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ACTUALITÉ DE PROUDHON

«Voici ma prédiction : vous serez, Proudhon, malgré vous,


inévitablement, par le fait de votre destinée, un écrivain,
un auteur ; vous serez un philosophe ; vous serez une des
lumières du siècle, et votre nom tiendra sa place dans les
fastes du dix-neuvième siècle, comme ceux de Gassendi, cle
Descartes, de Malebranche, cle Racon dans le dix-septième,
comme ceux de Diderot, de Montesquieu, d'Helvétius, de
Locke, de Hume, de Holbach clans le dix-huitième. Tel sera
votre sort 1 !»
Cette audacieuse prophétie date du 15 décembre 1831 :
Proudhon avait alors vingt-deux ans. Elle commence à se
réaliser de nos jours.
Lentement! Pour beaucoup de nos contemporains,
P.-J. Proudhon reste un inconnu. C'est à peine si l'on se
rappelle les fameux « coups de fusil » de celui qui fut- jadis
<<
l'homme terreur » : « La propriété, c'est le vol! » « Je suis
an-archiste... » Pour le plus grand nombre, voilà ce qui subsiste
d'une oeuvre colossale, d'une pensée souvent géniale. Et c'est
encore trop, car ces mots le trahissent 2.
Les causes de cet oubli sont multiples : les plus sérieuses
tiennent à l'auteur lui-même. La perpétuelle inflation verbale
..
qui caractérise ses ouvrages a empêché de le prendre au
sérieux. Derrière le polémiste, on n'a pas su démasquer le

1. Correspondance, t. I, p. xv. Lu Correspondance de P.-J. Proudhon (Lacroix,


1875) comprend quatorze volumes. — Il existe un excellent recueil de Lettres
choisies et annotées par MM* Daniel Halêvy et Louis Guilloux (Grasset, 1929).
2. Dans la propriété, Proudhon s'en prend au « droit d'aubaine », au « revenu
sans travail » ou, comme il le dit lui-même, à « la somme des abus de la propriété ».
Si oiil'avait lu plus calmement, on aurait eu moins peur !
Dans l'àn-archie, il voit l'idéal de l'ordre : un état où chacun, éclairé sur ses
droits et, devoirs, obéirait spontanément à sa conscience. Idéal, préeise-t-il, non
entièrement réalisable, mais vers lequel il faut tendre. Vers la fin de sa vie,
1 an-arebie
trouve son expression politique viable dans le système du contrat
lédératiî.
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philosophe. A quoi bon d'ailleurs chercher un enseignement
chez un homme qu'une longue tradition — aussi solide que
fausse — assimile à Protée? D'autres raisons, extrinsèques
celles-là, ont contribué à cette conspiration du silence :
Proudhon- n'est pas, comme Marx, le'fondateur d'un parti.
Politiquement, il n'a eu que .des adversaires. Constamment
disposé, selon sa pittoresque expression, à « frotter d'ail le
nez de quelque préjugé » que ce fût, adorant la lutte, il a fait
feu sur toutes les autorités de son siècle, à quelque ordre
qu'elles appartinssent. Dans ses ouvrages comme dans sa
correspondance, les « rouges » ne sont pas mieux traités que
lés clercs : c'est tout dire! Des deux côtés, la riposte a été
vive : ici, il est devenu l'Antéchrist, et là un « petit bourgeois ».
Est-il besoin d'ajouter qu'il n'est ni l'un ni l'autre?
Mais qu'est-il donc? L'« incarnation géniale du peuple
français », répond M. G. Guy-Grand, l'un de ses meilleurs
commentateurs1. L'expression porte loin ; en définitive, elle
n'est pas fausse. Il n'est pas jusqu'aux défauts français qui
n'aient leurs répondants dans ce solide paysan de notre
Franche-Comté.
Né. peuple, et, ce qui est plus rare, resté peuple, d'un désin-
téressement total, impatient de tout joug qui s'imposerait
de l'extérieur, ivre de liberté et cependant ayant la passion
de Fordre, moraliste austère, intraitable sur lès positions
mitoyennes, fidèle, parfois jusqu'à l'héroïsme, à sa conscience,
— cette « voix » intérieure-qu'il a chantée en termes rarement
égalés, — par-dessus tout, selon ses propres expressions,
« missionnaire du droit»,«religieux du dieu Justice3 », au demeu-
rant anticlérical "décidé, ne connaissant du catholicisme que
le dehors : tel nous apparaît P.-J. Proudhon. D'une trempe
d'âme peu commune, d'une érudition exceptionnellement
vaste, quoiqu'elle fût celle d'un autodidacte, ce Caliban n'est
jamais devenu un Prospéro. Il n'a jamais trahi ses « frères de
misère », à qui il s'était voué par serment au sortir de son
adolescence. En lui, les prolétaires du dix-neuvième siècle
avaient vraiment trouvé, pour reprendre un mot de Giono,

