, soit par la lecture,
soit par le commerce du monde. » (Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture,
op. cit., II, 22, p. 426)
28 CHAPITRE 1

ordonnance, composition, caractères, expression, si familiers dans ma


bouche, si vagues dans mon esprit, se sont circonscrits et fixés26.

Diderot n’est ni académicien ni artiste, mais il s’imprègne des œuvres, reste


des journées entières au Salon, se documente, médite, révise ses idées, discute
avec les artistes. Le travail documentaire qu’il effectue à l’occasion de chaque
Salon est énorme27. Le « sentiment » à partir duquel Diderot commente les
œuvres est donc fondé par ce qu’on appelait l’éducation du goût et par une
étude attentive des tableaux : il est ce que Du Bos appelait un « sentiment
éclairé », qui s’anime à la vue des grandes œuvres28.
Il s’agit donc pour l’art d’émouvoir le spectateur, de lui faire une impression
forte qui le tire de son état réel de visiteur au Louvre pour le plonger dans l’uni-
vers fictionnel de la scène. « Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi
tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord »29, ordonne Diderot en ce sens
aux peintres dans ses Essais sur la peinture. Dans le Salon de 1767, les tableaux de
Lagrenée sont sévèrement critiqués, et il rappelle l’artiste à la mission de l’art :
« la peinture est-elle l’art de parler aux yeux seulement ? ou celui de s’adres-
ser au cœur et à l’esprit, de charmer l’un, d’émouvoir l’autre, par l’entremise
des yeux ? »30 Diderot est convaincu que l’art doit réveiller un sentiment pro-
fond dans le cœur du spectateur, et ses idées en matière de dramaturgie, qu’il
a développées dans les années qui précèdent son activité de critique d’art, n’en
diffèrent pas. « La peinture, comme le théâtre, comme la poésie, doit éveiller
une émotion, par la scène qu’elle présente ou représente. La valeur mimétique
de la peinture et sa capacité pathétique sont interdépendantes : la vérité de la

26  Salon de 1765, p. 291 (Introduction au Salon de 1765).


27  Jacques Chouillet souligne ainsi le travail effectué par Diderot : « Il y court dès l’ouverture,
il y revient plusieurs jours de suite, parfois plusieurs semaines, le matin de préférence,
pour éviter la cohue. Il prend des notes qu’il met en forme une fois rentré chez lui, le soir
ou la nuit. Il bavarde avec les artistes : Chardin, Falconet, Pigalle, Vernet. Il a des infor-
mateurs : Naigeon et quelques autres. Ses visites ne sont pas toujours solitaires : Grimm,
l’abbé Galiani l’accompagnent, et la présentation de certains de ses commentaires sous
forme dialoguée n’est pas toujours une pure fiction. » (« Du langage pictural au langage
littéraire », in : Diderot et l’art de Boucher à David, Catalogue de l’exposition du bicente-
naire de la mort de Denis Diderot, Paris, éd. de la Réunion des Musées nationaux, 1984,
p. 42).
28  Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, op. cit., II, section 22, p. 426.
L’académicien affirme la spontanéité du jugement par le sentiment : « Le cœur s’agite de
lui-même, et par un mouvement qui précède toute délibération, quand l’objet qu’on lui
présente est réellement un objet touchant ».
29  Essais sur la peinture, p. 498 (chap. V : « Paragraphe sur la composition où j’espère que j’en
parlerai »).
30  Salon de 1767, p. 583 (art. Lagrenée, 19, « Le Dauphin mourant »).
Récrire la peinture 29

représentation se juge à travers l’intensité de l’émotion suscitée, et vice versa »,


résume Jean Starobinski31.

1.2 Leçons de morale : Greuze et l’absorbement


Pour émouvoir, pour étonner, toucher, indigner, il faut avant tout que l’« objet
touchant » ouvre l’âme et le cœur au sentiment moral :

Un des plus beaux vers de Virgile et un des plus beaux principes de


l’art imitatif, c’est celui-ci : Sunt lacrymae rerum, et mentem mortalia
tangunt32. Il faudrait l’écrire sur la porte de son atelier : Ici les malheureux
trouvent des yeux qui les pleurent. Rendre la vertu aimable, le vice odieux,
le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la
plume, le pinceau ou le ciseau33.

L’esthétique de l’émotion est dans le cas de Diderot inséparable d’une éthique


émotive : dans la peinture comme au théâtre, il faut que « l’impression » de
l’œuvre sur le public affecte un sentiment moral. Est-il étonnant alors que
Greuze ait été l’un des peintres préférés de Diderot ? Ce peintre de genre, qui se
plaît à produire des scènes d’intérieur où figurent des personnages bourgeois
ou paysans, répond parfaitement à l’exigence éthique de la conception dide-
rotienne de l’art : « C’est la peinture morale », s’exclame-t-il à l’article Greuze
du Salon de 1763. À l’opposé de la peinture artificielle et rococo d’un Boucher,
qui participe selon Diderot de la décadence des mœurs d’une société galante
et frivole, Greuze est le peintre du peuple, du travail et de la vertu. La dépré-
ciation de Boucher va radicalement à l’encontre de l’admiration générale de
ses contemporains pour celui qui, en 1765, succède à Carle Van Loo comme
Premier Peintre du Roi. Il est vrai que Greuze est grave et silencieux, tandis
que Boucher envoûte, séduit, épate son spectateur par les couleurs et les fri-
volités de sa peinture galante, mais il empêche l’émotion profonde, les larmes
de monter. « Quoi donc, le pinceau n’a-t-il pas été assez et trop longtemps
consacré à la débauche et au vice ? ne devons-nous pas être satisfaits de le voir

31  Jean Starobinski, « Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 228. En effet, le drame
bourgeois – cette nouvelle forme dramatique que Diderot développe comme genre
intermédiaire entre la tragédie et la comédie – vise à émouvoir profondément le public
en permettant à celui-ci de reconnaître sur la scène les éléments de sa propre condition
humaine.
32  Virgile, Énéide, I, 462, trad. Jacques Perret : « Les larmes coulent au spectacle du monde,
et le destin des mortels touche les cœurs ».
33  Essais sur la peinture, p. 501 (chap. V : « Paragraphe sur la composition où j’espère que j’en
parlerai »). Les italiques sont de Diderot.
30 CHAPITRE 1

concourir enfin avec la poésie dramatique à nous toucher, à nous instruire, à


nous corriger et à nous inviter à la vertu ? Courage, mon ami Greuze ! Fais de la
morale en peinture, et fais-en toujours comme cela »34, s’exclame Diderot en
1763. Et il rapporte le témoignage d’une jeune fille prise de sanglots à la vue du
tableau représentant le Paralytique : « Que n’étais-tu à côté de cette jeune fille
qui regardant la tête de ton Paralytique, s’écria avec une vivacité charmante :
‘Ah, mon Dieu, comme il me touche ; mais si je le regarde encore, je crois que je
vais pleurer’ ; et que cette jeune fille n’était-elle la mienne ! »35
La jeune visiteuse du Louvre n’est certes pas la fille de Diderot, ni de Greuze,
ni même du Paralytique représenté dans le tableau : celui-ci, allongé sur un lit
qui préfigure la bière, a les yeux fermés et est entièrement livré à sa douleur.
Il n’est donc en rien besoin pour le peintre de faire en sorte que le spectateur
soit interpellé directement par les figures, en le dévisageant par exemple, pour
tenter de le toucher fortement. Comme l’a montré Michael Fried, le paradoxe
du fonctionnement de l’art « veut, en réalité, que le spectateur ne soit arrêté
et retenu par la contemplation du tableau que si, justement, la fiction de sa
propre absence est réalisée par et dans le tableau »36. Plus le spectateur est
nié, exclu de la scène représentée, par le fait que les personnages sont absorbés
dans leur activité ou leur émotion comme si rien d’autre que leur préoccu-
pation n’existait, plus le spectateur se sent précisément interpellé et comme
happé par la scène. De même qu’au théâtre Diderot invente le dispositif du
quatrième mur, qui consiste à feindre l’inexistence de la salle pour permettre
aux événements sur la scène de fonctionner comme un monde en soi37, il
défend en peinture le principe de séparation entre le cadre et le spectateur :

34  Salon de 1763, p. 275 (article « Greuze »).


35  Ibid.
36  Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, trad.
par C. Brunet, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1990, p. 20. La conception dramatique de
la peinture, dont les toiles de Greuze sont exemplaires, s’oppose à la « conception pasto-
rale » de la peinture, qui consiste à absorber le spectateur dans le tableau en l’y faisant
pénétrer, comme l’expérimente Diderot dans la « Promenade de Vernet » (cf. infra).
37  Le précepte est édicté au chap. XI : « De l’intérêt » du traité De la Poésie dramatique, où
Diderot avance que « quoiqu’un ouvrage dramatique ait été fait pour être représenté, il
fallait cependant que l’auteur et l’acteur oubliassent le spectateur, et que tout l’intérêt fût
relatif aux personnages » (in : Œuvres IV, op. cit., p. 1308). D’où l’engouement de Diderot
pour le jeu de théâtre des comédiens Italiens, qui ne font pas « exprès » de jouer comme
font les acteurs Français : « Un paradoxe dont peu de personnes sentiront le vrai […] c’est
que, dans les pièces italiennes, nos comédiens italiens jouent avec plus de liberté que nos
comédiens français ; ils font moins de cas du spectateur. Il y a cent moments où il en est
tout à fait oublié. On trouve, dans leur action, je ne sais quoi d’original et d’aisé, qui me
plaît et qui plairait à tout le monde, sans les insipides discours et l’intrigue absurde qui le
défigurent. A travers leur folie, je vois des gens en gaieté qui cherchent à s’amuser, et qui
Récrire la peinture 31

Lairesse38 prétend qu’il est permis à l’artiste de faire entrer le spectateur


dans la scène de son tableau. Je n’en crois rien ; et il y a si peu d’excep-
tions, que je ferais volontiers une règle générale du contraire. Cela me
semblerait d’aussi mauvais goût que le jeu d’un acteur qui s’adresserait
au parterre. La toile renferme tout l’espace, et il n’y a personne au-delà.39

Paradoxalement, les figures absorbées du tableau, qui nient la présence du


spectateur, sont celles qui permettent le mieux à Diderot de traverser la paroi
invisible de l’image – matérialisée par le cadre pictural – pour se mêler à la fic-
tion et entamer le dialogue avec les figures peintres. Cette mutation de la scène
picturale en scène théâtrale, où le spectateur devient personnage du tableau,
est opérée par l’intensité de l’observation et de l’imagination du philosophe40.
L’exemple notable d’une telle transformation imaginaire du tableau en
scène dialoguée est celui de la Jeune fille pleurant son oiseau mort, tableau
devant lequel Diderot s’extasie longuement en 1765 : « La jolie élégie ! le joli
poème ! […] Tableau délicieux, le plus agréable et peut-être le plus intéressant
du Salon. »41 L’exclamation de surprise et d’enchantement à la vue du tableau
produit une métabole où s’accumulent les interjections devant l’illusion de la
vie que le pinceau a su produire avec des teintes et des couleurs seulement
(« cette teinte de rougeur dont la pression de la tête a coloré le bout de ces
doigts délicats, et le charme de tout cela » …). Car Diderot est bien séduit par la
jeune fille : à la fois séduit par l’art qui produit un plaisir enchanteur, et séduit

s’abandonnent à toute la fougue de leur imagination ; et j’aime mieux cette ivresse, que le
raide, le pesant et l’empesé. » (Ibid., chap. XXI  : « De la pantomime », p. 1336)
38  Gérard de Lairesse (1640-1711) était un portraitiste et peintre d’histoire surnommé
« le Poussin hollandais ». Devenu aveugle, il dicta un ouvrage sur la peinture et le dessin
(Le grand Livre des peintres, 1707).
39  Pensées détachées, p. 1034. Comme l’indique L. Versini, Diderot s’inspire ici d’un passage
des Réflexions sur la peinture de Hagedorn. L’exemple qui suit est intéressant à plus d’un
titre. Diderot écrit, en réminiscence à la description qu’il livra du tableau Suzanne et les
vieillards de Carle Van Loo en 1767 : « Lorsque Suzanne s’expose nue à mes regards, en
opposant aux regards des vieillards tous les voiles qui l’enveloppaient, Suzanne est
chaste et le peintre aussi ; ni l’un ni l’autre ne me savaient là. » Diderot se présente donc
comme un voyeur, dédoublant ainsi dans la situation réelle la situation fictive des vieil-
lards voyeurs de la jeune fille. Ce dispositif de l’emboîtement des regards, qui permet à
la scénographie fictive de s’ancrer sur une scénographie réelle, est propre au dispositif
dramaturgique de Diderot, qui procède d’une façon similaire pour mettre en place Le Fils
naturel, mais qui est aussi le dispositif de fonctionnement du libertinage, inséparable du
voyeurisme.
40  Cf. Stéphane Lojkine, L’Œil révolté. Les Salons de Diderot, Paris, Jacqueline Chambon,
2007, chap. III.
41  Salon de 1765, p. 381. Toutes les citations qui suivent sont tirées de cette page.
32 CHAPITRE 1

par la figure imaginaire qu’il désire approcher. Aussi l’enchantement produit-il


le désir de dépasser la barrière invisible de l’art, de traverser le cadre, pour
approcher la figure dans l’espace fictionnel : « On s’approcherait de cette main
pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur. Tout enchante
en elle jusqu’à son ajustement … » Le conditionnel, qui marque à la fois la
conscience de l’art et le désir de l’illusion42, révèle que Diderot est au cœur de
l’enchantement produit par la peinture.
La séduction de l’art, au sens d’un « détournement » de soi ou du réel
(comme il ressort plus clairement du terme équivalent « éconduire ») est lit-
téralement figurée par la métalepse43 dans le discours de Diderot, quand il
traverse le cadre pour se déplacer imaginairement dans l’espace fictionnel du
tableau afin de pouvoir y rencontrer la jeune fille et converser avec elle44 :

Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signi-
fie cet air rêveur et mélancolique ? Quoi, pour un oiseau ! […] Çà, petite,
ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi vrai, est-la mort de cet oiseau qui vous
retire si fortement et si tristement en vous-même ?…

De l’exclamation à la question, Diderot feint d’entendre la réponse timide


de la jeune fille qui lui souffle sa faute et ses regrets, et à laquelle il adresse de
tendres consolations. Le dialogue imaginaire qu’il écrit prend forme à partir
du décryptage de la symbolique de la toile, car Diderot prétend comprendre ce
qui aurait échappé à tous ses contemporains, à savoir que l’oiseau mort figure
la perte de la virginité de la jeune fille, qui est donc le motif caché de ses pleurs.
La traversée du cadre du tableau permet ainsi à Diderot de rompre l’inavouable
secret de la jeune fille45, et de changer son regard sur le tableau. En effet, en

42  Cf. l’analyse de Jacqueline Lichtenstein dans La Tache aveugle, op. cit., p. 76 sq. : « Le condi-
tionnel implique en effet une mise à distance qui maintient l’objet vu à sa place et le
spectateur dans sa position ; garantie d’une distinction entre l’image et le réel, il témoigne
d’un sujet non dupe qui sait que l’illusion dont il parle n’existe pas, qu’elle n’est elle-même
qu’une fiction à laquelle il fait semblant à croire. » Voir infra, I.3, « L’impuissance du
langage ».
43  Rappelons que Gérard Genette définit la métalepse dans Nouveau Discours du récit
comme une « transgression délibérée du seuil d’enchâssement […] : lorsqu’un auteur (ou
son lecteur) s’introduit dans l’action fictive de son récit ou lorsqu’un personnage de cette
fiction vient s’immiscer dans l’existence extradiégétique de l’auteur ou du lecteur » (Paris,
Seuil, 1983, p. 58).
44  Cf. Pedro Pardo Jiménez, « Pour une approche fonctionnelle de la métalepse. Diderot
avant Jacques », Poétique 170 : 2 (2012), p. 163-176.
45  Voir l’analyse d’Élise Pavy-Guilbert : « L’invisible – la perte de la virginité – et l’indicible –
l’emprise du désir – travaillent ici le visible et le dicible. » (L’Image et la langue, op. cit.,
p. 215)
Récrire la peinture 33

entrant dans l’espace imaginaire du tableau, Diderot peut y entendre, de l’inté-


rieur, les échos secrets – invisibles donc – qui se tissent entre les personnages
et les objets. Ainsi, si l’écriture des Salons de Diderot est traversée de son imagi-
nation, celle-ci est toujours le résultat de sa traversée des tableaux comme une
écoute intérieure, et non pas une inventivité pure.

1.3 Les limites du visible


1.3.1 La famille disloquée
La charge émotive des œuvres de Greuze est d’autant plus intense que ses
tableaux se prêtent à une narration imaginaire du sujet46, et Diderot ne
se prive pas de raconter à Grimm les histoires des tableaux47. Chez Greuze,
l’attitude des figures, l’expression « vraie » de leurs gestes et de leur regard,
leur disposition sur la toile, tout cela est si bien accordé au sujet que l’histoire
est comme inscrite de façon transparente dans les formes visibles du tableau.
Aussi suffit-il à Diderot de transcrire l’histoire lisible des tableaux de Greuze en
les situant dans une continuité temporelle (en relatant les événements qui pré-
cèdent et qui suivent le moment représenté sur la toile), tout en conférant une
profondeur psychologique aux personnages (dont il rapporte les sentiments
intérieurs).
En 1765, il contemplera longuement deux grandes esquisses de Greuze, Le
Fils ingrat et Le Fils puni48 : deux œuvres qui offrent une leçon de morale sai-
sissante au spectateur de façon à lui « rendre la vertu aimable », selon le pré-
cepte proféré dans les Essais sur la peinture. Dans Le Fils ingrat, un fils délaisse
ses vieux parents pour s’enrôler contre leur volonté dans l’armée ; dans Le Fils
puni, ce même fils reviendra de sa campagne militaire, mutilé et repentant,
mais trop tard pour assister aux derniers instants de son père qui vient d’expi-
rer sous les yeux désespérés de la famille. Diderot restitue le bouleversement
familial en explicitant les pensées intérieures des personnages qu’il déduit de
leurs attitudes :

46  Les toiles de Greuze peuvent être qualifiées de discursives, parce qu’elles se prêtent à
la narration d’une histoire. Sur l’opposition entre le pictural discursif ou figural au
XVIIIe siècle, voir le chap. 1 de Norman Bryson, Word and Image – French Painting of The
Ancien Regime, Cambridge University Press, 1981.
47  Cf. Élise Pavy-Guilbert, L’Image et la langue, op. cit., p. 190 sq. : « Voir les images, c’est
d’abord pour le salonnier feuilleter les séquences d’une histoire qu’il invente, puis ra-
conte. L’image elle-même propose souvent un sens de lecture, déroule le fil d’Ariane
d’une histoire, offre une trame narrative suggérée par le peintre ou le sculpteur. » Pour la
dimension narrative des tableaux de Greuze, cf. aussi Élisabeth Lavezzi, La Scène de genre
dans les Salons, Paris, Hermann, « Savoirs lettres », 2009, chap. « Un genre innommé » et
« Greuze ».
48  Les versions achevées de ces deux tableaux, datés de 1777 (Le Fils ingrat) et 1778 (Le Fils
puni) sont au Louvre.
34 CHAPITRE 1

La cadette placée entre la fenêtre et le lit, ne saurait se persuader qu’elle


n’a plus de père, elle est penchée vers lui, elle semble chercher ses der-
niers regards, elle soulève un de ses bras, et sa bouche entrouverte crie :
‘Mon père, mon père, est-ce que vous ne m’entendez plus ?’ La pauvre
mère est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux
se dérobent sous elle.49

Comme un romancier qui fait vivre et parler ses personnages, Diderot donne à
entendre au lecteur les émois intérieurs des personnages en utilisant le mode
de l’omniscience aussi bien que le discours direct pour rapprocher le lecteur
le plus possible de la scène. Mais si c’est bien son imagination qui lui dicte les
mots prononcés par les personnages et les sensations qu’ils éprouvent (« ses
genoux se dérobent sous elle »), ces sentiments intérieurs dérivent de l’ex-
pressivité de leurs gestes dans laquelle s’inscrit littéralement l’histoire de leur
drame. Conformément à ses convictions philosophiques matérialistes, Diderot
conçoit le corps et particulièrement le visage comme le lieu d’expression phy-
sique des passions, l’anatomie reflétant les effets des émotions intérieures50.
« L’homme entre en colère, il est attentif, il est curieux, il aime, il hait, il mé-
prise, il dédaigne, il admire ; et chacun des mouvements de son âme vient se
peindre sur son visage en caractères clairs, évidents, auxquels nous ne nous
méprenons jamais », écrit le philosophe dans ses Essais sur la peinture51. Les
gestes sont ainsi pour le philosophe des signes naturels, antérieurs au langage
articulé, qui permettent à celui qui les regarde de comprendre (« entendre »
dans le sens étymologique courant au XVIIIe siècle) leur signification52. Ainsi,

49  Salon de 1765, p. 391.


50  Cf. Jean-Jacques Courtine et Claude Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses
émotions (XVIe – début XIXe siècle), Paris, Payot et Rivages, 2007, p. 116-120 ; Anthony Wall,
« Diderot et les tiers écoutants ou le corps comme lieu de la conversation », in : M. Moser-
Verrey, L. Desjardins, Ch. Turbide, éds, Le Corps romanesque. Images et usages topiques
sous l’Ancien Régime, op. cit., p. 301-314.
51  Chap. IV, « Ce que tout le monde sait sur l’expression, et quelque chose que tout le monde
ne sait pas » (p. 486).
52  Dans sa Lettre sur les sourds et muets, Diderot poussera plus loin l’enquête sur la valeur
émotive du geste en tant que langage inarticulé, en deçà du verbal ; comme Condillac et
plus tard Rousseau, le philosophe conçoit en effet la langue à l’origine non pas en termes
de communication mais d’expression, où les cris et les gestes ont une puissance langagière
plus forte que la parole articulée parce qu’ils relient directement l’émotion intérieure à
l’expression extériorisée. C’est pourquoi dans ses écrits sur le théâtre, Diderot prescrit que
« le geste doit s’écrire souvent à la place du discours » (De la Poésie dramatique, p. 1337).
La pantomime en effet renforce la charge émotionnelle de la représentation par le fait
qu’elle permet au spectateur de « voir et comprendre » les choses « à la fois », selon la
définition de l’hiéroglyphe poétique donnée par Diderot dans la Lettre sur les sourds et
Récrire la peinture 35

devant les deux tableaux de Greuze, Diderot entend les cris muets des per-
sonnages (« et sa bouche entrouverte crie … ») et le sens de leurs gestes qui
« disent » tout le drame intérieur de la scène (« elle se tait, mais ses bras tendus
vers le cadavre lui disent … »). Le compte rendu de Diderot se présente de cette
façon comme une recomposition de l’histoire des personnages du tableau, à
partir d’une écoute empathique de la scène et du décryptage de leurs gestes53.
Au fil de ses Salons, Diderot relate le roman d’une « même famille »54
dont Greuze peint les grands événements (fiançailles de la plus jeune dans
L’Accordée de village, mort du Paralytique – qui était un bon Père lisant la
Bible à ses enfants – au moment où le Fils ingrat revient trop tard dans Le Fils
puni …), introduisant une temporalité entre les tableaux qu’il relie ensemble
pour donner à lire le nouveau mythe de la famille bourgeoise ou paysanne
vertueuse55. Greuze est donc bien le peintre de Diderot, tant pour l’expressivité
narrative que pour la valeur morale de ses tableaux. Et pourtant … il s’avère
que le romancier ne raconte pas jusqu’au bout les histoires des tableaux. En
effet, en explorant les fils invisibles des histoires du peintre, Diderot bute sur
une série d’éléments incompatibles avec la morale laïque dont il a voulu éri-
ger Greuze en exemple. Comme l’a montré Daniel Arasse56, dans L’Accordée
de village (le premier tableau de la série familiale), certains détails troublent
l’innocence de la scène exposée, comme la main de la fiancée relevant un pan
de sa robe et produisant ainsi un « triangle rougeoyant » dans le tissu – détail
qui n’aurait pas dû échapper à un Diderot habile à déchiffrer la symbolique

muets pour indiquer la réussite de l’art. Ce caractère hiéroglyphique du langage gestuel


permet ainsi d’assurer à l’œuvre une polysémie, et donc une émotion forte, comme le
résume Herbert Dieckmann : « Réfléchissant sur la signification que les gestes ont pour
lui, il découvre qu’ils expriment et font éprouver plusieurs idées et plusieurs sentiments
à la fois, dans une unité de temps et d’espace pour ainsi dire, tandis que la langue, qui
est basée sur la réflexion, divise cette unité intérieure et la transforme en succession. En
poursuivant cette idée, Diderot découvre le caractère métaphorique et emblématique ou,
comme nous dirions, symbolique des gestes. Et il reconnaît aussi qu’en cela les gestes
ressemblent à la poésie. » (« Le thème de l’acteur dans la pensée de Diderot », Cahier de
l’Association Internationale des Études Françaises XIII, 1961, p. 161-162)
53  Comme l’affirme É. Pavy-Guilbert, Diderot « ne participe pas seulement au décryptage
de la toile, il collabore activement à la construction de son sens. » (L’Image et la langue,
op. cit., p. 215)
54  Si les contemporains reprochent à Greuze de peindre les mêmes têtes dans différents
tableaux (Diderot mentionne cette critique dans le Salon de 1761, p. 234-235 et dans le
Salon de 1763, p. 277-278), Diderot apprécie de pouvoir enchaîner les œuvres de l’artiste
pour en « faire un roman » (selon le mot donné dans le Salon de 1765, p. 379-380).
55  Cf. É. Pavy-Guilbert, op. cit., p. 191-206.
56  Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion,
1996, p. 402-412.
36 CHAPITRE 1

des oiseaux morts ou des cruches cassées qui accompagnent les jeunes filles
déflorées de Greuze.
Mais le salonnier se tait, comme interrompant sa description de la prota-
goniste qui est « jolie, vraiment, et très jolie », au point de susciter presque
le désir érotique du spectateur alors même qu’elle est sur le point de se ma-
rier. D. Arasse affirme que le hiatus dans « la description de Diderot tient sim-
plement à ce que le contenu de ce détail ‘hiéroglyphique’ doit rester latent à
moins de ruiner la ‘douce émotion’ de cette peinture morale »57. C’est donc
sur la fragilité de la morale que butte le roman exemplaire de Diderot, notam-
ment quand il remarque (à deux reprises dans le compte rendu) que la sœur
aînée de l’accordée « crève de douleur et de jalousie »58 ou, à propos du Portrait
de Madame Greuze, où la figure semble éprouver « un paroxysme [de plaisir]
plus doux à éprouver qu’honnête à peindre » dans les caresses de ses enfants,
comme il ressort de « [c]ette bouche entrouverte, ces yeux nageants, cette
attitude renversée, ce cou gonflé … » qui « font baisser les yeux et rougir toutes
les honnêtes femmes dans cet endroit » … La description de la tête de cette
mère peinte correspond parfaitement à celle d’une autre mère, la Supérieure
du couvent dans lequel est emprisonnée « la religieuse » de Diderot, et qui as-
siste sans comprendre aux symptômes évidents du plaisir sexuel de la Mère
minutieusement décrits par le romancier59.
Mais ici, devant l’esquisse de Greuze, notre romancier refuse la fiction
libertine. « Il faut voir les détails de ce cou gonflé, et n’en point parler »60,
écrit Diderot, marquant par ces mots le refus explicite de s’aventurer davan-
tage dans les chemins immoraux que suggère le pinceau de Greuze, et qui le
feraient tomber du piédestal moral que le philosophe lui construit. De même,
le diptyque de 1767 véhicule une morale ambiguë en représentant un fils puni,
mais confiné dans un péché éternel par la mort du père qui lui ôte l’espoir
du pardon paternel61. Ainsi, comme l’observe Élise Pavy en compilant d’autres

57  Ibid., p. 410.


58  Salon de 1761, p. 233 et p. 235. Cf. Jacques Chouillet, « Le regard jaloux de la sœur dans
L’Accordée de village. Réflexions sur le thème de la jalousie dans l’œuvre de Diderot »,
in : Diderot et Greuze. Actes du colloque de Clermont-Ferrand (16 novembre 1984), éd. par
Antoinette et Jean Ehrard, Clermont-Ferrand, Adosa, 1986, p. 67-75.
59  Cf. la description de l’extase de la mère supérieure du couvent dans lequel est enfer-
mée Suzanne Simonin dans Diderot, La Religieuse, éd. par Florence Lotterie, Paris, GF-
Flammarion, 2009, p. 139.
60  Salon de 1765, p. 385-386, nous soulignons. Pour D. Arasse (op. cit., p. 410), on a ici la preuve
que Diderot avait bien perçu le repli rougeoyant dans le triangle de tissu sombre de la
robe relevée de l’Accordée, et décidé de n’en point parler …
61  Diderot est ainsi placé devant la « désagrégation de la famille » dont il vantait pourtant
l’exemplarité morale, comme l’a étudié Jacques Chouillet dans « Du langage pictural au
langage littéraire », loc. cit., p. 47-48.
Récrire la peinture 37

analyses de tableaux de Greuze, « la dissolution de la famille se réalise dans et


entre les toiles de Greuze, dans le langage donc de l’image. Le peintre inscrit
dans le visible un autre lisible qui est un indicible et que Diderot soupçonne
pourtant »62.
« Il n’en faut point parler » donc, affirme Diderot à propos de ce que l’image
donne à voir d’indicible. La description du salonnier, qui ne cesse de récrire
les tableaux en y ajoutant un sens imaginé, refuse ici d’en transcrire les pro-
fondeurs inavouables, et retranche une partie du sens du tableau. Les comptes
rendus de Diderot façonnent donc bien les tableaux, car il s’agit de « faire un
roman », d’en raconter l’histoire, ou plutôt une histoire : celle qui s’accorde
avec le désir d’histoire qu’en a le spectateur et qui est dans le cas de Diderot un
désir moral, ce qui suppose d’élaguer toute ambiguïté en taisant l’immoralisme
potentiel. C’est ici que se loge le véritable indicible des Salons de Diderot : non
pas dans les limites morales des images, car il les perçoit bien et il les relève
parfois, mais dans le refus de dire ce qu’il y perçoit comme en coupant l’image
d’une telle façon que certaines zones en soient laissées dans l’ombre pour le
lecteur. L’indicible n’est pas dans le tableau, mais dans le regard même de ce
spectateur qui ne veut pas l’être jusqu’au bout.

1.3.2 Le vieil homme et la jeune fille


L’exemple le plus clair de ce silence qui tait tout un pan de l’image est sans doute
le dialogue qu’il noue avec la Jeune fille pleurant son oiseau mort. Rappelons
que pour Diderot, c’est l’inavouable perte de la virginité de la jeune fille qui
forme l’enjeu de ses pleurs. Pourtant, un autre indicible se profile dans le dis-
cours du salonnier, lorsque celui-ci s’inquiète tout à coup du ridicule auquel
il s’expose en conversant de la sorte avec une jeune fille imaginaire : « Mais,
mon ami, ne riez-vous pas, vous d’entendre un grave personnage s’amuser à
consoler une enfant en peinture de la perte de son oiseau, de la perte de tout
ce qu’il vous plaira ? »63 La crainte du ridicule de s’imaginer en dialogue avec
cette petite fille peinte – comme un vieil « ordurier »64 qu’il est bientôt, selon
ses propres dires – interrompt soudainement le charme de l’illusion à laquelle
il s’abandonnait. L’exclamation est l’aveu même de la séduction subie, car le
philosophe libertin est pris comme un oiseau dans la cage vide du mirage pic-
tural auquel il a succombé : « Mais aussi voyez donc qu’elle est belle ! qu’elle
est intéressante ! Je n’aime point à affliger, malgré cela, il ne me déplairait pas
trop d’être la cause de sa peine. » Comme un interstice dans son discours,

62  Élise Pavy-Guilbert, op. cit., p. 197.


63  Salon de 1765, p. 382-383.
64  « Vous voyez, mon ami, que je deviens ordurier, comme tous les vieillards », écrit-il en
réfléchissant à la « liberté de ton » qu’il a tendance à employer (Ibid., p. 559).
38 CHAPITRE 1

cette justification du ridicule introduit l’aveu involontaire de l’attrait réel qu’il


éprouve pour cette beauté fictive. La séduction de l’image apparaît ici un
moment dans le repli des mots. En effet, en faisant glisser le discours de l’effet
ridicule à la cause séduisante, Diderot prend conscience d’un autre inavouable,
plus profond et sournois que celui du ridicule de la situation : celui de désirer
être un instant « la cause de sa peine », ce jeune homme sans nom, ce « il »
absent et rival, qui s’est envolé de bonheur. Derrière le ridicule du désir pour
la jeune fille se cache donc l’ombre inquiétante de la jalousie envers l’amant
absent, l’heureux coupable dont il prendrait volontiers la place. Le dialogue
imaginé cache donc un fantasme imaginaire, qu’un autre spectateur – non pas
du tableau, mais du fantasme occulté – peut observer : c’est l’ami Grimm, ce
sont les lecteurs qui surprennent le désir intime d’un homme vieillissant pour
une jeune fille.
Diderot s’attache donc en apparence à dévoiler les enjeux cachés de l’image :
la perte de la virginité de la jeune fille, le ridicule d’un vieillard qui se prend de
compassion pour elle. Mais le désir pour la jeune fille, qui implique la jalou-
sie envers l’amant, est soigneusement laissé dans l’ombre. En effet, à peine le
« ridicule » de la situation admis, et l’accusation aussitôt portée sur les charmes
de la figure peinte, Diderot interrompt son discours, revient brusquement au
sujet général du tableau, la symbolique de l’oiseau : « Le sujet de ce petit poème
est si fin que beaucoup de personnes ne l’ont pas entendu ; ils ont cru que cette
jeune fille ne pleurait que son serin. » En révélant le non-dit de la jeune fille,
Diderot esquive et cache ce faisant le non-dit de son propre dire : celui de son
désir frivole, ou peut-être au contraire de son désir vrai, grave, triste d’un vieux
personnage qu’il est devenu pour une toute jeune fille. À Grimm alors à son
tour, et nous avec lui, de lire la symbolique de l’oiseau mort, comme la jeunesse
passée et les amours mortes de celui qui n’a plus l’âge de séduire les jeunes
filles qu’il ne peut pourtant cesser de désirer : l’oiseau mort symbolise en effet
aussi bien la vieillesse de Diderot, dont il prend ici subitement conscience65.

65  C’est en effet en la même année 1765 que Diderot se sent tout à coup au seuil de la
vieillesse : « À propos, mon ami, de ces cheveux gris, j’en ai vu ce matin ma tête toute
argentée, et je me suis écrié comme Sophocle lorsque Socrate lui demandait comment
allaient les amours : A domino agresti et furioso profugi ; j’échappe au maître sauvage et
furieux », écrit-il dans le Salon de 1765 (p. 346), à propos de l’art de Chardin qui plaît aux
vieillards ou à « ceux qui sont nés vieux. » René Démoris a montré comment, dans les
comptes rendus de Chardin, s’opère le basculement entre le « vrai » de la peinture de
Chardin et le « vrai » de la situation du philosophe devenu vieux et confronté à la mort
(« Diderot et Chardin : la voie du silence », in : Diderot, les beaux-arts et la musique. Actes
du colloque international tenu à Aix-en-Provence les 14-15-16 décembre 1984, éd. C.A.E.R.
XVIII (Centre aixois d’études et de recherches sur le XVIIIe siècle), Publ. de l’Université
Récrire la peinture 39

Ainsi le tableau réfléchit le regard du spectateur qu’est Diderot, comme


un miroir dans lequel il perçoit son propre visage. Comme l’a très justement
souligné Arnaud Buchs, « la peinture offre à Diderot un miroir où il peut se
connaître dans son écriture »66. Diderot reconnaît explicitement ce pouvoir
réflexif de l’image lorsqu’il écrit dans les Essais sur la peinture en s’adressant
au peintre : « Tes personnages sont muets, si tu veux ; mais ils font que je me
parle et que je m’entretiens avec moi-même. »67 Le tableau forme ainsi l’un des
moyens d’une « pensée de l’image » par son pouvoir réfléchissant, qui permet
au spectateur de se projeter imaginairement sur la scène peinte : n’est-ce pas
là le propre du fantasme, d’être une projection du moi rêvé dans un espace fic-
tif ? Aussi, devant la cage vide de l’oiseau mort, Diderot recule. Il a beau avoir
franchi le mur invisible pour entrer dans l’espace fictif du tableau, la cage le
confronte non pas tant à l’évanescence d’une image qui n’est rien d’autre que
sa propre illusion, qu’au reflet dans l’art de la réalité de sa situation. La vraie
frontière est celle de l’âge bien plus que l’illusoire de la peinture comme appa-
rence pure.
La description de la Jeune fille pleurant son oiseau mort a souvent été
invoquée comme un exemple paradigmatique du pouvoir de la langue de se
rapprocher de l’image, la littérature pouvant se faire miroir de la peinture68.
La fiction du dialogue opère un rapprochement avec l’image, certes, mais elle
confronte aussi le lecteur, et Diderot en premier lieu, au clivage intérieur des
mots, à l’ombre inquiétante de leur portée par le fait qu’en pointant une chose
du doigt, elles révèlent la vérité cachée du discours. N’oublions pas, en effet,
que c’est par la métalepse que Diderot entre dans l’espace fictif du tableau :
déplacement imaginaire qui est opéré par l’effet de séduction des couleurs. Si
la métalepse permet à Diderot de franchir la frontière de la fiction, elle le place

de Provence, 1986, p. 43-54 ; article en ligne sur Fabula : http://www.fabula.org/colloques/


sommaire583.php).
66  Arnaud Buchs, Diderot et la peinture, Paris, Galilée, 2015, p. 37. La Lettre sur les aveugles
de Diderot réfléchit précisément à l’implication langagière du besoin nécessaire d’un
détour – par le miroir, la métaphore ou le tableau – du regard pour se connaître, puisqu’on
ne peut voir son propre visage que par une surface réfléchissante.
67  Diderot, Essais sur la peinture, p. 501 (chap. V, « Paragraphe sur la composition où j’espère
que j’en parlerai »).
68  Cf. J. Lichtenstein, La Tache aveugle (op. cit., p. 117) : « Ces romans qu’il invente lorsqu’il
décrit un tableau ne sont pas seulement l’indice d’une stratégie rhétorique extrêmement
subtile qui s’inscrit dans la longue tradition de l’ut pictura poesis et permet à l’écrivain
d’assurer le triomphe de la littérature sur la peinture en substituant à l’image son propre
récit. Ils constituent en même temps le plus bel hommage qu’un écrivain puisse rendre à
la peinture, puisque toutes ces fictions ont leur source dans l’extraordinaire pouvoir que
ces figures silencieuses exercent sur lui. »
40 CHAPITRE 1

dans une situation intenable de par le fait qu’il ne peut qu’endosser un rôle de
consolateur incompatible avec son désir d’être l’amant de la jeune fille. C’est
ainsi que Diderot se tait devant la fuite d’Eros dont il prend à peine conscience,
mais qui forme un creux ou repli dans les mots à travers l’aveu subit qu’il pro-
fère, rompant l’illusion du fantasme au moment même où celui-ci le pousse
dans le rôle d’un personnage qui n’est pas celui qu’il désire remplir.
C’est ce dont la métalepse est révélatrice : en tant que procédé de création de
l’illusion permettant à Diderot-spectateur d’entrer dans le monde du tableau et
d’y donner libre cours à ses fantasmes, elle est en même temps et toujours une
figure de la rupture, de la transgression, qui est ressentie par celui qui franchit
le seuil aussi bien que par celui qui observe ou lit l’événement métaleptique.
Source de trouble ou de confusion, la métalepse ne peut que renvoyer à une
impossibilité logique : celle de converser avec une figure peinte, celle d’être
l’amant d’une jeune fille « de quinze à seize ans » quand on a un demi siècle
d’âge. C’est pourquoi la rupture se fait aussi au niveau du discours : lorsqu’il
s’interrompt, parce que les mots se brisent sur une image rêvée impossible.
René Démoris a observé la même impossibilité du langage de dire en toutes
lettres les replis du sens dans les comptes rendus des tableaux de Chardin :

L’autre en tant que je me reconnais en lui sans le connaître : c’est une des
possibles définitions de l’inconscient. Que le destin d’Eros se joue plus
parmi les fruits, poissons et légumes de Chardin que dans les libertinages
de Boucher et les grivoiseries de Greuze, c’est un des paradoxes et l’une
des zones obscures du siècle des Lumières, essentielle pourtant pour sai-
sir le surgissement d’un art moderne. C’est bien cela que désigne indirec-
tement le texte de Diderot, à travers la rhétorique, l’ornement, le creux,
le silence, autrement dit à travers son éventuelle défaillance comme cri-
tique, à travers l’aveu d’une impuissance de l’écriture. Tout cela n’était
guère possible sans braver parfois le bon sens, et parfois aussi le sens tout
court …69

On pourrait dire, finalement, que ce qui sauve Diderot de la situation impos-


sible dans laquelle l’a mené le fantasme, c’est que, heureusement, la jeune fille
n’existe pas et qu’elle le délivre ainsi non du ridicule du désir, mais de la souf-
france de la jalousie. Heureux retour de la métalepse inquiétante …

69  « Diderot et Chardin : la voie du silence », ibid., p. 54.


Récrire la peinture 41

2 Récritures

2.1 Un discours éclaté


La critique diderotienne l’a abondamment souligné : dans sa tâche de critique
d’art, le philosophe doit remédier à une double absence, celle de l’œuvre peinte,
celle du spectateur. Le texte doit pouvoir produire la rencontre entre ces deux
instances, séparées dans l’espace et parfois dans le temps, avec la seule force
du langage, pour faire voir un tableau invisible et transformer un lecteur en
spectateur70. Et ce tableau apparaît comme un objet toujours multiple et
varié, car la production picturale est abondante et diverse : le Louvre expose
les œuvres des meilleurs peintres de la nation qui sont membres ou agréés
de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Il ne s’agit donc pas pour le
critique d’art de « devenir un autre », mais de devenir « chaque fois un autre »,
comme le souligne Jacques Chouillet en citant la formule d’ouverture du Salon
de 1763, où Diderot rend compte de cette difficulté de l’exercice :

Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous, mon ami, ce


qu’il faudrait avoir ? Toutes sortes de goût, un cœur sensible à tous les
charmes, une âme susceptible d’une infinité d’enthousiasmes différents,
une variété de style qui répondît à la variété des pinceaux ; pouvoir
être grand ou voluptueux avec Deshays, simple et vrai avec Chardin,
délicat avec Vien, pathétique avec Greuze, produire toutes les illusions
possibles avec Vernet. Et dites-moi où est ce Vertumne-là. Il faudrait aller
jusque sur les bords du lac Léman pour le trouver peut-être71.

70  « Diderot décrit les tableaux de mémoire, après les avoir vus au Salon, pour des lecteurs
qui ne les voient pas. Il lui faut donc recréer un objet absent par des mots, inventer un
langage qui fasse voir, c’est-à-dire qui permette au lecteur de son texte de voir à son tour,
en imagination, le tableau dont il lit la description » (Jacqueline Lichtenstein, La Peinture,
Paris, Larousse, « Textes essentiels », 1995, p. 44) Il s’agit, résume Jacques Chouillet dans
une formule souvent citée, « de recréer un objet absent, en le douant de toutes les vertus
de la présence et en reproduisant chez le lecteur des impressions ressenties par le specta-
teur – en un mot : être le tableau. » (« Du langage pictural au langage littéraire », loc. cit.,
p. 41).
71  Salon de 1763, p. 237 (introduction au Salon). Vertumne est le dieu romain qui se mani-
feste dans la mutabilité de la nature (des eaux, des saisons …). Diderot ferait ici allusion à
Voltaire, mais ses Salons prouvent qu’il incarne parfaitement lui-même ce Vertumne dont
les qualités sont proches, aussi, du « Neveu de Rameau » (le livre éponyme étant d’ailleurs
placé explicitement sous une dédicace à Vertumne).
42 CHAPITRE 1

C’est bien avec une remarquable variété de style et de tons que Diderot par-
vient à rendre compte de cette « infinité d’enthousiasmes différents » exposés
au Louvre. Le salonnier ne dresse pas un catalogue des œuvres, il les médite,
les explore de l’intérieur, devient artiste et créateur pour penser et repenser
l’ensemble et les détails dans le désir constant d’« être le tableau » – et de les
être tous à chaque fois. C’est par l’entremise de son enthousiasme, cette force
de l’âme qui l’élève au-dessus d’elle-même72, cet état où l’on s’oublie soi-même
pour devenir le « germe de toutes les grandes choses », que Diderot se profile
comme une personnalité polymorphe qui parvient à se « transporter au milieu
des objets qu[’il a] à représenter »73, et à traiter de cette infinité de tableaux
et de styles différents avec une non moins infinie inventivité et dextérité de
plume74.
On peut comprendre en ce sens le terme d’extravagant proposé par
M.-H. Chabut75 pour caractériser le génie de Diderot. L’idée d’errance conte-
nue dans la notion d’extravagance, comme ce qui dévie, erre, s’écarte d’un
chemin tracé ou d’une norme standard, est en effet essentielle pour qualifier
le fonctionnement de l’écriture des Salons autant que l’esprit philosophique de
Diderot76. La « Promenade de Vernet » l’illustre parfaitement. Elle consiste en

72  Annie Becq, « Matérialisme et esthétique : remarques sur l’enthousiasme selon Diderot »,
in : Être matérialiste à l’âge des Lumières. Hommages offerts à Roland Desné, éd. par Béatrice
Fink et Gerhardt Stenger, Paris, PUF, 1999, p. 55. Dans l’Encyclopédie, Cahusac avait défini
l’enthousiasme comme « une émotion vive de l’âme à l’aspect d’un tableau neuf et bien
ordonné qui la frappe, et que la raison lui présente » (art. « Enthousiasme », Encyclopédie,
ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd. par Denis Diderot et Jean
le Rond d’Alembert, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1755, t. V, p. 720, éd. par
Robert Morrissey and Glenn Roe, University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project,
Spring 2016 Edition, URL : http://encyclopedie.uchicago.edu/)
73  Diderot, « Éclectisme », in : Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou
dictionnaire raisonné des sciences, des ars et des métiers, Paris, Briasson, David, Le Breton,
Durand, 1755, t. V, p. 276. Cité par A. Becq, « Matérialisme et esthétique », loc. cit., p. 57.
74  D’où le titre choisi par Jean Starobinski pour qualifier la pensée de Diderot, comme Un
Diable de ramage (Paris, Gallimard, 2012).
75  Marie-Hélène Chabut, Denis Diderot : extravagance et génialité, Amsterdam/Atlanta,
Rodopi, « Faux Titre », 1998.
76  Ibid., p. 14 : « Dans son sens étymologique », note M.-H. Chabut, « le verbe extravaguer sug-
gère [à] la fois un chemin, une voie personnelle comparable au ‘modèle idéal’ du Salon,
et une sortie hors de, un jeu avec et autour de cette voie-ligne déjà inventée/écrite. »
C’est aussi de cette façon que Jean Seznec caractérise l’écriture des Salons de Diderot :
« L’élan, le souffle emportent tout ; comment ‘conserver la tête froide’ au contact de cet
enthousiasme, et de cette chaleur d’âme ? […] ce qu’il ressent et ce qu’il communique,
c’est justement ce frémissement et ce transport, inconnus aux critiques dogmatiques ou
platement raisonnables ; car ‘il vaut encore mieux’, s’écrie-t-il, ‘être extravagant que froid’.
[…] Plutôt extravagant que froid : c’est aussi la devise d’un critique pour qui la régularité
Récrire la peinture 43

une description feinte d’une promenade dans la nature, que Diderot imagine
faire en compagnie d’un abbé et de deux enfants dont celui-ci est l’instituteur.
La description des paysages merveilleux qu’ils parcourent s’avère par la suite
être celle de la nature peinte par Vernet. Avec Diderot, l’extravagance n’est
jamais qu’une déviation feinte, et le faux détour s’avère un chemin de véri-
té essentielle. En ce sens, il écrit dans son traité sur le théâtre que « [l]e
poète, le romancier, le comédien vont au cœur d’une manière détournée, et
en frappant d’autant plus sûrement et plus fortement l’âme, qu’elle s’étend
et s’offre d’elle-même au coup. »77
Dès l’incipit de la « Promenade », le caractère déviant de la description
comme ce qui déborde (extra-vague) du sujet est mis en place : « Vernet. J’avais
écrit le nom de cet artiste au haut de ma page, et j’allais vous entretenir de ses
ouvrages, lorsque je suis parti pour une campagne voisine de la mer et renom-
mée par la beauté de ses sites. »78 Au bout de plusieurs pages de cette fiction
artistement conduite, le détour spatial et digressif s’avère une déambulation
au cœur même du sujet, dans les tableaux mêmes de Vernet qui étaient dé-
crits sous le couvert de la description de sites naturels véritables. Or, au beau
milieu de la description enthousiaste de ces sites soi-disant naturels qu’il par-
court, Diderot est interrompu par les mots suivants de son accompagnateur
fictif : « Est-ce que vous extravaguez ? », et Diderot de répondre : « Non, pas
tout à fait. »79 Si l’extravagant est associé au déraisonnable, au bizarre, en ce
qu’il est apparenté à l’excentricité, à tout ce qui dévie, le génie de Diderot lors-
qu’il recrée les toiles des maîtres semble volontiers se doter d’une telle forme
d’excentricité pour en dire l’inconcevable grandeur. Le philosophe, autrement
dit, emprunte volontiers les « chemins de traverse » pour nous conduire au
cœur des choses. Aussi, l’ambiguïté de la réponse que fait Diderot à l’abbé fic-
tif qui l’accompagne dans sa promenade à l’intérieur des tableaux de Vernet
montre qu’il retrouve une forme de sérieux dans l’égarement, ou ce qui serait

n’est qu’un mérite inférieur. […] L’extravagance est le privilège de celui qui a gardé la force
et la flamme primitives ; elle est l’indice d’une inspiration ardente, comme ‘le sublime’ est
l’expression suprême d’une grande passion. » (Jean Seznec, « Introduction », in : Diderot,
Salons. Volume I, op. cit., p. 24-25 – les italiques sont de J. Seznec)
77  
De la poésie dramatique, p. 1283.
78  
Salon de 1767, p. 594 (début de la « Promenade de Vernet »).
79  
Ibid., p. 600 (Vernet, deuxième site). Ces exemples sont cités par M.-H. Chabut, op. cit.,
p. 15-16. On observe avec M.-H. Chabut à la fois un emploi positif du terme « extravagant »
chez Diderot, comme ici, et un emploi quelquefois péjoratif, dans le sens de « ce qui sort
des bornes de la raison », conformément à l’acception courante du terme dans les poé-
tiques du classicisme, qui condamnaient ainsi les « égarements » des œuvres qui ne res-
taient pas « dans les bornes du vraisemblable » (cf. René Rapin, Réflexions sur la Poétique
d’Aristote, et sur les ouvrages des Poètes anciens et modernes, Paris, Muguet, 1674, p. 23).
44 CHAPITRE 1

égarement apparent, de son discours. Diderot n’extravague donc jamais « tout


à fait » : il ne divague que pour mieux dire l’essentiel.
Toutefois, l’extravagance ne peut fonctionner dans la pensée de Diderot que
si elle est dénoncée comme extravagance : il faut revenir du détour pour que
ce détour prenne toute son importance. Dans la « Promenade de Vernet », le
détour concerne la force d’illusion des tableaux du peintre : celle-ci éclatera au
grand jour si le détour est dénoncé comme feint détour. La rupture se fait à la fin
de la description du sixième site – qui s’avère donc un sixième tableau de
Vernet – et elle nous vient comme par inadvertance. « Ce n’est point un port
de mer que l’artiste a voulu peindre. L’artiste ! – Oui, mon ami, l’artiste. Mon
secret m’est échappé et il n’est plus temps de recourir après », avoue le prome-
neur imaginaire envers son lecteur qu’il a véritablement éconduit. Car c’est en
effet ce dernier qui a été détourné de la vérité de la situation par la lecture du
récit, en se croyant véritablement devant la description de sites naturels gran-
dioses. Ce lecteur autant trompé que séduit par le récit, met du temps à revenir
de son étonnement : « Quoi ! l’instituteur, ses deux petits élèves, le déjeuner sur
l’herbe, le pâté, sont imagés ? – È vero. – Ces différents sites sont des tableaux
de Vernet ? – Tu l’hai detto. – Et c’est pour rompre l’ennui et la monotonie
des descriptions que vous en avez fait des paysages réels et que vous avez
encadré des paysages dans des entretiens ? – A maraviglia. Bravo, ben sentito.
Ce n’est donc plus de la nature, c’est de l’art, ce n’est plus de Dieu, c’est de
Vernet que je vais vous parler. » Plongeant son lecteur au cœur d’une fiction
merveilleuse qu’il présente comme digression ou éloignement, le dévoilement
de la vérité (la création de Dieu, ce n’est rien d’autre que le tableau de Vernet)
permet le retournement de conscience du lecteur, qui ne peut que s’extasier,
grâce à l’artifice trompeur du dire, de l’effet produit80. Il n’est donc pas de meil-
leur éloge de l’art que celui de feindre de ne pas le célébrer, pas d’approche plus
directe d’un objet que celle de l’éclairer par un feint détour.
Or, la rupture de l’illusion doit venir comme une surprise, un éclatement. Il
faut donc d’abord être « entraîné » dans la magie de l’art, séduit par la beauté
du spectacle, c’est-à-dire être totalement pris dans l’illusion, pour mieux être
détrompé ensuite. « Entraîné par le charme du Clair de lune de Vernet, j’ai
oublié que je vous avais fait un conte jusqu’à présent et que je m’étais sup-
posé devant la nature (et l’illusion était bien facile), puis tout à coup je me
suis retrouvé de la campagne au Salon. »81 L’éloignement du Salon est feint,
il n’y a pas de retour au Salon puisqu’il n’y a jamais eu de vraie promenade

80  Pour une analyse approfondie du texte, cf. Jacques Chouillet, « La promenade Vernet »,
Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 2 (1987), p. 123-163.
81  Salon de 1767, p. 625-626 (« Promenade de Vernet », Sixième site).
Récrire la peinture 45

ailleurs qu’au Louvre entre les toiles de Vernet, mais il y a bel et bien un retour
d’illusion, qui est paradoxal : en effet, la feintise de la promenade produit un
effet d’absorbement total (qui lui-même est double, car la fiction d’un Diderot
entré – absorbé – dans la nature peinte de la toile est aussi une métaphore de
l’état d’illusion dans lequel il se trouve, quand il s’imagine faire une promenade
dans la nature), à tel point que Diderot « oublie » qu’il faisait une fiction (« un
conte »).
Illusion de l’illusion donc, qu’une inadvertance seule vient rompre. Mais
c’est, comprend l’ami Grimm, pour « rompre l’ennui et la monotonie des des-
criptions » que Diderot a produit cette feintise. Dire l’émotion n’en susciterait
donc aucune auprès du lecteur, qu’il faut surprendre, en l’approchant comme
par derrière, par surprise, pour qu’il se retourne, qu’il soit pris au dépourvu,
et s’aperçoive lui-même du mérite de l’artifice. De la même façon, l’illusion
a été rompue par un mot lâché malgré soi – « l’artiste » – qui en prenant au
dépourvu le mystificateur a dévoilé la supercherie de la promenade. Il faut
donc interrompre le détour pour faire jaillir la vérité, l’interruption ayant
valeur de révélation.
L’écriture des Salons s’avère ainsi structurée par la rupture, à tel point
que Michel Delon a pu caractériser l’œuvre de « discours éclaté »82. Le terme
peut s’entendre en plusieurs sens à la fois. En premier lieu, il correspond à la
structure même du discours du philosophe, qui est marqué par une disconti-
nuité de pensées, clairement revendiquée dès le début des Salons : « Voici,
mon ami, les idées qui m’ont passé par la tête à la vue des tableaux qu’on a
exposés cette année au Salon. Je les jette sur le papier sans me soucier ni de
les trier ni de les écrire. »83 Ce désordre du discours est conforme, en second
lieu, au refus constant de Diderot de construire un « système » – une « méta-
physique » –, parce que selon lui les constructions théoriques sont toujours
éloignées de la réalité sensible des choses84. La forme théorique la plus fidèle
à l’esprit diderotien est bien celle de l’écriture de « pensées détachées », donc

82  Diderot, Salons, textes choisis par Michel Delon, Paris, Gallimard, « Folio Classique »,
2008, p. 17.
83  Salon de 1761, p. 201 (incipit).
84  Cf. le développement dans le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, où le système en-
cyclopédique comme un ordre, un agencement du savoir est présenté comme une façon
de faire progresser la vérité des sciences, alors que tout système philosophique ou méta-
physique est un ensemble d’« hypothèses vagues et arbitraires », voire de « conjectures
frivoles qu’on honore du nom de systèmes » : « S’il est quelquefois nécessaire pour nous
mettre dans le chemin de la vérité, il est presque toujours incapable de nous conduire par
lui-même. » (Diderot et d’Alembert, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des
arts et des métiers, articles choisis, t. I, éd. Alain Pons, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 155 et
p. 89 pour la première citation)
46 CHAPITRE 1

non systématisées85. Gita May remarque avec Paul Vernière qu’à mesure que
Diderot vieillit, il tend de plus en plus « à faire éclater les formes tradition-
nelles afin de pouvoir donner libre cours à sa fantaisie, à son allure spontanée
et primesautière, à son goût des associations et des digressions. »86 Or, à côté
de cet éclatement du discours exprimant une pensée fragmentaire, G. May
observe que Diderot emploie fréquemment les procédés du dialogue et de la
maxime pour formuler son idée de manière succincte : « Dialogue et maxime
relèvent de deux techniques différentes mais complémentaires. Le dialogue
met une idée en mouvement, la maxime la fixe en une formule. »87 C’est donc
jusque dans l’écriture elle-même que Diderot se profile comme une instance
écrivante éclatée, qui refuse l’unification des idées. Le Salon de 1775 consiste
ainsi entièrement en un dialogue au Louvre entre Diderot et Saint-Quentin,
un élève de Boucher et premier prix de peinture en 1762. En outre, le salonnier
ne se prive pas d’apostropher directement les peintres, son lecteur – Grimm
ou Sophie Volland – ou encore les personnages mêmes des tableaux88. Ou en-
core, ce sont des propos des visiteurs du Louvre qu’il recueille, comme lorsqu’il
rapporte ce dialogue imaginaire dans le Salon de 1769 entre deux spectateurs
à l’avis opposé à propos d’une Caravane de Boucher, et qu’il conclut : « ces in-
terlocuteurs ont raison tous les deux. »89 Le discours éclaté est pour Diderot
la seule façon juste possible de formuler un jugement sur la peinture, face à la
difficulté de l’exercice, mais aussi la meilleure façon d’éclairer la richesse mul-
tiple et profonde des images.

85  Les Pensées détachées sur la peinture sont le dernier essai sur la théorie de l’art écrit par
Diderot en 1776, inspiré de sa lecture des Réflexions sur la peinture de Christian Ludwig
von Hagedorn. Cf. Gita May, « Esthétique et écriture fragmentaire », in : Diderot, Salons
IV : Héros et martyrs, op. cit., p. 367-370. Au fragmentaire du titre explicitement revendi-
qué par Diderot dans cet essai correspondent les sous-titres des différents chapitres des
Essais sur la peinture : « Mes pensées bizarres sur le dessin », « Mes petites idées sur la
couleur », « Tout ce que j’ai compris de ma vie sur le clair-obscur », etc.
86  Gita May, « Esthétique et écriture fragmentaire », loc. cit., p. 369.
87  Ibid., p. 370.
88  « L’apostrophe à Grimm, le dialogue avec Grimm restent des éléments constitutifs du
style », souligne Jacques Chouillet (« Du langage pictural au langage littéraire », loc. cit.,
p. 42), qui remarque aussi que le plus souvent, Diderot apostrophe les peintres dont il ne
pense pas beaucoup de bien, comme ici à l’égard de Fragonard : « Monsieur Fragonard,
cela est diablement fade. Belle omelette, bien douillette, bien jaune et point brûlée. »
(Salon de 1767, p. 756, art. 137 : « Tableau » de Fragonard)
89  Salon de 1769, p. 828 (art. Boucher).
Récrire la peinture 47

2.2 Les parcours du regard


Les textes critiques sur les Salons de Diderot ont largement étudié les
moyens par lesquels le philosophe a opéré le rapprochement du tableau et du
spectateur-lecteur. L’article de Louis Marin sur Diderot comme « descripteur
fantaisiste »90 en a jeté les bases : pour « faire voir » un tableau absent à l’aide
des mots, le philosophe conjugue deux procédés de description, mimétique
(en donnant la représentation de ce qui est vu) et fantasmatique (en usant de
la phantasia du regard intérieur sur la toile, qui est possible à partir du travail
de l’imagination). En effet, la description diderotienne ne se limite que rare-
ment à une ekphrasis pure du tableau, où les parties de l’image sont nommées
et décrites successivement. À vrai dire, si la plupart des comptes rendus com-
mencent par une description littérale qui se veut objective et exhaustive, ils
sont bien vite relayés par le désir de recréer l’image à partir de l’observation de
ses défauts ou manquements. Else M. Bukdahl distingue ainsi deux méthodes
de description complémentaires dans les Salons, la méthode « scientifique » et
la méthode « poétique » : la première étant celle de l’analyse de la réalisation
concrète de l’œuvre, la seconde celle de sa recréation imaginaire91. Ces deux
méthodes s’appliquent la plupart du temps de façon successive. Nous les consi-
dérons ici comme deux façons de parcourir les images : de manière analytique,
produisant un morcellement de l’œuvre, de manière synthétique, en récrivant
imaginairement les tableaux.

90  Louis Marin, « Le descripteur fantaisiste », in : Des Pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil,
1993, p. 72-96.
91  Else Marie Bukdahl, Diderot critique d’art I, op. cit., p. 302-318. « … [L]a surabondance de
détails que comportent les descriptions ‘scientifiques’ ne saurait aider le lecteur à rece-
voir la chose décrite comme un tout, à plus forte raison si ledit lecteur doit reconstituer
par la pensée des scènes riches en figures et en mouvements ou remarquables par l’émo-
tion qu’elles inspirent, par l’atmosphère dont elles sont imprégnées. D’ordinaire, Diderot
se méfie de la méthode de description ‘scientifique’ lorsqu’il doit rendre compte d’œuvres
qui – comme celles de Casanova – réunissent en un même drame actions et passions,
ou qui – telles les Ruines d’Hubert Robert – sont porteuses de connotations intellec-
tuelles et émotionnelles. […] C’est alors que la méthode ‘poétique’ prend le relais. […]
Mais lors de la recréation de l’entité picturale, […] le cours des événements suggérés par
les peintures ainsi que les scènes de la nature et de la société […] sont transposés en des
fragments de roman, de nouvelle, de drame ou de tout autre genre littéraire. […] [L]es
descriptions ‘poétiques’ permettent de susciter la collaboration du lecteur aussi bien sur
le plan de la sensibilité que sur celui de l’intellect. » (p. 305-306)
48 CHAPITRE 1

2.2.1 Le parcours analytique : décrire et découper


On retrouve de façon exemplaire le parcours analytique du regard de Diderot
dans le compte rendu du Saint-Denis de Vien qu’il analyse en 176792. Le texte
commence par l’énumération des monuments et des figures observables selon
la méthode scientifique : « À droite, c’est une fabrique d’architecture, la façade
d’un temple ancien, avec sa plate-forme au-devant. Au-dessus de quelques
marches qui conduisent à cette plate-forme, vers l’entrée du temps, on voit
l’apôtre des Gaules prêchant. Debout derrière lui, quelques-uns de ses dis-
ciples ou prosélytes » etc. Il est à remarquer avec Michel Delon que Diderot
propose deux démarches concurrentes dans ce travail d’ekphrasis minutieux,
une démarche latérale ou une démarche centrale93. La description du tableau
de Vien correspond à la première, que le philosophe explicite dans le même
Salon : « C’est une assez bonne méthode pour décrire des tableaux, surtout
champêtres, que d’entrer sur le lieu de la scène par le côté droit ou par le côté
gauche, et s’avançant sur la bordure d’en bas, de décrire les objets à mesure
qu’ils se présentent. »94 L’autre démarche est celle qui part du centre du
tableau pour recréer la toile à partir de ce noyau principal. Diderot la décrit
dans ses Pensées détachées : « j’indique d’abord le sujet ; je passe au principal
personnage, de là aux personnages subordonnés dans le même groupe, aux
groupes liés avec le premier, me laissant conduire par leur enchaînement ;
aux expressions, aux caractères, aux draperies, au coloris, à la distribution des
ombres et des lumières, aux accessoires, enfin à l’impression de l’ensemble. »95
Quelle que soit la démarche, la traversée de l’image par le regard de Diderot
consiste toujours en un découpage mental du tableau en parties séparées, et le
tableau ne sera réussi que lorsqu’il résiste dans son ensemble à cette méthode
de décomposition. Ainsi, le salonnier écrit à propos de Vernet : « Ne considérez
sur la toile que le rocher de la gauche, et vous aurez vu une belle chose. […]
Coupez seulement cette fontaine avec les deux figures qui y sont adossées ; et
vous emporterez sous votre bras un morceau de prix. Mais si chaque portion
isolée vous affecte ainsi ; quel ne doit pas être l’effet de l’ensemble ? le mérite
de tout ? »96 Comme il ressort de ce propos, la fragmentation de l’image sert
toujours un principe de recomposition mentale – et Vernet ou Greuze sou-
tiennent bien cette démarche critique, là où échouent la plupart des peintres.
Vien par exemple, succombe à l’exercice : lorsque Diderot tente de recréer la

92  Salon de 1767, p. 538-551 (« Saint-Denis prêchant la foi en France »). Sauf mention
contraire, les citations qui suivent sont tirées de ce compte rendu.
93  Michel Delon, Préface à Diderot, Salons, textes choisis et éd. par M. Delon, op. cit., p. 20.
94  Salon de 1767, p. 677 (art. « Le Prince »).
95  Pensées détachées, p. 1033 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
96  Salon de 1767, p. 628 (art. Vernet, « 7e tableau »).
Récrire la peinture 49

cohérence du Saint-Denis, il est obligé de recourir à sa propre imagination


pour remédier aux défauts de l’œuvre : « Mais croyez-vous qu’avec du génie il
n’eût pas été possible d’introduire dans cette scène le plus grand mouvement,
les incidents les plus violents et les plus variés ? » À propos d’un mauvais
tableau de Le Prince, intitulé Le Concert, il détache volontiers en pensées la
figure de « femme charmante »97, comme il clame : « Ôtez du tableau du Réveil
des enfants ce petit enfant nu qui est à la terre ; le reste est mauvais »98. De
même, dans Le Musicien champêtre, Diderot n’apprécie à peu près que la tête
du musicien, qu’il découpe en pensée de ce mauvais tableau « froid, sans cou-
leur, sans effet ». La poétique de l’éclatement de Diderot qui s’opère à travers
la fragmentation mentale d’une œuvre est explicitement décrite par le philo-
sophe dans l’extrait suivant :

Pour moi qui ne retiens d’une composition musicale qu’un beau passage,
qu’un trait de chant ou d’harmonie qui m’a fait frissonner ; d’un ouvrage
de littérature qu’une belle idée, grande, noble, profonde, tendre, fine,
délicate ou fort et sublime, selon le genre et le sujet ; d’un orateur qu’un
beau mouvement ; d’un historien qu’un fait que je ne réciterai pas sans
que mes yeux s’humectent et que ma voix s’entrecoupe ; et qui oublie
tout le reste, parce que je cherche moins des exemples à éviter que des
modèles à suivre, parce que je jouis plus d’une belle ligne que je ne suis
dégoûté par deux mauvaises pages ; que je ne lis que pour m’amuser ou
m’instruire ; que je rapporte tout à la perfection de mon cœur et de mon
esprit, et que soit que je parle, réfléchisse, lise, écrive ou agisse, mon but
unique est de devenir meilleur ; je pardonne à Le Prince tout son bar-
bouillage jaune dont je n’ai plus d’idée, en faveur de la belle tête de ce
Musicien champêtre. Je jure qu’elle s’est fixée pour jamais dans mon ima-
gination à côté de celle de L’Amitié de Falconet99.

97  
Ibid., p. 688-689. Cf. aussi dans le Salon de 1781, p. 973 (n° 19, Mars vaincu par Minerve de
Doyen) : « C’est un mauvais tableau où il y a de très beaux détails » ; « Cette toile décou-
pée d’une certaine manière, disait quelqu’un, on en prendrait volontiers les lambeaux
pour l’ouvrage de nos plus grands maîtres. » Et dans le même Salon de 1781, à propos d’un
tableau de feu Étienne Aubry (1745-1781) dont toutes les parties sont critiquées, il note
néanmoins son appréciation du tout pour l’effet d’ensemble (p. 986, n° 134) – ce qui révèle
encore que pour Diderot, les parties sont détachables du tout.
98  
Salon de 1767, p. 690.
99  
Ibid., p. 683. L’œuvre de Falconet est commentée par Diderot dans le Salon de 1765 (n° 198,
p. 451-452).
50 CHAPITRE 1

Combien d’autres passages ne peut-on pas relever dans les Salons où Diderot,
dans son jugement d’un tableau, propose de le sauver en le morcelant ? Que le
tout soit jugé en fonction des parties détachables ressort évidemment de la cri-
tique récurrente selon laquelle telle ou telle figure est mal « collée », placée »,
« emmanchée » etc. Il va jusqu’à encourager les peintres à couper des figures
par le cadre du tableau, parce que ce procédé lui permet de les démultiplier
de façon imaginaire, comme il le suggère à Hallé pour sa peinture de Trajan :
« Pourquoi n’avoir pas désigné la présence d’une armée par une foule de têtes
pressées du côté de l’empereur ? Quelques-unes de ces figures coupées par la
bordure m’en auraient fait imaginer au-delà tant que j’en aurais voulu. »100
Cette tendance de l’œil critique à morceler l’image prouve non seulement
la liberté de regard que s’arroge le salonnier, mais aussi sa conception moderne
de l’œuvre comme intrinsèquement inachevée – et donc achevable par le
récepteur. Les mauvais tableaux sont ceux qui sont trop encombrés, trop
« finis » par l’artiste. Sur ce point, Baudelaire lui sera très proche, comme
nous le verrons ; les deux salonniers en effet écrivent leurs textes dans une
approche qui relève d’une « continuité créative » des œuvres101. Or dans ce tra-
vail de morcellement des œuvres, qui est propre à la démarche analytique, les
découpes mentales des tableaux s’avèrent conditionnées par une logique de
comparaison. Ainsi, le tableau de Vien souffre du voisinage d’une autre grande
toile exposée, le Miracle des Ardents de Doyen, que l’œil du spectateur ne peut
s’empêcher de comparer avec la réalisation de Vien102. En effet, comme en est
très conscient Diderot, l’impression que font les œuvres peut différer selon le
moment ou même le lieu où il les perçoit. À cet égard, il mentionne quelque-
fois le désir de pouvoir contempler les tableaux en dehors du Salon où ils sont
« entassés » les uns à côté des autres, de façon à pouvoir admirer une toile sans
que le regard soit affecté par le contraste avec d’autres œuvres. Il écrit ainsi à
l’occasion d’un tableau de Hubert Robert :

100  Salon de 1765, ibid., p. 317. Cf. aussi : « Il faut bien de l’art pour faire couper avec grâce une
figure par la bordure. Cette figure ne sort jamais ; elle rentre toujours dans le lieu de la
scène. » (Pensées détachées, p. 1033, art. « De la composition, et du choix des sujets »)
101  Cf. infra, chapitre III, La continuité créative.
102  Les deux œuvres étaient destinées à l’Église Saint-Roch à Paris, et leur exposition conjointe
au Salon du Louvre a fait beaucoup de bruit dans le public de 1767. Daniel Arasse a livré
une analyse contrastive des deux tableaux, qui ont la même structure géométrique mais
qui s’opposent du point de vue de leur réalisation. Comme le résume Élise Pavy, « Vien est
le symbole du peintre de la méthode, de la technique, de l’harmonie, de l’immobilité, du
silence, de la raison, du beau. Doyen, au contraire, est maître de l’idéal, de la poésie, du
désordre, du mouvement, de la force, de l’imagination, du ‘jet sublime’. Vien contre Doyen,
c’est donc le beau contre le sublime, en une dissociation toute burkienne » (L’Image et la
langue, op. cit., p. 249).
Récrire la peinture 51

Je voudrais revoir ce morceau hors du Salon. Je soupçonne les compo-


sitions des artistes de souffrir autant du côté du mérite par le voisinage
et l’opposition des unes aux autres que du côté de leurs dimensions, par
l’étendue du lieu où elles sont exposées. Un tableau, tel que celui-ci,
d’une grandeur considérable n’y paraît qu’une toile ordinaire. J’avais jeté
hors du Salon des ouvrages que j’ai retrouvés seuls, isolés, et pour lesquels
il m’a semblé que j’avais eu trop de dédain. La Tête de Pompée présentée à
César était quelque chose sur le chevalet de l’artiste, rien sur la muraille
du Louvre. Nos yeux fatigués, éblouis par tant de faires différents, sont-ils
mauvais juges ?103

Il y a, autrement dit, un espace et un temps nécessaires au jugement du


tableau : voir l’œuvre à l’air libre ou au Louvre, voir ou revoir l’œuvre, tout cela
change le regard et le jugement. Et certains temps comme certains espaces
sont plus favorables que d’autres pour juger de l’effet des œuvres, comme l’es-
pace hors du Salon, ou le temps du crépuscule. « Mon ami, lorsque vous aurez
des tableaux à juger, allez les voir à la chute du jour. C’est un instant très critique.
S’il y a des trous, l’affaiblissement de la lumière les fera sentir. S’il y a du papillo-
tage, il en deviendra d’autant plus fort. Si l’harmonie est entière, elle restera. »104
La première impression n’est donc pas toujours la plus fiable, et le premier
jugement peut être sujet à révision précisément parce que l’œil perçoit tou-
jours dans la durée et dans l’espace. Ainsi, devant tel tableau de Lagrenée,
où « le premier coup d’œil en impose, mais à l’examen il faut en rabattre »105,
l’impression première de beauté peut s’avérer mal fondée.
La démarche analytique ne s’exerce donc pas dans l’absolu : « l’instant cri-
tique » est donc toujours un instant, ou plutôt un espace et un temps dans
lequel prend place la critique. Celle-ci toutefois ne se limite pas à fragmen-
ter l’image par l’œil analysant. « Les idées des choses ne doivent servir qu’à
nous tirer du chaos et de la confusion », notait Roger de Piles106 : Diderot ne
décompose l’image que pour en reconstruire « l’idée », la cohérence. Ainsi,
après le partage du tableau en parties, il faut ensuite les relier ensemble en

103  Salon de 1767, p. 696 (art. Robert, « Tableaux »). La Tête de Pompée présentée à César était
un tableau de Lagrenée, exposé dans le même Salon de 1767.
104  Ibid., p. 543, nous soulignons. Le papillotage est un effet de la peinture qui consiste à
fragmenter l’attention du spectateur, dans un clignotement de l’œil qui produit une
oscillation constante entre illusion et conscience de l’art (cf. Marian Hobson, The Object of
Art. The Theory of Illusion in Eighteenth-Century France, Cambridge, Cambridge UP, 1982,
p. 50-55).
105  Salon de 1775, p. 966.
106  Roger de Piles, Cours de peinture par principes, op. cit., p. 152.
52 CHAPITRE 1

« [s]e laissant conduire par leur enchaînement ». Diderot recherche ici la ligne
de liaison entre les éléments de l’œuvre, celle qui assure l’harmonie de l’en-
semble. « Une composition bien ordonnée n’aura jamais qu’une seule vraie,
unique, ligne de liaison ; et cette ligne conduira et celui qui la regarde et celui
qui tente de la décrire », affirme-t-il en 1767107. Et pourtant, il y a plus d’un
itinéraire à suivre pour l’œil qui contemple le tableau. « Et quand la ligne
ondoyante serait la ligne de beauté du corps humain, entre mille lignes qui
ondoient laquelle faut-il préférer ? »108, profère-t-il dans ses Pensées détachées
en polémiquant avec Hogarth. Car le tableau est un fourmillement de lignes
traversant les couleurs, et l’œil découpe les parties en choisissant une ligne
parmi cent autres. Le philosophe « inaugure [ici] le procès contre le beau
naturel en rapportant la ligne idéale aux lignes multiples », affirme à juste titre
Anne-Élisabeth Sejten109.
L’énumération suppose donc en premier lieu un découpage du tableau
en ses différentes parties, dont l’ordre est d’abord un choix de l’œil qui tente
de retrouver l’enchaînement naturel pour restituer l’ensemble – mais c’est
toujours un choix. D’ailleurs, n’y a-t-il pas deux démarches de description
possibles, celle partant des bords et celle du centre, de sorte que plus d’un
itinéraire d’exploration de l’image peut être suivi ? Le partage de la toile en par-
ties découpées fait éclater celle-ci en multiples trajectoires possibles, et celles
que Diderot choisit ne sont jamais rectilignes.

