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Faux Titre
études de langue et littérature françaises
Series Editors
Keith Busby
Sjef Houppermans
Paul Pelckmans
Alexander Roose
VOLUME 424
par
Nathalie Kremer
LEIDEN | BOSTON
Illustration couverture : La Madeleine dans le désert (1845) d’Eugène Delacroix (1798-1863). MD1990-1, Paris,
Musée national Eugène Delacroix. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.
Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill-typeface.
issn 0167-9392
isbn 978-90-04-36793-7 (hardback)
isbn 978-90-04-36797-5 (e-book)
∵
Table des matières
Remerciements ix
Préambule : Les cheveux de Madeleine x
Introduction 1
1 L’éclatement intérieur 1
2 Critique et émotion 5
3 Une critique créative 7
4 Rompre la ligne 10
5 Traverser la peinture 14
6 Envoi 17
3 La continuité créative 189
1 La suggestivité 196
2 L’œuvre inachevée 202
3 La résonance 209
Mot de conclusion 216
Bibliographie 221
1 Textes de Diderot 221
2 Textes de Baudelaire 222
3 Catalogues d’expositions 223
4 Sources primaires 224
5 Études secondaires 226
1 Charles Baudelaire, Salon de 1845, in : Critique d’art, suivi de Critique musicale, éd. par Claude
Pichois, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992, p. 14. Sauf mention contraire, toutes nos
références aux Salons et aux autres écrits sur l’art de Baudelaire renvoient à cette édition.
2 Denis Diderot, Salon de 1761, in : Œuvres IV, éd. par Laurent Versini, Paris, Robert Laffont,
« Bouquins », 1996, p. 203. Sauf mention contraire, toutes nos références aux Salons et aux
autres écrits sur l’art de Diderot renvoient à cette édition.
Préambule : Les cheveux de Madeleine xi
Il aurait donc fallu que la tête « se détache » plus « du fond », et dans l’ensemble
une scène plus dépouillée, plus de « silence », de « solitude », de mélancolie
(indiqué par le terme de « pathétique ») dans le tableau. Il aurait fallu que
la Madeleine soit seule, sans chérubins et sans pelouse verte, dans un décor
désert et effacé : celui que peindra Delacroix, où la nature sauvage est devenue
une tache indiscernable (« quelque chose de bleu », écrit Baudelaire), et la
caverne « un petit bout de ciel ou de rocher » imperceptible, permettant de
mieux faire ressortir le « mystère » de la figure.
Peu importe de savoir si Delacroix s’est effectivement inspiré de ces lignes
de Diderot, qui par ailleurs restent allusives. L’hypothèse n’est pas improba-
ble, car le peintre avait lu les Salons du philosophe et s’en était imprégné au
point d’en reprendre parfois littéralement des pensées dans son Journal. Mais
l’exemple révèle surtout à quel point Diderot a pu être un visionnaire de la
peinture moderne3, dans son intuition incomparable de ce qu’est l’essence de
la beauté de l’art.
Et le tableau réalisé de Delacroix montre alors, avant tout, qu’avec « peu de
chose » la peinture réussit ou échoue, atteint au sublime ou tombe dans l’oubli.
Dans la toile de la Madeleine reproduite ici, les lignes des cheveux de la figure
féminine sont alors emblématiques de cette fragilité de la réussite de l’art, en
tant que lignes fluides, ondoyantes, traversantes, discontinues, brisées, allant
jusqu’à se mélanger aux craquelures de la matière du tableau. Car, après tout,
comme l’écrivait Diderot dans ses Essais sur la peinture : « Un trait déplacé de
l’épaisseur d’un cheveu, embellit ou dépare »4…
3 Cf. Nathalie Kremer, Diderot devant Kandinsky. Pour une lecture anachronique de la critique
d’art, Guern, Passage d’encres, coll. « Trace(s) », déc. 2013.
4 Diderot, Essais sur la peinture, p. 490.
Introduction
1 L’éclatement intérieur
C’est une fin d’après-midi d’été. Les promeneurs recherchent la fraîcheur des
arbres qui abritent de la chaleur et de la pesanteur de l’air. La conversation se
noue, s’anime, absorbe les compagnons dont les pas errent dans la forêt. Puis,
un jeu de lumières. Les yeux se plissent devant le chatoiement des rayons du
soleil brisés par les branchages, coupés et renvoyés par les feuilles. Les pas des
promeneurs s’arrêtent, la conversation s’interrompt. C’est de cette façon que
Diderot évoque l’enchantement qu’on peut ressentir devant un jeu de lumières
dans les bois :
que nous regardions l’effet de l’art comme celui de la nature »2. Art et nature
se confondent : ce ne sont plus les pas, mais les regards qui « se promènent sur
la toile magique » de la forêt. Les promeneurs, autrement dit, ont traversé une
peinture.
Or par quel « effet », de l’art ou de la nature, cet enchantement peut-il
naître ? Dans la description de Diderot, c’est le jeu de la lumière qui trouble
les promeneurs : elle éclaire la nature ou le tableau pour en faire ressortir la
couleur et l’obscurité, et l’infinie gradation des tons entre l’éclat de la couleur
pleine et l’opacité de l’ombre. Mais encore, ce qui frappe particulièrement à
la lecture de cet extrait, c’est que l’enchantement procède de la rupture de la
lumière. En effet, le tableau peint par Diderot dans cet extrait est celui d’une
lumière qui traverse les arbres et dont les rayons sont coupés par les branches :
merveilleuse traversée de lumière qui à la fois traverse et est traversée, qui
illumine et qui s’éteint, pour dans la traversée des feuilles et des branchages se
retrouver à la fois arrêtée et démultipliée. Toute une série de termes équiva-
lents sont donnés par Diderot pour décrire ce jeu brisé des lignes lumineuses,
jeu qui procède de la collision entre les « rayons obliques » et les « branches
entremêlées », les lignes droites et le fouillis, le limpide et l’indistinct. Cette
collision fait que les branches, écrit Diderot, « arrêtent [les rayons], les ren-
voient, les brisent, les rompent, les dispersent sur les troncs, sur la terre, entre
les feuilles ».
On ne peut qu’être interpellé par ce passage. Sans doute parce qu’il éveille
en nous le souvenir d’enchantements passés devant des paysages naturels.
Mais aussi parce que la description procède d’un éclatement – exprimé stylis-
tiquement par la mosaïque de synonymes s’inscrivant dans une seule longue
phrase qu’ils s’attachent à rompre tout en la construisant ; et sémantiquement
par la célébration de la « variété infinie » des éléments perçus qui déroute le
regard en même temps que les pas. La beauté du spectacle procède donc d’une
rupture dans les lignes, qui offre à voir la dispersion et la variété des choses de
2 Diderot décrit ici la relation esthétique qui se met en place avec un objet ou un événement,
qui n’est pas nécessairement un objet d’art. L’équivalence entre art et nature comme phé-
nomènes susceptibles de créer une relation esthétique, que Diderot met ici en avant, est
la thèse défendue par Jean-Marie Schaeffer dans L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard,
« NRF Essais », 2015, p. 41 : « nos engagements esthétiques ne se limitent pas au domaine des
œuvres d’art : tout, absolument tout, est susceptible d’être investi esthétiquement » […] « la
relation esthétique est un processus attentionnel, alors que le terme ‘artistique’ se réfère à un
faire, ainsi qu’au résultat de ce faire, à savoir l’œuvre d’art. » Or, comme on le verra, le philo-
sophe a l’intuition de la spécificité de l’art comme phénomène intentionnel, contrairement à
la nature qui peut susciter une attention affective sans qu’elle soit générée par une intention
créatrice, selon les termes de définition donnés par Gérard Genette dans L’Œuvre de l’art II :
La relation esthétique (Paris, Seuil, 1997, p. 7-9).
Introduction 3
3 Comme le rappelle le Dictionnaire des arts de Watelet : « un tableau a de l’intérêt, quand il
arrête le spectateur et se fait voir longtemps avec un plaisir toujours nouveau » (Pierre-
Charles Lévesque, art. « Intérêt », in : Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Lévesque,
Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, Paris, L. F. Prault, 1792, tome III, p. 172).
Remarquons que l’idée de la nature intransitive du plaisir esthétique, que Kant définira
comme un « intérêt désintéressé », règne déjà largement au XVIIIe siècle, depuis que
l’abbé Du Bos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), l’emploie dans le
sens d’une participation affective du spectateur. Sur Du Bos et Diderot comme philosophes
pré-kantiens, voir l’étude de David Funt, « Diderot and the Esthetics of the Enlightenment »,
Diderot Studies XI (1968), p. 5-192.
4 Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 2007,
p. 25.
4 Introduction
nous ne pouvons nous empêcher d’en approcher, comme si elle avait quelque
chose à nous dire »5. L’appel de l’art est un effet enchanteur qui s’empare de
nous involontairement : on est enchanté (ou dérouté, terrifié, dégoûté …) par
une impression qui nous arrive de l’extérieur, dont la cause peut être naturelle
ou fabriquée, mais dont l’effet sur le récepteur est toujours celui d’un passif
contraignant. Diderot dit bien, en effet, que les promeneurs deviennent des
spectateurs « involontaires » d’un effet d’art, car l’enchantement leur vient par
surprise, leur marche s’arrête malgré eux. Ainsi, on est pris d’émotion, au sens
où celle-ci nous prend au dépourvu : l’appel de l’art nous vient toujours comme
une irruption6.
Mais cette passivité n’équivaut pas à une inertie ; elle est fondamentalement
réceptive. La feuille qui « arrête l’œil » est celle qui ouvre celui-ci à la curiosité
de voir ; le corps envahi par la lumière est un corps qui s’ouvre à cette traver-
sée et la désire. L’arrachement, l’irruption intérieure qui fige le sujet percevant
dans l’immobilité n’est pas une passivité, mais une suspension de l’être, dans
laquelle l’expérience esthétique peut naître. Cette suspension est éprouvée
comme un temps immobile et immuable devant une image, où le spectateur
devient être sentant, être pétri des effets de l’art qui s’emparent de lui, qui l’ar-
rachent à son état de conscience réelle. Si l’arrêt de l’œil, de la parole, de l’esprit
se définit comme un arrachement à soi, comme une rupture de soi à soi par
l’irruption vive d’une forme perçue, celle-ci opère alors comme un tranchant :
comme les rayons de lumière du soleil qui traversent les arbres et en dévoilent
la facture multiple et variée, le tableau qui intéresse s’empare de l’œil et exa-
cerbe la sensibilité du spectateur, en démultipliant les sensations et les idées
qu’il sent monter en lui.
5 Roger de Piles, Cours de peinture par principes [1708], éd. Jacques Thuillier, Paris, Gallimard,
1989, p. 8. Cf. Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1989.
6 Dans l’article « Sensation » de l’Encyclopédie, Diderot écrit que les sensations « sont pro-
duites en nous par la vive impression des objets extérieurs, impression qui nous maîtrise,
qui nous prévient, et qui nous guide de gré ou de force ». De gré ou de force : nos perceptions
sont toujours « involontaires », et Diderot souligne dans le même article qu’on subit passi-
vement l’action extérieure des sensations (« l’âme en tant qu’elle sent est passive »). La force
de la sensation ressentie sera alors proportionnée à la force d’impression de l’objet : « l’atten-
tion que nous leur donnons [à nos sensations] est involontaire, nous sommes forcés de la
leur donner : notre âme s’y applique, tantôt plus, tantôt moins, selon que la sensation elle-
même est ou faible ou vive. » (Diderot, Sensations, Orléans, Éditions Le Pli, 2004, resp. p. 20,
16 et 9) Or plus la sensation est vive, plus l’expérience esthétique se rapprochera du sublime.
Soulignons toutefois que ce ne sera pas sous l’angle du sublime, mais sous celui plus large de
la relation esthétique comme un effet émotif qui interpelle le sujet que nous étudierons la
question de la réceptivité de l’art dans ce livre.
Introduction 5
2 Critique et émotion
7 Comme l’affirme Jean-Luc Nancy, « l’image n’est pas seulement visuelle : elle est aussi bien
musicale, poétique, et encore tactile, olfactive ou gustative, kinesthésique, etc. » (Au fond des
images, Paris, Galilée, 2003, p. 16).
8 Essais sur la peinture, p. 515 (chap. VII, « Un petit corollaire de ce qui précède »).
6 Introduction
Bien sûr Diderot et Baudelaire ne sont pas les seuls critiques d’art à pouvoir
être rapprochés. Diderot est un modèle indépassable dont nous nous sentons
encore aujourd’hui très proches, et nous ne pouvons que nous étonner de
l’incroyable justesse de ses sentiments et de l’actualité de ses propos lorsque
nous lisons ses textes. Ce sentiment de proximité tient au fait que Diderot a su
donner à lire autre chose à ses lecteurs que de simples morceaux d’ekphraseis
de peintures. Les descriptions de tableaux dans ses Salons sont le trem-
plin pour élaborer une pensée sur l’art qui inaugure une critique esthétique
moderne, dans laquelle le langage a un rôle structurant et créateur. C’est
ainsi que les études sur la critique d’art de Diderot ont distingué une double
postérité de ses Salons, formés d’une part de descriptions analytiques, dites
ekphrastiques, de tableaux, donnant lieu à la critique d’art à proprement
parler, telle que Stendhal et Gautier la pratiqueront ; d’autre part de pensées
critiques d’ordre esthétique, où le langage est compris comme matériau artis-
tique et intransitif, inaugurant une approche de l’art telle que Baudelaire la
11 Suite du passage dans les Essais sur la peinture (p. 515) : « De l’expérience et de l’étude, voilà
les préliminaires et de celui qui fait et de celui qui juge ; j’exige ensuite de la sensibilité. »
8 Introduction
12 Nous résumons ici de manière un peu schématique la double postérité des Salons
de Diderot, telle que la rappelle Arnaud Buchs dans Écrire le regard : l’esthétique de la
Modernité en question, Paris, Hermann, 2010, p. 91-95.
13 Marie-Hélène Girard, « Présentation », in : Théophile Gautier, Critique d’art. Extraits des
Salons (1833-1872), éd. par Marie-Hélène Girard, Paris, Séguier, 1994, p. 29.
14 Roland Barthes, « Sur la lecture » (1975), in : Le Bruissement de la langue, Essais critiques
IV, Paris, Seuil, 1984, p. 47. De même, dans « De l’œuvre au texte », Barthes défend l’idée
selon laquelle le texte « n’est pas coexistence de sens, mais passage, traversée » (ibid.,
p. 73).
Introduction 9
apposer ses couleurs, selon la magnifique description de son travail donnée par
les Goncourt15. Mais l’observation des surfaces traversées d’images par Diderot
et Baudelaire n’est pas celle qui procède d’un œil extérieur, qui jugerait l’œuvre
à l’aune de critères artistiques préalables. C’est au contraire à partir d’une dé-
possession de soi qui permet l’abandon total – et la perte de soi totale – dans
l’image que les salonniers abordent la peinture, au point où la perception se
dissout dans les lignes des couleurs pour épouser les formes, suivre le trajet
du pinceau et enfin générer une pensée intime de l’œuvre16. La traversée de la
peinture est bien ce cheminement dans l’art, d’un œil qui le juge de l’intérieur
et où le voir se mue en toucher et en écoute. C’est le vrai sens de l’intimité de
l’art dont parle Baudelaire : l’image vue de l’intérieur, comme si elle était enten-
due. Cette écoute intérieure de l’image est dans le cas de Diderot littéralement
mise en œuvre par la tendance qu’il a à traverser le cadre et à converser avec
les figures des tableaux, et bien souvent c’est derrière le cadre ou la toile qu’il
se retrouve, comme l’artiste lui-même se trouve en amont de la création devant
une toile vierge qui est à imaginer librement.
En prenant cette place derrière la toile, comme regardant les couches de
couleurs depuis celles du dessous, Diderot et Baudelaire voient avec leur
imagination autant que leur sensibilité. Leur écriture est toujours une recréa-
tion de l’image à partir du détachement de l’œil avec le tableau observé. La
traversée de la peinture est ainsi le déplacement du regard du critique, allant
du visible à l’invisible, par un voyage de l’œil qui voit vers celui qui crée. Si
donc l’émotion est à la source de la critique, la critique à son tour génère une
émotion créatrice. Il est à souligner que c’est précisément en raison de cette
traversée de l’image, expérimentée comme une appropriation personnelle de
l’œuvre qui va jusqu’au détournement subversif de la peinture par la littéra-
ture, que Baudelaire est proche de Diderot, et qu’il est intéressant d’étudier sa
critique picturale à la lumière de celle du philosophe. En effet, à l’opposé de
la critique d’art de Théophile Gautier, de laquelle on pourrait l’estimer plus
proche17 puisque l’un et l’autre se profilent comme des poètes romantiques qui
15 « De quelle touche furieuse, chargée, solide, de quel crayon libre, fouetté, sûr dans les
hasards mêmes, affranchi des hachures dont jusque là il a amorti son tapage ou raccordé
ses ombres, Chardin attaque le papier, l’éraille, y enfonce le pastel ! » (Jules et Edmond de
Goncourt, L’Art du XVIIIe siècle [1881], in : Écrire la peinture. De Diderot à Quignard, Pascal
Dethurens dir., Paris, Éditions Citadelles & Mazenod, 2009, p. 137).
16 Cf. Gita May, Diderot et Baudelaire critiques d’art, Genève, Droz et Paris, Minard, 1957,
p. 60 : « avant d’écrire, [Diderot et Baudelaire] s’étaient si bien assimilé le caractère du
tableau à analyser que celui-ci leur était devenu consubstantiel. »
17 Pour les rapports entre Gautier et Baudelaire, voir : Charles Baudelaire, Théophile
Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix, éd. par Stéphane Guégan, Paris, Olbia,
1998 ; Claude-Marie Senninger, Baudelaire vu par Théophile Gautier, Paris, Klincksieck,
10 Introduction
4 Rompre la ligne
La traversée de la peinture par l’œil empathique qui, doté d’un peu d’ima-
gination, parvient à entrer dans la toile pour en ressentir les effets émotifs
décuplés, est inséparable d’une poétique de l’éclatement, qui apprécie ce qu’on
pourrait appeler l’harmonie disparate de l’œuvre : à la façon dont la lumière
est brisée et renvoyée par les branches et les feuilles dans le spectacle naturel
1986 ; Wolfgang Drost, « De l’esquisse dans la peinture au XIXe siècle : signal de révolte
ou théorie des impuissants ? Autour de Gautier et de Baudelaire », in : Création artis-
tique et (in)achèvement. Journées d’étude les 15 et 16 mai 2014 à la Maison de la Recherche,
Lille 3, organisées par Jessica Wilker et Barbara Bohac, art. en ligne sur Alithila (Analyses
littéraires et histoire de la langue) : http://alithila.recherche.univ-lille3.fr/wp-content/
uploads/2015/06/04_Drost_v2.pdf. De manière générale, Gautier et Baudelaire partagent
le même engouement pour Delacroix, toutefois leur rapport est celui d’un Ancien contre
un Moderne, au sens où le maître défendait l’idée d’un « beau idéal » pur et sculptural,
tandis que Baudelaire « fut un des premiers à remettre en question le principe du contour
correct et élégant qu’affectionnaient les néo-classiques et qu’il considérait en 1846 comme
un obstacle à l’effet de l’œuvre d’art. » (Wolfgang Drost, « Le point de vue du spectateur :
Delacroix et Legros vus par Baudelaire », in : Points de vue. Pour Philippe Junod, dir. par
Danielle Chaperon et Philippe Kaenel, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 282)
18 Cf. Wolfgang Drost, « Gautier critique d’art en 1859 », in : Théophile Gautier, Exposition
de 1859, éd. par Wolfgang Drost et Ulrike Henninges, Heidelberg, Carl Winter
Universitätsverlag, 1992, p. 463 : Théophile Gautier « pratique l’Einfühlung, l’empathie et
appartient par là au romantisme. Il s’identifie à l’artiste, fait siens les principes sur les-
quels repose l’acte individuel de la création artistique et essaie de saisir les intentions de
l’auteur. Ses estimations tiennent compte des moyens et du vouloir artistique du créateur
et rendent justice à l’artiste individuel. » C’est où se situe, à en croire Marie-Hélène Girard,
le « tort » de Gautier aux yeux de la postérité, « de n’avoir eu d’autre doctrine, en matière
de critique d’art, que cette ‘religion du beau’ où Baudelaire reconnaissait sa plus grande
qualité. » (« Présentation », in : Théophile Gautier, Critique d’art, op. cit., p. 29) Marie-
Hélène Girard rejoint par là l’avis de W. Drost : « […] on ne trouve guère chez [Gautier]
qu’un généreux éclectisme, qui se préoccupe des intentions de l’artiste, autant que du
résultat et qui essaie de juger aussi libéralement tout ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas.
Au rebours de la critique baudelairienne résolument partisane, partiale et passionnée,
l’‘empathie’ de Gautier, pour reprendre la formule de Wolfgang Drost, s’efforce de rendre
justice à tous ceux qu’il croit sincèrement dévoués à la cause de l’art. » (ibid., p. 29)
Introduction 11
décrit par Diderot, l’image qui appelle l’œil à la traversée est une image qui
arrête le regard, qui le déloge pour ainsi dire par la brisure des lignes. Pour
Diderot comme pour Baudelaire, la beauté ne tient aucunement à la pure
symétrie, associée à l’ennuyeuse monotonie, mais à une appréciation de
courbes arabesques, de lignes inattendues, de fractures dans l’harmonie. Le
disparate est ainsi au cœur de la réflexion sur l’art du philosophe comme du
poète, et l’on ne peut comprendre leur envoûtement pour l’harmonie d’une
œuvre si l’on n’y lit pas leur sensibilité pour l’effet d’une note dissonante qui
dérange l’œil et fasse dévier la pensée.
Pour Diderot, la beauté du disparate s’observe dans la nature, qui est le
modèle de l’art. Il s’étonne devant les courbes inattendues, les couleurs iné-
dites, les formes irrégulières de la nature. Son infinie variété se manifeste
jusque dans le plus infime : « c’est ici comme aux feuilles d’un arbre, pas une
qui soit du même vert »19. L’univers entier tient dans l’infime, quand cet infime
produit l’écho, la démultiplication de l’un en la variété puissante du multiple.
De même, il suffit d’observer la foule et de percevoir dans « cette multitude de
têtes » qu’il n’y en a « pas une dont un des profils ressemble à l’autre profil, pas
une dont un des côtés de la bouche ne diffère sensiblement de l’autre côté »20.
L’un et l’infini tiennent ensemble sur un visage, sur une feuille, sur la « tranche
infiniment petite des objets », parce que la tranche opère comme un tran-
chant, coupant l’un en l’infini. Il suffit donc de regarder la nature, les arbres, les
feuilles, et d’observer cette infinie variété pour admettre que « la ligne idéale »
n’existe pas. Dans la nature, déclare le philosophe, il n’y a qu’« une ligne quel-
conque altérée, déformée, portraitique, individuelle »21.
Entre la ligne droite, géométrique et abstraite, et la ligne pure, idéale et
idéelle, l’œil de Diderot cherche donc les lignes vraies de la nature. La « ligne
altérée, déformée, portraitique, individuelle » est alors la ligne tracée par la
main gauche de l’artiste, la main qui est la moins éduquée, la moins « polie »
ou uniformisée par l’apprentissage, celle donc qui permet l’« indigence sponta-
née du trait », et peut par là « nous induire à la forme jamais vue, à l’expression,
19
Essais sur la peinture, p. 497 (chap. V, « Paragraphe sur la composition »).
20
Salon de 1767, p. 523 (introduction au Salon).
21
Ibid., p. 522. Diderot manifeste ici son « anti-académisme », en se prononçant contre un
Beau Idéal tel que les Académiciens le concevaient, selon des proportions géométriques
réglementées. Comme le soulignait Else Marie Bukdahl, pour Diderot « le modèle idéal
n’est pas une conception transcendante […] mais bien une réalité psychologique qui
ne saurait être confondue avec une réalité idéale et objective telle que la philosophie
de Platon en fournit des exemples » (Diderot critique d’art, Copenhague, Rosenkilde et
Bagger, t. I, 1980, p. 482).
12 Introduction
22 Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 229 et 228. Le philo-
sophe rapporte à ce propos les mots que Paul Klee adressait à ses élèves : « Exercez votre
main, et au mieux les deux mains, car la main gauche écrit différemment de la droite,
elle est moins habile et de ce fait parfois plus maniable. La main droite court avec plus
de naturel, la main gauche écrit plutôt des hiéroglyphes. L’écriture n’est pas netteté, mais
expression » (cité p. 228, avec la précision que « Klee dessinait de la main gauche, écrivait
de la droite »).
23 Comme le souligne Herbert Dieckmann, Diderot « aimait sentir ou percevoir dans
l’œuvre l’effort et l’acte créateurs, la présence du génie dans sa forte individualité et son
originalité » (Cinq Leçons sur Diderot, Genève, Droz et Paris, Minard, 1959, p. 111). Aussi
peut-on observer avec Florence Boulerie que dans ses Salons, Diderot fait passer le mot
« faire » d’un emploi abstrait à un sens qui renvoie au geste concret de l’artiste et à son
travail (« Diderot et le vocabulaire technique de l’art : des premiers Salons aux Essais sur
la peinture », Diderot Studies, éd. Thierry Belleguic, Genève, Droz, 2007, t. XXX, p. 89-111).
24 Dans L’Art philosophique, un texte auquel Baudelaire aura travaillé une dizaine d’années
entre 1857 et 1863 sans jamais l’achever, la profonde conviction du poète est exprimée
ainsi : « Qu’est-ce que l’art pur suivant la conception moderne ? C’est créer une magie
suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste
lui-même. » (L’Art philosophique, p. 258) Cette affirmation correspond peut-être le mieux
à l’idée du « tempérament » de l’artiste dont l’œuvre doit être l’effet.
25 Baudelaire, Exposition universelle [1855], p. 256-257.
26 « Peintres et aqua-fortistes » (Le Boulevard, 14 septembre 1862), p. 401.
27 « [L]e développement du romantisme en Europe au XIXe siècle transforme l’artiste en
un être exceptionnel, qualifié de créateur au même titre que Dieu. […] À l’image de
Introduction 13
source chez Diderot, dans l’appréciation inédite qu’il manifeste pour la ligne
rompue dans l’art, celle-là même qui ouvre, au-delà du visible, au « figural »
de l’art28.
« Voulez-vous que je vous dise une idée vraie ? », demande Diderot. « C’est
que [l]es visages réguliers, nobles et grands font aussi mal dans une composi-
tion historique qu’un bel et grand arbre, bien droit, bien arrondi, dont le tronc
s’élève sans fléchir, dont l’écorce n’offre ni rides, ni crevasses, ni gerçures, et dont
les branches s’étendant également en tout sens forment une vaste cime régu-
lière dans un paysage. Cela est trop monotone, trop symétrique. »29 Diderot
s’attaque ici à la théorie de l’art comme forme régulière, telle que Crousaz
notamment l’exprime dans son Traité du beau30. Pour Diderot, il faut que tout
artiste s’attache à peindre son sujet en privilégiant la courbe, la brisure, la
masse d’ombres qui occulte un pan de lumière. « La peinture est tellement en-
nemie de la symétrie » que tout « artifice » sera bon pour rompre sa monotonie,
explicitera encore Diderot dans ses Pensées détachées, spécialement « par
l’ombre de quelque corps ou par l’incidence oblique de la lumière. »31 C’est donc
bien toujours une obliquité, une ligne traversante et traversée que Diderot appré-
cie dans l’art. Particulièrement la lumière par ses rayons obliques semble apte à
créer cet effet de rupture, par le fait qu’elle éclaire toutes les parties du tableau,
Prométhée qui, dans la Théogonie d’Hésiode, crée les hommes à partir d’une motte d’ar-
gile, le poète apparaît comme un Dieu. » (Fabienne Brugère et Julia Peker, Philosophie
de l’art, Paris, PUF, « Licence Philo », 2010, p. 10-11) L’idée se prépare déjà en amont du
XIXe siècle, et certainement chez Diderot, qui « place le modèle idéal dans le for intérieur
de l’artiste », comme l’a montré W. Drost dans « Le regard intérieur », loc. cit., p. 71.
28 Nous reprenons ici les termes de J.-F. Lyotard dans Discours, figure (op. cit.), où il oppose
la lisibilité de la lettre au figural de la ligne : « Est lisible ce qui n’arrête pas la course de
l’œil, ce qui donc s’offre immédiatement à la reconnaissance » (p. 216), tandis que le figu-
ral éclot là où la ligne de la lettre arrête l’œil : « moins une ligne est ‘reconnaissable’, plus
elle est à voir, et ainsi elle échappe davantage à l’écriture, et se range du côté du figural »
(p. 217).
29 Salon de 1765, p. 304 (art. Feu Carle Van Loo, n° 5, « Esquisses pour la chapelle de saint
Grégoire »).
30 Cf. dans le chapitre 5 du Traité du beau, Crousaz écrit : « La plupart des arbres, par
exemple, n’étendent pas leurs branches régulièrement. Les montagnes et leurs coteaux
ne paraissent pas agencés avec proportion. Les fontaines sortent de la terre par-ci par-là,
sans former entre elles des figures régulières. Mais il faut se souvenir que dans une infinité
de sujets, dans les chocs des corps, par exemple, dans la force des poids, dans le cours
des eaux, dans la conformation des semences, des feuilles, des fibres et des fleurs, tant
de proportions admirables se trouvent si exactement gardées, que pour nous rendre plus
sensibles au plaisir de les découvrir, il était important de nous faire passer, à tout moment,
de la vue de l’irrégularité à la considération du régulier ; la beauté s’en aperçoit mieux. »
(éd. par Francine Markovits, Paris, Fayard, 1985, p. 82)
31 Pensées détachées, p. 1031 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
14 Introduction
5 Traverser la peinture
Le tableau est traversé de lignes, elles-mêmes traversées, brisées par des phéno-
mènes d’échos et d’ombres. Cette traversée est aussi celle de l’œil du critique :
car l’espace de l’interprétation, « l’espace ouvert du sens » se définit comme
traversée, comme passage, comme « venue sensible du sens »39. Si l’avènement
du sens est une traversée, elle implique un détachement et une appropria-
tion, comme un voyage qui nous fait passer d’un endroit à l’autre, et qui im-
plique donc séparation et nouveauté. Dans ce voyage, ce passage vers le sens,
l’image forme une surface réfléchissante pour la pensée, qui la recompose en
se détachant d’elle. Comme l’affirme Jean-Luc Nancy, le distinct « est toujours
32 Baudelaire, XCIX, « Je n’ai pas oublié … » (poème sans titre des Tableaux parisiens), in :
Les Fleurs du mal, éd. par Jacques Dupont, Paris, GF-Flammarion, 2012, p. 143, nous
soulignons.
33 L’Art philosophique, p. 260.
34 Jean Starobinski, La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989,
p. 83.
35 Salon de 1846, art. VII « De l’idéal et du modèle », p. 115.
36 La cassure métrique que pratique Baudelaire dans sa poésie, et que Mallarmé nommera
« brisure des grands rythmes » (dans « Crise de vers », in : La Revue blanche, 1895, cité par
Sylvie Thorel, Le Nadir de la grâce. Essai sur la figure et la défiguration, Paris, Champion,
2012, p. 159) répond ainsi à sa définition de la beauté « dégradée » dans le Salon de 1846 et
dans Le Peintre de la vie moderne (cf. infra).
37 Cf. l’analyse des poèmes « Le Cygne », « À une passante » et « Les petites vieilles » de
Baudelaire par Sylvie Thorel (Le Nadir de la grâce, op. cit., p. 157-158).
38 Baudelaire, CXXI, « La mort des amants », in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 179, v. 10-11 :
« Nous échangerons un éclair unique, // Comme un long sanglot … »
39 Denis Guénoun, L’Exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, Paris,
Circé/Poche, 1998, p. 35.
Introduction 15
et les change ; traversés par elle, les textes la transforment. »45 Or, la recréa-
tion du tableau par le travail du critique implique une réflexion émotive :
car si le critique ne peut décrire l’image et son harmonie d’ensemble qu’en
l’abordant à partir de son effet, c’est bien de ce ressenti qu’il s’agit de rendre
compte. D’où les termes musicaux fréquemment employés par le philosophe
et le poète pour parler de l’image : de son, harmonie, des effets d’échos, d’éven-
tuelles dissonances ou discordances46. La synesthésie de Baudelaire est entiè-
rement musicale47. Et c’est où la traversée de l’image peinte reçoit son sens le
plus profond : dans l’appréciation d’un invisible écho dont les couleurs sont
traversées, que le jeu du clair-obscur, les contours flous, le moment choisi par
le peintre concourent à mettre en place et où l’on voit l’imperceptible note
dissonante, « bizarre », qui traverse l’ensemble et la sauve. On remarque ainsi
dans les écrits de Diderot l’appréciation d’une discordance qui, au siècle sui-
vant, deviendra la mesure des œuvres, comme le note Sylvie Thorel48. En ce
sens, Diderot est véritablement un « initiateur », selon le mot de Jean Seznec49,
« qui devant un tableau parle non seulement de discordance, mais d’échos, de
tapage, et de silence ». Quitte à forger un langage discordant du tableau, qui
rompt avec l’image pour produire sa propre sonorité.
C’est la thèse que nous nous proposons d’examiner dans le présent livre : celle
de la sonorité propre du langage de Diderot et de Baudelaire devant la pein-
ture, comme une expérience de sa traversée, comme si sous leur plume les
images pouvaient éclater en mots. La structure de ce livre est simple : les deux
chapitres consacrés au philosophe puis au poète livrent chacun dans une pre-
mière section une présentation générale de leur critique d’art, en retraçant les
idées essentielles des salonniers tout en les situant dans le contexte historique
45 Louis Marin, « L’être de l’image et son efficace », in : Des Pouvoirs de l’image. Gloses, Paris,
Seuil, 1993, p. 9.
46 Philippe Junod note que « Dans le chapitre sur la couleur du Salon de 1846, Baudelaire
accumule en moins de cinq pages ces emprunts au lexique musical, parlant de chant,
vibration, ton (5 occurrences), symphonie (2), mélodie (7), hymne, harmonie (3),
contrepoint (2), accord, gamme, musique et sons (2), sans compter une comparaison
avec le timbre du hautbois » (Contrepoints. Dialogues entre musique et peinture, Genève,
Contrechamps, 2006, p. 21). Mais on observe déjà un vocabulaire musical dans les Salons
de Diderot, et on lit dans les Fragments de l’Athenaeum que Diderot « met en musique
bien des tableaux » (in : Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire.
Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 122).
47 Sur la musicalité comme paradigme général des arts, voir Verónica Estay Stange, Sens et
musicalité. Les voix secrètes du symbolisme, Paris, Garnier, 2014, où elle montre comment
le romantisme a contribué de manière importante à l’élaboration d’une « poétique musi-
cale » des arts.
48 Sylvie Thorel, Le Nadir de la grâce, op. cit., p. 149.
49 Jean Seznec, Sur l’Art et les artistes, Paris, Hermann, 1967, p. 24-25.
Introduction 17
6 Envoi
sa pensée, à tel point que leurs écrits sont devenus inséparables de ceux du
philosophe, et qu’il nous semble que c’est Diderot lui-même qui nous permet
de faire leur connaissance. De la même façon, Baudelaire nous présente à Jean
Prévost, Marcel Ruff, Jean Ziegler, Claude Pichois, Georges Poulet, Wolfgang
Drost.
Cet essai leur rend hommage, avec la complicité du philosophe, et l’élan du
poète.
CHAPITRE 1
Entre 1759 et 1781, Diderot produit neuf Salons, d’ampleur variée1, qu’il livre à
la Correspondance littéraire de son ami Frédéric Melchior Grimm. Cette revue
manuscrite était adressée à des personnalités princières européennes pour les
informer de la vie culturelle à Paris, et les Salons bisannuels du Louvre2 for-
maient un événement majeur dont il fallait rendre compte pour permettre aux
nobles destinataires de la gazette de prendre connaissance, et au besoin de
commander, des œuvres aux artistes français en vogue. La diffusion manus-
crite et semi-privée de la revue permettait à celle-ci d’échapper à la censure3,
ce qui donna au philosophe une liberté de ton et d’opinion exceptionnelle : le
seul censeur à braver était l’ami Grimm auquel il s’adressait directement. Il s’en
amuse parfois, comme lorsqu’il écrit dans les Essais sur la peinture : « Personne
que vous, mon ami, ne lira ces papiers, ainsi je puis écrire tout ce qu’il me
1 De 1759 à 1771, Diderot suit le rythme bisannuel des Salons du Louvre, ensuite il n’écrira plus
que deux Salons en 1775 et en 1781. Si les premiers textes de Diderot sont assez courts et
parfois hésitants, il deviendra de plus en plus prolixe tandis que son jugement et ses connais-
sances deviennent plus sûrs et culminent dans l’écriture des Salons de 1765 et de 1767, qui
sont d’une ampleur considérable (le manuscrit de 1767 est trente fois plus long que celui
de 1759 !). Grimm se plaindra du retard de la livraison du texte, dont la rédaction prend
toute l’année 1768, ainsi que de son ampleur, et il n’en fera paraître que des extraits dans la
Correspondance littéraire.
2 La première exposition officielle des œuvres des artistes de l’Académie Royale de Peinture et
de Sculpture eut lieu dans une petite salle attenante à la salle des séances au Louvre, du 9 au
23 avril 1667. Ensuite, entre 1669 et 1699, plusieurs autres expositions sont organisées à inter-
valles irréguliers. Elles ont lieu dans la Grande Galerie du Louvre à partir de 1699. Après une
période d’interruption entre 1704 et 1725, l’événement reprend à un rythme annuel. C’est à
partir de 1725 que l’événement est organisé dans son lieu définitif, le Salon Carré du Louvre –
d’où le terme de Salons pour désigner les expositions de l’Académie. Elles deviennent bisan-
nuelles à partir de 1748, jusqu’en 1795. Cf. Jean Seznec, « Introduction », in : Diderot, Salons.
Volume I : 1759 – 1761 – 1763, Oxford, Clarendon Press, 1957, p. 1-2 et L. Versini, introduction aux
Salons, op. cit., p. 174.
3 Diderot n’oublie pas son séjour en prison à Vincennes en 1749 suite à la publication de la
Lettre sur les aveugles, et il est encore en pleine lutte avec la censure pour l’entreprise ency-
clopédique au moment où il commence ses Salons. En outre, les artistes ont un statut véné-
rable qui demande aux critiques d’art de ménager leur discours. La diffusion semi-privée des
Salons de Diderot dans la Correspondance littéraire lui permet ainsi d’éviter également leurs
éventuelles rancœurs.
par la pratique massive du genre auquel s’adonnent les plus grands écrivains,
l’activité s’est développée sous l’influence manifeste des écrits de Diderot.
À quoi tient le succès des Salons de Diderot, qui n’écrivait pas pour un large
public ni pour gagner la célébrité ? Et pourquoi le genre de la critique d’art se
développe-t-il au cours du XVIIIe siècle ?
Des considérations historiques et sociologiques répondent en partie
à ces questions : de l’ouverture des portes du Louvre au grand public dès le
XVIIe siècle à la montée de la classe bourgeoise au XVIIIe, qui permit un
développement économique du marché de l’art – que la critique d’art contri-
bue d’ailleurs à façonner. Le genre bénéficie en outre aussi de l’essor du jour-
nalisme, qui ménage progressivement une place importante à l’actualité
artistique dans son discours. Mais c’est aux facteurs d’ordre esthétique que
nous nous intéresserons ici. Car il ne suffit pas d’observer les éléments de redé-
finition de la société et de la sphère culturelle au XVIIIe siècle pour répondre
à la question de l’importance des Salons de Diderot, et de la façon dont il a pu
influencer les grands critiques du siècle suivant. La vraie question que cachent
les préoccupations socio-historiques est bien celle-ci : pourquoi la critique
d’art, qui se définit comme la rencontre du mot et de l’image en tant que pra-
tique descriptive, se développe-t-elle précisément dans un temps où les meil-
leurs penseurs éprouvent l’impossibilité de cette rencontre entre le verbal et
le pictural ? En effet, la mimèsis qui formait le soubassement d’une pensée
unitaire des arts comme imitant chacun la nature avec leurs moyens propres,
conformément au principe de l’ut pictura poesis, est de plus en plus remise en
question au moment où Diderot écrit ses Salons8, et le philosophe lui-même,
bien que concevant l’art comme une imitation, montre dans ses écrits à quel
point le principe devient inadéquat pour écrire sur la peinture.
Bien des pensées, bien des intuitions de Diderot en matière de peinture sont
en accord avec nos propres convictions aujourd’hui, à tel point qu’en lisant
Diderot on ne peut que se sentir, aujourd’hui encore, contemporain de sa pen-
sée. En ce sens, Diderot est un théoricien de l’art moderne auxquels nombre
Pavy-Guilbert, du temps de Diderot certains extraits des Salons « sont divulgués par le biais
de lectures publiques organisées par Grimm » de sorte qu’ils jouissent déjà d’une audience
semi-publique (L’Image et la langue. Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, Paris,
Classiques Garnier, 2014, p. 37).
8 Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe -XVIIIe siècles,
trad. par Maurice Brock, Paris, Macula, 1991 ; Jacques Chouillet, L’Esthétique des Lumières,
Paris, PUF, 1974 ; Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la Raison classique
à l’imagination créatrice. 1680-1814, Paris, Albin Michel, Bibliothèque de « L’Évolution de
l’Humanité », 1994 ; Nathalie Kremer, Vraisemblance et représentation au XVIIIe siècle, Paris,
Champion, 2011.
22 CHAPITRE 1
d’autres critiques que ceux du XIXe siècle sont redevables. « Par cette chaleur
d’âme, par cette envergure d’esprit, par ces libres écarts, Diderot se dépassait
lui-même ; il devançait aussi son temps », affirme Jean Seznec9. Afin de com-
prendre comment Diderot donne une forme inédite à l’écriture sur l’art, il
est intéressant de commencer par relever les caractéristiques essentielles du
genre auquel il donne naissance. Pour cela, nous pouvons examiner un de ses
premiers comptes rendus qui consiste en une brève description d’un tableau
de Boucher, intitulé fort à propos Une Nativité. Voici ce qu’en écrit Diderot :
Avant que de passer à la sculpture ; il ne faut pas que j’oublie une pe-
tite Nativité de Boucher. J’avoue que le coloris en est faux ; qu’elle a trop
d’éclat ; que l’enfant est couleur de rose ; qu’il n’y a rien de si ridicule qu’un
lit galant en baldaquin dans un sujet pareil ; mais la Vierge est si belle, si
amoureuse et si touchante ; il est impossible d’imaginer rien de plus fin,
ni de plus espiègle que ce petit saint Jean couché sur le dos, qui tient un
épi. Il me prend toujours envie d’imaginer une flèche à la place de cet
épi ; et puis des têtes d’anges plus animées, plus gaies, plus vivantes ; le
nouveau-né le plus joli. Je ne serais pas fâché d’avoir ce tableau. Toutes
les fois que vous viendriez chez moi, vous en direz du mal, mais vous le
regarderiez10.
12 Comme l’a souligné René Démoris, la critique diderotienne des chairs de Boucher est
déjà amorcée par La Font de Saint-Yenne qui remarquait qu’elles « ne sont point celles
de la nature étant presque toutes couleur de rose et violettes » (La Font de Saint-Yenne,
Sentiments sur quelques ouvrages de peinture, s. l., 1754, p. 34, cité par René Démoris, « L’art
et la manière : Diderot face à Boucher », in : Les Salons de Diderot : théorie et écriture, éd.
par Pierre Frantz et Élisabeth Lavezzi, Paris, PUPPS, 2007, p. 129).
13 Le Salon est trop fréquenté pour permettre la rédaction sur place devant les tableaux.
Cf. cette remarque qu’il lâche à propos de la difficulté d’écrire même des brouillons au
Louvre : « j’écris à la hâte, j’écris au milieu d’un troupeau d’importuns, ils me troublent,
ils m’empêchent de voir et de sentir ; ils s’impatientent et moi aussi. » (Salon de 1767,
p. 783) Précisons que Diderot n’a pas conservé ses brouillons et fiches de travail, l’heure
n’étant pas encore au fétichisme du manuscrit littéraire comme le souligne Michel Delon
(« Préface » à son édition de Diderot, Salons, textes choisis par M. Delon, Paris, Gallimard,
« Folio Classique », 2008, p. 18).