1. Introduction à-la Justice. Édition Rivière (1930).


2. Justice, I, p: 227, et I, p. 447.
' ACTUALITÉ DE PROUDHON 39
...
«le compagnon en perpétuelle révolte contre leur captivité ».
De cette révolte, une pensée a jailli, fécondée par les pleurs
des damnés de la terre. Son socialisme, il le répète en maintes
circonstances, est avant tout une protestation, le « non »
absolu d'une conscience devant un ordre politique, écono-
mique et social inhumain. C'est le cas de se rappeler, avec un
Péguy, ou un Bernanos, qu'il est des révoltes d'âme plus
chrétiennes que certaines formes cle la résignation. « L'injus-
tice et le malheur, tiens, ça m'allume le sang », lit-on dans
le Journal d'un Curé de campagne. C'est très exactement
ce qui s'est passé pour l'auteur des Mémoires sur la Pro-
priété. y '

Nous avons. prononcé tout à l'heure le nom dé Péguy : il se


présente spontanément à la mémoire, en effet, lorsqu'on parle
de Proudhon. Péguy-Proudbon, l'association devient clas-
sique ; ce sera bientôt un cliché.
Le recueil de Textes choisis publié par M. Alexandre Marc.
y contribuera 1. D'une facture élégante, d'une typographie
remarquable, cet ouvrage fera connaître Proudhon clans des
milieux où, jusqu'ici, il n'était pas persona grata.
Après une copieuse préface-introduction (50 pages), dans
laquelle le souci de l'actualité est peut-être trop poussé,
l'auteur s'efforce, dans un schéma divisé en quatre parties
sensiblement égales, de présenter les passages qu'il juge les
plus caractéristiques de l'oeuvre proudhonienne. En 1942,
M.Lucien Maury s'était fixé un but en apparence analogue 2.
En apparence, eux les deux opuscules cle M. Maury voulaient
surtout camper l'homme et l'écrivain, plus encore que le
penseur. A cet égard, ils sont remarquables. Si l'on veut
connaître la personne de Proudhon, c'est à M, Maury
qu'il faut s'adresser. On ne sera pas déçu, et sans doute
voudra-t-on pousser plus avant, s'enquérir du philosophe.
Dans ce cas, si l'on recule devant les oeuvres mêmes de
Proudhon, d'accès difficile, mais cependant grandement faci-
lité par les introductions, souvent excellentes, de la nou-

1. Proudhon, Textes choisis par Alexandre Marc. Collection « Le Cri de la


France ». Eglofï, 1945.
2. La Pensée vivante de Proudhon. Textes choisis el; préfacés par Lucien Maury.
Stock, 1942 (deux opuscules de 200 pages chacun).
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velle édition Rivière ], on pourra, utiliser, le recueil de
M. Alexandre Marc. -
Résistant authentique, ce dernier n'a pas reculé devant
l'iriipossible. « C'est une tâche ardue que de mettre sur pied
un choix de textes de P.-J. Proudhon », nous confie-t-il 2.
On le croit volontiers Quand il s'agit de morceaux choisis,
!