2.2.2 Le parcours imaginaire : recréer et inventer


Les descriptions analytiques sont sans doute une façon pour Diderot de retrou-
ver la mémoire des œuvres qu’il a observées en journée, en mettant au net les
notes qu’il a prises, aidé du livret de l’exposition. Ne témoigne-t-il pas de la dif-
ficulté qu’il y a à rédiger à distance des œuvres exposées au Louvre ? « Encore
si l’on avait devant soi le tableau dont on écrit ; mais il est loin, et tandis que
la tête appuyée sur les mains, ou les yeux égarés en l’air, on en recherche la
composition, l’esprit se fatigue, et l’on ne trace plus que des lignes insipides
et froides. »110 L’énumération est lassante pour le salonnier comme pour le

107  Salon de 1767, p. 656 (art. Doyen, 67, « Le Miracle des ardents »).
108  Pensées détachées, p. 1053 (art. « De la beauté »). Comme en souvenir de cette phrase
de Diderot, Baudelaire dira à plusieurs reprises que « la ligne, qui a ses masses et ses
généralités, se subdivise en une foule de lignes particulières, dont chacune est un
caractère du modèle » (Salon de 1846, p. 115, chap. VIII, « De l’idéal et du modèle »).
109  Anne Elisabeth Sejten, « Critique d’art et pensée esthétique : questions de lignes »,
Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, n ° 51 : Esthétiques de Diderot. La nature du
beau, 2014, p. 85.
110  Salon de 1763, p. 237 (introduction au Salon).
Récrire la peinture 53

lecteur, malgré quelques procédés habiles que Diderot met en œuvre pour
tenter d’animer les descriptions. Ainsi, il recourt fréquemment à l’impératif
performatif pour instaurer l’hypotypose de la description simple : « pour se
faire une idée de cette foule qui occupe le côté gauche du tableau, imaginez
vue par le dos, accroupie sur les dernières marches, une femme en admiration
les deux bras tendus vers le saint. »111 Maintes fois, le descripteur tente ainsi de
susciter la participation active du lecteur en s’adressant à lui, de manière impé-
rative s’il en faut112, mais aussi en faisant un large usage des déictiques qui per-
mettent d’inclure le lecteur dans l’espace du tableau imaginaire, créant ainsi, à
travers la fiction d’un espace commun entre le lecteur et lui, un lieu virtuel où
l’œuvre peut apparaître mentalement dans l’esprit du lecteur113.
Or, c’est dans cet espace imaginaire que Diderot peut dépasser le travail
de description fidèle pour s’attarder à expliciter l’effet émotif que produit le
tableau. C’est alors l’habileté du pinceau et l’inventivité du peintre qui sont
évaluées à l’aune d’un prisme idéal, où la composition d’ensemble, l’expres-
sion des figures et le style général – le « faire » du peintre – sont considérés en
même temps. Diderot poursuit ainsi son compte rendu du tableau de Vien :
« Reprenons cette composition. L’apôtre est bien posé. […] Le jeune homme
qui est derrière le saint, sur le devant, est bien dessiné, bien peint. » Mais
l’appréciation sans verve ni excès répond aussitôt à l’impression d’ensemble
du tableau qui est certes « bien peint » (« un dessin correct, de beaux pieds,
de belles mains, des draperies bien jetées, des expressions simples et natu-
relles »), mais qui n’a pas l’ardeur de la composition de Doyen que l’on perçoit à
côté. En Vien, en effet, « rien de tourmenté, rien de recherché », au contraire de
l’œuvre de Doyen : la tranquillité sans verve de l’un ressort par le « bouillant et
chaud » du pinceau de l’autre. « Cette composition est vraiment le contraste de
celle de Doyen. Toutes les qualités qui manquent à l’un de ces artistes, l’autre

111  L’impératif « Imaginez … » est en effet très fréquent dans les Salons. Le procédé est même
exploité sur le mode de l’anaphore dans une litanie récriminatrice contre l’insuffisance
des réalisations de Lagrenée, qu’il oblige à « imaginer » des versions plus réussies de son
œuvre. En apostrophant le peintre de cette façon impérative, le salonnier crée en même
temps la vision du tableau idéal dans l’esprit du lecteur (Salon de 1767, p. 556, art. 24).
Baudelaire adoptera le même procédé dans ses Salons : « Supposons un bel espace où tout
verdoie, rougeoie, poudroie et chatoie en pleine liberté … » (Baudelaire, Salon de 1846,
p. 82, art. III, « De la couleur »).
112  Par exemple : « Imaginez sur deux grandes arches cintrées un pont de bois … » (Salon de
1767, p. 698, art. Robert, n° 104).
113  Ce qui sera également mis en œuvre par Baudelaire. Voir infra, chap. II, 3 : « L’image
invisible ».
54 CHAPITRE 1

les a », affirme Diderot114. Ainsi, toute description est immanquablement affec-
tée par le souvenir d’œuvres vues dans le passé, ou par l’effet de comparaison
avec d’autres productions, contemporaines ou passées, qui créent une mesure
dans l’œil du critique. Le salonnier, autrement dit, ne considère pas seulement
ce que le tableau donne à voir, mais aussi ce qui lui manque, ce qui aurait dû
figurer dans le tableau, à partir de son expérience comme de l’étude approfon-
die de l’art. L’examen attentif et contrasté du tableau aboutit ainsi à l’imagina-
tion d’une autre version, jugée plus réussie.
Diderot se profile ici en poète doué de génie par sa capacité visionnaire de
recréer « l’idéal » souvent défaillant des artistes. La distinction entre l’idéal
et le technique, c.-à-d. l’idée ou l’inventivité, et l’exécution ou la pratique,
ordonne les jugements des tableaux par Diderot. Dans son discours comme
dans celui de ses contemporains, cette distinction se superpose à celle entre le
génie, qui possède la vision d’une composition juste, et le talent, qui n’est que
le travail et l’expérience dans la réalisation de l’œuvre. Ce qui importe avant
toute chose, c’est l’idéal, la « grande idée », comme il l’exprime dès son pre-
mier Salon en 1759 : « Ces gens-ci croient qu’il n’y a qu’à arranger des figures.
Ils ne savent pas que le premier point, le point important, c’est de trouver une
grande idée. Qu’il faut se promener, méditer, laisser là les pinceaux et demeu-
rer en repos jusqu’à ce que la grande idée soit trouvée. »115 Les peintres ont
beau avoir l’exécution, le tableau ne fera pas d’effet si l’idéal n’est pas trouvé116.

114  Et plus loin, dans l’article consacré au panneau de Doyen, les mêmes termes en écho :
« Donnez à Vien la verve de Doyen qui lui manque ; donnez à Doyen le faire de Vien
qu’il n’a pas, et vous aurez deux grands artistes. » (Salon de 1767, p. 661) À ce propos, voir
Jacques Chouillet, La Formation des idées esthétiques de Diderot, Paris, A. Colin, 1973,
p. 348-352. Pour la question du « technique » en peinture, voir Élisabeth Lavezzi, « Des
beautés techniques au technique, ou l’artiste et le littérateur dans les Salons de 1761 et
1763 », Méthode ! 13 (2007), p. 225-233 et Stéphane Lojkine, « Le technique contre l’idéal :
la crise de l’ut pictura poesis dans les Salons de Diderot », in : Aux Limites de l’imitation.
L’Ut pictura poesis à l’épreuve de la matière aux XVIIe et XVIIIe siècles, éd. par Ralph
Dekoninck, Agnès Guiderdoni-Bruslé, Nathalie Kremer, Amsterdam et New York, Rodopi,
« Faux titre », 2009, p. 121-140.
115  Salon de 1759, p. 196.
116  Ainsi, l’anti-académisme de Diderot qui s’érige contre le Beau idéal n’implique pas pour
autant un simple « réalisme » : il y a bien un modèle idéal, conceptuel, dans l’esprit de
l’artiste, où prend forme l’idée de composition de l’œuvre, qui détermine la réussite du
tableau et qui prend en compte son exécution. Cf. Wolfgang Drost, « Le regard intérieur :
du modèle idéal chez Diderot », in : Le Regard et l’objet. Diderot critique d’art. Actes du
second colloque des Universités d’Orléans et de Siegen, éd. par Michel Delon et Wolfgang
Drost, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1989, p. 69-90 (p. 71 : « Le modèle
idéal est donc l’expression individuelle d’un ‘homme de génie’ qui cherche ‘la vérité’ »).
Comme l’a montré Stéphane Lojkine, les défauts techniques sont pour Diderot en fin de
compte moins condamnables que ceux qui relèvent de l’idéal : « La qualité, ‘le sublime du
Récrire la peinture 55

Un élément central dans cette partie idéale de la peinture, est le choix du


moment représenté. « Changez seulement l’instant … », observe Diderot en
recomposant mentalement les tableaux. Combien de toiles n’ont pas manqué
leur effet par le fait que l’instant représenté n’a pas ému les spectateurs ? « J’ai
dit que l’artiste n’avait qu’un instant ; mais cet instant peut subsister avec des
traces de l’instant qui a précédé, et des annonces de celui qui suivra. On n’égorge
pas encore Iphigénie ; mais je vois approcher le victimaire avec le large bassin
qui doit recevoir son sang, et cet accessoire me fait frémir. »117 Cette pensée
détachée de Diderot contient l’essentiel de sa conviction sur la théorie du mo-
ment du peintre : car il ne s’agit pas d’horrifier le spectateur par l’étalage de la
violence, mais de susciter une violence intérieure par l’annonce de celle qui
est imminente118. Cela implique de ne pas donner à voir un moment temporel
isolable mais une durée, en incorporant dans le visible un surplus narratif qui
convoque des images absentes119. La théorie du moment de Diderot amorce
ainsi une conception esthétique de la suggestivité de l’art, telle que Baudelaire
la théorisera plus tard120.

technique’, peinent à compenser le défaut rédhibitoire d’idéal, tandis que les imperfec-
tions techniques sont pointées avec indulgence lorsque ‘la partie idéale et de génie’ est au
rendez-vous. Le technique demeure le parent pauvre du couple » (« Le technique contre
l’idéal », loc. cit., p. 128).
117  Pensées détachées, p. 1025 (article « De la composition, et du choix des sujets »).
118  Dans les Pensées détachées, Diderot donne l’exemple de Pyrrhus sacrifiant Polyxène :
« L’artiste antique vous le montrera saisissant la chevelure de sa victime et prêt à la frap-
per ; et il sera chaud. L’instant où il lui enfoncerait son glaive dans la poitrine inspirerait
de l’horreur. » (ibid., p. 1020)
119  Comme l’a souligné J. Chouillet, les idées de Diderot ont évolué au fil des ans et de ses
réflexions, notamment sur cette question cruciale : « Diderot au début de sa carrière de
critique d’art était parti du principe selon lequel le peintre n’a qu’un instant à choisir, qu’il
ne peut en choisir deux à la fois, et que toute sa composition est déterminée par le choix
de cet instant. C’est ce qu’il dit avec force et rigueur dans l’article Composition de l’Ency-
clopédie (1753), répétant les leçons de Shaftesbury, de Jonathan Richardson, de l’abbé Du
Bos. Cependant, dès cette époque, il admet un correctif, car, dit-il, il y a des occasions
‘où la présence d’un instant n’est pas incompatible avec les traces d’un instant du passé’
[…]. Sans exagération, on peut soutenir qu’un des aspects de la mutation effectuée par
Diderot au cours de ses Salons est la lente évolution qui l’a conduit du point de vue de
l’instant unique au point de vue de la durée, du temps aristotélien au temps héraclitéen. »
(« Du langage pictural au langage littéraire », loc. cit., p. 44) On pourrait ajouter à cela qu’il
y a une nette appréciation de la peinture qui se fait en tant qu’elle soit narrativisable,
comme si l’approche picturale était déterminée par une pensée du et dans le langage.
Cf. notamment Pierre Rétat, « Le ‘moment’ dans la critique et l’écriture des Salons », in :
Diderot, les beaux-arts et la musique. Actes du colloque international tenu à Aix-en-Provence
les 14-15-16 décembre 1984, éd. C.A.E.R. XVIII (Centre aixois d’études et de recherches sur le
XVIIIe siècle), Publ. de l’Université de Provence, 1986, p. 1-12.
120  Cf. infra, le chap. III, section « La suggestivité ».
56 CHAPITRE 1

Ainsi, Diderot n’est pas peintre, mais il a le génie qui manque à nombre
d’artistes, et il leur prête volontiers son inventivité pour recréer les œuvres :
« Voilà la scène que j’aurais décrite, si j’avais été poète, et que j’aurais peinte,
si j’avais été artiste. »121 La distinction entre idéal et technique commande
donc une autre distinction, entre poésie et peinture : car pour Diderot le
« faire » n’appartient qu’au peintre là où « l’idée » est « le mérite » du poète,
auquel revient la partie conceptuelle du travail, celle qui conçoit la composi-
tion avant son exécution122 : « Qu’est-ce que le plus beau faire sans idée ? Le
mérite d’un peintre. Qu’est-ce qu’une belle idée, sans le faire ? Le mérite d’un
poète. Ayez d’abord la pensée ; et vous aurez du style après. »123 Comme le
note Jean Starobinski, Diderot se fait le rival des peintres dans ses Salons, par
le fait qu’il peint des tableaux imaginaires bien mieux que ceux que réalisent
les artistes124. En assignant la partie idéale, conceptuelle de l’art à la poésie,
Diderot affirme donc la supériorité de la poésie sur la peinture, à laquelle tient
essentiellement la capacité de l’œuvre à susciter des effets émotifs extrêmes.
Comme nous le verrons, l’idéal de la poésie ne se réduit pas au seul « sujet »
de l’œuvre : désignant une vision poétique de la composition, elle comprend
donc aussi la manière de rendre le sujet sur la toile, en prenant en compte les
possibilités et limites techniques et matérielles de l’œuvre.
La description fidèle, imitative du tableau est donc inséparable de l’essor de
l’imagination du philosophe, qui s’attache à donner à voir au lecteur une image
recréée de la toile. Cette image créée par la description existe alors dans « un
univers de l’entre-deux, où toutes les dimensions de l’imagination peuvent agir,
où ce sont les choses distantes qui paraissent soudain réelles, et où les choses
réelles sont recouvertes, enfouies sous l’écriture », note Arnaud Buchs125. Quel
est alors le véritable tableau décrit ? L’écart entre celui que Diderot fait voir à
son lecteur, et celui que celui-ci pourrait aller voir au Louvre, est irrémédiable.

121  Dès le premier Salon, Diderot prend en effet volontiers le pinceau en main pour corri-
ger les figures, la disposition, le choix du moment, bref, pour repenser entièrement les
tableaux. « Si j’avais eu à peindre la descente de Vénus dans les forges de Lemnos, on
aurait vu les forges en feu sous des masses de roches … », commence-t-il à propos d’une
Assomption de Lagrenée (Salon de 1759, p. 196).
122  L’idéal, qui désigne la conception du tableau, est donc essentiellement une affaire
de « composition », si on définit le travail de composer un tableau comme la façon de
« le penser et l’organiser de manière à rendre les rapports qui le constituent évidents »
(Arthur Cohen, « De la composition selon Diderot », in : Denis Diderot, Écrits sur l’art et
les artistes, éd. par Jean Seznec, op. cit., p. 288).
123  Diderot, Salon de 1767, p. 766.
124  « Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 256.
125  Arnaud Buchs, « Quand le tableau se fait image. Diderot en ses Salons », Poétique 160
(2009), p. 413.
Récrire la peinture 57

La conscience de cet écart fait dire à Diderot en 1767 qu’il ne garantit ni ses
descriptions, ni son jugement. Les défauts de mémoire ne sont pas seuls
en cause : le jugement aussi n’est pas donné comme inébranlable parce que,
justifie le philosophe, il est teinté de sa « franchise » :

Au reste, n’oubliez pas que je ne garantis ni mes descriptions, ni mon


jugement sur rien ; mes descriptions, parce qu’il n’y a aucune mémoire
sous le ciel qui puisse emporter fidèlement autant de compositions
diverses ; mon jugement, parce que je ne suis ni artiste, ni même amateur.
Je vous dis seulement ce que je pense et je vous le dis avec toute ma fran-
chise. S’il m’arrive d’un moment à l’autre de me contredire, c’est que d’un
moment à l’autre j’ai été diversement affecté, également impartial quand
je loue et que je me dédis d’un éloge, quand je blâme et que je me dépars
de ma critique126.

Diderot juge moins en fonction d’un standard normatif qu’à partir de l’effet
émotif que produisent les œuvres sur son esprit et sa sensibilité « éduqués »
par l’expérience. La fragilité du jugement de Diderot tient donc à la variabi-
lité de l’impression, et la « franchise » du sentiment sur laquelle elle s’appuie
installe un écart entre l’œuvre-objet observable et l’œuvre-idée mentale qu’il
recrée à l’esprit du lecteur. Pour cela, il faut plus que les mots qui décrivent : il
faut des mots qui sentent, qui ébranlent, voire qui maltraitent les œuvres pour
attiser l’esprit du lecteur. Car il ne faut pas s’y méprendre : si « Diderot a été le
créateur d’une langue nouvelle capable de rapprocher les moyens expressifs de
la peinture et de la littérature et d’opérer le miracle de réduire la distance qui
sépare le tableau exposé de la page blanche de l’écrivain », comme le prétend
Georges May127, c’est dans l’exploration des pouvoirs spécifiques du langage,
expérimenté dans sa radicale différence d’avec les pouvoirs de l’image, qu’il
parvient à donner à voir le tableau idéal dans l’esprit du lecteur.

2.3 De l’image observable à l’image imaginée : trois traversées de l’image


L’écriture du tableau n’est donc pas seulement sa récriture en vertu d’éven-
tuelles améliorations possibles de l’œuvre, mais aussi et surtout une écriture
d’un tableau imaginaire, celui qui correspond à l’idéal du tableau. Diderot
exploite plusieurs procédés d’écriture pour transformer le lecteur en spectateur

126  Salon de 1767, p. 749 (art. Loutherbourg).


127  Georges May, « Diderot entre le texte et l’image », in : Colloque International Diderot (1713-
1764), éd. par Anne-Marie Chouillet, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1985, p. 333.
58 CHAPITRE 1

des tableaux imaginés. Ceux-ci ont été amplement décrits128, et il n’est pas de
notre intention d’en refaire l’étude exhaustive. Nous voudrions ici seulement
suggérer qu’on peut distinguer, dans l’écriture de Diderot, trois formes de rap-
ports entre le texte et le tableau, qui ne sont pas ceux d’une rencontre directe
entre le mot et l’image mais d’une recréation indirecte de l’image dans le mot,
comme autant de traversées de celle-là par celui-ci. En effet, on observe que
le texte peut compléter l’image, la transgresser, ou la refuser. Dans le premier
cas, lorsque la description complète l’image, elle lui ajoute un sens et une por-
tée en l’investissant d’un lisible cohérent : l’image est alors traversée par l’œil
descripteur qui lui confère un sens inédit. Lorsque le texte transgresse l’image,
deuxièmement, la traversée est littérale : elle est une irruption du réel dans
l’imaginaire peint. Dans le dernier cas, lorsque le texte refuse l’image, le salon-
nier se détourne de la toile pour lui substituer un autre tableau, imaginaire.

2.3.1 Compléter l’image


Aussi bien les œuvres réussies que celles que Diderot juge ratées sont sujettes
à une récriture, qui investit l’image d’un sens qui n’est que latent, voire absent,
du sujet peint. L’usage fréquent de l’hypotypose, qui donne vie et mouvement à
des figures muettes et figées129, permet à la peinture de s’animer sous la plume
du salonnier et de s’inscrire dans une durée temporelle et une profondeur psy-
chologique qui complètent la vue, et ce faisant déplacent les limites de la scène
peinte. Selon la formule de Jean Catrysse, la plume de Diderot « imprime » à
l’image statique « le dynamisme de son imagination »130. En effet, Diderot ne
se prive pas de rapporter les paroles des personnages ni d’évoquer ceux qui
ne sont pas présents sur la toile – comme cet amant absent du tableau de la
Jeune fille pleurant son oiseau mort de Greuze, dont Diderot prétend qu’il vient
« de le voir chez son père, [et qui] est d’une gaieté charmante »131. Il ne s’in-
terdit pas plus, comme nous l’avons vu, d’entrer dans le monde psychologique
et affectif des personnages représentés en usant d’une forme de narration
omnisciente des tableaux, qui lui permet de relater les émotions et les pensées

128  Pour cela, nous nous référons essentiellement à Else M. Bukdahl, Diderot critique d’art I,
op. cit. et à Gita May, Diderot et Baudelaire, op. cit.
129  Rappelons la définition traditionnelle de Fontanier : « L’hypotypose peint les choses
d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et
fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante. »
(Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 390)
130  Jean Catrysse, Diderot et la mystification, Paris, Nizet, 1970, p. 168 ; cf. aussi Jean Starobinski,
« Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 223 : « Le moment se distribue et s’énu-
mère dans la succession narrative. Un roman s’ébauche. »
131  Salon de 1765, p. 382 (art. Greuze).
Récrire la peinture 59

intérieures des personnages (la sœur aînée de l’Accordée de Greuze « crève


de jalousie ») et de les écouter parler132. Et le salonnier n’hésite pas même à
inventer les personnages qui auraient dû faire partie de la scène pour complé-
ter celle-ci, comme dans cet Amour rémouleur de Lagrenée :

Cela est infiniment moins vrai, moins intéressant, moins en mouvement


que la même scène, si elle se passait dans la boutique d’un coutelier, par
ses bambins, un jour de dimanche, dans l’absence du père et de la mère.
Je verrais la boutique, la forge, les soufflets, les meules, les poulies sus-
pendues, les marteaux, les tenailles, les limes avec tous les autres outils.
Je verrais un des enfants qui ferait le guet à la porte. J’en verrais un autre
monté sur un escabel […] Ma composition serait pleine de vie, de variété
et de ce que les artistes appellent ragoût.133

La tournure hypothétique (« si … ») indique comment l’imagination de


Diderot recompose l’ensemble de la scène en offrant à voir imaginairement
(« je verrais … ») un autre décor et une autre disposition des personnages sur la
toile. S’érigeant en égal de l’artiste, Diderot propose une nouvelle composition
qu’il juge plus complète. En effet, par les changements dans la dispositio qu’il
propose, le tableau deviendrait (« plus vrai, plus intéressant, plus en mouve-
ment » : c’est-à-dire plus proche d’un tableau idéal. D’autres fois, ce sont non
pas des corrections, mais de véritables ajouts d’accessoires ou de figures qu’il
propose, quitte à persifler le peintre comme dans cette injonction à Boucher où
la figure qu’il propose d’ajouter permettrait d’exposer au grand jour le boursou-
flage de l’œuvre : « On aurait pu placer au bas de ce tableau un de ces polissons
qu’on voit à l’entrée des jeux de la foire ; il aurait crié : ‘Approchez, Messieurs,
c’est ici qu’on voit le grand tapageur’ »134, écrit-il avec sarcasme.
Chaque tableau est ainsi considéré comme incomplet, et complété par
la description littéraire qui permet précisément d’y introduire ce regard
d’ensemble, conférant à l’image une auréole plus large que celle du tracé effec-
tivement observable du pinceau. Mais surtout, si les descriptions de Diderot
complètent l’image perçue, c’est parce qu’il perçoit des manquements dans la
toile à travers le souvenir d’autres œuvres qu’il a vues, comme si les œuvres
contemporaines et passées éclairaient les manques, les trous de la toile dont la
réalisation n’est qu’apparente. Chaque tableau est en effet traversé par d’autres
tableaux, remémorés ou observables, dont certains ont un rôle plus structurant

132  On est ici dans la métalepse, voir ci-après : la traversée au sens de transgression de l’image.
133  Salon de 1767, p. 560 (art. Lagrenée, n° 31 « L’Amour rémouleur »).
134  Salon de 1769, p. 827 (art. Boucher).
60 CHAPITRE 1

que d’autres. Dans le Salon de 1767, il se demande : « Quelque composition


vigoureusement coloriée et d’un grand effet nous servirait-elle de règle ? Y rap-
porterions-nous toutes les autres qui deviendraient pauvres et mesquines par
la comparaison avec ce modèle ? »135. D’autant plus que, de son aveu encore,
certains tableaux ont un effet émotif si puissant qu’ils habitent perpétuelle-
ment la mémoire du spectateur, comme ceux de Rubens par exemple : « on
peut reprocher à [Rubens] une main estropiée, une tête mal emmanchée, mais
quand on a vu ses figures, elles vous suivent et vous inspirent le dégoût des
autres. »136 On peut supposer ainsi que chaque œuvre subissant les lacérations
de son œil critique est mesurée à l’aune d’une autre plus parfaite, qui hante
comme un fantôme sa mémoire et affecte les œuvres qu’il perçoit. « Quoi !
M. Pajou, ce gros enfant lourd et ventru, parce qu’il tient un poisson sous
son bras, des oiseaux dans sa main et qu’il est débout sur une tortue, c’est un
dominateur des Éléments ? Je voudrais bien que vous eussiez vu celui de Van
Dyck … »137
Les tableaux qu’il a sous les yeux dans son cabinet de travail semblent avoir
joué un rôle particulièrement structurant pour sa pensée – d’autant plus que
celle-ci est, de son propre aveu, essentiellement visuelle138. Dans les Regrets
sur ma vieille robe de chambre, Diderot confie qu’il possède deux petites
estampes d’œuvres de Poussin qu’il admire profondément : La Chute de la
manne dans le désert et Esther devant Assuérus139. En 1769, il reçoit en outre une
petite Tempête de Vernet. Ces images ont un rôle plus contraignant que d’autres
tableaux que Diderot aurait admirés, par le fait que ce sont précisément celles
qu’il a continûment sous les yeux au moment où il rédige ses comptes rendus.
Elles se superposent au souvenir des tableaux observés durant la journée, et

135  Salon de 1767, p. 696 (art. Robert, « Tableaux »).


136  Salon de 1765, p. 407. L’insistance de Rubens est constante dans les Salons, et dès 1761
Diderot avance : « Mais dites-moi, mon ami, quand on a la composition d’un sujet par
Rubens présente à l’imagination, comment on peut avoir le courage de tenter le même
sujet. » (Salon de 1761, p. 226, art. Parrocel, « Adoration des rois »)
137  Salon de 1769, p. 876 (art. Pajou).
138  Les plus grands artistes viennent parfois lui demander conseil pour la composition d’une
de leurs œuvres, car il possède le don d’imaginer (on dirait aujourd’hui : visualiser) les
scènes telles qu’elles feraient le meilleur effet sur la toile : « Chardin, Lagrenée, Greuze
et d’autres m’ont assuré, et les artistes ne flattent point les littérateurs, que j’étais presque
le seul d’entre ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile, presque comme elles
étaient ordonnées dans ma tête. Lagrenée me dit : ‘Donnez-moi un sujet pour la Paix’, et
je lui réponds […] Greuze me dit : ‘Je voudrais bien peindre une femme toute nue, sans
blesser la pudeur’ ; et je lui réponds : […] etc. » (Salon de 1767, p. 574, art. Lagrenée, 19, « Le
Dauphin mourant »)
139  Regrets sur ma vieille robe de chambre, Salon de 1769, p. 821-822.
Récrire la peinture 61

ceux-ci s’en trouvent bien souvent affectés. On a pu émettre la même obser-


vation à propos de Baudelaire, qui reçut de Delacroix un dessin de tête sym-
bolisant la Douleur (sans doute une étude pour une des figures des Massacres
de Scio), et qui en fut fortement influencé dans sa critique picturale, comme le
fait remarquer Jean Adhémar : « [le critique d’art] a tendance, consciemment
ou non, à ramener toute l’œuvre du peintre au tableau qu’il possède. C’est ce
qu’a fait Baudelaire ; il s’est constamment référé à ce tableau lorsqu’il a parlé de
Delacroix ; il n’a voulu voir en lui que le peintre de la mélancolie et de la fièvre,
d’où le mot de Delacroix, excédé : ‘Il m’ennuie, à la fin, ce Baudelaire’ »140.
Dans le cas de Diderot, il semble que ce soit surtout la gravure de l’Esther
du Poussin qui fonctionne comme un tableau idéal : « Comme ces figures sont
agencées ! C’est certainement une des plus belles choses que je connaisse. »
Bien sûr l’image fonctionne comme une norme d’appréciation lorsqu’il s’agit
de juger d’un Évanouissement d’Esther par Restout : « Il faut être bien hardi
pour tenter ce sujet après le Poussin. »141 Et la description qui suit ne concer-
nera pas l’œuvre de Restout, mais uniquement le tableau du Poussin dont il a la
gravure de Poilly sous les yeux142. Celle-ci le guide dans son jugement d’autres
tableaux aussi, comme il ressort de sa critique de Hallé lorsqu’il échoue à
représenter Trajan « descendu de cheval pour entendre la plainte d’une pauvre
femme ». Le sujet est-il ingrat ? se demande Diderot, pour rejeter aussitôt cette
hypothèse en s’aidant de l’exemple du Poussin : « M. Hallé, je vais vous dire
comment un autre en aurait tiré parti. » Un autre : « moi, par exemple »143,
comme il le dira malicieusement ailleurs, mais cet autre qu’est notre Diderot
visionnaire montre bien vite qu’il tire ses idées d’ailleurs : du souvenir du
Purgatoire de Dante, mais aussi de l’exemple de Poussin : « [un autre] eût arrê-
té Trajan au milieu de sa toile. Les principaux officiers de son armée l’auraient
entouré ; chacun d’eux aurait montré sur son visage l’impression du discours
de la suppliante. Voyez comme l’Esther du Poussin se présente devant Assuérus.
Et qu’est-ce qui empêchait que votre femme accablée de sa peine ne fût pareil-
lement groupée et soutenue par des femmes de son état ? »144

140  Jean Adhémar, « Baudelaire critique d’art », Revue des Sciences Humaines 89 (janvier-mars
1958), p. 116.
141  Salon de 1763, p. 242 (art. Restout, « L’évanouissement d’Esther »).
142  Quelques lignes seulement sur le tableau de Restout suivront le paragraphe décrivant
celui du Poussin, et précédées de la remarque : « Je fais ici comme Pindare qui chantait
les dieux de la patrie, quand il n’avait rien à dire de son héros. » (ibid.)
143  C’est à propos du Septime Sévère de Greuze, un des seuls tableaux d’histoire de l’artiste et
jugé raté : « Qu’aurait fait un autre ? me direz-vous. Un autre, moi par exemple, … » (Salon
de 1769, p. 865, art. Greuze).
144  Salon de 1765, p. 317 (art. Hallé, n° 15), nous soulignons.
62 CHAPITRE 1

Le Poussin est ici explicitement mentionné, mais lorsqu’on sait que ce qui
plaît à Diderot, c’est la simplicité, le dépouillement, l’épure d’une scène où la
violence de la douleur est toute intérieure, on reconnaît à d’autres occasions
encore cette mesure de la sublime simplicité du peintre à laquelle les produc-
tions de ses contemporains sont confrontés. C’est ainsi que malgré tous les
défauts qu’il recense dans Le Jugement de Midas de Beaufort, il le loue en vertu
de sa noble simplicité : « malgré tous ces défauts, quoique assez chaud de mon
naturel et peu disposé à pardonner le froid à une composition quelconque […],
quoique ce morceau soit proscrit sans restriction, j’avouerai qu’il y en a cent
autres au Salon qu’on regarde, qu’on loue, et que je mets au-dessous. Celui-ci
a je ne sais quoi qui vous rappelle la manière simple, non recherchée, isolée
et tranquille de composer des Anciens, manière où les figures restent comme
le moment les a placées, et ne sont vraiment liées que par la circonstance, le
fait et la sensation commune. »145 Diderot se réfère aussitôt au Laocoon dont il
admire la dignité dans la souffrance146, mais Poussin n’est pas loin, qu’il men-
tionnait au début de ce même compte rendu : « Reprenons cette composition
que je ne méprise pas autant que font beaucoup d’autres qui n’en sentent pas
mieux les défauts que moi. J’y vois d’abord deux scènes placées, pour ainsi dire,
l’une sur l’autre, mais deux scènes liées […]. Ces deux scènes ne se nuisent
point, et servent très naturellement, à la manière du Poussin, à donner à toute
la composition une profondeur […] »147. Toute scène composée à la manière
du Poussin suscite la louange du philosophe, parce qu’elle génère un sublime
qui « s’accorde très bien avec la tranquillité apparente ou réelle et qui est in-
finiment au-dessus du mouvement. »148 Son dédain à l’égard de Boucher tient
en premier lieu à l’ordonnance encombrée de ses tableaux par une « cohue »149
d’accessoires qui « nuisent à l’expression ».
Ainsi le texte de Diderot complète l’image : parce qu’il n’observe pas seu-
lement ce qu’elle offre à voir, mais aussi ce qui lui manque, ses lacunes que
sa connaissance de la tradition picturale, autant que son imagination facile à
échauffer, mettent en relief. Pour le formuler autrement, on voit ici comment

145  Salon de 1767, p. 787-788 (art. Beaufort, « Le Jugement de Midas »).


146  « Ce qui m’affecte spécialement dans ce fameux groupe du Laocoon et de ses enfants, c’est
la dignité de l’homme, conservée au milieu de la profonde douleur. Moins l’homme qui
souffre se plaint, plus il me touche. » (Pensées détachées, p. 1047, chap. « De l’antique »)
Dans les Essais sur la peinture, il notait : « Le Laocoon souffre, il ne grimace pas. » (p. 489,
chap. IV, « Ce que tout le monde sait sur l’expression … »)
147  Salon de 1767, p. 787 (art. Beaufort, « Le Jugement de Midas »), nous soulignons.
148  Salon de 1765, p. 417 (art. Lépicié, n° 162 « La Descente de Guillaume le Conquérant en
Angleterre »).
149  Salon de 1769, p. 827 (art. Boucher).
Récrire la peinture 63

toute peinture est perçue par Diderot non comme une œuvre achevée, mais
comme une œuvre inachevée que d’autres images – perçues, inventées –
peuvent compléter grâce à l’entremise des mots. Ce que Jean Starobinski ap-
pelle la « rêverie productive » de Diderot substitue au tableau réel « un tableau
possible, qui est aussi bien un tableau impossible à peindre », et la peinture
la plus réussie sera « celle qui l’incite à inventer, en écho, d’autres tableaux,
des images qui n’ont pas encore trouvé leur peintre, et que le langage s’ingé-
nie à tracer avec ses ressources propres, à la fois abondantes et pauvres. »150
Est-il besoin de s’étonner que les tableaux de Robert se prêtent le mieux aux
élancements de l’imagination et de la rêverie de Diderot ? Les grandes toiles
représentant les restes de monuments antiques, traversés d’une nature sau-
vage et parfois par quelques figures de promeneurs si menus lorsqu’ils jouxtent
les gigantesques restes de colonnes et d’arcades dont le temps vient lentement
à bout, poussent le philosophe à méditer sur le temps et sur un nouveau
sublime, qui n’est plus celui de la beauté tranquille du Poussin, mais un
sublime moderne, s’opposant au beau et traversé de frissons. « Les idées que
les ruines éveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe,
il n’y a que le monde qui reste, il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux, ce
monde ! Je marche entre deux éternités »151, écrit le philosophe.
Les ruines d’Hubert Robert représentent ainsi littéralement le sublime
du temps qui passe, mais métaphoriquement aussi le pouvoir de la peinture
d’induire le spectateur à continuer, compléter, réinventer l’image qu’il a sous
les yeux. D’où l’attention spéciale de Diderot pour les trous, les ouvertures,
les interstices dans les monuments éboulés, comme dans la Grande galerie
éclairée du fond où, « vers le milieu de sa profondeur la voûte s’est brisée, et
montre au-dessus de sa fracture les débris d’un édifice surimposé. »152 L’œil qui
observe les ruptures des lignes en vient presque à désirer les voir, pour mieux

150  Jean Starobinski, « Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 255.
151  Salon de 1767, p. 701 (art. Robert, n° 106, « Grande galerie éclairée du fond »). Comme
l’a relevé J. Chouillet : « La poétique des ruines n’est qu’une variante de l’esthétique du
sublime. De même que le spectacle d’une mer en furie fait naître en nous le sentiment
d’une disproportion d’une ‘absence de commune mesure’ (l’expression est de Moses
Mendelssohn) dans lequel s’opposent la faiblesse de l’homme et la puissance insurmon-
table de la nature, de même la vue des ruines nous fait frissonner en nous rappelant l’ac-
tion destructrice du temps qui vient à bout des plus grands empires et à laquelle nous ne
pouvons opposer que la fragilité de notre organisation et la vanité de nos espoirs. » (« Du
langage pictural au langage littéraire », loc. cit., p. 50) Pour une étude plus approfondie,
voir Roland Mortier, La Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations, de la
Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, 1974.
152  Salon de 1767, p. 700 (art. Robert, n° 106, « Grande galerie éclairée du fond »). Ailleurs,
c’est « un pont jeté du côté droit au côté gauche de la scène, et coupant en deux toute
64 CHAPITRE 1

pouvoir ressentir les terreurs sublimes de la destruction du temps : « Imaginez


sur deux grandes arches cintrées un pont de bois […]. Brisez la rampe de ce
point dans son milieu et ne vous effrayez pas, si vous le pouvez, pour les voi-
tures qui passent en cet endroit. »153 Les trouées de ciel qu’on aperçoit entre
les murs éboulés et les toits défoncés de ses œuvres figurent ainsi littéralement
ces envolées des pensées et des rêves du spectateur qui contemple le tableau,
et ce faisant contemple toujours autre chose que celui-ci – le ciel et l’air, si
importants pour Diderot, qui sont la matière transparente de ces pensées
impalpables.
Si donc le texte complète l’image, c’est parce que l’image perçue par Diderot
est toujours une image incomplète, percée d’ouvertures ou de potentialités
sémantiques que le souvenir d’autres œuvres, aidé d’un peu d’imagination,
permet d’éclairer. L’image est ainsi traversée par son génie inventif comme par
d’autres images, bien réelles, de la tradition ou de l’exposition au Louvre, qui la
complètent et en redessinent les contours.

2.3.2 Transgresser l’image


Le regard du spectateur n’est-il pas toujours une intrusion dans l’image ? En
ce sens, tout discours sur l’image est une forme de transgression sémiotique,
qu’on peut appeler métaleptique, par le passage du visuel ou verbal. Mais la
transgression de l’image peut se faire littéralement : lorsque l’œil du salonnier
pénètre ‘dans’ la fiction de l’image pour la façonner de l’intérieur. Le procédé
apparaît déjà sous sa forme minimale quand Diderot s’adresse directement aux
peintres, absents, à travers la critique de leurs tableaux, ainsi que dans les mo-
ments où il confère la parole aux personnages peints, pour les douer de voix et
de pensées. Mais la métalepse est littéralement celle d’une « transgression des
niveaux narratifs » lorsque Diderot entame le dialogue avec les personnages. Et
l’adresse est souvent accompagnée d’une intrusion du spectateur dans l’espace
du tableau, comme dans l’apostrophe à la Madeleine de Van Loo, qui en même
temps dit et représente le désir du spectateur : « Belle sainte, venez ; entrons
dans cette grotte, et là nous nous rappellerons peut-être quelques moments de
votre première vie. »154 Cette fiction de l’intrusion du spectateur dans l’univers
diégétique du tableau correspond à la conception pastorale de la peinture qu’a
analysée Michael Fried, dont la « Promenade de Vernet » donne l’illustration
la plus accomplie. P. Pardo Jiménez lie l’effet du procédé à la réussite de l’art :

la composition, [qui] laisse en devant un assez grand espace, et dans la profondeur du


tableau, au loin, un beaucoup plus grand encore. » (p. 697, n°103, nous soulignons)
153  
Salon de 1767, ibid., p. 698 (art. Robert, n° 104, « Un pont … »).
154  
Salon de 1761, p. 203.
Récrire la peinture 65

« la métalepse, conséquence de l’adhésion totale du spectateur, est le résultat


de l’animation du tableau, qui à son tour fait foi du réalisme de la représenta-
tion et, en dernière instance, du génie du peintre. »155 C’est pourquoi Diderot
recourt plus souvent à la métalepse lorsqu’il parle des tableaux de Greuze ou
de Vernet : en transgressant la frontière entre le réel et l’imaginaire, il montre
les pouvoirs d’illusion du tableau, au lieu de les décrire. Comme nous le ver-
rons, les comptes rendus des tableaux de Chardin sont conçus de manière à
présenter les fruits et animaux des tableaux comme de véritables fruits ou ani-
maux, par l’effacement de la frontière entre art et vie, en quoi le discours de
Diderot peut ici aussi être considéré comme métaleptique.
Soulignons encore ici qu’il y a différentes exploitations du procédé de la
métalepse, allant de la transgression « locale » de niveaux narratifs logiques –
lorsque Diderot s’adresse aux personnages pour rapporter la conversation qui
en naît – jusqu’à ce qu’on pourrait appeler une « métalepse filée », comme c’est
le cas de la « Promenade de Vernet », où le procédé d’intrusion dans le tableau
est étiré sur plusieurs pages, de façon à donner lieu à une véritable fiction
(le roman de la jeune fille et son oiseau mort formant déjà un ‘étirement’ de
la métalepse, qui n’est que ‘locale’ dans le cas de la Madeleine de Van Loo). La
thèse de G. Genette est ainsi confirmée, selon laquelle toute fiction est « un
mode élargi de la figure » – si on comprend la métalepse comme une « figure
en plusieurs mots »156. Elle permet ici en effet de mettre en place la fiction de
la rencontre entre le salonnier et les personnages imaginaires. Ainsi, la méta-
lepse ou transgression consiste en un déni de la représentation : il faut feindre
que la figure peinte soit vraie pour pouvoir converser avec elle. La métalepse
repose donc nécessairement sur la feintise, celle qui nie la représentation,
pour (feindre de) poser comme vraie la rencontre entre le salonnier et les
personnages.
Or, en faisant semblant de prendre pour vrai ce qu’il sait bien être faux – en
mettant donc en place une fiction – Diderot, ne crée-t-il pas par la métalepse
précisément ce qu’on appelle l’hypotypose ?157 Il faut transgresser le statut
mimétique de l’image pour la donner à voir : l’hypotypose est l’outil perfor-
matif par excellence du langage, le fiat lux du critique d’art, celui que Diderot
réserve de préférence à Vernet qu’il place au-dessus de Dieu en tant que créa-
teur de l’univers158. D’où la suprématie du pinceau de Vernet à laquelle doit

155  P. Pardo Jiménez, « Pour une approche fonctionnelle de la métalepse », loc. cit., p. 173.
156  Gérard Genette, Métalepse, Paris, Seuil, 2004, p. 16-17.
157  La parenté entre ces deux figures est soulignée par G. Genette dans Métalepse, ibid. Ce qui
vaudrait alors pour les comptes rendus de Chardin, comme nous l’indiquions ci-dessus.
158  « Les mers se soulèvent ou se tranquillisent toujours à son gré. Le ciel s’obscurcit ; l’éclair
s’allume ; le tonnerre gronde, la tempête s’élève, les vaisseaux s’embrasent, on entend le
66 CHAPITRE 1

répondre le performatif du langage qui à l’instant dit et crée l’image : « c’est


qu’il dit : ‘Que la lumière se fasse’, et la lumière est faite ; ‘que la nuit succède
au jour et le jour aux ténèbres’, et il fait nuit et il fait jour »159 – pour le lecteur
en même temps. On pourrait ainsi avancer que tout écrit qui donne à voir une
image (dans l’esprit du lecteur) est métaleptique pour ce qu’il repose sur le
déni de la représentation, donnée comme vraie et vivante.

2.3.3 Refuser l’image


Quelquefois, en bon rhétoricien, Diderot avoue ne pas savoir comment s’y
prendre. « Comment vous transporterai-je au pied de ces roches qui touchent
le ciel ? Comment vous montrerai-je ce pont de grosses poutres soutenues
en dessous par des chevrons et jeté du sommet de ces rochers vers ce vieux
château ? »160 Devant Une Marche d’armée de Casanove, il se désespère, et
pourtant du fond de son sentiment d’impuissance il évoque puissamment
les images du tableau. La prétérition est ainsi une façon de décrire une image
tout en affirmant l’impossibilité de la décrire. Louis Marin a amplement étu-
dié l’usage et la force de ce procédé d’écriture161 : « Pour répondre au défi du
tableau et de ses muettes et indicibles puissances, le discours découvre les
siennes dans le geste rhétorique de la prétérition. Apparente humilité : il est
impossible de dire ; triomphante arrogance : en disant l’impossible discours, je
le tiens et le réalise ». Mais, souligne Louis Marin, ce n’est pas le tableau en tant
que tel qui est décrit, et que Diderot refuse donc de saisir : « Ce qui est décrit
ou plutôt travaillé par la description, c’est la relation du spectateur au tableau
ou plus précisément, le désir de voir du lecteur dans et par le texte qu’il lit du
tableau. »162 La prétérition est donc une façon de refuser le tableau pour mieux
faire voir son effet, par et dans le texte. Le procédé relève du paradoxe pragma-
tique, où énoncé et énonciation se contredisent pour conférer au discours une
forte puissance émotive.
Mais le refus est parfois net et complet : soit par lassitude, soit parce que
le tableau échoue à faire parler le salonnier. En effet, si la peinture est com-
munément définie comme une « poésie muette », Diderot juge pourtant des
tableaux en fonction de ce qu’ils disent, ou ne disent pas. Et quand les tableaux
sont ratés, ils sont volontiers expédiés en quelques mots par Diderot, sous cou-
vert qu’ils ne lui parlent pas. Ainsi du tableau L’Insomnie de Lagrenée, qu’il

bruit des flots, les cris de ceux qui périssent, on voit, on voit tout ce qu’il lui plaît. » (Salon
de 1759, p. 198, art. Vernet)
159  Salon de 1767, p. 627-628, art. « Promenade de Vernet », 7e Tableau.
160  Salon de 1765, p. 367, art. Casanove, n° 94, « Une marche d’armées ».
161  Louis Marin, « Le descripteur fantaisiste », loc. cit.
162  Ibid., p. 80-81.
Récrire la peinture 67

critique en ces termes dans son Salon de 1771 : « C’est une fille vue par le dos
qui tire les rideaux de son lit ; cela est beau, mais qu’est-ce que cela signifie ? Il
fallait l’asseoir et la faire rêver. Pourquoi nue ? Que dit-elle ? Je n’en sais rien, ni
Lagrenée non plus. »163 La jeune fille en mal de sommeil ne « dit » rien, et par
conséquent Diderot ne dit rien non plus. L’œuvre existe ; l’image, la peinture
est perceptible, et pourtant, « rien » ne se passe : le spectateur passe, indiffé-
rent, devant un tableau qui reste invisible à l’œil du promeneur.
Il se peut aussi que les Salons versent dans la digression philosophique,
religieuse ou politique, ou comprennent de simples anecdotes écrites par un
homme qui se lasse. Car, souvent, l’ennui guette : il faut alors se changer les
idées en racontant une histoire, en s’éloignant du sujet par diverses digressions
qui font croire au lecteur que le tableau n’est plus que le prétexte à un autre
texte, bien différent du sujet originel. Ainsi, interrompant le compte rendu
d’un tableau de Le Prince, Diderot écrit : « Je m’ennuie de faire et vous appa-
remment de lire des descriptions de tableaux. Par pitié pour vous et pour moi,
écoutez un conte. »164 Comme dans la « Promenade de Vernet », la digression
interrompt la description mais n’en forme, en fin de compte, qu’un détour ap-
parent. Diderot n’« extravague » jamais « tout à fait », souvenons-nous-en. Les
digressions ont donc toujours une valeur herméneutique, une charge de vérité
qui éclaire, par le détour, le point dont ils feignent de s’écarter. L’image-fiction
(l’anecdote, l’histoire imaginée par Diderot) a une fonction réflexive efficace,
et le texte bien souvent éclaire mieux l’image quand il lui tourne le dos.
On sait que Diderot fut impressionné par sa lecture du Tristram Shandy de
Sterne, qu’il conduisit durant l’été 1765. L’écriture sternienne est caractérisée
par la digression. Sterne le revendique explicitement, notamment en plaçant
en exergue du livre VII une citation de Pline l’Ancien : « Non enim excursus hic
ejus, sed opus ipsum est (Plin. Lib. Quintus Epistola sexta) » : « ceci n’est en fait
pas une digression, mais l’œuvre elle-même »165. Ce roman digressif, écrit selon
un procédé associationiste qui conjugue la digression et l’interruption de façon
à favoriser une incessante discontinuité dans l’écriture, a inspiré Diderot pour
la rédaction de Jacques le fataliste. Plus exactement, ce qui interpelle le philo-
sophe, c’est le pouvoir de révélation de la digression, car le procédé favorise
la variété et la surprise. Ainsi, le Salon de 1767 est littéralement coupé par un
« petit dialogue » inséré entre les comptes rendus de Baudouin et de Le Prince,
évaluant d’autres peintres sans décrire pour autant leurs tableaux : « Mais,

163  Salon de 1771, p. 884 (art. Lagrenée), nous soulignons.


164  Salon de 1767, p. 681 (art. Le Prince, 88, « Le Berceau »).
165  Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, trad. par Charles
Mauron et éd. par Serge Soupel, Paris, GF-Flammarion, 2014, p. 505.
68 CHAPITRE 1

mon ami, à quoi pensez-vous ? il me semble que vous n’êtes pas trop à ce que
vous lisez … Il est vrai ; comme votre Baudouin ne m’intéresse aucunement, je
revenais malgré moi sur Casanove … »166
La conviction de Diderot est bien qu’il faut « rompre la monotonie » d’une
écriture unifiante en pratiquant l’écart. La discontinuité de la pensée touche le
spectateur plus fortement par la rupture de l’attention qu’il provoque. Rompre
l’ennui, rompre l’attente par la surprise, l’étonnement qu’il faut engendrer :
c’est le propre de l’extravagance du génie de Diderot, qui produit ce discours
éclaté comme la façon la plus forte d’émouvoir le lecteur et ainsi de l’amener
à voir ce qui est écrit. En outre, aux yeux de Diderot, ce discours éclaté doit
être produit dans un style pour ainsi dire éclatant, car le texte sera sans intérêt
s’il est trop « uniforme ». Dans son Essai sur les femmes, paru en 1772, Diderot
critique ainsi le style du poète et académicien Antoine-Léonard Thomas qu’il
juge trop froid et ennuyeux :

J’aime Thomas…. Il a beaucoup pensé, mais il n’a pas assez senti ; sa tête
s’est tourmentée, mais son cœur est demeuré tranquille. J’aurais écrit avec
moins d’impartialité et de sagesse, mais je me serais occupé avec plus
d’intérêt et de chaleur du seul être de la nature qui nous rende sentiment
pour sentiment et qui soit heureux du bonheur qu’il nous fait. Cinq ou six
pages de verve répandues dans son ouvrage auraient rompu la continuité
de ses observations délicates, et en auraient fait un ouvrage charmant167.

Il s’agit donc de « rompre la continuité » par l’enthousiasme de la pensée


(désignée ici par « la verve ») ; comme s’il s’agissait d’interrompre le discours
par quelque envolée, toute digressive fut-elle, pour mieux assurer l’intérêt et
l’empathie du lecteur auquel la chaleur de l’émotion sera communiquée. La
poétique de l’éclatement de Diderot, qui favorise les ruptures du discours par
l’éclat de la verve, se mesure donc autant dans l’écriture que dans la peinture :
et si sa critique fait éclater les tableaux comme les textes pour les récrire, cette
(r)écriture doit elle même être éclatée (« rompue ») pour mieux se faire en-
tendre. La façon dont Diderot rédige ses écrits n’en diffère pas fondamenta-
lement : l’étude de Franck Cabane168 a bien mis en lumière comment Diderot

166  Salon de 1767, p. 670 (« Petit dialogue »).


167  Diderot, Sur les Femmes, in : Œuvres I : Philosophie, éd. par Laurent Versini, Paris, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 949, nous soulignons.
168  Franck Cabane, L’Écriture en marge dans l’œuvre de Diderot, Paris, Honoré Champion,
2009 : « Chez Diderot, la production critique s’associe presque naturellement à la trans-
position de l’œuvre support. » (p. 19) À l’inverse, « Un livre est pour l’auteur un grand
Récrire la peinture 69

génère sa propre pensée par les annotations qu’il fait en marge des textes qu’il
lit, et son écriture naît entre, et même dans les lignes de ses lectures, comme s’il
faisait éclater les textes pour en produire de nouveaux à partir des fragments
isolés. Autrement dit, l’écriture de Diderot est une découpe des textes premiers
sur lesquels elle prend fond, comme celle de ses Salons s’attache à décomposer
les tableaux pour refaire à partir des bribes des images nouvelles. Soulignons
à ce propos que cette écriture de la discontinuité est aussi une écriture de
l’oubli : elle nécessite une forme d’amnésie, car Diderot doit oublier des images
premières pour en inventer d’autres « à sa façon ».

2.4 La verve du critique169


Compléter, transgresser ou refuser l’image : le texte tourne autour du tableau,
s’en détourne, y retourne, et cette traversée est toujours un démantèlement de
celui-ci. Car jamais le mot ne rencontre l’image : plutôt il la découpe, l’élague,
la taille dans la tentative constante de refaire les tableaux avec les restes qu’il
n’a pas jetés. Or ce travail de recomposition – et partant, d’achèvement – des
tableaux s’appuie sur la verve du critique. La verve est un terme répandu et
pourtant relativement invisible dans les textes de critique d’art, sans doute
parce qu’il ne constitue pas une catégorie de pensée comme la vraisemblance,
le génie, l’illusion etc. Le terme est pourtant ancien : Montaigne l’employait
pour parler de ses écrits, et Balzac s’en sert encore dans le même sens pour
accuser l’instabilité des élans créateurs170. Or la notion apparaît toujours dans
le contexte d’une réflexion sur la création, associée au génie dont elle est
comme le malin esprit, surgissant sans crier gare ou se faisant attendre malgré
de ferventes invocations. La verve permet de nuancer utilement l’opposition
trop simpliste entre génie et talent dans les discours sur la création.

obstacle à la vérité », relève Diderot en marge de la Lettre sur l’homme : révélant ainsi les
effets dirimants d’un texte ne varietur. Le philosophe a besoin d’un décalage entre le com-
mentaire et le texte : « La marge devient alors le lieu d’une réflexion sur la multiplicité et
la relativité des vérités philosophiques. » (p. 142)
169  Cette section reprend en partie notre étude « La verve et l’esquisse dans les Salons de
Diderot » publiée dans Diderot et le Temps, éd. par Stéphane Lojkine, Adrien Paschoud
et Barbara Selmeci-Castioni, Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, 2016,
p. 221-231.
170  Évoquant « l’instabilité capricieuse de [la] puissance créatrice » des artistes dans son
article « Des Artistes », paru dans La Silhouette en 1830 (cité dans : Honoré de Balzac, Le
Chef-d’œuvre inconnu, éd. de Marc Eigeldinger et Max Milner, Paris, GF-Flammarion, 2008,
p. 235).
70 CHAPITRE 1

Dans les Salons de Diderot, le terme n’apparaît qu’en cours de route : la pre-
mière occurrence se trouve au beau milieu du Salon de 1765171, et à partir de là
il revient régulièrement sous la plume du philosophe comme s’il lui paraissait
commode. C’est aussi dans le Salon de 1765, dans le célèbre compte-rendu de
l’esquisse « La mère bien-aimée » de Greuze, que Diderot théorise sa pensée
de l’esquisse et où le terme de verve reçoit son plein pouvoir :

Les esquisses ont communément un feu que le tableau n’a pas ; c’est le
moment de chaleur de l’artiste, la verve pure, sans aucun mélange de
l’apprêt que la réflexion met à tout, c’est l’âme du peintre qui se répand
librement sur la toile. La plume du poète, le crayon du dessinateur habile
ont l’air de courir et de se jouer. La pensée rapide caractérise d’un trait172.

Quatre éléments s’entrelacent ici dans cette définition de l’esquisse : la verve,


prise comme synecdoque de l’âme de l’artiste, à laquelle se mêlent le feu ou la
chaleur, ensuite la liberté, et enfin la rapidité. Chacun de ces quatre éléments
(verve, feu, liberté, rapidité) se pense à la fois sur le plan de la création et
de la réception : la chaleur est autant celle de l’enthousiasme créateur que de
l’admiration du récepteur ; la liberté n’est pas seulement celle de l’imagination
de l’artiste mais aussi du spectateur dont Diderot dit qu’elle est « à l’aise » ;
enfin la rapidité concerne explicitement l’exécution, par la plume ou le crayon,
du dessin, mais elle désigne aussi le moment où le spectateur, comme Diderot,
s’enflamme devant le dessin de Greuze. L’esquisse matérialise ainsi le même
engouement du créateur et du spectateur devant l’œuvre.
En qualifiant, au centre de son propos, la verve de « moment de chaleur de
l’artiste », Diderot inscrit directement son développement dans la question du
temps de la création. La verve est donnée comme l’expression d’un instant à
la fois libre et court : elle est un état fugace, comme le faisait remarquer La
Bruyère au chap. XI de ses Caractères : « L’homme du meilleur esprit est inégal,
il souffre des accroissements et des diminutions, il entre en verve, mais il en

171  C’est à l’occasion d’une description d’un tableau de Vien que Diderot emploie le terme
pour la première fois, disant du tableau qu’il est « sans chaleur et sans verve, nulle poésie,
nulle imagination » (Salon de 1765, p. 322). Diderot emploie le mot à nouveau à la page
suivante, à propos de Lagrenée : « C’est un peintre que celui-ci. Les progrès qu’il a faits
dans son art sont surprenants. Il a le dessin, la couleur, la chair, l’expression, les plus belles
draperies, les plus beaux caractères de tête, tout, excepté la verve. Ô le grand peintre, si
l’humeur lui vient ! » (p. 323) La verve apparaît ici comme l’aiguillon indispensable du
génie, auréolé de « chaleur » et « d’humeur ».
172  Salon de 1765, art. Greuze : « La mère bien-aimée », p. 388, nous soulignons.
Récrire la peinture 71

sort. »173 Pour l’artiste, cela signifie qu’il n’est en proie à l’effervescence de la


création que dans les moments où il est en verve, et qu’il doit alors pouvoir s’y
livrer en travaillant rapidement. Baudelaire insistera souvent sur l’importance
de la rapidité du travail du peintre pour la réussite de l’œuvre. Dans L’Œuvre
et la vie de Delacroix, il affirme que l’imagination – cette « faculté la plus
importante » de l’artiste – reste « impuissante et stérile, si elle n’[a] pas à son
service une habileté rapide, qui pût suivre la grande faculté despotique dans
ses caprices impatients. »174 Cette importance d’un travail rapide lorsque l’ar-
tiste est tout entier livré à la verve de créer, est néanmoins incompatible avec
un travail « fini » dans les détails : « Sacrifiant sans cesse le détail à l’ensemble,
et craignant d’affaiblir la vitalité de sa pensée par la fatigue d’une exécution
plus nette et plus calligraphique, [l’artiste] jouit pleinement d’une originalité
insaisissable », note Baudelaire dans son Salon de 1846175. C’est aussi ce qui est
fort souligné par Diderot. Dans son éloge de l’esquisse de Greuze, le philosophe
lie le caractère fugace de l’état verveux à la réussite de l’œuvre elle-même : « la
pensée rapide caractérise d’un trait ». Il établit ainsi une métonymie entre
l’immédiateté du geste de création et la fulgurance du résultat, dont seraient
privés les tableaux achevés, par le fait qu’ils seraient trop encombrés de ce que
Diderot appelle « l’apprêt » de la réflexion176. C’est bien la verve elle-même
que l’esquisse nous donne à voir, dans ce qu’elle a de paradoxal sur le plan tem-
porel, puisqu’elle est à la fois instant et durée, momentanée et permanente177.
La ‘fixation’ durable de la fugacité de la touche créatrice par l’esquisse
semble confiner la verve au premier moment de la création, à celui du premier

173  La Bruyère, Les Caractères, XI, 142, éd. par Marc Escola, Paris, Champion, 1999, p. 444.
174  L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 407. C’est une idée ancienne de Baudelaire, qu’il exprime
déjà dans le Salon de 1846 : « il est important que la main rencontre, quand elle se met à la
besogne, le moins d’obstacles possible, et accomplisse avec une rapidité servile les ordres
divins du cerveau : autrement l’idéal s’envole. » (p. 93) Dans L’Œuvre et la vie de Delacroix,
Baudelaire le reformule ainsi : « Si une exécution très nette est nécessaire, c’est pour que
le rêve soit très nettement traduit ; qu’elle soit très rapide, c’est pour que rien ne se perde
de l’impression extraordinaire qui accompagnait la conception » (p. 408). Et plus loin,
dans le même texte : « [Delacroix] disait une fois à un jeune homme de ma connaissance :
‘Si vous n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre,
pendant le temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais
produire de grandes machines’. » (p. 423-424)
175  Salon de 1846, art. IV  : « Eugène Delacroix », p. 93-94.
176  Cf. son essai « De la manière » ajouté au Salon de 1767 (p. 815-819).
177  Voir Christof Schöch, « Le temps du génie. Attributs temporels du génie créateur et idées
sur la temporalité au XVIIIe siècle français », Revue des Sciences humaines 303 : 3 (2011) :
Le Génie créateur à l’aube de la modernité (1750-1850), numéro dir. par Nathalie Kremer,
p. 137-155.
72 CHAPITRE 1

trait. Il semble en effet que ce soit une opposition temporelle qui détermine le
rapport entre l’esquisse et le tableau :

Une mauvaise esquisse n’engendra jamais qu’un mauvais tableau ; une


bonne esquisse n’en engendra pas toujours un bon. Une bonne esquisse
peut être la production d’un jeune homme plein de verve et de feu, que
rien ne captive, qui s’abandonne à sa fougue. Un bon tableau n’est jamais
que l’ouvrage d’un maître qui a beaucoup réfléchi, médité, travaillé. C’est
le génie qui fait la belle esquisse, et le génie ne se donne pas ; c’est le
temps, la patience et le travail qui donnent le beau faire, et le faire peut
s’acquérir178.

On remarquera que la verve et le faire semblent pris dans un rapport d’oppo-


sition, l’un relevant du génie, l’autre du talent. Diderot les perçoit dans une
complémentarité nécessaire, comme il ressort de sa critique de Vien et Doyen :
« Donnez à Vien la verve de Doyen qui lui manque ; donnez à Doyen le faire
de Vien qu’il n’a pas, et vous aurez deux grands artistes. »179 Mais l’opposition
entre verve et faire recoupe aussi une incompatibilité temporelle : la verve est
assimilée à l’effervescence du premier temps de la création, qui doit être com-
plété ensuite par un temps de travail long et patient180. C’est bien le caractère
ponctuel de la verve comme étincelle du génie qui en forme le trait distinctif181.
L’expression courante, déjà du temps de Diderot, « être dans sa verve »
révèle qu’il existe un état particulier du génie lorsqu’il est en pleine création.
Il s’agit d’un élancement momentané, d’un emportement de l’âme qui est pré-
senté comme une saillie de l’esprit. Dans son essai De la Poésie dramatique,
Diderot évoque l’instant de la création comme un état de « hors-soi », dans une
approche similaire à la conception proustienne de la création :

178  Salon de 1767, p. 774-775.


179  Ibid., p. 661.
180  Sur l’opposition entre l’esquisse réussie et le tableau raté, cf. aussi p. 714, p. 865, 869.
181  Cette ponctualité peut être étudiée à la lumière des travaux de Georges Poulet, qui a
montré dans ses Études sur le temps humain comment au XVIIIe siècle, sous l’impul-
sion des écrits de Hume puis de Condillac, l’instant acquiert une nouvelle valeur de
plénitude, d’intensité, en se détachant de la continuité temporelle (Études sur le temps
humain, t. I, Paris, Pocket, 2006, [1950], p. 29 sq.). Voir aussi Thomas M. Kavanagh,
Esthetics of the Moment. Literature and Art in the French Enlightenment, Philadelphia,
Univ. of Pennsylvania Press, 1996, ainsi que l’article « Formes du souci de l’instant au
XVIIIe siècle » de Caroline Jacot Grapa (Modernités 10, 1998, p. 33-45).
Récrire la peinture 73

Nous ne confondrons, ni vous, ni moi, l’homme qui vit, pense, agit et se


meut au milieu des autres ; et l’homme enthousiaste, qui prend la plume,
l’archet, le pinceau, ou qui monte sur ses tréteaux. Hors de lui, il est tout
ce qu’il plaît à l’art qui le domine. Mais l’instant de l’inspiration passé, il
rentre et redevient ce qu’il était ; quelquefois un homme commun182.

Dans la Correspondance littéraire de 1763, Diderot caractérise l’état de hors-soi


des artistes de génie à l’aide de l’image suivante : « il y a un démon qui travaille
au dedans de ces gens-là et qui leur fait produire de belles choses sans qu’ils
sachent comment ni pourquoi. »183 Grimm renchérira sur cette pensée de
Diderot en évoquant « une impulsion divine » des hommes de génie, qui les
conduit aveuglément184. La verve est considérée comme une impulsion alié-
nante, comme un démon qui s’empare de la raison, rend aveugle et automate.
Ce moment d’impulsion, note Diderot, n’est pas contrôlable : il tient à une
conjugaison infinie de hasards qui permettent l’essor de la verve, ou la perdent
au contraire : « un lit trop froid ou trop chaud, une couverture qui tombe la
nuit, un oreiller mal mis sur son chevet, un demi-verre de vin de trop, un em-
barras de l’estomac, des cheveux ébouriffés sous le bonnet, et adieu la verve. »185
La verve est capricieuse, et c’était bien là son sens premier, car le terme dérive
étymologiquement de « verba » (pluriel neutre pris comme féminin singulier
de verbum, signifiant la parole), transformé en verva en latin populaire et signi-
fiant à l’origine « fantaisie, caprice, bizarrerie »186.
Dans cet état de hors-soi où le génie ne s’appartient plus, un autre temps se
creuse, que nous appellerons un « hors-temps », avec une durée propre, même
si du point de vue du temps réel il n’a une valeur que ponctuelle, instantanée.
Ce hors-temps se définirait donc comme une « durée de l’instant ». On pourrait

182  De la Poésie dramatique, op. cit., p. 1324-1325 [nous soulignons]. Cf. Herbert Dieckmann,
« Le thème de l’acteur dans la pensée de Diderot », loc. cit., p. 172 : Diderot « a créé dans la
figure du grand acteur le symbole de l’auteur qui transcende sa sensibilité, et la nature, et
la réalité comme donnée immédiate, et qui trouve son identité par l’identification avec ce
qu’il crée ».
183  « Diderot, Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm et Diderot, éd.
par M. Tourneux, Paris, Garnier, vol. 5 (1878), art. de Diderot sur Bouchardon – le 15 mars
1763, p. 249 [nous soulignons].
184  « Une impulsion divine, mais aveugle, les conduit et les pousse. Le génie est un bonheur, et
souvent le bonheur de l’instant. » (Grimm, « Ma réponse à M. Diderot », Correspondance
littéraire, philosophique et critique par Grimm et Diderot, ibid., le 15 mars 1763, p. 250)
185  Salon de 1767, p. 629.
186  Cf. Le Grand Robert de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001, t. 6, p. 1791,
art. « Verve ».
74 CHAPITRE 1

se demander ce qui se passe exactement dans l’esprit du génie au moment où


le « démon » commence à s’agiter en lui, au moment où il entre dans ce hors-
temps. Il semble que lorsque l’étincelle de la verve s’allume, le génie entre dans
ce hors-temps par le biais de la vision : par la fabrication d’une image qui s’in-
terpose entre les images perceptibles et qui se forme « d’un coup » dans l’œil
de l’artiste. Diderot témoigne de cette expérience du hors-temps quand il dit
« saisir par la pensée les objets, les transporter de la nature sur la toile, et les
examiner à cette distance, où ils ne sont ni trop près, ni trop loin » pour bien
pouvoir juger d’une œuvre187. L’esprit fonctionnerait comme un tableau inter-
médiaire, avec sa temporalité propre : c’est une idée qu’on retrouve chez Zola
qui écrit dans ses Lettres parisiennes, à propos des paysages du peintre Johan
Barthold Jongkind, qu’ils « vivent sur la toile, non plus seulement comme ils
vivent dans la nature, mais comme ils ont vécu pendant quelques heures dans
une personnalité rare et exquise. »188
Pour chaque tableau, nous devons donc distinguer trois toiles parallèles :
le tableau de la nature (imaginée, ou vue « autrement » par le génie que par le
commun des hommes), la rétine de l’artiste, et enfin le tableau peint réel.
L’imitation suppose que la nature soit filtrée par l’œil de l’artiste, dont la
rétine est un tableau indépendant. « [L]a verve pure, l’âme du peintre […] se
répand librement sur la toile » : sur la toile de l’esprit, car il n’y a pas de transpo-
sition immédiate entre la nature, réelle ou imaginaire, et le tableau. Et Diderot
note dans son Salon de 1767189 : « c’est sur un grand mur que je regarde, quand
j’écris ». Car Diderot aussi est plein de verve, et celle-ci éclate dans les moments
où il voit un autre tableau dans la production imparfaite qu’il a sous les yeux.
Mais pour que l’œuvre réalisée soit jugée réussie, il s’agit pour l’artiste de
faire coïncider le plus étroitement possible la rétine et le tableau. La verve est
précisément cette capacité qu’a l’artiste de faire concorder les trois tableaux
(nature, rétine, toile) par la chaleur de l’exécution. Ainsi, Renou est un mauvais
artiste parce qu’il n’arrive pas, précisément, à rendre sur la toile peinte ce qu’il
a dans l’œil :

Ce tableau n’est pas beau. La figure du cheval mal dessinée, la tête ne dit
mot ; … le cheval, bien qu’aérien, est une grosse, vilaine, lourde bête qui
n’a jamais existé que dans la tête de l’artiste190.

187  De la Poésie dramatique, op. cit., p. 1282.


188  Emile Zola, Lettres parisiennes (1872), cité dans Écrire la peinture. De Diderot à Quignard,
Pascal Dethurens dir., Paris, Éditions Citadelles & Mazenod, 2009, p. 154.
189  Salon de 1767, p. 575.
190  Salon de 1781, p. 981.
Récrire la peinture 75

Et Drouais ne s’en sort pas mieux, avec ses « visages de plâtre » : « Ces gens
[entendons : ces gens qui ne savent pas peindre, comme Drouais] voient
donc d’une façon et font d’une autre. »191 À l’inverse, Vernet et Chardin savent
peindre, précisément parce qu’ils font coïncider au mieux les trois toiles de
l’œuvre. Ainsi Chardin peint lentement, mais Diderot dit bien qu’il « saisit d’un
trait son sujet ». Chez Chardin comme chez Vernet, les trois toiles sont à ce
point équivalentes qu’elles semblent produites non par imitation mais par
transposition directe. En effet, à l’exclamation devant Chardin : « c’est l’air et
la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau, et que tu attaches sur la
toile »192, fait écho cet éloge de l’art de Vernet :

Allez à la campagne, tournez vos regards vers la voûte des cieux, observez
bien les phénomènes de l’instant, et vous jurerez qu’on a coupé un mor-
ceau de la grande toile lumineuse que le soleil éclaire, pour le transporter
sur le chevalet de l’artiste ; ou fermez votre main, et faites un tube qui
ne vous laisse apercevoir qu’un espace limité de la grande toile, et vous
jurerez que c’est un tableau de Vernet qu’on a pris sur son chevalet et
transporté dans le ciel193.

L’équivalence des trois toiles de l’œuvre est énoncée en termes de substitu-


tion : « tu prends et tu attaches », tu « coupes » et tu « transportes ». Par ail-
leurs, le tube qu’il faut faire des mains pour considérer le ciel de la nature, qui
est aussi le ciel de Vernet, permet de délimiter, de fragmenter en pans, pour
mieux ré-imaginer l’ensemble. L’œil de Diderot qui scrute le ciel est un ciseau
qui découpe des images et les ré-encadre sur le chevalet de l’artiste. Le tableau
est alors pensé comme une brèche dans le temps et dans l’espace : brèche, pan
de la toile infinie de la nature à partir de la découpe opérée par l’œil de l’artiste ;
découpe, incision qui n’est possible que parce que le temps s’ouvre, ponctuelle-
ment, vers un autre temps, vers une durée dans l’instant, tel que métaphorisée
à travers l’esquisse comme fixation durable du trait rapide du crayon.
Le dard, le trait, le jet ou la touche : partout dans ses écrits, Diderot en
revient à cette idée de la force d’un jaillissement très précis et momentané,
suivant une métaphore sexuelle qu’il formule en 1767. La verve est un jet de
l’esprit, une saillie, à l’image de ces chevaux de Casanove dont Diderot dit
que c’est un « grand peintre » parce qu’il « a de l’imagination, de la verve ;
il sort de son cerveau des chevaux qui hennissent, bondissent, mordent, ruent

191  
Salon de 1759, p. 198.
192  
Salon de 1763, p. 265.
193  
Salon de 1765, p. 355, nous soulignons.
76 CHAPITRE 1

et combattent »194. Encore des chevaux donc, que Casanove jette hors de son
esprit sur la toile : la verve est donc bien de l’ordre de la saillie des images,
qui opèrent une coupure et ouvrent une brèche dans le temps comme dans
la toile. Et Diderot, dans ses descriptions, ne s’empêchera pas de cisailler les
tableaux. Quand il décrit « l’accord de ces petites masses de roches détachées
sur le devant » d’un tableau de paysage de Loutherbourg195, quand il critique
deux figures de Vanloo qui ont l’air « accolées »196, il révèle non seulement
que la verve est un moment de vision d’ensemble, mais encore que son œil
découpe le tableau, en traçant une autre ligne de dessin qui sépare des parties
du tableau pour les recomposer autrement. Le tableau réussi est alors celui
dont la composition résiste à cet effort de découpage par l’œil de Diderot.
Ainsi la question du fini du tableau (certains peintres ne finissent pas
assez, d’autres finissent trop) est-elle déjouée en fonction de la demande, plus
urgente, de l’effet : « Il me semble que quand on prend le pinceau, il faudrait
avoir quelque idée forte, ingénieuse ou piquante, et se proposer quelque effet,
quelque impression. »197 Et l’invective finale des Salons sera lancée en 1781,
comme un appel un peu impatient à l’égard des peintres : il faut « plus d’effet,
moins de fini »198. La verve est ainsi la seule chose qui manque à un peintre
comme Lagrenée, dont Diderot disait qu’il avait tout (« le dessin, la couleur,
la chair, l’expression, les plus belles draperies, les plus beaux caractères de
tête ») – « tout, excepté la verve »199 : cette étincelle qui allume le feu et assure
« l’idée forte, ingénieuse et piquante » de l’œuvre dont Diderot dit qu’elle fait
« impression ».
Sans doute est-ce devant les ruines que l’imagination se libère le mieux de
l’image, puisqu’elle ne donne à voir que des édifices incomplets, des restes
d’œuvres, puisque les ruines ne sont autres que « des tronçons de colonnes,
des débris de fenêtres et de portes, des fragments de chapiteaux, des bouts
d’entablements. »200 Si l’on a souvent montré que le discours de Diderot
complète les tableaux en les récrivant ; il faut admettre aussi qu’à l’inverse, son
discours défait et décompose souvent un tableau achevé, et que le critique
d’art est toujours capable d’apprécier un bout ou un fragment d’une œuvre
pour la regarder comme une entité recyclable … au détriment du tableau, évin-
cé, délaissé ou refusé par le critique. Car, comme l’affirmait très justement Jean

194  
Ibid., p. 367, nous soulignons.
195  
Salon de 1763, p. 268.
196  
Salon de 1765, p. 295.
197  
Ibid., p. 341-’42.
198  
Salon de 1781, p. 997.
199  
Salon de 1765, p. 323.
200  
Salon de 1767, p. 720.
Récrire la peinture 77

Starobinski, « s’il est vrai que la critique d’art s’est affirmée pour la première
fois dans les Salons de Diderot, il faut admettre qu’elle doit son avènement,
plus qu’à sa soumission aux œuvres examinées et jugées, à […] l’infidélité
désinvolte » : et il faut conclure avec lui que la critique « naît en s’attribuant la
faculté d’évincer l’art, de parler à sa place »201.