14 D’autres exemples de cette inexactitude ont pu être relevés dans l’ensemble des Salons,
mais ils contribuent à montrer que les descriptions de Diderot sont toujours, comme
inévitablement, traversées par son imagination aussi.
24 CHAPITRE 1
1 L’émotion de la peinture
15 Jean Starobinski, « Diderot dans l’espace des peintres », in : Denis Diderot, Écrits sur l’art
et les artistes, textes réunis et présentés par Jean Seznec, Paris, Hermann, 2007, p. 221. Cet
article avait paru pour la première fois dans le catalogue de l’exposition Diderot et l’art de
Boucher à David, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1984.
Récrire la peinture 25
16 La Font de Saint-Yenne, Réflexions, in : Œuvre critique, éd. par Étienne Jollet, Paris, ENSBA,
2001, p. 45-46. Les Réflexions de La Font de Saint-Yenne (1747) sont un « premier salon
qui se permet de critiquer négativement les tableaux en dehors de l’échange privé ; cet
ouvrage inaugure la critique d’art au sens plein du terme : il rapporte publiquement (il est
publié) les opinions sur les œuvres qu’est supposé se faire un public qui ne pratique pas la
peinture », explique Élisabeth Lavezzi (Diderot et la littérature d’art, Orléans, Paradigme,
2007, p. 8).
17 L’affirmation du droit universel de jugement est en effet prudemment limitée par La Font
de Saint-Yenne qui précise ne rapporter que « les jugements des connaisseurs judicieux,
éclairés par des principes, et encore plus par cette lumière naturelle que l’on appelle
sentiment, parce qu’elle fait sentir au premier coup d’œil la dissonance ou l’harmonie
d’un ouvrage, et c’est ce sentiment qui est la base du goût, j’entends de ce goût ferme et
invariable du vrai beau, qui ne s’acquiert presque jamais, dès qu’il n’est pas le don d’une
heureuse naissance. » (Réflexions, op. cit.)
18 L’avènement de la critique d’art implique donc une redéfinition du public : l’art n’est plus
seulement l’apanage de nobles ou de connaisseurs, mais accède aux rangs sociaux et éco-
nomiques moins élevés qui évaluent différemment les œuvres. Diderot est très favorable à
cette ouverture des portes de l’art au grand public : « la censure publique est une des plus
puissantes [barrières] » à la « décadence des arts » (Salon de 1767, p. 518-519, introduction
au Salon de 1767).
19 Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture [1719], éd. par
Dominique Désirat, Paris, École Nationale des Beaux-Arts, 2015, II, section 22, p. 425 :
26 CHAPITRE 1
« Que le public juge bien des poèmes et des tableaux en général. Du sentiment que nous
avons pour connaître le mérite de ces ouvrages ».
20 Voir entre autres A. Becq, Genèse de l’esthétique française moderne, op. cit. ; J. Chouillet,
L’Esthétique des Lumières, op. cit. ; Philip Stewart, L’Invention du sentiment : roman et écono-
mie affective au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010. Notons que J. Lichtenstein
perçoit déjà dans la théorie coloriste de Roger de Piles des critères esthétiques qui privilé-
gient le point de vue du spectateur (La Tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture
et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2003, p. 17-18).
21 « C’est ce sixième sens qui est en nous sans que nous voyions ses organes. C’est la portion
de nous-mêmes qui juge sur l’impression qu’elle ressent, et qui, pour me servir des termes
de Platon, prononce sans consulter la règle et le compas. C’est enfin ce qu’on appelle com-
munément le sentiment. » (Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, op. cit.,
II, 22, p. 426)
22 « J’en demande pardon à Aristote ; mais c’est une critique vicieuse que de déduire des
règles exclusives des ouvrages les plus parfaits, comme si les moyens de plaire n’étaient
pas infinis », écrit Diderot dans ses Pensées détachées (p. 1014, article « Du goût »). Dans le
traité de l’abbé Du Bos, l’exemple le plus clair est certainement le jugement favorable émis
sur le Cid (cf. les sections I, 34 et II, 32), là où l’Académie avait établi la prééminence des
règles lors de la querelle en 1637.
23 Cf. par exemple la description suivante d’une peinture de Deshays exposée en 1763,
La Chasteté de Joseph, en des termes très proches de celle de la Nativité : « Si l’on me donne
un tableau à choisir au Salon, voilà le mien ; cherchez le vôtre. Vous en trouverez de plus
savants, de plus parfaits peut-être ; pour un plus séduisant, je vous en défie. Vous me direz
peut-être que la tête de la femme n’est pas d’une grande correction ; que celle de Joseph
n’est pas assez jeune ; que ce tapis rouge qui couvre ce bout de toilette est dur ; que cette
draperie jaune sur laquelle la femme a une de ses mains appuyée, est crue, imite l’écorce,
et blesse vos yeux délicats ? Je me moque de toutes vos observations, et je m’en tiens à
mon choix. » (Salon de 1763, p. 258, « La chasteté de Joseph » de Lagrenée).
Récrire la peinture 27
24 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. dir. par Ferdinand Alquié, Paris,
Gallimard, « Folio Essais », 1989, p. 139. Cf. l’étude de Karlheinz Stierle, « Diderots Begriff
des ‘Interessanten’ », in : Diderot und die Aufklärung, éd. par Herbert Dieckmann, Munich,
Fink, 1980, p. 65-85.
25 « […] je ne comprends point le bas peuple dans le public capable de prononcer sur les
poèmes ou sur les tableaux, comme de décider à quel degré ils sont excellents. Le mot de
public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumières, soit par la lecture,
soit par le commerce du monde. » (Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture,
op. cit., II, 22, p. 426)
28 CHAPITRE 1
31 Jean Starobinski, « Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 228. En effet, le drame
bourgeois – cette nouvelle forme dramatique que Diderot développe comme genre
intermédiaire entre la tragédie et la comédie – vise à émouvoir profondément le public
en permettant à celui-ci de reconnaître sur la scène les éléments de sa propre condition
humaine.
32 Virgile, Énéide, I, 462, trad. Jacques Perret : « Les larmes coulent au spectacle du monde,
et le destin des mortels touche les cœurs ».
33 Essais sur la peinture, p. 501 (chap. V : « Paragraphe sur la composition où j’espère que j’en
parlerai »). Les italiques sont de Diderot.
30 CHAPITRE 1
s’abandonnent à toute la fougue de leur imagination ; et j’aime mieux cette ivresse, que le
raide, le pesant et l’empesé. » (Ibid., chap. XXI : « De la pantomime », p. 1336)
38 Gérard de Lairesse (1640-1711) était un portraitiste et peintre d’histoire surnommé
« le Poussin hollandais ». Devenu aveugle, il dicta un ouvrage sur la peinture et le dessin
(Le grand Livre des peintres, 1707).
39 Pensées détachées, p. 1034. Comme l’indique L. Versini, Diderot s’inspire ici d’un passage
des Réflexions sur la peinture de Hagedorn. L’exemple qui suit est intéressant à plus d’un
titre. Diderot écrit, en réminiscence à la description qu’il livra du tableau Suzanne et les
vieillards de Carle Van Loo en 1767 : « Lorsque Suzanne s’expose nue à mes regards, en
opposant aux regards des vieillards tous les voiles qui l’enveloppaient, Suzanne est
chaste et le peintre aussi ; ni l’un ni l’autre ne me savaient là. » Diderot se présente donc
comme un voyeur, dédoublant ainsi dans la situation réelle la situation fictive des vieil-
lards voyeurs de la jeune fille. Ce dispositif de l’emboîtement des regards, qui permet à
la scénographie fictive de s’ancrer sur une scénographie réelle, est propre au dispositif
dramaturgique de Diderot, qui procède d’une façon similaire pour mettre en place Le Fils
naturel, mais qui est aussi le dispositif de fonctionnement du libertinage, inséparable du
voyeurisme.
40 Cf. Stéphane Lojkine, L’Œil révolté. Les Salons de Diderot, Paris, Jacqueline Chambon,
2007, chap. III.
41 Salon de 1765, p. 381. Toutes les citations qui suivent sont tirées de cette page.
32 CHAPITRE 1
Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signi-
fie cet air rêveur et mélancolique ? Quoi, pour un oiseau ! […] Çà, petite,
ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi vrai, est-la mort de cet oiseau qui vous
retire si fortement et si tristement en vous-même ?…
42 Cf. l’analyse de Jacqueline Lichtenstein dans La Tache aveugle, op. cit., p. 76 sq. : « Le condi-
tionnel implique en effet une mise à distance qui maintient l’objet vu à sa place et le
spectateur dans sa position ; garantie d’une distinction entre l’image et le réel, il témoigne
d’un sujet non dupe qui sait que l’illusion dont il parle n’existe pas, qu’elle n’est elle-même
qu’une fiction à laquelle il fait semblant à croire. » Voir infra, I.3, « L’impuissance du
langage ».
43 Rappelons que Gérard Genette définit la métalepse dans Nouveau Discours du récit
comme une « transgression délibérée du seuil d’enchâssement […] : lorsqu’un auteur (ou
son lecteur) s’introduit dans l’action fictive de son récit ou lorsqu’un personnage de cette
fiction vient s’immiscer dans l’existence extradiégétique de l’auteur ou du lecteur » (Paris,
Seuil, 1983, p. 58).
44 Cf. Pedro Pardo Jiménez, « Pour une approche fonctionnelle de la métalepse. Diderot
avant Jacques », Poétique 170 : 2 (2012), p. 163-176.
45 Voir l’analyse d’Élise Pavy-Guilbert : « L’invisible – la perte de la virginité – et l’indicible –
l’emprise du désir – travaillent ici le visible et le dicible. » (L’Image et la langue, op. cit.,
p. 215)
Récrire la peinture 33
46 Les toiles de Greuze peuvent être qualifiées de discursives, parce qu’elles se prêtent à
la narration d’une histoire. Sur l’opposition entre le pictural discursif ou figural au
XVIIIe siècle, voir le chap. 1 de Norman Bryson, Word and Image – French Painting of The
Ancien Regime, Cambridge University Press, 1981.
47 Cf. Élise Pavy-Guilbert, L’Image et la langue, op. cit., p. 190 sq. : « Voir les images, c’est
d’abord pour le salonnier feuilleter les séquences d’une histoire qu’il invente, puis ra-
conte. L’image elle-même propose souvent un sens de lecture, déroule le fil d’Ariane
d’une histoire, offre une trame narrative suggérée par le peintre ou le sculpteur. » Pour la
dimension narrative des tableaux de Greuze, cf. aussi Élisabeth Lavezzi, La Scène de genre
dans les Salons, Paris, Hermann, « Savoirs lettres », 2009, chap. « Un genre innommé » et
« Greuze ».
48 Les versions achevées de ces deux tableaux, datés de 1777 (Le Fils ingrat) et 1778 (Le Fils
puni) sont au Louvre.
34 CHAPITRE 1
Comme un romancier qui fait vivre et parler ses personnages, Diderot donne à
entendre au lecteur les émois intérieurs des personnages en utilisant le mode
de l’omniscience aussi bien que le discours direct pour rapprocher le lecteur
le plus possible de la scène. Mais si c’est bien son imagination qui lui dicte les
mots prononcés par les personnages et les sensations qu’ils éprouvent (« ses
genoux se dérobent sous elle »), ces sentiments intérieurs dérivent de l’ex-
pressivité de leurs gestes dans laquelle s’inscrit littéralement l’histoire de leur
drame. Conformément à ses convictions philosophiques matérialistes, Diderot
conçoit le corps et particulièrement le visage comme le lieu d’expression phy-
sique des passions, l’anatomie reflétant les effets des émotions intérieures50.
« L’homme entre en colère, il est attentif, il est curieux, il aime, il hait, il mé-
prise, il dédaigne, il admire ; et chacun des mouvements de son âme vient se
peindre sur son visage en caractères clairs, évidents, auxquels nous ne nous
méprenons jamais », écrit le philosophe dans ses Essais sur la peinture51. Les
gestes sont ainsi pour le philosophe des signes naturels, antérieurs au langage
articulé, qui permettent à celui qui les regarde de comprendre (« entendre »
dans le sens étymologique courant au XVIIIe siècle) leur signification52. Ainsi,
devant les deux tableaux de Greuze, Diderot entend les cris muets des per-
sonnages (« et sa bouche entrouverte crie … ») et le sens de leurs gestes qui
« disent » tout le drame intérieur de la scène (« elle se tait, mais ses bras tendus
vers le cadavre lui disent … »). Le compte rendu de Diderot se présente de cette
façon comme une recomposition de l’histoire des personnages du tableau, à
partir d’une écoute empathique de la scène et du décryptage de leurs gestes53.
Au fil de ses Salons, Diderot relate le roman d’une « même famille »54
dont Greuze peint les grands événements (fiançailles de la plus jeune dans
L’Accordée de village, mort du Paralytique – qui était un bon Père lisant la
Bible à ses enfants – au moment où le Fils ingrat revient trop tard dans Le Fils
puni …), introduisant une temporalité entre les tableaux qu’il relie ensemble
pour donner à lire le nouveau mythe de la famille bourgeoise ou paysanne
vertueuse55. Greuze est donc bien le peintre de Diderot, tant pour l’expressivité
narrative que pour la valeur morale de ses tableaux. Et pourtant … il s’avère
que le romancier ne raconte pas jusqu’au bout les histoires des tableaux. En
effet, en explorant les fils invisibles des histoires du peintre, Diderot bute sur
une série d’éléments incompatibles avec la morale laïque dont il a voulu éri-
ger Greuze en exemple. Comme l’a montré Daniel Arasse56, dans L’Accordée
de village (le premier tableau de la série familiale), certains détails troublent
l’innocence de la scène exposée, comme la main de la fiancée relevant un pan
de sa robe et produisant ainsi un « triangle rougeoyant » dans le tissu – détail
qui n’aurait pas dû échapper à un Diderot habile à déchiffrer la symbolique
des oiseaux morts ou des cruches cassées qui accompagnent les jeunes filles
déflorées de Greuze.
Mais le salonnier se tait, comme interrompant sa description de la prota-
goniste qui est « jolie, vraiment, et très jolie », au point de susciter presque
le désir érotique du spectateur alors même qu’elle est sur le point de se ma-
rier. D. Arasse affirme que le hiatus dans « la description de Diderot tient sim-
plement à ce que le contenu de ce détail ‘hiéroglyphique’ doit rester latent à
moins de ruiner la ‘douce émotion’ de cette peinture morale »57. C’est donc
sur la fragilité de la morale que butte le roman exemplaire de Diderot, notam-
ment quand il remarque (à deux reprises dans le compte rendu) que la sœur
aînée de l’accordée « crève de douleur et de jalousie »58 ou, à propos du Portrait
de Madame Greuze, où la figure semble éprouver « un paroxysme [de plaisir]
plus doux à éprouver qu’honnête à peindre » dans les caresses de ses enfants,
comme il ressort de « [c]ette bouche entrouverte, ces yeux nageants, cette
attitude renversée, ce cou gonflé … » qui « font baisser les yeux et rougir toutes
les honnêtes femmes dans cet endroit » … La description de la tête de cette
mère peinte correspond parfaitement à celle d’une autre mère, la Supérieure
du couvent dans lequel est emprisonnée « la religieuse » de Diderot, et qui as-
siste sans comprendre aux symptômes évidents du plaisir sexuel de la Mère
minutieusement décrits par le romancier59.
Mais ici, devant l’esquisse de Greuze, notre romancier refuse la fiction
libertine. « Il faut voir les détails de ce cou gonflé, et n’en point parler »60,
écrit Diderot, marquant par ces mots le refus explicite de s’aventurer davan-
tage dans les chemins immoraux que suggère le pinceau de Greuze, et qui le
feraient tomber du piédestal moral que le philosophe lui construit. De même,
le diptyque de 1767 véhicule une morale ambiguë en représentant un fils puni,
mais confiné dans un péché éternel par la mort du père qui lui ôte l’espoir
du pardon paternel61. Ainsi, comme l’observe Élise Pavy en compilant d’autres
65 C’est en effet en la même année 1765 que Diderot se sent tout à coup au seuil de la
vieillesse : « À propos, mon ami, de ces cheveux gris, j’en ai vu ce matin ma tête toute
argentée, et je me suis écrié comme Sophocle lorsque Socrate lui demandait comment
allaient les amours : A domino agresti et furioso profugi ; j’échappe au maître sauvage et
furieux », écrit-il dans le Salon de 1765 (p. 346), à propos de l’art de Chardin qui plaît aux
vieillards ou à « ceux qui sont nés vieux. » René Démoris a montré comment, dans les
comptes rendus de Chardin, s’opère le basculement entre le « vrai » de la peinture de
Chardin et le « vrai » de la situation du philosophe devenu vieux et confronté à la mort
(« Diderot et Chardin : la voie du silence », in : Diderot, les beaux-arts et la musique. Actes
du colloque international tenu à Aix-en-Provence les 14-15-16 décembre 1984, éd. C.A.E.R.
XVIII (Centre aixois d’études et de recherches sur le XVIIIe siècle), Publ. de l’Université
Récrire la peinture 39
dans une situation intenable de par le fait qu’il ne peut qu’endosser un rôle de
consolateur incompatible avec son désir d’être l’amant de la jeune fille. C’est
ainsi que Diderot se tait devant la fuite d’Eros dont il prend à peine conscience,
mais qui forme un creux ou repli dans les mots à travers l’aveu subit qu’il pro-
fère, rompant l’illusion du fantasme au moment même où celui-ci le pousse
dans le rôle d’un personnage qui n’est pas celui qu’il désire remplir.
C’est ce dont la métalepse est révélatrice : en tant que procédé de création de
l’illusion permettant à Diderot-spectateur d’entrer dans le monde du tableau et
d’y donner libre cours à ses fantasmes, elle est en même temps et toujours une
figure de la rupture, de la transgression, qui est ressentie par celui qui franchit
le seuil aussi bien que par celui qui observe ou lit l’événement métaleptique.
Source de trouble ou de confusion, la métalepse ne peut que renvoyer à une
impossibilité logique : celle de converser avec une figure peinte, celle d’être
l’amant d’une jeune fille « de quinze à seize ans » quand on a un demi siècle
d’âge. C’est pourquoi la rupture se fait aussi au niveau du discours : lorsqu’il
s’interrompt, parce que les mots se brisent sur une image rêvée impossible.
René Démoris a observé la même impossibilité du langage de dire en toutes
lettres les replis du sens dans les comptes rendus des tableaux de Chardin :
L’autre en tant que je me reconnais en lui sans le connaître : c’est une des
possibles définitions de l’inconscient. Que le destin d’Eros se joue plus
parmi les fruits, poissons et légumes de Chardin que dans les libertinages
de Boucher et les grivoiseries de Greuze, c’est un des paradoxes et l’une
des zones obscures du siècle des Lumières, essentielle pourtant pour sai-
sir le surgissement d’un art moderne. C’est bien cela que désigne indirec-
tement le texte de Diderot, à travers la rhétorique, l’ornement, le creux,
le silence, autrement dit à travers son éventuelle défaillance comme cri-
tique, à travers l’aveu d’une impuissance de l’écriture. Tout cela n’était
guère possible sans braver parfois le bon sens, et parfois aussi le sens tout
court …69
2 Récritures
70 « Diderot décrit les tableaux de mémoire, après les avoir vus au Salon, pour des lecteurs
qui ne les voient pas. Il lui faut donc recréer un objet absent par des mots, inventer un
langage qui fasse voir, c’est-à-dire qui permette au lecteur de son texte de voir à son tour,
en imagination, le tableau dont il lit la description » (Jacqueline Lichtenstein, La Peinture,
Paris, Larousse, « Textes essentiels », 1995, p. 44) Il s’agit, résume Jacques Chouillet dans
une formule souvent citée, « de recréer un objet absent, en le douant de toutes les vertus
de la présence et en reproduisant chez le lecteur des impressions ressenties par le specta-
teur – en un mot : être le tableau. » (« Du langage pictural au langage littéraire », loc. cit.,
p. 41).
71 Salon de 1763, p. 237 (introduction au Salon). Vertumne est le dieu romain qui se mani-
feste dans la mutabilité de la nature (des eaux, des saisons …). Diderot ferait ici allusion à
Voltaire, mais ses Salons prouvent qu’il incarne parfaitement lui-même ce Vertumne dont
les qualités sont proches, aussi, du « Neveu de Rameau » (le livre éponyme étant d’ailleurs
placé explicitement sous une dédicace à Vertumne).
42 CHAPITRE 1
C’est bien avec une remarquable variété de style et de tons que Diderot par-
vient à rendre compte de cette « infinité d’enthousiasmes différents » exposés
au Louvre. Le salonnier ne dresse pas un catalogue des œuvres, il les médite,
les explore de l’intérieur, devient artiste et créateur pour penser et repenser
l’ensemble et les détails dans le désir constant d’« être le tableau » – et de les
être tous à chaque fois. C’est par l’entremise de son enthousiasme, cette force
de l’âme qui l’élève au-dessus d’elle-même72, cet état où l’on s’oublie soi-même
pour devenir le « germe de toutes les grandes choses », que Diderot se profile
comme une personnalité polymorphe qui parvient à se « transporter au milieu
des objets qu[’il a] à représenter »73, et à traiter de cette infinité de tableaux
et de styles différents avec une non moins infinie inventivité et dextérité de
plume74.
On peut comprendre en ce sens le terme d’extravagant proposé par
M.-H. Chabut75 pour caractériser le génie de Diderot. L’idée d’errance conte-
nue dans la notion d’extravagance, comme ce qui dévie, erre, s’écarte d’un
chemin tracé ou d’une norme standard, est en effet essentielle pour qualifier
le fonctionnement de l’écriture des Salons autant que l’esprit philosophique de
Diderot76. La « Promenade de Vernet » l’illustre parfaitement. Elle consiste en
72 Annie Becq, « Matérialisme et esthétique : remarques sur l’enthousiasme selon Diderot »,
in : Être matérialiste à l’âge des Lumières. Hommages offerts à Roland Desné, éd. par Béatrice
Fink et Gerhardt Stenger, Paris, PUF, 1999, p. 55. Dans l’Encyclopédie, Cahusac avait défini
l’enthousiasme comme « une émotion vive de l’âme à l’aspect d’un tableau neuf et bien
ordonné qui la frappe, et que la raison lui présente » (art. « Enthousiasme », Encyclopédie,
ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd. par Denis Diderot et Jean
le Rond d’Alembert, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1755, t. V, p. 720, éd. par
Robert Morrissey and Glenn Roe, University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project,
Spring 2016 Edition, URL : http://encyclopedie.uchicago.edu/)
73 Diderot, « Éclectisme », in : Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou
dictionnaire raisonné des sciences, des ars et des métiers, Paris, Briasson, David, Le Breton,
Durand, 1755, t. V, p. 276. Cité par A. Becq, « Matérialisme et esthétique », loc. cit., p. 57.
74 D’où le titre choisi par Jean Starobinski pour qualifier la pensée de Diderot, comme Un
Diable de ramage (Paris, Gallimard, 2012).
75 Marie-Hélène Chabut, Denis Diderot : extravagance et génialité, Amsterdam/Atlanta,
Rodopi, « Faux Titre », 1998.
76 Ibid., p. 14 : « Dans son sens étymologique », note M.-H. Chabut, « le verbe extravaguer sug-
gère [à] la fois un chemin, une voie personnelle comparable au ‘modèle idéal’ du Salon,
et une sortie hors de, un jeu avec et autour de cette voie-ligne déjà inventée/écrite. »
C’est aussi de cette façon que Jean Seznec caractérise l’écriture des Salons de Diderot :
« L’élan, le souffle emportent tout ; comment ‘conserver la tête froide’ au contact de cet
enthousiasme, et de cette chaleur d’âme ? […] ce qu’il ressent et ce qu’il communique,
c’est justement ce frémissement et ce transport, inconnus aux critiques dogmatiques ou
platement raisonnables ; car ‘il vaut encore mieux’, s’écrie-t-il, ‘être extravagant que froid’.
[…] Plutôt extravagant que froid : c’est aussi la devise d’un critique pour qui la régularité
Récrire la peinture 43
une description feinte d’une promenade dans la nature, que Diderot imagine
faire en compagnie d’un abbé et de deux enfants dont celui-ci est l’instituteur.
La description des paysages merveilleux qu’ils parcourent s’avère par la suite
être celle de la nature peinte par Vernet. Avec Diderot, l’extravagance n’est
jamais qu’une déviation feinte, et le faux détour s’avère un chemin de véri-
té essentielle. En ce sens, il écrit dans son traité sur le théâtre que « [l]e
poète, le romancier, le comédien vont au cœur d’une manière détournée, et
en frappant d’autant plus sûrement et plus fortement l’âme, qu’elle s’étend
et s’offre d’elle-même au coup. »77
Dès l’incipit de la « Promenade », le caractère déviant de la description
comme ce qui déborde (extra-vague) du sujet est mis en place : « Vernet. J’avais
écrit le nom de cet artiste au haut de ma page, et j’allais vous entretenir de ses
ouvrages, lorsque je suis parti pour une campagne voisine de la mer et renom-
mée par la beauté de ses sites. »78 Au bout de plusieurs pages de cette fiction
artistement conduite, le détour spatial et digressif s’avère une déambulation
au cœur même du sujet, dans les tableaux mêmes de Vernet qui étaient dé-
crits sous le couvert de la description de sites naturels véritables. Or, au beau
milieu de la description enthousiaste de ces sites soi-disant naturels qu’il par-
court, Diderot est interrompu par les mots suivants de son accompagnateur
fictif : « Est-ce que vous extravaguez ? », et Diderot de répondre : « Non, pas
tout à fait. »79 Si l’extravagant est associé au déraisonnable, au bizarre, en ce
qu’il est apparenté à l’excentricité, à tout ce qui dévie, le génie de Diderot lors-
qu’il recrée les toiles des maîtres semble volontiers se doter d’une telle forme
d’excentricité pour en dire l’inconcevable grandeur. Le philosophe, autrement
dit, emprunte volontiers les « chemins de traverse » pour nous conduire au
cœur des choses. Aussi, l’ambiguïté de la réponse que fait Diderot à l’abbé fic-
tif qui l’accompagne dans sa promenade à l’intérieur des tableaux de Vernet
montre qu’il retrouve une forme de sérieux dans l’égarement, ou ce qui serait
n’est qu’un mérite inférieur. […] L’extravagance est le privilège de celui qui a gardé la force
et la flamme primitives ; elle est l’indice d’une inspiration ardente, comme ‘le sublime’ est
l’expression suprême d’une grande passion. » (Jean Seznec, « Introduction », in : Diderot,
Salons. Volume I, op. cit., p. 24-25 – les italiques sont de J. Seznec)
77
De la poésie dramatique, p. 1283.
78
Salon de 1767, p. 594 (début de la « Promenade de Vernet »).
79
Ibid., p. 600 (Vernet, deuxième site). Ces exemples sont cités par M.-H. Chabut, op. cit.,
p. 15-16. On observe avec M.-H. Chabut à la fois un emploi positif du terme « extravagant »
chez Diderot, comme ici, et un emploi quelquefois péjoratif, dans le sens de « ce qui sort
des bornes de la raison », conformément à l’acception courante du terme dans les poé-
tiques du classicisme, qui condamnaient ainsi les « égarements » des œuvres qui ne res-
taient pas « dans les bornes du vraisemblable » (cf. René Rapin, Réflexions sur la Poétique
d’Aristote, et sur les ouvrages des Poètes anciens et modernes, Paris, Muguet, 1674, p. 23).
44 CHAPITRE 1
80 Pour une analyse approfondie du texte, cf. Jacques Chouillet, « La promenade Vernet »,
Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 2 (1987), p. 123-163.
81 Salon de 1767, p. 625-626 (« Promenade de Vernet », Sixième site).
Récrire la peinture 45
ailleurs qu’au Louvre entre les toiles de Vernet, mais il y a bel et bien un retour
d’illusion, qui est paradoxal : en effet, la feintise de la promenade produit un
effet d’absorbement total (qui lui-même est double, car la fiction d’un Diderot
entré – absorbé – dans la nature peinte de la toile est aussi une métaphore de
l’état d’illusion dans lequel il se trouve, quand il s’imagine faire une promenade
dans la nature), à tel point que Diderot « oublie » qu’il faisait une fiction (« un
conte »).
Illusion de l’illusion donc, qu’une inadvertance seule vient rompre. Mais
c’est, comprend l’ami Grimm, pour « rompre l’ennui et la monotonie des des-
criptions » que Diderot a produit cette feintise. Dire l’émotion n’en susciterait
donc aucune auprès du lecteur, qu’il faut surprendre, en l’approchant comme
par derrière, par surprise, pour qu’il se retourne, qu’il soit pris au dépourvu,
et s’aperçoive lui-même du mérite de l’artifice. De la même façon, l’illusion
a été rompue par un mot lâché malgré soi – « l’artiste » – qui en prenant au
dépourvu le mystificateur a dévoilé la supercherie de la promenade. Il faut
donc interrompre le détour pour faire jaillir la vérité, l’interruption ayant
valeur de révélation.
L’écriture des Salons s’avère ainsi structurée par la rupture, à tel point
que Michel Delon a pu caractériser l’œuvre de « discours éclaté »82. Le terme
peut s’entendre en plusieurs sens à la fois. En premier lieu, il correspond à la
structure même du discours du philosophe, qui est marqué par une disconti-
nuité de pensées, clairement revendiquée dès le début des Salons : « Voici,
mon ami, les idées qui m’ont passé par la tête à la vue des tableaux qu’on a
exposés cette année au Salon. Je les jette sur le papier sans me soucier ni de
les trier ni de les écrire. »83 Ce désordre du discours est conforme, en second
lieu, au refus constant de Diderot de construire un « système » – une « méta-
physique » –, parce que selon lui les constructions théoriques sont toujours
éloignées de la réalité sensible des choses84. La forme théorique la plus fidèle
à l’esprit diderotien est bien celle de l’écriture de « pensées détachées », donc
82 Diderot, Salons, textes choisis par Michel Delon, Paris, Gallimard, « Folio Classique »,
2008, p. 17.
83 Salon de 1761, p. 201 (incipit).
84 Cf. le développement dans le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, où le système en-
cyclopédique comme un ordre, un agencement du savoir est présenté comme une façon
de faire progresser la vérité des sciences, alors que tout système philosophique ou méta-
physique est un ensemble d’« hypothèses vagues et arbitraires », voire de « conjectures
frivoles qu’on honore du nom de systèmes » : « S’il est quelquefois nécessaire pour nous
mettre dans le chemin de la vérité, il est presque toujours incapable de nous conduire par
lui-même. » (Diderot et d’Alembert, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des
arts et des métiers, articles choisis, t. I, éd. Alain Pons, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 155 et
p. 89 pour la première citation)
46 CHAPITRE 1
non systématisées85. Gita May remarque avec Paul Vernière qu’à mesure que
Diderot vieillit, il tend de plus en plus « à faire éclater les formes tradition-
nelles afin de pouvoir donner libre cours à sa fantaisie, à son allure spontanée
et primesautière, à son goût des associations et des digressions. »86 Or, à côté
de cet éclatement du discours exprimant une pensée fragmentaire, G. May
observe que Diderot emploie fréquemment les procédés du dialogue et de la
maxime pour formuler son idée de manière succincte : « Dialogue et maxime
relèvent de deux techniques différentes mais complémentaires. Le dialogue
met une idée en mouvement, la maxime la fixe en une formule. »87 C’est donc
jusque dans l’écriture elle-même que Diderot se profile comme une instance
écrivante éclatée, qui refuse l’unification des idées. Le Salon de 1775 consiste
ainsi entièrement en un dialogue au Louvre entre Diderot et Saint-Quentin,
un élève de Boucher et premier prix de peinture en 1762. En outre, le salonnier
ne se prive pas d’apostropher directement les peintres, son lecteur – Grimm
ou Sophie Volland – ou encore les personnages mêmes des tableaux88. Ou en-
core, ce sont des propos des visiteurs du Louvre qu’il recueille, comme lorsqu’il
rapporte ce dialogue imaginaire dans le Salon de 1769 entre deux spectateurs
à l’avis opposé à propos d’une Caravane de Boucher, et qu’il conclut : « ces in-
terlocuteurs ont raison tous les deux. »89 Le discours éclaté est pour Diderot
la seule façon juste possible de formuler un jugement sur la peinture, face à la
difficulté de l’exercice, mais aussi la meilleure façon d’éclairer la richesse mul-
tiple et profonde des images.
85 Les Pensées détachées sur la peinture sont le dernier essai sur la théorie de l’art écrit par
Diderot en 1776, inspiré de sa lecture des Réflexions sur la peinture de Christian Ludwig
von Hagedorn. Cf. Gita May, « Esthétique et écriture fragmentaire », in : Diderot, Salons
IV : Héros et martyrs, op. cit., p. 367-370. Au fragmentaire du titre explicitement revendi-
qué par Diderot dans cet essai correspondent les sous-titres des différents chapitres des
Essais sur la peinture : « Mes pensées bizarres sur le dessin », « Mes petites idées sur la
couleur », « Tout ce que j’ai compris de ma vie sur le clair-obscur », etc.
86 Gita May, « Esthétique et écriture fragmentaire », loc. cit., p. 369.
87 Ibid., p. 370.
88 « L’apostrophe à Grimm, le dialogue avec Grimm restent des éléments constitutifs du
style », souligne Jacques Chouillet (« Du langage pictural au langage littéraire », loc. cit.,
p. 42), qui remarque aussi que le plus souvent, Diderot apostrophe les peintres dont il ne
pense pas beaucoup de bien, comme ici à l’égard de Fragonard : « Monsieur Fragonard,
cela est diablement fade. Belle omelette, bien douillette, bien jaune et point brûlée. »
(Salon de 1767, p. 756, art. 137 : « Tableau » de Fragonard)
89 Salon de 1769, p. 828 (art. Boucher).
Récrire la peinture 47
90 Louis Marin, « Le descripteur fantaisiste », in : Des Pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil,
1993, p. 72-96.
91 Else Marie Bukdahl, Diderot critique d’art I, op. cit., p. 302-318. « … [L]a surabondance de
détails que comportent les descriptions ‘scientifiques’ ne saurait aider le lecteur à rece-
voir la chose décrite comme un tout, à plus forte raison si ledit lecteur doit reconstituer
par la pensée des scènes riches en figures et en mouvements ou remarquables par l’émo-
tion qu’elles inspirent, par l’atmosphère dont elles sont imprégnées. D’ordinaire, Diderot
se méfie de la méthode de description ‘scientifique’ lorsqu’il doit rendre compte d’œuvres
qui – comme celles de Casanova – réunissent en un même drame actions et passions,
ou qui – telles les Ruines d’Hubert Robert – sont porteuses de connotations intellec-
tuelles et émotionnelles. […] C’est alors que la méthode ‘poétique’ prend le relais. […]
Mais lors de la recréation de l’entité picturale, […] le cours des événements suggérés par
les peintures ainsi que les scènes de la nature et de la société […] sont transposés en des
fragments de roman, de nouvelle, de drame ou de tout autre genre littéraire. […] [L]es
descriptions ‘poétiques’ permettent de susciter la collaboration du lecteur aussi bien sur
le plan de la sensibilité que sur celui de l’intellect. » (p. 305-306)
48 CHAPITRE 1
92 Salon de 1767, p. 538-551 (« Saint-Denis prêchant la foi en France »). Sauf mention
contraire, les citations qui suivent sont tirées de ce compte rendu.
93 Michel Delon, Préface à Diderot, Salons, textes choisis et éd. par M. Delon, op. cit., p. 20.
94 Salon de 1767, p. 677 (art. « Le Prince »).
95 Pensées détachées, p. 1033 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
96 Salon de 1767, p. 628 (art. Vernet, « 7e tableau »).
Récrire la peinture 49
Pour moi qui ne retiens d’une composition musicale qu’un beau passage,
qu’un trait de chant ou d’harmonie qui m’a fait frissonner ; d’un ouvrage
de littérature qu’une belle idée, grande, noble, profonde, tendre, fine,
délicate ou fort et sublime, selon le genre et le sujet ; d’un orateur qu’un
beau mouvement ; d’un historien qu’un fait que je ne réciterai pas sans
que mes yeux s’humectent et que ma voix s’entrecoupe ; et qui oublie
tout le reste, parce que je cherche moins des exemples à éviter que des
modèles à suivre, parce que je jouis plus d’une belle ligne que je ne suis
dégoûté par deux mauvaises pages ; que je ne lis que pour m’amuser ou
m’instruire ; que je rapporte tout à la perfection de mon cœur et de mon
esprit, et que soit que je parle, réfléchisse, lise, écrive ou agisse, mon but
unique est de devenir meilleur ; je pardonne à Le Prince tout son bar-
bouillage jaune dont je n’ai plus d’idée, en faveur de la belle tête de ce
Musicien champêtre. Je jure qu’elle s’est fixée pour jamais dans mon ima-
gination à côté de celle de L’Amitié de Falconet99.
97
Ibid., p. 688-689. Cf. aussi dans le Salon de 1781, p. 973 (n° 19, Mars vaincu par Minerve de
Doyen) : « C’est un mauvais tableau où il y a de très beaux détails » ; « Cette toile décou-
pée d’une certaine manière, disait quelqu’un, on en prendrait volontiers les lambeaux
pour l’ouvrage de nos plus grands maîtres. » Et dans le même Salon de 1781, à propos d’un
tableau de feu Étienne Aubry (1745-1781) dont toutes les parties sont critiquées, il note
néanmoins son appréciation du tout pour l’effet d’ensemble (p. 986, n° 134) – ce qui révèle
encore que pour Diderot, les parties sont détachables du tout.
98
Salon de 1767, p. 690.
99
Ibid., p. 683. L’œuvre de Falconet est commentée par Diderot dans le Salon de 1765 (n° 198,
p. 451-452).
50 CHAPITRE 1
Combien d’autres passages ne peut-on pas relever dans les Salons où Diderot,
dans son jugement d’un tableau, propose de le sauver en le morcelant ? Que le
tout soit jugé en fonction des parties détachables ressort évidemment de la cri-
tique récurrente selon laquelle telle ou telle figure est mal « collée », placée »,
« emmanchée » etc. Il va jusqu’à encourager les peintres à couper des figures
par le cadre du tableau, parce que ce procédé lui permet de les démultiplier
de façon imaginaire, comme il le suggère à Hallé pour sa peinture de Trajan :
« Pourquoi n’avoir pas désigné la présence d’une armée par une foule de têtes
pressées du côté de l’empereur ? Quelques-unes de ces figures coupées par la
bordure m’en auraient fait imaginer au-delà tant que j’en aurais voulu. »100
Cette tendance de l’œil critique à morceler l’image prouve non seulement
la liberté de regard que s’arroge le salonnier, mais aussi sa conception moderne
de l’œuvre comme intrinsèquement inachevée – et donc achevable par le
récepteur. Les mauvais tableaux sont ceux qui sont trop encombrés, trop
« finis » par l’artiste. Sur ce point, Baudelaire lui sera très proche, comme
nous le verrons ; les deux salonniers en effet écrivent leurs textes dans une
approche qui relève d’une « continuité créative » des œuvres101. Or dans ce tra-
vail de morcellement des œuvres, qui est propre à la démarche analytique, les
découpes mentales des tableaux s’avèrent conditionnées par une logique de
comparaison. Ainsi, le tableau de Vien souffre du voisinage d’une autre grande
toile exposée, le Miracle des Ardents de Doyen, que l’œil du spectateur ne peut
s’empêcher de comparer avec la réalisation de Vien102. En effet, comme en est
très conscient Diderot, l’impression que font les œuvres peut différer selon le
moment ou même le lieu où il les perçoit. À cet égard, il mentionne quelque-
fois le désir de pouvoir contempler les tableaux en dehors du Salon où ils sont
« entassés » les uns à côté des autres, de façon à pouvoir admirer une toile sans
que le regard soit affecté par le contraste avec d’autres œuvres. Il écrit ainsi à
l’occasion d’un tableau de Hubert Robert :
100 Salon de 1765, ibid., p. 317. Cf. aussi : « Il faut bien de l’art pour faire couper avec grâce une
figure par la bordure. Cette figure ne sort jamais ; elle rentre toujours dans le lieu de la
scène. » (Pensées détachées, p. 1033, art. « De la composition, et du choix des sujets »)
101 Cf. infra, chapitre III, La continuité créative.
102 Les deux œuvres étaient destinées à l’Église Saint-Roch à Paris, et leur exposition conjointe
au Salon du Louvre a fait beaucoup de bruit dans le public de 1767. Daniel Arasse a livré
une analyse contrastive des deux tableaux, qui ont la même structure géométrique mais
qui s’opposent du point de vue de leur réalisation. Comme le résume Élise Pavy, « Vien est
le symbole du peintre de la méthode, de la technique, de l’harmonie, de l’immobilité, du
silence, de la raison, du beau. Doyen, au contraire, est maître de l’idéal, de la poésie, du
désordre, du mouvement, de la force, de l’imagination, du ‘jet sublime’. Vien contre Doyen,
c’est donc le beau contre le sublime, en une dissociation toute burkienne » (L’Image et la
langue, op. cit., p. 249).
Récrire la peinture 51
103 Salon de 1767, p. 696 (art. Robert, « Tableaux »). La Tête de Pompée présentée à César était
un tableau de Lagrenée, exposé dans le même Salon de 1767.
104 Ibid., p. 543, nous soulignons. Le papillotage est un effet de la peinture qui consiste à
fragmenter l’attention du spectateur, dans un clignotement de l’œil qui produit une
oscillation constante entre illusion et conscience de l’art (cf. Marian Hobson, The Object of
Art. The Theory of Illusion in Eighteenth-Century France, Cambridge, Cambridge UP, 1982,
p. 50-55).
105 Salon de 1775, p. 966.
106 Roger de Piles, Cours de peinture par principes, op. cit., p. 152.
52 CHAPITRE 1
« [s]e laissant conduire par leur enchaînement ». Diderot recherche ici la ligne
de liaison entre les éléments de l’œuvre, celle qui assure l’harmonie de l’en-
semble. « Une composition bien ordonnée n’aura jamais qu’une seule vraie,
unique, ligne de liaison ; et cette ligne conduira et celui qui la regarde et celui
qui tente de la décrire », affirme-t-il en 1767107. Et pourtant, il y a plus d’un
itinéraire à suivre pour l’œil qui contemple le tableau. « Et quand la ligne
ondoyante serait la ligne de beauté du corps humain, entre mille lignes qui
ondoient laquelle faut-il préférer ? »108, profère-t-il dans ses Pensées détachées
en polémiquant avec Hogarth. Car le tableau est un fourmillement de lignes
traversant les couleurs, et l’œil découpe les parties en choisissant une ligne
parmi cent autres. Le philosophe « inaugure [ici] le procès contre le beau
naturel en rapportant la ligne idéale aux lignes multiples », affirme à juste titre
Anne-Élisabeth Sejten109.
L’énumération suppose donc en premier lieu un découpage du tableau
en ses différentes parties, dont l’ordre est d’abord un choix de l’œil qui tente
de retrouver l’enchaînement naturel pour restituer l’ensemble – mais c’est
toujours un choix. D’ailleurs, n’y a-t-il pas deux démarches de description
possibles, celle partant des bords et celle du centre, de sorte que plus d’un
itinéraire d’exploration de l’image peut être suivi ? Le partage de la toile en par-
ties découpées fait éclater celle-ci en multiples trajectoires possibles, et celles
que Diderot choisit ne sont jamais rectilignes.
107 Salon de 1767, p. 656 (art. Doyen, 67, « Le Miracle des ardents »).
108 Pensées détachées, p. 1053 (art. « De la beauté »). Comme en souvenir de cette phrase
de Diderot, Baudelaire dira à plusieurs reprises que « la ligne, qui a ses masses et ses
généralités, se subdivise en une foule de lignes particulières, dont chacune est un
caractère du modèle » (Salon de 1846, p. 115, chap. VIII, « De l’idéal et du modèle »).
109 Anne Elisabeth Sejten, « Critique d’art et pensée esthétique : questions de lignes »,
Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, n ° 51 : Esthétiques de Diderot. La nature du
beau, 2014, p. 85.