les plus belles réussites sont encore des pis aller. Et la remarque
vaut tout particulièrement lorsqu'il est question d'un auteur
comme Proudhon. Les' passages qu'on nous présente ne sont
pas toujours, à notre avis, les plus caractéristiques ; et, en
définitive, si l'on s'en tenait à eux, on aurait une idée très
insuffisante cle Proudhon. Mais pouvait-il en être autrement?...
On est tout de mêmes surpris de ne pas rencontrer les plus
beaux textes du petit-fils de Tournési concernant la Justice,
le soleil de sa vie, et, comme il le dit clans ses Carnets intimes,
« son Dieu, sa religion et son tout ». Par ailleurs, certains lec-
teurs, de ceux-là mêmes qui unissent Proudhon et Péguy dans
un commun amour, trouveront forcé et quelque peu artificiel
le parallélisme continuel établi entre les deux Français. Que le
fils cle Catherine Simonin et le fils de la chaisière aient, en
effet, de nombrjïux points cle similitude, c'est l'évidence même
et nous l'avons déjà noté : l'un et l'autre participent, si l'on
veut, de la même chaleur vitale ; une même qualité d'âme; un
même refus cle se laisser absorber les ont conduits'l'un après
l'autre sur le chemin de la solitude. Le mot cle Proudhon vaut
pour Péguy : pour n'avoir pas voulu transiger, pour avoir
cherché la Vérité toute nue,, les deux hommes ont été réduits
à une « conspiration solitaire ». Grandeur commune, avec
peut-être faut-il le-'dire? — une pointe d'orgueil commun.
Mais il ne faudrait pas pour autant oublier les divergences :
elles existent, et elles ne sont pas que de surface. Que
M. Alexandre Marc ne les ait pas soulignées, il serait ridicule
de le lui reprocher : cela n'entrait pas dans ses perspectives.
Seulement, on peut regretter qu'un parallélisme de principe
puisse positivement faire croire au lecteur inaverti que ces
différences, essentielles, en fait n'existent pas. Vous me

1. Le seizième volume de cette remarquable édition va paraître incessamment.


2. Op. cit., p. 55.
ACTUALITE DE PROUDHON 41

direz que l'hypothèse du lecteur « inaverti » est toute gratuite?


En ce cas, je retire ma critique. Je m'imaginais en Béotie !

Le chef-d'oeuvre de Proudhon : De la Justice dans la Révo-


lution et dans l'Église (1858), ces « pourânas » étincelants et"
étourdissants,dans lesquels il faut voir un des ouvrages « les plus
importants » du dix-neuvième siècle 1, est dédié à un cardinal :
le cardinal Mathieu, archevêque de Besançon sous le second
Empire, et, sous son couvert, « à tous les membres du clergé
français 2 ». Ce dernier, après un siècle de réflexion 3, relève
le gant par l'intermédiaire d'un de ses meilleurs théologiens :
le R. P. de Lubac. Comme tous les anticléricaux de son temps,
— et peut-être
de tous les temps ? — Proudhon avait un faible
pour la Compagnie de Jésus : le voilà servi !
Dans un précédent ouvrage, le P. de Lubac nous avait
parlé du « drame de l'humanisme athée 4 ». Descendant le
cours des siècles depuis les premiers âges clu christianisme
jusqu'à l'aube des temps modernes, l'auteur avait fait une
«étrange découverte » : l'idée chrétienne de l'homme, accueillie
d'abord comme une libération, devenait peu à peu un joug.
Dieu, regardé jadis comme l'Ami de l'Homme, se présentait
maintenant comme un antagoniste, l'adversaire de la dignité
humaine. A la suite de quels malentendus, de quelles défor- .

mations, de quelles mutilations et de quelles infidélités cette


transformation s'était opérée, on jugeait « trop long » de
l'examiner 5. Sans cloute l'auteur songeait-il au volume qui

1. Père de Lubac.
2. Justice, t. I, p. 250.
3. Du vivant même de Proudhon, deux ecclésiastiques s'occupèrent de lui :
l'abbé Maret, ex-directeur de l'Ère nouvelle \\%'i&), fit un cours, peu important,
sur De la Justice en Sorbonne, autour de 1862. L'abbé Lcnoir, ami personnel de
Proudhon, lui consacra aussi quelques pages intelligentes et empreintes d'une
réelle sympathie clans ses courageux ouvrages.
De nos jours, l'abbé Algans, en 1934, défendit une thèse de théologie à l'Ins-
titut catholique de Toulouse, intitulée : Aux Origines du laicisme : Proudhon,
moraliste et théologien. Ce que nous connaissons de cette thèse, restée inédite,
nous permet d'affirmer que le véritable problème de fond posé par la « théo-
logie» de Proudhon n'avait pas été sérieusement abordé jusqu'aujourd'hui.
4. C'est le titre, du livre, édité, chez Spes (412 pages, 1944).
5. Drame..., p. 22.
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devait suivre : Proudhon et le Christianisme1. Celui-ci se