3 Le silence des mots

3.1 Ut pictura poesis … non erit


Décrire le tableau, c’est le parcourir pour le transformer, ou le transgresser,
ou le morceler, en revenant à lui avec un regard différencié. Et lorsqu’il s’agit
d’exprimer en mots ce parcours de l’œil, c’est à travers la différence sémiotique
du langage que l’image évincée peut apparaître. Il n’y a donc pas de percep-
tion vierge. L’image est toujours perçue à travers le crible du langage, façonné
par la mémoire et l’imagination, et sémiotiquement inconciliable avec l’image.
Ce qu’A. Buchs appelle la « condition scripturale de l’art »202 est la conscience
qu’avait Diderot que toute réalité est perçue dans et par le langage : « L’écriture
s’imposant comme le véritable sujet de notre relation au monde, toute per-
ception sensible ne pourra se donner comme objet de réflexion que pour un
langage »203. À l’heure où Rousseau écrit ses Confessions en cherchant à se
montrer de façon transparente au lecteur, le langage n’est pour Diderot pas
l’outil transparent qui permet à une image, à un objet énoncé quelconque,
d’apparaître.
La représentation n’est pas une question de restitution à l’identique, pas
même une restitution ressemblante : elle est tout entière conditionnée, et
donc criblée, par le langage, qui est en porte-à-faux avec l’image. Diderot
s’en préoccupe dans ses écrits : « Je crois que nous avons plus d’idées que de
mots. […] On ne retient presque rien sans le secours des mots, et les mots
ne suffisent presque jamais pour rendre précisément ce que l’on sent », se
désespère-t-il en toute lucidité204. Aussi l’image peinte n’atteint pas le lecteur
de façon transparente, parce qu’elle est toujours perçue par et dans le langage.
Toutefois l’image peut atteindre le lecteur, non pas en tant que telle, mais en
tant que rapportée verbalement d’une certaine façon, par certaines straté-
gies. Nous avons tenté de relever ici quelques procédés d’écriture de l’image

201  Jean Starobinski, « Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 256.
202  Écrire le regard : l’esthétique de la Modernité en question, Paris, Hermann, 2010, p. 33 sq.
203  Ibid., p. 12.
204  Diderot, Pensées détachées, p. 1014-1015 (art. « Du goût »), nous soulignons.
78 CHAPITRE 1

pratiqués par Diderot pour tenter de toucher le lecteur, certes indirectement


puisque verbalement, mais avec la foi constante en la possibilité de son évoca-
tion, grâce à l’émotion que savent susciter les mots.
On pourrait donc affirmer que ce qui se joue dans la critique d’art de
Diderot, c’est la redéfinition de l’hypotypose : toujours recherchée par le phi-
losophe comme but ultime de son écriture – à parler de peinture, autant es-
sayer de la donner à voir – elle n’est toutefois pas une pratique qui se base
sur un langage transparent, sur une croyance en l’équivalence possible entre le
mot et l’image205. L’hypotypose désormais est atteinte indirectement, par des
procédés de langage qui reposent sur la conscience de l’opacité de ce langage,
non pas comme simple outil, mais comme matière aussi, comme ce qui obs-
true la vue à moins de la plier de telle sorte qu’elle renonce à être l’équivalente
identique de l’image pour se donner à lire, à voir dans une différence pure,
comme moyen d’évocation plutôt que de description. D’où le constat perma-
nent de l’impossibilité de la description, parce que l’image se dérobe aux mots,
mais aussi parce que la pensée résiste au langage : « À tout moment je donne
dans l’erreur, parce que la langue ne me fournit pas à propos d’expression de la
vérité. J’abandonne une thèse, faute de mots qui rendent bien mes raisons ; j’ai
au fond de mon cœur une chose, et j’en dis une autre. »206
Else M. Bukdahl avait déjà souligné que Diderot ne croit pas à l’équivalence
entre littérature et peinture en matière d’imitation, mais qu’il « part de l’hypo-
thèse selon laquelle ces deux arts recourent à deux langages ou systèmes de
signes différents. »207 C’est bien là le sens des paroles judicieuses de Diderot,
déjà usé par le travail de la plume s’abîmant inutilement dans celui du pinceau
quand elle s’aventure sur son terrain, alors qu’il vaut mieux que chaque art
reste « sur son palier » : « [Les gens de lettres] ont dans la tête Ut pictura poesis
erit ; et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai qu’ut pictura poesis

205  Croyance qui, pour T. Todorov, n’aurait jamais été vraiment évincée, comme un idéal vers
lequel, ou contre lequel, toute écriture tend à s’ériger : « La littérature qui pourtant symbo-
lise l’autonomie du discours, n’a pas suffi à vaincre l’idée que les mots reflètent les choses.
Le trait fondamental de toute notre civilisation reste cette conception du langage-ombre,
aux formes peut-être changeantes mais qui n’en sont pas moins les conséquences directes
des objets qu’elles reflètent. » (« Introduction » à Communications 11 (1968) : Recherches
sémiologiques : le vraisemblable, p. 1)
206  Diderot, Salon de 1767, p. 660 (art. Doyen, n° 67). La ‘redéfinition’ philosophique de l’hy-
potypose a été étudiée de façon magistrale par Herman Parret dans « Au nom de l’hy-
potypose », in : Au nom du Sens. Autour de l’œuvre d’Umberto Eco, éd. par Jean Petitot et
Paolo Fabbri, Paris, Bernard Grasset, 2000, p. 139-154. Dans cet article, H. Parret montre
comment la subjectivité kantienne introduit « le soupçon » dans la rhétorique de l’en-
ergeia, en ce qu’elle « provoque partout le Als-Ob, le comme si, la scène illusoire des res-
semblances » (p. 154).
207  Else Marie Bukdahl, Diderot critique d’art II, Copenhague, Rosenkilde et Bagger, 1982, p. 91.
Récrire la peinture 79

non erit. Ce qui fait bien en peinture fait toujours bien en poésie, mais cela
n’est pas réciproque. »208 Dans le même Salon de 1767, il conclut une descrip-
tion de Ruines d’Hubert Robert de la façon suivante : « Voilà une description
fort simple, une composition qui ne l’est pas moins et dont il est toutefois très
difficile de se faire une juste idée, sans l’avoir vue. Malgré l’attention de ne rien
prononcer, d’être court et vague, d’après ce que j’ai dit vingt artistes feraient
vingt tableaux où l’on trouverait les objets que j’ai indiqués, et à peu près aux
places que je leur ai marquées, sans se ressembler entre eux ni à l’esquisse de
Robert. »209 La conscience de la différence sémiotique des arts grandit au fur
et à mesure que Diderot compose ses Salons : ce n’est donc pas seulement à la
distance – entre l’œuvre et le spectateur, tous deux absents – que son écriture
doit remédier, mais aussi et surtout, à celle entre le langage pictural et litté-
raire. L’article « Encyclopédie » de l’Encyclopédie l’avait déjà souligné à travers
une anecdote amusante :

Un Espagnol ou un Italien pressé du désir de posséder un portrait de sa


maîtresse, qu’il ne pouvait montrer à aucun peintre, prit le parti qui lui
restait d’en faire par écrit la description la plus étendue et la plus exacte.
Il commença par déterminer la juste proportion de sa tête entière ; il
passa ensuite aux dimensions du front, des yeux, du nez, de la bouche,
du menton, du cou ; puis il revint sur chacune de ces parties, et il n’épar-
gna rien pour que son discours gravât dans l’esprit du peintre la véritable
image qu’il avait sous les yeux. Il n’oublie ni les couleurs, ni les formes, ni
rien de ce qui appartient au caractère : plus il compara son discours avec
le visage de sa maîtresse, plus il le trouva ressemblant ; il crut surtout
que plus il chargerait sa description de petits détails, moins il laisserait
de liberté au peintre ; il n’oublia rien de ce qu’il pensa devoir captiver le
pinceau. Lorsque sa description lui parut achevée, il en fit cent copies,
qu’il envoya à cent peintres, leur enjoignant à chacun d’exécuter exacte-
ment sur la toile ce qu’ils liraient sur son papier. Les peintres travaillent,
et au bout d’un certain temps notre amant reçoit cent portraits, qui tous
ressemblent exactement à sa description, et dont aucun ne ressemble à
aucun autre – ni à sa maîtresse210.

208  
Salon de 1767, p. 573 (art. Lagrenée, n° 19 « Le Dauphin mourant »). Aussi, plus loin Diderot
affirme : « Chaque art a ses avantages. Lorsque la peinture attaquera la poésie sur son
pallier, il faudra qu’elle cède ; mais elle sera sûrement la plus forte, si la poésie s’avise de
l’attaquer sur le sien. » (ibid., p. 578)
209  
Ibid., p. 716 (art. Robert, n° 112, « Ruines »).
210  
Denis Diderot, « Encyclopédie », in : Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert,
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des ars et des métiers, Paris, Briasson,
80 CHAPITRE 1

Le rapport entre la pictura et la poesis n’est plus celui d’une rencontre, mais
d’un écart irrémédiable. Devant le tableau, il ne reste alors plus qu’à se taire, ou
à inventer avec les mots un tableau invisible, toujours en écart avec le tableau
réel. Or c’est cet écart dont Diderot écrit la traversée.

3.2 L’impuissance du langage


Quelquefois, une œuvre atteint les sommets de la perfection de l’art, et le cri-
tique reste sans voix. Pour dire le sublime de Vernet, il faut parler de la création
divine, car sans ce détour les mots seraient impuissants à restituer le boulever-
sement suscité par le tableau. En 1767, Diderot s’arrête devant la merveilleuse
Baigneuse sculptée par Allegrain. La statue est « parsemée de charmes imper-
ceptibles pour lesquels il y a des yeux, mais il n’y a pas de mots », écrit-il211.
S’il n’y a pas de mots pour décrire la beauté parfaite, comment la dire sinon
en empruntant le détour des voix des autres, voix non-identifiables, plurielles
comme le murmure indéfini et infini, qui circule, ondule autour de la statue,
qui encercle l’œuvre et dit sa beauté par cette congruence de voix qui en-
traînent Diderot dans le mouvement pluriel de la déambulation audible. Voici
le début du long commentaire de la statue :

Belle, belle, sublime figure, ils disent même la plus belle, la plus parfaite
figure de femme que les modernes aient faite. Il est sûr que la critique la
plus sévère est restée muette devant elle. Ce n’est qu’après un long silence
admiratif qu’elle a dit tout bas que la perfection de la tête ne répondait
pas tout à fait à celle du corps ; cette tête est belle pourtant, ajoutait-elle,
beaux enchâssements d’yeux, belle forme, belle bouche, le nez beau,
quoiqu’il pût être plus fin212.

Pour parler de la beauté de la statue, Diderot emprunte les mots des autres,
de ce « ils » indéfini et pluriel qu’il capte au vol. Mais ces voix qu’il fait siennes
manquent elles-mêmes de mots : elles restent « muettes » devant la perfection.
Dès lors, le seul mot possible, et le seul qui soit répété dans une tautologie
infinie tout au long de la description-déambulation, c’est celui de « beau », dé-
cliné sous toutes ses formes en une longue paronomase (« Belle, belle, sublime
figure, la plus belle, beaux yeux, belle forme, belle bouche, le nez beau etc. ») :
comme si le seul répondant prononçable possible devant la beauté consistait

1755, t. V, p. 639, mis en ligne par Robert Morrissey et Glenn Roe (dir.), http://encyclope-
die.uchicago.edu/.
211  
Salon de 1767, p. 800 (art. Allegrain, n° 187, « Une Baigneuse »).
212  
Ibid., p. 800-801.
Récrire la peinture 81

en ces deux syllabes et six lettres de beauté. En effet, lorsque d’autres mots
sont conviés, c’est seulement pour évoquer quelque imperceptible défaut de
la statue, aussitôt réprimé. Devant la perfection, « [i]l n’y a pas de mots », dit
Diderot, qui ne peut emprunter sa voix qu’au murmure indéfini de la foule qui
déambule autour de la statue, tournant et retournant le seul mot de beauté
pour indiquer la perfection de l’œuvre. Car « il » n’y a pas de mots, dit Diderot :
les mots n’existent que sous forme d’emprunt, de ce « il » indéfini, mais sans
voix propre. L’émotion n’est-elle pas sans voix ? Devant la perfection de cer-
taines œuvres, Diderot bien souvent est confronté à l’insuffisance du langage. Il
l’affirme clairement dans ses Pensées détachées : « Combien de choses senties,
et qui ne sont pas nommées ! »213
Un peintre qui aura le plus réduit au silence Diderot, on le sait, c’est le ma-
gicien des couleurs, Chardin. « C’est celui-ci » qui réduit (presque) Diderot au
silence avec ses « compositions muettes »214. Selon le mot de René Démoris215,
Diderot se casse le nez, comme les oiseaux de Zeuxis, sur cette peinture qui
décourage la parole. Devant la majesté des toiles de Chardin, que dire ? La
peinture de Chardin fait peser comme une menace sur le critique : « une
menace de silence, mal conjurée par l’espoir d’un discours didactique. Qu’en
dire ? »216 Dans le Salon de 1765, Diderot établit une opposition entre la grande
peinture de Boucher, qu’il juge tapageuse, bruyante, et la peinture silencieuse
de Chardin. En effet, les toiles du Premier Peintre du Roi représentent « une
confusion d’objets entassés les uns sur les autres, si déplacés, si disparates »
de sorte que « ses compositions font aux yeux un tapage insupportable ». La
métaphore musicale sert ici à souligner le défaut d’harmonie des tableaux de
Boucher, qui sont encombrés de personnages, de figures, d’accessoires qui pro-
duisent un effet de fausseté, d’artificialité aux dires de Diderot. Le philosophe
ajoute : « C’est le plus mortel ennemi du silence que je connaisse. »217 Tout
à l’opposé, les « compositions muettes » de Chardin sont vraies et harmo-
nieuses218, au point que le spectateur peut observer en écoutant et entendre
parler les tableaux : « Vous revoilà donc, grand magicien, avec vos compositions

213  Pensées détachées, p. 1014, art. « Du goût ».


214  Salon de 1765, p. 345, art. Chardin.
215  René Démoris, « Diderot et Chardin : la voie du silence », loc. cit.
216  René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 156. Cf. aussi Élise Pavy,
« Silence et éloquence. Matière picturale et matière littéraire dans les Salons de Diderot »,
in : Aux Limites de l’imitation. L’Ut pictura poesis à l’épreuve de la matière aux XVIIe et
XVIIIe siècles, éd. par Ralph Dekoninck, Agnès Guiderdoni-Bruslé, Nathalie Kremer,
Amsterdam et New York, Rodopi, « Faux titre », 2009, p. 141-153.
217  Salon de 1765, p. 308-309 (art. Boucher).
218  « Chardin est si vrai, si vrai, si harmonieux » (Ibid., p. 345, art. Chardin).
82 CHAPITRE 1

muettes ! Qu’elles parlent éloquemment à l’artiste ! tout ce qu’elles lui


disent sur l’imitation de la nature, la science de la couleur et l’harmonie ! »
Si le regard se perd dans les toiles trop encombrées de Boucher, il revient à lui
devant les tableaux de Chardin, qui isole quelques objets choisis, une femme,
un enfant, pour en suggérer la beauté profonde. Le langage muet de Chardin
parle donc au spectateur sensible là où les toiles criardes du Premier Peintre du
Roi empêchent l’écoute de l’art. Le disparate de celui-ci s’oppose à l’harmonie
de l’autre, car c’est bien l’harmonie invisible, « au-delà de laquelle on ne songe
pas à désirer [qui] serpente imperceptiblement dans sa composition … »219
que Diderot admire. Voir c’est toujours entendre, pour Diderot, mais pour cela
il faut bien tendre l’oreille, et non se la boucher.
On pourrait dire que les toiles de Chardin sont triplement muettes : en
tant que peintures, elles sont considérées comme un art muet au même
titre que la sculpture, la gravure et l’architecture, contrairement aux arts par-
lants, comme la poésie et la musique qui s’adressent à l’ouïe du spectateur.
Mais au silence sémiotique de l’art s’ajoute aussi, dans le cas de Chardin, le
silence du sujet représenté : l’artiste se consacre au genre des natures mortes,
exposant des objets muets, qui se taisent (comme l’indique mieux le terme
allemand Stilleben). Enfin, ces compositions muettes laissent en retour leur
spectateur muet, car les tableaux de Chardin ne se prêtent pas à l’inven-
tion de romans comme celles de Greuze. Les toiles de Chardin n’offrent rien
d’autre à voir que ce qu’elles sont : elles sont un visible pur, et non pas un li-
sible. En apercevant une toile de Chardin, la réaction de Greuze que rapporte
Diderot en 1763 en est significative : il « regarda et passa en poussant un pro-
fond soupir. » Comme le note Diderot, « [c]et éloge est plus court, et vaut
mieux que le mien. »220
C’est donc au silence des mots qu’aboutit la contemplation des œuvres
de Chardin, ou plutôt à leur impuissance. Comment décrire les objets dans
leur vérité ? Et comment restituer le vrai de l’impression, de la sensation qui
s’éprouve devant ses toiles ? L’impuissance des mots tient à l’insuffisance du
langage par rapport à la richesse des sensations, certes. Mais l’impuissance
des mots tient aussi à un paradoxe auquel nous confronte Chardin. Ce « grand
magicien » de l’art est « si vrai, si vrai » qu’il crée des images qui n’ont pas l’air
d’images. Ses imitations, autrement dit, font l’illusion parfaite de la réalité :
« c’est vous, c’est moi que Chardin trompera, quand il voudra »221. Il est donc
le meilleur imitateur de la nature – mais cette imitation si vraie qui coupe la

219  
Salon de 1769, p. 843 (art. Chardin, n° 31, « Les attributs des arts »).
220  
Salon de 1763, p. 265 (art. Chardin).
221  
Ibid.
Récrire la peinture 83

parole à celui qui voudrait s’essayer à la décrire révèle précisément l’éclate-


ment de l’imitation comme principe des arts. C’est ce paradoxe que nous vou-
drions développer dans ce qui suit222.
« Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin ; ils représentent
presque tous des fruits avec les accessoires d’un repas. C’est la nature même.
Les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux », note Diderot
en 1763223. Les tableaux « représentent » des fruits ; les fruits « sont hors de la
toile » : cette antilogie dans le discours de Diderot – qui place les fruits dans
(ou sur) le tableau aussi bien qu’en dehors – veut souligner l’illusion parfaite
des productions de Chardin, qui créent « une vérité à tromper les yeux ».
Tromper – mais les yeux seulement. La contradiction n’est qu’apparente :
Diderot n’est pas trompé (hélas, tout son discours tend à l’être !), il est devant
la toile, devant les fruits. Les fruits démentent la surface plane de la toile et
créent l’illusion de réel ; le cadre les trahit et dément cette vérité de « la nature
même »224. Comme pour renforcer dans son discours l’illusion créée dans la
toile de Chardin, dans son élan, Diderot poursuit en renchérissant :

C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives
sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ;
c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger ; cette bigarade,
l’ouvrir et la presser ; ce verre de vin, et le boire ; ces fruits, et les peler ; ce
pâté, et y mettre le couteau.

« Il n’y a qu’à » prendre ces fruits, ces biscuits, ces olives et les manger : il
suffirait de tendre les bras – mais Diderot se contente d’écarquiller les yeux
et de tendre l’oreille pour « entendre » la magie du tableau. Il s’agit surtout de
ne pas étendre les bras vers le tableau, de ne pas briser l’illusion225, comme si
elle était si fragile qu’il fallait non seulement la préserver, mais aider Chardin

222  Les paragraphes qui suivent s’appuient en partie sur notre essai Diderot devant Kandinsky
(op. cit.).
223  Salon de 1763, p. 264 (art. Chardin).
224  « Quelque vrai que soit le tableau, le cadre seul le trahit », avait déjà souligné l’abbé
Batteux en 1746, le grand théoricien de la mimèsis classique, pour indiquer les limites de
l’imitation dans Les Beaux-arts réduits à un même principe (éd. par Jean-Rémy Mantion,
Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, II, chap. 5, p. 134).
225  C’est encore dans la perspective herderienne, l’œil du spectateur qui caresse l’image, qui
s’en approche et la contourne. Comme l’affirme Jacqueline Lichtenstein : « Voir, c’est
désirer toucher. Mais le plaisir de voir demande que ce désir soit réfréné. Voir, c’est désirer
s’approcher. Mais le plaisir de voir oblige à maintenir une distance. Surtout ne pas tou-
cher. Ou toucher délicatement, toucher avec tact, c’est-à-dire du bout des yeux seulement,
sans jamais entrer en contact » (La Tache aveugle, op. cit., p. 75).
84 CHAPITRE 1

à la construire, à travers ce discours tendu vers l’image, faisant usage de la


métalepse226 pour pouvoir substituer le modèle à sa copie. La séduction qui
s’opère devant le tableau de Chardin est rapportée par la feinte de Diderot
de croire que c’est l’objet même que Chardin a mis sous nos yeux. « L’artiste
a placé sur une table … » : Diderot évoque-t-il le tableau, ou la disposition des
objets réels que le peintre a pris comme modèles dans son atelier ? L’illusion
est célébrée ici comme une abrogation des limites entre art et nature : elle ne
serait possible que si la peinture devenait nature – air, lumière, vent, nuages,
écume. Avec Chardin comme avec Vernet, que Diderot qualifie de Créateur du
monde227, l’illusion n’est donc paradoxalement plus possible, elle a lieu dans
le réel et non plus dans le tableau. Diderot expérimente ici l’abrogation des
limites entre l’art et la vie, et ne peut parler de l’art qu’en le présentant comme
réel, à l’aide d’un discours métaleptique.
Mais aussitôt, le spectateur se reprend, à la façon dont Diderot fait l’éloge
de la vie d’une statue de Falconet par une forte négation : « non, ce n’est pas
du marbre »228. La négation (« ce n’est pas ») trahit le besoin d’établir l’illusion
tout en indiquant la substance matérielle de l’image (le marbre de Falconet,
l’amalgame des couleurs chez Chardin). Autrement dit, si la description de
Diderot part de l’énumération des objets, elle aboutit à l’affirmation de leur
picturalité dans la conjuration même de celle-ci. En célébrant la perfection
même de l’illusion mimétique des tableaux de Chardin, Diderot bute ainsi
sur ses limites, et adopte une attitude esthétique originale. En effet, à travers
l’éloge de l’imitation parfaite de l’art de Chardin, Diderot fait état de la maté-
rialité même de l’art, de sa plasticité, celle qui fait obstacle, celle qui heurte
le regard parce qu’elle « transparaît » au travers de l’objet représenté à l’œil
qui contemple – celle, enfin, qui contamine la magie pour s’étonner de cette
magie et la dire, ce faisant229. Diderot le sait bien, la magie des couleurs n’est
préservée que si l’on ne touche pas ces objets – qui s’effondreraient à l’instant
en lignes et couleurs à mesure que l’on s’approcherait du tableau, et à vouloir

226  La métalepse consiste ici en une intrusion du réel dans l’image : Diderot feint de nier le
caractère pictural de ce qui est représenté pour faire de la représentation une réalité. La
démarche devant Chardin est à l’œuvre dès le premier Salon de Diderot en 1759 : « vous
prendriez les bouteilles par le goulot, si vous aviez soif ; les pêches et les raisins éveillent
l’appétit et appellent la main. » (Salon de 1759, p. 197)
227  Salon de 1767, p. 626 : Vernet est placé « au-dessus de Dieu », comme le reformule L. Versini
(note 2 de la page).
228  Salon de 1763, p. 286 (art. Falconet, « Pygmalion »).
229  Cf. Ralph Dekoninck, Agnès Guiderdoni et Nathalie Kremer, éds, Aux Limites de l’imita-
tion. L’Ut pictura poesis à l’épreuve de la matière aux XVIIe et XVIIIe siècles, Amsterdam
et New York, Rodopi, « Faux titre », 2009.
Récrire la peinture 85

toucher ces lignes et couleurs du doigt, ce ne serait qu’une impression textile230


que nous retiendrions du vase de porcelaine. « Approchez-vous … » : Diderot
bien des fois a dû s’approcher des tableaux pour savoir que tout « se brouille
et s’aplatit » quand on les voit de trop près. Pour voir un vase de porcelaine,
pour goûter une olive, il s’agit de se tenir à la juste distance du tableau, ni trop
loin, ni trop près : se tenir sur ce point précis où le vase, les fruits, les verres de
vin se recréent dans leur fragile existence entre couleurs brouillées ou images
encadrées231. Au vu de cette fragilité de l’illusion, ce que Diderot admire
par-dessus elle, c’est bien l’habileté de la production de l’artiste, la façon dont
ces lignes et couleurs ont produit des biscuits, des olives, des raisins – un
monde d’illusion dont il importe de ne pas trop s’approcher.
La peinture de la fleur, du fruit, du vase, si peu considérée par les artistes du
temps de Diderot, est éprouvée par celui-ci dans sa force sidérante. Le philo-
sophe annonce ainsi les développements futurs de la pratique picturale qui se
préparent dans le genre de la nature morte : les plus simples et inintéressants
objets deviennent à même de transmettre une émotion plus profonde et plus
intime que les grands sujets de l’histoire antique. C’est l’émotion de la ligne,
de la couleur, de ce qui fait le propre de l’art dans sa matérialité pure qui sera
instituée par les deux critiques comme essentielle à l’instauration du rapport
esthétique. Ainsi, une élève de Matisse notait en 1908 cette pensée du maître
qui aurait pu être prononcée par Chardin :

230  La sensibilité de Diderot à la texture du tableau ressort d’autres comptes rendus éga-
lement, comme par exemple dans cette appréciation des Ruines de Robert, où il com-
pare les rayons de lumières à un « rideau mince de clarté », traversant l’« épaisseur » des
ténèbres » (Salon de 1767, p. 717). Cette approche textile de la lumière réduit par métony-
mie le sujet du tableau à être confondu avec la matière (la toile) de l’œuvre.
231  La même remarque concernant la juste distance à tenir devant les tableaux de Chardin
est faite en 1765 : « de près on ne sait ce que c’est, et [à] mesure qu’on s’éloigne l’objet
se crée et finit par être celui de la nature ; quelquefois aussi il vous plaît également de
près et de loin. » (Salon de 1765, p. 349) En 1763, Diderot avait déjà noté que même pour
l’artiste qui travaille, « [d]e près l’ouvrage ne paraît qu’un tas informe de couleurs grossiè-
rement appliquées. » (Salon de 1763, p. 268) Dans son article « Illusion », Pierre-Charles
Lévesque souligne l’importance de tenir la juste distance face à l’œuvre d’art pour que
l’illusion puisse opérer. Il affirmera en ce sens que pour qu’un buste sculpté nous impose,
il faut que nous passions par hasard au bon endroit pour que, pris par surprise, nous
soyons trompés un moment (in : Watelet, Dictionnaire des arts, op. cit., t. III, p. 106). Voir
J. Lichtenstein, qui distingue la couleur du coloris par le regard « de loin » et « de près »,
produisant respectivement « l’effet de réalité » ou « le réel en effet » (La Couleur éloquente,
op. cit., p. 239-240).
86 CHAPITRE 1

Dans la nature morte, copier les objets n’est rien ; il faut rendre les émo-
tions qu’elles éveillent en soi. L’émotion de l’ensemble, la corrélation des
objets, le caractère spécifique de chaque objet – modifié par sa relation
avec les autres – tout cela entremêlé comme une corde ou un serpent.
La forme en goutte d’eau de ce vase élancé, à grosse panse – le volume
généreux de ce cuivre – doivent vous toucher. La nature morte est aussi
difficile que l’antique232.

Devant ce sublime du simple, que dire ? Le silence de Diderot ressort de son


discours tautologique devant les œuvres de Chardin. « Qu’est-ce que cette
perdrix ? Ne le voyez-vous pas ? C’est une perdrix. Et celle-là ? C’en est une
encore. »233 Ces quelques mots forment tout le compte rendu d’une perdrix
peinte par Chardin en 1769. L’équivalence est ainsi parfaitement indiquée entre
la description et le titre du tableau, en miroir à celle entre l’objet peint et l’objet
réel. Il en va de même du compte rendu d’une Corbeille de raisins en 1765 : le
titre « est tout le tableau », et la description ne fait que reprendre les éléments
du titre en ajoutant la mention des autres fruits qu’on y voit : « Dispersez seule-
ment autour de la corbeille quelques grains de raisins séparés, un macaron, une
poire et deux ou trois pommes d’api. On conviendra que des grains de raisin sé-
parés, un macaron, des pommes d’api isolées ne sont favorables ni de formes ni
de couleurs ; cependant qu’on voie le tableau de Chardin. »234 La description
est une liste nominale des objets perçus sur le tableau : le dire est ici un voir
pur, mais ce voir est inconcevable. « On n’entend rien à cette magie », confiait
le philosophe235. Les natures mortes de Chardin font « de la défaillance de la
théorie le triomphe d’une rhétorique de la ressemblance, où se répète à satiété
un élémentaire ‘c’est bien ça’ », affirmait René Démoris236. Ce voir pur coupe le
mot au critique qui voudrait décrire ou raconter le tableau. Il réduit la langue
à n’être que la désignation d’une illusion feinte, et il suffit alors, pour voir les
tableaux de Chardin, de partir du mot pour voir la chose vraie, et en même
temps sa reproduction peinte. Car dire le mot êche » c’est voir une pêche, et
voir le tableau représentant des pêches de Chardin.
Cette rhétorique de la ressemblance, qui s’exprime par la tautologie, verse
dans la description en liste de la matière des objets, tel ce compte rendu d’un
Carnard mort pendu par la patte en 1765 :

232  Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 72 [Notes de Sarah Stein,
prises en 1908].
233  Salon de 1769, p. 844 (art. Chardin, n° 36).
234  Salon de 1765, p. 348 (art. Chardin, n° 49, « Une corbeille de raisins »).
235  Salon de 1763, p. 265 (art. Chardin).
236  Chardin, la chair et l’objet, op. cit., p. 157.
Récrire la peinture 87

Sur un buffet au-dessous supposez des biscuits entiers et rompus, un


bocal bouché de liège et rempli d’olives, une jatte de la Chine peinte et
couverte d’un citron, une serviette dépliée et jetée négligemment, un pâté
sur un rondin de bois, avec un verre à moitié plein de vin. C’est là qu’on
voit qu’il n’y a guère d’objets ingrats dans la nature et que le point est de
les rendre. Les biscuits sont jaunes, le bocal est vert, la serviette blanche,
le vin rouge, et ce jaune, et ce vert, ce blanc, ce rouge mis en opposi-
tion recréent l’œil par l’accord le plus parfait ; et ne croyez pas que cette
harmonie soit le résultat d’une manière faible, douce et léchée, point du
tout, c’est partout la touche la plus vigoureuse.237

La description littérale du sujet observable du tableau (« les biscuits sont


jaunes, le bocal est vert … ») devient la description littérale de la matière de la
couleur appliquée sur la toile : le jaune, le vert … La ressemblance de l’image
à l’objet est aussi la ressemblance de l’image à la couleur qui lui donne forme :
elle est facteur d’illusion aussi bien que de conscience de l’art. Mais aussi, dans
cette réduction de l’image à sa matière colorée, « Diderot fait l’expérience d’un
toucher par la vue », note Élise Pavy à la suite de l’analyse de René Démoris238.
Ainsi, à propos de deux tableaux de fruits exposés par Chardin en 1759, Diderot
écrit : « C’est toujours la nature et la vérité ; vous prendriez les bouteilles par
le goulot, si vous aviez soif ; les pêches et les raisins éveillent l’appétit et ap-
pellent la main. »239 Voir les fruits de Chardin, c’est être pris dans l’illusion au
point de vouloir les toucher, mais les toucher serait aussitôt faire évanouir l’il-
lusion. Or cette illusion est précisément produite par la main de l’artiste, qui
ne peut susciter le désir de la main du spectateur que par un faire inégalable.
C’est donc, par extension, aussi le travail même du peintre qui est admiré : « la
touche la plus vigoureuse » qui s’oppose à « une manière […] léchée » renvoie
implicitement au point d’achoppement de l’art pour bon nombre d’artistes qui
pèchent contre le naturel dans leurs réalisations. Le « faire » de Chardin, sa
technique, son style n’est en rien affecté, exagéré, comme l’est celui de Boucher
que Diderot juge « maniéré ».

3.3 Le faire et la manière


L’opposition entre le faire et la manière du peintre fait l’objet de théorisations
dans les discours sur l’art au temps de Diderot. Le terme de « manière » revêt

237  Salon de 1765, p. 348 (art. Chardin, n° 48, « Troisième tableau de Rafraîchissements »).
238  É. Pavy-Guilbert, L’Image et la langue, op. cit., p. 233. Élise Pavy réfère à R. Démoris,
Chardin, la chair et l’objet, op. cit., p. 165-169.
239  Salon de 1759, p. 197.
88 CHAPITRE 1

deux sens distincts, signifiant à la fois le style d’un artiste, également appelé
son « faire »240, et une exécution outrée, exagérée, s’écartant de la nature241.
Ainsi, dans le Dictionnaire portatif des beaux-arts de Lacombe, la « manière »
signifie couramment « une façon de faire, une touche, un goût, un choix, enfin
un je ne sais quoi qui caractérise et fait connaître les ouvrages d’un peintre et
quelquefois même d’une école entière »242. Toutefois, Lacombe précise que le
mot peut aussi être entendu dans un sens négatif comme une « affectation »
du peintre qui le fait « sortir de la nature et du vrai »243. Diderot reprend cette
distinction de sens pour s’en prendre au « maniéré », qui désigne « les fausses
grâces, la minauderie, l’afféterie, le précieux, l’ignoble, la fausse dignité ou la
morgue, la fausse gravité ou la pédanterie, la fausse douleur, la fausse piété ; on
fait grimacer tous les vices, toutes les vertus, toutes les passions ; ces grimaces
sont quelquefois dans la nature ; mais elles déplaisent toujours dans l’imita-
tion ». L’allusion à Boucher est claire ici, dont Diderot parle souvent en termes
similaires244, pour condamner l’art rococo dont le Premier Peintre du Roi est
un des protagonistes. C’est à la fois le goût pour les ornements inutiles et jugés

240  Cochin définit le « faire » comme le « degré d’élévation supérieure par l’art que la peinture
fait répandre sur la manière dont elle parvient à [l’]imitation » (Charles-Nicolas Cochin,
art. « Illusion », in : Dictionnaire des arts, op. cit., t. III, p. 117 et p. 118).
241  Voir Marian Hobson, « Diderot et la manière », Saggi e ricerchi di letteratura francese XXV
(1986), p. 99-123. Cf. : « Si la ‘manière’ était critiquée, c’est parce que ce terme, par son
origine italienne, voulait dire plus que le ‘style’ : il signifiait un travail exécuté sans réfé-
rence à la nature. […] Sans aucune doute, pour Diderot comme pour ses contemporains,
la manière n’existe pas dans la nature » (p. 115-116).
242  Jacques Lacombe, Dictionnaire portatif des beaux-arts, ou Abrégé de ce qui concerne l’ar-
chitecture, la sculpture, la peinture, la gravure, la poésie et la musique, Paris, Herissant
et Estienne, 1753 (1e éd. 1752), art. « Manière », p. 401. De même Diderot, dans son traité
De la manière, distingue deux sens du mot : « Le mot manière se prend en bonne et en
mauvaise part ; mais presque toujours en mauvaise part, quand il est seul. On dit : Avoir
de la manière, être maniéré, et c’est un vice ; mais on dit aussi : Sa manière est grande ; c’est
la manière du Poussin, de Le Sueur, du Guide, de Raphaël, des Carraches. » (in : Œuvres
IV, p. 816)
243  Lacombe, Dictionnaire portatif des beaux-arts, op. cit., art. « Manière », p. 402 : « être
maniéré, c’est sortir de la nature et du vrai ». Le terme « affectation » est donné par
Diderot : « Si la manière est une affectation, quelle est la parité de la peinture qui ne
puisse pécher par ce défaut ? » (in : Œuvres IV, p. 817), et plus loin le maniéré est associé
au « faux ».
244  Cf. la condamnation du « tapage d’objet disparates » de l’art de Boucher qui se décrit
comme ressortant de « son élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa co-
quetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées, sa débauche »
(Salon de 1761, p. 205, art. Boucher). Cf. René Démoris, « L’art et la manière. Diderot face à
Boucher », loc. cit.
Récrire la peinture 89

pompeux de la peinture rococo245, qui affecte le genre de la peinture d’histoire,


que le caractère ostensiblement artificiel des figures, la « conscience de soi »246
affichée de l’art qui est critiqué à travers le terme de « manière ».
La condamnation de la manière d’un peintre, au sens de maniéré, se fonde
chez Diderot clairement sur l’opposition entre l’affectation ou le faux, et le
naturel ou le vrai : « Tout ce qui est d’après la fantaisie particulière du peintre,
et non d’après la vérité de la nature, est maniéré. Faux ou maniéré, c’est la
même chose. »247 Ainsi, quand Diderot affirme que chez Chardin, il n’y a « rien
en lui qui sente la palette »248, c’est pour souligner qu’il n’a rien d’artificiel,
que son art tout entier est « dans le vrai ». Cette opposition entre l’artificiel et
le vrai implique au moins trois choses. Il est, en premier lieu, en accord avec le
plaidoyer récurrent de Diderot pour que les peintres élèves à l’Académie soient
moins contraints à recopier les modèles antiques et davantage encouragés à
imiter la nature. « Il n’y aurait point de manière ni dans le dessin ni dans la cou-
leur, si l’on imitait scrupuleusement la nature. La manière vient du maître, de
l’Académie, de l’école et même de l’antique »249, affirme-t-il sans ambages dans
les Essais sur la peinture. Diderot reproche à l’Académie d’être trop centrée sur
la partie technique de l’art, en coulant les élèves dans le moule de la tradition,
au lieu de les encourager à trouver un style personnel. « Je voudrais bien savoir
où est l’école où l’on apprend à sentir », lance-t-il dans ses Pensées détachées250.
Le style maniéré empêche le spectateur de s’abîmer dans la contemplation de
l’œuvre, de s’y perdre en sentant monter en lui une émotion émanant de l’ad-
miration de l’art quand il paraît vrai251.

245  La critique du maniéré porte autant sur le style affecté, précieux, que sur le sujet représen-
té lorsqu’il est jugé trop chargé de personnages et d’objets.
246  Cf. M. Hobson, « Diderot et la manière », loc. cit., p. 114 : la critique d’un art conscient de
soi est liée à la critique par Diderot ainsi que par Rousseau de l’amour-propre, comme
faussant nos rapports avec les autres autant qu’avec nous-mêmes.
247  Citation de Diderot (sans référence) par René Démoris, « L’art et la manière », loc. cit.,
p. 134.
248  Cf. supra, Salon de 1769, p. 843 (art. Chardin, n° 31, « Les attributs des arts »).
249  Essais sur la peinture, p. 472 (chap. 1, « Mes pensées bizarres sur le dessin »). Sur la
prééminence des modèles antiques, qui relèvent de la statuaire pour les peintres, voir
J. Lichtenstein, La tache aveugle, op. cit.
250  Pensées détachées, p. 1015 (art. « De la critique »).
251  Il est intéressant de remarquer qu’à la Renaissance, l’art maniéré ou grotesque se déve-
loppe précisément pour produire une émotion auprès du spectateur par le développe-
ment de la grâce et du mouvement des figures ondulantes et hybrides. C’est du moins
ainsi que Giovanni Paolo Lomazzo définit les grotesques dans son Trattato della pittura
en 1584, comme relevant de la catégorie du moto, de ce qui meut et émeut par le geste et
la grâce. Voir Christine Buci-Glucksmann, « Le cogito ornemental du maniérisme », in :
Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Paris, Galilée, 2008, p. 75-86.
90 CHAPITRE 1

Nous touchons ici à un deuxième enjeu de l’opposition entre le maniéré et


le vrai, à savoir que les figures maniérées n’instaurent pas d’espace fictionnel
propre devant lequel le spectateur, en étant exclu de la scène, puisse donner
libre cours à sa rêverie et, par le mécanisme de l’absorbement de l’illusion
étudié par M. Fried, entrer dans l’espace imaginaire de l’art. C’est une idée
défendue par Diderot dans l’essai De la Manière qu’il donne en supplément
au Salon de 1767, et qui rejoint ses propos sur le jeu des acteurs : « Il est rare
qu’un être qui n’est pas tout entier à son action [un être absorbé donc] ne soit
pas maniéré. Tout personnage qui semble dire : ‘Voyez comme je pleure bien,
comme je me fâche bien, comme je supplie bien’, est faux et maniéré. »252 Le
naturel recherché dans l’art par Diderot implique donc que l’art ne soit pas
réalisé comme art, mais comme s’il était naturel.
Un troisième sens sous-tend ici l’opposition entre le faux du maniéré et
le vrai d’une imitation naturelle, qui tient à l’opposition entre la manière
et le « faire » du peintre253. En effet, l’éloge du faire du peintre, c’est-à-dire de sa
maîtrise du pinceau tient à une façon naturelle de peindre que Diderot désigne
par un terme qui sera tout aussi cher à Baudelaire pour qualifier le « propre »
du tempérament d’un peintre : le « naïf ». Diderot définit ainsi le mot dans
ses Pensées détachées : « Outre la simplicité qu’il exprimait, il y faut joindre
l’innocence, la vérité et l’originalité d’une enfance heureuse qui n’a point été
contrainte […] C’est la chose, mais la chose pure, sans la moindre altération.
L’art n’y est plus. »254 La référence à l’enfance sera également l’élément clé du
développement de Baudelaire sur le génie dans Le Peintre de la vie moderne, où
il affirme que « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté »255. L’enfant, en
effet, est celui qui « voit tout en nouveauté », « pour lequel aucun aspect de la
vie n’est émoussé »256 : Baudelaire reprend donc l’idée diderotienne de l’artiste
comme un être qui n’a pas été « contraint », « altéré » – « dénaturé », selon le
mot de Rousseau257 – par l’habitude et l’apprentissage des codes artistiques et

252  De la Manière, p. 818.


253  Cf. Julie Boch, « L’art et la matière : Diderot et La Font de Saint-Yenne », in : Aux Limites de
l’imitation. L’Ut pictura poesis à l’épreuve de la matière aux XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit.,
p. 103-119. Les considérations sur les aspects techniques des œuvres mènent Diderot à
promouvoir « le faire comme moteur de l’idéal » (p. 103).
254  Pensées détachées, p. 1051 (art. « Du naïf et de la flatterie »).
255  Le Peintre de la vie moderne, p. 350 (art. III, « L’artiste, homme du monde, homme des
foules et enfant »).
256  Ibid., p. 350 et 351.
257  La thèse de l’homme dénaturé par la civilisation fait l’objet du Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité de Rousseau (1755). Cf. dans la « Préface », la comparaison éta-
blie par Rousseau en termes de « défiguration » et « altération », entre l’homme civilisé
et la statue retrouvée de Glaucus : « … semblable à la statue de Glaucus que le temps, la
Récrire la peinture 91

culturels258. Le déplacement d’une imitation extérieure (des modèles de l’art)


à une imitation intérieure (valorisant le « propre » de l’artiste, un « faire » qui
renoue avec la personnalité profonde de l’artiste) qu’opère Diderot est ainsi
renforcé et développé par Baudelaire dans sa théorie du surnaturalisme,
comme on le verra.
Chez Diderot, c’est à nouveau l’opposition entre Boucher et, cette fois,
Raphaël – mais Chardin se situe dans la filiation de celui-ci – qui sert à illustrer
l’antinomie entre la manière, cette fois associée à l’hypocrisie, mais toujours
entendue comme une artificialité visible de l’art, et le naïf, qui est « d’une vé-
rité piquante, originale et rare ». À première vue, le « naïf » de Diderot semble
loin du « tempérament » de l’artiste comme le définira Baudelaire. En effet,
le naïf est défini par Diderot comme l’être de la chose ou de la figure telle
qu’elle est. « On est naïvement héros, naïvement scélérat, naïvement dévot,
naïvement beau […] On est un arbre, une fleur, une plante, un animal naïve-
ment »259, déclare le philosophe. Le faire et le naïf se rencontrent ainsi dans
la « grande ressemblance de l’imitation avec la chose » : dans la transparence
de l’art donc, qui doit s’effacer pour pouvoir faire ressortir la nature, le réel,
tel qu’il est. Il semble là que nous ayons affaire à une déclaration de réa-
lisme, de mimétisme parfait avec la nature. Diderot recourt à une métaphore
remarquable pour exprimer cette transparence du faire du peintre qui forme
la suprématie, la magie même de l’art : « c’est de l’eau prise dans le ruisseau et
jetée sur la toile. »260
Si les couleurs sont généralement considérées comme la caractéristique
distinctive de la peinture, et la position coloriste de Diderot ne fait aucune
doute261, elles sont donc ici diluées, pour ainsi dire, par le critique qui fait
du tableau réussi une eau transparente, sans couleur, infléchissant l’art de la
peinture vers un « faire » littéral qui ne consiste qu’à choisir et à placer dans le

mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un Dieu qu’à
une Bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse re-
naissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs … » (éd. Blaise
Bachofen et Bruno Bernardi, GF-Flammarion, 2008, p. 51-52).
258  Le Dictionnaire des arts de Watelet et Lévesque distingue en ce sens un « maniéré d’habi-
tude » et un « maniéré de caractère » : le premier tient à l’« exercice renouvelé » du travail
de l’art, qui donne lieu à « une sorte de routine, défavorable à la perfection », et le second
désigne « une mauvaise imitation de la simplicité, du naturel » par « l’affectation »
(art. « Maniéré », in : Dictionnaire des arts, t. III, op. cit., p. 375-376).
259  Pensées détachées, p. 1051 (art. « Du naïf et de la flatterie »).
260  Ibid.
261  « C’est le dessin qui donne la forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà
le souffle divin qui les anime », affirme-t-il en tête du chapitre sur la couleur dans les
Essais sur la peinture (p. 472, chap. 2, « Mes petites idées sur la couleur »).
92 CHAPITRE 1

cadre les objets réels – éventuellement nettoyés à l’eau pour qu’ils ressortent
encore mieux. « Ô Chardin, ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies
sur ta palette ; c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu
prends à la pointe de ton pinceau, et que tu attaches sur la toile. »262 Par l’en-
volée lyrique, l’acte de peinture est présenté métaphoriquement comme une
transposition directe de la nature dans l’art : l’objet réel est « pris » à la pointe
du pinceau et « attaché » sur la toile. L’air ou l’eau désignent en même temps,
par métonymie, la transparence du tableau ou plutôt sa disparition comme
tableau, car Chardin est « vrai ». Dans les mots de Diderot, cette vérité de la
peinture est donnée à voir comme un travail de transposition simple (prendre
et attacher), et non plus de composition (choisir et peindre) de l’objet imité.
C’est, autrement dit, le travail même de peinture qui dans le cas de Chardin est
devenu transparent comme de l’eau : la peinture de Chardin n’est pas peinte.
Paradoxalement, la transparence du faire de Chardin, marqué par l’eau ou
l’air, rejoint le sens premier de « manière » comme ce qui est propre au style
de l’artiste : « une façon de faire, une touche, un goût, un choix, enfin un je ne
sais quoi qui caractérise », définissait Lacombe. Ainsi la manière et le faire,
opposés théoriquement dans les trois sens au moins que nous avons épinglés,
se retrouvent main à main, pourrait-on dire, dans l’irréductibilité du pinceau.
Car l’air et la manière désignent « l’inanalysable individuant »263 de l’artiste :
ce qui tient à sa main, manus, dont est étymologiquement dérivé le mot
manière264. Dans la formule métaphorique du faire naïf comme de l’eau de
roche donnée par Diderot, le mot le plus important est peut-être le verbe qu’il
emploie : c’est de l’eau « jetée » sur la toile, écrit-il, or le « jet » – de l’idée, de la
touche du pinceau – est apparenté à la verve créatrice de l’artiste en amont, et
en aval au « piquant », donc à l’effet surprenant de l’œuvre. La main n’y est pas,
mais transparaît dans la manière de jeter l’eau – de faire la peinture comme
un jaillissement d’être, auquel répond celui du cri du spectateur qui reconnaît
le vrai dans son évidence. Une pêche, une perdrix de Chardin, cela n’est guère
original, convient Diderot, « cependant qu’on voie le tableau de Chardin »,
ajoute-t-il. En quoi une pêche ou une perdrix, des objets les plus ordinaires
peuvent-ils produire un ravissement comme si le spectateur se trouvait devant
un inédit ? Sans doute parce que, comme l’explique G. Dessons, « l’évidence du

262  Salon de 1763, p. 265 (art. Chardin).


263  Gérard Dessons, L’Art et la manière. Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion,
2004, p. 18.
264  Ibid., p. 15-16. Le paradigme de la manière entendue comme manus désigne une
singularité comprise dans le corps, le geste, l’empirique, l’individuation psychologique
(p. 16).
Récrire la peinture 93

‘c’est ça !’ est précisément ce moment de ‘reconnaissance’ d’un non-vu dans le


toujours regardé »265.
On répondrait ainsi à un paradoxe concernant le jugement de l’art de
Chardin : son art est une parfaite imitation de la vérité au point d’être trans-
parent comme de l’eau claire … transparence si parfaite qu’elle en devient
reconnaissable. R. Démoris retrace le débat qui eut lieu entre deux amateurs
contemporains de l’artiste, l’abbé Le Blanc et Gougenot, ce dernier s’étonnant :
« Peut-on se faire une manière, et peut-on en même temps ne se point écar-
ter de la vérité ? »266 R. Démoris dévoile ainsi le « malaise » que ressentent
les critiques face à Chardin : « On ‘reconnaît’ un Chardin, comme le constate
Diderot. Mais à quoi ? Toute une tradition avait tendu à déconsidérer le savoir
qui ne tend qu’à identifier l’auteur du tableau, afin d’y accrocher un nom. […]
Si les amateurs de Chardin se querellent à propos de cette manière qui n’en est
pas une, c’est bien pour signifier que leur reconnaissance n’est pas seulement
celle d’une main. Qu’elle vaut plus cher. Et de buter sur cette personne qui est
là et ne leur donne rien à dire. »267
Si la main de Chardin, celle qui est à l’origine de la création du tableau, est
visible dans la conduite du pinceau qui a su rendre l’image transparente de
la nature, il s’agit bien d’une transparence signée, une transparence devenue
visible que Diderot appelle la « griffe » du peintre. Dans son Salon de 1769, il
décrit deux « très jolis » petits tableaux de Fruits en disant : « il ne faut à
Chardin qu’une poire, une grappe de raisin pour signer son nom. Ex ungue
leonem. Et malheur à celui qui ne sait pas reconnaître l’animal à sa griffe. »268
Ex ungue leonem : « À la griffe, on connaît le lion ». Diderot avait déjà employé
l’expression latine pour s’en prendre au pauvre Pierre, artiste dont il dit qu’il n’a
« point de griffes »269 – et par contraste, il aurait dit que Boucher montre trop la
« patte » entière. Cette métaphore de la main de l’artiste qui conduit le pinceau
désigne métonymiquement la réussite de l’œuvre. Quand Diderot reconnaît et
nomme les objets des tableaux de Chardin – « C’est une perdrix. Et celle-là ?
C’en est une encore »270 – il reconnaît dans la perdrix la main de l’artiste,

265  Ibid., p. 38.


266  Louis Gougenot, Lettre sur la peinture, 1748, cité par R. Démoris, Chardin, la chair et l’objet,
op. cit., p. 131.
267  Ibid., p. 132. Le passage où Diderot explicite ce paradoxe de Chardin est le suivant : « Il
n’a point de manière ; je me trompe, il a la sienne ; mais puisqu’il a une manière sienne,
il devrait être faux dans quelques circonstances, et il ne l’est jamais. Tâchez, mon ami, de
vous expliquer cela. » (Salon de 1765, p. 349)
268  Salon de 1769, p. 844 (art. Chardin, n° 35).
269  Salon de 1763, p. 250 (art. Pierre, n° 15, « Une scène du Massacre des innocents »).
270  Salon de 1769, p. 844 (art. Chardin, n° 36).
94 CHAPITRE 1

comme s’il disait à son lecteur : « Qu’est-ce que cette perdrix ? Ne le voyez-vous
pas ? C’est Chardin ». Si le style de Chardin est « inimitable » au sens d’unique,
c’est parce que son savoir-faire est supérieur à celui des autres peintres par la
capacité qu’il a d’être transparent, et repérable dans son irréductibilité.
La célébration du mimétisme parfait de l’art, de sa transparence, aboutit
donc paradoxalement à la reconnaissance de sa prodigieuse artificialité, en ce
qu’elle est le produit d’un « faire » propre et irréductible de l’artiste. Un siècle
avant Baudelaire, Diderot exalte ainsi le style de l’artiste, qui recevra une inter-
prétation psychologisante chez le poète. Or c’est à travers l’éloge de la transpa-
rence de l’art, de la mimèsis pure, que pointe l’éloge de la matière de l’art qui
rend opaque l’imitation : l’appréciation de la palette et des couleurs broyées,
qui font que « les biscuits sont jaunes, le bocal est vert, la serviette blanche, le
vin rouge »271. C’est bien d’art dont il s’agit, d’une perdrix peinte et non vraie, et
c’est bien pour cela qu’on reste muets d’admiration devant Chardin.
Ajoutons pour finir que, devant Chardin, la critique d’art que Diderot
invente fait en même temps l’expérience de ses propres limites. C’est le silence
de cet indicible que nous avons exploré ici, lorsque l’image ne peut plus être
racontée ni explorée jusque dans ses pans non-visibles, mais seulement dési-
gnée comme image, comme matière opaque et illisible qui ne consiste, après
tout, qu’en « couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et
dont l’effet transpire de dessous en dessus »272. C’est donc la matière, l’iconicité273

271  Salon de 1765, p. 348 (art. Chardin, n° 48, « Troisième tableau de Rafraîchissements »).
Un siècle après Diderot, les Goncourt échoueront aussi à dire la puissance de Chardin
autrement que par l’évocation de la matière de ses tableaux. Décrivant le portrait que
l’artiste fit de sa femme dans sa vieillesse, que les Goncourt jugent être son chef-d’œuvre,
ils avouent la difficulté de décrire cette « prodigieuse étude de vieille femme » : « com-
ment surprendre, comment dire de quoi est faite cette bouche démeublée qui tourne, qui
plisse, qui se retire, qui respire, qui a toutes les infinies délicatesses de ligne, de courbe,
d’inflexion d’une bouche ? » Et comme Diderot, de décrire la réussite de l’art par le re-
cours à la désignation des couleurs qui ont créé la bouche, la coiffe, le visage de vieille
femme : « Cela n’est fait que de quelques traînées de jaune et de quelques balayures de
bleu. L’ombre portée de ce bonnet, ce jour sur la tempe tamisé par le linge, cette trans-
parence qui tremble auprès de l’œil, qu’est-ce ? Des coups de pur brun rouge, brisés de
quelques coups de bleu. Ce bonnet blanc, absolument blanc, c’est du bleu, rien que du
bleu. Et la blancheur de la figure est faite avec du jaune pur, car cette claire figure n’a pas
un blanc, il n’y a que trois points de craie jetés dans toute cette tête, à la lumière du bout
du nez et à la lumière des deux yeux. » (Jules et Edmond de Goncourt, L’Art du XVIII e
siècle (1881), in : Écrire la peinture, op. cit., p. 137-139)
272  Salon de 1763, p. 265 (art. Chardin).
273  Voir Dominique Château, Le Bouclier d’Achille. Théorie de l’iconicité, Paris, L’Harmattan,
1997, p. 71, à propos de Diderot devant Chardin : « il ne s’agit pas simplement de traduire
verbalement ce qui dans l’image est censément traduisible en verbe – la description qui,
dans le langage de Goodman, correspond à la dépiction – mais surtout de traduire ce
Récrire la peinture 95

même de l’image, comme ce qui forme l’opacité intraduisible de la peinture,


qui montre l’impuissance des mots. Voir Chardin, c’est percevoir une matière
colorée, et reconnaître la figure qu’elle engendre : c’est donc s’émerveiller
devant la capacité de produire, à l’aide d’un « chaos indiscernable » de lignes
et de couleurs, une « idée », et peut-être plusieurs, pour peu que le spectateur
soit doté d’un peu d’imagination. Enfin, l’exemple de Chardin permet de com-
prendre comment Diderot recherche dans la transparence de l’art la trace de la
griffe du peintre, qui imprime des lignes de traverse, invisibles et inoubliables,
sur la toile, transformant l’art en un pan de vie.

4 Conclusion : la « vue voulue »

« Voici à peu près ce que vous m’avez demandé » : ces mots inaugurent les Salons
de Diderot. En 1759, le philosophe n’aurait pu deviner que ses considérations
sur l’art pour la Correspondance littéraire deviendraient un véritable réservoir
pour le développement de la théorie esthétique postérieure. L’ensemble de
ces pages volumineuses consacrées à la peinture de son temps tient pourtant
entièrement dans l’espace des quelques mots d’ouverture : « à peu près ». Ces
trois mots se glissent entre les marqueurs de désignation, « voici » et « ce », qui
pointent l’objet du doigt, qui situent avec précision le tableau dans l’orbite du
langage pour tenir l’image et le mot dans une parfaite et étroite équivalence …
que le syntagme adverbial vient brouiller, comme pour creuser la distance, l’es-
pace entre le mot et l’image et la rendre incertaine. « À peu près », c’est-à-dire
pas exactement, ou presque. C’est donc rompre le lien d’équivalence exacte
pour instaurer un champ indéterminé et illimité d’équivalences sémantiques.
Selon la formule de R. Barthes, la critique ne dévoile pas un signifié, « car ce
signifié recule sans cesse jusqu’au vide du sujet », mais « seulement des chaînes
de symboles, des homologies des rapports : le ‘sens’ qu’elle donne de plein droit
à l’œuvre n’est finalement qu’une nouvelle efflorescence des symboles qui font
l’œuvre. »274 Puisque le mot ne rencontre pas l’image, mais produit sa propre
« efflorescence », le critique crée un espace dérivé, pour ainsi dire, où l’œil qui
voit et l’œil qui rêve conjuguent leurs pouvoirs pour réinventer l’image.
Si nous avons conçu l’opération critique comme une découpe et une frag-
mentation de l’œuvre, c’est parce qu’elle consiste à choisir et à séparer les

qu’elle possède de spécifique, d’intraduisible a priori : l’iconicité. » Cf. Élise Pavy, L’Image
et la langue, op. cit., p. 232.
274  Roland Barthes, Critique et vérité, in : Œuvres complètes II (1966-1973), Paris, Seuil, 1994,
p. 44.
96 CHAPITRE 1

parties de l’ensemble. La vue critique est un voir qui défait l’image, qui la met
en pièces. Or nous avons vu que Diderot n’est pas en mal d’idées pour aborder
les tableaux représentés. En les approchant de façon indirecte, par prétérition,
métalepse, digression, mystification, énumération simple, sans cesse le philo-
sophe récrit les images, et peu d’œuvres échappent à l’emprise non seulement
du langage déformant mais aussi de sa vision intérieure. Diderot – comme plus
tard Baudelaire – aura ainsi été un créateur à l’égal des artistes dans son activité
de critique d’art, parce que celle-ci partage avec le travail de composition artis-
tique l’aptitude d’introduire de l’hétérogène, du différent dans ce qui est perçu.
En effet, si on reconnaît avec l’abbé Du Bos que les génies créateurs voient
« avec d’autres yeux » que le commun des mortels, Diderot est bien un génie
qui « découvre une différence infinie entre des objets qui, aux yeux des autres
hommes, paraissent les mêmes, et il fait si bien sentir cette différence dans son
imitation que le sujet le plus rebattu devient un sujet neuf sous sa plume »275.
Le critique comme l’artiste ne voient pas ce qui est, mais voient en différenciant
les choses : en introduisant un partage qui est l’effet de la « vue voulue » de
l’œil, selon l’expression de Paul Valéry276. Que sont alors les Salons de Diderot ?
Non pas une véritable ekphrasis, qui suppose la parfaite adéquation entre les
mots et les choses. Des morceaux de littérature, sans doute, qui nous donnent
à voir des tableaux imaginaires, qui sont « à peu près » conformes aux tableaux
réels que nous pouvons encore admirer au Louvre … mais irions-nous vérifier ?
Selon la formule de S. Lojkine, l’œil de Diderot est un « œil révolté »277 : un
œil qui se révolte à la vue des défauts de composition, et qui se détourne de
l’image comme en lui faisant volte-face lorsqu’il la décrit. Nous avons esquissé
quelques chemins de la traversée des œuvres par Diderot, qui mènent de
la révolte à la recréation. Car ses Salons s’écrivent comme un parcours des
espaces de sa vie : dans ses déambulations au Louvre, dans le chemin qu’il
prend pour rentrer chez lui, durant ses promenades méditatives. Mais à la tra-
versée comme marche, promenade devant les œuvres ou dans le souvenir de
celles-ci, répond la promenade dans les tableaux : lorsque Diderot s’immisce
dans l’espace fictionnel de l’image pour y suivre un cheminement qui est tout
entier tracé par l’enchantement. La métalepse comme procédé d’intrusion
imaginaire est alors cette autre traversée, non plus contournement de l’œuvre
mais transgression pour entrer dans son monde de couleurs. Enfin, la traversée

275  Abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), op. cit., I, 26, p. 75, nous
soulignons.
276  Paul Valéry, Degas Danse Dessin, in : Œuvres II, éd. par Jean Hytier, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1188.
277  S. Lojkine, L’Œil révolté, op. cit.
Récrire la peinture 97

dans l’image peinte est également une traversée de celle-ci : le moment où la


lecture de l’œuvre est immanquablement une recomposition à partir des pro-
cédés de découpe des parties et de leur reconfiguration en une autre œuvre,
imaginée, de telle sorte que son effet émotif soit intensifié, rendu plus boule-
versant ou plutôt, plus retentant, pour le lecteur.
La traversée de la peinture est une façon non seulement de se promener
dans l’œuvre – dans la nature de Vernet, devant le balcon de la jeune fille en
pleurs – mais de la traverser pour se retrouver de l’autre côté de la toile, dans
son envers. L’image recréée par la découpe des parties en une recomposition
de l’ensemble est une image retournée, au sens où elle est repensée et ré-
imaginée. Et là encore, l’espace à l’envers de la toile répond à la situation
concrète du critique d’art puisqu’il approche l’œuvre à rebours, en partant de
l’effet d’ensemble du tableau, qu’il met ensuite en pièces pour en venir, enfin,
à recréer l’œuvre : son parcours est l’exact inverse de celui de l’artiste qui part
d’une toile vierge pour créer patiemment l’ensemble. Autrement dit, le geste
de création de l’artiste, en amont de l’œuvre finie, est un geste de composi-
tion qui assemble ; celui du critique, qui se situe en aval de l’œuvre finie mais
remonte à rebours vers la naissance de l’œuvre, est un geste de décomposition
qui désassemble, sépare. Le critique ouvre le tableau, clive l’image de l’inté-
rieur et dans ce clivage, dans cette « centaine de lignes » qu’il y inscrit, se loge
son écriture, comme des griffures, ou un accroc dans l’image. Jusqu’à ce qu’elle
bute sur le moment irréductible de l’art : le vrai de Chardin, l’immoralisme de
Greuze, qui ne peut que se dire dans un cri ou un silence, le cri étant silence,
« fin de tout langage » devant l’évidence de l’art, ce mystère qui se présente
comme un « indécomposable »278.
« L’accroc ouvert se nomme ou bien cri ou bien écriture », énonce Jean-Luc
Nancy279. Le cri, c’est la manifestation spontanée de l’évidence de l’art qui s’im-
pose et impose silence, l’art qui jaillit et qui empêche le discours de se former,
par le fait que les yeux s’abîment dans la vérité de l’art. L’art reconnu comme
vrai, de façon immédiate et évidente, qui parle à notre place. Le cri de Diderot,
« c’est vrai ! », quand il voit les tableaux de Chardin est l’expression du jaillis-
sement de la verve, un dire assourdissant et muet à la fois de l’irruption du
sentiment. Le cri du « c’est ça ! » est une parole-limite, ni langage ni logos, et

278  Cf. G. Dessons, L’Art et la manière. Art, littérature, langage, op. cit., p. 32-33, à partir de
Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Seuil, 1980, p. 167 : « Ce cri, fin de tout langage,
‘c’est ça !’ »
279  Jean-Luc Nancy, « Critique, crise, cri (unser Zeitalter ist nicht mehr das eigentliche Zeitalter
der Kritik) », Diacritik, 2016 : https://diacritik.com/2016/05/13/jean-luc-nancy-critique
-crise-cri-unser-zeitalter-ist-nicht-mehr-das-eigentliche-zeitalter-der-kritik/?shared=
email&msg=fail
98 CHAPITRE 1

même la « fin de tout langage ». Cri ou écriture : dans le recueillement et la


réflexion, qui est un temps second à celui du cri, et souvent naît dans un autre
espace et un autre temps, l’écriture naît donc dans l’après et dans l’ailleurs pour
redire le cri, le jaillissement premier, et le démultiplier à son tour, à l’attention
des lecteurs de tableaux. Ceux-ci, en effet, ne verront bien les œuvres que pour
autant qu’ils sont à leur écoute.
S’est ainsi fait jour, dans notre analyse des Salons de Diderot, une critique
émotive de la peinture qui considère celle-ci, et même ses formes les plus
achevées, comme essentiellement inachevée, toute œuvre étant à compléter, à
recomposer ou à réinventer par l’œil infatigable du critique. Diderot annonce
ici la poétique de la suggestivité que Baudelaire développera. Le mot n’apparaît
pas dans les écrits du philosophe, mais il ouvre la voie par le souci constant
de chercher ce que l’œuvre offre à « dire » au spectateur (à l’instar des toiles de
Chardin, qui « parlent éloquemment »280), et dès lors à penser ou imaginer par
lui. Les œuvres les plus suggestives, celles de Greuze, Vernet, Chardin surtout,
sont celles qui permettent le mieux à l’écriture de se faire l’écho du cri premier,
comme en traçant des lignes résonantes avec l’image afin de pouvoir la conti-
nuer. Car dans les Salons de Diderot, peinture et littérature ne se rencontrent
pas, mais se répondent dans un effet de résonance inlassable, où l’image est
traversée par le langage, et où le langage continue et recrée ce faisant des
images infinies.

280  
Salon de 1765, p. 345, art. Chardin.
chapitre 2

Imaginer la peinture : La critique poétique de


Baudelaire

Introduction : la recherche de l’originalité

Claude Pichois note que Baudelaire « fut impressionné »1 par les Salons de
Diderot, lorsqu’il en fit la lecture en 18452. Il les recommande à ses lecteurs
dans son Salon de 1846, et il exprime ouvertement son admiration pour le
philosophe dans son essai sur Richard Wagner : « Qui parle mieux de peinture
que le grand Delacroix ? Diderot, Goethe, Shakespeare, autant de producteurs,
autant d’admirables critiques. »3 Si les deux salonniers sont proches dans leur
conception de l’art4, il ne saurait pourtant être question d’une récriture de la
critique d’art de Diderot par Baudelaire, ni même d’une pensée née dans les
marges de la lecture de l’œuvre du philosophe. Si certains ont pu parler de
filiation, elle serait à entendre au sens d’une affinité profonde dans l’approche
de la peinture et de l’art en général. Cette affinité tient sans doute au fait que
les deux auteurs ont horreur des systèmes théoriques, ces « apostasies philo-
sophiques »5, pour préférer une approche empathique de l’art, qui l’évalue à
l’aune des sentiments qu’il génère.

1  « Notice », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 479.


2  Rappelons que la revue L’Artiste publie en mars 1845 une partie du Salon de 1759 de Diderot,
que Baudelaire a pu lire. Cf. Charlotte Manzini, « Portrait d’un jeune poète en critique d’art »,
in : L’Œil de Baudelaire, exposition présentée au Musée de la Vie Romantique à Paris du
20 septembre 2016 au 29 janvier 2017, Paris, Les Musées de la Ville de Paris, 2016, p. 31.
3  Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, in : Critique d’art, op. cit., p. 453. Pour Gita May, la
filiation entre Diderot et Baudelaire passerait surtout par l’intermédiaire de Stendhal et de
Delacroix, « lecteurs fervents de Diderot et du XVIIIe siècle en général » de sorte que « ce
que Baudelaire doit à ces deux prédécesseurs, il le doit en fait indirectement à Diderot »
(op. cit., ch. II). Pour W. Drost, c’est dans les textes de Stendhal que Baudelaire puise sa thèse
sur le tempérament de l’artiste, et qu’il retrouve, comme chez Diderot, l’éloge d’un défaut
du pinceau comme marque d’authenticité du génie (Wolfgang Drost, « Le point de vue du
spectateur », loc. cit., p. 279 et 282).
4  La critique n’a cessé de le rappeler, depuis Jean Pommier (« Les Salons de Diderot et leur
influence au XIXe siècle : Baudelaire et le Salon de 1846 », Revue des cours et conférences, 1936,
p. 289-306), Jean Thomas (Diderot et Baudelaire, Paris, éditions Hippocrate, 1938) et surtout
Gita May dans Diderot et Baudelaire critiques d’art (op. cit.).
5  Exposition universelle, p. 238. Les paragraphes qui précèdent sont une longue récrimination
contre les « faiseurs de système », sous prétexte que tout « système est une espèce de damna-
tion qui nous pousse à une abjuration perpétuelle ».

