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Les reliques

Objets, cultes, symboles


HAGIOLOGIA
Études sur la Sainteté en Occident- Studies on Western Sainthood

Volume 1

Comité de rédaction - Editorial Board

HAGIOLOGIA

Belgische Werkgroep voor Hagiologisch Onderzoek


Atelier Belge d'Études sur la Sainteté

P. Bertrand J. Deploige Fr. De Vriendt


K. Heene A.-M. Helvétius X. Hermand M. Trigalet

BREPOLS @! PUBLISHERS
1999
Les reliques
Objets, cultes, symboles

Actes du colloque international


de l'Université du Littoral-Côte d'Opale
(Boulogne-sur-Mer)
4-6 septembre 1997

édités par
Edina Boz6ky
et Anne-Marie Helvétius

BREPOLS ~ PUBLISHERS
1999
© 1999 BREPOLS S!l PUBLISHERS -Turnhout (Belgium)

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system,
or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording,
or otherwise, without the prior permission of the publisher.

Dépôt légal: juin 1999


D/1999/009 5/2 7
ISBN 2-503-50844-8

Transferred to Digital Printing 2009.


Préface

Fondée en 1991, l'Université du Littoral-Côte d'Opale est répartie sur les sites
de Dunkerque, Calais et Boulogne-sur-Mer. Les formations de Sciences
Humaines et Sociales, installées à Boulogne-sur-Mer, disposent depuis janvier
1997 de nouveaux locaux et surtout d'une Maison de la Recherche en Scien-
ces Humaines et Sociales, dirigée par Bruno Béthouart. C'est dans ce contexte
que le Centre de Recherche d'Histoire Atlantique et Littorale (C.R.H.A.E.L.),
et plus particulièrement son équipe «Mentalités et comportements religieux»
dont la responsabilité était alors confiée à jean-Pierre Duteil, a pris l'initiative
d'organiser un colloque international d'histoire religieuse intitulé «Les reli-
ques. Objets, cultes, symboles».
Les organisatrices, Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius, Maîtres de
conférences d'histoire médiévale, rassemblèrent autour de ce thème d'émi-
nents chercheurs français et étrangers, spécialistes de différentes disciplines.
Grâce à l'appui de subventions régionales et nationales, ce colloque se tint
durant trois jours au Centre universitaire du Musée de Boulogne-sur-Mer
devant une assistance nombreuse. Afin d'être accessibles à un large public,
toutes les communications furent données en français et suscitèrent d'intéres-
sants débats permettant de mieux cerner le culte et la signification des reli-
ques dans une perspective à la fois historique et sociologique.
Ce colloque débouche aujourd'hui sur la publication d'un ouvrage
attendu regroupant les contributions des orateurs. Il s'inscrit dans le courant
des rencontres scientifiques organisées par le C.R.H.A.E.L. à l'Université du
Littoral-Côte d'Opale. Son succès témoigne du dynamisme de notre jeune
Université et laisse présager une fructueuse postérité.

Patrick VILLIERS
Professeur à l'Université du Littoral-Côte d'Opale
Directeur du C.R.H.A.E.L.
Remerciements

Le colloque «Les reliques. Objets, cultes, symboles» s'est tenu les 4, 5 et 6 sep-
tembre 1997 à l'Université du littoral-Côte d'Opale à Boulogne-sur-Mer. Il a
bénéficié de l'appui du C.N.R.S., de la Cellule Recherche de l'Université du litto-
ral, de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines et Sociales de Boulogne-
sur-Mer, de l'Institut de recherche en Histoire des Religions (I.H.R.) de Lille, du
Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, du Conseil Général du Pas-de-Calais,
de la Municipalité de Boulogne-sur-Mer, de l'Office du Tourisme et du Crédit
Agricole. Nous tenons à exprimer notre gratitude à ces institutions qui ont permis
l'organisation de ces journées. Nous souhaitons aussi remercier les membres du
comité scientifique du colloque, les Professeurs Alain Dierkens (Université libre
de Bruxelles), Michel Kaplan (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne), jean-
Claude Schmitt (École des Hautes Études en Sciences Sociales) et Patrick Villiers
(Université du littoral), ainsi que le Président de notre université, Alain Dubrulle,
et ses Vice-Présidents, Daniel Boucher et Brigitte Lestrade, qui nous ont honorés
de leur présence et de leur soutien actif.
Notre reconnaissance s'adresse également aux présidents de séance, les Pro-
fesseurs Xavier Barral 1 Altet (Université de Rennes II), Bruno Béthouart (Univer-
sité du littoral), Bernard Delmaire, Stéphane Lebecq et Régine Le Jan (Université
de lille III) et, bien sûr, aux intervenants du colloque qui sont aussi les auteurs du
présent volume. Monsieur le Chanoine Henri Platelle mérite un me!ci tout spécial
pour avoir accepté la tâche ardue de préparer les conclusions. En outre, les nom-
breux participants qui nous ont fait l'honneur de venir - parfois de très loin- à
Boulogne pour assister à cette rencontre furent aussi les artisans de son succès.
Nous n'oublierons pas les éditeurs du présent volume ainsi que les membres du
comité scientifique d'Hagiologia (Atelier Belge d'Études sur la Sainteté) qui ont
accepté de publier ces actes au sein de leur collection.
Nous souhaitons enfin rappeler le rôle ingrat mais essentiel de l'équipe logis-
tique, en particulier Monique Randon pour la comptabilité, Christian Guilbert
pour l'organisation matérielle et les étudiants Sandrine Boucher, Christophe
Fourmeau et Séverine Leclercq pour l'accueil, mais surtout Catherine Wadoux
qui, en tant que secrétaire de la Maison de la Recherche, a très largement collaboré
à la réalisation du colloque et à la publication de ses actes avec une efficacité et un
dévouement sans égal. Qu'ils en soient tous chaleureusement remerciés.

Edina BozOKY et Anne-Marie HELVÉTIUS


Liste des Abréviations

AASS : Acta Sanctorum, édition originale, Anvers, etc., 1643-1940; troisième


édition, Paris, 1863-1867.
AASS OSB: L. d'Achery, Acta Sanctorum Ordinis S. Benedicti, éd.]. Mabillon,
Paris, 1668-1701.
BHG : Bibliotheca Hagiographica Grœca, troisième édition et Auctarium.
BHL : Bibliotheca Hagiographica Latina et Novum Supplementum.
CC : Corpus Christianorum.
MGH : Monumenta Germaniœ Historica.
AA: Auctores Antiquissimi, Berlin, 1877-1919.
55: Scriptores, Hanovre, 1826-1980.
SSRM: Scriptores rerum Merowingicarum, Hanovre-Leipzig, 1884-
1951.
PG: Patrologia cursus completus. Series Grœca, éd. j.-P. Migne, 161 vol.,
Paris, 1857-1936. ·
PL: Patrologia cursus completus. Series Latina, éd. j.-P. Migne, 221 vol.,
Paris, 1841-1864. Aussi sur CD-Rom: Patrologia Latina Database,
Cambridge, 1992.
Introduction

Depuis le Moyen Âge jusqu'à une époque récente, l'intensité du culte et la


densité des collections de reliques ont caractérisé les régions septentrionales
de la France et celles de la Belgique actuelle, «de sorte qu'on peut évaluer à
plusieurs milliers les reliques accumulées à la fin du xvrue siècle dans les dio-
cèses du nord de la France et du sud de la Belgique. Cette tendance semble
caractéristique de ces régions, car nulle part ailleurs en France (. .. ), on ne
constate des collections aussi formidables» 1 . Cet état de fait aurait justifié à lui
seul l'organisation d'un colloque sur ce sujet à Boulogne-sur-Mer, située sur le
chemin des conflits et des échanges culturels et religieux entre la France capé-
tienne et le comté de Flandre.
Mais le choix du thème du colloque fut inspiré avant tout par le renou-
veau d'intérêt que connaissent l'hagiographie et l'histoire de la sainteté depuis
une trentaine d'années. Longtemps considérée comme un domaine réservé aux
érudits ecclésiastiques, dont le premier souci fut la reconstruction des biogra-
phies des saints ou l'examen de la diffusion de leurs cultes, l'hagiographie a fait
irruption dans l'histoire des mentalités avec beaucoup de succès. Une nouvelle
lecture des textes a permis d'y puiser des renseignements non seulement sur la
religiosité, mais aussi sur l'économie, la politique, la culture, la vie quoti-
dienne. Pourtant, malgré cette réhabilitation des écrits hagiographiques,
l'étude du culte des reliques des saints reste encore relativement négligée,
comme si des relents d'ultramontanisme y étaient associés. Le culte des reli-
ques, l'une des originalités du christianisme, qui a profondément marqué la vie
religieuse depuis l'Antiquité, fut en effet la cible des attaques de ses détrac-
teurs, depuis les dissidents médiévaux jusqu'aux protestants, et l'engouement
persistant pour les reliques aujourd'hui soulève encore des vagues à l'occasion
dans la presse ... Au reste, même dans les colloques récents sur la sainteté, la
place réservée aux reliques demeure en général restreinte. Il nous a donc paru
opportun de consacrer à celles-ci un colloque international destiné à présenter
le bilan des recherches en cours et les nouvelles perspectives.
Pour autant, le sujet n'est pas entièrement neuf et une série de recherches
plus ou moins récentes ont déjà permis de défricher le terrain. La reconsidé-
ration du domaine hagiographique et, en particulier, de l'étude des reliques
doit beaucoup au succès rencontré par des ouvrages majeurs comme ceux de
P. Brown (pour l'Antiquité tardive) ou A. Vauchez (pour le bas Moyen Âge)

1 A. VAN GENNEP, Le folklore de la Flandre et du Hainaut français, Paris, 1935, p. 302-303.


12 INTRODUCTION

qui ont renouvelé la problématique en la situant dans le contexte social et


politique des époques respectives. De façon générale, quelques grandes syn-
thèses ont marqué le renouveau d'intérêt pour l'histoire des reliques. En
France, la pionnière est une historienne du droit, N. Herrmann-Mascard,
dont la thèse, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit (Paris,
1975), fait toujours autorité; sa richesse documentaire ouvre de nombreuses
pistes de recherche. Le livre de P. Boussel, Des reliques et de leur bon usage,
Paris, 1979, malgré ses informations abondantes, s'adresse avant tout au
grand public. Celui de]. Dubois et ].-L. Lemaître, Sources et méthodes de
l'hagiographie médiévale, Paris, 1992, offre une introduction utile. En Alle-
magne, outre l'étude typologique des Translations par M. Heinzelmann
(Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout, 1979),
les synthèses de A. Angenendt (Heilige und Reliquien. Die Geschichte ihres Kultes
vomfrühen Christentum bis zur Gegenwart, Munich, 1994), de A. Ui.pple (Reli-
quien. Verehrung, Geschichte, Kunst, Augsburg, 1990) et de A. Legner (Reliquien
in Kunst und Kult zwischen Antike und Aujkliirung, Darmstadt, 1995) sont de
véritables manuels en la matière, de même qu'en anglais ceux de]. Bentley,
Restless Bones: the Story of Relies, Londres, 1985 et S. Hutson, Relies, Londres,
1986. Enfin, un recueil d'études autour de l'exposition de la collection Louis
Peters à Cologne constitue une mise au point essentielle sur le culte des reli-
ques (Reliquien. Verehrung und Verkliirung. Skizzen und Noten zur Thematik und
Katalog zur Ausstellung der Kolner Sammlung Louis Peters im Schnütgen-Museum,
dirA. Legner, Cologne, 1989).
Des aspects plus particuliers ont été abordés durant les trois dernières
décennies autour des domaines suivants: les origines du culte; les liens avec
les pèlerinages et les miracles; les rapports avec le pouvoir et la politique; les
cultes autour des restes d'un saint bien précis ou d'un trésor de reliques; les
aspects archéologiques et artistiques des reliques et reliquaires.
La naissance du culte des reliques constitue un point fondamental de
l'histoire du christianisme. Les études de Y. Duval (Auprès des saints corps et
âme. L'inhumation ad sanctos dans la chrétienté d'Orient et d'Occident du lW au
VII' siècle, Paris, 1988) et de V. Saxer (Morts, martyrs, reliques en Afrique chré-
tienne aux premiers siècles, Paris, 1980) retracent les transformations du culte
des morts en culte des saints tant par les textes que par les monuments.
Les reliques ont suscité des pèlerinages dès l'Antiquité tardive, et c'est
peut-être par ce biais que la plus grande partie des études ont approché l'his-
toire des reliques et, bien entendu, celle des miracles qui se produisirent à
leur contact ou influence. Des publications majeures comme Lieux saints et
pèlerinages d'Orient de P. Maraval (Paris, 1985), Il Tesoro. Pellegrinaggio ai corpi
santi e preziosi della cristianità de B. Bessard (Milan, 1981) ou L'homme et le
INTRODUCTION 13

miracle dans la France médiévale Oat-XIY siècle) (Paris, 1985) de P.-A. Sigal
ouvrirent la voie à de nouveaux questionnements sur l'établissement de
réseaux de reliques et sur la fonction des miracles liés aux corps saints. Plus
récemment, le livre de G.]. C. Snoek, Medieval Piety from Relies to the Eucharist
(Brill, 1995), est consacré à l'utilisation et à la fonction des reliques et de
l'eucharistie dans la religiosité médiévale. Enfin, le bel ouvrage de M.-M. Gau-
thier intitulé Les routes de la foi. Reliques et reliquaires de]érusalem à Compostelle
(Fribourg-Paris, 1983) présente les plus célèbres reliques et reliquaires en
rapport avec leur acquisition et leur utilisation politique.
La problématique relative aux reliques faisant partie des insignes du pou-
voir royal ou impérial a surtout été abordée par l'érudition allemande; mention-
nons avant tout les travaux dirigés par P. E. Schramm (Herrschaftszeichen urid
Staatssymbolik. Beitrage zu ihrer Geschiehte vom dritten bis zum sechzehnten
]ahrhundert, Stuttgart, 1955, 3 vol.: recueil collectif de 48 études; avec
F. Mütherich, Denkmale der deutschen KOnige und Kaiser. I. Ein Beitrag zur Herr-
schergeschiehte von Karl dem Grossen bis Friedrich II. 768-1250, Munich, 1981).
De même, D. Rollason (Saints and Relies in Anglo-Sa.xon England, Oxford, 1989)
a démontré les liens profonds qui existaient entre la politique royale et la fonc-
tion des reliques de l'Angleterre anglo-saxonne. Le livre de P. Geary sur Le vol
des reliques au Moyen Age (Paris, 1993; paru sous le titre original Furta Sacra.
Thefts of Relies in the Central Middle Ages, Princeton, 1978) a connu un grand
succès; dépassant le niveau anecdotique, l'auteur a montré les raisons sociales et
politiques des acquisitions «forcées» de reliques. Récemment, le rôle politique
des reliques en milieu urbain a fait l'objet de l'étude de D. Webb, Patrons and
Defenders: the Saints in the Italian City States, Londres-New York, 1996.
Parmi les monographies consacrées aux cultes autour des reliques d'un
saint particulier, mentionnons l'abondant recueil rassemblé par A. Beau,
] . Berland, A. Davril et alii sur Le culte et les reliques de saint Benoît et de sainte
Scholastique (Saint-Benoît-sur-Loire, 1979. Studia monastica, 21, p. 7-430), ou
Le dossier vézelien de Marie-Madeleine. Invention et translation des reliques en
1265-1267. Contribution à l'histoire de la sainte à Vézelay à l'apogée du Moyen
Age (Bruxelles, 1975) publié par V. Saxer. Le catalogue consacré aux reliques
et au culte des Rois Mages à Cologne constitue une réalisation exemplaire: Die
Heilige Drei Konige. Darstellung und Verehrung, dir. R. Budde, Wallraff-
Richartz-Museum, Cologne, 1982, de même que l'étude commémorative con-
sacrée au Saint-Sang: 900 ]ahre Heilig-Blut-Verehrung in Weingarten 1094-
1994. Festschrift zum Heilig-Blut-]ubilaum am 12. Marz 1994, dir. N. Kruse et
H. U. Rudolf, Sigmaringen, 1994, 3 vol.
Les travaux sur les trésors de reliques et les reliquaires sont également très
nombreux; l'analyse des cas précis a donné naissance à des publications de
14 INTRODUCTION

très grande envergure, comme sur La relique de la Vraie Croix. Recherches sur le
développement d'un culte (Paris, 1961) et Les reliquaires de la Vraie Croix (Paris,
1965) de A. Frolow, mais aussi à des études monographiques exemplaires
comme notamment Il Tesoro di San Marco (Florence, 1971, 2 vol.) sous la
direction de H. Hahnloser; Der Aachener Domschatz, (Düsseldorf, 1973) par
E. G. Grimme; Le trésor de Saint-Denis, dirigé par D. Gabarit-Chopin (Paris,
1991); Trésors de Chelles: sépultures et reliques de la reine Bathilde (t vers 680) et
de l'abbesse Bertille (tvers 704) (Chelles, 1991) par ].-P. Lapone et R. Boyer, ou
encore sur Les reliques de Stavelot-Malmedy (Malmedy, 1989) de Ph. George.
Deux colloques se sont récemment tenus en France sur le thème des trésors
(impliquant des reliques): Trésors et routes de pèlerinages dans l'Europe médié-
vale, Conques, 1994 et Les trésors de sanctuaires, de l'Antiquité à l'époque
romane, éd. ].-P. Cailletet P. Bazin, Paris, 1996. Les modalités de conserva-
tion des reliques dans les églises et chapelles ont fait couler beaucoup d'encre;
en particulier, les études consacrées aux chapelles palatines et castrales ainsi
qu'aux Saintes Chapelles proprement dites retiennent l'attention, mais il
n'existe aucune étude générale sur le sujet.
Plus pour leur valeur artistique que pour leur valeur historique, les reli-
quaires figurent au premier rang dans quelques catalogues d'expositions
importantes sur les trésors ou mobiliers ecclésiastiques. Citons notamment
pour la France Les trésors des églises de France (Musée des arts décoratifs, Paris,
1965), Le trésor de Saint-Marc de Venise (Grand Palais, Paris, 1984) et pour
l'Allemagne, Omamenta Ecclesiœ. Kunst und Künstler der Romanik (Schnütgen-
Museum, Cologne, 1985). Une série d'études vient d'être publiée sur les reli-
quaires de forme anatomique dans la revue Gesta (36/1, 1997) par les soins de
C. W. Bynum et P. Gerson. Toujours dans le domaine de l'art mais de façon
beaucoup plus générale, l'ouvrage fondamental de H. Belting, Image et culte.
Une histoire de l'art avant l'époque de l'art, Paris, 1998 (titre original Bild und
Kult. Eine Geschichte des Bildes var dem Zeitalter der Kunst, Munich, 1990) est
indispensable pour comprendre les liens qui unissent relique et image.
Des centaines d'articles- souvent d'un intérêt majeur- pourraient s'ajou-
ter à ce panorama bibliographique. Mais comme on peut le constater au vu de
ce rapide survol, aucune tentative n'avait été faite jusqu'ici d'aborder les reli-
ques dans une perspective réellement globale et interdisciplinaire. Tel était
donc l'objectif de notre colloque: à l'appel aux communications, les spécialis-
tes étrangers et français ont répondu avec enthousiasme et nous avons pu
bénéficier de l'aide généreuse d'organismes publics et privés.
Les dix-sept contributions publiées dans le présent volume s'articulent
autour de quatre axes principaux. Le Moyen Âge occidental y occupe une
place centrale quoique non exclusive: deux communications concernent le
INTRODUCTION 15

monde de la chrétienté orientale et deux autres se rapportent à l'époque


moderne. Le premier axe s'attache aux attitudes mentales des partisans et des
détracteurs du culte des reliques à travers les siècles, le deuxième envisage les
circonstances dans lesquelles les reliques ont pu être utilisées à des fins poli-
tiques, le troisième concerne les aspects liturgiques et rituels des cultes ren-
dus aux reliques, enfin le quatrième s'ouvre aux spécificités de certains cultes
aux quatre coins du monde. Sans prétendre à l'exhaustivité, ces différents
axes permettent de mesurer l'étendue de la problématique tout en présentant
les recherches et projets en cours. Surtout, ils ont pour but de stimuler les
réflexions concernant les pistes de recherche à poursuivre au XXIe siècle.
En premier lieu, il s'avère nécessaire de réexaminer les sources. Les sour-
ces narratives d'abord, dont la critique - en dépit des instruments de travail
disponibles - est souvent à faire ou à refaire sur la base des manuscrits, de
leur production et de leur diffusion. Bien entendu, de nombreux textes
devraient être édités ou réédités et analysés de façon approfondie. La typolo-
gie des sources conservées mérite aussi d'être peaufinée. Quant aux sources
diplomatiques, elles sont trop souvent négligées pour l'étude des reliques bien
qu'elles recèlent pourtant des trésors d'informations. L'étude des inventaires
de reliquaires, généralement rédigés à l'époque moderne, devrait permettre
d'établir la chronologie et les modalités de la constitution des collections de
reliques. Sans oublier les monographies des XVIIe et XVIIIe siècles qui con-
tiennent souvent des renseignements inédits sur l'histoire de certaines reli-
ques ou de collections aujourd'hui dispersées. Quant aux reliques et
reliquaires comme sources, ils devraient systématiquement faire l'objet d'ana-
lyses archéologiques, ce qui n'est malheureusement possible que dans les
rares cas où des spécialistes sont invités à assister à l'ouverture des châsses.
On ne peut que plaider en ce sens tout en insistant sur la nécessaire collabo-
ration entre historiens, historiens de l'art et archéologues lors de telles enquêtes.
En deuxième lieu, l'analyse du contexte social et politique du culte des
reliques n'en est qu'à ses débuts. Dans le passé et encore de nos jours, la majo-
rité des études s'est intéressée à la face la plus immédiate de ce culte, les mira-
cles et les pèlerinages autour du tombeau, ainsi qu'aux expressions de la
religiosité témoignées à ces occasions. De plus en plus, les chercheurs s'inter-
rogent sur les fonctions politiques de la possession ou du contrôle des reli-
ques, que les sources médiévales ne négligent d'ailleurs pas. L'interprétation
de ces sources, qui émanent toujours des milieux ecclésiastiques, reste cepen-
dant délicate: la vision d'un consensus idéal de toute la société autour du
culte d'un saint patron n'est-elle pas quelque peu exagérée? Seule l'approche
des conditions historiques de la naissance, de l'essor et des impulsions d'un
culte peut éclairer les causes profondes de l'emploi de tel ou tel cliché hagio-
16 INTRODUCTION

graphique. En outre et toujours sur le plan politique, la hiérarchie de la valeur


des reliques, la géographie de leur diffusion ou encore le lien entre la renom-
mée d'un saint personnage et l'efficacité de ses reliques constituent des thè-
mes de recherche complexes mais prometteurs. Les textes narratifs, mais aussi
les textes liturgiques (dédicaces, ordines, calendriers, coutumes monastiques
etc.) ainsi que les monuments ayant abrité des reliques devraient être
« revisités » à la lumière de l'histoire sociale et politique; il ne suffit pas de
décrire les transformations d'une église en rapport avec des reliques, encore
faut -il prendre en considération les circonstances qui ont pu favoriser telle ou
telle modification particulière.
En troisième lieu, la «théologie» des reliques est encore à écrire. S'il
n'existe que très peu d'écrits antiques et médiévaux fournissant une explica-
tion à l'efficacité thaumaturgique des reliques, un dépouillement systémati-
que des Pères de l'Eglise et des auteurs médiévaux devrait produire une riche
moisson. Dans le même ordre d'idée, le sens et la symbolique des reliques
dans la littérature religieuse méritent d'être étudiés (l'Arche d'Alliance comme
archétype des reliquaires, etc.).
Enfin, l'étude des reliques dans ses différents aspects- objets, cultes, sym-
boles - doit nécessairement s'inscrire dans t.me perspective comparatiste:
avant tout, en établissant les relations entre le monde byzantin et l'Occident,
mais aussi en débusquant les analogies existant entre la civilisation chrétienne
et les autres cultures.

Edina Boz6KY et Anne-Marie HELVÉTIUS


Les reliques,
un trait commun
du christianisme
De la dépouille à la relique: formation du culte
des saints à Byzance du ye au XIIe siècle*

Michel KAPLAN

Le 15 août 1926 Rudolph Valentino mourait en pleine gloire hollywoodienne.


Les funérailles qui suivirent donnèrent lieu à de mémorables scènes d'hystérie
collective; on frisa l'émeute, la foule de ses admiratrices tentant d'arracher à la
dépouille de l'acteur, qu'elle pouvait voir à travers le cercueil de verre, ce qu'il
faut bien appeler des reliques.
La scène n'est pas sans rappeler celle qui suivit la mort de Danielle Stylite, le
11 décembre 493, dans la banlieue européenne de Constantinople. Le saint l'avait
d'ailleurs prévu; il avait fait construire par l'une de ses disciples, la patricienne
Héraïs, un système de rampe hélicoïdale en bois qui permettrait de descendre le
corps de la plate-forme sommitale de sa colonne et de gagner l'oratoire où le saint
devait être enseveli sans toucher terre, «afin qu'il ne fût pas mis en morceaux par
l'assaut de la foule de ceux qui essaieraient de se tailler une eulogie » 1. D'ailleurs,
la déposition de Daniel telle que nous la rapporte l'hagiographe est tout à fait ciné.,.
matographique. Le corps du stylite est allongé sur une planche; seuls le patriarche
Euphémios puis les hauts dignitaires sont admis à monter sur la logette pour
embrasser le corps du saint. La foule exige que la dépouille soit attachée à la plan-
che et celle-ci dressée pour que le saint soit visible de tout côté tel une icône 2 .

* Références hagiographiques: voir annexe.


1 Vie de Danielle Stylite, c. 94, p. 88. Depuis le fondateur du genre, Syméon l'Ancien, les stylites ont

l'habitude de distribuer aux pèlerins qui accourent au pied de la colonne des médailles moulées
dans la terre de l'enclos sacré, la mandra, et frappées à l'effigie du saint; ces souvenirs, qui devien-
nent évidemment des reliques, sont qualifiés d'eulogies. Cf. en dernier lieu J.-P. SODINI, «Nouvelles
eulogies de Syméon», Les saints et leur sanctuaire à Byzance, textes, images et monuments, éd.
C. jOLIVET-LÉVY, M. KAPlAN, ].-P. SoDINI, Paris, 1993 (Byzantina Sorbonensia, 11), p. 25-33. Sur la
question de l'intangibilité des corps saints, héritage de la législation romaine et rapidement contes-
tée, cf. l'ouvrage remarquable, mais surtout tourné vers l'Occident, deN. HERRMANN-MAsCARD, Les
reliques des saints,formation coutumière d'un droit, Paris, 1975 (Société d'Histoire du Droit, collection
d'histoire institutionnelle et sociale, 6), p. 26-41.
2 tp61tou ehc6voç, Vie de Danielle Stylite, c. 99, p. 91-92. Comme nous le verrons plus bas, le corps

est tantôt qualifié de ce terme (milJ.la), tantôt de relique; d'où l'intérêt particulier de l'expression
dont use ici l'hagiographe.
20 MICHEL KAPLAN

Malgré les précautions prises, dont un cercueil de plomb, Euphémios craint que
la foule ne déchire le saint en morceaux. Crainte justifiée: la rampe en spirale
s'effondre lorsque le cortège passe sur la partie en surplomb entre la colonne et
l'oratoire, mais les porteurs-parviennent à résister à la foule 3 . Il n'y a donc point de
doute que, pour la foule, le corps du stylite décédé est déjà une relique dont un
petit morceau constituerait une eulogie de particulière qualité.
Les événements de décembre 493 ne sont pas un cas isolé. Le 30 juin 446,
mourait Hypatios, âgé de quatre vingts ans, higoumène du monastère des
Rufinianai, sur la rive asiatique face à Constantinople4 . Durant la cérémonie
de déposition, «la foule déchirait le lit funèbre pour emporter quelque par-
celle de ses vêtements en guise d'eulogie; l'un avec un couteau coupait le lin-
ceul, un autre le manteau, un autre lui arrachait des poils de barbe». Si
Alypios le Stylite semble être resté intact malgré les tentatives des femmes qui
assaillaient la colonne5 , il n'en va pas de même de Théodosios, higoumène
d'un cénobe de Palestine et disciple de Sabas, mort le 11 janvier 529. C'est le
patriarche de Jérusalem, Pierre, qui vient, avec un cortège d'évêques, rendre
les honneurs à la dépouille du saint. «On pouvait voir la foule accourir en
flots, moines et gens du monde ensemble; les uns se hâtaient de toucher le
corps pour en obtenir une bénédiction, les autres déchiraient même les vête-
ments qui l'entouraient, certains allaient jusqu'à arracher les poils de sa barbe
sacrée, chacun voulait détenir quelque chose qui lui ait appartenu pour rani-
mer la flamme du souvenir» 6 • Au xe siècle, l'hagiographe de Nikon le Méta-
noeite se montre plus sévère envers de semblables agissements. Tout le
peuple de Lacédémone et de la province alentour accourt. «Voulant montrer
la brûlante ardeur de leur foi, ceux qui accourent entreprennent des actions
d'une grossière stupidité. L'un essaye d'arracher des boucles de cheveux de la
tête du saint, l'autre les poils de la barbe, un autre un morceau de son vieux
manteau et de sa peau de chèvre. Pour tous, c'était un exploit digne d'être
clamé sur les toits que d'emporter quelque chose qui touchât à la peau de la
sainte relique (Â.Ehjlavov) pour soulager ses maux» 7 . Pour la foule qui

3 Vie de Danielle Stylite, c. 100, p. 92. Nous avons tenté de reconstituer la géographie de l'espace
sacré entourant Daniel: M. KAPlAN, «L'espace sacré dans la Vie de Danielle Stylite», Le sacré et son
inscription dans l'espace à Byzance du IV" au XIII' siècle (études comparatives), éd. M. KAPlAN (Byzantina
Sorbonensia, 18), sous presse.
4 Vie d'Hypatios par Kallinikos, c. 51, 10, p. 290. Sur le monastère d'Hypatios, cf. R.jANIN, Les églises
et les monastères des grands centres byzantins (Bithynie, Hellespont, I.atros, Galèsios, Trébizonde, Athènes,
Thessalonique), Paris, 1975, p. 38-40.
5 Alypios, stylite en Honoriade, meurt à 99 ans sous Héraclius (610-641); «les femmes en viennent pres-

que aux mains, pleurant sur la dépouille (relique: Â.eiwavov) pour éviter que, le corps (O'IDJW) enlevé,
elles ne fussent privées de bénédiction (eulogie: EÙÂ.oyia)», Vte d'Alypios le Stylite, c. 168, c. 25.
6 Vie de Théodosios par Théodore de Pétra, p. 41.
7 Vie de Nikon le Métanoeite, c. 47, p. 102.
De la dépouille à la relique 21

accourt aux funérailles d'un saint, la dépouille du défunt est une relique; des
objets qui ont été à son contact peuvent fournir une partie des bienfaits atten-
dus, mais pas autant que le corps du saint.
La simple existence d'une relique corporelle est loin d'être une évidence. Le
saint est avant tout un imitateur du Christ; or, pour celui-ci, l'événement fonda-
mental, c'est précisément la disparition du corps. Une partie de la tradition
hagiographique adhère à ce schéma. Ainsi, sainte Thècle, disciple de Paul de
Tarse dont la légende se forme au ye siècle, «s'enfonça vivante et pénétra dans la
terre, Dieu ayant décidé que celle-ci s'ouvrît et se fendît pour elle au lieu même
où l'on a fixé la divine et sainte table de la célébration liturgique» 8 . C'est bien
l'état de la tradition avant la construction d'une basilique par l'empereur Zénon,
au-dessus de la grotte, aménagée en martyrian. La légende se modifie par la suite
pour intégrer la grotte à la Vie même: elle y a vécu, elle y a disparu, on y voit
encore son voile pétrifië; mais la seule relique est une relique secondaire.
Autre tendance marquée à la disparition: la dépouille du salas, le fou de
Dieu. L'initiateur du modèle, Syméon d'Émèse en Syrie du Nord, meurt seul
dans sa cahute, enseveli sous le poids des fagots qui la couvraient; deux de ses
familiers le découvrent; avec l'aide d'un juif que Syméon avait converti, ils vont
ensevelir le corps (crro~a) dans la fosse commune. Le diacre jean, principal cor-
respondant du salas dans l'église officielle, l'apprend; la nouvelle se répand et
jean se rend avec une foule empressée pour le sortir de cette fosse et enterrer de
façon plus honorable ce qui est maintenant une relique (ÂEhlfavov). Mais elle
n'est plus là, car le Seigneur l'a fait passer ailleurs 10 . Même démarche pour l'imi-
tateur de Syméon, André Salos, saint légendaire de Constantinople, dont la Vie
date du xe siècle. André, qui a hanté les portiques qui bordent les forums et les
principales artères de la capitale, y rend l'âme seul. Une femme, attirée par
l'odeur qui se dégage de ce marginal habituellement nauséabond, découvre la
dépouille (ÂEt\jJaVOV), court en informer les gens; la foule accourt, mais ne
trouve plus rien. «Ils furent émerveillés de la douce odeur d'huile et d'encens,
mais ne purent aucunement trouver la relique du juste, car le Seigneur l'avait
enlevé selon son décret, que peut comprendre quiconque a aussi compris ce
qu'a accompli en cachette le saint homme» n_

8 Vie de Thècle, c. 28, p. 280.


9 DAGRON, Vie et miracles de sainte Thècle, texte grec, traduction et commentaire, Bruxelles, 1978
G.
(Subsidia Hagiographica, 62), p. 52-53. Étude du site, de l'architecture, du monachisme et du pèle-
rinage aux p. 55-79.
10 Vie de Syméon Salos, c. 41, p. 102; cf. V. DÉROCHE, études sur Léontios de Néapolis, Uppsala, 1995
(Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Byzantina Upsaliensia, 3), p. 231, n. 15.
11 Vie d'André Salos, p. 300.
22 MICHEL KAPLAN

Les chrétiens orientaux se sont toutefois habitués à ce que l'on ait d'ordi-
naire conservé des reliques corporelles du saint, ce qui n'était nullement
assuré dans les premiers temps: les saints étaient alors des martyrs dont la
communauté ne parvenait pas toujours à récupérer les restes suppliciés.
Lorsqu'un saint personnage n'a pas laissé de relique, il faut trouver une justi-
fication. D'Étienne lejeune, mis en pièce par la foule en 765, il ne restait que
la cervelle, que le pieux Théodore a subrepticement recueillie dans un mou-
choir, puis déposée dans un coffret au monastère tou Diou à Constantinople.
Témoin de ce dernier événement, le novice Étiennet, à qui l'higoumène a
refusé le diaconat, vole le coffret et va raconter l'affaire à l'Empereur; celui-ci
fait alors comparaître Théodore et l'higoumène. Contre tout bon sens, ils plai-
dent non coupables; Constantin Copronyme veut les confondre en montrant
le linge et la relique. Mais, quand on ouvre le coffret, dans un souffle, le mou-
choir et la relique deviennent invisibles 12 . Pour les besoins de la cause,
l'hagiographe fait disparaître la relique; cela justifie qu'il n'en reste point d'un
saint aussi considérable du moins aux yeux de son hagiographe et du parti
qu'il représente.
Les hagiographes sont toutefois loin d'être unanimes sur l'importance des
reliques de leur héros. De nombreux récits se terminent à la mort du saint,
sans même décrire les funérailles, ou bien sans se soucier du sort ultérieur de
la dépouille une fois celle-ci mise au tombeau. Pour une partie de l'église
byzantine, l'intercession du saint, unanimement admise, et son pouvoir mira-
culeux, déjà moins généralisé 13 , ne vient pas d'abord des restes matériels du
bienheureux, mais de sa familiarité, de sa facilité d'accès (mx.pp11cria.) à Dieu.
Ainsi, l'un des plus importants hagiographes du VIe siècle, le palestinien
Cyrille de Scythopolis, auteur des vies des ascètes du désert de Rouba,
accorde peu d'attention au devenir de la relique du saint 14 . Il suffit, pour s'en

12 Vie d'Étienne lejeune, c. 71-75, p. 171-173. À lan. 448, p. 279, l'éditeur fait le point sur les reli-

aues d'Étienne le jeune recensées dans les sources postérieures.


1 Sur ce point, cf. M. KAPlAN, «le miracle est-il nécessaire au saint byzantin?», Le miracle dans les mondes

chrétien et islamique médiévaux, éd. D. AIGlE (Hagiographies médiévales comparées), sous presse.
14 Des sept personnages dont Cyrille de Scythopolis écrit la Vie, seul Euthyme, inventeur de la laure,

a droit à un traitement de la relique, avec miracles, mise en bière, puis transfert: Vie d'Euthyme,
c. 40 et 42, p. 60-62. S'agissant du personnage essentiel, Sabas, celui dont la Vie est la plus dévelop-
pée, Cyrille annonce clairement la couleur, rapportant comment il a vu le corps du saint: «quand on
eut ouvert la précieuse tombe pour y déposer la dépouille (Â.ei'lfavov) du bienheureux Cassien, je
descendis pour vénérer le corps (crii'llla) du divin vieillard et le trouvai parfaitement conservé sans
trace de corruption, et, dans mon admiration, je glorifiai Dieu qui avait glorifié son serviteur et
l'avait honoré d'incorruptibilité avant la résurrection commune et universelle. Mais en voilà assez
sur la relique (Â.&i'lfavov) du saint. Quant à son esprit, il a été gratifié d'un grand pouvoir d'interces-
sion auprès de Dieu»: Vie de Sabas, c. 78, p. 184. La position de l'hagiographe est donc claire: les
reliques sont un élément secondaire, c'est l'esprit qui importe.
De la dépouille à la relique 23
convaincre de regarder sa version de la Vie de Théodosios, personnage évoqué
plus haut: son récit ne décrit même pas l'inhumation du saint, mais passe tout
de suite à son successeur Sophronios 15 . Au contraire, Théodore de Pétra, un
évêque comme Cyrille, consacre un long développement déjà étudié aux
funérailles du saint et au rôle de relique de la dépouille.
Un même hagiographe peut changer d'avis et mentionner le devenir post
mortem du saint précédemment négligé. Ainsi, le moine Sabas rédige la Vie de
Pierre d'Atroa, ascète de l'Olympe de Bithynie. Celui-ci meurt le 1er janvier
83 7. Dans une première version, Sabas ne mentionne ni le devenir du saint
corps, ni même l'ensevelissement16 . Quelques années plus tard, le culte du
saint s'est visiblement développé et Sabas refait sa copie; il retravaille divers
épisodes de la Vie et ajoute une collection de miracles. Surtout, il ajoute le
récit du transfert de la dépouille, le 19 août 838; les moines transportent le
cercueil de l'église du monastère à la grotte où le saint avait mené son ascèse.
L'auteur parle alors de la relique (Â.eivavov): cette transformation, qui a pris
près de 20 mois, se marque par un écoulement de myron qui va désormais
sourdre périodiquement du cercueil et remplacer l'huile du luminaire pour
les miracles 17.
Bref, Sabas a su assumer les contradictions entre l'imitation du Christ,
idéal fondamental du moine, et qui impliquerait la disparition du corps, et la
doctrine de la résurrection de la chair, qui peut permettre aux saints de Dieu
de jouir immédiatement de l'incorruptibilité du corps promise à la parousie.
Ajoutons tout de même, et l'évolution de la Vie de Pierre d'Atroa est là pour
nous le rappeler, l'intérêt bien compris du monastère, que le pèlerinage fait
vivre: la présence du corps du saint dans sa châsse est un puissant mobilisa-
teur de pèlerins et d'aumônes.
Remarquons toutefois que le pèlerinage le plus couru d'Orient, celui de
Syméon Stylite l'Ancien, survit parfaitement durant plusieurs siècles au trans-
fert de la relique à Antioche et, si l'on en croit la Vie de Danielle Stylite, à Cons-
tantinople. Le phénomène est toutefois particulier. Fondateur du genre,
Syméon s'est tellement identifié à la sa colonne que, après le départ de la reli-
que, c'est la colonne elle-même qui en joue le rôle; il a fallu la protéger par la
construction d'une clôture, qui empêche de parvenir jusqu'à elle, contraire-
ment à ce qui se passait du vivant du saint; l'octogone qui l'entoure devient

15 Vie de Théodosios par Cyrille de Scythopolis, p. 239-240.


16 Vie de Pierre d'Atroa, c. 58, p. 223.
17 Vita retractata de Pierre d'Atroa, c. 97, p. 147.
24 MICHEL KAPlAN

ainsi une sorte de reliquaire géant. Ce lieu saint majeur peut ainsi se passer du
corps du saint homme 18 .
Le devenir du culte de Syméon Stylite, tout comme les récits évoqués plus
haut qui mettent en scène la foule dépeçant la relique pour en disperser les
bénédictions, montre que l'intégrité du corps n'est pas nécessaire; elle ne
serait d'ailleurs pas toujours possible, sous la pression des événements. Il con-
vient donc d'adapter la théorie à la réalité, ce que fait dès le ye siècle Théodo-
ret, métropolite de Cyr, en Syrie du nord. «Les corps des martyrs ne sont pas
contenus chacun dans un seul tombeau, mais les villes et les villages se les
sont partagés entre eux et les appellent sauveurs des âmes et médecins des
corps. En adressant leur intercession au Seigneur de tous, ils obtiennent à tra-
vers eux des dons divins. Bien que le corps ait été divisé, la grâce demeure
indivise; la relique la plus petite, la plus infime, a le même pouvoir qu'un
martyr resté entier, sans division. La grâce qui s'épanouit distribue les béné-
dictions, mesurant les récompenses appropriées à la foi de ceux qui les
approchent» 19 . Remarquons au passage que le métropolite de Cyr ne s'inté-
resse qu'au corps, alors que les hagiographes ne négligent pas totalement les
objets qui ont été au contact du saint. Sentant que les iconoclastes risquent
d'enlever prématurément le corps d'Euthyme de Sardes, martyr du second
iconoclasme, les gens de son entourage cachent et mettent provisoirement de
côté sa couverture et quelques vêtements usuels 20 . La fragmentation des corps
saints devient une nécessité absolue dès lors que la consécration d'une église
s'accompagne obligatoirement de l'inclusion de reliques dans l'autel21 . Pour
autant, l'on sent bien, dans l'attitude défensive qui caractérise la mise au tom-
beau dans les récits hagiographiques, la volonté farouche de garder l'intégrité

18 Cf. ].-P. SoDJNI, «Qa'lat Se'man: un exemple de hiérarchisation de l'espace sacréh, Le sacré et son
inscription dans l'espace, cité supra n. 3. Remarquons que, chez son «rival» chalcédonien Syméon
Stylite le jeune, la relique joue un rôle tout à fait secondaire. Elle n'est mentionnée qu'à l'extrême fin,
sans relation des funérailles: « [le saint] dispense les guérisons par le moyen de sa vénérable relique,
en exauçant largement les demandes de ceux qui viennent à lui~ (Vie de Syméon Stylite le Jeune,
c. 257, p. 223). Mais la Vie, qui n'avait été jusque là qu'un long recueil de miracles, s'arrête à ce
point et ne comporte aucun miracle posthume; la similitude voulue avec le sanctuaire de Qa 'lat Se'-
man permet de penser que la colonne joue ici aussi son rôle.
19 THÉODORET DE CYR, Grœcorum affectionum curatio 8, PG 83, col. 1012 B; cf. ]. WORTLEY,

« Iconoclasm and leipsanoclasm: Leo III, Constantine V and the relies», Byzantinische Forschungen,
8, 1982, p. 253-279, notamment n. 48.
20 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 28, p. 61.
21 En Orient, le décalage apparaît important entre le fait, qui parait relativement précoce, et le droit,

codifié seulement au second concile de Nicée (787), canon 7, MANS! 13, col. 427 C. Les églises de
plein exercice, par opposition aux oratoires sans autel consacré, ne s'imposent que progressivement:
cf. M. KAPLAN, «Le village byzantin: naissance d'une communauté chrétienne», Villages et villageois
au Moyen Age, Société des Historiens Médiévistes de l'Enseignement Supérieur Public, Paris, 1992
(Publications de la Sorbonne - Série Histoire Ancienne et Médiévale - 26), p. 15-25.
De la dépouille à la relique 25

du corps saint; celle-ci est d'ailleurs nécessaire si l'on veut préserver l'une des
caractéristiques majeures de la sainteté, l'incorruptibilité du corps 22 •
L'absence de doctrine d'ensemble et systématique laisse une vraie liberté
aux hagiographes. Celle-ci se traduit d'abord au niveau du vocabulaire. À ne
suivre que la signification stricte des termes, on pourrait distinguer le corps
(crroJ.ta), qui devient après la mort un cadavre (VEKp6ç), puis, dans des cir-
constances qui sont précisément le centre de notre réflexion, une relique
(Â.Ei'lfavov, cr:xiivoç, cr:xiJvroJ.ta). Les choses sont toutefois rendues plus
compliquées par le fait que le vocable le plus usité pour désigner la relique
(Â.Et'lfŒVOV) signifie au départ dépouille, sans toujours se charger du sens
propre de restes transmettant aux hommes la bénédiction du saint. Prenons
quelques exemples de cette gradation. Dès son ensevelissement dans la fosse
commune de Daphnè, le corps de Marthe, mère de Syméon Stylite le Jeune,
devient une relique (Â.Ei'lfavov) 23 • Lorsque l'on procède à la mise au tombeau
de Théodora de Thessalonique, le 29 août 892, son corps (crroJla) a déjà
accompli deux guérisons 24 ; toutefois, après le neuvième jour, quand com-
mencent les délivrances de démons, c'est déjà une relique (Â.Et'lfavov) 25 .
Tel semble bien être le calendrier terminologique: le corps d'Alypios le
Stylite dévient une relique le troisième jour26 . Il arrive pourtant que le corps
ne franchisse jamais ce stade au niveau des termes. Par exemple, le corps
d'Athanase l'Athonite, enterré selon la règle le troisième jour en présence de
3.000 moines et higoumènes de la sainte montagne, n'est jamais qualifié de
relique alors qu'un sang miraculeux s'est mis à couler de la plaie ouverte lors
de la chute fatale 27 . Même chose pour Luc le Jeune, dont le corps, enseveli
dans un tombeau bientôt embelli donne matière à la construction d'une église
pour l'abriter et le célébrer, mais qui n'est jamais désigné comme relique mal-
gré le myron qui en coule28 . Peut-on pour autant affirmer que les corps de Luc
et Athanase ne soient pas devenus des reliques? Il en va de même pour le

22 Nous laisserons de côté la relique de martyre féminine sans doute la plus célèbre de l'histoire

byzantine, Euphémie de Chalcédoine, martyrisée en 303 ; le destin primitif de son corps, sujet prin-
cipal de la présente étude, nous échappe. En revanche, la légende postérieure, telle qu'elle s'affirme
à l'époque iconoclaste, est tout à fait essentielle pour comprendre l'importance que revêt l'incorrup-
tibilité du corps. Cf. F. HALKIN, Euphémie de Chalcédoine, Légendes byzantines, Bruxelles, 1965 (Subsi-
dia Hagiographica, 41) et l'étude de]. WORTLEY, «lconoclasm and leipsanoclasm~, cité supra n. 19,
r· 274-279.
3 Vie de Marthe, c. 28, p. 274.
24 Vte de Théodora de Thessalonique, c. 43-44.
25 Ibid., c. 50. Cf. infra pour la signification du neuvième jour.
26 Vie d'Alypios le Stylite, c. 25, p. 168.
27 Vie d'Athanase l'Athonite, c. 239, p. 115.
28 Vie de Luc lejeune, c. 79-83, p. 208-210.
26 MICHEL KAPlAN

terme, plus rare, de «cadavre»: dans l'Enkomion que lui consacre au IXe siècle
Nicéphore le Skévophylax, le «cadavre vivifiant» de Théodore de Sykéôn
(veKpoç Çroonoioç), devant lequel l'empereur Héraclius plie le genou, laisse
couler du myron29 .
Le terme nettement plus rare de crxflvoç ou crxftvroJla n'est pas forcé-
ment beaucoup mieux défini. Dans la Vie de Luc le Stylite, il désigne la
dépouille avant son ensevelissement au monastère de Bassianos 30 . Il désigne
de même celle de Nicolas le Stoudite que l'on dépose à côté de Naukratios,
son prédécesseur comme higoumène du Stoudios, à proximité du cercueil de
Théodore Stoudite31 . En revanche, dès la déposition du corps de Nikon le
Métanoeite que l'évêque a finalement pu assurer malgré la pression populaire,
celui-ci devient une relique: «comme un fleuve, aussitôt, le myron coula du
divin crxflvoç, ne s'asséchant jamais, mais se renouvelant dans son apparence
et son action indicible »32 . Le terme peut d'ailleurs se trouver employé comme
exact synonyme de Â.et'lfavov: ainsi, dans la Vita retractata de Pierre d'Atroa,
la relique du saint (Â.et'lfavov) se met à exsuder le myron lorsqu'elle a été
transportée dans la grotte où Pierre menait ses ascèses; ce myron se met à cou-
ler du crxflvoç un jour de commémoraison du saint et guérit Sabas, l'auteur
de la Vié 3 .
Mais l'ambiguïté qui demeure dans le sens de Â.eivavov, dépouille ou
relique, entraîne un usage souvent équivalent des deux termes. Ainsi, à la
mort de Philarète en 792, l'empereur Constantin VI, qui a épousé la petite-fille
du saint homme, se rend à la demeure du Miséricordieux pour honorer sa
dépouille (Â.et'lfavov), avec sa mère Irène et sa femme Marie, la petite-fille en
question. Pourtant, quelques lignes plus bas, c'est le corps (crroJla) que l'on
dépose dans la tombe que le saint a acquise au monastère de Krisis 34 . Les

29 Enhomion sur Théodore de Sykéôn, c. 43, p. 268 etc. 46, p. 269; nous revenons ultérieurement

sur le phénomène du myron.


30 Vie de Luc le Stylite, c. 39, p. 233 etc. 41, p. 234-236.
31 Vie de Nicolas le Stoudite, PG 105, col. 921 CD.
32 Vie de Nikon le Métanoeite, c. 48, p. 164. Sur les rapports difficiles de Nikon avec l'évêque de

Sparte, comme d'ailleurs avec tout le monde, cf. M. KAPlAN, «Les moines et le clergé séculier à
Byzance, V-xn• siècles», Moines et monastères dans les sodétés de rite grec et latin, éd. j.-L. LEMAITRE,
M. DMITRIEV, P. GONNEAU, Genève, 1996, p. 293-311.
33 Vita retractata de Pierre d'Atroa, c. 97 et 98, p. 147. La Vie de Pierre d'Atroa est un exemple rare
d'une Vie dont nous possédons à la fois la version d'origine, qui s'arrête brutalement à la mort du
saint et ne parle pas des reliques et la Vita retractata, retravaillée par le même auteur, qui, après
l'expansion du culte du saint et du pèlerinage autour de la tombe et de la relique, rectifie certains
détails de la Vie d'origine et y ajoute un recueil de miracles, dont les pèlerins s'attendaient évidem-
ment qu'on leur donnât lecture au moment où ils souhaitent bénéficier de la même bénédiction.
34 Vie de Philarète, p. 161. Sur cette Vie et les relations de la famille avec le monastère Saint-André en

Krisei, cf. en dernier lieu M.-E AUZÉPY, «De Philarète, de sa famille et de certains monastères de
Constantinople», Les saints et leur sanctuaire, cité supra n. 1, p. 117-136.
De la dépouille à la relique 27

moniales qui entouraient Athanasia d'Égine restent prostrées devant la sainte


dépouille (Â.Ei'lfavov) puis placent le corps (cr&J..La) comme il convient dans
un cercueil; au quarantième jour, le cercueil où se trouvait la relique
(Â.eivavov de nouveau) commence à grincer35 . Après la mort d'Irène de
Chrysobalanton, la foule qui accourt à la relique (Â.eivavov) pour sanctifica-
tion laisse à peine les moniales préparer les funérailles du saint corps
(cr&J..La) 36 . Bref, le vocabulaire hésite: quand bien même on saurait qu'il con-
vient de distinguer le corps qui vient de rendre l'âme de la relique vecteur de
l'intercession, encore faut-il savoir quand le cadavre peut devenir relique. Là
encore, la doctrine fluctue et les hagiographes varient.
Le seul véritable encadrement offert à cette anarchie conceptuelle et chro-
nologique vient des traités qui examinent les trois temps qui suivent la mort,
souvent par comparaison avec le rythme de la conception et de la naissance,
qui permettent, eux, de savoir quand le fœtus devient un être humain et
quand le nouveau-né devient un chrétien qui, le quarantième jour, peut être
baptisé. Les plus anciennes versions connues se trouvent dans le De Mansibus
de jean Lydos (VIe siècle) 37 . «Quand l'homme est mort, au troisième jour, il se
transforme et perd sa forme reconnaissable; au neuvième jour, le corps se dis-
sout tout entier, sauf le cœur qui se conserve; au quarantième jour, ce dernier
disparaît avec le reste.» Une autre version, plus bavarde, donne des détails
précis: au troisième jour, les viscères se déchirent; au neuvième jour, le corps
et le visage se fissurent comme sous l'effet d'un levain; au quarantième jour,
les articulations se disjoignent. Mais il ne s'agit que du corps, que l'on doit
mettre en parallèle avec le devenir de l'âme, puisque la mort sépare le corps
de l'âme. Les trois étapes se retrouvent dans le voyage de l'âme, qui reste sur
terre auprès du corps durant trois jours: le troisième jour, les anges
l'emportent; le neuvième jour, elle subit l'examen des douaniers de l'air et des

35 Vie d'Athanasia d'Égine, c. 13-14, p. 190-191.


36 Vie d'Irène de Chrysobalanton, c. 23, p. 108-110. Une étude attentive de ce passage, très soigneu-
sement écrit, permet de cerner mieux l'emploi du vocabulaire. L'auteur emploie Â.lltljlavov (relique)
pour montrer comment les femmes et les filles des sénateurs «abandonnent toute pudeur pour cou-
rir vers la relique de la sainte, dans leur désir de puiser à la source de sanctification, les unes par le
toucher, d'autres seulement par la vue, pour celles que l'affluence de la foule empêchait de la
toucher»; au contraire, quand les moniales se livrent à l'action technique de préparation des funé-
railles, il s'agit simplement du corps (uôlJ.la).
37 Texte édité par K. KRuMBACHER, «Studien zu den Legenden des heiligen Theodosios», Sitzungsbe-

richte der K. B. Akad. d. Wiss. zu München, philos.-philol. und hist. Qasse, 1892, p. 341-355. Commen-
taire par F. CuMONT, «La triple commémoration des morts», CRAI, 1918, p. 278-294 et surtout G.
DAGRON, «Troisième, neuvième et quarantième jours dans la tradition byzantine: temps chrétien et
anthropologie», Le temps chrétien de la fin de l'Antiquité au Moyen Age, lW-XIII' siècle, Colloques Inter-
nationaux du CNRS n° 604, Paris, 1984, p. 419-430.
28 MICHEL KAPLAN

anges; le quarantième, elle comparaît devant Dieu, dont la sentence lui assi-
gne le lieu où elle devra attendre la Résurrection et le Jugement.
La liturgie funéraire chrétienne adopte très tôt la séquence des trois nom-
bres. Elle élimine progressivement les variantes qui ne touchaient jamais au
chiffre trois, trop directement lié à la Résurrection, mais pouvaient préférer
sept à neuf ou bien trente à quarante 38 ; elle lui trouve des justifications vétéro-
ou néo-testamentaires, mais surtout elle unifie et réduit à un rituel de commé-
moraison des morts 39 un faisceau de traditions diffuses, puis croit devoir lui
trouver des justifications physiologiques; pour reprendre la belle expression
de G. Dagron, «le temps chrétien de la mort entre ainsi dans le temps plus
amplement rythmé d'une anthropologie christianisée».
Examinons comment l'hagiographie met en pratique ce calendrier, éven-
tuellement décisif pour la transformation du corps en relique. Notons d'abord
que, pour un nombre non négligeable de Vies, ce problème chronologique ne
se pose pas: le corps devient une relique dès la mort. Ainsi, Élisabeth d'Héra-
clée, abbesse à Constantinople auve siècle, meurt de fièvre un 24 avril; moi-
nes et moniales des monastères voisins se rassemblent pour enterrer la
vénérable dépouille; c'est le terme relique (Àet'lfavov) qui est employé et
l'hagiographe, dans la foulée, nous informe de l'incorruption de la sainte40 •
Lorsqu'Euthyme meurt, le 20 janvier 473, sa relique (Àet'lfavov) se met
immédiatement à faire des miracles, avant même la mise en bière et bien
avant le transfert dans la chapelle funéraire, construite tout exprès à l'empla-
cement de sa grotte ascétique sur l'ordre du patriarche de jérusalem Anastase 41 .
Le cas de Nicolas de Sion, mort le mercredi 10 décembre 565, est encore plus
net. «Sa dépouille (Àet'lfavov) fut déposée à l'intérieur de la sainte et illustre
Sion, là où gisent les reliques (même terme) des ... martyrs» 42 . Nous avons
déjà examiné les cas, similaires, de Marthe, de Philarète et d'Irène de Chryso-
balanton, pour constater que le corps, avant même de recevoir les derniers
honneurs, est déjà une relique. Au moment même où meurt Athanasia

38 La tradition latine préfère trente jours à quarante: GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues IV, 54, PL 77,

col. 21 BC; cf. D. SnERNON, «La vision d'Isaïe de Nicomédie», Revue des Études Byzantines, 35, 1977,
E· 5-42, et notamment p. 31-33.
9 Constitutions Apostoliques VIII, 42, éd. F. X. FUNK, Didascalia et Constitutiones Apostolorum, t. l,
Paderborn, 1905 (rééd. 1959), p. 522.
40 Vie d'Élisabeth d'Héraclée, c. 9, p. 262-263.
41 Vie d'Euthyme, loc. cit. supra n. 14.
42 Vie de Nicolas de Sion, c. 80, p. 112. Notons que la Vie ne mentionne pas autrement les reliques.

De même, la dépouille (Â.Et'fiUVOV) d'Hypatios est déposée dans l'oratoire du monastère où elle
manque d'être mise en pièces (cf. supra), puis, placée dans un sarcophage, elle repose près de saint
Ammonios. C'est déjà une relique: Vie d'Hypatios par Kallinikos, c. 51, 9-12, p. 290.
De la dépouille à la relique 29

d'Égine, où elle ferme d'elle-même sa bouche et ses yeux, les sœurs se lamen-
tent devant ce que sa Vie qualifie déjà de relique 43 .
Sensibles à la séparation âme-corps, les hagiographes ne négligent pas de
noter ce phénomène, car il faut dès lors expliquer que cette vérité indiscutable
ne s'oppose pas à la sainteté du corps, seul reste visible, voir touchable, du
saint. Dans la version de la Vie de Théodosios par Théodore de Pétra, l'alexan-
drin Étienne, tourmenté par un démon, n'a pas pu être guéri du vivant du
saint. «Après que cette sainte âme se fut envolée loin du corps conjoint,
l'homme ne cessait de se tenir auprès de la précieuse relique». Dieu, naturel-
lement, guérit Étienne44 . Dans l'Enkomion pour Théodore de Sykéôn, le saint
«gisait sans vie, son âme vivifiante s'étant envolée vers les divines prairies»;
cela ne l'empêche pas de continuer à distribuer les charismes. Le cadavre,
d'où coule du myron, est qualifié aussi de vivifiant; caché dans son tombeau,
il assiège la corporation des démons et délivre de leur empire ceux qu'ils tour-
mentent, comme du vivant du saint, lorsque l'âme animait le corps 45 . Plus
nette encore, la Vie d'Alypios le Stylite: «nous sûmes alors que son corps, après
que son âme l'eut quitté, reçut du Seigneur de mériter une vénération
particulière»; et c'est la ruée sur son corps pour tenter d'en arracher vête-
ments et poils de barbe46 .
Bien entendu, les hagiographes s'accrochent comme ils peuvent au calen-
drier des rites funéraires. Le troisième jour joue un rôle essentiel dans la
reconnaissance de la sainteté, notamment parce que, comme nous le rever-
rons, la corruption, qui est la règle pour les autres corps, n'atteint pas celui du
saint. C'est le cas d'Athanase l'Athonite: il est mort à la tâche, la construction
de Lavra, quand un échafaudage s'est effondré, l'entraînant avec ses camara-
des de travail; durant les trois jours que dure l'exposition des morts, contrai-
rement aux autres, qui, eux, se décomposent, Athanase ne se corrompt pas; et
lorsque le moine Basile veut éponger un caillot de sang sur une écorchure qui
déchire la jambe du saint, la goutte se transforme en source, comme si le
corps vivait47 . Quant à Constantin le juif, le vénérable cercueil du saint se met
à suinter du myron lors de la fête du troisième jour48 .
Mais le cas sans doute le mieux détaillé de l'hagiographie byzantine est
celui d'Euthyme de Sardes. L'ex-métropolite meurt à la suite des mauvais trai-
tements infligés par des fonctionnaires iconoclastes le 26 décembre 831, dans

43 Vie d'Athanasia d'Égine, c. 13, p. 190.


44 Vie de Théodosios par Théodore de Pétra, p. 40.
45 Enkomion sur Théodore de Sykéôn, c. 43, p. 267-268.
46 Vie d'Alypios le Stylite, c. 25, p. 168.
H Vie d'Athanase l'Athonite par Athanase de Panagiou (Vie A), c. 237-238, p. 114-115.
48 Vie de Constantin le juif, p. 654.
30 MICHEL KAPLAN
'
les bras de son hagiographe, le futur patriarche Méthode, persécuté et prison-
nier comme lui, et qui va se mettre à écrire dès le quarantième jour passé. La
Vie contient d'ailleurs, outre une longue dissertation sur les Images, un traité
sur l'incorruptibilité du corps, dont Euthyme sert d'exemple. Méthode,
enfermé dans le cachot minuscule qu'il a un temps partagé avec Euthyme, ne
peut même pas prendre soin du corps du défunt, mais il a obtenu qu'il soit
déposé devant la minuscule ouverture de sa geôle; il ne peut le baiser, mais il
peut le toucher du bout des doigts et se sanctifier à son contact, avant de le
faire déposer sur une natte dans le narthex de l'église de la prison. Du moins
a-t-il vu «son état impassible après la mort, ... après la migration, ... après la
séparation de l'âme» 49 . Euthyme est même mieux qu'au milieu des sévices qui
ont précédé et causé sa mort: «à présent, le saint est plus coloré, ses joues
sont rouges, ses sourcils bien en ordre, son front lisse, ses bras souples si on
les touche, ses jambes plus mobiles au contact; rien de roide en lui non plus
que de mort, rien de glacial ni de déliquescent; sa chair rayonne, son teint
fleuri et coloré est moite comme celui d'un vivant; la sueur perle sur son front
comme chez ceux qui peinent; et peut-être est-ce là du myron?» 50 . Après
quoi, «c'est tout juste si on lui consentit d'être déposé en cachette dans un
cercueil de bois le jour même des tri ta», donc le 28 décembre, «tandis que les
proches et parents s'étaient faufilés pour le voir» 51 .
Le compte n'est pas toujours exact. Marthe meurt un mercredi et elle reste
ensevelie dans la fosse commune de Daphnè le mercredi, le jeudi et le ven-
dredi, avant que Syméon, averti en songe, ne mobilise les villageois de Cha-
randama pour chercher la relique, qui n'est pas corrompue 52 . La déposition
n'a lieu que le samedi, après une apparition nocturne de la sainte. On a donc
laissé passer le troisième jour; le corps reste alors exposé, avec de multiples
chants et déambulations; la déposition n'a lieu que le septième jour53 , rejoi-
gnant un autre système chronologique. Pour Alypios le Stylite, le troisième
jour tombe un quatrième54 . Même chose pour Léontios, patriarche de jérusa-
lem, mort le 14 mai 1185: au quatrième jour de la déposition dans son dou-
ble cercueil de bois, ceux qui le veillent sentent une odeur merveilleuse; de

49 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 27, p. 61.


50 Ibid., p. 59.
51 Ibid., c. 29, p. 63.
52 Vie de Marthe, c. 23, p. 273. Marthe meurt un mercredi, le 5 ou le 6 juillet, ce qui permet de pla-

cer la mort dans le premier cas en 562 et dans le second en 561, 567 et 578 d'après les indications
contenues dans la Vie de Syméon Stylite lejeune, son fils; voir la discussion dans P. VAN DEN VEN, La
vie ancienne de S. Syméon Stylite lejeune (521-592), Bruxelles, 1962 (Subsidia Hagiographica, 32),
t. 1, p. *82-83 et t. 2, n. 2 au c. 26, p. 273, de la Vie de Marthe.
53 Vie de Marthe, c. 32, p. 277.
54 Vie d'Alypios le Stylite, c. 26, p. 168-169.
De la dépouille à la relique 31

son saint corps coule du sang frais, qui transperce le double cercueil pour se
répandre sur le marbre en dessous en forme de croix55 .
L'étape du neuvième jour (septième pour Marthe) est beaucoup moins
illustrée. On citera toutefois la Vie de Théodora de Thessalonique, morte en 892.
Au neuvième jour, la lampe suspendue au-dessus du tombeau de la sainte se
met à briller fortement et l'huile ne s'épuise plus jamais; au contraire, à comp-
ter du onzième jour, elle se répand par terre comme une source, débordant de
la lampe comme d'un chaudron en ébullition, ce qui provoque l'afflux dans
l'avant-cour du monastère d'une foule désireuse de s'oindre de l'huile miracu-
leuse. On pose un récipient sous la lampe pour la recueillir; le corps de la
sainte est alors clairement devenu une relique 56 . L'on sent bien la tentative de
l'hagiographe pour faire tenir dans le schéma préétabli, qui imposait le neu-
vième jour, un événement qu'on lui a en fait rapporté pour le onzième jour.
En revanche, les choses sont plus claires, ici comme pour la plupart des récits
hagiographiques, pour le quarantième: Théopistè, fille de Théodora et higou-
mène du monastère où vécut et mourut sa mère, a chargé sept prêtres de
s'occuper des rites mortuaires jusqu'au quarantième jour, qui en marque la
fins?.
Notons d'abord que, là aussi, Marthe se singularise, car il s'agit pour elle
du trentième jour: ce jour-là, Syméon ordonne au régisseur Antoine, seul vil-
lageois de Charandama qui n'a pas guéri de la peste faute d'avoir daigné
approcher la relique de Marthe, par respect pour l'interdit antique touchant
les cadavres, d'aller faire achever par sa mère, en approchant le tombeau, la
guérison qu'il a lui-même commencée; les villageois de Gandigôrai fêtent
aussi le trentième jour avec une veillée58 .
Mais, dans la plupart des cas, c'est le quarantième jour qui marque le cou-
ronnement de la sanctification. Pour Euthyme de Sardes, dont le corps n'est
toujours pas corrompu 59 , le quarantième jour voit s'accomplir le premier
miracle, la guérison d'un homme possédé depuis l'enfance 60 ; jean le Gram-
mairien, pour mettre un terme à l'affluence auprès du cercueil, le fait enterrer
et Méthode qualifie enfin la dépouille de reliqué 1. Quant à Thomaïs de Les-
bos, morte à 38 ans un l er janvier, elle a ordonné que son corps ne soit pas

· 55Vie de Léontios de jérusalem, c. 103, p. 154.