présente en effet comme le complément du Drame de l'Huma-
nisme athée ; il répond partiellement au point d'interrogation
posé par ce dernier.
Ces trois cent quinze pages sont de la meilleure plume.
L'exactitude et la finesse des analyses du P. cle Lubac sont
trop connues pour qu'on y insiste. On a plaisir à lire cette
langue ductile, suffisamment imagée pour mettre en valeur
ce qui mérité de l'être, mais toujours discrète, sobre,
ennemie de l'éclat comme de toute affectation. L'auteur
n'avance rien au hasard, La quantité et la qualité des
citations accusent une connaissance exceptionnelle de Prou-
dhon. Par ailleurs, le don de sympathie, requis préalable-
ment dans le domaine intellectuel à toute pénétration
profonde, ne fait jamais défaut au P. de Lubac. Bien
loin d'ailleurs de l'aveugler, il éveille en lui un regret plus
sincère et plus amer lorsqu'il découvre qu'en son héros de
lumineux trésors d'intelligence et de coeur sont voilés et
comme ternis par des duretés, par des incompréhensions qui,
hélas ! ne sont pas toujours vénielles. Le'P. de Lubac a raison
lorsqu'il écrit : « Proudhon fut, au siècle dernier, l'un des
grands adversaires de notre foi. Il le fut de la façon la plus
violente, la plus provocante. Son oeuvre reste dangereuse :
la flamme, ici ou là, en brûle encore 2. »
On ne saurait oublier en effet que ce jouteur « véhément,
tonnant, démosthénique » (c'est lui qui parle), cet homme de
lutte et cle combat, qui avaityhérité de son pays natal « une
Veine de crânerie provocante » (Sainte-Beuve dixit),. a con-
tribué, par ses continuels excès de langage, à entretenir
d'insupportables équivoques. En opposant 'systématiquement
l'Église et la civilisation moderne, — quelles que soient d'ail-
leurs les excuses historiques dont il pouvait se prévaloir, —
Proudhon n'a-t-il pas empêché des hommes de bonne volonté,
nombreux peut-être, d'accéder à la Vérité, de s'épanouir à la
lumière dû Christ? On n'en peut guère douter. Il ne le voulait
pas, sans doute, cet homme qui cherchait sincèrement a

1. Éditions du Seuil, 1945.


2. Op. cit., p. 10.
ACTUALITÉ DE PROUDHON 43

redonner une foi et une âme à la France (c'est le but qu'il


poursuit dans De la Justice) ; il ne le voulait pas, ce guerrier
méditatif, et même contemplatif, qui n'hésitait pas à écrire :
Être homme, nous élever au-dessus des fatalités d'ici-bas, repro-
duire en nous l'image divine, comme dit la Bible, réaliser, enfin, sur
la terre le règne de l'esprit : voilà notre fin. » (Lettre à Pénet, 31 dé-
cembre 1863.)

Non, par le plus profond de son être, il ne le voulait pas.


Et cependant, hélas! n'a-t-il pas commis ce crime?... Quand
un siècle a passé là-dessus, on peut en juger à son aise. Loin
des éclats du pamphlétaire, on peut apprécier la profondeur
du penseur, goûter l'intimité de l'homme. Et alors, le bien,
assurément, l'emporte — et cle beaucoup — sur le mal. Mais,
sur le moment, il nen était pas ainsi.
Tout cela, le P. cle Lubac le souligne comme il se doit. Mais
son sens chrétien éclate lorsque, au lieu de se cabrer dans une
attitude anti, il cherche avec amour dans la gangue la perle,
et sous la cendre le feu.