110 Salon de 1763, p. 237 (introduction au Salon).
Récrire la peinture 53
lecteur, malgré quelques procédés habiles que Diderot met en œuvre pour
tenter d’animer les descriptions. Ainsi, il recourt fréquemment à l’impératif
performatif pour instaurer l’hypotypose de la description simple : « pour se
faire une idée de cette foule qui occupe le côté gauche du tableau, imaginez
vue par le dos, accroupie sur les dernières marches, une femme en admiration
les deux bras tendus vers le saint. »111 Maintes fois, le descripteur tente ainsi de
susciter la participation active du lecteur en s’adressant à lui, de manière impé-
rative s’il en faut112, mais aussi en faisant un large usage des déictiques qui per-
mettent d’inclure le lecteur dans l’espace du tableau imaginaire, créant ainsi, à
travers la fiction d’un espace commun entre le lecteur et lui, un lieu virtuel où
l’œuvre peut apparaître mentalement dans l’esprit du lecteur113.
Or, c’est dans cet espace imaginaire que Diderot peut dépasser le travail
de description fidèle pour s’attarder à expliciter l’effet émotif que produit le
tableau. C’est alors l’habileté du pinceau et l’inventivité du peintre qui sont
évaluées à l’aune d’un prisme idéal, où la composition d’ensemble, l’expres-
sion des figures et le style général – le « faire » du peintre – sont considérés en
même temps. Diderot poursuit ainsi son compte rendu du tableau de Vien :
« Reprenons cette composition. L’apôtre est bien posé. […] Le jeune homme
qui est derrière le saint, sur le devant, est bien dessiné, bien peint. » Mais
l’appréciation sans verve ni excès répond aussitôt à l’impression d’ensemble
du tableau qui est certes « bien peint » (« un dessin correct, de beaux pieds,
de belles mains, des draperies bien jetées, des expressions simples et natu-
relles »), mais qui n’a pas l’ardeur de la composition de Doyen que l’on perçoit à
côté. En Vien, en effet, « rien de tourmenté, rien de recherché », au contraire de
l’œuvre de Doyen : la tranquillité sans verve de l’un ressort par le « bouillant et
chaud » du pinceau de l’autre. « Cette composition est vraiment le contraste de
celle de Doyen. Toutes les qualités qui manquent à l’un de ces artistes, l’autre
111 L’impératif « Imaginez … » est en effet très fréquent dans les Salons. Le procédé est même
exploité sur le mode de l’anaphore dans une litanie récriminatrice contre l’insuffisance
des réalisations de Lagrenée, qu’il oblige à « imaginer » des versions plus réussies de son
œuvre. En apostrophant le peintre de cette façon impérative, le salonnier crée en même
temps la vision du tableau idéal dans l’esprit du lecteur (Salon de 1767, p. 556, art. 24).
Baudelaire adoptera le même procédé dans ses Salons : « Supposons un bel espace où tout
verdoie, rougeoie, poudroie et chatoie en pleine liberté … » (Baudelaire, Salon de 1846,
p. 82, art. III, « De la couleur »).
112 Par exemple : « Imaginez sur deux grandes arches cintrées un pont de bois … » (Salon de
1767, p. 698, art. Robert, n° 104).
113 Ce qui sera également mis en œuvre par Baudelaire. Voir infra, chap. II, 3 : « L’image
invisible ».
54 CHAPITRE 1
les a », affirme Diderot114. Ainsi, toute description est immanquablement affec-
tée par le souvenir d’œuvres vues dans le passé, ou par l’effet de comparaison
avec d’autres productions, contemporaines ou passées, qui créent une mesure
dans l’œil du critique. Le salonnier, autrement dit, ne considère pas seulement
ce que le tableau donne à voir, mais aussi ce qui lui manque, ce qui aurait dû
figurer dans le tableau, à partir de son expérience comme de l’étude approfon-
die de l’art. L’examen attentif et contrasté du tableau aboutit ainsi à l’imagina-
tion d’une autre version, jugée plus réussie.
Diderot se profile ici en poète doué de génie par sa capacité visionnaire de
recréer « l’idéal » souvent défaillant des artistes. La distinction entre l’idéal
et le technique, c.-à-d. l’idée ou l’inventivité, et l’exécution ou la pratique,
ordonne les jugements des tableaux par Diderot. Dans son discours comme
dans celui de ses contemporains, cette distinction se superpose à celle entre le
génie, qui possède la vision d’une composition juste, et le talent, qui n’est que
le travail et l’expérience dans la réalisation de l’œuvre. Ce qui importe avant
toute chose, c’est l’idéal, la « grande idée », comme il l’exprime dès son pre-
mier Salon en 1759 : « Ces gens-ci croient qu’il n’y a qu’à arranger des figures.
Ils ne savent pas que le premier point, le point important, c’est de trouver une
grande idée. Qu’il faut se promener, méditer, laisser là les pinceaux et demeu-
rer en repos jusqu’à ce que la grande idée soit trouvée. »115 Les peintres ont
beau avoir l’exécution, le tableau ne fera pas d’effet si l’idéal n’est pas trouvé116.
114 Et plus loin, dans l’article consacré au panneau de Doyen, les mêmes termes en écho :
« Donnez à Vien la verve de Doyen qui lui manque ; donnez à Doyen le faire de Vien
qu’il n’a pas, et vous aurez deux grands artistes. » (Salon de 1767, p. 661) À ce propos, voir
Jacques Chouillet, La Formation des idées esthétiques de Diderot, Paris, A. Colin, 1973,
p. 348-352. Pour la question du « technique » en peinture, voir Élisabeth Lavezzi, « Des
beautés techniques au technique, ou l’artiste et le littérateur dans les Salons de 1761 et
1763 », Méthode ! 13 (2007), p. 225-233 et Stéphane Lojkine, « Le technique contre l’idéal :
la crise de l’ut pictura poesis dans les Salons de Diderot », in : Aux Limites de l’imitation.
L’Ut pictura poesis à l’épreuve de la matière aux XVIIe et XVIIIe siècles, éd. par Ralph
Dekoninck, Agnès Guiderdoni-Bruslé, Nathalie Kremer, Amsterdam et New York, Rodopi,
« Faux titre », 2009, p. 121-140.
115 Salon de 1759, p. 196.
116 Ainsi, l’anti-académisme de Diderot qui s’érige contre le Beau idéal n’implique pas pour
autant un simple « réalisme » : il y a bien un modèle idéal, conceptuel, dans l’esprit de
l’artiste, où prend forme l’idée de composition de l’œuvre, qui détermine la réussite du
tableau et qui prend en compte son exécution. Cf. Wolfgang Drost, « Le regard intérieur :
du modèle idéal chez Diderot », in : Le Regard et l’objet. Diderot critique d’art. Actes du
second colloque des Universités d’Orléans et de Siegen, éd. par Michel Delon et Wolfgang
Drost, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1989, p. 69-90 (p. 71 : « Le modèle
idéal est donc l’expression individuelle d’un ‘homme de génie’ qui cherche ‘la vérité’ »).
Comme l’a montré Stéphane Lojkine, les défauts techniques sont pour Diderot en fin de
compte moins condamnables que ceux qui relèvent de l’idéal : « La qualité, ‘le sublime du
Récrire la peinture 55
technique’, peinent à compenser le défaut rédhibitoire d’idéal, tandis que les imperfec-
tions techniques sont pointées avec indulgence lorsque ‘la partie idéale et de génie’ est au
rendez-vous. Le technique demeure le parent pauvre du couple » (« Le technique contre
l’idéal », loc. cit., p. 128).
117 Pensées détachées, p. 1025 (article « De la composition, et du choix des sujets »).
118 Dans les Pensées détachées, Diderot donne l’exemple de Pyrrhus sacrifiant Polyxène :
« L’artiste antique vous le montrera saisissant la chevelure de sa victime et prêt à la frap-
per ; et il sera chaud. L’instant où il lui enfoncerait son glaive dans la poitrine inspirerait
de l’horreur. » (ibid., p. 1020)
119 Comme l’a souligné J. Chouillet, les idées de Diderot ont évolué au fil des ans et de ses
réflexions, notamment sur cette question cruciale : « Diderot au début de sa carrière de
critique d’art était parti du principe selon lequel le peintre n’a qu’un instant à choisir, qu’il
ne peut en choisir deux à la fois, et que toute sa composition est déterminée par le choix
de cet instant. C’est ce qu’il dit avec force et rigueur dans l’article Composition de l’Ency-
clopédie (1753), répétant les leçons de Shaftesbury, de Jonathan Richardson, de l’abbé Du
Bos. Cependant, dès cette époque, il admet un correctif, car, dit-il, il y a des occasions
‘où la présence d’un instant n’est pas incompatible avec les traces d’un instant du passé’
[…]. Sans exagération, on peut soutenir qu’un des aspects de la mutation effectuée par
Diderot au cours de ses Salons est la lente évolution qui l’a conduit du point de vue de
l’instant unique au point de vue de la durée, du temps aristotélien au temps héraclitéen. »
(« Du langage pictural au langage littéraire », loc. cit., p. 44) On pourrait ajouter à cela qu’il
y a une nette appréciation de la peinture qui se fait en tant qu’elle soit narrativisable,
comme si l’approche picturale était déterminée par une pensée du et dans le langage.
Cf. notamment Pierre Rétat, « Le ‘moment’ dans la critique et l’écriture des Salons », in :
Diderot, les beaux-arts et la musique. Actes du colloque international tenu à Aix-en-Provence
les 14-15-16 décembre 1984, éd. C.A.E.R. XVIII (Centre aixois d’études et de recherches sur le
XVIIIe siècle), Publ. de l’Université de Provence, 1986, p. 1-12.
120 Cf. infra, le chap. III, section « La suggestivité ».
56 CHAPITRE 1
Ainsi, Diderot n’est pas peintre, mais il a le génie qui manque à nombre
d’artistes, et il leur prête volontiers son inventivité pour recréer les œuvres :
« Voilà la scène que j’aurais décrite, si j’avais été poète, et que j’aurais peinte,
si j’avais été artiste. »121 La distinction entre idéal et technique commande
donc une autre distinction, entre poésie et peinture : car pour Diderot le
« faire » n’appartient qu’au peintre là où « l’idée » est « le mérite » du poète,
auquel revient la partie conceptuelle du travail, celle qui conçoit la composi-
tion avant son exécution122 : « Qu’est-ce que le plus beau faire sans idée ? Le
mérite d’un peintre. Qu’est-ce qu’une belle idée, sans le faire ? Le mérite d’un
poète. Ayez d’abord la pensée ; et vous aurez du style après. »123 Comme le
note Jean Starobinski, Diderot se fait le rival des peintres dans ses Salons, par
le fait qu’il peint des tableaux imaginaires bien mieux que ceux que réalisent
les artistes124. En assignant la partie idéale, conceptuelle de l’art à la poésie,
Diderot affirme donc la supériorité de la poésie sur la peinture, à laquelle tient
essentiellement la capacité de l’œuvre à susciter des effets émotifs extrêmes.
Comme nous le verrons, l’idéal de la poésie ne se réduit pas au seul « sujet »
de l’œuvre : désignant une vision poétique de la composition, elle comprend
donc aussi la manière de rendre le sujet sur la toile, en prenant en compte les
possibilités et limites techniques et matérielles de l’œuvre.
La description fidèle, imitative du tableau est donc inséparable de l’essor de
l’imagination du philosophe, qui s’attache à donner à voir au lecteur une image
recréée de la toile. Cette image créée par la description existe alors dans « un
univers de l’entre-deux, où toutes les dimensions de l’imagination peuvent agir,
où ce sont les choses distantes qui paraissent soudain réelles, et où les choses
réelles sont recouvertes, enfouies sous l’écriture », note Arnaud Buchs125. Quel
est alors le véritable tableau décrit ? L’écart entre celui que Diderot fait voir à
son lecteur, et celui que celui-ci pourrait aller voir au Louvre, est irrémédiable.
121 Dès le premier Salon, Diderot prend en effet volontiers le pinceau en main pour corri-
ger les figures, la disposition, le choix du moment, bref, pour repenser entièrement les
tableaux. « Si j’avais eu à peindre la descente de Vénus dans les forges de Lemnos, on
aurait vu les forges en feu sous des masses de roches … », commence-t-il à propos d’une
Assomption de Lagrenée (Salon de 1759, p. 196).
122 L’idéal, qui désigne la conception du tableau, est donc essentiellement une affaire
de « composition », si on définit le travail de composer un tableau comme la façon de
« le penser et l’organiser de manière à rendre les rapports qui le constituent évidents »
(Arthur Cohen, « De la composition selon Diderot », in : Denis Diderot, Écrits sur l’art et
les artistes, éd. par Jean Seznec, op. cit., p. 288).
123 Diderot, Salon de 1767, p. 766.
124 « Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 256.
125 Arnaud Buchs, « Quand le tableau se fait image. Diderot en ses Salons », Poétique 160
(2009), p. 413.
Récrire la peinture 57
La conscience de cet écart fait dire à Diderot en 1767 qu’il ne garantit ni ses
descriptions, ni son jugement. Les défauts de mémoire ne sont pas seuls
en cause : le jugement aussi n’est pas donné comme inébranlable parce que,
justifie le philosophe, il est teinté de sa « franchise » :
Diderot juge moins en fonction d’un standard normatif qu’à partir de l’effet
émotif que produisent les œuvres sur son esprit et sa sensibilité « éduqués »
par l’expérience. La fragilité du jugement de Diderot tient donc à la variabi-
lité de l’impression, et la « franchise » du sentiment sur laquelle elle s’appuie
installe un écart entre l’œuvre-objet observable et l’œuvre-idée mentale qu’il
recrée à l’esprit du lecteur. Pour cela, il faut plus que les mots qui décrivent : il
faut des mots qui sentent, qui ébranlent, voire qui maltraitent les œuvres pour
attiser l’esprit du lecteur. Car il ne faut pas s’y méprendre : si « Diderot a été le
créateur d’une langue nouvelle capable de rapprocher les moyens expressifs de
la peinture et de la littérature et d’opérer le miracle de réduire la distance qui
sépare le tableau exposé de la page blanche de l’écrivain », comme le prétend
Georges May127, c’est dans l’exploration des pouvoirs spécifiques du langage,
expérimenté dans sa radicale différence d’avec les pouvoirs de l’image, qu’il
parvient à donner à voir le tableau idéal dans l’esprit du lecteur.
des tableaux imaginés. Ceux-ci ont été amplement décrits128, et il n’est pas de
notre intention d’en refaire l’étude exhaustive. Nous voudrions ici seulement
suggérer qu’on peut distinguer, dans l’écriture de Diderot, trois formes de rap-
ports entre le texte et le tableau, qui ne sont pas ceux d’une rencontre directe
entre le mot et l’image mais d’une recréation indirecte de l’image dans le mot,
comme autant de traversées de celle-là par celui-ci. En effet, on observe que
le texte peut compléter l’image, la transgresser, ou la refuser. Dans le premier
cas, lorsque la description complète l’image, elle lui ajoute un sens et une por-
tée en l’investissant d’un lisible cohérent : l’image est alors traversée par l’œil
descripteur qui lui confère un sens inédit. Lorsque le texte transgresse l’image,
deuxièmement, la traversée est littérale : elle est une irruption du réel dans
l’imaginaire peint. Dans le dernier cas, lorsque le texte refuse l’image, le salon-
nier se détourne de la toile pour lui substituer un autre tableau, imaginaire.
128 Pour cela, nous nous référons essentiellement à Else M. Bukdahl, Diderot critique d’art I,
op. cit. et à Gita May, Diderot et Baudelaire, op. cit.
129 Rappelons la définition traditionnelle de Fontanier : « L’hypotypose peint les choses
d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et
fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante. »
(Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 390)
130 Jean Catrysse, Diderot et la mystification, Paris, Nizet, 1970, p. 168 ; cf. aussi Jean Starobinski,
« Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 223 : « Le moment se distribue et s’énu-
mère dans la succession narrative. Un roman s’ébauche. »
131 Salon de 1765, p. 382 (art. Greuze).
Récrire la peinture 59
132 On est ici dans la métalepse, voir ci-après : la traversée au sens de transgression de l’image.
133 Salon de 1767, p. 560 (art. Lagrenée, n° 31 « L’Amour rémouleur »).
134 Salon de 1769, p. 827 (art. Boucher).
60 CHAPITRE 1
140 Jean Adhémar, « Baudelaire critique d’art », Revue des Sciences Humaines 89 (janvier-mars
1958), p. 116.
141 Salon de 1763, p. 242 (art. Restout, « L’évanouissement d’Esther »).
142 Quelques lignes seulement sur le tableau de Restout suivront le paragraphe décrivant
celui du Poussin, et précédées de la remarque : « Je fais ici comme Pindare qui chantait
les dieux de la patrie, quand il n’avait rien à dire de son héros. » (ibid.)
143 C’est à propos du Septime Sévère de Greuze, un des seuls tableaux d’histoire de l’artiste et
jugé raté : « Qu’aurait fait un autre ? me direz-vous. Un autre, moi par exemple, … » (Salon
de 1769, p. 865, art. Greuze).
144 Salon de 1765, p. 317 (art. Hallé, n° 15), nous soulignons.
62 CHAPITRE 1
Le Poussin est ici explicitement mentionné, mais lorsqu’on sait que ce qui
plaît à Diderot, c’est la simplicité, le dépouillement, l’épure d’une scène où la
violence de la douleur est toute intérieure, on reconnaît à d’autres occasions
encore cette mesure de la sublime simplicité du peintre à laquelle les produc-
tions de ses contemporains sont confrontés. C’est ainsi que malgré tous les
défauts qu’il recense dans Le Jugement de Midas de Beaufort, il le loue en vertu
de sa noble simplicité : « malgré tous ces défauts, quoique assez chaud de mon
naturel et peu disposé à pardonner le froid à une composition quelconque […],
quoique ce morceau soit proscrit sans restriction, j’avouerai qu’il y en a cent
autres au Salon qu’on regarde, qu’on loue, et que je mets au-dessous. Celui-ci
a je ne sais quoi qui vous rappelle la manière simple, non recherchée, isolée
et tranquille de composer des Anciens, manière où les figures restent comme
le moment les a placées, et ne sont vraiment liées que par la circonstance, le
fait et la sensation commune. »145 Diderot se réfère aussitôt au Laocoon dont il
admire la dignité dans la souffrance146, mais Poussin n’est pas loin, qu’il men-
tionnait au début de ce même compte rendu : « Reprenons cette composition
que je ne méprise pas autant que font beaucoup d’autres qui n’en sentent pas
mieux les défauts que moi. J’y vois d’abord deux scènes placées, pour ainsi dire,
l’une sur l’autre, mais deux scènes liées […]. Ces deux scènes ne se nuisent
point, et servent très naturellement, à la manière du Poussin, à donner à toute
la composition une profondeur […] »147. Toute scène composée à la manière
du Poussin suscite la louange du philosophe, parce qu’elle génère un sublime
qui « s’accorde très bien avec la tranquillité apparente ou réelle et qui est in-
finiment au-dessus du mouvement. »148 Son dédain à l’égard de Boucher tient
en premier lieu à l’ordonnance encombrée de ses tableaux par une « cohue »149
d’accessoires qui « nuisent à l’expression ».
Ainsi le texte de Diderot complète l’image : parce qu’il n’observe pas seu-
lement ce qu’elle offre à voir, mais aussi ce qui lui manque, ses lacunes que
sa connaissance de la tradition picturale, autant que son imagination facile à
échauffer, mettent en relief. Pour le formuler autrement, on voit ici comment
toute peinture est perçue par Diderot non comme une œuvre achevée, mais
comme une œuvre inachevée que d’autres images – perçues, inventées –
peuvent compléter grâce à l’entremise des mots. Ce que Jean Starobinski ap-
pelle la « rêverie productive » de Diderot substitue au tableau réel « un tableau
possible, qui est aussi bien un tableau impossible à peindre », et la peinture
la plus réussie sera « celle qui l’incite à inventer, en écho, d’autres tableaux,
des images qui n’ont pas encore trouvé leur peintre, et que le langage s’ingé-
nie à tracer avec ses ressources propres, à la fois abondantes et pauvres. »150
Est-il besoin de s’étonner que les tableaux de Robert se prêtent le mieux aux
élancements de l’imagination et de la rêverie de Diderot ? Les grandes toiles
représentant les restes de monuments antiques, traversés d’une nature sau-
vage et parfois par quelques figures de promeneurs si menus lorsqu’ils jouxtent
les gigantesques restes de colonnes et d’arcades dont le temps vient lentement
à bout, poussent le philosophe à méditer sur le temps et sur un nouveau
sublime, qui n’est plus celui de la beauté tranquille du Poussin, mais un
sublime moderne, s’opposant au beau et traversé de frissons. « Les idées que
les ruines éveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe,
il n’y a que le monde qui reste, il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux, ce
monde ! Je marche entre deux éternités »151, écrit le philosophe.
Les ruines d’Hubert Robert représentent ainsi littéralement le sublime
du temps qui passe, mais métaphoriquement aussi le pouvoir de la peinture
d’induire le spectateur à continuer, compléter, réinventer l’image qu’il a sous
les yeux. D’où l’attention spéciale de Diderot pour les trous, les ouvertures,
les interstices dans les monuments éboulés, comme dans la Grande galerie
éclairée du fond où, « vers le milieu de sa profondeur la voûte s’est brisée, et
montre au-dessus de sa fracture les débris d’un édifice surimposé. »152 L’œil qui
observe les ruptures des lignes en vient presque à désirer les voir, pour mieux
150 Jean Starobinski, « Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 255.
151 Salon de 1767, p. 701 (art. Robert, n° 106, « Grande galerie éclairée du fond »). Comme
l’a relevé J. Chouillet : « La poétique des ruines n’est qu’une variante de l’esthétique du
sublime. De même que le spectacle d’une mer en furie fait naître en nous le sentiment
d’une disproportion d’une ‘absence de commune mesure’ (l’expression est de Moses
Mendelssohn) dans lequel s’opposent la faiblesse de l’homme et la puissance insurmon-
table de la nature, de même la vue des ruines nous fait frissonner en nous rappelant l’ac-
tion destructrice du temps qui vient à bout des plus grands empires et à laquelle nous ne
pouvons opposer que la fragilité de notre organisation et la vanité de nos espoirs. » (« Du
langage pictural au langage littéraire », loc. cit., p. 50) Pour une étude plus approfondie,
voir Roland Mortier, La Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations, de la
Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, 1974.
152 Salon de 1767, p. 700 (art. Robert, n° 106, « Grande galerie éclairée du fond »). Ailleurs,
c’est « un pont jeté du côté droit au côté gauche de la scène, et coupant en deux toute
64 CHAPITRE 1
155 P. Pardo Jiménez, « Pour une approche fonctionnelle de la métalepse », loc. cit., p. 173.
156 Gérard Genette, Métalepse, Paris, Seuil, 2004, p. 16-17.
157 La parenté entre ces deux figures est soulignée par G. Genette dans Métalepse, ibid. Ce qui
vaudrait alors pour les comptes rendus de Chardin, comme nous l’indiquions ci-dessus.
158 « Les mers se soulèvent ou se tranquillisent toujours à son gré. Le ciel s’obscurcit ; l’éclair
s’allume ; le tonnerre gronde, la tempête s’élève, les vaisseaux s’embrasent, on entend le
66 CHAPITRE 1
bruit des flots, les cris de ceux qui périssent, on voit, on voit tout ce qu’il lui plaît. » (Salon
de 1759, p. 198, art. Vernet)
159 Salon de 1767, p. 627-628, art. « Promenade de Vernet », 7e Tableau.
160 Salon de 1765, p. 367, art. Casanove, n° 94, « Une marche d’armées ».
161 Louis Marin, « Le descripteur fantaisiste », loc. cit.
162 Ibid., p. 80-81.
Récrire la peinture 67
critique en ces termes dans son Salon de 1771 : « C’est une fille vue par le dos
qui tire les rideaux de son lit ; cela est beau, mais qu’est-ce que cela signifie ? Il
fallait l’asseoir et la faire rêver. Pourquoi nue ? Que dit-elle ? Je n’en sais rien, ni
Lagrenée non plus. »163 La jeune fille en mal de sommeil ne « dit » rien, et par
conséquent Diderot ne dit rien non plus. L’œuvre existe ; l’image, la peinture
est perceptible, et pourtant, « rien » ne se passe : le spectateur passe, indiffé-
rent, devant un tableau qui reste invisible à l’œil du promeneur.
Il se peut aussi que les Salons versent dans la digression philosophique,
religieuse ou politique, ou comprennent de simples anecdotes écrites par un
homme qui se lasse. Car, souvent, l’ennui guette : il faut alors se changer les
idées en racontant une histoire, en s’éloignant du sujet par diverses digressions
qui font croire au lecteur que le tableau n’est plus que le prétexte à un autre
texte, bien différent du sujet originel. Ainsi, interrompant le compte rendu
d’un tableau de Le Prince, Diderot écrit : « Je m’ennuie de faire et vous appa-
remment de lire des descriptions de tableaux. Par pitié pour vous et pour moi,
écoutez un conte. »164 Comme dans la « Promenade de Vernet », la digression
interrompt la description mais n’en forme, en fin de compte, qu’un détour ap-
parent. Diderot n’« extravague » jamais « tout à fait », souvenons-nous-en. Les
digressions ont donc toujours une valeur herméneutique, une charge de vérité
qui éclaire, par le détour, le point dont ils feignent de s’écarter. L’image-fiction
(l’anecdote, l’histoire imaginée par Diderot) a une fonction réflexive efficace,
et le texte bien souvent éclaire mieux l’image quand il lui tourne le dos.
On sait que Diderot fut impressionné par sa lecture du Tristram Shandy de
Sterne, qu’il conduisit durant l’été 1765. L’écriture sternienne est caractérisée
par la digression. Sterne le revendique explicitement, notamment en plaçant
en exergue du livre VII une citation de Pline l’Ancien : « Non enim excursus hic
ejus, sed opus ipsum est (Plin. Lib. Quintus Epistola sexta) » : « ceci n’est en fait
pas une digression, mais l’œuvre elle-même »165. Ce roman digressif, écrit selon
un procédé associationiste qui conjugue la digression et l’interruption de façon
à favoriser une incessante discontinuité dans l’écriture, a inspiré Diderot pour
la rédaction de Jacques le fataliste. Plus exactement, ce qui interpelle le philo-
sophe, c’est le pouvoir de révélation de la digression, car le procédé favorise
la variété et la surprise. Ainsi, le Salon de 1767 est littéralement coupé par un
« petit dialogue » inséré entre les comptes rendus de Baudouin et de Le Prince,
évaluant d’autres peintres sans décrire pour autant leurs tableaux : « Mais,
mon ami, à quoi pensez-vous ? il me semble que vous n’êtes pas trop à ce que
vous lisez … Il est vrai ; comme votre Baudouin ne m’intéresse aucunement, je
revenais malgré moi sur Casanove … »166
La conviction de Diderot est bien qu’il faut « rompre la monotonie » d’une
écriture unifiante en pratiquant l’écart. La discontinuité de la pensée touche le
spectateur plus fortement par la rupture de l’attention qu’il provoque. Rompre
l’ennui, rompre l’attente par la surprise, l’étonnement qu’il faut engendrer :
c’est le propre de l’extravagance du génie de Diderot, qui produit ce discours
éclaté comme la façon la plus forte d’émouvoir le lecteur et ainsi de l’amener
à voir ce qui est écrit. En outre, aux yeux de Diderot, ce discours éclaté doit
être produit dans un style pour ainsi dire éclatant, car le texte sera sans intérêt
s’il est trop « uniforme ». Dans son Essai sur les femmes, paru en 1772, Diderot
critique ainsi le style du poète et académicien Antoine-Léonard Thomas qu’il
juge trop froid et ennuyeux :
J’aime Thomas…. Il a beaucoup pensé, mais il n’a pas assez senti ; sa tête
s’est tourmentée, mais son cœur est demeuré tranquille. J’aurais écrit avec
moins d’impartialité et de sagesse, mais je me serais occupé avec plus
d’intérêt et de chaleur du seul être de la nature qui nous rende sentiment
pour sentiment et qui soit heureux du bonheur qu’il nous fait. Cinq ou six
pages de verve répandues dans son ouvrage auraient rompu la continuité
de ses observations délicates, et en auraient fait un ouvrage charmant167.
génère sa propre pensée par les annotations qu’il fait en marge des textes qu’il
lit, et son écriture naît entre, et même dans les lignes de ses lectures, comme s’il
faisait éclater les textes pour en produire de nouveaux à partir des fragments
isolés. Autrement dit, l’écriture de Diderot est une découpe des textes premiers
sur lesquels elle prend fond, comme celle de ses Salons s’attache à décomposer
les tableaux pour refaire à partir des bribes des images nouvelles. Soulignons
à ce propos que cette écriture de la discontinuité est aussi une écriture de
l’oubli : elle nécessite une forme d’amnésie, car Diderot doit oublier des images
premières pour en inventer d’autres « à sa façon ».
obstacle à la vérité », relève Diderot en marge de la Lettre sur l’homme : révélant ainsi les
effets dirimants d’un texte ne varietur. Le philosophe a besoin d’un décalage entre le com-
mentaire et le texte : « La marge devient alors le lieu d’une réflexion sur la multiplicité et
la relativité des vérités philosophiques. » (p. 142)
169 Cette section reprend en partie notre étude « La verve et l’esquisse dans les Salons de
Diderot » publiée dans Diderot et le Temps, éd. par Stéphane Lojkine, Adrien Paschoud
et Barbara Selmeci-Castioni, Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, 2016,
p. 221-231.
170 Évoquant « l’instabilité capricieuse de [la] puissance créatrice » des artistes dans son
article « Des Artistes », paru dans La Silhouette en 1830 (cité dans : Honoré de Balzac, Le
Chef-d’œuvre inconnu, éd. de Marc Eigeldinger et Max Milner, Paris, GF-Flammarion, 2008,
p. 235).
70 CHAPITRE 1
Dans les Salons de Diderot, le terme n’apparaît qu’en cours de route : la pre-
mière occurrence se trouve au beau milieu du Salon de 1765171, et à partir de là
il revient régulièrement sous la plume du philosophe comme s’il lui paraissait
commode. C’est aussi dans le Salon de 1765, dans le célèbre compte-rendu de
l’esquisse « La mère bien-aimée » de Greuze, que Diderot théorise sa pensée
de l’esquisse et où le terme de verve reçoit son plein pouvoir :
Les esquisses ont communément un feu que le tableau n’a pas ; c’est le
moment de chaleur de l’artiste, la verve pure, sans aucun mélange de
l’apprêt que la réflexion met à tout, c’est l’âme du peintre qui se répand
librement sur la toile. La plume du poète, le crayon du dessinateur habile
ont l’air de courir et de se jouer. La pensée rapide caractérise d’un trait172.
171 C’est à l’occasion d’une description d’un tableau de Vien que Diderot emploie le terme
pour la première fois, disant du tableau qu’il est « sans chaleur et sans verve, nulle poésie,
nulle imagination » (Salon de 1765, p. 322). Diderot emploie le mot à nouveau à la page
suivante, à propos de Lagrenée : « C’est un peintre que celui-ci. Les progrès qu’il a faits
dans son art sont surprenants. Il a le dessin, la couleur, la chair, l’expression, les plus belles
draperies, les plus beaux caractères de tête, tout, excepté la verve. Ô le grand peintre, si
l’humeur lui vient ! » (p. 323) La verve apparaît ici comme l’aiguillon indispensable du
génie, auréolé de « chaleur » et « d’humeur ».
172 Salon de 1765, art. Greuze : « La mère bien-aimée », p. 388, nous soulignons.
Récrire la peinture 71
173 La Bruyère, Les Caractères, XI, 142, éd. par Marc Escola, Paris, Champion, 1999, p. 444.
174 L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 407. C’est une idée ancienne de Baudelaire, qu’il exprime
déjà dans le Salon de 1846 : « il est important que la main rencontre, quand elle se met à la
besogne, le moins d’obstacles possible, et accomplisse avec une rapidité servile les ordres
divins du cerveau : autrement l’idéal s’envole. » (p. 93) Dans L’Œuvre et la vie de Delacroix,
Baudelaire le reformule ainsi : « Si une exécution très nette est nécessaire, c’est pour que
le rêve soit très nettement traduit ; qu’elle soit très rapide, c’est pour que rien ne se perde
de l’impression extraordinaire qui accompagnait la conception » (p. 408). Et plus loin,
dans le même texte : « [Delacroix] disait une fois à un jeune homme de ma connaissance :
‘Si vous n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre,
pendant le temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais
produire de grandes machines’. » (p. 423-424)
175 Salon de 1846, art. IV : « Eugène Delacroix », p. 93-94.
176 Cf. son essai « De la manière » ajouté au Salon de 1767 (p. 815-819).
177 Voir Christof Schöch, « Le temps du génie. Attributs temporels du génie créateur et idées
sur la temporalité au XVIIIe siècle français », Revue des Sciences humaines 303 : 3 (2011) :
Le Génie créateur à l’aube de la modernité (1750-1850), numéro dir. par Nathalie Kremer,
p. 137-155.
72 CHAPITRE 1
trait. Il semble en effet que ce soit une opposition temporelle qui détermine le
rapport entre l’esquisse et le tableau :
182 De la Poésie dramatique, op. cit., p. 1324-1325 [nous soulignons]. Cf. Herbert Dieckmann,
« Le thème de l’acteur dans la pensée de Diderot », loc. cit., p. 172 : Diderot « a créé dans la
figure du grand acteur le symbole de l’auteur qui transcende sa sensibilité, et la nature, et
la réalité comme donnée immédiate, et qui trouve son identité par l’identification avec ce
qu’il crée ».
183 « Diderot, Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm et Diderot, éd.
par M. Tourneux, Paris, Garnier, vol. 5 (1878), art. de Diderot sur Bouchardon – le 15 mars
1763, p. 249 [nous soulignons].
184 « Une impulsion divine, mais aveugle, les conduit et les pousse. Le génie est un bonheur, et
souvent le bonheur de l’instant. » (Grimm, « Ma réponse à M. Diderot », Correspondance
littéraire, philosophique et critique par Grimm et Diderot, ibid., le 15 mars 1763, p. 250)
185 Salon de 1767, p. 629.
186 Cf. Le Grand Robert de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001, t. 6, p. 1791,
art. « Verve ».
74 CHAPITRE 1
Ce tableau n’est pas beau. La figure du cheval mal dessinée, la tête ne dit
mot ; … le cheval, bien qu’aérien, est une grosse, vilaine, lourde bête qui
n’a jamais existé que dans la tête de l’artiste190.
Et Drouais ne s’en sort pas mieux, avec ses « visages de plâtre » : « Ces gens
[entendons : ces gens qui ne savent pas peindre, comme Drouais] voient
donc d’une façon et font d’une autre. »191 À l’inverse, Vernet et Chardin savent
peindre, précisément parce qu’ils font coïncider au mieux les trois toiles de
l’œuvre. Ainsi Chardin peint lentement, mais Diderot dit bien qu’il « saisit d’un
trait son sujet ». Chez Chardin comme chez Vernet, les trois toiles sont à ce
point équivalentes qu’elles semblent produites non par imitation mais par
transposition directe. En effet, à l’exclamation devant Chardin : « c’est l’air et
la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau, et que tu attaches sur la
toile »192, fait écho cet éloge de l’art de Vernet :
Allez à la campagne, tournez vos regards vers la voûte des cieux, observez
bien les phénomènes de l’instant, et vous jurerez qu’on a coupé un mor-
ceau de la grande toile lumineuse que le soleil éclaire, pour le transporter
sur le chevalet de l’artiste ; ou fermez votre main, et faites un tube qui
ne vous laisse apercevoir qu’un espace limité de la grande toile, et vous
jurerez que c’est un tableau de Vernet qu’on a pris sur son chevalet et
transporté dans le ciel193.
191
Salon de 1759, p. 198.
192
Salon de 1763, p. 265.
193
Salon de 1765, p. 355, nous soulignons.
76 CHAPITRE 1
et combattent »194. Encore des chevaux donc, que Casanove jette hors de son
esprit sur la toile : la verve est donc bien de l’ordre de la saillie des images,
qui opèrent une coupure et ouvrent une brèche dans le temps comme dans
la toile. Et Diderot, dans ses descriptions, ne s’empêchera pas de cisailler les
tableaux. Quand il décrit « l’accord de ces petites masses de roches détachées
sur le devant » d’un tableau de paysage de Loutherbourg195, quand il critique
deux figures de Vanloo qui ont l’air « accolées »196, il révèle non seulement
que la verve est un moment de vision d’ensemble, mais encore que son œil
découpe le tableau, en traçant une autre ligne de dessin qui sépare des parties
du tableau pour les recomposer autrement. Le tableau réussi est alors celui
dont la composition résiste à cet effort de découpage par l’œil de Diderot.
Ainsi la question du fini du tableau (certains peintres ne finissent pas
assez, d’autres finissent trop) est-elle déjouée en fonction de la demande, plus
urgente, de l’effet : « Il me semble que quand on prend le pinceau, il faudrait
avoir quelque idée forte, ingénieuse ou piquante, et se proposer quelque effet,
quelque impression. »197 Et l’invective finale des Salons sera lancée en 1781,
comme un appel un peu impatient à l’égard des peintres : il faut « plus d’effet,
moins de fini »198. La verve est ainsi la seule chose qui manque à un peintre
comme Lagrenée, dont Diderot disait qu’il avait tout (« le dessin, la couleur,
la chair, l’expression, les plus belles draperies, les plus beaux caractères de
tête ») – « tout, excepté la verve »199 : cette étincelle qui allume le feu et assure
« l’idée forte, ingénieuse et piquante » de l’œuvre dont Diderot dit qu’elle fait
« impression ».
Sans doute est-ce devant les ruines que l’imagination se libère le mieux de
l’image, puisqu’elle ne donne à voir que des édifices incomplets, des restes
d’œuvres, puisque les ruines ne sont autres que « des tronçons de colonnes,
des débris de fenêtres et de portes, des fragments de chapiteaux, des bouts
d’entablements. »200 Si l’on a souvent montré que le discours de Diderot
complète les tableaux en les récrivant ; il faut admettre aussi qu’à l’inverse, son
discours défait et décompose souvent un tableau achevé, et que le critique
d’art est toujours capable d’apprécier un bout ou un fragment d’une œuvre
pour la regarder comme une entité recyclable … au détriment du tableau, évin-
cé, délaissé ou refusé par le critique. Car, comme l’affirmait très justement Jean
194
Ibid., p. 367, nous soulignons.
195
Salon de 1763, p. 268.
196
Salon de 1765, p. 295.
197
Ibid., p. 341-’42.
198
Salon de 1781, p. 997.
199
Salon de 1765, p. 323.
200
Salon de 1767, p. 720.
Récrire la peinture 77
Starobinski, « s’il est vrai que la critique d’art s’est affirmée pour la première
fois dans les Salons de Diderot, il faut admettre qu’elle doit son avènement,
plus qu’à sa soumission aux œuvres examinées et jugées, à […] l’infidélité
désinvolte » : et il faut conclure avec lui que la critique « naît en s’attribuant la
faculté d’évincer l’art, de parler à sa place »201.
201 Jean Starobinski, « Diderot dans l’espace des peintres », loc. cit., p. 256.
202 Écrire le regard : l’esthétique de la Modernité en question, Paris, Hermann, 2010, p. 33 sq.
203 Ibid., p. 12.
204 Diderot, Pensées détachées, p. 1014-1015 (art. « Du goût »), nous soulignons.
78 CHAPITRE 1
205 Croyance qui, pour T. Todorov, n’aurait jamais été vraiment évincée, comme un idéal vers
lequel, ou contre lequel, toute écriture tend à s’ériger : « La littérature qui pourtant symbo-
lise l’autonomie du discours, n’a pas suffi à vaincre l’idée que les mots reflètent les choses.
Le trait fondamental de toute notre civilisation reste cette conception du langage-ombre,
aux formes peut-être changeantes mais qui n’en sont pas moins les conséquences directes
des objets qu’elles reflètent. » (« Introduction » à Communications 11 (1968) : Recherches
sémiologiques : le vraisemblable, p. 1)
206 Diderot, Salon de 1767, p. 660 (art. Doyen, n° 67). La ‘redéfinition’ philosophique de l’hy-
potypose a été étudiée de façon magistrale par Herman Parret dans « Au nom de l’hy-
potypose », in : Au nom du Sens. Autour de l’œuvre d’Umberto Eco, éd. par Jean Petitot et
Paolo Fabbri, Paris, Bernard Grasset, 2000, p. 139-154. Dans cet article, H. Parret montre
comment la subjectivité kantienne introduit « le soupçon » dans la rhétorique de l’en-
ergeia, en ce qu’elle « provoque partout le Als-Ob, le comme si, la scène illusoire des res-
semblances » (p. 154).
207 Else Marie Bukdahl, Diderot critique d’art II, Copenhague, Rosenkilde et Bagger, 1982, p. 91.
Récrire la peinture 79
non erit. Ce qui fait bien en peinture fait toujours bien en poésie, mais cela
n’est pas réciproque. »208 Dans le même Salon de 1767, il conclut une descrip-
tion de Ruines d’Hubert Robert de la façon suivante : « Voilà une description
fort simple, une composition qui ne l’est pas moins et dont il est toutefois très
difficile de se faire une juste idée, sans l’avoir vue. Malgré l’attention de ne rien
prononcer, d’être court et vague, d’après ce que j’ai dit vingt artistes feraient
vingt tableaux où l’on trouverait les objets que j’ai indiqués, et à peu près aux
places que je leur ai marquées, sans se ressembler entre eux ni à l’esquisse de
Robert. »209 La conscience de la différence sémiotique des arts grandit au fur
et à mesure que Diderot compose ses Salons : ce n’est donc pas seulement à la
distance – entre l’œuvre et le spectateur, tous deux absents – que son écriture
doit remédier, mais aussi et surtout, à celle entre le langage pictural et litté-
raire. L’article « Encyclopédie » de l’Encyclopédie l’avait déjà souligné à travers
une anecdote amusante :
208
Salon de 1767, p. 573 (art. Lagrenée, n° 19 « Le Dauphin mourant »). Aussi, plus loin Diderot
affirme : « Chaque art a ses avantages. Lorsque la peinture attaquera la poésie sur son
pallier, il faudra qu’elle cède ; mais elle sera sûrement la plus forte, si la poésie s’avise de
l’attaquer sur le sien. » (ibid., p. 578)
209
Ibid., p. 716 (art. Robert, n° 112, « Ruines »).
210
Denis Diderot, « Encyclopédie », in : Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert,
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des ars et des métiers, Paris, Briasson,
80 CHAPITRE 1
Le rapport entre la pictura et la poesis n’est plus celui d’une rencontre, mais
d’un écart irrémédiable. Devant le tableau, il ne reste alors plus qu’à se taire, ou
à inventer avec les mots un tableau invisible, toujours en écart avec le tableau
réel. Or c’est cet écart dont Diderot écrit la traversée.
Belle, belle, sublime figure, ils disent même la plus belle, la plus parfaite
figure de femme que les modernes aient faite. Il est sûr que la critique la
plus sévère est restée muette devant elle. Ce n’est qu’après un long silence
admiratif qu’elle a dit tout bas que la perfection de la tête ne répondait
pas tout à fait à celle du corps ; cette tête est belle pourtant, ajoutait-elle,
beaux enchâssements d’yeux, belle forme, belle bouche, le nez beau,
quoiqu’il pût être plus fin212.
Pour parler de la beauté de la statue, Diderot emprunte les mots des autres,
de ce « ils » indéfini et pluriel qu’il capte au vol. Mais ces voix qu’il fait siennes
manquent elles-mêmes de mots : elles restent « muettes » devant la perfection.
Dès lors, le seul mot possible, et le seul qui soit répété dans une tautologie
infinie tout au long de la description-déambulation, c’est celui de « beau », dé-
cliné sous toutes ses formes en une longue paronomase (« Belle, belle, sublime
figure, la plus belle, beaux yeux, belle forme, belle bouche, le nez beau etc. ») :
comme si le seul répondant prononçable possible devant la beauté consistait
1755, t. V, p. 639, mis en ligne par Robert Morrissey et Glenn Roe (dir.), http://encyclope-
die.uchicago.edu/.
211
Salon de 1767, p. 800 (art. Allegrain, n° 187, « Une Baigneuse »).
212
Ibid., p. 800-801.