56Vie de Théodora de Thessalonique, c. 47, p. 160.
57 Ibid., c. 46, p. 158.
58 Vie de Marthe, c. 35, p. 279. Sur ces villages, cf. M. KAPLAN, Les hommes et la terre à Byzance du VI'
au XI' siècle: propriété et exploitation du sol, Paris, 1992 (Byzantina Sorbonensia, 10), p. 98, 107, 197.
59 Nouvelle description de l'incorruption du corps, Vie d'Euthyme de Sardes, c. 30 p. 65 et c. 43,

Ei 8~-83.
Ibtd., c. 41, p. 79-81.
61 Ibid., c. 42, p. 81.
32 MICHEL KAPLAN

placé dans l'église en attendant que Dieu désire opérer des miracles par elle;
«quand le quarantième jour fut arrivé», celui que l'hagiographe attend, «de
nombreux miracles s'étaient déjà produits», ce qui prouve à ses yeux la sain-
teté de Thomaïs, «sa divine relique ayant procuré des guérisons à foison». La
relique est alors placée dans l'église62 . Nous avons déjà vu que le cercueil
d'Athanasia d'Égine se met à grincer au quarantième jour. Quant à Léontios
de jérusalem, la veille qui entourait son cercueil s'achève au quarantième
jour63 , non sans que l'empereur Andronic Comnène l'ait honoré d'un nou-
veau cercueil plus convenable64 .
Nous voilà donc au quarantième jour d'une Vie «normale» : la procédure
est achevée et le corps du saint décédé est devenu une relique. Toutefois, ce
schéma adapté au calendrier des rites mortuaires ne suffit pas à enfermer une
réalité plus diverse. Certains saints doivent attendre plus longtemps, notam-
ment de bénéficier d'un transfert. C'est le cas de Théodore Stoudite, qui reste
modestement enterré dans l'île de Prinkipo jusqu'à ce que les circonstances
politico-religieuses, en l'occurrence le rétablissement du culte des Images, per-
mettent le transfert solennel de sa dépouille le ll novembre 844, 18 ans après
sa mort. Certes, à Prinkipo, le corps de Théodore, incorrompu, est qualifié de
oxfJvroJ!a, mais il faut attendre qu'il soit déposé dans le cercueil de son oncle
Platon en même temps que son frère joseph pour qu'il devienne, comme toute
vraie relique, gardien et médecin des âmes et des corps, intermédiaire avec la
Trinitë5 . Quant à Cyrille le Philéote, simplement enseveli après sa mort 66 , sa
dépouille ne constitue pas une relique. Il doit attendre onze ans: en 1121, son
disciple et hagiographe Nicolas Katasképènos fait enfin ouvrir le cercueil; cons-
tatant que la tête dégage un parfum céleste 67 , il la fait transférer dans un coffre
dans le sanctuaire du monastère; en la baisant, on obtiendra de soigner âme et
corps68 . L'hagiographe termine alors avec des récits de guérisons obtenues en
appliquant la tête du saint sur l'endroit malade 69 •

62 Vie de Thomaïs de Lesbos, c. 16-17, p. 239-240.


63 Vie de Léontios de jérusalem, c. 101, p. 154.
64 Ibid., c. 105, p. 156.
65 Vie de Théodore Stoudite, c. 67.
66 Vie de Cyrille le Philéote, c. 55.2, p. 260.
67 On constatera que l'hagiographe ne lui a pas accordé l'incorruption du corps; d'ailleurs, c'est une
partie seulement de celui-ci qui sert de relique. Dans le récit, cette odeur céleste contraste avec
l'odeur habituellement nauséabonde que dégageait Cyrille. Sur Cyrille le Philéote, cf. en dernier lieu
M. KAPLAN, «L'Hinterland religieux de Constantinople: moines et saints de banlieue d'après
l'hagiographie», 27th Spring Symposium of Byzantine Studies, éd. C. MANGO, G. DAGRON, Londres,
1995, p. 191-205 et ID.,« In search of St. Cyril's Philea», Work and worship at the Theotokos Evergetis,
éd. M. MULLET, A. KIRBY (Belfast Byzantine Texts and Translations 6,2), sous presse.
68 Vie de Cyrille le Philéote, c. 55.4, p. 262.
69 Ibid., c. 56, p. 262-264.
De la dépouille à la relique 33

Ce dernier exemple, finalement quelque peu atypique, force à se poser la


question de savoir à quoi l'on reconnaît que le corps du saint est devenu une
relique; les miracles, en soi, ne suffisent pas, car certains saints n'en font pas,
même quand ils laissent une relique, et d'autres en font même sans relique. Et
d'ailleurs, le miracle n'est pas nécessaire à la sainteté. Nous retiendrons deux
caractéristiques principales, l'une intrinsèque, l'autre extrinsèque.
Dans la chaleur de Daphnè, banlieue huppée d'Antioche, au mois de
juillet, Marthe a été ensevelie dans la fosse commune, avant que son fils
n'envoie les villageois de Charandama l'en extraire et la ramener au Mont
Admirable où elle va occuper une position majeure dans le complexe ecclé-
sial. La description est extrêmement concrète: «Quand la tombe fut ouverte,
deux villageois, jean et Marinos, des hommes de foi, y entrèrent pour la pren-
dre, le lektikarios leur montrant du doigt laquelle était sainte Marthe. Ils l'enle-
vèrent de l'endroit, non corrompue (àÂutov), sans mauvaise odeur, non
détruite, non mangée des vers, alors qu'il faisait chaud en ces jours: c'était le
8 juillet. Les serpents de l'endroit ne s'y étaient pas mis, pas plus que les
innombrables mouches ne l'avaient approchée, par la grâce que le Seigneur
avait donnée à sa vénérable relique (ÂEi'lfavov) »70 . L'officier chargé de la
tenue du cimetière n'entre pas dans la tombe infestée de mouches et de ser-
pents et se contente de montrer Marthe du doigt aux deux malheureux villa-
geois entrés, eux, dans cette infection; à vrai dire, cette désignation était bien
inutile, car le seul cadavre non attaqué devait se remarquer sans peine. Nous
avons vu que seule l'incorruption conduisait Cyrille de Scythopolis à parler
de la relique de Sabas71 .
Avec Euthyme de Sardes, nous avons plusieurs descriptions de l'incorrup-
tion, dont nous avons déjà parlé. À vrai dire, Euthyme pose à Méthode un
problème: contrairement au saint ordinaire, que l'ascèse aurait rendu pâle et
émacié, Euthyme était un athlète et pas seulement de la foi; Méthode doit s'en
expliquer. «Comme le savent tous ceux qui ont vu le saint, le théophore avait
une certaine corpulence et une taille accomplie: à ceux qui posaient un regard
extérieur sur lui, il apparaissait bien fourni de chair et d'os, tandis que dans
l'esprit de tous il manifestait avec évidence sa grandeur d'âme et les charismes
de son élévation spirituelle, représentés par la hauteur et la largeur de son
corps». La mort ne modifie pas cette situation. «À présent, ses orifices ont été
fermés comme à un mort, mais il n'est pas sujet aux symptômes de la mort; ...
il ne s'est pas corrompu comme ceux qui ont été enterrés dans un sépulcre;
un trou a été pratiqué dans le cercueil pour l'écoulement des humeurs, mais

70 Vie de Marthe, c. 30, p. 275.


71 Cf. supra, p. 22 et n. 14.
34 MICHEL KAPLAN

sa tunique n'a jamais été imprégnée de sanie, de pus ou de bile. La privation


de nourriture a émacié son aspect physique habituel, et il n'a pas eu à gonfler
jusqu'à l'éclatement; ses nerfs et ses veines ont cessé leur activité, comme on
le voit, mais ils n'ont subi ni évacuation ni relâchement; ses artères ne battent
plus, mais il illumine les esprits; ... son nez n'a plus d'odorat, mais en retour
il répand sa bonne odeur sur tous ceux qui s'approchent de lui; ... il n'a rien
évacué du contenu de ses viscères, mais il n'a rien de commun avec ceux qui
sont dans les tombeaux; il porte dans son corps les stigmates reçus pour le
Seigneur, mais il n'est nullement sujet aux écoulements qui devraient
s'ensuivre; c'est par les blessures de son dos que sa vie s'est écoulée mais, une
fois mort, les plaies de ses reins ne se sont pas corrompues; son torse et sa
poitrine, de son vivant, ont été labourés par les coups de fouet, mais mainte-
nant qu'il est mort, il ne laisse pas couler de son corps la moindre sérosité; ses
aisselles et ses flancs avaient été précédemment réduits en pourriture, mais
maintenant il se montre de toute part intact comme de l'acier» 72 . Bref, mieux
mort que vif. Ainsi s'achève la longue dissertation que nous a infligée
Méthode à propos de la mort de son maître et compagnon.
L'hagiographe de Théodore Stoudite est plus discret: lors du transfert de
la relique le 11 novembre 844, l'on peut remarquer que, depuis 18 ans, elle
est restée «intacte et non corrompue, même la peau» 73 . Sans aller jusqu'à 18
ans, la Vie d'Athanasia d'Égine nous révèle la même chose pour le premier
anniversaire de la mort: deux hommes, qui traînaient une possédée et que
l'on a surpris à danser sur la dalle qui recouvre la relique de la sainte, écartent
la dalle pour sortir le cercueil du tombeau. Les prêtres qui se trouvaient là
constatent alors l'écoulement du myron; voulant en savoir plus, «ils ouvrirent
en toute hâte le cercueil; ils la virent gisant dans un tel état de conservation
qu'ils la pensèrent morte récemment. Ses yeux brillaient, ses saintes lèvres,
tout son corps béni apparaissaient préservés, intacts, incorrompus; sa chair

72 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 30, p. 65. Euthyme est mort à l'aube du mardi 26 décembre 831, à 77

ans, suite à un interrogatoire musclé ponctué de 120 coups de fouet; il était en effet accusé moins
d'iconodoulie que d'atteinte à l'autorité de l'État, ce qui était d'ailleurs à peu près la même chose,
pour avoir fait circuler un libelle prédisant la mort de l'empereur Théophile, sans doute écrit par
Méthode, comme deux autres auparavant; cf.]. GouiUARD, «La vie d'Euthyme de Sardes (t 831),
une œuvre du patriarche Méthode», Travaux et Mémoires, 10, Paris 1987, p. 8. À tous égards, cet
athlète habitué tant à la gestion (il est métropolite dès avant 787) qu'aux arcanes de la vie politique
et des débats religieux à Constantinople (plus encore que le patriarche Nicéphore, il conduit le parti
iconodoule lors des discussions de 814 qui précèdent le rétablissement de l'iconoclasme par
Léon V), est encore, à 77 ans, le chef de file de l'opposition iconodoule, d'autant que Théodore Stou-
dite, autre fin limier de la politique byzantine mais caractérisé par des choix systématiquement mal-
heureux, et Nicéphore, théoricien aussi subtil, mais politique pas beaucoup plus avisé, sont morts
respectivement en 826 et 828.
73 Vie de Théodore Stoudite, c. 67.
De la dépouille à la relique 35

restait souple, ses mains mobiles et empêchées d'aucun mouvement» 74 . On


pourrait multiplier les exemples 75 .
Voyons maintenant les caractères extrinsèques. De multiples manifesta-
tions miraculeuses se produisent auprès de la relique. Certaines sont liées au
luminaire: l'huile qui brûle dans les lampes a un pouvoir miraculeux, qu'on
s'en oigne ou même qu'on la boive. Ce topos hagiographique ne touche toute-
fois pas à proprement parler la transformation du corps contrairement aux
divers écoulements du corps. Nous venons de voir le sang d'Athanase
l'Athonite; de même, nous avons vu celui de Léontios de jérusalem transper-
cer un double cercueil pour dessiner une croix sur le marbre 76 . Du fond de
son cachot, le bras tendu à travers la minuscule ouverture mais ne pouvant
faire plus à cause de l'épaisseur des murs, Méthode ne peut que récolter un
peu de la sueur qui perle sur le cadavre quasi vivant d'Euthyme de Sardes et
s'en oindre 77 . De la sueur certes, mais, s'interroge l'hagiographe, «peut-être
est-ce là du myron?».
Telle est la principale caractéristique du corps devenu relique: il exsude
du myron, mélange d'huile et de parfum78 . Avant même son transfert à Cons-
tantinople, enterré dans son monastère de Galatie, la dépouille de Théodore
de Sykéôn fournissait du myron, vecteur du Saint Esprit pour guérir les mala-
des et chasser les démons, spécialité avérée de Théodore de son vivant 79 . Dès
le troisième jour de la mort du saint, le vénérable cercueil de Constantin le
juif suinte d'un myron intarissable qui guérit toutes les maladies80 . Pour Pierre
d'Atroa, il faut attendre le transfert du corps dans sa caverne pour que la reli-
que fasse couler une source de myron odoriférant. De même, du myron finit
par s'échapper du corps de Luc lejeune, enseveli dans un tombeau de briques
bientôt embelli de pierres81 . Quant à Nikon le Métanoeite, de sa relique
s'écoule un myron constamment renouvelé et guérisseur82 .

74 Vie d'Athanasia d'Égine, c. 14, p. 191.


75 Dans le cas cité plus haut de la Vie d'Athanase l'Athonite par Athanase de Panagiou (Vie A), c. 237-
238, p. 114 (cf. supra, p. 25 et n. 27 et 47), le corps du saint uesta sans se corrompre, sans enfler,
sans noircir, sans paraître répugnant. Au bout de trois jours il saigna~. comme un corps vivant; en
effet, quand on lui enlève un caillot de sang, celui-ci se met à couler comme d'une artère.
76 Cf. supra, p. 30-31 et n. 55.
77 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 27, p. 59-61.
78 L'odeur de sainteté est un des principaux topoi hagiographiques; cf. M. KAPLAN, «Les normes de la
sainteté à Byzance (VJ•-x1• siècles)~. Mentalités, 4, 1990, p. 15-34.
79 Enkomion sur Théodore de Sykéôn, c. 43, p. 267.
80 Vie de Constantin le Juif, p. 654; l'huile de la lampe fournit les mêmes services.
81 Vie de Luc lejeune, c. 83, p. 210.
82 Vie de Nikon le Métanoeite, c. 48, p. 164.
36 MICHEL KAPlAN

De nombreux hagiographes se posent donc la question qui était la nôtre


au départ: comment la dépouille du saint, souvent décatie sous l'effet des
sévices ou plus simplement de l'ascèse, pauvre chose peu attirante, sinon
franchement repoussante, devient-elle une relique vers laquelle affluent les
fidèles en quête de guérison ou plus simplement de sanctification, lorsque les
circonstances lui permettent de le devenir? La question revêt souvent une
importance vitale pour la naissance du sanctuaire: le corps de Luc le Jeune,
certes invisible, est encore aujourd'hui au centre de l'un des sanctuaires les
plus courus de Grèce. La transformation n'a rien d'obligatoire, d'automatique,
ni de codifié, même si elle suit en gros le calendrier des rites funéraires. Elle
est évidemment un point essentiel de la reconnaissance publique de sainteté à
un moment où, pour longtemps encore, l'église byzantine ne dispose
d'aucune règle précise en la matière. Malgré l'illusion que peut donner l'atten-
tion généralement portée aux icônes par l'historiographie à cause de la crise
iconoclaste, les reliques sont un élément de la piété byzantine plus fondamen-
tal encore que les images, et de surcroît bien antérieur. Aujourd'hui encore,
lorsqu'un higoumène veut honorer les croyants qu'il reçoit, il leur fait d'abord
sortir, et baiser, ses plus précieuses reliques. L'arbre des icônes ne doit pas
cacher la forêt des reliques.
De la dépouille à la relique 37

ANNEXE

Vie de Thècle (BHG 1717), éd. et trad. G. DAGRON, Vie et miracles de sainte Thècle, texte grec, traduction
et commentaire, Bruxelles, 1978 (Subsidia Hagiographica, 62).
Vie d'Euthyme (BHG 648), éd. E. SCHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis, Leipzig, 1934 (Texte und Unter-
suchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 49, 2), p. 3-85.
Vie d'Hypatios par Kallinikos (BHG 760), éd. et trad. G.). M. BARTELINK, Paris, 1971 (Sources Chré-
tiennes, 177).
Vie de Daniel le Stylite (BHG 489), éd. H. DELEHAYE, Les saints stylites, Bruxelles, 1923 (Subsidia
Hagiographica, 14), p. 1-147.
Vte de Sabas (BHG 1608), éd. E. ScHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis, p. 85-200.
Vte de Théodosios par Cyrille Scythopolis (BHG 1777), éd. E. SCHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis,
p. 235-241.
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38 MICHEL KAPlAN

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terranean, 2).
Le culte des reliques en Irlande
(VIle-IXe siècle)

jean-Michel PICARD

Écrivant sa Topographie de l'Irlande peu après 1185, Giraud de Barri présente


comme un trait remarquable des Irlandais leur vénération pour les reliquaires
contenant les objets associés au ministère de leurs saints.
Hoc etiam non prœtereundum puto quod cam- «Je n'omettrai pas de mentionner que le
panas baiulas baculosque sanctorum in supe- peuple et le clergé en Irlande, tout comme
riore parte recuruos, auro et argenta uel ere au Pays de Galles, ont une grande révérence
contextos, in magna reuerantia tam Hibemiœ pour les cloches portables et les crosses des
quam Wallie populus et clerus habere so- saints, faites d'or, d'argent ou de bronze et
Ient. Ita ut sacramenta super hec, longe magis courbées à leur extrémité supérieure. A tel
quam super euangelia et prestare uereantur et point qu'ils ont plus peur de jurer ou de
periurare. Ex ui enim quadam occulta et hiis parjurer leurs serments sur ces objets que
quasi diuinitus insita, necnon et uindicta, cuius sur les Évangiles. En effet, c'est par quelque
precipue sancti illi appetibiles esse uidentur, pouvoir caché, comme s'il était divinement
plerumque puniuntur contemptores et grauiter contenu dans ces objets, tout autant que par
animaduertitur in transgressores 1• la vindicte dont leurs saints semblent si
friands, que leurs contempteurs sont le plus
souvent punis et que les transgresseurs sont
châtiés encore plus sévèrement».

Cette vénération est d'autant plus remarquable que, comme le souligne ·


Giraud à plusieurs reprises, tous les saints irlandais entrent dans la catégorie des
confesseurs et que l'Irlande, en dépit de ses mœurs sanguinaires, n'a jamais su
produire un seul martyr 2 . On sent percer sous ces remarques la dérision et une

·1 GIRALDUS CAMBRENSIS, Topographia Hiberniœ, 108, éd.].]. 0' MEARA, Proceedings of the Royal Irish
Academy, 52 C, 1949, p. 113-178.
2 GIRALDUS CAMBRENSIS, Topographia Hibemiœ (éd.]. F. DIMOCK, Giraldi Cambrensis Opera, vol. 5, Lon-
dres, 1867), p. 174: Nam omnes Hiberniœ sanctos confessores esse, et nullum martyrem; ... Unde et omnes
sancti terrœ istius confessores sunt, et nullus martyr; ... Mirum itaque quod ubi gens crudelissima et sanguinis
sitibunda, fides ab antiqua fundata et semper tepidissima, pro Christi ecclesia corona martyrii nulla.
40 JEAN-MICHEL PICARD

vague accusation de superstition, ce qui n'est guère étonnant dans un ouvrage


destiné à justifier l'œuvre colonisatrice des familles angle-normandes alliées à
celle de Giraud de Barri. Comme tout apologue de la conquête, Giraud s'efforce
dans son œuvre de mettre l'accent sur les différences, en particulier celles qui
montrent l'infériorité du peuple conquis. Et pourtant ni la prolifération des reli-
quaires, ni leur utilisation dans un contexte judiciaire ne pouvaient sembler
totalement étranges à un lecteur de la fin du XIIe siècle. Ces pratiques n'étaient
pas rares en Europe continentale et sont bien attestées 3 . Les phénomènes en soi
n'étant pas extraordinaires, la critique porte moins sur leur nature que sur leur
aspect évident et récurrent dans l'ensemble de la société irlandaise et en ceci
l'observation est juste. Comme l'ont montré Charles Doherty et Antony Lucas,
les reliques avaient un rôle extrêmement important en Irlande tant dans les
milieux ecclésiastiques que séculiers4 . Elles sont symboles du pouvoir de l'abbé,
elles garantissent l'origine divine du droit ecclésiastique et, quand l'abbé effec-
tue son circuit de visite dans les territoires dépendant de son autorité, on leur
accorde une place d'honneur à ses côtés. En milieu séculier, elles servent de
talismans dans les batailles ainsi que de garants ou arbitres dans les disputes
judiciaires: elles sont alors bien souvent la propriété de familles qui en sont les
gardiens attitrés. Les reliques continueront de faire partie intégrante du système
social irlandais jusqu'à la Réforme du XVIe siècle.
Le culte des reliques que Giraud a pu observer dans les années 1180 corres-
pop.d à un état déjà avancé de la société irlandaise chrétienne et les divers usages
concernant les reliques semblent avoir été établis au moins depuis le IXe siècle.
je parlerai ici de la phase de développement du culte des reliques en Irlande qui
s'étend du VIe au IXe siècle. C'est au VIe siècle que commence à se développer la
pratique de an Turas Oitt. «le tour»), c'est-à-dire du pèlerinage local autour de
la tombe du saint fondateur d'un site ecclésiastique. Le circuit, qui pouvait
s'étendre sur plusieurs kilomètres, comprenait plusieurs stations marquées par
des piliers décorés de croix ou d'inscriptions. Michael Herity a identifié une
demi-douzaine de sites de ce type: dans tous les cas le circuit commence et se
termine au sanctuaire où étaient vénérées les reliques du saint 5 . A l'origine, le

3 N. HERRMANN-MAsCARD, Les Reliques des saints, formation coutumière d'un droit, Paris, 1975, p. 235-
270; dernier résumé sur la question parE. BozOKY; «Voyage de reliques et démonstration du pou-
voir aux temps féodaux», Voyages et voyageurs au Moyen Age, Paris, 1996, p. 267-280.
4 C. DOHERlY, «The use of relies in early Ireland», Ireland and Europe: the early Church, éd. P. Ni CHA-

THA!N et M. RICHTER, Stuttgart, 1984, p. 89-101; A.T. LuCAS, «The social role of relies and reliqua-
ries in Ancient Ireland,.,Journal of the Royal Society of Antiquaries oflreland, 116, 1986, p. 5-37.
5 M. HERITY, «The antiquity of an Turas (the Pilgrimage round) in Ireland,., I.ateinische Kultur im VIII.

]ahrhundert, éd. A. LEHNER et W BERSCHIN, St. -Ottilien, 1989, p. 95-143; ID., « Early Christian deco-
rated slabs in Donegal: an Turas and the tomb of the founder saint», Studies in the layout, buildings
and art in stone of early Irish monasteries, Londres, 1995, p. 324-339.
il

Plandw: 1: Stt:k de 0\willa.un Mort (comtt de Mayo). Vlr s.; situtt i I'C'xtrtmitt ooest
d'1.1n r«:~ang.le de 2.45 m x l,10 m. dtlim.itt p.1r une b<»dun: dt d:.lles ~"t-rtidk$~1 appt~
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42 JEAN·MICt-1&. PlCARD

Pb.nc!'l(' 2: Rtliquairt d'Emly. VUI' s.


Le culte des reliques en Irlande 43
sanctuaire n'était marqué que par une pierre tombale ou une stèle dressée; ce
n'est qu'au cours des siècles suivants que furent érigées des tombes rectangulai-
res ou de petites chapelles. Il convient de remarquer que le rituel de an Turas se
développe autour de la tombe de saints locaux et parfois de saints si mineurs
qu'on a fini par en oublier même le nom, comme à Duvillaun More où le sanc-
tuaire n'est plus connu que sous le nom de «La Tombe du Saint» (planche 1).
Ces cultes locaux anciens ont leurs équivalents sur le continent mais leur
développement dès les débuts de l'ère chrétienne en Irlande a pu être favorisé
par le milieu culturel dans lequel le christianisme s'était implanté. Le phéno-
mène de continuité entre la période celte païenne et l'ère chrétienne en
Irlande a déjà fait l'objet de maints commentaires. Si, comme le fait justement
remarquer Giraud de Barri, l'Irlande n'a pas connu de martyrs, c'est que la
transition entre paganisme et christianisme s'est faite lentement au cours de
trois siècles au sein d'une société à la fois tolérante et douée de remarquables
qualités d'adaptation. Au VIe siècle, les nouvelles croyances et les nouvelles
institutions font déjà partie intégrante de la vie des tllatha (=tribus) irlandai-
ses. Les prêtres de la nouvelle religion ont repris certaines des fonctions des
anciennes classes savantes (druides, poètes, juges) et l'évêque fait partie des
hautes instances de la tribu. En général, les diocèses correspondent au terri-
toire mouvant du groupe tribal dont l'évêque est le chef spirituel 6 . En ce qui
concerne le saint patron, le vocabulaire de l'ancienne langue gaélique est
significatif: le terme érlam qui désigne le saint patron au VIlle siècle signifie
aussi «divinité tutélaire de la tribu» 7 . Parmi les mots ayant le sens de
«reliques», on relève le terme cretair, qui signifiait à l'origine un talisman ou
un fétiche 8 et le mot mind qui désigne l'objet symbolisant le caractère sacré
d'une personne, en particulier la couronne ou le diadème royal 9 . Dans les
gloses irlandaises du Commentaire des Psaumes de Milan, mind traduit le latin
insignia 10 . On ne s'étonnera donc pas de voir les hagiographes des siècles pos-
térieurs attribuer aux saints certains des pouvoirs des dieux celtes: c'est le cas
de sainte Brigitte dont le culte comprend plusieurs éléments propres à la

6 Par exemple, l'évêque de Coleraine est appelé Colman, évêque des Mocu Sailni (Adomruin, Vita
Columbœ, I, 5); Colman, évêque des Mocu Loigse (Vita Columbœ, III, 12); Ultân, évêque des Dâl
Conchobar (Tirechân, Collectanea, 1,1; 18,2); Céthiach, évêque des Corcu Sai (Collectanea, 27,3).
7 Royal Irish Academy, Dictionary of the Irish language, Dublin, 1983, s. v. érlam.
8 ]. VENDRYÈS, «À propos du verbe "croire" et de la "croyance"», Revue Celtique, 44, 1927, p. 90-96.
9 ]. LOTH, «Croissants et diadèmes en Irlande», Revue Celtique, 44, 1927, p. 362-373.
10 Milan, Bibliotheca Ambrosiana, C. 301 (!Xe siècle) < Bobbio, fol. 18v et 25v; éd. W STOKES et

]. STRACHAN, Thesaurus Palœohibernicus, 2 vol., Dublin, 1975, vol. I, p. 24 et 49.


44 JEAN-MICHEL PICARD

déesse païenne portant le même nom ou bien d'Aed et Laisrén dont certains
attributs appartiennent au dieu Lug 11 .
L'absence de sources écrites ne nous permet pas de connaître, au-delà de
ce que peuvent nous laisser supposer les données archéologiques et linguisti-
ques, l'étendue et la nature du culte des reliques en Irlande au VIe siècle. Nous
sommes beaucoup mieux renseignés pour le VIle siècle avec une variété de
sources comprenant des textes hagiographiques, exégétiques, épistolaires et
juridiques écrits tant en latin qu'en gaélique. Un nouvel élément semble avoir
pris de l'importance à partir des années 630, à l'époque où se multiplient les
contacts entre Rome et les Églises irlandaises: il s'agit du statut spécial attri-
bué aux reliques romaines et en particulier aux reliques des premiers martyrs.
Déjà, dans sa lettre de 613 au pape Boniface IV, Colomban soulignait l'impor-
tance des reliques de Pierre et Paul pour la renommée de Rome et le statut du
pape. Dans sa longue admonestation, Colomban rappelle au pape que les
Irlandais respectent Rome non pas pour son passé antique mais uniquement
en tant que siège de saint Pierre, et il l'avertit qu'il risque de perdre son pres-
tige s'il ne respecte pas les principes de ceux qui ont fait de Rome la capitale
du monde chrétien, «c'est-à-dire les apôtres Pierre et Paul dont les chères reli-
ques ont fait votre bonne fortune» 12 . Le thème des reliques des premiers mar-
tyrs est aussi l'un des arguments majeurs pour prouver la supériorité du parti
romain dans la controverse qui oppose au VIle siècle les Hibemenses, tenants
des usages propres aux Églises irlandaises, aux Romani, tenants des nouveaux
usages promus par le pape Grégoire le Grand. Le premier texte connu traitant
de la controverse pascale en Irlande est la lettre qu'écrivit en 632 Cummian à
l'abbé d'Iona, Ségéne, pour le convaincre de changer les coutumes de sa paru-
chia(= organisation monastique), en particulier ses méthodes de calcul de la
date de Pâques. L'argument final de cette lettre est le témoignage du groupe
d'ecclésiastiques irlandais envoyé à Rome après le synode de Mag Léna en 630
et qui revint en 632 avec une collection de textes nouveaux et des reliques de
véritables martyrs:
Et in uno hospicio cum Greco et Hebreo, Scitha «Et c'est sous le même toit, avec le Grec,
et JEgiptiaco in œcclesia sancti Petri simul in l'Hébreu, le Scythe et l'Égyptien, qu'ils ont
pascha in quo mense integra disiuncti sumus célébré la fête de Pâques tous ensemble dans
fuerunt. Et ante sancta sic testati sunt nostris, l'église de saint Pierre, alors que nous som-
dicentes: « Per tatum orbem terrarum hoc pas- mes divisés par un écart d'un mois entier.
cha, ut scimus, celebratun>. Et nos in reliquiis Voilà donc ce dont ils ont témoigné devant

11 S. O'CATHÀIN, The Festival of Brigit, Celtic goddess and holy woman, Dublin, 1995; Ch. Pl.UMMER,
Vitœ Sanctorum Hibemiœ, 2 vol., Oxford, 1910, vol. 1, p. cxxxvi et notes.
12 CoLUMBANUS, Epistulœ, 5, 11 (éd. G. S. M. WALKER, Sancti Columbani Opera, Dublin, 1970): ...
Petro uidelicet et Paulo apostolis, quorum cara pignora uos felices Jecerunt. ..
Le culte des reliques en Irlande 45

sanctorum martyrum et scripturis quas attule- le sanctuaire en disant: «À notre connais-


runt, probauimus inesse uirtutem Dei. Vidi- sance, c'est cette fête de Pâques qui est célé-
mus oculis nostris puellam cœcam omnino ad brée dans le monde entier». Et nous avons
has reliquias oculos aperientem et paraliticum fait la preuve que c'est bien le pouvoir mira-
ambulantem et multa demonia eiecta 13. culeux de Dieu qui se trouve dans les reli-
ques des saints martyrs et dans les livres
qu'ils ont rapportés. Nous avons vu de nos
propres yeux une jeune fùle totalement
aveugle recouvrer la vue devant ces reliques,
un paralytique marcher et l'expulsion de
nombreux démons».

Les remarques de Cummian impliquent que, contrairement aux cultes


des reliques de saints locaux qui peuvent être de nature ambiguë, le culte des
reliques des martyrs romains est manifestement orthodoxe et que le chrétien
peut être sûr que c'est la puissance divine qui se manifeste en elles.
C'est probablement à la même époque qu'Armagh obtient les reliques des
saints Pierre, Paul, Étienne et Laurent. À partir de la fin du VIle siècle, les
hagiographes attribuent l'arrivée des reliques de Pierre et Paul en Irlande à
saint Patrick ou à son prédécesseur Palladius 14. Tirechân, qui écrit vers 685,
mentionne parmi les dons de Patrick une partie des reliques de Pierre et de
Paul et un voile qui les enveloppait 15 ; au rxe siècle, l'auteur de la Vita tertia
Patricii nous dit que «Patrick se rendit à Rome et rapporta de là les reliques
des apôtres Pierre et Paul et du martyr Étienne et, plus important encore que
celles-ci, le linge couvert du sang de notre seigneur jésus Christ» 16 . Au cours
des siècles suivants, la visite à Rome suivie du retour avec les reliques de
Pierre et Paul deviendra l'un des motifs de l'hagiographie irlandaise 17 . On
évitera ici les écueils d'un vain débat sur l'historicité des voyages de Patrick ou
sur la nature de l'étoffe sacrée conservée à Armagh; ce qu'il convient de rete-

13 CUMMIAN, Epistula ad Segeneum de controversia paschali, éd. M. WALSH et D. 6 CROINiN, Cummian's


Letter De controversia paschali, Toronto, 1988.
H Les deux traditions sont rapportées l'une après l'autre dans la Vita Quarta Patricii, éd. L. BIELER,
Four Latin Lives ofSt. Patrick, Dublin, 1971, p. 76-78.
15 TIRECHAN, Collectanea de S. Patricio, 48, 3 (éd. L. BIELER, The Patrician Texts in the Book of Armagh,
Dublin, 1979, p. 124-162): ... et ordinauit ibi Olcanum sanctum episcopum, quem nutriuit Patridus et
dedit illi partem de reliquiis Petri et Pauli et aliorum, et uelum quod custodiuit reliquias ....
16 Uita tertia Patridi, § 84 (éd. BIELER, Four Latin Uves, p. 118-190): Post hœc prospero itinere perrexit

Patricius Romam et attulit inde reliquias apostolorum Petri et Pauli et Stephani martiris, et quod his maius
est, attulit linteamen super quod fuit sanguis Iesu Christi Domini nostri.
17 Vita Columbœ de Tir Dei Glas, § 7 (éd. W W HEIST, Vitœ Sanctorum Hiberniœ, Bruxelles, 1965,
p. 225-233): Perrexit ergo Columba ad Romam cum suis comitibus et tulit inde reliquias Petri et Pauli. .. ;
Uita Tigernachi de Cluain Eois, § 5 (HEIST, Vitœ Sanctorum Hibeniiœ, p. 107-111): Post hec, accepta
benedictione magistri sui, Romam adiit atque inde sanctorum apostolorum Petri et Pauli reliquias aspor-
tans, ad patriam suam, secundum quod in prefata uisione admonitus est, redire festinauit.
46 JEAN-MICHEL PICARD

nir, c'est la continuité et l'insistance de l'hagiographie patricienne en ce qui


concerne la possession des reliques des premiers apôtres et martyrs par la
communauté d'Armagh. À cet égard, le choix d'Étienne n'est pas fortuit: dans
l'exégèse irlandaise, Étienne est présenté comme l'exemple même du martyr,
non seulement le premier des martyrs, mais surtout le premier à avoir imité le
Christ dans le martyre 18 . L'importance des reliques romaines pour Armagh
est clairement exprimée dans le Liber Angeli, un document écrit vers 640 pour
définir le statut existant de l'Église d'Armagh et justifier ses aspirations à la
primauté de toute l'Irlande.
Nihilominus uenerari debet honore summo- «En outre, Armagh doit être veneree en
rum martyrum Petri et Pauli, Stefani, Lauren- honneur des plus grands des martyrs, Pierre
di et cœterum. Quanta magis quoque ualde et Paul, Étienne, Laurent et les autres. Et
ueneranda atque diligenter ab omnibus hono- combien ne doit-elle pas être encore plus
randa pro sancta ammiratione nabis benefecii vénérée et honorée par tous avec ferveur
prœ omnibus inenarrabilis quod in ea secreta pour cette sainte merveille qu'est ce bienfait
constitutione exstat sacratissimus sanguis Iesu qui nous a été donné, ineffable plus que tout
Christi redemptoris humani generis in sacra au monde: le sang très sacré de jésus Christ,
lintiamine simul cum sanctorum reliquiis in le rédempteur du genre humain, qui, par un
œclesia australi, ubi requiescunt corpora sanc- arrangement secret, est conservé dans un
torum perigrinorum de longue cum Patricio linge sacré avec les reliques des saints dans
transmarinorum cœterorumque iustorum ! 19 l'église sud, dans laquelle reposent les corps
des saints étrangers d'au-delà des mers ve-
nus de loin avec Patrick ainsi que ceux
d'autres justes!».

La conclusion des légistes d'Armagh est que ces reliques exceptionnelles


confirment le statut supérieur et l'autorité du successeur de saint Patrick
auquel tous les évêques et abbés d'Irlande doivent donner la préséance.
Rares dans la première moitié du vue siècle, les reliques en provenance de
Rome sont ensuite importées de plus en plus fréquemment. Les textes du IXe
siècle expriment clairement l'évolution des pratiques et des mentalités. La Vie
Tripartite de saint Patrick, écrite en irlandais ancien et en latin, offre un traite-
ment intéressant du thème des furta sacra. Grâce à son pouvoir divin, Patrick

18 Liber de numeris, PL, 83, col. 1296, D 13: 0 homo, quicunque es, his duabus substantiis, ut prœdixi-

mus, constitutus, id est, corpore et anima, imitate Christum et sanctos patres, qui te prœcesserunt; disce
humilitatem a Christo, deuotionem ex Petra ... martyrium de Stephano, largitatem de Laurentio; Liber de
ortu et obitu patriarcharum, PL, 83, col. 1293, B15: Stephanus sanctus, gratia plenus, dignus diaconus, et
post Christum martyr primus ... ; cf. DuNGAL DE SAINT-DENIS, Responsa contra Gaudii Taurinensis epis-
copi sententias, PL, 105, col. 498: ... et Stephanus imitator domini sui et primus martyr in Christo pro
r,ersecutoribus ueniam deprecatur ....
9 Liber Angeli, § 19, éd. BIELER, Patridan Texts, p. 184-191.
Le culte des reliques en Irlande 47

endormit la cité de Rome pour se donner le temps de dérober 365 reliques


qui, bien entendu, se retrouvèrent par la suite dans la collection d'Armagh:
Luid Patraic hi suidiu. Et uenit ad R6mmam 7 «Patrick s'en alla dans ce [bateau]. Et il arri-
peruenit somnus super habitatores R6mœ co va à Rome et les habitants de Rome furent
tuc Patraic a folortataid dona martraib. Ruc- pris d'un sommeil tel que Patrick put pren-
tha iarom inna martra sin do Ard Machœ a dre son content de reliques. Par la suite ces
comarli Dé 7 a comarli fer nÉrend. Is ed tucad reliques furent apportées à Armagh selon le
and c6ic mairtir ar tri fichtib ar trib cétaib conseil de Dieu et selon le conseil des hom-
imm relci Petair 7 Pol 7 Laurint 7 Stefain et mes d'Irlande. Voici ce qui fut apporté là:
aliorum plurimorum 7 anart and co juil Crist 365 reliques avec les reliques de Pierre, de
7 co folt Maire Ingine. Foracaib Patraic in Paul, de Laurent, d'Étienne et de beaucoup
teclaim sin huili i nnArd Machœ do réir Dé 7 d'autres, et aussi un linge avec le sang du
ind aingil 7 fer nErend 20• Christ ainsi que la chevelure de la Vierge
Marie. Et Patrick laissa toute cette collection
à Armagh selon la volonté de Dieu, de l'an-
ge, et des hommes d'Irlande».

Ces reliques patriciennes resteront à Armagh jusqu'à la prise de la ville par


les Anglo-Normands en 1177, avant d'aller enrichir le trésor de la cathédrale
de Sens21 . On notera qu'en plus des reliques des premiers martyrs et du
Christ citées dans les textes du vue siècle, la possession des cheveux de la
Vierge fait l'objet d'une mention spéciale. Le même trait se retrouve dans la
vie latine de saint Mac Cairthinn de Clogher22 et dans le poème A maccucain,
sruith in tiag - connu aussi sous le titre de Reliquaire d'Adomndn - dont la liste
de reliques ne représente probablement pas la collection du célèbre abbé
d'lana, mais plutôt les reliques qui comptaient le plus dans les mentalités
irlandaises de la fin du vue siècle23 . Outre les cheveux de la Vierge, on trouve
aussi dans cette liste une de ses chemises, un linge couvert du sang du Christ,
des éclats de bois de la croix du Christ et du billot sur lequel fut décapité saint
Paul, la ceinture de l'ermite égyptien Paul, la capuche de Martin, sans parler
des reliques des grands saints irlandais des ve et VIe siècles.

20 Vita Tripartita Patridi, éd. K. MULCHRONE, Bethu Phâtraic, Dublin, 1939, p. 141-142.
21 Le catalogue de 1192, rédigé pour Guillaume de Noyers, évêque de Sens inclut: n° 41: Item reli-
que sanctorum apostolorum Petri et Pauli quas sanctus Patridus secum portabat semper dum predicaret
Christum Hibemensium populis et n° 125: Reliquie trium Mariarum quarum capillos sanctus Patricius in
Scodam detulit ex quibus capellis hic collectum est; cf. M. P. SHEEHY, «The relies of the Apostles and
early martyrs in the mission of St Patrick», Irish Ecclesiastical Record, 95, 1961, p. 372-376.
22 Uita episcopi Qocharensis qui Mac Cairthinn didtur, éd. HEIST, Vitœ Sanctorum Hiberniœ, p. 344: et
addidit: « accipe, inquit, baculum itineris mei, quo ego membra mea sustenta, et scrinium, in quo de sancto-
rum apostolorum reliquiis et de sancte Marie capillis et sancta cruce Domini et sepulcro eius et aliis sanctis
reliquiis continentur ».
23 A maccucâin, sruith in tfag, 10 (éd.). CARNEY, «A maccucâin, sruith in tiag», Celtica, 15, 1983,

p. 25-41): Fil folt Maire Ingine.


48 JEAN-MICHEL PICARD

On importe même de la terre de Rome et des tessons de sigillée romaine


qu'on enterre auprès des morts pour leur donner une sépulture «en terre de
Rome», à tel point qu'en irlandais ancien le mot nlam (<Roma) finit par dési-
gner un cimetière24 . Parallèlement, la notion de reliques des saints est de plus
en plus associée à celle de reliques des martyrs de sorte que le mot martre signi-
fie non seulement martyre(< martyrium) mais aussi reliques (cf. lat. martyria).
Au VIne siècle, dans les milieux ecclésiastiques - qui sont bilingues -, on
emploie indistinctement reliquiœ et martyres pour désigner .les reliques des
saints, même quand il ne s'agit pas de martyrs 25 . Cette évolution des mentalités
suppose un trafic intense de reliques en provenance du continent au cours des
siècles précédents26 . Le commerce des reliques en Irlande nous est confirmé par
la Collectio Canonum Hibemensis, compilée peu avant 720, dont les auteurs,
s'inspirant des termes d'Augustin, critiquent la catégorie des moines vaguants:
Quintum genus est drcumcellionum qui sub ha- «La cinquième catégorie est celle des moi-
bitu monachorum usque quaque uagantur, drcu- nes ambulants qui, sous l'habit monastique,
mferentes hypocrisin, drcumeuntes prauindas, errent de toute part, faisant circuler l'hypo-
nusquam missi, nusquam ftxi, nusquam stantes, crisie, faisant le tour des provinces, sans
nusquam sedentes; alii quœ non uiderunt confin- aucune mission, sans aucun domicile, sans
gunt, opiniones suas habentes pro Dea, alii mem- aucun point d'attache ni aucune résidence:
bra martyrum uenditant, alii fimbrias et certains fabriquent de toutes pièces ce qu'ils
philacteria sua magnijicant, gloriam captantes ab n'ont pas vu, tenant pour Dieu leurs propres
hominibus ... conjectures, d'autres vendent les reliques
des martyrs; d'autres glorifient les franges de
leurs vêtements et leurs phylactères, dé-
pouillant les hommes de leur gloire ... » 27 .
Si la possession de reliques romaines semble avoir été un facteur impor-
tant pour renforcer le statut des principales paruchiœ dans la lutte pour obte-
nir la primauté des Églises d'Irlande, les reliques de saints irlandais
continuèrent néanmoins de jouer un rôle majeur au sein des communautés
laïques et religieuses. Plus encore que pour les reliques romaines, Tirechân,
hagiographe de saint Patrick et apologue d'Armagh, manifeste un intérêt pour
les reliques locales et les tombes - y compris les tombes païennes - liées à la
tradition patricienne28 . Son argument est simple: toute communauté vénérant

24 DoHERTY, «The use of relies», p. 99 et note 58.


25 Voir exemples plus bas, note 44.
26 Sur le commerce des reliques en général, voir HERRMANN-MAsCARD, Les Reliques des saints, p. 339-
363.
27 Collectio Canonum Hibernensis, 39, 3, éd. H. WASSERSCHLEBEN, Die Irische Kanonensammlung, Leip-
zig, 1885; cf. AuGUSTIN, De opere monachorum 28, éd.]. SAINT-MARTIN, Œuvres de saint Augustin,
3. L'Ascétisme Chrétien, Paris, 1949, p. 316-340.
28 DoHERTY, «The use ofrelics», p. 93-94.
Le culte des reliques en Irlande 49
des reliques de disciples de Patrick doit appartenir à la paruchia d'Armagh.
L'épisode de la conversion des filles du roi Loiguire illustre bien, d'une part, le
processus d'assimilation des coutumes païennes et, d'autre part, le transfert
de cultes locaux à la paruchia d'Armagh:
Et consumpti sunt dies ululationis filiarum re- «Et les jours des funérailles des filles du roi
gis et sepilierunt eas iuxta Jontem Qebach et arrivèrent à leur fin et ils les enterrèrent près
fecerunt fossam rotundam in similitudinem de la fontaine de Clébach et ils construisi-
fertœ, quia sic faciebant Scotici homines et rent une tombe ronde à la manière des fertœ,
gentiles, nobiscum autem relie . . . uocatur, id car c'est ainsi que le faisaient les Irlandais
est residuœ puellarum. Et immolata est Jerta païens, mais chez nous, le terme est relie -
Deo et Patricio cum sanctarum ossibus et he- c'est-à-dire les restes des jeunes filles. Et cet-
redibus eius post se in sœcula, et œclessiam te ferta, avec les ossements des saintes, a été
terrenam fecit in eo loco 29• offerte à Dieu et à Patrick et à ses succes-
seurs après lui pour toujours et on a cons-
truit une église de terre en ce lieu».

Ainsi nous apprenons qu'à la fin du vue siècle le culte chrétien des reli-
ques était suffisamment ancien pour avoir donné naissance au mot irlandais
reilic, signifiant tombe, que les tumuli celtes appelés fert ou fertœ faisaient
encore partie du paysage et étaient correctement identifiés, et qu'il ne sem-
blait pas anormal à un ecclésiastique lettré qu'on puisse édifier une église sur
le site d'une tombe de type manifestement païen.
L'identité même de la communauté est liée aux reliques du saint patron.
Quand les moines irlandais quittent Lindisfame après leur défaite au synode
de Whitby, pour aller fonder Inishbofin en 668, ils emportent avec eux leurs
reliques30 . Lors de son départ de Louth en 626, Fursa semble avoir emporté
non seulement des reliques de saint Patrick, mais celles des saints patrons
locaux Béoan et Meldan31 . L'importance qu'on attachait aux reliques des
saints fondateurs explique les efforts des légistes et des hagiographes
d'Armagh pour justifier une situation anormale. Car, à la fin du vue siècle, le
corps de saint Patrick ne se trouvait pas à Armagh mais sur le territoire des
Ulaid (les hommes d'Ulster), ennemis jurés des patrons d'Armagh, Airgialla et
Ui Néill32 . En revanche le Liber Angeli révèle qu'Armagh possédait les insignia

29 TIRECHAN, Collectanea, 26, 20-21.


30 Annales d'Ulster (éd. S. MAc AIRT &: G. MAc NIOCAIU., The Annals of Ulster (to A.D. 1131), Dublin,
1983) AD 667 = 668: Navigatio Columbani episcopi cum reliquiis sanctorum ad insolam uaccœ albœ in
~a fundauit œcclesiam.
1 Virtutes Fursei, 19 (éd. B. KRusœ, MGH, SRM 4, p. 440-49): Et prœdicti uiri post corpus cum eorum

plebe et cum magna lœtitia gaudenter pergunt, ibique cum odoribus magnis condunt ubi ipse sanctus prius
multorum sanctorum condidit pignora id est Patricii, Beoani, Meldani et ceterorum quos secum detulit.
32 Voir C. DOHER1Y, «The cult of St Patrick and the politics of Armagh in the seventh century», Ire-
land and Northem France AD 600-850, éd.j.M. PICARD, Dublin, 1991, p. 53-94.
50 JEAN-MICHEL PICARD

de Patrick, c'est-à-dire les objets sacrés de son ministère. Le texte légal distin-
gue insignia de reliquiœ et dans le passage suivant insignia correspond à l'irlan-
dais mind, de même qu'ancilla correspond au mot cumal, qui au vue siècle ne
désigne pas nécessairement une esclave, mais une unité d'échange générale-
ment équivalente à trois vaches laitières.
Item quicumque contempserit aut uiolauerit «De même quiconque aura insulté ou violé
insignia consecrata eiusdem agii, id est Patri- les reliques consacrées de ce saint, c'est-à-
di, duplicia soluet; si uero de contemptu alio- dire de Patrick, paiera une double amende;
rum insignium redita Juerit duas ancellas, ainsi, si l'amende pour avoir insulté les reli-
quattuor ancellœ de consecratis summi ques d'autres saints a été fixée à la valeur de
prœdicti doctoris Patricii reddentur 33. deux esclaves, on paiera quatre esclaves
pour les reliques consacrées du maître su-
prême Patrick susmentionné».

Quelles pouvaient être ces reliques et comment Armagh les avaient-elles


obtenues? Le Livre de Cuanu, qui est l'une des sources des Annales d'Ulster
pour l'année 553, nous en donne une indication:
Reilci Patraic do tabairt i serin i cinn tri ~t «Les restes de Patrick furent placés par Co-
bliadnœ iar netsecht Patraic la Cdlum lum Cille dans un reliquaire à la fin de trois
Cille. Tri minna uaisli do Jaghbail isin adhnu- vingtaines d'années après la mort de Patrick.
cal .i. a choach 7 Soiscela ind Aingil 7 Clocc in Trois splendides reliques furent trouvées
Aidhechta. Is amlaid so ro jhoghail int aingel dans la sépulture, c'est-à-dire sa coupe,
do Colum Cille inna minna .i. in coach do l'Évangile de l'Ange et la Cloche du Testa-
Dhun 7 doc in Aidechta do A rd Macha 7 Sois- ment. Voici comment l'ange distribua ces re-
cela inn Aingil do Colum Cille fein. Is aire do- liques pour Colum Cille, à savoir la coupe
garar Soiscela in Aingil de, ar is a laim in pour Down, la Cloche du Testament pour
aingil arroét Colum Cille he. Armagh et l'Évangile de l'Ange pour Colum
Cille lui-même. Voici pourquoi on l'appelle
l'Évangile de l'Ange, parce que c'est de la
main de l'ange que Colum Cille le reçut».

Il semble que le corps de Patrick ait fait l'objet d'une translation au Vle siè-
cle et que les communautés rivales qui vénéraient le saint se soient entendues
pour se partager ses reliques. Le phénomène de translation et de partage n'est
pas rare en Irlande aux VIe et vue siècles: Tirechân mentionne la translation
dans une autre communauté des os de Bruscus, l'un des disciples de Patrick,
sous prétexte que sa tombe n'était plus entretenue 34 . De même, la fortune du
monastère de Terryglass vient de la translation en 556 du corps de saint
Colum, mort dans l'épidémie de 549 et enterré originellement à Inis Cealtra.

33 Liber Angeli, 26.


34 TiRECHAN, Collectanea, 16, 8-10.
Le culte des reliques en Irlande 51

Le récit de cette opération difficile fait l'objet des derniers chapitres de la Vita
Columbœ de Tir dâ Glas 35 . Dans un climat de luttes acerbes pour la possession
des corps saints, les canonistes irlandais tentent de mettre au clair la question
de la translation et de la division des reliques. Ces problèmes importants font
l'objet de plusieurs chapitres de la Collectio Canonum Hibemensis. Dans un
chapitre intitulé «Du transfert des martyrs, c'est à dire des reliques», ils justi-
fient le principe de la translation en citant les précédents connus dans la Bible
et chez les Pères36 . Toujours diplomates, ils font remarquer que la translation
de reliques ne signifie pas toujours pour le monastère d'origine la perte de
l'honneur attaché au saine 7 . En revanche, la difficile question du lieu de la
résurrection d'un saint dont les os se trouvent répartis en divers endroits
obtient une réponse nette: à la fin du monde, c'est au lieu où se trouve la tête
que se retrouveront tous les autres os 38 . Conscients des abus et des déviations,
ils précisent que l'esprit des saints ne se trouve pas dans leurs os et qu'en
aucun cas la dévotion aux martyrs ne doit égaler celle qui est due à Dieu 39 . La
série de chapitres sur les reliques enterrées dans des lieux déserts semble faire
allusion à une situation décrite aussi par Tirechân. Décimés par les épidémies
de peste des années 660 et 680, de nombreux établissements religieux
anciens se trouvent à l'abandon et font l'objèt de mainmises de la part des
paruchiœ les plus puissantes. Il est probable que ces prises de contrôle se sont
accompagnées de translations de reliques vers les grands centres monastiques
qui, à cette époque-là, sont déjà urbanisés. De tels transferts ne pouvaient que
rehausser leur statut et contribuer à leur développement économique. La jus-
tification pour ces translations était qu'un monastère à l'abandon n'est pas en
mesure de prier le saint ni d'entretenir correctement sa tombe. Les auteurs de
la Collectio Canonum Hibemensis réfutent cet argument, disant que les reliques
des saints sont mieux dans un lieu désert en compagnie de Dieu et des anges
que dans des lieux fréquentés par des hommes mauvais 40 . Avec les transla-
tions se développe la construction de basiliques41 . Le premier exemple connu
et soigneusement documenté est la basilique de Kildare construite dans les

35 Vita Columbœ de Tîr dd Glas, 28-31.


36 Collectio canonum Hibemensis, 49, 58.
37 Ibid. 49, 9: De honore martyrum aliquando migrante, cum reliquiis aliquando remanente. Hieronimus:
Notandum, cum transmutantur alii de martyribus, cum his horior emmigrat, aliis vero transmutatis honor
in lods eorum non cessat.
38 Ibid. 49, 10: De resurrectione transmutatorum martyrum. Origenes ait: Alii putant eos in loco dneris
resurrecturos, alii in loco ossium. Ubi enim caput fuerit, illic omnia membra congregabuntur. Ezechiel vidit
ossa accedisse ad ossa, unumquodque ad juncturam suam, et prophetante eo succrescere nervos et cames et
r,ostea cutem extensam. Inde spiritum a quatuor ventis in ea flantem.
9 Ibid. 49, 11: De honore Dei ad martyrem non adferendo.
40 Ibid. 50, 13.
41 C. DoHERTY, «The basilica in early Ireland», Peritia, 3, 1984, p. 303-315.
52 JEAN-MICHEL PICARD

années 630. Écrivant une vingtaine d'années plus tard, Cogitosus nous parle
de cette basilica maxima,
... in qua gloriosa amborum, hoc est archiepisco- « ... dans laquelle reposent à droite et à gau-
pi Conleath et huius uirginis florentissimœ Brigi- che de l'élégant autel les corps glorieux des
dœ, corpora a dextris et a sinistris altaris decorati deux saints- c'est-à-dire l'archevêque Con-
in monumentis posita ornatis uario cultu auri et leth et notre toute éclatante vierge, Brigitte -
argenti et gemmarum et prœtiosi lapidis atque qui sont placés dans des tombes ornées de
coronis aureis et argenteis desuper pendentibus toutes sortes de raffinements d'or, d'argent,
ac diuersis imaginibus cum celaturis uariis et co- de perles et de pierres précieuses et au-des-
loribus, requiescunt 42 • sus desquelles sont suspendus des lustres
d'or et d'argent avec des représentations di-
verses toutes ciselées et peintes de couleurs
variées».
Le cas n'est pas unique au vue siècle: tout comme Cogitosus, Adomnân
distingue clairement les termes ecclesia et basilica et n'emploie ce dernier que
pour désigner l'édifice qui abrite les reliques des saints43 .
On ne confondra pas ces phénomènes de translations avec celui de la
commotatio reliquiarum qui apparaît dans les Annales irlandaises dans les
années 720 et qui est particulièrement fréquent au cours du vrue siècle44 . En
hibemo-latin, commotatio ne signifie pas «échange» comme dans les textes
continentaux, mais «révolution, circuit» 45 . Ces circuits de reliques sont liées
aux visites d'inspection des abbés des diverses organisations monastiques, au
cours desquelles on renouvelait son adhésion aux lois de la paruchia et on ver-
sait le tribut dû à l'abbé. La commotatio reliquiarum est l'équivalent du cuairt
érlama, «le circuit du saint patron» mentionné comme pratique ancienne
dans le Di Astud chirt 7 dligid, «Sur la confirmation du droit et de la loi», l'un
des textes de base du corpus médiéval de lois vemaculaires46 . La persistance
de cette pratique est reflétée dans l'évolution sémantique du terme cuairt qui
finira par vouloir dire tout simplement «tribut ecclésiastique». Les reliques

42 COGITOSUS, Vita Brigitœ, 32; voir S. CONNOLLY et J.-M. PICARD, « Cogitosus: Ufe of Saint Brigit»,

journal of the Royal Society of Antiquaries of Ireland, 117, 1987, p. 5-27.


43 ADOMNÀN, De I..ocis sanctis, l, 6; l, 18; I, 23-24; Il, 9-11.
44 Annales d'Ulster, AD 727: Adomnani reliquiœ transferuntur in Hiberniam et lex renouatur; 734: Com-

motatio martirum Petir ocus Phoil ocus Phatraicc ad !egem perficiendam; 743: Commotatio martirum
Treno Cille Deilgge (= Trian de Kildalkey); 776: Comotatio martirum sancti Erce Slane 7 comotatio mar-
turum Uiniani duana Iraird (= Erc de Slane et Finnian de Clonard); 785: Commotatio reliquiarum
Ultani (=Ultan d'Ardbraccan); 790; Comotatio reliquiarum Coimgin 7 Mochuœ mie U Lugedon (=Kevin
de Glendalough et Mochua de Clondalkin) ; 793: Comotatio reliquiarum Toli (= Tole, évêque de
Clonard); 794: Comotatio reliquiarum Treno (cf. AD 743).
45 Cf. le latin classique commutationes annuœ, «les révolutions des saisons»; voir aussi DOHERTI';

«The use of relies», p. 96 et note 40.


46 Di Astud chirt 7 dligid (éd. R. ATKINSON, Ancient Laws of Ireland, 6 vol., Dublin, 1865-1901, vol. 5,
p. 426-492), p. 450; cf. F. KELLY, A guide to early Irish Law, Dublin, 1988, p. 244-46 et 266.
Le culte des reliques en Irlande 53

étaient transportées dans des reliquaires. Les premières références à des seri-
nia datent du vue siècle et font référence à des coffrets renfermant les textes
sacrés47 . Les reliquaires des vue et vme siècles ont disparu pour la plupart au
cours des raids vikings qui commencent en Irlande en 795 et les magnifiques
reliquaires irlandais qui nous sont parvenus datent des périodes suivantes48 .
Quelques rares reliquaires ont été retrouvés dans les tombes de Scandinavie
ou dans les lacs et rivières irlandais où ils avaient été jetés. Le reliquaire
d'Emly, avec sa décoration en émail cloisonné et l'ornement animalier de son
fattage, est un exemple bien conservé qui nous laisse entrevoir ce qu'a pu être
la production artistique du vme siècle (planche 2). C'est à la même époque
qu'on observe la présence de reliques aux grandes assemblées annuelles des
tribus (irl. 6enach). Dans ce contexte, les limites entre monde païen et monde
chrétien semble avoir été floues. En 789, les reliques de Patrick se trouvaient
à l'assemblée de Tailtiu, qui réunissait plusieurs tribus sous les auspices du
grand roi de Tara, mais qui célébrait surtout la fête celte de Lugnasad49 .
À cette occasion, Donnchad Midi (t 797), grand roi d'Irlande, profana le
bâton de Jésus et les reliques de Patrick5°.
Les aspects sociaux et économiques des reliques ne doivent pas nous faire
négliger l'aspect religieux. Pour les ecclésiastiques irlandais des vue et VIlle
siècles, les reliques se trouvent au cœur de ce qu'il y a de plus sacré. Dans la
structure tripartite de la cité monastique irlandaise 5 1 , la partie centrale, qui est
réservée uniquement aux religieux et religieuses, doit son caractère sacré à la
présence des reliques des saints. Cette notion est clairement exprimée dans la
Collectio canonum Hibemensis, dans les chapitres sur les offrandes et sur les
lieux saints52 . Ainsi, au sein du même monastère, un meurtre commis dans la

47 ADOMNAN, Vita Columbœ, Il, 8, 4: folium sancti Columbœ sanctis scriptum degitulis inter aliorum folia
librorum non tantum corrupta sed et putrefacta inuentum est siccum et nullo modo corruptum, acsi in scri-
niolo esset reconditum; ibid. Il, 9, 3: Quem sdlicet sacculum idem Iogenanus aperiens suum incorruptum
libellum inuenit, et ita nitidum et siccum acsi in scrinio tanto permansisset tempore et numquam in aquas
ciddisset.
48 Voir H. S. CRAWFORD, «A descriptive list of Irish shrines and reliquaries», journal of the Royal
Society of Antiquaries of Ireland, 53, 1923, p. 74-93 et 151-176 et l'analyse de la collection du Musée
National d'Irlande parR. 6 FLOINN, Irish shrines and reliquaries of the Middle Ages, Dublin, 1994.
49 M. MAcNEIIl, The festival of Lughnasa, Oxford, 1962.
50 Annales d'Ulster, AD 788 = 789: Sarugad bachlu Isu 7 minn Patraic la Donnchad mac nDomnaill oc

Raith Airtir ar oenach. Pour l'identification de Rath Airthir avec l'un des quartiers de la cité de Teiltiu,
voirE. HoGAN, Onomasticon Goedelicum, Dublin, 1993, p. 566.
51 Voir ].-M. PICARD, «L'Irlande chrétienne au VIle siècle: la cité monastique», Le Christianisme en

Occident du début du VII' siècle au milieu du XI' siècle, éd. F. BouGARD, Paris, 1997, p. 33-42.
52 CCH, 17, 4: Locus cum reliquiis sanctorum ecclesiœ datus, a sanctis tantum possideri debet et a sacer-

dote carere non oportet. Ager autem sine reliquiis ecclesiœ datus, tamen civitati propinquus, vi ri tantum, hoc
est familia ecclesiœ, habitabunt in eo. Ager vero non propinquus ecclesiœ, uterque sexus habitabit in eo,
etiam plebiles habitabunt in eo.
54 JEAN-MICHEL PICARD

basilique où se trouvent les reliques sera puni d'une peine de sept ans, tandis
que le même délit commis dans le quartier des laïcs n'est sanctionné que par
une peine d'un an53 . Le canon suivant va plus loin:
IX. De tanto graviora pollutione sancti loci «IX. De la protimation d'un lieu saint qui est
quanto plures in eo sancti. d'autant plus grave qu'il s'y trouve plus de
Patricius ait: Quicumque diis, hoc est saints.
martyribus detrahit, Deo detrahit quanti enim Patrick dit: Quiconque manque de res-
cumque martyres in eo humati sunt loco, tan- pect aux divinités, c'est-à-dire aux reliques
tum Deo detrahit 54 . de saints, manque de respect à Dieu; en ef-
fet, on manque de respect à Dieu en propor-
tion du nombre de reliques de saints qui
sont enterrées dans ce lieu».

On comparera ce canon au canon 49, 11 cité plus haut et aux divers com-
mentaires d'Adomnan dans sa Vita Columbœ sur la glorification de Dieu à tra-
vers ses saints. Dans tous les cas le message est le même: le culte de Dieu et le
culte des saints sont intrinsèquement liés et si Dieu lui-même glorifie ses
saints, c'est à travers eux que les hommes peuvent honorer la divinité
suprême.
À l'aube des invasions scandinaves - et d'une circulation de reliques
jusqu'alors inégalée en Europe -il semble que le culte des reliques, tant loca-
les qu'étrangères, ait été particulièrement développé en Irlande et ait fait
l'objet d'une grande ferveur.
Lors de la vague d'émigration vers le continent au début du IXe siècle, les
Irlandais apportent avec eux non seulement leurs reliques mais aussi leurs
croyances et l'apparat exégétique justifiant celles-ci. Peut-être ne faut-il pas
s'étonner que l'empereur Louis le Pieux ait choisi l'irlandais Dungal pour
défendre le culte des reliques lors de la deuxième phase de la crise icono-
claste. L'un des épisodes de cette crise est la controverse avec Claude, évêque
de Turin, qui avait fait détruire dans son diocèse les statues des saints et inter-
dit le culte des reliques. Dans son Apologeticum adversus Theutmirum, écrit en
824, il justifie sa politique et condamne l'invocation des saints, la vénération
des reliques et des images et les pèlerinages. Il va même jusqu'à remettre en

53 Ibid., 44, 8: De decreto Hibernensium in violandis reliquiis. Sinodus Hibernensis: Quicumque reliquias
episcoporum vel martyrum homicidio violaverit, VII annis peregrinus peniteat, si vero furto, III annis; si
autem in termino loci sancti occident, in quo laici hospitantur, anno uno; cf. ibid., 29, 7: Patridus ait: Qui
furatus fuerit pecuniam aut a sancta ecclesia, aut in civitate intus ubi martyres et corpora sanctorum dor-
miunt, sors mittatur super tribus, aut illius manus vel pes circumcidatur, aut in carcerem mittatur, jejunans
tempus quod judicaverint seniores, et reddat, integrum quod abstulit, aut in peregrinationem ejiciatur, et res-
tituat duplum, et jurabit quod non revertetur, donec impleverit penitentiam, et post penitentiam erit mona-
chus.
54 Ibid, 44, 9.
Le culte des reliques en Irlande 55
question le statut de Rome, disant que le pape ne devrait pas être «celui qui
est assis sur le siège de l'apôtre, mais celui qui remplit les devoirs de la fonc-
tion apostolique» 55 . C'est cet ouvrage que Dungal est chargé de réfuter, tâche
dont il s'acquittera en 827 dans une longue Responsa contra peruersas Claudii
Taurinensis episcopi sententias 56 . Un aspect remarquable de la prose de Dungal
est son conservatisme. Ses modèles ne sont pas ses prédécesseurs dans la con-
troverse iconoclaste, Alcuin ou Théodulphe d'Orléans, mais les auteurs ensei-
gnés depuis plus de deux cents ans dans les écoles irlandaises: Jérôme,
adversaire de Vigilance de Calagurris, Sulpice Sévère et Paulin de Nole, arti-
sans des cultes de Martin et de Félix, les poètes Prudence, Sédulius et
Venance Fortunat, chantres des martyrs et des saints. La pensée de Dungal
n'est pas originale en soi: ses sources sont anciennes et ses arguments en
faveur du culte des reliques sont ceux que l'on trouve énoncés ça et là chez les
auteurs irlandais des vue et VIlle siècles. Son mérite est de les avoir réunis
dans une œuvre cohérente. La Réponse contre Gaude montre que si, au xue
siècle, le culte des reliques en Irlande a pu paraître exagéré et d'un goût dou-
teux à Giraud de Barri, il était perçu au IXe siècle comme orthodoxe et parfai-
tement propre à s'inscrire dans le courant dominant de la politique
carolingienne.

55 PL, 105, col. 464: Certe non ille dicendus est apostolicus qui in cathedra sedens apostoli, sed qui apos-
tolicum implet officium.
56Sur les circonstances de la rédaction de cet ouvrage, voir C. LEONARD!, «Gli irlandesi in Italia:
Dungal e la controversia iconoclastica», Die Iren und Europa im Jrüheren Mittelalter, éd. H. LOWE,
Stuttgart, 1982, vol. 2, p. 746-57.
Le rôle des reliques
dans la Rus' de Kiev

jean-Pierre ARRIGNON

La christianisation des peuples slaves, notamment celle des peuples de la Rus',


après le baptême du prince Vladimir à Kherson, probablement à la Pentecôte
989, immédiatement suivi de son mariage avec la princesse porphyrogénète
Anne, sœur des empereurs Basile II et Constantin VII, pose à l'historien de
difficiles questions 1. En effet, les peuples de la Rus' s'affirment immédiatement
comme des chrétiens particulièrement soucieux de respecter les canons des
saints pères comme le montre le Récit des temps passés (Povest' vremennykh let?
qui rapporte, sous l'année 988, le contenu des sept saints conciles œcuméni-
ques.
Nous nous proposons donc d'examiner dans un premier temps les condi-
tions canoniques de consécration des églises, puis l'apparition du vocable reli-
ques (mosti) dans le Récit des temps passés. Dans un second temps, nous
étudierons le rôle joué par Théodose dans l'apparition du culte des reliques.
Enfin, nous soulignerons l'importance de la Croix et des fêtes christologiques
et mariales dans la dédicace des églises comme substitut des reliques de saints
que ces peuples, qui n'ont pas connu les persécutions romaines, ne possèdent
pas.

1 ].-P. ARRIGNON, La chaire métropolitaine de Kiev, des origines à 1240, thèse de doctorat d'État, dactyl.,

Paris-1, 1986; ID., Les Eglises slaves des origines au XV siècle, Paris, Desclée, 1991 (Bibliothèque du
christianisme, 27); Prinjatie khristianstva narodnami central'noj i jugo-vostoénoj Evropy i kre5cenie Rusi
(La réception du christianisme par les peuples d'Europe centrale et sud-orientale et le baptême de la
Rus'), Moscou, 1988; The christianization of Andent Russia, a millenium 988-1988, UNESCO, 1992;
V. VoDOFF, Naissance de la chrétienté russe, Paris, 1988; P. P. TowéKo, Volodimir svjatij, jaroslav mudrij
(Saint Vladimir, jaroslav le sage), Kiev, 1996; ].-P. ARRIGNON, «I.e baptême de Vladimir», dovis, his-
toire et mémoire, le baptême de davis, son écho à travers l'histoire, Paris, 1997, t. 2, p. 411-418.
2 Povest' vremennykh let (Récit des temps passés), éd. O.V. TVOROGOV, trad. en russe par D.S. LIKHACEv,

Moscou, 1978 (Pamjatniki literatury drevnej Rusi. Nacalo russkoj literatury XI-nacalo XII veka), s.a.
6496/988, p. 128. Cité plus loin sous le sigle PVL.
58 JEAN-PIERRE ARR! GNON

La consécration d'une église a été clairement précisée par le canon VII du


concile de Nicée II (787): «Nous ordonnons que dans toutes les vénérables
églises, qui ont été consacrées sans la déposition de saintes reliques de mar-
tyrs, on fasse la déposition des reliques avec la prière d'usage. Et celui qui
consacrera une église sans déposition de saintes reliques, qu'il soit déposé,
comme transgresseur des traditions ecclésiastiques 3 . Ainsi, lorsque le christia-
nisme pénètre la Rus' à la fin du xe siècle, le rituel de la consécration des égli-
ses est fixé. Les saintes reliques doivent être placées sous la table d'autel dans
l'antimension, ce linge de toile de lin ou de soie, véritable autel portatif, repré-
sentant l'ensevelissement du Christ et les quatre évangélistes, au revers
duquel est cousu un petit sachet renfermant les précieuses et saintes reliques 4 .
Pourtant, force est de constater que le manuscrit laurentien du Récit des temps
passés accorde peu de place aux reliques dont nous comptons seulement 52
occurrences5 .
La première mention de reliques apparaît s.a. 6420/912, à l'occasion des
négociations engagées entre le prince Oleg (879-912) et l'empereur Léon VI
(866-912) en vue de la conclusion du traité de paix. Le mot n'apparaît pas
dans le traité lui-même, mais dans la description des échanges de cadeaux qui
suivirent la conclusion de ce traité. L'empereur Léon honore les plénipotenti-
aires rus' de cadeaux somptueux: or, soieries et tissus précieux, puis il les
invite à admirer la beauté de l'église et voulant leur enseigner sa foi et leur
révéler la vraie foi, il leur montre les instruments de la Passion du Christ: la
couronne d'épines, les clous, le manteau pourpre et les reliques des saints 6 . Il
est néanmoins important de remarquer que les Rus' chrétiens des traités ne
prêtent jamais serment sur les reliques, mais uniquement sur la Croix7 . La
seconde mention des reliques, s.a. 6491/983, se rapporte au martyre, à Kiev,
d'un Varègue chrétien et de son fils qui refusent de faire un sacrifice aux dieux
païens et qui meurent dans l'incendie de leur maison: alors, ces deux justes,
ayant reçu la couronne céleste, sont placés sur le même rang que les saints
Martyrs et lesjustes8 , mais n'accèdent pas à la sainteté: leurs dépouilles mor-
telles ne peuvent fournir de reliques. La troisième mention de reliques se rat-

3 P.-P. jOANNOU, Fonti, fasc. IX, Disdpline générale antique (II'-IX' s., t. 1, 1, Les conciles œcuméniques,
Grottaferrata, 1962, p. 261 (Pontificia commissione perla redazione del codice di diritto canonico
orientale). .
4 M. Ron; Dictionnaire russe-français des termes en usage dans l'Église russe, Paris, 1980, p. ll (Lexi-
ques de l'Institut d'études slaves, 4).
5 O.V. TVOROGOV, Leksiceskij sostav "Povesti Vremennykh let" (Composition lexicale du Récit des temps
gassés), Kiev, 1984, p. 83 et 171.
PVL., p. 52.
7 PVL., p. 66.
8 PVL., p. 98.
Le rôle des reliques dans la Rus' de Kiev 59

tache aux événements de Kherson, s.a. 6496/988. D'une part, au cours de sa


profession de foi, lors de son baptême, Vladimir affirme sa vénération pour les
très pures icônes, le Bois très pur et toute la Croix, les saintes reliques et les
saints vases liturgiques9 , d'autre part, après son mariage avec la porphyrogé-
nète Anne, il s'en retourne à Kiev emmenant avec lui, outre Anastase, des prê.:.
tres de Kherson avec les reliques des saints Clément et Thète, son disciple,
ainsi que des vases liturgiques et des icônes pour sa bénédiction 10 . Comme
nous pouvons le voir, il y a une parfaite correspondance entre la profession de
foi de Vladimir et le butin qu'il remporte. À l'exception du bois de la Croix,
nous retrouvons les icônes, les reliques et les vases liturgiques. Pourtant quel-
que temps plus tard, s.a. 6497/989, le même Vladimir qui mène désormais
une vie chrétienne, décide de confier à des artistes venus de Grèce la cons-
truction d'une église dédiée à la Très-Sainte-Mère-de-Dieu. Une fois la cons-
truction achevée, il en confie la charge à Anastase de Kherson et le service aux
prêtres de Kherson; enfin, il donne à cette église tout le butin ramené de cette
ville: icônes, vases liturgiques et croix 11 . Il n'est plus question des reliques des
saints Clément et Thète. Ainsi, le rapport aux reliques dans l'introduction du
christianisme chez les Slaves orientaux ne semble pas avoir tenu une place
considérable. En effet, la sainteté prodiguée pour l'essentiel par les persécu-
tions romaines de l'Église primitive ou par la participation à la communauté
apostolique, est un concept totalement étranger à ces peuples pour lesquels
seule la Croix s'impose comme le signe manifeste du chrétien, celui qui seul
peut l'engager. C'est dans cette logique que le vocable krestnoe celovanie, litté-
ralement, baiser la croix, s'est imposé dans les chartes pour désigner le ser-
ment12.
Il convient en outre de noter que l'auteur du Récit des temps passés
n'emploie que très rarement le terme de «consécration» (osvja.Scenie) 13 pour
les églises. Mises à part la nouvelle consécration par le métropolite Théo-
pemptos de l'église de la Sainte-Mère-de-Dieu construite par le père de jaros-
lav (1019-1054) 14 et celle de l'église Saint-Michel par le métropolite Ephrem,
à Perejaslavl' 15 , partout ailleurs le chroniqueur note que le prince «fait
construire» des églises: postaviti 16, terme qui s'applique probablement aux

9 PVL., p. 128.
10 PVL., p. 130.
11 PVL., p. 136.
12 Slovar' russkogo jazyka XI-XVII vv. (Dictionnaire de la langue russe xr•-XVIr• s.), t. 8, p. 44.
13 O.V. TVOROGOV, op. cit., p. 98 ne dénombre qu'une seule occurrence sous la forme verbale osvjati-
tisja.
14 PVL., p. 166, s.a. 6547/1038. O.V. TVOROGOV, op. cit., p. 131.
15 PVL., p. 221.
16 O.V TVOROGOV, p. 112, dénombre 59 occurrences.
60 JEAN-PIERRE ARRIGNON

églises en briques et rubiti 17 aux églises en bois. En revanche, le vocable de


«consécration» (svja5cenie) est constamment utilisé pour les nouvelles fonda-
tions des dernières décennies du XIe siècle 18. La christianisation de la Rus' se
poursuit par une autre étape dans laquelle les monastères vont incontestable-
ment jouer un rôle déterminant.
Ainsi, lors de la première phase de l'introduction du christianisme en Rus'
de Kiev, sous le règne du prince Vladimir (980-IOlS), les reliques ne jouent
pas le rôle dévolu par le canon VII du Concile de Nicée IL Les références aux
reliques se trouvent toujours au sein d'une profession de foi générale destinée
à manifester l'attachement des Rus' devenus chrétiens aux règles canoniques
édictées par les sept saints conciles œcuméniques, mais jamais en rapport
avec la manifestation d'une sacralité vivante. Pour les Rus', en effet, la Croix,
et elle seule, est l'expression du sacré tant sur le plan ecclésial que politique.
C'est sur la Croix que les Rus' chrétiens prêtent serment, comme le montre
très clairement l'expression celovati krese 9 ; jamais il n'est question de lui subs-
tituer des reliques.
Une autre phase de l'introduction des reliques en Rus' de Kiev se déve-
loppe avec le meurtre des deux frères «Souffre-passion» (strastoterpd) 20 , Boris
et Gleb. Une première remarque s'impose: jamais ils ne sont explicitement
qualifiés de martyrs. Ainsi, par sa mort, le bienheureux (blazenyj) Boris reçoit,
avec les justes, la couronne du Christ Dieu; il est égal aux prophètes et aux
apôtres; partageant le séjour de la foule des Martyrs, exultant de joie, il
repose, au sein d'Adam, chantant avec les anges et se réjouissant avec les
saints21 . Son corps (telo? 2 repose en l'église Saint-Basile avant d'être transféré
en secret à Vysgorod23 . Quant à Gleb, après son meurtre, son corps (te!o) 24 est
placé entre deux planches avant d'être lui aussi ramené dans l'église Saint-
Basile. C'est là, dans le Rédt des temps passés, la première allusion claire aux
reliques des saints princes martyrs: «La Rus' est bénie par votre sang et vos
reliques qui reposent dans l'église illuminée par l'esprit divin et dans laquelle,
avec les martyrs et comme martyrs, vous priez pour les peuples» 25 .

17 ID., p. 127, dénombre 3 occurrences seulement.


18 PVL., s.a. 6596/1088: svja5éena byst' serky svjatago Mixaila ou s.a. 6597/1089: Svja5éenaa byst'
éerkvi Peéerskaja svjatyja Bogoroditca.
19 O.V. TVOROGOV, op. dt., p. 157 dénombre 22 occurrences.
20 M. Ron; Dictionnaire, p. 118. Ce vocable désigne ceux qui, à l'imitation du Christ, acceptent

volontairement de souffrir leur passion des mains de leur bourreau.