Donnons un aperçu rapide de l'ouvrage : les quatre-vingts


premières pages silhouettent Proudhon et résument les étapes
de sa vie. Puis un deuxième chapitre pose le problème central :
Proudhon, « théologien du dehors et exégète de fantaisie. »,
d'une vaste « culture biblique » et « clans notre littérature un
des grands représentants cle la tradition biblique 1 », au
demeurant « l'un de nos grands moralistes », est aussi le type
même de l'anticlérical. Bien plus, il se dit et se croit « anti-
religieux ». Il rejette toute transcendance autre qu'humaine,
car il y voit la source dernière de la tyrannie, et se déclare
« antithéiste ». Après un troisième chapitre, plus spécial,
consacré à la «' dialectique de Proudhon », — chapitre qui
montre que le P. de Lubac ne sacrifie pas à la facilité, —
soixante pages, essentielles, nous amènent à penser que l'anti-
théisine proudhonien est « social » plus que « métaphysique ».
Plus exactement, l'antithéisme social a provoqué en Proudhon
cm antithéisme de principe. Pour l'auteur des Contradictions

l. Op. cit., p. -136.


44 ACTUALITE DE PROUDHON
économiques, ' Dieu n'est pas « mauvais en soi », mais son
intervention clans les affaires de l'homme est toujours mau-
vaise. Qu'il reste donc au ciel, s'il existe, car, relativement
à l'homme, « Dieu, c'est le mal ».
Blasphème effroyable, assurément ! Il n'eut cependant pas
le retentissement cle celui, comparativement beaucoup plus
anodin, de 1840 : « La propriété, c'est le vol. » « Les bourgeois
de 1846, écrit à ce propos M. Daniel Halévy, étaient plus
susceptibles sur le chapitre de la propriété que sur celui de
Dieu... Un blasphème économique était à leurs yeux beaucoup
plus grave qu'un blasphème théologique 1. » En effet!...
« à moins qu'on n'attaquât en Dieu le gardien de la propriété »,
glisse le P. de Lubac2!...
Nous devinons maintenant le fondement psychologique de
l'antithéisme et aussi de l'antireligion cle Proudhon : l'Église
lui apparaît, selon un mot de Bloy, « comme un engin de
gouvernement ». C'est le temps où un ordre inhumain —' celui
du libéralisme économique et du prolétariat naissant, dont
l'enquête de Villermé (1840) nous donne un tableau incomplet,
mais dépassant déjà toute imagination 3 -— devient, sous la
plume d'apologistes, chrétiens ou voltairiens, l'« ordre provi-
dentiel 4 ». Devant la « protestation socialiste » (Proudhon),
l'Église semblait « faire partie du rempart5».
Ce n'est pas toutefois que les catholiques des années 1830-
1848 aient fermé leur coeur devant la lèpre » du prolétariat.
.
<(

Tout au contraire, l'histoire montre que cette période est


particulièrement riche en oeuvres d'assistance les plus variées.
Qu'il suffise de rappeler un nom et une date, symboles de
tout un courant de charité chrétienne : la Conférence de
Saint-Vincent-de-Paul naît en 1832. Mais c'est d'assistance,
de dons, de « charité » qu'il s'agit ; nullement de « justice ».
1. Cité par le P. de Lubac, p. 186.
2. Op. cit., p. 199.
3. Les principaux passages de cette enquête impartiale et hallucinante ont
été reproduits par MM. Maurice Deslandres et Alfred Michelin : II y a cent ans.
Témoignage de Villermé (Spcs, 1938).
Dans peu de semaines, paraîtra la magistrale thèse (doctorat es lettres) d»
M. Duvau sur l'état des ouvriers sous le second Empire.
4. Op. cit., p. 201 sq.
5. Le mot est de Sainte-Eeuve et il vise la Restauration ; mais il vaut aussi
pour le second Empire.
ACTUALITÉ DE PROUDHON 45
Dans la deuxième partie du chapitre consacré à l'antithéisme
social de Proudhon, le P. de Lubac examine précisément
l'opposition établie par le socialiste entre « justice » et « cha-
rité ». « Au fond, conclut-il, ce n'est pas à l'amour chrétien
que Proudhon en a. C'est à l'amour selon la « religiosité de
son temps 1. » Et de donner quelques exemples de cette reli-
giosité qui tendait à faire de la charité — trop souvent con-
fondue avec l'aumône — un remède en quelque sorte insti-
tutionnel. La charité chrétienne bien comprise, note le
P. de Lubac, doit être la première source cle la justice sociale.
.

Plusieurs de ces pages méritent d'être méditées.