Récrire la peinture 81
en ces deux syllabes et six lettres de beauté. En effet, lorsque d’autres mots
sont conviés, c’est seulement pour évoquer quelque imperceptible défaut de
la statue, aussitôt réprimé. Devant la perfection, « [i]l n’y a pas de mots », dit
Diderot, qui ne peut emprunter sa voix qu’au murmure indéfini de la foule qui
déambule autour de la statue, tournant et retournant le seul mot de beauté
pour indiquer la perfection de l’œuvre. Car « il » n’y a pas de mots, dit Diderot :
les mots n’existent que sous forme d’emprunt, de ce « il » indéfini, mais sans
voix propre. L’émotion n’est-elle pas sans voix ? Devant la perfection de cer-
taines œuvres, Diderot bien souvent est confronté à l’insuffisance du langage. Il
l’affirme clairement dans ses Pensées détachées : « Combien de choses senties,
et qui ne sont pas nommées ! »213
Un peintre qui aura le plus réduit au silence Diderot, on le sait, c’est le ma-
gicien des couleurs, Chardin. « C’est celui-ci » qui réduit (presque) Diderot au
silence avec ses « compositions muettes »214. Selon le mot de René Démoris215,
Diderot se casse le nez, comme les oiseaux de Zeuxis, sur cette peinture qui
décourage la parole. Devant la majesté des toiles de Chardin, que dire ? La
peinture de Chardin fait peser comme une menace sur le critique : « une
menace de silence, mal conjurée par l’espoir d’un discours didactique. Qu’en
dire ? »216 Dans le Salon de 1765, Diderot établit une opposition entre la grande
peinture de Boucher, qu’il juge tapageuse, bruyante, et la peinture silencieuse
de Chardin. En effet, les toiles du Premier Peintre du Roi représentent « une
confusion d’objets entassés les uns sur les autres, si déplacés, si disparates »
de sorte que « ses compositions font aux yeux un tapage insupportable ». La
métaphore musicale sert ici à souligner le défaut d’harmonie des tableaux de
Boucher, qui sont encombrés de personnages, de figures, d’accessoires qui pro-
duisent un effet de fausseté, d’artificialité aux dires de Diderot. Le philosophe
ajoute : « C’est le plus mortel ennemi du silence que je connaisse. »217 Tout
à l’opposé, les « compositions muettes » de Chardin sont vraies et harmo-
nieuses218, au point que le spectateur peut observer en écoutant et entendre
parler les tableaux : « Vous revoilà donc, grand magicien, avec vos compositions
219
Salon de 1769, p. 843 (art. Chardin, n° 31, « Les attributs des arts »).
220
Salon de 1763, p. 265 (art. Chardin).
221
Ibid.
Récrire la peinture 83
C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives
sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ;
c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger ; cette bigarade,
l’ouvrir et la presser ; ce verre de vin, et le boire ; ces fruits, et les peler ; ce
pâté, et y mettre le couteau.
« Il n’y a qu’à » prendre ces fruits, ces biscuits, ces olives et les manger : il
suffirait de tendre les bras – mais Diderot se contente d’écarquiller les yeux
et de tendre l’oreille pour « entendre » la magie du tableau. Il s’agit surtout de
ne pas étendre les bras vers le tableau, de ne pas briser l’illusion225, comme si
elle était si fragile qu’il fallait non seulement la préserver, mais aider Chardin
222 Les paragraphes qui suivent s’appuient en partie sur notre essai Diderot devant Kandinsky
(op. cit.).
223 Salon de 1763, p. 264 (art. Chardin).
224 « Quelque vrai que soit le tableau, le cadre seul le trahit », avait déjà souligné l’abbé
Batteux en 1746, le grand théoricien de la mimèsis classique, pour indiquer les limites de
l’imitation dans Les Beaux-arts réduits à un même principe (éd. par Jean-Rémy Mantion,
Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, II, chap. 5, p. 134).
225 C’est encore dans la perspective herderienne, l’œil du spectateur qui caresse l’image, qui
s’en approche et la contourne. Comme l’affirme Jacqueline Lichtenstein : « Voir, c’est
désirer toucher. Mais le plaisir de voir demande que ce désir soit réfréné. Voir, c’est désirer
s’approcher. Mais le plaisir de voir oblige à maintenir une distance. Surtout ne pas tou-
cher. Ou toucher délicatement, toucher avec tact, c’est-à-dire du bout des yeux seulement,
sans jamais entrer en contact » (La Tache aveugle, op. cit., p. 75).
84 CHAPITRE 1
226 La métalepse consiste ici en une intrusion du réel dans l’image : Diderot feint de nier le
caractère pictural de ce qui est représenté pour faire de la représentation une réalité. La
démarche devant Chardin est à l’œuvre dès le premier Salon de Diderot en 1759 : « vous
prendriez les bouteilles par le goulot, si vous aviez soif ; les pêches et les raisins éveillent
l’appétit et appellent la main. » (Salon de 1759, p. 197)
227 Salon de 1767, p. 626 : Vernet est placé « au-dessus de Dieu », comme le reformule L. Versini
(note 2 de la page).
228 Salon de 1763, p. 286 (art. Falconet, « Pygmalion »).
229 Cf. Ralph Dekoninck, Agnès Guiderdoni et Nathalie Kremer, éds, Aux Limites de l’imita-
tion. L’Ut pictura poesis à l’épreuve de la matière aux XVIIe et XVIIIe siècles, Amsterdam
et New York, Rodopi, « Faux titre », 2009.
Récrire la peinture 85
230 La sensibilité de Diderot à la texture du tableau ressort d’autres comptes rendus éga-
lement, comme par exemple dans cette appréciation des Ruines de Robert, où il com-
pare les rayons de lumières à un « rideau mince de clarté », traversant l’« épaisseur » des
ténèbres » (Salon de 1767, p. 717). Cette approche textile de la lumière réduit par métony-
mie le sujet du tableau à être confondu avec la matière (la toile) de l’œuvre.
231 La même remarque concernant la juste distance à tenir devant les tableaux de Chardin
est faite en 1765 : « de près on ne sait ce que c’est, et [à] mesure qu’on s’éloigne l’objet
se crée et finit par être celui de la nature ; quelquefois aussi il vous plaît également de
près et de loin. » (Salon de 1765, p. 349) En 1763, Diderot avait déjà noté que même pour
l’artiste qui travaille, « [d]e près l’ouvrage ne paraît qu’un tas informe de couleurs grossiè-
rement appliquées. » (Salon de 1763, p. 268) Dans son article « Illusion », Pierre-Charles
Lévesque souligne l’importance de tenir la juste distance face à l’œuvre d’art pour que
l’illusion puisse opérer. Il affirmera en ce sens que pour qu’un buste sculpté nous impose,
il faut que nous passions par hasard au bon endroit pour que, pris par surprise, nous
soyons trompés un moment (in : Watelet, Dictionnaire des arts, op. cit., t. III, p. 106). Voir
J. Lichtenstein, qui distingue la couleur du coloris par le regard « de loin » et « de près »,
produisant respectivement « l’effet de réalité » ou « le réel en effet » (La Couleur éloquente,
op. cit., p. 239-240).
86 CHAPITRE 1
Dans la nature morte, copier les objets n’est rien ; il faut rendre les émo-
tions qu’elles éveillent en soi. L’émotion de l’ensemble, la corrélation des
objets, le caractère spécifique de chaque objet – modifié par sa relation
avec les autres – tout cela entremêlé comme une corde ou un serpent.
La forme en goutte d’eau de ce vase élancé, à grosse panse – le volume
généreux de ce cuivre – doivent vous toucher. La nature morte est aussi
difficile que l’antique232.
232 Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 72 [Notes de Sarah Stein,
prises en 1908].
233 Salon de 1769, p. 844 (art. Chardin, n° 36).
234 Salon de 1765, p. 348 (art. Chardin, n° 49, « Une corbeille de raisins »).
235 Salon de 1763, p. 265 (art. Chardin).
236 Chardin, la chair et l’objet, op. cit., p. 157.
Récrire la peinture 87
237 Salon de 1765, p. 348 (art. Chardin, n° 48, « Troisième tableau de Rafraîchissements »).
238 É. Pavy-Guilbert, L’Image et la langue, op. cit., p. 233. Élise Pavy réfère à R. Démoris,
Chardin, la chair et l’objet, op. cit., p. 165-169.
239 Salon de 1759, p. 197.
88 CHAPITRE 1
deux sens distincts, signifiant à la fois le style d’un artiste, également appelé
son « faire »240, et une exécution outrée, exagérée, s’écartant de la nature241.
Ainsi, dans le Dictionnaire portatif des beaux-arts de Lacombe, la « manière »
signifie couramment « une façon de faire, une touche, un goût, un choix, enfin
un je ne sais quoi qui caractérise et fait connaître les ouvrages d’un peintre et
quelquefois même d’une école entière »242. Toutefois, Lacombe précise que le
mot peut aussi être entendu dans un sens négatif comme une « affectation »
du peintre qui le fait « sortir de la nature et du vrai »243. Diderot reprend cette
distinction de sens pour s’en prendre au « maniéré », qui désigne « les fausses
grâces, la minauderie, l’afféterie, le précieux, l’ignoble, la fausse dignité ou la
morgue, la fausse gravité ou la pédanterie, la fausse douleur, la fausse piété ; on
fait grimacer tous les vices, toutes les vertus, toutes les passions ; ces grimaces
sont quelquefois dans la nature ; mais elles déplaisent toujours dans l’imita-
tion ». L’allusion à Boucher est claire ici, dont Diderot parle souvent en termes
similaires244, pour condamner l’art rococo dont le Premier Peintre du Roi est
un des protagonistes. C’est à la fois le goût pour les ornements inutiles et jugés
240 Cochin définit le « faire » comme le « degré d’élévation supérieure par l’art que la peinture
fait répandre sur la manière dont elle parvient à [l’]imitation » (Charles-Nicolas Cochin,
art. « Illusion », in : Dictionnaire des arts, op. cit., t. III, p. 117 et p. 118).
241 Voir Marian Hobson, « Diderot et la manière », Saggi e ricerchi di letteratura francese XXV
(1986), p. 99-123. Cf. : « Si la ‘manière’ était critiquée, c’est parce que ce terme, par son
origine italienne, voulait dire plus que le ‘style’ : il signifiait un travail exécuté sans réfé-
rence à la nature. […] Sans aucune doute, pour Diderot comme pour ses contemporains,
la manière n’existe pas dans la nature » (p. 115-116).
242 Jacques Lacombe, Dictionnaire portatif des beaux-arts, ou Abrégé de ce qui concerne l’ar-
chitecture, la sculpture, la peinture, la gravure, la poésie et la musique, Paris, Herissant
et Estienne, 1753 (1e éd. 1752), art. « Manière », p. 401. De même Diderot, dans son traité
De la manière, distingue deux sens du mot : « Le mot manière se prend en bonne et en
mauvaise part ; mais presque toujours en mauvaise part, quand il est seul. On dit : Avoir
de la manière, être maniéré, et c’est un vice ; mais on dit aussi : Sa manière est grande ; c’est
la manière du Poussin, de Le Sueur, du Guide, de Raphaël, des Carraches. » (in : Œuvres
IV, p. 816)
243 Lacombe, Dictionnaire portatif des beaux-arts, op. cit., art. « Manière », p. 402 : « être
maniéré, c’est sortir de la nature et du vrai ». Le terme « affectation » est donné par
Diderot : « Si la manière est une affectation, quelle est la parité de la peinture qui ne
puisse pécher par ce défaut ? » (in : Œuvres IV, p. 817), et plus loin le maniéré est associé
au « faux ».
244 Cf. la condamnation du « tapage d’objet disparates » de l’art de Boucher qui se décrit
comme ressortant de « son élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa co-
quetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées, sa débauche »
(Salon de 1761, p. 205, art. Boucher). Cf. René Démoris, « L’art et la manière. Diderot face à
Boucher », loc. cit.
Récrire la peinture 89
245 La critique du maniéré porte autant sur le style affecté, précieux, que sur le sujet représen-
té lorsqu’il est jugé trop chargé de personnages et d’objets.
246 Cf. M. Hobson, « Diderot et la manière », loc. cit., p. 114 : la critique d’un art conscient de
soi est liée à la critique par Diderot ainsi que par Rousseau de l’amour-propre, comme
faussant nos rapports avec les autres autant qu’avec nous-mêmes.
247 Citation de Diderot (sans référence) par René Démoris, « L’art et la manière », loc. cit.,
p. 134.
248 Cf. supra, Salon de 1769, p. 843 (art. Chardin, n° 31, « Les attributs des arts »).
249 Essais sur la peinture, p. 472 (chap. 1, « Mes pensées bizarres sur le dessin »). Sur la
prééminence des modèles antiques, qui relèvent de la statuaire pour les peintres, voir
J. Lichtenstein, La tache aveugle, op. cit.
250 Pensées détachées, p. 1015 (art. « De la critique »).
251 Il est intéressant de remarquer qu’à la Renaissance, l’art maniéré ou grotesque se déve-
loppe précisément pour produire une émotion auprès du spectateur par le développe-
ment de la grâce et du mouvement des figures ondulantes et hybrides. C’est du moins
ainsi que Giovanni Paolo Lomazzo définit les grotesques dans son Trattato della pittura
en 1584, comme relevant de la catégorie du moto, de ce qui meut et émeut par le geste et
la grâce. Voir Christine Buci-Glucksmann, « Le cogito ornemental du maniérisme », in :
Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Paris, Galilée, 2008, p. 75-86.
90 CHAPITRE 1
mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un Dieu qu’à
une Bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse re-
naissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs … » (éd. Blaise
Bachofen et Bruno Bernardi, GF-Flammarion, 2008, p. 51-52).
258 Le Dictionnaire des arts de Watelet et Lévesque distingue en ce sens un « maniéré d’habi-
tude » et un « maniéré de caractère » : le premier tient à l’« exercice renouvelé » du travail
de l’art, qui donne lieu à « une sorte de routine, défavorable à la perfection », et le second
désigne « une mauvaise imitation de la simplicité, du naturel » par « l’affectation »
(art. « Maniéré », in : Dictionnaire des arts, t. III, op. cit., p. 375-376).
259 Pensées détachées, p. 1051 (art. « Du naïf et de la flatterie »).
260 Ibid.
261 « C’est le dessin qui donne la forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà
le souffle divin qui les anime », affirme-t-il en tête du chapitre sur la couleur dans les
Essais sur la peinture (p. 472, chap. 2, « Mes petites idées sur la couleur »).
92 CHAPITRE 1
cadre les objets réels – éventuellement nettoyés à l’eau pour qu’ils ressortent
encore mieux. « Ô Chardin, ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies
sur ta palette ; c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu
prends à la pointe de ton pinceau, et que tu attaches sur la toile. »262 Par l’en-
volée lyrique, l’acte de peinture est présenté métaphoriquement comme une
transposition directe de la nature dans l’art : l’objet réel est « pris » à la pointe
du pinceau et « attaché » sur la toile. L’air ou l’eau désignent en même temps,
par métonymie, la transparence du tableau ou plutôt sa disparition comme
tableau, car Chardin est « vrai ». Dans les mots de Diderot, cette vérité de la
peinture est donnée à voir comme un travail de transposition simple (prendre
et attacher), et non plus de composition (choisir et peindre) de l’objet imité.
C’est, autrement dit, le travail même de peinture qui dans le cas de Chardin est
devenu transparent comme de l’eau : la peinture de Chardin n’est pas peinte.
Paradoxalement, la transparence du faire de Chardin, marqué par l’eau ou
l’air, rejoint le sens premier de « manière » comme ce qui est propre au style
de l’artiste : « une façon de faire, une touche, un goût, un choix, enfin un je ne
sais quoi qui caractérise », définissait Lacombe. Ainsi la manière et le faire,
opposés théoriquement dans les trois sens au moins que nous avons épinglés,
se retrouvent main à main, pourrait-on dire, dans l’irréductibilité du pinceau.
Car l’air et la manière désignent « l’inanalysable individuant »263 de l’artiste :
ce qui tient à sa main, manus, dont est étymologiquement dérivé le mot
manière264. Dans la formule métaphorique du faire naïf comme de l’eau de
roche donnée par Diderot, le mot le plus important est peut-être le verbe qu’il
emploie : c’est de l’eau « jetée » sur la toile, écrit-il, or le « jet » – de l’idée, de la
touche du pinceau – est apparenté à la verve créatrice de l’artiste en amont, et
en aval au « piquant », donc à l’effet surprenant de l’œuvre. La main n’y est pas,
mais transparaît dans la manière de jeter l’eau – de faire la peinture comme
un jaillissement d’être, auquel répond celui du cri du spectateur qui reconnaît
le vrai dans son évidence. Une pêche, une perdrix de Chardin, cela n’est guère
original, convient Diderot, « cependant qu’on voie le tableau de Chardin »,
ajoute-t-il. En quoi une pêche ou une perdrix, des objets les plus ordinaires
peuvent-ils produire un ravissement comme si le spectateur se trouvait devant
un inédit ? Sans doute parce que, comme l’explique G. Dessons, « l’évidence du
comme s’il disait à son lecteur : « Qu’est-ce que cette perdrix ? Ne le voyez-vous
pas ? C’est Chardin ». Si le style de Chardin est « inimitable » au sens d’unique,
c’est parce que son savoir-faire est supérieur à celui des autres peintres par la
capacité qu’il a d’être transparent, et repérable dans son irréductibilité.
La célébration du mimétisme parfait de l’art, de sa transparence, aboutit
donc paradoxalement à la reconnaissance de sa prodigieuse artificialité, en ce
qu’elle est le produit d’un « faire » propre et irréductible de l’artiste. Un siècle
avant Baudelaire, Diderot exalte ainsi le style de l’artiste, qui recevra une inter-
prétation psychologisante chez le poète. Or c’est à travers l’éloge de la transpa-
rence de l’art, de la mimèsis pure, que pointe l’éloge de la matière de l’art qui
rend opaque l’imitation : l’appréciation de la palette et des couleurs broyées,
qui font que « les biscuits sont jaunes, le bocal est vert, la serviette blanche, le
vin rouge »271. C’est bien d’art dont il s’agit, d’une perdrix peinte et non vraie, et
c’est bien pour cela qu’on reste muets d’admiration devant Chardin.
Ajoutons pour finir que, devant Chardin, la critique d’art que Diderot
invente fait en même temps l’expérience de ses propres limites. C’est le silence
de cet indicible que nous avons exploré ici, lorsque l’image ne peut plus être
racontée ni explorée jusque dans ses pans non-visibles, mais seulement dési-
gnée comme image, comme matière opaque et illisible qui ne consiste, après
tout, qu’en « couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et
dont l’effet transpire de dessous en dessus »272. C’est donc la matière, l’iconicité273
271 Salon de 1765, p. 348 (art. Chardin, n° 48, « Troisième tableau de Rafraîchissements »).
Un siècle après Diderot, les Goncourt échoueront aussi à dire la puissance de Chardin
autrement que par l’évocation de la matière de ses tableaux. Décrivant le portrait que
l’artiste fit de sa femme dans sa vieillesse, que les Goncourt jugent être son chef-d’œuvre,
ils avouent la difficulté de décrire cette « prodigieuse étude de vieille femme » : « com-
ment surprendre, comment dire de quoi est faite cette bouche démeublée qui tourne, qui
plisse, qui se retire, qui respire, qui a toutes les infinies délicatesses de ligne, de courbe,
d’inflexion d’une bouche ? » Et comme Diderot, de décrire la réussite de l’art par le re-
cours à la désignation des couleurs qui ont créé la bouche, la coiffe, le visage de vieille
femme : « Cela n’est fait que de quelques traînées de jaune et de quelques balayures de
bleu. L’ombre portée de ce bonnet, ce jour sur la tempe tamisé par le linge, cette trans-
parence qui tremble auprès de l’œil, qu’est-ce ? Des coups de pur brun rouge, brisés de
quelques coups de bleu. Ce bonnet blanc, absolument blanc, c’est du bleu, rien que du
bleu. Et la blancheur de la figure est faite avec du jaune pur, car cette claire figure n’a pas
un blanc, il n’y a que trois points de craie jetés dans toute cette tête, à la lumière du bout
du nez et à la lumière des deux yeux. » (Jules et Edmond de Goncourt, L’Art du XVIII e
siècle (1881), in : Écrire la peinture, op. cit., p. 137-139)
272 Salon de 1763, p. 265 (art. Chardin).
273 Voir Dominique Château, Le Bouclier d’Achille. Théorie de l’iconicité, Paris, L’Harmattan,
1997, p. 71, à propos de Diderot devant Chardin : « il ne s’agit pas simplement de traduire
verbalement ce qui dans l’image est censément traduisible en verbe – la description qui,
dans le langage de Goodman, correspond à la dépiction – mais surtout de traduire ce
Récrire la peinture 95
« Voici à peu près ce que vous m’avez demandé » : ces mots inaugurent les Salons
de Diderot. En 1759, le philosophe n’aurait pu deviner que ses considérations
sur l’art pour la Correspondance littéraire deviendraient un véritable réservoir
pour le développement de la théorie esthétique postérieure. L’ensemble de
ces pages volumineuses consacrées à la peinture de son temps tient pourtant
entièrement dans l’espace des quelques mots d’ouverture : « à peu près ». Ces
trois mots se glissent entre les marqueurs de désignation, « voici » et « ce », qui
pointent l’objet du doigt, qui situent avec précision le tableau dans l’orbite du
langage pour tenir l’image et le mot dans une parfaite et étroite équivalence …
que le syntagme adverbial vient brouiller, comme pour creuser la distance, l’es-
pace entre le mot et l’image et la rendre incertaine. « À peu près », c’est-à-dire
pas exactement, ou presque. C’est donc rompre le lien d’équivalence exacte
pour instaurer un champ indéterminé et illimité d’équivalences sémantiques.
Selon la formule de R. Barthes, la critique ne dévoile pas un signifié, « car ce
signifié recule sans cesse jusqu’au vide du sujet », mais « seulement des chaînes
de symboles, des homologies des rapports : le ‘sens’ qu’elle donne de plein droit
à l’œuvre n’est finalement qu’une nouvelle efflorescence des symboles qui font
l’œuvre. »274 Puisque le mot ne rencontre pas l’image, mais produit sa propre
« efflorescence », le critique crée un espace dérivé, pour ainsi dire, où l’œil qui
voit et l’œil qui rêve conjuguent leurs pouvoirs pour réinventer l’image.
Si nous avons conçu l’opération critique comme une découpe et une frag-
mentation de l’œuvre, c’est parce qu’elle consiste à choisir et à séparer les
qu’elle possède de spécifique, d’intraduisible a priori : l’iconicité. » Cf. Élise Pavy, L’Image
et la langue, op. cit., p. 232.
274 Roland Barthes, Critique et vérité, in : Œuvres complètes II (1966-1973), Paris, Seuil, 1994,
p. 44.
96 CHAPITRE 1
parties de l’ensemble. La vue critique est un voir qui défait l’image, qui la met
en pièces. Or nous avons vu que Diderot n’est pas en mal d’idées pour aborder
les tableaux représentés. En les approchant de façon indirecte, par prétérition,
métalepse, digression, mystification, énumération simple, sans cesse le philo-
sophe récrit les images, et peu d’œuvres échappent à l’emprise non seulement
du langage déformant mais aussi de sa vision intérieure. Diderot – comme plus
tard Baudelaire – aura ainsi été un créateur à l’égal des artistes dans son activité
de critique d’art, parce que celle-ci partage avec le travail de composition artis-
tique l’aptitude d’introduire de l’hétérogène, du différent dans ce qui est perçu.
En effet, si on reconnaît avec l’abbé Du Bos que les génies créateurs voient
« avec d’autres yeux » que le commun des mortels, Diderot est bien un génie
qui « découvre une différence infinie entre des objets qui, aux yeux des autres
hommes, paraissent les mêmes, et il fait si bien sentir cette différence dans son
imitation que le sujet le plus rebattu devient un sujet neuf sous sa plume »275.
Le critique comme l’artiste ne voient pas ce qui est, mais voient en différenciant
les choses : en introduisant un partage qui est l’effet de la « vue voulue » de
l’œil, selon l’expression de Paul Valéry276. Que sont alors les Salons de Diderot ?
Non pas une véritable ekphrasis, qui suppose la parfaite adéquation entre les
mots et les choses. Des morceaux de littérature, sans doute, qui nous donnent
à voir des tableaux imaginaires, qui sont « à peu près » conformes aux tableaux
réels que nous pouvons encore admirer au Louvre … mais irions-nous vérifier ?
Selon la formule de S. Lojkine, l’œil de Diderot est un « œil révolté »277 : un
œil qui se révolte à la vue des défauts de composition, et qui se détourne de
l’image comme en lui faisant volte-face lorsqu’il la décrit. Nous avons esquissé
quelques chemins de la traversée des œuvres par Diderot, qui mènent de
la révolte à la recréation. Car ses Salons s’écrivent comme un parcours des
espaces de sa vie : dans ses déambulations au Louvre, dans le chemin qu’il
prend pour rentrer chez lui, durant ses promenades méditatives. Mais à la tra-
versée comme marche, promenade devant les œuvres ou dans le souvenir de
celles-ci, répond la promenade dans les tableaux : lorsque Diderot s’immisce
dans l’espace fictionnel de l’image pour y suivre un cheminement qui est tout
entier tracé par l’enchantement. La métalepse comme procédé d’intrusion
imaginaire est alors cette autre traversée, non plus contournement de l’œuvre
mais transgression pour entrer dans son monde de couleurs. Enfin, la traversée
275 Abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), op. cit., I, 26, p. 75, nous
soulignons.
276 Paul Valéry, Degas Danse Dessin, in : Œuvres II, éd. par Jean Hytier, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1188.
277 S. Lojkine, L’Œil révolté, op. cit.
Récrire la peinture 97
278 Cf. G. Dessons, L’Art et la manière. Art, littérature, langage, op. cit., p. 32-33, à partir de
Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Seuil, 1980, p. 167 : « Ce cri, fin de tout langage,
‘c’est ça !’ »
279 Jean-Luc Nancy, « Critique, crise, cri (unser Zeitalter ist nicht mehr das eigentliche Zeitalter
der Kritik) », Diacritik, 2016 : https://diacritik.com/2016/05/13/jean-luc-nancy-critique
-crise-cri-unser-zeitalter-ist-nicht-mehr-das-eigentliche-zeitalter-der-kritik/?shared=
email&msg=fail
98 CHAPITRE 1
280
Salon de 1765, p. 345, art. Chardin.
chapitre 2
Claude Pichois note que Baudelaire « fut impressionné »1 par les Salons de
Diderot, lorsqu’il en fit la lecture en 18452. Il les recommande à ses lecteurs
dans son Salon de 1846, et il exprime ouvertement son admiration pour le
philosophe dans son essai sur Richard Wagner : « Qui parle mieux de peinture
que le grand Delacroix ? Diderot, Goethe, Shakespeare, autant de producteurs,
autant d’admirables critiques. »3 Si les deux salonniers sont proches dans leur
conception de l’art4, il ne saurait pourtant être question d’une récriture de la
critique d’art de Diderot par Baudelaire, ni même d’une pensée née dans les
marges de la lecture de l’œuvre du philosophe. Si certains ont pu parler de
filiation, elle serait à entendre au sens d’une affinité profonde dans l’approche
de la peinture et de l’art en général. Cette affinité tient sans doute au fait que
les deux auteurs ont horreur des systèmes théoriques, ces « apostasies philo-
sophiques »5, pour préférer une approche empathique de l’art, qui l’évalue à
l’aune des sentiments qu’il génère.
6 Ibid.
7 Rappelons ces lignes écrites dans l’introduction au Salon de 1765 : « J’ai donné le temps à
l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai ouvert mon âme aux effets, je m’en suis laissé péné-
trer. » (p. 291)
8 Ainsi Baudelaire s’en prend explicitement aux éclectiques qui « n’ont pas songé que
l’attention humaine est d’autant plus intense qu’elle est bornée et qu’elle limite son
champ d’observations. Qui trop embrasse mal étreint. » (Salon de 1846, p. 133, chap. XII,
« De l’éclectisme et du doute »)
9 Exposition universelle, p. 236 (art. I, « Méthode de critique »).
10 Salon de 1846, p. 133 (chap. XII, « De l’éclectisme et du doute »).
11 La théorie esthétique allemande, notamment de Herder et de Ritter, souligne l’interac-
tion des sens dans le rapport au monde, en érigeant l’ouïe comme modèle sensitif. Pour
Herder, toute sensation est auditive, en raison du fait qu’elle est vibratoire. « Nous sommes
en quelque sorte ouïe par tous les sens », affirme Herder dans son Traité sur l’origine de
la langue (cité par V. Estay Stange, Sens et musicalité, op. cit., p. 141). Comme le résume
V. Estay Stange : « Point d’équilibre et de départ de la perception, l’ouïe constitue le pont
entre la nature et l’homme : la nature résonne et l’homme écoute, pour ainsi dire, de tout
son corps, de sorte que toute sensation devient auditive. » (ibid.) Les points de rappro-
chement entre le romantisme allemand et Diderot, d’une part, et Baudelaire, d’autre part,
ont souvent été soulignés. Pour Diderot, voir par ex. Michael Podro, « Les limites de la
peinture : Diderot et Herder », Revue Germanique Internationale 13 (2000), p. 87-96. Pour
Baudelaire, voir Wolfgang Drost, « Des affinités de Baudelaire avec l’art et l’esthétique
allemands », L’Année Baudelaire 8 (2004), p. 85-99.
Imaginer la peinture 101
au sens où elle fait naître en eux un sentiment, une passion vive, qui les porte
ensuite à continuer la rêverie de l’œuvre dans les mots. Le critère du sentiment
reçoit ainsi une assise individuelle, où l’individu est un « être sentant », à la
fois sensible et cultivé. C’est sur elle que se fonde le rapport de sympathie que
Diderot et Baudelaire entretiennent avec les œuvres, au sens étymologique
du mot de celui qui « sent avec » (ce qui est exprimé par le terme allemand
de « Einfühlung ») – mais nous préférons dire avec Gita May que c’est une
sympathie « du dedans »12.
Jean Seznec note que ce don de sympathie que le philosophe et le poète
ont en commun est précisément ce qui leur donne la faculté « d’épouser les
talents et les styles les plus éloignés » – Baudelaire étant alors le Vertumne de
Diderot à venir, capable de multiples enthousiasmes, celui que le philosophe
appelait de ses vœux. C’est aussi pourquoi Proust admirait tant Baudelaire,
qui « avec infiniment de sensibilité » était capable de ressentir « jusqu’au fond
de ses nerfs » les états les plus divers, comme il le décrit à propos des Petites
Vieilles, où il note que Baudelaire « est dans leur corps, il frémit avec leurs
nerfs, frissonne avec leur faiblesse »13. Ainsi, comme le relève encore J. Seznec,
Baudelaire est proche de Diderot, en ce que « cette même sympathie les
conduit à élaborer une langue critique se moulant sur l’expression picturale,
à inventer un vocabulaire capable de traduire l’impression dans ses nuances
et dans sa singularité. Cette recherche des équivalences, n’est-ce pas la théorie
des correspondances en action ? »14
Pourtant, les débuts de Baudelaire sont ardus. Quand il se lance sur le ter-
rain en 1845, la critique d’art est un genre tout à fait institué15 dans lequel il
12 Gita May, op. cit., p. 86. Cette sensibilité de Diderot et de Baudelaire que Gita May
caractérise comme leur talent de comédien, leur permet de « se laisser absorber corps et
âme dans la contemplation d’un tableau, suivre les contours des formes et permettre aux
couleurs de les suggestionner. » Le sens de la « sympathie » se confond donc avec celui
d’« empathie » ou Einfühlung « pour désigner le fait d’éprouver le sentiment de quelqu’un
d’autre » (Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, p. 354). Or,
comme le souligne F. Lavocat, les « antécédents d’une théorie […] de l’empathie, sous le
terme de ‘sympathie’, sont très présents au XVIIIe siècle, y compris en relation avec les
arts. » (p. 355) Voir aussi Herman Parret, La Main et la matière. Jalons exemplaires d’une
haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018.
13 Marcel Proust, « Sainte-Beuve et Baudelaire », in : Contre Sainte-Beuve, éd. Bernard de
Fallois, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1954, p. 170.
14 Jean Seznec, Sur l’Art et les artistes, op. cit., p. 24-25.
15 La plupart des grands écrivains et journalistes ont leur colonne de critique d’art dans les
journaux de l’époque, et certains jouissent d’une grande notoriété, comme Delécluze
dans le Journal des débats (grand admirateur d’Ingres et de l’art dans la tradition davi-
dienne), Gustave Planche dans la Revue des deux mondes (surnommé Gustave le cruel,
pour son jugement toujours sincère et acerbe), Henri Heine (auteur d’un Salon de 1833,
102 chapitre 2
apprécié par Baudelaire), Charles Blanc, Ludovic Vitet, Augustin Jal, Alphonse Rabbe,
Eugène Pelletan, ou encore Théophile Thoré, dont Baudelaire se sent souvent si proche,
mais aussi, après Théophile Gautier, Stendhal et Adolphe Thiers. Cf. Claude Pichois,
« Notice », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 479.
16 Baudelaire fait une tentative de suicide le 30 juin 1845, qu’on a voulu expliquer par l’in-
succès de sa plaquette, parue début mai à compte d’auteur, en une période où les dif-
ficultés financières commencent à se faire ressentir, comme le rappelle Claire Brunet
(« Présentation », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. I, à propos de « l’obsession
financière et le comptage des sommes dues » qui se manifeste dans la correspondance
baudelairienne des années 1844-1846).
17 Gita May qualifie les descriptions de Baudelaire de synthétiques, par opposition aux des-
criptions détaillées, analytiques de Diderot (Diderot et Baudelaire, op. cit., p. 113-116), mais
nous avons vu que la méthode analytique de celui-ci n’est qu’un tremplin pour les déve-
loppements poétiques (supra, chap. 2 : les parcours du regard).
Imaginer la peinture 103
18 Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 366 : « Cependant des répétitions fréquentes
des mêmes phrases mélodiques, dans des morceaux tirés du même opéra impliquaient
des intentions mystérieuses et une méthode qui m’étaient inconnues. Je résolus de
m’informer du pourquoi, et de transformer ma volupté en connaissance. »
19 Comme le rappelle Michel Draguet, « [p]lusieurs témoignages ont montré que Baudelaire
jugea très sévèrement son premier essai » : « [a]près avoir un moment espéré le rema-
nier, Baudelaire l’écartera de la table des matières de ses œuvres complètes adressée
à Lemer en 1865 et à Ancelle un an plus tard. Sans doute jugeait-il son Salon trop in-
féodé à une convention que sa conclusion et ses écrits ultérieurs battront en brèche. »
(« Présentation », in : Charles Baudelaire, Au-delà du romantisme. Écrits sur l’art, Paris,
GF-Flammarion, 1998, p. 16)
20 C’est aussi l’avis de Julien Cain (« Introduction » aux Curiosités esthétiques et autres écrits
sur l’art de Charles Baudelaire, Paris, Hermann, 1968), dans la mesure où on trouve déjà
dans ce Salon à la fois l’admiration pour Delacroix qui est « décidément le peintre le plus
original des temps anciens et des temps modernes », et « l’héroïsme de la vie moderne
[qui] nous entoure et nous presse ».
21 Salon de 1845, p. 67 (art. « Camagni »).
104 chapitre 2
22 Comme le note Michel Delon, c’est surtout depuis les dernières décennies du dix-
huitième siècle que les périodiques donnent une place de plus en plus ample à la critique
d’art (Michel Delon, « Avant-propos », in : Diderot, Salons IV : Héros et martyrs, op. cit.,
p. xv).
23 Cf. Claude Pichois, « Notice », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 479 : « Le Salon est
donc, souvent, un genre éminemment pratique. Il oriente la consommation. »
24 Salon de 1845, p. 11-12 (« Quelques mots d’introduction »).
25 Par l’adresse agressive, Baudelaire instaure un espace de réflexion sur le rapport entre
pouvoir et savoir, qui font l’objet d’un échange, en l’occurrence entre pouvoir (d’achat) et
savoir (artistique), qui se monnaie de façon à donner au critique le pouvoir sur l’acheteur
en échange du savoir communiqué. Le texte de Baudelaire devient ainsi le lieu même
d’un échange mis en place par l’adresse elle-même. Le ton et le tour sont fréquents chez
Baudelaire : cf., par rapport à la question de la création, l’analyse magistrale du poème
« Le chien et le flacon » conduite par Jérôme Thélot dans Baudelaire : violence et poésie,
Paris, Gallimard, 1993, p. 19-38.
26 L’idée est reprise dans la dédicace du Salon de 1846 : il s’agit de remédier à l’écart entre
propriétaires et connaisseurs de l’art, en faisant en sorte que les propriétaires deviennent
savants : « Les uns savants, les autres propriétaires ; – un jour radieux viendra où les
savants seront propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera com-
plète … » (Salon de 1846, p. 75, « Aux bourgeois ») En parodiant le ton biblique, Baudelaire
ironise sur l’idéal économique des bourgeois qui tend à dominer la sphère culturelle.
27 Salon de 1846, p. 75. Et plus loin, encore dans un ton parodique : « vous avez besoin d’art.
L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui réta-
blit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal ».
Imaginer la peinture 105
28 Cf. Claire Brunet, « Présentation », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. VII.
29 Il l’explique dans son introduction de 1845 : « Notre méthode de discours consistera sim-
plement à diviser notre travail en tableaux d’histoire et portraits – tableaux de genre
et paysages – sculpture – gravure et dessins, et à ranger les artistes suivant l’ordre et le
grade que leur a assignés l’estime publique » (Salon de 1845, p. 12-13, « Quelques mots
d’introduction »).
30 Cf. M. Draguet : « À la fulgurance de l’écriture journalistique sur laquelle les lettres à sa
mère insistaient tant, Baudelaire adjoint des passages dont la durée propre tend désormais
à l’essai. Sans rompre avec la forme extérieure du Salon, il en modifie la structure en subs-
tituant à la hiérarchie des genres une démarche analytique vouée à la constitution d’un
système esthétique dont nombre de critiques salueront l’originalité. » (« Présentation »,
op. cit., p. 18) Ainsi, « [a]u-delà d’un ‘état des beaux-arts’ rédigé au hasard de Salons,
Baudelaire rêve d’un art qui répondrait à ses aspirations poétiques » (ibid., p. 8).
31 Salon de 1846, p. 78-79 (« À quoi bon la critique ? »).
106 chapitre 2
peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. »32 Le ton
péremptoire qui ouvre le Salon comme un hommage au peintre fait écho à la
déclaration d’impartialité dans l’introduction, car Delacroix est encore un ar-
tiste controversé au temps où Baudelaire se lance dans le champ de la critique
d’art, et il se plaît à le souligner33 en prenant ouvertement parti pour ce peintre
qui n’engendre que des « idées vagues de fougue mal dirigée, de turbulence,
d’inspiration aventurière, de désordre même », aux dires des contemporains.
En effet, autant admiré que décrié de son temps, le peintre avait essuyé plu-
sieurs échecs avant d’être enfin admis à l’Académie des Beaux-arts en 1857, et
certains des tableaux qu’il envoyait au Salon étaient refusés, comme encore en
1845 où, quoi qu’en dise Baudelaire34, l’artiste avait envoyé six tableaux dont
deux n’avaient pas été retenus. Mais, au risque du désaccord de ses lecteurs,
l’admiration de Baudelaire pour Delacroix est extrême : le peintre est un génie
qui a changé le cours de l’histoire de la peinture par son originalité : « Ôtez
32 Salon de 1845, p. 13 (art. « Delacroix »). Affirmation répétée en 1846 : Delacroix est un génie
« sans cesse en quête du neuf » (p. 101). Il est à rappeler qu’avant Baudelaire, Théophile
Gautier fut l’un des plus fervents défenseurs de Delacroix, et qu’au même moment en
1845, il en fait également un vigoureux éloge en affirmant « que M. Eugène Delacroix est
un des plus fiers peintres de l’école française, qu’il est l’honneur et la gloire d’un grand
pays, qu’il a eu et qu’il a une puissante influence sur l’art de son temps, et qu’il figurera
dans ce Louvre d’où vous le repoussez, à côté de Rubens, du Tintoret, de Titien, de Murillo,
et soutiendra sans pâlir le voisinage des plus ardentes peintures » (Salon de 1845, La Presse,
11 mars 1845, in : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Correspondances esthétiques sur
Delacroix, éd. par Stéphane Guégan, Paris, Olbia, 1998, p. 54).
33 Delacroix « restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques
éclairs à son auréole » (Salon de 1845, p. 13). Baudelaire reviendra de manière plus explicite
sur cette question en 1846 : « Jusqu’à présent on a été injuste envers Eugène Delacroix. La
critique a été pour lui amère et ignorante […]. En général, nommer Eugène Delacroix,
c’est jeter dans leur esprit je ne sais quelles idées vagues de fougue mal dirigée, de tur-
bulence, d’inspiration aventurière, de désordre même » (Salon de 1846, p. 90, art. IV,
« Eugène Delacroix »).
34 « M. Delacroix a envoyé cette année quatre tableaux », écrit Baudelaire (Salon de 1845,
p. 14). Il s’agit de la Madeleine dans le désert, les Dernières paroles de Marc-Aurèle, Une
Sibylle qui montre le rameau d’or et Le Sultan du Maroc entouré de sa garde et de ses
officiers. Dans son Salon de 1845, Théophile Gautier s’attachera à dénoncer le refus, et
« l’absurdité » du refus, des deux toiles de Delacroix (une Éducation de la Vierge et une
Madeleine) : « Comment ! vous refusez d’admettre un tableau de M. Eugène Delacroix !
D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie, pour être aussi étrangers à tout ce qui s’est fait
depuis vingt ans ? […] N’est-il pas scandaleux qu’un peintre, dont les œuvres ont excité
depuis vingt ans une si vive attention, qui a reçu des médailles d’or, qui a été décoré de la
main du roi, à qui la direction des Beaux-Arts a confié les travaux les plus importants, soit
encore soumis à cet examen sans conscience et sans dignité, comme un élève à qui son
maître signe une carte pour aller travailler au Musée ! » (Salon de 1845, ibid., p. 53 et p. 56)
Imaginer la peinture 107
Ces dessins nous ont attiré parce qu’ils sont beaux, nous plaisent parce
qu’ils sont beaux, – mais au total, devant un si beau déploiement des
forces de l’esprit, nous regrettons toujours, et nous réclamons à grands
cris l’originalité. Nous voudrions voir déployer ce même talent au profit
d’idées plus modernes, – disons mieux, au profit d’une nouvelle manière
de voir et d’entendre les arts – nous ne voulons pas parler ici du choix
des sujets ; en ceci les artistes ne sont pas toujours libres, – mais de la
manière de les comprendre et de les dessiner37.
Baudelaire aura donc depuis le début été sensible à l’expression « d’idées mo-
dernes » en peinture, dont il tient à souligner qu’elles ne tiennent pas tant au
sujet représenté, qu’à la « nouvelle manière de voir et d’entendre les arts […],
de les comprendre ». Cette « nouvelle manière » est celle du romantisme que
définit Baudelaire dans une formule concise qui fait directement écho à la pen-
sée de 1845 : « Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni
dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir. »38 L’essentiel de la pen-
sée de Baudelaire est bien là, qui fera l’objet d’un long développement dans les
premiers chapitres du Salon de 1846, où Delacroix se profile comme « le chef de
l’école moderne »39 par l’« originalité insaisissable »40 qui le caractérise.
35
Salon de 1845, p. 13 et Salon de 1846, p. 101.
36
Salon de 1846, p. 87 (art. IV, « Delacroix »).
37
Salon de 1845, p. 34 (art. « Joseph Fay »).
38
Salon de 1846, p. 80 (art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »).
39
Ibid., p. 87 (art. IV, « Delacroix »).
40
Ibid., p. 94 (art. IV, « Delacroix »).
108 chapitre 2
41 Delacroix est « l’homme qui est jusqu’à présent le plus digne représentant du roman-
tisme » (Ibid., p. 82, art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »).
42 Ibid., p. 79 (art. I, « À quoi bon la critique ? »). La phrase est reprise une page plus loin :
« Le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau. » (p. 80, art. II,
« Qu’est-ce que le romantisme ? ») Baudelaire développe ici de manière radicale l’idée
que Stendhal défendait dans Racine et Shakespeare lorsqu’il déclarait : « Le romantisme
est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habi-
tudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisirs possibles. »
(Stendhal, Racine et Shakespeare, éd. par Bernard Leuilliot, Paris, Kimé, 1994, p. 36)
43 Salon de 1846, p. 79 (art. I, « À quoi bon la critique ? »). Encore une formule qui sera re-
prise plus loin, à la fin du même Salon de 1846 : « on peut affirmer que puisque tous les
siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre. » (p. 153,
art. XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne »).