21 PVL., p. 148.
22 PVL., p. 148.
23 A. POPPE, d.a naissance du culte de Boris et Gleb», Cahiers de dvilisation médiévale, 24, 1981,

~· 29-53, repris dans The Rise of Christian Russia, 6, Londres, 1982 (Collected studies, 157).
4 PVL., p. 152.
25 PVL., p. 154.
Le rôle des reliques dans la Rus' de Kiev 61

Ainsi, par leur martyre, les saints princes« Souffre-passion» (strastoterpci),


Boris et Gleb, font entrer la Rus' dans la communauté des peuples chrétiens
dont les martyrs intercèdent désormais auprès de Dieu. Après le baptême de
l'eau, celui de Vladimir, voici le baptême du sang, celui de Boris et Gleb, dont
les reliques font entrer la Rus' dans la communauté chrétienne issue des per-
sécutions26. Pourtant, il faut encore attendre quelques décennies pour voir se
développer la relation aux reliques. Ainsi, dans la célèbre description de
Sainte-Sophie de Kiev, il n'est aucunement question de la présence de reli-
ques. La magnificence de l'église est assurée par l'or, l'argent et les vases litur-
giques ainsi que par la qualité des chants liturgiques qui s'y élèvent27 . C'est à
l'occasion de la translation des corps de Boris et Gleb, en 1072, en vue de leur
canonisation, dans la nouvelle église construite par Izjaslav (1054-1078) que
la manifestation des signes de la sainteté des princes «Souffre-passion» (stras-
toterpci) sera reconnue par l'Église. À l'ouverture du cercueil de Boris, un par-
fum merveilleux se répand dans l'église. Saisi de crainte, le métropolite
Georges (1065-1076) se prosterne, demande pardon pour son incrédulité et,
après avoir embrassé les reliques (celovavse mosci) de Boris, les dépose dans
un tombeau de pierre28 .
L'étape décisive dans la relation aux reliques est assurée par le développe-
ment du monachisme autour du monastère des Grottes 29 à Kiev, sous l'higou-
ménat d'Antoine 30 . Ce dernier, après avoir fait choisir Varlaam pour lui
succéder à la tête de ce monastère, se retire dans une grotte du Mont Athos où
il vécut 40 ans. C'est là que reposent ses reliques (v nej te !etat' mosce ego? 1.
Si Antoine est le premier Rus' à accéder à la sainteté par la seule pureté de sa
vie angélique, c'est avec Théodose que le rôle des reliques va se développer.
Considérant qu'il est inconvenant que la dépouille mortelle de Théodose
repose à l'extérieur du monastère et à l'extérieur de l'église qu'il avait fait
construire, les moines décident d'aménager le lieu où doivent reposer ses reli-
ques (moste ego?2• L'apparition de trois colonnes dessinant un arc lumineux
révèle l'endroit précis où ses restes avaient été déposés. Ils sont alors exhumés,

26 P. MARAvAL, Les persécutions durant les quatre premiers siècles du christianisme, Paris 1992 (Bibliothè-
~ue de l'Histoire du christianisme, 30).
2 PVL., p. 166.
28 PVL., p. 195.
29 S. FRANKLIN et j. SHEPARD, The Emergence of Rus' 750-1200, Londres-New York, 1996, p. 309-313
(Longrnan History of Russia).
30 La Vte d'Antoine (t 1072 ou 1073) est rapportée dans le 7' récit du Paterik du monastère des Grottes/

Kievo-Pecerskij Paterik, éd., trad. et corn. par L. A. DMITRIEY, Pamjatniki literatury drevnej Rusi, XII vek
(Œuvres littéraires de l'ancienne Rus', XIIe s.), Moscou, 1980, p. 432-440. j.N. SCAPOY, Gosudarstvo i
cerkov' Drevnej RusiX-XIII vv. (Église et État dans l'ancienne Rus', x<-Xllle s.), Moscou, 1989, p. 150-151.
31 PVL., p. 172.
32 PVL., p. 220.
62 JEAN-PIERRE ARRIGNON

placés sur une chape, portés sur les épaules et déposés devant la grotte. Le len-
demain se rassemblent les évêques de Perejaslavl', de Vladimir, de Cemigov et
de jurev avec les higoumènes et les moines de tous les monastères, entourés
d'une foule de croyants sincères qui s'emparent des reliques de Théodose
(vzjata mosce Feodos'evy). Ses restes sont déposés sous le narthex de son
église, le jeudi 14 août 1091 33 . Nous avons donc dans ce texte la première
mention d'une manifestation collective de clercs et de croyants autour de
saintes reliques prises par de simples croyants en présence de dignitaires
ecclésiastiques. Le recours aux reliques apparaît donc d'abord comme une
manifestation de piété populaire. Le croyant, par l'intermédiaire du saint,
cherche un contact plus personnel, plus intime avec Dieu, preuve que le
christianisme a progressé chez les populations laïques conscientes de leur
participation à la communion des saints.
À partir de la fin du XIe siècle, le culte des reliques se développe incontes-
tablement dans la Rus'. Le Récit des temps passés relate de grandes lamentations
à Kiev le 24 juillet 1093, jour de la fête des saints martyrs Boris et Gleb, fête
nouvelle dans la Rus'(eze est' praznik novyj Rus'skyja zemya) 34 ; ce témoignage
autour du culte des saints martyrs Boris et Gleb, récemment instauré, souli-
gne que par leur sacrifice, les saints «Souffre-passion» ont bien fait de la Rus'
une terre de martyrs. Dès lors, les manifestations miraculeuses sur les tombes
des saints vont se multiplier, telle cette colonne de feu en forme de croix au-
dessus de la tombe de Théodose. En fait c'était un ange, appelé tantôt colonne
de feu, tantôt colonne ardente, qui se manifeste là où il y a un lieu sacré et de
prières 35 . Le monastère des Grottes est donc désigné comme le lieu de la véri-
table présence divine où vivent ceux qui mènent la vie angélique.
Si les reliques des saints prennent une place croissante dans le développe-
ment de la piété russe du XIe siècle, il est toutefois indispensable de souligner
qu'elles ne sont jamais utilisées dans les actes de la vie publique. Par exemple,
lors du célèbre congrès de Ljubec' en 1097 où se met en place le principe des
dynasties princières locales, tous les princes présents prêtent serment sur la
Croix 36 .
*
Il faut donc attendre les deux dernières décennies du XIe siècle - le déve-
loppement du culte des saints Boris et Gleb, puis celui des moines Antoine et
Théodose - , pour voir s'affirmer la place des reliques dans la piété de la Rus'

33 PVL., p. 220-222.
34 PVL., p. 232.
35 PVL., p. 274-276.
36 S. FRANKLIN et). SHEPARD, The Emergence of Rus', p. 245-249.
Le rôle des reliques dans la Rus' de Kiev 63
de Kiev. Ce développement se fait dans les deux dernières décennies du XIe
siècle. Quelle réponse convient-il alors d'apporter à notre question initiale
concernant l'observance par la jeune Église russe du canon VII du Concile de
Nicée II lors de la consécration de nouvelles églises?
Un élément a retenu notre attention et nous le proposons ici à la réflexion.
Si l'on relève de façon systématique les vocables sous lesquels sont placées les
églises édifiées au cours du XIe siècle, nous constatons qu'elles sont quasiment
toutes placées sous les vocables du Christ, de sa Mère, de la Sagesse divine, ou
sous celui des puissances célestes, l'archange saint Michel notamment ou
l'archistratège saint Georges 37 . Ne connaissant pas les reliques des saints, les
populations choisissent de dédier leurs églises aux temps forts de la vie de
Dieu, en mettant au premier plan, dans l'acte consécratoire, la Croix victo-
rieuse et vivifiante par laquelle on pouvait consacrer les églises. Avec l'expan-
sion du monachisme en Russie, le rôle des reliques s'amplifie en souvenir de
ceux qui, par leur vie angélique, ont mérité d'être égaux aux justes et aux
Martyrs. Dans cette perspective, l'insertion des peuples slaves dans la chré-
tienté orthodoxe s'est faite non pas à partir d'un transfert de la culture reli-
gieuse issue de l'empire romain riche en vies de saints et en reliques de
martyrs suite aux persécutions; au contraire, la Rus' de Kiev a, certes, adhéré
à la foi définie par les sept saints conciles œcuméniques, mais s'est affirmée
aussi comme une terre chrétienne à part entière générant une spiritualité pro-
pre par ses princes «Souffre-passion» (strastoterpci) et par ses moines dont les
reliques et les vitœ vont assurer la propagation du christianisme et alimenter
l'essor de la littérature et de l'icône.

37PVL., s.a. 6497/989, fondation à Kiev de l'église de la Très-Sainte-Mère-de-Dieu; 654511037, fon-


dation de Sainte-Sophie de Kiev ainsi que des monastères Saint-Georges et Sainte-Irène; s.a. 6578/
1070, fondation d'une église Saint-Michel, etc.
Reliques et objets pieux
dans les communautés chrétiennes
de Chine et du Vietnam
aux XVIIe et XVIIIe siècles *

jean-Pierre DUTEIL

Dès le XVIe siècle, l'évangélisation de pays d'outre-mer de traditions non-


chrétiennes a posé de difficiles problèmes d'acculturation. Beaucoup crai-
gnaient que les jeunes chrétientés qui se constituent alors s'écartent sensible-
ment du modèle romain que leür proposaient des missionnaires en majorité
espagnols ou portugais. Or les chrétientés que nous tentons de saisir en Chine
et au Dai-Viêt, entre 1630 et 1850, semblent se conformer remarquablement
bien à un modèle pourtant fort éloigné: la tradition des reliques, phénomène
important du christianisme européen tant médiéval que moderne, s'y
implante solidement et reste vivace. Cet aspect de la Mission peut sembler
inattendu, et mérite que l'on s'y arrête.
Certains points communs entre les religions d'Orient et d'Occident peu-
vent expliquer l'attrait chinois et vietnamien pour les reliques. On sait que le
bouddhisme vénère les restes du Buddha et de ses disciples, à l'instar du
christianisme. Ce sont d'ailleurs les stupa, tumuli-reliquaires servant à abriter
les dents et autres reliques du Buddha, qui sont à l'origine de la pagode
d'Extrême-Orient, les Chinois et les peuples d'Asie du Sud-Est ayant déve-
loppé sous forme architecturale le parasol à plusieurs étages, symbole de
royauté, qui couronne les stupa de l'Inde. À Ceylan, la clavicule droite du
Buddha serait enchâssée dans un stupa d'Anuradhapura, au centre de l'île; des
millions de pèlerins y viennent, de toute l'Asie du Sud-Est. Comme dans le
christianisme, des objets ayant appartenu au saint, ou été en contact avec lui,
peuvent devenir des reliques: une branche de l'arbre de la Bodhi, plantée à

* Sources et bibliographie: voir annexe.


66 JEAN-PIERRE DUTEIL

Ceylan, serait devenue arbre sacré, attesté au ne siècle et ayant été doté d'un
autel au IXe. Enfin, le bol à aumônes du Buddha est devenu dès l'Antiquité le
palladium national de Ceylan. À Sanci, au sud de la vallée du Gange, le grand
stupa contient les reliques de deux grands disciples du Buddha; les reliques
du Maître, à sa mort, sont partagées après son dernier repas chez Cunda entre
huit États 1 .
Toutefois, la vénération des reliques n'intéresse que le bouddhisme, d'ori-
gine indienne. Les courants religieux d'origine authentiquement chinoise,
taoïsme et confucianisme, ne sont pas concernés par les reliques. Ils seraient
d'ailleurs en contradiction avec eux-mêmes: les taoïstes recherchent l'immor-
talité ici-bas, et les daoshi devenus immortels ont vu la transmutation de leurs
os et de leur chair en or et en jade. De leur côté, les confucianistes sont ratio-
nalistes, ou du moins préfèrent laisser de côté durant cette vie les problèmes
relatifs à l'au-delà. Ils se contentent de vénérer les descendants vivants de la
famille de Confucius.
Les divers pays d'Extrême-Orient connaissent par contre une surprenante
floraison d'objets pieux de toutes sortes, comme si le caractère parfois abstrait
des courants philosophico-religieux avait fait naître un véritable besoin de
supports concrets de la piété. Les statuettes d'origine bouddhiste sont innom-
brables, et utilisées par tous; bien peu figurent le Buddha, la plupart représen-
tant les boddhisattva, «êtres d'éveil» qui ont obtenu le nirvana mais s'attardent
dans ce monde pour aider les hommes. Le plus populaire, Avalokiteçvara,
prend en Chine un aspect féminin: c'est Guanyin (Quan Am en vietnamien),
représentée avec des bras multiples la transformant en une sorte de soleil. La
«déesse aux mille bras» est invoquée en particulier pour obtenir des enfants,
mais aussi la guérison, la pluie, etc. D'autres figurines, de bronze, de jade,
bois ou ivoire sont d'origine taoïste: Laozi sur son buffle, divinités «du
bonheur», symboles yinyang. Elles prennent parfois la forme d'amulettes.
Tous ces objets pieux sont, le cas échéant, objet de demandes ou de sup-
pliques. Ils protègent et rendent service. À ce titre, ils se trouvent en concur-
rence avec les reliques d'origine chrétienne lorsque celles-ci apparaissent en
Chine et au Vietnam au cours du XVIIe siècle. Confrontés à la multitude de
ces divinités qu'ils appellent «idoles» ou «pagodes» 2 , les missionnaires

1 E. LAMOTTE, Histoire du Bouddhisme indien, des origines à l'ère Saka, Louvain, Institut orientaliste,
1958, rééd.l967.
2 Le terme de «pagode» dérive du sanskrit bhagavam, «bienheureux», adjectif s'appliquant au

Buddha. Le portugais pagada désigne d'abord une divinité bouddhique: c'est le sens du mot français
«pagode» au XVIIe siècle, chez Nicolas Trigault, Rhodes, etc.; ce n'est qu'au milieu du XVIIIe qu'il
commence à désigner l'édifice contenant les reliques, et copié pour sa biza:rrerie (la «pagode» de
Choiseul à Chanteloup).
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 67

catholiques encouragent la venue de reliques et objets pieux chrétiens. Arri-


vés très tôt, les supports matériels de la piété, sous des formes très diverses,
ont souvent précédé les reliques. Essayons de saisir leur diffusion en Extrême-
Orient et l'usage qu'en font les jeunes chrétientés, et pour cela tentons de
dégager certains aspects de la psychologie asiatique des XVW-XVIW siècles,
ce en quoi peuvent nous aider les archives des ordres et congrégations mis-
sionnaires.

Une piété aux expressions concrètes


En Chine comme au Vietnam, les intérieurs offrent un grand nombre
d'objets en rapport avec la (les) religion(s). L'entrée est souvent protégée par
un écran destiné à dérouter les esprits maléfiques: par exemple, les «âmes en
peine» de gens morts sans sépulture, loin de chez eux, etc. et à qui personne
ne rend de culte. Elles cherchent un abri à partir duquel elles tourmenteront
les vivants. Ce peut être un site naturel: rocher, arbre, bosquet... mais aussi
une demeure mal protégée. Comme les esprits voient mal et ne se déplacent
qu'en ligne droite, une palissade ou un écran de toile peut suffire à les repous-
ser. Au Vietnam, une pierre-autel sert à faire les libations et offrandes au
«génie domestique», très proche du «dieu du Sol» (Tudi) chinois. Un culte
familial lui est rendu, incluant parfois le sacrifice d'un poulet et des libations
d'alcool de riz. La maison possède souvent plusieurs statuettes: représenté
avec un gros ventre, le boddhisattva Manjuçri apparaît sous la forme de Pu Sa,
le «Poussah» des Occidentaux. Guanyin est omniprésente, tant en Chine
qu'au Vietnam, y compris chez des gens qui ne se définissent pas comme
bouddhistes. Mais l'élément religieux essentiel reste la console supportant les
tablettes funéraires des aïeux. Fixée dans un angle de la pièce principale, elle
permet au fils aîné de perpétuer le culte des ancêtres, essentiellement à l'aide
de récipients à libations et de tablettes d'encens. Le culte est simple, nécessite
peu de moyens matériels et connaît des temps forts au long de l'année, le
principal étant le Nouvel An (fête du Têt au Vietnam) correspondant à la pre-
mière lunaison de l'année.
Les premiers missionnaires qui arrivent en Chine, puis au Dai-Viêt: Mat-
teo Ricci, en 1580; Francesco Buzomi à Tourane (actuelle Da Nang, sur la
côte du Vietnam), en 1615, puis Cristoforo Borri vers 1620 et surtout Alexan-
dre de Rhodes après 1624, prennent contact avec ces supports matériels à la
fois modestes et envahissants. Ceux qui commettent l'erreur de parler trop
fort d'objets «démoniaques» comprennent vite qu'ils provoquent le scandale.
Même si personne ne semble prendre grand soin des statuettes de bronze ou
de faïence, on estime qu'il est préférable de les traiter avec ménagement; mais
68 JEAN-PIERRE DUTEIL

le respect véritable va à l'autel des ancêtres, à l'égard duquel on ne supporte


aucun manquement. Les religieux catholiques, tant en Chine qu'au Vietnam,
ont vite compris qu'il était nécessaire de donner aux jeunes chrétientés des
supports matériels capables de rivaliser avec ceux que les néophytes avaient
connu jusque là. Les objets pieux chrétiens devaient être aussi nombreux,
porter la même charge émotionnelle, être capable de produire les mêmes
effets, faute de quoi on verrait immanquablement ressurgir les anciens sym-
boles.
La démarche qui nous a semblé la plus caractéristique à ce point de vue
est celle du Père jésuite Alexandre de Rhodes (1591-1660) au Tonkin. Peu
après son arrivée, en 1627, il met en place toute une hiérarchie dans chaque
chrétienté: quelques missionnaires avaient commencé l'évangélisation avant
lui. L'ensemble des chrétiens porte le nom de «famille religieuse» (ho dao); un
rôle très important est dévolu au trésorier, le thu dich: préposé à l'organisation
matérielle du culte, il achète les cierges, réglemente les dépenses lors des fêtes
et processions, achète les objets de piété pour la chrétienté et organise les
repas en commun. Le Père de Rhodes se rend compte également que tout cela
ne peut être accepté par le village que si les coutumes sont respectées. En
effet, chaque village vietnamien ou chinois est représenté par des gens qui
expriment l'opinion publique à travers leur franc-parler; au Vietnam, ce sont
les ly-su, souvent de vieilles femmes qui sont prêtes à insulter ceux qui ne res-
pectent pas les coutumes ancestrales: le bonheur du village dépend de la sou-
mission de tous aux bons usages.
En essayant de respecter les usages vietnamiens, Alexandre de Rhodes
met en place une symbolique chrétienne qui prend appui sur les supports
concrets de la piété. Très vite, il lui apparaît avec évidence que les Vietna-
miens apprécient beaucoup un certain aspect théâtral: lors des Rameaux, les
notables arborent une mitre rituelle; on bénit des palmes; le jeudi saint, un
solennel lavement des pieds suit la procession générale; le Vendredi, une sta-
tue articulée représentant le Christ grandeur nature est clouée sur une croix
au milieu du chœur. Un rideau la cache au début de la cérémonie, puis elle
est dévoilée aux fidèles après le signal donné par plusieurs coups de marteau:
le Christ repose alors sur la croix devant le tabernacle vide, puis on le détache
et, en procession, les fidèles vont déposer ce mannequin dans le tombeau.
A Noël sont toujours organisées des crèches vivantes; au premier de l'An,
qui correspond à la fête du Têt, a lieu dans tous les foyers vietnamiens un épi-
sode important du culte des ancêtres. Le soir du dernier jour de l'année, les
esprits des aïeux pénètrent dans la demeure familiale où les attend un festin.
Ils ont été conduits là par le nêu, une perche dressée devant la maison pour
leur servir de repère; à mi-hauteur, un panier ou quelques palmes. Après bien
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 69

des discussions, les missionnaires décident de conserver le nêu pour les chré-
tiens, mais en plaçant une croix à la place de ce panier.
Face à ce type de sensibilité religieuse, les missionnaires décident de mul-
tiplier les objets de piété chrétienne ou de christianiser d'autres symboles. Ce
faisant, ils remportent un vif succès, qui comporte toutefois certains risques:
essayons maintenant de percevoir ce qu'étaient les objets pieux des chrétien-
tés extrême-orientales, et de quelle manière ils étaient utilisés.

Les supports matériels de la piété et leur utilisation


Même en se replaçant dans le contexte de la piété «baroque» qui est celle
des xvne et xvme siècles, l'historien doit constater que les chrétientés asiati-
ques sont de grosses consommatrices de tous les supports concrets de la foi.
Nous le constatons dans tous les domaines, mais contentons-nous de prendre
quelques exemples.
L'eau bénite semble avoir un extraordinaire succès. Alexandre de Rhodes
en faisait des quantités lors des baptêmes, et ensuite le missionnaire avignon-
nais donnait un souvenir au catéchumène. Il s'agissait en général d'une
médaille, accompagnant le billet qui porte le nom chrétien du baptisé, qui
désormais abandonne son prénom vietnamien. Mais l'eau bénite qui reste
apparaît quelque peu «magique» aux yeux de la communauté chrétienne, si
l'on en croit le Père de Rhodes: « ils ont tant de respect pour l'eau bénite
qu'ils en viennent quérir dans un vase de porcelaine attaché à leur bras par un
beau bracelet. Ils en donnent à boire à tous les malades avec un merveilleux
succès; j'étais obligé, tous les dimanches, à bénir au moins 500 grands vases
de cette eau sacrée, pour satisfaire à leur dévotion» 3 .
Les chrétiens ne sont pas seuls à l'utiliser: les non-chrétiens en prennent
aussi, pour eux ou pour leurs buffles. Voyons ce que nous dit M. Bourgine,
des MEP, dans la province de Phu Yên au milieu du XVIIIe siècle: un «païen»
se plaignait de ce que les rats dévoraient ses grains; suivant le conseil des
chrétiens du village, il arrose sa parcelle d'eau bénite ... et les rats n'ont pas
reparu depuis. Il s'est, bien sûr, converti4 .
Les médailles et agnus dei apparaissent eux aussi très souvent. Les mis-
sionnaires les donnent, en général lors des baptêmes, puis les bénissent avec
solennité. Inséparables de la piété «baroque», les agnus dei sont de petits
médaillons de cire portant en relief un agneau; ils sont parfois en pain azyme.
La princesse Catherine du Tonkin, parente du chua Trinh, brodait des sachets

3 Alexandre de RHODES, Voyages et missions ... , p. 92.


4 journal de M. BOURGINE, Archives des MEP, rue du Bac: AME Cochinchine 800, province de Phu
Yên, année 1745, fol. 663.
70 JEAN-PIERRE DUTEIL

pour les contenir, au temps d'Alexandre de Rhodes. À Pékin, le Père Gaubil,


en 1732, réclame des médailles au Père Souciet, à Paris: « j'ai besoin de 400
ou 500 médailles et d'une centaine de petites images des apôtres, de St.
Joseph, de la Ste Vierge, de St. Jean Baptiste, je vous prie de me les procurer
par les vaisseaux» 5 .
Dans la première moitié du règne de Louis X.V, rares sont les navires fran-
çais qui touchent la Chine, et les rapports entre la Mission française et le Por-
tugal restent tendus. L'ironie du sort veut que la plupart de ces objets pieux
aient été transportés par les navires de la «voie d'Angleterre », dont le Père
Gaubil vante par ailleurs la régularité.
Ces images sont les mêmes dans les différentes provinces chinoises et
dans les deux «royaumes» des chua Trinh et Nguyên qui composent le Dai-
Viêt. Elles représentent le Christ: Christ-Sauveur en croix, Christ-Roi avec le
Globe; Jugement dernier. Puis la Vierge, saint Joseph, saint Jean-Baptiste,
saint Ignace; enfin, la Trinité et chacun des Apôtres. Elles sont expédiées
d'Europe en très grand nombre, par les soins de la Procure de chaque ordre
missionnaire: le Père Souciet, qui était bibliothécaire du collège Louis-le-
Grand et correspondant d'Antoine Gaubil, en rassemble 500 pour les expé-
dier par la Procure de la Compagnie de Jésus. Le journal du Tonkin, tenu régu-
lièrement par les prêtres des MEP, nous signale le naufrage d'un vaisseau à la
barre du Tonkin en 16866 . A l'intérieur se trouvait un envoi de la Procure de
Siam (Ayuthia): quatre coffres d'images et agnus, des chapelets, des crucifix et
une cave de vin de messe partiellement retrouvés sur le sable. Quelques
années plus tard, Ayuthia envoie un «balan» (navire à rames de type thaï)
avec une cargaison complète pour les prêtres du Tonkin. Entre autres, il
apporte 1000 médailles, plusieurs caisses pleines d'agnus, grands et petits, 24
«grosses» de chapelets, soit 24 fois douze douzaines ou 3456 chapelets; 18
crucifix «à la carmélite» et deux fers à hostie. Enfin des moules sont prévus
pour fabriquer de petits crucifix d'un doigt de haut 7 .
Tous ces objets semblent d'une grande efficacité pour la Mission, et il suf-
fit pour s'en convaincre de lire le journal du Tonkin de l'année 1690, s'adres-
sant à la Procure des Missions-Étrangères:« Nous souhaitons des agnus ou du
pain sacré auquel les Chrétiens ont grande dévotion. Il n'y en a pas un qui
n'en veuille avoir. Nous aurions besoin de plusieurs paquets de remèdes des
pauvres. Ils font des miracles en ces quartiers aussi bien qu'en Europe, mais
avec cette différence qu'ils font ici souvent des doubles miracles, procurant la

5 A. GAUBIL, Correspondance de Pékin, éd. R. SIMON, Genève, Droz, 1970, Doc. 113: lettre du l3 juin
1732, au Père Souciet, p. 315.
6 Archives MEP: AME Tonkin, 686, fol. 31 (déc.1686).
7 Archives MEP: AME Tonkin, 736, fol. 113.
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 71

guérison des âmes avec celle des corps, car les infidèles se voyant guérir si
promptement reçoivent incontinent la religion» 8 .
En Chine comme au Vietnam se développe l'artisanat et même le com-
merce des objets pieux chrétiens. Des fidèles, et même parfois des non-chré-
tiens, reproduisent des médailles pour les vendre au public chrétien. Sur ces
reproductions parfois naïves, les traits des personnages du Nouveau Testa-
ment apparaissent sinisés, ainsi que leurs vêtements. La Vierge en particulier,
Shengmu niangniang en chinois, se rapproche parfois dangereusement de
Guanyin. En fin de compte, les médailles pieuses remplacent, dans les com-
munautés chrétiennes, les amulettes porte-bonheur du taoïsme ou du boudd-
hisme.
Les chapelets, enfin, apparaissent très fréquents. Dans ce cas précis, le
chapelet chrétien se substitue au «chapelet» bouddhiste dont le principe est
exactement semblable.
Dès la fin du XVIIe siècle, les missionnaires et leurs nouvelles chrétientés
se trouvent confrontés à un danger inattendu: la contre-offensive des reli-
gions non chrétiennes par un brusque afflux d'objets pieux. C'est ce que cons-
tate, entre autres, le journal du Tonkin pour l'année 1694. Le même
phénomène avait été perçu peu auparavant par la Mission de Chine: « Le dia-
ble qui, comme dit Tertullien, est le singe de la divinité, ne pouvant souffrir
que le règne de jésus-Christ s'affermît de plus en plus sur les ruines du sien,
inspira à plusieurs prêtres des idoles de faire tous leurs efforts pour s'y
opposer:
l) en construisant de nouveaux temples( ... )
2) en envoyant des livres de prières et des chapelets aux dames du sérail
du roi et autres de grande qualité, afin de leur donner un nouveau zèle pour
le culte des idoles» 9 .
Ces objets pieux étaient d'ailleurs relativement dangereux pour les jeunes
chrétientés: toutes les relations de persécutions laissent à entendre que les
catéchistes ou les néophytes sont découverts par les «satellites» des manda-
rins grâce aux agnus, chapelets, images ... qu'ils découvrent. Or l'hostilité vis-
à-vis de la «nouvelle religion» se développe à la fin du xvne siècle.
Mais les chrétientés disposent déjà, à cette date, d'un atout d'importance:
la possession de reliques, dont certaines sont toutes récentes.

8 Archives MEP: AME Tonkin, 681, fol. 204,]ournal du Tonkin, année 1690.
9 Archives MEP: AME Tonkin, 665, fol. 327,]ournal du Tonkin, année 1694.
72 JEAN-PIERRE DUTEIL

Nouveaux martyrs et nouvelles reliques


Aux commencements de l'évangélisation des diverses contrées d'Extrême-
Orient, les reliques viennent bien sûr d'Occident. Elles sont parfois laissées
par les premiers Missionnaires eux-mêmes; le cas le plus connu est celui de
François-Xavier, mort en 1552 dans l'îlot de Xangchuan, face à Canton dont
l'entrée lui était restée interdite. Le corps du saint a été de suite considéré
comme relique: transporté à Goa dans l'église du Born-Jesus, il y est resté
jusqu'à nos jours, à l'exception du bras droit, détaché pour être placé à Rome,
à la Curie généralice des Jésuites. La tradition veut que le corps soit resté
incorruptible en dépit du climat tropical. Goa est devenu, dès le XVIIe siècle,
un lieu de pèlerinage, mais davantage pour les Portugais que pour l'Extrême-
Orient chrétien.
À la fin du xvne siècle, le besoin de mettre en place des évêchés et une
hiérarchie épiscopale se fait sentir: on ne peut laisser l'évangélisation au
«monopole» de quelques ordres religieux et à celui du Portugal. On sait que
cette tâche ingrate a été l'œuvre de deux vicaires apostoliques, nommés évê-
ques in partibus: François Pallu et Pierre Lambert de la Motte. Ce n'est pas ici
notre propos; en revanche, c'est lors de la fondation des évêchés d'Extrême-
Orient qu'il apparaît nécessaire de faire venir des reliques: la consécration
d'une église nécessite leur inclusion sur ou sous l'autel, depuis le second con-
cile de Nicée. Ainsi, lorsque le Tonkin est constitué en évêché, le texte du
synode du Tonkin 10 signale que l'on a décidé d'apporter des reliques de Rome,
avec la patente qui leur permet d'être exposées. Ce sont des reliques de saint
Julien, transférées à l'église de la Résurrection de Thang Long, l'actuelle
Hanoi, et de saint Milite pour l'église de la Nativité, à Hanoi également. En
même temps est choisi un patron: il s'agit de saint Joseph pour le Tonkin.
Mais ces reliques ont été «importées» d'Europe. Or, dès le XVIIe siècle, les
chrétientés d'Extrême-Orient fournissent à leur tour des reliques. Leur nom-
bre est d'ailleurs proportionnel à celui des martyrs et des persécutions
antichrétiennes: après le japon au début du siècle, ce sont le Tonkin et la
Cochinchine, les «Royaume du Nord» et «Royaume du Sud» formant le Dai-
Viêt, qui comptent le plus de martyrs. La Chine vient ensuite, et le Siam, à la
fois très tolérant et imperméable à la prédication chrétienne, ne déplore
aucune persécution et n'enregistre pas de martyrs.
Un exemple connu est celui d'André, catéchiste du Père Alexandre de
Rhodes. Son martyre a fait l'objet d'un opuscule du Père de Rhodes, La glo-
rieuse mort d'André, édité en 1653 à Paris. Il relate comment, en juillet 1644,
10 Archives MEP: AME Tonkin, 663: Texte du synode du Tonkin, foL 25, correspondant à la constitu-
tion du Tonkin en évêché.
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 73

Rhodes poursuivait sa mission en dépit des interdictions officielles. Le jour, il


évangélise en bateau avec une poignée de catéchistes, ne rentrant à la rési-
dence du Quang Nam que rarement. Or il semble qu'il ait été dénoncé, et le
Gouverneur (phu) de cette province, qui correspond à l'arrière-pays du port
de Da Nang, vient faire une perquisition à la résidence. Il ne trouve que le
jeune catéchiste André, âgé de dix-neuf ans, resté pour soigner ses confrères
malades. Il est bien sûr arrêté et accusé d'être chrétien et, surtout, propagateur
de la «nouvelle religion»; c'est le Ongghê bô, «mandarin de la douane» chargé
des délits en rapport avec l'étranger, qui le fait condamner à mort. On
l'emmène sur le lieu des supplices, à deux kilomètres de Tourane (Da Nang),
chargé de la cangue vietnamienne, en forme d'«échelle», c'est-à-dire formée
de quatre rondins entrecroisés qui enserrent le cou et pèsent sur les épaules.
Rhodes est présent, ayant été finalement admis sur le lieu du supplice. Or le
moment fatal révèle à l'assistance la sainteté du martyr. Laissons parler La glo-
rieuse mort d'André: «(un coup de sabre) lui coupa tellement le gosier que la
tête tomba sur le côté droit, ne tenant plus qu'à un peu de peau. Mais j'enten-
dis fort distinctement qu'en même temps que la tête fut séparée du cou, le
sacré nom de Jésus, qui ne pouvait plus sortir par la bouche, sortit par sa
plaie; et en même temps que l'âme vola au ciel, le corps tomba en terre» 11 .
Alexandre de Rhodes prend alors la relique: «nous la fermâmes dans une
belle caisse, ramassâmes tout son sang, fîmes des funérailles non pas magnifi-
ques mais certes dévotes à ce saint martyr». Puis il envoie le corps à Macao,
sur un bateau portugais, dans un cercueil hermétique à la mode sino-vietna-
mienne. Là, le collège des Jésuites reçoit la dépouille, tandis qu'il conserve la
tête avec lui, dans une caisse également obturée par un vernis, et, définitive-
ment banni du Dai-Viêt, reprend le chemin de l'Europe; il n'arrive à Rome,
toujours porteur de la précieuse tête d'André, qu'en 1650, après avoir été
retardé par les Hollandais. Comme en Europe, le miracle accompagne le mar-
tyre, et nous voyons se constituer une trilogie martyre-miracle-relique; dans
ce cas précis, la tête du martyr devait d'abord convaincre non les païens, mais
la papauté de la qualité des chrétiens du Dai-Viêt.
Le XVIIIe siècle voit se développer la quête des reliques. La persécution
antichrétienne devient importante en Chine, et plus encore au Dai-Viêt où
elle concerne les deux royaumes: au nord, elle est permanente sous les chua
Trinh. Le Sud (Nam Ky, «Cochinchine» pour les Européens) est plus tolérant
jusqu'en 1750, où Vô Vuong déclenche les hostilités. La chrétienté vietna-
mienne ne connaît guère que trente ans de paix religieuse, correspondant à
l'époque de Mgr Pigneaux de Behaine et Gia Long (règne: 1802-1819). Après

11 Alexandre de RHODES, Laglorieuse mort d'André ... , p. 61.


74 JEAN-PIERRE DUTEIL

quoi ses successeurs, Minh Mang, puis Thiêu Tri et Tu Duc reprennent la
politique antichrétienne.
Les martyrs sont donc nombreux: pour le seul règne de Minh Mang
(1820-1840), au moins dix-neuf prêtres européens ou vietnamiens, dix caté-
chistes et un nombre plus important de chrétiens parmi lesquels il est difficile
de distinguer les véritables martyrs des paysans assimilés à des rebelles.
Désormais, de manière systématique, les chrétiens cherchent à s'emparer de
reliques des suppliciés, généralement du sang, y compris celui qui imbibe la
terre ou des chiffons, mais jamais de fragments de leur corps. On récupère le
sang ou la terre qui a été au contact de la dépouille pour en faire des poudres
ou des dilutions utilisées ensuite comme médicaments, tant par les chrétiens
que par les autres Vietnamiens. Prenons le cas d'Emmanuel Triêu, prêtre
annamite décapité dans la zone contrôlée par les «révoltés» Tây Son, le 17
septembre 1798. À midi, heure du supplice, les chrétiens se précipitent pour
recueillir sa tête, son corps et son sang; ils emportent même la terre ensan-
glantée. Les restes sont déposés dans l'église de la chrétienté de Duong Son;
quelques années plus tard, Mgr Labartette, vicaire de Cochinchine, fait exhu-
mer ces restes afin qu'ils soient exposés à la vénération des fidèles. Dans ce cas
précis, les autorités mandarinales, absorbées par les combats contre les trou-
pes de Nguyên Anh, futur Gia Long, ont laissé faire les chrétiens qui ont sou-
doyé les bourreaux et soldats présents.
Au XIXe siècle, les mandarins des Nguyên sont plus attentifs à éviter la
dévotion chrétienne vis-à-vis des reliques. Philippe Minh, prêtre de la
Cochinchine occidentale, est décapité sous Tu Duc, le 3 juillet 1853. Cette
fois, les soldats de garde ont reçu des instructions précises: la tête du
«maître» sera jetée dans le fleuve (en l'occurrence, la Rivière des Parfums, qui
passe à Huê) par l'un d'eux, afin d'éviter que les chrétiens ne viennent la récu-
pérer. Considéré du point de vue vietnamien, ce traitement est infâmant: les
«âmes» correspondant à la tête ne pourront jamais rejoindre celles du corps,
et ne pourront bénéficier d'aucune forme de culte. Cette sévérité excessive, ou
peut-être le rationalisme propre aux lettrés, incitent le Gouverneur à fermer
les yeux et à laisser les chrétiens offrir trois ligatures de sapèques au soldat de
garde, qui leur remet la tête de Philippe Minh. L'un d'eux, un nommé
Phuong, rachète cette tête: la foule, chrétienne ou non, trempe des linges
dans le sang du martyr afin d'en faire des «reliques» à caractère miraculeux,
voire de simples médicaments.
Après discussions, les autres chrétiens finissent par enlever le corps, le
placent dans un cercueil, puis ils arrivent à convaincre Phuong de les laisser
réunir la tête au reste du corps. Une dispute s'élève pour savoir s'il convient
de le ramener dans l'église qu'il desservait ou dans son village natal, la chré-
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 75

tienté de Cai Nhum. C'est finalement la commune d'origine qui l'emporte. Là,
tous peuvent constater le caractère miraculeux de la relique: placé sous un
arbre, le cercueil lui communique un halo de lumière surnaturelle; les tissus
de coton qui avaient enveloppé la tête remplissent eux-mêmes d'une éclatante
lumière la maison du pieux Luc Lê 12 . Par rapport à ce qui se passe dans les
chrétientés européennes d'Occident ou d'Orient, on reste frappé par le res-
pect que portent les chrétiens au cadavre: ils veillent à le laisser dans son inté-
grité, peut-être parce que la notion d'âme unique n'a pas encore imprégné les
mentalités; la prédication des missionnaires, y compris Alexandre de Rhodes,
n'insistait d'ailleurs pas sur la question des «âmes» multiples, encore mal
connue. Dans les églises et chapelles, les reliques deviennent fréquentes, sous
forme de fragments de tissus ou sachets de terre; le vicaire apostolique,
lorsqu'ille peut, «officialise» leur sainteté, en général par ostension.
Un autre aspect étonnant, en ce qui concerne la multiplication des reli-
ques en Extrême-Orient, est leur succès tant vis-à-vis des chrétiens que des
non-chrétiens. Au début de l'année 1721, l'empereur Kangxi est en désaccord
avec Rome au sujet de l'affaire des «rites chinois»: en signe de bonne volonté,
il demande au légat Mezzabarba, venu décrisper la situation, une relique. Le
légat lui apporte effectivement un morceau de la Vraie Croix dans un reli-
quaire cruciforme, de cristal et d'argent 13 . D'origine mandchoue, Kangxi était
un adepte du bouddhisme tibétain et avait toujours vénéré les reliques: il est
difficile de déterminer dans quelle mesure celles de la Vraie Croix étaient
pour lui un objet de curiosité, ou un talisman efficace. Elles étaient en tous cas
un facteur de rapprochement entre Rome et Pékin.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la vénération de reliques n'a rien d'une nou-
veauté en Extrême-Orient, et n'apparaît même pas comme un phénomène
spécifiquement chrétien. À la limite, leur usage a pu contribuer à renforcer
l'idée que le christianisme était une variante occidentale du bouddhisme chez
beaucoup de Chinois ou de Vietnamiens. La multiplication des martyres, au
XVIIIe et au début du XIXe siècle surtout, provoque la multiplication de reli-
ques qui ne répondent peut-être pas toutes à ce que souhaiterait l'Église
romaine: mais elles constituent, au même titre que les innombrables objets

12 Archives MEP: AME Cochinchine 765-66; repris dans un petit opuscule collectif, sans nom

d'auteur: Le clergé annamite et ses prêtres martyrs, Paris, impr. des MEP, 1925, p. 23. La synthèse la
plus récente sur les persécutions antichrétiennes du XIx• siècle est celle de Guy-Marie OURY, I.e Viet-
nam des martyrs et des saints, Paris, I.e Sarment/Fayard, 1988, p. 105-135.
13 Archives des Affaires-Étrangères, Mémoires et Documents, Indes-Orientales, III (1664-1733), p. 60.
76 JEAN-PIERRE DUTEIL

pieux que répandent les missionnaires et leurs catéchistes, un puissant facteur


de cohésion des chrétientés. Leur succès déborde même ce cadre et contribue
parfois à préparer l'intégration du christianisme dans l'amalgame complexe
des «trois religions» chinoises.
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 77

ANNEXE

-Sources:
Les sources utilisées proviennent des archives des ordres et congrégations missionnaires, notamment:
1) Les Archives de la Compagnie de jésus en France, à Vanves, ainsi que les imprimés des jésuites
des XVII•-XVIn• s. (Bibl. des Fontaines, Chantilly).
2) Les Archives des Missions-Étrangères de Paris (M.E.P.), rue du Bac: AME Tonkin et Cochinchine,
couvrant toute la période 1680-1850.
3) Les sources imprimées d'origine diverse de la Bibliothèque de l'Office Pontifical des Missions, rue
Monsieur. Parmi ces sources imprimées, citons:
Philippe de MARINI, Histoire nouvelle et curieuse des royaumes de Tonkin et de Lao, Paris, 1666.
Antoine GAUBIL, Correspondance de Pékin, 1722-1759, éd. R. Simon, Genève, 1970.
Niccolo LONGOBARDO [Nicolas LoMBARD], Nouveaux advis du Grand Roiaume de la Chine, Paris, 1602.
Alexandre de RHODES, Divers voiages et Missions du P. Alex. de Rhodes en la Chine et autres Roiaumes de
l'Orient. .. , Paris, 1653.
A. de RHODES, La glorieuse mort d'André, catéchiste de la Cochinchine, qui a le premier versé son sang pour
la querelle de].-C. en cette nouvelle Église, Paris, 1653.
A. de RHoDES, Histoire de la vie et de la glorieuse mort des S. Pères de la Compagnie de jésus qui ont souf-
fert dans le japon, avec trois séculiers, en l'année 1643... , Paris, 1653.
joseph TISSANIER, Relation du voyage du P. joseph Tissanier. .. depuis la France jusqu'au Royaume du
Tunquin; avec ce qui s'est passé de plus mémorable dans cette Mission durant les années 1658, 1659 et
1660, Paris, 1663.
- Travaux contemporains:
H. BERNARD, «Pourquoi l'expansion chrétienne a-t-elle échoué en Indochine au XVIe s.?», Revue
d'Histoire des Missions, 12, 1935 , p. 386-406.
H. BERNARD, Sagesse chinoise et philosophie chrétienne, Tientsin, 1935.
H. BERNARD-MAiTRE, «La découverte du Bouddhisme», France-Asie (Saigon), 100, 1949.
Présence du Bouddhisme, éd. R. DE BERVAL (recueil de 34 articles réédités), Paris, Gallimard, 1987.
L. CADIÈRE, Croyances et pratiques religieuses des Vietnamiens, Paris-Saigon, EFEO, 1955-57.
H. CHAPPOUUE, Rome et les missions d'Indochine au XVII' siècle, Paris, Bloud et Gay, 1943.
]. DEHERGNE, Les chrétientés de Chine de la période Ming, 1581-1650, Monumenta serica, XVI, I, 1957.
H. DoRE, Manuel des superstitions chinoises, Shanghai, 1926; rééd. Paris-Hong Kong, 1970.
Quang Chinh Do, La mission au Vietnam d'Alexandre de Rhodes avignonnais, 1624-1630 et 1640-1645,
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].-P. DVTEIL, Le Mandat du Ciel, Paris, Arguments, 1994.
]. GERNET, Chine et christianisme. Action et réaction, Paris, Gallimard, 1982.
D. LANCASHIRE, « Buddhist reaction to Christianity in Late Ming China», journal of the Oriental Society
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Les reliques, une affaire de foi
Les justifications du culte des reliques
dans le haut Moyen Âge
jean-Marie SANSTERRE

Une nuit, à Strasbourg, le vénérable prêtre gardien de la cathédrale dédiée à


la Vierge fut troublé dans ses prières par un bruit de tonnerre et un vent vio-
lent qui secoua le toit de l'église. Bientôt le toit s'ouvrit et le prêtre vit descen-
dre trois hommes inondés de lumière, revêtus d'habits blancs, le corps plus
blanc que la neige, la tête plus blanche que le lait. Ces personnages allèrent
prier devant l'autel de Marie, puis devant ceux dédiés à saint Paul, à saint
Pierre, à saint Michel et à la Croix, et à saint jean-Baptiste enfin. Une fois leurs
dévotions accomplies, ils repartirent vers le ciel. Par la suite, le prêtre apprit
qu'en ce temps-là saint Boniface avait été tué par les Frisons. En route vers le
ciel, le saint, entouré de deux compagnons, avait voulu visiter le sanctuaire de
la Vierge 1.
Le récit achève le long poème qu'Ermold le Noir, exilé à Strasbourg, com-
posa vers 827 en l'honneur de Louis le Pieux pour rentrer en grâce. Il prend
position dans un débat d'actualité, comme le prouve ce commentaire: «Les
habitants du ciel invoquent aussi, sur terre, par la prière ceux dont ils voient
plus souvent les âmes devant Dieu. Quel ignorant, ayant perdu l'esprit, sou-
tient-il qu'il ne faut pas vénérer ici-bas, comme il se doit, les corps des saints
pères, puisque c'est Dieu qui est vénéré à juste titre dans ses chers serviteurs
dont les prières nous font gagner les hauteurs du ciel?». Et Ermold d'ajouter,
faisant allusion à son espoir d'être rappelé d'exil: «Pierre n'est pas Dieu, mais
je crois que, par la prière de Pierre, je pourrai être libéré du châtiment de ma
faute» 2 .
C'est là une intervention originale dans la polémique soulevée par l'atti-
tude de l'évêque Claude de Turin, auquel on reprochait non seulement de

1 ERMOLD LE NOIR, In honorem Inudovici christianissimi Cœsaris Augusti, v. 2564-2621, éd. E. FARAL,
Paris, 19642 (Les classiques de l'histoire de France au Moyen Âge, 14), p. 194-198.
2 Ibid., v. 2592-2599, p. 196; cf. p. 197, n. 2.
82 JEAN-MARIE SANSTERRE

pousser jusqu'à l'iconoclasme la lutte contre le culte des images dans son dio-
cèse, mais aussi de s'en prendre à la vénération de la croix, à celle des reliques,
au pèlerinage à Rome et, sur un plan plus large, de nier l'intercession des
saints3 .
Vers 825, Claude avait adressé à son principal accusateur, Théodémir,
abbé de Psalmody près de Nîmes, un long Apologeticum atque rescriptum dont
on a conservé seulement un bref extrait\ outre quelques mots qui seront évo-
qués plus loin5 . Réalisé sur l'ordre de Louis le Pieux, l'excerptum servit de base
à deux réfutations composées pour l'essentiel indépendamment l'une de
l'autre, des Responsa rédigés vers 827 par l'Irlandais Dungal, qui enseignait
alors à Pavie, après avoir vécu à Saint-Denis 6 , et le De cultu imaginum de jonas,
évêque d'Orléans. Ce dernier avait interrompu son travail, déjà bien avancé, à
la mort de Claude en 827 et il ne l'avait repris et publié que vers 840 7 .
Sans revenir sur la discussion relative aux images et à la croix, je voudrais
m'arrêter aux justifications de la vénération des reliques et de l'intercession
des saints qui occupent une large place dans les réfutations de Dungal et de
jonas. Malgré leurs incontestables limites, elles ont d'autant plus d'intérêt

3 Outre les articles d'A. BouREAu et de M. VAN UYIFANGHE cités infra, n. 9 et 10, on verra notamment
G. SERGI, «Claudio», Dizionario biografico degli Italiani, 26, 1982, p. 158-161, et, en dernier lieu,
M. GoRMAN, «The Commentary on Genesis of Claudius of Turin and Biblical Studies under Louis
the Pious »,Speculum, 72, 1997, p. 279-328 (p. 279-286) ; ]. VAN BANNING, «Claudius von Turin als
eine extreme Konsequenz des Konzils von Frankfurt », Das Frankfurter Konzil von 794, Kristallisa-
tionspunkt karolingischer Kultur, éd. R. BERNDT, Mayence, 1997, II, p. 731-749.
4 Excerptum de l'Apologeticum atque rescriptum Gaudii episcopi adversus Theutmirum abbatem, éd. E.

DûMMLER, MGH, Epist., IY, Berlin, 1895, p. 610-613.]. VAN BANNING, «Claudius von Turin», p. 58-59,
reprend la thèse de P. BELIET, «El liber de imaginibus sanctorum bajo el nombre de Agobardo de Lyon
obra de Claudio de Turin», Analecta Sacra Tarraconensia, 26, 1953, p. 151-194, selon laquelle le De
imaginibus sanctorum constituerait une partie de l'Apologeticum. Mais il ne discute pas la réfutation con-
vaincante de cette thèse parE. BoSHOF, Erzbischof Agobard von Lyon. Leben und Werk, Cologne-Vienne,
1969 (Kolner historische Abhandlungen, 17), p. 153-157, et par L. VAN AcKER, Agobardi Lugdunensis
opera omnia, Turnhout, 1981 (Corpus Christianorum, CM 52), p. XXN-XXXIII.
5 Infra n. 16 et texte correspondant.
6 DUNGAL, Responsa contra perversas Gaudii Taurinensis sententias, PL, 105, col. 465-530. Cf. K. Gurn,
Guibert von Nogent und die hochmittelalterliche Kritik an der Reliquienverehrung, Ottobeuren, 1970 (Stu-
dien und Mitteilungen zur Geschichte des Benediktiner-Ordens, 21. Erganzungsband), p. 25-29;
M. FERRARI, «ln Papia conveniant ad Dungalum», Italia medioevale e umanistica, 15, 1972, p. 1-52;
EAD., «Dungal», Dizionario biografico degli Italiani, 42, 1993, p. 11-14; C. LEoNARD!, «Gli irlandesi in
Italia. Dungal ela controversia iconoclastica», Die Iren und Europa imfrüheren Mittelalter, éd. H. LOWE,
Stuttgart, 1982, II, p. 746-757; C. M. CHAZELLE, The Cross, the Image, and the Passion in Carolingian
Thought and Art, Diss. Yale, 1985 (University Microfilms International), p. 227-236; D. E APPIEBY,
«Holy relie and holy image : saints' relies in the western controversy over images in the eighth and
ninth centuries», Word & Image, 8, 1992, p. 333-343 (p. 337-338); voir aussi infra n. 9.
7 jONAS D'ORLÉANS, De cultu imaginum libri tres, PL, 106, col. 305-388. Cf. K. Gurn, «Guibert von

Nogent», p. 29-32; C. M. CHAZELLE, «The Cross, the Image», p. 239-251; D. F. APPIEBY; «Holy
relie», p. 338-339; A. DUBREUCQ,]onas d'Orléans. Le métier de roi, Paris, 1995 (Sources chrétiennes,
407), p. 9-42 («Jonas d'Orléans et son temps», en particulier p. 31-33); voir aussi infra n. 9.
Les justifications du culte des reliques 83

qu'il faut attendre le début du xne siècle, dans un contexte culturel bien plus
favorable à la réflexion théorique, pour trouver deux traités - les deux seuls
du Moyen Âge - consacrés proprement au culte des reliques, ceux de Thiofrid
d'Echternach et de Guibert de Nogent8 .
Afin de bien saisir la portée du débat, on doit s'interroger brièvement au préa-
lable sur ce qu'étaient réellement les vues de Claude de Turin en la matière.
Il y a une dizaine d'années, Alain Boureau s'est efforcé de montrer que
Dungal et jonas avaient faussement imputé à Claude un mépris des reliques
et un refus de l'intercession des saints, soit pour l'exclure de la communauté
franque, soit parce qu'ils craignaient que son radicalisme, «réduisant au mi-
nimum la médiation matérielle du sacré», tout en restant - selon Boureau -
dans les limites de l'orthodoxie comme Agobard de Lyon, ne le mène en fin
de compte à la condamnation du culte des reliques 9 . Marc Van Uytfanghe est
revenu tout récemment sur la question 10 . À ses yeux, il y avait chez Claude
plus qu'un simple raidissement. Confrontant une série de témoignages di-
rects et indirects, il conclut à «l'existence, en marge du grand courant rigoris-
te mais orthodoxe de l'époque carolingienne, d'un courant de pensée sous-
jacent, latent, réticent devant le culte des saints comme tel. Claude de Turin
en fut le représentant le plus connu et le plus redouté, parce que, avec lui, ce
courant revint vraiment à la surface. D'autres sympathisants sont restés plus
discrets; les sources ne les évoquent qu'indirectement ou vaguement (. .. ),
comme si ces doutes ou critiques se chuchotaient seulement» 11 . Ainsi - pour
ne reprendre que l'essentiel- sait-on par Alcuin, vers 800, que certains dou-
taient en secret que les âmes des apôtres, des martyrs et des autres parfaits
pussent être reçues dans le royaume céleste avant le jugement demier 12 . Marc
Van Uytfanghe rapproche cette allusion d'un passage du prologue de Dungal
parlant de ceux (au pluriel, bien que Claude soit le premier visé) qui affir-
ment que les saints après leur mort n'aident personne, ne secourent personne
par leur intercession, ignorent ce qui se passe sur terre, et qu'il n'y a pas lieu
de vénérer leurs reliques, pas plus qu'on ne le fait pour des ossa vilissima 13 .

8 Cf. M. C. FERRARI, « Lemmata sanctorum. Thiofrid d'Echternach et le discours sur les reliques au
xn• siècle», Cahiers de dvilisation médiévale, 38, 1995, p. 215-225; K. GuTH, «Guibert von Nogent»
et l'article du chanoine H. I'u..TEIJ.E dans le présent volume.
9 A. BouREAu, «Les théologiens carolingiens devant les images. La conjoncture de 825», Nicée II.
Douze siècles d'images religieuses, éd. E BŒSPLUG, N. LossKY, Paris, 1987 (Cerf Histoire), p. 247-262
cE. 250-261).
1 M. VAN UYIFANGHE, «le culte des saints et la prétendue 'Aufklârung' carolingienne», Le culte des

saints aux IX"- XIII< siècles, éd. R. FAVREAU, Poitiers, 1995 (Civilisation Médiévale, 1), p. 151-166
Cp. 162-165).
l Ibid., p. 165.
12 ALCUIN, Epist., 139, éd. E. DüMMLER, MGH, Epist., IV, Berlin, 1895, p. 221, l. 27-28.
13 DUNGAL, Responsa, col. 465D-466A.
84 JEAN-MARIE SANSTERRE

L'interprétation de Van Uytfanghe s'avère d'autant plus séduisante qu'on


peut la mettre en rapport avec de récentes observations de Gilbert Dagron et
de Vincent Déroche sur l'existence de doutes du même genre dans le monde
byzantin, résultant là aussi des incertitudes du christianisme ancien sur le
sort des âmes dans l'attente du dernier jour 14 . Or, cette interprétation se trou-
ve confirmée par une très brève réflexion de Claude citée par Dungal, mais
restée inaperçue dans ce contexte 15 , car elle n'a pas été reprise dans l'excerp-
tum bien qu'elle s'y intègre parfaitement. À propos des pèlerinages à Rome,
Claude observe que «de là, Pierre ne sait rien et ne peut apporter aucun se-
cours ni aucune aide» 16 . L'évêque de Turin mettait réellement en cause la ca-
pacité des saints d'intervenir après leur mort en faveur des fidèles qui les
priaient notamment auprès de leurs reliques.
Dans leurs apologies de l'intercession des saints et de la vénération de leurs
reliques, Jonas et Dungal se bornent pour l'essentiel- si l'on excepte certaines
considérations de l'évêque d'Orléans sur les pèlerinages 17 - à compiler des té-
moignages patristiques en les reliant par un peu de prose de leur cru, particu-
lièrement réduite chez Dungal 18 . Communes ou non aux deux œuvres, les
citations de Jérôme et d'Augustin occupent une large place. Jérôme offrait une
polémique toute faite contre un détracteur de l'intercession des saints et de la
dévotion envers leurs reliques, le prêtre Vigilance de Calagurris 19. Augustin, qui

14 G. DAGRON, «L'ombre d'un doute: l'hagiographie en question, VI•-x1• siècle», Dumbarton Oaks
Papers, 46, 1992, p. 59-68 (p. 61-68); V. DÉROCHE, «Pourquoi écrivait-on des recueils de miracles?
L'exemple des Miracles de saint Artémios», Les saints et leur sanctuaire à Byzance. Textes, images et
monuments, éd. C.]OLNET-LÉVY, M. KAPLAN, ].-P. SODINI, Paris, 1993 (Byzantina Sorbonensia, 11),
p. 95-116 (p. 110-114). Pour l'Antiquité tardive, cf. M. VAN UITFANGHE, «L'essor du culte des saints
et la question de l'eschatologie», Les fonctions des saints dans le monde ocddental aii'-XIIf siècle),
Rome, 1991 (Collection de l'École Française de Rome, 149), p. 91-107.
15 Alors qu'elle avait été signalée par M. FERRARI, «In Papia ... », cité supra n. 6, p. 10, pour montrer
que Dungal eut peut-être en mains le texte intégral de l'Apologeticum.
16 DUNGAL, Responsa, col. 497A : ... cum Petrus nihil inde sdat nec valeat succurrere, neque adjuvare.
Cf. excerptum de l'Apologeticum, cité supra n. 4, p. 612, 1. 43- p. 613, 1. 8.
17 joNAS, De cultu imaginum, surtout col. 365D-371D.
18 Il serait trop long et, somme toute, peu utile dans le cadre de cette esquisse de signaler tous les
passages en question. j'en donnerai plus loin des exemples significatifs. Pour le reste, on pourra
s'aider des précieuses listes de M. FERRARI, «ln Papia ... », p. 23-32, cf. aussi p. 16-18 (additions
~J'P?rtées par Dung~! en. appendice à son propre ~emp~ire des ~sponsa). .
]EROME, Contra Vigtlanttum, PL, 23, col. 353-368, ID., Eptst., 109, ed.]. lABoURT, V, Pans, 1955 (Col-
lection Guillaume Budé), p. 202-206. Cf.]. FONTAINE, «Société et culture chrétiennes sur l'aire circum-
pyrénéenne au siècle de Théodose», Bulletin de littérature ecclésiastique, 75, 1974, p. 241-282 (p. 264-
265, 278-279); M. MASsiE, «Vigilance de Calagurris face à la polémique hiéronymienne. Les fonde-
ments et la signification du conflit», Bulletin de littérature ecclésiastique, 81, 1980, p. 81-108.
Les justifications du culte des reliques 85

ne s'était converti que tardivement au culte des reliques 20 , s'avérait d'autant


plus nécessaire que Claude, selon ses propres dires, en avait fait beaucoup
d'usage21 . L'excerptum ne mentionne toutefois que l'argument tiré d'une phrase
du De Trinitatc 2 , isolée de son contexte, une réflexion sur l'âme: pour Augus-
tin, la raison de l'amour des chrétiens envers, par exemple, l'apôtre Paul ne sau-
rait être la croyance au fait qu'il a été un homme, parce qu'il ne l'est plus, son
âme ayant été séparée de son corps. Ce que nous aimons vit encore ; c'est l'âme
juste23 . jonas, en replaçant la phrase dans son contexte, et Dungal, en la nuan-
çant par d'autres extraits, répondent à Claude que le propos ne condamnait
nullement la recherche de l'intercession de l'apôtre auprès de son tombeau.
Tous deux se refusent à y voir la moindre contradiction avec les autres témoi-
gnages de l'illustre docteur cités dans leurs traités24 . Aux morceaux choisis de
jérôme et d'Augustin, jonas ajoute un passage des Dialogues de Grégoire le
Grand et quelques citations des homélies de jean Chrysostome25 , tandis que
Dungal fait appel à la lettre d'Ambroise de Milan sur l'invention des corps des
martyrs Gervais et Protais, à quelques vers de Venance Fortunat et à de longs ex-
traits des poèmes de Paulin de Nole et de Prudence en l'honneur de rru1rtyrs26 .
Ces choix paraîtront peut-être assez limités. Mais on n'oubliera pas qu'il
s'agit seulement d'une partie des textes rassemblés dans des ouvrages qui ne
se limitent pas à la question envisagée ici. D'autre part, il faut savoir qu'outre
le Contra Vigilantium, écrit du reste avec précipitation, sans un véritable effort
de réflexion théologique 27 , il n'existait en latin qu'un seul traité sur le culte
des reliques, le De laude sanctorum composé à la fin du IV: siècle, un peu
avant celui de jérôme, par l'évêque Victrice de Rouen28 . Son absence n'étonne
guère :la diffusion de l'ouvrage fut très limitée; en outre, son argumentation
philosophico-théologique est assez compliquée, et rendue plus ardue encore
par une formulation parfois obscure, qui visait surtout à exalter la possession

20 P. COURCEllE, Recherches sur les Corifessions de saint Augustin, Paris, 19682 , p. 139-153 ; V. SAXER,

Morts, martyrs, reliques en Afrique chrétienne aux premiers siècles. Les témoignages de Tertullien, Cyprien
et Augustin à la lumière de l'archéologie africaine, Paris, 1980 (Théologie historique, 55), p. 240-279,
290-291, 295-296.
21 Excerptum de l'Apologeticum, p. 613, l. 15.
22 Ibid., p. 613, l. 15-20 ; cf. n. suivante.
23 AuGUSTIN, De Trinitate, VIII, VI, 9, Paris, 1955 (Bibliothèque augustinienne), p. 46.
24 jONAS, col. 383C-384D; DUNGAL, col. 498B-501A.
25 joNAS, col. 373C-D (Grégoire le Grand), 327C-328B, 372C-373C, 379A-C Qean Chrysostome).
26 DUNGAL, col. 475C-477B (Ambroise), 474D-475C, 510A-519D (Paulin), 519D-525B (Prudence),

525B-D (Fortunat). Pour d'autres citations des trois poètes, dans un contexte différent, cf. M. FER·
RARI, «ln Papia ... »,p. 31-32.
27 M. MASSIE, «Vigilance», cité supra n. 19, p. 93-94, 105-106.
28 Éd. R. DEMEULENAERE, Turnhout, 1985 (Corpus Christianorum, SL 64), p. 53-93. On ajoutera à la

bibliographie de cette édition A. SOLIGNAC, «Victrice de Rouen», Dictionnaire de spiritualité, 16, 1994
(fasc. 102-103, 1992), col. 562-568.
86 JEAN-MARIE SANSTERRE

et à justifier la vénération de petites parcelles de reliques. On notera, du reste,


que les explications savantes, comme celles fondées sur «la solidarité mysti-
que qui unit le Christ médiateur aux membres du corps dont il est la tête» 29 ,
ne retiennent généralement pas l'attention de nos auteurs 30 . Le dossier ras-
semblé devait leur paraître amplement suffisant pour prouver l'essentiel, l'ap-
partenance du culte des reliques à la tradition de l'Église 31 . Montrer que
Jérôme opposait déjà à Vigilance la pratique des empereurs chrétiens, de tous
les évêques et de tous les fidèles 32 , répliquer à Claude par les paroles mêmes
des Pères, faire de lui l'émule d'hérétiques condamnés par eux33 , écouter,
comme l'observe Dungal, «des saints encore vivants dans la chair prier avec
beaucoup de dévotion des saints morts par leur corps mais vivant et régnant
avec le Christ, afin qu'ils daignent intervenir pour eux auprès du Seigneur» 34 ,
voilà qui ne devait pas manquer d'efficacité selon les critères d'une époque où
l'opinion personnelle comptait bien moins que le recours aux autorités 35 .
Au prix d'un coup de pouce qu'on avait peut-être déjà donné avant lui,
Jonas applique au culte des reliques une justification de la cura mortuorum
proposée par Augustin dans un contexte qu'il se garde cette fois de repren-
dre36. Après avoir observé que tout ce qui touche aux soins funèbres sert à
consoler les vivants plutôt qu'à soulager les morts, Augustin estime que ce
n'est pas une raison pour dédaigner et abandonner les corps des défunts. «Si,
dit-il, le vêtement d'un père, son anneau ou tout autre objet est d'autant plus
cher à ses enfants que leur amour filial est grand, il ne faut en aucune manière
avoir du mépris pour le corps qui nous est beaucoup plus intimement uni
que n'importe lequel de nos vêtements» 37 . Le glissement de sens vers l~s reli-

29 Sur ce thème et, de façon plus générale, le commentaire théologique du culte martyrial dans le
christianisme ancien, cf. Ch. PIÉTRI, «L'évolution du culte des saints aux premiers siècles chrétiens :
du témoin à l'intercesseur», Les fonctions des saints, cité supra n. 14, p. 15-36 (p. 30-36). Pour les
justifications patristiques, l'article de P. SÉJOURNÉ, «Reliques», Dictionnaire de théologie catholique, 13,
1937, col. 2312-2376 (col. 2318-2346) garde son utilité.
30 Le passage d'Ambroise signalé par Ch. PIÉTRI, «L'évolution du culte des saints», p. 33, se perd
chez Dungal dans la longue citation mentionnée supra n. 26.
31 En particulier DUNGAL, col. 474B, 510A; jONAS, col. 372C.
32 DUNGAL, col. 474B-D ;joNAS, col. 372A-B.
33 Notamment DUNGAL, col. 472A, 496C, 527D-528A ;jONAS, col. 311B-C, 326C, 371D, 380D.
34 DUNGAL, col. 511A.
35 Comme le rappelle]. DEVISSE, Hincmar, archevtque de Reims, 845-882, Genève, 1976 (Travaux

d'histoire éthico-politique, 29), Il, p. 1105. Cf. notamment D. GANZ, «Theology and the Organisa-
tion of Thought», éd. R. McKIITERICK, The New Cambridge Medieval History, Il: c. 700-c. 900, Cam-
bridge, 1995, p. 758-785 (p. 759-760, 784).
36 jONAS, col. 328D, 377B.
37 AUGUSTIN, De dvitate Dei, l, XIII, Paris, 1959 (Bibliothèque augustinienne), p. 234-236; ID., De

cura gerenda pro mortuis, III, 5, Paris, 1948 (Bibliothèque augustinienne), p. 472. Sur les vues
d'Augustin, cf. Y. DuvAL, Auprès des saints corps et âme. I.:inhumation «ad sanctos» dans la chrétienté
d'Orient et d'Occident du lW au VIle siècle, Paris, 1988, p. 3-21.
Les justifications du culte des reliques 87

ques était d'autant plus aisé qu'Augustin justifiait la cura mortuorum surtout
pour «les corps des fidèles et des justes dont le spiritus (l'âme ou l'Esprit-
Saint, comme le comprend jonas) s'est saintement 38 servi comme d'un instru-
ment pour toutes les bonnes œuvres» 39 .
Nos deux auteurs reviennent à diverses reprises sur l'idée du corps, instru-
ment et temple de l'Esprit-Saint, vase vénérable, organe avec lequel les saints
ont servi Dieu et dans lequel ils ont souffert pour le Seigneur40 . Ainsi jonas af-
firme-t-illa supériorité du corps de l'apôtre Pierre sur de la poussière de terre
sainte, miraculeuse et vénérée par Augustin : «Combien plus grand est le mérite
du corps de l'apôtre et plus puissante son auctoritas pour écarter les dommages
et obtenir l'utile, lui qui fut l'habitacle de Dieu et qui suivit jusqu'au bout les
traces de la passion du Seigneur en en faisant lui-même l'expérience! »41 .
Cette justification diffère assez de celle donnée par les Libri Carolini com-
posés au début des années 790 pour réfuter les actes du ne concile de Nicée.
Ce dernier avait accordé une valeur égale aux images et aux reliques. Niant la
chose, les Libri expliquent certes la sanctification des vêtements et des autres
objets ayant appartenu aux saints par le contact avec leurs corps. Mais la réfé-
rence au passé s'estompe lorsqu'il s'agit des corps mêmes de ceux qui vivent
dès à présent avec le Christ : réduits en poussière, c'est à leur future résurrec-
tion et glorification à la fin des temps qu'ils doivent leur sacralité42 . Une telle
justification aurait manqué de poids pour réfuter les vues de Claude qui ne
devait guère s'arrêter aux reliques représentatives et qui surtout posait, à pro-
pos de leurs ossements, le problème de l'action des saints entre la mort et la
résurrection43 . Mieux valait souligner que les corps avaient gagné leur sancti-
fication lors de l'existence terrestre des saints.
Pour montrer que ceux-ci ont un rôle d'intercesseur après leur mort cor-
porelle, jonas et Dungal recourent notamment à un argument de jérôme:
«Si, disait ce dernier, les apôtres et les martyrs peuvent, lorsqu'ils sont encore
dans la chair, prier pour les autres alors qu'ils doivent encore se soucier
d'eux-mêmes, combien plus le peuvent-ils après les couronnes, les victoires
et les triomphes», lorsqu'ils sont avec le Christ44 . Ce raisonnement a fortiori

38 Au lieu de sancte, une partie de la tradition manuscrite, suivie par jonas, a sanctus.
39 Voir supra n. 37.
40 DUNGAL, col. 465C, 473D, 474A, 527D; jONAS, col. 326C-D, 328C, 329C, 378A-B.
41 jONAS, col. 378A-B.
42 Libri Carolini, III, 24, éd. H. BASTGEN, MGH, Condlia, II, suppl., Hanovre-Leipzig, 1924, p. 154,

1. 6-11. Cf., entre autres, C. CHAZELLE, «Matter, Spirit and Image in the Libri Carolini», Recherches
Augustiniennes, 21, 1986, p. 163-184 (p. 168); D. F. APPLEBY, «Holy relie», cité supra n. 6, p. 335.
43 Supra, p. 83-84.
44 jÉROME, Contra Vigilantium, 6, PL, 23, col. 359C-360A; cf. DUNGAL, col. 498A-B; jONAS,

col. 378D-379A.
88 JEAN-MARIE SANSTERRE

paraissait tellement convaincant qu'on le retrouve, peu après le milieu du IXe


siècle, dans une brève attaque de Paschase Radbert contre Claude de Turin:
il s'agit d'une digression de son commentaire sur l'Évangile de Matthieu 45 .
L'argument risquait pourtant de conduire à une dépréciation du corps, dont
on affirmait par ailleurs la sanctification. Dungal ne se borne pas à parler
comme jonas du poids de la demeure terrestre 46 . Il évoque cette vie de misère
où l'esprit et la chair sont en lutte, selon les dires de l'apôtre Paul qui aspirait
à être délivréde ce corps de mort le tenant captif sous la loi du péchë7 •
Les miracles opérés par Dieu auprès des reliques démontrent, quant à
eux, à la fois le pouvoir d'intercession des saints et la sanctification de leur
corps48 . «Il est manifeste pour tous les fidèles, déclare Jonas, que les corps
des saints sont honorés par de nombreux et grands miracles(. .. ). Il est juste
que ceux qui ont montré utilement leur corps comme des membres de la jus-
tice et qui dans ces corps ont triomphé du diable brillent par des miracles si
évidents que, par ces éclatantes marques de la récompense divine, apparaisse
combien précieuse est leur mort au regard du Seigneur et grande leur virtus
auprès du Très-Haut. Et, si la bonté de Dieu récompense maintenant par tant
de miracles les corps des saints réduits presque en poussière et en cendres,
quelles récompenses perpétuelles recevront-ils au temps de la résurrection?» 49 .
Les défaites des démons et les guérisons miraculeuses auprès des reliques
sont évoquées uniquement à l'aide des textes patristiques ; on ne trouve
aucun témoignage contemporain, même lorsqu'il s'agit de souligner que ces
miracles ont lieu quotidiennement 50 . Les prodiges contemporains n'auraient
pas présenté autant de garanties malgré le crédit que les hagiographes accor-
daient à leurs sources d'information51 .
Selon Dungal, c'est auprès des memoriœ des martyrs que l'aide divine est
la plus abondante et la plus immédiate. Ce sont les pèlerinages aux loca sanc-
torum qui, par la peine du voyage et surtout l'intervention des saints patrons,
permettent d'être exaucé plus facilement et plus rapidement 52 . Sans être aussi
explicite, jonas montre que le pèlerinage à Rome est utile pour ceux qui ne

45 PASCHASE RADBERT, Expositio in Mattheo, Xl, 24, 47, éd. B. PAULUS, Turnhout, 1984 (Corpus Chris-
tianorum, CM 56B), p. 1206, l. 1881 - p. 1207, l. 1884 : «Pierre, Paul et tous les autres saints ne
peuvent-ils pas apponer plus d'aide que ceux qui peinent encore dans le combat puisque, les enne-
mis vaincus et les vices écrasés, ils règnent avec Dieu?"·
46 jONAS, col. 378C.
47 DUNGAL, col. 526A-B ; cf. PAUL, Rom., VII, 24.
48 DUNGAL, col. 4650, 474C-D, 4750, 476B-C, 5010-5060; jONAS, col. 327A-328C, 329A, 372B.
49 jONAS, col. 328C.
50 Ainsi 0UNGAL, col. 501D-502A.
51 Sur ce crédit, cf. K. HEENE, « Litteris ac memoriœ mandare : writing and oral information in Caro-

lingian miracle stories», Litterœ Hagiologicœ, 3, 1997, p. 6-14.