Les deux derniers chapitres, intitulés l'un « Immanentisme
moral » (p. 245 à 279) ; et l'autre « Transcendance. Dialogue
avec Proudhon » (p. 283 à 315), nous découvrent l'aspect le
plus profond de l'auteur de De la Justice. Sans être un philo-
sophe de métier, ou un philosophe d'école, Proudhon est, au
jugement du P. de Lubac, « un philosophe de vocation 2 ».
C'est même lui « qui a posé peut-être avec le plus de vigueur
le problème fondamental qui s'est imposé à tous les philo-
sophes et que les croyants ne sauraient éluder : le problème
de l'immanence 3 ». Voilà qui venge Proudhon, cet « aven-
turier de la pensée », comme il se qualifie lui-même, de bien
des mépris et de bien des oublis.
Malheureusement, Proudhon met entre immanence et
transcendance une opposition de contradiction. Il faut choisir :
ou le système de l'immanence, symbolisé par la Révolution,
— qu'il se représente comme une puissance permanente dans
l'humanité, et dont le triomphe éclate à certaines heures, —
ou le système de la transcendance, symbolisé par l'Église
catholique. Ou le « droit humain » ou le « droit divin ». Ou
l'autorité, ou la liberté. Tous ceux qui, avec le petit-fils de
Tournési, sont des « immanents », mais croient devoir l'être,
à l'inverse de ce dernier, en vertu même de leur foi en Dieu et
en l'Église, seront fort embarrassés ! Mais ils comprendront

1. Op. cit., p. 240.


2. Op. cit., p. 26 et 47.
3. Op. cit., p. 269.
4. Dans son Histoire, générale de la Plnlosoplde, M. Bréhier consacre cepen-
dant un court chapitre à Proudhon.
46 ACTUALITÉ DE PROUDHON
. .

vite — et le P. de Lubac les y aidera —- que le problème est


singulièrement mal posé.
Proudhon lui-même, d'ailleurs, si « immanent » qu'il se
veuille, n'est pas indemne de nombreux reflets transcen-
dantauxl On aimerait qu'il nous expliquât comment, après
s'être déclaré antithéiste, il peut « adorer » — le mot est de
lui — la Justice, au préalable divinisée. Devant sa « Reine », il
éprouve vraiment «le frisson du sacré 1 ». C'est à elle que vont
ses cantiques et ses hommages :
La Justice, nous dit-il, — remarquer le J majuscule! — la Justice
est le Dieu suprême, elle est le Dieu vivant, le Dieu tout-puissant,
le seul Dieu qui ose se montrer intolérant vis-à-vis de ceux qui le
blasphèment 2...

Le P. de Lubac ne se laisse pas pour autant impressionner


par cette ferveur. A, la Justice divinisée de Proudhon il
compare le Dieu de justice de Baudelaire :
L'année même de la mort de .Proudhon, remarque-t-il, le pauvre
Baudelaire écrivait : « Me fier à Dieu, c'est-à-dire à la Justice
même. » •— Qui ne sent ici la différence avec le culte proudhonien?
Qui ne voit que deux métaphysiques inverses sont impliquées par
ces mouvements de l'âme 3 ?

Inverses?... Peut-être! En tout cas, avec la Justice divi-


nisée de Proudhon, avec ce « religieux » du dieu Justice, nous
sommes bien loin des clartés lunaires des scientistes.
Quoi qu'il en soit, si en Proudhon Y homme est plus religieux
qu'on ne le croit communément, le philosophe, lui, s'affirme
antireligieux. A cet égard, le P. cle Lubac recherche les sources
de la conception extrinséciste que l'ancien boursier de la
Restauration se fait de la religion. Après tout, qui. ne serait
pas antireligieux, aujourd'hui, si la religion était vraiment ce
que Proudhon la crut? Or, '-— et c'est là un des points essen-
tiels du livre du P. de Lubac, — Proudhon n'a fait en somme
que reprendre les conceptions religieuses des traditionalistes,