44 Ibid.
45 Ibid., p. 81 (art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »).
46 Michel Draguet, « Présentation », in : Baudelaire, Au-delà du romantisme, op. cit., p. 8.
Imaginer la peinture 109
47 Comme l’indique W. Drost, Baudelaire se réfère sans doute à la comparaison entre
Delacroix et Hugo que fit Gautier dans son Salon de 1836, pour célébrer l’affinité entre les
deux artistes : « Son style [de Delacroix] est moderne et répond à celui de Victor Hugo
dans les Orientales : c’est la même fougue et le même tempérament. – Le Sardanapale
ressemble singulièrement au Feu du ciel, le Massacre de Scio à la Bataille de Navarin ; les
deux odes sont peintes comme les deux toiles. Une crudité fauve et splendide fait ressor-
tir tous les tons, la touche a l’ardeur furieuse de la phrase. » (Théophile Gautier, Salon de
1836, Ariel, 13 avril 1836, in : Baudelaire, Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix,
op. cit., p. 42 – citation alléguée par W. Drost, « De l’esquisse dans la peinture au
XIXe siècle », loc. cit., p. 4)
48 Antoine Compagnon, Un Été avec Baudelaire, Paris, Éditions des Équateurs / France Inter,
2015, chap. 11 (« Génie et bêtise »), p. 59-63. Dans une lettre envoyée à son éditeur des
Fleurs du mal, Auguste Poulet-Malassis, en janvier 1860, Baudelaire barre une phrase à
propos de Hugo qui lui envoie « des lettres stupides » en s’excusant : « J’efface le mot trop
grossier que je viens d’écrire ». A. Compagnon raconte qu’on peut lire sous les hachures :
« Vraiment il m’emmerde. » (p. 63)
49 Louis Barthou, Autour de Baudelaire. « Le procès des Fleurs du Mal ». « Victor Hugo et
Baudelaire », Paris, Maison du Livre, 1917, p. 44. Cf. plus récemment le livre de Giovanni
Dotoli, Baudelaire – Hugo : rencontres, ruptures, fragments, abîmes, Paris, PU de Paris-
Sorbonne, 2003, qui se range à l’avis de Léon Cellier (Baudelaire et Hugo, Paris, José Corti,
1970) : « en réalité, c’est un débat sur le romantisme, où le disciple reproche au maître ses
égarements vers le fanatisme du progrès » (p. 97).
50 Salon de 1846, p. 90 (art. IV, « Delacroix »). Toutes les citations qui suivent concernent le
raisonnement qu’on trouvera aux pages 91-92.
110 chapitre 2
51 Le Salon de 1846 vise en effet à montrer qu’« il y a une contradiction évidente entre le
romantisme et les œuvres de ses principaux sectaires », que seraient Hugo, Musset,
Lamartine : Baudelaire introduit donc une division au sein du romantisme afin de pou-
voir revendiquer son originalité. Cf. Marcel A. Ruff, Baudelaire, Paris, Hatier, 1966, p. 63 :
« lorsqu’il semble condamner le romantisme, il s’agit seulement de la ‘fausse école’, tandis
que lorsqu’il s’en réclame, c’est de l’ ‘austère filiation’. »
52 Le poète reprend ici un topos de la théorie de l’art qui oppose le talent comme « une dis-
position », une aptitude, au génie, qui est un « don de créer » (Marmontel, art. « Génie »,
in : Éléments de littérature [1787], éd. par Sophie Le Ménahèze, Paris Desjonquères, 2005,
p. 585).
53 Salon de 1845, p. 43 (art. « Leleux frères »).
54 Exposition universelle, p. 238 (chap. I, « Méthode de critique »).
Imaginer la peinture 111
irréprochable, mais qui ne laisse rien à deviner, tant son art est parfait »,
résume M. Ruff55. La maîtrise technique parfaite, mais trop symétrique et
en mal d’imagination de la poésie de V. Hugo le place sur un rang inférieur à
Delacroix.
Ainsi, en faisant l’éloge de la peinture, Baudelaire affirme l’hégémonie de
la poésie lyrique sur les autres arts. Elle seule permet d’atteindre la volupté in-
commensurable de l’art, selon l’idée principale du romantisme qu’il contribue à
définir56. Rappelons que Diderot réservait déjà aux meilleurs peintres le titre
de « poètes », pour situer le génie de l’artiste dans l’emploi de son imagina-
tion. Si le mot « poésie » recouvre chez lui un sens plus large d’invention lit-
téraire – donc non seulement lyrique – il le réserve volontiers aux artistes qui
font preuve d’originalité dans leur œuvre. Par exemple, Deshays est désigné
comme un vrai « poète » par l’imagination et la verve « qui font frissonner »
et produisent un effet de contraste sublime : « C’est celui-là qui avait du feu,
de l’imagination et de la verve ; c’est celui-là qui savait montrer une scène tra-
gique et y jeter de ces incidents qui font frissonner, et faire sortir l’atrocité des
caractères par l’opposition naturelle et bien ménagée des natures innocentes
et douces ; c’est celui-là qui était vraiment poète. »57 La « poésie » du tableau
est donc pour Diderot située dans la partie conceptuelle de l’œuvre, qui com-
prend l’inventio et la façon dont le sujet sera rendu58. Il se situe ici en précur-
seur des romantiques, qui concevront la « poésie » comme « la nature reflétée
dans l’esprit humain » (selon les mots de Th. Thoré), « la nature réfléchie par
un artiste » (Baudelaire) ou « un coin de la création vu à travers un tempéra-
ment » (Zola)59. Gautier soutient des propos similaires quand il décrit l’art de
55 Marcel A. Ruff, Baudelaire, Paris, Hatier, 1966, p. 62. C’est aussi le jugement de Gautier,
selon lequel Hugo est « un maître aux procédés certains », qui « ne faisait cas que de ce
qui était bien écrit » (Théophile Gautier, Honoré de Balzac, Paris, Poulet-Malassis et de
Broise, 1859, p. 10, souligné par Gautier).
56 Wolfgang Drost parle d’une « esthétique nouvelle », dont Théophile Thoré avait déjà,
avant Baudelaire, posé la base dans son Salon de 1844, en affirmant que la poésie « est
le principe de tous les arts, rythmant son, forme ou couleur » (Paris, Alliance des Arts
& Mascana, 1844, p. 3, cité par W. Drost dans « Le point de vue du spectateur », op. cit.,
p. 279).
57 Salon de 1765, p. 331. Pour le rapport entre poésie et peinture, rappelons que Diderot avait
considéré la première comme supérieure à la seconde, pour ce qu’elle répond à la partie
conceptuelle de l’art : « Qu’est-ce que le plus beau faire sans idée ? Le mérite d’un peintre.
Qu’est-ce qu’une belle idée, sans le faire ? Le mérite d’un poète. Ayez d’abord la pensée ;
et vous aurez du style après. » (Diderot, Salon de 1767, p. 766) Cf. chap. I, 1.2, « Le parcours
imaginaire : recréer et inventer ».
58 Cf. supra, I.2 : « Le parcours imaginaire : recréer et inventer ».
59 Citations respectivement de Th. Thoré, Salon de 1844, op. cit., p. 3, Baudelaire, Salon de
1846, « À quoi bon la critique ? » et Émile Zola, Écrits sur l’art, éd. par J.-P. Leduc-Adine,
112 chapitre 2
Paris, Gallimard, p. 125 (« Mon Salon », 1866), cités par W. Drost dans « Le point de vue du
spectateur », loc. cit., p. 279-280.
60 Théophile Gautier, « Eugène Delacroix », in : Salon de 1841, Revue de Paris, 18 avril 1841, in :
Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix, op. cit.,
p. 47-48 (ou dans Théophile Gautier, Critique d’art. Extraits des Salons (1833-1872), éd. par
Marie-Hélène Girard, Paris, Séguier, 1994, p. 166).
61 Le passage cité par W. Drost au début du Salon de 1844 de Th. Thoré est le suivant : « La
poésie, qui est le principe de tous les arts, rythmant son, forme ou couleur, est justement
le contraire de l’imitation. C’est l’invention, l’originalité, c’st le signe manifeste d’une im-
pression particulière. » (op. cit., in : W. Drost, « Le point de vue du spectateur », loc. cit.,
p. 279)
62 Salon de 1859, p. 280 (art. III, « La reine des facultés »).
Imaginer la peinture 113
notamment par Diderot63. Mais il est clair que pour Baudelaire et ses contem-
porains, imitation et réalisme sont confondus.
63 Cf. Roland Mortier, L’Originalité : une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières,
Genève, Droz, 1982, p. 11 : « il serait aussi naïf que ridicule de s’imaginer que l’adhésion à
la théorie millénaire de la mimésis a pu empêcher les grands écrivains d’être originaux
à leur manière. En faisant sa part à l’inventio, la rhétorique classique laissait au créateur
une marge où son génie pouvait se manifester et son originalité se déployer. Ni Dante, ni
Ronsard, ni Racine, ni La Fontaine ne sont des imitateurs serviles ; ce sont des natures
fortes et personnelles qui acceptent de couler leur expression dans des moules éprouvés
par la tradition. »
64 Salon de 1846, p. 80 (art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »). On remarque comment
Baudelaire « construit » le raisonnement en plaçant le poète et l’artiste en une position
antithétique, qui serait difficile à défendre si l’on lisait les écrits de Hugo sur l’art et la poé-
sie. En effet, les deux poètes romantiques partagent bien des intuitions, à commencer par
celle de l’intériorité que Baudelaire refuse ici à Hugo, et que ce dernier revendique pour-
tant ouvertement, comme il ressort notamment de la formule suivante de sa « Préface
de mes œuvres et post-scriptum de ma vie » (vers 1863-1864) : « Chose inouïe, c’est au-
dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. » (Œuvres complètes, vol. Critique, éd. par
Jacques Seebacher et Guy Rosa, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 699)
65 Salon de 1859, p. 280 (chap. III, « La reine des facultés »).
114 chapitre 2
n’est donc plus chez Baudelaire subordonnée à la mémoire, elle est désormais
une faculté autonome et source d’originalité. En tant que suprême faculté
de l’esprit, l’imagination mobilise les autres capacités mentales pour les réu-
nir dans le travail de la création. Celui-ci est compris comme un travail « de
décomposition et de recréation des choses »66 par l’esprit : « Elle décompose
toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles
dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un
monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. »67 La définition de l’imagi-
nation par Baudelaire est généralement considérée comme un tournant dans
la pensée esthétique, pour ce qu’elle attribue à cette faculté non seulement une
puissance autonome, mais surtout une singularité irréductible : c’est « dans le
plus profond de l’âme » que se trouve l’origine de la création.
Il est vrai que pour les philosophes des Lumières, l’imagination se définissait
comme la seule capacité d’organisation des idées dans l’esprit, par la combinai-
son desquelles de nouvelles images pouvaient naître. Toutefois c’est bien dans
cette conception philosophique des Lumières que s’enracine la conception
moderne de l’imagination comme outil d’originalité. En effet, les philosophes
du XVIIIe siècle distinguaient entre deux formes d’imagination : une forme
passive et une forme active, selon les termes de Voltaire dans l’Encyclopédie,
la première étant une imagination qui retrace un objet absent avec vivacité, et
qui n’est autre qu’une forme de mémoire exacerbée ; l’autre étant une imagi-
nation « dans son sens étendu » qui, à l’aide de la raison ou réflexion, est une
faculté de combinaison. Voltaire se base sur les définitions données par l’abbé
de Condillac dans son Traité des sensations (1754) : d’une part, l’imagination
retrace les choses « avec tant de force qu’elles paraissent présentes »68 ; d’autre
part, « si nous joignons à cette faculté la réflexion, ou cette opération qui com-
bine les idées, nous verrons comment [le sujet] pourra se représenter dans un
objet, les qualités qu’elle aura remarquées dans d’autres »69.
Diderot adhère à cette conception « classique » de l’imagination, en rappor-
tant également l’imagination à la mémoire, comme une capacité de l’esprit à
restituer des images à partir de sensations passées, comme il ressort de sa défi-
nition de l’imagination dans les Éléments de physiologie, plutôt traditionnelle :
66 Cf. la note de W. Drost dans son édition du Salon de 1859 de Charles Baudelaire, Paris,
Champion, 2006, p. 99 : Baudelaire aurait puisé l’idée de décomposition-recréation
chez Poe, qui l’aurait trouvée chez Coleridge. Mais, notent W. Drost et U. Riechers, « ap-
paremment, le terme de la décomposition se trouve aussi chez des auteurs français de
l’époque », comme chez Victor Cousin dans son ouvrage Du Vrai, du beau et du bien [1853].
67 Salon de 1859, p. 281 (chap. III, « La reine des facultés »).
68 Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, Paris, Fayard, 1984, p. 29.
69 Ibid., p. 147.
Imaginer la peinture 115
« Faculté de se peindre les objets absents, comme s’ils étaient présents, d’em-
prunter des objets sensibles des images qui servent de comparaison, d’attacher
à un mot abstrait un corps, voilà l’idée que j’ai de l’imagination »70. Toutefois,
l’inventivité dont faisait preuve Diderot dans ses Salons montre qu’il déployait
bien plus qu’une imagination combinatoire devant les tableaux, pour mettre
en œuvre une pratique créative dans son travail de récriture des tableaux71. En
outre, dans les Pensées détachées, il souligne l’importance de l’invention dans
la création : « Quel nom donner à un inventeur ? Le nom d’homme de génie. »72
Diderot confère ici à l’invention un sens fort d’originalité, et s’associe ainsi à la
pensée de Marmontel pour former un chaînon essentiel dans les étapes de la
redéfinition de l’imagination de Voltaire à Baudelaire.
En effet, tout en définissant de manière traditionnelle l’imagination comme
« cette faculté de l’âme qui rend les objets présents à la pensée »73, et en dis-
tinguant deux sens de l’imagination selon un degré d’intensité, Marmontel
rattache explicitement le sens « actif » à la « création » et au génie : « Quand
l’imagination ne fait que retracer les objets qui ont frappé les sens, elle ne
diffère de la mémoire que par la vivacité des couleurs. Quand de l’assemblage
des traits que la mémoire a recueillis, l’imagination compose elle-même des
tableaux dont l’ensemble n’a point de modèle dans la nature, elle devient créa-
trice ; et c’est alors qu’elle appartient au génie. »74 Le lien entre imagination et
originalité créatrice (« point de modèle dans la nature ») est ainsi clairement
posé par Marmontel comme par Diderot, mais il reviendra à Baudelaire de
revendiquer l’autonomie radicale de cette faculté de l’esprit par rapport aux
autres, pour situer l’originalité de la création artistique dans la subjectivité de
l’homme. Car pour Diderot et Marmontel, l’imagination reste ancrée dans la
mémoire, comme une de ses modalités plus actives, tandis que Baudelaire « est
plus radical », comme l’explicite W. Drost : « il n’insiste pas tant sur le rapport
de l’imagination avec la mémoire et le choix des images. Ce qui lui importe,
c’est l’activité créatrice de l’imagination qui a besoin de décomposer le monde
pour en construire un univers poétique »75.
70 Diderot, Éléments de physiologie, éd. par Jean Mayer, Paris, Librairie Marcel Didier, 1964,
p. 250. Cf. Robert Morin, Diderot et l’imagination, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 40.
71 Ce que nombre de ses contemporains lui reprochaient précisément : voir les exemples de
critiques de son imagination « exaltée » qui lui furent adressées dans R. Morin, ibid., p. 12.
72 Diderot, Pensées détachées, p. 1015 (art. « Du goût »).
73 Jean-François Marmontel, art. « Imagination », in : Éléments de littérature, op. cit., p. 651.
74 Ibid.
75 W. Drost et U. Riechers, « Coleridge, Cousin et la décomposition poétique de l’univers »,
in : Charles Baudelaire, Salon de 1859, éd. par Drost et Riechers, op. cit., p. 99.
116 chapitre 2
Pour Baudelaire, la création dans le sens profond du mot, celle qui produit
une œuvre dite originale, est inséparable de ce qu’il appelle le « tempérament »
de l’artiste. En effet, l’art est filtré par l’individualité de l’artiste, or c’est par son
imagination que celui-ci pourra rendre les choses de sa façon propre, selon sa
« spécialité »76. « Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter
le reflet sur les autres esprits », fait dire Baudelaire à son peintre modèle, le
peintre imaginatif, qui s’oppose en tous points aux peintres positivistes, ceux
qui se bornent à « représenter les choses telles qu’elles sont »77. Se trouvent
ainsi récusées la peinture réaliste, mais aussi la photographie, qui apparaît au
temps de Baudelaire comme une nouvelle forme d’art78. À la différence de
Diderot, Baudelaire en effet doit compter avec ce fascinant avatar des progrès
technologiques qui rivalise avec la peinture. Or celle-ci, dans sa modalité ré-
aliste, s’en approche dangereusement : peinture réaliste et photographie ne
donnent à voir qu’une « reproduction exacte de la nature »79, sans la part d’in-
ventivité que produit l’artiste, selon Baudelaire.
Dans l’essai « Le public moderne et la photographie » qui figure au début
du Salon de 1859, Baudelaire condamne ouvertement la photographie, cette
« industrie nouvelle », qui est pour lui aux antipodes de l’art80. Le progrès tech-
nologique n’est qu’une « stupide conspiration » qui confond « l’art avec l’in-
dustrie » : et Baudelaire constate que cette nouvelle industrie forme « le refuge
76 Dans les termes de W. Drost : « l’impression que tout artiste éprouve devant la nature sera
différente pour chacun en fonction de son tempérament, et différente sera par consé-
quent la façon dont il rendra son sujet. C’est bien cette spécialité qui fait l’originalité du
génie de l’artiste. » (« Le point de vue du spectateur », op. cit., p. 279, les italiques sont de
W. Drost)
77 C’est le développement soutenu par Baudelaire à la fin de l’article IV, « Le gouverne-
ment de l’imagination » dans le Salon de 1859, p. 287. Sur la proximité de pensée entre
Baudelaire et Hegel dans cette substitution du moi à la nature, voir W. Drost, « Des affi-
nités de Baudelaire avec l’art et l’esthétique allemands », loc. cit., p. 92-95. Le refus de la
mimèsis au nom d’une « expression du sentiment » est inséparable, chez Hegel égale-
ment, de l’intimité (Innigkeit) en tant que « représentation subjective du monde pour que
l’âme de l’artiste y apparaisse sous forme visible » (p. 94).
78 Le Salon de 1859 comprend pour la première fois une salle dédiée à la photographie,
jouxtant celles exposant la peinture, qui est principalement réaliste (cf. Philippe Ortel,
La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Paris,
Jacqueline Chambon, 2002, p. 111).
79 Salon de 1859, p. 277 (chap. II, « Le public moderne et la photographie »).
80 Comme le note Jérôme Thélot : « [e]ntre poésie et photographie, âpre est la guerre. Elle
n’oppose pas seulement une fresque de Delacroix à une vue de Daguerre, mais plus large-
ment ‘poésie’ à ‘progrès’, imagination de créateur à trouvaille d’ingénieur. […] Nadar, pour
Baudelaire qui s’en effraie, est l’homme-Nadar : ce premier venu de la modernité dont
les performances menacent l’esprit, ce présentateur de produits qu’on prend pour des
œuvres. » (J. Thélot, Baudelaire : violence et poésie, op. cit., p. 255).
Imaginer la peinture 117
de tous les peintres manqués », tous ceux, autrement dit, qui n’ont pas l’ima-
gination assez forte et voyageuse pour « exprimer » ce qu’ils rêvent. Notons
avec Philippe Ortel que la position de Baudelaire n’est toutefois pas sans
ambiguïtés. La condamnation explicite de la photographie accompagne en effet
une fascination indéniable pour cet art nouveau81, et l’on voit que la priorité
accordée à l’imagination n’empêche pas dans sa poésie de tirer « du dispositif
photographique une configuration implicite (un schème imaginaire structu-
rant), réglant en profondeur son rapport au monde et à autrui. »82 Toutefois ce
schème imaginaire structurant n’est opérant pour lui qu’à distance de l’image
perçue, dans le souvenir de celle-ci. Le poète critique ne peut parler de la
photographie ou de la peinture réaliste en étant face à elles, parce qu’elles
empêchent la rêverie de surgir. Il s’agit de les « entrevoir » seulement, « pour
les recomposer ensuite par le souvenir », souligne Ph. Ortel83. Car c’est dans
l’intimité que naît l’imagination, et dans ce que l’image laisse à rêver qu’éclot
le plaisir esthétique.
Baudelaire affirme régulièrement l’importance de rêver : « c’est un bonheur
de rêver, et c’était une gloire d’exprimer ce qu’on rêvait »84. C’est en effet dans
les rêves imaginés par l’artiste, dans « les monstres de [s]a fantaisie », que se
situe l’essence de l’art. « L’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre
que selon ce qu’il voit et ce qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre
nature », affirme en ce sens encore Baudelaire85, et c’est aussi cette nature
81 Ce qui est aussi souligné par W. Drost : « son anathème jeté sur la photographie présente
des incongruences. Car son intérêt permanent pour le portrait photographié est docu-
menté par le nombre considérable de ses portraits faits par Nadar (en 1855, vers 1856,
1860 et vers 1860, 1862), par Carjac (en 1860) et par Charles Neyt en 1864. […] Or, il était
bien capable de détecter les beautés particulières de certaines photographies et il n’a pas
été insensible au ‘charme cruel et surprenant du daguerréotype’ (Quelques caricaturistes
français) » (Drost, « Exposition de photographie », in : Baudelaire, Salon de 1859, éd. de
W. Drost et U. Riechers, op. cit., p. 239) C’est donc le « naturalisme de la photographie »
qui « lui est à contrecœur », au même titre que « la représentation minutieuse de détails
dans les œuvres d’Horace Vernet », résume W. Drost (p. 240) : car la condamnation de
la photographie en tant qu’art intervient dans sa lutte générale « contre toute forme de
mimésis qui ne serait qu’une copie servile de la nature » (p. 239).
82 Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, op. cit., Paris, p. 61. Pour une analyse
du fonctionnement de la technique photographique dans la poésie de Baudelaire, voir
p. 98-101 dans Ph. Ortel. Lui-même renvoie à Jérôme Thélot, « ‘Le rêve d’un curieux’ ou la
photographie comme Fleur du mal », Études photographiques 6 (mai 1999).
83 Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, op. cit., Paris, p. 111.
84 Salon de 1859, p. 279 (chap. II, « Le public moderne et la photographie »). Baudelaire parle
à l’imparfait parce qu’il constate la « décrépitude de l’art » de son temps, emporté par le
positivisme de la photographie ou de l’école réaliste en peinture.
85 Salon de 1859, p. 280 (chap. III, « La reine des facultés).
118 chapitre 2
86 Jean Starobinski, L’Invention de la liberté (1700-1789), Paris, Gallimard, 2006, p. 132.
87 W. Drost, « Des affinités de Baudelaire avec l’art et l’esthétique allemands », loc. cit., p. 94.
Reste à s’interroger sur la disparition de cette « reine des facultés » au XXe siècle, selon la
thèse de Claude-Pierre Pérez dans Les Infortunes de l’imagination. Aventures et avatars
d’un personnage conceptuel de Baudelaire aux postmodernes, Paris, PUV, 2010.
88 Salon de 1846, p. 100 (art. IV, « Delacroix »). Comme le remarquait M. Ruff, il ne manquait
à l’énumération des termes du romantisme (intimité, spiritualité, couleur, aspiration
vers l’infini) « que la mélancolie, qui n’est pas mentionnée dans ce passage, mais qui
appartient aussi à l’art moderne, puisque c’est elle qui fait de Delacroix ‘le vrai peintre du
XIXe siècle’. » (Baudelaire, op. cit., p. 64)
89 Ici encore se mesure toute l’ambivalence du poète envers la modernité à laquelle il adhère
autant qu’il l’abhorre. Selon l’explication d’Antoine Compagnon (Baudelaire : l’irréduc-
tible, Paris, Flammarion, 2014), Baudelaire n’est moderne que dans la mesure où il est an-
timoderne, où il fait preuve d’une résistance au monde moderne tout en y étant engagé.
Imaginer la peinture 119
circulent les brises, les grands jeux d’ombres et de lumière » de ses tableaux90.
La mélancolie est donc inséparable de la partie technique de la peinture, en
tant qu’elle est la réalisation perceptible du tempérament de l’artiste. Elle
est ce que Baudelaire appelait ailleurs, à propos de Delacroix, la « tristesse
sérieuse de son talent ». À l’inverse, les vers de Victor Hugo n’exhalent pas cette
mélancolie : Hugo est « sculptural », dira Baudelaire en 1855, il « a l’œil fermé
à la spiritualité »91. Aussi, si Hugo n’est qu’un adroit ouvrier au lieu d’être un
génie, c’est parce qu’il est trop adroit, c’est que le vrai génie est habité par une
forme d’impuissance qui le tourmente au point que ses œuvres en soient mar-
quées. Baudelaire ne pouvait qu’être sensible à cette atmosphère de tristesse
particulière qui teint les tableaux de Delacroix, et qui serait comme la marque
d’une forme d’impuissance de créer dans l’acte même de création : ce que
nous avions appelé la peinture de la main gauche de l’artiste92, qui rend les
sentiments de l’âme directement sur la toile sans les filtrer par les adresses de
l’apprentissage ni les attentes de l’éducation, et qui contient ce faisant une part
d’échec dans la réalisation de l’œuvre.
La main gauche, celle qui peint dans la crainte de ne pas être capable de
peindre, celle qui crée dans l’impuissance de créer génère donc une mélanco-
lie que le peintre lui-même définissait comme « cette ardeur secrète qui m’en-
traîne toujours vers cette région que je n’atteindrai jamais »93. Elle est donc
élan, désir, tension vivante vers un monde spirituel insaisissable, et sans abou-
tissement possible, car l’œuvre matérielle sera toujours imparfaite en regard de
l’idéal poursuivi94. La mélancolie dériverait donc du désir de l’artiste d’arriver à
rendre dans son œuvre l’idéal qu’il a dans l’esprit, un désir qui l’habite comme
90 Salon de 1846, p. 144 (art. XV, « Du paysage »). Toutefois Robert Kopp a montré dans
son livre Baudelaire : le soleil noir de la modernité (Paris, Gallimard, 2004) qu’aux yeux
de Delacroix, Baudelaire exagérait la mélancolie et la modernité de ces œuvres, ce qui
prouve que la critique de Baudelaire plie volontiers l’art à son propre univers poétique,
comme on le lui a souvent reproché.
91 Exposition universelle, p. 253 (art. III, « Eugène Delacroix »).
92 Cf. notre introduction, « Rompre la ligne », p. 11-12.
93 Eugène Delacroix, « Lettre à Théophile Thoré », 2 mars 1837, in : Lettres de Eugène
Delacroix (1815-1863), éd. par Ph. Burty, Paris, A. Quantin, 1878, p. 139. C’est aussi le sens
donné par Th. Gautier à la mélancolie, quand il écrit dans son Salon de 1840, à propos de
La Justice de Trajan de Delacroix, qu’il est caractérisé « par cette turbulence et cette in-
quiétude fiévreuse […] [où] percent toujours le désir et la volonté d’un plus haut résultat »
(in : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix,
op. cit., p. 42, nous soulignons).
94 Le vide et le manque qui caractérisent la mélancolie comme expérience intime du néga-
tif sont emblématisés par l’image du cygne en cage (Jean Starobinski, La Mélancolie au
miroir, op. cit., p. 68), et se retrouvent dans cette problématique de la création comme
élan, désir et désillusion, impuissance comme par un emprisonnement du réel et du
corps qui s’opposent à l’illimité du spirituel.
120 chapitre 2
La mélancolie dérive d’un mystère intérieur que les femmes secrètes, repliées
sur elles-mêmes, comme malades, laissent transparaître. Une des premières
définitions de l’art moderne est donnée ici par Baudelaire, dès lors que la spiri-
tualité des choses ne consiste pas tant dans le choix du sujet représenté, mais
dans « la manière de sentir » et de rendre les choses senties, en les travaillant
par « la passion tenace bilieuse »97 du génie. Le « mystère de la peinture » ne
peut être expliqué, mais doit être célébré comme l’intimité, la « beauté inté-
rieure » des choses98, qui est ressentie – au sens de subie, comme une souf-
france inéluctable – et rendue visible à la fois.
La spiritualité romantique se comprend alors dans le sens du néologisme
donné par Delacroix, le « surnaturalisme » ; terme qu’il explique dans un
entretien avec Henri Heine que Baudelaire rapporte dans le même chapitre
de son Salon de 1846 : « En fait d’art, je [H. Heine cite Delacroix] suis surna-
turaliste. Je crois que l’artiste ne peut trouver dans la nature tous ses types,
mais que les plus remarquables lui sont révélés dans son âme, comme la sym-
bolique innée d’idées innées, et au même instant. »99 Le surnaturalisme ainsi
défini par Delacroix et Baudelaire, en opposition à la doctrine de l’imitation
dont l’art moderne veut se démarquer, se retrouve également chez Théophile
Gautier. Dans un article qu’il écrit sur Delacroix en 1839, celui-ci condense de
façon exemplaire ce qui devient un lieu commun au siècle romantique, et qui
95 Sur l’inconciliable écart entre l’œuvre et l’idéal, voir Paolo Tortonese, L’Œil de Platon et le
regard romantique, Paris, Kimé, 2006.
96 Salon de 1846, p. 100 (art. IV, « Delacroix »).
97 Ibid., p. 91.
98 Ibid., p. 100.
99 Ibid., p. 92.
Imaginer la peinture 121
Goethe dit quelque part que tout artiste doit porter en lui le microcosme,
c’est-à-dire un petit monde complet d’où il tire la pensée et la forme de
ses œuvres […]. Les artistes qui ont le microcosme, lorsqu’ils veulent pro-
duire, regardent en eux-mêmes et non au-dehors ; ils peuvent très bien
faire une maison d’après un canard, et un singe d’après un arbre. – Ce
sont les vrais poètes, dans le sens grec du mot, ceux qui créent, ceux qui
font : les autres ne sont que des imitateurs et des copistes100.
Mais enfin, monsieur, direz-vous sans doute, quel est donc ce je ne sais
quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux
traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve,
c’est les nerfs, c’est l’âme ; et il a fait cela, – observez-le bien, – monsieur,
sans autres moyens que le contour et la couleur ; il l’a mieux fait que pas
un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur
d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné103.
Ainsi est défini par l’entremise de Delacroix le propre de l’idéal selon Baudelaire,
comme ce qui relève éminemment de l’individuel. « L’art, de même que le rêve,
naît des profondeurs les plus obscures de l’âme », résume R. Galand104 : nulle-
ment abstraction platonicienne ni poncif, l’idéal désigne chez Baudelaire la
100 Théophile Gautier, « Eugène Delacroix » (La Presse, 4 avril 1839), in : Théophile Gautier,
Critique d’art, anth. établie par Marie-Hélène Girard, Paris, Séguier, 1994, p. 161.
101 Salon de 1859, p. 280 (art. III, « La reine des facultés »).
102 Salon de 1846, p. 93 (art. IV, « Delacroix »).
103 L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 404.
104 René Galand, Baudelaire : poétiques et poésie, Paris, Nizet, 1969, p. 153.
122 chapitre 2
ni noir ni blanc ; pas deux tons qui se ressemblent, et cependant le plus parfait
accord. »109 L’harmonie de la couleur est célébrée par le philosophe pour sa
capacité à produire l’illusion de vie : « Rien dans un tableau n’appelle comme
la couleur vraie. Elle parle à l’ignorant comme au savant. Un demi-connais-
seur passera, sans s’arrêter, devant un chef-d’œuvre de dessin, d’expression, de
composition ; l’œil n’a jamais négligé le coloriste »110. Il se souvient sans doute
de l’anecdote rapportée par Roger de Piles lorsqu’il écrit dans son Salon de 1767
qu’un grand coloriste comme Rembrandt, Titien, Rubens ou Van Dyck « vous
appelle de loin », alors qu’on passerait devant les peintures de Raphaël sans les
voir111. Mais la séduction des couleurs tient à leur accord, affirme Diderot : le
grand coloriste est « celui qui a su accorder son tableau »112, répète-t-il en effet
à l’envi, et surtout devant les tableaux de Chardin.
Or, on remarque que Chardin est pour Diderot « celui-là qui ne connaît
guère de couleurs amies, de couleurs ennemies », car il a le don d’unir « les
disparates des êtres »113, c’est-à-dire d’accorder les couleurs et les objets
les plus divers : « On conviendra que des grains de raisin séparés, un macaron,
des pommes d’api isolées ne sont favorables ni de formes ni de couleurs ; cepen-
dant qu’on voie le tableau de Chardin. »114 Ainsi, le recours aux termes d’har-
monie, de tons, d’accord de couleurs qu’ont en commun Diderot et Baudelaire
pour louer l’effet visuel dans les tableaux se réclame d’un « disparate » de
tons et d’objets auquel Diderot était déjà sensible, parce qu’il déroute l’œil du
spectateur et confère ainsi à l’œuvre un plus puissant effet.
Est-ce alors par hasard que le philosophe appréciait tout particulièrement
Chardin, et le poète, Delacroix ? On a souvent souligné, en effet, que les deux
peintres ont une technique très similaire : « Tous deux, évitant la fonte des
tons, juxtaposent sans les mélanger des touches de couleur presque pure et
indiquent les reflets de lumière même dans l’ombre », explique G. May115.
Diderot décrit en effet les prodigieux accords de tons que Chardin parvient à
rendre avec un « faire rude et comme heurté »116, car la technique du peintre
consiste à produire un effet harmonique par la juxtaposition, sans les mélan-
ger, de touches de couleurs différentes. Baudelaire rejoint Diderot dans son
admiration du disparate des couleur en peinture, qu’il explicite de la façon sui-
vante dans L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix : « il est bon que les touches [de
couleur] ne soient pas matériellement fondues ; elle se fondent naturellement
à une distance voulue par la loi sympathique qui les a associées. La couleur
obtient ainsi plus d’énergie et de fraîcheur. »117
L’éloge du disparate des couleurs ressort également du commentaire
oxymorique qu’émet Baudelaire à propos du Sultan du Maroc de Delacroix :
« Fit-on jamais chanter sur une toile de plus capricieuses mélodies ? un des
plus prodigieux accord de tons nouveaux, inconnus, délicats, charmants ? »118
Le terme de « capricieux », qui fait écho à celui de « coquetterie » employé plus
tôt, et les tons « nouveaux, inconnus » désignent l’appréciation du disparate, de
« cet hymne compliqué » qu’est la couleur dont la « variété sort de l’infini »119.
Ce n’est pas seulement le surprenant, l’inédit qui est évoqué dans le sujet,
mais aussi la diversité des tons (c’est le sens du mot « capricieux »), ainsi que
l’irrégularité des lignes qui provoquent un effet de rupture dans l’harmonie de
l’œuvre. Baudelaire pas plus que Diderot n’aime la bigarrure (les « papillotages »
et les « crudités » du pinceau sont condamnés120), mais tous deux abhorrent
autant la régularité et la monotonie dans les « protocoles » des peintres qui
pratiquent « un petit technique facile et borné ». Le mérite des grands peintres,
souligne Diderot à propos de Vernet et de Chardin, est que « leur intrépide
115 Gita May, Diderot et Baudelaire, op. cit., p. 158. G. May rapproche ce passage de Baudelaire
des propos suivants de Diderot : « l’harmonie d’une composition sera d’autant plus
durable que le peintre aura été plus sûr de l’effet de son pinceau, aura touché plus fière-
ment, plus librement, aura moins remanié, tourmenté sa couleur, l’aura employée plus
simple et plus franche. » (Essais sur la peinture, p. 474)
116 Diderot, Salon de 1761, p. 218 (art. « Chardin ») : « C’est toujours une imitation très fidèle
de la nature, avec le faire qui lui est propre ; un faire rude et comme heurté ». Et dans le
Salon de 1765, p. 349 (art. « Chardin », n° 49, « Une corbeille de raisins ») : « Le faire de
Chardin est particulier. Il a de commun avec la manière heurtée que de près on ne sait
ce que c’est, et qu’à mesure qu’on s’éloigne l’objet se crée et finit par être celui de la nature ;
quelquefois aussi il vous plaît également de près et de loin. »
117 Baudelaire, L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, p. 409.
118 Salon de 1845, p. 17 (art. « Delacroix »).
119 Salon de 1846, p. 83 (art. III, « De la couleur »).
120 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, p. 409.
Imaginer la peinture 125
121 Essais sur la peinture, p. 476 (chap. II, « Mes petites idées sur la couleur »).
122 Gita May, Diderot et Baudelaire, op. cit., p. 164.
123 Baudelaire, « Lettre à Wagner », in : Critique musicale, p. 681 et 682. L’essai Richard Wagner
et « Tannhäuser » à Paris, qui sera publié en 1761, est largement inspiré de cette lettre.
124 Salon de 1845, p. 14 (art. « Delacroix »).
125 « Théophile Gautier », L’Artiste, 13 mars 1859, cité par S. Thorel, Le Nadir de la grâce, op. cit.,
p. 145.
126 chapitre 2
132 « L’émotion poétique, réglée par le rythme des sons et des images, s’est déroulée en nous
comme une danse intérieure, chaque mouvement se liait aux autres pour le suivre ou le
balancer » (Jean Prévost, Baudelaire. Essai sur la création et l’inspiration poétiques, Paris,
Mercure de France, 1971, p. 284).
133 En ce sens, cette esthétique de la rupture s’oppose à l’esthétique classique telle que
la théorisa notamment Hogarth qui, tout en affirmant l’importance de la variété dans la
création de la beauté (au chap. 2), tente de la ramener au principe de convenance (qu’il
avait pris soin de poser dans le 1er chapitre de l’Analyse de la beauté (op. cit.).
134 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, p. 413.
135 « Les purs dessinateurs sont des philosophes et des abstracteurs de quintessence. Les
coloristes sont des poètes épiques » (Salon de 1846, p. 86, art. III, « De la couleur »).
136 Ibid., p. 94 (art. IV, « Delacroix »). Et au début du même Salon, il écrit : « Vous ignorez à
quelle dose la nature a mêlé dans chaque esprit le goût de la ligne et le goût de la couleur,
et par quels mystérieux procédés elle opère cette fusion, dont le résultat est un tableau. »
(p. 78, art. I, « À quoi bon la critique ? »)
137 L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 413.
128 chapitre 2
des lumières. Et cette appréciation aboutit à une antithèse, car quand la varié-
té des tons est harmonieuse, l’effet d’ensemble du tableau en devient « gris ».
Ainsi, le Sultan du Maroc est un tableau « si harmonieux, malgré la splendeur
des tons, qu’il en est gris – gris comme la nature – gris comme l’atmosphère
de l’été, quand le soleil étend comme un crépuscule de poussière tremblante
sur chaque objet »138. De même la Madeleine est peinte en tons « très doux
et modérés » dont « l’aspect est presque gris, mais d’une harmonie parfaite ».
Dans le chapitre sur la couleur du Salon de 1846, Baudelaire expliquera que
l’apparence grise des objets est un condensé de toutes les couleurs, comme
celui de l’effet d’un toton coloré dont la vitesse des tours fait fondre les distinc-
tions : « la nature ressemble à un toton qui, mû par une vitesse accélérée, nous
apparaît gris, bien qu’il résume en lui toutes les couleurs. »139 L’explosion des
couleurs de Delacroix a pour effet qu’elles deviennent indiscernables, produi-
sant « un résultat général crépusculaire »140. Ainsi, le tableau achevé se profile
comme une image profonde et incomplète, comme un tableau en puissance de
couleur.
Cette indiscernable variété qui constitue la puissance de la couleur d’un
tableau avait déjà été remarquée par Diderot, lui permettant de rapprocher la
peinture de la musique dans un passage remarquable de l’article « Sensation »
de l’Encyclopédie : « Toute sensation, celle du ton, par exemple, ou de la lu-
mière en général, quelque simple, quelque indivisible qu’elle nous paraisse, est
un composé d’idées, est un assemblage ou amas de petites perceptions qui se
suivent dans notre âme si rapidement, et dont chacune s’y arrête si peu, ou qui
s’y présentent à la fois en si grand nombre, que l’âme ne pouvant les distinguer
l’une de l’autre, n’a de ce composé qu’une seule perception très confuse, par
égard aux petites parties ou perceptions qui forment ce composé »141. Ainsi,
pour le philosophe comme pour le poète, la vivacité d’une impression tient
toujours au fait qu’elle est constituée d’une richesse de stimuli, imperceptibles
mais qui n’échappent pas à la sensibilité du spectateur. « Mon ami, les ombres
ont aussi leurs couleurs », écrivait Diderot142, comme pour indiquer que l’œil
peut y rêver à des images infinies.
143 Salon de 1846, p. 83 (art. III, « De la couleur »). Comme le note Claude Pichois (p. 526),
Baudelaire cite un passage des Contes et fantaisies de Hoffmann, traduits par Loève-
Veimars, Renduel, t. XIX, 1832, p. 45-46 (le texte a été repéré par Jean Pommier, Dans les
Chemins de Baudelaire, Paris, José Corti, 1945, p. 304).
144 Intuition qui reçoit sa forme poétique la plus pure dans le poème « Correspondances »
dans Les Fleurs du mal (IV, Spleen et idéal, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 62-63).
145 Exposition universelle, p. 256 (art. III, « Eugène Delacroix »).
146 De même que, comme l’a montré P. Labarthe, les Petits Poèmes en prose sont « le lieu où,
dans un battement constant entre veine lyrique et veine critique, les dualismes s’exas-
pèrent, voire se radicalisent : rêve / réalité ; Dieu / Satan ; ‘horreur de la vie’ / ‘extase de la
vie ; mysticité / sadisme ; envol / chute ; ‘surnaturalisme’ / ‘ironie’. L’unité paradoxale du
130 chapitre 2
recueil réside dans l’omniprésence d’une telle tension » (Patrick Labarthe commente les
Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 43).
147 Baudelaire, [Exposition Martinet], article non titré qui a paru dans la Revue anecdotique
de la première quinzaine de janvier 1862, p. 393.
148 Par exemple, dans « Le mauvais moine » (poème IX des Fleurs du mal), l’antithèse entre
le bon moine et le mauvais est rendue graphiquement par un tiret au v. 9, qui rend visible
l’opposition sans conciliation possible (Les Fleurs du mal, op. cit., p. 66-67).
Imaginer la peinture 131
étude sur Delacroix, et en reprenant des propos de Liszt, Baudelaire écrit que
le peintre, grand admirateur de Chopin, « aimait à tomber en profonde rêve-
rie aux sons de cette musique légère et passionnée qui ressemble à un bril-
lant oiseau voltigeant sur les horreurs d’un gouffre »149. L’antithèse entre le
vol aérien et la chute dans le gouffre caractérise la force de la musique pour
inciter à la rêverie. De même, il faut en peinture faire abstraction du sujet
perçu pour recevoir mieux, grâce au jeu contrasté des couleurs et des lignes,
l’impression pénétrante qui pousse à la rêverie. Ainsi du tableau des Croisés
de Delacroix, « si profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son
harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer ! Tout y est tumultueux
et tranquille »150. L’antithèse de la langue répond aux contrastes formels et
thématiques de la peinture (le ciel et la mer, le tumultueux et le tranquille)
qui permettent de faire éclore « l’aspiration vers l’infini », un infini rêvé ou
imaginé entièrement dans la conjonction des contraires, comme un espace
entre-deux – entre le ciel et la mer, mais la mer est ciel et le ciel est mer de
sorte que cet espace même n’est pas délimitable, discernable. L’imagination
éclot donc dans l’indétermination des contours percevables qui génèrent un
imprécis langagier où la rêverie poétique se met en place. Celle d’un lecteur
que Baudelaire ne cesse d’inciter à rêver avec lui des images que son imagina-
tion a recréées.
Dans sa notice sur Victor Hugo qu’il écrit pour l’anthologie d’Eugène Crépet
en 1861, Baudelaire s’interroge : « Comment le père un a-t-il pu engendrer la
dualité et s’est-il enfin métamorphosé en une population innombrable de
nombres ? Mystère ! » L’infini et l’éternel sont un « innombrable », avance
A. Compagnon, et ce mystère aura fasciné le poète : « Baudelaire s’interroge
sur la création comme génération du multiple à partir de l’un, comme foison-
nement d’une ‘population innombrable de nombres’ »151. Ainsi, entre les deux
pôles de la dualité du monde, entre l’un et l’infini, l’ordre et la discorde, se situe
le monde, ce fouillis sans ordre et sans nombre, qui est tour à tour vagabondage
et extravagance, anonymat et sujet, ivresse de l’esprit et du crayon et mélanco-
lie, bref, qui est constitué d’écarts dans lequel le flâneur déambule et se perd152.