52 DUNGAL, col. 4650, 468B, SOlA.
Les justifications du culte des reliques 89

sont pas retenus par la stabilité monastique 53 , non seulement en raison de la


sacralité des reliques, mais aussi à cause de la récompense que vaudra le pé-
nible voyage entrepris pour l'amour de Dieu et du surcroît de dévotion susci-
té par la vue des loca apostolorum 54 . Il prend toutefois soin de préciser qu'on
ne recherche pas localiter l'intercession de Pierre comme si nous ne pouvions
pas être vus de lui ailleurs qu'à l'endroit où ses reliques sont vénérées. «Nous
croyons fermement, dit-il, que la création tout entière est étroitement limitée
pour celui qui voit Celui qui voit tout, qui s'attache à Celui qui contient
tout» 55 .
jonas élude en revanche la question de la présence réelle du saint dans ses
reliques, une croyance largement répandue mais difficile à justifier56 . Une
brève remarque après la mention des miracles trahit son embarras en la ma-
tière. «Si les saints sont ou non présents à leur corps inanimé (utrum ipsi exa-
nimis corporibus suis prœsto sint ... necne), alors que des bienfaits sont accordés
(prœstantur) aux mortels, nous en sommes très pleinement instruits par les le-
çons salutaires du bienheureux Augustin dans les livres sur la Cité de Dieu et
le livre sur les Soins à apporter aux morts ainsi que par le livre des Dialogues du
bienheureux Grégoire. C'est à leur lecture diligente que nous renvoyons le
lecteur curieux» 57 .
Ce lecteur risquait fort d'être déçu. Certes, Grégoire le Grand voyait
dans les miracles auprès des reliques une manifestation etiam per ossa mor-
tua de la vie de l'âme séparée du corps 58 , et divers prodiges qu'il relate dans
les Dialogues et dans une lettre défendant le principe de l'intangibilité des
corps saints impliquent d'une façon ou d'une autre la croyance en la pré-

53 jONAS, col. 369C-370A.


54 jONAS, col. 367B-369B, 377A.
55 jONAS, col. 377A.
56 Sur cette croyance, cf. P. D!NZELBACHER, «Die 'Realprâzenz' der Heiligen in ihren Reliquiaren und

Grâbem nach mittelalterlichen Quellen», Heiligenverehrung in Geschichte und Gegenwart, éd. ID. et
D. R. BAVER, Ostfildem, 1990, p. 115-174; ainsi que, entre autres, P. BROWN, Le culte des saints. Son
essor et sa fonction dans la chrétienté latine, trad. A. RoussELLE, Paris, 1984 (Patrimoine), p. 22-23 et
passim ; P. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Age. Furta sacra, trad. P.-E. DAUZAT, Paris, 1993 (Histoi-
res), surtout p. 181-182 ; C.]. SNOECK, Medieval Piety from Relies to the Eucharist. A Process of Mutual
Interaction, Leyde-New York-Cologne, 1995 (Studies in the History of Christian Thought, 63), sur-
tout p. 359 ; et, à titre de comparaison, V. DÉROCHE, «Pourquoi écrivait-on des recueils de
miracles?», cité supra n. 14, p. 110-116.
57 jONAS, col. 329B.
58 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogi, IV, 6, 2, éd. A. DE VoGÜÉ, Paris, 1978-1980 (Sources chrétiennes,

251, 260, 265), t. Ill, p. 40, 1. 14-19; cf. ibid., Il, 38, 3 (cité par jONAS, col. 373C), et Ill, 21, 5, t. II,
p. 247, 1. 18-23, et p. 356, 1. 44-45.
90 JEAN-MARIE SANSTERRE

sence des saints59 . Mais l'illustre pape n'a pas laissé de véritables réflexions
à ce propos. Près de deux siècles plus tôt, Augustin avouait son incertitude
en la matière. «Les martyrs sont-ils présents en personne à un même mo-
ment dans des endroits si divers et si éloignés les uns des autres, là où se
trouve leur tombeau et partout ailleurs où l'on perçoit leur présence? Ou
bien, alors qu'ils restent dans un lieu réservé à leurs mérites, loin de tout
commerce avec les mortels, priant d'une manière générale pour les besoins
de ceux qui les supplient (. .. ), est-ce le Dieu tout puissant, présent partout
(. .. ), qui, exauçant la prière des martyrs, fournit aux hommes les consola-
tions par le ministère des anges (. .. ) ? Ou encore cela se fait-il tantôt par la
présence même des martyrs, tantôt par l'intermédiaire des anges qui pren-
nent leur figure?». Augustin n'osait trancher et aurait préféré s'informer
auprès d'une personne plus compétente, inspirée par l'Esprit-Saint60 .
Cette personne, Dungal croit la trouver en Jérôme. Moins embarrassé que
Jonas, il n'hésite pas à citer les doutes d'Augustin, mais il s'empresse de pour-
suivre par une affirmation du Contra Vigilantium : «Il est écrit des martyrs
qu'ils suivent l'Agneau partout où il va (Apoc. XIV, 4). Si l'Agneau est partout,
il faut donc croire que ceux qui sont avec l'Agneau sont partout» 61 . Jérôme
ajoutait - et Dungalle cite à un autre endroit62 - que les martyrs ne sauraient
être retenus dans une espèce de prison dorée, alors que le diable et les dé-
mons errent dans l'univers entier et se déplacent avec une extrême célérité. Le
silence complet de Jonas sur un argument aussi mince, qu'il connaissait for-
cément, ne manque pas de pertinence.
Reste un point fondamental pour lequel Jérôme et Augustin, parmi
d'autres, avaient bien mieux balisé le terrain. Il s'agissait de rappeler que les
honneurs rendus aux saints et à leurs reliques ne constituaient nullement une
forme d'idolâtrie. Nos auteurs distinguent de la véritable adoration réservée à
Dieu la vénération envers la croix, les reliques, ainsi que, seulement chez
Dungal, les images des saints. Pour être légitime, elle ne saurait faire l'objet

59 Ibid., 1, 4, 20-21, t. II, p. 56-58; I, 10, 2, p. 94; I, 10, 19, p. llO; III, 15, 18-19, t. II, p. 326; III,
22, 2-3, p. 356-358; III, 38, 2, p. 428-430; IV, 28, 4, t. III, p. 98; IV, 42, 2, p 152; IV, 49, 5,
p. 170 ; ID., Reg. Epist., IV, 30, éd. D. NORBERG, Turnhout, 1982 (Corpus Christianorum, SL 140),
p. 248-250. Sur cette lettre, cf. J. M. McCuuoH, «The Cult of Relies in the Letters and "Dialogues"
of Pope Gregory the Great: A Lexicographical Study», Traditio, 32, 1976, p. 145-184 (p. 147-150)
et, sur l'évolution de la pratique romaine, ID., «From Antiquity to the Middle Ages : Continuity and
Change in Papal Relie Policy from the 6th to the gth Century», Pietas, Festschrift für Bernhard Kotting,
éd. E. DASSMANN, K. S. FRANK, Münster, 1980 Oahrbuch für Antike und Christentum. Ergânzungs-
band, 8), p. 313-324.
60 AUGUSTIN, De cura gerenda pro mortuis, cité supra n. 37, XVI, 20, p. 512-514; cf. ibid., XVII, 21,

p. 514-518, et De civitate Dei, XXII, IX, 582, Paris, 1960 (Bibliothèque augustinienne), p. 598-600.
61 DUNGAL, col. 501A-D ; cf. ]ÉROME, Contra Vigilantium, 6, PL, 23, col. 359A-B.
62 DUNGAL, col. 497D.
Les justifications du culte des reliques 91

d'un culte indépendant de celui de la divinité. Elle lui est, au contraire, su-
bordonnée63. Comme le déclare Jonas, «dans la vénération des saintes reli-
ques par l'Église, c'est le Christ, leur sanctificator et vivificator, qui est
adoré» 64 . Belle expression d'un théocentrisme affirmé tout au long des deux
traités et dont Marc Van Uytfanghe a relevé divers exemples chez les théolo-
giens carolingiens, de même que chez de nombreux hagiographes soucieux
de répéter, comme le faisaient également Dungal et Jonas, que c'est Dieu qui
est l'auteur des miracles obtenus par l'intercession des saints 65 . Au début du
vue siècle, dans son ouvrage sur les offices de l'Église, Isidore de Séville, re-
pris textuellement au IXe siècle par Raban Maur 66 , insistait aussi sur le théo-
centrisme du culte des saints: «Les anciens Pères», disait-il avant de citer
longuement Augustin, «ont voulu que les fêtes des apôtres et les solennités
des martyrs soient célébrées soit pour susciter l'imitation, soit pour que nous
soyons associés à leurs mérites et aidés par leurs prières. Cela cependant de
telle façon que nous n'offrions un sacrifice à aucun martyr mais au seul Dieu
des martyrs, bien que nous établissions des autels en leur mémoire» 67 .

*
Axer l'exposé sur les deux seuls ouvrages du haut Moyen Âge contenant,
entre autres, une apologie un tant soit peu élaborée du culte des saints et de
leurs reliques permettait, je crois, d'aller à l'essentiel. Cela n'épuise cependant
pas le sujet. Il n'entrait pas dans mon propos de souligner la distance qui
pouvait exister entre ces idées et les attitudes réelles à l'égard des reliques.
Mais il aurait fallu mener une recherche de longue haleine pour rassembler
les éléments de justification dispersés dans de multiples textes. j'en ai donné
quelques exemples en passant. On en trouvera d'autres dans deux articles ré-
cents d'Arnold Angenendt sur l'idée du corpus incorruptum, reflet, comme
l'observe notamment Grégoire de Tours, de l'intégrité de la vie menée par le

63 Voir, à ce propos, C. M. CHAZELLE, «The Cross, the Image*, cité supra n. 6, p. 230-233, 242-243,
251. Pour les reliques : DUNGAL, col. 472A-4 73C, 527D ; jONAS, col. 328B, 329C, 372A-C, 376B-C.
64 jONAS, col. 372C.
65 M. VAN UYTFANGHE, «Le culte des saints et la prétendue "Aufklârung" carolingienne*, cité supra n.

10, p. 160-162; ID., «Le culte des saints et l'hagiogtaphie face à l'Écriture: les avatars d'une relation
ambiguë», Santi e demoni nell'alto medioevo ocddentale (secoli V-XI), Spolète, 1989 (Settirnane di stu-
dio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, 36), p. 155-202 (p. 170-177).
66 RABAN MAUR, De clericorum institutione, II, 43, PL, 107, col. 356C-357B.
67 ISIDORE DE SÉVILLE, De ecclesiasticis offidis, I, XXXV, 1, éd. Ch. M. LAWSON, Turnhout, 1989 (Cor-
pus Christianorum, SL 113), p. 40, l. 1-7 (suit, p. 40-42, une citation d'AUGUSTIN, Contra Faustum,
20, 21, et De vera religione, 55, 108-110). Cf. P. CAziER, Isidore de Séville et la naissance de l'Espagne
catholique, Paris, 1994 (Théologie historique, 96), p. 132-133.
92 JEAN-MARIE SANSTERRE

saint et annonce de la gloire de la résurrection 68 . jonas lui-même fait grand


cas de l'incorruptibilité du corps de saint Hubert dans la réécriture de la Vita
prima du saint et dans le récit de la translation de ses reliques en 825. Repre-
nant pour l'essentiel les propos de la Vita antérieure, il voit déjà accompli
dans le corps d'Hubert ce que le Seigneur a dit à propos de la résurrection-
«pas un de vos cheveux ne périra» 69 - et il loue le Christ de ne pas se conten-
ter de placer au paradis les âmes de ses serviteurs, mais de gratifier leur corps
d'un tel honneur que la terre, pour eux, est forcée d'aller contre la loi des
mortels70 . Angenendt, par ailleurs, relève une précieuse remarque d'Abbon
de Fleury dans sa Passio Eadmundi à la fin du xe siècle. Abbon écrit à propos
du saint roi Edmond que, comme pour tous les saints qui règnent déjà avec le
Christ, son âme, bien que se trouvant dans la gloire céleste, non longe est a cor-
paris prœsentia par les visites qu'elle rend nuit et jour. C'est avec ce corps
qu'elle a mérité l'immortalité dont elle jouit déjà et elle aspire à être revêtue
de la chair transformée, car c'est alors que les saints connaîtront la parfaite
béatitude71 .
Il y aurait également à glaner ailleurs que dans la littérature hagiographi-
que : ainsi, dans deux ouvrages d'Hincmar de Reims au milieu du IXe siècle,
le De ecclesiis et capellis et le De cavendis vitiis. Dans le premier, Hincmar fait
allusion au thème déjà fort ancien de l'union du Christ avec ses membres glo-
rieux, en rappelant que les reliques sont déposées dans l'autel qui est image
du sépulcre du corps du Seigneur72 . Le second contient un vibrant appel à re-
chercher auprès de leur corps le patronage de ceux qui pourront nous défen-

68 A. ANGENENDT, «Corpus incorruptum. Ein I..eitidee der mittelalterlichen Reliquienverehrung »,

Sœculum, 42, 1991, p. 320-348 (Grégoire de Tours: p. 322); ID., «Der 'ganze' und 'unverweste'
Leib - eine I..eitidee der Reliquienverehrung bei Gregor von Tours und Beda Venerabilis », Aus Archi-
ven und Bibliothehen. Festschrift Jür Raymund Kotge, éd. H. MüRDEK, Francfort-Berne-New York-Paris,
1992 (Freiburger Beitrâge zur mittelalterlichen Geschichte, 3), p. 33-50. Pour l'attitude de Grégoire
de Tours à l'égard des reliques, cf. aussi É. DELARUELLE, La piété populaire au Moyen Age, Turin, 1980,
p. 215-220; P. BROWN, La société et le sacré dans l'Antiquité tardive, trad. A. RoussELLE, Paris, 1985
(Des Travaux), p. 171-198.
69 Luc, 21, 18.
70 jONAS n'ORLÉANS, Vita secunda sancti Huberti, 24 et (dans le récit de la translation) 33, éd. Ch. DE

SMEDT, AASS, Nov., 1, Paris, 1887, p. 816A-D, 818D-E. Cf. Vita Hugberti episcopi Traiectensis (la Vita
prima), 19, éd. W LEVISON, MGH, SSRM, Vl, Hanovre-Leipzig, 1913, p. 494, l. 20- p. 495, l. 19. Sur
ces textes, voir A. DIERKENS, «La translation du corps de saint Hubert de liège à Andage (825) », Le
culte de saint Hubert en Rhénanie, éd. K. FRECKMANN, N. KÜHN, Cologne-Bruxelles, 1994, p. 15-18. je
remercie vivement Alain Dierkens de m'avoir signalé ce bel exemple. Pour un autre cas fort intéres-
sant, celui du corps de saint Cuthbert, on verra l'article de D. ROLLASON dans le présent volume.
71 Passio sancti Eadmundi, 16, PL, 139, col. 519A; éd. M. WINTERBOTIOM, Three Lives of English

Saints, Toronto, 1972, p. 86; cf. A. ANGENENDT, «Corpus incorruptum», p. 340.


72 HINCMAR DE REIMS, De ecclesiis et capellis, éd. W GUNDIACH, «Zwei Schriften des Erzbischofs Hin-
kmars von Reims», Zeitschrift Jür Kirchengeschichte, 10, 1889, p. 105, mentionné par]. DEVISSE,
Hincmar, cité supra, n. 35, 1, p. 833. Sur ce thème, cf. supra n. 29.
Les justifications du culte des reliques 93
dre au jour du jugement. Et l'archevêque de s'exclamer à la suite de Grégoire
le Grand: «Comment les saints vivent-ils là où ils vivent, si dans tant de mi-
racles ils vivent là où ils sont morts ? »73 .
De tels exemples inciteront peut-être à poursuivre la recherche, mais il ne
faut pas s'attendre à une moisson d'idées nouvelles. La récolte ne devrait guè-
re modifier la conclusion qui s'impose à la lecture de jonas, de Dungal et de
quelques considérations éparses. Pour le haut Moyen Âge plus encore que
pour les siècles ultérieurs, il s'avère, comme le note Michele Camillo Ferrari
dans un autre contexte, que «l'importance du culte des reliques autant que
celle de la sainteté (. .. ) fut inversement proportionnelle à l'élaboration théo-
rique qu'on leur consacra» 74 .

73 HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis et virtutibus exercendis, 6, PL, 105, col. 900C-902A (en parti-
culier col. 900C) ; cf. GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogi, IV, 6, 2, t. Ill, p. 40, l. 14-16.
74 M. C. FERRARI, <<Lemmata sanctorum», cité supra n. 8, p. 225.
Le culte des saints, le rire des hérétiques,
le triomphe des savants
Guy LOBRICHON

Toute la documentation parvenue jusqu'à nous sur les dissidences religieuses


du haut Moyen Âge tire son origine et sa provenance des fabrications ecclésias-
tiques. Cela va de soi, mais le néo-positivisme rampant qui veille, menace et
trouble chaque génération d'historiens impose de rappeler cette loi d'airain bien
connue. On sera donc bien inspiré de renoncer à lire au pied de la lettre et à
croire sur parole les rapports qui nous sont obligeamment transmis sur tant
d'âmes perdues, dont l'erreur fut de s'interroger sur les croyances et les doctri-
nes orthodoxes. Réalités et objets de culte, les reliques des saints n'ont pas
échappé à l'incrédulité et aux sarcasmes; il se trouvait en revanche assez de gar-
diens du Temple pour dénoncer les détracteurs de reliques comme faux-frères
et hérétiques et les associer jusqu'en plein XIIIe siècle aux cohortes de l'Anté-
christ. La gravité de l'accusation mérite qu'on s'y arrête et qu'on médite sur les
contre-feux et les stratégies déployées par les ecclésiastiques face aux dissidents,
sur le problème particulier du culte voué aux saints et à leurs reliques.
Le paysage religieux dans le royaume de Francie occidentale aux alen-
tours de l'an mil essuie les effets d'une tourmente imprévue. À partir d'envi-
ron 975, une vague puissante a déferlé en effet dans le royaume, charriant les
populaces, les seigneurs et leurs fourgons de reliques sur les champs où l'on
proclamait - enfin - la paix universelle. Et voici qu'à l'encontre de ce séisme,
des contestataires voulurent se dresser. Ils s'en prenaient pêle-mêle à la réalité
du sacrifice eucharistique, au serment, au mariage, aux structures institution-
nelles de l'Église, naturellement aux images, et pour faire meilleur poids
encore, à la vénération des confesseurs et au culte qui leur est reconnu,
comme à toutes les excroissances liturgiques des derniers temps écoulés. Les
reproches les plus vigoureux faits aux développements récents de la sainteté
publique et officielle nous sont relatés par bien des documents. Ceux-ci par-
lent du Sud du royaume capétien, par les voix de moines comme l'inclassable
96 GUY LOBRICHON

Héribert ou le fameux Adémar de Chabannes. Ils dévoilent également deux


affaires autrement graves, qui éclatèrent dans le Nord du royaume et donnè-
rent lieu d'une part aux témoignages sur un procès impliquant des chanoines
d'Orléans en 1022, et au rapport officiel d'une autre action en justice traitée
par l'évêque de Cambrai et Arras en 1025.
Le débat violent et meurtrier qui surgit dans les années 1020 semble can-
tonner la question des saints et des reliques en position accessoire. Qu'on
prenne garde cependant d'évacuer trop vite l'importance de ce sujet: je pro-
pose de la rendre plus sensible en trois étapes. Tout d'abord, et quoiqu'on en
dise, les sources documentaires autour de l'an mil révèlent des désarrois, des
bouleversements, et des dissociations en cours. Et cela, parce qu'elles coagu-
lent brusquement des différends jusque-là traités de façon isolée: il suffit ainsi
de montrer comment les savants ecclésiastiques du XIe siècle ont lié le culte
des corps saints au sacrement du corps et du sang du Christ. Ils ont suspendu
le règlement définitif de la contestation aux réponses qu'ils pourraient donner
sur le sort des «espèces eucharistiques» sur l'autel, lors de la messe. Il sera dès
lors plus aisé de comprendre comment fut résolue l'interrogation des contes-
tataires, en relisant l'exemple, presque un cas d'école, de l' «hérésie» d'Arras.

Culte des saints, culte des reliques


Toutes les sources littéraires d'entre la fin du xe siècle et le second quart
du XIe attestent un bouillonnement du culte des saints. L'explosion se produit
dans la période de la Paix de Dieu, à partir des années 975-980, et l'historien
ne peut s'abstenir de dénoter là un intérêt renouvelé et fantastique des con-
temporains pour ce que sont à leurs yeux les saints. En ce temps-là, ceux-ci
sont moins présentés comme des modèles à imiter, que comme les assesseurs
du Christ au tribunal constitué dans la société céleste pour juger de la desti-
née des sociétés terrestres.
Le regain de considération pour les saints et leurs reliques se manifeste de
multiples manières et à coups redoublés. Ce sont d'une part des événements
matériels que sont les découvertes opportunes de corps ou de reliques insi-
gnes, soit de l'Ancien Testament comme le bâton d'Aaron à Sens, soit des
temps chrétiens comme le martyr Valérien à Tournus (inventiones), les trans-
ferts à l'occasion d'une dédicace (translationes) et les voyages organisés aux
fins d'ostension, souvent pour solenniser les assemblées de paix comme à
Héry (delationes) 1. Viennent là-dessus des créations littéraires, par la réécri-

1 La bibliographie du sujet surabonde ; je renvoie ici seulement au volume collectif The Peace of God.
Social Violence and Religious Response in France around the Year 1000, éd. Th. HEAD et R. LANDES,
Ithaca-New York, Comell University Press, 1992.
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 97

ture et la modernisation de vies de saints, par la fabrication de récits de


translations; en bénéficièrent parmi des centaines d'autres les saints Savinien
et Potentien à Sens, Georges en Velay, Marius et Austremoine en Auvergne,
Front de Périgueux, Martial de Limoges, Valérie à Chambon, Vivien à Figeac 2 •
On complète désormais toujours les recueils hagiographiques par des livres
de miracles, qui proclament l'efficacité du saint et de ses reliques, et tentent
d'écraser la concurrence des autres prétendants du voisinage, comme ce fut le
cas de la Madeleine à Vézelay. Il y a encore création d'objets nouveaux, des
instruments matériels et liturgiques du culte. Les exemples les plus visibles en
sont les reliquaires fabriqués en forme de buste, ceux que les contemporains
appellent des «majestés» 3 - sur le continent, ils sont rarement en forme
d'église-, ou les nouveaux crucifix qu'on installe désormais dans le chœur
des édifices cultuels, ainsi que les poèmes et les tropes qui s'empressent dans
les hymnaires et les antiphonaires, sans parler des faux documents de toute
sorte qu'on produit avec la meilleure des bonnes fois. Le tout apparaît mis en
scène lors de brillantes solennités publiques, messes, processions, exposition
en plein air des corps saints au son d'instruments tonitruants 4 .
La tradition historiographique, longtemps unanime, considère qu'une
telle efflorescence est un fait d'une part monastique, et méridional d'autre
part, ce qui signifie ordinairement le centre et le sud-ouest de la France
actuelle5. Or, pareilles ferveurs s'observent aussi en Bourgogne, pays du Sud
s'il en est, mais aussi dans le Nord de la France qu'on juge moins méridional,
en plein cœur de la Flandre où pullulent les récits de translations, les recueils
de miracles, autour du point culminant de la Paix d'Audenarde en 1030. Par-
tout, dans le royaume occidental tout au moins, les hommes s'abandonnent à
des pratiques nouvelles.
Les effets attendus de cette vénération ostentatoire sont bien connus. Sans
nul doute, on recherche ainsi la protection des saints pour une cité ou un
monastère qu'on ceint avec ses possessions d'une sauvegarde efficace. Quel
meilleur garde en effet que le saint contre l'usurpateur qui se cache dans
l'ombre de tout seigneur? On veut s'acquérir aussi les suffrages des saints
anciens comme de ceux qui sont récemment décédés, dont nul ne saurait

2 Cf. Ch. LAURANSON-ROSAZ, dans The Peace of God, p. 130.


3 Ainsi les «majestés» des saints Valérien à Tournus, Martial à Umoges, Vivien à Figeac, Géraud à
Aurillac, Marius à Babres (Rouergue), Foy et Amance à Conques, Privat à Mende, Jean-Baptiste à
Saint-Jean d'Angély, celles de la Vierge Marie un peu partout, notamment celle qu'a donnée l'évêque
Etienne II en 946 à son église de Clermont: sur tout ceci, voir les mentions qui en sont fournies par
B. TOPFER, Ch. l..AURANSON-ROSAZ, et D. CAilAHAN dans The Peace of God, p. 45-46, 51-52, 126 et 169.
~B. TOPFER, «The Cult of Relies and Pilgrimage in Burgundy and Aquitaine at the Time of the
Monastic Reform», The Peace of God, p. 41-57.
5 TOPFER, op. cit., p. 43 et 49.
98 GUY LOBRICHON

douter qu'ils œuvrent pour les vivants dans la cour céleste 6 . Tous effets pro-
phylactiques, plus que de guérison. Et de gratifications personnelles, remises
de peine ou assurances sur l'avenir, par des indulgences à gagner à la fréquen-
tation des assemblées, il n'est pas encore question dans ce temps-là.
Or des effets inattendus font vaciller les esprits forts eux-mêmes au pre-
mier quart du XIe siècle. Les historiens· sont accoutumés à reconnaître une
double potentialité de la relique dans le haut Moyen Âge, qui l'associe direc-
tement à certaines formes de l'image. La relique en effet est, pour les contem-
porains, tout à la fois une réalité physique, matérielle, et un signe, un
sacramentum d'une réalité invisible. Elle est un objet matériel, comme le frag-
ment de tibia authentifié comme un reste de saint Vaast. Elle est certes le signe
visible de la virtus et de la potestas du saint, de sa vitalité et de son pouvoir effi-
cace par-delà les lois naturelles. Elle manifeste davantage, car elle est l'indice
de la présence de saint Vaast en cette part de lui-même qui n'a cessé de lui
appartenir: elle le rattache à la temporalité terrestre. Et cela fait qu'elle est sen-
sible aux pressions des êtres humains, que ceux-ci ont barre sur elle par la
fameuse «coercition des saints» que Patrick Geary a si bien mise en lumière.
Cela autorise l'identification de la parcelle au corps tout entier du saint dans
son intégrité physique. Cela fait aussi que la relique diffuse inéluctablement la
présence du saint parmi les vivants, et c'est par là qu'elle est efficace.
La prolifération des corps saints et de leurs reliquaires laisse échapper ainsi
des relents et des senteurs d'iconophilie galopante, d'une iconodoulie qui paraît
accompagner bien des pulsions dévotionnelles dans les temps de réforme, et en
particulier celles des pulsions sociales qui véhiculent des angoisses eschatologi-
ques. L'exemple du flamand Tanchelm, près d'un siècle après le mouvement de
paix, éclaire cette association. Tanchelm, nous dit-on, a provoqué la réaction
des chanoines d'Utrecht devant «la nouvelle trouvaille et le nouveau scénario»
de Tanchelm: «il ordonna d'apporter au milieu de la foule une image de sainte
Marie(. .. ) et s'étant avancé, il mit sa main dans la main de l'image et il épousa
sainte Marie sous cette apparence. Il prononça, de sa bouche sacrilège, leser-
ment et toutes les paroles solennelles du mariage, comme on le fait
d'ordinaire>/. Les chanoines dénoncent donc l'impiété des noces mystiques de
Tanchelm avec l'image de la Vierge. Mais où est l'iconodoulie, du côté de Tan-
chelm, ou chez les chanoines? Si pour les clercs, l'icône n'est rien de plus
qu'une figuration, une simple représentation issue de la main maladroite de

6 Sur les saints contemporains, cf. les remarques de T. F. X. NOBLE et T. HEAD dans leur introduction

à l'anthologie des Soldiers of Christ. Saints and Saint's Lives from Late Antiquity and the Early Middle
Ages, Philadelphia, Pennsylvania State University Press, 1995, p. xlii-xliii.
7 AASS, Juin 1, Paris, 1867, p. 831, dont on trouve une utile traduction dans C. CAROZZI et

H. TAVIAN!, La fin des temps. Terreurs et prophéties au Moyen Age, Paris, Stock, 1982, p. 80.
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 99
l'homme, ils ne peuvent que se gausser du délire de Tanchelm. Si, en revanche,
ils jugent que l'icône de la Mère du Sauveur représente réellement la Vierge
Marie, les faits sont autrement graves. L'association de Tanchelm avec l'icône
devient un crime de lèse-majesté, bien pire qu'un blasphème: elle porte atteinte
au nœud le plus sacré de la foi chrétienne telle qu'elle s'exprime en Occident.
En prenant la main de Marie la Vierge Mère de Dieu, Tanchelm n'a-t-il pas
dérangé l'ordre trinitaire que les chrétiens avaient si péniblement défini aux IVe
et ye siècles, lors des conciles de Nicée et d'Ephèse?
La relation des chanoines d'Utrecht autorise à croire que tous les Occiden-
taux n'ont pas encore résolu la question des images au début du XIIe siècle,
pas davantage probablement que le savant édifice conjuguant christologie et
mariologie. On peut donc parier que leurs ancêtres du premier XIe siècle con-
tinuaient de balancer. je suggère toutefois que le caractère complexe de la
relique sainte était aux alentours de l'an mil plus chargé dans les pays méri-
dionaux, sinon méditerranéens, que dans la France du nord et la Germanie.
Les hommes du Nord ne se sont pas privés de signifier leurs réticences. Ber-
nard d'Angers avoue dès l'abord son incompréhension à l'égard de ces
«majestés» méridionales qu'il considérait comme des idoles païennes8 . Ber-
nard s'est rallié cependant, malgré sa méfiance originaire, parce qu'il a entrevu
sinon compris l'altérité des manières méditerranéennes de la représentation.
Bien d'autres demeurent méfiants. Ainsi le puissant évêque d'Auxerre Hugues
de Chalon, qui refuse de prêter le corps de saint Germain pour l'assemblée de
Héry, au prétexte qu'un tel saint, sédentaire par choix, ancré dans sa
«confession», rechigne à devenir gyrovague et à se prêter au voyeurisme des
amateurs de reliques 9 . Méfiants aussi, les chanoines d'Orléans en 1022, et il
leur en coûte la vie, mais ils appartiennent, nous a appris Robert-Henri Bau-
tier, au clan de la reine Constance d'Arles 10 . Et méfiance surtout de l'évêque
de Cambrai-Arras en 1025, qui ne se borne pas à monter un scénario fameux
autour de quelques âmes illettrées, dévoyées par un méridional, mais vili-
pende la faiblesse de certains évêques de sa province qui se sont laissé séduire
par les sirènes du Sud en singeant les assemblées de la paix de Dieu.
Tout se passe comme si quelques prélats trouvaient ici un terrain
d'entente, contre les fanatiques religieux du Sud, et avec les dissidents, qu'ils

8 Liber miraculorum sanctœ Fidis, 1,13, p. 46-47.


9 Gesta pontificum Autissiodorensium, dans le manuscrit d'Auxerre, B. M. 142, p. 161, dont un groupe
réuni par Michel Sot à l'Université de Paris X-Nanterre prépare une nouvelle édition critique assortie
d'une traduction annotée.
10 R.-H. BAUTIER, «L'hérésie d'Orléans et le mouvement intellectuel au début du xre siècle. Docu-
ments et hypothèses», Actes du 95< Congrès national des Sociétés savantes, Reims, 1970: Section de Phi-
lologie et d'Histoire jusqu'à 1610, Paris, C.T.H.S., 1975, p. 63-88.
100 GUY LOBRICHON

soient du Sud ou du Nord. Le diapason sonne de façon identique aux oreilles


des «hérétiques» et à celles des maîtres du chapitre cathédral d'Orléans, mais
ces gens ne rencontrent-ils pas un assentiment discret, lisible sur le bout des
lèvres, chez certains grands prélats, l'évêque de Cambrai-Arras, et peut-être
même l'archevêque Liétry de Sens que le parti des moines baptise des noms
délicats de «pseudo-archevêque» et, pour mieux le déconsidérer, de clerico-
rum fautor in omnibus 11 ? Gageons qu'ils se sont trouvés en grand désarroi
devant l'incroyable floraison, et plus encore devant un effet pervers de cet
épanouissement, la compétition effrénée des saints et de leurs reliques dans le
temps des assemblées de paix. Le silence des principaux rapports officiels sur
les reliques et leur culte sans retenue pourrait signifier la perplexité des
savants du Nord à l'égard des fièvres méridionales et de la contagion qu'elles
excitent. Le doute en somme a frayé son chemin dans les esprits, non seule-
ment des croyants agglutinés dans ces groupuscules qui bientôt prennent la
dénomination de confréries, mais également dans les cercles lettrés des cathé-
drales nordiques. Or, une fois au moins, le doute aura profité aux contestatai-
res. Car ceux d'Arras ont échappé au jugement de Dieu: l'évêque a préféré les
absoudre lui-même. Une affaire aussi bien résolue ne mérite-t-elle pas qu'on y
revienne quelques instants?

Le cas d'Arras
L'épisode d'Arras en 1025 est à juste titre fameux et exemplaire. Lors de sa
visite annuelle en son deuxième siège d'Arras, au seuil de l'année 1025, l'évê-
que Gérard 1er de Cambrai juge un groupe de dissidents. La relation qui a été
conservée de ce procès a fait couler beaucoup d'encre. Je me permets cepen-
dant de noter sur le ton d'une triste ironie que les historiens ne se sont guère
occupés de l'origine singulière de ce document conservé dans un manuscrit
cistercien du dernier tiers du xne siècle, et que la plupart du temps ils s'en
sont tenus à une lecture littérale de ce texte 12 . Les Actes du Synode d'Arras se
présentent sous la forme d'un compte rendu de procès, destiné aux archives

11 ANDRÉ DE FLEURY, Vie de Gauzlin, abbé de Fleury, éd. R.-H. BAUTIER et G. l.ABORY, Paris, C.N.R.S.,
1969, § 18, p. 52 et 56.
12 Ms Dijon, B. M. 582 (XII 313 , originaire de Citeaux, conservé sur place jusqu'au dépôt des manus-
crits de Citeaux à la Bibliothèque municipale de Dijon). On y trouve au fol. 2la lettre de G(érard 1er
de Cambrai) à l'évêque R(oger de Châlons-sur-Mame), puis fol. 2v-57v, les Acta synodi Attrebatensis
dont Migne reproduit fort correctement le texte (PL, 142, c. 1271-1312, désormais cité parles seu-
les colonnes). C'est pour moi un plaisir d'avouer ici ma dette envers Monique Zerner, qui m'a solli-
cité à plusieurs reprises d'exposer ma lecture du Synode d'Arras dans son séminaire de l'Université
de Nice;j'en ai livré une synthèse dans un texte intitulé «Arras, 1025, ou le vrai procès d'une fausse
accusation», Inventerl'hérésie? Discours polémiques et pouvoirs avant l'inquisition, éd. M. ZERNER, Nice,
1998, p. 67-85.
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 101
de la chancellerie de l'évêque Gérard, et dont copie est ensuite expédiée à un
co-évêque de la province de Reims. Incontestablement, il s'agit de la source la
plus détaillée qui soit d'une «hérésie» du début du XIe siècle, de ce nouveau
printemps de l'hérésie occidentale. Avec bien d'autres historiens, je juge qu'il
s'agit de la source la plus fiable sur ces mouvements, toutes les autres étant
coulées dans le fil de discours largement postérieurs ou procédant d'une
interprétation générale de l'histoire présente. Au terme d'une longue fréquen-
tation, la relation d'Arras m'apparaît parfaitement authentique. je localise sa
composition entre l'année portée en tête du document, 1025, quand la théo-
logie du IXe siècle bat encore son plein, quand les méthodes des écoles caro-
lingiennes dominent toujours dans les disputes savantes, depuis Héribert de
Liège jusqu'aux clunisiens d'Auxerre, et les grands débats eucharistiques des
années 1052-1059 qui contraignent les maîtres à délaisser les vieilles lunes.
Le bonheur que j'aurais pu connaître à démontrer dans ce compte rendu la
main d'un habile faussaire de la fin du xne siècle ne justifie pas un inutile
acharnement: il n'existe aucune bonne raison de dénier au document trans-
crit dans le manuscrit de Dijon sa qualité de témoin authentique, exception-
nel et exclusif, et de réfuter les propositions d'Eric van Mingroot, qui ont déjà
été considérées unanimement comme solides 13 .

La plus sublime des reliques


Pour le problème qui nous occupe, les Actes d'Arras sont cruellement
laconiques. Les articles qui y sont consacrés à la vénération des saints et à
celle de la croix s'y glissent de façon subsidiaire. Et cependant, l'historien doit
les décrypter comme les développements d'une idée centrale. Comment enca-
drer mieux la religiosité exubérante qui s'exprime dans ces assemblées et ces
festivités splendides? La nécessité est pressante pour les recteurs des églises
septentrionales, qui ne poussent pas volontiers à la dépossession de leur droit
d'initiative, de reprendre en mains la prolifération des reliques et les cultes
incontrôlés. Il semble que dans le fil du mouvement de paix, certains hauts
dignitaires ecclésiastiques et les savants de leur entourage aient voulu relier
durant le premier XIe siècle le culte qu'ils favorisaient ardemment des saints et
de leurs restes terrestres, au sacrement du corps et du sang du Christ qu'ils
célébraient dans le temps même où ils invitaient à y réfléchir. C'est sûrement

13 E. VAN MINGROOT, « Kritisch Onderzoek omtrent de datering van de Gesta episcoporum


Cameracensium », Revue belge de philologie et d'histoire, 53, 1975, p. 281-332 ; «Acta Synodi Attrebaten-
sis (1025). Problèmes de critique de provenance», Studia Gratiana 20, 1976, p. 201-229. Les actes
d'Arras ont été présentés et traduits partiellement par jean Le Sergeant d'Hendecourt sous la direc-
tion de Pierre Riché (Gérard de Cambrai et le Synode d'Arras (1025), Mémoire de maîtrise de Paris X-
Nanterre, juin 1978).
102 GUY LOBRICHON

le cas d'Héribert de Liège, celui aussi de l'archevêque de Sens, sans qu'on


puisse savoir quelles étaient ses propositions (il se fait rappeler à l'ordre par le
vertueux redresseur de torts d'autrui qu'est le roi Robert le Pieux). Ils l'ont
fait, et d'autres avec eux sans doute, quoique seule la voix de l'évêque de
Cambrai nous soit parvenue, dès le surgissement des contestations, dès le
début du XIe siècle.
À Arras précisément, du côté capétien de la frontière qu'il vient de fran-
chir, l'évêque impérial de Cambrai n'a aucune raison de laisser percevoir le
moindre flottement. Il trouve bientôt la parade aux vaticinations apostoliques
des contestataires. La construction du discours épiscopal découle tout entière
d'une réflexion sur le sacramentum, celui du baptême et celui du sacrifice
eucharistique, qui constitue le premier chapitre de la démonstration opposée
aux «hérétiques». Rien d'étonnant en principe: c'est aussi, selon le moine
jean de Fleury, le cœur de l'argumentation des chanoines d'Orléans 14 .
Il n'y a point d'acte religieux, point de rite, sans une matière concrète et
visible. «Voici, expose l'évêque selon le compte rendu, la raison pour laquelle
le baptême est donné par le moyen de l'eau matérielle :le Seigneur a voulu en
effet que cette réalité invisible soit en correspondance avec une réalité perti-
nente, parfaitement 'traitable', et avec un élément visible» 15 . Ainsi en va-t-il
de tous les rites. «Vous, qui pensez que dans la sainte Église, il n'y a rien de
matériel qui tienne, comme l'eau dans le mystère du baptême, le saint chrême
ou la messe du prêtre, et tout ce qu'observe l'Église jusqu'à présent, vous
donc, je vous le demande, dites-moi ce que signifie cette ablution d'eau maté-
rielle que vous pratiquez par le lavement mutuel des pieds?» 16 . Il en ira de
même des reliques.
Gérard de Cambrai montre une voie mal expérimentée jusqu'alors, qui
consiste à assimiler ce que nous appelons Eucharistie et que tous dénom-
maient alors le sacrement du corps et du sang du Christ, à la plus sublime des
reliques, celle que le Christ a livrée à ses fidèles lors du Dernier Repas, et la
seule qui leur est restée après l'Ascension du Fils de Dieu parmi les nuées:
«Le Christ est donc monté aux cieux en son corps parfait, et il nous a laissé le
sacrement de son corps» 17 . «Il n'est pas impossible que son corps, éternel et
incorruptible, tout à la fois s'active au ciel et veille à ce que nous soit commu-

14 Lettre à l'abbé Oliba, dans ANDRÉ DE FLEURY, op. cit., p. 180-182.


15 Quod autem per materialem aquam baptismum datur, hœc ratio est: voluit enim dominus ut res illa invi-
sibilis per congruentem, sed profecto tractabilem rem et visibile (tractabilem rem et visibile] contrectabilem
et visibilem Isidore de Séville) impenderetur elementum (c. 1274d).
16 Vos qui nihil in sancta ecclesia corporaliter gerendum arbitramini, ut in hoc baptismatis mysterio aqua,
oleum chrismale, sacerdotis officium et cœtera, que usque hodie catholica servat ecclesia, vos inquam rogo, quid
sibi vult ilia materialis aque illuvio, quaro lavandis pedibus invicem exhibere soletis? (c. 1277d-1278a).
17 Ascendit ergo Christus perfecto corpore suo, et reliquit nobis sacramentum corporis sui (c. 1280b).
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 103

niqué sur terre le sacrement de son corps» 18 . N'en va-t-il pas de même du
corps du Christ et des corps des saints? Si les saints participent, autour du
Christ, aux assemblées célestes, il est naturel qu'ils soient également présents
aux liturgies terrestres.
Le lien entre le sacrifice eucharistique et la sanctificatio reliquiarum est clai-
rement établi dans une séquence de trois exempla de Grégoire le Grand invo-
qués par l'évêque de Cambrai 19 . La surdétermination des reliques semble
participer du sacramentum par excellence, celui du corps et du sang du Christ.
On trouve ainsi dans le compte rendu d'Arras l'une des premières articulations
du christocentrisme occidental, qui va se déployer lors de la controverse de
Bérenger et au cours du premier XIIe siècle. Toutes les contestations religieuses
se heurteront désormais à l'affirmation de ce christocentrisme universel.

Les espèces et les reliques


Les maîtres du Nord ont ainsi porté au centre de tous les débats laques-
tion soulevée par les dissidents sur le sacramentum. L'essentiel de cette ques-
tion porte sur le statut de la réalité sensible, visible. Les savants n'ont pas
craint d'affronter ainsi les problèmes les plus fondamentaux, sans occulter les
autres et surtout pas ceux du culte des saints et de leurs reliques. Ce rappro-
chement entre la doctrine eucharistique et la réflexion sur le culte des saints
n'a rien de vain, car les propos du rédacteur soulignent avec force la présence
du donum virtutis tant chez les saints confesseurs que dans le corps du
Christ20 . Une question significative vient en outre à la bouche du prélat. Si les
reliques se multiplient à l'infini, comme le corps du Christ donné chaque jour
à tant de croyants de tant de peuples, parmi tant d'églises et depuis de si longs
siècles, comment peut-on croire à l'intégrité du corps sanctifié? Le problème
se résout très simplement pour l'Eucharistie, mysterium virtutis 21 • «Bien que le
corps du Christ ait été sacrifié réellement, que réellement sa chair soit mangée
par le peuple et que réellement son sang soit bu, il conserve son intégrité,
demeure vivant et sans macule» 22 • Ce qui se dit du Christ ne vaut certes pas
nécessairement pour les saints. Mais l'analogie compte ici pour tous les

18 c. 1281b.
19 c. 1282-1284. Sur l'utilisation de Grégoire le Grand à Cambrai, voir B. ]ume, «La diffusion de la
Regula pastoralis de Grégoire le Grand dans l'Église de Cambrai, une première enquête», Revue du
Nord, 76, 1994, p. 207-230, particulièrement p. 217 sq.
20 c. 1271d, 1297, l301cd, 1303a.
21 c. 1280d.
22 Et cum vere sacrificatus sit, et vere carnes eius manducate sint a populo, et vere sanguis eius sit bibitus,

tamen ut dixi integer permanet et immaculatus et vivus. Cf. AuGUSTIN, Sermon Mai 129 (PL Suppl. 2,
518); Lettre 98, 9 (PL 33, 363-364). Repris par lANFRANC, De corpore (PL 150, 421b).
104 GUY LOBRICHON

savants du XIe siècle. La multiplication des reliques et leur dissémination ne


nuit nullement à l'intégrité du corps saint, en raison de sa virtus : celle-ci,
caractère de toutes les réalités invisibles23 , soustrait le corps intégral au regard
des sens, bien qu'elle diffère en degré de la virtus du Christ, dont le corps est
inviolable et inaltérable. Et voilà comment, sous le voile eucharistique, est
résolue implicitement la question de la prolifération des reliques, laquelle sus-
cite soupirs et ricanements des réfractaires.
Un second problème a surgi, celui de la matérialité du corps dans sa
représentation, sous sa forme de relique. Il est vite résolu grâce à une déclara-
tion prêtée au Seigneur Christ. «Je ne distribue pas ma chair aux croyants
sous cette forme que vous croyez, mais en me donnant à eux par une grâce
toute spirituelle, je les transforme en mon corps. Et cette grâce n'est pas con-
sommée par la bouche ni broyée par les dents, mais elle est recueillie par le
palais de l'homme intérieur, c'est-à-dire par la raison et l'intellectus mentis» 24 .
On saisit ici la résistance massive et étonnante de l'évêque ou de son chance-
lier aux obsessions matérialistes qui se profilent chez ses confrères, et qui
recevront deux générations plus tard presque force de dogme avant la lettre
en 1079: il écarte d'un tour de main le réalisme eucharistique, celui même
qu'imposeront à Bérenger de Tours ses adversaires, disciples égarés de Pas-
chase Radbert25 . Or, ce faisant, Gérard de Cambrai donne du grain à moudre
aux contempteurs des folles assemblées du Sud. Il marque une distance claire
à l'égard de ces adorations frénétiques.
Rien ne vaut pour Gérard le silence paisible des églises consacrées, seules
et uniques demeures de Dieu, seuls lieux autorisés du conventus ecclesiœ. Il ne
veut pas entendre parler de chapelles castrales, temples inutiles de la vanité
aristocratique. Il ne conçoit les liturgies que dans l'enceinte d'une authentique
domus Dei, publique, dont le modèle est la cathédrale, car c'est autour du
trône épiscopal que s'assemble toute la cour céleste 26 . Voilà qui exclut les
célébrations enfiévrées des méridionaux et de leurs plagiaires du Nord 27 . La
solution temporaire de la tempête eucharistique provoquée sciemment par

23 c. 1281d.
H Tune videbitis quia non eo modo quo putatis meam carnem credentibus distribua, sed spiritali gratia me
illis dando, ipsos in meum corpum transjundo, et hœc gratia non consumitur morsibus nec dentibus teritur,
sed interioris hominis palato, hoc est ratione et intellectu mentis percipitur (c. 1280b). Cf. PASCHASE RAD-
BERT, Epist. ad Fred., p. 155.
25 Cf. PIERRE LoMBARD, Libri Sententiœ in IV libris distinctœ, liber rv, Dist. XII, c. 3, éd. tenia, Grotta-
ferrata, Collegium S. Bonaventura:, 1981; t. II, p. 305: Bérenger a confessé devant le pape Nicolas
que Panem et vinum quœ in altari ponuntur, post consecrationem non solum sacramentum, sed etiam
verum corpus et sanguinem Christi esse, et sensualiter, non solum in sacramento sed in veritate manibus
sacerdotum tractari et frangi, et fidelium dentibus atteri.
26 Cf. H. PIATEllE, ici-même, p. 118.
27 c. 1286-1287.
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 105

Bérenger de Tours n'a pas altéré, on le sait, la ferveur pour les reliques. Les
savants et les maîtres des cathédrales ont en effet peu à peu dissocié les deux
questions, et interdit avec Pierre Lombard les supputations sur l'humanité
trop chamelle du Christ (elles reviendront dans le second tiers du XIIIe siè-
cle). Mais d'autres formes de dévotion pointaient à l'horizon, qui débordaient
les pulsions antérieures.

La solution
Les dissidents d'Arras et leur juge ne sont pas en opposition absolue sur le
culte des saints et de leurs reliques. Gérard admet que ce n'est pas l'image
sainte, ni le bois de la croix qui doivent être vénérés et encore moins adorés,
mais ce qu'ils représentent et signifient28 . Gérard et ses inculpés, comme tous
les chrétiens alors, partagent une même vénération pour les apôtres et les
martyrs. L'évêque mentionne l'adulation des dissidents pour l'apôtre André,
dont il cite à deux reprises la Passio très répandue aux IXe-XIe siècles en plu-
sieurs versions différentes 29 . Voilà donc une partie de la société des saints qui
échappe au mépris: celle qui a accompagné le Christ durant son séjour terres-
tre, et celle également qui a porté son message vers les contrées occidentales,
soit les élus qui se sont évadés de la Terre sainte pour étendre le manteau du
christianisme sur le monde romain. Il est alors significatif que l'une des trois
autorités qui agréent aux oreilles des dissidents et qui soient citées explicite-
ment soit le pape Grégoire30 ; Grégoire le Grand procure d'ailleurs à l'évêque
de Cambrai d'utiles exempla qui renforcent la démonstration de l'échange
eucharistique31 . On note alors qu'entre les saints et les reliques, il n'est pas un
seul indigène qui trouve grâce aux yeux des contestataires et qui trouve place
dans la rhétorique de l'évêque, soucieux de convaincre. Le recours à Rome
n'est pas loin, les senteurs de la réforme ecclésiastique montent déjà.
Les dissidents d'Arras sont selon toute vraisemblance les précurseurs
involontaires de la réforme romaine du second XIe siècle. L'entreprise d'après
1049 est bien connue. Menée par les papes, leurs légats et leur entourage, elle
s'étend tout à la fois sur les pratiques liturgiques, sur les hiérarchies ecclésias-
tiques et leurs ministères, et sur les formes institutionnelles de l'Église occi-
dentale. Elle occupe ainsi tout le champ de l'activité religieuse, occulte
également la contestation originaire, suscitée dans les cercles laïques des

28 c. 1306-1307.
29 c. 1281, 1305cd. Cf. H. TAVIANI, «Le mariage dans l'hérésie de l'an mil», Annales E.S.C., 32,
1977, p. 1074-1089 et «Naissance d'une hérésie en Italie du Nord au XJ• siècle», Annales E.S.C., 29,
1974, p. 1224-1252; The Apocryphal New Testament, éd.]. K. Elliott, Oxford, 1993, p. 233.
30 Avec saint Augustin (c. 1287a, 1289, 1291) et Isidore de Séville (1289).
31 PAUL DIACRE, Vita Gregorii : c.1282a, 1282d, 1283b. Dialogi: 1299a.
106 GUY LOBRICHON

paroisses, parce qu'elle remplit certaines attentes de ceux-ci. Elle ne se heurte


plus qu'à l'opposition conservatrice et tenace des seigneurs et des princes.
Le rire des hérétiques s'est tu alors, dans la seconde moitié du XIe siècle,
écrasé par le tonnerre de la controverse eucharistique soulevée par Bérenger.
Les reliques et leurs saints ont été aussitôt relégués dans les placards en
attente de réinventions qui viendraient quelques dizaines d'années plus tard.
Le rire des hérétiques a été étouffé par les forces venues du Midi, de la même
Italie lumineuse d'où les inspirateurs de l'hérésie sont présumés provenir ...
Non que le culte des reliques se soit trouvé tempéré, mais parce que les réfor-
mateurs romains, le temps passant, ont changé le fusil d'épaule, ont dirigé les
regards vers d'autres reliques que celles de Rome, et qu'ils les ont canalisés
vers les reliques les plus authentiques, celles du Christ.
Lorsque vers 1088, dans une lettre qui a fait couler beaucoup d'encre et
dont je crois avec la plupart des historiens de la croisade qu'elle est authenti-
que, le Basileus de Constantinople Alexis 1er Comnène demande au comte de
Flandre Robert de recruter pour son compte des mercenaires, que fait-il
miroiter aux yeux du comte flamand? «Mieux vaut, dit-il, que vous, latins,
teniez Constantinople, plutôt que ces païens de Turcs et de Petchenègues». Et
la raison définitive qu'il avance pour faire accourir le comte est la présence
dans Constantinople d'une myriade de reliques inestimables. Or, quelles sont
ces reliques? Celles du Christ, celles qui attestent la réalité matérielle et phy-
sique de sa venue sur terre, la colonne de la Flagellation, le fouet de la Flagel-
lation, la Couronne d'épines, ou les vêtements dont Jésus fut dépouillé avant
la crucifixion. S'ajoutent à ces prestigieuses reliques évidemment celles des
Innocents, de quelques prophètes annonciateurs du Messie, des apôtres, des
martyrs, des confesseurs et des vierges, en nombre tel qu'il n'est pas possible,
dit l'empereur, de les énumérer32 . Ainsi donc, les plus sublimes des reliques,
le corps et le sang du Christ sacrifié sur l'autel, retrouvaient les objets les plus
matériels de la Passion dans les ferveurs de la première Croisade: la sainte
Lance, la colonne de la Flagellation, la Couronne d'épines, et tant d'autres
reliques relatives à Jésus revenaient en force dans la mémoire des occiden-
taux, chargées d'une vertu autrement efficace que celles des saints dont on ne
savait trop rien33 . Peu après 1099, Raimond d'Aguilers qui a participé à Antio-

32 H. HAGENMEYER, Epistulœ et chartœ ...Die Kreuzzugsbriefe aus den ]ahren 1088-1100, Innsbruck,
1901, p. 134.
33 On peut ainsi évoquer un exemple flamand. Le comte de Flandre Robert fait expédier à la com-
tesse Clémence, demeurée sur les terres patrimoniales, des reliques très particulières qui lui ont été
données en Apulie : des cheveux de la Vierge Mère de Dieu, Marie, des reliques des corps de saint
Matthieu l'Évangéliste et de saint Nicolas de Bari. La comtesse les dépose dans la fondation comtale
de Watten (HAGENMEYER, op. cit., p.143).
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 107

che à l'Invention de la sainte Lance, ne craint pas de montrer son humeur


devant les reliques du voyant inventeur Pierre Didier. Celui-ci a reçu l'ordre
en vision de se rendre dans une chapelle d'Antioche où il découvrira les reli-
ques de quatre saints. Sitôt vu, sitôt fait. Mais surgit un problème, c'est
qu'avec les reliques annoncées des quatre saints identifiés, on en trouve
d'autres, non authentifiées. Pierre Didier veut les joindre au reste, mais Rai-
mond s'y oppose. «Si ce saint veut venir avec nous, dit-il d'une voix forte
dans le temple, qu'il dise son nom et manifeste sa volonté; sinon, qu'il reste
ici, car nous n'avons que faire d'ossements inconnus» 34 . Il rejoint ici l'évêque
Gérard de Cambrai, qui exposait à ses futurs pénitents qu'il serait malséant de
se livrer à des rites religieux (santificationes) dans des lieux dont «la mémoire
des anciens ne rapporte rien de sûr» 35 . En réalité, la croisade suscitait ses pro-
pres martyrs, tout comme la réforme suscitait les siens: la geste de ceux-ci ne
nécessitait nul culte, nulle production de reliques. Les croisés morts en
bataille pour délivrer le Saint Sépulcre avaient acquis d'emblée, dans leur
sang, la robe des martyrs. Ils avaient achevé le grand pèlerinage de la vie
terrestre; ils avaient, en reprenant jérusalem, aboli l'histoire. Leurs reliques
étaient inutiles, vaines et sans objet. Celles des saints reprendraient aussitôt
leurs privilèges. Pendant un temps bref seulement, elles avaient cédé le pas
devant celles du Christ qui avaient fait taire les inventions trop audacieuses
des méridionaux, à la grande satisfaction des savants.

De cette traversée rapide du XIe siècle, quelques réflexions dérivent que je


brasse rapidement. L'histoire des reliques, celle du culte des saints et de ses
contestations, épousent dans le premier tiers du XIe siècle les mouvements de
la doctrine du corps et du sang du Christ. Elles sont en réalité un lieu
d'affrontement, parce qu'après deux siècles de relatif silence, y affleure de
nouveau un vaste débat sur la visibilité des sacramenta, c'est-à-dire, désor-
mais, sur la réalité d'un corps ecclésial qui construit à tour de bras des tem-
ples matériels et multiplie les signes concrets d'une unité plus forte que jamais
du céleste et du terrestre. Ce débat contribue lourdement à aggraver le dissen-
timent ordinaire entre le Nord et le Sud.
Les déploiements occidentaux de la théologie eucharistique, exigés par le
renouveau de la logique dans la seconde moitié du siècle, ont ensuite brisé le
lien solidaire entre la doctrine et le culte, entre la pensée du corps visible et

34 RHC, H. Occ., III, xxii, n. 3.


35 c. 1303b.
108 GUY LOBRICHON

invisible et ses expressions liturgiques, communautaires, vécues. Les avancées


des savants ont alors laissé pour compte les corps innombrables des saints, et
fait taire aussi les anxiétés provoquées par les dérangements du rite 36 .
Le grand écart entre la doctrine des théologiens et les usages du culte
réservé aux saints entraînait une retraite massive de la réflexion sur la sainteté
et son culte, loin des sentiers battus par les nouveaux théologiens de la fin du
XIe siècle. Les thèmes de la vénération des saints et de leurs reliques n'ont en
effet pas droit de cité dans les grands systèmes des théologiens durant tout le
XIIe siècle. Pierre Lombard n'en dit mot, bien que l'on entreprenne de formu-
ler les règles de la canonisation dans les années qui suivent la publication de
son Livre des Sentences.
Une compensation avait été offerte cependant, une voie laissée ouverte à
la fin du XIe siècle, par la redécouverte opportune des reliques du Christ. Cel-
les-ci ne pouvaient être à proprement parler christologiques: elles n'étaient
que des realia, mais elles avaient pour intérêt de permettre les dévotions
envers les reliques des saints et d'en sauvegarder l'essentiel.
Le vide hérétique du second XIe siècle, qui a intrigué tant d'historiens,
peut alors se comprendre comme le silence imposé par une déréliction géné-
rale et par le détournement des efforts vers une réforme laborieuse et caho-
tante. Plus qu'un vide, il s'agissait d'une recomposition des ailes marchantes:
celles-ci regroupaient leurs forces sur les champs en friche d'une réforme
espérée, attendue, et désormais promue contre toute attente par les Romains
eux-mêmes. Alors, le culte des reliques, qui est sans doute la forme occiden-
tale de l'iconodoulie, pouvait être jugé froidement, équitablement peut-être,
par les savants. L'un de ceux-ci, le moine Guibert de Nogent, en administrait
les preuves bientôt, s'illustrait dans la voie du doute fondateur auquel la géné-
ration de la Paix de Dieu n'avait pas été préparée, mais que celle de la pre-
mière croisade avait rencontré sur son chemin.

36 Les débordements de l'ostension eucharistique à la fin du Moyen Âge sont bien connus (cf.
M. RUBIN, Corpus Christi. The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge, Cambridge University
Press, 1991). Ils continuent de semer la perplexité chez les ecclésiastiques. On pourrait ainsi méditer
sur deux aventures survenues, l'une à un singe, et l'autre à une souris. Un singe, raconte Pierre Viret,
un réformateur compagnon de jean Calvin, « s'estoit detasché, et s'en estoit allé à l'armaire, et au
ciboire, dedans lequel (les Prestres) tenoient leur Dieu enferré (qu'il trouva d'aventure ouven) et le
print et le mangea ... Les Prestres, craignans qu'il ne leur ostast leur mestier, le firent brusler, comme
un hérétique» (Pierre VIRET, Dialogues du Désordre, Genève, jean Girard, 1545, m• Dial., II, 24,
p. 559 sq.). Inversement, les chanoines de Notre-Dame de Lausanne, au dire encore de Pierre Viret,
«ont mis au reliquaire la saincte souris, qui avoit mangé» les saintes espèces. En deux solutions con-
tradictoires, on saisit le chemin parcouru depuis le XIe siècle qui n'en demandait pas tant. Les intel-
lectuels de la première moitié du xn• siècle ont commencé de méditer sur la triste aventure de
l'hostie consacrée et dévorée par les souris, mais la question alors ne traite que le destin du corps
eucharistique et pas encore celui de l'animal sacrilège. Celui-ci rencontrera plus tard les instruments
de la société persécutrice.
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum.
Richesses et limites
d'une critique médiévale des reliques

Henri PIA TELLE

Le culte des reliques - qui est une des expressions majeures de la piété médié-
vale- a pénétré toute la vie religieuse et sociale de ce temps. Naturellement
l'intensité de ce culte, ses formes et ses dégradations ont varié au cours des
siècles et cette diversité même augmente l'intérêt du sujet, qui est, selon le
mot de Klaus Gu th, «un véritable continent à découvrir» 1. Des auteurs ecclé-
siastiques, depuis saint jérôme Ct 420) et saint Augustin Ct 430), se sont sou-
vent exprimés à ce propos, mais toujours sur le plan théologique, pour fonder
la légitimité de ce culte. Si des voix divergentes se sont fait entendre à l'épo-
que carolingienne, comme celles d'Agobard Ct 840) et de Claude Turin
Ct 82 7) - qui combattaient en bloc le culte des saints, des images et des reli-
ques -, c'était encore pour des raisons dogmatiques, qui rejoignaient le pro-
blème de l'iconoclasme à l'autre bout de l'ancien empire.
C'est alors qu'apparaît au début du xne siècle, au seuil de la scolastique, le
De pignoribus sanctorum 2 de Guibert de Nogent, une œuvre très en avance sur

1 K. GUTH, voir note 2.


2 Cet ouvrage vient de bénéficier d'une édition critique grâce à R. B. C. HUYGENS: GUIBERT DE
NoGENT, ... De sanctis et eorum pigneribus (remarquer l'orthographe de ce mot) dans Corpus christina-
norum, Continuatio mediœvalis, t. 127, 1993, p. 79-175. Elle remplace l'édition de MIGNE, PL, 106, c.
607-680, qui reproduisait elle-même celle de Luc d'Achery de 1651. Toutes ces éditions d'ailleurs
reposent sur un seul et unique manuscrit jadis conservé dans la Bibliothèque du roi, actuellement
ms Paris, BN., lat. 2900 (XII' siècle). Sur cet ouvrage voir K. GUTH, Guibert von Nogent und die
hochmittelalterliche Kritik an der Reliquien Verehrung, Ottobeuren, 1970 (Studien und Mitteilun-
gen zur Geschichte des Benediktiner-Ordens und seiner Zweige, 21. Ergânzungsband); C. MOR-
RIS, «A critique of popular religion: Guibert de Nogent on the relies of saints», Popular belief
and practice, Cambridge University Press, 1972 (Studies in Church history, 8), p. 55-60; H. PLA-
TELLE, « Reliques circulant sous un faux nom, formalisme et religion populaire », La Religion
populaire, Paris, 1979, p. 95-102; voir aussi A. LEFRANC, «Le traité des reliques de Guibert de
Nogent et les débuts de la critique historique », Études d'histoire du Moyen Age dédiées à G. Monod,
110 HENRI PLATELLE

son temps, tout à fait isolée, qui associe d'une part une réflexion fondamen-
tale (sur les saints, les reliques et les miracles) et d'autre part l'examen attentif,
rigoureux et pourtant compréhensif, des problèmes concrets posés par ce
culte, bref «une œuvre née de la pratique et visant à la pratique» comme le
dit encore Klaus Guth, à la page 35 de son travail. Nous allons tenter de le
présenter le plus simplement du monde dans sa riche ambiguïté d'œuvre
polémique aux intentions réformatrices. Nous suivrons particulièrement
l'excellente dissertation allemande de Klaus Guth publiée en 1970 à Ottobeu-
ren, sous le patronage de l'université de Wurzbourg. Un bref article de Colin
Morris paru deux ans plus tard dans un recueil collectif de la Cambridge Uni-
versity Press nous orientera davantage vers le respect de la religion populaire
dont Guibert de Nogent ne désespère pas. Enfin, je ne puis oublier que je me
suis moi-même occupé de ces questions en 1977 à l'occasion d'un colloque
du CNRS consacré précisément à la religion populaire.

La vie de Guibert de Nogent


Nous connaissons bien la carrière et la personnalité de Guibert grâce à son
autobiographie (De vita sua, sive monodiarum libri XIII) qui est, ici encore,
l'une des œuvres les plus originales du Moyen Âge. Elle commence comme
des «confessions» à la manière de saint Augustin et s'achève comme des
«mémoires» consacrés à l'histoire de son abbaye, de l'évêché de Laon et de la
province ecclésiastique de Reims. Mais, comme le dit G. Bourgin dans son
introduction (p. XXXV), partout «s'étale une personnalité vivace». Né sans
doute en 1053 ou 1055 dans une famille noble et riche de la région de Beau-
vais3, Guibert perd son père alors qu'il n'avait que huit mois. Elevé par sa
mère et confié aux soins d'un surprenant pédagogue, il a raconté sa «pieuse
enfance» dans des pages qui sont devenues classiques, pleines à la fois d'iro-
nie et de tendresse voilée. Vers l'âge de douze ans, sans doute en 1064, il réa-
lise une promesse faite à son sujet au moment de sa naissance et il entre au

1896, p. 285-306; B. MoNOD, Le moine Guibert et son temps (1053-1124), Paris, 1905; voir égale-
ment les éditions (et parfois traductions) de l'Autobiographie de Guibert de Nogent par G. BOURGIN,
1907, et parE. R. LABANDE, 1981; ou M. MANmus, Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelal-
ters, Ill, München, 1931, p. 416-421. Voir enfin les ouvrages qui concernent le problème général
des reliques: N. HERRMANN-MASCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris,
Klincksieck, 1975, ou encore dans le catalogue de l'exposition de Cologne, 1985, Omamenta eccle-
siœ, l'article (entre autres) deR. KRoos, t. 1, p. 25-49: «Yom Umgang mit Reliquien»; M. HEINZEL-
MANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Brepols, Turnhout, 1979 (Typologie
des sources du Moyen Âge, 31).
3 Les indications de Guibert manquent de précision, d'autant plus que son latin tarabiscoté ne facilite pas
l'interprétation. 1053 est la position classique reprise par G. Bourgin; 1055 est celle d'E. R. Labande.
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 111

monastère de Saint-Germer de Flay ou de Fll. Il y trouve son épanouisse-


ment, se gorgeant de lectures classiques et notamment, nous dit-il, d'Ovide et
des poètes lyriques. Il aurait même composé des poèmes d'amour quelque
peu licencieux, une dérive rectifiée grâce à la rencontre de saint Anselme,
alors abbé du Bec, mais en relations étroites avec Saint-Germer. Ce dernier
remarque le jeune moine; il l'oriente vers les œuvres de saint Grégoire et,
selon l'admirable formule de l'intéressé, Guibert apprend de lui «comment
diriger en soi l'homme intérieur», ce qui est l'ambition de toute philosophie
et surtout de toute ascèse chrétienne 5 . Après ce tournant décisif, Guibert
mène dans sa maison l'existence paisible d'un moine et d'un savant, spécialisé
maintenant dans le commentaire exégétique à but moral.
En 1104, soit quarante ans après sa première entrée en religion, Guibert
est choisi comme abbé par la petite communauté de Nogent-sous-Coucy6 ,
occasion pour lui d'un nouvel épanouissement au contact de grands person-
nages et de grandes affaires: notons en particulier sa rencontre avec le pape
Pascal II à Langres en 1107 et plus tard l'insurrection communale de Laon,
dont il est un témoin très actif. C'est pendant ces vingt années (1104-1124)
qu'il compose ses principales œuvres historiques: son De vita sua, dont nous
avons déjà dit l'esprit; les Gesta Dei per Francos, un remake d'une histoire ano-
nyme où il peut exprimer toute une théologie de la croisade vue comme une
étape de l'histoire du salut, voulue par Dieu et annoncée par les prophètes;
enfin son chef d'œuvre, le De pignoribus sanctorum qui va nous retenir et dont
nous avons déjà donné l'orientation.
Les auteurs ne sont pas d'accord sur la date de sa mort qu'ils placent, tan-
tôt en 1121, tantôt en 1125; mais tous voient en lui «une personnalité mar-
quante à ce tournant de l'histoire littéraire>/.

Le De pignoribus sanctorum: trois livres qui se mettent en quatre


C'est la prétention des moines de Saint-Médard de Soissons de posséder
une dent de lait du Christ qui a poussé Guibert à écrire son De pignoribus sanc-
torum8. En réfléchissant à cette insanité, une foule d'autres considérations -

4 Actuellement Saint-Germer, Oise, arr. Beauvais, c. Le Coudray-Saint-Germer.


5 Qualiter interiorem meum hominem agerem, éd. BouRGIN, p. 66.
6 Aisne, canton de Coucy-le-Château. L'abbaye avait été fondée en 1076 par des bénédictins venus

de Saint-Remi de Reims, à l'initiative d'Albéric 1er, sire de Coucy.


7 ]. DE GHELLINCK, [essor de la littérature latine au XII' siècle, 2, 1946, p. 117. Pour la date de sa mort,

1121 est la position commune; 1125 celle d'E. R. Labande.


8 Naturellement l'analyse détaillée de K. GuTH, op. cit., p. 72-110 est de la plus grande utilité. Mais

c'est la lecture directe qui est la plus excitante en dépit ou à cause même du style, plein de mots rares
et de tournures insolites. Cette obscurité ne cache pas le caractère tranchant des affirmations.
112 HENRI PIATELLE

alia sed non aliena (différentes, mais non étrangères)- se sont présentées à son
esprit et lui ont fourni la matière d'un traité, beaucoup plus logique qu'il ne
peut sembler à première vue. La préface de l'ouvrage ne mentionne que trois
parties, alors qu'en réalité il y en a quatre, désaccord au moins apparent, qui
pose un problème chronologique. Mais quelle que soit la solution adoptée,
l'ensemble conserve une réelle cohérence. C'est dans le détail des parties ou
des chapitres que l'exposé prend parfois des allures un peu décousues, ce qui
nous obligera plus loin à des regroupements afin de demeurer parfaitement
intelligible.
Le livre 1er, le plus connu et souvent le seul lu, traite des abus trop fré-
quents concernant les saints, les reliques et les miracles, trois sujets interdé-
pendants. Ce sont ces dénonciations parfois véhémentes qui l'ont fait
considérer comme un précurseur de Calvin, auteur lui aussi d'un Traité des
reliques 9 ; ou plus justement ce sont les règles de bonne conduite édictées par
Guibert en ces matières qui font de lui véritablement l'ancêtre des Bollandis-
tes. Nous reviendrons sur son apport considérable, resté malheureusement
stérile. Nous continuons ici notre survol de l'ensemble de l'œuvre.
Le livre II traite de l'Eucharistie, qui seule assure la présence spirituelle du
Christ dans notre monde. C'était trancher à la base les prétentions de telle ou
telle église à posséder des reliques corporelles du Christ, reliques d'ailleurs
souvent étranges et parfois indécentes, telles la dent de lait à Saint-Médard, ou
ailleurs un fragment du cordon ombilical ou même le saint prépuce. Le
Christ, nous dit-il, n'a pas pu laisser de telles reliques puisqu'il «a voulu pour
exercer notre foi nous faire passer de son corps originel à son corps mystique
(c'était la dénomination fréquente de l'Eucharistie) et ensuite, comme par
degré, nous instruire à l'intelligence de la simplicité divine» 10 . On apprend
même au fil de la démonstration que des prédicateurs téméraires n'hésitaient
pas à exposer leurs théories hasardeuses sur l'Eucharistie non seulement dans
des cercles de lettrés, mais aussi dans des assemblées de gens du peuple sans
culture (in mediis frequentiis ignavorum et rudium) 11 .
Sur cette base solide Guibert peut passer dans son livre lil à la réfutation
en règle des prétentions des moines de Saint-Médard de Soissons et ille fait
sur un ton d'une extrême vivacité. Il n'hésite pas à les traiter de «faussaires»
(Attendite,Jalsarii), et il demande: «Qu'y a-t-il de plus stupide (quid estfurio-
sius ... ) que de proclamer aux oreilles de l'Église ce qui ne peut s'appuyer sur

9 CALVIN, Traité des reliques, Paris, Nord-sud, 1947 (qui mentionne p. 22 le saint prépuce, que pré-
tendaient posséder à la fois l'abbaye de Charroux et l'église Saint-jean-de-Latran à Rome). On peut
en rapprocher pour son inspiration P. LEFEUVRE, Courte histoire des reliques, Paris, 1932.
10 Ce très bel Itinerarium ad Deum se trouve dans HlNGENS, Livre Il, lignes 891-894 (PL, 650).
11 Ibid., II, ligne 752 (PL, 645).
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 113

le moindre argument? »12 . Saint Paul recommande «un culte raisonnable»


(rationabile obsequium, Rom., 12, 1), c'est-à-dire selon l'exégèse de notre
auteur un culte dans lequel l'esprit s'exerce à un examen strict des causes 13 .
Comment cette qualification pourrait-elle convenir aux moines de Saint-
Médard dont les prétentions et les reliques ne peuvent édifier que «les incul-
tes et les ignorants» (nisi rudis et insciis)?
Il est intéressant de remarquer que dans ses livres II et III Guibert cou-
ronne son effort en ayant recours, comme les scolastiques, à la technique des
objections. Il les exprime au lieu et place de son adversaire imaginaire et les
réfute successivement. On a donc sept objections dans le livre II et six dans le
livre III, auxquelles succèdent en bloc autant de réfutations. Cette présenta-
tion annonce de loin la structure de la Somme théologique de saint Thomas,
mais en ce début du XIIe siècle, elle traduit surtout l'influence de saint
Anselme, cette union de la mystique et de la dialectique inscrite dans sa for-
mule credo ut intelligam 14 .
Le livre IV - probablement composé avant les autres en liaison avec un
commentaire de la Genèse - fait office de couronnement. Après avoir dans
les trois premiers livres montré la voie vers un culte pur et authentique des
saints et des reliques, Guibert envisage les choses de plus haut et veut indi-
quer la route vers Dieu, le Créateur de toutes choses; c'est le point extrême
de cette amélioration de l'homme intérieur, dont la recherche soutenait déjà
ses trois livres 15 . Sans vouloir trop s'attarder sur ce texte, aussi passionnant
que les diatribes du livre 1, il faut au moins souligner que l'auteur a un sens
très vif de la distinction du spirituel et du matériel. Comme le premier est
radicalement différent du second et qu'il ne peut être perçu par les sens,
tout ce qui en est dit consiste en images, empruntées à notre monde sensi-
ble. C'est ainsi qu'il faut interpréter les visions et les passages de l'Évangile
décrivant Dieu ou les rétributions de l'Au-delà. Tout cela nous est dit non
veritate, sed signis ac figuris, non secundum naturœ spiritualis veritatem sed
juxta visibilium (. . .) qualitatem 16. Cette position définie de façon extrême-
ment claire et logique est très différente de la «vision médiévale» habituelle

12 Ibid., III, lignes 89, 160 (PL, 652, 654).


13 Ibid., III, lignes 195-198 (PL, 654).
14 C'est dans l'Introduction au Proslogion qu'on peut lire cette formule qui signifie à peu près «la foi

en quête d'intelligence».
15 K. Gum, op. cit., p. 101.
16 Ibid., rv, lignes 39-40, 243 (PL, 666, 671).
114 HENRI PLATELLE

qui mélangeait les deux mondes en un tout continu ayant d'un bout à l'autre
les mêmes caractères 17 .