1. P. de Lubac, op. cit., p. 297.


2. Justice, I, p. '224 et 225.
3. Op. cit., p. 304.
ACTUALITÉ DE PROUDHON 47

dont il outre les tendances les moins chrétiennes. Proudhon


a vu
la religion à travers Bonald et ses disciples, comme
Comte et comme bien d'autres... Mais Bonald lui-même n'est
qu'un porte-parole. Ce serait lui faire beaucoup d'honneur
que de lui attribuer en propre une telle influence : c'est
peut-être ce qu'il conviendrait de souligner davantage. On
qualifiait alors le courant traditionaliste d'épithètes signi-
ficatives : 1' « école catholique », le « système catholique »,
disait-on. On confondait ce système « inouï, imprudent,
déplorable » avec la « tradition », tout bonnement1. « Puisque
tant de catholiques s'y trompaient, écrit le P. cle Lubac,
Proudhon pouvait s'y tromper lui-même 2. »
D'accord ! Mais étonnez-vous après cela que tant de
Français — « ceux de 89 » — soient devenus, par « tradition. »
eux aussi, anticatholiques et anticléricaux, lors même que
dans leur coeur subsistait une flamme chrétienne !

En tout cas, le P. de Lubac, philosophe et théologien, a


raison d'insister sur l'erreur fondamentale cle l'auteur de
De la Justice : l'opposition de contradiction, déjà signalée,
établie entre immanence et transcendance. Imitons-le !
— l'Église
À l'inverse de ce que semble croire Proudhon, n'a
jamais méconnu Yinteïligence pour exalter la foi. Tout au
contraire, — et Proudhon le sait bien puisqu'il s'en scandalise
comme d'une inconséquence ! — Grégoire XVI, en 1840,
Pie IX, en 1855 (trois ans avant De la Justice), rappelaient
à Bautain, à Bonnetty et aux fidéistes cle toute farine que
«la raison précède la foi et doit nous y conduire 3 ». De même,
l'Église n'a jamais mis doctrinalement
en cloute le fait, pri-
mordial, de la conscience. Saint Thomas, déjà, parlait des
droits de la conscience errante. Et s'il est vrai qu'ici ou là des
considérations touchant de près à l'ordre temporel aient pu
incliner des chrétiens, et non des moindres, à se méfier d'une
liberté de conscience, trop facilement et trop souvent conçue
comme une pure négation des liens qui nous unissent à notre
— ces liens qui, bien plutôt "que de nous
Créateur et Père,

1- Op. cit., p. 273 et 274,


2. Ibidem.
y 3' Denzinger, n°" 1629 et 1851.
;
48 ACTUALITÉ DÉ PROUDHON /

asservir, sont les lois mêmes de notre croissance et la trame/


de notre bonheur, — on ne saurait sérieusement affirmer que
le dogme catholique est l'ennemi de la liberté intérieure. Pour
être dans le vrai, il faut'même hardiment prendre le contre-
pied de cette manière de voir — hélas ! si fréquente — et dire
qu'un acte n'est méritoire aux yeux de l'Église qu'autant
qu'il est libre et dans la mesure où il procède de la sincérité
de la conscience. Cette doctrine, pour être peu prisée des
traditionalistes (qui, volontiers, la croiraient « protestante »!)
n'en est pas înoins traditionnelle. Dernièrement encore, l'épis-
copat suisse le rappelait en termes non équivoques 1. Proudhon,
certes, ne pouvait lire cette déclaration! Mais, lecteur, éditeur -
et interprète de la Bible, il en pouvait trouver la substance
dans le texte sacré et, notamment, chez saint Paul : « Tout
ce qui ne procède pas d'une conviction, lit-on dans l'épître
aux Romains, — c'est-à-dire tout ce qui est contraire à la
.

voix de la conscience, — est péché 2. »


Ainsi, qu'on ne nous demande pas de choisir entre notre
conscience ou le commandement, entre la nature et la surnature,

!.-''.
entre Y humain et le divin, entre l'homme et Dieu : hormis
le péché et ses suites, nous prenons tout, persuadés que
l'homme parfait, c'est l'homme divinisé. Le Christ, voilà
notre réponse
D'une transcendance qui serait la négation des droits de
l'homme, — ces droits qui'viennent de Dieu et qui, en dehors