Le sentiment d’infini dans le monde génère une poétique de l’éclatement dans
l’éclat même des mots. « Jusqu’au bout, ‘crispé comme un extravagant’, dans la
yeux d’un historien d’art comme Daniel Ternois, connaisseur d’Ingres, les
écrits sur l’art de Baudelaire « nous aident à mieux comprendre Baudelaire,
mais il n’est pas sûr qu’ils nous aident à mieux connaître la peinture française
du XIXe siècle. »157 L’historien affirme, à juste titre d’ailleurs, que la critique
de Baudelaire « reste assez littéraire » : « Il apparaît clairement que Baudelaire
s’intéresse plus à l’expression, à l’âme de l’artiste, qu’aux qualités formelles de
sa peinture. Sa critique reste assez littéraire. Si intuitive, si géniale qu’elle soit,
elle n’est pas infaillible comme on a trop tendance à le croire. » On se sou-
viendra aussi de l’invective de Van Gogh à propos de Baudelaire, rappelée par
Antoine Compagnon : « Baudelaire, qu’il taise son bec sur ce territoire, c’est des
mots sonores, et puis d’un creux. Qu’il nous fiche la paix quand nous parlons
peinture »158.
Comme le souligne Claude Pichois159, un fait historique semble donner
raison à cette réticence de certains critiques vis-à-vis de l’autorité conférée à
Baudelaire en matière de peinture : le fait que le développement du réalisme
en peinture ait complètement échappé au poète, en partie aveuglé par son
admiration extrême pour Delacroix. La conséquence est de taille : les Salons
de Baudelaire sont marqués par un déséquilibre notable entre abondance
et silence. En effet, on note une sur-présence de Delacroix dans les dévelop-
pements sur la peinture, qui contraste avec un surprenant silence entourant
les productions des peintres réalistes, Manet et Courbet en particulier, qui
sont peu mentionnés malgré le fait qu’ils étaient proches de Baudelaire, et
que d’autres critiques contemporains, comme Champfleury ou Zola, avaient
ouvertement célébré leurs mérites. Toutefois ce n’est pas à partir de la peinture
de ses amis, mais à partir de celle de Delacroix, qui ne l’admit jamais parmi ses
intimes, que Baudelaire développera ses idées les plus profondes.
Si l’art ne consiste pas dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais
dans « la manière de sentir »160, alors Delacroix est bien « le vrai peintre du
XIXe siècle »161 pour Baudelaire, celui qui donne à l’art moderne sa teinte
d’intimité, spiritualité, couleur et aspiration vers l’infini. Toutefois, il s’accorde
mal avec l’exigence d’actualité que Baudelaire comprend dans sa définition
du beau artistique, notamment lorsqu’il affirme à la même page du Salon de
1846 : « Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle
157 « Baudelaire et l’ingrisme », French 19th-Century Painting and Literature, éd. Ulrich Finke,
Manchester UP, 1972, p. 37.
158 Lettre de Vincent Van Gogh à Émile Bernard en 1888, cité par Antoine Compagnon dans
Un Été avec Baudelaire, op. cit., p. 87.
159 Claude Pichois, « Notice », in : Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 486-487.
160 Salon de 1846, p. 81 et 80 (art. II, « Qu’est-ce que le romantisme ? »).
161 Ibid., p. 100 (art. IV, « Delacroix »).
134 chapitre 2
162 Armand Moss, Baudelaire et Delacroix, Paris, Nizet, 1973, p. 67 : « Ce grand bourgeois est
donc conservateur, se veut conservateur ; dans son atelier – si être conservateur en pein-
ture veut dire respecter la grande tradition – et conservateur aussi bien dans les salons.
[…] La liberté que Delacroix glorifiait était la liberté de peindre en paix ». Moss s’appuie
sur une remarque de Victor Hugo, selon lequel le peintre, « révolutionnaire dans son ate-
lier », « était conservateur dans les salons, reniait toute solidarité avec les idées nouvelles,
désavouait l’insurrection littéraire et préférait la tragédie au drame » (cité p. 66, sans
référence).
163 Claude Pichois, « Notice », loc. cit., p. 486-487. Plusieurs critiques ont souligné ce pro-
blème, comme le rappelle aussi Julien Cain : « L’amour exclusif que Baudelaire porte à
Delacroix et à ce qu’il a appelé son ‘surnaturalisme’, l’a rendu injuste, et dans une cer-
taine mesure aveugle, devant des peintres comme Courbet, Corot, Th. Rousseau, Millet. »
(« Introduction », in : Curiosités esthétiques, op. cit., p. 22)
164 Wolfgang Drost, « ‘Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art’ : Baudelaire
et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de Manet », Cahiers d’Histoire des
Littératures Romanes /Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 38 (2014), p. 93-114.
Imaginer la peinture 135
coulisses. […] Il y a donc une contradiction qu’il serait bon de pouvoir expli-
quer : comment se fait-il que Baudelaire ne s’engage pas pour la modernité qui
s’élabore dans la peinture contemporaine tout en esquissant en même temps,
dans ses pages sur Constantin Guys, un concept de modernité qui a fait date
jusqu’à nos jours ? Pourquoi ce silence ? »165
Le silence de Baudelaire à l’égard de Delacroix dans Le Peintre de la vie
moderne se double donc de celui à l’égard de Courbet et de Manet, et ce non seu-
lement dans cet essai mais dans l’ensemble des pages de sa critique picturale.
Ce silence est d’autant plus surprenant lorsqu’on se rappelle l’influence décisive
qu’eurent ces peintres dans le développement de la peinture vers un tournant
impressionniste à partir des années 1860 – au moment même où Baudelaire
rédige Le Peintre de la vie moderne. Comme le rappelle James H. Rubin, le
style pictural de Courbet et de Manet dans les années 1860 comportait un
double défi que le mot « impressionnisme » exprimera parfaitement plus tard :
« Partant de l’observation du monde contemporain qui les entourait, tout en
affichant une vision neuve et personnelle grâce à une technique d’exécution
fortement opposée aux recettes traditionnelles, ces peintres avaient réussi non
seulement à mettre en évidence, mais aussi à épouser et à célébrer la dualité
implicite dans toute œuvre d’art entre la représentation du réel et l’expression
artistique. »166
Inexplicable silence de Baudelaire donc, que l’impressionnisme naissant
n’aurait dû qu’enchanter, lui qui appréciait particulièrement les dessins de
Hamlet de Delacroix pour leur « indécision charmante »167, comme la tech-
nique de l’eau-forte pour ce qu’elle « se rapproche le plus de l’expression
littéraire »168, comme si la sobriété de l’exécution multipliait les effets ressen-
tis. Car ce que Baudelaire admire le plus en peinture, c’est l’imprécision, voire
l’imperfection artisanale de la facture picturale livrée sous forme d’esquisse, de
sorte que la fugacité de la ligne dans les dessins de Guys sont célébrés de ma-
nière oximorique comme des « ébauches parfaites »169. C’est ainsi « l’inachevé
165 W. Drost, ibid., p. 95. Cf. aussi M. Draguet, « Présentation », op. cit., p. 63-68.
166 James H. Rubin, « Introduction. L’impressionnisme et le régime du visuel », in :
Impressionnisme et littérature, éd. par Gérard Gengembre, Yvan Leclerc et Florence
Naugrette, PU de Rouen et du Havre, 2012, p. 7.
167 Salon de 1845, p. 16 (art. « Delacroix »).
168 Baudelaire, L’Eau-forte est à la mode, p. 396.
169 Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, art. V, « L’art mnémonique », p. 360, à propos de
la méthode de C. G. : « Elle a cet incomparable avantage, qu’à n’importe quel point de
son progrès, chaque dessin a l’air suffisamment fini ; vous nommerez cela une ébauche
si vous voulez, mais ébauche parfaite. » Baudelaire s’oppose sur ce point à Théophile
Gautier, qui « rêve de la perfection de la forme comme expression de l’idéal », comme
le note Wolfgang Drost, « De l’esquisse dans la peinture au XIXe siècle », loc. cit., p. 3.
136 chapitre 2
impressionniste »170 qui est célébré dans la peinture autant que pratiqué dans
l’écriture par Baudelaire.
À ce paradoxe dans les écrits de Baudelaire, qui n’aura pas célébré l’art
impressionniste naissant alors qu’il est pourtant à la recherche de la manière
dont l’art répond à l’expression libre du moi, Wolfgang Drost donne une
explication plausible. En effet, c’est principalement par le genre du paysage
que l’impressionnisme se met en place graduellement, or Baudelaire se sen-
tait nettement moins attiré par ce genre, puisqu’il recherche les œuvres où le
tempérament de l’artiste transparaît nettement. C’est cette « exigence baude-
lairienne » de la substitution de la nature par le « Moi » qui est pour W. Drost
« la raison pour laquelle il critique tous ceux qui préparent l’avènement de
l’impressionnisme. Bien entendu, Baudelaire était assez connaisseur pour
reconnaître des maîtres comme Corot, Daubigny ou Théodore Rousseau. Mais
il ressentait trop peu d’amour pour la peinture de paysage pour en entrevoir
l’importance grandissante. »171
Toutefois, le silence de Baudelaire est d’autant plus remarquable en 1863,
lorsqu’éclate la controverse autour du Déjeuner sur l’herbe et que le jeune
peintre aurait pu bénéficier du soutien du poète. Zola prendra la plume pour
défendre les nouvelles aspirations artistiques défendues par Manet et ses amis
du Salon des Refusés – Salon qui parfois même refuse leurs productions, comme
c’était d’abord le cas du Déjeuner sur l’herbe. Mais Baudelaire, lui, se tait. Une
lettre à Manet datant du 11 mai 1863 est souvent citée pour alléguer son rejet
brutal de la nouvelle peinture pratiquée par les jeunes peintres modernistes,
Notons toutefois que dans son appréciation inaltérable pour Delacroix, Gautier concède
que « la masse de ses œuvres a imposé silence aux critiques de détail » (Exposition de 1859,
in : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Correspondances esthétiques sur Delacroix,
op. cit., p. 109). Dans une appréciation très diderotienne de la peinture, le critique recon-
naît qu’une force d’impression découle de l’inachevé des contours, comme il ressort de
son compte rendu du Christ descendu au tombeau : « Pour l’amateur que charment sur-
tout le poli d’une casserole, le détail d’un balai, la cassure d’une robe en satin, ce tableau
doit paraître un informe barbouillage ; pour l’artiste il est complet ; le fini le plus extrême
n’y ajouterait rien, et peut-être y ôterait. Les figures ont des mouvements si vrais, si dra-
matiques, si passionnés, dans leur savant négligence ; elles font si bien ce qu’elles font,
que l’imagination les achève, quoique souvent elles soient à moitié perdues dans l’ombre
et à peine indiquées en cinq ou six touches grossières : le geste fait supposer le bras et le
regard remplace l’œil. » (ibid., p. 111)
170 Cf. Gita May, Diderot et Baudelaire, op. cit., p. 106 : « L’inachevé impressionniste, avec son
effet tremblant mais intensément vivant, est donc souhaitable tant dans une composition
que dans la description de cette composition ». Notons avec W. Drost que le mot « impres-
sion » figure neuf fois dans le Salon de 1859, pour évoquer le lien entre l’effet d’une œuvre
d’art et son impression sur le spectateur (« Le point de vue du spectateur », loc. cit., p. 282).
171 « Des affinités de Baudelaire et l’esthétique allemands », op. cit., p. 95.
Imaginer la peinture 137
172 Cité par Claude Pichois, « Notice », loc. cit., p. 486. A. Compagnon propose une inter-
prétation atténuée de cette invective de Baudelaire, qui serait moins insultante pour le
peintre ami : l’art étant promis à la décrépitude, celui de Manet n’en serait que le début,
pas plus ni moins mal donc que celui des autres (Un été avec Baudelaire, op. cit., chap. 16,
« Manet »). Cela n’implique néanmoins pas pour autant une défense explicite de l’art de
Manet …
173 Baudelaire à propos de Courbet dans l’Exposition universelle, p. 245-246.
174 W. Drost, « Le Salon de 1859, un manifeste anti-réaliste », in : Baudelaire, Salon de 1859, éd.
de W. Drost et U. Riechers, op. cit., p. 84.
175 M. Draguet, « Présentation », op. cit., p. 53. À l’inverse, Baudelaire aurait peut-être influen-
cé Courbet avec sa défense de l’habit noir dans le Salon de 1846 (c’est l’hypothèse proposée
par Yoshio Abé dans « Un Enterrement à Ornans et l’habit noir baudelairien », Études de
Langue et Littérature Françaises, Tokyo, 1962, p. 35-37, comme le note W. Drost dans « Le
Salon de 1859, un manifeste anti-réaliste », loc. cit., p. 85).
176 M. Draguet, « Présentation », op. cit., p. 52. L’allégorie classique relevait d’un code icono-
graphique qu’on pouvait déchiffrer : il était donné comme une signification apriorique
de la forme artistique. L’allégorie baudelairienne par contre « ne s’organise pas dans
cette mise à distance inhérente à l’objectivation, mais dans un jeu d’identification par
projections affectives. L’allégorie a donc perdu sa stabilité classique. Elle appartient à un
138 chapitre 2
C’est donc à son grand dam que Baudelaire se voit accusé de « réa-
lisme » lors du procès des Fleurs du mal en 1757. « Baudelaire et Manet se
trouvaient confrontés à une même hostilité du grand public. Les reproches
que l’on avait faits à Baudelaire durant le procès de Fleurs du mal ressem-
blaient à ceux qu’on adressait au peintre », note W. Drost177. Il explique que les
reproches d’immoralisme adressés par l’opinion publique au poète et au peintre
« réalistes » cachent toutefois une divergence esthétique fondamentale. Les
figures de Manet excluraient la communion intime, spirituelle ou sensuelle
avec le spectateur – telle que la préconise Baudelaire – par leur aspect « mo-
numental ». Ainsi, dans l’Olympia, « [l]e froid regard de la jeune femme n’est
pas apte à ouvrir une communication et moins encore à inviter à une douce
volupté imaginaire. »178 La peinture de Manet n’est pas « poétique »179 comme
l’est celle de Delacroix : elle n’ouvre pas aux horizons d’un monde transcendant
à l’œuvre que l’imagination du spectateur pourrait habiter. Il est constant que
dans sa critique d’art, Baudelaire préconise la peinture qui génère la rêverie,
conformément à la déclaration dans l’Exposition universelle selon laquelle il
n’apprécie un tableau que pour les idées ou les rêveries qu’il engendre180. C’est
pourquoi il préfère « la beauté surnaturelle des paysages de Delacroix » contre
les paysagistes trop réalistes ou stylisés de Théodore Rousseau, Daubigny, Corot,
dont l’œuvre a pour défaut de « naît[re] d’un amour aveugle de la nature, de
rien que la nature ». Il aime les compositions « amoureusement poétiques » de
Paul Huet, demeuré fidèle au romantisme, ou celles d’Eugène Boudin qui, lui, a
su « s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la
nature présente »181, en les rendant dans ses œuvres par des détails suggestifs,
qui permettent le « déploiement d’associations dans l’esprit du spectateur »182.
univers mouvant à l’intérieur duquel elle s’offre comme un lieu ouvert au sens. Celui-ci
n’est jamais formulé de façon définitive. Il est simplement esquissé pour accueillir une
signification que chacun pourra y loger. » Voir Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition
de l’allégorie, Genève, Droz, 1999.
177 Wolfgang Drost, « Baudelaire et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de
Manet », loc. cit., p. 101.
178 W. Drost, ibid., p. 104.
179 Dans le Salon de 1846, Baudelaire précise que la poésie « doit venir à l’insu de l’artiste », et
que la peinture « ne ressemble à la poésie qu’autant que celle-ci éveille dans le lecteur des
idées de peinture » (art. XIII « De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment », p. 134).
180 Exposition universelle, art. I, « Méthode de critique », p. 239.
181 Julien Cain, « Introduction », op. cit., p. 22-23. J. Cain cite les notes écrites en Belgique sous
le titre de Grossièreté de l’art de Baudelaire : « Philosophie de notre ami Courbet, l’em-
poisonneur intéressé (ne peindre que ce qu’on voit, donc vous ne peindrez que ce que je
vois) ».
182 Wolfgang Drost, « Baudelaire et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de
Manet », loc. cit., p. 105.
Imaginer la peinture 139
Qu’est-ce que la beauté ? Dans ses écrits sur l’art, dans sa poésie, dans les tour-
ments de sa vie, sans cesse Baudelaire s’interroge sur cette énigme essentielle
de la beauté comme source d’émotion. Dans ses textes sur l’art, on trouve trois
temps de définition du beau, trois formulations distinctes qui témoignent
d’une recherche, comme d’une lutte, pour arriver à penser l’essence de la beau-
té de l’art. La première définition apparaît dans le Salon de 1846, et nous la
retrouvons plus développée dans Le Peintre de la vie moderne en 1863. Mais en
1855, dans le compte rendu de l’Exposition universelle, Baudelaire donne une
toute autre caractérisation du beau qui pourrait valoir comme un hapax dans
ses écrits, si ce n’est que les termes de la définition, le beau comme « bizarre »,
reviennent aussi ailleurs sous sa plume. Nous considérons ici d’abord les
définitions de 1846 et de 1863 du beau comme « transitoire et absolu » à la fois,
avant d’aborder celle du beau comme « bizarre » donnée en 1855. Comme on
le verra, c’est celle-ci qui permettra à la fois d’éclairer la première définition du
beau, et de comprendre le sens de la poétique de l’éclatement dans l’esthétique
baudelairienne comme une brisure de l’idéal.
189 Jérôme Solal, « Postface », in : Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Paris, Les
Mille et une Nuits, 2010, p. 85.
Imaginer la peinture 141
avait été mis en chantier depuis 1843, et les développements du Salon de 1846
peuvent dès lors être considérés comme une des ébauches préparatoires de
ce grand essai sur l’art que Baudelaire projetait d’écrire dès sa jeunesse. Nous
présentons ici la définition dualiste du beau qu’il développe dans ces deux
textes.
Dans le Salon de 1846, après avoir affirmé qu’il est plus facile pour les
artistes-peintres de représenter le passé (« la tâche est plus facile, et la paresse
y trouvait son compte »190), Baudelaire établit que la représentation de « la
grande tradition » n’est rien d’autre que la représentation ordinaire et accou-
tumée de la vie ancienne. En répétant l’énoncé qu’il écrivit au début du même
Salon : « Puisque tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous
avons inévitablement la nôtre », Baudelaire plaide ici en faveur de la représen-
tation artistique d’une actualité du beau, contre la tradition picturale qui pri-
vilégie la représentation des époques passées et révolues. Aussi, se détournant
du passé et délaissant la majesté des modèles antiques, le véritable artiste
moderne doit observer le monde qu’il habite et tâcher de représenter le pré-
sent, en cernant « la beauté particulière, la beauté des circonstances et le
trait des mœurs »191 de ses contemporains. Car il y a pour Baudelaire un beau
moderne : un sublime dans l’actualité192, dans le propre d’une époque, qu’il
incombe à l’art de représenter et qu’il affirme de la façon suivante dans Le
Peintre de la vie moderne : « Le plaisir que nous retirons de la représentation
du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi
à sa qualité essentielle de présent. »193
Mais dès le Salon de 1846, Baudelaire entend la modernité dans une dualité
constitutive, dont l’actualité n’est qu’un des pôles. Sa définition de la beauté y
trouve une première formulation :
190 Salon de 1846, p. 153 (chap. XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne »). Toutes les citations
qui suivent sont tirées de ce chapitre aux pages 153-156.
191 Le Peintre de la vie moderne, p. 343 (chap. I, « Le beau, la mode et le bonheur »).
192 « [N]otre époque n’est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes » (Salon
de 1846, p. 153, chap. XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne »).
193 Le Peintre de la vie moderne, p. 345 (chap. I, « Le beau, la mode et le bonheur »).
194 Salon de 1846, p. 153 (chap. XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne »).
142 chapitre 2
Ainsi la beauté est pour Baudelaire conçue dans une dualité constitutive entre
le particulier et l’éternel, le variable et l’immuable. Cette esthétique dualiste
est tributaire de la pensée métaphysique du poète, selon laquelle l’homme est
un être duel, qui est corps et esprit, versatilité et constance, spleen et idéal,
singulier et universel, ange et diable. La vision dualiste du monde domine la
conception de l’art de Baudelaire, et ne peut dès lors s’exprimer autrement que
dans une écriture antithétique telle qu’on la trouve dans les Salons.
Puisque la beauté est définie comme la réunion d’un particulier et d’un
universel, elle en devient inséparable de l’art moderne. En effet, la modernité
n’est autre que l’aspect particulier d’où s’extrait une impression d’absolu : la
beauté, c’est la modernité. Le chapitre sur la modernité dans Le Peintre de
la vie moderne reprendra ainsi la définition du beau pour l’appliquer à l’idée
de modernité : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la
moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » L’élément parti-
culier, éphémère, contingent est le costume moderne, le maquillage, le portrait
d’une courtisane, la voiture de 1860, la frivolité des cabarets, la mode élégante :
tous ces éléments « circonstanciels » qui représentent « la vie extérieure d’un
siècle » et qui le distinguent des autres époques, en ouvrant à un sentiment
d’éternel, d’absolu, qui sera le même (« immuable ») pour tous les siècles à tra-
vers ses différentes avatars. Baudelaire est sur ce point totalement novateur
par rapport à Diderot qui, certes, combattait dans ses Salons une conception
idéaliste du beau, pour rattacher celui-ci aux avatars de ses manifestations
et pour célébrer la « variété » de la nature. Mais Baudelaire cherche dans ce
que le philosophe considère comme une « manière » déformante du vrai
naturel – le vêtement à la mode, la parure – la manifestation essentielle du
beau, comme le souligne Wolfgang Drost : « Baudelaire se réfère sans doute à
Diderot en prêtant à ce terme [de déformation] un sens positif : le vêtement
et la façon de s’habiller sont une ‘déformation’, oui, mais une ‘déformation
sublime de la nature’ »197. Ainsi, l’idéal qui désignait le modèle de composition
mental chez Diderot, se redéfinit chez Baudelaire en termes d’individualité et
d’actualité. Comme l’affirme à juste titre M. Draguet, « [l]’idéal ne réside plus
hors du sujet, mais définit cette liberté d’intuition qui met en mouvement la
représentation. À cette exaltation du sujet, dans l’étendue infinie de sa sub-
jectivité, que Baudelaire assimile à l’aboutissement de la tradition coloriste,
197 Wolfgang Drost, « Le regard intérieur : du modèle idéal chez Diderot », loc. cit., p. 75. Le
platonisme de Diderot tient à sa conception du modèle idéal, qui n’est pas un absolu idéel
mais une idée intérieure à l’esprit de l’artiste, et donc relative : « Le modèle idéal […] relié
à la vision particulière de l’artiste, est sujet à l’historicité » (ibid., p. 73). Toutefois, dans ses
réalisations effectives dans les œuvres, le philosophe recherche une forme d’idéal uni-
versel, ce qui explique qu’il privilégie les œuvres néoclassiques, et les représentations du
corps nu contre le corps habillé.
144 chapitre 2
203 Le Peintre de la vie moderne, p. 372 (chap. IX, « Le dandy »).
204 « Présentation », op. cit., p. 38.
205 Dolf Oehler, « Le caractère double de l’héroïsme et du beau modernes », Études baudelai-
riennes VIII (1976), p. 187-216.
206 Oehler réfère à Charles Asselineau, Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre, Paris,
A. Lemerre, 1869, p. 22 sq. et Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Ein Lyriker im Zeitalter
des Hochkapitalismus, éd. R. Tiedemann, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1974, p. 81.
207 D. Oehler, loc. cit., p. 192.
146 chapitre 2
[Il existe] une beauté nouvelle et particulière qui n’est celle, ni d’Achille,
ni d’Agamemnon.
La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le
merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère, mais
nous ne le voyons pas.
208 C’est en effet ce que Baudelaire ne cesse de répéter au travers de ses textes. Cf. dans
L’Œuvre et la vie de Delacroix : « Tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de
signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce
de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. » (p. 410)
209 L’Art philosophique, p. 258.
Imaginer la peinture 147
héros modernes dans leurs habits noirs comme le fait si bien Balzac, Baudelaire
ne peut plus mentionner Delacroix, qui se tourne plus volontiers vers des
sujets mythologiques, bibliques ou orientaux. Le peintre romantique ne fut
pas complètement le peintre de la modernité que cherchait Baudelaire210.
210 Pour Claude Pichois, l’invocation finale du Salon à Balzac pourrait valoir d’« invitation
déguisée à Delacroix de traiter ces motifs modernes, et non plus seulement des motifs
anciens ou exotiques. Puisque Delacroix éprouve avec intensité le sentiment moderne,
– qu’il aille donc jusqu’à l’achèvement de son modernisme. » (Claude Pichois, « Notice »,
op. cit., p. 485)
211 Exposition universelle, p. 238 (chap. I, « Méthode de critique »).
212 Cf. S. Thorel, Le Nadir de la grâce, op. cit., p. 148 : « La bizarrerie et la modernité viennent
occuper la place de cette catégorie de la grâce qu’avait remise à l’honneur Winckelmann. »
213 Le Peintre de la vie moderne, p. 345 (chap. I, « Le beau, la mode et le bonheur ») : « la diffi-
culté de discerner les éléments variables du beau dans l’unité de l’impression n’infirme en
rien la nécessité de la variété dans sa composition ».
148 chapitre 2
du mal comme ces « fleurs nouvelles » que rêve le poète « dans ce sol lavé
comme une grève »214 : toutes ces imperceptibles traversées d’un idéal par
l’éclair du particulier. Nous nous éloignons ainsi de l’interprétation de René
Galand215, qui assimile le « bizarre » du beau baudelairien à l’élément circons-
tanciel, relatif de la définition duelle du beau. À notre sens, le bizarre n’est
pas l’un des versants du beau, mais le lieu de réunion même de ses deux faces
contraires.
On notera que cette appréciation de l’imperceptible variété dans l’harmonie
du beau, ce « bizarre » baudelairien ne peut s’exprimer qu’à travers l’idiosyn-
crasie de la pensée, comme lorsqu’il excuse la « bizarrerie » de ses vers consa-
crés à Delacroix par la « sincérité » de ce qu’ils expriment216. Roland Mortier
a montré que les termes de bizarre ou de singulier avaient à l’origine un sens
négatif217, pour désigner un comportement déviant, proche donc de cette
extravagance qui caractérise le génie de Diderot218. C’est en ce double sens à la
fois de déviant, extravagant et de singulier, personnel, qu’on peut comprendre
le sous-titre du premier chapitre des Essais sur la peinture, intitulé : « Mes
pensées bizarres sur le dessin ». Diderot y revendique une pensée personnelle
et hors-norme, c’est-à-dire divergente des idées courantes de son temps. Le
bizarre comme extravagant est alors la mesure même de la vérité profonde
d’une idée, vérité mesurée à l’aune de la juste sensibilité qu’un spectateur a
d’un phénomène, et qui recouvre le sens d’originalité.
Or, dans la mesure où l’originalité acquiert graduellement au XVIIIe siècle
un sens positif sur le plan artistique ou littéraire pour désigner enfin ce qui
est la « création propre d’un esprit », sans modèle, relevant d’une « inspiration
subjective »219, comme l’a montré R. Mortier, on retrouve chez Baudelaire cette
originalité dans la recherche d’une irrégularité ou d’une singularité des formes
dans l’art. « [I]l faut une étrangeté dans les proportions »220, écrit le poète,
214 « L’ennemi », Spleen et idéal, X, v. 9-10, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 67.
215 René Galand, Baudelaire : poétiques et poésie, Paris, Nizet, 1969, p. 159.
216 Exposition universelle, p. 255 (art. III, « Delacroix ») : « Un poète a essayé d’exprimer ces
sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie ».
217 Dans l’Encyclopédie (t. XI, p. 590), l’originalité est définie comme « une manière singu-
lière et distinguée », et on trouve dans le Dictionnaire de l’Académie de 1835, « toujours
en retard sur les habitudes », ironise Mortier, la double définition de l’originalité comme
le « caractère de ce qui est neuf, sans modèle de même nature », et comme « singularité,
bizarrerie » (Roland Mortier, L’Originalité, op. cit., p. 34).
218 Cf. supra, chap. 1, section 2, « Un discours éclaté ».
219 R. Mortier décèle dans l’Esthétique de Hegel le glissement de l’acception péjorative du
terme d’originalité comme bizarrerie vers une définition positive au sens baudelairien
d’une « inspiration subjective » (ibid., p. 125).
220 Baudelaire, Exposition universelle, p. 238 (art. I, « Méthode de critique »).
Imaginer la peinture 149
221 Ibid.
222 Cf. Antoine Compagnon, Un Été avec Baudelaire, op. cit., p. 101.
223 W. Drost, « Baudelaire et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de Manet »,
loc. cit., p. 113-114.
224 Salon de 1765, p. 338, à propos de La Charité romaine. Il insistera sur ce point dans l’ar-
ticle, en identifiant plus loin le « bizarre » à l’« extraordinaire » dans un sens nettement
péjoratif : « Encore une fois, je vous le répète, le goût de l’extraordinaire est le caractère
de la médiocrité. Quand on désespère de faire une chose belle, naturelle et simple, on en
tente une bizarre. Croyez-moi, revenez au jasmin, à la jonquille, à la tubéreuse, au raisin,
et craignez de m’avoir cru trop tard. » (p. 339-340)
225 On trouve un jugement mitigé sous la plume de Diderot quand il écrit, toujours à propos
de Bachelier : « La lumière bleuâtre de la bougie se mêlant au vert jaunâtre de ces poires,
les a teintes d’un vert cru, sourd et foncé et qui ôte l’envie d’en manger. Belle chose pour-
tant, mais un peu bizarre. » (p. 341, nous soulignons) Le bizarre ne reçoit pas ici le plein
sens positif qu’on trouvera ensuite dans la pensée détachée, mais il n’est pas employé
pour condamner le tableau. Il marque l’hésitation de Diderot devant un morceau dont il
perçoit bien les défauts sans pourtant pouvoir le déprécier complètement, ce qui montre
que le « bizarre » est compatible avec l’appréciation de la beauté d’une œuvre.
150 chapitre 2
atténuer leurs propos, reformuler leur pensée comme pour la freiner. « Le beau
est toujours bizarre », affirme donc Baudelaire, pour tempérer aussitôt : « Je dis
qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue,
inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le
Beau »230. De même, Diderot cherche un difficile équilibre entre l’harmonie
et la hardiesse du pinceau. Ainsi, il fait remarquer que la distinction théorique
entre « couleurs amies » et « couleurs ennemies » a plus d’une fois été « négli-
gée » par les « coloristes hardis » (à l’exemple de Chardin). Mais il ajoute à cette
pensée : « Il est dangereux de les imiter, et de braver le jugement du goût fondé
sur la nature de l’œil »231.
En effet, Diderot souligne sans cesse toute la difficulté qu’il y a pour l’artiste
à rendre cette « irrégularité nécessaire » des lignes de la nature dans son
tableau, soutenant presque paradoxalement qu’il faut que l’ensemble s’accorde
tout en veillant à préserver une forme de disharmonie. Il écrit dans la pensée
détachée suivante, consacrée au problème de la composition :
qui manquerait une corde grave ! »233 Ce rayon oblique ou cette corde grave est
une dissonance à peine perceptible, et pourtant essentielle pour la réussite de
l’œuvre. Si cette ligne déviante, ruptrice manque, l’œuvre sera inintéressante;
si elle est trop marquée (« outrée »), l’œuvre sera ratée. C’est pourquoi, comme
le note Diderot, la ligne de réussite de l’art est si difficile à atteindre pour le
peintre quand il imagine un sujet : « [il] marche sur une ligne difficile à garder.
D’un côté de cette ligne il tombe dans le mesquin ; de l’autre il tombe dans
l’outré. »234 Cette ligne ne tient donc qu’à une cheveu : car « entre la beauté
d’une forme et sa difformité, il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu »235…
233 Charles Baudelaire, « Maximes consolantes sur l’amour », in : Œuvres complètes I, éd. par
Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 549.
234 Essais sur la peinture, p. 503, chap. V.
235 Introduction au Salon de 1767, p. 526.
236 Diderot, « Beau », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, Paris, Briasson, 1751, t. II, p. 179.
237 Diderot, Pensées détachées, p. 1017 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
238 Essais sur la peinture, p. 499 (chap. V) : « Qu’est-ce qui entraîne mon attention ? C’est le
concours de la multitude. »
Imaginer la peinture 153
doivent s’accorder pour former une « belle mélodie ». Sans cette unité traver-
sée par la variété, l’œuvre serait un fouillis, égale au « chaos de la palette » de
l’artiste.
Or il s’agit précisément de « tirer » de ce chaos « l’œuvre de la création »239 :
Diderot désigne ici le travail de « composition » de l’œuvre, qui consiste à in-
troduire dans le désordre réel un ordre relevant d’une harmonisation des élé-
ments, conformément aux préceptes de la poétique classique. « L’étymologie
latine du mot composition révèle qu’il s’agit là d’un acte de mettre ensemble,
de poser à côté plusieurs éléments qui resteraient disparates, hétérogènes si
l’artiste ne savait organiser sa toile autour d’une idée principale directrice »,
résume Arthur Cohen. « Le terme de composition signifie cette organisation
du divers autour de l’unité du thème central. Composer un tableau, c’est lui
conférer une unité de sens et refuser catégoriquement toute juxtaposition
d’éléments sans lien les uns avec les autres »240. L’appréciation de l’œuvre tient
donc à la perception de ces accords du multiple à l’un, mais qui n’est pas le
régulier, le symétrique, la répétition du même. En effet, s’il s’agit d’« accor-
der son tableau »241, il s’agit aussi d’éviter à tout prix « les lignes parallèles, les
triangles, les carrés et tout ce qui approche des figures géométriques »242, écrit
le salonnier, en bon lecteur de Hogarth243. Un tableau de Loutherbourg servira
d’exemple à Diderot pour expliciter ironiquement sa conviction :
239 Ibid., p. 473 (chap. II, « Mes petites idées sur la couleur »). Cf. Paul Valéry, L’Invention
esthétique, in : Œuvres I, éd. par Jean Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1957, p. 1412 : « Le désordre est essentiel à la ‘création’, en tant que celle-ci se
définit par un certain ‘ordre’ ».
240 Arthur Cohen, « De la composition selon Diderot », in : Denis Diderot, Écrits sur l’art et les
artistes, op. cit., p. 296.
241 Essais sur la peinture, p. 475 (chap. II).
242 Pensées détachées, p. 1031 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
243 L’Analyse de la beauté de William Hogarth paraît en 1753, et on sent Diderot influencé par
les thèses de l’artiste anglais. Celui-ci récuse les lignes droites et géométriques au pro-
fit de lignes « serpentines » ou « pyramidales » dans la composition d’un tableau et de
ses figures. Celles-ci confèrent en effet une harmonie d’ensemble à l’œuvre, qui est à la
source du sentiment de beauté. Cf. en particulier la « Préface » et le chap. III de l’essai, où
Hogarth souligne que la régularité ou symétrie ne fonde « nullement » la beauté, et qu’une
des règles « fondamentales » de la peinture est même « d’éviter la régularité » (William
Hogarth, Analyse de la beauté, éd. par Bernard Cottret, Paris, École Nationale Supérieure
des Beaux-Arts, 1991, p. 60 et 61). Sur la datation (incertaine) de la lecture de Hogarth
par Diderot, voir Anthony Strugnell, « Diderot, Hogarth and the ideal model », British
Journal for Eighteenth-Century Studies XVIII : 2 (1995), p. 137, et Jean Klucinskas, « Le corps
immaculé : l’image d’Antinoüs chez Hogarth et Diderot », in : Le Corps romanesque. Images
et usages topiques sous l’Ancien Régime, éd. par Monique Moser-Verrey, Lucie Desjardins,
Chantal Turbide, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, p. 327, où il affirme que
« Hogarth meurt en octobre 1764, ce qui pourrait expliquer que The Analysis of beauty
154 chapitre 2
Nous avons vu que dans ses Salons, maintes fois le philosophe est habité du
désir de prendre des ciseaux et de découper les tableaux : son œil critique
perçoit toujours en cisaillant. Et cette tendance à recomposer les œuvres en
les fragmentant accompagne, comme il ressort de l’exemple ici, le besoin de
rompre les lignes droites dans les tableaux car, comme il l’explicite dans le
même article, « la ligne droite brisée [plaît plus] que la ligne droite »245. Pour
justifier cette attirance pour la ligne rompue, Diderot recourt au « modèle » de
l’art : non pas les œuvres des anciens – car il ne cesse de dénoncer le danger
de tomber dans une imitation trop servile et dénuée d’originalité si l’on s’en
tient aux modèles académiques –, mais la nature, cette source inépuisable
d’idées et de ressorts pour l’artiste observateur. Si donc le peintre doit éviter
retienne à ce moment l’attention de Diderot, dix ans après sa publication originale », tout
en précisant qu’il s’agit peut-être d’un moment de relecture, et non de première lecture.
244
Salon de 1765, p. 400 (art. Loutherbourg, n° 134, « Rendez-vous de chasse du prince de
Condé … »). Notons que l’idée de rompre la symétrie des lignes est de Hogarth : « Si,
par hasard, [le peintre] est forcé de représenter l’édifice de front, et de maintenir tout le
parallélisme des lignes, il cherche généralement à rompre cette désagréable régularité par
quelque arbre, ou par l’ombre d’un nuage imaginaire, ou par quelque autre objet qui jette
un peu de variété sur cette partie, et donc en ôte l’uniformité. » (Hogarth, Analyse de la
beauté, op. cit., p. 61)
245
Salon de 1765, p. 401 : « La statue équestre plaît plus que la statue pédestre ; la ligne droite
brisée que la ligne droite ; la ligne circulaire que la ligne droite brisée ; l’ovale que la cir-
culaire ; la serpentante que l’ovale. » C’est encore une idée hogarthienne : « l’ovale est pré-
férable au cercle, ainsi que le triangle l’est au carré, ou la pyramide au cube » (Hogarth,
Analyse de la beauté, op. cit., p. 64). Toutefois, si Diderot place ici le serpentant au-dessus
de la ligne brisée, il souligne néanmoins à plusieurs reprises ailleurs – et à l’encontre de
Hogarth – le besoin de rompre le serpentant, comme il ressort de son développement sur
les corps féminin et masculin, ce dernier n’étant pas « rompu » dans sa sinuosité comme
l’est celui de la femme (Salon de 1765, « Sculpture », p. 442-443) – voir infra, chap. II, « Du
serpent au thyrse ».
Imaginer la peinture 155
les « lignes parallèles », c’est « parce qu’entre mille cas où le hasard dispose des
objets [dans la nature], il n’y en a qu’un seul où il rencontre ces figures [géo-
métriques] »246. Pour Diderot donc, la beauté est inséparable de la disparité,
conformément au modèle des lignes variées de la nature.
S’il plaît souvent au philosophe de découper mentalement les tableaux,
cette propension ne mène jamais à l’acte purement iconoclaste. En effet, il y
a pour Diderot toujours un travail de recomposition dans celui de la décom-
position des œuvres, et son approche vise toujours à créer une « juste » distri-
bution de la lumière247, et, pourrions-nous ajouter, un « juste » éclatement des
éléments. Car « la figure sera sublime, non pas quand j’y remarquerai l’exac-
titude des proportions, mais quand j’y verrai tout au contraire un système de
difformités bien liées et bien nécessaires »248, précise le philosophe dans ses
Essais sur la peinture. Comme l’a analysé Jean Klucinskas, Diderot appelle « dif-
formités » ou « altérations » les traces visibles des activités ou des conditions
de vie sur le corps des hommes : « Instruit par ses recherches sur la physiolo-
gie, Diderot reconnaît que toutes les formes de la nature deviennent par le fait
même de leur existence des formes ‘viciées’, c’est-à-dire que les corps vivants
montrent nécessairement les traces de leurs activités ou de leurs conditions
de vie. »249 Par exemple, « [u]n nez tors en nature n’offense point, parce que
tout tient. On est conduit à cette difformité par de petites altérations adjacentes
qui l’amènent et la sauvent. »250 Or, ce sont ces difformités naturelles que l’art
doit pouvoir rendre : non pas des corps harmonieux aux proportions parfaites,
et donc abstraites, mais des corps vivants, portraitisés pour ainsi dire, où les
« exagérations » par les effets de la nature et de la vie sont rendues visibles.
Diderot s’oppose ici nettement à la conception classique de son temps, qui
pensait la beauté de l’art en termes de proportions et d’uniformité, où un « nez
tors » doit être redressé pour devenir un nez harmonieux, selon des propor-
tions idéales. Ainsi, sur le plan pratique de l’enseignement, l’Académie conti-
nuait de prescrire l’imitation de modèles de sculptures antiques – ce contre
246 Pensées détachées, p. 1031 (art. « De la composition, et du choix des sujets »).
247 Essais sur la peinture, p. 477 (chap. III, « Tout ce que j’ai compris de ma vie du
clair-obscur »).
248 Ibid., p. 512 (chap. VI, « Mon mot sur l’architecture »). Ce principe est déjà posé dès le
début des Essais, où il déclare qu’il faut « sentir une liaison secrète, un enchaînement né-
cessaire entre ces difformités [de la nature] » (p. 468, chap. I, « Mes pensées bizarres sur
le dessin »). Le principe de nécessité désigne ici la cohérence interne de l’œuvre selon un
principe causal, comme dans la nature où tout se tient causalement. « Toute forme belle
ou laide a sa cause, et de tous les êtres qui existent, il n’y en a pas un qui ne soit comme il
doit être », affirme le philosophe en tête de son traité (ibid., p. 467).
249 J. Klucinskas, « Le corps immaculé », loc. cit., p. 328.
250 Essais sur la peinture, p. 468.
156 chapitre 2
[…] il n’en demeure pas moins que la proportion est nécessaire pour que
la beauté parvienne à la perfection et qu’elle satisfasse un goût correct et
du meilleur aloi. Ainsi, l’absence d’un seul de ces ingrédients, le manque
soit d’uniformité, de variété ou de proportion amoindrissent la beauté
des objets : mais quand tous font défaut dans une large mesure, la dif-
formité ne peut que prévaloir. Les figures peuvent être séduisantes ou
précieuses pour d’autres raisons, mais en l’absence de ces qualités, elles
ne peuvent pas être belles252.
251 Par exemple : « Ce n’est pas dans l’école [à l’Académie] qu’on apprend la conspiration
générale des mouvements, conspiration qui se sent, qui se voit, qui s’étend et serpente
de la tête aux pieds. Qu’une femme laisse tomber sa tête en devant, tous ses membres
obéissent à ce poids ; qu’elle la relève et la tienne droite, même obéissance du reste de la
machine. » (ibid., p. 470)
252 Alexander Gerard, Essai sur le goût, éd. Pierre Morère, Grenoble, ELLUG, 2008, I, 3, p. 106.
253 Essais sur la peinture, p. 480 (chap. III), nous soulignons.
Imaginer la peinture 157
254 Watelet et Lévesque, Dictionnaire des arts, art. « Papilloter », op. cit., t. III, p. 716.
255 Nicolas Boileau-Despréaux, Art poétique [1674], éd. par Sylvain Menant, Paris, Garnier-
Flammarion, 1998, Chant III, v. 107-108.
256 Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, op. cit., p. 134. Son propos
fait écho à ceux de son contemporain, le père André, qui écrit dans son Essai sur le beau
(1741) : « Il y en a (des architectes) qui ont été assez hardis, pour se permettre quelques
licences contre certaines règles du Beau même essentiel. Emportés par une espèce de
fureur poétique, ils ont jeté quelques défauts de régularité dans leurs ouvrages d’ailleurs
les mieux ordonnés, quand ils ont prévu, ou que ces petits défauts donneraient lieu à de
grandes beautés, ou qu’ils rendraient plus remarquables celles qu’ils avaient dessein d’y
faire plus dominer, ou enfin que ces défauts même paraîtraient des beautés au plus grand
nombre de leurs spectateurs, dans la place où ils les sauraient mettre. C’est-à-dire, qu’ils
ont fait des fautes pour avoir la gloire de les racheter avec avantage. Autre espèce de Beau
arbitraire mais qui ne sied qu’aux plus grands maîtres. » (Paris, Étienne Ganeau, 1763, t. I,
p. 43-44)
158 chapitre 2
Un peintre exécute sur la toile une tête ; toutes les formes en sont fortes,
grandes et régulières ; c’est l’ensemble le plus parfait et le plus rare.