De vrais saints
Revenons maintenant au livre 1 où s'expriment le plus nettement les posi-
tions de Guibert de Nogent sur le culte des saints et des reliques. Ce que nous
savons des livres suivants nous aidera à mieux saisir l'arrière-plan spirituel et
à comprendre comment peuvent s'allier chez notre censeur «l'absolue
rigueur» et la «charité de l'intégration», selon une formule lumineuse de
Pierre Chaunu donnée dans un autre contexte.
Guibert de Nogent commence par distinguer entre les vérités de foi, con-
tenues par exemple dans les sacrements de baptême et d'Eucharistie, et
d'autre part les pieux usages recommandés, mais non imposés, par l'Église. Le
culte des reliques est de ceux-là, encore faut-il que ce culte s'appuie sur de
vrais saints, de vrais miracles, de vraies reliques, trois problèmes étroitement
entrelacés. Comment en effet être certain d'avoir affaire à un vrai saint, sinon
en examinant sa vie vertueuse et ses miracles, garantis de part et d'autre par
des textes ou des témoignages? Et c'est là une démarche qui annonce la pro-
cédure moderne de canonisation. Guibert écarte donc les saints douteux aux
identités flottantes, qualifiés tantôt de martyrs et tantôt de confesseurs, et plus
largement tous ces saints dont on ne connaît ni le jour de naissance, ni les
actes de leur vie, ni la date de leur mort. Il souhaite donc qu'on garde «Un
silence éternel» sur ces personnages et c'est ce qu'il a fait lui-même en refu-
sant d'écrire de telles vitœ. «Alors que je suis sujet à l'erreur pour les choses
qui tombent sous les sens, comment pourrais-je dire des choses vraies sur des
personnages que personne n'a jamais vus?» 18 . Comme le dit Klaus Guth,
«tout Guibert est dans cette phrase», qui en même temps souligne sa singu-
larité ...

17 C'est la thèse de l'essai si excitant pour l'esprit de C. ERICKSON, The mediœval vision, New York,
Oxford University Press, 1976. La perception médiévale était une conscience globale de réalités
simultanées, le visible et l'invisible ; le tout formait une vue du monde cohérente qui trouvait dans
les vérités religieuses son ultime logique. Des plans de vérité que nous percevons maintenant
comme distincts étaient vus comme des parties complémentaires d'un tout harmonieux. «Le spiri-
tualisme outrancier» de Guibert de Nogent (cf. Dictionnaire de spiritualité, VI, 1967, c. 1138) rompt
nettement avec ce régime de coexistence pacifique. Sur cette vision médiévale voir H. PLATELLE, Les
exemples du Livre des abeilles de Thomas de Cantimpré: une vision médiévale, Brepols, Turnhout, 1997.
18 Ibid., l, lignes 527-529 (PL, 624): Quid nisi silentium sempiternum imperare debemus? Ego autem in

his quœ obtutibus (aux regards) jacent fallor; et de iis quœ nemo unquam viderit quid profiteor? Cf. K.
Gurn, p. 86.
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 115

On ne sera pas étonné que dans cette même ligne il dénonce au passage
un culte imaginaire reposant sur une simple coincidence 19 . C'est l'histoire
d'un écuyer de Beauvais mort un vendredi saint; ce fait frappa l'opinion pay-
sanne, toujours curieuse de changement, d'autant plus que cet écuyer était au
service d'un chevalier apparenté à l'abbé du lieu et que ce dernier voyait sans
déplaisir s'élever des constructions et affluer dons et pèlerins, venus même
d'Angleterre. «Comment, se demande Guibert, comment un homme raison-
nable et savant, qui affiche son désir de sainteté, peut-il favoriser de telles
choses?». Un peu plus loin, on trouve des remarques d'une étonnante péné-
tration sur le rôle des rivalités locales (entre villes ou entre monastères) dans
la promotion de tel ou tel culte. « Quand on voit dans un lieu que les voisins
possèdent des patrons du premier rang, on veut aussi élever les siens propres
à ce même niveau »20 et Guibert n'hésite pas à ce propos à établir un parallèle
avec ces groupes de colons étrangers venus occuper la Samarie conquise par
les Assyriens (772 avant]. C.) : tous ces groupes avaient chacun leurs propres
dieux qu'ils servaient à qui mieux mieux (II Rois, 17, 29 et suiv.).

De vrais miracles
Il faut donc un examen critique préalable avant tout culte officiel adressé
à un saint. Mais cet effort est hors de portée des simples croyants qui, dans
leur enthousiasme aveugle, en arriveraient facilement à vénérer des gens qui
sont en fait en Purgatoire ou même en Enfer 21 . C'est à l'autorité religieuse
compétente que revient ce contrôle. Et la tâche est délicate en ce qui concerne
les miracles, car, Guibert le sait bien, ils ne sont pas toujours des signes assu-
rés de sainteté. Ils se produisent parfois au travers de certaines personnes qui
agissent comme de purs canaux, sans retirer elles-mêmes un bénéfice spirituel
de cette force qui les traverse 22 . Cette remarque peut nous surprendre; elle est

19 Ibid., 1, lignes 378-395 (PL, 621).


20 Ibid., 1, lignes 445-447 (PL, 622).
21 Ibid., 1, lignes 132-134 (PL, 615). Il parle de ces saints douteux mis abusivement sur les autels, qui
forsitan in loca pœnalia relegati aut in Tartara perditum ducti, si sibi profuturum sei rent et facultas suppe-
terem, opem a mortalibus cum illo diviti precarentur («Relégués dans un lieu d'expiation temporaire ou
menés pour leur perte définitive dans le Tartare, peut-être demanderaient-ils de l'aide aux mortels,
comme le riche de l'Évangile, s'ils savaient que cette demande pouvait leur être utile et s'ils en
avaient le pouvoir»).
22 Ibid., 1, lignes 167-170 (PL, 616). Sciendum ergo plurifariam signorum dona distribui. Sunt enim quidam

per quos acsi canales eadem portenta feruntur et dum per hœc aliorum utilitati militant, ipsi eorum per eos
jiunt exsortes habentur («Il faut savoir que le don des miracles est distribué de façon très diverse. Il y a
des gens par l'intermédiaire desquels nous arrivent ces prodiges comme au travers des canaux; et tout
en agissant ainsi pour le bien d'autrui, eux-mêmes demeurent insensibles à ce qui se produit grâce à
eux»). Le problème de la validité de la messe célébrée par des prêtres indignes avait été un thème brû-
lant de la Réforme grégorienne (laquelle était toujours en cours au moment où écrit Guibert).
116 HENRI PLATELLE

pourtant sur le plan religieux et canonique d'une étonnante pénétration. Elle


rejoint le problème classique de la validité de la messe célébrée par un prêtre
indigne. Et pêle-mêle Guibert cite les prodiges qui ont accompagné la mort
des grands hommes, ou encore le toucher des écrouelles par le roi Louis VI
(cérémonie à laquelle il a participé) et différents miracles où, de toute évi-
dence, c'est le bien de l'assistance qui est visé beaucoup plus que le mérite du
miraculé ou de l'agent du miracle.
Ces petites scènes associent de manière typique de précieux détails con-
crets et une analyse religieuse pénétrante. Voici, pour commencer, le texte
exploité par Marc Bloch, où l'on trouve la première mention indiscutable du
«toucher royal» des écrouelles23 . On remarquera au passage l'expression
«prodige coutumier» qui exclut l'idée d'une garantie céleste de la sainteté du
roi. «Que dis-je? N'avons-nous pas vu notre seigneur le roi Louis user d'un
prodige coutumier? j'ai vu de mes propres yeux des malades souffrant
d'écrouelles au cou ou en d'autres parties du corps accourir en foule pour se
faire toucher par lui - toucher auquel il ajoutait un signe de croix. j'étais là
tout près de lui et même je le défendais contre leur importunité. Le roi cepen-
dant montrait envers eux sa générosité innée; les attirant de sa main sereine,
il faisait sur eux le signe de la croix. Son père Philippe avait exercé aussi avec
ardeur ce même pouvoir miraculeux et glorieux; je ne sais quelles fautes com-
mises par lui le lui firent perdre».
Un peu plus loin, Guibert raconte l'histoire pitoyable d'une jeune fille qui,
dans la région de Cambrai, devient enceinte des œuvres d'un de ses pro-
ches24. Le couple décide de fuir le sol natal pour échapper à la honte; la
femme s'assied pour se reposer sur la margelle d'un puits, mais son compa-
gnon la pousse brutalement dans le vide et même étouffe ses cris sous une
pluie de pierres. Quelque temps plus tard - quarante jours, nous assure
même le conteur - des bouviers et des bergers menant leurs troupeaux enten-
dent des appels, reconnaissent au fond du puits la malheureuse victime et la
sortent de là au milieu des cris de la foule immédiatement ameutée. Un tel
miracle, nous dit Guibert, n'atteste nullement la sainteté de cette pécheresse
même repentante; il apporte seulement une preuve de la miséricorde de Dieu.
Une dernière histoire qui intéresse encore Cambrai vient apporter une
confirmation a contrario à cet enseignement. Il s'agit cette fois de miracles qui

23 Ibid., I, lignes 156-165 (PL, 616). M. BLOCH, Les rois thaumaturges, Paris, 1961, p. 30. La traduc-
tion ici donnée est celle de M. Bloch.
24 Ibid., I, ligne 241-291 (PL, 618).
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 117

récompensent une vie sainte25 • Le héros en est le doyen du chapitre de Cam-


brai nommé Erlembaldus (sans doute le troisième du nom, attesté en 1112/
1117). C'était un homme austère, savant et fort zélé pour le salut des âmes,
car il prêchait souvent à la foule. Il n'est donc pas étonnant que diverses
visions vinrent attester après sa mort que Dieu était vraiment avec lui. C'est
ainsi qu'il apparaît à un évêque pour l'inviter à se corriger, comme d'ailleurs
ce dernier le lui avait promis en confession: rappel bien utile, car l'évêque
mourut à la Noël suivante.
Nous comprenons maintenant la formule de Guibert au terme de ce
développement: «Nous avons rapporté ces miracles non pas à cause de leur
nouveauté, mais pour rendre raison de la diversité de leurs causes» 26 .

De vraies reliques
L'authenticité des reliques pose au moins autant de problèmes que celle
des miracles et ici Guibert de Nogent dénonce avec une tranquille lucidité
l'origine évidente d'une foule d'abus et de confusions. Il s'agit de l'habitude
ancienne (mais non primitive) d'exhumer les corps saints, et de les partager
pour répondre aux besoins des églises et aux désirs des grands 27 . Il s'en est
suivi nécessairement des translations officielles ou clandestines (les pia Jurta)
qui pouvaient se prêter à une exploitation financière et qui en tout cas entraî-
naient souvent des erreurs et des contradictions insolubles (cas des églises
concurrentes qui revendiquaient la possession du même corps saint).
Voici, parmi d'autres, quelques déclarations explicites sur ce sujet 28 .
«Assurément si les corps saints avaient gardé la résidence qui leur est fixée
par la nature, à savoir leur sépulcre, des erreurs semblables à celles que je
viens de relever ne se seraient pas produites. Pour la simple raison qu'ils sont
extraits de leur tombe, il sont emportés ici ou là en morceaux et lorsqu'une
occasion de procession circulaire apparaît sous prétexte de piété, la rectitude
de l'intention commence à s'infléchir sous l'effet de l'iniquité, si bien que
presque tout ce qu'on avait l'habitude de faire dans la simplicité est mainte-
nant vicié par une universelle cupidité ... ». Il reprend plus loin le même

25 Ibid., I, 310-366 (PL, 619-620). Pour l'identification, cf. A.). G. LE GLAY, Cameracum christianum,

Lille-Paris, 1849 (cet ouvrage reproduit et traduit la Gallia christiana pour les territoires formant le
diocèse de Cambrai d'après le Concordat).
26 Ibid., I, lignes 368-369 (PL, 620).
27 Sur ce sujet, voir N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints; formation coutumière d'un droit,
Paris, 1975, p. 25-64; sur ce livre voir aussi notre compte rendu détaillé dans la Revue d'histoire du
droit (de Leiden), 46, 1978, p. 57-61.
28 Ibid., I, lignes 631-638 (PL, 626-62 7).
118 HENRI PlATELLE

thème d'une façon encore plus tranchante 29 . «S'il était permis à chacun de
demeurer tranquille dans son tombeau, toute discussion cesserait sur les
déplacements ou le commerce des corps ou des reliques. On n'entendrait plus
les uns et les autres prétendre posséder le même saint si tous les monuments
funéraires, conformément à la justice, demeuraient intacts. Si tous reposaient
immobiles dans la portion de terre qui leur est attribuée, on ne verrait pas se
produire les fraudes citées plus haut provenant de distributions de reliques en
de multiples mains. On ne verrait pas non plus des personnages indignes
tenir la place de ceux qui le méritent. .. ».
Sur les dangers de ces processions de reliques, Guibert rapporte en un
autre endroit un souvenir personnel qui rétrospectivement le couvre encore
de confusion30 . «Une Église très célèbre avait organisé des tournées de ce
genre et, par l'intermédiaire d'un porte-parole, recueillait des aumônes pour
réparer les dommages de sa maison. Après avoir dans son sermon vanté de
manière excessive la qualité de ses reliques, il présenta un phylactère en
disant (et j'étais présent): "Sachez que dans cette boîte est contenu un frag-
ment de ce pain que le Seigneur a mastiqué de ses propres dents (de pane illo
quem propriis Dominus dentibus masticavit). Si vous avez du mal à le croire,
voici un éminent personnage (Ecce heros), dit-il, en me désignant, dont vous
connaissez tous la vaste science qui pourra confirmer mon dire, si besoin est".
j'ai rougi en entendant ces paroles, intimidé surtout par la présence de tous
ces gens-là que je savais tous disposés à défendre le fourbe. je me suis tu, plus
pour éviter les invectives des assistants que par crainte de l'orateur lui-même,
que j'aurais dû sur-le-champ dénoncer comme faussaire. Que dirais-je? Ni les
moines, ni les clercs ne s'abstiennent de ces honteux trafics, au point de faire
en ma présence des déclarations hérétiques. C'est le cas de répéter le mot de
Boèce:jure insanusjudicarer, si contra insanos altercarer (c'est à bon droit qu'on
me qualifierait de fou, si je me mettais à discuter avec des fous)».
Une dernière histoire bien amusante va nous montrer combien en matière
de reliques la frontière peut être perméable entre mensonge et vérité31 . Eudes,
évêque de Bayeux (t 1097) et demi-frère de Guillaume le Conquérant,
«désirait très vivement posséder le corps de saint Exupère, son prédécesseur,
qui était l'objet d'un grand culte à Corbeil (près de Paris); il gratifia donc
d'une somme de cent livres de deniers le sacristain (œdituus) de cette église

29Ibid., I, lignes 696-702 (PL, 628).


30 Ibid.,I, lignes 403-419 (PL, 621), texte traduit et commenté par B. MONOD, Le moine Guibert ... ,
1905, p. 317-318. Pour que la formule De pane illo ne soit pas une pure absurdité, il faut compren-
dre qu'il s'agit d'un morceau de la miche de pain figurant sur la table lors d'un des repas pris par
Jésus, et non pas d'une bouchée effectivement mangée et digérée!
31 Ibid., !,lignes 575-587 (PL, 625). Cf. H. PIATEUE, «Reliques circulant sous un faux nom», p. 98.
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 119

pour obtenir le saint en question; mais ce gardien qui était une fine mouche
(male argutus) déterra le corps d'un paysan qui portait également ce nom et
l'apporta à l'évêque. Le prélat lui demanda donc de déclarer sous serment que
c'était bien le corps de saint Exupère et il répondit: 'Je puis bien te jurer que
c'est là le corps d'Exupère, mais je ne dirai rien de sa sainteté, car beaucoup de
gens portant ce nom ont laissé une réputation bien éloignée de la sainteté".
L'évêque fut ainsi rassuré par la déclaration équivoque d'un voleur». Par cet
exemple, Guibert veut assurément montrer que les exhumations et transla-
tions, surtout quand elles sont opérées en fraude; peuvent mener aux plus
étranges aberrations. C'est la thèse générale de notre paragraphe. Mais, à
l'insu même de l'auteur, l'anecdote nous instruit également sur le formalisme
en matière de respect de la vérité. Il y a une façon de s'exprimer qui est exacte
quant à la lettre et qui pourtant permet de tromper son interlocuteur. Des ser-
ments ainsi conçus peuvent être prononcés avant une ordalie et être confir-
més par l'épreuve, comme si Dieu lui-même était lié par la force de la vérité
formelle 32 . On en trouve un certain nombre d'exemples dans la littérature des
Xle-xme siècles. Mais ceci est une autre histoire.

Absolue rigueur et charité de l'intégration


Cet effort critique de Guibert («de vrais saints, de vrais miracles, de vraies
reliques») se plaçait en fait dans une perspective pastorale et théologique qui
en atténuait la rigueur et permettait certains compromis. L'abbé de Nogent en
effet n'est ni un destructeur, ni un sceptique. Simplement il veut purifier le
culte des saints (qui n'est nulle part condamné), il veut travailler à l'épanouis-
sement de «l'homme intérieur» (cette notion que saint Anselme lui a fait
découvrir), il veut enfin respecter l'essence spirituelle de la religion. Tout le
problème est de savoir jusqu'où va s'étendre cette tolérance inspirée par un
certain respect de la religion populaire et cela en dépit des vives condamna-
tions rencontrées jusqu'ici33 .

32 Voir sur ce sujet l'essai très suggestif de R.]. HEXTER, Equivocal oaths and ordeals in mediaevallitera-
ture, Cambridge (Massachussetts)- Londres, Harvard University Press, 1975.
33 Voici encore une fois une petite scène de mœurs saisie sur le vif, qui permet à Guiben de dénon-
cer les faiblesses de la dévotion populaire (Ibid., I, lignes 462-465, PL, 623): «D'ailleurs, si les auto-
rités ecclésiastiques gardent le silence, ce sont de vieilles femmes et des troupeaux de donzelles (anus
et muliercularum vilium greges) qui chantent (en travaillant) derrière les rouleaux et les lices (post
insubulos et litiatoria) des métiers à tisser les histoires imaginaires de ce genre de patrons célestes et,
si on les contredit, elles les défendent non seulement à force d'injures, mais aussi en jetant les navet-
tes de leurs métiers» (pro defensione ipsorum non modo conviciis, sed telarum radiis instant). Ainsi donc
Guiben est bien convaincu - nous l'avons déjà vu à maintes reprises - que la religion des simples est
fenile en contes de bonnes femmes; mais le souci de la visée finale va lui permettre d'apporter l'apai-
sement dans ce problème.
120 HENRI PLATELLE

L'auteur procède donc à des distinctions libératrices entre d'une part les
responsables du culte ou les fidèles éclairés et d'autre part les gens simples et
sans instruction. Il prête à ces derniers une attention constante, condescen-
dante sans doute, mais au fond pleine de compréhension. Ils sont présentés
dans le livre comme des rustici rerum novarum cupidi (des paysans amoureux
du changement), des anus (. .. )et mulierculœ (des vieilles et de petites bonnes
femmes), des multi parum litterati (la foule des quasi illettrés), des ignavi et
rudes (des hommes du peuple sans instruction), etc. 34 . Or les règles en
matière de culte des saints ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les
autres. Pour les premiers (les autorités), c'est une faute et une folie que d'auto-
riser ou de pratiquer un culte douteux: d'une part, c'est rendre Dieu garant
d'un possible mensonge, d'autre part c'est adresser des prières à celui qui en
a peut-être davantage besoin que nous. Mais pour les autres -les simplices, les
rudes, les mulierculœ -,il en va tout autrement. Puisqu'ils n'ont aucune idée
des problèmes critiques qui se posent à propos de tels saints, ils peuvent les
prier non seulement en toute sécurité, mais avec profit. S'ils prennent un saint
pour un autre, peu importe, car tous les saints ne font qu'un avec le Christ,
tête du corps mystique; s'ils prient un faux saint, peu importe encore, car
Dieu voit le fond des cœurs. Il ne porte pas plus d'attention à cette erreur qu'il
n'est offusqué par un mot mis à la place d'un autre dans la prière d'un parum
litteratus: «Dieu n'est pas grammairien», dit Guibert; il aurait pu dire dans la
logique de son développement:« Dieu n'est pas historien». Écoutons ce pas-
sage vraiment frappant, car rien ne remplace le contact direct 35 .
«Assurément les quasi illettrés prononcent très souvent des mensonges
dans leurs prières; mais l'oreille de Dieu mesure les intentions beaucoup plus
que les paroles. Si au lieu de dire Adsit nabis, Domine, virtus Spiritus sancti (Que
la puissance du Saint Esprit nous accompagne!), tu dis Absit ... (Que la puis-
sance du Saint Esprit nous abandonne!); mais si en même temps tu pries avec
larmes, cette erreur ne te nuira pas. Dieu n'est pas un amateur curieux de
grammaire; ce n'est pas la parole qui pénètre jusqu'à lui, c'est Dieu qui
regarde le cœur! (Non est Deus grammaticœ curiosus, vox eum nulla penetrat,
pectus intendit) ».
En somme, dans toutes ces vigoureuses prises de position (exactement
contemporaines de celles d'Abélard et peut-être plus radicales), le critère de la
moralité est placé à l'intérieur de la conscience et non dans l'action seule qui

34 Ibid., 1, ligne 383 (PL, 621), rustici rerum novarum cupidi; 1, ligne 462 (PL, 623), anus et muliercu-
larum vilium greges; 1, ligne 716 (PL, 628), simplices; 1, ligne 734 (PL, 630), multi parum litterati; II,
ligne 753 (PL, 646), in mediisfrequentiis ignavorum et rudium; sur tout ce problème voir notre article
(1979), p. 100-102; C. MORRIS, op. cit., 1972, p. 58-60, et K. GUTH, op. cit., p. 83, 92, 99.
35 Ibid., 1, lignes 734-739 (PL, 630).
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 121

peut être bonne ou mauvaise. Cette attitude d'ailleurs rejoint parfaitement ce


que Guibert enseigne dans son livre IV sur le caractère avant tout intérieur de
la religion. Et tout cela fonde un regard pastoral jeté sur la piété populaire du
XIIe siècle. Mais un problème subsiste: jusqu'où devait aller cette généreuse
compréhension, qui, à la limite, pouvait couvrir le statu quo et en empêcher
toute amélioration? Il n'est pas certain que toutes les thèses de Guibert de
Nogent aient été conciliables entre elles, d'autant plus qu'elles sont toutes
exprimées de façon tranchante.
Il s'agit là d'un problème permanent à travers l'histoire du christianisme:
le choix (ou bien le dosage) entre «l'absolue rigueur» et «la charité de
l'intégration». Or nous dit Pierre Chaunu, «le catholicisme s'est placé moins
dans l'absolue rigueur que dans la charité de l'intégration» 36 . Cette belle for-
mule définit-elle la position de Guibert de Nogent? Ce n'est pas certain, mais
il a senti le problème.

36 Intervention de Pierre Chaunu au cours de la soutenance de la thèse de Michel Vovelle, R.H.E.F.,


juillet/décembre 1971, p. 423.
L'attitude des protestants face aux reliques
Alain]OBUN

Un article paru récemment dans un grand quotidien de la presse française 1


évoquait le «retour» des ossements de saint Thomas Becket à Canterbury, en
Angleterre, pour le temps d'une manifestation religieuse. Si du côté britanni-
que, l'événement n'a provoqué qu'indifférence, en revanche du côté italien, le
«départ» des reliques provoqua une certaine effervescence, nous relate le
journaliste. Cette information révèle, nous semble-t-il, l'opposition existant
entre un monde protestant indifférent aux reliques, et une catholicité restée
fidèle à ce genre de cultes ancestraux. Cette opposition est ancienne.
Dès le début du XVIe siècle, les réformateurs protestants critiquèrent en
effet le culte des reliques. C'était, selon eux, l'exemple même de la supersti-
tion et de l'idolâtrie qui pourrissaient la chrétienté. Or, l'analyse de cette cri-
tique, qui ira en s'amplifiant tout au long des XVIe et XVIIe siècles, pose à
l'historien quelques problèmes d'interprétation:
1) On s'aperçoit, en effet, qu'au-delà des thèmes communs et pour le moins
récurrents qui furent développés dans tous les discours et autres récits réfor-
més, un certain nombre de divergences purent apparaître entre les différents
auteurs protestants.
2) L'étude de la critique protestante du culte des reliques ouvre par ailleurs un
champ de recherche difficile à cerner car cette critique s'inscrit dans un vaste
ensemble thématique: elle va de pair avec une dénonciation générale du culte des
images, d'où la difficulté de dégager ce qui relève spécifiquement des reliques.
3) Il est, enfin, important d'en mesurer la portée, surtout auprès des fidèles
adeptes de la Réforme: ces derniers suivirent-ils leurs chefs de file et les théo-
logiens qui les inspiraient?

1 La Voix du Nord, jeudi 12 juin 1997.


124 ALAIN JOBLIN

La présente étude se propose donc de repérer un discours officiel par rap-


port aux reliques, de l'analyser, puis d'en mesurer l'impact sur le commun des
hommes. Précisons que nous resterons pour l'essentiel dans le monde de la
France réformée (donc calviniste) aux XVIe et XVIIe siècles.

Réforme protestante et culte des reliques


Martin Luther fut tout naturellement le premier des réformateurs protes-
tants à dresser dans un texte fondateur, les Articles de Smalkade publiés en
1537, un véritable catalogue de ce qu'il considérait comme des superstitions
«papistes»:
- la croyance au Purgatoire, et la messe des morts;
- la pratique magique des sacrements;
- les dédicaces des églises et des cloches;
- et, enfin, la vénération des reliques qu'il associait aux indulgences et aux
pèlerinages.
Les reliques et le culte qui leur était rendu étaient donc, selon lui, l'exemple
même des «feux follets» qu'il dénonçait, soit l'œuvre du Diable pour
«détourner le chrétien du Christ». Le culte des reliques amenait ainsi l'homme
à s'adonner à la superstition, c'est-à-dire à «placer sa confiance 'ailleurs' qu'en
Dieu». Celui qui aurait dû vivre en chrétien n'était en fait qu'un «idolâtre» qui
transférait l'honneur qui était dû légitimement à Dieu ailleurs. Il ne se concen-
trait plus entièrement sur Dieu en se contentant de ce qu'Il lui avait donné et
ordonné ( = la «vraye religion»), mais se dispersait sur des dieux multiples. Ce
chrétien rejoignait donc les païens. À cette critique d'ordre théologique, Luther
en joignait une autre: le culte des saints et le culte des reliques étaient autant
d'inventions lucratives instaurées par l'Église romaine 2 .
Calvin reprit et précisa cette critique dans un ouvrage: le Traité des reli-
ques ou advertissement très utile du grand profit qui reviendrait à la chrestienté s'il
se faisait inventaire de tous les corps saints et reliques qui sont tant en Italie qu'en
France publié à Genève en 1543 3 . Il s'efforça surtout, en utilisant l'arme de
l'ironie, de montrer ce qu'il y avait d'absurde dans certaines pratiques. Si on
regroupait, expliquait-il, tous les os, membres et tête d'un même saint qui
étaient dispersés à travers la chrétienté, on pourrait reconstituer plusieurs
corps de ce saint! Calvin se plut à dresser une véritable comptabilité des reli-
ques que l'on trouvait à son époque. On pouvait ainsi recenser:

2 ]. DELUMEAU, «Les réformateurs et la superstition», L'Amiral de Coligny et son temps. Actes du collo-
que de Paris, 24-28 octobre 1972, Société de l'Histoire du Protestantisme Français, 1974, p. 451-487.
3 Traité des Reliques, Gênes, 1601.
L'attitude des protestants face aux reliques 125

- 13 prépuces du Christ,
- 12 corps de sainte Madeleine,
- 3 corps de saint Matthieu,
- 2 corps de sainte Anne (à Apt en Provence et à Lyon),
3 corps de saint Lazare (à Marseille, Autun, Avallon), etc.
Calvin relevait aussi l'existence d'étranges reliques:
- la queue de l'âne sur lequel] ésus avait fait son entrée dans Jérusalem;
- la trace laissée par les pieds du Christ lorsqu'il se montra avant l'Ascension,
- et... la forme de ses fesses telle qu'on pouvait la voir à l'endroit où il s'était
assis à Reims en Champagne: «cela fut fait, disaient les catholiques», précisa
Calvin, «du temps que Notre Seigneur estoit devenu maçon pour bastir le
portail de (notre) église ... ».
Ce que cherchait ainsi à dénoncer Calvin, ce n'était pas vraiment le culte
des reliques en tant que tel mais, expliquait-il, « ... pour ce que c'est une chose
notoire que la plupart des reliques qu'on montre partout sont fausses et ont
( ... ) impudemment abusé le pauvre monde ... ». Il y avait donc supercherie,
tromperie. C'était donc bien là une œuvre du Diable. En traduisant «dulie»
par le grec douleia (=servitude), Calvin voulait aussi montrer que ce culte ren-
dait le chrétien esclave.
Tou tes ces critiques seront, par la suite, sans cesse reprises par les succes-
seurs des grands réformateurs du XVIe siècle. Certains auteurs s'efforcèrent de
dépasser ce qui fut le plus souvent une glose redondante pour asseoir leur
réflexion sur une démarche plus ou moins rationaliste.
Le pasteur Pierre Du Moulin, professeur de théologie à l'Académie protes-
tante de Sedan, expliqua en 1618 dans un ouvrage intitulé Le Bouclier de la Foi
qu'en «l'Église romaine on (adorait) des os, du lait, des cheveux» 4 . Son argu-
mentation mêlait ironie et volonté de prouver rigoureusement (même si cer-
taines de ses informations sont sujettes à caution à l'exemple du saint]acques
auquel il fait référence ... ), qu'il y avait dans les différents cultes liés aux reli-
ques des inexactitudes qui tournaient à l'absurde. Près de Blois, observait-il,
se trouvait un lieu où on adorait le «han» de Joseph fendant du bois. On
trouvait à Chartres la chemise de la Vierge rapportée de Constantinople par
Charles le Chauve; or, s'étonnait Du Moulin, ce roi n'était jamais allé à
Constantinople! À Cologne, on adorait le corps des trois Rois Mages; or,
ceux-ci n'avaient jamais existé! Ailleurs on conservait précieusement le lait de
la Vierge ... et ceci depuis 1600 ans sans qu'il ne se corrompe! À Saint-Jac-
ques-de-Compostelle se trouvait le corps de saintJacques, frère de Jésus, apô-
tre et évangélisateur de l'Espagne. Du Moulin voulut démontrer que,

4 P. Du MouLIN, Du Bouclier de la Foi, Paris, 1846 (rééd.).


126 ALAIN JO BLIN

premièrement, le pape Innocent 1er lui-même avait reconnu qu'aucun apôtre


(mis à part saint Pierre) ne vint en Occident, que, deuxièmement, on préten-
dait que saint jacques avait converti une certaine Lupa, reine d'Espagne, alors
qu'il n'y avait jamais eu de royaume d'Espagne dans l'Empire romain et enfin
que, troisièmement, saint jacques était mort quelque temps après le Christ et
n'eut donc pas l'opportunité d'entreprendre une œuvre apostolique impor-
tante.
Du Moulin s'appuya également, pour renforcer sa critique du culte des
reliques, sur une tradition hébraïque. Dieu n'avait pas voulu, expliquait-il,
que l'endroit où Moïse avait été inhumé soit connu des Israélites pour leur
éviter de sombrer dans l'idolâtrie. Certes, notait le théologien sedanais,
l'Ancien Testament contenait des exemples de miracles attachés aux corps des
prophètes (celui d'Élisée par exemple), mais tout cela ne fit pas l'objet de cul-
tes particuliers. Ces miracles n'étaient là que pour renforcer le sens des prédi-
cations des prophètes.
Quelle était donc cette religion, s'interrogeait enfin Pierre Du Moulin, qui
«cache au peuple les écrits des Apôtres en lui montrant des os»? Le culte des
reliques dénotait un matérialisme qui détournait de l'Écriture et de l'esprit de
l'Évangile.
Quelques décennies plus tard, en 1656, fut publié à Saumur un Traité de
l'origine du service des reliques dont l'auteur était un pasteur d'Alençon,
Mathieu Bochart5 . Le titre du premier chapitre de cet ouvrage est révélateur:
«Le service des reliques n'a point esté en l'Église chrestienne dans les pre-
miers siècles ni a esté approuvé par les premiers Pères». Il fallut attendre,
expliqua Bochart, le ne siècle de notre ère pour voir l'Église introduire dans le
dogme la notion de «témoignage d'honneur» envers les martyrs. Ce fut le
début de ce qui allait peu à peu «apporter dans la religion chrestienne tous les
mœurs des païens». Certes, continue Mathieu Bochart, les premiers chrétiens
furent peut-être obligés d'utiliser de telles pratiques pour attirer ces païens
vers le christianisme. L'Église a pu faire, par ailleurs, des erreurs car elle était
alors «peu instruite» (on pense ici à Calvin qui fustigeait ceux qui s'adon-
naient aux superstitions: c'étaient des «idiots», c'est-à-dire des gens sans ins-
truction ... ). Peu importe, le ver était dans le fruit et à partir du VIe siècle,
l'erreur bien ancrée.
On pourrait encore citer, en plus de ces deux auteurs, bon nombre
d'exemples d'ouvrages religieux qui s'attachèrent à dénoncer le culte des reli-
ques. François de Croy, par exemple, pasteur languedocien, voyait en 1605
dans les cérémonies liées au culte des reliques, une forme renouvelée du

5 M. BocHART, Traité de l'origine du service des reliques, Saumur, 1656.


L'attitude des protestants face aux reliques 127

paganisme: «J'ai souvent contemplé à Paris», écrivait-il dans son ouvrage


intitulé Conformités, «ces processions solennelles esquelles se portaient les
reliques de toutes les églises, notemment celles de la Sainte-Chapelle, et entre
autres aussi les châsses de saint Marcel et de sainte Geneviève déesse des Pari-
siens. Et certes alors je me souvenais des reliquaires de Jupiter et d'Anubis,
qui étaient solennellement portés par les prêtres païens, couronnés sur leurs
têtes rases, comme les moines de sainte Geneviève» 6 .
jean Daillé, pasteur à Charenton (le grand temple parisien) dans les
années 1650-1660, notait que l'adoration des reliques aurait horrifié les
païens eux-mêmes (il prit les musulmans comme exemple), car ceux-ci réser-
vaient «l'odieuse» manipulation des cadavres aux magiciens et aux sorciers 7 .
François Turettini, pasteur d'origine italienne à Genève et à Sedan, se gaus-
sait, quant à lui, du goût des catholiques pour certaines reliques en insistant
sur ceux qui conservaient les vêtements les plus intimes du Christ8 .
Cette critique protestante du culte des reliques allait nourrir, surtout au
xvne siècle, les virulentes controverses opposant théologiens huguenots et
catholiques. Pierre Du Moulin, par exemple, argumenta sur cette question
contre le célèbre jésuite Robert Bellarmin: «Il (Bellarmin) dit faussement que
l'Écriture Sainte approuve le culte rendu au sépulcre du Seigneur, au bord de
sa robe, à l'ombre de saint Pierre, or pas un seul mot dans l'Écriture!». Bellar-
min se trompe, continuait Du Moulin, « ... quand il traduit Isaïe (chap. IX, vers
10) par "son sépulcre sera glorieux", alors qu'il faut lire: "son séjour ne sera
que gloire"». Plus loin encore, Du Moulin revenait sur le distinguo qu'intro-
duisit l'Église entre l'adoration nécessaire due à Dieu (= culte de lâtrie) et la
simple vénération des saints et des reliques(= culte de dulie). Or, dans la pra-
tique quotidienne, observait-il, le peuple semblait accorder plus d'honneur
aux châsses de sainte Geneviève et de saint Marcel qu'à tous les saints du
Paradis.
En 1655,jean Daillé s'en prit, pour sa part, aux jansénistes que les catho-
liques, disait-il, voulaient voir proches des thèses protestantes. Or, précisait le
pasteur de Charenton, ces jansénistes adoraient, eux aussi, des reliques (ex.:
l'ume de Cana à Port-Royal). Ils étaient même plus passionnés que les catho-
liques9.

6 F. de CROY, Les Trois conformités, à savoir l'harmonie et convenance de l'Église romaine avec le paga-
nisme, judaïsme et hérésies anciennes, s.L, 1605.
7 ]. SoLE, Le débat entre protestants et catholiques français de 1598 à 1685, Thèse dactyl. Lille III, 1985,

4vol.
8 Ibidem, p. 191.
9 Ibidem, p. 1267.
128 ALAIN JOBLIN

Pierre Jurieu (1637-1713), autre grand théologien et polémiste protes-


tant, s'en prit aussi aux jansénistes à travers la personne d'Antoine Arnauld (le
«Grand Arnauld») chez qui il dénonçait le souci d'exalter «les prestiges illu-
soires des reliques à l'égal des pires imposteurs» 10 .
Signalons qu'à l'opposé, les catholiques ripostèrent, bien sür, à ces atta-
ques en utilisant à leur tour l'arme de l'ironie. Ainsi, l'oratorien Richard
Simon décelait vers 1670 chez les protestants une certaine propension au féti-
chisme dans le rapport qu'ils entretenaient avec la Bible: n'adoraient-ils pas,
eux aussi, des reliques 11 ?
La critique du culte des reliques par les protestants ne fut pas le fait du
seul milieu des théologiens mais gagna également une sphère plus profane. Le
célèbre Agrippa d'Aubigné évoqua à deux reprises cette question dans son
œuvre. Dans le chapitre 7 de la Corifession catholique du sieur de Sancy intitulé:
«Des reliques et dévotion du feu roi», le héros, ancien huguenot retourné au
catholicisme, reprend l'inventaire dressé par Calvin en expliquant que
«comme hérétique (il se) mocquois de telles choses et trouvois estrange cette
dissipation des membres des martyrs, veu que nous(= les catholiques) repro-
chons aux Huguenots qu'ils les ont osté de leur repos ... »12 . D'Aubigné pour-
suivait sur un mode ironique en faisant raconter à son héros une histoire où il
était question de soi-disant reliques: il était facile d'abuser le chrétien un peu
trop crédule ...
Autre exemple: on découvrit le 8 aoüt 1560, devant l'église Sainte-Croix
de Bordeaux, un placard nuitamment affiché sur lequel on pouvait lire un
petit poème qui accusait le clergé de s'enrichir grâce aux reliques de saint
Mammolin (un saint réputé pour guérir les possédés):
«Pour faire aller l'eau au moulin
On a trouvé maintes pratiques
Et pour omer bien leurs boutiques
Ils y ont mis saint Mammolin » 13 .
Ainsi, la critique du culte des reliques arrivait "dans la rue" pour toucher
le plus grand nombre. Ce déplacement allait avoir des conséquences sur les-
quelles nous reviendrons.
Résumons-nous: dès Luther, Calvin ensuite, puis un très grand nombre
de théologiens et autres publicistes, les protestants développèrent une vive

10 P. jURIEU, Préjugés légitimes contre le Papisme, Amsterdam, 1685, 2 vol.; ID., resprit de M. Arnauld,
Deventer, 1684, 2 vol.
Il P. SoLE, op, cit., p. 1609.
12 A. d'AUBIGNÉ, Œuvres, Paris, Gallimard, 1969.
13 D. CROUZET, Les guerriers de Dieu, Seyssel, éd. Champs Vallon, 1990, 2 vol.
L'attitude des protestants Jaœ aux reliques 129

critique du culte des reliques. Des thèmes récurrents furent sans cesse utilisés,
le plus souvent sur un mode ironique:
- le culte des reliques détourne le chrétien de la «vraye religion» ;
- ce culte était une supercherie, une tromperie, donc l'œuvre du Diable;
- c'était une invention de l'Église (institution contaminée par une influence
diabolique), qui ne reposait sur aucune légitimité biblique ou historique;
cette Église utilisait les reliques pour s'enrichir.
Tout n'est pas si simple cependant. Cette critique nous suggère, en effet,
deux remarques.

De l'originalité de la critique protestante du culte des reliques


Ces discours n'étaient pas, en fait, très novateurs. Ils reprenaient et pro-
longeaient toute une tradition de critique en la matière. Les Pères de l'Église,
à commencer par saint Augustin auve siècle, s'étaient efforcés de dénoncer les
fausses reliques. Au XIve siècle, jean Hus en Bohême et john Wyclif en Angle-
terre avaient qualifié, chacun de leur côté, l'adoration des reliques de
«pratique d'infidèles» 14 . La littérature profane médiévale avait également
épinglé la tromperie que recouvrait cette pratique. Au milieu du XIIIe siècle,
par exemple, Adam le Bossu(= Adam de la Halle), trouvère artésien, mit en
scène, dans le jeu de la Feuillée, un moine irlandais qui présentait aux incré-
dules des restes de saint Acaire qui était censé guérir les sots et les sottes 15 .
Au XVIe siècle, les critiques protestantes rejoignirent celles des humanistes
chrétiens. Pierre Du Moulin reprend ainsi les thèses du catholique flamand,
Georges Cassander, qui dénonçait le détournement du culte des reliques qui
était devenu, selon lui, une sorte d'idolâtrie moderne et n'était «qu'illusions
diaboliques». Érasme, dans le livre II des Colloques, décrivit en les dénonçant
les reliques du sanctuaire de saint Thomas de Canterbury: un de ses person-
nages refuse de «poser ses lèvres (sur) un bras enveloppé de chair sanguino-
lante (. .. ), son visage (annonçant) un certain dégoût ... ». Cette réserve fit se
demander s'il n'était pas «quelque partisan de Wyclif» 16 . On pourrait égale-
ment citer juan-Luis Vivès qui dénonça les reliques dont on parlait dans la
Légende dorée: c'étaient, selon lui, autant de signes du mensonge 17 •
La critique protestante du culte des reliques n'innove donc pas vraiment
mais, à la différence de la critique médiévale, elle est beaucoup plus radicale.

14 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, Klincksieck,
1975.
15 P. BoussEL, Des reliques et de leur bon usage, Paris, Balland, 1971.
16 ÉRASME, Colloques, Paris, Imprimerie Nationale Editions, 1992, 2 vol.
17 E LECERŒE, Le signe et la relique: la théologie de l'image, Thèse Montpellier, 1987.
130 AlAIN JO BLIN

Elle ne se borne pas à dénoncer des abus pour qu'ils soient corrigés, mais
appelle à la destruction totale des reliques et à la suppression des cultes qui
leur étaient liés. Cette critique se voulut définitive. Elle introduisit une
volonté de rupture avec le passé, surtout chez Calvin qui rejetait fermement
une religion de «l'ostentation qui (donnait) une grande place aux corps» 18 et,
pourrions-nous ajouter, au matériel. Là encore, nous verrons quels seront les
effets de ces prises de position.
Mais auparavant, la lecture des écrits des différents auteurs réformés qui
s'exprimèrent sur cette question nous suggère une seconde remarque.
En effet, certains de ces auteurs vont établir un distinguo entre fausses et
vraies reliques. Jacques Cappel, professeur de théologie à Sedan entre 1611 et
1619, explique ainsi qu'à l'origine le culte des reliques fut tout à fait légitime.
Les premiers chrétiens protégeaient les dépouilles des martyrs en les regrou-
pant dans des catacombes où ils se réunissaient, puis, par la suite, ces "reli-
ques" furent transportées dans les églises qu'on était en train de construire.
Cette pratique, explique Jacques Cappel, rappelait la vénération qu'avaient les
Juifs pour les os de leurs patriarches 19 . Cappel rejoint ainsi Calvin qui, dans le
Traité des reliques, estimait qu'il était légitime d'inhumer et de garder honora-
blement le corps des martyrs. Mais il s'agissait surtout de se souvenir et
d'honorer ce qui pouvait être une source d'inspiration pour le croyant et, en
aucun cas, il ne s'agissait d'attribuer à ces reliques quelque vertu particulière.
Or, Jacques Cappel devient beaucoup moins clair dans sa démonstration
lorsqu'il admet qu'il fallait satisfaire, à travers le culte des reliques, le goût du
peuple pour le merveilleux religieux ... N'était-ce pas la porte ouverte aux pra-
tiques que l'on voulait dénoncer?
Mathieu Bochart expliquait, pour sa part, qu'il n'était pas contre le culte
des reliques (ni contre celui des saints et des images), en reprenant la défini-
tion donnée par l'Église à l'occasion de divers conciles. Cependant, constatait-
il, il y eut peu à peu, et surtout dernièrement (à la fin du Moyen Âge), une
déformation du dogme: ce qui avait été bien défini à la lumière de la connais-
sance s'était peu à peu perverti. L'Église (par cupidité?) avait chargé les reli-
ques de vertus et de fonctions qui n'appartenaient qu'à Jésus-Christ.
Tous ces auteurs posaient donc la question du détournement d'une prati-
que que l'on pouvait considérer, au demeurant, comme légitime mais unique-
ment envisagée dans une optique éducative et commémorative. Or, le distin-
guo remarqué ne fut-il pas source d'ambiguïté auprès des chrétiens
récemment passés à la Réforme? Les autorités protestantes ne furent-elles pas

18 B. COTIRET, Calvin, Paris,j.C. Lattès, 1995.


19 ]. CAPPEL, Les Uvrées de Babel, Sedan, 1616.
L'attitude des protestants face aux reliques 131
obligées de temporiser et de composer avec la susceptibilité de populations
fortement marquées par des pratiques multi-séculaires? Nous reviendrons sur
cette question. Mais le discours protestant sur les reliques eut des effets
immédiats pour le moins spectaculaires qu'il faut présenter.

Les huguenots à l'assaut des reliquaires


Nous avons pu remarquer qu'avec Calvin, la dénonciation du culte des
reliques se voulait définitive. Cette dénonciation allait se matérialiser sur le
terrain par un important mouvement de destruction des reliques qui allait
prendre en France l'allure d'un phénomène de grande ampleur. Il n'est cepen-
dant pas facile, comme nous l'avons préalablement souligné, de dégager ce
qui relève spécifiquement de l'action anti-reliquaire car, en effet, cette action
se mêla indistinctement aux opérations iconoclastes dirigées contre les images
et tous les objets qui évoquaient l'Église en général et le culte catholique en
particulier. Bien souvent, les textes qui nous informent sur les actes iconoclas-
tes signalent un geste contre des reliques d'un mot ou d'une brève expression.
Essayons de préciser.
Apparemment, la première action contre les reliques repérable dans le
royaume de France n'aurait pas été le fait des protestants mais de ceux qu'on
appelait «Évangélistes», ou encore « Bibliens de Meaux» qui se réunissaient
auprès de l'évêque Guillaume Briçonnet. Ces hommes, qui voulaient réformer
l'Église de l'intérieur, proscrirent en 1521 toute exposition de reliques et de
châsses d'or et d'argent dans le diocèse de Meaux 20 . Quelques années plus
tard, vers 1530, se déroula à Lyon une petite anecdote qui en dit long sur le
bouillonnement des idées à cette époque. L'histoire met en scène un certain
Baudichon de la Maisonneuve, protestant originaire de Genève et marchand
fréquentant les grandes foires européennes de son temps. Il acheta en 1530, à
Nuremberg, un reliquaire décoré d'une image de saint jacques. On apercevait
à l'intérieur de ce reliquaire des petits billets signalant les restes de saint
Christophe et de saint Cyriaque. Baudichon revendit l'objet à un marchand de
Lyon qui s'empressa de l'adorer en s'inquiétant: comment pouvait-on se
défaire d'une si précieuse relique? Baudichon répondit alors que ce reliquaire
n'enfermait peut-être bien que «les os de quelque cadavre ordinaire» offerts
par les prêtres à l'adoration des gens «pour les abuser»! Lui-même pouvait
fournir à Genève «des reliques pour rien» 21 . Cette réponse scandalisa les gens
présents. L'attitude du marchand genevois nous rappelle que les premières
prises de positions réformées furent d'abord individuelles et plus ou moins

20 ]. CORNETTE, Chronique de la France moderne: le XVI' siècle, Paris, SEDES, 1995.


21 Bulletin de la Sodété de l'Histoire du Protestantisme Français (B.S.H.P.E), 15, 1866, p. 114.
132 ALAIN JO BLIN

discrètes (= nicodémisme). Ici, un adepte des nouvelles idées religieuses


tombe le masque en se moquant des catholiques adorateurs de reliques.
Autre lieu et autre individu ennemi du culte des reliques: en 1535, à
Arras, fut arrêté, condamné puis exécuté un certain Nicolas Castellain (dit
«l'Écrivain»), originaire de Doullens. On lui reprocha d'avoir commis un acte
iconoclaste contre les deux célèbres reliques arrageoises, de la Manne et de la
Sainte-Chandelle22 .
Dans les pays passés officiellement à la Réforme, le culte des reliques fut
rapidement aboli par les autorités politico-religieuses. En Angleterre, par
exemple, si Henri VIII adopta une attitude ambiguë par rapport à certaines
pratiques catholiques, des opérations sur le terrain s'efforcèrent, dès les
années 1530, de dénoncer les supercheries liées à l'adoration des reliques. À
Hales, dans la région de Gloucester, on montra ainsi qu'un soi-disant miracle
produit par le Sang de Jésus-Christ n'était en fait qu'un subterfuge dû à une
manipulation exécutée par les moines 23 . Les XUI articles publiés en 1553 sous
le règne d'Édouard VI allaient clairement dénoncer la «vénération ou culte
des images et reliques (. .. ), chose futile, follement inventée ne reposant sur
aucun témoignage» 24 . L'article 22 des XXXIX articles élizabéthains de 1563
reprendra cette condamnation.
En France, la situation fut plus complexe. Comme nous l'avons dit, il faut
chercher les atteintes au culte des reliques dans la vague iconoclaste qui
déferla en France surtout dans les années 1560. Olivier Christin propose une
chronologie de l'iconoclasme en France: jusqu'au milieu du XVIe siècle, ce
genre d'actions resta le fait d'une minorité d'individus plus ou moins isolés et
agissant de façon plus ou moins secrète 25 . Ces actes étaient surtout dirigés
contre des statues, parfois contre les autels des églises, donc contre des cibles
faciles à atteindre. Le reliquaire, véritable trésor dans une église, n'était-il pas
mieux protégé et donc moins exposé aux coups des iconoclastes? À cette
période de calme relatif allait succéder à partir de la fin des années 1550, et
surtout au cours de la décennie des années 1560, une vague importante de
violence iconoclaste qui correspondit au début des guerres de Religion. Les
exemples ne manquent alors pas.
À Die, en 1557, les autorités furent obligées de cacher les reliques de saint
Étienne pour les mettre à l'abri des protestants. En août 1561, des individus
violèrent à Montauban un certain nombre de reliquaires. Mais c'est surtout à

La vie religieuse d'une province: le diocèse d'Arras, Arras, Brunet, 1949.


22 ]. l.EsTOCQUOY;
23 Ms Boulogne-sur-mer, BM 850F (36e dossier).
24 G. CONSTANT, La Réforme en Angleterre, Paris, Perrin, 1930, 2 vol.
25 O. CHRISTIN, Une révolution symbolique: l'iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1991.
L'attitude des protestants face aux reliques 133

partir de 1562 (massacre de Wassy le 1er mars 1562) que se multiplièrent ce


genre d'opérations. Évoquons quelques exemples, très nombreux au cours de
cette année 1562. À Saumur, les huguenots s'attaquèrent à l'abbaye Saint-Flo-
rent et emportèrent le corps du saint «en chantant et se moquant, usant de
ces mots ou semblables: "nous avons le gallant, nous luy battrons bien la
teste"». À Angers, on brûla le reliquaire de saint René; on fit de même à
Rouen (saint Romain), à Poitiers (sainte Radegonde), à Tours (saint Martin), à
l'abbaye de La Chaise-Dieu (saint Robert), etc. À Rocamadour, la châsse de
saint Amadour fut pillée, les ossements du saint broyés à coups de marteau
avant d'être jetés au feu. À Poitiers, on fit de même en l'abbaye Saint-Savin
mais, cette fois, on jeta la tête du saint à la rivière; etc. 26 .
Puis, la vague iconoclaste se poursuivit. En janvier 1563, la ville de Selles-
sur-Cher fut prise par les troupes de Coligny qui jetèrent dans une fosse
d'aisance la tête de saint Eusice27 . Les Pays-Bas espagnols furent à leur tour
touchés par cette vague de violence et de destructions: on détruisit les reli-
ques du prieuré Saint-Antoine de Bailleul, des églises de Tournai, du couvent
des Sœurs Grises à Valenciennes, etc. 28 • Ces événements eurent indirectement
des retombées sur les provinces françaises voisines: à Boulogne-sur-Mer, en
octobre 1567, des soldats huguenots s'attaquèrent aux édifices religieux de la
ville et violèrent des tombeaux qui n'échappèrent pas à la « prophanation de
ces impies»: « .. .leur avarice», nous dit -on, «leur fit remuer jusqu'aux cendres
des morts, pour y faire rechercher des joyaux et reliquaires qu'on disait y
estre cachez »29 .
À Lodève en 1573, le corps de saint Fulcran fut sorti de la cathédrale et là,
selon certains témoins, ce corps fut démembré et les morceaux mis en vente
chez les bouchers de la ville30 . À Périgueux en 1575, on ouvrit la châsse con-
tenant les restes de saint Front et, «après avoir commis mille sortes d'impié-
tés, (les huguenots) jetèrent les sainctes reliques sur la place, les foulant aux
pieds en dérision de ce saint» 31 . De tels exemples pourraient être multipliés
car de nombreux témoignages parlèrent de reliques sorties de leurs châsses,
jetées à la rue ou dans une rivière, brisées, brûlées, sous les rires et les quoli-
bets des iconoclastes. Tous ces actes n'étaient pas que pure violence. Tout cela
avait un sens.

26 La plupart de nos exemple sont extraits de]. Rùu, Les monuments détruits de l'art français. Histoire
du vandalisme, Paris, Hachette, 1959, 1, p. 65-106.; 0. CHRISTIN, op. cit.; D. CROUZET, op. cit.
27 Th. de BRIMONT, Le XVI' siècle et la Réforme en Berry, Paris, 1905, 2 vol.
28 S. DEYON et A. LomN, Les casseurs de l'été 1566; l'iconoclasme dans le Nord de la France, Paris,

Hachette, 1981.
29 A. LE RoY, Histoire de Notre-Dame-de-Boulogne, Paris et Boulogne, 1681.
30 0. CHRISTIN, op. cit., p. 134.
31 L. Rùu, op. cit.
134 AlAIN JOBLIN

Il s'agissait tout d'abord de dénoncer une supercherie. En août 1582 à


Lisieux, les huguenots ouvrirent la châsse de saint Ursin: «voilà des os de
cheval!» s'exclamèrent certains, et d'autres « disoient que c'estoient des os de
chiens et de moutons». Un an auparavant, à Montauban, les iconoclastes
avaient voulu montrer au peuple que les reliquaires ne contenaient que des os
«de chevaux et autres bestes». À Sancerre, le tombeau de saint Rouille (qui
était censé guérir la folie) fut profané: « .. .lequel sepulcre ouvert on ne trouva
rien dedans que 2 grosses pierres blanches enveloppées de vieux morceaux de
soye comme taffetas, avec force crottes de souris» 32 . L'acte iconoclaste dirigé
contre les reliques tendait donc bien à dénoncer une supercherie:« Regardez! »,
s'exclama un iconoclaste après avoir brisé le reliquaire d'une église d'Armen-
tières, «comment (on) a esté abuzé! »33 .
Cette démystification s'accompagnait obligatoirement d'une "humiliation"
de l'objet qui avait été source d'adoration: on voulait prouver qu'on était en
présence de choses impures (des os d'animaux) qu'il fallait remettre dans le
domaine de l'impureté. Le 23 septembre 1563, par exemple, Pierre Delahaye,
originaire de Saint-Denis, fut condamné à faire amende honorable car il avait
comparé l'odeur de la «Saincte Larme» qui était en l'abbaye de Saint-Denis, à
-celle d'un chien crevë4 . La relique était puante, on la jetait dans une fosse
d'aisance, ou à la rue, etc. L'ordure, la boue signifiaient dans la Bible, comme
nous le rappelle Denis Crouzet, l'exécration divine. Tous ces gestes symboli-
ques voulaient aussi montrer qu'il était scandaleux de confondre l'âme et le
corps, et donc le divin de ce qui était corruptible. Ces gestes renvoyaient éga-
lement à l'idée de folie: c'était folie que d'adorer ce qui n'était plus le corps
d'un homme, tout comme c'était folie que d'adorer des corps morts, des cho-
ses inanimées35 .
Détruire la relique, objet impur par excellence, permettait par ailleurs de
purifier un espace qu'on voulait regagner à la «vraye religion» et, par la même
occasion, réorganiser sur des bases nouvelles. Un ordre nouveau devait se
mettre en place. N'oublions pas, en effet, que les reliques étaient aussi censées
protéger un espace et la communauté qui y vivait. En détruisant les reliques
auxquelles s'identifiait une société, on rompait avec une tradition qu'on
n'acceptait plus. On détruisait un ordre et des pouvoirs anciens. N'oublions

32 Th. de BÈZE (attribué à), Histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France, Toulouse,
1882,2 vol.
33 j.-M. REGNAULT et P. VERMANDER, «La crise iconoclaste de 1566 dans la région d'Armentières. Essai
de description et d'interprétation», Revue du Nord, 59, 1977, p. 221-231.
34 D. CROUZET, op. cit., p. 680. Rappelons qu'au Moyen Âge, l'authenticité d'une relique pouvait se
marquer par l'incorruptibilité (d'un corps) ou par la« bonne odeur» qu'elle «dégageait» ...
35 Nous reprenons ici les thèses de D. CROUZET, op. cit.
L'attitude des protestants face aux reliques 135

pas non plus que l'autorité catholique matérialisait son pouvoir en organisant
des processions (avec reliques) dans un espace donné. Ce genre de proces-
sions s'était multiplié dans les années 1530-1540, puis à nouveau après 1570,
pour laver les affronts provoqués par les protestants36 . De telles manifesta-
tions étaient donc, aux yeux des huguenots, l'expression même d'une catho-
licité agressive et menaçante. Il était donc normal que les reliques, point de
mire des processions, attirent les foudres iconoclastes des Réformés.
Précisons, enfin, que certaines actions dirigées contre les reliques se ratta-
chaient à une longue tradition en la matière: l'insulte pouvait, en effet, évo-
quer certains rites d'humiliation qu'un fidèle insatisfait pouvait infliger à une
relique "défaillante". Le feu permit, par ailleurs, à partir du VIe siècle, de véri-
fier l'authenticité d'une relique dans une sorte d'épreuve qui n'était pas sans
rappeler les ordalies37 .
Toutes ces épreuves se déroulaient également dans un climat de fête et de
dérision. Ainsi, les destructeurs d'images et de reliques inscrivaient leurs ges-
tes dans de véritables "contre-processions" à caractère carnavalesque (comme
ce fut le cas à Mâcon en 1562). Ces manifestations se terminaient par un feu
purificateur qui annonçait l'arrivée de temps nouveaux38 .
La destruction des reliques (comme celle des images), semble donc bien
avoir eu un sens symbolique fort. Il s'agissait, en les détruisant, de démontrer
l'existence d'une supercherie et de purifier un espace. Il s'agissait donc de
rétablir l'intégrité d'une pratique religieuse «polluée» par les œuvres du Dia-
ble. Mais ces destructions eurent également une autre finalité.
Un certain nombre d'exemples nous montrent les huguenots s'emparer
des reliquaires et en détacher tout ce qui était précieux et monnayable. En
1562, à Saint-Denis, on arracha les lamelles d'or et d'argent qui étaient sur les
reliquaires. À Saint-Benoît-sur-Loire, on fit fondre la châsse d'or qui contenait
les reliques du saint; on fit de même à Saint-Martin de Tours39 . À Lyon, en
1563, les reliques furent fondues sur ordre du baron des Adrets et transfor-
mées en lingots pour procurer des fonds au prince de Condé, expliqua-t-on40 .
Certains pillards expliquaient qu'ils se réappropriaient ainsi ce que l'Église
avait volé~ mais le plus souvent, on désirait se procurer des fonds pour soute-
nir l'effort de guerre des forces huguenotes.

36 Après l'affaire des Placards en 1534, on organisa à Paris une grande procession expiatoire où

furent montrés «les plus beaulx reliquieres de Paris»: « Saincte couronne d'épines, sainctz cloudz,
sainct fer de lance, verge d'Aron», etc. Q. CoRNETTE, Chronique ... , op. cit.)
37 N. HERRMANN-MAsCARD, op. cit.
38 Sur le sens des mascarades, fêtes carnavalesques à l'époque moderne, voir R. MucHEMBLED, Cul-
ture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV'-XVIW siècle), Paris, Flammarion, 1978.
39 L. IŒA.u, op. cit.
40 Les iconoclastes donnèrent les mêmes explications pour justifier leurs actes à Saumur, Angers, etc.
136 AlAIN JOBLIN

Cette question de la motivation des iconoclastes nous amène à poser la


question des responsabilités dans ce genre d'événements. Très rapidement,
semble-t-il, les autorités protestantes elles-mêmes cherchèrent à endiguer et
contrôler les actions iconoclastes. Au printemps 1562, le prince de Condé,
tout comme le baron des Adrets à Lyon, ordonnèrent que les reliquaires
soient inventoriés et gardés en lieu sûr41 . Ainsi, après Pâques 1562, l'abbaye
Saint-Florent de Saumur fut pillée par la soldatesque huguenote à laquelle se
joignirent des Saumurois acquis aux nouvelles idées. La châsse de saint Flo-
rent fut emportée chez un «lieutenant du roi», un certain François Bourneau,
chez qui on fit fondre les pièces précieuses qui furent transformées en lingots.
On expliqua à cette occasion que « ... (ce) serait bon à faire des testons
(=petite monnaie d'argent), à soud(re) les soldatz de (la) religion, à donner
secours au Prince de Condé ... »42 .
Cette opération nous suggère donc que les actes évoqués précédemment
ne furent pas seulement le fait d'une racaille populaire avide de pillage ou de
soldats sans honneur, mais qu'y participèrent également des notables. À Sau-
mur, avec François Bourneau, se trouvaient un «advocat du roi», un
«recepveur de taille», etc. À Angers, parmi les iconoclastes, on comptait des
nobles, des officiers et des représentants de tous les corps de métiers. Cette
présence de notables s'explique probablement par une volonté de contrôler la
violence populaire: les élites huguenotes purent ainsi se présenter, comme le
fit le prince de Condé, comme les seuls garants de l'ordre public face à une
monarchie défaillante43 . Que ces notables aient par ailleurs agi pour des moti-
vations religieuses ne semble pas faire de doute; mais n'y eut-il pas également
des raisons beaucoup plus prosaïques: politiques, sociales et économiques?
En s'attaquant à l'Église, ne visait-on pas ses richesses que l'on espérait bien
s'approprier? C'est là une question qui anime actuellement le débat entre his-
toriens spécialistes de l'iconoclasme44 . Or, dans cette crise, la question socio-
économique ne se révéla-t-elle pas à l'occasion du sort qui fut réservé aux
riches reliquaires?
La critique théorique du culte des reliques connut donc un prolongement
pratique spectaculaire sur le terrain à l'occasion des conflits religieux et sur-
tout, en ce qui concerne le royaume de France, au cours de la décennie des
années 1560. Au-delà des événements que nous venons de relater, il est main-

41 C.L. GRANDMAISON, Procès-verbal du pillage par les Huguenots des reliques et joyaux de Saint-Martin-
de-Tours en mai et juin 1562, Tours, 1863.
42 0. CHRISTIN, op. dt., p. 90.
43 Voir à ce sujet 0. CHRISTIN, op. cit. et D. CROUZET, op. cit.
44 S. DEYON et A. LomN, op. dt., O. CHRISTIN, op. cit. et D. CROUZET, op. cit.
L'attitude des protestants face aux reliques 137

tenant intéressant de mesurer la portée et l'efficacité de cette critique sur la


longue durée d'une part, et auprès du simple fidèle d'autre part.

Le devenir de la critique protestante du culte des reliques


Paradoxalement (mais aussi logiquement?), cette critique allait accélérer
une réaction catholique en ce domaine. Les écrits protestants sur les reliques
et surtout les exactions huguenotes scandalisèrent les catholiques. L'offensive
réformée désorganisa pendant un certain temps une pratique ancestrale. On
n'osa plus sortir en procession les reliques de peur d'attirer l'insulte et l'acte
sacrilège. On les cacha donc. À Die, nous l'avons vu, Montluc fit cacher les
reliques de saint Étienne dans le tombeau de l'évêque45 . Les reliques de saint
Fiacre qui se trouvaient en l'abbaye Saint-Faron et Saint-Fiacre de Meaux
furent elles aussi confiées à l'évêque de la cité pour qu'il les soustraie à la vio-
lence huguenote 46 . Mais cachées ou détruites, la disparition des reliques bri-
sait une longue tradition religieuse et remettait en cause l'identité et la
cohésion d'une communauté. On peut aussi imaginer l'angoisse qui s'empara
des catholiques qui les vénéraient. Passée la tourmente, tout un monde allait
devoir se reconstituer.
Cette reconstitution fut parfois difficile comme dans le cas des reliques de
Meaux. Les moines voulurent, en effet, récupérer ces reliques: or, l'évêque
refusa de les restituer, d'où un procès qui se prolongera jusqu'au début du
règne de Louis XIV. Ce genre d'incidents ne vint-il pas remettre en cause le
rétablissement de ces cultes anciens? On peut aussi s'interroger sur le regard
porté par certains catholiques sur des reliques qu'ils avaient vu insultées et
humiliées, sans que cela ne donnât lieu à une quelconque vengeance d'origine
divine contre les fauteurs de trouble ... Un certain scepticisme par rapport à ce
genre de culte ne commença-t-il pas à se faire jour? L'Église devait réagir fer-
mement pour enrayer la crise.
Le Concile de Trente (1545-1563) réaffirma dans sa xxve session la légi-
timité du culte des saints et, par la même occasion, des reliques: « ... les corps
des saints furent les membres vivants du Christ et le temple du Saint-Esprit»,
expliquait-on, «par leur intermédiaire de multiples bienfaits sont accordés
par Dieu ... ». On s'efforça surtout, pour ne plus prêter le flanc à la critique, de
veiller à ce que des reliques douteuses ne soient plus l'objet d'un culte. Des
commissions d'enquête furent mises en place sous l'autorité des évêques. À
Arras, par exemple, se déroula en 1585 l'inventaire des châsses de la cathé-

45 B.S.H.P.E, 56, 1907, p. 331-332.


46 P. BOUSSEL, op. dt.; H. BARBIN etj.-P. DUTEIL, «Miracle et pèlerinage au XVIIe siècle», Revue d'His-
toire de l'Église de France, 61, 1975, p. 246-256.
138 ALAIN JOBLIN

drale, «craindans que quelques abus n'y entrevint» 47 . Les reliques allaient
surtout nourrir et entretenir un véritable esprit de reconquête ami-protes-
tante. La reprise de contrôle par les catholiques d'un espace précédemment
occupé par les huguenots se fit presque toujours par le déroulement d'une
procession avec exposition de reliques (exemples: à Chelles le 20 juin 1561,
à Agen le l3 octobre 1568, etc.). Ces manifestations donnaient souvent lieu à
des coups de théâtre qui montraient que l'hérésie était terrassée: d'une
manière ou d'une autre, les reliques retrouvaient leur antique pouvoir et se
"vengeaient" de leurs persécuteurs ... À Angers, par exemple, le 4 avril1562,
fut donc brûlé le reliquaire de saint René et, nous dit-on, « ... (il) y eut beau-
coup (de) huguenots qui avaient (. .. ) faict brusler ung si riche et précieulx
reliquaire, qui tournèrent d'esprit et devindrent comme fols et enragez ... »48 .
Ce retournement de conjoncture allait perdurer tout au long du XVIIe siè-
cle. En 1635, à l'occasion d'une procession qui se déroulait à Mery-es-Bois,
petit village berrichon, on exposa la mâchoire de sainte Solange. Un huguenot
qui assistait au spectacles 'écria: «À quoi bon tout ce vacarme? Sans doute
parce qu'on promène une châsse, les cataractes du ciel vont-elles s'ouvrir!».
Et la pluie se mit à tomber49 ...
Les reliques permettaient donc désormais de confondre les hérétiques et,
au XVIIe siècle, leur culte fut souvent mis en opposition à la présence hugue-
note. À Lille, par exemple, la jeune Isabeau Wecque était malade depuis
longtemps; les remèdes ne la guérissaient pas. On décida alors de la mettre en
présence d'un cheveu de saint Ignace (relique acquise en 1622 par les Jésuites
installés dans la cité). Elle fut guérie et, nous dit-on, « .. .le dernier jour (d'une
neuvaine dite en vue de sa guérison), jour de la Visitation de Notre-Dame, elle
a été sans appui à ladite église de Saint-Sauveur, communié et retourné de
même sorte, avec admiration et étonnement de la paroisse, criant que c'était
une confusion des hérétiques» 50 . Après avoir servi la propagande huguenote,
le culte des reliques se retournait contre ses détracteurs pour affirmer le
triomphe d'un catholicisme redynamisé et à nouveau conquérant. Les protes-
tants avaient voulu détruire en le ridiculisant un culte qu'ils exécraient; or,
celui-ci était sorti de la crise régénéré et vivifié.