1. « L'Eglise respecte la personne humaine. Elle ne violente les convictions et


la conscience de personne. Elle considère comme une de ses tâches principales
la formation de la conscience de chacun. Elle enseigne, sans doute, que celle-ci
doit, être soumise à une norme extérieure, c'est-à-dire aux lois fixées par Dieu
ou établies par ses représentants, et que l'homme a le devoir dé chercher à les
connaître. En dernier ressort, la norme de l'activité morale n'en demeure pas
moins la conscience de chacun. Autrement dit : celui qui agit, persuadé que l'in-
tention qui le guide ou que l'action qu'il accomplit est mauvaise, commet une
faute, alors même que sa conscience est erronée ; inversement, celui qui croit
que son intention ou que l'action qu'il accomplit est bonne, agit moralement
bien, même si sa conscience le trompe. Celui qui estime se trouver en présence
d'un devoir doit agir conformément à cette conviction, même si, en réalité, u
fait erreur ; et celui qui croit sincèrement qu'une chose est permise a le droit
d'agir conformément à cette conviction. » [Déclaration de l'Épiscopat suisse,
en date du 16 septembre 1945.— Documentation catholique du 9 décembre
194o.)
2. Saint Pau), Épître aux lîomaim, xiv, 23 (cité par les évoques suisses dans
leur déclaration).
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de Dieu, n'ont plus de fondement ontologique, — nous ne


voulons à aucun prix. Mais d'une immanence qui nous pri-
verait du souffle divin, d'une immanence qui nous couperait
les ailes, d'une immanence qui serait la négation de tout ce
qui, en nous, clame vers Dieu, bref, d'une immanence qui
serait un suicide, nous ne voulons pas davantage. Non, pas plus
que le tuteur ne s'oppose à la croissance de l'arbre, l'autorité
extérieure, dans l'Eglise, ne saurait s'opposer à la liberté et
à l'épanouissement véritables du chrétien. Au contraire, elle
les ^conditionne. L'autorité, chez nous, n'est pas tyrannique :
elle est un service, symbolisée qu'elle est par le Christ lui-
même, Maître et Seigneur, lavant les pieds de ses disciples.
Bref, le dilemme de Proudhon (qui est celui de l'âge
moderne), nous le nions : immanence ou transcendance,
prétendez-vous? — Non, immanence et transcendance. —-Mais
les prérogatives de l'homme... — Mais, en tuant Dieu, vous
tuez l'homme...
Nietzsche, déjà, l'avait prophétisé :

Égaré, l'homme s'élança parmi eux et les perça de son regard :


Où est Dieu? s'écria-t-il. Je vais vous le dire, Nous l'avons tué. Nfcms
sommes tous ses,meurtriers..* Qu'avons-nous fait en délivrant cette
terre de son soleil? Vers quel but roule-t-elle maintenant?... Ne fait-il
pas plus froid? La nuit cesse-t-elle de s'épaissir1?...

Cette analyse, trop rapide, ces réflexions, trop incomplètes,


montreront du moins l'intérêt exceptionnel des questions que
traite le beau livre du P. cle Lubac. Je n'hésite pas à dire
que cet ouvrage est le plus profond de ceux qu'a inspirés
l'étude de Proudhon. Certes, il est très loin d'être exhaustif;
il ne prétend pas l'être ; il ne pouvait pas l'être. Mais il
sera désormais impossible de se livrer à une étude sérieuse
de P!-J. Proudhon sans se référer à lui.
Par ailleurs, il pose un certain nombre de problèmes qui
dépassent de beaucoup la personne du socialiste. Il faudra
bien,
en particulier, qu'on se décide un jour à expliquer
comment et pourquoi le « traditionalisme », cette philosophie

1. Nietzsche, Gai Savoir, n° 25, t. V, p. Î2à de l'édition de Leipzig (cité dans.


Oieu Vivant, n° 1,
p. 55).
50 -
ACTUALITÉ DE PROUDHON

« parfaitement hétérodoxe en plusieurs de ses thèses fonda-


mentales 1 », a pu être confondu si longtemps, et de très bonne
foi, avec « la Tradition ».
.Ce pourquoi et ce comment rendront raison, j'en ai la
conviction, de bien des colères. Si l'on veut comprendre la
situation religieuse> du vingtième siècle, il faut connaître
l'histoire ecclésiastique du dix-neuvième.
On\se plaint parfois que les clercs n'aient pas une intelligence
suffisante de leur temps : interrogent-ils Clio?
PIERRE HAUBTMANN.

1. Drame de l'Humanisme athée, p. 277.

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