J’éprouve, en le considérant, du respect, de l’admiration, de l’effroi ; j’en
cherche le modèle dans la nature, ne l’y trouve pas ; en comparaison tout
y est faible, petit et mesquin ; c’est une tête idéale, je le sens, je me le dis …
Mais que l’artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice
légère, une verrue à l’une de ses tempes, une coupure imperceptible à
la lèvre inférieure, et d’idéale qu’elle était, à l’instant la tête devient
un portrait ; une marque de petite vérole au coin de l’œil ou à côté du
nez, et ce visage de femme n’est plus celui de Vénus ; c’est le portrait de
quelqu’une de mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques : Vos
figures sont belles, si vous voulez ; mais il y manque la verrue à la tempe,
la coupure à la lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez qui les ren-
draient vraies […]257.
La beauté idéale, avec ses lignes sereines et pures, était trop simple, trop
froide, trop unie, pour ce génie compliqué, touffu et divers. – Aussi dit-il
quelque part : ‘Il faut être Raphaël pour faire beaucoup de Vierges.’ – Le
caractère lui plaisait plus que le style, et il préférait la physionomie à la
beauté. Dans ses portraits de femme, il ne manque jamais de mettre un
signe, un pli, une ride, une plaque rose, un coin attendri et fatigué, une
veine trop apparente, quelque détail indiquant les meurtrissures de la
vie, qu’un poète traçant la même image, eût à coup sûr supprimé, à tort
sans doute258.
257 Diderot, Les deux Amis de Bourbonne [1770], in : Œuvres, t. II : Contes, éd. par Laurent
Versini, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994, p. 480-481.
258 Gautier, Honoré de Balzac, op. cit., p. 131 (cité par Sylvie Thorel, op. cit., p. 139-140).
Imaginer la peinture 159
traversent les « lignes sereines et pures » des figures – pour redéfinir le beau
classique en beau moderne. En effet, Watelet ne définissait-il pas le beau dans
son Dictionnaire des arts comme exempt de détails encombrants259 ? La ride,
la cicatrice, la plaque ou la veine apparente d’une figure tant préconisée par
Diderot avant Gautier et Baudelaire est par Watelet, grand défenseur de l’idéal
classique à la fin du XVIIIe siècle, sévèrement bannie de la représentation :
Ainsi, une main imitée par l’art doit conserver toutes les parties qui lui
sont nécessaires pour se mouvoir et remplir ses fonctions : mais elle ne
doit pas offrir les petites parties qui ne sont pas les causes de ces mou-
vements, et qui en sont au contraire les effets ; telles sont les rugosités
que la fréquence de ces mouvements cause à la peau, et que rend plus
profonde le dessèchement des parties charnues. […] Il est vrai que, pour
représenter la vieillesse, il faudra imiter ces dégradations. Mais, dans ces
détails mêmes, le peintre d’histoire, l’artiste qui ne s’occupe que du grand,
négligera les rides subordonnées, les plis de la peau qui, dans les vieil-
lards, croisent les grandes rides : il ne rendra, par exemple, dans le visage
que les rugosités qui, par l’âge, sont presque devenues de grandes formes
et dont on aperçoit déjà le principe dans la force de l’âge viril260.
Les rides ou les plis fondent ainsi une esthétique de la beauté idéale et ser-
pentine, ou au contraire une esthétique moderne de la ligne interrompue,
selon que les détails soient omis ou représentés en coupant l’ensemble. Pour
Watelet, « la beauté des contours consiste dans une ligne continue, ondoyante,
serpentine, toujours tendante à la rondeur, et toujours empêchée d’y parvenir
par des méplats. » Il précise même que « [l]a beauté de cette ligne se perdrait,
si elle était sans cesse interrompue par les petites formes, les petits plis, enfin
les petits détails que les artistes appellent si énergiquement les pauvretés, les
misères de la nature … ». Tout à l’opposé, Diderot défend précisément ces mi-
sères ou difformités de la nature qui rompent en « petits plis » et « coupures »
les contours purs d’une figure.
La ligne serpentine ou ligne de liaison détermine pour les théoriciens clas-
siques, à la suite de Hogarth, la beauté d’une œuvre. La ligne serpentine ou
ligne de liaison semble en effet la seule véritable alternative au dilemme du
chaos naturel ou de la géométrie abstraite dans la composition picturale : « Il
y a dans toute composition un chemin, une ligne qui passe par les sommités
259 Watelet et Lévesque, art. « Détails », Dictionnaire des arts, op. cit., t. I, 1792, p. 619 : « Les
détails dans les accessoires nuisent à l’impression que doit causer l’ensemble. »
260 Ibid., p. 618-619.
160 chapitre 2
des masses ou des groupes, traversant différents plans, s’enfonçant ici dans la
profondeur du tableau, là s’avançant sur le devant »261, écrivait Diderot. Cette
ligne ne doit ni « se plier, se tortiller, se tourmenter », ni être « droite » : elle
doit au contraire « serpenter ». Aux yeux du philosophe, le corps nu de la
femme peut valoir comme métaphore parfaite de la grâce parce qu’il offre à
voir cette sinuosité serpentante de la beauté. Toutefois, il est significatif que le
serpentement accompagne l’idée de rupture chez Diderot. En effet, si le corps
nu de la femme (célébré autant par Diderot que par Baudelaire comme modèle
de la beauté) expose parfaitement « le charme de ce serpentement, de cette
longue, douce et légère sinuosité qui part de l’extrémité d’une des aines et qui
s’en va s’abaissant et se relevant alternativement […] », c’est jusqu’à ce que « le
chemin de cette ligne infiniment agréable [soit] rompu dans son cours par une
touffe interposée »262, écrit Diderot. C’est presque dans les mêmes termes que
le philosophe admire les paysages de Vernet, ce génie qui sut « imagin[er] de
rompre la continuité [d’une] chaussée rocailleuse par une touffe d’arbres »263.
Aussi, toute composition picturale, si « elle ne serpente pas assez, si elle
parcourt un long espace sans trouver aucun objet qui la rompe » sera jugée
uniforme ou « décousue »264. La rupture des lignes est donc surtout celle
des lignes interrompues : comme celle de cet « arbre brisé, rompu » dans un
tableau de Boucher que Diderot juge « fort bien »265, ou comme celle des
monuments antiques effondrés que Diderot admire dans les tableaux de ruines
d’Hubert Robert.
Mais au-delà de l’appréciation de la ligne brisée dans la poétique des ruines
que développe le philosophe, c’est toujours, sur le plan de la composition,
l’imperceptible rupture, brisure des lignes, mêmes des lignes fluides ou ser-
pentantes, qu’il recherche – là où Hogarth se réclamait de lignes ininterrom-
pues, en s’appuyant notamment sur l’Art de peinture de Charles-Alphonse
261
Salon de 1765, p. 656 (art. Doyen, n° 75 : « Le Miracle des ardents »).
262
Ibid., p. 442 (art. « Sculpture »), nous soulignons. Sur la théorie de la ligne serpentine chez
Diderot, voir Élisabeth Lavezzi, « Diderot et Hogarth : la pyramide et la ligne serpentine »,
in : Les Salons de Diderot. Théorie et écriture, dir. par Pierre Frantz et Élisabeth Lavezzi,
Paris, PUPS, 2008, p. 73-88.
263
Salon de 1767, p. 595 (art. Vernet, « Premier site »), nous soulignons. La suite de la descrip-
tion se conduit dans une appréciation similaire de lignes rompues : « … mon attention
était arrêtée sur une masse de rochers couverte d’arbustes sauvages, que la nature avait
placés à l’autre extrémité du tertre rocailleux. Cette masse était pareillement masquée par
une rocher antérieur qui se séparant du premier, formait un canal d’où se précipitaient
en torrent des eaux qui venaient, sur la fin de leur chute, se briser en écumant contre des
pierres détachées » (ibid., nous soulignons).
264
Salon de 1765, p. 656 (art. Doyen, n° 75 : « Le Miracle des ardents »), nous soulignons.
265
Ibid., p. 314 (art. « Boucher »).
Imaginer la peinture 161
Nous avons dit que l’artiste doit représenter les objets dans leur beauté.
Or, la beauté des contours consiste dans une ligne continue, ondoyante,
serpentine, toujours tendante à la rondeur, et toujours empêchée d’y par-
venir par des méplats. La beauté de cette ligne se perdrait, si elle était
sans cesse interrompue par les petites formes, les petits plis, enfin les pe-
tits détails que les artistes appellent si énergiquement les pauvretés, les
misères de la nature …267
266 Cité par Hogarth dans sa « Préface » à l’Analyse de la beauté, op. cit., p. 32, nous soulignons.
267 Watelet et Lévesque, Dictionnaire des arts, op. cit., art. « Détails », t. I, p. 618-619.
268 Salon de 1846, p. 94 (art. IV, « Eugène Delacroix »).
269 Exposition universelle, p. 238 (art. I, « Méthode de critique »).
162 chapitre 2
275 Baudelaire, Les Paradis artificiels, in : Œuvres complètes, ibid., p. 259. Cf. Georges Poulet, La
Poésie éclatée. Baudelaire / Rimbaud, Paris, PUF, 1980, p. 50 et Michel Charles, « Digression,
régression (Arabesques) », Poétique 40 (1979), p. 395-407.
276 P. Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., p. 525.
277 Chap. V. Hogarth précise que « le mouvement réel d’ondulation d’un ruban plaît davan-
tage à l’œil » que l’image de celui-ci (Analyse de la beauté, op. cit., p. 69)
278 Clara Pacquet, « Préface », in : Karl Philipp Moritz, Concepts préliminaires en vue d’une
théorie des ornements, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2008, p. 13. La confusion entre arabesque
et grotesque se trouve par exemple attestée dans le Dictionnaire des beaux-arts de Millin,
à l’art. « Grotesque » : « On dit qu’une figure est grotesque pour dire qu’elle est d’une pro-
portion ou d’une construction vicieuse et ridicule. […] Le mot grotesques, au pluriel, est
synonyme d’arabesques. » (Aubin L. Millin, Dictionnaire des beaux-arts, Paris, Desray, 1806,
vol. 1, p. 791) On remarquera que jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans le livre Philosophie
de l’ornement de Christine Buci-Glucksmann (Paris, Galilée, 2008), la distinction n’est pas
rigoureusement établie.
164 chapitre 2
Le Dictionnaire des beaux-arts précise que les « compositions les plus bizarres »
des arabesques sont à l’origine de la création « de plusieurs animaux fabuleux,
tels que les griffons, les centaures, etc. »280 Aussi, à la différence du serpent
qui ondoie et resserre la vue sur l’objet représenté, l’arabesque qui extravague
correspond mieux à la conception poétique et artistique de Baudelaire, en ce
que la ligne capricieuse forme la marque même du « bizarre », celle où le beau
devient le tremplin visuel pour l’essor de l’imagination.
Notre distinction entre ligne serpentine et arabesque est confirmée par les
observations de Sylvie Thorel dans son étude des Nouvelles de Pétersbourg de
Gogol281, où l’arabesque (explicitement revendiquée par Gogol dans le titre
originel du recueil) qualifie une écriture qui se fonde « sur la discordance »282 :
279 Aubin L. Millin, Dictionnaire des beaux-arts, op. cit., vol. 1, p. 41 et 42.
280 Ibid., p. 42. Voir Bernard Vouilloux, Écritures de fantaisie. Grotesques, arabesques, zigzags
et serpentins, Paris, Hermann, 2008.
281 Sylvie Thorel-Cailleteau, « Le rire perdu de Nicolas Vassiliévitch Gogol. Préface », in :
Nicolas Gogol, Nouvelles de Pétersbourg, Paris, Livre de poche, 1998, p. 36.
282 Ibid., p. 14 et 15.
Imaginer la peinture 165
Ainsi, la figure de l’arabesque est pour le sujet perdu dans le monde la marque
« de la finitude et des déchirements du monde »283. Cette marque de recon-
naissance de la discordance ou de l’éclatement du monde correspond bien
à l’arabesque romantique tel que la concevait Baudelaire, comme le souligne
encore S. Thorel :
Il semble ainsi que Baudelaire ne conçoit pas tant la beauté selon le principe
de la ligne serpentine ou sinueuse, figure d’harmonie et de plénitude comme la
théorisa Hogarth, que comme une arabesque virevoltante qui se modèle moins
sur le serpent ou le bâton enrobé d’un ruban, que sur le bâton enrobé d’un
feuillage « compliqué » (selon sa description du thyrse). L’arabesque qualifie
mieux que la ligne serpentine la brisure de l’idéal qui caractérise la modernité
selon Baudelaire, comme un monde déchu et déchiré.
Cette qualité de l’arabesque de l’écriture est aussi celle que le poète appré-
cie particulièrement dans la peinture, dans la variété des tons et des couleurs
sur la toile, dans le sinueux, voire le rompu des lignes, qui créent l’effet de la
« bizarre » beauté de l’art. Le terme est préconisé par Baudelaire, et associé à
la vérité des choses ou à ce que Diderot appelait la « nature » des choses, pour
indiquer cette authenticité des formes qu’il apprécie tant dans sa recherche du
« vrai » dans l’art, et qui est inséparable du particulier, du « faire » de l’artiste.
Baudelaire associe également le bizarre à l’authenticité : aussi emploie-t-il le
mot pour caractériser l’expression spontanée des enfants, ces êtres « doués de
la singulière faculté d’apercevoir ou plutôt de créer, sur la toile féconde des
283
Ibid., p. 31.
284
Ibid., p. 20.
166 chapitre 2
285 Les Paradis artificiels, op. cit., p. 282. Cf. G. Poulet, op. cit., p. 53-54. Rappelons que
Baudelaire, en définissant le génie comme l’enfant qui « voit tout en nouveauté »
(Le Peintre de la vie moderne, p. 350, 351) est sur ce point tout à fait en accord avec Diderot,
selon lequel l’originalité d’un peintre est définie par le terme de « naïf », qui est « la vérité
et l’originalité d’une enfance heureuse qui n’a point été contrainte » (Pensées détachées,
p. 1051, art. « Du naïf et de la flatterie »).
286 « Le palimpseste de la mémoire est indestructible », affirme Baudelaire (Les Paradis arti-
ficiels, op. cit., p. 298), de sorte que toute perception passe par le crible de la mémoire et
ainsi de l’individualité.
287 Exposition universelle, p. 245 (chap. II, « Ingres ») : « L’imagination qui soutenait [l]es
grands maîtres, dévoyés dans leur gymnastique académique, l’imagination, cette reine
des facultés, a disparu. »
288 Diderot, Salon de 1767, p. 540 et 542 (art. 15 à propos du tableau Saint-Denis prêchant la foi
en France de Vien).
289 Ibid. Le compte rendu de ce tableau est inséparable de celui consacré au Miracle des
ardents de Doyen (art. 67 du Salon), auquel Diderot le compare : « Cette composition est
vraiment le contraste de celle de Doyen. Toutes les qualités qui manquent à l’un de ces
artistes, l’autre les a. » (p. 540)
Imaginer la peinture 167
290 H. Dieckmann, Cinq Leçons sur Diderot, op. cit., p. 110.
291 Baudelaire, Exposition universelle, p. 256 (chap. III, « Eugène Delacroix »). Dans le Salon
de 1846, à propos du paysage, Baudelaire écrit que « l’influence ingriste ne peut pas pro-
duire de résultats satisfaisants dans le paysage. La ligne et le style ne remplacent pas
la lumière, l’ombre, les reflets et l’atmosphère colorante, – toutes choses qui jouent un
trop grand rôle dans la poésie de la nature pour qu’elle se soumette à cette méthode. »
(art. X, « Du paysage », p. 142) C’est donc, comme pour Diderot, l’argument de la nature
(non pas idéale, mais observable et sensible) qui sert de criterium dans l’appréciation de
la peinture.
292 Ibid., p. 255.
293 Jean Starobinski, « De la critique à la poésie », in : La Beauté du monde. La littérature et
les arts, éd. par Martin Rueff, Paris, Gallimard, 2016, p. 383 (article paru initialement dans
Preuves n° 207, mai 1968, p. 16-23).
294 Baudelaire, Salon de 1859, p. 281 (chap. III).
168 chapitre 2
froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour,
et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ». Le tempé-
rament d’un « esprit intelligent et sensible » doit donc toujours être impliqué
dans le jugement de l’art : il ne s’agit pas de disséquer froidement les œuvres à
partir d’un œil souverain, mais de les aborder à partir de sa subjectivité propre,
car « la critique doit être partiale, passionnée, politique », affirme encore
Baudelaire, pour indiquer qu’elle doit être menée à partir des convictions et
des intuitions profondes d’une personnalité perceptive.
Mais la formule de Baudelaire implique autre chose encore. Car en préten-
dant que la poésie est le « meilleur » des discours critiques, Baudelaire affirme
en même temps que la poésie est critique, et que c’est dans le langage de poésie
que se situe la plus juste réflexion sur l’art. Par là, le jeune salonnier montre
une profonde affinité d’idées avec la pensée du romantisme allemand, selon
laquelle la poésie est caractérisée par un dédoublement critique. « La poésie
ne peut être critiquée que par la poésie »299, écrivait Friedrich Schlegel pour
indiquer l’universalité de cet art, que son frère August Wilhelm expliquera
ainsi :
Si donc la poésie est la meilleure critique, c’est parce que le langage a un pou-
voir réflexif sur l’émotion, dont il est en même temps la plus juste expression.
Baudelaire affirme donc que la critique n’est pas un métadiscours au sens
où elle formerait un discours sur le tableau ou sur l’art, un discours se donnant
le « prétexte de tout expliquer » parce qu’elle détiendrait un savoir éclairant
les zones ignorées de la pratique de l’art, comme située au-dessus de celle-ci,
de manière autoritaire et prééminente. En récusant cette écriture « froide et
299 Friedrich Schlegel, fragment 117, Fragments critiques, in : Philippe Lacoue-Labarthe et
Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 95. Cette pensée révèle également le statut
privilégié de la poésie comme fondement de toute création esthétique, qui amena Paul
Bénichou à déceler à l’époque romantique un « sacre du poète » comme génie universel
(Le Sacre de l’écrivain 1750-1830 : essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la
France moderne, Paris, Corti, 1973).
300 August Wilhelm Schlegel, « Poésie », Leçons sur l’art et la littérature, in : Philippe Lacoue-
Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 348-349.
170 chapitre 2
comprend la mission « réflexive » de l’art non pas comme une activité imitative
mais profondément déformante, parce qu’innervée par la passion et l’imagina-
tion d’un tempérament fort, et donc créateur. C’est l’égalité de valeur entre l’art
et la critique qui est affirmée par Baudelaire, par le truchement de la poésie au
sens littéraire du terme, et qui permet justement l’affranchissement du regard
par rapport au visuel observable.
Bien sûr, notre critique est poète avant tout, et quelquefois il manifeste son
insatisfaction à l’égard des moyens du langage en prose qui est privé des res-
sorts plus suggestifs de la poésie. Ainsi, à propos de la peinture de Delacroix,
il affirme qu’« il est impossible d’exprimer avec de la prose tout le calme bien-
heureux qu’elle respire »303. Sous la critique du langage en prose se loge celle
de l’ekphrasis, que Baudelaire refuse de pratiquer dans ses Salons. Rares sont
les descriptions des tableaux ; les comptes rendus sont plutôt courts, incom-
plets, comme faits à mi-mots voire interrompus. La description est toujours
plutôt une évocation. L’impossibilité du langage ne découle donc pas de
l’impuissance à dire ce qu’il ressent lorsqu’il tente de transposer l’image perçue
en mots. Au contraire, il semble que celle-ci soit le mieux traduite dans un
langage incomplet, où la puissance d’évocation des mots peut seule égaler celle
des traits esquissés par le pinceau.
Le sentiment de ne pouvoir exprimer l’effet de la peinture que Baudelaire
confie ici consomme à la fois la rupture de l’ut pictura poesis – nulle équiva-
lence entre les mots et les images – et offre une façon de la repenser, dans
le sillage de Diderot, à partir des moyens propres de chaque art – celui de la
littérature étant celui d’un langage qui ne s’attache pas à montrer, mais à évo-
quer, ne fût-ce que sur le mode du refus de l’évocation. Ainsi, la prétérition
dont usait déjà amplement Diderot est un ressort proprement poétique, qui
permet à l’image de surgir dans le retrait du langage : non pas le tableau qu’a
peint Delacroix exactement, mais un tableau recréé que le lecteur s’imagine
librement à partir du sentiment (ici, ce « calme bienheureux ») que Baudelaire
lui inspire. Il est juste alors d’affirmer que dans la critique baudelairienne,
l’image, le tableau est libre : affranchi de ses contours exacts et perceptibles, de
son existence proprement matérielle, il acquiert dans le langage de Baudelaire
une existence invisible mais sensible, tenant aux effets qu’il dégage plus qu’à
ce qui les fonde – les lignes et les couleurs, celles-là même que le langage est
impuissant à restituer.
À vrai dire, dès le premier compte rendu qu’écrit Baudelaire sur la peinture,
celui qui porte sur la merveilleuse Madeleine dans le désert de Delacroix, cette
critique poétique est mise en place. Après une courte description du tableau,
qui nomme le sujet (« C’est une tête de femme renversée dans un cadre très
étroit »), évoque le décor (ici imperceptible : « à droite dans le haut, un petit
bout de ciel ou de rocher – quelque chose de bleu ») et la pose de la figure
(« les yeux de la Madeleine sont fermés, la bouche est molle et languissante,
les cheveux épars »), Baudelaire s’arrête. Les quelques traits dessinés par ces
mots de présentation ne seront pas précisés davantage, au contraire, le poète
affirme subitement l’impuissance totale du langage à saisir le mystère du ta-
bleau : « Nul, à moins de la voir, ne peut imaginer, ce que l’artiste a mis de poé-
sie intime, mystérieuse et romantique dans cette simple tête. »304 Baudelaire
inaugure donc sa vocation de critique d’art en affirmant pour ainsi dire l’im-
possibilité de sa pratique305, et il refusera toujours systématiquement d’em-
ployer la méthode traditionnelle, « froide et algébrique », de la description. Car
d’entrée de jeu dans ses Salons, la langue est ressentie comme impuissante à
faire voir au lecteur le mystère du visible, et c’est la suprématie de la peinture
qui est ici clamée. L’affirmation d’impuissance de la description est radicale,
plus encore que partout ailleurs dans la suite, car Baudelaire va jusqu’à affir-
mer que la poésie n’appartient pas au langage, mais à la peinture. En effet, le
tableau est qualifié de « poésie intime », et en général les œuvres de Delacroix
sont « des poèmes, de grands poèmes »306. Comment alors exprimer ce qui
ne peut pas même être décrit, mais qui ne peut qu’être vu pour être imaginé ?
La réponse, on l’a vu, consiste à plier le langage de telle sorte qu’il abdique de
sa fonction descriptive en tant que métalangage, langage sur le tableau, pour se
faire langage comme le tableau, poésie du tableau, du sentiment qu’il génère.
La poésie est bien le terme commun de tous les arts, à travers laquelle il est
possible d’évoquer le mystère de ceux-ci là où tout discours explicatif se vit par
Baudelaire comme une trahison ou une subversion de l’œuvre, par le fait même
On raconte que Balzac […], se trouvant un jour en face d’un beau tableau,
un tableau d’hiver, tout mélancolique et chargé de frimas, clairsemé de
cabanes et de paysans chétifs, – après avoir contemplé une maisonnette
d’où montait une maigre fumée, s’écria : ‘Que c’est beau ! Mais que font-
ils dans cette cabane ? à quoi pensent-ils, que sont leurs chagrins ? les
récoltes ont-elles été bonnes ? Ils ont sans doute des échéances à payer ?’
Rira qui voudra de M. de Balzac. J’ignore quel est le peintre qui a eu
l’honneur de faire vibrer, conjecturer et s’inquiéter l’âme du grand ro-
mancier, mais je pense qu’il nous a donné ainsi, avec son adorable naïve-
té, une excellente leçon de critique309.
Balzac ici ne réagit pas autrement que Diderot devant les œuvres de Greuze,
de Vernet, d’Hubert Robert, qu’il réinventait à son gré. Une telle approche
critique tente de saisir l’effet pictural à travers le prisme de la personnalité per-
ceptive et de l’imagination active. Baudelaire se démarque ainsi explicitement
des autres critiques qui ne contemplent pas assez longuement les tableaux,
qui les critiquent sans les étudier310, et ne créent rien avec leurs mots. Car pour
Baudelaire comme pour Diderot, décrire c’est toujours écrire, et toute écriture
sera récriture au sens de recréation du tableau.
On se souvient du roman de la jeune fille déflorée qu’écrivit Diderot en
admirant un petit serin de Greuze. Baudelaire aussi aura aimé rêver à des his-
toires possibles que suggèrent les tableaux ou les dessins qu’il contemple, moins
en se transformant en conteur qu’en évoquant, en vrai poète, les possibles ima-
ginaires des images dans leur profondeur invisible à l’instar de l’impression
que produit sur lui ce « petit oiseau » figurant sur une estampe gravée sur bois
de l’artiste Alfred Rethel – estampes par ailleurs qualifiées de « poèmes » par
Baudelaire : « Un petit oiseau s’est perché sur le bord de la fenêtre et regarde
dans la chambre ; vient-il écouter le violon de la Mort, ou est-ce une allégorie
de l’âme prête à s’envoler ? »311 Diderot raconte, Baudelaire interroge : les deux
salonniers introduisent un possible imaginaire dans les images, en se faisant
inventeurs de celles-ci – leur imagination étant, à l’instar de ces petits oiseaux,
toujours prête à s’envoler … À cette différence près, que là où Diderot choisit
le plus souvent d’explorer les fils d’une histoire, Baudelaire se plaît à évoquer
le pouvoir d’évocation même des œuvres, cultivant l’indécision sémantique.
309
Exposition universelle, p. 239 (I, « Méthode de critique »).
310
Ibid., p. 236.
311
L’Art philosophique, p. 260.
Imaginer la peinture 175
À la « poésie » de l’image peinte répond celle des mots, poétiques comme les
images dont ils rendent compte sans les décrire, ou plutôt dans le refus de la
description précise. En effet, à travers une courte indication du sujet (les eaux-
fortes représentent « les bords de la Tamise »), Baudelaire choisit de traduire
l’impression que l’image éveille en lui. Les mots suscitent alors à leur tour une
rêverie auprès du lecteur, de la même façon que l’eau-forte déclenche celle de
312 Baudelaire, « L’eau-forte est à la mode », p. 395. Il s’agit d’une série de six estampes
appelées la « Suite de la Tamise », par l’artiste James McNeill Whistler (1834-1903). Comme
l’explique Jean-Yves Bosseur, l’inspiration de cet artiste est « nourrie par la quête d’une
musicalité dans le chromatisme des couleurs », qui le conduisent « à la lisière de l’abs-
traction » (Musique et beaux-arts. De l’Antiquité au XIX e siècle, Paris, Minerve, 1999, p. 136
et 137).
176 chapitre 2
313 Pierre Laforgue, Ut pictura poesis. Baudelaire, la peinture et le romantisme, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 2000, p. 23. Cf. aussi l’article de Pierre Leroux, « Du style symbo-
lique », paru le 8 avril 1829 dans Le Globe et partiellement reproduit dans L’Esthétique
romantique en France. Une anthologie, textes choisis et présentés par Claude Millet, Paris,
Agora, « Pocket », 1994.
Imaginer la peinture 177
314
Salon de 1846, p. 94.
315
Salon de 1845, p. 16. À l’indécision de la main créative que Baudelaire loue dans le travail
de l’artiste répond un « indéfinissable » qui est au cœur du mérite de l’art selon Delacroix :
« Le mérite du tableau c’est l’indéfinissable … C’est ce que l’âme a ajouté aux couleurs et
aux lignes pour aller à l’âme. » (Eugène Delacroix, Journal, éd. par André Joubin, Plon,
1960, t. III, p. 402)
316
L’Art philosophique, p. 261.
317
Pensées détachées, p. 1054, art. « De la beauté ». Le terme de « piquant » revient réguliè-
rement sous la plume du salonnier, toujours dans un sens positif de ce qui attire l’atten-
tion voire suscite l’émotion du spectateur de façon forte et inattendue. Par exemple, pour
exprimer son admiration de l’art de Casanove, il accumule les termes pour désigner l’inté-
rêt que suscite cet artiste, au détriment d’un autre : « Il est plus fin, plus piquant, plus vrai,
moins cru, plus naturel, plus fait que Loutherbourg, à qui toutefois on ne saurait refuser
un grand talent. » (Salon de 1767, p. 677, art. « Réponse à une lettre de Grimm »).
178 chapitre 2
318 Pensées détachées, p. 1053, art. « De la beauté ». À ce sujet, P. Pardo Jiménez explicite que
Diderot demande à l’artiste « une solution de continuité entre le visible et l’invisible ».
Ainsi, avec Diderot « la question de la visibilité se pose en des termes tout à fait nou-
veaux : maintenant, c’est au spectateur de peindre l’invisible, même aux dépens des in-
tentions de l’artiste. » (« L’air du tableau. De l’Encyclopédie aux Salons », Recherches sur
Diderot et sur l’Encyclopédie 44, 2009, p. 146)
319 Le terme est donné par Diderot dans ses Éléments de physiologie, où l’imagination est
définie comme « la faculté de se peindre les objets absents, comme s’ils étaient présents »
(éd. Jean Mayer, Paris, Librairie Marcel Didier, 1964, p. 250). Sur la métaphore théorique
de « l’œil intérieur » depuis Platon, voir P. Tortonese, L’Œil de Platon, op. cit.
320 Salon de 1846, p. 110 (art. VI, « De quelques coloristes »).
Imaginer la peinture 179
331 L’Eau-forte est à la mode, p. 396. Formule reprise en termes proches dans l’article élaboré
Peintres et aquafortistes, p. 400.
332 L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 419.
333 « Il est évident qu’à ses yeux l’imagination était le don le plus précieux, la faculté la plus
importante », écrit Baudelaire en souscrivant à l’opinion du peintre (ibid., p. 407).
334 C’est la raison pour laquelle Delacroix est nettement supérieur à Ingres qui, bien que
« doué de hautes qualités », est toutefois « dénué de ce tempérament énergique qui fait la
fatalité du génie » (Exposition universelle, p. 248, art. II, « Ingres »).
335 Cf. l’étude de Wolfgang Drost sur les positions opposées de Gautier et Baudelaire à propos
de l’esquisse dans « De l’esquisse dans la peinture au XIXe siècle : signal de révolte ou
théorie des impuissants ? Autour de Gautier et de Baudelaire » (loc. cit.). Il est à préci-
ser que si Gautier recherche la perfection finie des œuvres, il s’intéresse toutefois à l’es-
quisse pour ce qu’elle donne à voir de la genèse d’une œuvre d’art : « curieux, il cherchait
182 chapitre 2
à découvrir dans l’esquisse ou dans l’ébauche d’un peintre la pensée intime du créateur,
qui permet de suivre l’évolution de la vision de l’artiste. » (p. 6)
336 Salon de 1859, art. IX, « Envoi », p. 341. Baudelaire se montre ici plus indulgent que La
Bruyère, qui dans le chapitre « Des ouvrages de l’esprit » de ses Caractères n’admettait
qu’une seule forme d’énonciation en fonction de la clarté de l’énoncé : « Entre toutes les
différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui
soit la bonne » (op. cit., I, 17, p. 163).
337 Claude Pichois, « Introduction », in : Charles Baudelaire, Critique d’art, éd. par Claude
Pichois, Paris, Armand Colin, 1965, p. 18.
338 Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 445, nous soulignons.
339 Salon de 1845, p. 17 (art. « Delacroix »).
Imaginer la peinture 183
Un double sens est à entendre dans le terme « passionné » que Baudelaire pré-
conise pour décrire l’activité critique344. Il comprend une dimension émotive
qui s’exprime ailleurs par le terme récurrent de « sympathie » que le spectateur
doit manifester à l’égard de la peinture pour la comprendre profondément,
dans une approche empathique de l’œuvre. Le regard passionné est tout à
l’opposé du regard extérieur et froid du critique habituel, fermé à la rêverie
qu’il peut susciter. Mais en même temps, l’approche empathique de l’art
340 Gaston Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie
José Corti, 1978, p. 7.
341 Ibid.
342 W. Drost, « Des affinités de Baudelaire et l’esthétique allemands », op. cit., p. 96.
343 Le terme est ici donné par W. Drost (ibid.), mais était aussi celui de J. Starobinski, comme
nous l’avons souligné à plusieurs reprises. Aussi la remarque de Jean Starobinski à propos
de la critique diderotienne s’applique également à celle de Baudelaire, pour ce qu’elle
« naît en s’attribuant la faculté d’évincer l’art, de parler à sa place » (« Diderot dans
l’espace des peintres », loc. cit., p. 256).
344 Dans la formule : « la critique doit être partiale, passionnée, politique » (Baudelaire, Salon
de 1846, p. 78, art. I, « À quoi bon la critique ? »).
184 chapitre 2
suppose une faculté réflexive qui met par écrit les impressions ou les rêves
ressentis dans la passion. « Une passion immense, doublée d’une volonté for-
midable » : tel est le « double caractère » du génie selon Baudelaire345. Passion
extrême et volonté, ou émotivité et réflexivité sont nécessaires au critique
comme à l’artiste s’il veut créer.
On retrouve ici la théorie de l’émotion de Kant telle qu’il l’avait énoncée
dans son Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), en distinguant
entre passion et émotion346. La passion est « l’inclination que la raison du
sujet ne peut maîtriser ou n’y parvient qu’à peine » ; l’émotion est par contre
« le sentiment d’un plaisir ou d’un déplaisir actuel qui ne laisse pas le sujet
parvenir à la réflexion »347. Le ressenti émotionnel est, comme dit Kant, in-
compatible avec la réflexion critique. Mais elle est à la source d’une sensibilité,
d’un état sensible ou inclination, qui est la passion de l’homme. Dans son essai
Les Passions, Herman Parret résume ainsi la distinction kantienne : « l’émotion
est intrinsèquement liée au sentiment de plaisir et de déplaisir actuel, tandis
que la passion est une disposition de l’esprit relevant de la faculté de désirer
qui présuppose un sujet dont le pouvoir est autodéterminant, s’imaginant au
futur un fait dont la réalisation dépendrait de ce pouvoir. »348 La passion serait
donc une sensibilité qui permet à l’esprit de s’imaginer ou de se représenter
des choses (« s’imaginant au futur … »), ce qui la rend donc active durant le
travail d’écriture de la critique d’art. Le terme rejoindrait ce que Baudelaire
désigne par celui de tempérament, et qui seul permet à l’émotion ressentie de
devenir une passion exprimée dans la critique. La « critique passionnée »
de Baudelaire est donc bien celle d’une passion au sens kantien du terme, une
« inclination » ou une « disposition » de l’esprit sans laquelle la représentation
ne peut avoir lieu.
La passion implique donc une distance intérieure qui prend en compte
l’émotion que le spectateur a ressenti devant l’œuvre. Marcel Proust s’étonna de
l’impassibilité de Baudelaire qui pourtant était doté d’une profonde « sensibili-
té » : « peut-être cette subordination de la sensibilité à la vérité, à l’expression,
345 Baudelaire, L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 406. « Delacroix était passionnément amou-
reux de la passion, et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion
de la manière la plus visible. Dans ce double caractère, nous trouvons, disons-le en pas-
sant, les deux signes qui marquent les plus solides génies, génies extrêmes qui ne sont
guère faits pour plaire aux âmes timorées, faciles à satisfaire » (ibid).
346 Immanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Paris,
Vrin, 1965, d’après Herman Parret, Les Passions. Essai sur la mise en discours de la subjecti-
vité, Bruxelles, Mardaga, 1984, p. 42 sq.
347 I. Kant, Anthropologie, op. cit., p. 109, cité par H. Parret, ibid.
348 H. Parret, ibid., p. 43.
Imaginer la peinture 185
349 Marcel Proust, « Sainte-Beuve et Baudelaire », in : Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 173.
350 Ibid., p. 174.
351 Diderot, Salon de 1765, p. 291 (introduction au Salon).
352 Il s’agit du Paradoxe du comédien bien sûr, dans lequel Diderot jette les bases d’une esthé-
tique de la distanciation. Le bon comédien est un homme d’une grande sensibilité, qui
ne peut toutefois éprouver aucune sensibilité durant le jeu : « le sublime imitateur de la
nature » doit « s’oublier et se distraire de lui-même », et « d’une mémoire tenace tenir son
attention fixée sur des fantômes qui lui servent de modèles » (D. Diderot, Le Paradoxe sur
le comédien, éd. Sabine Chaouche, Paris, GF-Flammarion, 2013, p. 101).
186 chapitre 2
aussi (en même temps) que toute prise de langage sur la peinture est une créa-
tion langagière à part entière, qui se détache de la peinture pour, à partir des
impressions qu’elle a créées sur son spectateur, se l’approprier.
En ce sens et malgré un grand nombre de divergences entre Diderot et
Baudelaire, comme cette condamnation pour le maniéré qui est le fard de
l’époque galante et immorale selon le premier, et l’éloge de l’artificiel comme
marque de l’époque moderne par le second, ils ont tous les deux su créer un
espace critique dans lequel un tableau imaginaire mental émerge, qui forme
le pivot entre le tableau réel, absent, et le tableau imaginé par les lecteurs. Ce
tableau idéal – qui est déterminé par le souvenir de L’Esther du Poussin pour
Diderot, ou de la figure d’une Douleur de Delacroix pour Baudelaire – est celui
qu’ils décrivent dans leurs comptes rendus en l’appliquant à l’image réelle, ou
plutôt en relevant et écartant les défauts ou manquements de celle-ci à travers
le prisme de celle-là. Pour Baudelaire comme pour Diderot, il s’agit moins de
décrire les tableaux de manière précise et exhaustive, tels qu’ils sont réelle-
ment, que d’évoquer les impressions qu’ils génèrent et qui invitent au voyage
de la pensée, quitte à les décrire tels qu’ils ne sont pas. Paradoxalement, la cri-
tique ne peut se constituer qu’au prix d’une infidélité353. Quand le regard de
Diderot ou de Baudelaire traverse l’image perçue, c’est donc non seulement
pour la parcourir en s’imprégnant des couleurs, des contrastes, des effets
qu’elle génère, mais pour l’investir d’une vue intérieure, déterminée par leur
personnalité propre354. « L’imaginaire se loge entre le livre et la lampe »,
affirmait M. Foucault à propos de la création littéraire355 : en peinture, il se loge
autant entre l’image peinte et la rétine qui la fixe, il est cet infini imaginaire
que l’œil projette dans le fini de l’image. La traversée de l’image est un voyage
353 C’est tout le problème de la critique en général, comme le faisait remarquer T. Todorov :
« écrire sur un texte, c’est produire un autre texte ; dès la première phrase qu’articule le
commentateur, il fausse la tautologie, qui ne pouvait subsister qu’au prix de son silence »
(« La quête du récit : le Graal », in : Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978, p. 59).
354 Voir M. Symington, Écrire le tableau, op. cit., à propos de la critique poétique de la pein-
ture qui rejoint sur ce point la critique picturale symboliste pratiquée par Mallarmé, dans
la mesure où ces formes de critique conduisent « à redéfinir le rapport au référent, la
perception intérieure impliquant une distance entre l’objet et sa représentation esthé-
tique. Cette distance est celle de la subjectivité, qui suppose en réalité un déplacement de
l’objet : la critique ne porte pas sur l’œuvre mais sur le rapport du moi à l’œuvre » (p. 187).
En 1958, Samuel S. de Sacy avait déjà proposé le terme de « distance critique » pour carac-
tériser la poésie de Baudelaire (« Baudelaire et la distance critique », Revue des Sciences
Humaines 89 : janvier-mars 1958, p. 81-93).
355 Michel Foucault, « La bibliothèque fantastique », in : G. Genette et T. Todorov, dir., Travail
de Flaubert, Paris, Seuil, 1983, p. 106.
Imaginer la peinture 187
dans l’image qui consiste à s’en défaire, à s’en éloigner de telle façon que, pour
le philosophe comme pour le poète, leur critique réside dans le remplacement
du tableau réel par le tableau imaginé. Leur critique de la peinture est une
création de la peinture par le langage : davvero, anche loro son’ pittori356.
On touche ici à la limite de la validité de la critique de Baudelaire : à trop se
démarquer du « public moderne », qui n’apprécierait que le réalisme pictural
ou photographique – où précisément le tempérament et l’imagination de l’ar-
tiste sont évincés selon Baudelaire –, sa critique d’art a-t-elle encore une valeur
universelle ? Sa critique poétique n’est-elle pas trop aristocratique, de la même
façon que le dandy se distingue de la société qu’il méprise ? Il semble que la
pratique de la critique créative que Baudelaire met en place soit marquée du
sceau de l’élitisme, de la même façon que Diderot se démarquait de la « foule
des oisifs » au Salon. Baudelaire se pose la question lorsqu’il fait l’éloge de l’eau-
forte comme une forme d’art qui « se rapproche le plus de l’expression littéraire
et qui est le mieux faite pour trahir l’homme spontané »357 : il se demande alors
si le genre n’est pas « trop personnel, et conséquemment trop aristocratique,
pour enchanter d’autres personnes que celles qui sont naturellement artistes,
très amoureuses dès lors de toute personnalité vive »358. Sa critique suppose
que le spectateur et le lecteur soient des poètes : seul celui qui est poète dans
l’âme, comme l’est l’artiste de génie, peut vibrer à la vue de ces gravures qui
« glorifie[nt] l’individualité de l’artiste » et forment le dépôt de « sa personna-
lité la plus intime ». C’est dire que le spectateur – de même que le lecteur – ne
peut bien voir l’art que quand il investit ce qu’il voit ou ce qu’il lit de sa propre
imagination, et qu’il a donc l’âme d’un créateur à l’égal du peintre.
À ce problème, Baudelaire répond toutefois explicitement dès 1846 :
l’impression de l’œuvre qui générera une continuité créative auprès du lecteur
ne se mettra en place que si le peintre a lui-même, par le travail des couleurs et
de la forme, suscité cette continuité créative :
356 Diderot avait paraphrasé cette fameuse exclamation du jeune Corrège apercevant les
peintures de Raphaël dans une Lettre à H. Meister, directeur de la Correspondance litté-
raire, à l’occasion de l’envoi du manuscrit de La Religieuse le 27 septembre 1780 : « C’est un
ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa véritable
épigraphe serait : Son pittor anch’io [Je suis peintre, moi aussi] » (in : D. Diderot, Œuvres,
t. V : Correspondance, éd. par Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
1997, p. 1309).
357 L’Eau-forte est à la mode, p. 396.
358 Peintres et aquafortistes, p. 401.
188 chapitre 2
359 Salon de 1846, p. 134 (chap. XIII, « De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment »), nous
soulignons.
360 F. Brugère et J. Peker, Philosophie de l’art, op. cit., p. 160.
361 Salon de 1846, p. 79.
chapitre 3
La continuité créative
(se) raconter », in : Récits de spectateurs. Raconter le spectacle, modéliser l’expérience (XVIIe-
XXIe siècles), dir. par Fabien Cavaillé et Claire Lechevalier, Rennes, PUR, 2017, p. 37-50.
5 Diderot rapporte cet échange entre Chardin et l’un de ses confrères, un « peintre de routine »,
pour dire que la maîtrise technique seule ne suffit pas en matière de peinture : « ‘Est-ce qu’on
peint avec des couleurs ? – Avec quoi donc ? – Avec quoi ? Avec le sentiment …’ » (Salon de
1769, p. 844, art. Chardin, n° 34, « Deux bas-reliefs »).
6 G. Genette, L’Œuvre de l’art II, op. cit., p. 275. De même, pour J.-M. Schaeffer, l’expérience
esthétique concerne les positions du producteur et du récepteur de l’œuvre ou du phéno-
mène esthétique (L’Expérience esthétique, op. cit., p. 20 ; déjà avancé dans Pourquoi la fiction ?,
Paris, Seuil, « Poétique », 1999, chap. IV).