© koninklijke brill nv, leiden, 2018 | doi:10.1163/9789004367975_004


100 chapitre 2

« Je me suis contenté de sentir »6, écrit Baudelaire en 1855, comme en écho


à la confidence de Diderot sur son approche « méditative » de l’art7. Cette cri-
tique émotive qui procède de l’effet ressenti exige un temps de contemplation
long et profond8, qui implique une dépossession de soi devant l’œuvre, comme
le décrit Baudelaire : « il faut, pour qu’il soit compris, que le critique, le specta-
teur opère en lui-même une transformation qui tient du mystère, et que, par un
phénomène de la volonté agissant sur l’imagination, il apprenne de lui-même
à participer au milieu qui a donné naissance à cette floraison insolite »9. Cette
participation imaginaire du spectateur est similaire au travail même de l’art,
« parce que l’art, pour être profond, veut une idéalisation perpétuelle qui ne
s’obtient qu’en vertu du sacrifice – sacrifice involontaire. »10 Le sacrifice
qu’évoque ici Baudelaire se réfère à la dépossession de soi qui a lieu durant le
temps de la contemplation de l’œuvre, comme un travail de don de soi à celle-
ci pour qu’en retour elle pénètre dans la mémoire du spectateur et vienne le
hanter mentalement, même longtemps après le moment de la contemplation.
Aussi est-ce « dans l’impeccable naïveté » que le jugement critique prend
forme : dans une attitude ouverte, passive, d’abandon de soi devant l’œuvre
qu’il s’agit de réceptionner non seulement par le regard mais encore par
l’écoute et le toucher. Il s’agit pour Diderot et Baudelaire de vivre, d’éprouver
l’œuvre de façon synesthésique11, pour qu’elle s’empare d’eux et les transporte,

6  Ibid.
7  Rappelons ces lignes écrites dans l’introduction au Salon de 1765 : « J’ai donné le temps à
l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai ouvert mon âme aux effets, je m’en suis laissé péné-
trer. » (p. 291)
8  Ainsi Baudelaire s’en prend explicitement aux éclectiques qui « n’ont pas songé que
l’attention humaine est d’autant plus intense qu’elle est bornée et qu’elle limite son
champ d’observations. Qui trop embrasse mal étreint. » (Salon de 1846, p. 133, chap. XII,
« De l’éclectisme et du doute »)
9  Exposition universelle, p. 236 (art. I, « Méthode de critique »).
10  Salon de 1846, p. 133 (chap. XII, « De l’éclectisme et du doute »).
11  La théorie esthétique allemande, notamment de Herder et de Ritter, souligne l’interac-
tion des sens dans le rapport au monde, en érigeant l’ouïe comme modèle sensitif. Pour
Herder, toute sensation est auditive, en raison du fait qu’elle est vibratoire. « Nous sommes
en quelque sorte ouïe par tous les sens », affirme Herder dans son Traité sur l’origine de
la langue (cité par V. Estay Stange, Sens et musicalité, op. cit., p. 141). Comme le résume
V. Estay Stange : « Point d’équilibre et de départ de la perception, l’ouïe constitue le pont
entre la nature et l’homme : la nature résonne et l’homme écoute, pour ainsi dire, de tout
son corps, de sorte que toute sensation devient auditive. » (ibid.) Les points de rappro-
chement entre le romantisme allemand et Diderot, d’une part, et Baudelaire, d’autre part,
ont souvent été soulignés. Pour Diderot, voir par ex. Michael Podro, « Les limites de la
peinture : Diderot et Herder », Revue Germanique Internationale 13 (2000), p. 87-96. Pour
Baudelaire, voir Wolfgang Drost, « Des affinités de Baudelaire avec l’art et l’esthétique
allemands », L’Année Baudelaire 8 (2004), p. 85-99.
Imaginer la peinture 101

au sens où elle fait naître en eux un sentiment, une passion vive, qui les porte
ensuite à continuer la rêverie de l’œuvre dans les mots. Le critère du sentiment
reçoit ainsi une assise individuelle, où l’individu est un « être sentant », à la
fois sensible et cultivé. C’est sur elle que se fonde le rapport de sympathie que
Diderot et Baudelaire entretiennent avec les œuvres, au sens étymologique
du mot de celui qui « sent avec » (ce qui est exprimé par le terme allemand
de « Einfühlung ») – mais nous préférons dire avec Gita May que c’est une
sympathie « du dedans »12.
Jean Seznec note que ce don de sympathie que le philosophe et le poète
ont en commun est précisément ce qui leur donne la faculté « d’épouser les
talents et les styles les plus éloignés » – Baudelaire étant alors le Vertumne de
Diderot à venir, capable de multiples enthousiasmes, celui que le philosophe
appelait de ses vœux. C’est aussi pourquoi Proust admirait tant Baudelaire,
qui « avec infiniment de sensibilité » était capable de ressentir « jusqu’au fond
de ses nerfs » les états les plus divers, comme il le décrit à propos des Petites
Vieilles, où il note que Baudelaire « est dans leur corps, il frémit avec leurs
nerfs, frissonne avec leur faiblesse »13. Ainsi, comme le relève encore J. Seznec,
Baudelaire est proche de Diderot, en ce que « cette même sympathie les
conduit à élaborer une langue critique se moulant sur l’expression picturale,
à inventer un vocabulaire capable de traduire l’impression dans ses nuances
et dans sa singularité. Cette recherche des équivalences, n’est-ce pas la théorie
des correspondances en action ? »14
Pourtant, les débuts de Baudelaire sont ardus. Quand il se lance sur le ter-
rain en 1845, la critique d’art est un genre tout à fait institué15 dans lequel il

12  Gita May, op. cit., p. 86. Cette sensibilité de Diderot et de Baudelaire que Gita May
caractérise comme leur talent de comédien, leur permet de « se laisser absorber corps et
âme dans la contemplation d’un tableau, suivre les contours des formes et permettre aux
couleurs de les suggestionner. » Le sens de la « sympathie » se confond donc avec celui
d’« empathie » ou Einfühlung « pour désigner le fait d’éprouver le sentiment de quelqu’un
d’autre » (Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, p. 354). Or,
comme le souligne F. Lavocat, les « antécédents d’une théorie […] de l’empathie, sous le
terme de ‘sympathie’, sont très présents au XVIIIe siècle, y compris en relation avec les
arts. » (p. 355) Voir aussi Herman Parret, La Main et la matière. Jalons exemplaires d’une
haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018.
13  Marcel Proust, « Sainte-Beuve et Baudelaire », in : Contre Sainte-Beuve, éd. Bernard de
Fallois, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1954, p. 170.
14  Jean Seznec, Sur l’Art et les artistes, op. cit., p. 24-25.
15  La plupart des grands écrivains et journalistes ont leur colonne de critique d’art dans les
journaux de l’époque, et certains jouissent d’une grande notoriété, comme Delécluze
dans le Journal des débats (grand admirateur d’Ingres et de l’art dans la tradition davi-
dienne), Gustave Planche dans la Revue des deux mondes (surnommé Gustave le cruel,
pour son jugement toujours sincère et acerbe), Henri Heine (auteur d’un Salon de 1833,
102 chapitre 2

est difficile de se faire un nom, et son premier Salon passera inaperçu16. Ce


premier morceau est d’ailleurs encore malhabile : le poète manque de fermeté
dans son jugement, de netteté dans la formulation de sa pensée qui est lapi-
daire et fuyante. Il semble en effet qu’il parle davantage des tableaux absents
du Salon que de ceux qu’il a sous les yeux, comme s’il ne parvenait pas à trouver
les mots pour les décrire. Ainsi, à propos de Boissard, il écrit : « Il est à regretter
que M. Boissard, qui possède les qualités d’un bon peintre, n’ait pas pu faire
voir cette année un tableau allégorique … » – et la suite du texte développe
un commentaire du tableau refusé par le Salon. Même déviation à propos de
Brune : « M. Brune a été jadis plus original. Qui ne se rappelle L’Apocalypse
et L’Envie ? » Pour Mouchy aussi, le jeune salonnier introduit la description
d’un tableau absent à la place même où devrait figurer le compte rendu des
tableaux exposés au Salon : « Nous avons souvenance d’avoir vu dans une
église de Paris … » etc. L’art de De La Foulhouze « rappelle beaucoup Diaz »,
évoque-t-il, tandis que les œuvres de Janmot « rappellent les anciens maîtres
allemands, ce gracieux Albert Dürer » – et Baudelaire se réfère à « un autre
tableau » absent du Salon pour se faire une idée de son art. Pour Leiendecker,
« nous avons regretté de ne pas voir au Salon un autre portrait … », tandis que
Tassaert avait déjà été remarqué « l’année passée », et que les tableaux pro-
duits « il y a quelques années » par Gigoux plaisaient davantage. De même,
« Flandrin n’a-t-il pas fait autrefois un gracieux portrait de femme … », tandis
qu’une tête de ses figures exposées « nous a rappelé ses bons ouvrages » ? Ou
encore, à propos de Lehmann : « Ses Italiennes de cette année nous font regret-
ter celles de l’année dernière. »
Ainsi, les premiers comptes rendus du jeune salonnier sont brefs17 et
évasifs, s’appuyant sur des perceptions passées ou des idées relatives à des

apprécié par Baudelaire), Charles Blanc, Ludovic Vitet, Augustin Jal, Alphonse Rabbe,
Eugène Pelletan, ou encore Théophile Thoré, dont Baudelaire se sent souvent si proche,
mais aussi, après Théophile Gautier, Stendhal et Adolphe Thiers. Cf. Claude Pichois,
« Notice », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 479.
16  Baudelaire fait une tentative de suicide le 30 juin 1845, qu’on a voulu expliquer par l’in-
succès de sa plaquette, parue début mai à compte d’auteur, en une période où les dif-
ficultés financières commencent à se faire ressentir, comme le rappelle Claire Brunet
(« Présentation », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. I, à propos de « l’obsession
financière et le comptage des sommes dues » qui se manifeste dans la correspondance
baudelairienne des années 1844-1846).
17  Gita May qualifie les descriptions de Baudelaire de synthétiques, par opposition aux des-
criptions détaillées, analytiques de Diderot (Diderot et Baudelaire, op. cit., p. 113-116), mais
nous avons vu que la méthode analytique de celui-ci n’est qu’un tremplin pour les déve-
loppements poétiques (supra, chap. 2 : les parcours du regard).
Imaginer la peinture 103

œuvres absentes. Il semble que Baudelaire hésite encore à aborder le tableau


qu’il a devant lui, à pénétrer son invisible mystère, celui-là même dont il
parviendra à rapporter les fleurs lorsqu’il aura su « transformer [s]a volupté
en connaissance »18. Le premier Salon est donc une quête d’un langage juste,
les esquives sont moins maladresses que réticences d’un critique qui se
recherche19. Néanmoins, comme on le verra, ce Salon contient déjà, fût-ce de
manière encore peu appuyée, l’essentiel de la pensée esthétique de Baudelaire,
et il peut parfaitement être lu comme une esquisse de sa pensée profonde sur
l’art20.
Cette pensée prend forme dans une quête d’originalité qui concerne tant
l’art que la critique qu’il pratique. Aussi, comme le relève à juste titre Claude
Pichois, le dernier mot de ce premier morceau sur la peinture de Baudelaire
est celui d’une attente de nouveauté : « Puissent les vrais chercheurs nous don-
ner l’année prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf ! »21
Et c’est bien aussi « du neuf » que le poète propose de donner à lire dans ses
Salons, comme il le revendique dans l’introduction du Salon de 1845. Le paysage
critique de 1845 est bien différent de celui de 1759 : les portes du Louvre qui
s’étaient ouvertes au « peuple » ont eu pour conséquence que celui-ci, compo-
sé essentiellement de bourgeois, a désormais l’apanage du marché de l’art. Le
rôle des critiques est de participer au fonctionnement du Salon comme événe-
ment économique, en expliquant l’art au « public ignorant » pour aussi le gui-
der dans l’achat des œuvres des grands artistes, ou des morceaux prometteurs.
Pour cela, les journaux leur réservent une place importante parmi les colonnes

18  Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 366 : « Cependant des répétitions fréquentes
des mêmes phrases mélodiques, dans des morceaux tirés du même opéra impliquaient
des intentions mystérieuses et une méthode qui m’étaient inconnues. Je résolus de
m’informer du pourquoi, et de transformer ma volupté en connaissance. »
19  Comme le rappelle Michel Draguet, « [p]lusieurs témoignages ont montré que Baudelaire
jugea très sévèrement son premier essai » : « [a]près avoir un moment espéré le rema-
nier, Baudelaire l’écartera de la table des matières de ses œuvres complètes adressée
à Lemer en 1865 et à Ancelle un an plus tard. Sans doute jugeait-il son Salon trop in-
féodé à une convention que sa conclusion et ses écrits ultérieurs battront en brèche. »
(« Présentation », in : Charles Baudelaire, Au-delà du romantisme. Écrits sur l’art, Paris,
GF-Flammarion, 1998, p. 16)
20  C’est aussi l’avis de Julien Cain (« Introduction » aux Curiosités esthétiques et autres écrits
sur l’art de Charles Baudelaire, Paris, Hermann, 1968), dans la mesure où on trouve déjà
dans ce Salon à la fois l’admiration pour Delacroix qui est « décidément le peintre le plus
original des temps anciens et des temps modernes », et « l’héroïsme de la vie moderne
[qui] nous entoure et nous presse ».
21  Salon de 1845, p. 67 (art. « Camagni »).
104 chapitre 2

de l’actualité22. Entre l’artiste dédaigneux et le public ignorant, le critique d’art


s’arroge donc le rôle essentiel de conseiller dans l’achat des œuvres23.
Baudelaire en est conscient qui s’adresse ouvertement dans son deuxième
Salon « aux Bourgeois », dont il a clamé ironiquement en 1845 qu’ils ne sont
pas tous des ânes et qu’il peut leur offrir mieux que les « guide-ânes » distribués
par ses « confrères artistiques »24. Le ton est persifleur : il feint de sympathi-
ser tout en humiliant la classe de « cet être inoffensif »25 que sont ses lecteurs
bourgeois. L’adresse ouverte à ces acheteurs des tableaux permet en même
temps de constater amèrement que ce sont bien eux « aux frais de qui l’on
veut vivre », dénonçant ainsi les manigances rhétoriques et idéologiques des
bourgeois, ces ennemis du beau et de l’idéal qui sont néanmoins les conduc-
teurs de l’économie. À quoi répond alors la revendication d’originalité de la
critique baudelairienne, qui se présente dans la dédicace comme une critique
autonome, didactique et nécessaire. Autonome, parce que seuls les jugements
« impartiaux » seront livrés au public ; didactique, parce qu’elle se targue de
rendre son public plus « savant » en matière de peinture26 ; nécessaire, parce
que l’art est un bien économiquement inutile mais idéologiquement indispen-
sable, selon le topos poétique adressé ironiquement par Baudelaire à des bour-
geois dont il sait qu’ils ne peuvent aucunement se passer trois jours d’un repas :
« Vous pourrez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais »27.

22  Comme le note Michel Delon, c’est surtout depuis les dernières décennies du dix-
huitième siècle que les périodiques donnent une place de plus en plus ample à la critique
d’art (Michel Delon, « Avant-propos », in : Diderot, Salons IV : Héros et martyrs, op. cit.,
p. xv).
23  Cf. Claude Pichois, « Notice », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 479 : « Le Salon est
donc, souvent, un genre éminemment pratique. Il oriente la consommation. »
24  Salon de 1845, p. 11-12 (« Quelques mots d’introduction »).
25  Par l’adresse agressive, Baudelaire instaure un espace de réflexion sur le rapport entre
pouvoir et savoir, qui font l’objet d’un échange, en l’occurrence entre pouvoir (d’achat) et
savoir (artistique), qui se monnaie de façon à donner au critique le pouvoir sur l’acheteur
en échange du savoir communiqué. Le texte de Baudelaire devient ainsi le lieu même
d’un échange mis en place par l’adresse elle-même. Le ton et le tour sont fréquents chez
Baudelaire : cf., par rapport à la question de la création, l’analyse magistrale du poème
« Le chien et le flacon » conduite par Jérôme Thélot dans Baudelaire : violence et poésie,
Paris, Gallimard, 1993, p. 19-38.
26  L’idée est reprise dans la dédicace du Salon de 1846 : il s’agit de remédier à l’écart entre
propriétaires et connaisseurs de l’art, en faisant en sorte que les propriétaires deviennent
savants : « Les uns savants, les autres propriétaires ; – un jour radieux viendra où les
savants seront propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera com-
plète … » (Salon de 1846, p. 75, « Aux bourgeois ») En parodiant le ton biblique, Baudelaire
ironise sur l’idéal économique des bourgeois qui tend à dominer la sphère culturelle.
27  Salon de 1846, p. 75. Et plus loin, encore dans un ton parodique : « vous avez besoin d’art.
L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui réta-
blit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal ».
Imaginer la peinture 105

La grande originalité de Baudelaire par rapport à ses confrères sera, dès


son deuxième Salon, d’avoir abandonné la forme de la brochure qu’adoptaient
habituellement les critiques d’art en ordonnant leurs descriptions sur base du
classement hiérarchique des genres28. Cet ordre était celui suivi par Diderot, et
est aussi celui pour lequel avait opté Baudelaire dans un premier temps29. Mais
en 1846, il change de « méthode de discours ». L’ordre ne suit plus le « grade »
des artistes dont l’œuvre est commentée en liste, mais une organisation thé-
matique générale (le romantisme, la couleur, le dessin …) donnant lieu à des
développements philosophiques sur l’art. Ainsi la critique d’art de Baudelaire
implique que les textes peuvent être lus dans l’absence des tableaux, même
sans que le lecteur en ait eu connaissance dans le passé (de la même façon
donc que Diderot écrivait pour un public qui n’avait pas la possibilité de voir
les tableaux). Par ailleurs, ils acquièrent une valeur théorique en tant qu’ils
se lisent comme une pensée philosophique à part entière sur la peinture, le
journalisme versant dans l’essai30. Le poète s’inscrit dans le sillage de Diderot
en donnant à la critique d’art définitivement ses contours d’œuvre artistique
et littéraire, contenant une critique personnelle et subjective, fondée dans la
connaissance profonde de l’art et passée au crible par le sentiment. La critique
émotive, fondée par Diderot, est ainsi parachevée par le poète : une critique
de la peinture conçue comme un « tableau réfléchi par un esprit intelligent et
sensible »31.

1 Romantisme et art moderne

L’amour de Baudelaire pour la peinture est indissociable de son engouement


pour Delacroix. Il est significatif que son premier Salon s’ouvre sur l’éloge
des œuvres exposées par le grand peintre. « M. Delacroix est décidément le

28  Cf. Claire Brunet, « Présentation », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. VII.
29  Il l’explique dans son introduction de 1845 : « Notre méthode de discours consistera sim-
plement à diviser notre travail en tableaux d’histoire et portraits – tableaux de genre
et paysages – sculpture – gravure et dessins, et à ranger les artistes suivant l’ordre et le
grade que leur a assignés l’estime publique » (Salon de 1845, p. 12-13, « Quelques mots
d’introduction »).
30  Cf. M. Draguet : « À la fulgurance de l’écriture journalistique sur laquelle les lettres à sa
mère insistaient tant, Baudelaire adjoint des passages dont la durée propre tend désormais
à l’essai. Sans rompre avec la forme extérieure du Salon, il en modifie la structure en subs-
tituant à la hiérarchie des genres une démarche analytique vouée à la constitution d’un
système esthétique dont nombre de critiques salueront l’originalité. » (« Présentation »,
op. cit., p. 18) Ainsi, « [a]u-delà d’un ‘état des beaux-arts’ rédigé au hasard de Salons,
Baudelaire rêve d’un art qui répondrait à ses aspirations poétiques » (ibid., p. 8).
31  Salon de 1846, p. 78-79 (« À quoi bon la critique ? »).
106 chapitre 2

peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. »32 Le ton
péremptoire qui ouvre le Salon comme un hommage au peintre fait écho à la
déclaration d’impartialité dans l’introduction, car Delacroix est encore un ar-
tiste controversé au temps où Baudelaire se lance dans le champ de la critique
d’art, et il se plaît à le souligner33 en prenant ouvertement parti pour ce peintre
qui n’engendre que des « idées vagues de fougue mal dirigée, de turbulence,
d’inspiration aventurière, de désordre même », aux dires des contemporains.
En effet, autant admiré que décrié de son temps, le peintre avait essuyé plu-
sieurs échecs avant d’être enfin admis à l’Académie des Beaux-arts en 1857, et
certains des tableaux qu’il envoyait au Salon étaient refusés, comme encore en
1845 où, quoi qu’en dise Baudelaire34, l’artiste avait envoyé six tableaux dont
deux n’avaient pas été retenus. Mais, au risque du désaccord de ses lecteurs,
l’admiration de Baudelaire pour Delacroix est extrême : le peintre est un génie
qui a changé le cours de l’histoire de la peinture par son originalité : « Ôtez

32  Salon de 1845, p. 13 (art. « Delacroix »). Affirmation répétée en 1846 : Delacroix est un génie
« sans cesse en quête du neuf » (p. 101). Il est à rappeler qu’avant Baudelaire, Théophile
Gautier fut l’un des plus fervents défenseurs de Delacroix, et qu’au même moment en
1845, il en fait également un vigoureux éloge en affirmant « que M. Eugène Delacroix est
un des plus fiers peintres de l’école française, qu’il est l’honneur et la gloire d’un grand
pays, qu’il a eu et qu’il a une puissante influence sur l’art de son temps, et qu’il figurera
dans ce Louvre d’où vous le repoussez, à côté de Rubens, du Tintoret, de Titien, de Murillo,
et soutiendra sans pâlir le voisinage des plus ardentes peintures » (Salon de 1845, La Presse,
11 mars 1845, in : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Correspondances esthétiques sur
Delacroix, éd. par Stéphane Guégan, Paris, Olbia, 1998, p. 54).
33  Delacroix « restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques
éclairs à son auréole » (Salon de 1845, p. 13). Baudelaire reviendra de manière plus explicite
sur cette question en 1846 : « Jusqu’à présent on a été injuste envers Eugène Delacroix. La
critique a été pour lui amère et ignorante […]. En général, nommer Eugène Delacroix,
c’est jeter dans leur esprit je ne sais quelles idées vagues de fougue mal dirigée, de tur-
bulence, d’inspiration aventurière, de désordre même » (Salon de 1846, p. 90, art. IV,
« Eugène Delacroix »).
34  « M. Delacroix a envoyé cette année quatre tableaux », écrit Baudelaire (Salon de 1845,
p. 14). Il s’agit de la Madeleine dans le désert, les Dernières paroles de Marc-Aurèle, Une
Sibylle qui montre le rameau d’or et Le Sultan du Maroc entouré de sa garde et de ses
officiers. Dans son Salon de 1845, Théophile Gautier s’attachera à dénoncer le refus, et
« l’absurdité » du refus, des deux toiles de Delacroix (une Éducation de la Vierge et une
Madeleine) : « Comment ! vous refusez d’admettre un tableau de M. Eugène Delacroix !
D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie, pour être aussi étrangers à tout ce qui s’est fait
depuis vingt ans ? […] N’est-il pas scandaleux qu’un peintre, dont les œuvres ont excité
depuis vingt ans une si vive attention, qui a reçu des médailles d’or, qui a été décoré de la
main du roi, à qui la direction des Beaux-Arts a confié les travaux les plus importants, soit
encore soumis à cet examen sans conscience et sans dignité, comme un élève à qui son
maître signe une carte pour aller travailler au Musée ! » (Salon de 1845, ibid., p. 53 et p. 56)
Imaginer la peinture 107

Delacroix, la grande chaîne de l’histoire est rompue et s’écroule à terre »35,


tonitrue le poète. La vénération frôle la fétichisation du peintre, car Baudelaire
déclare prendre ses « plumes les plus neuves »36 pour entamer l’écriture du
chapitre qui lui est dédié en 1846, et qui suit immédiatement les chapitres sur
la critique, le romantisme et la couleur. L’Œuvre et la vie de Delacroix sera aussi
le dernier grand texte sur la peinture que produira Baudelaire, au moment de
la mort du peintre en 1863.
Si Baudelaire vénère particulièrement Delacroix, c’est que l’artiste incarne à
ses yeux l’art moderne avec une originalité sans pareille. C’est en effet l’origina-
lité qui est revendiquée comme le critère essentiel en peinture par Baudelaire.
Dans son premier Salon en 1845, il donne le commentaire suivant sur les des-
sins exposés de Joseph Fay, qui prouvent a contrario la recherche de l’origina-
lité par le poète :

Ces dessins nous ont attiré parce qu’ils sont beaux, nous plaisent parce
qu’ils sont beaux, – mais au total, devant un si beau déploiement des
forces de l’esprit, nous regrettons toujours, et nous réclamons à grands
cris l’originalité. Nous voudrions voir déployer ce même talent au profit
d’idées plus modernes, – disons mieux, au profit d’une nouvelle manière
de voir et d’entendre les arts – nous ne voulons pas parler ici du choix
des sujets ; en ceci les artistes ne sont pas toujours libres, – mais de la
manière de les comprendre et de les dessiner37.

Baudelaire aura donc depuis le début été sensible à l’expression « d’idées mo-
dernes » en peinture, dont il tient à souligner qu’elles ne tiennent pas tant au
sujet représenté, qu’à la « nouvelle manière de voir et d’entendre les arts […],
de les comprendre ». Cette « nouvelle manière » est celle du romantisme que
définit Baudelaire dans une formule concise qui fait directement écho à la pen-
sée de 1845 : « Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni
dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir. »38 L’essentiel de la pen-
sée de Baudelaire est bien là, qui fera l’objet d’un long développement dans les
premiers chapitres du Salon de 1846, où Delacroix se profile comme « le chef de
l’école moderne »39 par l’« originalité insaisissable »40 qui le caractérise.

35  
Salon de 1845, p. 13 et Salon de 1846, p. 101.
36  
Salon de 1846, p. 87 (art. IV, « Delacroix »).
37  
Salon de 1845, p. 34 (art. « Joseph Fay »).
38  
Salon de 1846, p. 80 (art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »).
39  
Ibid., p. 87 (art. IV, « Delacroix »).
40  
Ibid., p. 94 (art. IV, « Delacroix »).
108 chapitre 2

Une équation entre romantisme et modernité s’établit en effet dans la


conception baudelairienne de l’art, qui se noue donc autour de la figure de
Delacroix41. Le poète entend « par romantisme l’expression la plus récente et
la plus moderne de la beauté »42 : formule reprise textuellement à la page sui-
vante, où le terme de « moderne » est remplacé par celui d’« actuel ». La beau-
té de l’art se trouve ainsi enracinée dans l’actualité du temps, excluant toute
nostalgie du passé et conduisant le poète à situer la modernité dans le refus de
l’imitation des modèles classiques : « S’appeler romantique et regarder systé-
matiquement vers le passé, c’est se contredire ». Se profile ici d’emblée le réqui-
sitoire qu’il développera à la fin du même Salon de 1846 autant que dans l’essai
Le Peintre de la vie moderne en faveur d’un art qui serait l’expression de son
époque : « chaque siècle, chaque peuple ayant possédé l’expression de sa beau-
té et de sa morale », celle des Français de 1846 est celle du romantisme43, qui
« n’est pas moins féconde que les anciennes [époques] en motifs sublimes »44.
La pensée du romantisme comme art moderne implique une série d’idées qu’il
faut penser ensemble, comme il ressort de l’injonction célèbre de Baudelaire :
« Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, cou-
leur, aspiration vers l’infini »45. Ces quatre termes sont les éléments clés de la
critique baudelairienne sur la poésie et l’art en général, et leur énonciation a
largement contribué à ériger Baudelaire en « inventeur de la modernité »46.

1.1 Delacroix et Hugo : la victoire de la poésie


Avant d’étudier successivement les termes de ce qu’on peut appeler la qua-
drature de la modernité selon Baudelaire, remarquons d’abord que cette mo-
dernité concerne l’art en général, donc autant – voire plus – la littérature que

41  Delacroix est « l’homme qui est jusqu’à présent le plus digne représentant du roman-
tisme » (Ibid., p. 82, art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »).
42  Ibid., p. 79 (art. I, « À quoi bon la critique ? »). La phrase est reprise une page plus loin :
« Le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau. » (p. 80, art. II,
« Qu’est-ce que le romantisme ? ») Baudelaire développe ici de manière radicale l’idée
que Stendhal défendait dans Racine et Shakespeare lorsqu’il déclarait : « Le romantisme
est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habi-
tudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisirs possibles. »
(Stendhal, Racine et Shakespeare, éd. par Bernard Leuilliot, Paris, Kimé, 1994, p. 36)
43  Salon de 1846, p. 79 (art. I, « À quoi bon la critique ? »). Encore une formule qui sera re-
prise plus loin, à la fin du même Salon de 1846 : « on peut affirmer que puisque tous les
siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre. » (p. 153,
art. XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne »).
44  Ibid.
45  Ibid., p. 81 (art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »).
46  Michel Draguet, « Présentation », in : Baudelaire, Au-delà du romantisme, op. cit., p. 8.
Imaginer la peinture 109

la peinture. C’est ce qui ressort d’une argumentation retorse qu’il développe


dans le même Salon de 1846, lorsqu’il célèbre la peinture de Delacroix en
revendiquant l’originalité de sa « poésie », qu’il oppose à celle de Victor Hugo47.
Le rapport entre Baudelaire et Hugo est ambigu : établi à l’Académie française
depuis 1841 alors que Delacroix et Baudelaire sont encore en mal de reconnais-
sance, Hugo se voit dédier l’un des plus importants poèmes des Tableaux pa-
risiens, Le Cygne. Toutefois, comme le souligne Antoine Compagnon, « Hugo,
aux yeux de Baudelaire, prouvait la proximité du génie et de la bêtise », et dans
certaines lettres le jeune poète écrit tout son agacement et son mépris envers
celui qu’il prétend admirer48. Louis Barthou explique ainsi que Baudelaire
« rattrapait dans l’intimité de sa correspondance les éloges que l’intérêt, la
reconnaissance ou les convenances lui faisaient une obligation de lui décerner
en public. Il croyait à la coexistence du génie et de la sottise »49.
C’est donc non sans une sérieuse hostilité que dans le Salon de 1846 Baudelaire
établit, tout à fait au détriment de Hugo, l’éloge de la « vraie » poésie, moderne
et romantique, que Delacroix seul parvient à atteindre dans sa peinture : « si
ma définition du romantisme (intimité, spiritualité etc.) place Delacroix à
la tête du romantisme, elle en exclut naturellement M. Victor Hugo »50. Une
comparaison contrastée entre le peintre et le poète, toute en antithèses, est

47  Comme l’indique W. Drost, Baudelaire se réfère sans doute à la comparaison entre
Delacroix et Hugo que fit Gautier dans son Salon de 1836, pour célébrer l’affinité entre les
deux artistes : « Son style [de Delacroix] est moderne et répond à celui de Victor Hugo
dans les Orientales : c’est la même fougue et le même tempérament. – Le Sardanapale
ressemble singulièrement au Feu du ciel, le Massacre de Scio à la Bataille de Navarin ; les
deux odes sont peintes comme les deux toiles. Une crudité fauve et splendide fait ressor-
tir tous les tons, la touche a l’ardeur furieuse de la phrase. » (Théophile Gautier, Salon de
1836, Ariel, 13 avril 1836, in : Baudelaire, Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix,
op. cit., p. 42 – citation alléguée par W. Drost, « De l’esquisse dans la peinture au
XIXe siècle », loc. cit., p. 4)
48  Antoine Compagnon, Un Été avec Baudelaire, Paris, Éditions des Équateurs / France Inter,
2015, chap. 11 (« Génie et bêtise »), p. 59-63. Dans une lettre envoyée à son éditeur des
Fleurs du mal, Auguste Poulet-Malassis, en janvier 1860, Baudelaire barre une phrase à
propos de Hugo qui lui envoie « des lettres stupides » en s’excusant : « J’efface le mot trop
grossier que je viens d’écrire ». A. Compagnon raconte qu’on peut lire sous les hachures :
« Vraiment il m’emmerde. » (p. 63)
49  Louis Barthou, Autour de Baudelaire. « Le procès des Fleurs du Mal ». « Victor Hugo et
Baudelaire », Paris, Maison du Livre, 1917, p. 44. Cf. plus récemment le livre de Giovanni
Dotoli, Baudelaire – Hugo : rencontres, ruptures, fragments, abîmes, Paris, PU de Paris-
Sorbonne, 2003, qui se range à l’avis de Léon Cellier (Baudelaire et Hugo, Paris, José Corti,
1970) : « en réalité, c’est un débat sur le romantisme, où le disciple reproche au maître ses
égarements vers le fanatisme du progrès » (p. 97).
50  Salon de 1846, p. 90 (art. IV, « Delacroix »). Toutes les citations qui suivent concernent le
raisonnement qu’on trouvera aux pages 91-92.
110 chapitre 2

développée à partir de là qui vise à établir la suprématie du peintre sur le poète,


et de cette façon, à proclamer l’art du peintre comme relevant de la véritable
poésie romantique contre « la fausse école romantique »51 à laquelle appar-
tient Hugo. L’argumentation de Baudelaire se fonde sur trois grandes opposi-
tions : celles entre le talent et le génie dans le travail, la symétrie et l’harmonie
dans la composition, l’imagination et l’imitation dans l’invention.
En effet, Baudelaire pose en premier lieu que Victor Hugo n’est qu’« un
ouvrier adroit », un « travailleur », tandis qu’il revient à Delacroix d’être « inven-
teur » et même « créateur »52. L’art de Hugo ne fait aucun doute, mais il ne tient
qu’à une maîtrise technique, aussi froide qu’irréprochable : « V. Hugo possède
à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de
l’antithèse, toutes les tricheries de l’apposition ». Baudelaire tente visiblement
d’abaisser le poète à n’être qu’un bon technicien de la langue, et de lui ôter
ainsi le titre de véritable poète, qu’il réserve explicitement à Delacroix dont
les tableaux sont « de grands poèmes naïvement conçus ». La poésie reçoit ici
une acception enrichie que la suite du raisonnement clarifie. En effet, en
second lieu, l’art de Hugo est jugé « uniforme et symétrique », là où Delacroix
est « lyrique » et « admirable ». La symétrie n’est pas un mérite pour Baudelaire,
qui dès 1845 avait proféré que tout ce qui est « très bien fait, très bien peint » est
« monotone »53, et qu’il faut à la beauté une « variété, condition sine qua non
de la vie […], quelque chose de toujours nouveau qui échappera éternellement
à la règle et aux analyses d’école »54.
On peut comprendre à travers ce reproche d’uniformité de la poésie de
Hugo que son romantisme est encore trop classique aux yeux de Baudelaire,
en quête de contrastes, de variété, de lignes rompues. Cette question touche à
la troisième idée développée par Baudelaire, qui consiste à célébrer « l’imagi-
nation la plus voyageuse » de Delacroix, comme si celle de Hugo ne s’aventu-
rait pas assez dans « l’infini » que savent atteindre les vrais génies – Delacroix
donc, et avec lui Baudelaire. « Hugo apparaît à Baudelaire comme un artiste

51  Le Salon de 1846 vise en effet à montrer qu’« il y a une contradiction évidente entre le
romantisme et les œuvres de ses principaux sectaires », que seraient Hugo, Musset,
Lamartine : Baudelaire introduit donc une division au sein du romantisme afin de pou-
voir revendiquer son originalité. Cf. Marcel A. Ruff, Baudelaire, Paris, Hatier, 1966, p. 63 :
« lorsqu’il semble condamner le romantisme, il s’agit seulement de la ‘fausse école’, tandis
que lorsqu’il s’en réclame, c’est de l’ ‘austère filiation’. »
52  Le poète reprend ici un topos de la théorie de l’art qui oppose le talent comme « une dis-
position », une aptitude, au génie, qui est un « don de créer » (Marmontel, art. « Génie »,
in : Éléments de littérature [1787], éd. par Sophie Le Ménahèze, Paris Desjonquères, 2005,
p. 585).
53  Salon de 1845, p. 43 (art. « Leleux frères »).
54  Exposition universelle, p. 238 (chap. I, « Méthode de critique »).
Imaginer la peinture 111

irréprochable, mais qui ne laisse rien à deviner, tant son art est parfait »,
résume M. Ruff55. La maîtrise technique parfaite, mais trop symétrique et
en mal d’imagination de la poésie de V. Hugo le place sur un rang inférieur à
Delacroix.
Ainsi, en faisant l’éloge de la peinture, Baudelaire affirme l’hégémonie de
la poésie lyrique sur les autres arts. Elle seule permet d’atteindre la volupté in-
commensurable de l’art, selon l’idée principale du romantisme qu’il contribue à
définir56. Rappelons que Diderot réservait déjà aux meilleurs peintres le titre
de « poètes », pour situer le génie de l’artiste dans l’emploi de son imagina-
tion. Si le mot « poésie » recouvre chez lui un sens plus large d’invention lit-
téraire – donc non seulement lyrique – il le réserve volontiers aux artistes qui
font preuve d’originalité dans leur œuvre. Par exemple, Deshays est désigné
comme un vrai « poète » par l’imagination et la verve « qui font frissonner »
et produisent un effet de contraste sublime : « C’est celui-là qui avait du feu,
de l’imagination et de la verve ; c’est celui-là qui savait montrer une scène tra-
gique et y jeter de ces incidents qui font frissonner, et faire sortir l’atrocité des
caractères par l’opposition naturelle et bien ménagée des natures innocentes
et douces ; c’est celui-là qui était vraiment poète. »57 La « poésie » du tableau
est donc pour Diderot située dans la partie conceptuelle de l’œuvre, qui com-
prend l’inventio et la façon dont le sujet sera rendu58. Il se situe ici en précur-
seur des romantiques, qui concevront la « poésie » comme « la nature reflétée
dans l’esprit humain » (selon les mots de Th. Thoré), « la nature réfléchie par
un artiste » (Baudelaire) ou « un coin de la création vu à travers un tempéra-
ment » (Zola)59. Gautier soutient des propos similaires quand il décrit l’art de

55  Marcel A. Ruff, Baudelaire, Paris, Hatier, 1966, p. 62. C’est aussi le jugement de Gautier,
selon lequel Hugo est « un maître aux procédés certains », qui « ne faisait cas que de ce
qui était bien écrit » (Théophile Gautier, Honoré de Balzac, Paris, Poulet-Malassis et de
Broise, 1859, p. 10, souligné par Gautier).
56  Wolfgang Drost parle d’une « esthétique nouvelle », dont Théophile Thoré avait déjà,
avant Baudelaire, posé la base dans son Salon de 1844, en affirmant que la poésie « est
le principe de tous les arts, rythmant son, forme ou couleur » (Paris, Alliance des Arts
& Mascana, 1844, p. 3, cité par W. Drost dans « Le point de vue du spectateur », op. cit.,
p. 279).
57  Salon de 1765, p. 331. Pour le rapport entre poésie et peinture, rappelons que Diderot avait
considéré la première comme supérieure à la seconde, pour ce qu’elle répond à la partie
conceptuelle de l’art : « Qu’est-ce que le plus beau faire sans idée ? Le mérite d’un peintre.
Qu’est-ce qu’une belle idée, sans le faire ? Le mérite d’un poète. Ayez d’abord la pensée ;
et vous aurez du style après. » (Diderot, Salon de 1767, p. 766) Cf. chap. I, 1.2, « Le parcours
imaginaire : recréer et inventer ».
58  Cf. supra, I.2 : « Le parcours imaginaire : recréer et inventer ».
59  Citations respectivement de Th. Thoré, Salon de 1844, op. cit., p. 3, Baudelaire, Salon de
1846, « À quoi bon la critique ? » et Émile Zola, Écrits sur l’art, éd. par J.-P. Leduc-Adine,
112 chapitre 2

peindre de Delacroix comme une façon de puiser au plus profond de lui-même


les idées de sa peinture :

Quand M. Delacroix compose un tableau, il regarde en lui-même au lieu


de mettre le nez à la fenêtre : il a pris de la création ce qu’il lui en fallait
pour son art, et c’est ce qui donne cette force d’attraction intime à des
tableaux souvent rebutants d’aspect. Sa couleur, avant d’arriver de son
œil au bout de son pinceau, a passé par sa cervelle et y a pris des nuances
qui peuvent sembler d’abord bizarres, exagérées ou fausses, mais chaque
touche concourt à l’harmonie générale et rend, sinon un objet dans son
côté prosaïque, du moins un sentiment ou une idée du peintre60.

La différence essentielle se situe dans le fait que, pour asseoir la primauté du


« tempérament » de l’artiste, les critiques romantiques ont besoin de rétrécir
extrêmement l’acception de l’imitation : Th. Thoré dans le Salon de 1844 réduit
en effet l’imitatio naturae à un principe « contraire » de « l’invention »61. Et
le Salon de 1859 de Baudelaire développe entièrement l’idée d’une imitation
comme une « doctrine, ennemie de l’art », qui consiste à demander de « copier
la nature », alors que « le vrai artiste ne doit peindre que selon qu’il voit et qu’il
sent »62. Il s’agit ici donc d’une conception très étroite de la notion d’imitation,
comprise au sens littéral de reproduction exacte (copie) de la nature. Pourtant,
pas plus pour Boileau que pour Diderot, l’imitation n’était affaire de stricte
obédience, même si pour les théoriciens de la doctrine classique la part d’in-
ventivité était largement soumise au respect des règles tirées des œuvres des
Anciens dont il fallait, dès lors, s’inspirer pour réaliser l’aemulatio, tandis que
l’originalité ne sera que graduellement revendiquée au cours du XVIIIe siècle,

Paris, Gallimard, p. 125 (« Mon Salon », 1866), cités par W. Drost dans « Le point de vue du
spectateur », loc. cit., p. 279-280.
60  Théophile Gautier, « Eugène Delacroix », in : Salon de 1841, Revue de Paris, 18 avril 1841, in :
Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix, op. cit.,
p. 47-48 (ou dans Théophile Gautier, Critique d’art. Extraits des Salons (1833-1872), éd. par
Marie-Hélène Girard, Paris, Séguier, 1994, p. 166).
61  Le passage cité par W. Drost au début du Salon de 1844 de Th. Thoré est le suivant : « La
poésie, qui est le principe de tous les arts, rythmant son, forme ou couleur, est justement
le contraire de l’imitation. C’est l’invention, l’originalité, c’st le signe manifeste d’une im-
pression particulière. » (op. cit., in : W. Drost, « Le point de vue du spectateur », loc. cit.,
p. 279)
62  Salon de 1859, p. 280 (art. III, « La reine des facultés »).
Imaginer la peinture 113

notamment par Diderot63. Mais il est clair que pour Baudelaire et ses contem-
porains, imitation et réalisme sont confondus.

1.2 Quadrature de l’art moderne


1.2.1 Intimité et imagination
La comparaison antithétique que Baudelaire établit entre Hugo et Delacroix
permet de comprendre comment l’imagination en tant qu’« aspiration à l’in-
fini » conduit à l’« intimité » romantique. Inversant le topos artistique selon
lequel la peinture imite « la surface des choses » tandis que la poésie accède à
l’intériorité, Baudelaire déclare que Hugo « ne prend que la peau » des sujets
qu’il traite, là où Delacroix « en arrache les entrailles ». Le peintre est poète,
au sens où il parvient à faire transparaître l’intimité des choses dans l’art de
l’apparence à l’aide de son « tempérament » : seul Delacroix parvient donc au
vrai romantisme défini comme une « intimité », si l’on se souvient de la for-
mule proférée par Baudelaire au début de son Salon de 1846 : « Ils l’ont cherché
en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver »64.
Le romantisme de Baudelaire se réclame ainsi d’un rapport intime à l’art, qui
ne peut prendre forme que dans l’essor de l’imagination. Ce terme reçoit sous la
plume de Baudelaire un sens fort : l’imagination est pour lui le principe même
de l’originalité dans toute création. Ce qu’il appelle la « reine des facultés » est
longuement définie dans le Salon de 1859, dans le sens d’une suprématie abso-
lue de l’esprit : « Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche
à toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat. »65 L’imagination

63  Cf. Roland Mortier, L’Originalité : une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières,
Genève, Droz, 1982, p. 11 : « il serait aussi naïf que ridicule de s’imaginer que l’adhésion à
la théorie millénaire de la mimésis a pu empêcher les grands écrivains d’être originaux
à leur manière. En faisant sa part à l’inventio, la rhétorique classique laissait au créateur
une marge où son génie pouvait se manifester et son originalité se déployer. Ni Dante, ni
Ronsard, ni Racine, ni La Fontaine ne sont des imitateurs serviles ; ce sont des natures
fortes et personnelles qui acceptent de couler leur expression dans des moules éprouvés
par la tradition. »
64  Salon de 1846, p. 80 (art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »). On remarque comment
Baudelaire « construit » le raisonnement en plaçant le poète et l’artiste en une position
antithétique, qui serait difficile à défendre si l’on lisait les écrits de Hugo sur l’art et la poé-
sie. En effet, les deux poètes romantiques partagent bien des intuitions, à commencer par
celle de l’intériorité que Baudelaire refuse ici à Hugo, et que ce dernier revendique pour-
tant ouvertement, comme il ressort notamment de la formule suivante de sa « Préface
de mes œuvres et post-scriptum de ma vie » (vers 1863-1864) : « Chose inouïe, c’est au-
dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. » (Œuvres complètes, vol. Critique, éd. par
Jacques Seebacher et Guy Rosa, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 699)
65  Salon de 1859, p. 280 (chap. III, « La reine des facultés »).
114 chapitre 2

n’est donc plus chez Baudelaire subordonnée à la mémoire, elle est désormais
une faculté autonome et source d’originalité. En tant que suprême faculté
de l’esprit, l’imagination mobilise les autres capacités mentales pour les réu-
nir dans le travail de la création. Celui-ci est compris comme un travail « de
décomposition et de recréation des choses »66 par l’esprit : « Elle décompose
toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles
dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un
monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. »67 La définition de l’imagi-
nation par Baudelaire est généralement considérée comme un tournant dans
la pensée esthétique, pour ce qu’elle attribue à cette faculté non seulement une
puissance autonome, mais surtout une singularité irréductible : c’est « dans le
plus profond de l’âme » que se trouve l’origine de la création.
Il est vrai que pour les philosophes des Lumières, l’imagination se définissait
comme la seule capacité d’organisation des idées dans l’esprit, par la combinai-
son desquelles de nouvelles images pouvaient naître. Toutefois c’est bien dans
cette conception philosophique des Lumières que s’enracine la conception
moderne de l’imagination comme outil d’originalité. En effet, les philosophes
du XVIIIe siècle distinguaient entre deux formes d’imagination : une forme
passive et une forme active, selon les termes de Voltaire dans l’Encyclopédie,
la première étant une imagination qui retrace un objet absent avec vivacité, et
qui n’est autre qu’une forme de mémoire exacerbée ; l’autre étant une imagi-
nation « dans son sens étendu » qui, à l’aide de la raison ou réflexion, est une
faculté de combinaison. Voltaire se base sur les définitions données par l’abbé
de Condillac dans son Traité des sensations (1754) : d’une part, l’imagination
retrace les choses « avec tant de force qu’elles paraissent présentes »68 ; d’autre
part, « si nous joignons à cette faculté la réflexion, ou cette opération qui com-
bine les idées, nous verrons comment [le sujet] pourra se représenter dans un
objet, les qualités qu’elle aura remarquées dans d’autres »69.
Diderot adhère à cette conception « classique » de l’imagination, en rappor-
tant également l’imagination à la mémoire, comme une capacité de l’esprit à
restituer des images à partir de sensations passées, comme il ressort de sa défi-
nition de l’imagination dans les Éléments de physiologie, plutôt traditionnelle :

66  Cf. la note de W. Drost dans son édition du Salon de 1859 de Charles Baudelaire, Paris,
Champion, 2006, p. 99 : Baudelaire aurait puisé l’idée de décomposition-recréation
chez Poe, qui l’aurait trouvée chez Coleridge. Mais, notent W. Drost et U. Riechers, « ap-
paremment, le terme de la décomposition se trouve aussi chez des auteurs français de
l’époque », comme chez Victor Cousin dans son ouvrage Du Vrai, du beau et du bien [1853].
67  Salon de 1859, p. 281 (chap. III, « La reine des facultés »).
68  Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, Paris, Fayard, 1984, p. 29.
69  Ibid., p. 147.
Imaginer la peinture 115

« Faculté de se peindre les objets absents, comme s’ils étaient présents, d’em-
prunter des objets sensibles des images qui servent de comparaison, d’attacher
à un mot abstrait un corps, voilà l’idée que j’ai de l’imagination »70. Toutefois,
l’inventivité dont faisait preuve Diderot dans ses Salons montre qu’il déployait
bien plus qu’une imagination combinatoire devant les tableaux, pour mettre
en œuvre une pratique créative dans son travail de récriture des tableaux71. En
outre, dans les Pensées détachées, il souligne l’importance de l’invention dans
la création : « Quel nom donner à un inventeur ? Le nom d’homme de génie. »72
Diderot confère ici à l’invention un sens fort d’originalité, et s’associe ainsi à la
pensée de Marmontel pour former un chaînon essentiel dans les étapes de la
redéfinition de l’imagination de Voltaire à Baudelaire.
En effet, tout en définissant de manière traditionnelle l’imagination comme
« cette faculté de l’âme qui rend les objets présents à la pensée »73, et en dis-
tinguant deux sens de l’imagination selon un degré d’intensité, Marmontel
rattache explicitement le sens « actif » à la « création » et au génie : « Quand
l’imagination ne fait que retracer les objets qui ont frappé les sens, elle ne
diffère de la mémoire que par la vivacité des couleurs. Quand de l’assemblage
des traits que la mémoire a recueillis, l’imagination compose elle-même des
tableaux dont l’ensemble n’a point de modèle dans la nature, elle devient créa-
trice ; et c’est alors qu’elle appartient au génie. »74 Le lien entre imagination et
originalité créatrice (« point de modèle dans la nature ») est ainsi clairement
posé par Marmontel comme par Diderot, mais il reviendra à Baudelaire de
revendiquer l’autonomie radicale de cette faculté de l’esprit par rapport aux
autres, pour situer l’originalité de la création artistique dans la subjectivité de
l’homme. Car pour Diderot et Marmontel, l’imagination reste ancrée dans la
mémoire, comme une de ses modalités plus actives, tandis que Baudelaire « est
plus radical », comme l’explicite W. Drost : « il n’insiste pas tant sur le rapport
de l’imagination avec la mémoire et le choix des images. Ce qui lui importe,
c’est l’activité créatrice de l’imagination qui a besoin de décomposer le monde
pour en construire un univers poétique »75.

70  Diderot, Éléments de physiologie, éd. par Jean Mayer, Paris, Librairie Marcel Didier, 1964,
p. 250. Cf. Robert Morin, Diderot et l’imagination, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 40.
71  Ce que nombre de ses contemporains lui reprochaient précisément : voir les exemples de
critiques de son imagination « exaltée » qui lui furent adressées dans R. Morin, ibid., p. 12.
72  Diderot, Pensées détachées, p. 1015 (art. « Du goût »).
73  Jean-François Marmontel, art. « Imagination », in : Éléments de littérature, op. cit., p. 651.
74  Ibid.
75  W. Drost et U. Riechers, « Coleridge, Cousin et la décomposition poétique de l’univers »,
in : Charles Baudelaire, Salon de 1859, éd. par Drost et Riechers, op. cit., p. 99.
116 chapitre 2

Pour Baudelaire, la création dans le sens profond du mot, celle qui produit
une œuvre dite originale, est inséparable de ce qu’il appelle le « tempérament »
de l’artiste. En effet, l’art est filtré par l’individualité de l’artiste, or c’est par son
imagination que celui-ci pourra rendre les choses de sa façon propre, selon sa
« spécialité »76. « Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter
le reflet sur les autres esprits », fait dire Baudelaire à son peintre modèle, le
peintre imaginatif, qui s’oppose en tous points aux peintres positivistes, ceux
qui se bornent à « représenter les choses telles qu’elles sont »77. Se trouvent
ainsi récusées la peinture réaliste, mais aussi la photographie, qui apparaît au
temps de Baudelaire comme une nouvelle forme d’art78. À la différence de
Diderot, Baudelaire en effet doit compter avec ce fascinant avatar des progrès
technologiques qui rivalise avec la peinture. Or celle-ci, dans sa modalité ré-
aliste, s’en approche dangereusement : peinture réaliste et photographie ne
donnent à voir qu’une « reproduction exacte de la nature »79, sans la part d’in-
ventivité que produit l’artiste, selon Baudelaire.
Dans l’essai « Le public moderne et la photographie » qui figure au début
du Salon de 1859, Baudelaire condamne ouvertement la photographie, cette
« industrie nouvelle », qui est pour lui aux antipodes de l’art80. Le progrès tech-
nologique n’est qu’une « stupide conspiration » qui confond « l’art avec l’in-
dustrie » : et Baudelaire constate que cette nouvelle industrie forme « le refuge

76  Dans les termes de W. Drost : « l’impression que tout artiste éprouve devant la nature sera
différente pour chacun en fonction de son tempérament, et différente sera par consé-
quent la façon dont il rendra son sujet. C’est bien cette spécialité qui fait l’originalité du
génie de l’artiste. » (« Le point de vue du spectateur », op. cit., p. 279, les italiques sont de
W. Drost)
77  C’est le développement soutenu par Baudelaire à la fin de l’article IV, « Le gouverne-
ment de l’imagination » dans le Salon de 1859, p. 287. Sur la proximité de pensée entre
Baudelaire et Hegel dans cette substitution du moi à la nature, voir W. Drost, « Des affi-
nités de Baudelaire avec l’art et l’esthétique allemands », loc. cit., p. 92-95. Le refus de la
mimèsis au nom d’une « expression du sentiment » est inséparable, chez Hegel égale-
ment, de l’intimité (Innigkeit) en tant que « représentation subjective du monde pour que
l’âme de l’artiste y apparaisse sous forme visible » (p. 94).
78  Le Salon de 1859 comprend pour la première fois une salle dédiée à la photographie,
jouxtant celles exposant la peinture, qui est principalement réaliste (cf. Philippe Ortel,
La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Paris,
Jacqueline Chambon, 2002, p. 111).
79  Salon de 1859, p. 277 (chap. II, « Le public moderne et la photographie »).
80  Comme le note Jérôme Thélot : « [e]ntre poésie et photographie, âpre est la guerre. Elle
n’oppose pas seulement une fresque de Delacroix à une vue de Daguerre, mais plus large-
ment ‘poésie’ à ‘progrès’, imagination de créateur à trouvaille d’ingénieur. […] Nadar, pour
Baudelaire qui s’en effraie, est l’homme-Nadar : ce premier venu de la modernité dont
les performances menacent l’esprit, ce présentateur de produits qu’on prend pour des
œuvres. » (J. Thélot, Baudelaire : violence et poésie, op. cit., p. 255).
Imaginer la peinture 117

de tous les peintres manqués », tous ceux, autrement dit, qui n’ont pas l’ima-
gination assez forte et voyageuse pour « exprimer » ce qu’ils rêvent. Notons
avec Philippe Ortel que la position de Baudelaire n’est toutefois pas sans
ambiguïtés. La condamnation explicite de la photographie accompagne en effet
une fascination indéniable pour cet art nouveau81, et l’on voit que la priorité
accordée à l’imagination n’empêche pas dans sa poésie de tirer « du dispositif
photographique une configuration implicite (un schème imaginaire structu-
rant), réglant en profondeur son rapport au monde et à autrui. »82 Toutefois ce
schème imaginaire structurant n’est opérant pour lui qu’à distance de l’image
perçue, dans le souvenir de celle-ci. Le poète critique ne peut parler de la
photographie ou de la peinture réaliste en étant face à elles, parce qu’elles
empêchent la rêverie de surgir. Il s’agit de les « entrevoir » seulement, « pour
les recomposer ensuite par le souvenir », souligne Ph. Ortel83. Car c’est dans
l’intimité que naît l’imagination, et dans ce que l’image laisse à rêver qu’éclot
le plaisir esthétique.
Baudelaire affirme régulièrement l’importance de rêver : « c’est un bonheur
de rêver, et c’était une gloire d’exprimer ce qu’on rêvait »84. C’est en effet dans
les rêves imaginés par l’artiste, dans « les monstres de [s]a fantaisie », que se
situe l’essence de l’art. « L’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre
que selon ce qu’il voit et ce qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre
nature », affirme en ce sens encore Baudelaire85, et c’est aussi cette nature

81  Ce qui est aussi souligné par W. Drost : « son anathème jeté sur la photographie présente
des incongruences. Car son intérêt permanent pour le portrait photographié est docu-
menté par le nombre considérable de ses portraits faits par Nadar (en 1855, vers 1856,
1860 et vers 1860, 1862), par Carjac (en 1860) et par Charles Neyt en 1864. […] Or, il était
bien capable de détecter les beautés particulières de certaines photographies et il n’a pas
été insensible au ‘charme cruel et surprenant du daguerréotype’ (Quelques caricaturistes
français) » (Drost, « Exposition de photographie », in : Baudelaire, Salon de 1859, éd. de
W. Drost et U. Riechers, op. cit., p. 239) C’est donc le « naturalisme de la photographie »
qui « lui est à contrecœur », au même titre que « la représentation minutieuse de détails
dans les œuvres d’Horace Vernet », résume W. Drost (p. 240) : car la condamnation de
la photographie en tant qu’art intervient dans sa lutte générale « contre toute forme de
mimésis qui ne serait qu’une copie servile de la nature » (p. 239).
82  Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, op. cit., Paris, p. 61. Pour une analyse
du fonctionnement de la technique photographique dans la poésie de Baudelaire, voir
p. 98-101 dans Ph. Ortel. Lui-même renvoie à Jérôme Thélot, « ‘Le rêve d’un curieux’ ou la
photographie comme Fleur du mal », Études photographiques 6 (mai 1999).
83  Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, op. cit., Paris, p. 111.
84  Salon de 1859, p. 279 (chap. II, « Le public moderne et la photographie »). Baudelaire parle
à l’imparfait parce qu’il constate la « décrépitude de l’art » de son temps, emporté par le
positivisme de la photographie ou de l’école réaliste en peinture.
85  Salon de 1859, p. 280 (chap. III, « La reine des facultés).
118 chapitre 2

propre, ce tempérament irréductible qui donne naissance à l’art véritable, com-


pris comme « une déviation »86, selon le mot de J. Starobinski. Ainsi, lorsque
Baudelaire proclame que « l’imagination est la reine du vrai » et qu’« elle est
positivement apparentée à l’infini », il confère à cette faculté non seulement la
suprématie dans l’acte de création d’une œuvre, mais il situe aussi et surtout
l’essence de l’acte créateur dans la subjectivité de l’artiste. L’infini n’est pas un
horizon lointain, ni même celui de la variété infinie de la nature, il est dans la
rêverie toute intérieure et libre, qui doit se refléter ensuite dans l’œuvre d’art.
Le lointain spatial – volontiers oriental du temps de Baudelaire – ou la variété
naturelle – celle des paysages à la lumière des jours, par exemple, ou de la chair
humaine – ne reçoit de valeur que lorsqu’elle peut donner à sentir la profon-
deur de l’âme, l’intimité de l’artiste. Selon le mot de W. Drost, en matière de
création artistique, Baudelaire « substitue le moi à la nature »87.

1.2.2 Spiritualité et mélancolie


L’intimité, l’âme des choses que Delacroix parvient à rendre en peinture
s’avère inséparable d’une « mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de
toutes ses œuvres, et qui s’exprime et par le choix des sujets, et par l’expres-
sion des figures, et par le geste, et par le style de la couleur. »88 La mélanco-
lie, ce sentiment de manque ou de perte qui marque le monde moderne de
Baudelaire89, n’est donc pas seulement une idée romantique, elle tient tout au-
tant à une manière d’être qui se perçoit dans le style des peintres. Ainsi, quand
Baudelaire exprime son admiration pour les paysages de Théodore Rousseau,
qui a « quelques rapports » avec Delacroix, c’est parce que « sa peinture respire
une grande mélancolie », qui ressort dans « les natures bleuâtres, les crépus-
cules, les couchers de soleil singuliers et trempés d’eau, les gros ombrages où

86  Jean Starobinski, L’Invention de la liberté (1700-1789), Paris, Gallimard, 2006, p. 132.
87  W. Drost, « Des affinités de Baudelaire avec l’art et l’esthétique allemands », loc. cit., p. 94.
Reste à s’interroger sur la disparition de cette « reine des facultés » au XXe siècle, selon la
thèse de Claude-Pierre Pérez dans Les Infortunes de l’imagination. Aventures et avatars
d’un personnage conceptuel de Baudelaire aux postmodernes, Paris, PUV, 2010.
88  Salon de 1846, p. 100 (art. IV, « Delacroix »). Comme le remarquait M. Ruff, il ne manquait
à l’énumération des termes du romantisme (intimité, spiritualité, couleur, aspiration
vers l’infini) « que la mélancolie, qui n’est pas mentionnée dans ce passage, mais qui
appartient aussi à l’art moderne, puisque c’est elle qui fait de Delacroix ‘le vrai peintre du
XIXe siècle’. » (Baudelaire, op. cit., p. 64)
89  Ici encore se mesure toute l’ambivalence du poète envers la modernité à laquelle il adhère
autant qu’il l’abhorre. Selon l’explication d’Antoine Compagnon (Baudelaire : l’irréduc-
tible, Paris, Flammarion, 2014), Baudelaire n’est moderne que dans la mesure où il est an-
timoderne, où il fait preuve d’une résistance au monde moderne tout en y étant engagé.
Imaginer la peinture 119

circulent les brises, les grands jeux d’ombres et de lumière » de ses tableaux90.
La mélancolie est donc inséparable de la partie technique de la peinture, en
tant qu’elle est la réalisation perceptible du tempérament de l’artiste. Elle
est ce que Baudelaire appelait ailleurs, à propos de Delacroix, la « tristesse
sérieuse de son talent ». À l’inverse, les vers de Victor Hugo n’exhalent pas cette
mélancolie : Hugo est « sculptural », dira Baudelaire en 1855, il « a l’œil fermé
à la spiritualité »91. Aussi, si Hugo n’est qu’un adroit ouvrier au lieu d’être un
génie, c’est parce qu’il est trop adroit, c’est que le vrai génie est habité par une
forme d’impuissance qui le tourmente au point que ses œuvres en soient mar-
quées. Baudelaire ne pouvait qu’être sensible à cette atmosphère de tristesse
particulière qui teint les tableaux de Delacroix, et qui serait comme la marque
d’une forme d’impuissance de créer dans l’acte même de création : ce que
nous avions appelé la peinture de la main gauche de l’artiste92, qui rend les
sentiments de l’âme directement sur la toile sans les filtrer par les adresses de
l’apprentissage ni les attentes de l’éducation, et qui contient ce faisant une part
d’échec dans la réalisation de l’œuvre.
La main gauche, celle qui peint dans la crainte de ne pas être capable de
peindre, celle qui crée dans l’impuissance de créer génère donc une mélanco-
lie que le peintre lui-même définissait comme « cette ardeur secrète qui m’en-
traîne toujours vers cette région que je n’atteindrai jamais »93. Elle est donc
élan, désir, tension vivante vers un monde spirituel insaisissable, et sans abou-
tissement possible, car l’œuvre matérielle sera toujours imparfaite en regard de
l’idéal poursuivi94. La mélancolie dériverait donc du désir de l’artiste d’arriver à
rendre dans son œuvre l’idéal qu’il a dans l’esprit, un désir qui l’habite comme

90  Salon de 1846, p. 144 (art. XV, « Du paysage »). Toutefois Robert Kopp a montré dans
son livre Baudelaire : le soleil noir de la modernité (Paris, Gallimard, 2004) qu’aux yeux
de Delacroix, Baudelaire exagérait la mélancolie et la modernité de ces œuvres, ce qui
prouve que la critique de Baudelaire plie volontiers l’art à son propre univers poétique,
comme on le lui a souvent reproché.
91  Exposition universelle, p. 253 (art. III, « Eugène Delacroix »).
92  Cf. notre introduction, « Rompre la ligne », p. 11-12.
93  Eugène Delacroix, « Lettre à Théophile Thoré », 2 mars 1837, in : Lettres de Eugène
Delacroix (1815-1863), éd. par Ph. Burty, Paris, A. Quantin, 1878, p. 139. C’est aussi le sens
donné par Th. Gautier à la mélancolie, quand il écrit dans son Salon de 1840, à propos de
La Justice de Trajan de Delacroix, qu’il est caractérisé « par cette turbulence et cette in-
quiétude fiévreuse […] [où] percent toujours le désir et la volonté d’un plus haut résultat »
(in : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix,
op. cit., p. 42, nous soulignons).
94  Le vide et le manque qui caractérisent la mélancolie comme expérience intime du néga-
tif sont emblématisés par l’image du cygne en cage (Jean Starobinski, La Mélancolie au
miroir, op. cit., p. 68), et se retrouvent dans cette problématique de la création comme
élan, désir et désillusion, impuissance comme par un emprisonnement du réel et du
corps qui s’opposent à l’illimité du spirituel.
120 chapitre 2

un élan et qui en effet le pousse à produire, mais en le confrontant sans cesse


à l’écart entre l’idéal rêvé et l’œuvre réalisée95. C’est ainsi que Baudelaire ad-
mire longuement Les Femmes d’Alger de Delacroix, qu’il contemple comme un
poème d’intérieur nous montrant « les limbes insondées de la tristesse » :

En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens


du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent
d’une certaine beauté intérieure. Il n’exprime point la force par la gros-
seur des muscles, mais par la tension des nerfs. C’est non seulement la
douleur qu’il sait le mieux exprimer, mais surtout, – prodigieux mystère
de sa peinture, – la douleur morale ! Cette haute et sérieuse mélancolie
brille d’un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante
en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais
plaintive et profonde comme une mélodie de Weber96.

La mélancolie dérive d’un mystère intérieur que les femmes secrètes, repliées
sur elles-mêmes, comme malades, laissent transparaître. Une des premières
définitions de l’art moderne est donnée ici par Baudelaire, dès lors que la spiri-
tualité des choses ne consiste pas tant dans le choix du sujet représenté, mais
dans « la manière de sentir » et de rendre les choses senties, en les travaillant
par « la passion tenace bilieuse »97 du génie. Le « mystère de la peinture » ne
peut être expliqué, mais doit être célébré comme l’intimité, la « beauté inté-
rieure » des choses98, qui est ressentie – au sens de subie, comme une souf-
france inéluctable – et rendue visible à la fois.
La spiritualité romantique se comprend alors dans le sens du néologisme
donné par Delacroix, le « surnaturalisme » ; terme qu’il explique dans un
entretien avec Henri Heine que Baudelaire rapporte dans le même chapitre
de son Salon de 1846 : « En fait d’art, je [H. Heine cite Delacroix] suis surna-
turaliste. Je crois que l’artiste ne peut trouver dans la nature tous ses types,
mais que les plus remarquables lui sont révélés dans son âme, comme la sym-
bolique innée d’idées innées, et au même instant. »99 Le surnaturalisme ainsi
défini par Delacroix et Baudelaire, en opposition à la doctrine de l’imitation
dont l’art moderne veut se démarquer, se retrouve également chez Théophile
Gautier. Dans un article qu’il écrit sur Delacroix en 1839, celui-ci condense de
façon exemplaire ce qui devient un lieu commun au siècle romantique, et qui

95  Sur l’inconciliable écart entre l’œuvre et l’idéal, voir Paolo Tortonese, L’Œil de Platon et le
regard romantique, Paris, Kimé, 2006.
96  Salon de 1846, p. 100 (art. IV, « Delacroix »).
97  Ibid., p. 91.
98  Ibid., p. 100.
99  Ibid., p. 92.
Imaginer la peinture 121

consiste dans le déplacement sémantique de l’imitation comprise comme une


activité de reproduction du réel vers l’imitation comme subjectivité créatrice :

Goethe dit quelque part que tout artiste doit porter en lui le microcosme,
c’est-à-dire un petit monde complet d’où il tire la pensée et la forme de
ses œuvres […]. Les artistes qui ont le microcosme, lorsqu’ils veulent pro-
duire, regardent en eux-mêmes et non au-dehors ; ils peuvent très bien
faire une maison d’après un canard, et un singe d’après un arbre. – Ce
sont les vrais poètes, dans le sens grec du mot, ceux qui créent, ceux qui
font : les autres ne sont que des imitateurs et des copistes100.

La revendication de la modernité de l’art à travers la recherche d’un surnatu-


ralisme passe donc par la valorisation de la subjectivité de l’artiste, dans ce
qu’il y a de plus intime et d’irréductible : l’artiste « doit être réellement fidèle
à sa propre nature »101 – et non pas à la nature au sens du monde réel,
déclare Baudelaire toujours à la suite de Delacroix, dont le principe était
« qu’un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste, qui
domine le modèle, comme le créateur de la création »102. La virulente nécro-
logie de Baudelaire exprimera mieux encore le sens de cette « intimité » de
l’art, qui définit à la fois le romantisme et l’art moderne, cet art nouveau auquel
Delacroix sut donner ses contours les plus achevés :

Mais enfin, monsieur, direz-vous sans doute, quel est donc ce je ne sais
quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux
traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve,
c’est les nerfs, c’est l’âme ; et il a fait cela, – observez-le bien, – monsieur,
sans autres moyens que le contour et la couleur ; il l’a mieux fait que pas
un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur
d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné103.

Ainsi est défini par l’entremise de Delacroix le propre de l’idéal selon Baudelaire,
comme ce qui relève éminemment de l’individuel. « L’art, de même que le rêve,
naît des profondeurs les plus obscures de l’âme », résume R. Galand104 : nulle-
ment abstraction platonicienne ni poncif, l’idéal désigne chez Baudelaire la

100  Théophile Gautier, « Eugène Delacroix » (La Presse, 4 avril 1839), in : Théophile Gautier,
Critique d’art, anth. établie par Marie-Hélène Girard, Paris, Séguier, 1994, p. 161.
101  Salon de 1859, p. 280 (art. III, « La reine des facultés »).
102  Salon de 1846, p. 93 (art. IV, « Delacroix »).
103  L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 404.
104  René Galand, Baudelaire : poétiques et poésie, Paris, Nizet, 1969, p. 153.
122 chapitre 2

trace visible et tangible dans le contour et la couleur de « l’âme » de l’artiste :


la passion de créer dans le contour créé.

1.2.3 Couleur et harmonie


Le paradoxe est bien là : Delacroix a su rendre visible l’invisible impalpable des
rêves et des sentiments par les seuls moyens du « contour et de la couleur ».
La couleur est le troisième terme mentionné de la définition baudelairienne
de l’art moderne, le versant matériel et perceptible du côté spirituel de l’art.
Baudelaire et les critiques de son temps sont fascinés par l’évidente maîtrise
technique de Delacroix, qui est « très soigneux des moyens matériels d’exécu-
tion » afin de permettre à « l’idéal », à « la pensée intime » de s’exprimer sur
la toile105. En effet, Delacroix est considéré par les critiques comme le grand
coloriste de son temps, l’héritier direct de Rubens et de Chardin, en tant qu’il
parvient à conjuguer technique et instinct, savoir-faire et sentiment dans la
science des couleurs. Dans le Salon de 1859, Baudelaire tente d’expliquer cette
union, dans la couleur, entre le technique et l’idéal106, qui relèvent pour lui de
deux sciences opposées, les mathématiques et la musique. « L’art du coloriste
tient évidemment par de certains côtés aux mathématiques et à la musique.
Cependant ses opérations les plus délicates se font par un sentiment auquel
un long exercice a donné une sûreté inqualifiable. »107 C’est en termes entière-
ment musicaux qu’il loue en 1845 Le Sultan du Maroc entouré de sa garde et de
ses officiers en 1845 comme une « coquetterie musicale », tout en consacrant
un chapitre particulier à la couleur dans le Salon suivant, où elle est pensée
comme une métaphore musicale : « Cette grande symphonie du jour, qui est
l’éternelle variation de la symphonie d’hier, cette succession de mélodies, où
la variété sort toujours de l’infini, cet hymne compliqué s’appelle la couleur. »108
On remarque ainsi que pour Baudelaire, l’appréciation de la couleur dans
les tableaux de Delacroix revêt un sens littéralement musical : la couleur est
hymne, mélodie, symphonie, bien plus qu’harmonie, selon le terme tradi-
tionnel employé par Diderot dans ses Salons. Ainsi, celui-ci appréciait deux
Bas-reliefs de Chardin pour ce qu’ils montrent « qu’on peut être harmonieux et
coloriste dans les objets qui le comportent le moins. Ils sont blancs, et il n’y a

105  Salon de 1846, p. 93 (art. IV, « Delacroix »).


106  Cf. dans ce qui précède, Baudelaire remarque qu’ils « semblent contradictoires mais ne le
sont pas » (ibid., p. 93).
107  Baudelaire, Salon de 1859, p. 285-286 (art. IV, « Le gouvernement de l’imagination »).
Comme le remarque Philippe Junod, cette apparente contradiction entre sentiment
et proportions numériques est assez répandue du temps de Baudelaire (Contrepoints,
op. cit., p. 40-41).
108  Baudelaire, Salon de 1846, p. 83 (art. III, « De la couleur »).
Imaginer la peinture 123

ni noir ni blanc ; pas deux tons qui se ressemblent, et cependant le plus parfait
accord. »109 L’harmonie de la couleur est célébrée par le philosophe pour sa
capacité à produire l’illusion de vie : « Rien dans un tableau n’appelle comme
la couleur vraie. Elle parle à l’ignorant comme au savant. Un demi-connais-
seur passera, sans s’arrêter, devant un chef-d’œuvre de dessin, d’expression, de
composition ; l’œil n’a jamais négligé le coloriste »110. Il se souvient sans doute
de l’anecdote rapportée par Roger de Piles lorsqu’il écrit dans son Salon de 1767
qu’un grand coloriste comme Rembrandt, Titien, Rubens ou Van Dyck « vous
appelle de loin », alors qu’on passerait devant les peintures de Raphaël sans les
voir111. Mais la séduction des couleurs tient à leur accord, affirme Diderot : le
grand coloriste est « celui qui a su accorder son tableau »112, répète-t-il en effet
à l’envi, et surtout devant les tableaux de Chardin.
Or, on remarque que Chardin est pour Diderot « celui-là qui ne connaît
guère de couleurs amies, de couleurs ennemies », car il a le don d’unir « les
disparates des êtres »113, c’est-à-dire d’accorder les couleurs et les objets
les plus divers : « On conviendra que des grains de raisin séparés, un macaron,
des pommes d’api isolées ne sont favorables ni de formes ni de couleurs ; cepen-
dant qu’on voie le tableau de Chardin. »114 Ainsi, le recours aux termes d’har-
monie, de tons, d’accord de couleurs qu’ont en commun Diderot et Baudelaire
pour louer l’effet visuel dans les tableaux se réclame d’un « disparate » de
tons et d’objets auquel Diderot était déjà sensible, parce qu’il déroute l’œil du
spectateur et confère ainsi à l’œuvre un plus puissant effet.
Est-ce alors par hasard que le philosophe appréciait tout particulièrement
Chardin, et le poète, Delacroix ? On a souvent souligné, en effet, que les deux
peintres ont une technique très similaire : « Tous deux, évitant la fonte des

109  Diderot, Salon de 1769, p. 844.


110  Diderot, Essais sur la peinture, p. 474 (chap. II, « Mes petites idées sur la couleur »).
111  « Je puis donner ici un exemple assez récent du peu d’effet que produisent d’abord les
ouvrages de Raphaël. Cet exemple me vient d’un de mes amis dont l’esprit et le génie sont
connus de tout le monde. Il porte son estime pour ce fameux peintre jusqu’à l’admiration,
et il a cela en commun avec tous les gens d’esprit. Il y a quelque temps que se trouvant à
Rome, il témoigna une grande impatience de voir les ouvrages de Raphaël. Ceux que l’on
admire le plus, ce sont les fresques qu’il a peintes dans les salles du Vatican. On y mena
le curieux dont je parle et, passant indifféremment à travers les salles, il ne s’apercevait
pas qu’il avait devant les yeux ce qu’il cherchait avec tant d’empressement. […] Qu’eût-ce
été si, s’en retournant charmé à la vue de tant de belles choses, Raphaël l’avait d’abord
appelé lui-même par l’effet des couleurs propres à chaque objet, soutenues d’un excellent
clair-obscur ? » (Roger de Piles, Cours de peinture par principes, op. cit., p. 13).
112  Diderot, Essais sur la peinture, p. 475 (chap. II, « Mes petites idées sur la couleur »).
113  Diderot, Salon de 1765, p. 345 (art. « Chardin »).
114  Ibid., p. 348 (art. « Chardin », n° 49, « Une corbeille de raisins »).
124 chapitre 2

tons, juxtaposent sans les mélanger des touches de couleur presque pure et
indiquent les reflets de lumière même dans l’ombre », explique G. May115.
Diderot décrit en effet les prodigieux accords de tons que Chardin parvient à
rendre avec un « faire rude et comme heurté »116, car la technique du peintre
consiste à produire un effet harmonique par la juxtaposition, sans les mélan-
ger, de touches de couleurs différentes. Baudelaire rejoint Diderot dans son
admiration du disparate des couleur en peinture, qu’il explicite de la façon sui-
vante dans L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix : « il est bon que les touches [de
couleur] ne soient pas matériellement fondues ; elle se fondent naturellement
à une distance voulue par la loi sympathique qui les a associées. La couleur
obtient ainsi plus d’énergie et de fraîcheur. »117
L’éloge du disparate des couleurs ressort également du commentaire
oxymorique qu’émet Baudelaire à propos du Sultan du Maroc de Delacroix :
« Fit-on jamais chanter sur une toile de plus capricieuses mélodies ? un des
plus prodigieux accord de tons nouveaux, inconnus, délicats, charmants ? »118
Le terme de « capricieux », qui fait écho à celui de « coquetterie » employé plus
tôt, et les tons « nouveaux, inconnus » désignent l’appréciation du disparate, de
« cet hymne compliqué » qu’est la couleur dont la « variété sort de l’infini »119.
Ce n’est pas seulement le surprenant, l’inédit qui est évoqué dans le sujet,
mais aussi la diversité des tons (c’est le sens du mot « capricieux »), ainsi que
l’irrégularité des lignes qui provoquent un effet de rupture dans l’harmonie de
l’œuvre. Baudelaire pas plus que Diderot n’aime la bigarrure (les « papillotages »
et les « crudités » du pinceau sont condamnés120), mais tous deux abhorrent
autant la régularité et la monotonie dans les « protocoles » des peintres qui
pratiquent « un petit technique facile et borné ». Le mérite des grands peintres,
souligne Diderot à propos de Vernet et de Chardin, est que « leur intrépide

115  Gita May, Diderot et Baudelaire, op. cit., p. 158. G. May rapproche ce passage de Baudelaire
des propos suivants de Diderot : « l’harmonie d’une composition sera d’autant plus
durable que le peintre aura été plus sûr de l’effet de son pinceau, aura touché plus fière-
ment, plus librement, aura moins remanié, tourmenté sa couleur, l’aura employée plus
simple et plus franche. » (Essais sur la peinture, p. 474)
116  Diderot, Salon de 1761, p. 218 (art. « Chardin ») : « C’est toujours une imitation très fidèle
de la nature, avec le faire qui lui est propre ; un faire rude et comme heurté ». Et dans le
Salon de 1765, p. 349 (art. « Chardin », n° 49, « Une corbeille de raisins ») : « Le faire de
Chardin est particulier. Il a de commun avec la manière heurtée que de près on ne sait
ce que c’est, et qu’à mesure qu’on s’éloigne l’objet se crée et finit par être celui de la nature ;
quelquefois aussi il vous plaît également de près et de loin. »
117  Baudelaire, L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, p. 409.
118  Salon de 1845, p. 17 (art. « Delacroix »).
119  Salon de 1846, p. 83 (art. III, « De la couleur »).
120  L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, p. 409.
Imaginer la peinture 125

pinceau se plaît à entremêler avec la plus grande hardiesse, la plus grande


variété et l’harmonie la plus soutenue, toutes les couleurs de la nature avec
toutes leurs nuances »121. Ainsi, nous pouvons résumer avec Gita May que
l’harmonie appréciée par les critiques d’art n’est pas celle d’un monotone
accord des couleurs « amies », mais d’une « éternelle variation » de couleurs
« disparates » – « amies ou ennemies » : « Tout comme les dissonances en
musique ont la vertu de mettre en valeur certains effets de sonorité, mieux
que ne ferait une composition invariablement et fadement harmonieuse, le
bon peintre doit pouvoir mélanger hardiment les tons apparemment les plus
inharmonieux, les plus discordants »122.
Dans une lettre que Baudelaire écrit à Wagner le 17 février 1860, il décrit au
compositeur « la plus grande jouissance musicale [qu’il ait] jamais éprouvée »
en recourant à un contraste de couleurs : « Par exemple, pour me servir de
comparaisons empruntées à la peinture, je suppose devant mes yeux une vaste
étendue d’un rouge sombre. Si ce rouge représente la passion, je le vois arriver
graduellement, par toutes les transitions de rouge et de rose, à l’incandescence
de la fournaise. Il semblerait difficile, impossible même d’arriver à quelque
chose de plus ardent ; et cependant une dernière fusée vient tracer un sil-
lon plus blanc sur le blanc qui lui sert de fond. Ce sera, si vous voulez, le cri
suprême de l’âme montée à son paroxysme. »123 Le cri comme une « fusée »
vient traverser d’un trait blanc la palette des rouges : l’effet esthétique de la
musique ainsi que de la peinture se situe dans ce cri traversant l’harmonie,
comme une note discordante déchirant un fond uni. Ce « sillon » tracé par le
« cri suprême de l’âme » correspond aux lignes appuyées du pinceau qui ci-
saillent la toile de couleurs opposées. Décrivant la Madeleine dans le désert
de Delacroix en 1845, il remarque qu’« elle est peinte presque par hachures
comme beaucoup de peintures de M. Delacroix »124. Les hachures dans l’image
sont à la source de l’émotion du spectateur, comme si elles coupaient la surface
plane de la toile. Baudelaire admire de la même façon les figures de Rembrandt
pour ce qu’il les perçoit « avec un relief puissant », dans la mesure où le peintre
« a noirci leurs ombres et illuminé leurs lumières [comme] ces aquafortistes
qui ne sont jamais contents de la morsure, et qui transforment en ravines les
écorchures principales de la planche »125.