47 C. DELORE etC. jACQUART, Les troubles religieux à Arras, 1555-1579, Mémoire de maîtrise (dir. A.
Lottin), Université de Lille III, 1977.
48 ]. LoUVET, «Journal ou récit véritable de tout ce qui est advenu digne de mémoire tant en la ville
d'Angers, pays d'Anjou et autres lieux (1560-1634)», Revue de l'Anjou et de Maine-et-Loire, 1854-
1856.
49 P. BousSEL, op. cit.
50 H. PlATELLE, Les chrétiens face au miracle. Lille au XVII' siècle, Paris, Cerf, 1968.
L'attitude des protestants face aux reliques 139

Cette constatation nous amène à nous interroger sur l'efficacité de la pro-


pagande anti-reliquaire auprès du public réformé. Nous avons cru remarquer,
avec jacques Cappel par exemple, que certains protestants adoptèrent des
positions pour le moins ambiguës face au culte des reliques. On peut s'inter-
roger, par ailleurs, sur la démarche des convertis aux idées réformées: ont-ils
réussi à faire rapidement abstraction de pratiques qui imprégnaient depuis
toujours leur univers mental? Quelques exemples nous laissent à supposer
que ce genre de rupture par rapport aux pratiques «superstitieuses» ne se fit
pas sans mal.
À Angers, apprend-on, quelques ossements de saint René réussirent à être
sauvés par «ung huguenot qui avoit nom René (. .. ) qu'il rendit à M.M. les
chanoynes ... »51 . À Courthézon, près d'Orange, au début des années 1560, les
autorités protestantes ne purent, ou ne cherchèrent pas à empêcher le peuple
de processionner en l'honneur de saint Laurent52 . En 1567, près de Provins,
les huguenots mirent à sac l'église de Saint-Loup-de-Naud, mais ne touchè-
rent pas à l'image miraculeuse de saint Loup qui guérissait du mal caduc
(l'épilepsie) ... 53 . Plus tard, en 1630, des protestants de Die furent blâmés par
le consistoire pour avoir laissé leurs enfants participer aux processions catho-
liques le jour de saint Crépin54 . Enfin, en de nombreux endroits, constate Ber-
nard Dompnier, des protestants continuaient au xvue siècle à se rendre en
procession vers les fontaines miraculeuses 55 . Malgré l'étroite surveillance dont
ils faisaient l'objet, un certain nombre de protestants restaient donc fidèles
aux anciens cultes (culte des reliques sans aucun doute compris). Quelques
exemples pris en Europe, en des contrées où la Réforme était pourtant solide-
ment implantée, vont nous montrer qu'en effet, les autorités avaient quelques
difficultés à faire respecter l'interdit.
En Angleterre, par exemple, K. Thomas observe un rapide détachement
du peuple par rapport aux anciennes pratiques, sauf en ce qui concerne, entre
autres, le culte des reliques 56 . Bernard Vogler, dans sa thèse sur la Vie reli-
gieuse en pays rhénans dans la seconde moitié du XVI' siècle57 , présente des pas-
teurs regrettant qu'il y ait encore dans leurs paroisses des pratiques irrationnelles

51 ]. LOUVET,op. dt.
52 M. VENARD, Réforme protestante, Réforme catholique dans la province d'Avignon, XVI' siècle, Paris,
Cerf, 1993.
53 R. MANDROU, Introduction à la France moderne, 1500-1640, Paris, A. Michel, 1961 et 1974 (l'Évo-
lution de l'Humanité).
54 Le protestantisme en Dauphiné au XVII' siècle, éd. P. BouLLE, La Bégude de Mazena, 1983.
55 B. DOMPNIER, Le venin de l'hérésie, Paris, Le Centurion, 1985.
56 K. THOMAS, Religion and the Decline of Magic, Londres, 1971.
57 B. VOGLER, Vie religieuse en pays rhénans dans la seconde moitié du XVI' siècle (1556-1619), Thèse

Université de Lille III, 1972, 3 vol.


140 ALAIN JOBLIN

et «diaboliques». Les peuples continuaient à invoquer la Vierge et les saints.


De nombreux paysans fréquentaient toujours d'anciens sanctuaires. Dans la
région de Zweibrücken, par exemple, on remarquait qu'après trente ans de
Réforme installée, les sanctuaires de saint Cyriaque et de saint Mazolf atti-
raient encore les pèlerins. En 1609, le pasteur Olizer, d'Erbach (près de
Mannheim), était obligé d'avouer que «le levain papiste» était toujours actif
«dans les cœurs de nombreuses personnes de la région».
L'historien Willem Frijhoff observe des situations identiques dans les Pro-
vinces-Unies58. Pourtant, dès le 23 juin 1587, les États de Hollande avaient
interdit les «abus et superstitions». Cet interdit sera sans cesse rappelé par les
synodes de l'Église réformée au cours du xvue siècle. Les pèlerinages se pour-
suivirent néanmoins. Dans certains cas, les sanctuaires et les reliques furent
déplacés vers le Sud resté catholique: tel sera le cas de la relique du Sang
miraculeux transférée à Boxtel près d'Eindhoven. Une centaine d'années après
l'instauration de la Réforme dans les sept provinces, des reliques continuaient
à être investies d'un pouvoir miraculeux comme, par exemple, celles de saint
Hubert et de saint Maclou à Culemborg (près d'Utrecht), ou la Sainte-Croix à
Maastricht. Les reliques de saint François-Xavier et de saint Ignace étaient
honorées à Amersfoort (près d'Utrecht) et à Haarlem, mais nous avons, avec
ces derniers exemples, des reliques liées à la résistance catholique organisée
par les Jésuites, qui intéressaient donc surtout des chrétiens restés fidèles à
Rome.
Quoi qu'il en soit, on peut repérer des survivances d'anciennes pratiques
dans des régions passées massivement à la Réforme et si les sources nous
manquent pour ramener notre étude de façon significative au royaume de
France, on peut légitimement s'interroger sur l'efficacité immédiate des auto-
rités protestantes dans le combat contre une pratique religieuse ancestrale.

Quatre siècles après la Réforme, les reliques laissent froid le protestant


d'aujourd'hui. Certes, ces protestants vont évoquer ici ou là l'existence de reli-
ques. En 1906, par exemple, le baron de Schickler présenta, à l'occasion
d'une réunion du bureau de la Société de l'Histoire du Protestantisme Fran-
çais, «une touchante relique de l'époque du Désert» 59 . Il s'agissait d'un étui
de bois à l'intérieur duquel se trouvait une complainte religieuse. Le pasteur

58 W FRIJHOFF, «La fonction du miracle dans une minorité catholique : les Provinces-Unies au XVIIe
siècle~. Revue d'Histoire de la Spiritualité, 48, 1972, p. 151-178.
59 B.S.H.P.E, 55, 1906, p. 559.
L'attitude des protestants face aux reliques 141

Edgar de Vemejoul publiait, vers 1930, un poème consacré à la croix hugue-


note qui commençait par ce vers: «Relique vénérée au langage émouvant» 60 .
Mais ne nous trompons pas, il s'agit plus ici d'évoquer des objets chargés de
souvenirs, des objets «de mémoire», et en aucun cas de rendre un culte à
«des os, du lait, des cheveux» ... La notion de relique retenue par les protes-
tants du xx:e siècle est donc bien celle de Calvin et des autres réformateurs.
Mais justement, au XVIe et au XVIIe siècles, quelle fut la réaction de la grande
majorité des adeptes de la Réforme? Certes, l'action spectaculaire des icono-
clastes montra une nette volonté d'extirper ce qui apparaissait comme des
superstitions et de l'idolâtrie. Il fallait purifier une religion que l'on croyait
pervertie par l'œuvre du Diable. Mais combien furent-ils parmi les Réformés à
s'engager activement dans ce combat? Les iconoclastes ne constituaient-ils
pas une avant-garde déterminée mais minoritaire? Quand on voit, ici et là, les
difficultés qu'eurent les autorités protestantes à faire respecter une certaine·
«vérité dogmatique», on peut s'interroger sur l'efficacité d'un combat entre-
pris contre les «superstitions» (et donc, en particulier, contre le culte des reli-
ques).
C'est en fait le décalage existant entre les positions extrêmes adoptées par
une élite culturelle, sociale, religieuse, et la réalité d'une pratique plus popu-
laire de la religion qui est ainsi posée dans le cadre du monde protestant des
XVIe et XVIIe siècles.

60 B.S.H.P.E, 81, 1932, p. 328.


Les reliques, un objet de culte
Les reliques et les images
jean-Claude SCHMITT

L'étude des images médiévales bénéficie depuis quelques années d'importan-


tes publications qui lui ont donné une orientation historique et anthropologi-
que décisive: citons avant tout la "somme" de Hans Belting, Image et culte. Une
histoire de l'image avant l'époque de l'art\ dont le titre à lui seul révèle déjà la
volonté de l'auteur de se démarquer des études de l'histoire de l'art tradition-
nelle. Au Moyen Âge, avance-t-il, l'image n'est pas un objet défini par ses seu-
les fonctions esthétiques, mais avant tout par ses fonctions rituelles et
dévotionnelles; elle relève du "culte" plutôt que de l"'art", ce en quoi elle a,
entre autres, partie liée avec la relique. Parallèlement, les recherches sur les
reliques et leur culte jouissent depuis peu de nouveaux éclairages, notam-
ment, pour ce qui nous concerne ici, grâce aux travaux d'Anton Legner,
d'abord à l'occasion d'une importante exposition qui s'est tenue à Cologne en
1985, Ornamenta Ecclesiœ. Kunst und Künstler der Romanik, puis, plus récem-
ment encore, dans un ouvrage de synthèse, Reliquien in Kunst und Kult. Zwi-
schen Antike und Aujklarung2 , qui attire fortement l'attention sur les relations
entre les reliques et les formes artistiques qui en assurent rituellement la mise
en scène visible (Sichtbarmachung). Ainsi les historiens, de part et d'autre,
font-ils heureusement converger aujourd'hui les questions que posent respec-
tivement les images et les reliques à l'étude des croyances et des pratiques du
christianisme médiéval.
Pourtant, le rapprochement des reliques et des images ne va pas de soi:
n'oublions pas qu'il existe des images sans reliques, tels les vitraux ou les
miniatures des manuscrits, tandis que d'autres images, qui remplissent une
fonction cultuelle plus affirmée, en contiennent: c'est le cas célèbre, dont on
reparlera, des statues-reliquaires ou «majestés». D'autres encore, certains retables

1 Traduction française par Frank Muller, parue en 1998 aux Éditions du Cerf, de: H. BELTING, Bild
und Kult. Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Mup.ich, Beek Verlag, 1990.
2 Darmstadt, 1995.
146 JEAN-CLAUDE SCHMITT

notamment, encadrent des reliques. D'autres enfin, tels la Véronique ou le pré-


tendu «portrait» de la Vierge peint par saint Luc, s'offrent comme autant d'ima-
ges-reliques. De fait, reliques et images présentent deux histoires distinctes,
mais qui s'entremêlent, sans suivre une ligne d'évolution simple3 et qui, surtout,
participent ensemble d'une histoire plus ample encore des objets sacrés.
C'est dans la section de ce colloque intitulée «Les reliques, un objet de
culte» qu'il m'a été demandé de traiter des reliques et des images. Cette pers-
pective me semble choisie avec bonheur, puisqu'il s'agit en effet de confronter
deux types d'objets saisis dans leur fonctionnement cultuel. L'expérience reli-
gieuse ne consiste, en effet, pas seulement en des croyances et un imaginaire
de l'au-delà et du divin, ni en des paroles et des gestes (prières, homélies,
rites, etc.), mais aussi en des manipulations d'objets de toutes sortes dont la
nature, le degré de considération, les fonctions varient suivant les époques.
Dans une étude récente consacrée aux images saintes et aux saintes reliques
durant la controverse occidentale relative aux images à l'époque carolin-
gienne, David Appleby appelle à prendre en considération «le contexte plus
large des attitudes de la chrétienté occidentale à l'égard des matières sancti-
fiées, plutôt que (de rester) à l'intérieur des limites définies par les auteurs ico-
noclastes ou iconodoules de la Méditerranée orientale» et, également, à
étudier «les attitudes à l'égard des objets matériels que les Occidentaux con-
sidéraient simultanément comme saints en soi et comme symboliques d'un
sacré transcendant, par exemple la croix, l'eucharistie et aussi les saintes
reliques» 4 . Les textes mêmes de l'époque carolingienne invitent en effet à ren-
dre compte du statut respectif des reliques et des images et de leurs relations
mutuelles à l'intérieur d'une hiérarchie plus vaste des objets du culte. Et cette
exigence méthodologique n'est pas moins justifiée pour les périodes anté-
rieure et postérieure à la controverse carolingienne.
Ainsi, s'agissant des réalités matérielles du christianisme médiéval, vou-
drais-je dégager tout un spectre d'objets étroitement liés les uns aux autres:
les matières précieuses qui sont l'amatus du culte (or, argent, pierres précieu-
ses, cristal de roche, etc. qui ornent les vases sacrés, les croix, les reliquaires et
parfois les images); les reliques et les reliquaires des saints; les images (qui, à
l'inverse des pierres naturelles et des corps saints, sont façonnées par la main
des hommes, et non créées par Dieu) ; les espèces eucharistiques, le Sang et le
Corps du Christ, restitués et "sacrifiés" tous les jours sur l'autel. j'entends

3 E. MEYER, «Reliquie und Reliquiar im Mittelalter», Festschrift Georg Heise, Berlin, 1950, p. 55 sq.,
cité et contesté par A. LEGNER, op. cit., p. 185 et surtout p. 277 et fig. 129. On pourrait aussi citer, dès
le très Haut Moyen Âge, la croix reliquaire du Saint-Sang de Bergame.
4 D. F. APPLEBY, «Holy Relie and holy image: saints' relies in the western controversy over images in
the eigth and ninth centuries», Word and Image, 8, p. 333-343 (p. 340).
Les reliques et les images 147

montrer qu'il n'y a pas de solution de continuité entre tous ces objets, qui
tiennent les uns aux autres par toute une gamme de tensions entre l'humain et
le divin, le créé et le fabriqué, le figuré et l'abstrait, le mort et le vivant, le visi-
ble et l'invisible. C'est dans ce cadre élargi et plus théorique que les approches
empiriques habituelles sur lesquelles je serai amené à m'appuyer, que je vou-
drais m'interroger sur les différences, les analogies et les relations mutuelles
entre reliques et images, comprises comme des modes parmi d'autres de pré-
sentification et de visualisation du sacré. Comment images et reliques sont-
elles différentes, mais complémentaires? Comment s'articulent-elles simulta-
nément à d'autres objets religieux? Comment comprendre l'évolution de leurs
relations dans l'histoire des pratiques et des croyances chrétiennes?

Des reliques corporelles du Christ


Par son Fils, Dieu a pris un corps d'homme. Par sa vie, sa mort, et même
sa résurrection, le Fils de Dieu a participé pleinement à l'histoire des hommes.
Là où il s'en sépare, c'est par l'Ascension: le Christ n'a pas laissé de corps mort
derrière lui. Il ne devrait donc pas y avoir de reliques corporelles du Christ.
Cette impossibilité, évidemment plus théorique que pratique, ne con-
cerne pas les reliques par contact, à commencer par celles de la Vraie Croix,
qui sont abondantes d'une extrémité à l'autre de la chrétienté (fig. l). Le bois
de la croix est même la relique christique par excellence dès les premiers siè-
cles du christianisme. Il en va de même des voiles et linges qui ont touché le
corps et la face du Christ, vivant ou mort, et qui en ont conservé l'empreinte,
considérée comme le prototype de toute image du Christ: ce fut le cas, spé-
cialement en Orient, du mandylion, qui aurait été donné par jésus à l'envoyé
du roi Abgar d'Édesse; ce fut ensuite le cas, suivant une tradition forgée
essentiellement en Occident, de la Véronique ou Vera Icona que la sainte
femme, volontiers assimilée à l'hémoroïsse, aurait apportée à Rome pour y
guérir l'empereur.
La réputation de ces reliques-objets ou même reliques-images du Christ
n'a pas empêché que se diffusent des traditions relatives à de prétendues reli-
ques corporelles de jésus, au premier rang desquelles celles du Saint Sang, qui
font la gloire des églises de Boulogne, de Bruges, de Mantoue, entre autres.
Dès le Haut Moyen Âge, des ampoules réputées contenir le précieux liquide
sont insérées dans des croix richement décorées. D'autres reliques corporelles
s'y sont ajoutées peu à peu, souvent avec l'idée qu'elles proviennent non du
corps ressuscité et monté au ciel du Sauveur, mais de ces bouts de corps dont
jésus avait été dépouillé dans son enfance. Superflus par rapport au corps
essentiel du Sauveur, ils n'auraient pas été concernés par la mort, la résurrec-
148 JEAN-CLAUDE SCHMITT

tian et l'Ascension du Christ: ainsi en allait-il du Prépuce de la circoncision


dont la possession était revendiquée aussi bien à Charroux qu'à Conques ou
au Latran et des dents de lait de l'Enfant Jésus, telle celle qui était pieusement
conservée par les moines de Saint-Médard de Soissons, dont Guibert de
Nogent critiqua la vaine croyance. Nombreuses aussi étaient les gouttes du
lait de la Vierge qui auraient échappé à l'appétit de l'Enfant Jésus: l'une d'elles
était vénérée à Laon.
Contre l'argument de l'impossibilité théologique de telles reliques, sou-
tenu de manière systématique par Guibert de Nogent, il est aisé de compren-
dre les raisons de la prolifération des reliques de Jésus: ces prétendues
reliques corporelles étaient dans la logique même du christianisme, que
l'Incarnation a enraciné dans l'histoire, l'humanité, le corps. L'Incarnation
n'est pas seulement un dogme particulier, mais toute une forme de pensée qui
a imprimé sa marque à toutes les représentations et à toutes les pratiques
caractéristiques du christianisme, qu'il s'agisse de la notion chrétienne du
sacrifice, des reliques ou des images.
Dans ce système religieux, le couple eucharistie/relique est tout à la fois
complémentaire et contradictoire: comme l'a souligné Guibert de Nogent, la
croyance en l'authenticité de reliques corporelles du Christ est logiquement
contredite par le dogme de l'Ascension et par le dogme eucharistique, puis-
que tout le corps de Jésus est monté au ciel, indépendamment de ses acci-
dents, et que tout le corps et le sang du Christ, sans reste aucun, est réellement
présent dans l'hostie et le calice lors de la consécration de la messe. De plus,
le corpus sacramentel est un corps vivant, comme le dit le prêtre qui prête sa
bouche au Verbe divin s'offrant lui-même en sacrifice: l'hostie n'est pas,
comme l'est une relique, un corps mort, un simple ossement, fût-il vénérable
et salutaire.
Voilà sans doute pourquoi la relique a subi- et de plus en plus -l'attrac-
tion de l'eucharistie dans ses modes rituels de visualisation et de mise en
scène. Et vice versa: de même que l'hostie, exposée dans sa monstrance lors
de la fête du Corpus Christi, évoque une super-relique, de même les reliques,
souvent cachées aux regards, censées agir d'autant plus efficacement qu'elles
ne se donnent pas à voir, mais se dissimulent derrière les ors et les pierreries
des reliquaires, deviennent mieux visibles derrière une petite fenêtre de cristal
de roche, comme par exemple dans la voiture reliquaire de Saint-Aignan
d'Orléans (début du XIIIe siècle) ou dans le reliquaire de la main de sainte
Attale (Strasbourg, Collège Saint-Étienne, XIIIe siècle). Comme l'écrit A.
Legner à propos de la voiture d'Orléans: «die Kutsche wird zum ostensorium »,
le reliquaire devient monstrance.
Les reliques et les images 149

Il est vrai qu'ici aussi une logique profonde est à l'œuvre: les reliques,
comme l'eucharistie, comme les images elles-mêmes, procèdent d'une dialec-
tique du visible et de l'invisible qui fait que ce que l'on voit n'est jamais le tout
de ce qui est: la consécration des saintes espèces ne change rien à leur appa-
rence extérieure de pain et de vin, de même que les reliquiœ ou pignora,
comme leur nom l'indique, renvoient toujours à un autre, le saint qui est
vivant au ciel et dont elles ne sont que les vestiges ou les garants, un saint qui
ne se montre pas, sinon peut-être dans les rêves. Les images enfin ont une
fonction de memoria des saints, de la Vierge, du Christ, dont elles évoquent
les figures et dont elles tiennent parfois leur puissance miraculeuse, mais sans
pouvoir jamais être confondues avec eux. Les rituels du voilement et du
dévoilement, qui sont communs aux reliques (qu'on pense aux armoires à
reliques ou aux ostensions de reliques), aux images Gusque dans l'ouverture
et la fermeture réglée des retables de la fin du Moyen Âge) et à l'eucharistie
(qu'il s'agisse du geste de l'élévation ou de l'ouverture et fermeture du taber-
nacle), manifestent avec solennité et même exacerbent cette nature profondé-
ment duelle d'un sacré qui, au moment même où il semble céder au désir
d'appropriation des fidèles (homologue du «désir de voir l'hostie»), se sous-
trait à lui: au désir de voir, de toucher, de manger, s'opposent le refus de la
communion fréquente, renfermement des reliques, la fermeture du retable.
Le sacré se soustrait aux regards pour mieux se faire désirer, tandis que les
clercs tirent les grilles devant leurs trésors pour mieux rappeler leur mono-
pole de la gestion du sacré.

Les reliques des saints


La légitimité des reliques des saints réside en dernière analyse dans la cor-
poréité et l'historicité du Christ. Métaphoriquement, les saints sont le
«Temple» du Christ, ce qui justifie, surtout après leur mort et plus encore si
celle-ci a pris la forme violente du martyre, la vénération de leurs restes corpo-
rels. On fait mémoire des saints à travers leurs reliques parce qu'eux-mêmes ont
témoigné jusque dans leur mort sanglante, qui imite la Passion de Jésus, de la
victoire du Christ sur la mort. Ce lien essentiel entre les saints et le Christ et
plus précisément entre leur corps et le corps du Christ s'exprime dans l'autel,
dont la table contient des reliques sur lesquelles est célébré le sacrifice eucharis-
tique5. De plus, au-dessus ou derrière l'autel sont aussi exposés des reliquaires
et le cas échéant des statues-reliquaires ou majestés, telle celle de sainte Foy à
Conques (fig. 2). Et c'est dans la continuité de cette pratique que l'on voit se

5 A. lEGNER, op. cit., p. 237.


150 JEAN-CLAUDE SCHMITT

déployer derrière l'autel le retable, retrotabula, qui contient lui-même dans sa


base ou en son centre des reliquaires, à moins que son architecture mobile ne se
concentre, à partir de 1350 environ, sur le tabernacle ou réserve eucharistique.
Les hosties consacrées qui sont mises à l'abri dans la "réserve" eucharistique
entre deux messes font figure de "reliques" du sacrifice de la messe. Une fois
encore, la relation entre relique, eucharistie et image présente une circularité
continue, quelles que soient les différences existant entre ces objets.
Les reliques des saints sont pour la plupart des parcelles de corps mort,
des ossements, c'est-à-dire des restes des parties dures du corps. Leur préser-
vation est l'expression de l'imputrescibilité reconnue aux corps des saints, de
la permanence des héros chrétiens dans la mémoire des hommes et de la lon-
gévité désincarnée des élus qui sont au ciel. Les reliques sont sur terre comme
des parcelles dures d'éternité.
À ce caractère symbolique des reliques sont liées deux pratiques cultuelles
fondamentales:
- d'une part, le morcellement indéfini des reliques, chaque fragment gar-
dant néanmoins toute la virtus du corps intégral. Ce morcellement a permis la
démultiplication spatiale et mieux encore sociale (dans un grand nombre de
sanctuaires, entre les mains de possesseurs ecclésiastiques variés et parfois
rivaux) des corps saints et de leurs pouvoirs;
- d'autre part, l'accumulation de reliques de saints différents, non seule-
ment dans le même trésor d'église, comme l'attestent les inventaires, mais
dans la même croix ou la même image-reliquaire, indépendamment de l'iden-
tité du saint dont cette image est l'effigie. On peut en prendre pour premier
exemple les deux petits tableaux qui flanquent un crucifix peint italien (XIIIe-
XIve siècle) conservé à Spolète: le crucifix ne contient pas de relique; mais les
deux tableaux, qui représentent une foule d'Apôtres et de saints, sont munis
de fénestrons laissant voir une collection dense de reliques dûment authenti-
fiées (fig. 3). Ailleurs, l'accumulation n'est pas visuellement manifeste, mais
elle est attestée par la tradition. Par exemple la célèbre tête de Frédéric Barbe-
rousse, transformée par le parrain de celui-ci, l'abbé Othon de Cappenberg,
en un reliquaire de saint jean l'Évangéliste (fig. 4), contenait, à en croire les
authentiques, un peu du sang provenant des blessures du Christ, une parcelle
du bois de la croix, un fragment de la robe du Christ, des larmes de Marie, un
cheveu de Marie, la fleur de lys que Marie tenait à la main lors de l'Annoncia-
tion, une parcelle de ses vêtements, un poil de la barbe et un cheveu de saint
jean l'Évangéliste, un peu du sang de saint Jean Baptiste, une relique de saint
Augustin et une autre de sainte Catherine6 . On pourrait multiplier les exem-

6 Ibid., p. 113.
Les reliques et les images 151

ples d'une telle accumulation de "capital symbolique", qui garantissait une


efficacité miraculeuse et un prestige social accrus. La logique qui préside à ce
type de listes hétéroclites où la simple énumération des item suggère une
richesse et une réserve de pouvoir illimitées, n'est pas propre aux collections
de reliques ou à leur présentation en ligne (Reihenprasentation) dans les armoi-
res à reliques et certains retables. Dans le registre de la parole religieuse, c'est
aussi la logique des litanies qui accumulent les noms de saints pour les pres-
ser d'intervenir en faveur des hommes. Telle est aussi la logique énumérative
des dévotions qui s'attachent successivement à toute la série des Anna Christi
ou encore celle des Ave et des Pater égrénés en priant le chapelet et le Rosaire.
Dans le cas des reliques des saints, l'effet de démultiplication est accusé par
l'importance innombrable de certaines populations de saints: les milliers de
martyrs de la Légion Thébaine, les 11000 Vierges, la foule des Innocents.
Encore qu'une seule relique - respectivement de saint Maurice, de sainte
Ursule, d'un Innocent anonyme - suffise parfois, comme par métonymie, à
évoquer la masse de tous les corps qu'on imagine dispersés de par le monde.
Tant qu'il reste anonyme, un ossement en vaut un autre. Ce qui fait de lui
une relique, c'est l'authentique qui l'identifie en garantissant son origine insi-
gne et son pouvoir. L'authentique atteste une reconnaissance sociale, qui est
suscitée ou du moins confortée par une reconnaissance institutionnelle, celle
de l'évêque du lieu. Mais cette reconnaissance unanime exige une mise en
scène matérielle, imagée et rituelle. Tel est le rôle du reliquaire et de sa mani-
pulation rituelle (ostensio notamment). Si la relique authentifiée exige un reli-
quaire, on peut dire que c'est le reliquaire qui fait la relique. Visuellement,
publiquement, le contenant prévaut sur le contenu, dont on devine la pré-
sence plus qu'on ne le voit. D'où sans doute l'affinité des reliquaires et des
images, l'attraction de celles-ci par ceux-là: les flancs de la châsse émaillée
accueillent les images narratives du martyre de saint Thomas Becket, de sainte
Valérie ou de sainte Ursule et fréquemment aussi des scènes de la Passion du
Christ, prototype du martyre des saints. Ces images, qui couvrent le reli-
quaire, en désignent le contenu, en rappellent l'origine, en nourrissent le
commentaire liturgique, doctrinal ou dévôt (fig. 5).
Une autre forme de mise en image des reliques s'est diffusée dès le Haut
Moyen Âge, le reliquaire prenant et amplifiant la forme de la relique: soit un
pied, un bras, un doigt, un buste d'or et d'argent ou même, comme à Saint-
Géréon de Cologne, deux bras du même saint7 . Il est remarquable, dans ce
cas précis, que les deux bras soient en fait le même bras droit, comme si un
saint, tout comme Dieu le Père, ne pouvait avoir qu'une main droite, pas de

7 Ibid., p. 258-260 (mais l'auteur ne note pas la répétition du bras).


152 JEAN-CLAUDE SCHMITT

main gauche (fig. 6). C'est dire le caractère symbolique de tous ces modes de
figuration, qui jamais, même dans le cas des images narratives, ne visent
exclusivement à représenter le saint et son histoire, mais qui toujours en
livrent une figuration symbolique qui transcende les contingences de la sim-
ple perception. Les images, comme les reliques, sont ici-bas une partie du ciel
et c'est pourquoi elles sont efficaces.
Parfois, la relique se prolonge en une image que les pèlerins ne veulent
pas seulement contempler ensemble dans le sanctuaire, mais qu'ils veulent
pouvoir emporter chacun, en privé, avec eux, pour en conserver le souvenir
et le pouvoir bienfaisant. Ainsi acquièrent-ils des insignes de pèlerinage à
l'effigie de la relique et du reliquaire, à Rome de la Véronique, à Lucques du
Volto Santo, à Saint-jacques, à défaut de l'effigie du saint, de la coquille qui en
est l'emblème8 .
Il arrive enfin, mais sans doute est-ce un cas limite, que les pèlerins
renoncent à toute figuration pour ne retenir de la présence sacrée que son
éclat, signe de son pouvoir: à Halle vers 1500, les gravures sur bois du Hal-
lesches Heiltumbuch du cardinal Albert de Brandebourg montrent les pèlerins
se munissant de miroirs qui captent le reflet de la relique comme s'il s'agissait
des rayons du soleil: ainsi espèrent-ils emporter avec eux, mieux encore que
son image, l'effet du rayonnement et de la force invisible de la relique. Il ne
fait aucun doute que cette pratique procède de la conception traditionnelle de
la vision comme extramission, qui est au fondement de la croyance à
l'influence du regard et au "mauvais œil". Peut-être pensait-on même se pro-
téger ainsi de la relique en se satisfaisant de son reflet indirect. On ne regarde
pas impunément le sacré, qu'il prenne la forme d'une image ou celle d'une
relique.

L'or, l'argent et les pierres précieuses


Les matières précieuses, l'or et les joyaux, sont essentiels à l'amatus des
églises, aux trésors, à la liturgie, à la beauté de la vaisselle sacrée et des chapes
colorées revêtues par le clergé, aux reliquaires et aux images enfin. Ces matiè-
res entretiennent des relations étroites avec les saints. De manière métaphori-
que, les saints sont désignés comme les «pierres vives» (lapides vivi) de la foi
en Christ, et on dit des saints qu'ils sont «plus précieux que l'or» (A. Legner).
Les pierres, l'or, le cristal de roche, ne sont pas des matières inertes: le miroi-
tement, les effets de couleur, la transparence, les veines qui traversent l'amé-
thyste ou l'agathe et semblent imiter les couleurs du sang et les stries de la

8D. BRUNA, Enseignes de pèlerinage et enseignes profanes, Paris, Musée National du Moyen Âge- Ther-
mes de Cluny, 1996.
Les reliques et les images 153

chair humaine, donnent à ces matières l'apparence de la vie. Les pierres


d'autel recouvrent de cette illusion de chair les reliques qu'elles contiennent.
Ces pierres ont aussi une valeur eschatologique: ce sont elles, selon l'Apoca-
lypse, qui parsèment les murs de la Jérusalem Céleste. Elles sont la promesse
d'une béatitude éternelle et fastueuse. Au château de Karlstein, construit par
l'empereur Charles IV en Bohème, les murs de la chapelle Sainte-Catherine
sont recouverts de plaques de pierre de formes irrégulières qui enchâssent de
leur matière vive et précieuse le mystère de l'autel et le trésor des reliques et
des peintures.
Car les pierres et l'or ont un lien étroit avec les images. L'or constitue
généralement le fond des peintures, tant dans les miniatures que dans les
tableaux. C'est sur un fond d'or, comme sur une sorte de fondement ontolo-
gique, que s'édifie le trait et se placent les autres couleurs. Par ailleurs, il arrive
que d'imposants pans de marbri ficti servent d'assise à la peinture figurative,
comme dans le couloir du couvent de San Marco de Florence, peint par Fra
Angelico. Georges Didi-Huberman a bien montré le symbolisme "incarnation-
ne!" de ces taches et de ces veines dont les couleurs, qui évoquent la chair san-
glante du Christ de la Passion, servent de soubassement aux peintures
figuratives montrant l'événement de la venue du Fils de Dieu dans l'histoire 9 .
Or, argent, pierres précieuses, ne sont pas moins essentiels aux reliquai-
res, qui sont par ailleurs chargés d'images. Seules ces matières sont jugées
dignes de contenir leur précieux dépôt. Par leur éclat, elles manifestent la
puissance active des reliques, qui, de l'intérieur du reliquaire, se communique
à elles. Dans la deuxième partie de son traité sur les reliques, Flores epitaphii
sanctorum, Thiofrid d'Echternach (t 1110) s'interroge sur le paradoxe d'une
conservation d'ossements et de cendre des corps saints dans des reliquaires en
or. Mais ces ors (aura), affirme-t-il, doivent être considérés avec les yeux de
l'esprit, car ce sont eux qui sont illuminés par les cendres des saints, et non
l'inverse: per pulverem sanctificatum clarificata non tarn ornant quam exomantur
et propensione claritudine illustrantur10. Mieux encore, ces matières précieuses
sont comme la chair des reliques qu'elles dissimulent aux regards: Anton
Legner a remarqué avec raison que dans un buste-reliquaire, l'or tient lieu de
peau resplendissante aux ossements qu'il recouvren. Le reliquaire apparaît
ainsi comme l'anticipation, dès ici-bas, de la gloire du corps transfiguré du
saint et réuni pour l'éternité à son âme bienheureuse.

9 G. DIDI-HUBERMAN, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990.


10 M. C. FERRARI, Thiofried von Echternach. Sein Umfeld und seine Flores epitaphii sanctorum, Diss. Hei-
delberg, 1992, p. 97. L'auteur ajoute (p. 102) que les saints, plus que les rois, sont dignes de cet or.
11 A. LEGNER, p. 257.
154 JEAN-CLAUDE SCHMITT

Des images aux images-reliques


L'imago médiévale ne se contente pas de représenter les mystères chré-
tiens, elle a une fonction de présentification. Ce qu'elle évoque, ce qu'elle rend
présent, c'est un imaginaire tout à la fois historique et céleste. Un imaginaire
historique, puisqu'elle figure les gesta des saints et du Christ afin d'en conser-
ver la memoria et servir au besoin à l'enseignement de l'histoire sainte. Et un
imaginaire céleste, puisque les personnes qu'elle montre sont par ailleurs invi-
sibles, bien que considérées comme omniprésentes et éternellement vivantes:
c'est en ce dernier sens que l'imago remplit une fonction de transitus, encore
contestée par les Libri carolini, mais désormais pleinement admise au Moyen
Âge central. Elle permet de s'adresser au moins à certaines images du Christ,
de la Vierge, d'un saint, pour prier ces personnages célestes, implorer leur
intercession et demander leur protection.
À ce titre, il n'y a pas de différence profonde entre les usages de l'image ou
de la relique: dans un cas, on a recours au vestige corporel d'un saint, dans
l'autre, à l'image du saint éternellement vivant. Dans les deux cas, l'objet sacré
lie de manière active le passé et le présent: il est un monumentum ou un memo-
riale au sens funéraire du terme puisqu'il contient les restes d'un mort ou en
rappelle l'effigie sous les apparences de la vie. Et dans les deux cas aussi, ima-
ges et reliques sont les media d'un pouvoir présent et agissant sur les corps et
les âmes des fidèles qui en attendent les bienfaits.
Cette proximité est encore plus grande quand l'image prétend être une
relique, comme c'est le cas de la Vera icona, et quand le reliquaire est couvert
d'images, ce qui, on l'a dit, est le plus souvent le cas. Et pourtant, une diffé-
rence essentielle sépare les images et les reliques: les reliques sont les vestiges
d'un corps humain créé par Dieu. La force qu'elles sont supposées détenir
prolonge directement le geste du Créateur, avivé par les mérites propres du
saint. L'image est au contraire une œuvre humaine, même si, pour peu qu'une
dignité particulière lui soit reconnue, elle tend à nier son origine réelle et sa
nature d'objet fabriqué pour s'affirmer comme achéiropoiète, «non faite de
main d'homme» et quasi consubstantielle à son prototype. Aucune image
insigne n'échappe, d'une manière ou d'une autre, à cette construction du
mythe qui tend à faire d'elle une relique: la Sainte Face passe pour l'empreinte
directe du visage du Christ vivant. De même est-ce Nicodème, témoin de la
Passion du Christ, qui aurait commencé à sculpter le Volta Santo suivant
l'empreinte laissée par le corps de Jésus sur le linge de la déposition de la
croix; et comme il ne parvenait pas à achever son œuvre et avait sombré
opportunément dans le sommeil, un ange vint parfaire son travail en sculp-
tant le visage, partie éponyme et la plus insigne du grand crucifix. D'autres
Les reliques et les images 155

fois, Dieu signe en quelque sorte de sa main une nouvelle image, en faisant
pour elle un miracle propre à la rendre pleinement légitime: comme le bois de
la tête du Gerokreuz s'était fendu, l'archevêque Gero de Cologne, en 970, y
déposa pieusement une hostie consacrée sur laquelle aussitôt la fente se
referma. Seul le geste unissant le Corps du Christ à son effigie pouvait donner
pleinement naissance à cette image-corps quasi vivante et active de la Pré-
sence réelle. On ne peut dénombrer les statues de la Vierge à l'Enfant qui
auraient été découvertes miraculeusement à la suite d'un songe, par un berger
ou un enfant innocent, dans un arbre, sous un rocher, près d'une source: les
exemples de ces traditions légendaires abondent au Moyen Âge, puis de nou-
veau à la Contre-Réforme 12 .
Reliques et images sont également liées dans l'histoire de leurs cultes res-
pectifs et des critiques qu'ils suscitèrent. Encore que la chronologie ne soit pas
exactement la même dans les deux cas et que les deux moitiés, orientale et
occidentale, de la chrétienté présentent des différences importantes.
En Orient comme en Occident, le culte des reliques fut précoce et vite
important, peut-être même plus important que celui des icônes, même si ce
dernier, en raison de la crise de l'iconoclasme, a davantage retenu l'attention
des historiens. Ce sont en effet les images qui ont suscité le plus d'hostilité.
Elles étaient le maillon faible de l'amatus des églises. Cependant, l'essor du
culte des reliques a lui aussi éveillé des craintes et justifié des hésitations. Dès
le IV" siècle, Ambroise de Milan fut contraint de dénoncer l'opinion de Vigi-
lantius, un clerc aquitain qui assimilait à l'idolâtrie la vénération des reliques
des saints. Les hérétiques médiévaux, depuis Pierre de Bruys qui, au XIIe siè-
cle, fut réfuté par l'abbé de Cluny Pierre le Vénérable, jusqu'aux lollards de la
fin du Moyen Âge, ne cesseront de développer de semblables arguments con-
tre les reliques.
Plus encore, à l'approbation unanime d'un culte des images et à son essor
rapide, s'opposait le fait qu'elles étaient considérées comme des artifices, aux
deux sens du mot: d'une part, elles étaient fabriquées par l'homme, et non
créées par Dieu; et d'autre part, pesait sur elles le vieux soupçon platonicien
de la fiction, de l'illusion trompeuse dans laquelle le christianisme n'a pas
tardé à voir la marque du démon. Ces raisons, parmi d'autres plus politiques,
expliquent la place médiocre qu'occupent encore les images, officiellement du
moins, à l'époque carolingienne, dans la hiérarchie des objets utiles au culte,
telle que la proposent les Libri carolini de 793 et encore le Liber synodalis de

12 W. A. CHRISTIAN, Apparitions in Late Medieval and Renaissance Spain, Princeton, Princeton Univer-
sity Press, 1981.
156 JEAN-ClAUDE SCHMITT

Paris de 825 13 . Pour Théodulf d'Orléans et les autres prélats francs, les reli-
ques ont un statut bien inférieur à ceux- dans l'ordre décroissant de dignité
des objets sacrés- de l'eucharistie, de la croix (qui est le signum du Christ, pas
une imago), des reliques des saints et même des vases sacrés. Bien qu'il ne
faille pas les détruire puisqu'elles sont utiles à la remémoration de l'histoire
sainte, les images ne sauraient être, comme les reliques, objet de veneratio.
Paradoxalement, c'est en dénonçant à la fois le culte des reliques et celui
des images que l'évêque Claude de Turin engagea ses propres détracteurs,
Dungal puis Jonas d'Orléans, à réunir les questions, jusqu'alors distinctes, des
reliques et des images. À ses yeux, la vénération des reliques était, autant que
celle des images, pure idolâtrie et les ossements des saints n'avaient pas plus
de valeur que ceux des animaux. Comme l'écrit David F. Appleby, «Claude
(de Turin) franchit deux étapes ignorées par les auteurs des Libri carolini et du
Libellus de Paris. Premièrement, sur le plan théologique, il associa les images
et les reliques, transformant ainsi la controverse franque sur les peintures reli-
gieuses en une controverse sur le culte des saints; aux unes comme aux
autres, il dénia le statut d'objets dignes de vénération. Deuxièmement, sur le
plan pastoral, il dénia aux images et aux reliques une place dans l'église en
tant que décors et mémoriaux et aussi en tant que moyens d'instruction et
d'édification». Dans ses Responsa contra perversas daudii Taurinensis episcopi
sententias, Dungal prend acte de l'avancée opérée par son adversaire par rap-
port aux Libri carolini quand il reconnaît que les images ne peuvent être sépa-
rées des autres objets du culte, spécialement des reliques: les unes et les
autres doivent être vénérées par le fidèle qui, à travers elles, n'adore que Dieu.
Et elles partagent les mêmes fonctions pastorales et didactiques. La même
opinion est défendue ensuite par Jonas d'Orléans dans le traité De cultu ima-
ginum par lequel il réfute, lui aussi, Claude de Turin. Mais Jonas se distingue
de Dungal en insistant, plus que lui, sur les prérogatives des évêques dans
l'identification des saints objets du culte.
L'apport de Claude de Turin aura donc été d'obliger les auteurs ecclésias-
tiques à lier plus étroitement que ce n'était encore le cas à la fin du VIlle siècle
le sort des images et celui des reliques dans le culte chrétien. Le débat polé-
mique aura, comme c'est souvent le cas, précipité l'évolution des jugements,
des opinions et des pratiques. Au xue siècle pareillement, c'est la polémique
anti-juive qui permettra de préciser la valeur théologique des images pour
l'Église d'Occident. C'est à cette occasion que la hiérarchie des objets du culte
sera définitivement clarifiée au profit des images, justifiées par la logique de

13 D. F. APPLEBY; art. dt. Sur la controverse, on pourra se reporter au volume collectif dirigé par F.
BŒSPFLUG- N. LossKY; Nicée II- 787-1987. Douze siècles d'images religieuses, Paris, Cerf, 1987.
Les reliques et les images 157

l'Incarnation: la figuration humaine du Fils de Dieu et par extension de sa


Mère et des saints est légitime parce que le Christ a pris dans l'histoire les
traits et la chair de l'homme. Autrement dit, les notions d'image et de relique
sont définitivement englobées dans le paradigme chrétien du corps.
Sans doute n'est-il pas faux de dire, en pensant notamment, dès le tour-
nant des xe-XIe siècles, à la majestas de sainte Foy, que le culte des images a
bénéficié, pour pouvoir s'imposer, de la faveur et de l'essor premiers du culte
des reliques. Mais il ne suffit pas de constater leur association, il faut en ren-
dre compte: c'est leur commune participation au paradigme du corps chré-
tien, dont le fondement est l'Incarnation du Christ, qui permet de
comprendre que les pèlerins de Conques vénéraient simultanément l'imago de
sainte Foy et le fragment du corps de la sainte qu'elle contenait.
À cette justification "incarnationnelle", Byzance en a ajouté une autre au
profit des icônes: conformément aux conceptions du Pseudo-Denys, on situa
sur l'axe de l'émanation divine non seulement la figure sacrée, mais la matière
même de l'icône, qui en retour pouvait assurer le transitus de la prière remon-
tant jusqu'à Dieu à travers l'image matérielle. Cette justification néoplatoni-
cienne de l'image n'a guère joué de rôle qu'à Byzance. Mais en Occident aussi,
la valorisation de mieux en mieux affirmée des images religieuses a supposé la
reconnaissance de leur fonction de présentification, jusque dans leur matéria-
lité, leur épaisseur, en tant qu'objet fait de couches successives de bois et de
métal à l'instar de l'icône, ou d'un cœur de bois et d'un revêtement de métal
précieux, comme dans le cas de la majestas, le tout étant serti de pierres pré-
cieuses et resplendissant des couleurs les plus vives. Tout cela rendait l'image
efficace même quand elle ne contenait pas de reliques. L'image n'était pas seu-
lement la figuration du saint, mais une parcelle de la réalité céleste du saint
sur terre.
Dès lors, l'image pouvait de nouveau se dissocier de la relique en représen-
tant - aux deux sens du terme - le saint, même à une grande distance des ves-
tiges corporels de celui-ci. André Vauchez a fait remarquer qu'à la fin du
Moyen Âge, le culte des saints tendit à s'affranchir du réseau traditionnel des
pèlerinages sur la tombe des saints. «En règle générale, écrit-il, la dévotion
envers les saints tend à se distancier du culte des reliques aux derniers siècles
du Moyen Âge, même si dans les vœux traditionnels subsiste toujours une
référence topographique concrète» 14 . Les images bénéficient au premier chef
de cette évolution, par la prolifération des peintures murales des églises, la
construction de retables et de polyptiques - au profit notamment de saint

14 A. VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age d'après les procès de canonisa-
tion et les documents hagiographiques, Rome, École Française de Rome, 1981, p. 522.
158 JEAN-CLAUDE SCHMITT

François-, puis l'apparition d'images pieuses dont la vente et la circulation ne


cessèrent de s'amplifier et de se "démocratiser" au xve siècle. Parfois, les
saints contemporains se faisaient eux-mêmes les promoteurs de ces change-
ments du culte. Dès le XIIIe siècle, saint Edmund Rich, suivant son hagiogra-
phe Matthieu Paris, prit soin d'envoyer à ses deux sœurs religieuses à Catesby,
son propre manteau - soit donc, virtuellement, une relique par contact - et
un tableau peint ou sculpté montrant la Passion du Christ. Après sa mort, ces
objets furent conservés par les nonnes et la multitude des miracles opérés
devant eux attira de nombreux pèlerins de France et d'Angleterre 15 . Dans ce
cas, on voit comment l'image offerte par le saint devient, bien qu'elle ne le
figure pas, une sorte de relique miraculeuse du saint. Tout en étant différent,
le cas de sainte Hedwig de Silésie (tl243) atteste lui aussi la promotion des
images: la sainte gardait toujours avec elle une petite statue de la Vierge
qu'elle vénérait spécialement et qu'elle faisait baiser aux pauvres malades qui
la visitaient. À sa mort, la statuette fut ensevelie avec elle, posée sur son corps.
Lors de la translation de ses reliques, comme le montre encore une autre
miniature du manuscrit de sa Vie composé en 1353, la petite statue de la
Vierge fut comptée parmi les reliques de la sainte, en même temps que son
crâne et les os de ses membres 16 (fig. 7).

*
La relation entre images et reliques inclut d'autres objets encore: d'un côté
. les pierres et les métaux précieux, de l'autre l'hostie et le Précieux Sang.
Essentielle en effet est la question du statut respectif de l'ensemble des objets
doués de sacralité. Ils sont liés entre eux en tant qu'ils entretiennent avec la
Création divine toute une série de rapports différents qui signent leur spécifi-
cité, qu'il s'agisse des matières merveilleuses (or, cristal de roche, améthyste,
etc.) que Dieu a créées originellement dans la nature, des corps humains, eux
aussi créés, dont proviennent les reliques, des images faites au contraire de
main d'homme, mais qui revendiquent une origine divine ou miraculeuse, du
corps sacramentel du Christ qui se reproduit chaque jour dans l'hostie et le
calice. C'est en raison de leurs différences de statut que ces objets jouent dans
le culte des rôles complémentaires, mais indissociables: tel autel de la fin du
Moyen Âge, dans une grande débauche d'or et de couleur, réalise devant le
prêtre et les fidèles l'étonnant étagement de reliques serties dans la table du
sacrifice, puis du calice et de la patène où sont consacrés le corps et le sang du

15 The Life ofSt. Edmund by Matthew Paris, éd. C. H. LAWRENCE, Oxford, 1996, p. 162.
16 Hedwig Codex, The). Paul Getty Museum, ms. 83. MN. 126, fol. 46v, 87 et l37v.
Les reliques et les images 159

Christ, et enfin d'un retable sculpté et peint se déployant avec ses ailes autour
d'une série de reliquaires ou du tabernacle.
Le rapport entre ces objets tient donc aussi à leur mise en scène rituelle
dans l'ordre du visible. Mais ce dernier tend moins à montrer qu'à dévoiler,
c'est-à-dire à cacher pour suggérer seulement et à ne révéler que de manière
exceptionnelle. Toujours quelque chose de la Présence réelle- non seulement
de Dieu, mais des saints- demeure hors d'atteinte des yeux de chair. Il faut
s'abandonner au rêve pour percer cette invisibilité. Le mouvement d'ailes du
retable symbolise et matérialise au rythme de la liturgie cette épiphanie
momentanée, comme le fait aussi l'élévation de l'hostie par le prêtre au
moment de la consécration, et comme le font pareillement l'inventio, l'elevatio,
la translatio, l'ostensio des reliques. C'est ensemble que ces objets sacrés, dans
le mouvement dialectique du montré et du caché, mobilisent la piété indivi-
duelle et les mouvements collectifs d'adhésion aux mystères du rituel.
Tout au long de la période envisagée, reliques et images entretiennent
ainsi de riches relations dont l'histoire, en Occident, ne se réduit pas à une
évolution simple, du culte tôt affirmé des reliques vers celui, de plus en plus
important, des images. Les reliques n'existent et n'agissent qu'à travers leurs
formes de visibilité et si les images ne contiennent pas toutes des parcelles de
corps saints, du moins prétendent-elles, comme les reliques, rendre présent
l'invisible dans une forme matérielle. Dès le IXe siècle, il n'est plus possible de
penser les unes sans les autres. Et si vers l'an mil, avec la majesté de sainte Foy,
la relique se fait image, au XIIIe siècle, dans le cas de sainte Hedwig, l'image
devient une relique quasi corporelle.
161

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1020. Munich, Reslckn:. Selvulommcr.
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167

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126,fol 1.)7v
Reliques et architecture religieuse
aux époques carolingienne et romane
jean-Pierre CAILLET

Sans pouvoir m'attarder ici à des questions d'historiographie, je rappellerai


que l'étude de l'architecture religieuse de l'Occident médiéval- pour la phase
romane surtout - a été largement dominée par des considérations sur le jeu
des formes, et sur leur évolution par courants d'influences et filiations dont
Henri Focillon a dans l'entre-deux-guerres proposé un tableau en termes de
genèse et de croissance pratiquement autonomes 1. Sans méconnaître la perti-
nence de bien des aspects de ce genre d'analyse, et tout en admettant que
beaucoup de nuances y ont à présent été introduites, force est de constater
que la notion de fonctionnalisme n'y a guère encore trouvé son véritable
compte: pourtant, l'approche la plus immédiate d'un édifice cultuel conduit
à envisager le nécessaire impact des impératifs liturgiques sur l'agencement
des espaces. Des avancées capitales ont d'ores et déjà été opérées en ce sens,
quant aux églises de l'époque paléochrétienne et du très haut Moyen Âge 2 :
cela sans doute parce que, pour des centaines d'édifices ruinés connus dans le
monde méditerranéen, la trace encore visible de leurs dispositifs internes
constitue la donnée maîtresse pour l'interprétation de l'ensemble. Et, pour en
demeurer ici aux entreprises de portée générale, C. Heitz a livré des observa-
tions non moins éclairantes en exploitant quelques textes relatifs à des monu-
ments-clés de la période carolingienne 3 . Sur la base de ces travaux pionniers,

1 Voir le panorama de la recherche tout récemment dressé par M. DURLIAT, «Réflexions sur l'art

roman en France», Cahiers de civilisation médiévale, 39, 1996, p. 41-65.


2 Voir ainsi, parmi les publications synthétiques les plus récentes, N. DuvAL, «L'espace liturgique
dans les églises paléochrétiennes», La Maison-Dieu, 193-1 (Les lieux de la liturgie), 1993, p. 7-29,
avec bibliographie; et, parmi les études régionales, C. GoDOY FERNANDEZ, Arqueologia y liturgia. Igle-
sias hispanicas (siglos N al VIII), Barcelone, 1995.
3 C. HEITZ, Recherches sur les rapports entre architecture et liturgie à l'époque carolingienne, Paris, 1963
(à partir essentiellement de l'Institutio de diversitate officiorum, émanant de l'abbé Angilbert et préci-
sant les usages liturgiques du monastère de Centula/Saint-Riquier, dont il sera question ci-après); ID.,
170 JEAN-PIERRE CAILLET

et de diverses études ponctuelles également précieuses dont on espère qu'elles


se multiplieront, il reste aujourd'hui d'abord à resserrer les liens entre les réa-
lisations des deux phases ainsi prospectées; puis à amplifier l'enquête vers
le Moyen Âge «central». Nous ne prétendons naturellement pas ici épuiser
en quelques pages le sujet d'une investigation de cette envergure. Nous
nous efforcerons cependant de dégager, à partir de cas diversifiés, toute
l'importance qu'ont eue les reliques, en tant qu'objets de dévotion majeure
et de focalisation des pratiques cultuelles, aux siècles qui correspondent à
un moment décisif dans la caractérisation morphologique du sanctuaire
chrétien.

*
Par l'un de ses aspects, le célèbre plan adressé aux environs de 830 à
l'abbé Gozbert de Saint-Gall4 (fig. 1) constitue un excellent point de départ
pour notre présentation. On y observe en effet, dans le cadre d'un édifice de
configuration encore relativement simple - un corps basilical à deux absides
opposées et transept peu saillant - une distribution à peu près uniforme des
autels: celui de saint Paul dans l'abside orientale (a); celui de saint Pierre en
position symétrique dans l'abside occidentale (v); celui de la Vierge et de saint
Gall dans la travée précédant l'hémicycle oriental (d); ceux des saints Benoît
et Colomban (e, D puis ceux des saints Philippe et Jacques (g) et André (h)
dans le vaisseau transversal; ceux de la Sainte-Croix (k) et des deux saints
Jean (1) dans la nef axiale; ceux des saints Étienne, Martin, puis des saints
Innocents et - ? - des saintes Lucie et Cécile, dans le collatéral nord (n, o, p,
q); et enfin, ceux des saints Laurent, Maurice, Sébastien, puis des saintes Aga-
the et Agnès, dans le collatéral sud (r, s, t, u). N'omettons pas d'ajouter aussi-
tôt que, dans l'esprit du concepteur, chacun de ces autels devait se voir
associé à des reliques: cela puisque, dès la fin de l'Antiquité, s'était largement
instaurée la pratique du dépôt de parcelles saintes - simples reliques «de
contact» à défaut de véritables restes corporels - pour que l'autel puisse rem-

[architecture religieuse carolingienne. Les formes et leurs fonctions, Paris, 1980. Voir aussi l'article de
G. BANDMANN, «Früh- und hochmittelaltediche Altaranordnung als Darstellung», Das erste]ahrtau-
send. Kultur und Kunst im werdenden Abendland an Rhein und Ruhr, éd. V H. ELBERN, I, Düsseldorf,
1962, p. 371-411, qui descend jusqu'à certains édifices d'époque romane.
4 Voir en dernier lieu W jACOBSEN, Der Klosterplan von St.Gallen und die Karolingische Architektur, Ber-
lin, 1992 (dont p. 327-328 pour le débat sur la datation du document).
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 171

plir son usage eucharistique 5 ; vers l'an mil, une enluminure à cet égard parti-
culièrement suggestive de l'Apocalypse de Bamberg montre d'ailleurs
l'Agneau sur un autel dont la base surmonte un groupe de martyrs 6 (fig. 2).
Cette mise au point faite, et pour revenir au plan de Saint-Gall, le simple
énoncé des vocables permet de constater une remarquable cohérence dans la
distribution spatiale: car indépendamment du dédicataire principal associé à
Marie, en première place obligée à l'autel majeur entre croisée et hémicycle
oriental, de forts accents se trouvent portés d'une part au centre de la nef,
avec l'évocation du sacrifice rédempteur amplifiée par la conjonction de celles
du prophète de l'Agneau et du témoin privilégié du supplice, et d'autre part
aux deux extrémités de l'édifice avec les deux premiers des apôtres; la hiérar-
chie continue ensuite à se développer en toute logique, avec les trois autres
apôtres et les deux figures de référence du monachisme occidental de l'épo-
que dans le transept jouxtant l'aire du maître-autel; et la cohorte des autres
saints se cantonne enfin dans les vaisseaux secondaires. À l'intérieur de
l'église, chacun des espaces accueille donc une catégorie particulière, et
l'accord s'avère manifeste entre l'importance respective de ces espaces archi-
tecturaux et celle des autels en question: en ce sens, le bâtiment apparaît en
parfaite adéquation à son rôle de réceptacle et, pour mieux dire, de présentoir
des reliques suivant un système reflétant à la fois l'ordre céleste, la non moins
incontournable préséance des pères fondateurs au sein d'une abbatiale, et
celle du saint local. Mais en dépit de cette adéquation, on ne saurait encore
parler d'une réelle détermination du parti architectural par la mise en valeur de
ces reliques. Le schéma de Saint-Gall reste en effet, pour l'essentiel, celui de
nombreuses basiliques paléochrétiennes elles-mêmes issues des basiliques
civiles romaines, et où l'organisation en plusieurs vaisseaux incluant un mode
de subordination entre ceux-ci était d'emblée de règle. Dans un tel édifice, un

5 Voir notamment N. DuvAL, «L'organisation de l'église et son mobilier», Naissance des arts chrétiens.
Atlas des monuments paléochrétiens de la France, éd. N. DuvAL, Paris, 1991, p. 61-62, et, pourles siècles
'postérieurs, l'état assez récent de la question par A. VON Euw, dans Omamenta ecclesiœ, éd. A. LEGNER,
I, Cologne, 1985, p. 402-404, avec bibliographie; voir aussi, dans un cadre régional, l'étude de
P. DOURTHE, «Typologie de l'autel, emplacement et fonction des reliques dans la Péninsule ibérique et le
Sud de la Gaule du V au XIe siècle», Bulletin monumental, 153-I, 1995, p. 7-22. On rappellera cepen-
dant que dans la toute première phase de l'architecture chrétienne (au IV siècle, notamment), l'autel,
encore unique alors, n'est pas lié à des reliques: voir N. DuvAL, op. cit., 1993, p. 25.
6 Bamberg, Staatsbibliothek, Ms. Bibl. 140, fol. 16v; image reproduite notamment par A. ANGE-
NENDT, «ln meinem Fleisch werde ich Gatt sehen. Bernward und die Reliquien», Bernward von Hil-
desheim und das Zeitalter der Ottonen, éd. M. BRANDT et A. EGGEBRECHT, I, Hildesheim-Mayence,
1993, p. 363, fig. 184. On trouve aussi cette représentation dans des programmes monumentaux de
la pleine époque romane: voir notamment Y. CHRISTE, «À propos des peintures de Saint-Aignan de
Brinay: les Innocents du mur Est», remplacement et la fonction des images dans la peinture murale du
Moyen Age. Actes du 5' séminaire international d'art mural, 16-18 septembre 1992, Saint-Savin (Centre
international d'art mural, Cahier no 2), Saint-Savin-sur-Gartempe, s. d., p. 30.
172 JEAN-PIERRE CAILLET

dispositif complémentaire est forcément requis pour assurer l'isolement des


officiants à tel ou tel autel, et rehausser dans le même temps la dignité des
célébrations: il s'agit de chancels - clôtures basses au seul moyen de piliers
courts et de dalles, ou éventuellement clôtures hautes avec en outre colonnet-
tes surmontées d'une architrave 7 , dont les tracés ont été scrupuleusement
portés sur le plan de Saint-Gall.
Ce même document présente pourtant un trait non négligeable témoi-
gnant du souci de remodeler l'enveloppe architecturale pour valoriser tout
particulièrement l'un des autels (celui du dédicataire principal): avec l'inter-
position d'une travée droite entre hémicycle et transept, le chevet oriental
offre en effet un développement bien plus considérable que son vis-à-vis occi-
dental8. Quant au parti consistant à modifier le schéma basilical le plus cou-
rant- à une seule abside- par l'adjonction d'une contre-abside (ou du moins
d'un contre-chœur) pour accueillir un second pôle cultuel à caractère le plus
souvent martyrial, on relèvera qu'il était d'usage dès l'époque paléochrétienne
en Afrique du Nord et dans la Péninsule ibérique 9 . Pour ce qui concerne un
nombre appréciable d'églises carolingiennes, ottoniennes et romanes répon-
dant à ce même objectif, il reste peut-être toujours à déterminer les modèles
mis à profit. En se fondant sur la généralisation des ordines romani ainsi que
sur l'exemple de l'abbatiale de Fulda, où une étroite concordance de plan et
de dimensions conforte une déclaration du biographe de l'abbé Eigil pour
orienter sans équivoque vers Saint-Pierre-du-Vatican, C. Heitz a certes tendu
à exclusivement privilégier l'hypothèse d'une filiation romaine 10 . Mais hormis
pour Fulda, et aussi pour des cas comme Saint-Gall du fait de la présence
d'un autel dédié à saint Pierre dans l'abside occidentale, la question ne saurait,
semble-t-il, être définitivement tranchée: l'investigation archéologique (encore
très lacunaire) de la Gaule mérovingienne pourrait en effet, comme l'avait
suggéré N. Duval, révéler d'éventuels "relais" entre les antécédents africano-
ibériques et les réalisations du milieu qui nous occupe ici.
Le phénomène de l'adjonction d'absides en rapport avec l'introduction ou
la valorisation de reliques ne se limite évidemment pas aux édifices à double
polarité. Les plus anciennes attestations de chevet triparti- soit à abside prin-
cipale flanquée de deux absidioles symétriques- nous renvoient au VIe siècle,

7 Voir notamment C. METZGER, «Le mobilier liturgique», Naissance des arts chrétiens, op. cit., 1991,
p. 265-266 ainsi que les schémas et photographies, p. 256-259.
8 Le traitement de cette aire en plate-forme au-dessus d'une salle basse abritant le tombeau du saint

constitue évidemment un autre trait de ce «remodelage»; mais nous reviendrons plus loin, avec
l'examen particulier du problème des cryptes, sur cet aspect non moins capital.
9 N. DuvAL, Les églises africaines à deux absides, II, Paris, 1973; Th. ULBERT, Frühchristliche Basilihen

mit Doppelabsiden auf der Iberischen Halbinsel, Berlin, 1978.


10 C. HEITZ, [architecture religieuse, p. 99-102.
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 173

comme par exemple à la cathédrale dite « euphrasienne » de Parenzo/Porec en


Istrie (fig. 3). Malheureusement, les remaniements successifs n'y autorisent
nulle véritable certitude quant à l'aménagement interne initial des deux absi-
dioles, et notamment quant à la présence de reliques dans chacune d'elles.
Mais l'éventualité peut en être évoquée à assez bon droit: on a en effet
retrouvé sur le site, dans les fragments sculptés attribuables à cette époque, les
éléments de trois autels dont deux au moins du type à Jenestella permettant la
vision du réceptacle des restes vénérés dans le support de la table 11 (fig. 4);
indépendamment de l'autel majeur dans l'hémicycle médian, les deux autres
auraient d'autant mieux pu se trouver dans les absidioles que les mosaïques -
elles-mêmes du VIe siècle - qui ornent la conque de ces dernières montrent le
Christ couronnant des saints 12 . En tout cas, le procédé est indubitablement
attesté aux environs de 800: ainsi notamment à Saint-Pierre de Mistail dans les
Grisons, où l'on a mis au jour les trois autels-stipes encore encastrés dans le sol
des trois absides du chevet 13 (fig. 5). Un autre exemple particulièrement pro-
bant, très exactement daté de 913, est fourni par l'église mozarabe de San
Miguel de Escalada: s'y trouvent conservées les trois tables d'autel, avec inscrip-
tions nommant les martyrs dont les reliques avaient été insérées dans les sup-
ports sous-jacents, là aussi dans les trois absides du chevet 14 (fig. 6-7).
On arrive à un stade de complexité accrue avec des chevets comportant
quatre absidioles- et même parfois six, comme à Sainte-Marie de RipoU en
Catalogne ou à Saint-Remi de Reims 15 - greffées sur le mur oriental d'un tran-
sept et symétriquement disposées de part et d'autre de l'abside principale.
Deux variantes, sensiblement contemporaines aux xe et XIe siècles, doivent
d'ailleurs y être distinguées: soit les absidioles se trouvent strictement ali-

il A. R. TERRY, The Architecture and Architectural Sculpture of the Sixth-Century Eufrasius Cathedral
Complex at Poreé, Ph. D. University of Illinois, 1984, repr. Ann Arbor (Michigan), 1985, p. 226-230.
Le troisième de ces autels est aujourd'hui trop fragmentaire pour que l'on puisse être assuré de sa
configuration.
12 Voir notamment B. MOIAJOU, La basilica eufrasiana di Parenz:o, 2e éd., Padoue, 1943, p. 52, 56;

puis M. PRELOG, The Basilica ofEufrasius in Poreé, 2e éd. anglaise, Zagreb-Porec, 1994, p. 22 et photo-
~phies XXIII-XXVIII, p. 49-51.
3 C. HEITZ, [architecture religieuse, p. 28, avec renvoi à la bibliographie.
14 M. GoMEZ-MORENO, Iglesias mozarabes: arte espatiol de los siglos IX a XI, Madrid, 1919 (réimpr.

Grenade, 1975), p. 159-161; et, en dernier lieu, notice de S. NOACK-HALEY dans The Art of Medieval
Spain, A.D. 500-1200, catalogue de l'exposition du Metropolitan Museum of Art, New York, 1993-
94, p. 151-152, n° 76.
15 Voir notamment]. A. ADELL et X. BARRAL 1 ALTET, «RipoU*, Catalunya romànica, X, El Ripollès, Bar-
celone, 1987, p. 206-333 (il s'agit de l'église consacrée par l'évêque-abbé Oliba en 1032); P. DEMOUY;
notice sur Saint-Remi de Reims dans Le paysage monumental de la France autour de l'an mil, dir.
X. BARRAL 1 ALTET, Paris, 1987, p. 307-309, avec plan p. 318 et bibliographie (dont surtout].-
P. RAVAUX, «L'église Saint-Remi de Reims au XIe siècle *• Bulletin archéologique du Comité des travaux
historiques et sdentifiques, 1972, p. 51-98).
174 JEAN-PIERRE CAILLET

gnées, comme à Saint-Michel-de-Cuxa dans l'état de 974 16 (fig. 8); soit elles
s'échelonnent avec retraits successifs aux flancs d'un chœur allongé, comme à
Perrecy-les-Forges 17 (fig. 9). Pour notre propos, il n'est à vrai dire pas aisé de
traiter de ces édifices dans la double mesure où l'imprécision (voire la
carence) des données textuelles et l'insuffisance des investigations archéologi-
ques nous laissent souvent dans un état de large méconnaissance des disposi-
tifs liturgiques d'origine. À cet égard, l'exemple de l'abbatiale de Cluny Il, sans
doute mise en chantier vers le milieu du xe siècle et consacrée en 981, témoi-
gne bien des problèmes ardus qui se posent 18 : les fouilles de K.]. Conant ont
certes révélé l'existence d'un chevet «échelonné» à quatre absidioles latérales,
plus deux pièces quadrangulaires interposées (fig. 10), mais les coutumiers
du XIe siècle n'indiquent ni la localisation des autels ni celle des reliques. Pour
un édifice comme l'abbatiale de Saint-Sever, à six absidioles également éche-
lonnées dans un chevet attribué à la seconde moitié du XIe siècle (fig. 11), les
sources textuelles- d'ailleurs transmises de manière plutôt vague- attestent
bien l'existence de nombreuses reliques et d'autels sous des vocables spécifi-
ques, mais pour les XVIe-xvne siècles seulement 19 . À défaut d'informations
plus satisfaisantes, il semble cependant que l'hypothèse de l'implantation
d'autels secondaires - et par contrecoup la présence de reliques - demeure la
plus vraisemblable pour la genèse de ces chevets. Indépendamment des anté-
cédents carolingiens ou mozarabes mentionnés ci-avant, on peut en effet
s'appuyer sur quelques témoignages du début de l'époque proprement
romane confirmant le même usage: ainsi, le monastère de Cluny comportait

16 Voir notamment P. PONSICH, «La grande histoire de Saint-Michel-de-Cuxa au Xe siècle», Études

roussillonnaises, V, 1975, p. 7-40; X. BARRAL I ALTET, fart pre-romànic a Catalunya. Segles IX-X, Barce-
lone, 1981, p. 184-187, avec abondante bibliographie; ID., Saint-Michel-de-Cuxa, Rennes, 1986;
Y. CARBONELL-l..AMOTHE, notice dans Le paysage monumental, p. 467, avec plan et coupes p. 112-113;
à nouveau P. PONSICH, «Saint-Michel-de-Cuxa au siècle de l'an mil (1ère partie: avant l'an mil)», Les
Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, 19, 1988, p. 7-32; ID., «Avant-propos: le siècle de l'an mil à Saint-
Michel-de-Cuxa», ibid., 20, 1989, p. 22-28.
17 Voir notamment, pour cet édifice encore peu étudié, R. et A.-M. ÜURSEL, Les églises romanes de
l'Autunois et du Brionnais, Mâcon, 1956, p. 253-264. Le chevet a fait l'objet d'une importante réfec-
tion à la fin du Moyen Âge Q.-B. DE VAIVRE, «Constructions adventices du XV' siècle aux prieurés de
Charlieu et de Perrecy», Bulletin monumental, 141-IY, 1983, p. 387-403), mais l'agencement roman
est facilement restituable: voir en dernier lieu E. VERGNOLLE, fart roman en France, Paris, 1994,
E· 55-56.
8 E. VERGNOLLE, loc. cit.; voir aussi N. STRATFORD, «Les bâtiments de l'abbaye de Cluny à l'époque
médiévale. État des questions», Bulletin monumental, 150-IV, 1992, p. 386-388, avec renvoi à la
bibliographie antérieure.
19 Voir). CABANOT, «La construction de l'abbatiale de Saint-Sever. État des questions», Saint-Sever,
millénaire de l'abbaye. Colloque international, mai 1985, éd. ]. CABANOT, Mont-de-Marsan, 1986,
p. 145-161 ;]. GARDELLES, «Le chevet de l'abbatiale de Saint-Sever. Sa place dans l'histoire de l'archi-
tecture romane», ibid., p. 167-180; ainsi que les remarques complémentaires de]. CABANOT dans la
«Table ronde» conclusive, ibid., p. 239-240.
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 175

une autre église, sous le vocable de la Vierge, sans doute construite dans la
seconde moitié du XIe siècle, et pour laquelle un coutumier contemporain sti-
pule que chacun des trois hémicycles orientaux comportait bien un autel 20 .
On reviendra aussi, pour les décennies plus proches de l'an mil, à l'exemple
de Saint-Michel-de-Cuxa21 . On dispose là de deux documents assez
explicites: l'un, de 974, constituant l'acte de consécration, et l'autre, de 1040,
commémorant ce même événement. On y lit que l'autel majeur (dédié à
l'archange Michel) est érigé dans le «principal sanctuaire du Saint des Saints,
appelé aussi presbyterium», soit à l'évidence dans l'abside quadrangulaire
axiale; on apprend de plus qu'un fragment de la Sainte-Croix a été enfermé
dans la table, tandis que de nombreuses autres reliques (censées avoir été
acquises par l'abbé Garin à jérusalem, Rome et divers lieux) ont été déposées
sous la base de cet autel; puis il est ajouté que l'on a procédé au dépôt d'autres
reliques encore dans les différents autels secondaires, suivant leurs invoca-
tions respectives. Ces autels secondaires étaient au nombre de six, d'après les
mêmes sources: de la sorte, on parvenait avec l'autel majeur au chiffre corres-
pondant «aux sept dons du Saint-Esprit». Nos deux textes ne spécifient pas
les emplacements des autels secondaires, mais on suivra aisément P. Ponsich
pour admettre que quatre d'entre eux occupaient les quatre absidioles, et que
les deux derniers avaient pu trouver place vers les extrémités d'un transept
largement saillant. Une modification devait intervenir dans les premières
décennies du XIe siècle: pour P. Ponsich, le successeur de Garin, Oliba, aurait
sans doute transplanté les deux autels des extrémités du transept dans deux
absidioles - en flanquant une troisième, axiale - alors édifiées à l'Est de
l'abside quadrangulaire initiale; on a aussi suggéré que ces absidioles supplé-
mentaires avaient été destinées aux reliques de Valentin, Flamidien et
Nazaire, une triade particulièrement honorée dans le rp.onastère 22 ; de toute
manière, il apparaît pour le moins plausible que le nouveau dispositif à trois
hémicycles a été conçu pour l'exaltation de corps saints.
Ce réaménagement de l'abbatiale roussillonnaise nous engage à aborder
deux autres aspects extrêmement importants de l'évolution des chevets: celui
du regroupement de plusieurs autels à reliques au-delà de l'abside majeure, et
celui, qui y est étroitement lié, de la circulation vers ces autels. Les inconvé-
nients que devait engendrer l'encombrement de la nef, tel que le montre un
document comme le plan de Saint-Gall, ont semble-t-il assez rapidement con-
duit à rechercher une autre formule dont, dans la seconde moitié du IXe siè-

20 N. STRATFORD, «Les bâtiments», op. dt., p. 388-389 et n. 25, p. 408.


21 Voir bibliographie n. 16. Nous reprenons, pour les passages cités ci-après, les traductions de
P. Ponsich.
22 Y. CARBONELL-LAMOTHE, notice citée n. 16., p. 467.
176 JEAN-PIERRE CAILLET

de, Saint-Pierre de Flavigny offre un exemple déjà très élaboré (fig. 12):
l'introduction des reliques de sainte Reine, survenue en 864, y est manifeste-
ment à l'origine d'un dispositif complexe comprenant, outre la «confession»
sous l'hémicycle principal, un prolongement en trois vaisseaux aboutissant à
une rotonde à deux niveaux; en 878, sept autels y étaient consacrés 23 . Ces
rotondes orientales ont parfois atteint un développement considérable, qui
culmine à Saint-Bénigne de Dijon au début du XIe siècle (fig. 13): là, les sour-
ces font état d'une quantité impressionnante de reliques- 93, probablement
incorporées pour la plupart dans les autels distribués aux trois niveaux de la
construction24 . Quant au principe d'une circulation vers une pièce implantée
au-delà de l'abside, il semble remonter à une très haute époque si l'on se
réfère à l'exemple paléochrétien de Saint-Pierre de Vienne (fig. 14): la restitu-
tion qui en a été proposée après les fouilles montre en effet une sorte de gale-
rie couverte, menant depuis les annexes latérales à une petite salle derrière
l'hémicycle 25 . L'époque romane, en relation directe avec l'essor des pèlerina-
ges, a parachevé le système tant du point de vue fonctionnel - avec une série
de chapelles greffées sur un déambulatoire circonscrivant l'abside - que de
celui de l'homogénéité architecturale- avec l'obtention d'un remarquable éta-
gement des volumes. Une étape décisive en ce sens a dû être franchie dans la
seconde moitié du xe siècle, à la cathédrale de Clermont-Ferrand26 ; et, peu
après l'an mil, on assiste à une mise en œuvre incontestablement maîtrisée au
chevet de Saint-Philibert de Tournus, avec un déambulatoire à chapelles
rayonnantes sur deux niveaux en superposition exacte 27 (fig. 15); certains

23 Chr. SAPIN, La Bourgogne préromane, Paris, 1986, p. 81-112; et résumé par le même auteur,
«Saint-Pierre de Flavigny. L'ancienne abbatiale et ses cryptes», Congrès archéologique de France, 144'
session (1986), Auxois-Châtillonnais, Paris, 1989, p. 97-109.
24 Voir notamment C. HEITZ, I..:architecture religieuse, p. 179-180 et n. 22, p. 249, ainsi que les der-

nières contributions de W ScHLINK et C. MALONE dans Guillaume de Volpiano et l'architecture des


rotondes. Actes du colloque de Dijon, 1993, dir. M. ]ANNET et Chr. SAPIN, Dijon, 1996, respectivement
E· 35-43 et 45-58.
5 j.-F. REYNAUD, R. COIARDELIE, M.jANNET-VALlAT, R. PERINETII, B. PRIVAT!, «Les édifices funéraires

et les nécropoles dans les Alpes et la vallée du Rhône. Origines et premiers développements», Actes
du XI' congrès international d'archéologie chrétienne, Lyon-Grenoble-Vienne-Genève-Aoste, 1986, II,
Rome, 1989, p. 1493, avec plan et élévation restituée p. 1497-1498; notons cependant qùe l'on
ir!ore la fonction exacte de la salle en question.
2 Voir notamment la notice d'A. CouRTILLÉ dans Le paysage monumental (cité n. 16), 1987, p. 180-

181, avec plan et vue intérieure, p. 191; aussi, les observations relatives à la chronologie par]. HEN-
RIET, «Saint-Philiben de Tournus. Histoire, critique d'authenticité, étude archéologique du chevet
(1009-1019)», Bulletin monumental, 149-III, 1990, p. 267.
27 ]. HENRIET, ibid., p. 229-316. Voir aussi le résumé par le même auteur, «Saint-Philiben de Tour-

nus. Les campagnes de construction du XI' siècle», Saint-Philibert de Tournus. Histoire, archéologie,
art. Actes du colloque du Centre international d'études romanes, Tournus, 1994, éd.]. THIRION, s. l., 1995,
p. 177-192; données complémentaires d'ordre cultuel parE. PAIAZZO, «La liturgie autour de Tour-
nus au Moyen Âge», ibid., p. 87-104.
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 177

traits d'archaïsme s'y observent encore- en particulier le plan quadrangulaire


des chapelles, alors que le tracé en absidioles semi-circulaires s'imposera
ensuite -, mais le fonctionnalisme du système et son intégration, en plan
comme en élévation, dans le corps du chevet sont désormais acquis. Davan-
tage encore que dans les grands édifices dits «de pèlerinage» du Sud-Ouest,
une exploitation maximale de ce même parti adviendra pour l'abbatiale de
Cluny lii dont l'essentiel- chœur et nef- se trouvait achevé vers 1130 28 (fig.
16). On a là une combinaison de la formule du déambulatoire à chapelles
rayonnantes avec celle des absidioles greffées sur le mur oriental du transept
(et par surcroît, dans le cas présent, avec deux transepts). Pour notre propos,
il convient évidemment de relever que cette articulation du plan correspond
toujours à un nombre élevé d'autels à reliques: non moins de vingt-cinq, sans
doute, dès la mort de l'abbé Hugues de Semur (1109); rappelons que ces
multiples autels répondaient aux nécessités des messes individuelles que
devaient quotidiennement célébrer les moines d'une communauté de 300 à
400 membres29 .
Plusieurs des exemples évoqués jusqu'ici - Flavigny, Dijon, Tournus,
ainsi que déjà Saint-Gall et Fulda- présentaient en outre le phénomène du
dédoublement (voire triplement 30) des niveaux. Il faut s'y arrêter tout spécia-
lement ici, dans la mesure où il s'agit d'une autre incidence majeure de l'inclu-
sion des reliques dans l'édifice ecclésial. Dès la fin de l'Antiquité à nouveau,
des dispositifs de placement des corps saints dans une salle à demi enterrée au
chevet - simples réduits ou déjà parfois véritables cryptes - sont clairement
attestés: ainsi en Afrique du Nord à Tipasa et Djemila 31 ; et vers 600- si ce
n'est plus tôt-, le chevet de Saint-Pierre-du-Vatican réalise la superposition
de la plate-forme de l'autel à la "confession" abritant le tombeau de l'apôtre 32 .
Certes, il ne s'agit pas encore de cryptes se développant en véritables "halles"
subdivisées en nefs, comme l'usage s'en répandra à l'époque romane. Le prin-

28 N. STRATFORD, «Les bâtiments», p. 304. On dispose surtout maintenant de la thèse d'A. BAUD, Le
chantier de la troisième église abbatiale de Guny (Université de Lyon-Il, 1996): voir notamment
p. 283-295 (chronologie) et 370-385 (adaptation aux usages liturgiques, et liens avec le parti des
é?lises « de pèlerinage »).
2 A. BAUD, ibid., p. 374-377; pour les célébrations, et l'importance toute particulière prise par les

messes des morts, voir aussi D. loGNA-I'RAT, «Les morts dans la comptabilité céleste des clunisiens
de l'an mil», Religion et culture autour de l'an mil. Royaume capétien et Lotharingie (actes du colloque
Hugues Capet 987-1987. La France de l'an mil. Auxerre-Metz, 1987), éd. D. loGNA-PRAT et ].-Ch.
PICARD, Paris, 1990, p. 55-69.
30 Dans la rotonde de Saint-Bénigne de Dijon; voir bibliographie n. 24.
31 1. GUI, N. DUVAL et ].-P. CAILLET, Basiliques chrétiennes d'Afrique du Nord, 1, Inventaire de l'Algérie,
Paris, 1992, p. 32-35 et 92-103.
32 R. KRAUTHEIMER, Rome, Profile of a City, 312-1308, 2e éd., Princeton, 1983, p. 86, avec schéma de

restitution fig. 70.