7 Lord Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme [1708], éd. de Laurent Folliot, Paris, Rivages Poche,
2015.
8 Jean-Jacques Rousseau, « Génie », in : Dictionnaire de Musique, Paris, Veuve Duschesne, 1768
[1767], p. 227-228 ; repris dans art. « Génie », in : Encyclopédie méthodique. Musique, Paris,
Panckoucke, 1791, t. I, p. 682-683.
9 Louis de Cahusac, « Enthousiasme », in : Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert,
Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson,
David, Le Breton, Durand, 1755, t. V, p. 722, éd. par Robert Morrissey and Glenn Roe, University
of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project, Spring 2016 Edition, URL : http://encyclopedie
.uchicago.edu/
La continuité créative 191
d’une énergie créatrice qui relie l’artiste et le spectateur, bien au-delà du seul
moment de la contemplation devant l’œuvre.
Il importe toutefois de relever que cette communication ou propagation
de l’énergie dans la relation esthétique implique une double rupture, à la fois
temporelle et spatiale. Ainsi, dans la description que donne Cahusac d’un
spectacle, l’enthousiasme se communique comme en faisant irruption dans
la salle :
voyons une scène entière se passer dans notre imagination, comme si elle se
passait hors de nous »12. Ainsi Diderot conçoit la relation esthétique comme
un moment de libération de l’imagination du percepteur. Par conséquent, si
l’œuvre relie l’artiste et le spectateur par l’effet de l’enthousiasme, c’est donc
non pas tant dans la réalité de l’image en tant que telle que la rencontre prend
place, que dans un espace imaginaire dont l’œuvre est le support et l’incitation.
La jouissance esthétique apparaît ainsi comme paradoxale, dans la mesure
où, en tant que saisissement, elle existe à la fois en relation et en rupture avec
le phénomène artistique. Diderot désigne ici les caractéristiques essentielles
de l’immersion, telle qu’elle se produit lorsqu’on est absorbé dans une fiction
par exemple13. C’est donc en prenant en compte ce caractère essentiellement
paradoxal de la relation esthétique que la réception critique de la peinture
telle que Diderot et Baudelaire l’ont pratiquée doit être comprise, dans la
reconnaissance et la méconnaissance à la fois de l’œuvre.
Aussi l’originalité de la conception diderotienne de l’art tient-elle dans le
fait qu’elle se donne le droit de réinventer l’œuvre à partir de l’appréciation de
celle-ci : par l’enthousiasme qui suspend le temps et projette un nouvel espace
dans l’imagination, le récepteur est transformé en créateur à son tour. Il
importe moins que le spectateur restitue l’intention de l’artiste qu’il ne soit
touché ou ébranlé par l’œuvre, comme si l’énergie créatrice le gagnait par
contagion. L’enthousiasme, quand il sert la cause artistique, consiste donc
dans un infléchissement du cours de l’énergie, puisque le récepteur ne reçoit
celle-ci que pour la reconduire librement, dans un autre sens possible, en fonc-
tion de sa sensibilité et de son expérience.
Lorsque Baudelaire écrit à propos d’une Pietà de Delacroix que « ce chef-
d’œuvre laisse dans l’esprit un sillon profond de mélancolie »14, il suggère par
le terme de « sillon » que l’effet émotif de l’image est de l’ordre d’une empreinte
durable, comme si l’image pouvait tracer « dans l’esprit » du récepteur des
idées nouvelles par les sentiments qu’elle génère15. En effet, le sillon est un
Herman Parret, Une Sémiotique des traces. Trois leçons sur la mémoire et l’oubli, Limoges,
Lambert-Lucas, 2018, « Première leçon »).
Le pouvoir de l’art de transformer le regard du spectateur sur le monde, comme s’il
recadrait les idées, est indiqué par Baudelaire dans le Salon de 1859, où il affirme que
« [t]out l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination
donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit
digérer et transformer » (p. 287). Ces types d’affirmations qu’on trouve chez Baudelaire
sont des intuitions que les théories de la réception de l’école de Constance auront sys-
tématisées. Cf. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard,
« Tel », 1978, chap. « Expérience esthétique ».
16 « Un indice est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote parce qu’il est réellement affecté
par cet objet. » (Charles S. Pierce, Écrits sur le signe, éd. par Gérard Deledalle, Paris, Seuil,
1978, p. 140) Et plus loin : « L’indice n’affirme rien ; il dit seulement : ‘Là’. Il se saisit pour
ainsi dire de vos yeux et les force à regarder un objet particulier et c’est tout. » (p. 144)
17 Pour Pierce, en effet, tout signe « entretient une relation conjointe avec la chose dénotée
et avec l’esprit » (ibid., p. 143). Mais dans le cas de l’expérience esthétique de Diderot ou
Baudelaire, le signe-indice fait coïncider le rapport ternaire entre chose dénotée, signe et
esprit en une relation métonymique où l’indice (le souvenir impressif, c’est-à-dire plus ou
moins correct, de l’œuvre) n’est pas quelque chose perçu par un esprit en dehors de lui
(c’est le cas de l’œuvre peinte, qui est perçue), mais apparaissant dans l’esprit même du
récepteur, qui se trouve ainsi métonymiquement lié à l’œuvre dont l’indice-impression est
issu.
18 Salon de 1846, p. 112, à propos de La Rixe des mendiants de Manzoni. Mais il va sans dire
qu’aux yeux de Baudelaire, c’est Delacroix qui est « le plus suggestif de tous les peintres »
(p. 405).
194 chapitre 3
Or, dans leurs écrits sur l’art, Diderot et Baudelaire livrent les principes clés
d’une telle conception de l’art comme continuité créative. En effet, l’impor-
tance qu’ils accordent à l’effet émotif de l’œuvre, en tant qu’elle est un moyen
d’appel à la sensibilité du spectateur – qu’elle « remue son cœur », pour
reprendre l’expression favorite de l’abbé Du Bos – trouve son sens dans le fait
que cette charge émotive de l’œuvre doit permettre au spectateur d’achever
le sens amorcé par l’œuvre, que ce soit sous forme rêvée, imaginée, ou qu’elle
aille jusqu’à se matérialiser dans une forme écrite, picturale, musicale ou autre.
Dans cette approche de l’art comme une continuité créative, trois modalités
sont apparues comme déterminantes : la suggestivité, l’incomplétude et la
résonance.
Ces trois facteurs déclencheurs de la continuité créative sont les retombées
directes de la poétique de l’éclatement de Diderot et de Baudelaire. Rappelons
que les salonniers recherchent dans l’art les lignes interrompues ou disparates,
dans le sujet comme dans la composition même des tableaux, pour adopter
ensuite eux-mêmes, sur le plan de l’écriture, une démarche de recréation des
œuvres qui rompt avec celles-ci. On trouve dans ce processus les trois modali-
tés de la continuité créative qui caractérise leur critique d’art. Premièrement,
la suggestivité de l’œuvre ressort directement de l’attrait qu’ils éprouvent pour
l’inattendu, le bizarre, le piquant ou l’extravagant dans le sujet représenté.
En effet, c’est bien la ligne brisée des ruines, ou la serpentine interrompue des
figures, ou la ligne capricieuse, compliquée, bizarre des éléments du tableau
qui font dévier l’œil et l’incitent à rêver à « d’autres horizons ».
Sur le plan matériel ou proprement pictural de l’image, deuxièmement, la
ligne interrompue ou indistincte, qui caractérise respectivement l’esquisse ou
l’eau-forte, générera plus facilement la rêverie ou la recréation impressive de
l’image. L’eau-forte, comme on l’a vu, est un genre préconisé par Baudelaire,
mais il ne faut pas oublier que Diderot l’appréciait également, en l’associant à
l’effet « un peu poudreux » de la peinture19. Par ailleurs, dans cette recherche
d’une « ouverture métaphysique dans la représentation du monde palpable »,
W. Drost rapproche Baudelaire des aspirations de l’artiste allemand Caspar
David Friedrich, qui pratiquait la « coupure » dans le sujet de façon à créer une
« impression de l’infini », et à conduire ainsi le récepteur vers une réflexion
19 « Deux phénomènes bien voisins : c’est que la peinture cherche à montrer les objets sous
un aspect un peu poudreux, et que les eaux-fortes nous plaisent souvent plus que les
morceaux exécutés d’un burin ferme. Cela est vrai surtout des paysages. Rien n’est plus
piquant qu’un beau visage sous une gaze légère. » (Pensées détachées, p. 1054, « De la
beauté »).
La continuité créative 195
20 W. Drost, « Des affinités de Baudelaire avec l’art et l’esthétique allemands », L’Année
Baudelaire 8 (2004), p. 91-92.
21 Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 24 et p. 25 (nous soulignons ici).
22 « Introduction », in : Charles Baudelaire, Critique d’art, éd. Claude Pichois, Paris, Armand
Colin, 1965, p. 18.
196 chapitre 3
1 La suggestivité
23 Cf. Michel Draguet : « Baudelaire agit moins à distance critique de l’œuvre qu’il n’en épouse
– créateur lui-même – les aspirations profondes » (« Présentation », in : Baudelaire, Au-
delà du romantisme, op. cit., p. 8).
24 À propos de Diderot, Else M. Bukdahl note que ses « descriptions ‘poétiques’ permettent
de susciter la collaboration du lecteur aussi bien sur le plan de la sensibilité que sur celui
de l’intellect. » (Diderot critique d’art I, op. cit., p. 305-306), et Claude Pichois écrit dans sa
« Notice » sur Baudelaire (p. 490) : « On retiendra aussi que cette critique d’art est, comme
sa critique littéraire, une critique de tempérament. Refusant de s’enfermer dans un sys-
tème, Baudelaire nous enjoint d’exercer notre libre jugement, fût-ce à son égard. »
25 Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 15.
La continuité créative 197
Ce qu’indique Lyotard, c’est que le mot (mais cela vaut autant pour l’image)
ne contient ni ne porte seulement un sens, mais qu’il soulève un sens : il est
opérateur d’une dynamique de rencontre active entre l’œuvre et son récep-
teur, qui sent en lui se soulever des pensées, émotions, souvenirs, questions …
sous l’impulsion de sa lecture ou de son observation. La suggestivité de l’œuvre
tient donc à ce qu’elle parvient à inciter d’émotions ou de pensées auprès du
spectateur.
Si Baudelaire est tellement épris des tableaux de Delacroix, c’est parce qu’il
réalise des œuvres qui, par la vue, libèrent l’esprit du spectateur, en l’incitant à
rêver26. Delacroix n’est-il pas « le plus suggestif de tous les peintres, celui dont
les œuvres, choisies même parmi les secondaires et les inférieures, font le plus
penser, et rappellent à la mémoire le plus de sentiments et de pensées poé-
tiques déjà connus, mais qu’on croyait enfouis pour toujours dans la nuit du
passsé »27 ? Les écrits de Baudelaire sont alors la mise en œuvre de sa concep-
tion de l’art : ils achèvent les tableaux contemplés comme s’ils parvenaient à
en enrichir le sens, sans néanmoins jamais pouvoir l’épuiser. Voir la peinture
consiste à sentir remonter au fond de soi un savoir perdu, devenu invisible
à la pensée. La bonne peinture sait dévoiler ces images profondes, comme
en les sortant de l’obscurité, selon le même principe d’émergence de souve-
nirs enfouis qui fait que la mélancolie émerge du sentiment d’un manque
indéfinissable28.
Or la suggestivité de l’œuvre tient à un procédé de composition essentiel,
qu’on peut appeler le retrait du langage ou de l’image. Ce principe est nette-
ment posé par Diderot dans l’ensemble de ses écrits poétiques et esthétiques,
et pratiqué par lui aussi bien que par Baudelaire. En effet, comme nous l’avons
vu, leur langage est souvent réticent, reposant sur le refus de dire l’image par
l’emploi de la prétérition, de la litote ou de la métaphore qui, sans chercher
à instaurer un substitut du tableau même, déplace la réalité perçue vers une
image virtuelle aux contours indéfinis. La conviction de Diderot est qu’un
trait ou un mot bien choisi aura plus de force énergétique qu’un discours
26 Cf. W. Drost, « De l’esquisse dans la peinture au XIXe siècle » (loc. cit.).
27 L’Œuvre et la vie de Delacroix, p. 405.
28 À cet égard, le poème Le Cygne est emblématique de ce sens incomplet des œuvres, dont
l’allégorie (en tant qu’image à sens immédiat) est désormais perdu (dans le poème, al-
légorie rime avec mélancolie, ce qui la place sous l’angle de la perte, du manque), et le
cygne est donné pour signe même de cette crise du sens des œuvres. Cf. Felix W. Leakey,
« The originality of Baudelaire’s Le Cygne : Genesis as structure and theme », in : Order
and Adventure in Post-Romantic French Poetry. Essays presented to C. A. Hackett, éd. par
E. M. Beaumont, J. M. Cocking et J. Cruickshank, Oxford, Blackwell, 1973, p. 38-55 ; Claude
Pichois, « Notice », in : Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, éd. par Claude Pichois,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1003-1009.
198 chapitre 3
Il ne faut quelquefois qu’un trait pour montrer toute une figure, et vera
incessu patuit Dea30. Il ne faut quelquefois qu’un mot pour faire un grand
éloge, Alexandre épousa Roxane. Qui était cette Roxane qu’Alexandre
épousa ? Apparemment la plus grande et la plus belle femme de son
temps31.
Le signifié excède le mot : celui-ci doit libérer un surplus de sens qui s’affran-
chit de la dénotation et tend à s’autonomiser. Plus le langage se tait, plus il a de
force, et l’évocation reçoit la valeur énergétique du cri et du geste. La concep-
tion du pouvoir rhétorique du langage de Diderot se retrouve ainsi dans sa
poésie dramatique, qu’il fait reposer entièrement sur le langage dit « naturel »,
où les exclamations, les ellipses, les aposiopèses rendent le « cri de la nature »
de manière abrupte et directe. Curieusement34, nous retrouvons dans cette
forme de langage esquissé, fragmenté de Diderot un effet similaire à « l’effet
de sourdine » que Leo Spitzer étudiait dans le théâtre de Racine, où le sens des
œuvres est comme « enfoui » « sous la langue »35. Dans les deux cas, il s’agit
d’un langage en retrait, qui dit moins pour dire plus, toutefois l’un se présente
comme épuré tandis que l’autre se découvre comme esquisse. Diderot rejoint
ainsi, dans sa revendication nouvelle d’un langage inachevé, un idéal classique
de simplicité et d’honnêteté, qu’il recommande aussi dans ses écrits sur le
théâtre36. Le sublime qui s’atteint dans le langage par le procédé rhétorique
de la litote ou de retenue est alors l’aboutissement suprême de ce langage en
retrait : c’est un « je ne sais quoi de sublime qui s’accorde très bien avec la tran-
quillité apparente ou réelle et qui est infiniment au-dessus du mouvement »37.
Sur le plan pictural également, l’œuvre peinte suscitera une émotion d’autant
plus forte auprès du spectateur que l’image lui apparaîtra dépouillée. Il faut
« de l’air entre vos figures », demande Diderot aux peintres : sans pour autant
être vide, la toile ne peut être surchargée38.
En somme, ce langage dépouillé n’est pas caractérisé par la mutité, mais
est au contraire habité d’une tension créatrice, celle-là même qui crée dans
39
Paradoxe sur le comédien, Gallimard, « Folio Classique », 1994, p. 110. Diderot traite ici du
jeu des acteurs Italiens, plus spontané et naturel que celui des acteurs français, dans un
développement où il compare l’effet de la pantomime à celui d’une esquisse « libertine »,
et qui s’applique également à sa « poétique des ruines ».
40
Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 448.
41
L’Art philosophique, p. 258.
La continuité créative 201
42 Paul Valéry, Lettre à Madame C…, in : Œuvres II, op. cit., p. 1260.
43 Marcel Proust, « Sur la lecture », in : Écrits sur l’art, éd par Jérôme Picon, Paris, GF-
Flammarion, 1999, p. 204-205.
44 Ibid., p. 206.
45 Ibid., p. 204 : « Et c’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres
[…] que pour l’auteur ils pourraient s’appeler ‘Conclusions’ et pour le lecteur ‘Incitations’.
Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous vou-
drions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner
des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la
beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre. »
46 Ibid., p. 207.
202 chapitre 3
2 L’œuvre inachevée
Pour que le récepteur soit touché par l’œuvre au point de la continuer imagi-
nairement, il faut donc que l’œuvre l’y incite. La continuité créative implique
ainsi une dimension active, instigatrice. Cette suggestivité n’est possible que
lorsque l’œuvre est incomplète, ou ressentie comme telle, par le spectateur.
Mais une œuvre est-elle jamais achevée ? Pour le philosophe Étienne Souriau,
l’œuvre accomplie est toujours une œuvre « à faire ». Dans Du mode d’exis-
tence de l’œuvre à faire50, il affirme en effet « l’inachèvement existentiel de
toute chose » : « Rien, pas même nous, ne nous est donné autrement que dans
une sorte de demi-jour, dans une pénombre où s’ébauche l’inachevé, où rien
n’a ni plénitude de présence, ni évidente patuité, ni total accomplissement,
47 Cf. Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les
textes narratifs, Paris, Grasset, 1985.
48 « Interpréter un texte, ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou
moins libre), c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait. » (R. Barthes, S/Z, Seuil,
« Points », 1970, p. 11)
49 Hubert Damisch, La Ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Seuil, « La
Librairie du XXIe siècle », 2016, chap. « Épilogues ». Cf. p. 228 : « S’il appartient au sujet, en
présence de cette fonction à laquelle correspond un tableau, de ‘s’y repérer comme tel’, et
de trouver à s’y insérer, à s’y inscrire, pour le ‘sujet’ qu’il est ou est en passe d’advenir, c’est
qu’il y a d’une manière ou d’une autre sa place marquée, à tout le moins qu’il y trouve ses
marques, fût-ce, je le répète, sur le mode de l’absence, du manque à sa place, de la ‘dépla-
cée’, et que de ce dispositif, force lui est d’admettre que, loin d’être le maître, il est pour
une part le produit, à tout le moins le corrélat. »
50 Étienne Souriau, Les différents Modes d’existence, Paris, PUF, 2009, p. 195-217.
La continuité créative 203
dans l’œuvre que le récepteur saura combler57. L’image invisible, celle que le
récepteur imagine mentalement à partir de la vue ou du souvenir de l’image
réelle, trouve ainsi une forme visible dans les vides des ruines, comme dans les
contours inachevés de l’esquisse.
De la même façon, devant « les terres inondées », Baudelaire rêve de
« fleurs nouvelles » qui viendraient à la place des « trous grands comme des
tombeaux » que l’eau a creusés58. Si le délabrement naturel ici évoqué par
Baudelaire n’implique pas un sentiment de sublime comme chez Diderot
devant les ruines, on observe un équivalent métaphorique de la ruine dide-
rotienne pour indiquer que les trouées, creux ou vides des images ont un pou-
voir générateur de rêves ou idées. Ainsi Baudelaire remarque que la peinture
de Delacroix sacrifie « sans cesse le détail à l’ensemble » et qu’elle est d’une
« exécution moins nette » – comme produite de la main gauche –, mais « d’une
originalité insaisissable », qui « laisse toujours une impression profonde »
auprès du spectateur59. Les œuvres de Delacroix, comme celles de Greuze ou
de Chardin pour Diderot, sont inachevées comme si elles ne renfermaient pas
complètement le sens qu’elles expriment.
Il faut donc que les monuments tombent en ruine, que l’expression soit
« vague », que l’exécution soit moins « nette » : que l’œuvre, autrement dit,
comporte des « lacunes » ou des « vides » que le récepteur pourra combler li-
brement. « Dans la musique, comme dans la peinture et même dans la parole
écrite, qui est cependant le plus positif des arts, il y a toujours une lacune com-
plétée par l’imagination de l’auditeur », affirme Baudelaire60. Le mot « lacune »
est significatif, car il sert à affirmer l’inachèvement intrinsèque de toute forme
57 Il faut souligner que le sublime burkien implique la valorisation de l’obscurité, ce que
Diderot ne cessera d’ailleurs de souligner dans ses écrits. « Poètes, parlez sans cesse d’éter-
nité, d’infini, d’immensité, du temps, de l’espace, de la Divinité, des tombeaux, des mânes,
des enfers, d’un ciel obscur, des mers profondes, des forêts obscures, du tonnerre, des
éclairs qui déchirent la nue ; soyez ténébreux », clame le philosophe dans le Salon de 1767
(p. 634). « À cette obscurité du monde sensible fait écho l’obscurité des mots et des idées
poétiques, grâce auxquels la pensée touche à un infini dont elle ne saurait avoir d’idée
claire », résume B. Saint-Girons (Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, op. cit., p. 98).
58 « L’ennemi », poème X de Spleen et idéal, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 67, v. 5-8 :
« Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux. »
59 Salon de 1846, p. 93-94, à propos du Dante et Virgile de Delacroix. Baudelaire le reformule
ainsi dans L’Art philosophique : « Plus l’art voudra être philosophiquement clair, plus il se
dégradera et remontera vers l’hiéroglyphe enfantin ; plus au contraire l’art se détachera de
l’enseignement et plus il montera vers la beauté pure et désintéressée. » (p. 259)
60 Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, p. 441-442, nous soulignons.
La continuité créative 205
d’art, même des arts littéraire ou pictural qui sont qualifiés par Baudelaire
d’arts « positifs ». Il importe néanmoins de préciser que l’idée était déjà émise
par Marmontel au siècle précédent pour résumer ce fonctionnement actif de
la réception esthétique, telle que Diderot la pratiquait dans les Salons. En effet,
dans ses Éléments de littérature, l’encyclopédiste reliait explicitement le sug-
gestif à l’art de ne pas finir les œuvres, comme si l’artiste devait y laisser des
« vides », selon le terme qu’il emploie :
… plus [le poète] détaille son objet, plus il assujettit notre imagination à
la sienne. […] il faut que ces traits [de description], qui nous indiquent le
tableau que nous avons à finir, soient tels que nous n’ayons aucune peine
à remplir les vides. L’art du poète consiste alors à marquer ce qui ne tombe
pas sous les sens du commun des hommes ou ce qu’ils ne saisissent pas
d’eux-mêmes avec assez de délicatesse ou de force ; et à passer sous
silence ce qu’il est facile d’imaginer ; c’est ce que dans l’art du dessin on
appelle toucher avec esprit61.
L’œuvre achevée sera donc toujours incomplète : en donnant ici une explica-
tion au mystère de « l’appel » de l’œuvre que soulignait Roger de Piles, Diderot,
Marmontel ou Baudelaire font office de précurseurs d’une esthétique moderne
de la réception. En effet, le concept des « vides » dans une œuvre est au
centre de la théorie de la réception de l’école de Constance62. Ainsi, la « théo-
rie de l’effet esthétique » de Wolfgang Iser dans L’Acte de lecture repose entiè-
rement sur l’idée des vides (Leerstelle) dans le texte que le lecteur est invité
à combler63. Ce ne sont pas des « lacunes » de sens, précise le théoricien
allemand, mais ce qu’il appelle à l’instar de R. Ingarden des « effets d’indétermi-
nation » qui permettront au lecteur de participer activement à la construction
du sens du texte : « le lecteur va combler ces vides ou, du moins, s’en débarras-
ser. Ce faisant, il use de la marge d’interprétation et tisse lui-même les relations
implicites qui lient chaque aspect aux autres. […] Seuls les vides permettent au
lecteur de participer à la constitution du sens de l’événement. »64 De Diderot
et de Baudelaire à l’école de Constance, la théorie de « l’acte de lecture » trouve
61 Marmontel, art. « Esquisse », in : Éléments de littérature, op. cit., p. 527 (nous soulignons).
62 Cette idée a été pointée du doigt par Wolfgang Drost dans « Le regard intérieur : du
modèle idéal chez Diderot », loc. cit., p. 89.
63 Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. par Evelyne Sznycer,
Bruxelles, Pierre Mardaga, 1976, p. 299 sq. et id., L’Appel du texte. L’indétermination comme
condition d’effet esthétique de la prose littéraire, trad. par Vincent Platini, Paris, Allia, 2012,
p. 26 sq.
64 L’Appel du texte, ibid., p. 26 et 27-28.
206 chapitre 3
65 L’auteur anglais affirme que « [la plus haute critique] emplit de merveilles une forme qu’il
se peut que l’artiste ait laissée vide, ou qu’il n’ait pas comprise, ou comprise partiellement »
(Le Critique comme artiste, op. cit., p. 859, nous soulignons; cf. Y. Landerouin, La Critique
créative, op. cit., p. 17).
66 Iser, L’Appel du texte, op. cit., p. 28.
67 « Les folles, évaporées et merveilleuses créatures que nous a laissées Watteau », écrivait
Baudelaire dans le Salon de 1846 (p. 104, chap. V, « Des sujets amoureux et de M. Tassaert »).
68 Salon de 1763, p. 247. Cette valorisation du dépouillement de l’art sera reprise par Stendhal
et Baudelaire dans leurs écrits sur l’art. Stendhal : « L’artiste sublime doit fuir les détails »
(Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, éd. par Paul Arbelet et Édouard Champion,
Paris, Champion, 1924, t. II, p. 94) et Baudelaire : « Le sublime doit fuir les détails »
(Œuvres complètes, Le Club du Meilleur Livre, 1955, p. 644), cité par Gita May, Diderot et
Baudelaire critiques d’art, op. cit., p. 20.
69 Salon de 1771, p. 884.
70 M. Ruff, Baudelaire, op. cit., p. 62.
La continuité créative 207
fait et un morceau fini – qu’en général ce qui est fait n’est pas fini, et qu’une
chose très finie peut n’être pas faite du tout – que la valeur d’une touche spi-
rituelle, importante et bien placée est énorme »71. Cette conviction sera
également celle de Paul Valéry, qui note à propos du peintre Degas que « ce
qu’il lui fallait pour être satisfait, c’est que son œuvre fût complète, non pas
dans la perfection des détails mais dans l’impression d’ensemble qu’elle devait
donner »72. Impression d’ensemble qui finalement ne peut jamais être atteinte
complètement, dès lors que l’œuvre se définit par l’incomplétude dans le détail
de la réalisation, comme l’illustrait bien la manie de Degas de toujours vouloir
retravailler ses œuvres, selon le témoignage que rapporte Valéry : « Quand il
retrouvait une œuvre de lui, plus ou moins ancienne, il avait toujours envie de
la remettre sur le chevalet et de la remanier »73.
Le travail de l’artiste ne finit pas mais appelle, à défaut de la main, l’œil et
l’esprit du récepteur pour que l’œuvre trouve un sens continué. Aussi la
question du « fini » du tableau n’a-t-elle de sens que par rapport à celle, plus
importante, de l’effet : « Il me semble que quand on prend le pinceau, il fau-
drait avoir quelque idée forte, ingénieuse ou piquante, et se proposer quelque
effet, quelque impression. »74 Dans son dernier Salon de 1781, Diderot lance-
ra un appel impatient à l’égard des peintres : il faut « plus d’effet, moins de
fini »75. Et c’est pourquoi le philosophe, devant une esquisse de deux Têtes d’en-
fants de Louis Durameau76 qu’il juge admirable, s’exclame qu’il ne permettrait
« jamais à l’artiste de l’achever »77. Le morceau fini doit contenir l’infini en
incorporant sa part d’inachèvement. L’essence de la participation esthétique
est formulée par Baudelaire dans une exclamation antithétique en 1859 à
propos de Delacroix : « C’est l’infini dans le fini. C’est le rêve ! »78 Et c’est alors
à l’imagination, qui « est positivement apparentée avec l’infini »79, d’opérer le
travail de la continuité créative, pour que la suggestivité productive devienne
créativité réceptive.
Les réflexions philosophiques que Diderot développe à partir de la
peinture – dont le morceau « L’antre de Platon », écrit à propos du Corésus
et Callirhoé de Fragonard dans le Salon de 176580, est exemplaire – ou les
développements allégoriques que suscitent les tableaux dans la critique pic-
turale de Baudelaire81, en sont des mises en œuvre concrètes : la peinture
qu’ils décrivent sont, comme leurs propres textes, autant d’œuvres qui ouvrent
sur l’infini d’un sens à suivre. Notons que l’importance de l’incomplétude de
l’œuvre n’est pas le seul apanage de la peinture ni de la littérature : la photo-
graphie également, en revendiquant le statut d’art bien au-delà du seul fonc-
tionnement mécanique, se réclamera des vides de l’image … pour donner
tort à Baudelaire. Dans La Photographie est-elle un art ? (1895), Robert de La
Sizeranne affirme ainsi que « devant toute chose définie, il ne reste plus rien à
faire pour l’imagination. L’indéfini, au contraire, est le chemin de l’infini … »82
Dans une telle perspective théorique, le texte est conçu comme « struc-
turellement incomplet », et « ne peut se passer de l’apport du lecteur »83, de
la même façon que le tableau n’existe que dans le regard de son spectateur.
Ce n’est qu’en tant qu’œuvres incomplètes que les tableaux peuvent inciter
leurs spectateurs à les compléter, à l’instar des œuvres de Delacroix qui sont
3 La résonance
Il faut donc, pour Diderot comme pour Baudelaire, que l’œuvre soit sugges-
tive : qu’elle suggère sans tout dire, et que le spectateur soit capable de sentir
ce qu’elle suggère pour continuer à la rêver. L’œuvre incomplète est celle qui
ouvre à un éventail de possibles dont l’image perçue n’est qu’une version
incarnée, et qui par un effet de contagion poussera le spectateur au désir de la
recréer. C’est ainsi que Baudelaire pose son verdict sur l’art dans la déclaration
selon laquelle il apprécie un tableau « uniquement par la somme d’idées ou
de rêveries qu’il apportera dans mon esprit »86. Par ces mots, le poète suggère
que l’appréciation esthétique est de l’ordre de l’amplification ou de l’expan-
sion : une œuvre doit apporter « une somme », c’est-à-dire générer une infinité
d’autres idées ou images qui pourraient être potentiellement réalisées dans
d’autres œuvres87.
Or, il n’est pas anodin que ce soit sur un parallélisme avec la musique que
Diderot asseoit sa théorie de l’esquisse, tandis que Baudelaire approfondit sa
théorie de la suggestivité dans son essai Richard Wagner et « Tannhäuser » à
Paris. Dans ce texte, il cite directement le compositeur lorsqu’il affirme que
pour atteindre « une puissance captive comme par un charme [qui] gouverne à
son gré le sentiment », le poète touche à une limite entre son art et la musique,
concluant de là que « l’œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui,
dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique »88. L’expérience de
« Je vois dans le tableau une chose prononcée » : voir et entendre ne sont pas
antithétiques. Dans la mesure où le terme « entendre » signifie non seulement
« ouïr », mais aussi « comprendre », on peut dire qu’entendre, c’est conce-voir :
sentir en réunissant la vue et l’ouïe à l’intérieur de soi. L’âme de l’être sensible
est le soubassement de la raison ; et le jugement esthétique est un effet, dans
un deuxième temps, de l’impression sensitive première92. C’est pourquoi
Diderot recourt sans cesse à l’analogie avec la musique dans sa pensée sur
l’art : la musique est un art, dit-il, « dont l’expression est la plus arbitraire et la
moins précise, [mais qui] parle le plus fortement à l’âme »93. Il ajoute aussitôt
l’hypothèse qui s’avèrera décisive pour une pensée moderne de l’art : « Serait-
ce que montrant moins les objets, [la musique] laisse plus de carrière à notre
imagination ; ou qu’ayant besoin de secousses pour être émus, la musique est
plus propre que la peinture et la poésie à produire en nous cet effet tumul-
tueux ? »94 Le son libère l’imagination du spectateur pour lui donner une part
effective dans la réalisation de l’œuvre, fût-ce de manière silencieuse et toute
intérieure. Dans les « Additions à la Lettre sur les aveugles », la jeune aveugle
Mlle Mélanie de Salignac, que Diderot fait parler, observe comment « distraits
par leurs yeux », ceux qui voient ne peuvent ni écouter la musique « ni l’en-
tendre comme je l’écoute et l’entends. »95 À l’instar des sons qui sont indéter-
minés, les mots doivent être les adjuvants d’un langage qui permet de « voir »
et « entendre » à la fois ce qui est situé en creux de l’œuvre, dans l’ouverture de
son signe, pour faire vibrer la chair du spectateur.
Dans la pensée esthétique de Diderot, la musique n’est donc pas un simple
point de comparaison, elle est donnée comme foncièrement paradigmatique.
Comme l’affirme à juste titre A.-É. Sejten, la musique permet à Diderot de
« penser le sentiment esthétique dans sa pureté, parce qu’elle […] incarne l’irré-
ductibilité du sentiment esthétique, en posant son autonomie par rapport à la
détermination ‘objective’, voire cognitive, des choses. »96 Or, en étant à l’écoute
de ce langage invisible de l’œuvre, Diderot clive le parallélisme entre la pein-
ture muette et la poésie parlante. En effet, autre chose se joue dans sa pensée
sur l’art : pour Diderot, l’ouïe n’est pas plus loin de l’âme que l’œil. L’écoute d’une
voix inaudible mais bel et bien perceptible le mène à renverser la hiérarchie des
sens et à instaurer ce faisant un « spectateur sentant » au centre de l’œuvre –
ou mieux, un spectateur aveugle, ce qui n’est pas un oxymore si l’on affranchit le
terme de son sens uniquement visuel, comme nous l’avons montré.
Ainsi, c’est dans ce qu’elle a de plus imperceptible que l’œuvre produi-
ra l’impression la plus grande, comme la puissance du langage se situait
pour Diderot entre les mots, entre les signifiés – dans ce qui les relie et les
93 « La peinture montre l’objet même, la poésie le décrit, la musique excite à peine une
idée … [mais] parle le plus fortement à l’âme » (Lettre sur les sourds et muets, p. 60).
94 Ibid. De même pour Baudelaire, la musique de Wagner est donnée comme un modèle
pour les arts, dans la mesure où elle « n’est peut-être ici qu’une image de l’inspiration
poétique », selon C. Pichois (Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 964).
95 Additions à la Lettre sur les aveugles, in : Diderot, Œuvres, t. I : Philosophie, éd. Laurent
Versini, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 191. Cf. Alessandro Arbo, « Diderot
et l’hiéroglyphe musical », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 30 (avril 2001), p. 76.
96 A.-É. Sejten, Diderot ou le défi esthétique, op. cit., p. 204.
212 chapitre 3
La résonance est cet effet de liaison entre les mots apparemment « décousus » :
c’est dans l’imprononcé que l’œuvre parle, dans les liens infimes d’analogie
ou d’induction que se tisse toute sa puissance, comme si elle était une corde
vibrante de mots. C’est où se situe l’essentiel de la critique de Diderot à l’égard
de Boucher, car celui-ci ne sentirait pas « les fils secrets » de l’art :
97 Cf. V. Estay Stange, Sens et musicalité, op. cit., p. 182 : « les textes fondateurs de l’esthétique
musicale romantique prendront comme objet privilégié la musique instrumentale, consi-
dérée comme la musique par excellence. Cette nouvelle approche de la musique (instru-
mentale) introduit la conception, en apparence paradoxale, de l’inachèvement – en tant
qu’ouverture sémantique – comme accomplissement suprême de l’œuvre artistique. » La
conception autotélique de l’art qui caractérise le romantisme accompagne donc la valori-
sation du paradigme musical instrumental, comme l’avait très bien compris Diderot.
98 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, « Points », 1965, p. 17. Il faut préciser qu’Eco dis-
tingue les résonances d’une œuvre en tant que celle-ci ne cesse pas « d’être elle-même »,
d’une réception « en mouvement » où le récepteur transforme l’œuvre plus conséquem-
ment. Il ne s’agit toutefois que de degrés de malléabilité de l’œuvre d’art que le récepteur
reçoit de façon créative.
99 De la Poésie dramatique, p. 1325-1326, nous soulignons.
La continuité créative 213
Ces analogies fines et déliées qui appellent sur la toile les objets les uns à
côté des autres et qui les y lient par des fils secrets et imperceptibles, sur
mon Dieu, il ne sait ce que c’est100.
[…] ce que nous appelons une ‘Œuvre d’art’ est le résultat d’une action
dont le but fini est de provoquer chez quelqu’un des développements
infinis. D’où l’on peut déduire que l’artiste est un être double, car il com-
pose les lois et les moyens du monde de l’action en vue d’un effet à
produire l’univers de la résonance sensible107.
105 Salon de 1767, p. 610 (art. « Vernet », 4e site, nous soulignons). Cf. J. Starobinski, op. cit.,
p. 18.
106 Paul Valéry, L’Infini esthétique, in : Œuvres II, op. cit., p. 1343.
107 Ibid., p. 1344 (les italiques sont de Valéry, ainsi que dans la citation qui suit).
La continuité créative 215
108 Remarquons qu’il ne s’agit pas pour autant de confondre émotion musicale et émotion
esthétique, l’une n’étant pas l’extrapolation de l’autre ; il s’agit seulement de souligner le
fait que le fonctionnement de l’émotion esthétique est d’un ordre vibratoire similaire à
celui de la production des sons sur lequel se fonde l’art musical. C’est ainsi que les philo-
sophes pré-romantiques allemands théorisaient la sensation, comme une vibration uni-
verselle reliant l’homme à la nature, et ils n’expliquaient pas autrement le rapport à l’art
que comme une vibration des sens.
Mot de conclusion
Traverser la peinture : c’est par ce titre que nous avons voulu éclairer le propre
de la démarche critique de Diderot et de Baudelaire face à la peinture de leur
temps. La traversée implique un déplacement à travers un espace, comme
un parcours qui suppose qu’il y a un autre bord, ou plutôt un autre côté, qui
n’est pas encore connu. Pour les salonniers, la traversée n’est pas celle d’un
voyage physique dans l’espace, mais d’un parcours du regard à travers une
surface peinte au terme duquel leur pensée ou leur savoir se trouvent trans-
formés. C’est dire que leur approche de la peinture considère celle-ci non pas
comme un lieu d’éléments juxtaposés dans une co-présence immobile, mais
comme un espace à traverser et d’éléments à découvrir, pour reprendre l’oppo-
sition établie par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien1. Le tableau
demande à être traversé dans le temps plutôt qu’embrassé en un seul instant :
il contient sa part d’inédit et de profondeur que l’œil doit pouvoir découvrir à
travers le temps du parcours et du souvenir, qui est le temps d’une expérience
transformatrice.
Car cette traversée n’est pas simplement réceptive : à travers ce que la
peinture donne à voir et à penser, c’est aussi ce que celle-ci peut recevoir de
l’investissement émotif et cognitif du spectateur qui la transforme à son tour,
comme s’il pouvait infléchir l’œuvre vers le reflet d’une autre image, modelée
au gré de son propre regard. En ce sens, la réception de la peinture par Diderot
et Baudelaire est aussi et avant tout une approche active des images, car ils se
les approprient pour aller jusqu’à les transformer. La traversée implique donc le
sens paradoxal de rencontre et de divergence. Dans la critique d’art de Diderot
et de Baudelaire, elle désigne tout à la fois la faculté empathique du créateur
ou du lecteur, qui entre imaginairement dans l’œuvre peinte ou écrite en
oubliant « tout le reste », mais qui en même temps expérimente le plaisir
esthétique à travers une rupture de l’empathie, dont l’origine se situe dans
l’image elle-même en tant qu’espace traversé de lignes ruptrices, de courbes
brisées, de contours interrompus. Dans ces endroits où l’œil se heurte à l’image
et où les pensées dérivent, le spectateur est incité à la continuité créative de
l’œuvre.
Dans sa façon de revendiquer librement ses « pensées bizarres » sur l’art de
son temps, nous avons vu que Diderot est un esprit remarquablement moderne,
précurseur de Baudelaire comme de l’actuelle critique créative des œuvres.
1 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire, Paris, Gallimard, « Folio Essais »,
1990, p. 172-173, cité par Louis Marin, Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, p. 12.
La description de la lumière diffractée par les branches des arbres par Diderot,
que nous avons citée au seuil de cet essai, métaphorise bien ce travail de l’œil
parcourant l’image. De même que Baudelaire, à sa façon, répond à la peinture
en livrant une prose musicale à la fois « souple » et « heurtée », où les « ondu-
lations de la rêverie » sont traversées des « soubresauts de la conscience »2, et
où il va
2 Charles Baudelaire, Dédicace « À Arsène Houssaye », Petits Poèmes en prose, in : Œuvres com-
plètes, éd. de Michel Jamet, Préface de Claude Roy, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
1980, p. 161.
3 Le Soleil, v. 7-8, in : Les Fleurs du mal, op. cit., p. 128.
4 Cf. M.-H. Chabut, Extravagance et génialité, op. cit.
5 Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., p. 369.
6 Michel Charles, « Digression, régression (Arabesques) », Poétique 40 (1979), p. 395-407.
7 Ce glissement d’un syntagme à l’autre où s’éclot l’écriture des Salons comme esthétique de
l’art a été proposé par Louis Marin.
218 Mot de conclusion
Et du fond de ces images que l’on ne voit qu’en fermant les yeux, jaillissent
celles de l’œil intérieur, nourries du souvenir et du désir, incarnées dans les
mots qui sont leur seul reflet véritable : « Je ne vois qu’en esprit … », écrit le
poète12.
10 Entretien avec Ewa Pawlikowska (1981), cité par Santino Mele, « Perec et Klee : l’encre et
l’aquarelle », Cahiers Georges Perec : L’œil d’abord … Georges Perec et la peinture, n° 6, Seuil,
1996, p. 84.
11 Paul Valéry, « Notes d’aurore », in : Mauvaises pensées et autres, Œuvres, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II, p. 859-860.
12 « Le Cygne », poème LXXXIX des Tableaux parisiens, v. 9, in : Les Fleurs du mal, op. cit.,
p. 130.
Bibliographie
1 Textes de Diderot
2 Textes de Baudelaire
Baudelaire, Charles, Critique d’art, éd. par Claude Pichois, Paris, Armand Colin, 1965.
Baudelaire, Charles, Le Peintre de la vie moderne, éd. par Jérôme Solal, Paris, Les Mille
et une Nuits, 2010.
Baudelaire, Charles, Œuvres complètes, éd. par Claude Pichois, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », t. I et t. II, 1975 et 1976.
Baudelaire, Charles, Œuvres complètes, éd. par Michel Jamet, Préface de Claude Roy,
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Saint-Girons, Baldine 204n Van Dyck, Antoine 60, 123
Saint-Quentin, Jacques-Philippe-Joseph 46 Van Gogh, Vincent 133
Schaeffer, Jean-Marie 2n, 15n, 190n, 192n Van Loo, Carle x, 13n, 29, 31n, 64, 65
Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph Vernet, Horace 117n
von 203 Vernet, Joseph 28n, 41, 42-45, 48, 60, 64-67,
Schiller, Friedrich von 20n 75, 80, 84, 97, 98, 124, 160, 174, 214
Schlegel, August Wilhelm : voir Schlegel, Vernière, Paul 46
Friedrich Versini, Laurent 19n, 20n, 31n, 84n
Schlegel, Friedrich 164, 169, 203 Vien, Joseph-Marie 41, 48, 50, 53-54, 70n, 72,
Schöch, Christof 71n 166
Sejten, Anne-Élisabeth 52, 210n, 211, 213n Virgile 29, 204n
Serres, Michel 15n Vitet, Ludovic 102n
Seznec, Jean 16, 19n, 22, 42n, 43n, 101 Volland, Sophie 46
Shaftesbury, Anthony Ashley Cooper, Voltaire, François-Marie Arouet, dit 41n,
comte de 55n, 189n, 190, 213n 114, 115
Shakespeare, William 99, 108n, 150, 164
Socrate 38n Wagner, Richard 15n, 99, 103n, 125, 126n,
Solal, Jérôme 140, 142 172n, 182, 200, 204n, 209, 211n
Sophocle 38n Walferdin, François 20n
Souriau, Étienne 202-203 Watelet, Claude-Henri 3n, 91n, 157, 159, 161
Spitzer, Leo 199 Watteau, Jean-Antoine 22, 206
Starobinski, Jean 14, 24, 29, 42n, 56, 58n, 63, Whistler, James Mc Neill 175-178
77, 118, 119n, 167, 183n, 213, 214n Wilde, Oscar 170n, 206
Stendhal, Henri Beyle, dit 7, 8, 99n, 102n,
108n, 206n Zola, Émile 74, 111, 133, 136
Sterne, Laurence 67, 164
Strugnell, Anthony 153n
Symington, Micéala 168n, 170n, 186n