121  Essais sur la peinture, p. 476 (chap. II, « Mes petites idées sur la couleur »).
122  Gita May, Diderot et Baudelaire, op. cit., p. 164.
123  Baudelaire, « Lettre à Wagner », in : Critique musicale, p. 681 et 682. L’essai Richard Wagner
et « Tannhäuser » à Paris, qui sera publié en 1761, est largement inspiré de cette lettre.
124  Salon de 1845, p. 14 (art. « Delacroix »).
125  « Théophile Gautier », L’Artiste, 13 mars 1859, cité par S. Thorel, Le Nadir de la grâce, op. cit.,
p. 145.
126 chapitre 2

L’œuvre ne peut donc interpeller le spectateur que si l’ensemble harmonieux


est traversé de lignes « en relief », comme ces « ravines » dans les eaux-fortes,
ces hachures chez Delacroix ou ce « faire heurté » chez Chardin. « Qu’est-ce
qui entraîne mon attention ? C’est le concours de la multitude »126, affirmait
Diderot, et ce « concours » ou cet « accord » réside en « l’art de lier, de rap-
procher les cordes les plus disparates », « les effets d’harmonie les plus rares
et les plus piquants »127. Le disparate et le piquant ou le surprenant tiennent
aux traces profondes des lignes du pinceau, celles-là mêmes qui créent l’effet
envoûtant de l’arabesque que Baudelaire définit comme l’« effet mystérieux
de la ligne et de la couleur »128, et dont il déclare qu’elle se « découpe dans
l’espace »129 de la toile. L’arabesque est opératrice de discordance, parce qu’elle
est ressentie par le salonnier comme une ligne qui se découpe sur la surface
peinte et par là rompt l’unité de l’image.
À la discontinuité des lignes correspond la dissonance sur le plan sonore.
Le compte rendu exalté des Croisés de Delacroix montre l’engouement du
poète devant « ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se dérouler et cla-
quer leurs plis lumineux dans l’atmosphère transparente ! »130 Si les « plis » des
drapeaux sont éclatants aux yeux du spectateur, c’est parce que le lumineux
et l’audible se répondent : la ligne tranchante des plis visibles produit un cla-
quement audible et ressenti comme une secousse intérieure. C’est aussi dans
sa poésie que Baudelaire manifeste une sensibilité particulière pour la disso-
nance, dans la mesure où il lui arrive d’évoquer le cri ou la « note criarde »
qui surgit de façon inattendue, s’échappant « tout à coup » d’un corps perçu
comme un instrument « riche et sonore »131. Le retentir du cri brise la mélodie
de la même la façon que les striures du pinceau de Delacroix font ressortir

126  Essais sur la peinture, p. 499 (chap. V).


127  Salon de 1767, p. 766 (nous soulignons).
128  Dans une lettre datée du 8 octobre 1861, Delacroix avait remercié Baudelaire d’un compte
rendu qu’il écrivit des peintures murales de Delacroix à l’église Saint-Sulpice, en louant
sa sensibilité pour « cette partie musicale et arabesque » de la peinture, qui est un des
« effets mystérieux de la ligne et de la couleur » (cité par Claude Pichois dans Critique
d’art, op. cit., p. 662). L’association entre l’arabesque et la musique est fréquente chez
Baudelaire : on la retrouve dans l’essai sur Wagner, où il conçoit sa musique comme une
« véritable arabesque de sons dessinée par la passion » (Richard Wagner et « Tannhäuser »
à Paris, p. 450).
129  L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 413 : « Voluptueuse ou terrible, cette figure ne doit son
charme qu’à l’arabesque qu’elle découpe dans l’espace. »
130  Exposition universelle, p. 252 (art. III, « Eugène Delacroix »), nous soulignons.
131  Baudelaire, XLV, « Confession », v. 13-19 (Les Fleurs du mal, op. cit., p. 92-93). La femme
aimée est ici comparée à un instrument « où ne vibre que la radieuse gaieté » (v. 15-16),
mais dont « s’échappe » (v. 20) soudain « une note plaintive, une note bizarre » (v. 19).
Imaginer la peinture 127

toute la puissance suggestive du tableau. Si l’émotion de l’art procède d’une


harmonie comme une « danse intérieure », selon la magnifique formule de
Jean Prévost132, c’est donc aussi parce que Baudelaire, comme Diderot ont su
fonder une esthétique de la rupture, où la variété comprise comme le déviant,
le bizarre ou extravagant est perçue comme discontinuité, dissonance, rupture
avec l’harmonie de l’œuvre133.
Remarquons pour finir que pour Baudelaire, l’opposition entre la ligne et la
couleur ne fait pas de sens, ce sont deux composantes indissociablement liées
dans la peinture : « il n’y a dans la nature ni ligne ni couleur. C’est l’homme
qui crée la ligne et la couleur. » Mais ces « deux abstractions » remplissent
une fonction différente : « La ligne et la couleur font penser et rêver toutes les
deux ; les plaisirs qui en dérivent sont d’une nature différente, mais parfaite-
ment égale et absolument indépendante du sujet du tableau »134. La ligne a
une nature abstraite, non figurale pour Baudelaire, tandis que la couleur est de
l’ordre du figuratif135, mais elles sont néanmoins inséparables. « [L]es lignes ne
sont jamais, comme dans l’arc-en-ciel, que la fusion intime de deux couleurs »,
écrit Baudelaire136. La ligne n’est plus l’autre composante de la peinture, à côté
de la couleur, elle est la ligne de la couleur : l’empreinte visible sur la toile de la
dissonance de l’œuvre.
Pour Baudelaire, la ligne de la couleur a un effet émotif bien plus puissant
que le sujet représenté par le tableau : « Une figure bien dessinée vous pénètre
d’un plaisir tout à fait étranger au sujet », note-t-il dans L’Œuvre et la vie de
Delacroix137, affirmant par là que le premier plaisir du regard est celui de l’indis-
tinction du sujet. Le plaisir de voir un tableau ou un dessin tient à l’impression
sensible, presque tactile de l’œil lorsqu’il perçoit le contraste des couleurs et

132  « L’émotion poétique, réglée par le rythme des sons et des images, s’est déroulée en nous
comme une danse intérieure, chaque mouvement se liait aux autres pour le suivre ou le
balancer » (Jean Prévost, Baudelaire. Essai sur la création et l’inspiration poétiques, Paris,
Mercure de France, 1971, p. 284).
133  En ce sens, cette esthétique de la rupture s’oppose à l’esthétique classique telle que
la théorisa notamment Hogarth qui, tout en affirmant l’importance de la variété dans la
création de la beauté (au chap. 2), tente de la ramener au principe de convenance (qu’il
avait pris soin de poser dans le 1er chapitre de l’Analyse de la beauté (op. cit.).
134  L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, p. 413.
135  « Les purs dessinateurs sont des philosophes et des abstracteurs de quintessence. Les
coloristes sont des poètes épiques » (Salon de 1846, p. 86, art. III, « De la couleur »).
136  Ibid., p. 94 (art. IV, « Delacroix »). Et au début du même Salon, il écrit : « Vous ignorez à
quelle dose la nature a mêlé dans chaque esprit le goût de la ligne et le goût de la couleur,
et par quels mystérieux procédés elle opère cette fusion, dont le résultat est un tableau. »
(p. 78, art. I, « À quoi bon la critique ? »)
137  L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 413.
128 chapitre 2

des lumières. Et cette appréciation aboutit à une antithèse, car quand la varié-
té des tons est harmonieuse, l’effet d’ensemble du tableau en devient « gris ».
Ainsi, le Sultan du Maroc est un tableau « si harmonieux, malgré la splendeur
des tons, qu’il en est gris – gris comme la nature – gris comme l’atmosphère
de l’été, quand le soleil étend comme un crépuscule de poussière tremblante
sur chaque objet »138. De même la Madeleine est peinte en tons « très doux
et modérés » dont « l’aspect est presque gris, mais d’une harmonie parfaite ».
Dans le chapitre sur la couleur du Salon de 1846, Baudelaire expliquera que
l’apparence grise des objets est un condensé de toutes les couleurs, comme
celui de l’effet d’un toton coloré dont la vitesse des tours fait fondre les distinc-
tions : « la nature ressemble à un toton qui, mû par une vitesse accélérée, nous
apparaît gris, bien qu’il résume en lui toutes les couleurs. »139 L’explosion des
couleurs de Delacroix a pour effet qu’elles deviennent indiscernables, produi-
sant « un résultat général crépusculaire »140. Ainsi, le tableau achevé se profile
comme une image profonde et incomplète, comme un tableau en puissance de
couleur.
Cette indiscernable variété qui constitue la puissance de la couleur d’un
tableau avait déjà été remarquée par Diderot, lui permettant de rapprocher la
peinture de la musique dans un passage remarquable de l’article « Sensation »
de l’Encyclopédie : « Toute sensation, celle du ton, par exemple, ou de la lu-
mière en général, quelque simple, quelque indivisible qu’elle nous paraisse, est
un composé d’idées, est un assemblage ou amas de petites perceptions qui se
suivent dans notre âme si rapidement, et dont chacune s’y arrête si peu, ou qui
s’y présentent à la fois en si grand nombre, que l’âme ne pouvant les distinguer
l’une de l’autre, n’a de ce composé qu’une seule perception très confuse, par
égard aux petites parties ou perceptions qui forment ce composé »141. Ainsi,
pour le philosophe comme pour le poète, la vivacité d’une impression tient
toujours au fait qu’elle est constituée d’une richesse de stimuli, imperceptibles
mais qui n’échappent pas à la sensibilité du spectateur. « Mon ami, les ombres
ont aussi leurs couleurs », écrivait Diderot142, comme pour indiquer que l’œil
peut y rêver à des images infinies.

138  Salon de 1845, p. 17 (art. « Delacroix »).


139  Salon de 1846, p. 83 (art. III, « De la couleur »).
140  L’Œuvre et la vie de Delacroix : « une impression analogue à celle ressentie dans ces pays
intertropicaux, où une immense diffusion de lumière crée pour l’œil sensible, malgré
l’intensité des tons locaux, un résultat général crépusculaire » (p. 420).
141  Diderot, art. « Sensation » de l’Encyclopédie, in : Diderot, Sensations, op. cit., p. 11-12.
142  Essais sur la peinture, p. 481 (chap. III « Tout ce que j’ai compris de ma vie du clair-obscur »).
Imaginer la peinture 129

1.2.4 Dualité et aspiration vers l’infini


La perception confuse – grise – de ce qui est néanmoins senti comme puissam-
ment varié, comme un « composé d’idées » ou ce que Diderot appelle l’« ac-
cord » de tons ou de couleurs, est ainsi à la source d’une profonde émotion
auprès le récepteur. Il s’ensuit que plus l’impression du tableau est vive, moins
la vue est opérante : le tableau qui déroute, qui enchante par sa ligne de cou-
leurs ne se perçoit que comme un ensemble d’imperceptibles nuances que l’on
sent bien plus que l’on ne voit. Ce n’est donc pas par la vue seule, mais par le
corps sentant qui est tout à la fois toucher, goût, odorat et vue que le tableau
s’appréhende d’abord. Baudelaire cite un passage de Hoffmann pour célé-
brer l’importance de cette synesthésie des tons, des sons et des parfums dans
l’art : « […] je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs,
les sons et les parfums. Il me semble que toutes ces choses ont été engendrées
par un même rayon de lumière, et qu’elles doivent se réunir dans un merveil-
leux concert. »143 L’exaltation de la peinture par Baudelaire prend forme dans
cette unité des perceptions sensorielles144. Sa théorie des correspondances tra-
verse sa critique d’art, comme il ressort notamment des phrases exaltées que
Baudelaire écrit en 1855 devant les peintures de Delacroix, dans lesquelles « le
ciel d’un azur plus transparent s’enfonce comme un abîme plus infini, où les
sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, où les parfums racontent
des mondes idées »145.
C’est donc la teinte unie en tant qu’elle est composée d’une disparité des
tons qui est appréhendée non sur le mode de la perception visuelle, mais d’une
perception dépossédée du regard, qui concerne le corps entier du spectateur.
Baudelaire ne « parle » pas aux figures peintes comme Diderot aimait le faire,
mais il n’est pas moins à l’écoute du spectacle coloré qui s’offre à lui, et il sait en
rapporter les sons et les parfums à ses lecteurs. Toutefois, cette poétique de la
synesthésie se conjugue à un idéal existentiel qui s’imprime dans la forme du
langage : en effet, Baudelaire ne cesse de projeter dans la peinture sa concep-
tion de la dualité146, qu’il exprime à l’aide d’antithèses ou d’oxymores de sorte

143  Salon de 1846, p. 83 (art. III, « De la couleur »). Comme le note Claude Pichois (p. 526),
Baudelaire cite un passage des Contes et fantaisies de Hoffmann, traduits par Loève-
Veimars, Renduel, t. XIX, 1832, p. 45-46 (le texte a été repéré par Jean Pommier, Dans les
Chemins de Baudelaire, Paris, José Corti, 1945, p. 304).
144  Intuition qui reçoit sa forme poétique la plus pure dans le poème « Correspondances »
dans Les Fleurs du mal (IV, Spleen et idéal, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 62-63).
145  Exposition universelle, p. 256 (art. III, « Eugène Delacroix »).
146  De même que, comme l’a montré P. Labarthe, les Petits Poèmes en prose sont « le lieu où,
dans un battement constant entre veine lyrique et veine critique, les dualismes s’exas-
pèrent, voire se radicalisent : rêve / réalité ; Dieu / Satan ; ‘horreur de la vie’ / ‘extase de la
vie ; mysticité / sadisme ; envol / chute ; ‘surnaturalisme’ / ‘ironie’. L’unité paradoxale du
130 chapitre 2

à donner un caractère quasi lyrique à sa critique d’art. Ceci ressort clairement


du compte rendu suivant qu’il écrit à propos d’une toile qu’il admira dans
l’exposition Martinet en 1862 :

Nous avons également observé une Inondation, de M. Eugène Lavieille,


qui témoigne, chez cet artiste, d’un progrès assidu, même après ses
excellents paysages d’hiver. M. Lavieille a accompli une tâche fort diffi-
cile et qui effrayerait même un poète ; il a su exprimer le charme infini,
inconscient, et l’immortelle gaîté de la nature dans ses jeux les plus hor-
ribles. Sous ce ciel plombé et gonflé d’eau comme un ventre de noyé, une
lumière bizarre se joue avec délices, et les maisons, les fermes, les villas,
enfoncées dans le lac jusqu’à moitié, ont l’air de se regarder complaisam-
ment dans le miroir immobile qui les environne147.

La dualité est exprimée par le style antithétique des phrases – la « gaîté


de la nature dans ses jeux les plus horribles » ; le « ciel » comme un ventre de
« noyé » –, antithèses entrelacées de métaphores (le lac comme un « miroir
immobile ») et engendrées par un style ternaire qui suscite un sentiment d’in-
fini par l’élan énumératif. Ces procédés stylistiques concourent ensemble à
fonder la beauté du « bizarre » qui traverse l’atmosphère indistincte de la toile,
la déchirant entre le ciel et le lac, le haut et le bas, sans qu’une distinction
ne puisse être nettement perçue dans cette dualité du « ciel gonflé d’eau » et
des maisons à moitié enfoncées « dans le lac ». Le bizarre indique l’indétermi-
nation de la pensée devant cette image indescriptible, qui la maintient dans
une pluralité des possibles et permet ainsi la continuité créative que réalise
Baudelaire dans son texte littéraire. La critique poétique de Baudelaire n’est
donc pas séparable de sa poésie, où l’imagination œuvre dans et par le dua-
lisme des antithèses et d’une pensée oxymorique, allant jusqu’à se matérialiser
dans la graphie, lorsqu’un tiret déchire radicalement le poème en inconci-
liables aspirations148.
L’écriture antithétique de Baudelaire exprime l’affranchissement des yeux
et de la pensée de l’image perçue, et l’émergence de la rêverie. La musique
s’avère particulièrement apte à susciter l’envol des rêves. En effet, dans son

recueil réside dans l’omniprésence d’une telle tension » (Patrick Labarthe commente les
Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 43).
147  Baudelaire, [Exposition Martinet], article non titré qui a paru dans la Revue anecdotique
de la première quinzaine de janvier 1862, p. 393.
148  Par exemple, dans « Le mauvais moine » (poème IX des Fleurs du mal), l’antithèse entre
le bon moine et le mauvais est rendue graphiquement par un tiret au v. 9, qui rend visible
l’opposition sans conciliation possible (Les Fleurs du mal, op. cit., p. 66-67).
Imaginer la peinture 131

étude sur Delacroix, et en reprenant des propos de Liszt, Baudelaire écrit que
le peintre, grand admirateur de Chopin, « aimait à tomber en profonde rêve-
rie aux sons de cette musique légère et passionnée qui ressemble à un bril-
lant oiseau voltigeant sur les horreurs d’un gouffre »149. L’antithèse entre le
vol aérien et la chute dans le gouffre caractérise la force de la musique pour
inciter à la rêverie. De même, il faut en peinture faire abstraction du sujet
perçu pour recevoir mieux, grâce au jeu contrasté des couleurs et des lignes,
l’impression pénétrante qui pousse à la rêverie. Ainsi du tableau des Croisés
de Delacroix, « si profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son
harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer ! Tout y est tumultueux
et tranquille »150. L’antithèse de la langue répond aux contrastes formels et
thématiques de la peinture (le ciel et la mer, le tumultueux et le tranquille)
qui permettent de faire éclore « l’aspiration vers l’infini », un infini rêvé ou
imaginé entièrement dans la conjonction des contraires, comme un espace
entre-deux – entre le ciel et la mer, mais la mer est ciel et le ciel est mer de
sorte que cet espace même n’est pas délimitable, discernable. L’imagination
éclot donc dans l’indétermination des contours percevables qui génèrent un
imprécis langagier où la rêverie poétique se met en place. Celle d’un lecteur
que Baudelaire ne cesse d’inciter à rêver avec lui des images que son imagina-
tion a recréées.
Dans sa notice sur Victor Hugo qu’il écrit pour l’anthologie d’Eugène Crépet
en 1861, Baudelaire s’interroge : « Comment le père un a-t-il pu engendrer la
dualité et s’est-il enfin métamorphosé en une population innombrable de
nombres ? Mystère ! » L’infini et l’éternel sont un « innombrable », avance
A. Compagnon, et ce mystère aura fasciné le poète : « Baudelaire s’interroge
sur la création comme génération du multiple à partir de l’un, comme foison-
nement d’une ‘population innombrable de nombres’ »151. Ainsi, entre les deux
pôles de la dualité du monde, entre l’un et l’infini, l’ordre et la discorde, se situe
le monde, ce fouillis sans ordre et sans nombre, qui est tour à tour vagabondage
et extravagance, anonymat et sujet, ivresse de l’esprit et du crayon et mélanco-
lie, bref, qui est constitué d’écarts dans lequel le flâneur déambule et se perd152.
Le sentiment d’infini dans le monde génère une poétique de l’éclatement dans
l’éclat même des mots. « Jusqu’au bout, ‘crispé comme un extravagant’, dans la

149  L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 421.


150  Exposition universelle, p. 252.
151  Antoine Compagnon, Baudelaire devant l’innombrable, Paris, Presses de l’Université de
Paris-Sorbonne, 2003, p. 192.
152  « Le flâneur aspire à l’épuisement dans une ville qui s’ouvre à lui comme un paysage
infini, tout en lui imposant la réclusion éternelle dans le huis clos d’une chambre », écrit
M. Draguet, « Présentation », op. cit., p. 39.
132 chapitre 2

‘contention de mémoire’ et ‘l’ivresse de crayon’ qu’il louait chez Guys, il glori-


fiera le nombre, non plus certes la proportion et l’harmonie, mais le nombre
sans nombre, le nombre hors nombre, l’éclat du vers »153, note A. Compagnon.
Dans cette expérimentation de l’innombrable comme un nombre éclaté, où
le moi est écartelé entre les contraires naît le poète de la modernité. En effet,
comme l’affirme Patrick Labarthe, la modernité, c’est « l’intériorisation d’un
tragique de la contradiction : choc des foules ; heurt cruel parce que impassible
des riches et des ‘éclopés de la vie’ ; mais aussi conflits internes d’un moi frag-
menté par l’Ennui, vulnérable à tous les assauts de la contingence et de l’autre,
voué à une errance heurtée, qui devient avec Baudelaire le symbole même de
la production poétique. »154 Cette « errance heurtée » définit aussi bien la ligne
brisée chère à Baudelaire dans la peinture, que son écriture « heurtée » quand
elle essaie d’en rendre compte, et qu’il définira lui-même de « rhapsodique »155.
Un paradoxe se profile sans cesse sous la plume du poète : l’apparence grise
des choses et la variété des couleurs ou des êtres distincts qui se détachent
nettement les uns des autres, pour fonder tout ensemble une harmonie indis-
tincte, grise comme la brume recouvrant le soleil. L’important est seulement
que le spectateur, celui qui se profile comme un critique poétique, puisse, par
son imagination, se projeter dans l’œuvre pour y découvrir les tonalités variées,
étranges, qui l’ébranleront bien plus fortement que si elles lui étaient ouver-
tement exposées. La critique émotive de Baudelaire réside donc bien dans la
faculté de ressentir ces accords imperceptibles du multiple, du varié dans le
gris uni des ciels de Delacroix, comme une « aspiration à l’infini ».

1.3 Les peintres absents


« Au seuil de la vie littéraire, tout jeune encore, ce poète se fait critique pour
affirmer des tendances personnelles et rêver d’un nouveau romantisme qui
interprètera la modernité, tandis que s’éveille en lui le goût des beaux-arts
et qu’il devient, parmi les salonniers de son temps, le plus difficile et le plus
lucide des juges. »156 Par ces mots élogieux, André Ferran loue l’esthétique de
Baudelaire en intronisant le poète comme le grand prêtre de la critique d’art
romantique. De fervents éloges ne manquent pas dans les études sur Baudelaire
pour célébrer la qualité de ses écrits. Et pourtant, sa renommée n’est pas sans
connaître quelques résistances. Ainsi, comme le signale Claude Pichois, aux

153  A. Compagnon, Baudelaire devant l’innombrable, op. cit., p. 195.


154  Patrick Labarthe, Patrick Labarthe présente Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire,
op. cit., p. 29.
155  Ibid., p. 32.
156  André Ferran, L’Esthétique de Baudelaire, Paris, Hachette, 1933, p. VIII.
Imaginer la peinture 133

yeux d’un historien d’art comme Daniel Ternois, connaisseur d’Ingres, les
écrits sur l’art de Baudelaire « nous aident à mieux comprendre Baudelaire,
mais il n’est pas sûr qu’ils nous aident à mieux connaître la peinture française
du XIXe siècle. »157 L’historien affirme, à juste titre d’ailleurs, que la critique
de Baudelaire « reste assez littéraire » : « Il apparaît clairement que Baudelaire
s’intéresse plus à l’expression, à l’âme de l’artiste, qu’aux qualités formelles de
sa peinture. Sa critique reste assez littéraire. Si intuitive, si géniale qu’elle soit,
elle n’est pas infaillible comme on a trop tendance à le croire. » On se sou-
viendra aussi de l’invective de Van Gogh à propos de Baudelaire, rappelée par
Antoine Compagnon : « Baudelaire, qu’il taise son bec sur ce territoire, c’est des
mots sonores, et puis d’un creux. Qu’il nous fiche la paix quand nous parlons
peinture »158.
Comme le souligne Claude Pichois159, un fait historique semble donner
raison à cette réticence de certains critiques vis-à-vis de l’autorité conférée à
Baudelaire en matière de peinture : le fait que le développement du réalisme
en peinture ait complètement échappé au poète, en partie aveuglé par son
admiration extrême pour Delacroix. La conséquence est de taille : les Salons
de Baudelaire sont marqués par un déséquilibre notable entre abondance
et silence. En effet, on note une sur-présence de Delacroix dans les dévelop-
pements sur la peinture, qui contraste avec un surprenant silence entourant
les productions des peintres réalistes, Manet et Courbet en particulier, qui
sont peu mentionnés malgré le fait qu’ils étaient proches de Baudelaire, et
que d’autres critiques contemporains, comme Champfleury ou Zola, avaient
ouvertement célébré leurs mérites. Toutefois ce n’est pas à partir de la peinture
de ses amis, mais à partir de celle de Delacroix, qui ne l’admit jamais parmi ses
intimes, que Baudelaire développera ses idées les plus profondes.
Si l’art ne consiste pas dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais
dans « la manière de sentir »160, alors Delacroix est bien « le vrai peintre du
XIXe siècle »161 pour Baudelaire, celui qui donne à l’art moderne sa teinte
d’intimité, spiritualité, couleur et aspiration vers l’infini. Toutefois, il s’accorde
mal avec l’exigence d’actualité que Baudelaire comprend dans sa définition
du beau artistique, notamment lorsqu’il affirme à la même page du Salon de
1846 : « Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle

157  « Baudelaire et l’ingrisme », French 19th-Century Painting and Literature, éd. Ulrich Finke,
Manchester UP, 1972, p. 37.
158  Lettre de Vincent Van Gogh à Émile Bernard en 1888, cité par Antoine Compagnon dans
Un Été avec Baudelaire, op. cit., p. 87.
159  Claude Pichois, « Notice », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 486-487.
160  Salon de 1846, p. 81 et 80 (art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »).
161  Ibid., p. 100 (art. IV, « Delacroix »).
134 chapitre 2

du beau ». En effet, comme l’avait souligné Armand Moss, Delacroix est un


artiste plutôt conservateur, qui se tourne volontiers vers les héros mytho-
logiques du passé162, tandis que Baudelaire insiste sur l’importance d’une
actualité du beau. Dans Le Peintre de la vie moderne, précisément, Delacroix
brille par son absence : comme si le développement d’une pensée sur l’actua-
lité du beau était incompatible avec l’art du peintre, que Baudelaire ne cessera
pourtant jamais d’admirer.
C’est à Constantin Guys qu’il reviendra d’être le peintre de la vie moderne.
La critique s’est souvent étonnée du choix que fait ici Baudelaire. Pourquoi
ne nomme-t-il pas Manet ou Courbet en exemples du peintre moderne, si
Delacroix n’y répond pas ? Il y a à l’égard de ces deux peintres que Baudelaire
a bien connus un silence qui paraît obstiné. Claude Pichois le souligne dans
sa notice sur la critique d’art de Baudelaire : « Son romantisme s’étant fixé sur
celui de Delacroix, il se méprend sur la place à accorder aux successeurs de son
héros, bien que Courbet et Manet revêtent l’homme et la femme du costume
moderne, parce que ces peintres ne satisfont pas aux impératifs de l’imagina-
tion romantique : peindre ce qu’on voit ne peut plus convenir à celui qui pos-
tule une autre réalité, transcendantale celle-là, d’origine divine ou infernale. »163
S’agit-il vraiment d’une « méprise » de la part de Baudelaire ? Les avis restent
partagés : malgré sa grande connaissance de la peinture, Baudelaire passe à
côté des développements de la peinture de son temps, comme s’il n’avait
pas su repérer dans la pratique picturale la mise en œuvre de ses convictions
esthétiques géniales. C’est aussi ce que note Wolfgang Drost dans un article
important consacré à cette question164. « Le poète était trop connaisseur pour
ne pas voir le talent de Manet et, en effet, il le soutient partout – mais dans les

162  Armand Moss, Baudelaire et Delacroix, Paris, Nizet, 1973, p. 67 : « Ce grand bourgeois est
donc conservateur, se veut conservateur ; dans son atelier – si être conservateur en pein-
ture veut dire respecter la grande tradition – et conservateur aussi bien dans les salons.
[…] La liberté que Delacroix glorifiait était la liberté de peindre en paix ». Moss s’appuie
sur une remarque de Victor Hugo, selon lequel le peintre, « révolutionnaire dans son ate-
lier », « était conservateur dans les salons, reniait toute solidarité avec les idées nouvelles,
désavouait l’insurrection littéraire et préférait la tragédie au drame » (cité p. 66, sans
référence).
163  Claude Pichois, « Notice », loc. cit., p. 486-487. Plusieurs critiques ont souligné ce pro-
blème, comme le rappelle aussi Julien Cain : « L’amour exclusif que Baudelaire porte à
Delacroix et à ce qu’il a appelé son ‘surnaturalisme’, l’a rendu injuste, et dans une cer-
taine mesure aveugle, devant des peintres comme Courbet, Corot, Th. Rousseau, Millet. »
(« Introduction », in : Curiosités esthétiques, op. cit., p. 22)
164  Wolfgang Drost, « ‘Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art’ : Baudelaire
et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de Manet », Cahiers d’Histoire des
Littératures Romanes /Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 38 (2014), p. 93-114.
Imaginer la peinture 135

coulisses. […] Il y a donc une contradiction qu’il serait bon de pouvoir expli-
quer : comment se fait-il que Baudelaire ne s’engage pas pour la modernité qui
s’élabore dans la peinture contemporaine tout en esquissant en même temps,
dans ses pages sur Constantin Guys, un concept de modernité qui a fait date
jusqu’à nos jours ? Pourquoi ce silence ? »165
Le silence de Baudelaire à l’égard de Delacroix dans Le Peintre de la vie
moderne se double donc de celui à l’égard de Courbet et de Manet, et ce non seu-
lement dans cet essai mais dans l’ensemble des pages de sa critique picturale.
Ce silence est d’autant plus surprenant lorsqu’on se rappelle l’influence décisive
qu’eurent ces peintres dans le développement de la peinture vers un tournant
impressionniste à partir des années 1860 – au moment même où Baudelaire
rédige Le Peintre de la vie moderne. Comme le rappelle James H. Rubin, le
style pictural de Courbet et de Manet dans les années 1860 comportait un
double défi que le mot « impressionnisme » exprimera parfaitement plus tard :
« Partant de l’observation du monde contemporain qui les entourait, tout en
affichant une vision neuve et personnelle grâce à une technique d’exécution
fortement opposée aux recettes traditionnelles, ces peintres avaient réussi non
seulement à mettre en évidence, mais aussi à épouser et à célébrer la dualité
implicite dans toute œuvre d’art entre la représentation du réel et l’expression
artistique. »166
Inexplicable silence de Baudelaire donc, que l’impressionnisme naissant
n’aurait dû qu’enchanter, lui qui appréciait particulièrement les dessins de
Hamlet de Delacroix pour leur « indécision charmante »167, comme la tech-
nique de l’eau-forte pour ce qu’elle « se rapproche le plus de l’expression
littéraire »168, comme si la sobriété de l’exécution multipliait les effets ressen-
tis. Car ce que Baudelaire admire le plus en peinture, c’est l’imprécision, voire
l’imperfection artisanale de la facture picturale livrée sous forme d’esquisse, de
sorte que la fugacité de la ligne dans les dessins de Guys sont célébrés de ma-
nière oximorique comme des « ébauches parfaites »169. C’est ainsi « l’inachevé

165  W. Drost, ibid., p. 95. Cf. aussi M. Draguet, « Présentation », op. cit., p. 63-68.
166  James H. Rubin, « Introduction. L’impressionnisme et le régime du visuel », in :
Impressionnisme et littérature, éd. par Gérard Gengembre, Yvan Leclerc et Florence
Naugrette, PU de Rouen et du Havre, 2012, p. 7.
167  Salon de 1845, p. 16 (art. « Delacroix »).
168  Baudelaire, L’Eau-forte est à la mode, p. 396.
169  Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, art. V, « L’art mnémonique », p. 360, à propos de
la méthode de C. G. : « Elle a cet incomparable avantage, qu’à n’importe quel point de
son progrès, chaque dessin a l’air suffisamment fini ; vous nommerez cela une ébauche
si vous voulez, mais ébauche parfaite. » Baudelaire s’oppose sur ce point à Théophile
Gautier, qui « rêve de la perfection de la forme comme expression de l’idéal », comme
le note Wolfgang Drost, « De l’esquisse dans la peinture au XIXe siècle », loc. cit., p. 3.
136 chapitre 2

impressionniste »170 qui est célébré dans la peinture autant que pratiqué dans
l’écriture par Baudelaire.
À ce paradoxe dans les écrits de Baudelaire, qui n’aura pas célébré l’art
impressionniste naissant alors qu’il est pourtant à la recherche de la manière
dont l’art répond à l’expression libre du moi, Wolfgang Drost donne une
explication plausible. En effet, c’est principalement par le genre du paysage
que l’impressionnisme se met en place graduellement, or Baudelaire se sen-
tait nettement moins attiré par ce genre, puisqu’il recherche les œuvres où le
tempérament de l’artiste transparaît nettement. C’est cette « exigence baude-
lairienne » de la substitution de la nature par le « Moi » qui est pour W. Drost
« la raison pour laquelle il critique tous ceux qui préparent l’avènement de
l’impressionnisme. Bien entendu, Baudelaire était assez connaisseur pour
reconnaître des maîtres comme Corot, Daubigny ou Théodore Rousseau. Mais
il ressentait trop peu d’amour pour la peinture de paysage pour en entrevoir
l’importance grandissante. »171
Toutefois, le silence de Baudelaire est d’autant plus remarquable en 1863,
lorsqu’éclate la controverse autour du Déjeuner sur l’herbe et que le jeune
peintre aurait pu bénéficier du soutien du poète. Zola prendra la plume pour
défendre les nouvelles aspirations artistiques défendues par Manet et ses amis
du Salon des Refusés – Salon qui parfois même refuse leurs productions, comme
c’était d’abord le cas du Déjeuner sur l’herbe. Mais Baudelaire, lui, se tait. Une
lettre à Manet datant du 11 mai 1863 est souvent citée pour alléguer son rejet
brutal de la nouvelle peinture pratiquée par les jeunes peintres modernistes,

Notons toutefois que dans son appréciation inaltérable pour Delacroix, Gautier concède
que « la masse de ses œuvres a imposé silence aux critiques de détail » (Exposition de 1859,
in : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix,
op. cit., p. 109). Dans une appréciation très diderotienne de la peinture, le critique recon-
naît qu’une force d’impression découle de l’inachevé des contours, comme il ressort de
son compte rendu du Christ descendu au tombeau : « Pour l’amateur que charment sur-
tout le poli d’une casserole, le détail d’un balai, la cassure d’une robe en satin, ce tableau
doit paraître un informe barbouillage ; pour l’artiste il est complet ; le fini le plus extrême
n’y ajouterait rien, et peut-être y ôterait. Les figures ont des mouvements si vrais, si dra-
matiques, si passionnés, dans leur savant négligence ; elles font si bien ce qu’elles font,
que l’imagination les achève, quoique souvent elles soient à moitié perdues dans l’ombre
et à peine indiquées en cinq ou six touches grossières : le geste fait supposer le bras et le
regard remplace l’œil. » (ibid., p. 111)
170  Cf. Gita May, Diderot et Baudelaire, op. cit., p. 106 : « L’inachevé impressionniste, avec son
effet tremblant mais intensément vivant, est donc souhaitable tant dans une composition
que dans la description de cette composition ». Notons avec W. Drost que le mot « impres-
sion » figure neuf fois dans le Salon de 1859, pour évoquer le lien entre l’effet d’une œuvre
d’art et son impression sur le spectateur (« Le point de vue du spectateur », loc. cit., p. 282).
171  « Des affinités de Baudelaire et l’esthétique allemands », op. cit., p. 95.
Imaginer la peinture 137

ressortant de la phrase : « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de


votre art »172. Le ton chaleureux et amical de la lettre invalide pourtant l’idée
d’une hostilité qu’éprouverait Baudelaire à l’égard de l’artiste, qui par ailleurs
était son ami. On a pu expliquer cette phrase par le fait que le poète n’aurait
pas apprécié les pratiques artistiques de son temps.
En effet, partout dans ses écrits sur l’art, le poète récuse l’art réaliste de ceux
qui ne peignent que « la nature extérieure, positive, immédiate »173, comme
il l’écrit à propos de Courbet en 1855, et tout son Salon de 1859 est un « mani-
feste anti-réaliste », selon le mot de W. Drost. Il est vrai qu’à certains égards,
particulièrement par son insistance anti-académique sur l’importance de
l’actualité du beau, Baudelaire se rapproche de l’école d’art réaliste, mais en
partie seulement. Car il ne partage pas le positivisme, ni l’engagement social
de ces artistes. « S’il se prononce avec Champfleury et Duranty pour l’idéal
de la sincérité, il n’entend pas par là, comme ils le font, une représentation
authentique du monde, mais l’expression de la personnalité et du tempéra-
ment de l’artiste », souligne W. Drost174. Autrement dit, lorsque Baudelaire
garde le silence à l’égard d’un peintre comme Courbet, ce serait parce qu’à ses
yeux celui-ci « reste prisonnier de la mimêsis comme principe d’imitation »,
comme l’explique M. Draguet175. Il ne trouve donc pas dans le réalisme « la
puissance suggestive » de l’art qu’il apprécie tant chez Delacroix et qui stimule
les élans de l’imagination du spectateur. Ou, pour le reformuler encore, le
réalisme n’est pas un art allégorique, au sens où l’entendait Baudelaire, comme
« un lieu ouvert au sens », qui « n’est jamais formulé de façon définitive »176.

172  Cité par Claude Pichois, « Notice », loc. cit., p. 486. A. Compagnon propose une inter-
prétation atténuée de cette invective de Baudelaire, qui serait moins insultante pour le
peintre ami : l’art étant promis à la décrépitude, celui de Manet n’en serait que le début,
pas plus ni moins mal donc que celui des autres (Un été avec Baudelaire, op. cit., chap. 16,
« Manet »). Cela n’implique néanmoins pas pour autant une défense explicite de l’art de
Manet …
173  Baudelaire à propos de Courbet dans l’Exposition universelle, p. 245-246.
174  W. Drost, « Le Salon de 1859, un manifeste anti-réaliste », in : Baudelaire, Salon de 1859, éd.
de W. Drost et U. Riechers, op. cit., p. 84.
175  M. Draguet, « Présentation », op. cit., p. 53. À l’inverse, Baudelaire aurait peut-être influen-
cé Courbet avec sa défense de l’habit noir dans le Salon de 1846 (c’est l’hypothèse proposée
par Yoshio Abé dans « Un Enterrement à Ornans et l’habit noir baudelairien », Études de
Langue et Littérature Françaises, Tokyo, 1962, p. 35-37, comme le note W. Drost dans « Le
Salon de 1859, un manifeste anti-réaliste », loc. cit., p. 85).
176  M. Draguet, « Présentation », op. cit., p. 52. L’allégorie classique relevait d’un code icono-
graphique qu’on pouvait déchiffrer : il était donné comme une signification apriorique
de la forme artistique. L’allégorie baudelairienne par contre « ne s’organise pas dans
cette mise à distance inhérente à l’objectivation, mais dans un jeu d’identification par
projections affectives. L’allégorie a donc perdu sa stabilité classique. Elle appartient à un
138 chapitre 2

C’est donc à son grand dam que Baudelaire se voit accusé de « réa-
lisme » lors du procès des Fleurs du mal en 1757. « Baudelaire et Manet se
trouvaient confrontés à une même hostilité du grand public. Les reproches
que l’on avait faits à Baudelaire durant le procès de Fleurs du mal ressem-
blaient à ceux qu’on adressait au peintre », note W. Drost177. Il explique que les
reproches d’immoralisme adressés par l’opinion publique au poète et au peintre
« réalistes » cachent toutefois une divergence esthétique fondamentale. Les
figures de Manet excluraient la communion intime, spirituelle ou sensuelle
avec le spectateur – telle que la préconise Baudelaire – par leur aspect « mo-
numental ». Ainsi, dans l’Olympia, « [l]e froid regard de la jeune femme n’est
pas apte à ouvrir une communication et moins encore à inviter à une douce
volupté imaginaire. »178 La peinture de Manet n’est pas « poétique »179 comme
l’est celle de Delacroix : elle n’ouvre pas aux horizons d’un monde transcendant
à l’œuvre que l’imagination du spectateur pourrait habiter. Il est constant que
dans sa critique d’art, Baudelaire préconise la peinture qui génère la rêverie,
conformément à la déclaration dans l’Exposition universelle selon laquelle il
n’apprécie un tableau que pour les idées ou les rêveries qu’il engendre180. C’est
pourquoi il préfère « la beauté surnaturelle des paysages de Delacroix » contre
les paysagistes trop réalistes ou stylisés de Théodore Rousseau, Daubigny, Corot,
dont l’œuvre a pour défaut de « naît[re] d’un amour aveugle de la nature, de
rien que la nature ». Il aime les compositions « amoureusement poétiques » de
Paul Huet, demeuré fidèle au romantisme, ou celles d’Eugène Boudin qui, lui, a
su « s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la
nature présente »181, en les rendant dans ses œuvres par des détails suggestifs,
qui permettent le « déploiement d’associations dans l’esprit du spectateur »182.

univers mouvant à l’intérieur duquel elle s’offre comme un lieu ouvert au sens. Celui-ci
n’est jamais formulé de façon définitive. Il est simplement esquissé pour accueillir une
signification que chacun pourra y loger. » Voir Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition
de l’allégorie, Genève, Droz, 1999.
177  Wolfgang Drost, « Baudelaire et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de
Manet », loc. cit., p. 101.
178  W. Drost, ibid., p. 104.
179  Dans le Salon de 1846, Baudelaire précise que la poésie « doit venir à l’insu de l’artiste », et
que la peinture « ne ressemble à la poésie qu’autant que celle-ci éveille dans le lecteur des
idées de peinture » (art. XIII « De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment », p. 134).
180  Exposition universelle, art. I, « Méthode de critique », p. 239.
181  Julien Cain, « Introduction », op. cit., p. 22-23. J. Cain cite les notes écrites en Belgique sous
le titre de Grossièreté de l’art de Baudelaire : « Philosophie de notre ami Courbet, l’em-
poisonneur intéressé (ne peindre que ce qu’on voit, donc vous ne peindrez que ce que je
vois) ».
182  Wolfgang Drost, « Baudelaire et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de
Manet », loc. cit., p. 105.
Imaginer la peinture 139

C’est pourquoi, enfin, Baudelaire célèbre les esquisses et ébauches qui le


laissent libre de rêver à la profondeur infinie des œuvres. Il est donc « pro-
bable », comme le suggère W. Drost, « que Baudelaire a voulu indiquer par la
notion de décrépitude son opposition aux tendances des réalistes décidés à
éliminer une suggestivité émotive et une résonance poétique dans le for inté-
rieur du spectateur. »183
Il y a donc une double absence de peintres dans les écrits sur la peinture de
Baudelaire : d’une part l’absence de Courbet, de Manet qui auraient pu être les
peintres de la vie moderne184, d’autre part de Delacroix qui, célébré partout par
le poète, ne pouvait l’être lorsqu’il s’agissait d’attaquer de front la double face
de la modernité. Là où Delacroix répondait bien à l’idéal du beau, les peintres
réalistes fixaient le transitoire, l’actualité du beau sur leurs toiles : cette « décré-
pitude » comme « expression quintessenciée de la vie moderne »185, mais à la-
quelle manque alors l’intériorité suggestive qui assure l’aspect transcendantal
du beau. Le beau ne trouve donc qu’une réalisation imparfaite dans chacun de
ces peintres, sans qu’aucun d’entre eux ne réponde exactement aux aspirations
de Baudelaire. Le choix de Constantin Guys a toujours quelque peu étonné les
critiques : malgré sa production abondante et variée, celle-ci reste de portée
limitée, confinée à l’univers des dandys, des filles, des militaires, des équipages
magnifiques. Ses dessins sont bien sûr des « archives précieuses de la vie civili-
sée », comme l’écrit Baudelaire, en ce qu’il parvient à saisir la vérité du présent
moderne dans ses dessins, mais les peintures d’Édouard Manet ne sont pas
moins des témoignages de la vie moderne, et Baudelaire était conscient que
Guys était un artiste mineur186. « Guys, comme on l’a écrit parfois, ne fut-il
qu’un prétexte pour Baudelaire, qui lui permit d’exprimer profondément sa
conception de la modernité ? », se demande Julien Cain187. On serait tenté de
le croire. Et d’affirmer que Le Peintre de la vie moderne se constitue ainsi autour
d’un hiatus, d’un (troisième) peintre manquant : le peintre à venir, peut-être
indiqué graphiquement par le refus188 de nommer en toutes lettres celui que

183  Ibid., p. 106.


184  Pour M. Draguet, Baudelaire trace « intuitivement » un lien entre Guys et Manet
(« Présentation », op. cit., p. 65).
185  Ibid., p. 66. Cette lecture de la lettre de Baudelaire permet ainsi de comprendre le mot
de « décrépitude » dans un sens positif, comme élément essentiel de la beauté de l’art
moderne, qui ne peut être uniquement absolu et éternel.
186  W. Drost, « Baudelaire et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de Manet »,
loc. cit., p. 113.
187  J. Cain, op. cit., p. 25.
188  L’emploi des initiales découlerait de la demande de C. Guys lui-même à Baudelaire de
garder l’anonymat. Ce qui n’exclut en rien l’hypothèse poétique des initiales que nous
proposons ici.
140 chapitre 2

Baudelaire choisira pour incarner l’artiste moderne : C. G. Par les initiales, le


nom est indiqué mais non pas explicité : la page se donne alors à lire comme un
espace à compléter, comme si le poète espérait un jour voir naître un peintre
aux initiales concordant à celles qu’il use pour développer sa théorie du beau,
mais dont il ne connaît pas encore pleinement le nom. L’essai s’écrit ainsi dans
le croisement des ces trois absences de peintres qui auront ensemble contri-
bué à forger la pensée sur la peinture de Baudelaire. C’est, en fin de compte, de
cette impossibilité-là que parle Baudelaire quand il transforme sa critique d’art
en philosophie du beau.

2 Les beaux modernes

Qu’est-ce que la beauté ? Dans ses écrits sur l’art, dans sa poésie, dans les tour-
ments de sa vie, sans cesse Baudelaire s’interroge sur cette énigme essentielle
de la beauté comme source d’émotion. Dans ses textes sur l’art, on trouve trois
temps de définition du beau, trois formulations distinctes qui témoignent
d’une recherche, comme d’une lutte, pour arriver à penser l’essence de la beau-
té de l’art. La première définition apparaît dans le Salon de 1846, et nous la
retrouvons plus développée dans Le Peintre de la vie moderne en 1863. Mais en
1855, dans le compte rendu de l’Exposition universelle, Baudelaire donne une
toute autre caractérisation du beau qui pourrait valoir comme un hapax dans
ses écrits, si ce n’est que les termes de la définition, le beau comme « bizarre »,
reviennent aussi ailleurs sous sa plume. Nous considérons ici d’abord les
définitions de 1846 et de 1863 du beau comme « transitoire et absolu » à la fois,
avant d’aborder celle du beau comme « bizarre » donnée en 1855. Comme on
le verra, c’est celle-ci qui permettra à la fois d’éclairer la première définition du
beau, et de comprendre le sens de la poétique de l’éclatement dans l’esthétique
baudelairienne comme une brisure de l’idéal.

2.1 Le transitoire et l’absolu


C’est dans le chapitre XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne », du Salon de
1846, que Baudelaire donne une première définition du beau, et celle-ci sera
reprise et développée ensuite dans Le Peintre de la vie moderne. Pour J. Solal,
cet essai « fait office, en treize brefs chapitres, d’acte de naissance de la mo-
dernité »189. Il aurait été rédigé entre novembre 1859 et février 1860, et a été
publié dans Le Figaro en novembre et décembre 1863. Mais on sait que le texte

189  Jérôme Solal, « Postface », in : Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Paris, Les
Mille et une Nuits, 2010, p. 85.
Imaginer la peinture 141

avait été mis en chantier depuis 1843, et les développements du Salon de 1846
peuvent dès lors être considérés comme une des ébauches préparatoires de
ce grand essai sur l’art que Baudelaire projetait d’écrire dès sa jeunesse. Nous
présentons ici la définition dualiste du beau qu’il développe dans ces deux
textes.
Dans le Salon de 1846, après avoir affirmé qu’il est plus facile pour les
artistes-peintres de représenter le passé (« la tâche est plus facile, et la paresse
y trouvait son compte »190), Baudelaire établit que la représentation de « la
grande tradition » n’est rien d’autre que la représentation ordinaire et accou-
tumée de la vie ancienne. En répétant l’énoncé qu’il écrivit au début du même
Salon : « Puisque tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous
avons inévitablement la nôtre », Baudelaire plaide ici en faveur de la représen-
tation artistique d’une actualité du beau, contre la tradition picturale qui pri-
vilégie la représentation des époques passées et révolues. Aussi, se détournant
du passé et délaissant la majesté des modèles antiques, le véritable artiste
moderne doit observer le monde qu’il habite et tâcher de représenter le pré-
sent, en cernant « la beauté particulière, la beauté des circonstances et le
trait des mœurs »191 de ses contemporains. Car il y a pour Baudelaire un beau
moderne : un sublime dans l’actualité192, dans le propre d’une époque, qu’il
incombe à l’art de représenter et qu’il affirme de la façon suivante dans Le
Peintre de la vie moderne : « Le plaisir que nous retirons de la représentation
du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi
à sa qualité essentielle de présent. »193
Mais dès le Salon de 1846, Baudelaire entend la modernité dans une dualité
constitutive, dont l’actualité n’est qu’un des pôles. Sa définition de la beauté y
trouve une première formulation :

Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles,


quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire, – d’absolu et de
particulier. La beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou plutôt elle n’est
qu’une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses.
L’élément particulier de chaque beauté vient des passions, et comme
nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté194.

190  Salon de 1846, p. 153 (chap. XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne »). Toutes les citations
qui suivent sont tirées de ce chapitre aux pages 153-156.
191  Le Peintre de la vie moderne, p. 343 (chap. I, « Le beau, la mode et le bonheur »).
192  « [N]otre époque n’est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes » (Salon
de 1846, p. 153, chap. XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne »).
193  Le Peintre de la vie moderne, p. 345 (chap. I, « Le beau, la mode et le bonheur »).
194  Salon de 1846, p. 153 (chap. XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne »).
142 chapitre 2

Cette définition dualiste de la beauté par Baudelaire contient un aspect


polémique vis-à-vis de la grande tradition en peinture, qui situait essentielle-
ment la beauté dans la représentation de sujets antiques ou mythologiques. La
hiérarchie des genres, toujours maintenue par l’Académie, comprenait pour
cette raison la peinture d’histoire dans le rang le plus élevé, largement au-
dessus de la peinture de genre qui était considérée comme une simple imi-
tation de la nature observable, et donc dépourvue d’inspiration. En outre, la
représentation d’actions héroïques et tragiques était privilégiée comme source
d’un sublime du sacrifice ou de la vertu. Baudelaire conteste la prééminence
d’une « beauté absolue et éternelle » à représenter dans des scènes antiques
atemporelles. Pour lui, l’absolu et le particulier sont indissociables, et le beau
permanent n’existe que dans ses manifestations éphémères, de manière im-
manente donc, et non comme idée transcendantale. « Le beau moderne ne se
résorbe pas dans la sensibilité à la vie éphémère, même rehaussée de distinc-
tion et de bizarrerie, même perçue à travers l’éclat de l’action militaire, des
pratiques festives, ou de la vie élégante. Baudelaire rattache en effet ‘la vie
extérieure d’un siècle’, le sien, à un pôle permanent que l’œuvre se doit de sug-
gérer. L’intérêt pour l’actualité n’est que l’envers d’une médaille dont l’avers
est l’éternité. »195 Cette dualité constitutive du beau est exprimée avec force
encore dans la reformulation de la définition en 1860 :

le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double, bien


que l’impression qu’il produit soit une ; car la difficulté de discerner les
éléments variables du beau dans l’unité de l’impression n’infirme en rien
la nécessité de la variété dans sa composition. Le beau est fait d’un élé-
ment éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à
déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut,
tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion.
Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante,
apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigeste, inappré-
ciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie qu’on
découvre un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces
deux éléments196.

Ainsi la beauté est pour Baudelaire conçue dans une dualité constitutive entre
le particulier et l’éternel, le variable et l’immuable. Cette esthétique dualiste
est tributaire de la pensée métaphysique du poète, selon laquelle l’homme est

195  J. Solal, « Postface », op. cit., p. 90-91.


196  Le Peintre de la vie moderne, p. 345 (chap. I, « Le beau, la mode et le bonheur »).
Imaginer la peinture 143

un être duel, qui est corps et esprit, versatilité et constance, spleen et idéal,
singulier et universel, ange et diable. La vision dualiste du monde domine la
conception de l’art de Baudelaire, et ne peut dès lors s’exprimer autrement que
dans une écriture antithétique telle qu’on la trouve dans les Salons.
Puisque la beauté est définie comme la réunion d’un particulier et d’un
universel, elle en devient inséparable de l’art moderne. En effet, la modernité
n’est autre que l’aspect particulier d’où s’extrait une impression d’absolu : la
beauté, c’est la modernité. Le chapitre sur la modernité dans Le Peintre de
la vie moderne reprendra ainsi la définition du beau pour l’appliquer à l’idée
de modernité : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la
moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » L’élément parti-
culier, éphémère, contingent est le costume moderne, le maquillage, le portrait
d’une courtisane, la voiture de 1860, la frivolité des cabarets, la mode élégante :
tous ces éléments « circonstanciels » qui représentent « la vie extérieure d’un
siècle » et qui le distinguent des autres époques, en ouvrant à un sentiment
d’éternel, d’absolu, qui sera le même (« immuable ») pour tous les siècles à tra-
vers ses différentes avatars. Baudelaire est sur ce point totalement novateur
par rapport à Diderot qui, certes, combattait dans ses Salons une conception
idéaliste du beau, pour rattacher celui-ci aux avatars de ses manifestations
et pour célébrer la « variété » de la nature. Mais Baudelaire cherche dans ce
que le philosophe considère comme une « manière » déformante du vrai
naturel – le vêtement à la mode, la parure – la manifestation essentielle du
beau, comme le souligne Wolfgang Drost : « Baudelaire se réfère sans doute à
Diderot en prêtant à ce terme [de déformation] un sens positif : le vêtement
et la façon de s’habiller sont une ‘déformation’, oui, mais une ‘déformation
sublime de la nature’ »197. Ainsi, l’idéal qui désignait le modèle de composition
mental chez Diderot, se redéfinit chez Baudelaire en termes d’individualité et
d’actualité. Comme l’affirme à juste titre M. Draguet, « [l]’idéal ne réside plus
hors du sujet, mais définit cette liberté d’intuition qui met en mouvement la
représentation. À cette exaltation du sujet, dans l’étendue infinie de sa sub-
jectivité, que Baudelaire assimile à l’aboutissement de la tradition coloriste,

197  Wolfgang Drost, « Le regard intérieur : du modèle idéal chez Diderot », loc. cit., p. 75. Le
platonisme de Diderot tient à sa conception du modèle idéal, qui n’est pas un absolu idéel
mais une idée intérieure à l’esprit de l’artiste, et donc relative : « Le modèle idéal […] relié
à la vision particulière de l’artiste, est sujet à l’historicité » (ibid., p. 73). Toutefois, dans ses
réalisations effectives dans les œuvres, le philosophe recherche une forme d’idéal uni-
versel, ce qui explique qu’il privilégie les œuvres néoclassiques, et les représentations du
corps nu contre le corps habillé.
144 chapitre 2

répond l’idée de modernité qui se définit d’abord dans l’emphase de l’instant


présent. »198
Dans le Salon de 1846, Baudelaire donne une série d’exemples du beau
moderne, en plaidant notamment pour la représentation des hommes en
« habits noirs » selon la mode de son temps. Ces vêtements alors à la mode
sont représentés dans les productions de peintres comme Lamy et Gavarni
auxquels Baudelaire consacre des lignes élogieuses. Son admiration pour les
œuvres représentant l’homme moderne en habits noirs avait déjà été exprimée
dans le Salon de 1845 : « nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et
nos bottes vernies »199. L’habit noir est le vêtement de la modernité : en tant
que signe de la mode, donc de l’actualité, il « témoigne d’un changement de
condition qui réduit à néant le Beau intemporel comme gage de pérennité
de la tradition »200. Baudelaire s’oppose ainsi à la prédilection de Gautier pour
le nu atemporel des figures201, qui ne répond selon lui qu’à l’un des deux ver-
sants – éternel – du beau.
Parmi les hommes en habits noirs, un se distingue plus particulièrement : le
dandy, état auquel aspirait Baudelaire et qu’il aura incarné durant ses jeunes
années. « Le dandysme est une chose moderne et tout à fait nouvelle », affirme-
t-il. En effet le dandysme était assez récent, il s’était développé en France dans
les années 1820-’30 avec notamment Barbey d’Aurevilly ou le comte d’Orsay.
Le dandy se profile comme un homme extrêmement raffiné et original dans
son habillement : c’est lui qui lance la mode de cette tenue « à la fois anglaise
et romantique » du chapeau « haut de forme » et de la redingote noire comme
habits de distinction de l’homme moderne, qui se différenciait radicalement
du col de chemise des classiques porté par les bourgeois essentiellement. Mais
c’est aussi un raffinement d’esprit qui est cultivé par le dandy, et qui ne va pas
sans une tonalité cynique, notamment pour marquer son mépris à l’égard du
peuple et des bourgeois. C’est, à vrai dire, une nouvelle forme d’aristocratie que
fonde le dandy dans ce souci constant de se distinguer des autres classes202.
Dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire reviendra longuement sur le
dandy caractérisé par un « orgueil de la différence », qui se profile comme une

198  Michel Draguet, « Présentation », op. cit., p. 48.


199  Salon de 1845, p. 67 (art. « Camagni »).
200  Michel Draguet, « Présentation », op. cit., p. 34-35.
201  Théophile Gautier « qui n’a jamais accepté de grand cœur l’habit moderne, voyant une
base de l’art dans la représentation du nu », comme l’explique W. Drost dans « Le Salon
de 1859, un manifeste anti-réaliste », in : Baudelaire, Salon de 1859, éd. de W. Drost et
U. Riechers, op. cit., p. 84).
202  Roger Kempf, Dandies. Baudelaire et Cie, Paris, Seuil, 1977 : le dandysme est « un culte de
la différence dans le siècle de l’uniforme. Et une dénonciation. » (p. 9)
Imaginer la peinture 145

nouvelle aristocratie spirituelle, mais crépusculaire : « Le dandysme est un


soleil couchant ; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein
de mélancolie »203.
Le « peintre de la vie moderne » saura élargir le champ des exemples de la
modernité, en représentant concrètement la mode comme pratique artifi-
cieuse par excellence, mais aussi les voitures, comme celles que peint Lamy,
ou la femme, comédienne ou courtisane, qui égale le dandy en termes de raf-
finement. Baudelaire loue la parure, la toilette et le maquillage de la femme
pour y situer la beauté moderne comme raffinement artificiel, très éloigné
de la nature, séduisant par un artifice et un luxe exhibé et non par un effet de
naturel qui camouflerait l’art. Le sublime de la femme maquillée tient à l’artifi-
ciel éphémère de la mode : elle permet de goûter à un sentiment d’absolu à tra-
vers la perception du particulier. Celui-ci en effet est éphémère : les modes se
succèdent tout en distinguant les époques. À la fois indication de différence et
de ressemblances, la mode permet à Baudelaire, comme le relève M. Draguet,
« de récuser la tradition du Beau idéal en démontrant que la création a tou-
jours subi l’influence d’un contexte politique et social par rapport auquel ce
Beau devait se formuler. »204
Aux dieux classiques, Baudelaire préfère donc l’habit noir du dandy mo-
derne et les parures de la femme, comme il substitue aux passions héroïques
anciennes « les passions particulières » de son temps : ce sont « des sujets pri-
vés, qui sont bien autrement héroïques », écrit Baudelaire en 1846, en donnant
les exemples antinomiques d’un homme politique affrontant seul l’hostilité
de la « hautaine et souveraine opposition » au parlement, puis d’un criminel
montant à l’échafaud, « le sublime B … ». Les deux personnages sont aux
antipodes de l’échelle sociale, mais tous deux ont fait preuve à leur façon de
sang-froid et de courage qui les auréole d’une dignité héroïque, toute dandyste.
Selon Dolf Oehler205, ces exemples montrent que le beau moderne est moins
une question d’opposition entre le beau moderne et le beau ancien, comme
on l’a toujours interprété depuis Charles Asselineau et Walter Benjamin206,
mais de beau politique, au sens de « signe de l’état d’âme d’une société »207.
Ceci tient en premier lieu à l’attitude contestataire de Baudelaire, qui est à la

203  Le Peintre de la vie moderne, p. 372 (chap. IX, « Le dandy »).
204  « Présentation », op. cit., p. 38.
205  Dolf Oehler, « Le caractère double de l’héroïsme et du beau modernes », Études baudelai-
riennes VIII (1976), p. 187-216.
206  Oehler réfère à Charles Asselineau, Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre, Paris,
A. Lemerre, 1869, p. 22 sq. et Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Ein Lyriker im Zeitalter
des Hochkapitalismus, éd. R. Tiedemann, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1974, p. 81.
207  D. Oehler, loc. cit., p. 192.
146 chapitre 2

fois anti-bourgeois et anticlassique, comme il ressort de la Dédicace ironique


aux bourgeois du Salon de 1846 ainsi que de l’essai sur les caricaturistes écrit la
même année. Mais plus spécialement, en faisant l’éloge de la redingote noire
comme « le symbole d’un deuil perpétuel », Baudelaire s’en prend encore
aux bourgeois, en s’inspirant peut-être de l’œuvre d’Honoré Daumier, anti-
bourgeoise par excellence. En outre, comme le souligne encore Oehler, tout le
développement sur l’héroïsme de la vie moderne est construit en antithèses :
à l’opposition entre les deux exemples d’héroïsme moderne développés par
Baudelaire – le ministre et le grand criminel – correspond le deuil universel
des uns et la glorification du suicide comme première passion moderne des
autres. Baudelaire conclut tout le développement, et en même temps le Salon
de 1846, par ces mots :

[Il existe] une beauté nouvelle et particulière qui n’est celle, ni d’Achille,
ni d’Agamemnon.
La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le
merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère, mais
nous ne le voyons pas.

Les personnages de Balzac – Vautrin, Rastinac, Birotteau, Fontanarès – qu’in-


voque ensuite Baudelaire sont des héros bien supérieurs à ceux de l’Iliade, et il
consacre alors à Balzac l’hommage des dernières lignes du Salon : « et vous, ô
Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et
le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein ! »
Si Balzac est « le plus romantique et le plus poétique » des contemporains de
Baudelaire, c’est qu’il a su extraire l’actualité du beau de son intimité propre.
En effet, toutes les créatures imaginées par Balzac (« tirées de son sein ») sont
l’effet d’un « élan intérieur », qui ne part de l’observation du réel que pour en
« tirer » sa propre création208, selon le principe surnaturaliste que revendi-
quait Delacroix, et qui fait de Balzac son égal – à la place de Hugo. Aussi Balzac
correspond-il à la définition de l’artiste-philosophe que Baudelaire donne dans
l’article L’Art philosophique : cet artiste qui parvient à allier dans son œuvre « à
la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même. »209
Mais il est à souligner que sur ce point, qui veut que l’art moderne célèbre les

208  C’est en effet ce que Baudelaire ne cesse de répéter au travers de ses textes. Cf. dans
L’Œuvre et la vie de Delacroix : « Tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de
signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce
de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. » (p. 410)
209  L’Art philosophique, p. 258.
Imaginer la peinture 147

héros modernes dans leurs habits noirs comme le fait si bien Balzac, Baudelaire
ne peut plus mentionner Delacroix, qui se tourne plus volontiers vers des
sujets mythologiques, bibliques ou orientaux. Le peintre romantique ne fut
pas complètement le peintre de la modernité que cherchait Baudelaire210.

2.2 Le beau est toujours bizarre


Reste la définition du beau de 1855, qui tient tout entière en ces quelques
mots : « le beau est toujours bizarre »211. Définition atypique du beau, qui s’écar-
terait de la dualité constitutive de la pensée de Baudelaire ? À notre avis, la
formule de 1855 permet de mieux comprendre le rapport inextricable entre les
aspects éternel et relatif du beau, ces « deux moitiés » antithétiques de l’art. Car
si le beau comprend à la fois l’universel, l’éternel, l’immuable et des éléments
variables et particuliers, c’est que celui-là est traversé par ceux-ci : non pas au
sens où il en serait dissociable, ou préexistant, mais où l’immuable est fondé
par les éléments particuliers et variables. Baudelaire dit bien, en effet, que
« l’impression » que produit le beau est « une », et qu’il y a une « difficulté
de discerner les éléments variables du beau dans l’unité de l’impression ».
S’il est impossible de discerner le transitoire de l’éternel, le particulier de
l’universel – impossible, autrement dit, de les séparer, d’en opérer la séparation
critique – il faut alors les concevoir ensemble pour saisir cette traversée elle-
même de l’invariable par le variable, de l’éternel par le transitoire. Le beau est
cette traversée même, le creux ou le trop-plein de cette « bizarre » dualité en
tant que telle, car elle n’existe pas comme une moitié mais toujours et néces-
sairement comme une réunion antithétique d’un élément traversé par l’autre.
Le bizarre : on pourrait appeler ainsi cette traversée, à partir du sentiment
qui résulte d’une étrange et impossible conciliation des contraires. Aussi le
bizarre remplace la « grâce » de la beauté classique212 pour la dégrader par la
balafre du particulier. Il est celui qui se donne à voir dans Le Peintre de la vie
moderne comme « la variété dans [l]a composition »213, la dissonance dans
l’harmonie, la vie moderne dans l’horizon transcendantal ; ou dans Les Fleurs

210  Pour Claude Pichois, l’invocation finale du Salon à Balzac pourrait valoir d’« invitation
déguisée à Delacroix de traiter ces motifs modernes, et non plus seulement des motifs
anciens ou exotiques. Puisque Delacroix éprouve avec intensité le sentiment moderne,
– qu’il aille donc jusqu’à l’achèvement de son modernisme. » (Claude Pichois, « Notice »,
op. cit., p. 485)
211  Exposition universelle, p. 238 (chap. I, « Méthode de critique »).
212  Cf. S. Thorel, Le Nadir de la grâce, op. cit., p. 148 : « La bizarrerie et la modernité viennent
occuper la place de cette catégorie de la grâce qu’avait remise à l’honneur Winckelmann. »
213  Le Peintre de la vie moderne, p. 345 (chap. I, « Le beau, la mode et le bonheur ») : « la diffi-
culté de discerner les éléments variables du beau dans l’unité de l’impression n’infirme en
rien la nécessité de la variété dans sa composition ».
148 chapitre 2

du mal comme ces « fleurs nouvelles » que rêve le poète « dans ce sol lavé
comme une grève »214 : toutes ces imperceptibles traversées d’un idéal par
l’éclair du particulier. Nous nous éloignons ainsi de l’interprétation de René
Galand215, qui assimile le « bizarre » du beau baudelairien à l’élément circons-
tanciel, relatif de la définition duelle du beau. À notre sens, le bizarre n’est
pas l’un des versants du beau, mais le lieu de réunion même de ses deux faces
contraires.
On notera que cette appréciation de l’imperceptible variété dans l’harmonie
du beau, ce « bizarre » baudelairien ne peut s’exprimer qu’à travers l’idiosyn-
crasie de la pensée, comme lorsqu’il excuse la « bizarrerie » de ses vers consa-
crés à Delacroix par la « sincérité » de ce qu’ils expriment216. Roland Mortier
a montré que les termes de bizarre ou de singulier avaient à l’origine un sens
négatif217, pour désigner un comportement déviant, proche donc de cette
extravagance qui caractérise le génie de Diderot218. C’est en ce double sens à la
fois de déviant, extravagant et de singulier, personnel, qu’on peut comprendre
le sous-titre du premier chapitre des Essais sur la peinture, intitulé : « Mes
pensées bizarres sur le dessin ». Diderot y revendique une pensée personnelle
et hors-norme, c’est-à-dire divergente des idées courantes de son temps. Le
bizarre comme extravagant est alors la mesure même de la vérité profonde
d’une idée, vérité mesurée à l’aune de la juste sensibilité qu’un spectateur a
d’un phénomène, et qui recouvre le sens d’originalité.
Or, dans la mesure où l’originalité acquiert graduellement au XVIIIe siècle
un sens positif sur le plan artistique ou littéraire pour désigner enfin ce qui
est la « création propre d’un esprit », sans modèle, relevant d’une « inspiration
subjective »219, comme l’a montré R. Mortier, on retrouve chez Baudelaire cette
originalité dans la recherche d’une irrégularité ou d’une singularité des formes
dans l’art. « [I]l faut une étrangeté dans les proportions »220, écrit le poète,

214  « L’ennemi », Spleen et idéal, X, v. 9-10, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 67.
215  René Galand, Baudelaire : poétiques et poésie, Paris, Nizet, 1969, p. 159.
216  Exposition universelle, p. 255 (art. III, « Delacroix ») : « Un poète a essayé d’exprimer ces
sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie ».
217  Dans l’Encyclopédie (t. XI, p. 590), l’originalité est définie comme « une manière singu-
lière et distinguée », et on trouve dans le Dictionnaire de l’Académie de 1835, « toujours
en retard sur les habitudes », ironise Mortier, la double définition de l’originalité comme
le « caractère de ce qui est neuf, sans modèle de même nature », et comme « singularité,
bizarrerie » (Roland Mortier, L’Originalité, op. cit., p. 34).
218  Cf. supra, chap. 1, section 2, « Un discours éclaté ».
219  R. Mortier décèle dans l’Esthétique de Hegel le glissement de l’acception péjorative du
terme d’originalité comme bizarrerie vers une définition positive au sens baudelairien
d’une « inspiration subjective » (ibid., p. 125).
220  Baudelaire, Exposition universelle, p. 238 (art. I, « Méthode de critique »).
Imaginer la peinture 149

affirmant que le beau est inséparable de cette impression de variété, comme la


marque du réel, du vivant, dans l’art. En effet, c’est « dans les spirales infinies
de la vie » que se meut le beau « multiforme » de Baudelaire221. Non pas que
le bizarre soit toujours beau222 : l’étrangeté ou singularité du beau doit traver-
ser une harmonie d’ensemble à laquelle le poète comme le philosophe étaient
sensibles, sans plaider pour la bigarrure. Si Baudelaire aura préféré élire Guys
comme artiste de la vie moderne, à la place d’un Manet dont il pressentait
néanmoins le génie, c’est pour ce que ses dessins « contiennent des associa-
tions et des germes de considérations philosophiques qui constituent selon
le critique la qualité d’une œuvre indépendamment de la qualité artistique au
sens propre du mot. »223
Dans les Salons de Diderot, on trouve déjà le terme de « bizarre », même si
le philosophe emploie plus volontiers ceux d’harmonie, d’accords ou de pro-
portion. Lorsqu’il mentionne le « bizarre », c’est plutôt pour condamner les
effets creux et « maniérés » des peintres qui tentent de combler leur manque
d’inspiration par un style ampoulé. Ainsi reproche-t-il à Bachelier de chercher
à peindre des effets « bizarres » parce qu’il est en mal d’idées : « Vous cherchez
des effets singuliers et bizarres, ce qui marque toujours la stérilité d’idées et le
défaut de génie »224. Le bizarre serait une façon pour le peintre de masquer
son manque de génie : comme un plâtre qui ne cacherait rien, comme une
apparence creuse225.
Et pourtant, dans les Pensées détachées où il réexpose ces principes sur la
composition, Diderot emploie le terme dans un sens inédit lorsqu’il écrit : « Un
mauvais mot, une expression bizarre m’en a quelquefois plus appris que dix

221  Ibid.
222  Cf. Antoine Compagnon, Un Été avec Baudelaire, op. cit., p. 101.
223  W. Drost, « Baudelaire et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de Manet »,
loc. cit., p. 113-114.
224  Salon de 1765, p. 338, à propos de La Charité romaine. Il insistera sur ce point dans l’ar-
ticle, en identifiant plus loin le « bizarre » à l’« extraordinaire » dans un sens nettement
péjoratif : « Encore une fois, je vous le répète, le goût de l’extraordinaire est le caractère
de la médiocrité. Quand on désespère de faire une chose belle, naturelle et simple, on en
tente une bizarre. Croyez-moi, revenez au jasmin, à la jonquille, à la tubéreuse, au raisin,
et craignez de m’avoir cru trop tard. » (p. 339-340)
225  On trouve un jugement mitigé sous la plume de Diderot quand il écrit, toujours à propos
de Bachelier : « La lumière bleuâtre de la bougie se mêlant au vert jaunâtre de ces poires,
les a teintes d’un vert cru, sourd et foncé et qui ôte l’envie d’en manger. Belle chose pour-
tant, mais un peu bizarre. » (p. 341, nous soulignons) Le bizarre ne reçoit pas ici le plein
sens positif qu’on trouvera ensuite dans la pensée détachée, mais il n’est pas employé
pour condamner le tableau. Il marque l’hésitation de Diderot devant un morceau dont il
perçoit bien les défauts sans pourtant pouvoir le déprécier complètement, ce qui montre
que le « bizarre » est compatible avec l’appréciation de la beauté d’une œuvre.
150 chapitre 2

belles phrases. »226 Le mot comprend ici un jugement positif au sens d’une


idée inattendue, déviante, suscitant l’intérêt du récepteur. Par ailleurs, le terme
apparaît aussi chez Diderot dans le contexte d’une réflexion sur le sublime,
pour attribuer au « bizarre », en tant que mélange de difformité et d’harmonie,
l’effet sublime de l’art, en quoi il se rapproche du sens que lui donne Baudelaire.
En effet, le bizarre est explicitement compris par Diderot comme ce qui tient à
la « singularité » d’un auteur :

Si Shakespeare est un original, est-ce dans ses endroits sublimes ?


Aucunement ; c’est dans le mélange extraordinaire, inimitable, de choses
du plus grand goût et du plus mauvais goût ; mais surtout dans la bizar-
rerie de celles-ci. C’est que le sublime par lui-même, j’ose le dire, n’est pas
original ; il ne le devient que par une sorte de singularité qui le rend per-
sonnel à l’auteur ; il faut pouvoir dire : C’est le sublime d’un tel. Ainsi Qu’il
mourût est le sublime de Corneille. Tu ne dormiras plus est le sublime de
Shakespeare. J’ai beau laver ces mains, j’y vois toujours du sang ; ce vers est
de moi, mais le sublime est de l’auteur anglais227.