178 JEAN-PIERRE CAILLET

cipe, en tout cas, apparaît déjà bien connu; il offre le double avantage d'assu-
rer la protection matérielle des restes vénérés (en cas d'incendie notamment,
cela d'autant mieux que ces cryptes seront vite voûtées), et de rehausser le
caractère saint de l'office en regroupant les clercs en position éminente sur
une estrade surplombant le sépulcre des saints. En conjonction avec le remo-
delage du plan par l'ajout d'absidioles et éventuellement d'un déambulatoire,
c'est l'établissement de nouveaux rapports dans les volumes internes qui
intervient alors. On a, pour Sainte-Marie-du-Transtévère à Rome, le témoi-
gnage du Liber Pontificalis quant à l'aménagement d'une crypte de ce genre à
l'initiative du pape Grégoire IV (827-843): le chœur, désormais surélevé, est
accessible par des escaliers; et le texte souligne bien l'amélioration qui en
résulte pour l'autel majeur, auparavant in humili loco 33 . Pour ce qui est de la
chronologie des transformations de ce type, on notera cependant d'impor-
tants décalages: car si cet exemple romain s'avère, à quelques décennies près,
contemporain de ceux de Saint-Gall ou de Fulda - et donc encore relative-
ment précoce-, il faudra parfois attendre le plein Âge roman pour que des
édifices adoptent de telles dispositions: ainsi à Centula/Saint- Riquier, où la
grande crypte du chevet n'est pas antérieure au milieu du XIe siècle34 .
La même abbatiale, pour sa phase des environs de 800 cette fois, présente
aussi une superposition de niveaux tout à fait remarquable dans son massif
occidental 35 (fig. I7): les reliques sont également à l'origine de ce développe-
ment imposant de l'élévation, puisqu'il s'agissait d'abriter dans la capsa maior,
au rez-de-chaussée de cette turris, vingt-cinq reliques du Christ en prove-
nance de Terre Sainte; à l'étage, juste au-dessus (et en correspondance donc
absolument logique), s'implantait l'autel du Sauveur; avec, de part et d'autre
de cette tour principale, les deux tourelles d'escalier indispensables pour
accéder à la plate-forme (et aux tribunes des chantres à un troisième niveau),
la façade de l'église acquérait un poids monumental sans précédent. Comme
l'a relevé C. Heitz36 , ces massifs occidentaux apparemment nés en Neustrie
carolingienne ont eu une descendance considérable: notamment les
«Galilées» de Bourgogne 37 ; les tours-porches romanes du Centre-Ouest de la
France, dont Saint-Benoît-sur-Loire offre l'un des plus beaux spécimens38 ;

33 R. KRAUTHEIMER, S. CORBEIT, R. FRANKL, Corpus Basilicarum Christianarum Romœ, Ill, Rome, 1971,
p. 65-71 (dont p. 66 pour le texte en question).
34 C. HEITZ, L'architecture religieuse, 1980, p. 56.
35 Ibid., p. 54-56.
36 Ibid.• p. 226.
37 Voir en dernier lieu le même C. HEITZ, «À propos de quelques "Galilées" bourguignonnes», Saint-
Philibert de Tournus, éd.]. THIRION (cité n. 27), p. 253-272.
38 E. VERGNOllE, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculpture du Xf siècle, Paris, 1985, notamment p. 34-36

pour le délicat problème de la fonction de ce type de tour.


Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 179

ou, en terre d'Empire, des édifices qui, comme l'abbatiale alsacienne de Mar-
moutier, maintiennent jusqu'au xne siècle, moyennant quelques simplifica-
tions internes, l'essentiel du schéma initial39 (fig. 18). Là encore, il est le plus
souvent impossible, faute d'indications claires sur les aménagements liturgi-
ques anciens, de déterminer si ces chapelles hautes ont toujours continué à
être associées à des réceptacles ou autels à reliques; mais du moins, le cas de
Saint-Riquier affiche bien cette préoccupation à l'origine d'un schéma qui
devait marquer fort durablement l'architecture religieuse d'Occident 40 .
Une fois abordés ces problèmes de plan, de niveaux et d'articulation des
volumes, il est un autre point à envisager tout aussi impérativement: il s'agit
de montrer comment l'édifice en vient à s'identifier, au sens le plus fort du
terme, à un reliquaire. Cela peut s'opérer d'abord par une incorporation des
reliques qui dépasse le procédé courant du dépôt dans les cavités d'autel -
soit d'un cantonnement dans le domaine du mobilier liturgique - pour investir
la stucture architecturale elle-même. Trois témoignages particulièrement émi-
nents s'en offrent dans notre période. Pour le milieu saxon des environs de
l'an mil, d'une part, le chroniqueur Thietmar de Mersebourg rapporte à
l'empereur Otton 1er le Grand en personne l'injonction d'emmurer des reli-
ques dans plusieurs chapiteaux de la cathédrale de Magdebourg au cours de
sa construction; et cela a été reproduit à l'initiative de l'évêque Bernward dans
sa fondation de Saint-Michel de Hildesheim, où deux des chapiteaux d'ori-
gine aujourd'hui conservés sont surmontés d'une imposte avec les noms des
saints dont elles renferment des restes 41 (fig. 19). D'autre part, on mention-
nera pour le début du XIIe siècle le cas de Saint-Clément de Rome: là, c'est
dans la maçonnerie du centre de la conque absidale qu'ont été insérées les
reliques42 (fig. 20). On notera que les deux partis ainsi retenus sont chargés
d'une signification profonde: comme l'a fait observer A. Angenendt, la locali-
sation dans les chapiteaux associés aux supports de l'édifice renvoie à la for-
mule paulinienne présentant les disciples du Christ comme des «colonnes»
(Galates, 2, 9) et au passage de l'Apocalypse promettant au vainqueur de
devenir «l'une des colonnes du Temple de Dieu» (Apoc., 3, 12); et, quant à
l'abside romaine, l'inscription précise que les martyrs reposent ainsi «dans le

39 C. Hmz, [architecture religieuse (cité n. 3), p. 62-63.


40 On a bien entendu évoqué à de nombreuses reprises la dette des façades à deux tours dites
«harmoniques» des grandes abbatiales romanes normandes puis des cathédrales de l'Âge gothique à
l'égard de ces antécédents.
41 A. ANGENENDT, «ln meinem Fleisch» (cité n. 6).
42 Voir notamment H. TOUBERT, «Le renouveau paléochrétien à Rome au début du XII" siècle. La
mosaïque de Saint-Clément», dans le recueil de ses articles réunis sous le titre Un art dirigé. Réforme
grégorienne et iconographie, Paris, 1990, p. 270, n. 5, avec bibliographie antérieure.
180 JEAN-PIERRE CAILLET

corps du Christ», représenté en croix dans la partie centrale de la mosaïque


tapissant cette même conque.
Un autre mode d'assimilation au reliquaire consiste à établir une corres-
pondance directe entre le programme iconographique d'une partie de l'édifice
et les reliques qui s'y trouvent abritées. On le constate en particulier dans la
seconde moitié du xre siècle au chœur de Saint-Benoît-sur-Loire, où les cha-
piteaux de la travée contenant l'autel du saint- dont les reliques, visibles par
des Jenestellœ, se trouvent dans la crypte un peu plus à l'Est - représentent
plusieurs de ses miracles 43 (fig. 21). On dispose notamment aussi, pour les
mêmes décennies, de l'exemple du chevet de l'église de Selles-sur-Cher où, à
l'extérieur, la frise haute du pourtour offre une suite de reliefs développant la
vie d'Eusice, le saint dont les reliques se trouvaient à l'intérieur44 (fig. 22). Ce
type d'iconographie narrative se retrouve d'ailleurs sur d'assez nombreuses
châsses: dans la production déjà abondante des ateliers limousins de la
seconde moitié du XIIe siècle, on peut s'arrêter ainsi à la série des reliquaires
de sainte Valérie 45 (fig. 23). justement, cette communauté de thématique et
de fonction nous amène à un dernier «glissement»: la similitude de configu-
ration générale avec des œuvres d'orfèvrerie. En effet, l'époque romane voit
l'émergence de deux nouveaux types de reliquaires. On rencontre d'abord des
reliquaires anthropomorphes - ou du moins façonnés suivant une partie du
corps-, qui visent à manifester plus clairement la présence et la nature de ce
qu'ils renferment46 . Puis bientôt apparaissent les reliquaires «architecturaux»:
l'articulation de leurs volumes se calque sur celle du bâtiment ecclésial - soit
suivant le schéma basilical, soit en imitant un édifice centré à coupole (fig. 24,
25) 47 - pour suggérer que les deux réceptacles- l'édifice. et la châsse- cons-
tituent pareillement, à échelle différente, le reposoir du saint dans le sanc-
tuaire du Christ.

43 E. VERGNOLLE, Saint-Benoît-sur-Loire, p. 249-253; ID., [art roman en France, p. 182, avec quelques

autres exemples comparables.


44 E. VERGNOLLE, [art roman en France, p. 188.
45 M.-M. GAUTHIER, Émaux méridionaux. Catalogue international de l'Œuvre de Limoges, !, [époque

romane, Paris, 1987, p. 97-99.


46 Voir notamment H. BELTING, Bild und Kult, 2e éd., Munich, 1991, p. 336-339 (trad. fr. Image et

culte, Paris, Cerf, 1998, p. 400 sq.).


47 M.-M. GAUTHIER, Émaux, p. 152-155, n° 159 (châsse de saint Étienne de Muret, provenant de

Grandmont, conservée à Ambazac); D. KàTZSCHE, Der Welfenschatz, Berlin, 1973, p. 35-38 et 71-73,
n° 15 (reliquaire supposé du crâne de saint Grégoire de Nazianze).
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 181

L'aperçu que nous venons de produire embrasse donc, du plan de Saint-


Gall aux châsses limousines ou rhénanes, environ trois siècles et demi. Ce
n'est pas fortuitement que nous avons privilégié cette période: car outre la
nécessité de poursuivre l'enquête en-deçà des phases anciennes déjà explo-
rées, ces temps correspondent sans doute à l'imbrication la plus extrême de la
vénération des reliques et des réalités architecturales. Il est certes apparu,
dans notre discours, que la quasi totalité des phénomènes envisagés avaient
leurs racines dans l'Antiquité tardive: mais il ne s'y agissait le plus souvent
que d'ébauches; et, comme nous le soulignions à propos du plan de Saint-
Gall, nous n'avions plutôt encore affaire qu'à d'ingénieuses utilisations et
adaptations de partis préexistants. L'époque carolingienne constitue une char-
nière, car c'est à partir de là que s'effectuent les véritables restructurations
dont nous avons tenté de dégager l'essentiel. Et si l'usage de la sanctification
de l'autel par les reliques - donnée de base pour notre propos - remontait·
aussi aux siècles antérieurs, la nouvelle avidité qui s'instaure alors pour
l'appropriation de ces précieuses parcelles confirme bien que nous sommes à
un tournant: renvoyons, entre autres, au trafic organisé par le diacre romain
Deusdona aux fins de satisfaire les demandes du milieu franc dans les premiè-
res décennies du IXe siècle48 .
À l'autre versant, l'entrée dans l'Âge gothique amène une certaine disten-
sion dans les rapports entre architecture et reliques. Celles-ci sont naturelle-
ment toujours présentes dans le sanctuaire, mais les transformations de plan
ou d'élévation qui interviennent sont désormais dictées par d'autres
impératifs: ainsi, le considérable allongement du chœur dans les cathédrales
et collégiales découle avant tout de l'accroissement du nombre des chanoines
et de leur isolement dans un espace liturgique de plus en plus clos; et c'est à
un rassemblement égalitaire des fidèles à l'écoute du prêche que s'accorde
l'unification du volume interne dans les grandes églises mendiantes. Quant
aux reliquaires eux-mêmes, en dépit de quelques notables réalisations de type
"architectural"49 , ce sont de nouveaux modèles qui prévalent pour faciliter
l'ostension; de plus, comme l'a relevé H. Belting, une relation différente s'éta-
blit entre le fidèle et la relique avec l'érection de l'image - sous forme de reta-
ble, et de retable portatif à usage privé, tout particulièrement - en objet de

48 ].GuiRAUD, «Le commerce des reliques au commencement du !Xe siècle», Mélanges de l'École fran-
çaise de Rome, 12, 1892, p. 73-95 (repris dans ID., Questions d'histoire et d'archéologie chrétienne, Paris,
1906, p. 235-261).
49Voir par exemple la châsse de saint Taurin d'Évreux, du milieu du XIIIe siècle: notice par]. TARA-
LON dans Les trésors des églises de France, catalogue de l'exposition de Paris, Musée des arts décoratifs,
1965, p. 222-224, n° 217.
182 JEAN-PIERRE CAILLET

dévotion à partir du XIIIe siècle en Occident: car si l'image enchâsse éventuel-


lement la relique, elle tend à devenir elle-même le vecteur de la prière 50 .
Pour conclure, il ne nous apparaît donc pas incongru de revenir à l'un des
édifices les plus emblématiques parmi ceux que nous avons mentionnés: la
grande abbatiale de Cluny III, dont la vue du chevet (fig. 26) offre, dans la
hiérarchisation aussi savante qu'harmonieuse de ses membres, une conforma-
tion monumentale des plus parfaites au statut de l'église-reliquaire; et puis-
que la prolifération des tours n'y est sans doute pas étrangère au souhait
d'évoquer la cité céleste 51 , ce schéma n'en traduit que plus mieux l'idée que
les saints, dont les reliques se disposent dans chacune des absidioles du pour-
tour, constituent la véritable assise du royaume de Dieu.

50 BELTING, Bild und Kult, p. 342-347.


H.
51Sur ce point, voir notamment Th. W LYMAN, «Les tours de Saint-Michel-de-Cuxa »,Les Cahiers de
Saint-Michel-de-Cuxa, 11, 1980, particulièrement p. 286-287.
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 183

Fig. l. Saint-Gall, plan de l'abbatiale carolingienne avec l'emplacement des autels (vers
830), d'après C. Heitz.
l8~

· ' Af.lctt f~f ntpt"r -d,ronum · <t'.tbtns!


. ' ·~·.-'1

Fig. 2. Apoct.liJP$t dt 8c11n~rg. Sol. 16 v : autel wrmonu.nt un groupe de man)'~ (\"n"S l'an
mil). Bambt.rg. Swtsbibl., Ms. B1bl 110.
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 185

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U. PIAZZO
1t ~··l<'\110

Fig. 3. Parenzo/Porec (Istrie), plan du complexe «euphrasien» (VIe siècle), d'après U. Piazzo.
186 JEAN·PIERRE CAILLET

Fig. 4, P.m.•:ru:oiPo~. b.:tsilique


.-n.phrultnnc~. Jutd du VJC 9«k. ~----.- .

Fig, S. Mistail (Grisons). tglise ~int •Pi(rrt, \'Ut imtrieuft: J\'tt lu trois Julel$ (dtsposition
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F~&- 8. Cu.u. êgli$t S,ir'II·Michcl, pl:ln (974. 2\ t t ad,onatons du dtbut


du XIe slèdt), d'apt'tS P. Ponslch..
188 JEAN-PIERRE CAILLET

Fig. 9. Perrecy-les-Forges, église priorale, plan Fig. 10. Cluny, église abbatiale dite
(début du XIe siècle), d'après E. Vergnolle. «Cluny Il», plan (2e moitié du xe siècle),
d'après K. ]. Conant.

ml!!~ ~111111tl6o rn Pllrliet I'«IHI11illlif1

- l~o-llo 0 RmmJ/illllidlfJ

Fig. 11. Saint-Sever, église abbatiale, plan (2e Fig. 12. Flavigny, église abbatiale, plan du che-
moitié du XIe siècle), d'après E. Vergnolle. vet (2e moitié du XIe siècle), d'après C. Sapin.
Fig. 1). Dijon, tglisc a~tiak $;1int·Btnigne. coupe de b r«oodc du d lt:\'el (dtbut
du Xi'C sitdt) pu dom Pbnchcr (1739).

'

Fig. 14, Vienne-, eg.li$C Saint ·Pierre.


rudtullon du ehe\·tt paltochrtdtn
(VC.~ sitclc). d'après M . J~·
Valbt tt P.Joubert.
190 JEAN·PŒRRE CAILLET


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Fig. 17, C<l'lllll~im ·Riquitr. mtitudœ


-- du m:l5Sif 01Xiden1al (\"<rs 800) de l'~obi»·
liate carol~. par W. EfTma:n.
Fig. 15. T01.1mw. t&fiSC' ;~bOOtble 5runt·
Phibbtn, plan (Cht\'tl du dtbu1 du Xlt
$itcle}, d'aprt$ E. Vergnolle.

Fig. 16. Cluny, tgl~ abbalialt du(: •Ctuny Ill •, vue b tt111k t t pbn (\~1$ l130. ,,-et :ua-
boutana post~ritul"5 sur nef et 9\'.;t.nHwO. Oessln dt Giffan (\'t':rs 1700).
192 JEAN·PIERRE CAll.LET

Fig. 19. HïldtshC'im, tglist abbatiale: Saint·Mkhd, e:haplttau aVtt itiSCription


nQfl\m:ma plusieurs $Jint.s (dtbt•t du Xlc: sikld .

Fig 20. Romt, tglisc ~iru •Otment . j»ttic ctntnk de rabsidc: avte inscription
menlionnant la pr~ de: Killques (dtbut du XIJC si~de).
Pig. 21. Saint·Benoll-w.r-l..oi~. tgti$t: abbcuialt, chapiteau d1.1 çhœur rtpt'tkntant un mi·
rade de $11int Btnott (~ moitit du Xl"" si«ie).
19'1 JEAN·PIEIUU! CAlU.ET

Fig. 12. Stlk$.$ur.CI'IC'r, tgltst 531nt·E\1Sl!oe, fri$e$ sculpctts dt l':absldt (2f: moitit du XJt>
.siklc').
Fig, 2). Chmt de $3intt V~ltric (pn>duaieon limousine, 2C
moitit du xut sltdt). Salm·Ptttrsbourg. Musèt de rEnniUJtt.

. . .
Fig. 24. Ch~ de p im E~icnnt de Mum. f'CO\'· de Gr.tnd~
mont (produakla hmoustnt. le molt~ du xue sltdt). Amba·
Ure. tgJist paroissiak'
196 jEAN·I'lEAAE CAILlET

Fig. 25. Rt:liqlllirt du ~r.\tlé dt ~int Gdgoirt de N:uhnu ... ? .. (production c:w::>loruisc:. ~
moitit du Xllt: skie). Btrlin. Kunstst.,.'trbtmusw.m.
fig, 26. Gin)', t#lSt ablxttlak dnt •Oun)' lll•.1.'113qi.W:tte d1.1 c~'Ct (Cluny, mustc Odûe:r).
Culte des reliques et épigraphie.
L'exemple des dédicaces
et des consécrations d'autels
jean MICHAUD

Des origines au VIlle siècle. Quelques points de repère 1


L'usage de placer des reliques dans les autels est directement lié au concept et
à la signification de l'autel chrétien, à la fois table et tombeau glorieux, tradi-
tion fondée par les autels des catacombes. Dès lors qu'on a compris cette
ambivalence qui fait qu'une même table dispense à la fois la nourriture sacra-
mentelle et la virtus du saint protecteur dont elle garde les restes, on ne saurait
s'étonner que les tombeaux des martyrs aient été utilisés comme tables eucha-
ristiques ou qu'une fois l'Église sortie des catacombes, des fragments de corps
saints aient été placés dans des autels, usage dont on pourrait trouver le fon-
dement dans l'Apocalypse 2 .
L'Église admet très tôt cette pratique d'élever des autels à proximité des
tombeaux des martyrs ou sur le lieu même de leur martyre. Ainsi, à Rome,
dans la crypte de saint Corneille, trouve-t-on un autel adossé à un tombeau,
disposition analogue à celle que connurent l'autel et le tombeau du martyr
Hippolyte, si l'on s'en rapporte aux vers que composa Prudence:
Talibus Hypoliti corpus mandatur opertis
Propter ubi apposita ara dicata Deo
Illa sacramenti donatrix mensa eademque
Custos et fida sui martyris apposita

1 Un aperçu plus large de cette partie introductive a été donné par l'auteur dans sa thèse de 3e cycle:
Les inscriptions de consécration d'autels et de dédicace d'églises en France du VIII" au XIIf siècle. Épigraphie
et liturgie, Poitiers, Centre d'Études Supérieures de Civilisation Médiévale, 1978 (ouvrage dactyl.).
L'ouvrage sera désormais abrégé: MICHAUD, Les inscriptions.
2 Et cum aperuisset sigillum quintum, vidi sub altare animas interfectorum propter verbum Dei et propter

testimonium quod habebant (Ap. VI, 9).


200 JEAN MICHAUD

Servat ad œtemi spem judicis ossa sepulcro


Pascit item sanctis tibricolas dapibus 3.
Saint Augustin écrit que sur le lieu du martyre de Cyprien à Carthage:
mensa Deo constructa est; et tamen mensa dicitur Cypriani (. ..)quia ipse immola-
tione sua paravit hanc mensam, non in qua pascat sive pascatur, sed in qua sacrifi-
cium Deo, cui et ipse oblatus est, offeratur4 . Au VIe siècle, un certain Eusèbe
entreprit la restauration du cimetière voisin de la basilique Saint-Paul et, selon
une inscription, Jabricavit mensas at martyres 5 . Saint Ambroise, ayant fait à
Milan la dédicace d'une église dans laquelle il avait préparé sous l'autel son
propre tombeau, dut céder au vœu populaire et déposer dans le lieu qu'il
s'était réservé des reliques de saint Félix et de saint Nabor6 . On constate
cependant qu'aux IV et ye siècles, il était admis d'inhumer le corps de l'évê-
que ou du prêtre sous l'autel. Ambroise écrit qu'un tel lieu est particulière-
ment apte à abriter le corps de celui qui avait coutume d'offrir le sacrifice de
la messe 7 . Dans un poème qu'il compose pour le prêtre Clair, compagnon de
saint Martin de Tours, saint Paulin de Nole reprend la même idée en rendant
le qualificatif dignum par l'adverbe digne8. Ces premiers autels étaient d'ailleurs
bénits et oints, comme en témoigne un sermon attribué à saint Augustin 9 .
Si le fait d'ériger des autels à proximité des corps saints entiers demeure
parfaitement établi dès l'époque où l'Église sort des catacombes, on ne saurait
avoir la même certitude en ce qui concerne des corps saints fragmentés, la
position de l'Église demeurant beaucoup plus incertaine à cet égard. Nicole
Herrmann-Mascard cite une lettre de justinien au pape Hormisdas en 519
d'après laquelle la doctrine officielle du siège apostolique serait d'exclure for-
mellement la possibilité de fragmenter les corps saints 10 . En 594, Grégoire le
Grand déclare dans une autre lettre: Romanis consuetudo non est quando sanc-

3 Peristephanon, XI, PL, 9, col. 548-549. «En cette noble retraite repose le corps d'Hippolyte, auprès
de l'endroit où s'élève l'autel consacré à Dieu. Cette même table dispense la nourriture sacramentelle
et garde, fidèle, [le corps] de son martyr. Elle garde dans ce tombeau les ossements du protecteur
dans l'attente de l'Éternel et nourrit du saint sacrifice les riverains du Tibre».
4 Senno CCXX, In natali Cypriani martyris, PL, 38, col. 1413.
5 G. B. de Rossi, Roma sotteranea, Rome, 1864, II, p. 464 et 491.
6 Hune ego locum prœdestinaveram mihi (. ..) sed cedo sacris victimis dexteram portionem, locus iste marty-

ribus debebatur. Condamus ergo reliquias sacrosanctas et dignis œdibus invehamus (Epistola XXIII, PL, 16,
col. 1023).
7 Dignum est enim ut ubi requiescat sacerdos, ubi offerre consuevit (EpistolaXXII, 15, PL, 16, col. 1019).
8 EpistolaXXXII, 6, PL, 61, col. 333.
9 Consecrationem altaris celebramus: et juste ac merita gaudentes celebramus festivitatem in qua benedic-

tus vel unctus est lapis in quo nobis divina sacrificia consecrantur (Sermo CCXXX. Indicationes ecclesie vel
altaris consecratione, PL, 39, col. 2169).
10 Les reliques des saints, Formation coutumière d'un droit, Paris, 1975 (Société d'Histoire du Droit.

Coll. d'histoire institutionnelle et sociale), p. 33.


Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 201

toru.m reliquiœ dant, ut quicquam tangere prœsumat de corporeu. Et le même


pontife renchérit dans une autre lettre en écrivant qu'une semblable fragmen-
tation serait non seulement intolérable mais encore sacrilège 12 . Pourquoi alors
le même pontife envoie-t-il à Récarède des cheveux de saint jean-Baptiste 13 ,
ou encore diverses autres reliques à l'évêque de Saintes, Fallais, pour la con-
sécration de treize autels dans une église de sa ville 14 ? Pourquoi avoir placé
dans la basilique romaine de Milan, dédiée par saint Ambroise avant 386, des
pignora des apôtres Pierre et Paul 15 ? Des reliques des mêmes apôtres figu-
raient également dans la basilique construite par Rufin dans sa villa du Chêne
et consacrée solennellement en 394, avec d'autres reliques venues de Rome 16 .
Une inscription africaine de 359 mentionne une memoria où l'on avait
déposé, outre les corps saints de certains martyrs locaux, les reliques
suivantes: de ligna cru.cis, de terra promissionibus ubi natus est Christus, [de pigno-
ribus] apostoloru.m Petri et Pauli 17 . On s'aperçoit en fait que l'interdiction de
fragmenter des corps saints ne fut guère observée et on peut même noter que
l'Église elle-même en arrive très tôt à l'impossibilité de concevoir l'absence de
reliques dans les édifices cultuels. En effet, en 614, le concile de Paris stipule
dans son deuxième canon: Ut altaria alibi consecrari non debent nisi his tantum
ecclesiis ubi corpora sanctorum sepulta 18.
Les témoignages épigraphiques ne manquent d'ailleurs pas à ce propos.
Souvent une inscription donne l'inventaire des reliques contenues dans
l'autel. En Espagne, un texte gravé qui paraît remonter au VIe siècle a été
trouvé à La Morera, à quelques lieues de Zafa:
SUNT IN HOC ALTARIO
SACRI ESTEPHA RELIQUlAE
NUMXV
STEPHAN! BAUDILI
LUCRETIAEP AULI CONF
SATURNIN! NAZARII
SEBASTIAN! EULOGII
FRUCTUOSI TIRS!

n Cité par N. HERRMANN-MAsCARD, ibid.


12 In romanis namque vel tatius ocddentis partibus omnino intolerabile est atque sacrilegium si sanctorum
corpore quiquam tangere fartasse valuerit (Epistola, lib. IV, ep. 30, PL, 67, col. 700).
13 L. DuCHESNE, Les origines du culte chrétien, Paris, 1889, p. 423.
14 Veniens lator prœsentium insinuavit nabis fraternitatem ves tram œcclesiam construxisse atque illic trede-

dm altaria colocasse (Dom E. MARTÈNE, De antiquis Ecclesiœ ritibus libri quatuor, lib. I, art. 6, Rouen,
1700, p. 304).
15 L. DUCHESNE, op. cit., p. 423.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 N. HERRMANN-MAsCARD, op. cit., p. 33.
202 JEAN MICHAUD

AU GURU VERISSIMI
EULALIAE MAXIMAE
ET JULIAE 19 .

Dans la province de Leon, à San Miguel de Escalada, deux autels portent


des inscriptions du VIe ou du VIle siècle. Sur le premier on peut lire:
+ HIC SUNT RELIQUIAE CONDITA
SANCTE MARINE
ET SANCTE CECILIE
ET SANCTI ACISCLI
ET SANCTI CRISTOFORI
ET SANCTE COLUMBE 20 .

Sur le second est gravé:


+ HOC IN ALTARE SUNT RELIQUIE
SANCTI EMIL!ANI PRESBITERI
SANCTI BERTOLOMEI APOSTOLI
SANCTI STEFAN! LEVITE
SANCTI MARTINI EPISCOPI 21 .

À Loja, entre Grenade et Malaga, F. Guerra y Orbe découvrit en 1873,


dans les ruines d'une basilique chrétienne, un cippe transformé en autel chré-
tien. Sur cet autel était gravée l'inscription:
IN NOMINE DOMINI
HISU XRI CON
SECRACIO DOM
NORUM PETRI ET
PAULI DIE XIII KAL
]UNIAS IN QUO
RUM BASILICA
REQUIESCUNT RE
LIQUIAE SANCTO
RUM ID EST DOM
NEMARIAEDOM
NI JULIAN! DOM
NI !STEFAN! DOM
NI ASCIS[C]LI DOM
NI LAURENTII DOM
NI MARTINI DOM

19 A. HüBNER, Inscriptiones Hispaniœ christianœ, Berlin, 1871, no 57, p. 19;]. VIVÈS, Inscripciones cris-
tianas de la Espana romana y visigoda, 2e éd., Barcelone, 1969, no 328, p. 110.
20 HüBNER, op. cit., no 382, p. 62; VIVÈS, op. cit., n° 331, p. 112.
21 HüBNER, op. cit., no 383, p. 62; non cité par VIVÈS.
Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 203

NE EUlALIAE DOM
NI VICENTI DOM
NORUM TRIUM22 .

Faute de reliques, l'autel pouvait recevoir des linges qui avaient été mis au
contact des corps saints ou de leurs tombeaux, disposition déjà établie au
temps de Grégoire le Grand 23 . À défaut on pouvait enclore dans l'autel des
fragments de l'Évangile ou même une hostie consacrée 24 . Cependant on choi-
sissait de préférence des reliques et, pour s'en procurer, les clercs n'hésitaient
pas à entreprendre parfois de longs déplacements. Ainsi des prêtres de l'île de
Bretagne décident-ils, à la fin du VIe siècle, de se rendre à Rome pour y cher-
cher des reliques des apôtres et des martyrs afin de les placer dans leur
église25 • Mais il faut attendre en fait les VII1e-IXe siècles pour voir se dévelop-
per considérablement le culte des reliques, notamment à la suite des grandes
translations collectives des restes des martyrs regroupés à Sainte-Praxède sous
les pontificats de Paul 1er et de Pascal 1er 26 .

La liturgie
Les traités liturgiques ainsi que les pontificaux donnent une idée de
l'importance considérable des reliques dans les cérémonies de dédicaces
d'églises et de consécration d'autels.
Le Pontifical romano-germanique du xe siècle précise que le prélat consé-
crateur aura, préalablement à la cérémonie, préparé les reliques destinées à

22 HüBNER, op. cit., n° 374, p. 59-60. On retiendra le formulaire de cette consécration, très proche
des textes que l'on trouve à l'époque romane.
23 Cognoscat autem tranquillissima Domina, qui romanis consuetudo non est, quando sanctorum reliquias
dant, ut quidquam tangere prœsumat de corpore, sed tantummodo in pyxide brandeum mittitur, atque ad
sacratissima corpora sanctorum ponitur. Quod levatum in ecclesia, quœ est dedicanda, debita cum venera-
tione reconditur. .. (Epistolarum liber IV, PL, 77, col. 702).
24 Duchesne rapporte que cette disposition figure au canon 2 du concile de Colichyth (Chelsea)
tenu en 816: Eucharistia (. ..) cum aliis reliquiis condatur in capsula ac servetur in eadem basilica. Et si
alias reliquias intimare non potest, tamen hoc maxime projicere potest, quia corpus et sanguis est Domini
nostri]esu Christi (Origines du culte chrétien, p. 387).
25 Acceleravit venire Romam, cujus sedi apostolicœ tune Sergius papa prœerat (. ..), et reliquias beatorum

apostolorum ac martyrum Christi ab eis se sperans accipere, ut Deum in gente cui prœdicaret destructis ida-
lis ecclesias institueret, haberet in promptu reliquias sanctorum quas ibi introduceret (BÈDE LE VÉNÉRABLE,
Historia ecclesiastica, III, ll, PL, 95, col. 243-246).
26 R. FAVREAU, «Épigraphie médiévale et hagiographie», Le culte des saints. Actes du colloque de Poi-
tiers, septembre 1993, Poitiers, 1995 (Civilisation médiévale, 1), p. 72; repris dans Études d'épigraphie
médiévale, Limoges, PULIM, 1995, p. 601.
204 JEAN MICHAUD

être scellées dans l'autel. Avant de procéder à ce scellement, il veillera à isoler


par un voile l'autel et le clergé de l'assemblée des fidèles 27 .
À la fin du XIIIe siècle, l'évêque de Mende, Guillaume Durand, reprend
dans son pontifical les mêmes éléments en précisant que les reliques doivent
être préparées la veille de la cérémonie28 • En outre, une inscription devra
témoigner de quelles façons les reliques ont été encloses et préciser à quel
patronage l'église et l'autel sont dédiés, le nom du prélat consécrateur, les
indulgences accordées au dies natalis et la date de la dédicace 29 . La veille de la
cérémonie, on chante les laudes devant les reliques 30 . Le pontife doit égale-
ment faire connaître aux fidèles le nom du saint auquel l'église est dédiée et
quelles reliques seront scellées dans l'autel31 . Pendant la cérémonie, les
chœurs chantent les litanies des saints en nommant deux fois les patrons de
l'église et de l'autel, ainsi que les saints dont les reliques vont être scellées
dans l'autel32 . Après la septuple aspersion de l'autel, le pontife se rend en pro-
cession au lieu où sont déposés les corps saints et, de là, jusqu'aux portes de
l'église. Toujours en procession, le pontife, précédé des reliques portées par
des clercs, fait le tour de l'église à l'extérieur et s'arrête devant les portes. Là il
s'adresse au peuple pour lui signifier les privilèges qui s'attachent à cette dédi-
cace, l'informant également des biens qui forment la dot de l'église 33 , les reli-
ques conférant ainsi un caractère particulièrement sacré aux biens accordés
par les donateurs. La procession reprend alors jusqu'à l'autel qui va devenir le
nouveau tombeau des corps saints et le prélat procède à la chrismation de la

27 Ipsa [oratio] finita, susdpit ipsas reliquias a presbitero et portat eas cum honore, laudes decantando, cum
cruce et turibulis et luminibus multis ad altare intus in ecclesiam et ponit super altare novum. Et extenso
velo inter eas et populum, recondit ipse pontifex manu sua ipsas reliquias in loco altaris canendo
antiphonam: Exultabunt sancti in gloria cum psalmo Cantate Domino (Le Pontifical romano-germanique
du dixième siècle, éd. C. VOGEL, 1, Vatican, 1963 (Studi e testi, 226), p. 88.
28 Ante diem dedicationis pontifex paret reliquias in altari consecrando incluendas, panens eas in decenti et

munda vasculo vitreo, veZ eneo, veZ alio, cum tribus grani incensi, veZ, deficientibus reliquiis panat ibi corpus
Domini (M. ANDRIEU, Le pontifical romain au Moyen Age, t. III, Le pontifical de Guillaume Durand, Vati-
can, 1940 [Studi e testi, 88], p. 456).
29 Panat etiam ibi carticulam de caria, scriptam de grossa littera, continentem cujusmodi reliquiœ sunt ibi

inclusœ et in cujus sancti honorem et nomen ecclesia ipsa et altare dedicantur, nomen consecrationis et
indulgentiam quam in anniversario dedicationis die concedit, annum quoque, mensem et diem quibus dedi-
catur, sigillens ipsum vasculum diligenter (ibid., p. 456).
3° Celebrandœque sunt vigilœ ante reliquias ipsas et canendi nocturni et matutinœ laudes in honorem pluri-
morum sanctorum, veZ eorum quorum reliquiœ sunt condendœ (ibid., p. 466).
31 Interim autem dum premissa preparantur, pontifex debet annuntiare populo in cujus sancti honorem et
nomen ecclesia est dedicanda et quorum sanctorum reliquiœ sunt in altari recondendœ (ibid., p. 460).
32 Et scola iterum incipit letaniam in qua bis nominetur sanctus ille in cujus nomine ecclesia veZ altare dedi-
catur et eorum quorum ibi reliquiœ recluduntur (ibid., p. 463).
33 Tune pontifex facit ibi breviter verbum ad plebem de virtuto et privilegiis dedicationis ecclesiœ, de decimis
et aliis proventibus ecclesiasticis illi integre restituendis. Fundator quoque ecclesiœ et plebs diligenter admo-
neantur de dote illius et qualem honorem ecclesiœ et presbiteris exhibere debent (ibid., p. 4 75).
Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 205

confession34 . Bien sûr, pour chacun des moments de la cérémonie, les auteurs
des pontificaux et des différents traités liturgiques liés à ces offices précisent
les antiennes qui seront chantées. C'est ainsi que pour l'élévation et la proces-
sion des reliques, on trouve les antiennes Ambulate sancti Dei et Cum jucundi-
tate ou encore Ecce populus. Pour le scellement des reliques, ces mêmes
auteurs citent les antiennes Corpora sanctorum, Exultabunt sancti, Laudate
Dominum, Sub al tare Dee5 .

L'apport épigraphique
Il convient en abordant cette partie de bien distinguer le patronage de
l'église ou de l'autel des reliques qui y sont déposées et que mentionnent les
inscriptions. En effet, on constate fréquemment un manque total de concor-
dance entre le titulaire de l'autel et les corps saints qui s'y trouvent enclos.
Dans l'article déjà cité de Robert Favreau, l'auteur illustre ce propos par plu-
sieurs exemples: Saint-André de Cologne consacré en 974 en l'honneur de
l'apôtre André et de tous les apôtres et dont les reliques conservées sont celles
de l'apôtre Matthieu, des martyrs Christophe, Laurent, Cyriaque, Côme et
Damien, Cécile et Agnès; l'église Saint-Paulin de Trèves consacrée en 1078
qui renferme des reliques du sépulcre du Seigneur, de Lazare, des martyrs
Pancrace, Sébastien, Diogène et des vierges Barbara et Cécile; l'inscription de
consécration de 1248 de l'église abbatiale cistercienne de Veruela en Aragon,
placée sous le patronage de Dieu et de la Vierge, qui, outre des reliques du
Christ et de Marie, renferme des reliques de jean-Baptiste, des apôtres André,
jacques le Mineur, Barthélemi, Thomas, Philippe, des martyrs Étienne, Lau-
rent, Vincent, Christophe, Blaise, Émétère, Celedonius, des confesseurs
Martin, Nicolas, Benoît et des vierges Catherine et Lucie36 . À Saint-jean-de-
Montiemeuf de Poitiers, si l'inscription de consécration de l'autel matutinal
par Urbain II en 1096 permet de constater la coïncidence entre le patronage
de l'autel et les reliques déposées, on observe que l'autel dédié aux apôtres

34 Et mox facit cum pollice singulas cruces de crismate in quattuor angulos confessionis seu foraminis sive
sepulcri in quo reliquœ debent recludi, dicens faciendo unamquamque crucem: Consecretur et sanctificetur
hoc sepulcrum in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti. Pax huic domui. Amen (ibid., p. 478).
35 Outre les pontificaux déjà cités, on pourra consulter: GRÉGOIRE LE GRAND, Liber sacramentorum:
Ordo ad dedicandam ecclesiam, PL, 78, col. 152-162; RÉMI n'AUXERRE, Tractatus de dedicatione ecclesiœ,
PL, 131, col. 845-862; BRUNO o'Asn, De consecratione ecclesiœ, PL, 145, col. 1091-1100; HONORIUS
dit d'Autun, Gemma animœ, PL, 177, col. 590-596; HUGUES DE SAINT-VICTOR, De triplici dedicatione
Templi, PL, 177, col. 339-344; ROBERT LE PETIT, De cœremoniis, sacramentis, officiis et observationibus
ecclesiastids, PL, 177, col. 382-388; SICARD DE CRÉMONE, Mitrale, seu De officiis ecclesiasticis summa,
PL, 213, col. 28-37.
36«Épigraphie médiévale et hagiographie», p. 77 dans la publication des Actes et p. 609-610 dans
Études d'épigraphie médiévale.
206 JEAN MICHAUD

abrite les reliques des martyrs Abonde, Maxime et Archelaus et que l'autel des
saints abbés de Cluny renferme les reliques de Marthe, d'Audifax et d'Aba-
cuc37. À Saint-Avit-Sénieur en Dordogne, l'autel dédié à saint jacques contient
les reliques des martyrs Félix et Nabor envoyées par le pape Innocent 11 38 .
Si donc l'épigraphie peut apporter des informations sur la circulation des
reliques au Moyen Âge, les statistiques qui peuvent être faites demeurent très
imparfaites. C'est ainsi qu'on ne peut considérer avec certitude, comme
accompagnés de reliques leur correspondant, les saints patrons des autels de
Saint-Vaast d'Arras ou de Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers pour lesquels
Alcuin compose toute une série d'inscriptions métriques39 .
Par contre la correspondance entre patronage et reliques est parfaitement
établie pour l'abbaye de Saint-Riquier, la chronique de l'écolâtre Hariulf mar-
quant la parfaite coïncidence entre les deux40 , alors que les inscriptions métri-
ques que composa le diacre de Saint-Riquier, Micon, vers 842, au moment de
la translation des restes de l'abbé Angilbert, ne font qu'exceptionnellement
mention des reliques41 .
Les épigraphes de consécrations d'églises ou d'autels mettent surtout
l'accent sur le patronage et la date à laquelle eut lieu la cérémonie avec précision
du quantième du mois, cette dernière mention étant à elle seule nécessaire et
suffisante pour donner lieu à la célébration de l'anniversaire liturgique. À ces
éléments viennent parfois s'ajouter le nom du prélat consécrateur, les biens
donnés à l'église et la liste des reliques, mais cela n'a rien de systématique, tant
s'en faut. Ainsi sur deux cent soixante-quatorze inscriptions de ce type étudiées
pour la période des vme-xme siècles sur l'ensemble du territoire national,
trente-quatre textes seulement précisent les reliques encloses. Comme on ne
saurait mettre en doute la stricte observance du rituel de ces offices, ni la place
qu'occupe en leur sein la cérémonie des reliques, le fait de citer ou d'omettre ces
éléments dans les inscriptions montre bien que l'objet principal de ces dernières
n'est pas d'ordre canonique ou diplomatique.

37 R. FAVREAU,]. MICHAUD, Corpus des inscriptions de la France médiévale, 1: Poitiers, Poitiers, 1974,

n° 72-74, p. 82-84 [ouvrage désormais abrégé C.I.EM.]; MICHAUD, Les inscriptions, p. 96 et n° 151-
153, p. 198-201.
38 R. FAVREAU, ]. MICHAUD, B. LEPlANT, C.I.EM., 5, Dordogne, Poitiers, 1979, n° 58, p. 73-75;
]. MICHAUD, Les inscriptions, p. 96 et n° 230, p. 238.
39 Trente-trois autels pour Saint-Vaast, dix autels pour Saint-Hilaire-le-Grand auxquels il convient

d'ajouter trente-trois autres textes pour des autels non localisés O. MICHAUD, Les inscriptions, n° 1-23,
25-36,40-72, p. 134-147, 149-159).
40 HARIULF, Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier, éd. FLOT, Paris, 1894 (Coll. de textes pour servir

à l'étude et à l'enseignement de l'histoire), p. 54 ss.


41 MGH, Poetœ latini œvi carolini, 3, Berlin, 1966, p. 358-359;]. MICHAUD, Les inscriptions de consé-

cration ... , n° 85-95, p. 166-168.


Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 207

Entre le VIne et le xe siècle, il est d'ailleurs fort rare de trouver la précision


des reliques déposées dans l'autel. Nous avons vu qu'Alcuin ne cite que le
patronage des autels pour Saint-Vaast d'Arras, Saint-Hilaire-le-Grand de Poi-
tiers et autres lieux. Dans les inscriptions métriques que compose le diacre
Micon pour Saint-Riquier, seuls les autels concernant les martyrs Étienne et
Quentin font état des reliques encloses42 . Dans l'église de Moutiers (Deux-
Sèvres) est conservée une pierre d'autel du xe siècle trouvée en 1880 dans
l'autel majeur, sur laquelle figure l'inscription: HEC EST MAGNA SANCTI RUFINI
CONFESSORis43 . Cette «manne» avait été enclose dans un petit coffret de pierre,
conformément aux prescriptions canoniques. Le musée de la ville de Poitiers
conserve une pierre de la même époque retrouvée au siècle dernier dans
l'église de Vouhé (Deux-Sèvres) avec l'inscription:+ EC SANTE RELIQUIE A SANTE
PETRI VUCETI44 .
À partir du xe siècle, les mentions épigraphiques explicites de reliques
vont devenir plus fréquentes et s'ordonner selon une certaine hiérarchie.
Grand nombre de ces reliques concernent des martyrs et les apôtres. Sur cent
quatre-vingt-trois reliques citées dans les inscriptions consultées pour cette
communication, cent quarante d'entre elles s'y rapportent, trente-huit concer-
nent les saints non martyrs, six la Vierge, cinq la croix et quatre le Christ. Elles
sont généralement présentées selon un ordre précis. Au xue siècle, dans la
chapelle Saint-Gabriel de Cluny, le diacre Laurent précède Maxime 45 . À Saint-
Hilaire-le-Grand de Poitiers, en 1162, les martyrs Chrysante et Darie, ainsi
qu'Irénée, sont cités après Urbain, «pape et martyr», confondu d'ailleurs avec
Urbain, évêque et martyr46 . Certaines épigraphes sont très révélatrices à cet
égard. En 1167, l'inscription commémorative de la dédicace de l'église abba-
tiale Notre-Dame de Cheffes (Maine-et-Loire) par l'évêque d'Angers Geoffroi
III la Mouche cite d'abord des reliques de la croix, de la Vierge, des apôtres,
des martyrs et d'autres saints non identifiés: ... MISSE SUNT IN ALTARI REL! QUIE
ISTE DE CRUCE DOMINI DE VESTE SANCTE MARIE DE VESTIBUS APOSTOLORUM DE

42 Pour l'autel dédié à Étienne, on trouve le distique: Aurant hic Stephani digne protomartyris almi 1
justi reliquiœ SimeoniSque sacrœ et pour l'autel de Quentin, le texte, incomplet, contient le
pentamètre: Quintini sancti re!iquiœ simul (MGH, Pœtœ latini œvi carolini, 3, p. 358-359).
43 «Voici la manne du confesseur saint Rufin», le terme magna étant mis ici pour manna qui désigne
la poussière sacrée en laquelle se réduit le corps d'un saint (R. FAVREAU,]. MrcHAUD, C.I.EM., 3,
Deux-Sèvres, Poitiers, 1977, n° 13, p. 140-142;]. MICHAUD, Les inscriptions n° 76, p. 162).
44 «Voici les saintes reliques de Saint-Pierre de Vouhé» (ibid., Deux-Sèvres, no 102, p.127-128; Les

inscriptions ... , n° 37, p. 147).


45 ]. MICHAUD, Les inscriptions, n° 201, p. 225.
46 ]. MICHAUD, «Un chanoine de Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers: Pierre Seguin, évêque d'Orense
(Galice) d'après une inscription du 29 août 1162 »,Bull. philo!. et histor. du Cam. des trav. histor. et
sdentif, 1972, p. 95-104; R. FAVREAU,]. MICHAUD, C.I.EM., 1, Ville de Poitiers, n° 70, p. 75-77;
]. MICHAUD, Les inscriptions, n° 223, p. 235.
208 JEAN MICHAUD

SANCTO DONATIANO MARTIRE UNCIA UNA DE OLEO SANCTI NICOLA! DE SANCTO


MACUTO EPISCOPO DENS UNUS DE PULVERE SANCTI MAURILII IN DOLIO ARGENTEO DE
SANCTO SIMPHORIANO MARTIRE UNCIA ET ALIORUM SANCTORUM INNOTE RELIQUIE
QUAS AB ANTIQUIS ACCEPIMUS ... 47 . En 1273, l'autel portatif de porphyre vert,
conservé au trésor de la cathédrale de Narbonne, énumère des reliques de la
croix, des apôtres, des saints et des vierges, et à la fin du même siècle, le mar-
bre du maître-autel des Cordeliers, conservé au musée de l..amourguier de la
même ville, déroule une liste de quarante-trois corps saints comprenant plu-
sieurs reliques concernant le Christ (croix, tombeau), la Vierge (tombeau,
cheveux, chemise, ceinture), des ossements de saint Jean-Baptiste, puis des
apôtres en commençant par Pierre, d'Étienne, de Laurent, de Vincent suivis
de nombreux autres martyrs, des papes Grégoire le Grand et. Sylvestre, de
l'évêque saint Nicolas et enfin de Marie Madeleine qui précède plusieurs vier-
ges martyres48 .
La mention de reliques dans les inscriptions d'autels illustre bien la per-
manence de la signification de l'autel chrétien depuis les origines, à la fois
table et tombeau. La tradition de l'autel accolé à un tombeau s'est d'ailleurs
maintenue pendant de nombreux siècles. Ainsi l'autel majeur de Saint-Denis
que consacra le pape Étienne II le 28 juillet 754 était-il placé, au moins dès le
IXe siècle, contre les tombeaux des martyrs Denis, Rustique et Éleuthère,
comme en témoignait l'inscription carolingienne qui figurait à la base du
parement extérieur de l'autel: HIC ABENTUR FELICITER CORPORA MARTIRUM DIONI-
SII, RUSTICI ET ELEUTHERII. Derrière ce même autel, dans une excavation, étaient
contenues, dans trois châsses d'argent en forme de cercueil, les reliques des
trois martyrs, chacune des châsses portant une inscription en minuscule
caroline:
HIC SITUM EST CORPUS BEATISSIMI MAR1YRIS DIONYSII ARCHIEPISCOPI
HIC SITUM EST CORPUS BEATISSIMI MARTYRIS RUSTICI ARCHIPRESBYTERI
HIC SITUM EST CORPUS BEATISSIMI MARTYRIS ELEUTHERII ARCHIDIACONI 49 .

À Saint-Savin (Vienne), le sarcophage de sainte Savine était accolé à l'autel


de la crypte principale. On y lit encore: HIC REQUIESCIT SANCTA SAVINA VIRGO +50 .

47 Mgr. X. BARBIER DE MONTAULT, Épigraphie du département du Maine-et-Loire, Angers; 1869, p. 18-


22;). MICHAUD, Les inscriptions, n° 199, p. 223-225.
48 Ibid., no 261-262, p. 256-257 et R. FAVREAU,). MICHAUD, B. MoRA, C.I.EM., 12, Aude, Paris, 1988,
n° 28, p. 43-45 et n° 54, p. 9-81.
49 Dom M. FÉLIBIEN, Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denis en France, Paris, 1706 [réimpr. 19731,

p. 531; L. LEviLIAIN, «Les plus anciennes églises abbatiales de Saint-Denis», Mém. Soc. de l'Hist. de
Paris et de l'ne-de-France, 36, 1901, p. 20 et 31; ID., «L'autel des saints manyrs de la basilique de
Saint-Denis», Bull. monum., 75 (1911), p. 221-225;). MICHAUD, Les inscriptions, p. 106 et no 82,
p. 164-165.
50 R. FAVREAU,). MICHAUD, C.I.EM., 2, Département de la Vienne, no 59, p. 100.
Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 209

Dans la même église abbatiale, l'autel de la chapelle d'axe s'appuyait contre le


sarcophage de saint Marin, second patron de l'abbaye. La table d'autel porte
encore sur sa tranche méridionale les mots: INCLITUS MARTYR MARINUS HIC
REQUIESCIT51 . Robert Favreau a parfaitement démontré qu'à Saint-Savin, les
saints représentés dans la partie orientale de la crypte principale correspon-
daient à ceux dont les reliques étaient encloses dans les autels du déambula-
toire52. Au XIIe siècle à Saint-Junien (Haute-Vienne), les restes de l'ermite
limousin furent replacés dans le sarcophage primitif adossé à l'autel majeur.
Sur la face interne du tombeau figure une inscription qui fait état des reliques
du saint et qui remonte à la dédicace de l'église antérieure que consacra l'évê-
que de Périgueux, Renaud de Thiviers, le 21 octobre 1100. L'épigraphe gra-
vée sur la face orientale externe du mausolée au XIIe siècle reprend en partie
le texte inscrit à l'intérieur. On y lit: HIC JACET CORPUS SANCTI JUNIANI IN VASE IN
QUO PRIUS POSITUM FUIT53 . L'inscription de la pierre d'autel de Binson-et-Orqui-
gny dans la Marne rapporte la découverte en 1068 d'un autel et du sarco-
phage de la vierge Posinne dans l'église. Un fragment des restes de la sainte
avait été placé dans l'autel54 .
C'est en fait cet enterrement triomphal dans l'autel qui devient alors le
tombeau du saint que retient l'épigraphie et qui se traduit par de véritables
formulaires, très usités notamment au xue
siècle. Ce genre de formulation est
signifiée le plus souvent par des verbes tels que ponere, reponere, condere,
recondere, sigillare. Quelques exemples suffiront à illustrer ce propos. En 1096
ou peu après, pour l'autel matutinal de Saint-Jean-de-Montierneuf à Poitiers,
on relève: IN QUO ET EORUM RELIQUIAS POSUIT. Pour l'autel des apôtres, dans le
même édifice, on trouve: IBI SUNT CONDITE RELIQUIE. En 1100, sur l'autel por-
tatif de l'abbé Bégon conservé au trésor de Conques (Aveyron) et consacré par
Pons, évêque de Barbastro, on relève: ... HOC ALTARE BEGONIS ABBATIS DEDICAVIT
ET DE CHRISTI ET SEPULCRO EJUS MULTASQUE ALIAS SANCTAS RELIQUIAS HIC REPO-
SUIT55. En 1102, un autel et un tombeau sans doute accolé à ce dernier sont
consacrés à Saint-jean-de-Montierneuf de Poitiers. On y dépose des reliques

51 Ibid., n° 55, p. 91-93.


52 «Les inscriptions de l'église de Saint-Savin-sur-Gartempe», Cahiers Civil. médiév., 21 (1976), p. 9-
37, repris dans Études d'épigraphie médiévale, p. 52.
53 R. FAVREAU,]. MICHAUD, 102' Congr. Soc. sav., Limoges, 1977. Archéologie, p. 145-155, repris dans
Études d'épigraphie médiévale, p. 82-92; R. FAVREAU,]. MICHAUD, C.I.EM., 4, Haute-Vienne, n° 81-82,
p. 181-184.
54 ANNO INCARNAT! VERBI MILLESIMO SEXAGESIMO VIII RENOVANTE ODALRICO REMENSIS ECCLESIE PREPOSITO
HOC ALTARE INVENIT SUBTUS SARCOFAGUM BEATE POSINNE VIRGINIS CUM PARTICULA CORPORIS EJUS QUOD
INTERlUS FUERAT PRlSCIS TEMPORlBUS REPOSITUM ATTAMEN UT INVENIT !TA IN EODEM LOCO RECONDIDIT
Q. MICHAUD, Les inscriptions, n° 126, p. 166).
55Ibid., n° 202, p. 225-226; R. FAVREAU,j. MICHAUD, B. LEPLANT, C.I.EM., 9, Aveyron, Paris, 1984, n°
25, p. 41-43.
210 JEAN MICHAUD

du tombeau du Christ et de nombreuses autres rapportées de Terre sainte par


un moine nommé Pierre. L'inscription rapporte le fait en ces termes: ANNO
DOMINICE INCARNATIONIS MILLESIMO C II (;..) HOC SEPULCRUM CUM ALTARE EST
SACRATUM IN HONORE SANCTE RESURRECTIONIS ROGATU PIETRI MONACHI ET CONS-
TRUENTIS RELIQUIASQUE SEPULCRI DOMINI CUM ALIIS MULTIS SECUM DEFERENTIS QUE
HIC RECONDITA MEMORIAM EJUS CONSERVANT IN SECULA56 . Au début du même siè-
cle, dans l'autel de la chapelle Saint-Gabriel à Cluny, l'évêque de Pampelune
Pierre POSUIT !BI IN ALTARI RELIQUIAS BEATI LAURENTII LEVITE ET MARTIRIS ET SANCTI
MAXIMI57 . En 1142, pour l'autel Saint-jacques à Saint-Avit-Sénieur (Dordogne)
consacré par l'archevêque de Bordeaux Geoffroi de Loroux, l'accent est mis
sur le scellement des reliques envoyées par le pape Innocent Il: ... v mus
AUGUST! HOC ALTARE CONSECRAVIT IN QUO BEATORUM FELICIS ET NABORIS RELIQUIAS
A PAPA INNOCENCIO El DATAS PROPRIA MANU SUA SIGILLAVIT58 . On remarquera que
l'expression propria manu sua sigillavit fait partie d'un vocabulaire emprunté à
la diplomatique. Ces mots contribuent à donner à l'acte sa valeur probatoire
en même temps qu'ils en garantissent l'authenticité. En 1162 à Saint-Hilaire
de Poitiers, on trouve au revers de la plaque de plomb attestant la dédicace de
l'église: HEC RELIQUIE IN HOC ALTARI FUERUNT IN DEDICATIONE ECCLESIE REPOSITE
PETRUS AURIENSIS EPISCOPUS CANONICUS SANCTI HILARII CONSECRAVIT ECCLESIAM59 .
En 1167 à Cheffes (Maine-et-Loire), on lit: MISSE SUNT IN ALTARI RELIQUIE
ISTE ... 60 . À Gordes (Vaucluse), sur l'inscription de la chapelle absidale de
l'abbatiale de Sénanque, c'est le verbe condere qui est retenu: ... CONSECRAVIT IN
HONORE BEAT! BENEDICT! ET SANCTE CRUCIS ET SANCTI ANDREE APOSTOLI CUIUS RELI-
QUIE IN EO CONDITE SUNT61 . En 1193, l'autel majeur de Cîteaux porte: ... MAG-
NUM ALTARE CONSECRATUM EST IN HONORE DEI AC BEATE GENITRICIS ElUS SEMPER
VIRGINIS MARIAE ET OMNIUM SANCTORUM IN QUO RELIQUIAE ISTAE HABENTUR62 . En
1223, l'inscription du maître-autel des Cordeliers de Narbonne commence
ainsi: + ISTUD ALTARE EST CONSECRATUM IN HONOREM OMNIUM SANCTORUM IN QUO
CONTINENTUR !STE RELIQUIE ...

56 R. fAVREAU,j. MICHAUD, C.l.EM., 1, Ville de Poitiers, n° 75, p. 89-90;]. MICHAUD, Les inscriptions de
consécration ... , no 224, p. 236.
57 ). MICHAUD, Les inscriptions, n° 201, p. 225.
58 R. fAVREAU,). MICHAUD, B. LEPIANT, C.I.EM., 5, Dordogne, n° 58, 73-75;). MICHAUD, Les inscrip-
tions de consécration ... , no 230, p. 238.
59 R. fAVREAU,]. MICHAUD, C.I.EM., 1, Ville de Poitiers, n° 70, p. 75-77; MICHAUD, Les inscriptions, no
223, p. 235.
60 ). MICHAUD, Les inscriptions, n° 199, p. 223-224.
61 ]. MICHAUD, Les inscriptions, n° 206, p. 228; R. fAVREAU,]. MICHAUD, B. MORA, C.I.EM., 13, Vau-
cluse, Paris, 1988, no 47, p. 161.
62 ]. MICHAUD, Les inscriptions de consécration ... , no 238, p. 244.
Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 211

Les inscriptions de consécration ou de dédicace incluent parfois des cita-


tions dont la source se trouve dans la liturgie de ces cérémonies. On pourrait
citer par exemple les antiennes Domus mea, Domus orationis, Hec est domus
orationis, Hec est domus domini, Vere non est hic aliud nisi domus Dei, Pax huic
domui et bien d'autres encore 63 . Aucune de ces antiennes ne se rapporte
cependant expréssement à la cérémonie des reliques (élévation ou scelle-
ment), mais elles concernent des moments tels que l'aspersion des murs de
l'église, l'ouverture des portes, l'entrée du pontife, la chrismation de l'autel,
l'introït de la messe de dédicace. Parmi les inscriptions de consécration que
nous avons pu recenser jusqu'ici, un seul texte peut être mis en rapport avec
une antienne concernant la cérémonie des reliques. Il s'agit des vers gravés
sur les murs de la crypte de Saint-Savinien à Sens:
+ FELIX AGER ET INCLITUS
VALDE PULCHER ET CANDIDUS
ROSEO SANGUINE CONSECRATUS
ORATIONUMQUE MUNERE DIGNE ADORNATUS
+ PER FLORES ROSEl SANGUI
NIS SUMPSERUNT CORONAS
VICTORIAE MARTIRES CHRISTI
SAVINIANUS ET POTEN
TIANUS CUM MULTITUDI
NE INGENTI ET !BI TUMULATI
SUNT PRIDIE KALENDARUM JANVARII
HUJUS EDIS RECEPTACULO AM
BIUNTUR TUMULATI CHRISTI MARTI
RES MERITO SAVINIANUS ET POTENTI
ANUS AC EODALDUS CORPUS AUTEM SE
ROTIN! IN ALTERA BASILICA SED
IN ISTO CIMITERIO EST POSITUM
ANNO AB INCARNATIONE CHRISTI ... 64 .

Il est impossible en effet de ne pas évoquer, à cette lecture, l'antienne Ecce


odor filii mei sicut agri pleni, chantée lors de la chrismation de l'autel et rappor-
tée par Grégoire le Grand, Remi d'Auxerre, le Pontifical romano-germanique,

63 Ibid., p. 78-79 et 89-90.


64 «Cette terre fertile et réputée, d'une beauté vraiment éclatante, a été heureusement consacrée par
le sang vermeil des martyrs et dignement ornée par le tribut des prières. Par les fleurs de leur sang
vermeil, ils s'attribuèrent les couronnes de la victoire les martyrs du Christ, Savinien et Potentien,
accompagnés d'une foule immense; ils ont reçu ici sépulture, la veille des calendes de janvier. Dans
le havre de ce temple on s'empresse autour des martyrs du Christ qui y sont avec raison inhumés:
Savinien et Potentien ainsi qu'Eodald. Le corps de Serotin a été déposé dans une autre basilique,
mais dans ce même cimetière l'an de l'incarnation du Christ...»,]. MICHAUD, Les inscriptions de consé-
cration ... , n° 178, p. 211-212.
212 JEAN MICHAUD

Honorius dit d'Autun et Sicard de Crémone. On se souvient des commentai-


res auxquels se sont livrés les auteurs patristiques à propos de la signification
de cette antienne: le chant désignant l'église et les fleurs symbolisant les mar-
tyrs, les vierges, les confesseurs65 . Alcuin avait repris la même image dans
l'inscription qu'il avait composée pour l'autel des vierges martyres de Saint-
Vaast d'Arras66 .
*

On ne saurait conclure sans souligner le caractère limité de cette communi-


cation qui ne prétend nullement traiter de l'ensemble des inscriptions concer-
nant les reliques, mais seulement de celles que l'on trouve dans l'épigraphie des
dédicaces et consécrations d'autels et d'églises. Il conviendrait, pour être plus
complet, d'inclure aussi les épigraphes gravées sur les reliquaires, voire égale-
ment des textes concernant des peintures murales et pouvoir faire en consé-
quence le lien entre iconographie, histoire de l'édifice concerné, liste des
reliques dont telle ou telle église a pu s'enrichir au fil des temps. Très souvent en
effet, les reliquaires font état d'un grand nombre de fragments de corps saints
dont les inscriptions déroulent les listes, voulant assurer ainsi et leur authenti-
cité et leurs vertus tutélaires. Une étude plus approfondie permettrait en outre
de voir, au fil des chroniques, comment le culte des reliques draine la dévotion
populaire. Parmi les exemples déjà publiés par le Corpus des Inscriptions de la
France Médiévale, on pourrait citer un reliquaire d'environ 1226, aujourd'hui
disparu, autrefois conservé à Châteauponsac, nommant les reliques de vingt-
huit saints et saintes67 , ou encore un reliquaire du XIIIe siècle à Bouillac qui cite
trente-et-un saints et saintes68 . Robert Favreau fournit également de nombreux
exemples comparables hors de France69 .
C'est donc un travail d'ensemble dans un domaine pluridisciplinaire
regroupant histoire, histoire de l'art, hagiographie, iconographie et épigraphie
qui se devrait d'être entrepris et poursuivi d'ailleurs bien au-delà du XIW
siècle: il permettrait de se faire une idée beaucoup plus significative du culte
des reliques et de son importance dans le monde médiéval.

65 Honorius dit d'Autun écrit par exemple : Hic ager vernat floribus, dum ecclesia resplendet virtutibus.
Odor florum est fragrantia bonorum operum. Rosœ sunt martyres, !ilia virgines, violœ sœculi contemptores,
virides herbœ sapientes, jloridœ proficientes, Jructibus plenœ animœ perfectœ (Gemma animœ, PL, 172,
col. 593).
66 Cœcilia Agathes Agnes et Lucia virgo hœc istis pariter ara sacrata micat !ilia cum rosis fulgent in vertice
~arum et lampas rutilat luce perenne simul (MGH, Poetœ latini, 1, p. 310).
7 R. FAVREAU,]. MICHAUD, C.l.EM., 4, Haute-Vienne, n° 8, p. 98-100.
68 R. FAVREAU,]. MICHAUD, B. LEPLANT, C.l.EM., 8, Tarn-et-Garonne, Paris, 1982, no 4, p. 122-123.
69 Le lecteur pourra consulter à ce propos l'article déjà cité deR. FAVREAU, «Épigraphie médiévale et
iconographie».
Le déroulement des translations de reliques
principalement dans les régions
entre Loire et Rhin aux XIe et XIIe siècles

Pierre-André SIGAL

Une des raisons de l'extraordinaire développement qu'a pris le culte des reli-:-
ques dans l'Occident du haut Moyen Âge est la possibilité, entérinée officiel-
lement par l'Église, de fragmenter et de transporter le corps d'un saint loin du
lieu où il a été enseveli, c'est-à-dire de réaliser une translation de reliques. La
définition de cette pratique dans son sens le plus large a été donnée entre
autres parE. A. Stückelberg: «Sous le nom de translatio reliquiarum ou Trans-
lation, on désigne dans le sens technique du mot, le transport, après qu'il a
atteint le dernier repos, du corps de quelqu'un de l'endroit où il a déjà été
enseveli jusqu'à un nouveau lieu de repos. Une translation peut correspondre
à un déplacement de quelques pieds ou à un voyage de plusieurs jours ou de
plusieurs mois; de même, une translation peut correspondre au transport
d'un corps entier ou bien à celui d'une partie seulement de ce corps» 1 . Cette
définition doit en fait être un peu élargie car le transfert d'un corps saint d'une
châsse dans une autre est aussi une translation. Il peut donc y avoir plusieurs
translations d'une même relique. Du rituel de la translation vient le nom du
genre littéraire qui décrit les opérations et qui s'appelle donc aussi Translatio.
Ce genre a fait l'objet d'une synthèse, il y a quelques années, par Martin Hein-
zelmann2, qui définit les différentes opérations pouvant être considérées
comme des translations: adventus, inventio, elevatio, ostensio, quête itinérante 3 .