On serait tenté d’affirmer que Diderot a lu Baudelaire, comme le soutiendrait


Pierre Bayard228 : car si le philosophe définit ici explicitement le bizarre à la
lumière de ce que nous avons appelé une poétique de l’éclatement, c’est pour
la qualifier directement de production d’une particularité individuante (« par
une sorte de singularité qui le rend personnel à l’auteur »). La définition qu’il
donne, à la même page du traité sur Helvétius, explicite ainsi une vision pré-
romantique de l’art en rattachant l’originalité à la subjectivité : « Selon moi, un
original est un être bizarre qui tient sa façon singulière de voir, de sentir et de
s’exprimer de son caractère ». Il s’avère ainsi tout proche de Baudelaire, lorsque
celui-ci affirme dans l’Exposition universelle de 1855 que la bizarrerie « consti-
tue et définit l’individualité »229.
Il importe de préciser que Diderot et Baudelaire formulent leurs idées avec
une forme de prudence : leur pensée est délicate, nuancée, presque question-
neuse, comme si chaque affirmation était ressentie comme rude, excessive par
rapport à l’idée trop fine qu’ils tentent d’exprimer, et qu’il leur fallait sans cesse

226  Pensées détachées, p. 1015 (art. « Du goût »).


227  Diderot, Réfutation d’Helvétius (section II, chap. XIV), in : Œuvres, t. I : Philosophie, éd. par
Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994, p. 821.
228  Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, 2009.
229  Baudelaire, Exposition universelle de 1855, p. 239 (art. I). Cf. Georges Blin, Baudelaire. Suivi
des résumés des cours au Collège de France, 1965-1977, Paris, Gallimard, 2011, p. 185.
Imaginer la peinture 151

atténuer leurs propos, reformuler leur pensée comme pour la freiner. « Le beau
est toujours bizarre », affirme donc Baudelaire, pour tempérer aussitôt : « Je dis
qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue,
inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le
Beau »230. De même, Diderot cherche un difficile équilibre entre l’harmonie
et la hardiesse du pinceau. Ainsi, il fait remarquer que la distinction théorique
entre « couleurs amies » et « couleurs ennemies » a plus d’une fois été « négli-
gée » par les « coloristes hardis » (à l’exemple de Chardin). Mais il ajoute à cette
pensée : « Il est dangereux de les imiter, et de braver le jugement du goût fondé
sur la nature de l’œil »231.
En effet, Diderot souligne sans cesse toute la difficulté qu’il y a pour l’artiste
à rendre cette « irrégularité nécessaire » des lignes de la nature dans son
tableau, soutenant presque paradoxalement qu’il faut que l’ensemble s’accorde
tout en veillant à préserver une forme de disharmonie. Il écrit dans la pensée
détachée suivante, consacrée au problème de la composition :

Quand on a bien choisi la nature, il est bien difficile de s’y conformer


trop rigoureusement ; autant de coups de pinceau donnés pour l’embel-
lir, autant d’efforts malheureux pour lui ôter son originalité. Il y a une
teinte de rusticité qui convient singulièrement aux ouvrages d’imitation,
en quelque genre que ce soit, parce que la nature la conserve dans ses
ouvrages, à moins qu’elle n’en ait été effacée par la main de l’homme.
La nature ne fait point d’arbres en boule ; c’est le ciseau du jardinier,
commandé par le goût gothique de son maître ; et les arbres en boule
vous plaisent-ils beaucoup ? L’arbre des forêts le plus régulier a toujours
quelques branches extravagantes ; gardez-vous de les supprimer, vous en
feriez un arbre de jardin232.

L’œuvre réussie sera harmonieuse : c’est-à-dire qu’elle se tiendra entre l’œuvre


uniforme et ennuyeuse (celle qui n’arrête pas), et l’œuvre chaotique, gâtée par
l’excès d’une variété désaccordée. Il faut, autrement dit, que l’harmonie soit
traversée par la diversité de sorte qu’une ligne déviante, comme une note disso-
nante (une branche, un ton de couleur, un effet de lumière) la traverse et brise
l’accord de l’ensemble. C’est en ce sens qu’il peut être rapproché de Baudelaire,
qui affirmait : « Je plaindrais vivement qui ne comprendrait pas ; – une harpe à

230  Exposition universelle, p. 238 (art. I, « Méthode de critique »), nous soulignons.


231  Diderot, Pensées détachées, p. 1023 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
232  Ibid., p. 1036-1037.
152 chapitre 2

qui manquerait une corde grave ! »233 Ce rayon oblique ou cette corde grave est
une dissonance à peine perceptible, et pourtant essentielle pour la réussite de
l’œuvre. Si cette ligne déviante, ruptrice manque, l’œuvre sera inintéressante;
si elle est trop marquée (« outrée »), l’œuvre sera ratée. C’est pourquoi, comme
le note Diderot, la ligne de réussite de l’art est si difficile à atteindre pour le
peintre quand il imagine un sujet : « [il] marche sur une ligne difficile à garder.
D’un côté de cette ligne il tombe dans le mesquin ; de l’autre il tombe dans
l’outré. »234 Cette ligne ne tient donc qu’à une cheveu : car « entre la beauté
d’une forme et sa difformité, il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu »235…

2.3 La brisure du beau

2.3.1 Diderot et les « difformités bien liées »


Le beau est donc toujours, un peu, bizarre. Cette pensée de la dissonance
s’oppose à l’idéal du beau harmonieux qui était élaboré dans la poétique clas-
sique. Diderot semble adhérer à cette conception lorsqu’il élabore en 1751, dans
l’article « Beau » de l’Encyclopédie, une théorie de la perception des rapports
comme fondement de l’expérience esthétique. Le beau tient à l’harmonie
d’une œuvre, à son unité d’ensemble. Diderot y souligne que celle-ci sera d’au-
tant plus intense que l’on perçoit une multiplicité de rapports : « la vue d’un
beau visage ou d’un beau tableau, affecte plus que celle d’une seule couleur ;
un ciel étoilé, qu’un rideau d’azur ; un paysage, qu’une campagne ouverte ;
un édifice, qu’un terrain uni ; une pièce de musique, qu’un son »236. Si la multi-
plicité des rapports augmente « l’admiration et le plaisir » qu’on peut ressentir,
c’est bien parce que le beau contient intrinsèquement une variété d’éléments
que le sujet perceptif peut apprécier. Aussi dans ses Pensées détachées, le phi-
losophe prend soin de le souligner qu’« il y a entre l’unité et l’uniformité la
différence d’une belle mélodie à un son continu »237 : l’unité suppose la va-
riété, elle en est traversée, mais de manière que les éléments variés soient liés
ensemble pour fonder l’unité de l’œuvre. L’unité résulte donc du « concours de
la multitude »238, de l’accord dans la variété comme plusieurs sons continus

233  Charles Baudelaire, « Maximes consolantes sur l’amour », in : Œuvres complètes I, éd. par
Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 549.
234  Essais sur la peinture, p. 503, chap. V.
235  Introduction au Salon de 1767, p. 526.
236  Diderot, « Beau », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, Paris, Briasson, 1751, t. II, p. 179.
237  Diderot, Pensées détachées, p. 1017 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
238  Essais sur la peinture, p. 499 (chap. V) : « Qu’est-ce qui entraîne mon attention ? C’est le
concours de la multitude. »
Imaginer la peinture 153

doivent s’accorder pour former une « belle mélodie ». Sans cette unité traver-
sée par la variété, l’œuvre serait un fouillis, égale au « chaos de la palette » de
l’artiste.
Or il s’agit précisément de « tirer » de ce chaos « l’œuvre de la création »239 :
Diderot désigne ici le travail de « composition » de l’œuvre, qui consiste à in-
troduire dans le désordre réel un ordre relevant d’une harmonisation des élé-
ments, conformément aux préceptes de la poétique classique. « L’étymologie
latine du mot composition révèle qu’il s’agit là d’un acte de mettre ensemble,
de poser à côté plusieurs éléments qui resteraient disparates, hétérogènes si
l’artiste ne savait organiser sa toile autour d’une idée principale directrice »,
résume Arthur Cohen. « Le terme de composition signifie cette organisation
du divers autour de l’unité du thème central. Composer un tableau, c’est lui
conférer une unité de sens et refuser catégoriquement toute juxtaposition
d’éléments sans lien les uns avec les autres »240. L’appréciation de l’œuvre tient
donc à la perception de ces accords du multiple à l’un, mais qui n’est pas le
régulier, le symétrique, la répétition du même. En effet, s’il s’agit d’« accor-
der son tableau »241, il s’agit aussi d’éviter à tout prix « les lignes parallèles, les
triangles, les carrés et tout ce qui approche des figures géométriques »242, écrit
le salonnier, en bon lecteur de Hogarth243. Un tableau de Loutherbourg servira
d’exemple à Diderot pour expliciter ironiquement sa conviction :

239  Ibid., p. 473 (chap. II, « Mes petites idées sur la couleur »). Cf. Paul Valéry, L’Invention
esthétique, in : Œuvres I, éd. par Jean Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1957, p. 1412 : « Le désordre est essentiel à la ‘création’, en tant que celle-ci se
définit par un certain ‘ordre’ ».
240  Arthur Cohen, « De la composition selon Diderot », in : Denis Diderot, Écrits sur l’art et les
artistes, op. cit., p. 296.
241  Essais sur la peinture, p. 475 (chap. II).
242  Pensées détachées, p. 1031 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
243  L’Analyse de la beauté de William Hogarth paraît en 1753, et on sent Diderot influencé par
les thèses de l’artiste anglais. Celui-ci récuse les lignes droites et géométriques au pro-
fit de lignes « serpentines » ou « pyramidales » dans la composition d’un tableau et de
ses figures. Celles-ci confèrent en effet une harmonie d’ensemble à l’œuvre, qui est à la
source du sentiment de beauté. Cf. en particulier la « Préface » et le chap. III de l’essai, où
Hogarth souligne que la régularité ou symétrie ne fonde « nullement » la beauté, et qu’une
des règles « fondamentales » de la peinture est même « d’éviter la régularité » (William
Hogarth, Analyse de la beauté, éd. par Bernard Cottret, Paris, École Nationale Supérieure
des Beaux-Arts, 1991, p. 60 et 61). Sur la datation (incertaine) de la lecture de Hogarth
par Diderot, voir Anthony Strugnell, « Diderot, Hogarth and the ideal model », British
Journal for Eighteenth-Century Studies XVIII : 2 (1995), p. 137, et Jean Klucinskas, « Le corps
immaculé : l’image d’Antinoüs chez Hogarth et Diderot », in : Le Corps romanesque. Images
et usages topiques sous l’Ancien Régime, éd. par Monique Moser-Verrey, Lucie Desjardins,
Chantal Turbide, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, p. 327, où il affirme que
« Hogarth meurt en octobre 1764, ce qui pourrait expliquer que The Analysis of beauty
154 chapitre 2

Si quelqu’un ignore l’effet maussade de la symétrie, il n’a qu’à regarder ce


tableau. Tirez une ligne verticale du haut en bas ; pliez la toile sur cette
ligne, et vous verrez la moitié de l’enceinte tomber sur l’autre moitié, à
l’entrée de cette enceinte un bout de barricade tomber sur un bout de
barricade ; en s’avançant de là peu à peu vers le fond, des chasseurs et des
chiens tomber sur des chasseurs et des chiens ; successivement une por-
tion de la forêt tomber sur une égale portion de la forêt […]. Prenez des
ciseaux et divisez par la ligne verticale la composition en deux lambeaux,
et vous aurez deux demi-tableaux calqués l’un sur l’autre.
Mais, M. Loutherbourg, n’était-il pas permis de rompre cette
symétrie ?244

Nous avons vu que dans ses Salons, maintes fois le philosophe est habité du
désir de prendre des ciseaux et de découper les tableaux : son œil critique
perçoit toujours en cisaillant. Et cette tendance à recomposer les œuvres en
les fragmentant accompagne, comme il ressort de l’exemple ici, le besoin de
rompre les lignes droites dans les tableaux car, comme il l’explicite dans le
même article, « la ligne droite brisée [plaît plus] que la ligne droite »245. Pour
justifier cette attirance pour la ligne rompue, Diderot recourt au « modèle » de
l’art : non pas les œuvres des anciens – car il ne cesse de dénoncer le danger
de tomber dans une imitation trop servile et dénuée d’originalité si l’on s’en
tient aux modèles académiques –, mais la nature, cette source inépuisable
d’idées et de ressorts pour l’artiste observateur. Si donc le peintre doit éviter

retienne à ce moment l’attention de Diderot, dix ans après sa publication originale », tout
en précisant qu’il s’agit peut-être d’un moment de relecture, et non de première lecture.
244  
Salon de 1765, p. 400 (art. Loutherbourg, n° 134, « Rendez-vous de chasse du prince de
Condé … »). Notons que l’idée de rompre la symétrie des lignes est de Hogarth : « Si,
par hasard, [le peintre] est forcé de représenter l’édifice de front, et de maintenir tout le
parallélisme des lignes, il cherche généralement à rompre cette désagréable régularité par
quelque arbre, ou par l’ombre d’un nuage imaginaire, ou par quelque autre objet qui jette
un peu de variété sur cette partie, et donc en ôte l’uniformité. » (Hogarth, Analyse de la
beauté, op. cit., p. 61)
245  
Salon de 1765, p. 401 : « La statue équestre plaît plus que la statue pédestre ; la ligne droite
brisée que la ligne droite ; la ligne circulaire que la ligne droite brisée ; l’ovale que la cir-
culaire ; la serpentante que l’ovale. » C’est encore une idée hogarthienne : « l’ovale est pré-
férable au cercle, ainsi que le triangle l’est au carré, ou la pyramide au cube » (Hogarth,
Analyse de la beauté, op. cit., p. 64). Toutefois, si Diderot place ici le serpentant au-dessus
de la ligne brisée, il souligne néanmoins à plusieurs reprises ailleurs – et à l’encontre de
Hogarth – le besoin de rompre le serpentant, comme il ressort de son développement sur
les corps féminin et masculin, ce dernier n’étant pas « rompu » dans sa sinuosité comme
l’est celui de la femme (Salon de 1765, « Sculpture », p. 442-443) – voir infra, chap. II, « Du
serpent au thyrse ».
Imaginer la peinture 155

les « lignes parallèles », c’est « parce qu’entre mille cas où le hasard dispose des
objets [dans la nature], il n’y en a qu’un seul où il rencontre ces figures [géo-
métriques] »246. Pour Diderot donc, la beauté est inséparable de la disparité,
conformément au modèle des lignes variées de la nature.
S’il plaît souvent au philosophe de découper mentalement les tableaux,
cette propension ne mène jamais à l’acte purement iconoclaste. En effet, il y
a pour Diderot toujours un travail de recomposition dans celui de la décom-
position des œuvres, et son approche vise toujours à créer une « juste » distri-
bution de la lumière247, et, pourrions-nous ajouter, un « juste » éclatement des
éléments. Car « la figure sera sublime, non pas quand j’y remarquerai l’exac-
titude des proportions, mais quand j’y verrai tout au contraire un système de
difformités bien liées et bien nécessaires »248, précise le philosophe dans ses
Essais sur la peinture. Comme l’a analysé Jean Klucinskas, Diderot appelle « dif-
formités » ou « altérations » les traces visibles des activités ou des conditions
de vie sur le corps des hommes : « Instruit par ses recherches sur la physiolo-
gie, Diderot reconnaît que toutes les formes de la nature deviennent par le fait
même de leur existence des formes ‘viciées’, c’est-à-dire que les corps vivants
montrent nécessairement les traces de leurs activités ou de leurs conditions
de vie. »249 Par exemple, « [u]n nez tors en nature n’offense point, parce que
tout tient. On est conduit à cette difformité par de petites altérations adjacentes
qui l’amènent et la sauvent. »250 Or, ce sont ces difformités naturelles que l’art
doit pouvoir rendre : non pas des corps harmonieux aux proportions parfaites,
et donc abstraites, mais des corps vivants, portraitisés pour ainsi dire, où les
« exagérations » par les effets de la nature et de la vie sont rendues visibles.
Diderot s’oppose ici nettement à la conception classique de son temps, qui
pensait la beauté de l’art en termes de proportions et d’uniformité, où un « nez
tors » doit être redressé pour devenir un nez harmonieux, selon des propor-
tions idéales. Ainsi, sur le plan pratique de l’enseignement, l’Académie conti-
nuait de prescrire l’imitation de modèles de sculptures antiques – ce contre

246  Pensées détachées, p. 1031 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
247  Essais sur la peinture, p. 477 (chap. III, « Tout ce que j’ai compris de ma vie du
clair-obscur »).
248  Ibid., p. 512 (chap. VI, « Mon mot sur l’architecture »). Ce principe est déjà posé dès le
début des Essais, où il déclare qu’il faut « sentir une liaison secrète, un enchaînement né-
cessaire entre ces difformités [de la nature] » (p. 468, chap. I, « Mes pensées bizarres sur
le dessin »). Le principe de nécessité désigne ici la cohérence interne de l’œuvre selon un
principe causal, comme dans la nature où tout se tient causalement. « Toute forme belle
ou laide a sa cause, et de tous les êtres qui existent, il n’y en a pas un qui ne soit comme il
doit être », affirme le philosophe en tête de son traité (ibid., p. 467).
249  J. Klucinskas, « Le corps immaculé », loc. cit., p. 328.
250  Essais sur la peinture, p. 468.
156 chapitre 2

quoi Diderot ne cessera de récriminer251 –, de même que sur le plan théorique,


la règle de la proportion classique continue de dominer le siècle, comme il
ressort par exemple des considérations suivantes d’Alexander Gerard dans son
Essai sur le goût, qui paraît en 1753 :

[…] il n’en demeure pas moins que la proportion est nécessaire pour que
la beauté parvienne à la perfection et qu’elle satisfasse un goût correct et
du meilleur aloi. Ainsi, l’absence d’un seul de ces ingrédients, le manque
soit d’uniformité, de variété ou de proportion amoindrissent la beauté
des objets : mais quand tous font défaut dans une large mesure, la dif-
formité ne peut que prévaloir. Les figures peuvent être séduisantes ou
précieuses pour d’autres raisons, mais en l’absence de ces qualités, elles
ne peuvent pas être belles252.

L’appréciation de Diderot des difformités ou altérations dans un « objet »


l’oppose diamétralement aux idées courantes exposées dans les traités sur l’art
de son temps, qui font prévaloir la régularité des proportions sur la variété
du beau. Pour le philosophe, le mérite de l’art ne consiste pas à imiter une
nature idéale et uniforme. Tout en insistant sur l’harmonie d’une œuvre,
Diderot conçoit le beau à l’intersection de la continuité et de la rupture, de
cette « difformité » et du « bien nécessaire », sur ce point « juste » où les lignes
se démultiplient, comme il l’écrivait à propos de la diffraction de la lumière
dans la forêt :

Le plus difficile c’est la dispensation juste de la lumière et des ombres,


et sur chacun de ces plans, et sur chaque tranche infiniment petite
des objets que les occupent ; ce sont les échos, les reflets de toutes ces
lumières les unes sur les autres. Lorsque cet effet est produit (mais où et
quand l’est-il ?), l’œil est arrêté ; il se repose. Satisfait partout, il se repose
partout ; il s’avance, il s’enfonce, et il est ramené sur sa trace. Tout est lié,
tout se tient. L’art et l’artiste sont oubliés. Ce n’est plus une toile, c’est la
nature, c’est une portion de l’univers qu’on a devant soi253.

251  Par exemple : « Ce n’est pas dans l’école [à l’Académie] qu’on apprend la conspiration
générale des mouvements, conspiration qui se sent, qui se voit, qui s’étend et serpente
de la tête aux pieds. Qu’une femme laisse tomber sa tête en devant, tous ses membres
obéissent à ce poids ; qu’elle la relève et la tienne droite, même obéissance du reste de la
machine. » (ibid., p. 470)
252  Alexander Gerard, Essai sur le goût, éd. Pierre Morère, Grenoble, ELLUG, 2008, I, 3, p. 106.
253  Essais sur la peinture, p. 480 (chap. III), nous soulignons.
Imaginer la peinture 157

Diderot ici semble défendre le papillotage en peinture, défini selon le


Dictionnaire des arts de Watelet et Lévesque comme la dispersion des lumières
dans un tableau en opposition « à l’accord, à l’harmonie » de l’œuvre254.
Toutefois, dans le papillotage, précisent Watelet et Lévesque, les lumières
« dispersées par petites parties […] appellent » l’œil « de tous les côtés à la
fois ». Diderot au contraire insiste sur le « repos » et sur « l’arrêt » de l’œil,
qui sont produits par « la dispensation juste de la lumière et des ombres ». Le
tableau se donne comme une « portion de l’univers », en tant que surface
réfléchissante de la lumière qui métaphorise aussi bien l’œil réfléchissant sur
l’image qu’il perçoit, que la démultiplication des pensées qui en résulte.

2.3.2 Le serpent brisé


Les difformités nécessaires que Diderot apprécie en peinture, sont-elles tota-
lement inédites ? Le développement de l’esthétique moderne que Diderot et
Baudelaire concourent à mettre en place ne fait qu’exacerber quelque chose
qui existe déjà en germe dans la poétique classique. Ainsi, dans ses Beaux-arts
réduits à un même principe en 1746, l’abbé Batteux cite ce mot de l’Art poétique
de Boileau : « À ces petits défauts marqués dans la peinture, l’esprit avec
plaisir reconnaît la nature »255. L’abbé Batteux commente ainsi la pensée du
législateur du classicisme : « les grands peintres laissent quelquefois jouer leur
pinceau sur la toile : tantôt, c’est une symétrie rompue, tantôt un désordre
affecté dans quelque petite partie ; ici c’est un ornement négligé ; là une tache
légère, laissée à dessein: c’est la loi de l’imitation qui le veut : À ces petits défauts
marqués dans la peinture, / L’esprit avec plaisir reconnaît la nature. »256 Ce qui
est énoncé ici par les chefs de file de la poétique classique, comme au détour
d’une phrase, comme un bémol à l’idéal de l’harmonie, est pris au mot par

254  Watelet et Lévesque, Dictionnaire des arts, art. « Papilloter », op. cit., t. III, p. 716.
255  Nicolas Boileau-Despréaux, Art poétique [1674], éd. par Sylvain Menant, Paris, Garnier-
Flammarion, 1998, Chant III, v. 107-108.
256  Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, op. cit., p. 134. Son propos
fait écho à ceux de son contemporain, le père André, qui écrit dans son Essai sur le beau
(1741) : « Il y en a (des architectes) qui ont été assez hardis, pour se permettre quelques
licences contre certaines règles du Beau même essentiel. Emportés par une espèce de
fureur poétique, ils ont jeté quelques défauts de régularité dans leurs ouvrages d’ailleurs
les mieux ordonnés, quand ils ont prévu, ou que ces petits défauts donneraient lieu à de
grandes beautés, ou qu’ils rendraient plus remarquables celles qu’ils avaient dessein d’y
faire plus dominer, ou enfin que ces défauts même paraîtraient des beautés au plus grand
nombre de leurs spectateurs, dans la place où ils les sauraient mettre. C’est-à-dire, qu’ils
ont fait des fautes pour avoir la gloire de les racheter avec avantage. Autre espèce de Beau
arbitraire mais qui ne sied qu’aux plus grands maîtres. » (Paris, Étienne Ganeau, 1763, t. I,
p. 43-44)
158 chapitre 2

Diderot, qui en peinture ou en art littéraire préférera explicitement à la tête


idéale d’une Vénus celle d’une femme marquée par un « défaut de la nature » –
une verrue ou une cicatrice sur le visage :

Un peintre exécute sur la toile une tête ; toutes les formes en sont fortes,
grandes et régulières ; c’est l’ensemble le plus parfait et le plus rare.
J’éprouve, en le considérant, du respect, de l’admiration, de l’effroi ; j’en
cherche le modèle dans la nature, ne l’y trouve pas ; en comparaison tout
y est faible, petit et mesquin ; c’est une tête idéale, je le sens, je me le dis …
Mais que l’artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice
légère, une verrue à l’une de ses tempes, une coupure imperceptible à
la lèvre inférieure, et d’idéale qu’elle était, à l’instant la tête devient
un portrait ; une marque de petite vérole au coin de l’œil ou à côté du
nez, et ce visage de femme n’est plus celui de Vénus ; c’est le portrait de
quelqu’une de mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques : Vos
figures sont belles, si vous voulez ; mais il y manque la verrue à la tempe,
la coupure à la lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez qui les ren-
draient vraies […]257.

Au XIXe siècle, comme s’il se souvenait de ces lignes du philosophe, Théophile


Gautier admirera précisément dans l’écriture de Balzac l’art de ce « petit détail
vrai », d’une verrue ou d’une ride sur le front de ses personnages, attribuant
par là, comme le fait Baudelaire, le titre de romancier « moderne » à l’auteur :

La beauté idéale, avec ses lignes sereines et pures, était trop simple, trop
froide, trop unie, pour ce génie compliqué, touffu et divers. – Aussi dit-il
quelque part : ‘Il faut être Raphaël pour faire beaucoup de Vierges.’ – Le
caractère lui plaisait plus que le style, et il préférait la physionomie à la
beauté. Dans ses portraits de femme, il ne manque jamais de mettre un
signe, un pli, une ride, une plaque rose, un coin attendri et fatigué, une
veine trop apparente, quelque détail indiquant les meurtrissures de la
vie, qu’un poète traçant la même image, eût à coup sûr supprimé, à tort
sans doute258.

La pensée esthétique de Baudelaire comme de Diderot se nourrit de ces dé-


sordres ou irrégularités de l’art – ces « plis, rides, coupures à la lèvre » qui

257  Diderot, Les deux Amis de Bourbonne [1770], in : Œuvres, t. II  : Contes, éd. par Laurent
Versini, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994, p. 480-481.
258  Gautier, Honoré de Balzac, op. cit., p. 131 (cité par Sylvie Thorel, op. cit., p. 139-140).
Imaginer la peinture 159

traversent les « lignes sereines et pures » des figures – pour redéfinir le beau
classique en beau moderne. En effet, Watelet ne définissait-il pas le beau dans
son Dictionnaire des arts comme exempt de détails encombrants259 ? La ride,
la cicatrice, la plaque ou la veine apparente d’une figure tant préconisée par
Diderot avant Gautier et Baudelaire est par Watelet, grand défenseur de l’idéal
classique à la fin du XVIIIe siècle, sévèrement bannie de la représentation :

Ainsi, une main imitée par l’art doit conserver toutes les parties qui lui
sont nécessaires pour se mouvoir et remplir ses fonctions : mais elle ne
doit pas offrir les petites parties qui ne sont pas les causes de ces mou-
vements, et qui en sont au contraire les effets ; telles sont les rugosités
que la fréquence de ces mouvements cause à la peau, et que rend plus
profonde le dessèchement des parties charnues. […] Il est vrai que, pour
représenter la vieillesse, il faudra imiter ces dégradations. Mais, dans ces
détails mêmes, le peintre d’histoire, l’artiste qui ne s’occupe que du grand,
négligera les rides subordonnées, les plis de la peau qui, dans les vieil-
lards, croisent les grandes rides : il ne rendra, par exemple, dans le visage
que les rugosités qui, par l’âge, sont presque devenues de grandes formes
et dont on aperçoit déjà le principe dans la force de l’âge viril260.

Les rides ou les plis fondent ainsi une esthétique de la beauté idéale et ser-
pentine, ou au contraire une esthétique moderne de la ligne interrompue,
selon que les détails soient omis ou représentés en coupant l’ensemble. Pour
Watelet, « la beauté des contours consiste dans une ligne continue, ondoyante,
serpentine, toujours tendante à la rondeur, et toujours empêchée d’y parvenir
par des méplats. » Il précise même que « [l]a beauté de cette ligne se perdrait,
si elle était sans cesse interrompue par les petites formes, les petits plis, enfin
les petits détails que les artistes appellent si énergiquement les pauvretés, les
misères de la nature … ». Tout à l’opposé, Diderot défend précisément ces mi-
sères ou difformités de la nature qui rompent en « petits plis » et « coupures »
les contours purs d’une figure.
La ligne serpentine ou ligne de liaison détermine pour les théoriciens clas-
siques, à la suite de Hogarth, la beauté d’une œuvre. La ligne serpentine ou
ligne de liaison semble en effet la seule véritable alternative au dilemme du
chaos naturel ou de la géométrie abstraite dans la composition picturale : « Il
y a dans toute composition un chemin, une ligne qui passe par les sommités

259  Watelet et Lévesque, art. « Détails », Dictionnaire des arts, op. cit., t. I, 1792, p. 619 : « Les
détails dans les accessoires nuisent à l’impression que doit causer l’ensemble. »
260  Ibid., p. 618-619.
160 chapitre 2

des masses ou des groupes, traversant différents plans, s’enfonçant ici dans la
profondeur du tableau, là s’avançant sur le devant »261, écrivait Diderot. Cette
ligne ne doit ni « se plier, se tortiller, se tourmenter », ni être « droite » : elle
doit au contraire « serpenter ». Aux yeux du philosophe, le corps nu de la
femme peut valoir comme métaphore parfaite de la grâce parce qu’il offre à
voir cette sinuosité serpentante de la beauté. Toutefois, il est significatif que le
serpentement accompagne l’idée de rupture chez Diderot. En effet, si le corps
nu de la femme (célébré autant par Diderot que par Baudelaire comme modèle
de la beauté) expose parfaitement « le charme de ce serpentement, de cette
longue, douce et légère sinuosité qui part de l’extrémité d’une des aines et qui
s’en va s’abaissant et se relevant alternativement […] », c’est jusqu’à ce que « le
chemin de cette ligne infiniment agréable [soit] rompu dans son cours par une
touffe interposée »262, écrit Diderot. C’est presque dans les mêmes termes que
le philosophe admire les paysages de Vernet, ce génie qui sut « imagin[er] de
rompre la continuité [d’une] chaussée rocailleuse par une touffe d’arbres »263.
Aussi, toute composition picturale, si « elle ne serpente pas assez, si elle
parcourt un long espace sans trouver aucun objet qui la rompe » sera jugée
uniforme ou « décousue »264. La rupture des lignes est donc surtout celle
des lignes interrompues : comme celle de cet « arbre brisé, rompu » dans un
tableau de Boucher que Diderot juge « fort bien »265, ou comme celle des
monuments antiques effondrés que Diderot admire dans les tableaux de ruines
d’Hubert Robert.
Mais au-delà de l’appréciation de la ligne brisée dans la poétique des ruines
que développe le philosophe, c’est toujours, sur le plan de la composition,
l’imperceptible rupture, brisure des lignes, mêmes des lignes fluides ou ser-
pentantes, qu’il recherche – là où Hogarth se réclamait de lignes ininterrom-
pues, en s’appuyant notamment sur l’Art de peinture de Charles-Alphonse

261  
Salon de 1765, p. 656 (art. Doyen, n° 75 : « Le Miracle des ardents »).
262  
Ibid., p. 442 (art. « Sculpture »), nous soulignons. Sur la théorie de la ligne serpentine chez
Diderot, voir Élisabeth Lavezzi, « Diderot et Hogarth : la pyramide et la ligne serpentine »,
in : Les Salons de Diderot. Théorie et écriture, dir. par Pierre Frantz et Élisabeth Lavezzi,
Paris, PUPS, 2008, p. 73-88.
263  
Salon de 1767, p. 595 (art. Vernet, « Premier site »), nous soulignons. La suite de la descrip-
tion se conduit dans une appréciation similaire de lignes rompues : « … mon attention
était arrêtée sur une masse de rochers couverte d’arbustes sauvages, que la nature avait
placés à l’autre extrémité du tertre rocailleux. Cette masse était pareillement masquée par
une rocher antérieur qui se séparant du premier, formait un canal d’où se précipitaient
en torrent des eaux qui venaient, sur la fin de leur chute, se briser en écumant contre des
pierres détachées » (ibid., nous soulignons).
264  
Salon de 1765, p. 656 (art. Doyen, n° 75 : « Le Miracle des ardents »), nous soulignons.
265  
Ibid., p. 314 (art. « Boucher »).
Imaginer la peinture 161

Du Fresnoy (1668) : « les parties doivent avoir leurs contours ondoyants, et


ressembler à la flamme ou au serpent lorsqu’il rampe sur la terre. Il faut que
ces contours coulants, grands et pour ainsi dire, imperceptibles au toucher,
comme s’il n’y avait ni éminences ni cavités, soient aussi conduits de lui sans
interruption, pour en éviter le grand nombre »266. De la même façon, Watelet
insiste dans son Dictionnaire des arts, paru à la fin du XVIIIe siècle, sur la conti-
nuité des lignes :

Nous avons dit que l’artiste doit représenter les objets dans leur beauté.
Or, la beauté des contours consiste dans une ligne continue, ondoyante,
serpentine, toujours tendante à la rondeur, et toujours empêchée d’y par-
venir par des méplats. La beauté de cette ligne se perdrait, si elle était
sans cesse interrompue par les petites formes, les petits plis, enfin les pe-
tits détails que les artistes appellent si énergiquement les pauvretés, les
misères de la nature …267

Si Hogarth admettait l’importance de briser la symétrie dans les œuvres de


peinture, puisque celle-là n’est bonne qu’en architecture, Diderot par contre
aime à briser jusqu’à la serpentine. Ce n’est donc pas seulement devant les
œuvres trop symétriques, comme celles de Loutherbourg, que l’envie lui vient
de prendre des ciseaux et de couper les éléments de la toile pour la refaire à
son gré.
Cette opposition entre lignes courbes et lignes droites évoque directement
la rivalité, du temps de Baudelaire, entre Ingres et Delacroix. Baudelaire voit
les tourments de la passion créatrice, du tempérament agité et mélancolique
de ce dernier s’inscrire littéralement dans les « lignes légères et flottantes »
de ses figures. « Delacroix est le seul aujourd’hui dont l’originalité n’ait pas
été envahie par le système des lignes droites ; ses personnages sont toujours
agités, et ses draperies voltigeantes », écrit Baudelaire268. Son enchantement
devant la peinture de Delacroix tient entièrement à cet effet « voltigeant » des
lignes, d’où peut naître « le beau multiforme et versicolore, qui se meut dans
les spirales infinies de la vie »269. N’est-ce pas ainsi que le poète loue également
la beauté de la femme qui, apparaissant aux hommes comme un tableau à
admirer, fait miroiter « les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes
nuées d’étoffes », « le métal et le minéral qui serpentent autour de ses bras et de

266  Cité par Hogarth dans sa « Préface » à l’Analyse de la beauté, op. cit., p. 32, nous soulignons.
267  Watelet et Lévesque, Dictionnaire des arts, op. cit., art. « Détails », t. I, p. 618-619.
268  Salon de 1846, p. 94 (art. IV, « Eugène Delacroix »).
269  Exposition universelle, p. 238 (art. I, « Méthode de critique »).
162 chapitre 2

son cou »270 ? Ce serpentement qu’il associe à la femme est la « fantaisie »271 de


l’homme, elle est « le serpent qui danse », selon le titre du poème qui célèbre
l’« étoffe vacillante » de la peau féminine, la « mer odorante et vagabonde » de
sa chevelure, la marche « en cadence » dont « on dirait un serpent qui danse
au bout d’un bâton »272.
Mais dans son rapport à l’art et au monde, c’est toujours le surprenant ou
la déviation qui structure le jugement de Baudelaire, et fonde une esthétique
de l’écart et de la rupture273. Il n’est pas jusqu’à son écriture qu’il conçoit
comme un cisaillement, comme il ressort de la façon dont il dédie ses Petits
poèmes en prose à Arsène Houssaye. S’emparant de la métaphore hogarthienne
du serpent comme principe de beauté de l’œuvre, le poète présente ici son
« serpent » comme entièrement morcelable au gré de l’auteur, du dédica-
taire ou du lecteur : « Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêve-
rie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; […] Enlevez une vertèbre, et les
deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-
la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. »274
Pour Baudelaire, les coupures dans le rythme de l’œuvre plairont à l’ouïe, et le
serpent brisé n’en engendrera que mieux de nouvelles rêveries. Ainsi, la ligne
de beauté hogarthienne est désormais sujette à interruption et fragmentation,
comme si la beauté se redéfinissait par sa résistance à la rupture possible de
l’ondulation, tant par l’artiste que par le récepteur.

2.3.3 Du serpent au thyrse


Baudelaire recherche donc les effets de discontinu dans la ligne de liaison.
L’aversion du poète pour les lignes droites d’Ingres et de ses disciples est bien
connue, et se perçoit jusque dans son écriture qu’il a pu présenter, en référence

270  Le Peintre de la vie moderne, p. 374 (chap. X, « La femme »).


271  Notons que la fantaisie est également un élément essentiel revendiqué par le dandy
pour se distinguer, se détacher du monde gris des « autres », dans son « besoin ardent
de se faire une originalité », en tant qu’elle procure « le plaisir d’étonner et la satisfaction
orgueilleuse de ne jamais être étonné » (ibid., p. 370, chap. IX, « Le dandy »).
272  « Le serpent qui danse », XXVIII, Spleen et idéal, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 79.
273  Et qui fait la différence avec l’étonnant généré par la photographie, devant ses moyens
techniques. Cf. « Toute la question […] est donc de savoir par quels procédés vous voulez
créer ou sentir l’étonnement. Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de
supposer que ce qui est étonnant est toujours beau. » (Salon de 1859, p. 276, art. II)
274  Charles Baudelaire, Dédicace « À Arsène Houssaye », Petits Poèmes en prose, in : Œuvres
complètes, éd. par Michel Jamet, Préface de Claude Roy, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1980, p. 161. Et Baudelaire ajoute ensuite : « Dans l’espérance que quelques-
uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier
le serpent tout entier. »
Imaginer la peinture 163

à De Quincey, comme une « tapisserie fantastique » où la pensée se conçoit


comme un thyrse : un « simple bâton qui tire toute sa physionomie et tout son
charme du feuillage compliqué qui l’enveloppe »275. Le thyrse se soustrait à
une conception unifiante des formes, et substitue à l’harmonie de la ligne ser-
pentine classique la complication de l’arabesque : « Baudelaire réhabilite, on
le sait, les aléas de la contingence, les saillies de l’imprévu, les arabesques de
la ‘rêverie’ », note Patrick Labarthe276. Il semble toutefois donner pour équi-
valentes les images du serpent et du thyrse, qui participent pourtant de deux
conceptions esthétiques opposées.
En effet, la ligne serpentine caractérise la conception de l’art classique,
depuis que dans son Analyse de la beauté, Hogarth l’illustrait par l’image
d’« un ruban tourné autour d’un bâton »277. Cette image ne peut toutefois être
confondue avec le thyrse baudelairien au « feuillage compliqué », qui admet
les « saillies », « ruptures » ou écarts, que le ruban entourant le bâton, en tant
qu’emblème de l’harmonie, exclut. Le thyrse participe nettement d’une esthé-
tique de l’arabesque, qu’on peut définir avec Clara Paquet comme un « orne-
ment arabe composé d’un entrelacs de lettres, de fleurs et de feuillages », et qui
est souvent associée à la grotesque, ce motif décoratif de fresques murales de
l’Antiquité « mêlant et assemblant des personnages fantasmagoriques avec des
formes naturelles ou imaginaires »278. L’arabesque symbolise le capricieux, le
« bizarre », l’extravagant, comme il ressort de la définition du Dictionnaire des
beaux-arts de Millin :

Arabesques, Grotesques, Moresques. On appelle ainsi les ornements


composés d’un mélange bizarre de fleurs, de fruits, de représentations
d’édifices, et d’autres objets auxquels on joignait quelquefois des figures

275  Baudelaire, Les Paradis artificiels, in : Œuvres complètes, ibid., p. 259. Cf. Georges Poulet, La
Poésie éclatée. Baudelaire / Rimbaud, Paris, PUF, 1980, p. 50 et Michel Charles, « Digression,
régression (Arabesques) », Poétique 40 (1979), p. 395-407.
276  P. Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., p. 525.
277  Chap. V. Hogarth précise que « le mouvement réel d’ondulation d’un ruban plaît davan-
tage à l’œil » que l’image de celui-ci (Analyse de la beauté, op. cit., p. 69)
278  Clara Pacquet, « Préface », in : Karl Philipp Moritz, Concepts préliminaires en vue d’une
théorie des ornements, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2008, p. 13. La confusion entre arabesque
et grotesque se trouve par exemple attestée dans le Dictionnaire des beaux-arts de Millin,
à l’art. « Grotesque » : « On dit qu’une figure est grotesque pour dire qu’elle est d’une pro-
portion ou d’une construction vicieuse et ridicule. […] Le mot grotesques, au pluriel, est
synonyme d’arabesques. » (Aubin L. Millin, Dictionnaire des beaux-arts, Paris, Desray, 1806,
vol. 1, p. 791) On remarquera que jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans le livre Philosophie
de l’ornement de Christine Buci-Glucksmann (Paris, Galilée, 2008), la distinction n’est pas
rigoureusement établie.
164 chapitre 2

d’homme et d’animaux véritables ou imaginaires. […] Vitruve blâme et


rejette l’usage de ces arabesques, parce qu’on y remarque une union trop
peu naturelle d’objets les plus disparates279.

Le Dictionnaire des beaux-arts précise que les « compositions les plus bizarres »
des arabesques sont à l’origine de la création « de plusieurs animaux fabuleux,
tels que les griffons, les centaures, etc. »280 Aussi, à la différence du serpent
qui ondoie et resserre la vue sur l’objet représenté, l’arabesque qui extravague
correspond mieux à la conception poétique et artistique de Baudelaire, en ce
que la ligne capricieuse forme la marque même du « bizarre », celle où le beau
devient le tremplin visuel pour l’essor de l’imagination.
Notre distinction entre ligne serpentine et arabesque est confirmée par les
observations de Sylvie Thorel dans son étude des Nouvelles de Pétersbourg de
Gogol281, où l’arabesque (explicitement revendiquée par Gogol dans le titre
originel du recueil) qualifie une écriture qui se fonde « sur la discordance »282 :

[…] la préfiguration de ce que nous appelons Les Nouvelles péters-


bourgeoises s’intitule, d’un mot qui n’appartient pas à la langue russe,
Arabesques. Sans doute, un tel titre traduit le désordre de ce pêle-mêle
où voisinent nouvelles et conférences hétéroclites. Mais ce terme est
aussi l’un des maîtres mots des romantiques d’Iéna, particulièrement
de Schlegel qui consacra les Fragments critiques (où se multiplient les
références à Shakespeare, Cervantès, Diderot …, les pères de l’excentri-
cité) à la définition implicite de cette notion. Indissociable du Witz et
de l’écriture fragmentaire, où Schlegel voit désormais contenu tout l’art
possible, l’arabesque est cette ligne courbe, cette ligne qui fait ironique-
ment retour (telle la rime ; la prose marche, tandis que la poésie danse),
indiquant l’horizon de l’harmonie par le chemin du chaos, ou l’élabora-
tion du Grand Œuvre par le chemin de la dissolution (ou œuvre au noir).
[…] Arabesques indique encore le souvenir des récits excentriques ou
extravagants, des siècles antérieurs : n’est-ce pas la capricieuse figure que
trace de son bâton le capitaine Trim, dans Tristram Shandy de Laurence
Sterne, et qui représente à la fois la liberté d’un voyage et la liberté de la
construction romanesque qui l’imite ? Par ce titre, Gogol place l’œuvre

279  Aubin L. Millin, Dictionnaire des beaux-arts, op. cit., vol. 1, p. 41 et 42.
280  Ibid., p. 42. Voir Bernard Vouilloux, Écritures de fantaisie. Grotesques, arabesques, zigzags
et serpentins, Paris, Hermann, 2008.
281  Sylvie Thorel-Cailleteau, « Le rire perdu de Nicolas Vassiliévitch Gogol. Préface », in :
Nicolas Gogol, Nouvelles de Pétersbourg, Paris, Livre de poche, 1998, p. 36.
282  Ibid., p. 14 et 15.
Imaginer la peinture 165

nouvelle sous le signe de la fantaisie, de la liberté, de la digression, de la


discontinuité.

Ainsi, la figure de l’arabesque est pour le sujet perdu dans le monde la marque
« de la finitude et des déchirements du monde »283. Cette marque de recon-
naissance de la discordance ou de l’éclatement du monde correspond bien
à l’arabesque romantique tel que la concevait Baudelaire, comme le souligne
encore S. Thorel :

Rappelons que Baudelaire, sans doute influencé par « L’Homme des


foules » d’Edgar Poe autant que par la peinture de Constantin Guys,
conçut justement la modernité comme le parti du fugitif, de l’éphémère,
du transitoire, et, par conséquent, du discontinu. La modernité, envers
de la beauté pure, objet fragmentaire et arabesque, fuyant, atteste indi-
rectement que l’harmonie, l’idéal, la ligne, la totalité, sont inaccessibles,
et constitue un objet éminemment romantique. Elle témoigne de l’effon-
drement fondateur de la transcendance284.

Il semble ainsi que Baudelaire ne conçoit pas tant la beauté selon le principe
de la ligne serpentine ou sinueuse, figure d’harmonie et de plénitude comme la
théorisa Hogarth, que comme une arabesque virevoltante qui se modèle moins
sur le serpent ou le bâton enrobé d’un ruban, que sur le bâton enrobé d’un
feuillage « compliqué » (selon sa description du thyrse). L’arabesque qualifie
mieux que la ligne serpentine la brisure de l’idéal qui caractérise la modernité
selon Baudelaire, comme un monde déchu et déchiré.
Cette qualité de l’arabesque de l’écriture est aussi celle que le poète appré-
cie particulièrement dans la peinture, dans la variété des tons et des couleurs
sur la toile, dans le sinueux, voire le rompu des lignes, qui créent l’effet de la
« bizarre » beauté de l’art. Le terme est préconisé par Baudelaire, et associé à
la vérité des choses ou à ce que Diderot appelait la « nature » des choses, pour
indiquer cette authenticité des formes qu’il apprécie tant dans sa recherche du
« vrai » dans l’art, et qui est inséparable du particulier, du « faire » de l’artiste.
Baudelaire associe également le bizarre à l’authenticité : aussi emploie-t-il le
mot pour caractériser l’expression spontanée des enfants, ces êtres « doués de
la singulière faculté d’apercevoir ou plutôt de créer, sur la toile féconde des

283  
Ibid., p. 31.
284  
Ibid., p. 20.
166 chapitre 2

ténèbres, tout un monde de visions bizarres. »285 Si le mot permet aussi de


définir la beauté, c’est pour indiquer en même temps la part d’originalité de la
création, comme ce qui procède d’un « tempérament » ou d’un « coin de l’œil »
particulier qui investit toute perception des « palimpsestes de la mémoire »286.
Baudelaire dit à propos d’Ingres que, malgré toutes les qualités qu’il faut
bien lui reconnaître, il lui en manque néanmoins une, qui est fondamentale,
et où triomphe précisément son rival Delacroix : l’imagination287. La peinture
d’Ingres est sans imagination, et par conséquent statique : « plus d’imagina-
tion, partant plus de mouvement », ajoute le critique. Nous retrouvons ici un
reproche que Diderot adressait similairement à Joseph-Marie Vien en 1767,
à propos de « la plus belle harmonie de couleur » qui est rendue dans son
tableau, où règne « toute la magie secrète de l’art, sans apprêt, sans recherche,
sans effort », mais où manque ce que Diderot appelle « l’idéal », c’est-à-dire
l’imagination, la verve dans la composition, qui donne à l’œuvre « le plus grand
mouvement, les incidents les plus violents et les plus variés »288. « Vien des-
sine bien, peint bien ; mais il ne pense ni ne sent », note Diderot à propos du
maître de David, dont il regrette le manque de « zèle » et d’« imagination »289.
Le génie artistique est pour le philosophe immanquablement lié à la capa-
cité à faire ressortir la passion et l’imagination de l’artiste dans des formes
expressives frappantes qui produiront une émotion vive auprès du specta-
teur. Comme le soulignait Herbert Dieckmann, « Diderot opposait aux formes
finies, achevées, aux proportions parfaites, à la pureté et à la correction du
style poétique, à l’harmonie du Beau, aux œuvres qui reposent, pour ainsi dire,
en elles-mêmes et sont en retrait par rapport au spectateur et au lecteur, des
formes expressives, frappantes, qui adressent un appel direct à celui qui les

285  Les Paradis artificiels, op. cit., p. 282. Cf. G. Poulet, op. cit., p. 53-54. Rappelons que
Baudelaire, en définissant le génie comme l’enfant qui « voit tout en nouveauté »
(Le Peintre de la vie moderne, p. 350, 351) est sur ce point tout à fait en accord avec Diderot,
selon lequel l’originalité d’un peintre est définie par le terme de « naïf », qui est « la vérité
et l’originalité d’une enfance heureuse qui n’a point été contrainte » (Pensées détachées,
p. 1051, art. « Du naïf et de la flatterie »).
286  « Le palimpseste de la mémoire est indestructible », affirme Baudelaire (Les Paradis arti-
ficiels, op. cit., p. 298), de sorte que toute perception passe par le crible de la mémoire et
ainsi de l’individualité.
287  Exposition universelle, p. 245 (chap. II, « Ingres ») : « L’imagination qui soutenait [l]es
grands maîtres, dévoyés dans leur gymnastique académique, l’imagination, cette reine
des facultés, a disparu. »
288  Diderot, Salon de 1767, p. 540 et 542 (art. 15 à propos du tableau Saint-Denis prêchant la foi
en France de Vien).
289  Ibid. Le compte rendu de ce tableau est inséparable de celui consacré au Miracle des
ardents de Doyen (art. 67 du Salon), auquel Diderot le compare : « Cette composition est
vraiment le contraste de celle de Doyen. Toutes les qualités qui manquent à l’un de ces
artistes, l’autre les a. » (p. 540)
Imaginer la peinture 167

regarde ou entend et qui, en communiquant le choc de l’émotion, la chaleur


de la vie, le mouvement même des passions, produisent une réaction directe.
Il rattache à cette conception l’idée de la nature et du génie »290.
De la même façon, Baudelaire critique les compositions d’Ingres, où la
« barbare invasion de la ligne droite »291 empêche tout essor de la pensée ou
de l’imagination du spectateur. Devant Ingres, Baudelaire ne rêve pas, et pour
écrire il faut rêver : donc il n’écrit pas. C’est quelques pages plus loin, à propos
de Delacroix devant les tableaux duquel le poète respire mieux, que nous trou-
verons ainsi une appréciation toute diderotienne de la composition variée d’un
tableau et, partant, de la ligne rompue qui est à la source de l’écriture : « un bon
dessin n’est pas une ligne dure, cruelle despotique, immobile, enfermant une
figure comme une camisole de force ; […] le dessin doit être comme la nature,
vivant et agité ; […] la nature nous présente une série infinie de lignes courbes,
fuyantes, brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme
est toujours indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se corres-
pondent et se poursuivent »292. Cette affirmation révèle à quel point, aux yeux
du « poète des correspondances et de l’harmonie », l’art serait impersonnel et
vain « sans la variété, sans la résistance de l’individuel, de l’existence individuée,
de l’irréductible bizarrerie », comme le souligne Jean Starobinski293. Si, plus
encore que chez Diderot, le rôle de l’imagination est chez Baudelaire structu-
rant, s’il la reconnaît comme la qualité fondamentale de l’art en la proclamant
« reine des facultés », c’est parce qu’il la lie indissolublement à la subjectivité
de l’artiste comme condition de l’art. En effet, l’imagination provient du « plus
profond de l’âme »294 : elle est la marque pure de l’individualité irréductible et
inédite du génie, ce qu’on pourrait appeler l’idiosyncrasie de l’art. En somme,
ce point où la main gauche de l’artiste « rompt » la ligne serpentante du
tableau, formant ce point de rupture de la ligne où la rencontre entre l’art et le
réel devient visible.

290  H. Dieckmann, Cinq Leçons sur Diderot, op. cit., p. 110.
291  Baudelaire, Exposition universelle, p. 256 (chap. III, « Eugène Delacroix »). Dans le Salon
de 1846, à propos du paysage, Baudelaire écrit que « l’influence ingriste ne peut pas pro-
duire de résultats satisfaisants dans le paysage. La ligne et le style ne remplacent pas
la lumière, l’ombre, les reflets et l’atmosphère colorante, – toutes choses qui jouent un
trop grand rôle dans la poésie de la nature pour qu’elle se soumette à cette méthode. »
(art. X, « Du paysage », p. 142) C’est donc, comme pour Diderot, l’argument de la nature
(non pas idéale, mais observable et sensible) qui sert de criterium dans l’appréciation de
la peinture.
292  Ibid., p. 255.
293  Jean Starobinski, « De la critique à la poésie », in : La Beauté du monde. La littérature et
les arts, éd. par Martin Rueff, Paris, Gallimard, 2016, p. 383 (article paru initialement dans
Preuves n° 207, mai 1968, p. 16-23).
294  Baudelaire, Salon de 1859, p. 281 (chap. III).
168 chapitre 2

3 Le silence des mots

De ce qui précède, il ressort clairement que Baudelaire trouve dans la pra-


tique de l’art un tremplin pour développer ses convictions personnelles sur la
création artistique. Ce qui peut être vu comme un défaut de sa critique, si l’on
cherche à y trouver un témoignage rigoureux sur le développement contempo-
rain de l’art, peut être une source de grand intérêt si l’on s’intéresse à la relation
esthétique elle-même, ainsi qu’à la création poétique par la recherche d’un
langage propre pour dire le mystère de l’art. Dans La Poésie éclatée, Georges
Poulet déclare : « Si Baudelaire est le plus grand critique de son temps, c’est
parce que son activité critique n’est pas différente de son activité de poète.
Baudelaire est le seul écrivain qui, dans sa critique comme dans sa poésie, se
serve continûment de son imagination. Chez lui, ces deux genres littéraires se
confondent. Sa poésie est une poésie critique, comme sa critique est une cri-
tique poétique. »295 Dès lors que la pensée critique de Baudelaire est continû-
ment traversée par son imagination, il faut considérer que sa critique en est
affectée au point d’être essentiellement créative. Dans cette dernière partie,
nous voudrions étudier de plus près cette position novatrice de Baudelaire qui
donne l’essor à la critique créative de l’art, dont le symbolisme mallarméen for-
mera un approfondissement exemplaire296, et qui demeure pratiquée jusqu’à
aujourd’hui297.

3.1 Un poète critique d’art


Baudelaire le clame haut et fort d’entrée de jeu dans son Salon de 1846 : « le
meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. »298
C’est affirmer l’équivalence des activités artistiques et critiques, conduites
par la sensibilité. Pour Baudelaire, le critique doit regarder les tableaux en se
laissant toucher par eux : en laissant l’impression de l’œuvre l’envahir intérieu-
rement comme sous l’effet d’un dessaisissement. « Je crois sincèrement que
la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci,

295  Georges Poulet, La Poésie éclatée, op. cit., p. 79.


296  Voir l’étude de Micéala Symington, Écrire le tableau. L’approche poétique de la critique
d’art à l’époque symboliste, Bruxelles, P.I.E. – Peter Lang, 2006. L’auteure montre comment
Mallarmé « illustre admirablement l’idée baudelairienne selon laquelle la meilleure cri-
tique peut être un sonnet ou une élégie et pousse à son point culminant l’idéal d’une
critique d’art érigée elle-même, à son tour, en forme d’art. » (p. 180)
297  Voir notamment Jean-Michel Rey, Le Tableau et la page, Paris, L’Harmattan, 1997 ;
Yves Landerouin, La Critique créative. Une autre façon de commenter les œuvres, Paris,
Champion, 2016 ; ou sur le plan littéraire, par exemple, Marc Escola et Sophie Rabau,
Littérature seconde ou la bibliothèque de Circé, Paris, Kimé, 2015.
298  Baudelaire, Salon de 1846, p. 78 (art. I, « À quoi bon la critique ? »).
Imaginer la peinture 169

froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour,
et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ». Le tempé-
rament d’un « esprit intelligent et sensible » doit donc toujours être impliqué
dans le jugement de l’art : il ne s’agit pas de disséquer froidement les œuvres à
partir d’un œil souverain, mais de les aborder à partir de sa subjectivité propre,
car « la critique doit être partiale, passionnée, politique », affirme encore
Baudelaire, pour indiquer qu’elle doit être menée à partir des convictions et
des intuitions profondes d’une personnalité perceptive.
Mais la formule de Baudelaire implique autre chose encore. Car en préten-
dant que la poésie est le « meilleur » des discours critiques, Baudelaire affirme
en même temps que la poésie est critique, et que c’est dans le langage de poésie
que se situe la plus juste réflexion sur l’art. Par là, le jeune salonnier montre
une profonde affinité d’idées avec la pensée du romantisme allemand, selon
laquelle la poésie est caractérisée par un dédoublement critique. « La poésie
ne peut être critiquée que par la poésie »299, écrivait Friedrich Schlegel pour
indiquer l’universalité de cet art, que son frère August Wilhelm expliquera
ainsi :

le médium qu’utilise la poésie est précisément le même que celui par


lequel l’esprit humain accède en général à la conscience [Besinnung],
et obtient la maîtrise de ses représentations afin de les relier et de les
exprimer à son gré : le langage. De là vient que la poésie n’est pas liée à des
objets, mais crée elle-même les siens ; elle est le plus ample de tous les
arts, et en quelque sorte l’esprit universel omniprésent en eux300.

Si donc la poésie est la meilleure critique, c’est parce que le langage a un pou-
voir réflexif sur l’émotion, dont il est en même temps la plus juste expression.
Baudelaire affirme donc que la critique n’est pas un métadiscours au sens
où elle formerait un discours sur le tableau ou sur l’art, un discours se donnant
le « prétexte de tout expliquer » parce qu’elle détiendrait un savoir éclairant
les zones ignorées de la pratique de l’art, comme située au-dessus de celle-ci,
de manière autoritaire et prééminente. En récusant cette écriture « froide et

299  Friedrich Schlegel, fragment 117, Fragments critiques, in : Philippe Lacoue-Labarthe et
Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 95. Cette pensée révèle également le statut
privilégié de la poésie comme fondement de toute création esthétique, qui amena Paul
Bénichou à déceler à l’époque romantique un « sacre du poète » comme génie universel
(Le Sacre de l’écrivain 1750-1830 : essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la
France moderne, Paris, Corti, 1973).
300  August Wilhelm Schlegel, « Poésie », Leçons sur l’art et la littérature, in : Philippe Lacoue-
Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 348-349.
170 chapitre 2

algébrique », il récuse ce faisant une dissociation générique entre le discours


sérieux de la critique, et la poésie comme pratique artistique. Au contraire,
si l’artiste doit réaliser « l’expression sincère de son tempérament »301 par les
moyens de l’art, et que l’art se définit comme la réalisation d’un tempérament
(« Qui n’a pas de tempérament n’est pas digne de faire des tableaux »), alors
la critique, quand elle se pratique à partir du point de vue exclusif d’un tem-
pérament – toujours partial et incomplet certes, « mais au point de vue qui
ouvre le plus d’horizons », c’est-à-dire, comme il le dira plus tard, qui est la plus
suggestive possible – n’est pas foncièrement différente de la poésie, ni de l’art
en général. La conviction de Baudelaire est en effet que l’artiste et le critique
adoptent tous deux une attitude créative vis-à-vis du monde et des œuvres302.
Baudelaire infléchit ici le sens de la « réflexion » critique : il ne s’agit pas de
réfléchir à une pratique artistique, mais de livrer une pensée élaborée dans le
reflet de l’art : une critique « qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelli-
gent et sensible ». La seule critique valable, celle qui est « amusante et poé-
tique », est donc celle qui se profile comme une pratique artistique au même
rang que l’art pictural ou la poésie. Non pas que la critique doive s’écrire en
vers, car le sonnet et l’élégie sont « destiné[s] aux recueils de poésie et aux
lecteurs poétiques », précise Baudelaire, mais elle doit être habitée du génie
qui cherche à créer un langage aussi suggestif que l’image créée par le peintre.
Ainsi, si les arts « sont toujours le beau exprimé par le sentiment, la passion et
la rêverie de chacun », la critique poétique reçoit sous la plume de Baudelaire
une valeur artistique qui est ici explicitement revendiquée.
On pourrait croire que Baudelaire restaure une parenté horacienne entre
la littérature et la peinture, par cette affirmation de l’équivalence entre la cri-
tique, conçue comme discours littéraire, et la peinture, toutes deux issues de
l’expression d’un tempérament individuel. Il ne faut pas s’y méprendre. Le
terme de « tableau réfléchi » pour désigner le propre de la critique n’est pas
à entendre au sens d’un miroir, comme si les mots pouvaient directement
transposer les images en les faisant voir mentalement au lecteur. En affir-
mant qu’« un beau tableau [est] la nature réfléchie par un artiste », Baudelaire

301  Baudelaire, Salon de 1846, p. 79 (art. I, « À quoi bon la critique ? »).


302  Dans Le critique comme artiste (qui forme la 3e partie des Intentions [1890]), Oscar Wilde
défendra la thèse baudelairienne de la critique comme « art créateur » : « la critique est
sans conteste un art en soi. Et, tout comme la création artistique implique l’exercice de
la faculté critique, […] ainsi la critique est-elle vraiment créatrice au sens le plus noble
du mot. La critique est, en fait, tout à la fois créatrice et indépendante. […] J’irais même
jusqu’à dire que la critique est une création dans une création » (in : Œuvres complètes, éd.
de Pascal Aquien et al., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 854-855).
Cf. Y. Landerouin, op. cit., chap. 1 et M. Symington, Écrire le tableau, op. cit., p. 97 sq.
Imaginer la peinture 171

comprend la mission « réflexive » de l’art non pas comme une activité imitative
mais profondément déformante, parce qu’innervée par la passion et l’imagina-
tion d’un tempérament fort, et donc créateur. C’est l’égalité de valeur entre l’art
et la critique qui est affirmée par Baudelaire, par le truchement de la poésie au
sens littéraire du terme, et qui permet justement l’affranchissement du regard
par rapport au visuel observable.
Bien sûr, notre critique est poète avant tout, et quelquefois il manifeste son
insatisfaction à l’égard des moyens du langage en prose qui est privé des res-
sorts plus suggestifs de la poésie. Ainsi, à propos de la peinture de Delacroix,
il affirme qu’« il est impossible d’exprimer avec de la prose tout le calme bien-
heureux qu’elle respire »303. Sous la critique du langage en prose se loge celle
de l’ekphrasis, que Baudelaire refuse de pratiquer dans ses Salons. Rares sont
les descriptions des tableaux ; les comptes rendus sont plutôt courts, incom-
plets, comme faits à mi-mots voire interrompus. La description est toujours
plutôt une évocation. L’impossibilité du langage ne découle donc pas de
l’impuissance à dire ce qu’il ressent lorsqu’il tente de transposer l’image perçue
en mots. Au contraire, il semble que celle-ci soit le mieux traduite dans un
langage incomplet, où la puissance d’évocation des mots peut seule égaler celle
des traits esquissés par le pinceau.
Le sentiment de ne pouvoir exprimer l’effet de la peinture que Baudelaire
confie ici consomme à la fois la rupture de l’ut pictura poesis – nulle équiva-
lence entre les mots et les images – et offre une façon de la repenser, dans
le sillage de Diderot, à partir des moyens propres de chaque art – celui de la
littérature étant celui d’un langage qui ne s’attache pas à montrer, mais à évo-
quer, ne fût-ce que sur le mode du refus de l’évocation. Ainsi, la prétérition
dont usait déjà amplement Diderot est un ressort proprement poétique, qui
permet à l’image de surgir dans le retrait du langage : non pas le tableau qu’a
peint Delacroix exactement, mais un tableau recréé que le lecteur s’imagine
librement à partir du sentiment (ici, ce « calme bienheureux ») que Baudelaire
lui inspire. Il est juste alors d’affirmer que dans la critique baudelairienne,
l’image, le tableau est libre : affranchi de ses contours exacts et perceptibles, de
son existence proprement matérielle, il acquiert dans le langage de Baudelaire
une existence invisible mais sensible, tenant aux effets qu’il dégage plus qu’à
ce qui les fonde – les lignes et les couleurs, celles-là même que le langage est
impuissant à restituer.
À vrai dire, dès le premier compte rendu qu’écrit Baudelaire sur la peinture,
celui qui porte sur la merveilleuse Madeleine dans le désert de Delacroix, cette
critique poétique est mise en place. Après une courte description du tableau,

303  Baudelaire, Salon de 1846, p. 98 (chap. IV, « Eugène Delacroix »).


172 chapitre 2

qui nomme le sujet (« C’est une tête de femme renversée dans un cadre très
étroit »), évoque le décor (ici imperceptible : « à droite dans le haut, un petit
bout de ciel ou de rocher – quelque chose de bleu ») et la pose de la figure
(« les yeux de la Madeleine sont fermés, la bouche est molle et languissante,
les cheveux épars »), Baudelaire s’arrête. Les quelques traits dessinés par ces
mots de présentation ne seront pas précisés davantage, au contraire, le poète
affirme subitement l’impuissance totale du langage à saisir le mystère du ta-
bleau : « Nul, à moins de la voir, ne peut imaginer, ce que l’artiste a mis de poé-
sie intime, mystérieuse et romantique dans cette simple tête. »304 Baudelaire
inaugure donc sa vocation de critique d’art en affirmant pour ainsi dire l’im-
possibilité de sa pratique305, et il refusera toujours systématiquement d’em-
ployer la méthode traditionnelle, « froide et algébrique », de la description. Car
d’entrée de jeu dans ses Salons, la langue est ressentie comme impuissante à
faire voir au lecteur le mystère du visible, et c’est la suprématie de la peinture
qui est ici clamée. L’affirmation d’impuissance de la description est radicale,
plus encore que partout ailleurs dans la suite, car Baudelaire va jusqu’à affir-
mer que la poésie n’appartient pas au langage, mais à la peinture. En effet, le
tableau est qualifié de « poésie intime », et en général les œuvres de Delacroix
sont « des poèmes, de grands poèmes »306. Comment alors exprimer ce qui
ne peut pas même être décrit, mais qui ne peut qu’être vu pour être imaginé ?
La réponse, on l’a vu, consiste à plier le langage de telle sorte qu’il abdique de
sa fonction descriptive en tant que métalangage, langage sur le tableau, pour se
faire langage comme le tableau, poésie du tableau, du sentiment qu’il génère.
La poésie est bien le terme commun de tous les arts, à travers laquelle il est
possible d’évoquer le mystère de ceux-ci là où tout discours explicatif se vit par
Baudelaire comme une trahison ou une subversion de l’œuvre, par le fait même

304  Salon de 1845, p. 14 (art. « Delacroix »).


305  Claude Pichois le soulignait déjà : « Au fait, la critique d’art existe-t-elle ? User de mots et
d’idées devant des lignes, des plans, des couleurs, n’est-ce pas se condamner à employer
un langage toujours inadéquat ? Méditant devant les œuvres d’art, Baudelaire reste poète.
L’auteur des Phares le sait bien, lui qui a prétendu un jour que la meilleure critique d’un
tableau serait un sonnet, lui qui, à propos de Guys, observe : ‘Les considérations et les
rêveries morales qui surgissent des dessins d’un artiste sont, dans beaucoup de cas, la
meilleure traduction que le critique en puisse faire.’ Cette traduction est une création.
Dès lors, Delacroix ou Guys, ou Wagner aussi bien, ce sont là des prétextes qui comptent
moins que le texte. » (« Introduction », in : Charles Baudelaire, Critique d’art, éd. par
Claude Pichois, Paris, Armand Colin, 1965, p. 18)
306  Salon de 1846, p. 91 (chap. IV, « Eugène Delacroix »). En effet, Delacroix « est souvent, à son
insu, un poète en peinture » (p. 92).
Imaginer la peinture 173

qu’il rationalise ce qui par essence échappe à l’emprise de la raison307. Si le lan-


gage poétique seul est celui de la vraie critique – celle que choisit Baudelaire –,
c’est parce qu’il permet de traduire « l’atmosphère magique » de l’art, celle qui
découle de l’impression d’ensemble de l’œuvre et qui est indépendante du
sujet dépeint. Celui-ci tient à la rigueur au titre seul du tableau, indiqué dans
le cartel de présentation qui l’accompagne et qui réduit le mystère de l’image,
ou du moins sa polyphonie, à un sens unique et univoque. Tandis qu’il faut,
pour Baudelaire, juger d’une œuvre avant même d’en savoir le sujet308, par le
seul désir de s’ouvrir à l’impression que fait l’harmonie d’ensemble sur l’œil et
l’être entier du spectateur. Dans l’Exposition universelle de 1855, Baudelaire rap-
porte une anecdote à propos de Balzac qu’il considère comme exemplaire de
la véritable attitude critique qu’il faut avoir devant une œuvre – celle qui part
non d’un examen consciencieux du tableau mais de l’impression d’ensemble
de celui-ci pour chercher à recréer (continuer, modifier) l’image :

307  Baudelaire ressent donc intimement le problème de la construction de toute critique,


puisqu’elle passe par le langage. Nelson Goodman le soulignera dans Langages de l’art :
toute description d’un objet est déjà construction de celui-ci, ne fût-ce que parce que « la
représentation et la description forment, rattachent et distinguent les objets » (Langages
de l’art, trad. par Jacques Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1976, p. 58). Ce problème
de l’infidélité nécessaire de toute parole critique fait de cette activité nécessairement une
parole créatrice.
308  Rappelons ce passage essentiel de Baudelaire : « Un tableau de Delacroix, placé à une trop
grande distance pour que vous puissiez juger de l’agrément des contours ou de la qualité
plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d’une volupté surnaturelle. Il vous
semble qu’une atmosphère magique a marché vers vous et vous enveloppe. » (L’Œuvre et
la vie de Delacroix, p. 413) Le peintre lui-même avait tenté de formuler le mystère de cette
« magie » de l’art de la façon suivante : « Il y a un genre d’émotion qui est tout particulier
à la peinture … Il y a une impression qui résulte de tel arrangement de couleurs, de lu-
mières, d’ombres etc. C’est ce qu’on appellerait la musique du tableau. Avant même de
savoir ce que le tableau représente, vous entrez dans une cathédrale, et vous vous trouvez
placé à une distance trop grande du tableau pour savoir ce qu’il représente, et souvent
vous êtes pris par cet accord magique ; les lignes seules ont quelquefois ce pouvoir par
leur grandiose … cette émotion s’adresse à la partie la plus intime de l’âme. Elle remue
des sentiments que les paroles ne peuvent exprimer que d’une manière vague, et de telle
sorte que chacun, suivant son génie particulier, les comprend à sa manière, tandis que les
peintres vous y transportent en réalité. » (Eugène Delacroix, Œuvres littéraires, éd. par Élie
Faure, Paris, Georges Crès, 1923, t. I, p. 63) Comme le souligne G. Genette, l’attention esthé-
tique n’implique pas nécessairement la connaissance de l’objet perçu, en quoi l’activité
perceptive définie par Kant a un caractère désintéressé, tenant uniquement aux qualités
aspectuelles (formelles) de l’objet (L’Œuvre de l’art II, op. cit., p. 19).
174 chapitre 2

On raconte que Balzac […], se trouvant un jour en face d’un beau tableau,
un tableau d’hiver, tout mélancolique et chargé de frimas, clairsemé de
cabanes et de paysans chétifs, – après avoir contemplé une maisonnette
d’où montait une maigre fumée, s’écria : ‘Que c’est beau ! Mais que font-
ils dans cette cabane ? à quoi pensent-ils, que sont leurs chagrins ? les
récoltes ont-elles été bonnes ? Ils ont sans doute des échéances à payer ?’
Rira qui voudra de M. de Balzac. J’ignore quel est le peintre qui a eu
l’honneur de faire vibrer, conjecturer et s’inquiéter l’âme du grand ro-
mancier, mais je pense qu’il nous a donné ainsi, avec son adorable naïve-
té, une excellente leçon de critique309.

Balzac ici ne réagit pas autrement que Diderot devant les œuvres de Greuze,
de Vernet, d’Hubert Robert, qu’il réinventait à son gré. Une telle approche
critique tente de saisir l’effet pictural à travers le prisme de la personnalité per-
ceptive et de l’imagination active. Baudelaire se démarque ainsi explicitement
des autres critiques qui ne contemplent pas assez longuement les tableaux,
qui les critiquent sans les étudier310, et ne créent rien avec leurs mots. Car pour
Baudelaire comme pour Diderot, décrire c’est toujours écrire, et toute écriture
sera récriture au sens de recréation du tableau.
On se souvient du roman de la jeune fille déflorée qu’écrivit Diderot en
admirant un petit serin de Greuze. Baudelaire aussi aura aimé rêver à des his-
toires possibles que suggèrent les tableaux ou les dessins qu’il contemple, moins
en se transformant en conteur qu’en évoquant, en vrai poète, les possibles ima-
ginaires des images dans leur profondeur invisible à l’instar de l’impression
que produit sur lui ce « petit oiseau » figurant sur une estampe gravée sur bois
de l’artiste Alfred Rethel – estampes par ailleurs qualifiées de « poèmes » par
Baudelaire : « Un petit oiseau s’est perché sur le bord de la fenêtre et regarde
dans la chambre ; vient-il écouter le violon de la Mort, ou est-ce une allégorie
de l’âme prête à s’envoler ? »311 Diderot raconte, Baudelaire interroge : les deux
salonniers introduisent un possible imaginaire dans les images, en se faisant
inventeurs de celles-ci – leur imagination étant, à l’instar de ces petits oiseaux,
toujours prête à s’envoler … À cette différence près, que là où Diderot choisit
le plus souvent d’explorer les fils d’une histoire, Baudelaire se plaît à évoquer
le pouvoir d’évocation même des œuvres, cultivant l’indécision sémantique.

309  
Exposition universelle, p. 239 (I, « Méthode de critique »).
310  
Ibid., p. 236.
311  
L’Art philosophique, p. 260.
Imaginer la peinture 175

3.2 Récritures poétiques


Le langage de la critique poétique que Baudelaire met en œuvre se caractérise
par certains procédés qui sont propres à créer une suggestivité poétique du
tableau. La prétérition, comme nous l’avons vu, qui permet d’évoquer l’œuvre
à travers le refus de la décrire, en est un moyen. Il est proche de la réticence,
qui peut prendre une forme graphique sur la page, par un long tracé de poin-
tillés qui vient interrompre le discours, comme le fait Baudelaire dès 1845 pour
décrire le « tableau splendide … sublime, incompris » des Dernières paroles
de Marc-Aurèle ou le Sultan du Maroc. Le pointillé qui traverse la page au
milieu du compte rendu est ici la trace visible de l’interruption du langage
que Baudelaire pratique dès lors qu’il tente de se lancer dans l’impossible
ekphrasis, comme pour remplacer les mots qu’il pourrait tracer sur le pa-
pier par un blanc qu’il incombe alors au lecteur de remplir. Celui-ci est ainsi
invité par le critique à participer activement au travail de la critique.
Mais le langage poétique de Baudelaire exploite plus volontiers la méta-
phore, ce procédé de déplacement où une image est convoquée pour en dire
une autre, et qui ce faisant figure le déplacement même qui a lieu lorsque le
spectateur transpose les impressions de l’œuvre, dans sa propre imagination.
Ainsi, dans une ébauche préparatoire à l’article « Peintres et aquafortistes », en
1862, Baudelaire écrit les lignes suivantes :

Tout récemment, un jeune artiste américain, M. Whistler, exposait à la


galerie Martinet une série d’eaux-fortes, subtiles, éveillées comme
l’improvisation et l’inspiration, représentant les bords de la Tamise ;
merveilleux fouillis d’agrès, de vergues, de cordages ; chaos de brumes,
de fourneaux et de fumées tirebouchonnées ; poésie profonde et compli-
quée d’une vaste capitale312.

À la « poésie » de l’image peinte répond celle des mots, poétiques comme les
images dont ils rendent compte sans les décrire, ou plutôt dans le refus de la
description précise. En effet, à travers une courte indication du sujet (les eaux-
fortes représentent « les bords de la Tamise »), Baudelaire choisit de traduire
l’impression que l’image éveille en lui. Les mots suscitent alors à leur tour une
rêverie auprès du lecteur, de la même façon que l’eau-forte déclenche celle de

312  Baudelaire, « L’eau-forte est à la mode », p. 395. Il s’agit d’une série de six estampes
appelées la « Suite de la Tamise », par l’artiste James McNeill Whistler (1834-1903). Comme
l’explique Jean-Yves Bosseur, l’inspiration de cet artiste est « nourrie par la quête d’une
musicalité dans le chromatisme des couleurs », qui le conduisent « à la lisière de l’abs-
traction » (Musique et beaux-arts. De l’Antiquité au XIX e siècle, Paris, Minerve, 1999, p. 136
et 137).
176 chapitre 2

Baudelaire. Cet extrait forme ainsi un exemple pur de la rêverie poétique de la


langue de Baudelaire, dont la métaphore est constitutive. On sait qu’à l’époque
romantique, la métaphore « cesse d’être une figure rhétorique parmi d’autres,
pour devenir l’instrument quasi philosophique permettant d’appréhender la
figurabilité des choses. »313 Elle est donc le lieu par excellence de création du
langage, le moyen pour Baudelaire d’écrire devant l’image sans être réduit au
silence de l’impossible description. Ainsi, lorsque Baudelaire dit des œuvres
de Whistler qu’elles sont « éveillées comme l’improvisation et l’inspiration », il
crée un sentiment auprès du lecteur qui n’est pas une vue du tableau, mais cor-
respond à une émotion intérieure, suscitée par l’œuvre et pourtant affranchie
de ses contours visibles. La métaphore ici donnée par Baudelaire n’est en effet
pas concrète, elle est une figure qui n’appelle pas une vue mentale mais crée un
sentiment intérieur, de façon à placer le lecteur en état de rêverie, donc dans
un état de créateur d’images. Par le fait que le comparé est double (« l’impro-
visation et l’inspiration »), l’abstraction n’est pas figée, saisie dans un seul mot
mais ouverte à une continuation, qui suscite un sentiment durable auprès du
lecteur.
Cette métaphore « ouverte » et purement abstraite crée en outre un effet
d’indétermination, correspondant précisément à celui de l’image aux contours
imprécis que l’eau-forte donne à voir (ou à ne pas voir). L’effet d’indétermina-
tion est renforcé par le style ternaire – « d’agrès, de vergues, de cordages » –
qui à son tour suggère une description ouverte, une énumération que le lec-
teur pourrait continuer, sans qu’aucun mot puisse arrêter la chaîne d’idées qui
se démultiplient pour fonder un ensemble de tentatives de description in sui
infinie. L’effet d’indétermination suscité par le style ternaire et la double mé-
taphore abstraite qui démultiplient l’impression auprès du lecteur est enfin
désigné par le double pléonasme qui s’inscrit dans les termes « merveilleux
fouillis », « chaos de brumes » et « fumées » : quatre termes équivalents qui
disent à la fois le désordre des lignes (« fouillis », « chaos ») et l’indistinction
du regard (« brumes », « fumées »), pour désigner ensemble le caractère indis-
cernable de la composition.
L’admiration de Baudelaire pour ces œuvres aux tonalités impressionnistes
ressort nettement de sa célébration de l’indétermination du regard qu’elles
mettent en place. Il semble que le poète voue une préférence aux œuvres

313  Pierre Laforgue, Ut pictura poesis. Baudelaire, la peinture et le romantisme, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 2000, p. 23. Cf. aussi l’article de Pierre Leroux, « Du style symbo-
lique », paru le 8 avril 1829 dans Le Globe et partiellement reproduit dans L’Esthétique
romantique en France. Une anthologie, textes choisis et présentés par Claude Millet, Paris,
Agora, « Pocket », 1994.
Imaginer la peinture 177

visibles qui contiennent en elles une impossibilité du visible, comme en en-


travant la perception par leur « contour un peu indécis »314, de la même façon
qu’il apprécie tout particulièrement dans les tableaux de Delacroix « l’indéci-
sion charmante »315 du dessin. La description de Baudelaire de ces eaux-fortes
devant lesquelles la vue s’efface, pour ainsi dire, forme une traversée de l’image
moins par l’œil que par l’imagination sensitive, une « participation active » au
jaillissement de l’impression qui se dégage de cet ensemble de couleurs indis-
cernables et qui ne se prêtent, dès lors, qu’à la rêverie. Non seulement les eaux-
fortes de Whistler qu’il admire ici sont indistinctes, mais l’œil de Baudelaire
cherche à voir cette indistinction même, ce « chaos » ou cette « brume » dans
laquelle toutes les distinctions se confondent et l’œil se perd. Voir pour ne pas
voir, ou voir pour rêver : c’est où s’éveille l’œil critique de Baudelaire en tant
qu’œil poétique. Dans L’Art philosophique, Baudelaire résume de la façon sui-
vante l’importance du sfumato dans l’art pour que l’œil du critique (appelé par
lui le « traducteur » de l’image) devienne créateur : « même à l’esprit d’un ar-
tiste philosophe, les accessoires s’offrent, non pas avec un caractère littéral et
précis, mais avec un caractère poétique, vague et confus, et souvent c’est le
traducteur qui invente les intentions. »316
Ces tableaux inventés naissent de la rencontre et de la rupture avec les ta-
bleaux perçus. Diderot aussi les aura le plus admirés dans l’« à peu près » du
rendu : lorsque « une vapeur légère » vient « noyer » les contours des figures et
des objets, lorsqu’ils ont « un aspect un peu poudreux » – car « rien n’est plus
piquant qu’un beau visage sous une gaze légère », comme il l’affirme dans ses
Pensées détachées317. Aussi n’est-ce pas seulement l’abîme qui sépare le pictural
du langage que Diderot se plaît à traverser, mais aussi la distance intérieure de
l’image qu’il explore, ces endroits où elle se dérobe à la vue, où l’œil voit ce qui
ne se voit plus, ou presque plus. Son attention pour le « vaporeux » des images,

314  
Salon de 1846, p. 94.
315  
Salon de 1845, p. 16. À l’indécision de la main créative que Baudelaire loue dans le travail
de l’artiste répond un « indéfinissable » qui est au cœur du mérite de l’art selon Delacroix :
« Le mérite du tableau c’est l’indéfinissable … C’est ce que l’âme a ajouté aux couleurs et
aux lignes pour aller à l’âme. » (Eugène Delacroix, Journal, éd. par André Joubin, Plon,
1960, t. III, p. 402)
316  
L’Art philosophique, p. 261.
317  
Pensées détachées, p. 1054, art. « De la beauté ». Le terme de « piquant » revient réguliè-
rement sous la plume du salonnier, toujours dans un sens positif de ce qui attire l’atten-
tion voire suscite l’émotion du spectateur de façon forte et inattendue. Par exemple, pour
exprimer son admiration de l’art de Casanove, il accumule les termes pour désigner l’inté-
rêt que suscite cet artiste, au détriment d’un autre : « Il est plus fin, plus piquant, plus vrai,
moins cru, plus naturel, plus fait que Loutherbourg, à qui toutefois on ne saurait refuser
un grand talent. » (Salon de 1767, p. 677, art. « Réponse à une lettre de Grimm »).
178 chapitre 2

qui répond au terme italien de « sfumato » en est révélatrice : ces endroits où


« sans voir, on croyait voir au-delà du contour »318. N’est-ce pas encore là, dans
ces endroits qui se dérobent à la vue, qu’on voit le mieux lorsqu’on tente de voir
avec « l’œil intérieur »319, celui qui est conduit par l’œil qui touche, l’œil qui est
touché par l’œuvre parce qu’il tente de la toucher en cherchant les impressions
qu’elle peut lui faire ?
La critique d’art se profile ici comme une contre-critique : car si l’œil critique
se définit en principe comme un opérateur de séparation (conformément à
l’étymologie du verbe krinein qui signifie ‘séparer, trancher, décider’), l’œil de
Baudelaire est un œil qui cherche à se perdre dans l’image, à confondre ses
éléments plus qu’à les distinguer, afin de pouvoir se complaire plus librement
dans le sentiment et la rêverie qu’elle génère. Les derniers mots du compte
rendu sur Whistler (en est-ce un seulement ?), désignant l’œuvre comme une
« poésie profonde et compliquée d’une vaste capitale », à nouveau concourent
à effacer les contours des choses, la ville peinte par Whistler étant ici perçue
non comme un ensemble de constructions droites et distinctes mais comme
une composition « vaste », un « chaos » dont l’œil du poète apprécie tout par-
ticulièrement la « profondeur » et la « complication », c’est-à-dire les possi-
bilités de rêverie que le dessin indistinct favorise. C’est pour la même raison
que Baudelaire apprécie les tableaux de Descamps, où il remarque « les jeux
les plus bizarres et les plus invraisemblables de l’ombre et de la lumière »,
« ombres qui coupent les pans des maisons », « farniente d’ombres indéfinis-
sables » qui créent un effet « de poésie, et souvent de rêverie ».
Et au sein de l’éloge de ces qualités d’un « indéfinissable » qui poussent à
la rêverie, et des lignes « bizarres » qui en « coupent » d’autres, il est intéres-
sant de remarquer que Baudelaire déplore précisément le « fini » de l’œuvre :
« Le seul reproche, en effet, qu’on lui pouvait faire, était de trop s’occu-
per de l’exécution matérielle des objets ; ses maisons étaient en vrai plâtre,
en vrai bois, ses murs en vrai mortier »320. Il faut au peintre un peu plus de

318  Pensées détachées, p. 1053, art. « De la beauté ». À ce sujet, P. Pardo Jiménez explicite que
Diderot demande à l’artiste « une solution de continuité entre le visible et l’invisible ».
Ainsi, avec Diderot « la question de la visibilité se pose en des termes tout à fait nou-
veaux : maintenant, c’est au spectateur de peindre l’invisible, même aux dépens des in-
tentions de l’artiste. » (« L’air du tableau. De l’Encyclopédie aux Salons », Recherches sur
Diderot et sur l’Encyclopédie 44, 2009, p. 146)
319  Le terme est donné par Diderot dans ses Éléments de physiologie, où l’imagination est
définie comme « la faculté de se peindre les objets absents, comme s’ils étaient présents »
(éd. Jean Mayer, Paris, Librairie Marcel Didier, 1964, p. 250). Sur la métaphore théorique
de « l’œil intérieur » depuis Platon, voir P. Tortonese, L’Œil de Platon, op. cit.
320  Salon de 1846, p. 110 (art. VI, « De quelques coloristes »).
Imaginer la peinture 179

« nonchalance » dans le pinceau, comme si la finition trop « vraie » enchaînait


les yeux à l’image et empêchait l’envol de l’imagination. Ce serait le sens de
la dernière phrase du compte rendu, où Baudelaire s’exclame : « Combien
n’eussent-ils pas été plus beaux, exécutés avec plus de bonhomie ! » La bon-
homie du « faire » concerne encore la touche flottante, un peu indécise du
pinceau qu’il aime dans la peinture, qui lui fait dire plein d’admiration pour
les ciels de Théodore Rousseau qu’ils sont « incomparables pour leur mol-
lesse floconneuse »321. L’indécision des contours des figures qui envoûtaient
tant Diderot devant les esquisses d’Hubert Robert est aussi celle de la touche
inachevée des dessins de Rousseau ou Delacroix qui émeut profondément
Baudelaire322.
Ainsi, par cette écriture proche du poème en prose dans laquelle Baudelaire
excelle, il parvient à conférer à la langue une valeur artistique tout à fait
équivalente à l’effet que pourraient faire des vers rimés – qu’il ne s’interdit
pas toujours de pratiquer, comme lorsqu’il cite le poème La Compensation
de Théophile Gautier ou un de ses propres quatrains tiré des Phares, devant
les œuvres de Delacroix323, ou comme il ressort des courts poèmes ou vers
rimés, qui jouent sur les graphèmes et phonèmes de sa « critique en vers » du
Salon caricatural de 1846. Enfin, Baudelaire ne célèbre-t-il pas lui-même dans
sa poésie ces « trous grands comme des tombeaux »324 dans les images qu’il
convoque auprès de son lecteur, comme en instaurant des blancs lisibles entre
les mots ?

3.3 L’image invisible


Il y a une magie dans la critique d’art de Diderot et de Baudelaire, au même
titre que celle qu’ils surent si bien repérer dans les tableaux de leurs peintres

321  Ibid., p. 144 (art. XV, « Du paysage »).


322  Pour Jean-Pierre Richard (« Lamartine », in : Études sur le romantisme, Paris, Seuil, 1970,
p. 145), « l’effilochement des contours » est un trait distinctif du romantisme qu’il analyse
chez Lamartine, où « les fumées, ou les parfums, lentes exhalaisons verticales » sont om-
niprésentes. Cet évanouissement de la netteté des formes permettrait aux romantiques
d’exprimer le sentiment d’absolu dans l’art. Nous tenterons de montrer dans le prochain
chapitre (III) que « l’indétermination » de l’œuvre permet de mettre en place une conti-
nuité créative où le spectateur ou le lecteur devient co-créateur de l’œuvre.
323  Exposition universelle, p. 255 et p. 251 pour le poème de Gautier (art. III, « Eugène
Delacroix »).
324  Dans le poème X, « L’ennemi », v. 8, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 67. De même, ce
sont les trous dans la robe de la jeune « mendiante rousse » qui laissent voir à la fois
la pauvreté et la beauté de son corps, et auxquels répondent les taches de rousseur sur
la peau (poème LXXXVIII des Tableaux parisiens, « À une mendiante rousse », v. 1-8, in :
ibid., p. 128).
180 chapitre 2

de prédilection. Cette magie tient à la rencontre du peintre, du critique et du


lecteur dans l’espace imaginaire que leur langage parvient à créer. En effet, si
l’art comme la poésie est une « expression sincère [d’un] tempérament »325,
comme le veut Baudelaire, c’est dans l’espace invisible et indéterminé de ce
qu’il appelle « la poésie de l’art » que se situe la rencontre de ces trois instances
comme autant de personnalités marquées par l’essor de leur imagination. Pour
le peintre comme pour le critique ou pour le lecteur, l’art est affaire de « parti-
cipation »326 émotive, qui nécessite un regard intérieur et se met en place sous
l’impulsion de l’imagination. Paradoxalement, il faut donc s’éloigner du visible,
n’en chercher que l’indistinct, en écarquillant les yeux, pour saisir les contours
d’une image invisible.
Du côté du peintre, là où la théorie classique insistait sur l’observation de la
nature, en passant par celle des modèles antiques, pour pouvoir créer le tableau
idéal, les plaidoyers se font entendre du temps de Baudelaire pour recomman-
der à l’artiste de chercher l’idéal du tableau au fond de lui-même, comme en
fermant les yeux. Leçon que les artistes contemporains d’hier et d’aujourd’hui
répèteront inlassablement : comme Matisse, par exemple, qui encourageait
les jeunes peintres à « fermer les yeux » pour mieux concevoir le tableau327.
Mais il est important de souligner que ce qu’on peut appeler l’intériorisa-
tion du précepte de l’imitation328 est un processus mis en branle au cours du
XVIIIe siècle : l’abbé Du Bos soulignait déjà en 1719 qu’il faut « savoir copier la
nature sans la voir »329, après quoi Marmontel affirmera, un demi siècle plus
tard, que le véritable génie « voit sans regarder »330.
Ainsi Baudelaire recherche les œuvres qu’il appelle « poétiques », celles qui
sont les traces perceptibles du tempérament du peintre, comme les dessins
de Daumier, qu’il place au rang des grands peintres dans son Salon de 1845 par

325  Salon de 1846, p. 79 (I, « À quoi bon la critique ? »).


326  Pedro Pardo Jiménez qualifie la conception de l’art de Diderot d’« esthétique de la partici-
pation » (« L’air du tableau », loc. cit., p. 147).
327  « Pour peindre, commencez par regarder longtemps et attentivement votre modèle ou
sujet, et décidez de votre schéma général de coloris. […] Fermez les yeux et représen-
tez-vous le tableau ; puis mettez-vous au travail, en gardant toujours ces caractéristiques
comme traits dominants du tableau. » (Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris,
Hermann, 1972, p. 71-72 [Notes de Sarah Stein, prises en 1908], nous soulignons)
328  Pour Roland Mortier, c’est ainsi que l’originalité naît comme « nouvelle catégorie esthé-
tique au siècle des Lumières » (L’Originalité, op. cit., p. 29).
329  Du Bos, Réflexions critiques, op. cit., I, s. 24, p. 129.
330  J.-F. Marmontel, art. « Génie », in : Éléments de littérature, op. cit., p. 586 : « l’homme de
génie […] a une façon de voir, de sentir, de penser, qui lui est propre. […] Le commun des
hommes regarde sans voir, l’homme de génie voit si rapidement, que c’est presque sans
regarder. » (nous soulignons)
Imaginer la peinture 181

le fait que ce dessinateur a le don de rendre visible l’expression libre de son


intarissable imagination. De même, il repère le hollandais Jongkind par ce
qu’il a su trouver « le secret » de confier sur quelques planches d’eaux-fortes
« ses rêveries, singulières abréviations de sa peinture, croquis que sauront lire
tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un peintre dans ses plus rapides
gribouillages »331. Et si Delacroix est un génie, c’est parce qu’il est « fidèle à sa
propre nature » quand son génie travaille et « quand toute son âme était dar-
dée sur une idée ou voulait s’emparer d’un rêve »332. Les trois éléments-clés de
la conception baudelairienne de l’art que nous avons étudiée dans ce qui pré-
cède sont exprimés dans cette simple phrase : le poète y clame, premièrement,
l’importance de l’imagination (une idée ou un rêve) sans laquelle il ne peut y
avoir de l’art au vrai sens du mot333 et qui doit se manifester, deuxièmement,
dans une forme d’expression toute individuée, l’œuvre d’art devant procéder
du tempérament, de l’âme de l’artiste (« toute son âme ») en quoi elle sera irré-
ductible et originale334. En troisième lieu, l’expression « dardée sur une idée »
se réfère au fait que l’énergie de l’artiste, au moment du travail de création,
est concentrée tout entière sur une idée comme pour s’efforcer d’« extraire »
l’idéal qui sera exprimé dans l’œuvre. Notons que le terme « dardé » signifie
aussi « enfoncer », « entrer » dans une manière de façon précise et tranchante :
l’âme de l’artiste darde les choses ou, autrement dit, les traverse de sa pensée,
de son regard, comme pour les morceler et n’en retirer que l’essentiel.
Mais du côté du récepteur de l’œuvre également, nous avons vu que les
tableaux les plus appréciés par Diderot et par Baudelaire sont ceux qui se
dérobent à la vue, du moins à l’emprise précisante, pour ainsi dire, du regard.
Les œuvres les moins « finies », celles aux contours indécis, permettent
d’amorcer une rêverie qui se libère de l’image, et s’en détache parfois
complètement335. C’est ainsi que pour Baudelaire, plusieurs lectures d’un
tableau sont possibles car « il y a une épouvantable profondeur dans la

331  L’Eau-forte est à la mode, p. 396. Formule reprise en termes proches dans l’article élaboré
Peintres et aquafortistes, p. 400.
332  L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 419.
333  « Il est évident qu’à ses yeux l’imagination était le don le plus précieux, la faculté la plus
importante », écrit Baudelaire en souscrivant à l’opinion du peintre (ibid., p. 407).
334  C’est la raison pour laquelle Delacroix est nettement supérieur à Ingres qui, bien que
« doué de hautes qualités », est toutefois « dénué de ce tempérament énergique qui fait la
fatalité du génie » (Exposition universelle, p. 248, art. II, « Ingres »).
335  Cf. l’étude de Wolfgang Drost sur les positions opposées de Gautier et Baudelaire à propos
de l’esquisse dans « De l’esquisse dans la peinture au XIXe siècle : signal de révolte ou
théorie des impuissants ? Autour de Gautier et de Baudelaire » (loc. cit.). Il est à préci-
ser que si Gautier recherche la perfection finie des œuvres, il s’intéresse toutefois à l’es-
quisse pour ce qu’elle donne à voir de la genèse d’une œuvre d’art : « curieux, il cherchait
182 chapitre 2

première idée venue », dans la mesure où une idée en contient toujours


plusieurs autres, de la même façon qu’il est d’avis que « parmi les ma-
nières innombrables de l’exprimer, il n’y en a tout au plus que deux ou trois
d’excellentes »336. C’est toujours au récepteur qu’il appartient de recréer
l’œuvre : « livres, estampes, tableaux, sculptures, musique » sont pour
Baudelaire des « tremplins d’où l’imagination créatrice prend son essor
pour bondir aussi haut que les natures les plus puissantes », affirme Claude
Pichois337. Mais c’est à condition que ces œuvres apparaissent comme des
formes indistinctes, formes entre-deux où se situe ce que Baudelaire, et ses
contemporains appellent la poésie du tableau.
Il est significatif que Baudelaire associe la rêverie à la rupture ou la dé-
chirure, comme il ressort de son appréciation de la musique de Wagner : « Il
semble parfois, en écoutant cette musique ardente et despotique, qu’on re-
trouve peintes sur le fond des ténèbres, déchiré par la rêverie, les vertigineuses
conceptions de l’opium. »338 La rêverie opère donc une rupture par rapport à
l’œuvre, et le tableau générant l’effet émotif le plus puissant sera donc celui
qui se donne le moins à voir : celui qui apparaît « gris comme l’atmosphère de
l’été »339, comme les tableaux de Delacroix, ou même noir comme « le fond
des ténèbres », comme la musique de Wagner, parce que c’est sur ce fond du
tableau sombre que pourra éclore la rêverie, comme une production d’images
affranchies du tableau.
Ainsi, à l’instar de Diderot, Baudelaire modèle le langage pour en faire le
réceptacle d’une œuvre virtuelle, dont l’œuvre réelle n’est qu’un avatar incom-
plet. Les injonctions qui reviennent fréquemment sous la plume des salon-
niers comme « imaginez … » ou « supposez … » sont les marqueurs langagier
de cet espace imaginaire où le lecteur est convoqué, comme en devant fermer
les yeux, pour co-créer l’œuvre dans une coopération active. Ainsi, Diderot et
Baudelaire font d’une image invisible, celle qu’ils forgent à partir de l’image
perçue, l’enjeu réel de leur écriture. Leur critique d’art est donc une « action

à découvrir dans l’esquisse ou dans l’ébauche d’un peintre la pensée intime du créateur,
qui permet de suivre l’évolution de la vision de l’artiste. » (p. 6)
336  Salon de 1859, art. IX, « Envoi », p. 341. Baudelaire se montre ici plus indulgent que La
Bruyère, qui dans le chapitre « Des ouvrages de l’esprit » de ses Caractères n’admettait
qu’une seule forme d’énonciation en fonction de la clarté de l’énoncé : « Entre toutes les
différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui
soit la bonne » (op. cit., I, 17, p. 163).
337  Claude Pichois, « Introduction », in : Charles Baudelaire, Critique d’art, éd. par Claude
Pichois, Paris, Armand Colin, 1965, p. 18.
338  Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 445, nous soulignons.
339  Salon de 1845, p. 17 (art. « Delacroix »).
Imaginer la peinture 183

imaginante »340 sur la peinture, selon la formule de G. Bachelard, qui tire à


ses conséquences la définition baudelairienne de l’imagination comme « la
faculté de déformer les images fournies par la perception, […] de changer
les images »341. Comme l’écrit W. Drost, « la genèse de la poésie se déroule
dans l’espace virtuel de l’imagination du spectateur »342, et c’est dans une
« déviation »343 par rapport à l’œuvre et à l’intention de l’artiste qu’une inter-
prétation créatrice peut naître.
Un espace poétique « virtuel » est ainsi mis en place par l’écriture, dans
lequel se rencontrent les « tempéraments » du peintre, du critique et du lec-
teur. Cet espace virtuel n’existe qu’à partir de la perception de l’œuvre réelle,
mais en diffère par le travail déformant de l’imagination active du specta-
teur-critique. C’est le sens de la « déviation » qu’opère le travail du critique : il
ne restitue pas l’intention, voire le sens de l’œuvre, mais recompose l’œuvre à
partir de l’effet émotif qu’elle induit, et que le lecteur infléchit ensuite aussi
à son tour. Il ne s’agit donc pas de créer une autre œuvre, mais une œuvre
propre, en résonance avec l’œuvre réelle, qui est continuée et transformée à
la fois par ce récepteur actif. Les principes clés de la continuité créative des
œuvres que pratiquent Diderot et Baudelaire sont ici mis en place. Ils feront
l’objet d’un développement dans le dernier chapitre de ce livre.

4 Conclusion : la vue intérieure

Un double sens est à entendre dans le terme « passionné » que Baudelaire pré-
conise pour décrire l’activité critique344. Il comprend une dimension émotive
qui s’exprime ailleurs par le terme récurrent de « sympathie » que le spectateur
doit manifester à l’égard de la peinture pour la comprendre profondément,
dans une approche empathique de l’œuvre. Le regard passionné est tout à
l’opposé du regard extérieur et froid du critique habituel, fermé à la rêverie
qu’il peut susciter. Mais en même temps, l’approche empathique de l’art

340  Gaston Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie
José Corti, 1978, p. 7.
341  Ibid.
342  W. Drost, « Des affinités de Baudelaire et l’esthétique allemands », op. cit., p. 96.
343  Le terme est ici donné par W. Drost (ibid.), mais était aussi celui de J. Starobinski, comme
nous l’avons souligné à plusieurs reprises. Aussi la remarque de Jean Starobinski à propos
de la critique diderotienne s’applique également à celle de Baudelaire, pour ce qu’elle
« naît en s’attribuant la faculté d’évincer l’art, de parler à sa place » (« Diderot dans
l’espace des peintres », loc. cit., p. 256).
344  Dans la formule : « la critique doit être partiale, passionnée, politique » (Baudelaire, Salon
de 1846, p. 78, art. I, « À quoi bon la critique ? »).
184 chapitre 2

suppose une faculté réflexive qui met par écrit les impressions ou les rêves
ressentis dans la passion. « Une passion immense, doublée d’une volonté for-
midable » : tel est le « double caractère » du génie selon Baudelaire345. Passion
extrême et volonté, ou émotivité et réflexivité sont nécessaires au critique
comme à l’artiste s’il veut créer.
On retrouve ici la théorie de l’émotion de Kant telle qu’il l’avait énoncée
dans son Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), en distinguant
entre passion et émotion346. La passion est « l’inclination que la raison du
sujet ne peut maîtriser ou n’y parvient qu’à peine » ; l’émotion est par contre
« le sentiment d’un plaisir ou d’un déplaisir actuel qui ne laisse pas le sujet
parvenir à la réflexion »347. Le ressenti émotionnel est, comme dit Kant, in-
compatible avec la réflexion critique. Mais elle est à la source d’une sensibilité,
d’un état sensible ou inclination, qui est la passion de l’homme. Dans son essai
Les Passions, Herman Parret résume ainsi la distinction kantienne : « l’émotion
est intrinsèquement liée au sentiment de plaisir et de déplaisir actuel, tandis
que la passion est une disposition de l’esprit relevant de la faculté de désirer
qui présuppose un sujet dont le pouvoir est autodéterminant, s’imaginant au
futur un fait dont la réalisation dépendrait de ce pouvoir. »348 La passion serait
donc une sensibilité qui permet à l’esprit de s’imaginer ou de se représenter
des choses (« s’imaginant au futur … »), ce qui la rend donc active durant le
travail d’écriture de la critique d’art. Le terme rejoindrait ce que Baudelaire
désigne par celui de tempérament, et qui seul permet à l’émotion ressentie de
devenir une passion exprimée dans la critique. La « critique passionnée »
de Baudelaire est donc bien celle d’une passion au sens kantien du terme, une
« inclination » ou une « disposition » de l’esprit sans laquelle la représentation
ne peut avoir lieu.
La passion implique donc une distance intérieure qui prend en compte
l’émotion que le spectateur a ressenti devant l’œuvre. Marcel Proust s’étonna de
l’impassibilité de Baudelaire qui pourtant était doté d’une profonde « sensibili-
té » : « peut-être cette subordination de la sensibilité à la vérité, à l’expression,

345  Baudelaire, L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 406. « Delacroix était passionnément amou-
reux de la passion, et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion
de la manière la plus visible. Dans ce double caractère, nous trouvons, disons-le en pas-
sant, les deux signes qui marquent les plus solides génies, génies extrêmes qui ne sont
guère faits pour plaire aux âmes timorées, faciles à satisfaire » (ibid).
346  Immanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Paris,
Vrin, 1965, d’après Herman Parret, Les Passions. Essai sur la mise en discours de la subjecti-
vité, Bruxelles, Mardaga, 1984, p. 42 sq.
347  I. Kant, Anthropologie, op. cit., p. 109, cité par H. Parret, ibid.
348  H. Parret, ibid., p. 43.
Imaginer la peinture 185

est-elle au fond une marque de génie, de la force de l’art supérieur à la pitié


individuelle »349, écrivit Proust, tout en s’étonnant de « la force extraordinaire,
inouïe du verbe (cent fois plus fort, malgré tout ce qu’on dit, que celui de Hugo),
un sentiment qu’il s’efforce de ne pas ressentir au moment où il le nomme, où
il le peint plutôt qu’il ne l’exprime »350. Pour qu’il puisse mettre par écrit les
impressions ressenties, le poète doit donc se tenir à distance de celles-ci, car
l’état d’émotion forte est incompatible avec l’effort syntaxique et stylistique de
l’écriture. L’écriture doit donc procéder du souvenir des impressions reçues,
qui seront les opérateurs d’une mnémotechnique du beau. Cette distance
intérieure, cette impassibilité du mot devant le mot qui crie, c’est la passion qui
resurgit au sein de l’écriture poétique sous couvert de laquelle elle se présente.
Baudelaire et Diderot ont tous deux exercé cette distance critique intérieure
pour livrer leurs écrits « poétiques » sur la peinture. Ces écrits sont à conce-
voir littéralement comme des « tableaux réfléchis », c’est-à-dire comme des
œuvres mûrement réfléchies et travaillées par un souvenir impressif, dont le
ressenti spontané est ressaisi, après-coup et comme à distance, par le travail
de l’imagination. Ceci expliquerait comment nos critiques d’art ont pu être ces
« Vertumnes », qui surent être à chaque fois si différents et si vrais devant la
variété de tableaux qu’ils avaient à décrire : pour entrer dans le tableau, il fallait
d’abord sortir de soi, se déposséder pour mieux « donner le temps à l’impres-
sion d’arriver et d’entrer »351. Diderot a bien expliqué ce mécanisme paradoxal
de l’effet bouleversant que produit l’imitation froide, opérée dans la distance
intérieure, à propos du comédien352. Mais alors, du fond de cette distance
qui se creuse entre soi et soi pour pouvoir se transposer dans l’œuvre, se crée
ensuite un retour à soi – qui est le vrai sens de la réflexivité comme ce qui est
« relatif au retour à soi » – où la personnalité propre peut intervenir. Quand
Baudelaire s’exclame : « je considère le poète comme le meilleur de tous les
critiques », il faut entendre dans cette formule la proclamation de la scission
irrémédiable entre l’image et le mot, de sorte que seule une pure langue lyrique
serait l’équivalent (mais non le miroir) du tableau en tant qu’expression d’un
mystère profond, échappant à l’emprise de la raison organisatrice, de même

349  Marcel Proust, « Sainte-Beuve et Baudelaire », in : Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 173.
350  Ibid., p. 174.
351  Diderot, Salon de 1765, p. 291 (introduction au Salon).
352  Il s’agit du Paradoxe du comédien bien sûr, dans lequel Diderot jette les bases d’une esthé-
tique de la distanciation. Le bon comédien est un homme d’une grande sensibilité, qui
ne peut toutefois éprouver aucune sensibilité durant le jeu : « le sublime imitateur de la
nature » doit « s’oublier et se distraire de lui-même », et « d’une mémoire tenace tenir son
attention fixée sur des fantômes qui lui servent de modèles » (D. Diderot, Le Paradoxe sur
le comédien, éd. Sabine Chaouche, Paris, GF-Flammarion, 2013, p. 101).
186 chapitre 2

aussi (en même temps) que toute prise de langage sur la peinture est une créa-
tion langagière à part entière, qui se détache de la peinture pour, à partir des
impressions qu’elle a créées sur son spectateur, se l’approprier.
En ce sens et malgré un grand nombre de divergences entre Diderot et
Baudelaire, comme cette condamnation pour le maniéré qui est le fard de
l’époque galante et immorale selon le premier, et l’éloge de l’artificiel comme
marque de l’époque moderne par le second, ils ont tous les deux su créer un
espace critique dans lequel un tableau imaginaire mental émerge, qui forme
le pivot entre le tableau réel, absent, et le tableau imaginé par les lecteurs. Ce
tableau idéal – qui est déterminé par le souvenir de L’Esther du Poussin pour
Diderot, ou de la figure d’une Douleur de Delacroix pour Baudelaire – est celui
qu’ils décrivent dans leurs comptes rendus en l’appliquant à l’image réelle, ou
plutôt en relevant et écartant les défauts ou manquements de celle-ci à travers
le prisme de celle-là. Pour Baudelaire comme pour Diderot, il s’agit moins de
décrire les tableaux de manière précise et exhaustive, tels qu’ils sont réelle-
ment, que d’évoquer les impressions qu’ils génèrent et qui invitent au voyage
de la pensée, quitte à les décrire tels qu’ils ne sont pas. Paradoxalement, la cri-
tique ne peut se constituer qu’au prix d’une infidélité353. Quand le regard de
Diderot ou de Baudelaire traverse l’image perçue, c’est donc non seulement
pour la parcourir en s’imprégnant des couleurs, des contrastes, des effets
qu’elle génère, mais pour l’investir d’une vue intérieure, déterminée par leur
personnalité propre354. « L’imaginaire se loge entre le livre et la lampe »,
affirmait M. Foucault à propos de la création littéraire355 : en peinture, il se loge
autant entre l’image peinte et la rétine qui la fixe, il est cet infini imaginaire
que l’œil projette dans le fini de l’image. La traversée de l’image est un voyage

353  C’est tout le problème de la critique en général, comme le faisait remarquer T. Todorov :
« écrire sur un texte, c’est produire un autre texte ; dès la première phrase qu’articule le
commentateur, il fausse la tautologie, qui ne pouvait subsister qu’au prix de son silence »
(« La quête du récit : le Graal », in : Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978, p. 59).
354  Voir M. Symington, Écrire le tableau, op. cit., à propos de la critique poétique de la pein-
ture qui rejoint sur ce point la critique picturale symboliste pratiquée par Mallarmé, dans
la mesure où ces formes de critique conduisent « à redéfinir le rapport au référent, la
perception intérieure impliquant une distance entre l’objet et sa représentation esthé-
tique. Cette distance est celle de la subjectivité, qui suppose en réalité un déplacement de
l’objet : la critique ne porte pas sur l’œuvre mais sur le rapport du moi à l’œuvre » (p. 187).
En 1958, Samuel S. de Sacy avait déjà proposé le terme de « distance critique » pour carac-
tériser la poésie de Baudelaire (« Baudelaire et la distance critique », Revue des Sciences
Humaines 89 : janvier-mars 1958, p. 81-93).
355  Michel Foucault, « La bibliothèque fantastique », in : G. Genette et T. Todorov, dir., Travail
de Flaubert, Paris, Seuil, 1983, p. 106.
Imaginer la peinture 187

dans l’image qui consiste à s’en défaire, à s’en éloigner de telle façon que, pour
le philosophe comme pour le poète, leur critique réside dans le remplacement
du tableau réel par le tableau imaginé. Leur critique de la peinture est une
création de la peinture par le langage : davvero, anche loro son’ pittori356.
On touche ici à la limite de la validité de la critique de Baudelaire : à trop se
démarquer du « public moderne », qui n’apprécierait que le réalisme pictural
ou photographique – où précisément le tempérament et l’imagination de l’ar-
tiste sont évincés selon Baudelaire –, sa critique d’art a-t-elle encore une valeur
universelle ? Sa critique poétique n’est-elle pas trop aristocratique, de la même
façon que le dandy se distingue de la société qu’il méprise ? Il semble que la
pratique de la critique créative que Baudelaire met en place soit marquée du
sceau de l’élitisme, de la même façon que Diderot se démarquait de la « foule
des oisifs » au Salon. Baudelaire se pose la question lorsqu’il fait l’éloge de l’eau-
forte comme une forme d’art qui « se rapproche le plus de l’expression littéraire
et qui est le mieux faite pour trahir l’homme spontané »357 : il se demande alors
si le genre n’est pas « trop personnel, et conséquemment trop aristocratique,
pour enchanter d’autres personnes que celles qui sont naturellement artistes,
très amoureuses dès lors de toute personnalité vive »358. Sa critique suppose
que le spectateur et le lecteur soient des poètes : seul celui qui est poète dans
l’âme, comme l’est l’artiste de génie, peut vibrer à la vue de ces gravures qui
« glorifie[nt] l’individualité de l’artiste » et forment le dépôt de « sa personna-
lité la plus intime ». C’est dire que le spectateur – de même que le lecteur – ne
peut bien voir l’art que quand il investit ce qu’il voit ou ce qu’il lit de sa propre
imagination, et qu’il a donc l’âme d’un créateur à l’égal du peintre.
À ce problème, Baudelaire répond toutefois explicitement dès 1846 :
l’impression de l’œuvre qui générera une continuité créative auprès du lecteur
ne se mettra en place que si le peintre a lui-même, par le travail des couleurs et
de la forme, suscité cette continuité créative :

356  Diderot avait paraphrasé cette fameuse exclamation du jeune Corrège apercevant les
peintures de Raphaël dans une Lettre à H. Meister, directeur de la Correspondance litté-
raire, à l’occasion de l’envoi du manuscrit de La Religieuse le 27 septembre 1780 : « C’est un
ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa véritable
épigraphe serait : Son pittor anch’io [Je suis peintre, moi aussi] » (in : D. Diderot, Œuvres,
t. V : Correspondance, éd. par Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
1997, p. 1309).
357  L’Eau-forte est à la mode, p. 396.
358  Peintres et aquafortistes, p. 401.
188 chapitre 2

Chercher la poésie de parti pris dans la conception d’un tableau est le


plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle doit venir à l’insu de l’artiste.
Elle est le résultat de la peinture elle-même ; car elle gît dans l’âme
du spectateur, et le génie consiste à l’y réveiller. La peinture n’est intéres-
sante que par la couleur et par la forme ; elle ne ressemble à la poésie
qu’autant que celle-ci éveille dans le lecteur des idées de peinture.359

C’est ainsi que Baudelaire à la fois instaure et déjoue l’élitisme artistique : en


situant l’admiration universelle possible du public dans la capacité même du
génie à « réveiller » les idées et sentiments qui peuvent être ressenties. On
comprend ainsi l’importance de l’idée de « suggestivité » de l’art, que défendait
Baudelaire, et qui seule peut engendrer la continuité créative par le spectateur.
Et c’est en même temps où réside la force du génie de Baudelaire lui-même,
comme de Diderot : ils ne cherchent ni à représenter, ni à signifier la pein-
ture, mais à exprimer l’expérience sensible de la peinture pour l’éveiller ensuite
auprès du lecteur. L’expression de cette expérience, sur le mode proprement
poétique, permet le partage d’un ressenti. « Expression est bien le mot pour
désigner cette résonance qui fait penser indéfiniment, cette puissance d’arra-
cher une figure à l’indicible, de transmettre une matière que d’autres pourront
façonner indéfiniment. »360 En effet, le génie n’est-il pas celui « qui ouvre le
plus d’horizons »361 au public, permettant à celui-ci de voir les œuvres avec
d’autres yeux – avec des yeux poétiques ? Le génie de Diderot et de Baudelaire
réside alors dans le fait qu’ils parviennent non seulement à voir la poésie de la
peinture, mais aussi et surtout à éveiller, par la force d’expression de leur verve
poétique, l’émotion de cette poésie auprès de chaque lecteur.

359  Salon de 1846, p. 134 (chap. XIII, « De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment »), nous
soulignons.
360  F. Brugère et J. Peker, Philosophie de l’art, op. cit., p. 160.
361  Salon de 1846, p. 79.
chapitre 3

La continuité créative

Diderot et Baudelaire ne jugent pas de l’art en fonction de normes, mais de


l’effet qu’il suscite. Pour cela, nul besoin d’images violentes ou d’un sujet
extraordinaire : l’émotion découle d’une approche empathique des œuvres, qui
est sensible à l’appel de l’art, selon le terme de Roger de Piles1. Les images ont
en effet un pouvoir émotif et cognitif qui affecte l’imagination et la mémoire
du spectateur. Diderot en témoigne dans son Salon de 1761 : « Il y a des figures
qui ne me quittent point. Je les vois. Elles me suivent. Elles m’obsèdent. »2
Baudelaire n’échappe pas plus à cette emprise de l’art, et il fait part de la hantise
que les tableaux exercent parfois sur lui en s’appropriant un vers de Théophile
Gautier : « Et le tableau quitté nous tourmente et nous suit »3. Le pouvoir de
l’image, de cet « appel » de l’art, est une forme d’énergie qui s’empare du spec-
tateur et le relie à l’œuvre bien au-delà du seul temps de sa contemplation,
comme si le spectateur recevait une impulsion énergétique qu’il relance à son
tour et amplifie en nourrissant les images et les idées reçues de l’œuvre par sa
propre sensibilité.
Une métaphore significative revient quelquefois sous la plume de Diderot,
celle de la « corde vibrante », pour désigner ce fonctionnement de l’œuvre d’art
comme un lieu permettant de faire résonner ensemble, comme des instru-
ments de musique, la sensibilité du créateur et du récepteur, reliés à une même
corde4. S’il faut un spectateur sensible, il faut d’abord en amont de la « corde »

1  R. de Piles, Cours de peinture par principes, op. cit., p. 8.


2  Diderot, Salon de 1761, p. 226.
3  Exposition universelle (1855), p. 253. De même que toute la poésie de Baudelaire prend fond
sur des rêves et souvenirs comme d’un « terrible paysage » dont « l’image vague et lointaine »
le poursuit (« Rêve parisien », poème CII des Tableaux parisiens, v. 1-4, in : Les Fleurs du mal,
op. cit., p. 145) :
« De ce terrible paysage,
Tel que jamais mortel n’en vit,
Ce matin encore l’image,
Vague et lointaine, me ravit. »
4  Jacques Chouillet, Diderot poète de l’énergie, Paris, PUF, coll. « Écrivains », 1984 : « La ten-
sion des cordes, selon Diderot, est une forme particulière du phénomène général de l’éner-
gie. » (p. 246) J. Chouillet cite la traduction de l’Inquiry concerning virtue de Shaftesbury par
Diderot : « Enfin, on peut dire que les affections sont, dans la constitution animale, ce que
sont les cordes sur un instrument de musique » (p. 248). La métaphore des cordes vibrantes
est assez répandue dans le XVIIIe siècle matérialiste : cf. Sarah Nancy, « L’oreille du spectateur
au XVIIIe siècle. Ce qu’un nouvel intérêt pour l’audition et l’écoute change à la manière de

© koninklijke brill nv, leiden, 2018 | doi:10.1163/9789004367975_005


190 chapitre 3

un artiste sensible – « Est-ce qu’on peint avec des couleurs seulement ? »,


ironisait Chardin5. La métaphore en effet permet de mettre en lumière la
réciprocité de la relation esthétique. Il ne suffit pas, en matière d’art, que nous
portions un intérêt à l’œuvre (c’est-à-dire, en termes genettiens, une attention
et une appréciation de l’objet), il faut encore, pour que l’objet soit une œuvre
d’art, que celle-ci procède d’une intention esthétique6. Cette transmission
d’une énergie vibrante par l’entremise de l’œuvre d’art était désignée au XVIIIe
siècle par le terme d’enthousiasme, que Shaftesbury redéfinit au début du
XVIIIe siècle7 et auquel Cahusac consacre en 1755, dans le volume V de
l’Encyclopédie, un long article dont les termes essentiels sont en accord avec la
théorie de l’énergie de Diderot, mais aussi avec la définition du « génie » donnée
par Rousseau dans son Dictionnaire de Musique en 1767. L’artiste de génie, ex-
plique Rousseau, est celui qui « excite au fond des cœurs » les sentiments qu’il
exprime, « il porte dans l’âme ce sentiment de vie qui ne l’abandonne point,
et qu’il communique aux cœurs faits pour le sentir. »8 La communication de
l’énergie est centrale dans la célèbre définition de Cahusac également : « Il est
de la nature de l’enthousiasme de se communiquer et de se reproduire ; c’est
une flamme vive qui gagne de proche en proche, qui se nourrit de son propre
feu, et qui loin de s’affaiblir en s’étendant, prend de nouvelles forces à mesure
qu’elle se répand et se communique »9. L’œuvre est ainsi l’espace de traversée

(se) raconter », in : Récits de spectateurs. Raconter le spectacle, modéliser l’expérience (XVIIe-
XXIe siècles), dir. par Fabien Cavaillé et Claire Lechevalier, Rennes, PUR, 2017, p. 37-50.
5  Diderot rapporte cet échange entre Chardin et l’un de ses confrères, un « peintre de routine »,
pour dire que la maîtrise technique seule ne suffit pas en matière de peinture : « ‘Est-ce qu’on
peint avec des couleurs ? – Avec quoi donc ? – Avec quoi ? Avec le sentiment …’ » (Salon de
1769, p. 844, art. Chardin, n° 34, « Deux bas-reliefs »).
6  G. Genette, L’Œuvre de l’art II, op. cit., p. 275. De même, pour J.-M. Schaeffer, l’expérience
esthétique concerne les positions du producteur et du récepteur de l’œuvre ou du phéno-
mène esthétique (L’Expérience esthétique, op. cit., p. 20 ; déjà avancé dans Pourquoi la fiction ?,
Paris, Seuil, « Poétique », 1999, chap. IV).
7  Lord Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme [1708], éd. de Laurent Folliot, Paris, Rivages Poche,
2015.
8  Jean-Jacques Rousseau, « Génie », in : Dictionnaire de Musique, Paris, Veuve Duschesne, 1768
[1767], p. 227-228 ; repris dans art. « Génie », in : Encyclopédie méthodique. Musique, Paris,
Panckoucke, 1791, t. I, p. 682-683.
9  Louis de Cahusac, « Enthousiasme », in : Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert,
Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson,
David, Le Breton, Durand, 1755, t. V, p. 722, éd. par Robert Morrissey and Glenn Roe, University
of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project, Spring 2016 Edition, URL  : http://encyclopedie
.uchicago.edu/
La continuité créative 191

d’une énergie créatrice qui relie l’artiste et le spectateur, bien au-delà du seul
moment de la contemplation devant l’œuvre.
Il importe toutefois de relever que cette communication ou propagation
de l’énergie dans la relation esthétique implique une double rupture, à la fois
temporelle et spatiale. Ainsi, dans la description que donne Cahusac d’un
spectacle, l’enthousiasme se communique comme en faisant irruption dans
la salle :

Je suppose le public assemblé pour voir la représentation d’un excellent


ouvrage ; la toile se lève, les acteurs paraissent, l’action marche, un trans-
port général interrompt tout à coup le spectacle ; c’est l’enthousiasme qui
se fait sentir, il augmente par degrés, il passe de l’âme des acteurs dans
celle des spectateurs ; et remarquez qu’à mesure que ceux-ci s’échauffent,
le jeu des premiers devient plus animé, leur feu mutuel est comme une
balle de paume que l’adresse vive et rapide des joueurs se renvoie ; c’est
là où nous devons toujours être sûrs d’avoir du plaisir en proportion de la
sensibilité que nous montrons pour celui qu’on nous donne10.

Quand l’enthousiasme se fait sentir, ce « feu mutuel » en s’allumant « inter-


rompt » l’attention que les spectateurs portent au spectacle, précisément au
moment où elle atteint à son sommet. Le théoricien indique par ce terme le
sentiment de surprise, de plaisir subit et inattendu qui fait irruption auprès des
spectateurs quand ils prennent « intérêt »11 à une œuvre. Nous retrouvons ici
l’idée du soudain arrachement à soi que Diderot décrivait dans ses Essais sur
la peinture à propos de l’enchantement qu’on peut éprouver devant le jeu des
lumières traversant les arbres d’une forêt, et qui s’expérimente comme un arrêt
du temps et de la pensée.
Cet arrêt imaginaire du temps réel au profit d’un étirement temporel est
inséparable d’un déplacement spatial, qui rompt également les repères réels.
Diderot le formule dans un propos sur l’enthousiasme, où d’une manière
très baudelairienne, pour ainsi dire, il relie la sensibilité à l’imagination de l’ar-
tiste : « J’observerai ici en passant qu’il est impossible en poésie, en peinture,
en éloquence, en musique, de rien produire de sublime sans enthousiasme.
L’enthousiasme est un mouvement violent de l’âme, par lequel nous sommes
transportés au milieu des objets que nous avons à représenter ; alors nous

10  Ibid., nous soulignons.


11  Le lien entre enthousiasme et intérêt est explicité par Cahusac : « On ne voit point sans
enthousiasme une tragédie intéressante, un bel opéra, un excellent morceau de peinture,
un magnifique édifice etc. » (Ibid., p. 730).
192 chapitre 3

voyons une scène entière se passer dans notre imagination, comme si elle se
passait hors de nous »12. Ainsi Diderot conçoit la relation esthétique comme
un moment de libération de l’imagination du percepteur. Par conséquent, si
l’œuvre relie l’artiste et le spectateur par l’effet de l’enthousiasme, c’est donc
non pas tant dans la réalité de l’image en tant que telle que la rencontre prend
place, que dans un espace imaginaire dont l’œuvre est le support et l’incitation.
La jouissance esthétique apparaît ainsi comme paradoxale, dans la mesure
où, en tant que saisissement, elle existe à la fois en relation et en rupture avec
le phénomène artistique. Diderot désigne ici les caractéristiques essentielles
de l’immersion, telle qu’elle se produit lorsqu’on est absorbé dans une fiction
par exemple13. C’est donc en prenant en compte ce caractère essentiellement
paradoxal de la relation esthétique que la réception critique de la peinture
telle que Diderot et Baudelaire l’ont pratiquée doit être comprise, dans la
reconnaissance et la méconnaissance à la fois de l’œuvre.
Aussi l’originalité de la conception diderotienne de l’art tient-elle dans le
fait qu’elle se donne le droit de réinventer l’œuvre à partir de l’appréciation de
celle-ci : par l’enthousiasme qui suspend le temps et projette un nouvel espace
dans l’imagination, le récepteur est transformé en créateur à son tour. Il
importe moins que le spectateur restitue l’intention de l’artiste qu’il ne soit
touché ou ébranlé par l’œuvre, comme si l’énergie créatrice le gagnait par
contagion. L’enthousiasme, quand il sert la cause artistique, consiste donc
dans un infléchissement du cours de l’énergie, puisque le récepteur ne reçoit
celle-ci que pour la reconduire librement, dans un autre sens possible, en fonc-
tion de sa sensibilité et de son expérience.
Lorsque Baudelaire écrit à propos d’une Pietà de Delacroix que « ce chef-
d’œuvre laisse dans l’esprit un sillon profond de mélancolie »14, il suggère par
le terme de « sillon » que l’effet émotif de l’image est de l’ordre d’une empreinte
durable, comme si l’image pouvait tracer « dans l’esprit » du récepteur des
idées nouvelles par les sentiments qu’elle génère15. En effet, le sillon est un

12  Diderot, « Éclectisme », in : Encyclopédie, ibid., t. V, p. 276.


13  Cf. le chapitre 4, « L’immersion fictionnelle » dans Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi
la fiction ?, op. cit., p. 179-198. Le théoricien reconnaît tant du côté du créateur que du
récepteur une même « compétence fictionnelle active » qui permet la création de l’œuvre
par l’auteur, et l’imagination participationnelle du lecteur. L’un des termes de définition
principaux de celle-ci est qu’en situation d’immersion, l’imaginaire prédomine sur la per-
ception du monde réel (p. 180 sq.), ce qui implique qu’un temps et espace imaginaires
diffèrent assez sensiblement de ceux du réel pour être reconnus comme différents : il y a,
autrement dit, séparation ou rupture entre réel et imaginaire.
14  Salon de 1846, p. 95-96.
15  Baudelaire recourt à la conception traditionnelle depuis Aristote de la mémoire comme
matière molle, bloc de cire ou tablette sur laquelle s’impriment des images-figures (cf.
La continuité créative 193

signe relevant de ce que Pierce nommait l’indice16 : il est un signe métonymi-


quement lié à sa cause, mais qui est ici impressif, c’est-à-dire qu’il marque pro-
fondément, comme en gravant, son action dans une matière – en l’occurrence
l’esprit du récepteur – qui subit ainsi la force impressive de l’art17. Sous l’effet de
l’action métonymique de l’impression, le tableau suscite dans l’esprit du spec-
tateur une émotion qui opère un changement intérieur.
« L’impression profonde », ce « sillon » que laissent les tableaux de Delacroix
a ainsi un pouvoir de création active dans l’esprit du spectateur, qui non seu-
lement se laisse envahir par les impressions pour en garder un « souvenir
durable »18, mais est incité à recomposer imaginairement une autre œuvre,
rêvée ou écrite. Écrire, ce n’est donc pas tant décrire ce qu’on voit, que trans-
crire ce dont on est touché à la vue d’une œuvre. C’est ce que nous avons
appelé la continuité créative de l’œuvre, pour indiquer le fait que le proces-
sus de création ne s’arrête pas au moment où l’artiste ou l’écrivain cesse de
(re)travailler l’œuvre pour la livrer au public, mais qu’il excède le point final
du livre ou dépasse le cadre du tableau, dans la mesure où l’œuvre incite son
récepteur à la continuer, compléter ou imaginer autrement, ne fût-ce que men-
talement pour lui-même.

Herman Parret, Une Sémiotique des traces. Trois leçons sur la mémoire et l’oubli, Limoges,
Lambert-Lucas, 2018, « Première leçon »).
Le pouvoir de l’art de transformer le regard du spectateur sur le monde, comme s’il
recadrait les idées, est indiqué par Baudelaire dans le Salon de 1859, où il affirme que
« [t]out l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination
donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit
digérer et transformer » (p. 287). Ces types d’affirmations qu’on trouve chez Baudelaire
sont des intuitions que les théories de la réception de l’école de Constance auront sys-
tématisées. Cf. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard,
« Tel », 1978, chap. « Expérience esthétique ».
16  « Un indice est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote parce qu’il est réellement affecté
par cet objet. » (Charles S. Pierce, Écrits sur le signe, éd. par Gérard Deledalle, Paris, Seuil,
1978, p. 140) Et plus loin : « L’indice n’affirme rien ; il dit seulement : ‘Là’. Il se saisit pour
ainsi dire de vos yeux et les force à regarder un objet particulier et c’est tout. » (p. 144)
17  Pour Pierce, en effet, tout signe « entretient une relation conjointe avec la chose dénotée
et avec l’esprit » (ibid., p. 143). Mais dans le cas de l’expérience esthétique de Diderot ou
Baudelaire, le signe-indice fait coïncider le rapport ternaire entre chose dénotée, signe et
esprit en une relation métonymique où l’indice (le souvenir impressif, c’est-à-dire plus ou
moins correct, de l’œuvre) n’est pas quelque chose perçu par un esprit en dehors de lui
(c’est le cas de l’œuvre peinte, qui est perçue), mais apparaissant dans l’esprit même du
récepteur, qui se trouve ainsi métonymiquement lié à l’œuvre dont l’indice-impression est
issu.
18  Salon de 1846, p. 112, à propos de La Rixe des mendiants de Manzoni. Mais il va sans dire
qu’aux yeux de Baudelaire, c’est Delacroix qui est « le plus suggestif de tous les peintres »
(p. 405).
194 chapitre 3

Or, dans leurs écrits sur l’art, Diderot et Baudelaire livrent les principes clés
d’une telle conception de l’art comme continuité créative. En effet, l’impor-
tance qu’ils accordent à l’effet émotif de l’œuvre, en tant qu’elle est un moyen
d’appel à la sensibilité du spectateur – qu’elle « remue son cœur », pour
reprendre l’expression favorite de l’abbé Du Bos – trouve son sens dans le fait
que cette charge émotive de l’œuvre doit permettre au spectateur d’achever
le sens amorcé par l’œuvre, que ce soit sous forme rêvée, imaginée, ou qu’elle
aille jusqu’à se matérialiser dans une forme écrite, picturale, musicale ou autre.
Dans cette approche de l’art comme une continuité créative, trois modalités
sont apparues comme déterminantes : la suggestivité, l’incomplétude et la
résonance.
Ces trois facteurs déclencheurs de la continuité créative sont les retombées
directes de la poétique de l’éclatement de Diderot et de Baudelaire. Rappelons
que les salonniers recherchent dans l’art les lignes interrompues ou disparates,
dans le sujet comme dans la composition même des tableaux, pour adopter
ensuite eux-mêmes, sur le plan de l’écriture, une démarche de recréation des
œuvres qui rompt avec celles-ci. On trouve dans ce processus les trois modali-
tés de la continuité créative qui caractérise leur critique d’art. Premièrement,
la suggestivité de l’œuvre ressort directement de l’attrait qu’ils éprouvent pour
l’inattendu, le bizarre, le piquant ou l’extravagant dans le sujet représenté.
En effet, c’est bien la ligne brisée des ruines, ou la serpentine interrompue des
figures, ou la ligne capricieuse, compliquée, bizarre des éléments du tableau
qui font dévier l’œil et l’incitent à rêver à « d’autres horizons ».
Sur le plan matériel ou proprement pictural de l’image, deuxièmement, la
ligne interrompue ou indistincte, qui caractérise respectivement l’esquisse ou
l’eau-forte, générera plus facilement la rêverie ou la recréation impressive de
l’image. L’eau-forte, comme on l’a vu, est un genre préconisé par Baudelaire,
mais il ne faut pas oublier que Diderot l’appréciait également, en l’associant à
l’effet « un peu poudreux » de la peinture19. Par ailleurs, dans cette recherche
d’une « ouverture métaphysique dans la représentation du monde palpable »,
W. Drost rapproche Baudelaire des aspirations de l’artiste allemand Caspar
David Friedrich, qui pratiquait la « coupure » dans le sujet de façon à créer une
« impression de l’infini », et à conduire ainsi le récepteur vers une réflexion

19  « Deux phénomènes bien voisins : c’est que la peinture cherche à montrer les objets sous
un aspect un peu poudreux, et que les eaux-fortes nous plaisent souvent plus que les
morceaux exécutés d’un burin ferme. Cela est vrai surtout des paysages. Rien n’est plus
piquant qu’un beau visage sous une gaze légère. » (Pensées détachées, p. 1054, « De la
beauté »).
La continuité créative 195

métaphysique ou symbolique de l’œuvre20. Se fait jour ici la deuxième moda-


lité de la continuité créative de l’œuvre : car le récepteur ne pourra continuer
l’œuvre que s’il la ressent comme suffisamment complexe et inépuisable, et dès
lors toujours incomplète.
Enfin, dans leur activité même de critique d’art, troisièmement, Diderot
et Baudelaire opèrent une critique émotive qui, comme nous l’avons souli-
gné, procède d’un recueillement de l’émotion ressentie, dans une opération
réflexive. Comme le souligne si bien Jean-Luc Nancy, toute structure réfléchie
se définit comme un espace de renvoi, à la manière d’un son qui fait écho, réso-
nance, caisse de rebondissement, de sorte que « de manière très générale, cet
espace peut être défini comme celui d’un soi, ou d’un sujet » investi de renvoi
de soi à soi : « Un soi n’est rien d’autre qu’une forme ou une fonction de renvoi :
un soi est fait d’un rapport à soi, ou d’une présence à soi, qui n’est pas autre
chose que le renvoi mutuel entre une individuation sensible et une identité
intelligible ». Or, ajoute-t-il, ce « sujet » n’a peut-être jamais d’existence que
« dans l’espacement et dans la résonance »21.
La critique créative de Diderot et de Baudelaire consiste dans une réflexion
nourrie de ce ressenti, qui s’élabore en résonance avec l’émotion : c’est dire que
leur écriture est le reflet de cette opération de répétition et déviation, ampli-
fication et transformation de la sensation première. Autrement dit, le tableau
peint est investi de leur subjectivité pour être continué et rompu, décrit et re-
créé, repris et transformé à la fois. N’est-ce pas le propre de la résonance de
se répandre en s’amplifiant, en s’enrichissant, dans un mouvement de va-et-
vient ? Et le sens auditif du terme permet de souligner que la réception de la
peinture n’est pas seulement visuelle, mais s’opère par l’écoute intérieure de
l’émotion qu’elle génère.
La critique créative suppose ainsi l’inachèvement constitutif de l’œuvre
d’art, qu’elle se donne le droit de continuer et de recréer en résonance avec
l’effet émotif réel qu’elle aura su générer auprès du spectateur. Car si les œuvres
sont pour Diderot et Baudelaire « des prétextes qui comptent moins que le
texte », selon l’affirmation de Claude Pichois22, c’est néanmoins dans une re-
lation réflexive empathique, en résonance avec le texte, que le nouveau texte

20  W. Drost, « Des affinités de Baudelaire avec l’art et l’esthétique allemands », L’Année
Baudelaire 8 (2004), p. 91-92.
21  Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 24 et p. 25 (nous soulignons ici).
22  « Introduction », in : Charles Baudelaire, Critique d’art, éd. Claude Pichois, Paris, Armand
Colin, 1965, p. 18.
196 chapitre 3

est créé, comme un accomplissement du premier23. Or, il est caractéristique


de la critique émotive de Diderot et de Baudelaire qu’elle envoûte à son tour
son lecteur : les Salons qu’ils écrivent apparaissent eux-mêmes aux lecteurs
dans une pleine suggestivité qui incite à être rêvée, continuée, recréée par
ceux-ci24 – ce qui serait la principale raison pour laquelle leurs textes sont
jugés être de véritables morceaux d’art littéraire. Le propre de la continuité
créative est donc de ne jamais exister que de façon continuée : et la continua-
tion-recréation de l’œuvre est elle-même empreinte de suggestivité pour être
continuée, recréée à son tour, dans une activité de reprise et de relance qui
amplifie et infléchit, comme se répercutent les sons dans leur propagation
résonante quand ils butent sur des surfaces réceptives.

1 La suggestivité

La suggestivité est un terme que nous avons explicitement rencontré sous la


plume de Baudelaire, pour exprimer une conception de l’art qui s’avère déjà
décelable chez Diderot. Pour qu’une continuité créative entre l’artiste et le
spectateur prenne place, il faut que l’œuvre incite le récepteur à la continuer,
en suggérant des possibles invisibles dans le perceptible. C’est dire que l’œuvre
suggestive comprend une forme d’insuffisance, autant visuelle que verbale
selon qu’elle soit picturale ou littéraire. Mais cette insuffisance de l’image ou
du texte n’est pas un manquement, au contraire, elle est signe d’une densité de
l’œuvre, d’une profondeur de sens, que Lyotard appelait la « parole implicite-
ment expressive » du discours :

Un discours est épais. Il ne signifie pas seulement, il exprime. Et s’il


exprime, c’est qu’il a lui aussi du bougé consigné en lui, du mouvement,
de la force, pour soulever la table des significations par un séisme qui fait
le sens. Lui aussi se donne à brouter, et pas seulement à comprendre. Lui
aussi en appelle l’œil, lui aussi est énergétique25.

23  Cf. Michel Draguet : « Baudelaire agit moins à distance critique de l’œuvre qu’il n’en épouse
– créateur lui-même – les aspirations profondes » (« Présentation », in : Baudelaire, Au-
delà du romantisme, op. cit., p. 8).
24  À propos de Diderot, Else M. Bukdahl note que ses « descriptions ‘poétiques’ permettent
de susciter la collaboration du lecteur aussi bien sur le plan de la sensibilité que sur celui
de l’intellect. » (Diderot critique d’art I, op. cit., p. 305-306), et Claude Pichois écrit dans sa
« Notice » sur Baudelaire (p. 490) : « On retiendra aussi que cette critique d’art est, comme
sa critique littéraire, une critique de tempérament. Refusant de s’enfermer dans un sys-
tème, Baudelaire nous enjoint d’exercer notre libre jugement, fût-ce à son égard. »
25  Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 15.
La continuité créative 197

Ce qu’indique Lyotard, c’est que le mot (mais cela vaut autant pour l’image)
ne contient ni ne porte seulement un sens, mais qu’il soulève un sens : il est
opérateur d’une dynamique de rencontre active entre l’œuvre et son récep-
teur, qui sent en lui se soulever des pensées, émotions, souvenirs, questions …
sous l’impulsion de sa lecture ou de son observation. La suggestivité de l’œuvre
tient donc à ce qu’elle parvient à inciter d’émotions ou de pensées auprès du
spectateur.
Si Baudelaire est tellement épris des tableaux de Delacroix, c’est parce qu’il
réalise des œuvres qui, par la vue, libèrent l’esprit du spectateur, en l’incitant à
rêver26. Delacroix n’est-il pas « le plus suggestif de tous les peintres, celui dont
les œuvres, choisies même parmi les secondaires et les inférieures, font le plus
penser, et rappellent à la mémoire le plus de sentiments et de pensées poé-
tiques déjà connus, mais qu’on croyait enfouis pour toujours dans la nuit du
passsé »27 ? Les écrits de Baudelaire sont alors la mise en œuvre de sa concep-
tion de l’art : ils achèvent les tableaux contemplés comme s’ils parvenaient à
en enrichir le sens, sans néanmoins jamais pouvoir l’épuiser. Voir la peinture
consiste à sentir remonter au fond de soi un savoir perdu, devenu invisible
à la pensée. La bonne peinture sait dévoiler ces images profondes, comme
en les sortant de l’obscurité, selon le même principe d’émergence de souve-
nirs enfouis qui fait que la mélancolie émerge du sentiment d’un manque
indéfinissable28.
Or la suggestivité de l’œuvre tient à un procédé de composition essentiel,
qu’on peut appeler le retrait du langage ou de l’image. Ce principe est nette-
ment posé par Diderot dans l’ensemble de ses écrits poétiques et esthétiques,
et pratiqué par lui aussi bien que par Baudelaire. En effet, comme nous l’avons
vu, leur langage est souvent réticent, reposant sur le refus de dire l’image par
l’emploi de la prétérition, de la litote ou de la métaphore qui, sans chercher
à instaurer un substitut du tableau même, déplace la réalité perçue vers une
image virtuelle aux contours indéfinis. La conviction de Diderot est qu’un
trait ou un mot bien choisi aura plus de force énergétique qu’un discours

26  Cf. W. Drost, « De l’esquisse dans la peinture au XIXe siècle » (loc. cit.).
27  L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 405.
28  À cet égard, le poème Le Cygne est emblématique de ce sens incomplet des œuvres, dont
l’allégorie (en tant qu’image à sens immédiat) est désormais perdu (dans le poème, al-
légorie rime avec mélancolie, ce qui la place sous l’angle de la perte, du manque), et le
cygne est donné pour signe même de cette crise du sens des œuvres. Cf. Felix W. Leakey,
« The originality of Baudelaire’s Le Cygne : Genesis as structure and theme », in : Order
and Adventure in Post-Romantic French Poetry. Essays presented to C. A. Hackett, éd. par
E. M. Beaumont, J. M. Cocking et J. Cruickshank, Oxford, Blackwell, 1973, p. 38-55 ; Claude
Pichois, « Notice », in : Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, éd. par Claude Pichois,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1003-1009.
198 chapitre 3

détaillé. Comme l’avait souligné Jacques Chouillet29, dans ce langage en retrait


de Diderot, « c’est le silence qui comporte la plus grande quantité d’énergie ».
Le philosophe l’affirme explicitement dans ses écrits, comme il ressort par
exemple de la « pensée détachée » suivante :

Il ne faut quelquefois qu’un trait pour montrer toute une figure, et vera
incessu patuit Dea30. Il ne faut quelquefois qu’un mot pour faire un grand
éloge, Alexandre épousa Roxane. Qui était cette Roxane qu’Alexandre
épousa ? Apparemment la plus grande et la plus belle femme de son
temps31.

La grandeur de la déesse est tout entière dans sa démarche, la beauté de la


reine est entendue dans le fait qu’un grand roi l’épouse. La puissance du sug-
gestif que cherche à capter Diderot dans le discours repose sur la synecdoque
particularisante, qui génère une lecture par induction. Le tout est dans la par-
tie : le mot doit se borner à évoquer le sens, pour activer et « faire parler » l’ima-
gination du lecteur. Or dans cette conception d’un langage en retrait, il importe
que le discours soit dénué de détails. Ceux-ci ne feraient qu’encombrer le dis-
cours, formant un frein à l’intérêt du lecteur32. Par exemple, quand Diderot s’en
prend à l’Arioste dans sa description d’Alcine, c’est pour dénoncer qu’il étouffe
le plaisir du lecteur à force de lui dérober le droit de rêver librement à ce qui
est raconté :

Quand le poète me montre tout ; il ne me laisse rien à faire. Il me fatigue,


il m’impatiente. Si une figure marche, peignez-moi son port et sa légè-
reté. Je me charge du reste. Si elle est penchée, parlez-moi de ses bras
seulement et de ses épaules. Je me charge du reste. Si vous faites quelque
chose de plus, vous confondez les genres ; vous cessez d’être poète, vous
devenez peintre ou sculpteur33.

29  J. Chouillet, L’Esthétique des Lumières, op. cit., p. 31-32.


30  Virgile, L’Énéide, I, v. 404 (« Et sa démarche révéla une vraie déesse »).
31  Pensées détachées, p. 1026.
32  Ce qui était déjà indiqué par Lessing en ces termes : « la poésie ne peut, dans ses repro-
ductions successives de la réalité, exploiter qu’une seule caractéristique des corps et doit
donc choisir celle qui donne de l’aspect qu’elle veut utiliser l’image la plus sensible pos-
sible. » (Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon ou Des frontières respectives de la peinture et
de la poésie [Laokoon, oder über die Grenzen der Mahlerey und Poesie, Berlin, C. F. Voss,
1766], éd. de Frédéric Teinturier, Paris, Klincksieck, 2011, aralipomènes », p. 227)
33  Salon de 1767, p. 779.
La continuité créative 199

Le signifié excède le mot : celui-ci doit libérer un surplus de sens qui s’affran-
chit de la dénotation et tend à s’autonomiser. Plus le langage se tait, plus il a de
force, et l’évocation reçoit la valeur énergétique du cri et du geste. La concep-
tion du pouvoir rhétorique du langage de Diderot se retrouve ainsi dans sa
poésie dramatique, qu’il fait reposer entièrement sur le langage dit « naturel »,
où les exclamations, les ellipses, les aposiopèses rendent le « cri de la nature »
de manière abrupte et directe. Curieusement34, nous retrouvons dans cette
forme de langage esquissé, fragmenté de Diderot un effet similaire à « l’effet
de sourdine » que Leo Spitzer étudiait dans le théâtre de Racine, où le sens des
œuvres est comme « enfoui » « sous la langue »35. Dans les deux cas, il s’agit
d’un langage en retrait, qui dit moins pour dire plus, toutefois l’un se présente
comme épuré tandis que l’autre se découvre comme esquisse. Diderot rejoint
ainsi, dans sa revendication nouvelle d’un langage inachevé, un idéal classique
de simplicité et d’honnêteté, qu’il recommande aussi dans ses écrits sur le
théâtre36. Le sublime qui s’atteint dans le langage par le procédé rhétorique
de la litote ou de retenue est alors l’aboutissement suprême de ce langage en
retrait : c’est un « je ne sais quoi de sublime qui s’accorde très bien avec la tran-
quillité apparente ou réelle et qui est infiniment au-dessus du mouvement »37.
Sur le plan pictural également, l’œuvre peinte suscitera une émotion d’autant
plus forte auprès du spectateur que l’image lui apparaîtra dépouillée. Il faut
« de l’air entre vos figures », demande Diderot aux peintres : sans pour autant
être vide, la toile ne peut être surchargée38.
En somme, ce langage dépouillé n’est pas caractérisé par la mutité, mais
est au contraire habité d’une tension créatrice, celle-là même qui crée dans

34  Herbert Dieckmann a soulevé le paradoxe de l’amour de Diderot pour Racine et de sa


recherche d’un langage « naturel », aux antipodes du discours classique « achevé » (Cinq
Leçons, op. cit., p. 107-108).
35  Leo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », in : Études de style, Paris,
Gallimard, « Tel », 1970, p. 208-335 – citation de la p. 208. L’article offre une étude fouillée
des « effets d’atténuation » chez Racine, appelés « effets de sourdine » qui créent dans le
style de Racine « l’impression de retenue et d’équanimité » à la fois (p. 209).
36  L’idéal de simplicité, de la vertu nue, de l’honnêteté est réaffirmé par Diderot dans
l’ébauche d’une pièce de théâtre possible qu’il livre dans l’essai De la Poésie dramatique,
où il souligne que les plus grands effets sont assurés par les plus mots les plus dénués :
« Quel naturel ! quelle vérité ! Si l’on saisit bien le caractère ferme, simple, tranquille, se-
rein et élevé du philosophe, on éprouvera combien il est difficile à peindre. » (p. 1285)
37  Salon de 1765, p. 417.
38  Diderot, Pensées détachées, p. 1022 (art. « De la composition, et du choix des sujets ») :
« Vous entrez dans un appartement, et vous dites : ‘Il y a bien du monde’ ; ou : ‘On étouffe
ici’ ; ou : « Il n’y a personne.’ Eh bien ! si vous avez ce tact, qui n’est pas rare, votre toile ne
sera ni vide ni surchargée […], il y aura de l’air entre vos figures, et elles ne seront ni trop
pressées ni trop éloignées. »
200 chapitre 3

l’esprit du récepteur le « sillon profond » en tant qu’impulsion créative. C’est


pourquoi Diderot préfère souvent « une bonne esquisse » à un tableau « bien
fait », car elle peut amorcer une rêverie ou suggérer un sens que le spectateur
pourra achever. Dans l’esquisse, « tout est indiqué et rien n’est décidé », affirme
Diderot39 : l’œuvre esquissée en dit plus que l’œuvre achevée, parce qu’elle
dit moins : la signification est en retrait au profit d’une multiplicité de sens
qu’il incombe au spectateur d’entendre, car l’œuvre doit faire penser et faire
parler le spectateur, et non penser et dire à sa place. La suggestivité est donc
produite par un retrait verbal ou visuel qui densifie le sens. Cette conception
diderotienne est entièrement partagée par Baudelaire, qui réfère explicite-
ment à Diderot dans l’essai sur Wagner : « En feuilletant la Lettre sur la musique
[de Wagner], je sentais revivre dans mon esprit, comme par un phénomène
d’écho mnémotechnique, différents passages de Diderot qui affirment que la
vraie musique dramatique ne peut pas être autre chose que le cri ou le soupir
de la passion noté et rythmé. »40
Si partout dans ses écrits, Baudelaire insiste sur l’impression profonde que
doit faire une œuvre sur le spectateur, il décrit ainsi toujours cet effet en termes
d’une suggestivité de l’œuvre – le mot lui semble si juste qu’il use d’un polyp-
tote pour décrire l’effet de l’art : « Toute bonne sculpture, toute bonne pein-
ture, toute bonne musique, suggère les sentiments et les rêveries qu’elle veut
suggérer »41. La critique créative de Baudelaire prend fond précisément sur ces
rêveries que génèrent les œuvres, par le fait que « [l]a peinture est une évoca-
tion, une opération magique ». Le mystère ou la magie de l’art consiste donc
dans sa force de suggestivité qui suscite une rêverie poétique : c’est à la fois
du tableau que procède la rêverie et contre celui-ci qu’elle se déploie, puisque
le spectateur imagine un autre tableau, plus ou moins proche du tableau réel
mais qui lui est toujours propre.
De la même façon, si le seul équivalent véritable d’un tableau peut être un
sonnet ou une élégie, selon Baudelaire, c’est bien parce que la poésie ou le dis-
cours poétique qui est le sien – même quand il s’exprime en prose – comprend
cette part de suggestivité fondamentale à l’effet émotionnel du langage. Nous
l’avons souligné : la continuité créative n’existe que de façon continuée, et les
textes écrits de Diderot ou de Baudelaire sont à leur tour des œuvres sugges-
tives. C’est pourquoi, pour Baudelaire, la poésie lyrique est la forme de langage

39  
Paradoxe sur le comédien, Gallimard, « Folio Classique », 1994, p. 110. Diderot traite ici du
jeu des acteurs Italiens, plus spontané et naturel que celui des acteurs français, dans un
développement où il compare l’effet de la pantomime à celui d’une esquisse « libertine »,
et qui s’applique également à sa « poétique des ruines ».
40  
Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 448.
41  
L’Art philosophique, p. 258.
La continuité créative 201

la plus équivalente au tableau, en vertu de sa puissance de suggestivité. Celle-


ci est merveilleusement décrite par Paul Valéry en termes de langage inachevé :

La poésie n’est pas la musique ; elle est encore moins le discours.


C’est peut-être cet ambigu qui fait sa délicatesse. On peut dire qu’elle va
chanter, plus qu’elle ne chante ; et qu’elle va s’expliquer, plus qu’elle ne
s’explique. Elle n’ose sonner trop haut, ni parler trop net. Elle ne hante ni
les sommets, ni les abîmes de la voix. Elle se contente des collines et d’un
profil très modéré. Mais par le rythme, les accents et les consonances,
faisant ce qu’elle peut, elle essaye de communiquer une vertu quasi
musicale à l’expression de certaines pensées. Non de toutes les pensées42.

Dans ce passage, Valéry définit la poésie comme un « presque » du discours.


Frôlant l’art musical pour la puissance suggestive des mots, qui refusent d’épui-
ser le sens, la poésie s’arrête au point où l’espace de rêverie du lecteur peut se
déployer. On comprend mieux pourquoi, en vertu de sa touche indéterminée
comme des lignes d’expression mélancolique de ses figures, Delacroix était vé-
ritablement un poète aux yeux de Baudelaire.
Proust reconnaissait à l’œuvre littéraire un pouvoir similaire à ce que
Baudelaire appelle la suggestivité de l’art : « c’est au moment où [les auteurs]
nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire, qu’ils font naître en nous le sen-
timent qu’ils ne nous ont encore rien dit. »43 Parce que le livre, comme l’œuvre
d’art, est une « insuffisance »44, et crée en nous des sentiments forts que nous
n’aurions pas dans la réalité, en dehors de l’univers fictif, il forme toujours
une « incitation », selon le mot du romancier, à continuer à rêver à partir de
l’œuvre lue ou perçue45. Incitation ou suggestion : dans les deux cas les auteurs
indiquent que l’œuvre est une « impulsion extérieure », qui donne à l’esprit des
lecteurs la liberté et « la puissance de penser par eux-mêmes et de créer »46. La
pensée de Proust jette les jalons d’une théorie de la lecture qui conçoit l’œuvre
comme ouverte, permettant une participation active de la part du lecteur, que

42  Paul Valéry, Lettre à Madame C…, in : Œuvres II, op. cit., p. 1260.
43  Marcel Proust, « Sur la lecture », in : Écrits sur l’art, éd par Jérôme Picon, Paris, GF-
Flammarion, 1999, p. 204-205.
44  Ibid., p. 206.
45  Ibid., p. 204 : « Et c’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres
[…] que pour l’auteur ils pourraient s’appeler ‘Conclusions’ et pour le lecteur ‘Incitations’.
Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous vou-
drions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner
des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la
beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre. »
46  Ibid., p. 207.
202 chapitre 3

la théorie de la lecture moderne a définie avec plus de précision47. Dans cette


conception de la lecture, la liberté du lecteur est essentielle, en ce qu’elle per-
met d’investir ce que R. Barthes appelait le « pluriel » du texte48.
Diderot ou Baudelaire sont ici lecteurs de tableaux, dans la mesure où ils
écrivent ce qu’ils imaginent en regardant, et sollicitent ce faisant de la part
de leurs propres lecteurs la même capacité d’imaginer librement les images
que leurs textes s’attachent à peindre. En ce sens, Hubert Damisch déplore le
terme de « spectateur » qui connote l’appréhension scopique d’un phénomène
en tant qu’il se donne à voir, alors que la liberté de ce « regardeur », pour ainsi
dire, consiste à pouvoir choisir sa place devant l’œuvre, donc aussi de se
« déplacer » à sa guise, devant elle bien sûr en choisissant sa place d’observation,
mais dans le jugement qu’il porte sur elle aussi, et dans ce qu’il décide de voir
de l’œuvre devant lui49.

2 L’œuvre inachevée

Pour que le récepteur soit touché par l’œuvre au point de la continuer imagi-
nairement, il faut donc que l’œuvre l’y incite. La continuité créative implique
ainsi une dimension active, instigatrice. Cette suggestivité n’est possible que
lorsque l’œuvre est incomplète, ou ressentie comme telle, par le spectateur.
Mais une œuvre est-elle jamais achevée ? Pour le philosophe Étienne Souriau,
l’œuvre accomplie est toujours une œuvre « à faire ». Dans Du mode d’exis-
tence de l’œuvre à faire50, il affirme en effet « l’inachèvement existentiel de
toute chose » : « Rien, pas même nous, ne nous est donné autrement que dans
une sorte de demi-jour, dans une pénombre où s’ébauche l’inachevé, où rien
n’a ni plénitude de présence, ni évidente patuité, ni total accomplissement,

47  Cf. Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les
textes narratifs, Paris, Grasset, 1985.
48  « Interpréter un texte, ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou
moins libre), c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait. » (R. Barthes, S/Z, Seuil,
« Points », 1970, p. 11)
49  Hubert Damisch, La Ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Seuil, « La
Librairie du XXIe siècle », 2016, chap. « Épilogues ». Cf. p. 228 : « S’il appartient au sujet, en
présence de cette fonction à laquelle correspond un tableau, de ‘s’y repérer comme tel’, et
de trouver à s’y insérer, à s’y inscrire, pour le ‘sujet’ qu’il est ou est en passe d’advenir, c’est
qu’il y a d’une manière ou d’une autre sa place marquée, à tout le moins qu’il y trouve ses
marques, fût-ce, je le répète, sur le mode de l’absence, du manque à sa place, de la ‘dépla-
cée’, et que de ce dispositif, force lui est d’admettre que, loin d’être le maître, il est pour
une part le produit, à tout le moins le corrélat. »
50  Étienne Souriau, Les différents Modes d’existence, Paris, PUF, 2009, p. 195-217.
La continuité créative 203

ni existence plénière. »51 La théorie de Souriau présente une conception


radicale de l’inachèvement, que Diderot et Baudelaire avaient pressenti dans
l’art. On situe ordinairement la première formulation de la théorie de l’ina-
chèvement de l’œuvre dans les écrits du cercle d’Iéna52. Schelling, Novalis
ou les frères Schlegel concevaient l’œuvre comme « inachèvement de l’achè-
vement qui relance indéfiniment la nécessité du parachèvement critique »,
selon la formule de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy. Tableau
ou esquisse, il s’avère que cette tradition critique conçoit toute œuvre comme
essentiellement inachevée : trouée de possibles, d’impensés voire de dispa-
rates qui nourriront l’imagination du spectateur.
Ce deuxième trait de la continuité créative avait néanmoins déjà été souli-
gnée par Diderot, notamment dans une formule souvent citée : « Plus l’expres-
sion des arts est vague, plus l’imagination est à l’aise »53. Le philosophe reprend
ici sa théorie de l’esquisse pour affirmer qu’il y a un rapport directement in-
verse entre l’achèvement du tableau et l’intérêt qu’il peut susciter. En effet, de-
vant les dessins de Ruines d’Hubert Robert, Diderot écrit : « L’esquisse ne nous
attache peut-être si fort que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de
liberté à notre imagination, qui y voit tout ce qu’il lui plaît »54. Si l’artiste est
l’un des peintres de prédilection de Diderot, c’est non seulement parce que
ses tableaux de ruines placent le spectateur devant le sublime tel que le
définit Burke, suscitant un sentiment terrible et profond qui « clive le sujet de
l’intérieur »55. C’est aussi et surtout que les ruines donnent à voir littéralement
ce qui intéresse le plus Diderot dans la peinture : l’inachevé du visible que le
spectateur peut achever mentalement à sa guise.
Le thème de la ruine répond ainsi exactement à la forme de l’esquisse en
ce que toutes deux, par leur inachèvement thématique ou formel, placent le
spectateur dans une position active de co-créateur de l’œuvre. « La ruine me
fait frissonner ; mon cœur est ému, mon imagination a plus de jeu », affirme
Diderot56. En effet, les trouées d’air et de lumière dans les ruines sont la marque
(in)visible des infinies possibilités de la continuation créative : les « vides »

51  Ibid., p. 196.


52  Cf. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 390.
53  Salon de 1765, p. 388.
54  Salon de 1767, p. 715.
55  Baldine Saint Girons, Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005,
p. 186 : « grâce au sublime, le sujet s’ouvre à ce qui le clive et le dessaisit, non pas seule-
ment de l’extérieur, mais du plus profond de lui-même ».
56  Diderot, Correspondance littéraire, t. V, éd. par M. Tourneux, Paris, Garnier, 1878, p. 242,
nous soulignons.
204 chapitre 3

dans l’œuvre que le récepteur saura combler57. L’image invisible, celle que le
récepteur imagine mentalement à partir de la vue ou du souvenir de l’image
réelle, trouve ainsi une forme visible dans les vides des ruines, comme dans les
contours inachevés de l’esquisse.
De la même façon, devant « les terres inondées », Baudelaire rêve de
« fleurs nouvelles » qui viendraient à la place des « trous grands comme des
tombeaux » que l’eau a creusés58. Si le délabrement naturel ici évoqué par
Baudelaire n’implique pas un sentiment de sublime comme chez Diderot
devant les ruines, on observe un équivalent métaphorique de la ruine dide-
rotienne pour indiquer que les trouées, creux ou vides des images ont un pou-
voir générateur de rêves ou idées. Ainsi Baudelaire remarque que la peinture
de Delacroix sacrifie « sans cesse le détail à l’ensemble » et qu’elle est d’une
« exécution moins nette » – comme produite de la main gauche –, mais « d’une
originalité insaisissable », qui « laisse toujours une impression profonde »
auprès du spectateur59. Les œuvres de Delacroix, comme celles de Greuze ou
de Chardin pour Diderot, sont inachevées comme si elles ne renfermaient pas
complètement le sens qu’elles expriment.
Il faut donc que les monuments tombent en ruine, que l’expression soit
« vague », que l’exécution soit moins « nette » : que l’œuvre, autrement dit,
comporte des « lacunes » ou des « vides » que le récepteur pourra combler li-
brement. « Dans la musique, comme dans la peinture et même dans la parole
écrite, qui est cependant le plus positif des arts, il y a toujours une lacune com-
plétée par l’imagination de l’auditeur », affirme Baudelaire60. Le mot « lacune »
est significatif, car il sert à affirmer l’inachèvement intrinsèque de toute forme

57  Il faut souligner que le sublime burkien implique la valorisation de l’obscurité, ce que
Diderot ne cessera d’ailleurs de souligner dans ses écrits. « Poètes, parlez sans cesse d’éter-
nité, d’infini, d’immensité, du temps, de l’espace, de la Divinité, des tombeaux, des mânes,
des enfers, d’un ciel obscur, des mers profondes, des forêts obscures, du tonnerre, des
éclairs qui déchirent la nue ; soyez ténébreux », clame le philosophe dans le Salon de 1767
(p. 634). « À cette obscurité du monde sensible fait écho l’obscurité des mots et des idées
poétiques, grâce auxquels la pensée touche à un infini dont elle ne saurait avoir d’idée
claire », résume B. Saint-Girons (Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, op. cit., p. 98).
58  « L’ennemi », poème X de Spleen et idéal, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 67, v. 5-8 :
« Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux. »
59  Salon de 1846, p. 93-94, à propos du Dante et Virgile de Delacroix. Baudelaire le reformule
ainsi dans L’Art philosophique : « Plus l’art voudra être philosophiquement clair, plus il se
dégradera et remontera vers l’hiéroglyphe enfantin ; plus au contraire l’art se détachera de
l’enseignement et plus il montera vers la beauté pure et désintéressée. » (p. 259)
60  Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 441-442, nous soulignons.
La continuité créative 205

d’art, même des arts littéraire ou pictural qui sont qualifiés par Baudelaire
d’arts « positifs ». Il importe néanmoins de préciser que l’idée était déjà émise
par Marmontel au siècle précédent pour résumer ce fonctionnement actif de
la réception esthétique, telle que Diderot la pratiquait dans les Salons. En effet,
dans ses Éléments de littérature, l’encyclopédiste reliait explicitement le sug-
gestif à l’art de ne pas finir les œuvres, comme si l’artiste devait y laisser des
« vides », selon le terme qu’il emploie :

… plus [le poète] détaille son objet, plus il assujettit notre imagination à
la sienne. […] il faut que ces traits [de description], qui nous indiquent le
tableau que nous avons à finir, soient tels que nous n’ayons aucune peine
à remplir les vides. L’art du poète consiste alors à marquer ce qui ne tombe
pas sous les sens du commun des hommes ou ce qu’ils ne saisissent pas
d’eux-mêmes avec assez de délicatesse ou de force ; et à passer sous
silence ce qu’il est facile d’imaginer ; c’est ce que dans l’art du dessin on
appelle toucher avec esprit61.

L’œuvre achevée sera donc toujours incomplète : en donnant ici une explica-
tion au mystère de « l’appel » de l’œuvre que soulignait Roger de Piles, Diderot,
Marmontel ou Baudelaire font office de précurseurs d’une esthétique moderne
de la réception. En effet, le concept des « vides » dans une œuvre est au
centre de la théorie de la réception de l’école de Constance62. Ainsi, la « théo-
rie de l’effet esthétique » de Wolfgang Iser dans L’Acte de lecture repose entiè-
rement sur l’idée des vides (Leerstelle) dans le texte que le lecteur est invité
à combler63. Ce ne sont pas des « lacunes » de sens, précise le théoricien
allemand, mais ce qu’il appelle à l’instar de R. Ingarden des « effets d’indétermi-
nation » qui permettront au lecteur de participer activement à la construction
du sens du texte : « le lecteur va combler ces vides ou, du moins, s’en débarras-
ser. Ce faisant, il use de la marge d’interprétation et tisse lui-même les relations
implicites qui lient chaque aspect aux autres. […] Seuls les vides permettent au
lecteur de participer à la constitution du sens de l’événement. »64 De Diderot
et de Baudelaire à l’école de Constance, la théorie de « l’acte de lecture » trouve

61  Marmontel, art. « Esquisse », in : Éléments de littérature, op. cit., p. 527 (nous soulignons).
62  Cette idée a été pointée du doigt par Wolfgang Drost dans « Le regard intérieur : du
modèle idéal chez Diderot », loc. cit., p. 89.
63  Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. par Evelyne Sznycer,
Bruxelles, Pierre Mardaga, 1976, p. 299 sq. et id., L’Appel du texte. L’indétermination comme
condition d’effet esthétique de la prose littéraire, trad. par Vincent Platini, Paris, Allia, 2012,
p. 26 sq.
64  L’Appel du texte, ibid., p. 26 et 27-28.
206 chapitre 3

diverses formulations d’une même intuition, qu’on pourra rapprocher aussi de


la pensée de Mallarmé, d’Oscar Wilde65 ou de Paul Valéry.
Si « les vides d’un texte se révèlent bel et bien la condition première
d’une participation du lecteur »66, Iser souligne que lorsque « les vides se font
moins nombreux dans un texte de fiction, celui-ci court le risque d’ennuyer
ses lecteurs » : plus il y a donc de vides à « combler », plus le texte « appelle »
le lecteur, et inversement. Ce point avait également été soulevé par Diderot
devant la peinture, lorsqu’il récusait le « trop fini », le « trop poli » ou encore le
« trop garni » des peintures. On se souvient du jugement sévère de Diderot à
l’égard de Boucher, et qui ne tient pas tant aux minauderies de ses courtisanes.
Les femmes de Watteau minaudent aussi, après tout, or n’ont-elles pas un air
« évaporé » qui les sauve67, tandis que Boucher, à l’inverse, achève « trop » ses
œuvres, veut « tout » dire, et par là « étouffe » l’œil du spectateur ? « Quand on
écrit, faut-il tout écrire ? Quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez
quelque chose à suppléer par mon imagination », s’exclame Diderot devant les
Bergeries du Premier Peintre du Roi68. Si Robert ne finit jamais ses tableaux et
que Diderot l’en rabroue parfois ; Boucher, Lagrenée nous livrent des tableaux
« d’un fini précieux » et étouffant69.
C’était également le reproche adressé par Baudelaire à Victor Hugo, comme
le souligne M. Ruff : « Hugo apparaît à Baudelaire comme un artiste irrépro-
chable, mais qui ne laisse rien à deviner, tant son art est parfait […], tandis que
Delacroix ouvre ‘de profondes avenues à l’imagination la plus voyageuse’ »70.
Aussi Baudelaire semble se souvenir des pages de Diderot lorsqu’il énonce
dans son Salon de 1845 « qu’il y a une grande différence entre un morceau

65  L’auteur anglais affirme que « [la plus haute critique] emplit de merveilles une forme qu’il
se peut que l’artiste ait laissée vide, ou qu’il n’ait pas comprise, ou comprise partiellement »
(Le Critique comme artiste, op. cit., p. 859, nous soulignons; cf. Y. Landerouin, La Critique
créative, op. cit., p. 17).
66  Iser, L’Appel du texte, op. cit., p. 28.
67  « Les folles, évaporées et merveilleuses créatures que nous a laissées Watteau », écrivait
Baudelaire dans le Salon de 1846 (p. 104, chap. V, « Des sujets amoureux et de M. Tassaert »).
68  Salon de 1763, p. 247. Cette valorisation du dépouillement de l’art sera reprise par Stendhal
et Baudelaire dans leurs écrits sur l’art. Stendhal : « L’artiste sublime doit fuir les détails »
(Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, éd. par Paul Arbelet et Édouard Champion,
Paris, Champion, 1924, t. II, p. 94) et Baudelaire : « Le sublime doit fuir les détails »
(Œuvres complètes, Le Club du Meilleur Livre, 1955, p. 644), cité par Gita May, Diderot et
Baudelaire critiques d’art, op. cit., p. 20.
69  Salon de 1771, p. 884.
70  M. Ruff, Baudelaire, op. cit., p. 62.
La continuité créative 207

fait et un morceau fini – qu’en général ce qui est fait n’est pas fini, et qu’une
chose très finie peut n’être pas faite du tout – que la valeur d’une touche spi-
rituelle, importante et bien placée est énorme »71. Cette conviction sera
également celle de Paul Valéry, qui note à propos du peintre Degas que « ce
qu’il lui fallait pour être satisfait, c’est que son œuvre fût complète, non pas
dans la perfection des détails mais dans l’impression d’ensemble qu’elle devait
donner »72. Impression d’ensemble qui finalement ne peut jamais être atteinte
complètement, dès lors que l’œuvre se définit par l’incomplétude dans le détail
de la réalisation, comme l’illustrait bien la manie de Degas de toujours vouloir
retravailler ses œuvres, selon le témoignage que rapporte Valéry : « Quand il
retrouvait une œuvre de lui, plus ou moins ancienne, il avait toujours envie de
la remettre sur le chevalet et de la remanier »73.
Le travail de l’artiste ne finit pas mais appelle, à défaut de la main, l’œil et
l’esprit du récepteur pour que l’œuvre trouve un sens continué. Aussi la
question du « fini » du tableau n’a-t-elle de sens que par rapport à celle, plus
importante, de l’effet : « Il me semble que quand on prend le pinceau, il fau-
drait avoir quelque idée forte, ingénieuse ou piquante, et se proposer quelque
effet, quelque impression. »74 Dans son dernier Salon de 1781, Diderot lance-
ra un appel impatient à l’égard des peintres : il faut « plus d’effet, moins de
fini »75. Et c’est pourquoi le philosophe, devant une esquisse de deux Têtes d’en-
fants de Louis Durameau76 qu’il juge admirable, s’exclame qu’il ne permettrait
« jamais à l’artiste de l’achever »77. Le morceau fini doit contenir l’infini en
incorporant sa part d’inachèvement. L’essence de la participation esthétique
est formulée par Baudelaire dans une exclamation antithétique en 1859 à

71  Salon de 1845, p. 50 (art. « Corot »).


72  Paul Valéry, Degas Danse Dessin, in : Œuvres II, op. cit., p. 1232 (« Souvenirs de Monsieur
Ernest Rouart »).
73  Ibid.
74  Salon de 1765, p. 341-342.
75  Salon de 1781, p. 997 (n° 219).
76  Durameau, Louis-Jean-Jacques (1733-1796) : « Peintre d’histoire de style troubadour »
(L. V.). Diderot lui consacre un long compte-rendu en 1767, en étant très précis sur les
faiblesses du peintre mais en l’appréciant de manière générale. « L’effet général de ce ta-
bleau blesse les yeux, c’est un exemple de l’art de papilloter en grand. Les lumières y sont
distribuées sans sagesse et sans harmonie, ce sont ici et là comme des éclairs qui blessent.
Cependant cette composition n’est pas d’un enfant ; il y a de la couleur, de la verve, même
de la fougue. » (p. 764)
77  « Si cette esquisse m’appartenait, je ne permettrais jamais à l’artiste de l’achever. » (Salon
de 1767, p. 773)
208 chapitre 3

propos de Delacroix : « C’est l’infini dans le fini. C’est le rêve ! »78 Et c’est alors
à l’imagination, qui « est positivement apparentée avec l’infini »79, d’opérer le
travail de la continuité créative, pour que la suggestivité productive devienne
créativité réceptive.
Les réflexions philosophiques que Diderot développe à partir de la
peinture – dont le morceau « L’antre de Platon », écrit à propos du Corésus
et Callirhoé de Fragonard dans le Salon de 176580, est exemplaire – ou les
développements allégoriques que suscitent les tableaux dans la critique pic-
turale de Baudelaire81, en sont des mises en œuvre concrètes : la peinture
qu’ils décrivent sont, comme leurs propres textes, autant d’œuvres qui ouvrent
sur l’infini d’un sens à suivre. Notons que l’importance de l’incomplétude de
l’œuvre n’est pas le seul apanage de la peinture ni de la littérature : la photo-
graphie également, en revendiquant le statut d’art bien au-delà du seul fonc-
tionnement mécanique, se réclamera des vides de l’image … pour donner
tort à Baudelaire. Dans La Photographie est-elle un art ? (1895), Robert de La
Sizeranne affirme ainsi que « devant toute chose définie, il ne reste plus rien à
faire pour l’imagination. L’indéfini, au contraire, est le chemin de l’infini … »82
Dans une telle perspective théorique, le texte est conçu comme « struc-
turellement incomplet », et « ne peut se passer de l’apport du lecteur »83, de
la même façon que le tableau n’existe que dans le regard de son spectateur.
Ce n’est qu’en tant qu’œuvres incomplètes que les tableaux peuvent inciter
leurs spectateurs à les compléter, à l’instar des œuvres de Delacroix qui sont

78  Salon de 1859, p. 296 (art. V, « Religion, Histoire, Fantaisie »).


79  Ibid., p. 281 (art. III, « La reine des facultés »).
80  Pour une étude de ce morceau magistral des Salons de Diderot, voir Stéphane Lojkine,
L’Œil révolté, op. cit., p. 344-375 ; id. « ‘L’Antre de Platon : rêve et élaboration poétique
chez Diderot », in : Résistances de l’image, T.I.G.R.E., Paris, Presses de l’École Normale
Supérieure, « coup d’essai », 1992 ; Bernadette Fort, « Ekphrasis as art criticism : Diderot
and Fragonard’s ‘Corésus and Callirhoé’ », in : Icons, Texts, Iconotexts : Essays on Ekphrasis
and Intermediality, éd. par Peter Wagner, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1996,
p. 58-77 ; Bernard Vouilloux, « Le ‘tableau en récit’ : Diderot et Fragonard », Diderot Studies
XXVI (1995), p. 183-213.
81  Cf. Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit. : l’allégorie baudelai-
rienne, qui « ouvre précisément le fini de l’image à l’infini du sens » (p. 22) – parce que
« c’est le propre même de l’allégorie que d’ouvrir une béance, de ne pouvoir se résorber en
un sens pleinement satisfaisant » (p. 59), selon la thèse de l’auteur – trouve son élabora-
tion la plus puissante « comme de juste, au sein de la critique picturale » (p. 31).
82  Paris, Hachette, 1899, cité par Christine Buignet dans « De la buée au bruit. Du voile dans
les images », in : Esthétiques du voile, dir. par Dominique Clévenot, Toulouse, Presses
Universitaires du Mirail, 2014, p. 158.
83  Vincent Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993, p. 44.
La continuité créative 209

pour Baudelaire « grosses de suggestions »84, c’est-à-dire propres à « éveiller »


l’imagination du spectateur. Ainsi la valorisation de l’esquisse par Diderot et
par Baudelaire révèle l’importance de l’incomplétude de l’œuvre, capable de
générer une participation émotive du spectateur, mais elle n’est pas inéluc-
table : il faut même des limites étroites pour que l’œuvre puisse engendrer une
participation émotive, comme l’a relevé Georges Blin : « L’infini paraît plus
profond dans un cadre resserré, note-t-il [Baudelaire] à plusieurs reprises –
et la contemplation du beau ouvre sur des horizons d’autant plus larges que
l’œuvre réussit une économie de longueur. »85

3 La résonance

Il faut donc, pour Diderot comme pour Baudelaire, que l’œuvre soit sugges-
tive : qu’elle suggère sans tout dire, et que le spectateur soit capable de sentir
ce qu’elle suggère pour continuer à la rêver. L’œuvre incomplète est celle qui
ouvre à un éventail de possibles dont l’image perçue n’est qu’une version
incarnée, et qui par un effet de contagion poussera le spectateur au désir de la
recréer. C’est ainsi que Baudelaire pose son verdict sur l’art dans la déclaration
selon laquelle il apprécie un tableau « uniquement par la somme d’idées ou
de rêveries qu’il apportera dans mon esprit »86. Par ces mots, le poète suggère
que l’appréciation esthétique est de l’ordre de l’amplification ou de l’expan-
sion : une œuvre doit apporter « une somme », c’est-à-dire générer une infinité
d’autres idées ou images qui pourraient être potentiellement réalisées dans
d’autres œuvres87.
Or, il n’est pas anodin que ce soit sur un parallélisme avec la musique que
Diderot asseoit sa théorie de l’esquisse, tandis que Baudelaire approfondit sa
théorie de la suggestivité dans son essai Richard Wagner et « Tannhäuser » à
Paris. Dans ce texte, il cite directement le compositeur lorsqu’il affirme que
pour atteindre « une puissance captive comme par un charme [qui] gouverne à
son gré le sentiment », le poète touche à une limite entre son art et la musique,
concluant de là que « l’œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui,
dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique »88. L’expérience de

84  Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 382.


85  Georges Blin, Baudelaire. Suivi des résumés des cours au Collège de France, 1965-1977, Paris,
Gallimard, 2011, p. 178.
86  Exposition universelle (1855), p. 239.
87  Laurent Jenny conçoit l’expérience esthétique en ce sens comme suscitant « une expan-
sion infinie d’émotions et d’images » (La Vie esthétique, Lagrasse, Verdier, 2013, p. 24).
88  Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 451.
210 chapitre 3

la musique s’apparente à la « rêverie », et confronte à un indicible : « M’est-il


permis à moi-même de raconter, de rendre avec des paroles la traduction iné-
vitable que mon imagination fit du même morceau, lorsque je l’entendis pour
la première fois, les yeux fermés, et que je me sentis pour ainsi dire enlevé de
terre ? »89
Pour Diderot également, la musique est essentiellement suggestive90,
au même titre que l’esquisse en peinture. Dans son Salon de 1765, il établit
d’ailleurs explicitement un parallélisme entre l’esquisse et la musique instru-
mentale, qu’il oppose au tableau et à la musique vocale :

Je fais dire à une symphonie bien faite presque ce qu’il me plaît, et


comme je sais mieux que personne la manière de m’affecter par l’expé-
rience que j’ai de mon propre cœur, il est rare que l’expression que je
donne aux sons, analogue à ma situation actuelle, sérieuse, tendre ou
gaie, ne me touche plus qu’une autre qui serait moins à mon choix. Il en
est à peu près de même de l’esquisse et du tableau : je vois dans le tableau
une chose prononcée ; combien dans l’esquisse y supposai-je de choses
qui y sont à peine annoncées !91

« Je vois dans le tableau une chose prononcée » : voir et entendre ne sont pas
antithétiques. Dans la mesure où le terme « entendre » signifie non seulement
« ouïr », mais aussi « comprendre », on peut dire qu’entendre, c’est conce-voir :
sentir en réunissant la vue et l’ouïe à l’intérieur de soi. L’âme de l’être sensible
est le soubassement de la raison ; et le jugement esthétique est un effet, dans
un deuxième temps, de l’impression sensitive première92. C’est pourquoi
Diderot recourt sans cesse à l’analogie avec la musique dans sa pensée sur

89  Ibid., p. 444.


90  Anne-Élisabeth Sejten qualifie l’esthétique de Diderot d’« une pensée de l’oreille »
(Diderot ou le défi esthétique. Les écrits de jeunesse (1746-1751), Paris, Vrin, 1999, chap. IV).
91  Salon de 1765, p. 388.
92  Sa définition de l’hiéroglyphe comme un « sens totalisant » (A.-É. Sejten, Diderot ou le
défi esthétique, op. cit., p. 192) dévoile précisément que la connaissance est polyphonique
avant d’être divisée par les facultés (l’âme, le langage, le jugement et la mémoire) : l’oreille
entend, l’imagination voit, l’âme est émue et l’entendement conçoit. C’est ce qui rend
l’hiéroglyphe intraduisible : car les liens internes sont « immatériellement matériels », ils
ont une forme de musicalité qui est inséparable de leur image et de leur énergie. Comme
l’a souligné Marie Leca-Tsiomis, Diderot situe la vraie valeur poétique d’une œuvre dans
l’harmonie musicale du son (et c’est ce qui est précisément indiqué dans le mot d’hiéro-
glyphe qui figure au centre de sa Lettre sur les sourds et muets) : « l’hiéroglyphe poétique
est à la jonction du son et du sens » (Marie Leca-Tsiomis, « Hiéroglyphe poétique. L’oreille
et la glose », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 46 : 2011, p. 11).
La continuité créative 211

l’art : la musique est un art, dit-il, « dont l’expression est la plus arbitraire et la
moins précise, [mais qui] parle le plus fortement à l’âme »93. Il ajoute aussitôt
l’hypothèse qui s’avèrera décisive pour une pensée moderne de l’art : « Serait-
ce que montrant moins les objets, [la musique] laisse plus de carrière à notre
imagination ; ou qu’ayant besoin de secousses pour être émus, la musique est
plus propre que la peinture et la poésie à produire en nous cet effet tumul-
tueux ? »94 Le son libère l’imagination du spectateur pour lui donner une part
effective dans la réalisation de l’œuvre, fût-ce de manière silencieuse et toute
intérieure. Dans les « Additions à la Lettre sur les aveugles », la jeune aveugle
Mlle Mélanie de Salignac, que Diderot fait parler, observe comment « distraits
par leurs yeux », ceux qui voient ne peuvent ni écouter la musique « ni l’en-
tendre comme je l’écoute et l’entends. »95 À l’instar des sons qui sont indéter-
minés, les mots doivent être les adjuvants d’un langage qui permet de « voir »
et « entendre » à la fois ce qui est situé en creux de l’œuvre, dans l’ouverture de
son signe, pour faire vibrer la chair du spectateur.
Dans la pensée esthétique de Diderot, la musique n’est donc pas un simple
point de comparaison, elle est donnée comme foncièrement paradigmatique.
Comme l’affirme à juste titre A.-É. Sejten, la musique permet à Diderot de
« penser le sentiment esthétique dans sa pureté, parce qu’elle […] incarne l’irré-
ductibilité du sentiment esthétique, en posant son autonomie par rapport à la
détermination ‘objective’, voire cognitive, des choses. »96 Or, en étant à l’écoute
de ce langage invisible de l’œuvre, Diderot clive le parallélisme entre la pein-
ture muette et la poésie parlante. En effet, autre chose se joue dans sa pensée
sur l’art : pour Diderot, l’ouïe n’est pas plus loin de l’âme que l’œil. L’écoute d’une
voix inaudible mais bel et bien perceptible le mène à renverser la hiérarchie des
sens et à instaurer ce faisant un « spectateur sentant » au centre de l’œuvre –
ou mieux, un spectateur aveugle, ce qui n’est pas un oxymore si l’on affranchit le
terme de son sens uniquement visuel, comme nous l’avons montré.
Ainsi, c’est dans ce qu’elle a de plus imperceptible que l’œuvre produi-
ra l’impression la plus grande, comme la puissance du langage se situait
pour Diderot entre les mots, entre les signifiés – dans ce qui les relie et les

93  « La peinture montre l’objet même, la poésie le décrit, la musique excite à peine une
idée … [mais] parle le plus fortement à l’âme » (Lettre sur les sourds et muets, p. 60).
94  Ibid. De même pour Baudelaire, la musique de Wagner est donnée comme un modèle
pour les arts, dans la mesure où elle « n’est peut-être ici qu’une image de l’inspiration
poétique », selon C. Pichois (Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 964).
95  Additions à la Lettre sur les aveugles, in : Diderot, Œuvres, t. I : Philosophie, éd. Laurent
Versini, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 191. Cf. Alessandro Arbo, « Diderot
et l’hiéroglyphe musical », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 30 (avril 2001), p. 76.
96  A.-É. Sejten, Diderot ou le défi esthétique, op. cit., p. 204.
212 chapitre 3

transcende. Ici encore, les intuitions du philosophe peuvent être rapprochées


de développements théoriques modernes, non seulement parce qu’elles pré-
cèdent d’un siècle les écrits symbolistes sur la valeur paradigmatique de la
musique dans la conception de la structure artistique97, mais encore parce
qu’elles peuvent être comprise à la lumière de théories de la réception littéraire
et artistique contemporaines, dans la mesure où elles rencontrent ici la défi-
nition de l’œuvre ouverte qu’Umberto Eco définit, de manière significative, à
l’aide du concept de résonance : « une forme est esthétiquement valable dans
la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives mul-
tiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonances »98. La
résonance, cette troisième modalité de la continuité créative, permet de dési-
gner la façon dont le lecteur ou le spectateur s’approprie les possibilités de sens
dans toute œuvre en liant ensemble des idées hétérogènes, comme Diderot
l’explique dans De la Poésie dramatique :

Je ne connais rien de si difficile qu’un dialogue où les choses dites et


répondues ne sont liées que par des sensations si délicates, des idées si
fugitives, des mouvements d’âme si rapides, des vues si légères, qu’elles
paraissent décousues, surtout à ceux qui ne sont pas nés pour éprouver
les mêmes choses dans les mêmes circonstances.
[…] Si j’avais un fils qui ne sentît point ici de liaison, j’aimerais mieux
qu’il ne fût pas né99.

La résonance est cet effet de liaison entre les mots apparemment « décousus » :
c’est dans l’imprononcé que l’œuvre parle, dans les liens infimes d’analogie
ou d’induction que se tisse toute sa puissance, comme si elle était une corde
vibrante de mots. C’est où se situe l’essentiel de la critique de Diderot à l’égard
de Boucher, car celui-ci ne sentirait pas « les fils secrets » de l’art :

97  Cf. V. Estay Stange, Sens et musicalité, op. cit., p. 182 : « les textes fondateurs de l’esthétique
musicale romantique prendront comme objet privilégié la musique instrumentale, consi-
dérée comme la musique par excellence. Cette nouvelle approche de la musique (instru-
mentale) introduit la conception, en apparence paradoxale, de l’inachèvement – en tant
qu’ouverture sémantique – comme accomplissement suprême de l’œuvre artistique. » La
conception autotélique de l’art qui caractérise le romantisme accompagne donc la valori-
sation du paradigme musical instrumental, comme l’avait très bien compris Diderot.
98  Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, « Points », 1965, p. 17. Il faut préciser qu’Eco dis-
tingue les résonances d’une œuvre en tant que celle-ci ne cesse pas « d’être elle-même »,
d’une réception « en mouvement » où le récepteur transforme l’œuvre plus conséquem-
ment. Il ne s’agit toutefois que de degrés de malléabilité de l’œuvre d’art que le récepteur
reçoit de façon créative.
99  De la Poésie dramatique, p. 1325-1326, nous soulignons.
La continuité créative 213

Ces analogies fines et déliées qui appellent sur la toile les objets les uns à
côté des autres et qui les y lient par des fils secrets et imperceptibles, sur
mon Dieu, il ne sait ce que c’est100.

La résonance en tant que phénomène d’échos et de réponses, non pas dans


la reprise du même mais dans un processus de différenciation sémantique,
est ici désignée par la métaphore du « fil », qui articule la vue et l’ouïe en
s’appliquant aussi bien aux lignes du pinceau qu’aux échos qui s’imperçoivent,
pour ainsi dire, dans l’image. La peinture n’est donc pas seulement l’affaire
d’un assemblage de couleurs, mais aussi de tons, au sens musical du terme.
Cette musicalité de l’œuvre, qui tient à la résonance des couleurs ou des mots,
est omniprésente dans la pensée de Diderot sur l’art, autant en matière de
peinture que d’art dramatique. C’est pourquoi il s’adresse aux auteurs dans les
termes suivants : « Poète, êtes-vous sensible et délicat ? Pincez cette corde ; et
vous l’entendrez résonner, ou frémir dans toutes les âmes. »101
L’œuvre parle ainsi d’un langage invisible qui est tout de résonance in-
térieure, de vibrations des sons que le poète transmet au spectateur. Jean
Starobinski rappelle à cet égard que Diderot définit le terme « retentir » dans
l’Encyclopédie comme la « continuité d’un son », « air chanté [qui] ne sera
aucunement entendu » mais qui affecte assez sensiblement pour qu’on soit
« déterminés à chanter le même air »102. La métaphore préconisée par Diderot
est alors celle du poète comme un instrument de musique, qui fait vibrer les
cordes de son instrument pour faire entendre les résonances imperceptibles
de son œuvre103. Ainsi, il note dans ses Pensées philosophiques (1746) que
« [n]ous ressemblons à de vrais instruments dont les passions sont les cordes.
[…] Un homme sans passions est donc un instrument dont on a coupé les
cordes, ou qui n’en eut jamais. »104 Et l’image d’une corde sensible revient en-
core dans le Salon de 1767 : « Moins la distance du personnage à moi est
grande, plus l’attraction est prompte, plus l’adhésion est forte. […] Il faut que

100  Salon de 1765, art. Boucher, p. 309.


101  De la Poésie dramatique, p. 1282.
102  Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012, p. 30.
103  Comme le rappelle Anne-Élisabeth Sejten, cette métaphore que Diderot développe dans
Le Rêve de d’Alembert est puisée dans les écrits de Shaftesbury, qu’il traduit vers 1745
(Diderot ou le défi esthétique, op. cit., chap. 1).
104  Commentaire de Diderot d’un passage de l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury,
cité par A.-É. Sejten (ibid., p. 35-36). A.-E. Sejten le reformule ainsi : « les passions sont ce
qui au fond du sujet sentant pousse aux créations. Elles sont les ressorts sans lesquels il
n’y aurait point de grandes œuvres, ni en art, ni en société » (p. 35).
214 chapitre 3

je m’accroche à l’extrémité de la corde qui te tient suspendu dans les airs, ou je


ne frémirai pas … »105
Or ce lien invisible qui relie le créateur et le récepteur de l’œuvre comme par
une corde est caractérisé par un frémissement, une vibration, comme si des
sons multiples la faisaient vibrer par leurs entrechocs. La vibration émotive
est à la source de la résonance sémantique, de la reprise infinie de l’impul-
sion émotionnelle et intellectuelle de l’œuvre d’art, selon le principe que dé-
crira Paul Valéry dans L’Infini esthétique, lorsqu’il définit l’art en opposition aux
choses de la vie pratique. En effet, dans celles-ci, « nous faisons l’effort d’an-
nuler ou de réduire les effets de nos perceptions » ; tandis que dans l’ordre des
choses esthétiques, « les effets sont non pas réduits mais multipliés. On tente
de conserver et renouveler ces perceptions esthétiques »106. Aussi l’ordre des
choses esthétiques est constitué de l’ensemble des « effets à tendance infinie »,
et Valéry nous donne à lire cette belle définition de l’œuvre d’art :

[…] ce que nous appelons une ‘Œuvre d’art’ est le résultat d’une action
dont le but fini est de provoquer chez quelqu’un des développements
infinis. D’où l’on peut déduire que l’artiste est un être double, car il com-
pose les lois et les moyens du monde de l’action en vue d’un effet à
produire l’univers de la résonance sensible107.

La résonance nécessite une cavité résonnante : une résistance qui produit le


retour de la vibration première, qui la rompt en la réfléchissant. Le jeu des
lumières brisées par les branches des arbres dans la forêt que Diderot décrit
dans ses Essais sur la peinture est l’image même, l’équivalent visuel, du fonc-
tionnement de la résonance sur le plan auditif et émotionnel, qui nécessite
élan et retour, harmonie et rupture. Les lignes rompues que l’œil peut à peine
percevoir, le vagabondage de l’esprit qui les engendre et l’appropriation toute
intime de celui qui les reçoit permettent cette traversée de la peinture, allant
d’un monde des apparences vers la réalité de la sensation.
En somme, l’intérêt profond de cet attrait qu’éprouvent Diderot et Baudelaire
pour les lignes rompues dans la peinture réside dans le fait qu’elles sont le lieu
visible du tremblement émotif de l’expérience esthétique elle-même. Cette
expérience que l’on conçoit depuis Baudelaire comme pleinement synes-
thésique par le fait que l’émotion envahit le corps entier, a un fondement

105  Salon de 1767, p. 610 (art. « Vernet », 4e site, nous soulignons). Cf. J. Starobinski, op. cit.,
p. 18.
106  Paul Valéry, L’Infini esthétique, in : Œuvres II, op. cit., p. 1343.
107  Ibid., p. 1344 (les italiques sont de Valéry, ainsi que dans la citation qui suit).
La continuité créative 215

vibratoire. Le déroutement que l’on éprouve devant un phénomène qui pro-


voque en nous une émotion profonde est en effet souvent indiqué en termes
de tressaillement ou de tremblement du corps. L’expérience esthétique est
à même d’être décrite en termes musicaux, comme une vibration des sens à
l’image de celle des sons108. La peinture permet ainsi de rendre visible l’inté-
riorité de l’expérience émotive, de donner à voir l’ébranlement du corps par
celui des lignes.

108  Remarquons qu’il ne s’agit pas pour autant de confondre émotion musicale et émotion
esthétique, l’une n’étant pas l’extrapolation de l’autre ; il s’agit seulement de souligner le
fait que le fonctionnement de l’émotion esthétique est d’un ordre vibratoire similaire à
celui de la production des sons sur lequel se fonde l’art musical. C’est ainsi que les philo-
sophes pré-romantiques allemands théorisaient la sensation, comme une vibration uni-
verselle reliant l’homme à la nature, et ils n’expliquaient pas autrement le rapport à l’art
que comme une vibration des sens.
Mot de conclusion

Traverser la peinture : c’est par ce titre que nous avons voulu éclairer le propre
de la démarche critique de Diderot et de Baudelaire face à la peinture de leur
temps. La traversée implique un déplacement à travers un espace, comme
un parcours qui suppose qu’il y a un autre bord, ou plutôt un autre côté, qui
n’est pas encore connu. Pour les salonniers, la traversée n’est pas celle d’un
voyage physique dans l’espace, mais d’un parcours du regard à travers une
surface peinte au terme duquel leur pensée ou leur savoir se trouvent trans-
formés. C’est dire que leur approche de la peinture considère celle-ci non pas
comme un lieu d’éléments juxtaposés dans une co-présence immobile, mais
comme un espace à traverser et d’éléments à découvrir, pour reprendre l’oppo-
sition établie par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien1. Le tableau
demande à être traversé dans le temps plutôt qu’embrassé en un seul instant :
il contient sa part d’inédit et de profondeur que l’œil doit pouvoir découvrir à
travers le temps du parcours et du souvenir, qui est le temps d’une expérience
transformatrice.
Car cette traversée n’est pas simplement réceptive : à travers ce que la
peinture donne à voir et à penser, c’est aussi ce que celle-ci peut recevoir de
l’investissement émotif et cognitif du spectateur qui la transforme à son tour,
comme s’il pouvait infléchir l’œuvre vers le reflet d’une autre image, modelée
au gré de son propre regard. En ce sens, la réception de la peinture par Diderot
et Baudelaire est aussi et avant tout une approche active des images, car ils se
les approprient pour aller jusqu’à les transformer. La traversée implique donc le
sens paradoxal de rencontre et de divergence. Dans la critique d’art de Diderot
et de Baudelaire, elle désigne tout à la fois la faculté empathique du créateur
ou du lecteur, qui entre imaginairement dans l’œuvre peinte ou écrite en
oubliant « tout le reste », mais qui en même temps expérimente le plaisir
esthétique à travers une rupture de l’empathie, dont l’origine se situe dans
l’image elle-même en tant qu’espace traversé de lignes ruptrices, de courbes
brisées, de contours interrompus. Dans ces endroits où l’œil se heurte à l’image
et où les pensées dérivent, le spectateur est incité à la continuité créative de
l’œuvre.
Dans sa façon de revendiquer librement ses « pensées bizarres » sur l’art de
son temps, nous avons vu que Diderot est un esprit remarquablement moderne,
précurseur de Baudelaire comme de l’actuelle critique créative des œuvres.

1  Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire, Paris, Gallimard, « Folio Essais »,
1990, p. 172-173, cité par Louis Marin, Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, p. 12.

© koninklijke brill nv, leiden, 2018 | doi:10.1163/9789004367975_006


Mot de conclusion 217

La description de la lumière diffractée par les branches des arbres par Diderot,
que nous avons citée au seuil de cet essai, métaphorise bien ce travail de l’œil
parcourant l’image. De même que Baudelaire, à sa façon, répond à la peinture
en livrant une prose musicale à la fois « souple » et « heurtée », où les « ondu-
lations de la rêverie » sont traversées des « soubresauts de la conscience »2, et
où il va

Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,


Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés3.

Si Baudelaire se trouve très près de l’extravagance du génie de Diderot4, c’est


peut-être parce qu’il revendique une « esthétique du zigzag [qui] prendra
volontiers les chemins de traverse », comme l’a affirmé P. Labarthe5, de même
que son écriture se caractérise par la digression comme « vagabondage »,
comme l’a souligné Michel Charles6.
Dans cette traversée comme déviation et divagation à la fois, nous avons
voulu montrer que la continuité créative qu’opèrent Diderot et Baudelaire
dans leur critique d’art est l’effet d’une rupture à la fois dans l’œuvre et avec
l’œuvre. Dans l’œuvre, dans la mesure où le principe classique de l’harmonie,
auquel souscrit Diderot, est pour lui une aune de jugement sur la dissonance
de l’œuvre, de la même façon que Baudelaire préfère à la ligne serpentine
celle de la courbe brisée. Avec l’œuvre, dans la mesure où leur rapport au
tableau implique un détachement du regard, quand l’imagination du spec-
tateur infléchit l’image vers le reflet d’une recréation subjective. Sans cesse
dans leurs Salons, les descriptions des œuvres prennent la forme d’inventions
de celles-ci, car pour les salonniers, décrire une œuvre, c’est toujours écrire de
l’œuvre7.
Ainsi leur écriture prend forme dans un décrire-récrire incessant, un mou-
vement de détour et de retour vers l’image qui n’est pas rectiligne mais digres-
sif. Car toute traversée implique la rupture et la digression, écrit Louis Marin :

2  Charles Baudelaire, Dédicace « À Arsène Houssaye », Petits Poèmes en prose, in : Œuvres com-
plètes, éd. de Michel Jamet, Préface de Claude Roy, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
1980, p. 161.
3  Le Soleil, v. 7-8, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 128.
4  Cf. M.-H. Chabut, Extravagance et génialité, op. cit.
5  Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., p. 369.
6  Michel Charles, « Digression, régression (Arabesques) », Poétique 40 (1979), p. 395-407.
7  Ce glissement d’un syntagme à l’autre où s’éclot l’écriture des Salons comme esthétique de
l’art a été proposé par Louis Marin.
218 Mot de conclusion

« pratiquer la traversée, [c’est pratiquer] la rupture, la syncope, l’écart. »8 La


description de l’œuvre est la recréation de celle-ci, comme en la constituant
par un détour, par un écart, et aussi bien par des omissions et des infidélités.
Phénoménologiquement ou poétiquement, le langage est toujours descrip-
tion, détour, digression : traversée – dont le philosophique ou le poétique ne
sont que deux formes parmi d’autres possibles. C’est pourquoi la traversée de
la peinture par Diderot et Baudelaire peut être qualifiée de critique émotive :
ce syntagme paradoxal permet de mettre en lumière la façon dont leur regard
critique, qui juge de l’image en la disloquant, est inséparable d’une approche
émotive qui investit l’image d’une sensibilité propre, et la réfracte vers l’œil du
lecteur.
La recréation littéraire des tableaux par le romancier ou le poète est ainsi
sans cesse filtrée par l’œil critique qui morcelle l’image, et le cœur sensible qui
recompose le rêve de celle-ci en puisant dans la suggestivité et l’inachèvement
de l’œuvre tout le pouvoir d’une imagination résonante. Suggestivité, inachè-
vement et résonance sont les trois modalités de la critique créative qu’ont pra-
tiquée Diderot et Baudelaire, dans la continuité et la rupture, la reprise et la
relance de l’œuvre. En effet, sensibles au pouvoir de résonance des œuvres, ils
n’auront eu de cesse de vouloir les reprendre et les compléter, comme en inflé-
chissant les lignes observées vers celles de leur rêverie propre. Si dans ce travail
de recomposition des œuvres, la sensibilité est essentielle, c’est bien sûr une
sensibilité travaillée par la mémoire de ces auteurs-spectateurs, une mémoire
des œuvres autant que de l’expérience vécue.
En ébranlant les normes et les hiérarchies de l’art de leur temps, et en reven-
diquant le droit de recréer librement les oeuvres en les continuant de façon
créative, Diderot et Baudelaire ont adopté une approche moderne de l’art,
transformant la critique d’art en un art critique. En effet, quand les écrivains
d’hier et d’aujourd’hui s’attachent à « réinventer le tableau sous le prétexte
d’en faire la description », comme l’a analysé Jean-Michel Rey pour Fromentin,
Claudel, Valéry, Artaud, Ponge, Genet ou Beckett9, ils ne font que perpétuer
un rapport à la peinture que Diderot et Baudelaire avaient mis en œuvre dans
leurs écrits théoriques et critiques sur l’art.
Ainsi, lorsque Georges Perec affirmait, il n’y a pas si longtemps encore, que
l’irrégularité en tant que « déviation de la norme représente le premier pas sur

8  Louis Marin, Lectures traversières, op. cit., p. 15.


9  Jean-Michel Rey, Le Tableau et la page, op. cit., p. 9.
Mot de conclusion 219

le terrain de l’art »10, il ne s’inspire pas seulement du mot d’ordre de Paul Klee :


« Le génie, c’est l’erreur dans le système ». La fascination de Perec pour une
forme de désordre – infime, déviante – dans l’ordre du système, comme une
incohérence dans le régulier, prolonge une intuition artistique fondamentale
de Diderot et de Baudelaire, qu’ils ont magistralement su mettre en lumière
avec la même verve que celle qu’ils surent si bien apprécier dans les tableaux.
Ils illustrent ainsi la grande idée de Paul Valéry selon laquelle, au moment de
l’enchantement esthétique, s’opère un détachement du regard par rapport au
phénomène observé, en sorte que l’aspect réel de l’objet compte moins que ce
que l’œil décide d’en voir – au point que, en fin de compte, seul « Voir se suffit »,
comme il l’écrit dans ses « Notes d’aurore » :

À cette heure, sous l’éclairage presque horizontal, Voir se suffit. Ce qui


est vu vaut moins que le voir même. Des murs quelconques valent un
Parthénon, chantent l’or aussi bien11.

Et du fond de ces images que l’on ne voit qu’en fermant les yeux, jaillissent
celles de l’œil intérieur, nourries du souvenir et du désir, incarnées dans les
mots qui sont leur seul reflet véritable : « Je ne vois qu’en esprit … », écrit le
poète12.

10  Entretien avec Ewa Pawlikowska (1981), cité par Santino Mele, « Perec et Klee : l’encre et
l’aquarelle », Cahiers Georges Perec : L’œil d’abord … Georges Perec et la peinture, n° 6, Seuil,
1996, p. 84.
11  Paul Valéry, « Notes d’aurore », in : Mauvaises pensées et autres, Œuvres, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II, p. 859-860.
12  « Le Cygne », poème LXXXIX des Tableaux parisiens, v. 9, in : Les Fleurs du mal, op. cit.,
p. 130.
Bibliographie

1 Textes de Diderot

1.1 Édition de référence


Diderot, Denis, Œuvres IV : Esthétique-Théâtre, éd. par Laurent Versini, Paris, Robert
Laffont, « Bouquins », 1996.

1.2 Autres éditions consultées


Diderot, Denis, Salons I : Essais sur la peinture – Salons de 1759, 1761, 1763, éd. par Jacques
Chouillet et Gita May, Paris, Hermann, 1984.
Diderot, Denis, Salons II  : Salon de 1765, éd. par Else Marie Bukdahl et Annette
Lorenceau, Paris, Hermann, 1984.
Diderot, Denis, Salons III  : Ruines et paysages. Salon de 1767, éd. par Else Marie Bukdahl,
Michel Delon et Annette Lorenceau, Paris, Hermann, 1995.
Diderot, Denis, Salons IV : Héros et martyrs. Salons de 1769, 1771, 1775, 1781, éd. par Else
Marie Bukdahl, Michel Delon, Didier Kahn, Annette Lorenceau, Paris, Hermann,
1995.
Diderot, Denis, Œuvres complètes, éd. par Herbert Dieckmann, Jacques Proust, Jean
Varloot, Paris, Hermann, t. I-XXV, 1975-1986.
Diderot, Denis, Écrits sur l’art et les artistes, choix de textes, introduction et notes par
Jean Seznec, Paris, Hermann, 2007 [1e éd. 1967].
Diderot, Denis, Œuvres esthétiques, éd. par Paul Vernière, Paris, Garnier, 1988.

1.3 Textes étudiés dans l’édition de référence :


Traité du beau [1750] (p. 81-113) ;
Lettre sur les sourds et muets et Additions [1751] (p. 11-77) ;
De la poésie dramatique [1758] (p. 1273-1351) ;
Salon de 1759 (p. 193-200) ;
Salon de 1761 (p. 201-235) ;
Salon de 1763 (p. 236-290) ;
Salon de 1765 (p. 291-466) ;
Essais sur la peinture [1766] (p. 467-516) ;
Salon de 1767 (p. 517-814) ;
« De la manière » ajouté au Salon de 1767 (p. 815-819) ;
Salon de 1769 (p. 820-880) ;
Salon de 1771 (p. 881-951) ;
Salon de 1775 (p. 952-968) ;
Salon de 1781 (p. 969-1005) ;
Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l’architecture [1781] (p. 1013-1058).
222 Bibliographie

1.4 Autres textes consultés de Diderot :


Avec Jean Le Rond d’Alembert, « Discours préliminaire » [1746], in : Encyclopédie ou
dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, articles choisis, t. I, éd. par
Alain Pons, Paris, GF-Flammarion, 1986.
« Sur Bouchardon » (mars 1763), Correspondance littéraire, philosophique et critique
par Grimm et Diderot, vol. 5, éd. par M. Tourneux, Paris, Garnier, 1878, p. 239-244
(1er mars 1763) et p. 247-249 (15 mars 1763).
Sensations, Orléans, Éditions Le Pli, 2004.
Les deux Amis de Bourbonne [1770], in : Œuvres II  : Contes, éd. par Laurent Versini, Paris,
Robert Laffont, « Bouquins », 1994, p. 471-481.
Le Paradoxe sur le comédien [texte de 1773], éd. par Sabine Chaouche, Paris, GF-
Flammarion, 2013.
Réfutation d’Helvétius [1775], in : Œuvres I : Philosophie, éd. par Laurent Versini, Paris,
Robert Laffont, « Bouquins », 1994, p. 777-923.
Sur les femmes [1777], in : Œuvres I, ibid., p. 949-961.
Éléments de physiologie [1778], éd. par Jean Mayer, Paris, Librairie Marcel Didier,
1964.
Additions à la Lettre sur les aveugles [texte de 1782], in : Œuvres I, op. cit., p. 187-196.
La Religieuse, éd. par Florence Lotterie, Paris, GF-Flammarion, 2009.

1.5 Articles de l’Encyclopédie :


Articles cités de Diderot : « Beau » (t. II, 1751) ; « Composition » (t. III, 1753) ;
« Éclectisme » (t. V, 1755), « Encyclopédie » (t. V, 1755), « Génie » (t. VII, 1757),
« Sensation » (t. XV, 1765).
Édition de référence : Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, éd. par Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Paris, Briasson, David,
Le Breton, Durand, 1746-1755, éd. par Robert Morrissey and Glenn Roe, University
of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project, 2016, URL : http://encyclopedie.uchicago
.edu/).

2 Textes de Baudelaire

2.1 Édition de référence


Baudelaire, Charles, Critique d’art, suivi de Critique musicale, éd. par Claude Pichois,
Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992.

2.2 Autres éditions consultées


Baudelaire, Charles, Au-delà du romantisme. Écrits sur l’art, éd. par Michel Draguet,
Paris, GF-Flammarion, 1998.
Bibliographie 223

Baudelaire, Charles, Critique d’art, éd. par Claude Pichois, Paris, Armand Colin, 1965.
Baudelaire, Charles, Le Peintre de la vie moderne, éd. par Jérôme Solal, Paris, Les Mille
et une Nuits, 2010.
Baudelaire, Charles, Œuvres complètes, éd. par Claude Pichois, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », t. I et t. II, 1975 et 1976.
Baudelaire, Charles, Œuvres complètes, éd. par Michel Jamet, Préface de Claude Roy,
Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1980.
Baudelaire, Charles, Salon de 1859, éd. par Wolfgang Drost et Ulrike Riechers, Paris,
Champion, 2006.

2.3 Textes étudiés dans l’édition de référence :


Salon de 1845 (p. 11-67) ;
Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle [1846] (p. 68-74) ;
Salon de 1846 (p. 75-156) ;
Exposition universelle [1855] (p. 235-257) ;
L’Art philosophique et Notes diverses sur L’art philosophique [1858-1860] (p. 258-267) ;
Salon de 1859 (p. 268-342) ;
Lettre à Wagner [17 février 1860] (p. 681-682) ;
Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris [1861] (p. 439-475) ;
Peintures murales d’Eugène Delacroix à Saint-Sulpice [1861] (p. 389-391) ;
« Exposition Martinet » (article non titré) [1862] (p. 392-394) ;
L’Eau-forte est à la mode [1862] (p. 395-396) ;
Peintres et aquafortistes [1862] (p. 397-401) ;
Le Peintre de la vie moderne [1863] (p. 343-384) ;
L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix [1863] (p. 402-430).

2.4 Autres textes consultés


Baudelaire, Charles, Les Fleurs du mal, éd. par Jacques Dupont, Paris, GF-Flammarion,
2012.

3 Catalogues d’expositions

Diderot et l’art de Boucher à David. Les Salons : 1759-1781, Exposition présentée à l’Hôtel
de la Monnaie à Paris du 5 octobre 1984 au 6 janvier 1985, Paris, Éditions de la
Réunion des Musées nationaux, 1984.
Diderot et la critique de salon, 1759-1781, Exposition présentée au musée du Breuil à
Langres du 2 juin au 16 septembre 1984, Langres, Musée du Breuil, 1984.
L’Œil de Baudelaire, Exposition présentée au musée de la Vie romantique à Paris du
20 septembre 2016 au 29 janvier 2017, Paris, Les Musées de la ville de Paris, 2016.
224 Bibliographie

Le Goût de Diderot. Greuze, Chardin, Falconet, David …, Exposition présentée au


musée Fabre de Montpellier du 5 octobre 2013 au 12 janvier 2014, et à la Fondation
de l’Hermitage à Lausanne du 7 février au 1er juin 2014, Paris, Hazan, Montpellier,
Musée Fabre, Lausanne, Fondation de l’Hermitage, 2013.

4 Sources primaires

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Balzac, Honoré de, « Des Artistes » [1830], in : Le Chef-d’œuvre inconnu, éd. de Marc
Eigeldinger et Max Milner, Paris, GF-Flammarion, 2008, p. 249-261.
Batteux, Charles, Les Beaux-arts réduits à un même principe [1746], éd. par Jean-Rémy
Mantion, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989.
Baudelaire, Charles et Gautier, Théophile, Correspondances esthétiques sur Delacroix,
éd. par Stéphane Guégan, Paris, Olbia, 1998.
Boileau-Despréaux, Nicolas, Art poétique [1674], éd. par Sylvain Menant, Paris, Garnier-
Flammarion, 1998.
Cahusac, Louis de, « Enthousiasme », in : Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert,
Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris,
Briasson, David, Le Breton, Durand, 1755, t. V, p. 722, éd. par Robert Morrissey and
Glenn Roe, University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project, Spring 2016 Edition,
URL : http://encyclopedie.uchicago.edu/.
Condillac, Étienne Bonnot de, Traité des sensations [1754], Paris, Fayard, 1984.
Crousaz, Jean-Pierre de, Traité du beau [1715], éd. par Francine Markovits, Paris, Fayard,
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Delacroix, Eugène, Journal, t. III, éd. par André Joubin, Plon, 1960.
Delacroix, Eugène, Lettres de Eugène Delacroix (1815-1863), éd. par Ph. Burty, Paris,
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Du Bos, Jean-Baptiste, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture [1719], éd. par
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Gautier, Théophile, Critique d’art. Extraits des Salons (1833-1872), anth. par Marie-
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Gautier, Théophile, Exposition de 1859, éd. par Wolfgang Drost et Ulrike Henninges,
Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1992.
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2008.
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de Fallois, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1954, p. 161-186.
Rapin, René, Réflexions sur la Poétique d’Aristote, et sur les ouvrages des Poètes anciens
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par Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, GF-Flammarion, 2008.
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226 Bibliographie

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Luc Nancy, L’Absolu littéraire, ibid., p. 81-97 et Fragments de l’Athenaeum [1798], in :
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Index des noms

Abé, Yoshio 137n Cervantès, Miguel 164


Allegrain, Christophe-Gabriel 80 Chabut, Marie-Hélène 42-43, 217
Arasse, Daniel 35-36, 50n Champfleury, Jules François Félix Husson,
Arioste, Ludovico Ariosto, dit l’ 198 dit 133, 137
Artaud, Antonin 218 Chardin, Jean-Baptiste Siméon 8, 9n, 28n,
Asselineau, Charles 145 38n, 40-41, 60n, 65, 75, 81-98, 122-126,
Aubry, Étienne 49n 151, 190, 204
Charles, Michel 163n, 217
Bachelard, Gaston 183 Chopin, Frédéric 131
Bachelier, Jean-Jacques 149 Chouillet, Jacques 21n, 26n, 28n, 36n, 41,
Balzac, Honoré de 69, 146-147, 158, 173-174 44n, 46n, 54n, 55n, 63n, 189n, 198
Barbey d’Aurevilly, Jules 144 Claudel, Paul 218
Barthes, Roland 8, 15, 17, 95, 97, 202 Cochin, Charles-Nicolas 88n
Barthou, Louis 109 Cohen, Arthur 56n, 153
Batteux, Charles 83n, 157 Compagnon, Antoine 109, 118n, 131-133,
Bayard, Pierre 150 137n, 149n
Beckett, Samuel 218 Condillac, Étienne Bonnot de 34n, 72n,
Becq, Annie 21n, 26n, 42n 114
Bénichou, Paul 169n Corneille, Pierre 150
Benjamin, Walter 145 Corot, Jean-Baptiste Camille 134n, 136, 138,
Bernard, Émile 133n 207
Blanc, Charles 102n Courbet, Gustave 133-139
Blin, Georges 150n, 209 Crépet, Eugène 131
Boch, Julie 90n Crousaz, Jean-Pierre de 13
Boileau-Despréaux, Nicolas 112, 157
Boissard, Joseph Fernand (de Daguerre, Louis 116n
Boisdenier) 102 Damisch, Hubert 202
Bosseur, Jean-Yves 175n Daubigny, Charles-François 136, 138
Boucher, François 22-40, 46, 59, 62, 81-82, Daudet de Jossan 20n
87-88, 91, 93, 160, 206, 212-213 Daumier, Honoré 146, 180
Boudin, Eugène 138 David, Jacques-Louis 166
Boulerie, Florence 12n Degas, Edgar 207
Brunet, Claire 102n, 105n Delacroix, Eugène x-xi, 6, 10n, 12, 61, 71, 99,
Buchs, Arnaud 8n, 39, 56, 77 103n, 105-139, 146-148, 161, 166, 167,
Buci-Glucksmann, Christine 89n, 163n 171-173, 177, 179, 181-186, 192, 193, 197,
Bukdahl, Else Marie 11n, 20n, 47, 58n, 78, 201, 204, 206, 208
196n Delécluze, Étienne-Jean 101n
Delon, Michel 23n, 45, 48, 104n
Cabane, Franck 68 Démoris, René 23n, 38n, 40, 81, 86-89, 93
Cahusac, Louise de 42n, 190-191 De Quincey, Thomas 163
Cain, Julien 103n, 134n, 138-139 Deshays, Jean-Baptiste 26n, 41, 111
Casanove, Francesco 66, 68, 75-76, 177n Dessons, Gérard 92, 97n
Catrysse, Jean 58 Didi-Huberman, Georges 3
Cellier, Léon 109n Dieckmann, Herbert 12n, 35n, 73n, 166,
Certeau, Michel de 216 199n
238 Index des noms

Doyen, Gabriel-François 49n, 50, 52-54, 72, Gougenot, Louis 93


78n, 160n, 166n Greuze, Jean-Baptiste 29-37, 40, 41, 48,
Draguet, Michel 103n, 105n, 108n, 131n, 135n, 58-61, 65, 70-71, 82, 97-98, 174, 204
137, 139n, 143-145, 196n Grimm, Frédéric Melchior 19, 20n, 21n, 27,
Drost, Wolfgang 10n, 13n, 54n, 99n, 100n, 28n, 33, 38, 45, 46, 73
109n, 111n, 112n, 114n, 115, 116n, 117n, 118, Guénoun, Denis 14n
134, 135n, 136-139, 143, 144n, 149n, 181n, Guys, Constantin 132, 134, 135, 139, 149, 165,
183, 194, 205n 172n
Drouais, François-Hubert 75
Du Bos, Jean-Baptiste 3n, 25-28, 55n, 96, Hagedorn, Christian Ludwig von 31n, 46n
180, 194 Hallé, Noël 50, 61
Du Fresnoy, Charles-Alphonse 161 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 116n, 148n
Durameau, Louis-Jean-Jacques 207 Heine, Henri 101n, 120
Duranty, Louis Edmond 137 Helvétius 150
Dürer, Albert 102 Herder, Johann Gottfried von 83n, 100n
Hobson, Marian 51n, 88n, 89n
Eco, Umberto 202n, 212 Hoffmann, Ernst Theodor 129
Escola, Marc 71n, 168n Hogarth, William 52, 127n, 153, 154n, 159,
Estay Stange, Verónica 16n, 100n, 212n 160-163, 165
Houssaye, Arsène 162, 217n
Falconet, Étienne Maurice 28n, 49, 84 Huet, Paul 138
Fay, Joseph 107 Hugo, Victor 108-113, 119, 131, 134n, 146, 185,
Ferran, André 132 206
Fontanier, Pierre 58n Hume, David 72n
Foucault, Michel 186
Foulhouze, Amable Gabriel de La 102 Ingarden, Roman 205
Fragonard, Jean-Honoré 46n, 208 Ingres, Jean-Auguste-Dominique 101n, 133,
Fried, Michael 30, 64, 90 161-162, 166-167, 181n
Friedrich, Caspar David 194 Iser, Wolfgang 205-206
Fromentin, Eugène 218
Funt, David 3n Jal, Augustin 102n
Janmot, Louis 102
Galand, René 121, 148 Jauss, Hans Robert 193n
Galiani, Ferdinando, abbé 28n Jenny Laurent 209n
Gautier, Théophile 7-10, 102n, 106n, 109n, Jongkind, Johan Barthold 74, 181
111-112, 119n, 120, 125n, 135n, 136n, 144, Jouve, Vincent 208
158-159, 179, 181n, 189 Junod, Philippe 16n, 122n
Gavarni, Paul 144
Genet, Jean 218 Kant, Immanuel 3n, 26-27, 78n, 173n, 184
Genette, Gérard 2n, 32n, 65, 173n, 190 Kempf, Roger 144n
Gerard, Alexander 156 Klee, Paul 12n, 219
Gigoux, Jean 102 Klucinskas, Jean 153n, 155
Girard, Marie-Hélène 8, 10n Kopp, Robert 119n
Goethe, Johann Wolfgang von 20n, 99, 121
Gogol, Nicolas 164 Labarthe, Patrick 129n, 132, 138n, 163, 208n,
Goncourt, Jules et Edmond 9, 20n, 94n 217
Goodman, Nelson 94n, 173n La Bruyère, Jean de 70, 182n
Gorsas, Antoine Joseph 20n Lacombe, Jacques 88, 92
Index des noms 239

Lacoue-Labarthe, Philippe 203 Naigeon, Jacques-André 20n, 28n


La Font de Saint-Yenne, Étienne 20, 23n, Nancy, Jean-Luc 5n, 14, 97, 195, 203
25 Nancy, Sarah 189n
Laforgue, Pierre 176n Novalis, Georg Philipp Friedrich von
Lagrenée, Louis-Jean-François 26n, 28, 51, Hardenberg, dit 203
53n, 56n, 59, 60n, 66-67, 70n, 76, 79n,
206 Oehler, Dolf 145-146
Lairesse, Gérard de 31 Orsay, Alfred Guillaume Gabriel Grimod,
Lamy, Eugène (ou Lami) 144, 145 comte d’ 144
La Sizeranne, Robert de 208 Ortel, Philippe 116n, 117
Lavieille, Eugène 130
Lavocat, Françoise 101n Pajou, Augustin 60
Le Blanc, Jean-Bernard, abbé 20n, 93 Paquet, Clara 163
Leca-Tsiomis, Marie 210n Pardo Jiménez, Pedro 32n, 64-65, 178n, 180n
Lehmann, Henri 102 Parret, Herman 78n, 101n, 184, 193n
Leiendecker, Joseph 102 Pavy-Guilbert, Élise 21n, 32n, 33n, 35n,
Le Prince, Jean-Baptiste 48, 49, 67 36-37, 50n, 81n, 87, 95n
Leroux, Pierre 176n Pelletan, Eugène 102n
Lessing, Gotthold Ephraïm 20n, 198n Perec, Georges 218-219
Lévesque, Pierre-Charles 3n, 85n, 91n, 157, Pichois, Claude 99, 102n, 103, 104n, 126n,
159, 161 129n, 132-134, 137n, 147n, 172n, 182, 195,
Lichenstein, Jacqueline 4n, 26n, 32n, 39n, 196n, 197n, 211n
41n, 83n, 85n, 89n Pierce, Charles S. 193
Liszt, Franz 131 Pigalle, Jean-Baptiste 28n
Lojkine, Stéphane 31n, 54n, 96, 208n Piles, Roger de 3-4, 26n, 51, 123, 189, 205
Lomazzo, Giovanni Paolo 89n Planche, Gustave 101n
Loutherbourg, Philippe-Jacques de 57, 76, Pline l’Ancien 67
153-154, 161, 177n Podro, Michael 100n
Lyotard, Jean-François 12, 13, 196-197 Poilly, François de 61
Pommier, Jean 99n, 129n
Mallarmé, Stéphane 14n, 168, 186n, 206 Ponge, Francis 218
Manet, Édouard 133-139, 149 Poulet, Georges 72n, 163n, 168
Manzoni, Ignace 193n Poulet-Malassis, Auguste 109n
Marin, Louis 15-16, 47, 66, 217-218 Poussin, Nicolas 31n, 60-63, 88n, 186
Marmontel, Jean-François 110n, 115, 180, Prévost, Jean 127
205 Proust, Marcel 72, 101, 184-185, 201
Mathon de la Cour, Charles-Joseph 20n
Matisse, Henri 85, 180 Rabbe, Alphonse 102n
May, Georges 57 Racine, Jean 113n, 199
May, Gita 9n, 46, 58n, 99n, 101, 102n, 124, Raphaël, Raffaello Sanzio, dit 88n, 91, 123,
125, 136n 158, 187n
Mendelssohn, Moses 63n Rembrandt, Rembrandt Harmenszoon van
Millin, Aubin L. 163-164 Rijn, dit 123, 125
Montaigne, Michel de 69 Renou, Antoine 74
Morin, Robert 115n Restout, Jean 61
Mortier, Roland 63n, 113n, 148, 180n Rétat, Pierre 55n
Moss, Armand 134 Rethel, Alfred 174
Murillo, Bartolomé Esteban 106n Rey, Jean-Michel 168n, 218
240 Index des noms

Richard, Jean-Pierre 179n Tassaert, Nicolas François Octave 102, 206n


Richardson, Jonathan 55n Ternois, Daniel 133
Riechers, Ulrike 114n, 115 Tintoret, Jacopo Robusti, dit le 106n
Ritter, Johann Wilhelm 100n Titien, Tizziano Vecellio, dit le 106n, 123
Robert, Hubert 47n, 50-51, 53n, 60n, 63-64, Thélot, Jérôme 104n, 116n, 117n
79, 85n, 160, 174, 179, 203, 206 Thiers, Adolphe 102n
Rousseau, Jean-Jacques 34n, 77, 89n, 90, 190 Thomas, Antoine-Léonard 68
Rousseau, Théodore 118, 134n, 136, 138, 179 Thoré, Théophile 102n, 111, 112, 119n
Rubens, Pierre Paul 60, 106n, 122, 123 Thorel, Sylvie 14n, 16, 147n, 164-165
Rubin, James H. 135 Todorov, Tzvetan 78n, 186n
Ruff, Marcel 110n, 111, 118n, 206 Tortonese, Paolo 120n, 178n

Sacy, Samuel S. de 186n Valéry, Paul 96, 153n, 201, 206, 207, 214, 218,
Sainte-Beuve, Charles-Augustin 101n, 185n 219
Saint-Girons, Baldine 204n Van Dyck, Antoine 60, 123
Saint-Quentin, Jacques-Philippe-Joseph 46 Van Gogh, Vincent 133
Schaeffer, Jean-Marie 2n, 15n, 190n, 192n Van Loo, Carle x, 13n, 29, 31n, 64, 65
Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph Vernet, Horace 117n
von 203 Vernet, Joseph 28n, 41, 42-45, 48, 60, 64-67,
Schiller, Friedrich von 20n 75, 80, 84, 97, 98, 124, 160, 174, 214
Schlegel, August Wilhelm : voir Schlegel, Vernière, Paul 46
Friedrich Versini, Laurent 19n, 20n, 31n, 84n
Schlegel, Friedrich 164, 169, 203 Vien, Joseph-Marie 41, 48, 50, 53-54, 70n, 72,
Schöch, Christof 71n 166
Sejten, Anne-Élisabeth 52, 210n, 211, 213n Virgile 29, 204n
Serres, Michel 15n Vitet, Ludovic 102n
Seznec, Jean 16, 19n, 22, 42n, 43n, 101 Volland, Sophie 46
Shaftesbury, Anthony Ashley Cooper, Voltaire, François-Marie Arouet, dit 41n,
comte de 55n, 189n, 190, 213n 114, 115
Shakespeare, William 99, 108n, 150, 164
Socrate 38n Wagner, Richard 15n, 99, 103n, 125, 126n,
Solal, Jérôme 140, 142 172n, 182, 200, 204n, 209, 211n
Sophocle 38n Walferdin, François 20n
Souriau, Étienne 202-203 Watelet, Claude-Henri 3n, 91n, 157, 159, 161
Spitzer, Leo 199 Watteau, Jean-Antoine 22, 206
Starobinski, Jean 14, 24, 29, 42n, 56, 58n, 63, Whistler, James Mc Neill 175-178
77, 118, 119n, 167, 183n, 213, 214n Wilde, Oscar 170n, 206
Stendhal, Henri Beyle, dit 7, 8, 99n, 102n,
108n, 206n Zola, Émile 74, 111, 133, 136
Sterne, Laurence 67, 164
Strugnell, Anthony 153n
Symington, Micéala 168n, 170n, 186n

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