1 Cf. E. A. STOCKELBERG, «Translationen in der Schweiz», Archives suisses des traditions populaires, 3,
1899, p. 5.
2 M. HEINZELMANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout, 1979 (Typo-

logie des sources du Moyen Âge occidental, 33).


3 Ibid., p. 46-88. On peut cependant douter que les quêtes avec reliques appartiennent vraiment à la
catégorie des translations. En effet, le rituel est nettement différent et on les qualifie souvent de dela-
tio et non de translatio. C'est pourquoi je les ai exclues de cette étude.
214 PIERRE-ANDRÉ SIGAL

Cet historien précise, d'autre part, que la période classique des récits de trans-
lations est celle des VIlle-xe siècles. La période suivante des XIe et XIIe siècles
voit se consolider le culte des reliques et se multiplier les fêtes des saints. Les
translations, qui continuent à être nombreuses, sont alors davantage des élé-
vations, des ostensions ou des changements de reliquaire que des acquisitions
de nouvelles reliques4 . Ce sont les translations de cette dernière période que
je me propose d'étudier en prenant pour cadre géographique principal les
régions de la France du Nord et de la Belgique, c'est-à-dire les régions situées
en gros entre Loire et Rhin en y ajoutant quelques exemples plus méridio-
naux. Plus précisément, j'ai choisi d'examiner une vingtaine de textes de cette
époque, époque caractérisée par une abondante production historiographi-
que5. Ces textes concernent vingt-cinq translations échelonnées de 1010 à
11896 dont le tableau suivant définit les données générales:

4 Ibid., p. 89-101.
5 Cf. R.-H. BAUTIER, «L'Historiographie en France aux Xe et XIe siècles», La Storiografia altomedievale,
Settimane di studio del Centra italiano di studi sul!'alto Media Eva, 17, Spolète, 1970, p. 793-855 etE.-
R. LABANDE, «L'historiographie de la France de l'Ouest aux Xe et XIe siècles», ibid., p. 751-791. Éga-
lement Th. HEAD, «The Diocese of Orléans 950-1150 »,Hagiographies, éd. G. PHILIPPART, Turnhout,
1994, 1, p. 345-357; 1. VAN'T SPIJKER, «Gallia du Nord et de l'Ouest. Les provinces ecclésiastiques de
Tours, Rouen, Reims (950-1130)», ibid., 2, p. 239-290; L. GENICOT et P. TOMBEUR, Index scriptorum
operumque latino-belgicorum. Nouveau répertoire des œuvres médiolatines belges, Bruxelles, 1973-1979.
6 Translatio prima S. Bavonis, Analecta Bollandiana, 1968, p. 53-55; Inventio et miracula S. Vulframni, I,

§ 7, éd.]. MABillON, Acta sanctorum ordinis Sancti Benedicti, Paris, 1668-1701, 3, p. 369-370; Dedi-
catio ecclesiœ et translatio corporis S. Remigii, AASS, Octobre 1, p. 181-184; Translatio et miracula S.
Hunegundis, AASS, Août 5, p. 237-240; Inventio et elevatio S. Bertini, AASS, Septembre 2, p. 621-623;
Translatio secunda S. Bavonis, Analecta Bollandiana, 1968, p. 55-60; Translatio S. Lewinnœ, AASS,
juillet 5, p. 619-620; Vita, miracula, elevatio S. Macarii anno 1067, AASS, Avril1, p. 890-892; Passio,
inventio, miracula S. Marcelli, AASS, janvier 2, p. 12-13; Passio et translatio S. Romanœ anno 1069,
AASS, Octobre 2, p. 138-139; Vita S. Bertulphi, MGH, SS, 15, p. 637-641; Translatio secunda et mira-
cula S. Honorinœ,]. MABILLON, Acta, 4, 2, p. 526-528; Miracula S. Foillani, AASS, Octobre 13, p. 423-
424; Epistula Notcheri de Translatione S. Helenœ jacta anno 1095, AASS, Août 3, p. 607-609; Elevatio
S. Wigberti anno 1100, PL, 160, col. 677-680; Inventio S. Aigulfi sœculo XI, AASS, Septembre 1,
p. 758-763; Tractatus de Translatione secunda S. Mansueti, MGH, SS, 15, p. 931-932; Translatio S.
Lifardi anno 1104, AASS, juin 1, p. 303-304; Acta translationis S. Gereonis, PL, 173, col. 433-438;
Miracula S. Gibriani AASS, Mai 7, p. 621; Translatio S. Lazari Augustodunum anno 1147, éd. FAIUON,
Monuments inédits sur l'apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence, Paris, 1848, col. 715-724;
Translatio S. Aldegundis anno 1161, AASS, janvier 2, p. 1050-1052; Gesta abbatum Trudonensium con-
tinuatio secunda, PL, 173, col. 251-256; De inventio et translatione corporis S. Privati, Aldeberti opuscu-
lum primum, éd. C. BRUNEL, Les miracles de Saint Privat suivis des opuscules d'Aldebert III, éveque de
Mende, Paris, 1912, p. 58-61; De revelatione beati Stephani, éd.]. BECQUET, Corpus Christianorum,
Continuatio mediœvalia, Turnhout, 1968, p. 284-288. Ces textes seront désormais désignés, par com-
modité, par le nom du saint bénéficiaire de la translation.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 215

Nom du saint Lieu Date Date du récit Auteur


Bavon abbaye Saint-Bavon 1010 peu après moine anonyme
de Gand
Vulfran abbaye Saint-Wandrille 1027 2e moitié du moine anonyme
XIe s.
Rémi abbaye Saint-Rémi 1049 vers 1056 Anselme,
de Reims moine de l'abbaye
Hunégonde abbaye d'Homblières 1051 peu après moine anonyme
Bertin abbaye de Saint-Bertin 1052 peu après abbé Bovon
Bavon abbaye Saint-Bavon 1058 peu après moine anonyme
de Gand
Lewinne abbaye de Bergues-Saint- 1058 avant 1068 Drogon,
Winnoc moine de l'abbaye
Macaire abbaye Saint-Bavon 1067 peu après moine anonyme
de Gand
Marcel abbaye de Hautmont vers 1068 avant 1079 abbé Ursion
Romaine église Saint-Quentin 1069 vers 1078 clerc anonyme
de Beauvais
Bertulphe abbaye du Mont-Blandin 1073 entre 1073 moine anonyme
de Gand et 1088
Honorine prieuré Sainte-Honorine 1082 début du xne s. moine anonyme
de Conflans du Bec
Feuillen abbaye de Fosses 1086 début du xue s. Hillin, moine
de l'abbaye
Hélène abbaye d'Hautvillers 1095 peu après abbé Notcher
Guibert abbaye de Gembloux 1110 1ère moitié moine anonyme
du xne s.
Ayoul abbaye Saint-Ayoul 2e moitié mil. du xne s. moine anonyme
de Provins du XIe s.
Mansuy abbaye Saint-Mansuy 1104 peu après 1107 Pibon, évêque
de Toul de Toul
Lifard collégiale Saint-Lifard 1104 1ère moitié du abbé anonyme
de Meung xne s.
Géréon abbaye Saint-Pantaléon 1121 peu après Raoul de Saint-Trond
de Cologne
Gibrien abbaye Saint-Rémi 1145 peu après Baudouin, moine
de Reims de l'abbaye
Lazare église Saint-Lazare d'Autun 1147 peu après clerc anonyme
Aldegonde abbaye Sainte-Aldegonde 1161 peu après prévôt Hadrien
de Maubeuge
Trudon abbaye de Saint-Trond 1169 avant 1183 moine anonyme
et Eucher
Privat cathédrale de Mende 1170 peu après évêque Aldebert
Étienne abbaye de Grandmont 1189 avant 1198 prieur Ythier
de Muret
216 PIERRE-ANDRÉ SIGAL

Bien entendu, le nombre de translations effectuées à l'époque et dont les


documents portent trace est bien plus considérable mais je n'ai retenu que des
récits particulièrement développés et fiables. On remarque en effet que dix-neuf
de ces récits furent composés soit immédiatement après les événements soit
dans les dix ou quinze années suivantes, souvent par des témoins oculaires. Les
autres auteurs, bien que plus éloignés des faits, ont pu être renseignés par des
témoins directs, car seuls l'écrivain qui nous décrit la translation de saint Ayoul
à Provins, et sans doute aussi l'auteur de l'Inventio S. Vulframni, sont éloignés de
plus de cinquante ans de la cérémonie décrite. Ces témoignages qui se présen-
tent comme des récits historiques, qui sont généralement bien datés, qui met-
tent en scène des personnages, évêques ou abbés, connus par ailleurs, méritent
donc, dans l'ensemble, la confiance en ce qui concerne les faits relatés. Ils sont
de plus renforcés par d'autres récits de translation que je citerai ponctuellement.
Examinons d'abord les circonstances de ces translations. Dans un seul
cas, il s'agit de l'arrivée de reliques nouvelles (adventus): celles de sainte
Lewinne à l'abbaye de Bergues-Saint-Winnoc. Les reliques en question ont été
volées dans une église anglaise par un des moines de l'abbaye au cours d'un
voyage et amenées clandestinement à Bergues. Dans tous les autres cas, les
reliques sont déjà sur place et il s'agit essentiellement soit d'en changer
l'emplacement en les transportant dans une église nouvellement construite,
soit de les transférer dans un autre contenant, plus luxueux.
Beaucoup de ces translations correspondent à des inventions de reliques,
c'est-à-dire à la découverte de la sépulture, jusque-là inconnue, du corps ou
des restes d'un saint ou supposé tel 7 . Un bon exemple nous en est fourni par
la prétendue invention du corps de saint Bertin à l'abbaye du même nom en
1050. Lors de la reconstruction de l'église, détruite par un incendie, l'abbé
Bovon découvrit dans un caveau des reliques qui furent considérées comme
celles de saint Bertin8 . De façon assez semblable, c'est en reconstruisant, à

7 C'est la définition qu'en donne l'encyclopédie Catholicisme, publiée sous la direction de G. jAQUE-
MET, Paris, 1937, 7, col. 33.
8 Bertin, § 13-16, p. 617. Les reliques étaient placées dans un caveau situé sous le maitre-autel.
L'abbé Bovon, cherchant à expliquer la présence de reliques à cet endroit et le fait qu'on ait pu perdre
le souvenir d'un corps si précieux, a recours à un thème littéraire à la mode, celui des invasions nor-
mandes. Ce serait pour le préserver de leurs attaques que l'abbé Folcuin aurait enterré le corps du
saint fondateur. Or tous les textes contemporains des invasions normandes signalent qu'au contraire
les reliques n'ont jamais été enfouies mais emportées par les moines, parfois après avoir été déterrées
(cf. A. D'HAENENS, Les invasions normandes en Belgique au IX' siècle, Louvain, 1967, p. 130-133 et
165-167). On retrouve en fait ici la disposition caractéristique des autels du haut Moyen Âge, cons-
truits au-dessus d'un caveau à reliques formant une confession. À l'époque où écrit Bovon, au milieu
du XIe siècle, on a déjà pris l'habitude de placer les reliques sur les autels et le souvenir de la confes-
sion s'est perdu (cf. F. DESHOULIÈRES, «Les cryptes en France et l'influence du culte des reliques sur
l'architecture religieuse», Mémoires en hommage à la mémoire de Fr. Martroye, Paris, 1941, p. 213-
238).
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 217

l'abbaye de Saint-Trond, la chapelle bâtie au-dessus de la tombe des saints


Trudon et Eucher qu'on mit au jour, en 1169, tout un ensemble de reliques,
parmi lesquelles celles des deux saints dont l'élévation fut décidée par l'abbé
Raoul9 . Le processus de découverte de reliques apparaît très voisin dans
l'invention du corps de saint Privat en 1170: l'évêque Aldebert III avait décidé
de faire creuser un puits dans le jardin de la cathédrale de Mende. Au cours
des travaux, les ouvriers découvrirent tout un ensemble de cryptes contenant
divers ossements et en particulier un corps qu'on pensa être celui de saint Pri-
vat10. C'est donc en général au cours de travaux de reconstruction ou d'agran-
dissement qu'on découvrait des ossements dans le sous-sol d'une église 11 . Ces
ossements pouvaient être des reliques déposées dans des cryptes ou des
caveaux et dont on avait perdu le souvenir au cours de remaniements ulté-
rieurs, mais aussi les restes des clercs de l'église ou même de simples fidèles.
On sait en effet que l'habitude de se faire enterrer ad sanctos se répandit en
Occident dès l'époque paléochrétienne et fut particulièrement répandue aux
temps mérovingiens et carolingiens. Face à ces ossements souvent difficile-
ment identifiables, il était tentant pour les évêques et les abbés d'y voir les
saintes reliques dont ils avaient besoin pour le développement du culte des
saints.
D'autres inventions de reliques ont une origine un peu différente. Parmi la
masse de coffrets, de châsses et de reliquaires qui encombraient les autels et
leurs abords, il s'en trouvait parfois dont on ne savait plus très bien ce qu'ils
contenaient. Ils fournissaient alors l'occasion de nouvelles trouvailles. Ainsi
lorsque, vers le milieu du XIe siècle, le monastère de Hautmont se trouva en
proie à de graves difficultés, l'abbé Ursion rechercha l'aide des saints. Il
découvrit dans l'église une petite châsse (scriniolum) recouverte d'argent dont
on ignorait le contenu. L'ayant ouverte, il y aperçut des ossements ainsi
qu'une lettre les attribuant à saint Marcel 12 . De même, à l'abbaye Saint-Éloi de

9 Trudon et Eucher, § 1-3, p. 251-252.


10 Privat, § 5-6, p. 36-38.
11 Cette période étant riche en constructions ou reconstructions d'églises, les exemples ne manquent

pas: en 988, les reliques de sainte Mastidie furent découvertes lors de l'agrandissement de la cathé-
drale de Troyes et de la réfection du maître-autel (Inventio S. Mastidiœ et miracula, AASS, Mai 2,
p. 141); vers 1025, c'est en reconstruisant la crypte de l'église de Micy, près d'Orléans, qu'on décou-
vrit le sarcophage de saint Mesmin et de deux de ses disciples (Inventio S. Maximini et discipulorum
eius, éd.]. MABILLON, Acta, cité supra n. 6, 6, I, p. 252-253); en 1131, on trouva le sarcophage de
saint Gaud en reconstruisant le clocher de l'église de Saint-Pair-sur-Océan (Inventio corporis S. Gaudi,
éd. Abbé PIGEON, Vies des saints des diocèses de Coutances et d'Avranches, Paris, 1892-1893, 1, p. 89);
en 1165, au cours de travaux à l'abbaye Saint-Père de Chartres, on dut déplacer quelques tombes
épiscopales et, alors qu'on creusait le mur à l'ouest du chœur, on exhuma un corps qui fut attribué
à saint Gilduin (Vita, inventio et miracula S. Gilduini, Analecta Bollandiana, 1886, p. 154-155).
12 Marcel, § 3, p. 12.
218 PIERRE-ANDRÉ SIGAL

Noyon, les pèlerins se plaignaient à la fin du XIIe siècle de n'avoir que peu de
reliques du saint à honorer. On ne conservait en effet au monastère qu'une
sandale du saint et une croix d'or ciselée par lui. Or, sur le côté gauche de
l'autel, se trouvait un coffret argenté qui, selon une ancienne tradition, conte-
nait de précieuses reliques mais on ne savait plus très bien de quel saint. En
1183, l'abbé Raimond ouvrit donc le coffret et en sortit une besace, des clous,
des fragments de vêtements et des os qu'on s'empressa de considérer comme
appartenant à saint Éloi 13 .
On pouvait aussi se procurer des reliques grâce à la canonisation de nou-
veaux saints. On sait que, jusqu'à la fin du xue siècle où la canonisation
papale commença à s'imposer, c'est la dévotion populaire qui resta la base de
l'instauration de nouveaux cultes, mais une dévotion contrôlée, à partir du IXe
siècle, par l'évêque qui officialisait le culte en pratiquant l'élévation des reli-
ques du nouveau saint. Nous trouvons ainsi, au début du XIe siècle, l'éléva-
tion par l'évêque d'Autun des reliques de saint Hugues, fondateur du prieuré
d'Anzy-le-Duc, en 1067 celle du corps de saint Macaire, mort une cinquan-
taine d'années auparavant à l'abbaye Saint-Bavon de Gand, en 1100, celle des
reliques de saint Guibert, fondateur du monastère de Gembloux, etc. 14 .
Dans le cadre des translations de reliques sans transport se placent aussi
les ostensions de corps saints dont le but est surtout de prouver l'authenticité
de ces derniers. En effet, la multiplication des reliques et les conditions par-
fois douteuses de leur acquisition amenaient certains à émettre des doutes sur
leur valeur, surtout lorsque plusieurs églises affirmaient posséder la même
relique. On organisait alors une ostension solennelle qui permettait d'authen-
tifier les reliques à la fois par l'autorité de la hiérarchie ecclésiastique et par les
miracles qui se produisaient. Nous connaissons ainsi deux ostensions des reli-
ques de saint Bavon au XIe siècle. L'abbaye gantoise de Saint-Bavon était
l'objet d'une âpre rivalité de la part de l'autre grande abbaye de la ville, celle
de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin. Les moines de ce monastère mirent en
doute, au XIe siècle, la possession des reliques du saint abbé et firent courir à
ce propos des bruits injurieux. C'est pour répondre à ces critiques que les
Bavoniens organisèrent en 1010, puis en 1058, l'ostension du corps de leur
saint patron 15 . Ce sont les mêmes raisons qui amenèrent en 1095 les moines
de l'abbaye d'Hautvillers à organiser une ostension des reliques de sainte
Hélène. L'abbé Notcher profita de la consécration d'un nouvel évêque de

13 Inventio S. Eligii anno 1183 et miracula, Analecta Bollandiana, 1890, § 1, p. 423.


14 Vita, miracula et elevatio S. Hugonis, éd.]. MABillON, Acta, 5, p. 104; Macaire, § 57-63, p. 890-891;
Guibert,§ 1-6, col. 677-680.
15 Cf. M. COENS, «Translation et miracles de saint Bavon au XIe siècle», Analecta Bollandiana,l968,
p. 39-51.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 219

Châlons à Reims et de la présence de nombreuses personnalités ecclésiasti-


ques pour donner le maximum de retentissement à cette vérification 16 . De
même, au début du XIIe siècle, certains doutaient que la tête de saint Mansuy,
à l'abbaye Saint-Mansuy de Toul, fût bien dans la châsse qui contenait le reste
du corps du saint. L'abbé Thietmar décida donc une ostension qui permit par
la même occasion de transférer les reliques dans un reliquaire mieux orné 17 .
Un dernier type de translation avait justement comme objectif de transfé-
rer le corps d'un saint dans une nouvelle châsse plus belle et plus ornée, par-
fois confectionnée grâce à la générosité d'un riche fidèle. Une telle translation
permettait aussi, en mettant l'accent sur le culte du saint en question, de rani-
mer une dévotion déclinante. C'est ainsi qu'en 1051, les moines de l'abbaye
d'Homblières entreprirent de remplacer la vieille châsse dans laquelle repo-
sait, depuis 946, le corps de sainte Hunégonde par un mausolée plus digne
d'elle 18 . En 1086, grâce à la générosité d'une pieuse donatrice, une magnifi-
que châsse de métal précieux sculpté (le texte donne une intéressante descrip-
tion du reliquaire) remplaça le vieux cercueil de saint Feuillen, à l'abbaye de
Fosses 19 . En 1145, l'abbé Eudes de Saint-Rémi de Reims fit transférer les res-
tes de saint Gibrien, l'un des nombreux saints honorés au monastère, dans un
nouveau reliquaire plus luxueux20 . En 1164, la châsse de sainte Rictrude, à
l'abbaye de Marchiennes, fut refaite car l'ancienne, qui avait servi à une pre-
mière translation, avait été dépouillée, dans un moment de nécessité, de ses
ornements d'or et de pierres précieuses21 . ·
Quelle qu'en soit l'origine, la translation est d'abord soigneusement pré-
parée. Au centre de l'organisation, un personnage apparaît très nettement, et
ce n'est pas une surprise car les rituels lui donnent le rôle principal: c'est
l'évêque. Sur les vingt-cinq translations retenues, seules quatre se déroulent
sans la présence d'un ou de plusieurs évêques et, dans deux de ces derniers
cas, l'évêque a été averti, on l'a longtemps attendu en vain et ce n'est qu'alors
qu'on s'est résolu à célébrer la cérémonie sans lui 22 . Au contraire, dans les
autres translations, l'évêque ou l'archevêque intervient dès le début. Parfois il

16 Hélène, p. 607-609.
17 Mansuy, p. 931.
18 Hunégonde, p. 237
19 Feuillen, § 2l , p. 423.
20 Gibrien, § 6-7, p. 621.
21 Miracula S. Rictrudis, AASS, Mai 3, § 70, p. 115.
22Il s'agit de la translation de sainte Hunégonde en 1051 et de celle de saint Bertulphe en 1073.
Dans les deux autres cas (translation de saint Bavon en lOlO et translation de saint Vulfran en
1027), on ne sait pourquoi l'évêque n'a pas participé à la cérémonie. On remarque cependant que le
cas s'était déjà présenté au xe siècle: en 930, lors de l'élévation du corps de saint Ghislain, l'archevê-
que de Cambrai ne vint pas et se contenta d'envoyer son archidiacre. Cf. A. D'HAENENS, «Gérard de
Brogne à l'abbaye de Saint-Ghislain», Revue Bénédictine, 70, 1960, p. 108.
220 PIERRE-ANDRÉ SIGAL

prend la direction de l'ensemble des opérations, mais dans d'autres cas il se


contente d'officier pendant la cérémonie. Lorsqu'il s'agit d'une élévation de
reliques, il arrive que l'évêque local demande également son accord au métro-
politain. Ainsi, lorsqu'en 1099 des miracles se manifestèrent à l'abbaye de
Gembloux, sur la tombe de l'abbé Guibert, les frères, et parmi eux le chroni-
queur Sigebert, s'indignèrent qu'aucun culte ne lui fût rendu. Le chef de la
communauté alla donc consulter l'évêque de Liège à ce sujet. Ce dernier,
n'osant pas trancher tout seul, demanda l'avis de son métropolitain, l'archevê-
que de Cologne, qui, après avoir exposé la question dans un synode général,
donna son accord à l'élévation. L'avis favorable fut transmis à l'abbé de Gem-
bloux par l'évêque de Liège et, peu après, l'abbé se rendit à Liège pour deman-
der à l'évêque de fixer le jour de la translation 23 . Au moment de l'invention du
corps de saint Bertin en 1052, on note aussi l'appel, dès le début, à l'autorité
épiscopale et le rôle important joué par l'évêque de Thérouanne et par l'arche-
vêque de Reims. Il est vrai qu'il s'agissait d'identifier sans doute possible les
reliques du saint24 . Le plus souvent, c'est l'évêque ordinaire qui prend les cho-
ses en mains mais ce n'est pas obligatoire: lorsque les rapports sont mauvais
entre une communauté monastique et le titulaire du diocèse, on fait appel à
celui d'un diocèse voisin ou à un évêque in partibus, comme ce fut le cas lors
de la translation des reliques de sainte Lewinne 25 . La présence de deux évê-
ques ou davantage n'est pas rare 26.
L'évêque est donc consulté, soit dès le début, avant l'ouverture de la châsse
ou du tombeau, soit après celle-ci, mais en général c'est lui qui fixe la date de la
translation, seul ou avec l'abbé du monastère (la plupart de ces translations ont
lieu en effet dans des abbayes). Ce jour est fixé en rapport avec la fête du saint
ou à un moment où on pense que l'affluence des fidèles sera la plus grande 27 .
On fait alors connaître à la ronde la date prévue, on envoie des lettres d'invita-
tion aux membres du clergé de la région et aux abbés des monastères voisins
qui arrivent souvent en apportant leurs propres reliques 28 .

23 Guibert, col. 678-679.


24 Bertin,§ 13-21, p. 617-621.
25 Lewinne, § 37, p. 620. Un autre cas particulier est celui de la consécration de la nouvelle abbatiale
de Saint-Rémi de Reims, en 1049, par le pape Léon IX en personne. Il profita en effet d'un voyage en
France pour consacrer toute une série d'édifices religieux.
26 Voir, par exemple, les translations de saint Macaire, sainte Romaine, sainte Hélène, saint Ufard,
sainte Aldegonde, saint Étienne de Muret.
27 Ainsi l'élévation du corps de saint Guibert est fixée au neuvième jour des calendes d'octobre (23

octobre): eo quod pridie in martyris sanctorum Thebeorum specialiter nabis solempni, satis ingens populus
et indicti commercii et votivœ orationis causa, in hune locum convenirent (Guibert, § 4, col. 678-679).
Pour le choix d'un dimanche ou d'une fête religieuse importante, voir les translations de saint
Gibrien, de saint Bertulphe, de saint Privat.
28 Cf. par exemple, Bertulphe, § 37, p. 640; Romaine,§ 6, p. 138; Opuscules d'Aldebert, § 27, p. 58.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 221

Comment se déroulaient ces translations? On sait que dès le VIle siècle se


met en place un rituel de la translation, inspiré de celui de la dédicace des
églises29 . Ce dernier comprend les éléments suivants:
1) La veille de la cérémonie, les reliques sont apportées dans une autre
église. Un évêque élève les reliques au son de psaumes et d'antiennes.
2) Les reliques sont apportées en procession et au son d'une antienne
dans l'église à dédicacer.
3) La procession fait halte à l'entrée de l'église et on chante une litanie.
L'évêque va préparer l'autel puis les portes sont ouvertes et la foule entre au
son des litanies.
4) L'évêque place les reliques dans l'autel tandis que l'on chante une
antienne. Une messe clôt la cérémonie 30 .
Ce schéma théorique prescrit par les textes liturgiques était-il effective-
ment suivi dans la réalité?
Quatre récits de translations, parmi ceux retenus pour cette étude, corres-
pondent à la fois à un transport de reliques et à la consécration d'une église.
Il s'agit de celles de saint Rémi en 1049, de saint Macaire en 1067, de sainte
Romaine en 1069 et de saint Lifard en 1104. On retrouve assez bien dans
deux de ces récits, ceux consacrés à saint Rémi et à saint Lifard, les principaux
éléments du rituel du haut Moyen Âge. La première phase est effectivement le
transport des reliques dans une autre église la veille de la dédicace. L'auteur
de la Translatio S. Lifardi précise que cette opération est prescrite par le rituel:
«L'inévitable nécessité exigeait, selon les canons que, au moment où la dédi-
cace de l'église était imminente, le corps très saint et toutes les reliques fussent
emportées hors de l'église puis, une fois l'église consacrée selon le rite, qu'ils
fussent convenablement replacés à leur emplacement» 31 . Les reliques du
saint, extraites avec respect de la crypte de la collégiale Saint-Lifard, sont
transportées en procession dans l'église Saint-Pierre, dans la même ville de
Meung. De même, dans le récit de la translation de saint Rémi, les reliques du
saint sont enlevées de l'abbaye Saint-Rémi et sont transportées dans l'église

29 Cf. M. ANDRIEU, Les ordines romani du haut Moyen Age, 4, Louvain, 1956, p. 309-413; S. BENZ,
«Zur Geschichte der rômischen Kirchweihe nach den Texten des 6. bis 7. jahrhunderts», Enkainia.
Ges. Arbeiten zum 800-jahrigen Weihegediichtnis der Abteikirche Maria Laach, Düsseldorf, 1956, p. 62-
109;]. DES GRAVIERS, «La dédicace des lieux de culte aux ve et VIe siècles», rannée canonique, 7,
1962, p. 107-123.
30 Schéma résumé par M. HEINZELMANN, Translationsberichte, cité n. 2, p. 48-49.
31 Lifard, § 4, p. 303: Necessitas inevitabilis secundum tenorem Canonum exigebat, ut quoniam ecclesiœ
Dedicatio instabat, ab ecclesia corpus sanctissimum et omnes Reliquiœ asportarentur; et iterum in ecclesia
rite dedicata, suis in lacis competenter collocarentur.
222 PIERRE-ANDRÉ SIGAL

Notre-Dame, à l'intérieur de la ville 32 . Les phases suivantes de la cérémonie


sont bien décrites dans la Translatio S. Lifardi: après une nuit de veilles et de
prières, les évêques présents consacrent le grand autel de la nouvelle église,
puis, sur une colline voisine, rassemblent le peuple pour un sermon. À la
suite de celui-ci, un jour anniversaire est fixé pour garder le souvenir de cette
célébration. Le corps du saint est ensuite rapporté dans son église. Nous
retrouvons les grandes lignes du rituel dans la dédicace de l'église Saint-Rémi:
les reliques du saint sont exposées à la vénération des fidèles dans l'église
Notre-Dame pendant toute la nuit puis sont transportées en procession
autour de la ville avec un certain nombre de stations. Pendant ce temps, le
pape Léon IX et l'archevêque de Reims procèdent à la dédicace. Les reliques
de saint Rémi sont alors ramenées dans son église mais avant de réintégrer
leur emplacement habituel, elles sont exposées sur l'autel qui venait d'être
consacré et le pape célèbre une messe suivie d'un sermon. C'est seulement
après que le saint corps retrouve son tombeau 33 . Nous avons moins de détails
dans les Translations de saint Macaire et de sainte Romaine. Dans la première
de ces œuvres, seul le début du rituel est évoqué, dans la seconde, peu de
détails sont donnés et l'auteur évoque seulement la procession des reliques.
Si nous examinons maintenant les autres types de translations, nous cons-
tatons que le rituel est beaucoup plus flou et que le nombre et la place des dif-
férents éléments de la cérémonie varient sensiblement. Essayons cependant
d'en voir les caractères les plus présents.
Le transport des reliques dans une autre église la veille de la translation
n'est attesté que dans la Translatio S. Vulframni 34. Dans les autres translations,
la première étape est constituée par l'ouverture du tombeau ou de la châsse
contenant les reliques du saint. Cette ouverture se fait dans une atmosphère
de grande tension dramatique, notamment lorsqu'il s'agit d'une invention ou
d'une élévation, c'est-à-dire la levée du corps hors de son sépulcre ou de sa
châsse d'origine. À ce moment, les sentiments dominants chez ceux qui sont
présents sont non seulement le respect mais la crainte et même la terreur. Un
double tabou doit en effet être violé à cette occasion: celui qui s'attache, con-
formément à une des plus anciennes traditions de l'humanité, au respect des
mons et de leur sépulture, et celui lié au caractère sacré des ossements que
l'on doit toucher, ossements qui sont les dépositaires d'un pouvoir surnaturel.

32 Rémi, § 22-23, p. 182. En revanche cet élément du rituel n'apparaît pas dans les translations de

saint Macaire et de sainte Romaine.


33 Rémi,§ 21-31, p. 182-183.
34 Vulfran, § 7, p. 369.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 223

La peur du sacrilège est donc présente et on s'attend à des manifestations phy-


siques extraordinaires. Ainsi le tombeau de saint Lifard ou la châsse de sainte
Aldegonde ne sont ouverts qu'avec la plus grande frayeur 35 et l'ouvrier qui le
premier ose toucher le corps de saint Privat, trouvé dans une crypte de la
cathédrale de Mende, a les doigts crispés par la peur 36 .
Pour éviter la colère divine, ceux qui s'apprêtent à affronter le tabou et à
violer l'interdit doivent procéder à des rites de purification: jeûnes, prières,
parfois processions37 . Les hommes qui vont être amenés à porter la main sur
les ossements sacrés sont choisis avec soin parmi les moines les plus pieux,
ceux dont l'esprit est déjà purifié par une vie d'ascèse et de mortifications 38 .
On s'attend malgré tout à ce qu'il se produise quelque manifestation surnatu-
relle et, de fait, les textes mentionnent des phénomènes extraordinaires: avant
même l'ouverture du tombeau, on trouve parfois que la pierre qui le fermait
s'était soulevée toute seule 39 . Dans d'autres cas, un coup de tonnerre éclate
alors que le ciel est dégagé ou encore les assistants sont rejetés en arrière
lorsqu'on dégage le corps40 . La force qui émane des reliques se manifeste plus
souvent encore par une modification des lois de la pesanteur: les reliques se
mettent soudain à peser un poids extraordinaire et il faut alors interpréter, à
travers l'étrangeté du phénomène, la volonté du saint41 . C'est toutefois dans le

35 Lifard, § 5, p. 303; Aldegonde, p. 1051. Même attitude lors de la translation de saint Lazare à

Autun: Lazare, col. 721.


36 Opuscules d'Aldebert, § 19, p. 51.
37 Trois jours de jeüne et de prière avant la translation de saint Winnoc à l'abbaye de Bergues (Win-
noe,§ 21, p. 282); jeünes et prières à l'ouverture de la châsse de saint Marcel à l'abbaye d'Hautmont
(Marcel, § 3, p.12); même chose pour la translation de saint Amat à Douai en 1078 (Translatio
S. Amati, AASS, Septembre 4, p. 131) et lors de la nuit précédant la translation du corps de saint Pri-
vat à Mende (Opuscules d'Aldebert, § 27, p. 58); veillée de prières avant la translation de saint Lazare
à Autun a.azare, col. 720); procession avant d'ouvrir la tombe de saint Bertin (Bertin, § 15, p. 617).
38 Ex.: Translatio et miracula S. Valeriani auctore Gamerio, AASS, Septembre 5, § 3, p. 27 et De inven-

tione corporum S. Maximini abbatis et duorum ejus disdpulorum Theodemiri et alterius Maximini,
]. MABILLON, Acta, 6, 1, p. 252-253.
39 C'est ce que l'on constata, vers l'an 1000, au moment de l'ouverture de la tombe de saint Hugues

d'Anzy (Hugues,§ 25, p. 103); au contraire, lors de l'élévation du corps de saint Macaire, à Saint-
Bavon de Gand, une controverse surgit entre les princes et les évêques qui étaient présents: les uns
disaient qu'il ne fallait pas élever le corps tant que la pierre ne s'était pas soulevée toute seule, mon-
trant ainsi l'approbation divine, les autres, dont l'auteur, proclamaient que les miracles qui venaient
de se produire attestaient suffisamment la sainteté du personnage (Macaire,§ 61, p. 891).
40 Ex.: De inventione corporum S. Maximini..., p. 252; Winnoc, § 21, p. 282. Au Mont-Saint-Michel,

quand on essaya, vers 1012, d'ouvrir un coffret contenant les os de saint Aubert, évêque d'Avran-
ches, une sorte de tourbillon, dit l'auteur, projeta la serrure du reliquaire à l'autre extrémité de la
pièce (Translatio S. Autberti, éd. j .-C. RICHARD, Les miracles composés en Normandie aux XI' et XII' siè-
cles, Thèse de l'Ecole des Chartes, dactylographiée, 1975, p. 227).
41 Ce phénomène se manifeste, entre autres, lors des translations de sainte Honorine et de sainte

Lewinne. On le retrouve lors des translations de saint Aubert et de saint Sévère.


224 PIERRE-ANDRÉ SIGAL

domaine olfactif qu'apparaît le prodige le plus fréquent: il s'agit de l'odeur


suave et délicieuse qui s'exhale du corps dès qu'il est mis au jour. C'est la
fameuse odeur de sainteté, accompagnée parfois, mais pas nécessairement, de
l'incorruption du corps42 .
Ces diverses manifestations se déroulent souvent devant une assistance
restreinte composée de la communauté du sanctuaire, des dignitaires ecclé-
siastiques invités et, éventuellement, des chefs de l'aristocratie locale43 . Les
raisons alléguées en sont diverses: à l'abbaye de Hautmont, on ne savait pas ce
que contenait le reliquaire découvert et c'est à une ouverture exploratoire que
se livrèrent d'abord l'abbé et les moines44 . Lors de la translation de sainte
Hunégonde, deux raisons sont invoquées par l'hagiographe pour justifier
l'exclusion du peuple: la peur de voir les reliques lésées par le tumulte et la
confusion de l'irruption populaire et, d'autre part, le souci de ne pas manier
les saints ossements devant des gens incapables de les apprécier45 . Dans
d'autres cas, l'exiguïté de la crypte contenant les reliques est sans doute la rai-
son principale de l'exclusion du peuple.
Avant l'ouverture de la tombe ou de la châsse, on chante des chants reli-
gieux, en principe les Litanies des saints. Drogon de Bergues nous indique
dans la Translatio S. Lewinnœ que telle était en effet la coutume46 . Se place
ensuite un élément essentiel, l'exposition des reliques à la vénération du peu-
ple. Ce dernier, parfois frustré par son exclusion de la première phase du
rituel et dont le désir d'approcher le corps saint est alors exacerbé, afflue en

42 Elle émane des reliques de saint Valérien à Tournus en 980, de celles de saint Marcel à Hautmont, de

saint lazare à Autun, de saint Gérard à Toul, de sainte Hélène à Hautvillers, de saint Hugues à Anzy-le-
Duc, etc. Ce miracle est si fréquent que l'historien C. Grant LoOMIS a pu recenser environ trois cents
cas semblables dans son ouvrage, White magic, Cambridge, Massachusetts, 1948, p. 171-172.
43 Il s'agit des translations de saint Rémi, saint Bertin, sainte Hunégonde, saint Macaire, sainte Alde-

gonde, saint lazare.


44 Marcel, § 3-4, p. 12.
45 Hunégonde, § 7, p. 239: Hoc equidem gemina pro causa actitan: studuerunt, sdlicet ne velin aliquo

casu offenderent sanctitatis munera, nimio tumultu sexus utriusque imminente ac premente, vel ne Jragmina
margaritarum coram idiotis atque imperitis hominibus, pensare nesdentibus, homines propter homines con-
trectarent, eo quo dicitur: nolite sanctum dare canibus et ne spargatis margarites vestras ante porcos. Unde
ait Isais: secretum meum mihi, secretum meum mihi. Ce mépris pour le peuple, ouvertement proclamé
ici, se manifeste aussi par le recours à la violence pour écarter les fidèles parfois trop encombrants.
Ainsi, au cours de la translation de saint Lazare, la foule avait envahi la cathédrale Saint-Nazaire
d'Autun en rangs si serrés que les clercs qui devaient porter en procession les reliques vers l'église
Saint-lazare ne pouvaient avancer. C'est alors que tous les barons présents quittent leurs manteaux
et ouvrent un chemin à la procession à coups de bâtons et même d'épées (Lazare,§ 11, p. 721-722).
46 Lewinne, § 38, p. 620: Tum quoque, uti mos habetur, Letania primum habetur.... Autres attestations

du chant des Litanies: Macaire, § 62, p. 891; Bertulphe, § 39, p. 37; Lifard, § 5, p. 303; Aldegonde,
§ 3, p. 1051; Trudon et Eucher, § 3, p. 254.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 225

masse, ce qui perturbe souvent le déroulement de la cérémonie47 . Le souci de


la communauté du sanctuaire est alors de contrôler, de canaliser la ferveur
populaire. C'est pourquoi le déplacement des reliques vers le lieu d'exposition
se fait en procession, au son de psaumes et d'antiennes, avec cierges et
encens. Les modalités de l'exposition sont assez variables: elle a parfois lieu
sur un autel de l'église. C'est le cas dans les translations de saint Vulfran, de
saint Bertin, de saint Feuillen, de saint Géréon, de saint Gibrien48 . Dans
d'autres cas, les plus fréquents, c'est à l'extérieur que les reliques sont expo-
sées, à la fois pour permettre au maximum de gens d'accéder auprès du corps
saint et pour ne pas perturber la vie de la communauté religieuse 49 . Si lors de
la translation des saints Trudon et Eucher, nous ne savons pas exactement où
étaient placées les reliques car le texte signale simplement que les reliques
furent proposées à la vénération du peuple «au milieu du monastère» 50 , pour
les autres translations, nous savons que le lieu choisi se trouvait dans les envi-
rons de l'église, le plus souvent dans la campagne voisine. Ainsi les transla-
tions organisées par l'abbaye Saint-Bavon se dirigeaient systématiquement
vers une colline voisine appelée Mont-Sainte-Croix ou Mont-Saint-Pancrace.
C'est le cas pour les deux ostensions de saint Bavon et pour l'élévation de saint
Macaire. Les reliques de sainte Hélène en 1095 et celles de saint Feuillen en
1086 se dirigèrent aussi vers une éminence proche de l'abbaye. Celles de saint
Ayoul et de saint Mansuy furent déposées dans un pré voisin. Quant aux
corps de sainte Honorine et de saint Marcel, ils furent simplement déposés
devant l'église sur deux tréteaux. On note que les reliques étaient le plus sou-
vent transportées dans l'ancien reliquaire jusqu'au lieu d'exposition. Le reli-
quaire était alors ouvert et les reliques placées dans la nouvelle châsse 51 • Plus
rarement, l'exposition avait lieu une fois les reliques déposées dans celle-ci 52 .

47 Ainsi Hunégonde, § 9, p. 239: Verum quia basilicœ capacitas non ad hoc erat sujjidens, ut confluentis

vulgi multitudinem redpere posset, in tantum quippe copiosa utriusque sexus e.xstabat ecclesia referta
corifluentia ... ; Bertin, § 32, p. 622: Nec archiepiscopo tune Missas celebraturo, turbis comprimentibus et
accurentibus,facile dabatur e.xitus; Macaire,§ 63, p. 891: .. .elevato scrinio, ceteris interponendum effer-
tur sanctum corpus. Quod quanta difjicultate et laboris sudore fit prolatum, nulli, ut credo, certius est e.xper-
tum, quam his quibus ingruentia populorum pene oppressis, contigit effere sacri corporis gestatorium.
48 Un cas particulier concerne la translaùon de reliques de saint Lazare en 1147: les porteurs des

reliques, épuisés et gênés par la foule, ne purent parvenir jusqu'à l'autel de l'église Saint-Lazare et
déposèrent leur fardeau au milieu de l'église, sur des tréteaux: Lazare, p. 722.
49 C'est ce que dit précisément PIBON, l'auteur du Tractatus de Translatione S. Mansueti, p. 932: Quœ,
quoniam non omnis turba quœ convenerat intra parietes ecclesiœ recepi potuit, ne aliquis tantœ videretur
e.xpers remanere lœtitia, extra in vidnum pratum deducitur, ubi liberius quique passent accedere et optato
~aston laudes et munera prœsentare.
0 Trudon et Eucher, § 3, p. 254: quœ ad spectaculum populo in media monasterii prolata ....
51 Ex.: Honorine,§ 4, p. 527; Hélène,§ 42-43, p. 609; Gibrien,§ 7, p. 621.
52 Hunégonde, § 8, p. 239.
226 PIERRE-ANDRÉ SIGAL

Ce moment constitue l'apogée de la cérémonie car il est généralement


choisi par l'évêque pour faire un sermon. Le sermon est attesté formellement
dans treize translations 53 . Il est parfois intégré dans le déroulement d'une
messe. C'est le cas lors de la translation de saint Géréon et dans celle de saint
Gibrien54 . Parfois cependant la messe et le sermon sont dissociés: lors de la
translation des reliques de saint Bertin, la messe a lieu avant l'exposition des
reliques. Il en est de même pour l'ostension des reliques de sainte Hélène 55 .
La cérémonie se termine au moment où les reliques sont solennellement
rapportées (ou apportées) dans l'église ou sur l'autel où elles doivent demeu-
rer. Certains corps saints sont alors fragmentés. La tête est parfois séparée du
corps et placée à part pour que les fidèles puissent plus facilement ou plus fré-
quemment la vénérer56 . Plus important encore pour la diffusion du culte, des
parcelles de reliques ou des reliques représentatives sont distribuées aux prin-
cipales personnalités qui ont assisté aux solennités 57 . La multiplication de ces
reliques, destinées, comme le dit l'auteur de l'Elevatio S. Wicberti, «à consacrer
des croix, des autels et même des églises entières» 58 , était évidemment un
moyen efficace de faire rayonner le nom du saint. Ceux qui n'étaient pas
parmi les heureux bénéficiaires cherchaient à se procurer des reliques par
d'autres moyens. La chance leur souriait parfois et leur permettait de recueillir
un fragment de relique secondaire tombé à terre. D'autres essayaient d'en
dérober quelque morceau en profitant de la cohue. L'auteur de la Translatio S.
Lifardi, qui fut l'un des préposés à l'ouverture du sarcophage, avait conçu le
projet de voler une partie des ossements, mais il ne put mettre son dessein à
exécution et avoue candidement qu'il regretta davantage son échec que
d'avoir conçu ce pieux forfait 59 . En général, il était cependant possible
d'emporter sans trop de mal une relique représentative constituée par l'eau ou

53 Il s'agit de celles de saint Bavon en 1058, de sainte Lewinne, de saint Marcel, de sainte Honorine,

de saint Feuillen, de sainte Hélène, de saint Guibert, de saint Ayoul, de saint Lifard, de saint Géréon,
de saint Gibrien, de sainte Aldegonde, de saint Privat. On remarque que les quatre translations sans
évêque n'ont pas de sermon car le sermon fait ici partie des prérogatives de l'évêque.
54 Géréon, col. 437; Gibrien,§ 7, p. 621.
55 Bertin,§ 32, p. 622; Hélène,§ 42, p. 608-609.
56 Le fait est attesté à Saint-Rémi de Reims après la translation du corps de saint Gibrien, à Mende, à

propos du corps de saint Privat, à Autun, après la translation du corps de saint Lazare. Dans ce der-
nier cas, la séparation avait aussi pour but de restituer une part des reliques à l'église cathédrale: la
tête et le bras du saint y furent donc rapportés.
57 Bertin, § 37, p. 623: His ita peractis, et domnis prœsulibus et abbatibus quiddam reliquiarum impetratis

(. . .)ad sua remearunt lœtius; Bertulphe, § 40, col. 1073: Et ut latius sanctitatis suœ diffunderet odorem,
aliquantam pignorum suorum per œcclesias Dei passus est distributionem; Guibert, § 6, col. 679.
58 Guibert, § 6, col. 679: Mu!tis denique fidelium non satis visum est, quod eis hujus diei gaudio partidpari

datum est, nisi aliquid reliquiarum singuli ut petierant acdpere mererentur, unde ab eis cruces, altaria vel
etiam integra oratoria dedicarentur.
59 Lifard, § 5, p. 303.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 227

le vin dans lesquels on avait lavé les reliques 60 . La journée s'achevait enfin
dans l'allégresse générale par la fixation par l'évêque d'une fête anniversaire,
destinée ici encore à renforcer le culte du saint 61 .

Les translations de reliques des XIe et xue siècles apparaissent finalement


comme des cérémonies dont le rituel, s'il dérive de celui de la dédicace des
églises, semble correspondre plutôt à celui qui s'est fixé pour les translations
carolingiennes. Les translations de cette époque comportent en effet les prin-
cipaux éléments suivants: jeûnes et veillées de prières avant l'enlèvement des
reliques et parfois aussi avant la déposition finale, arrivée des reliques en pro-
cession jusqu'à l'église, célébration d'une messe par l'évêque, vénération des
reliques par les fidèles 62 . Il semble cependant qu'un rituel aussi précis que
celui de la dédicace des églises n'a jamais été mis par écrit, ce qui a laissé la
place à un certain nombre de variations. De plus, l'affluence des fidèles et leur
enthousiasme bouleversait parfois l'ordre prévu et modifiait l'organisation des
opérations.
Il est certain, en tout cas, que la multiplication de miracles, la distribution
de reliques réelles ou représentatives, la fixation d'une fête anniversaire cons-
tituaient de puissants auxiliaires pour le développement du culte du saint
dont on transportait le corps ou une partie du corps. C'est ce qui explique la
fréquence de ces translations et la mise par écrit de leur déroulement.

60 Les reliques de saint Vulfran et de sainte Lewinne sont baignées dans du vin, celles de saint Bertin

dans de l'eau et du vin. A rapprocher de la translation de saint Hugues d'Anzy où les reliques furent
trempées dans du vin et du baume.
61 L'institution d'une fête est mentionnée à propos des translations de saint Vulfran, saint Rémi, saint
Bertin, sainte Honorine, saint Feuillen, sainte Hélène, saint Lifard.
62 Cf. C. THIELLET, Le culte des reliques d'après les "Translationes" carolingiennes, mémoire de maîtrise
dactylographié, Univ. de Paris X, 1971.
Les reliques des saints :
un nouvel objet historique*!

Philippe GEORGE

Le Moyen Âge a vécu un long développement du culte des saints, qui impré-
gna toutes les mentalités. Les reliques y ont joué un rôle considérable. Trop
souvent ne fut retenu que l'aspect «scandaleux» du trafic des reliques, lais-
sant de côté quantité d'autres centres d'intérêt. Quant au grand public, il ne
connaît que le Saint Suaire ou la Sainte Croix, les ostensions ou les pèlerina-
ges traditionnels.
Si tout le monde scientifique reconnaît aujourd'hui unanimement
l'importance des reliques dans l'histoire, il fut loin d'en avoir toujours été
ainsi et le mot lui-même - «reliques» - souffre toujours du caractère par trop
religieux qu'il charrie, avec les outrances catholiques et populaires que l'on
cannait. Malheureusement, qu'on le veuille ou non, cet a priori négatif rejaillit
souvent sur les scientifiques qui s'en occupent directement. L'affiche de notre

*C'est pour nous un plaisir de dédier cet article à Monsieur jean Vezin, Professeur à l'École Pratique
des Hautes Études à Paris, en profonde gratitude pour l'attention et le soutien qu'il a toujours mani-
festés pour nos recherches.
1 Les sujets d'étude ne manquent pas lorsqu'il s'agit de reliques. Les organisatrices du colloque nous

ont orienté vers l'étude matérielle des documents. En préambule, répétons qu'ouvrir un reliquaire
est une véritable fouille archéologique qu'il importe d'organiser avec temps et méthode. Il faut sur-
tout mettre au second plan le côté anecdotique et médiatique de l'opération. A la suite de notre com-
munication à Bruxelles, dans le cadre d'Hagiologia (Atelier belge d'études sur la sainteté, Litterœ
Hagiologicœ, Turnhout, n° 2, 1996), le Père bollandiste Philippe Godding nous a demandé de mettre
par écrit quelques conseils et recommandations d'usage indispensables pour l'ouverture des châsses
et reliquaires, et surtout pour la conservation des objets découverts, notamment les précieuses
authentiques. La récente ouverture de la châsse de sainte Waudru à Mons (décembre 1997) nous
incite à penser qu'il serait bien nécessaire voire urgent de le faire. Pour toutes références - nous
avons abrégé au maximum nos notes - nous nous permettons de renvoyer à notre communication
de Nanterre, «Les routes de la foi en Pays mosan (IV-XV" siècles). Sources, méthode,
problématique», qui fait un premier bilan de nos recherches (cf. Les trésors de sanctuaires, Paris,
1996 (Cahiers du Centre de Recherches sur l'Antiquité tardive et le haut Moyen Age, 7), p. 83-121
et Feuillets de la Cathédrale de Liège, 18-20, 1995).
230 PHILIPPE GEORGE

colloque est symptomatique d'un certain changement d'état d'esprit:


«premier colloque international». L'historien n'est ni théologien, ni propa-
gandiste de culte. Il doit se distinguer du religieux sans pour autant manquer
de respect envers les croyants. Le scientifique fait aujourd'hui des reliques un
véritable objet historique.
L'étude des reliques relève à la fois de l'archéologie et de l'histoire; toute
typologie devra en tenir compte. Ainsi peut être établi un classement archéo-
logique doublé d'une typologie historique.

Classement archéologique
Il faut vraiment sortir des clichés évoqués et les évacuer. Pour faire passer
l'idée qui, après un long cheminement, parviendra un jour à éclore dans
l'esprit du grand public, il faut innover et changer un vocabulaire trop mar-
qué par l'histoire. Les néologismes doivent y aider- les Anglo-saxons n'ont
pas de gêne à cet égard-; il faut innover, sans tomber dans des excès.

Changer les mentalités et cataloguer les reliques


Nous proposons donc d'emblée de parler de «multi-reliques» pour bien
mettre en évidence le caractère pluriel des objets archéologiques devenus
sacrés, en insistant avant tout sur l'objet historique.
Les ·«multi-reliques» sont un lieu de rencontre exceptionnel entre histo-
riens, archéologues et historiens de l'art, sans énoncer aussi toutes les autres dis-
ciplines concernées. Ces différents centres d'intérêt doivent mieux apparaître.
Les néologismes pourraient en outre consister à ajouter au mot relique le nom
de l'objet archéologique concerné: on pourrait ainsi parler de «textile-relique»,
«suaire-relique», « clé-relique », «pierre-relique », «vase-relique », «lit-relique »,
«cuillère-relique» ... Pareille typologie en surprendra plus d'un.
Tout d'abord la nature elle-même de l'objet doit être définie. Relique
«réelle» et relique «représentative» sont les deux premières divisions indis-
pensables: les ossements et tous les objets contenus dans les reliquaires qui
ont acquis par contact la captation de la sainte virtus.
La relique «historique», quant à elle, est un objet ayant servi ou réputé
avoir servi au saint lui-même.
Parmi les multi-reliques de saints mosans, on citera le bâton-relique de
saint Servais, les suaires-reliques et la sandale-relique de saint Lambert, la clé-
relique de saint Hubert, la cuillère-relique et la coule-relique de saint Rema-
cle, l'étole-relique de saint Hadelin, le peigne-relique de saint Berthuin ...
Volontairement, nous ne traiterons pas des reliques réelles, domaine pri-
vilégié de l'anthropologue. De l'identification du corps d'Albert de Louvain,
Les reliques des saints : un nouvel objet historique 231
prince-évêque de Liège, au XVIIe et au xx:e siècle2 , à la reconnaissance des
ossements de "saint" Notger, autre évêque, par Godefroid Kurth, il y aurait
pourtant beaucoup à écrire sur ce sujet; de même sur les différentes parties
du corps et leur importance, de capite, de brachio... , pour déboucher sur les
reliquaires anthropomorphes. Nous n'aborderons pas non plus- à regret -les
contenants des reliques, reliquaires et châsses, dont certains font pourtant la
réputation de l'art mosan, et que nous aurions eu plaisir à traiter.
En poursuivant l'inventaire des multi-reliques, on pourrait parler de
«parchemin-relique», «authentique-relique», «papier-relique», si l'on veut
accorder la même virtus à ces documents accompagnant les multi-reliques, mais
nous utiliserons alors plus volontiers l'expression «sources écrites permettant
l'identification des reliques»: authentiques, listes, catalogues, inventaires, etc.
qui forment le domaine propre de l'historien.

Étudier et analyser tous les documents


C'est à vrai dire depuis peu que les sources écrites permettant l'identifica-
tion des reliques des saints retiennent l'attention des historiens, même si quel-
ques travaux pionniers ont paru sur certains trésors d'églises. Ces sources
sont les listes, catalogues et inventaires de trésors, les documents épigraphi-
ques, les inscriptions dédicatoires d'autels et surtout les authentiques, petites
lanières de parchemin indiquant le nom des saints dont elles accompagnent
les reliques.
L'intérêt de ces sources est multiple. Sur le plan archéologique, elles éclai-
rent parfois l'histoire d'un édifice religieux ou d'une œuvre d'art - le conte-
nant, le reliquaire - et, sur le plan historique, elles mentionnent des noms de
saints (on a parfois constaté la précocité voire l'unicité de leur témoignage),
de lieux et de personnages. Enfin leur intérêt paléographique est évident.
C'est dire le nombre de domaines qu'elles peuvent concemer3 .
Pour le diocèse de Liège, le dossier de l'abbaye de Stavelot-Malmedy est
sans doute exemplaire4 mais bien d'autres dossiers existent en carton; nous

2 j.-L. KUPPER, «Saint Albert de Louvain, évêque de Liège. Le dossier d'un assassinat politique»,
Feuillets de la Cathédrale de Liège, 7, 1992.
3 La bibliographie est immense. Un exemple parmi d'autres: A.-M. HELVÉTIUS, «Hagiographie et

architecture en Basse-Lotharingie médiévale», Publications de la Section Historique de l'Institut Grand-


Ducal de Luxembourg, llO, 1994, p. 27-45.
4 Cf. nos articles «Documents inédits sur le trésor des reliques de l'abbaye de Stavelot-Malmedy et

dépendances (!Xe-XVIIe siècles)», Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, 153, 1987, p. 65-108 et
«Deuxième partie (XVIIe-XVIIIe siècles)», ibidem, p. 127-179, repris et commentés dans Les reliques
de Stavelot-Malmedy. Nouveaux documents, Malmedy, 1989; nous avons exposé nos vues dans une
communication aux Antiquaires de France («Le trésor des reliques de l'abbaye de Stavelot-Malmedy
(Belgique). Réflexions en marge d'une édition», Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de
France, Paris, 1988, p. 377-388).
232 PHILIPPE GEORGE

pensons à Huy, à Saint-Trond ou à Liège, tous encore en friche, faute malheu-


reusement, pour l'instant, de temps et de moyens.
On observera aussi que l'étude, au cas par cas, du culte des saints à travers
l'un de leurs principaux témoins, les reliques, contribue à préciser les rela-
tions entretenues entre les établissements 5 , par les individus et les pèlerinages
accomplis. L'inventaire systématique et critique des sources écrites permet-
tant l'identification des reliques des saints reste l'une des données essentielles
du puzzle hagiographique du Moyen Âge chrétien.
Il faut aussi insister sur la difficulté d'interprétation de pareilles sources6 :
les nombreux saints, dont les reliques sont attestées, sont autant de pièges
dans ce vaste puzzle à reconstituer de leur histoire. Expliquer et commenter
les enrichissements successifs d'un trésor est une vraie fouille archéologique
dont il importe de reconstituer la stratigraphie. Dom jacques Dubois avait
montré le chemin avec le Trésor du Mont-Saint-Michel.
Depuis la fin des années '70, nous procédons à un inventaire systématique
des châsses et reliquaires de l'ancien diocèse de Liège 7 , c'est-à-dire un cadre
géographique très vaste qui dépasse largement les frontières nationales belges
actuelles.

5 Un seul exemple, notre article<< Les confraternités de l'abbaye de Stavelot-Malmedy», Bulletin de la

Commission Royale d'Histoire, 161, 1995, p. 105-169.


6 N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en 944. Le Sermo de Adventu Sanctorum Wandre-
gisili, Ansberti et Vulframmi in Blandinium, Bruxelles, 1978, p. CXXXIV-CXXXV (Commission Royale
d'Histoire): « [ ... ] Nous avons longtemps hésité à annoter le catalogue des reliques. En fournir un
commentaire tant soit peu sérieux était une entreprise à faire reculer même un Bollandiste. Finale-
ment, nous n'avons pu nous dérober au devoir de montrer - ce qui n'avait jamais été fait - que le
catalogue ne mentionnait que des saints antérieurs à 944; en second lieu, que l'origine normande,
donc fontanellienne de la collection était hors conteste. Le commentaire n'a donc que la valeur d'une
vérification, parfois sommaire, parfois plus poussée. Nous nous sommes aidé principalement de la
récente Bibliotheca sanctorum, 13 vol., Rome, 1961-1970, dont certaines notices sont remarquables.
Même avec cet instrument, et d'autres, nous avons dû, dans plusieurs cas, "donner notre langue au
chat"[ ... ]».
7 Cf. notre article «De l'intérêt de la conservation et de l'étude des saints dans le diocèse de Liège»,

Bulletin de la Société Royale Le Vieux-Liège, 10, n° 226, 1984, p. 509-530. Pour mieux cerner l'orien-
tation de nos premières investigations, trois études méritent d'être citées comme modèles: en pre-
mier lieu, les Mittelalterliche Schatzverzeichnisse sous la direction de B. BISCHOFF, dont le premier
tome a paru en 1967 (Von der Zeit Karls des Grossen bis zur Mitte des 13.]ahrhunderts, Munich, 1967),
ensuite l'analyse du trésor du Mont-Saint-Michel par]. DuBOIS, «Le trésor des reliques de l'abbaye
du Mont-Saint-Michel», Millénaire monastique du Mont-Saint-Michel, 1, Paris, 1967, p. 501-593,
enfin le bel ouvrage de M.-M. GAUTHIER Les routes de la foi. Reliques et reliquaires de jérusalem à Com-
postelle, Paris-Fribourg, 1983, plus soucieux d'histoire de l'art, mais bien documenté sur les inven-
taires de trésors. L'ouvrage de ].-P. LAPORTE, Le Trésor des saints de Chelles, Chelles, 1988, après
l'édition des précieuses authentiques par]. VEZIN et H. ArsMA, Authentiques de reliques provenant de
l'ancien monastère de Chelles (VII'-VIII' siècle), découvertes par ].-P. LAPORTE, Dietikon-Zurich, 1985
(Chartœ latinœ antiquiores, 18, n° 666, p. 84-108), montre aussi le chemin parcouru et celui qui reste
à parcourir.
Les reliques des saints : un nouvel objet historique 233

jusqu'à présent nous n'avons raisonné qu'en termes de publications, et il


est bien sûr que nous continuerons à présenter des articles sur ce sujet. Tou-
tefois nous avons voulu aller plus loin et procéder à la constitution d'une base
informatique de données concernant les reliques de saints. .
Établir un corpus des sources écrites permettant l'identification des reliques
couvrant l'ancien diocèse de liège est déjà ambitieux, tant le cadre géographi-
que est vaste et la matière abondante. L'étude des reliques transcende aussi les
périodes chronologiques traditionnelles de l'histoire: un document du XIXe
voire du xxe siècle peut avoir une importance capitale pour le Moyen Âge.
Nous avons commencé dans les années '80, à la Commission Royale
d'Histoire de Belgique, l'édition de sources permettant l'identification des reli-
ques des saints8 . C'était une première en Belgique qui permit de mettre au
point les règles d'édition pour ce genre très spécifique de documents, en
tirant profit des expériences étrangères et en bénéficiant des conseils des
membres de la Commission. Les recherches que nous avons publiées jusqu'à
présent concernent les abbayes de Stavelot-Malmedy et de Saint-Trond, de
Saint-jacques et de Saint-Laurent de liège, Saint-Hubert en Ardenne, les cha-
pitres collégiaux de Tongres, Visé, Huy, Amay, et de Saint-Martin de liège,
sans oublier de nombreuses paroisses.
Pour ne prendre qu'un exemple qui concerne l'Ordre de saint Benoît,
parmi les grands monastères du pays mosan, Stavelot, Malmedy et Saint-
Trond se signalent à notre attention par la diversité, l'antiquité et l'abondance
de leurs reliques; Saint-Hubert s'organise principalement autour d'un corps
saint qui a fait sa gloire et sa renommée internationale. Nous avons eu la
chance de retrouver à Saint-Laurent de liège un inventaire exhaustif des reli-
ques au XIIIe siècle, et, à Saint-Jacques, une pièce archéologique de premier
plan, une boîte arabe du XIe siècle transformée en reliquairë. S'il était facile
de prévoir la richesse du trésor des abbayes bénédictines, on reste cependant
stupéfait lorsqu'on entre dans le détail de ceux-ci.
L'enquête en cours sur le terrain et dans les archives a permis la réunion
de nombreux matériaux. Les études d'hagiographie ont connu ces dernières
années un développement considérable. Des initiatives multiples ont vu le
jour. La multiplication de bases de données informatiques a attiré notre atten-
tion sur le fait que les reliques n'en ont pas encore fait l'objet pour nos

8 Dernier article paru: «Documents inédits sur le trésor des reliques des abbayes bénédictines de
Saint-Laurent et de Saint-Jacques à Liège (XI•-XVIn• siècles)», Bulletin de la Commission Royale d'His-
toire, 158, 1992, p. 1-49.
9 «Un reliquaire, "souvenir" du pèlerinage des Liégeois à Compostelle en 1056? provenant du trésor

de Saint-Jacques», Revue Belge d'Archéologie et d'Histoire de l'Art, Bruxelles, 57, 1988, p. 5-21.
234 PHILIPPE GEORGE

régions. C'est le projet auquel nous travaillons actuellement, qui prend pour
fondement notre modeste expérience acquise dans ce domaine 10 .

Mettre les multi-reliques sur ordinateur


Une base informatique de données concernant les multi-reliques de saints
est en cours de constitution à l'Université de Liège ainsi qu'un corpus des
sources écrites permettant l'identification des reliques des saints.
Les premiers documents insérés dans la base sont les authentiques, ins-
criptions sur matériaux divers (parchemin, papier, métal, pierre ... ) identifiant
la relique, principalement par le nom du saint, et/ou l'authentifiant, avec par-
fois en sus l'autorisation officielle de sa vénération.
Prennent ensuite place les listes et catalogues de reliques qui dressent un état
descriptif précis des trésors d'églises, tout comme les inventaires d'œuvres d'art
qui mentionnent généralement des reliquaires avec identification des saints.
Les procès-verbaux d'ouverture de châsses ou de reliquaires sont des
documents souvent plus récents mais très instructifs sur le contenu exact des
coffres et pouvant permettre des recoupements diachroniques et une étude
quasi stratigraphique des apports successifs des siècles.
Enfin viennent les inscriptions dédicatoires d'autels qui quelquefois
incorporent des mentions explicites de reliques incluses dans les autels. Rele-
vons le caractère épigraphique de nombre de ces documents; de même, le
caractère diplomatique de certains d'entre eux est à souligner.
Dans les prochains mois, nous espérons voir s'établir une collaboration
internationale qui pourrait déboucher sur d'autres initiatives, et les recoupe-
ments ne pourraient qu'être salutaires à une étude tous azimuts du culte des
saints. Plusieurs institutions scientifiques ont été contactées de manière à
pouvoir développer le projet sur une aire géographique plus large 11 . Le culte
des saints n'est-il pas sans frontières? Les contacts personnels établis laissent
à penser que les reliques et tous les documents qui y sont relatifs ne seront pas
les parents pauvres de l'informatique.
L'importance des multi-reliques tient au contexte historique et archéolo-
gique dans lequel elles s'insèrent mais aussi à leur appartenance à l'hagiologie
au sens le plus large du terme. Seule une typologie fera reconnaître l'intérêt
profond de ces objets sacrés.

10«Les reliques sur ordinateur», Le médiéviste et l'ordinateur, Paris, 34, 1996-1997, p. 21-23.
u Un exemple parmi d'autres: la traduction de notre article cité à la note 9 par notre ami
A.]. A. BIJSTERVELD, «Relieken in de computer», Signum, Tijdschrift van de Contactgroep voor sodaal-
economische en institutioneel-juridische geschiedenis van geestellijke en kerkelijke instellingen in de Neder-
landen in de Middeleeuwen, Utrecht, 9, 1997, p. 58-63.
Les reliques des saints : un nouvel objet historique 235
Le lieu quelquefois exceptionnel de leur conservation, à la fois public
mais aussi secret- cacher pour suggérer-, les châsses et reliquaires, nécessite
un inventaire systématique qui permette la mise au jour de documents iné-
dits, précieux témoins de l'évolution d'un culte multiforme. De multiples
domaines de recherche sont concernés et la pluridisciplinarité est indispensa-
ble à mettre en œuvre pour ce genre d'études.
Le lancement par nos soins d'un projet international d'une banque informa-
tique de données relative aux reliques, résultat de nombreuses collaborations
scientifiques, leur donnera peut-être enfin droit un jour à une reconnaissance à
part entière dans le champ historique et les sortira définitivement des stéréoty-
pes tenaces hérités de la Réforme ou du Siècle des Lumières.
À l'Université de Liège, des contacts existent entre l'Institut interuniversi-
taire des Sciences Nucléaires et le Département des Sciences Historiques pour
le développement d'un programme de recherches d'analyse au cyclotron des
œuvres d'art 12 . Les contacts avec l'histoire de l'art sont en effet susceptibles de
développement dans un esprit de pluridisciplinarité pour les reliques que l'on
tient pour des œuvres d'art. D'autres documents que des sources écrites peu-
vent également être découverts lors de l'inventaire des reliquaires et doivent
recevoir l'étude adéquate: nous pensons principalement aux tissus de haute
époque qui font l'objet des recherches de notre collègue Françoise Pirenne 13 .
Enfin, sur le plan religieux, nous bénéficions d'autorisations qui nous ont
été accordées avec bienveillance par plusieurs évêques dont les diocèses font
partie de l'ancien diocèse de Liège. Ces autorisations pourraient être sollici-
tées pour d'autres circonscriptions religieuses. L'inventaire systématique du
contenu des châsses et reliquaires est le seul à pouvoir rendre publics des
documents jusqu'ici inédits.
En outre, nous souhaiterions ultérieurement nous positionner par rapport
à quelques grandes entreprises internationales remarquables actuellement en
cours, et recevoir leur appui, ainsi que concrétiser tous les contacts établis.

Typologie historique
La typologie historique pourrait elle aussi être très largement développée ;
elle pourrait faire l'objet d'un volume de cette remarquable collection de la

12 Cf. L. MARTINOT, G. WEBER et Ph. GEORGE, «La clé de saint Hubert», Feuillets de la Cathédrale de
Liège, 21-23, 1996.
13 Bibliographie dans Fr. PIRENNE, «Textiles du Moyen Âge de l'ancien diocèse de Uège »,Productions

et échanges artistiques en Lotharingie médiévale, éd. J. SCHROEDER, Luxembourg, 1994 (Publications de


la Section Historique de l'Institut Grand-Ducal de Luxembourg, 110), p. 15-26 et Feuillets de la
Cathédrale de Liège, 24, 1996.
236 PHILIPPE GEORGE

«Typologie des sources du Moyen Âge occidental». Tout au plus nous per-
mettons-nous de suggérer ci-dessous quelques pistes de recherches.

Authenticité et véracité
Divers critères peuvent entrer en ligne de compte et déterminer des caté-
gories de reliques. Avant tout les «vraies» et les «fausses» reliques. Dans ce
domaine du culte des reliques, les critères d'authenticité et de véracité sont
omniprésents. En grossissant le trait, nous pourrions écrire que «plus une
relique est fausse, plus elle intéressera 1'historien».

Origine
L'origine des reliques se décline selon:
- la personne dont on conserve le souvenir: reliques dominicales, mariales,
apostoliques ... ;
- ensuite selon les textes sur lesquels se fonde leur existence: reliques hagio-
graphiques ou évangéliques ... ;
-enfin selon l'origine géographique. La géographie sacrée accroît le prestige
de ces objets: reliques de Terre Sainte, reliques romaines, reliques de
Byzance, mais aussi reliques mosanes, rhénanes, provençales ...
Importante est la provenance de reliques qui ont séjourné dans un espace
particulier où elles se chargent d'un surcroît de puissance. Reliques d'États,
reliques de villes, reliques d'établissements religieux, reliques de diocèses,
reliques nationales. La sacralisation par le pouvoir de lieux géographiques au
moyen de reliques doit être envisagée.

Fonctions
Une typologie fonctionnelle peut être entrevue, c'est-à-dire la fonction
qu'occupent les reliques dans la société selon l'utilisation historique de ces
objets sacrés. Détailler ces fonctions permet de mieux saisir les motivations
des pieux ou impies zélateurs.
On parlera ainsi de reliques thaumaturgiques, de reliques protectrices ou
tutélaires, de reliques de pouvoir 14 . L'exemple de Gérard de Brogne s'appro-
priant les reliques de saint Wandrille pour prétendre à la possession de Fon-
tenelle en est significative 15 . De même à Malmedy, en plaçant le corps de leur

14 Cf. ici les communications de S. BoESCH GAJANO et E. Boz6KY, et E. Boz6KY, «Voyage de reliques et

démonstration du pouvoir aux temps féodaux», Voyages et voyageurs au Moyen Age, Paris, 1996,
p. 267-280 (Société des Historiens Médiévistes de l'Enseignement Supérieur Public).
15 D. MISONNE, «Gérard de Brogne et sa dévotion aux reliques», Sacris Erudiri, 25, 1982, p. 1-26.
Les reliques des saints : un nouvel objet historique 237

saint patron Agilolf dans les mains d'Annon de Cologne, les moines malmé-
diens recherchent la protection de l'archevêque et tendent à l'autonomie par
rapport à Stavelot.
La géographie de la foi s'écrit aussi avec ces translations de reliques, quê-
tes et voyages 16 , cadeaux et dons de reliques, mais aussi bien sûr vols de reli-
ques. Après la vénération des corps saints et entiers, recueillis dans toute leur
intégrité et sous la protection desquels se placent les individus d'un espace
désormais sacré (monastère, église ... ), se développèrent les collections de reli-
ques. Numerentur non ponderentur! Dans cette pluralité de reliques, on recher-
che quelque spécialité thaumaturgique, comme l'atteste bien l'inscription de
la boîte à reliques de Momalle au XIIe siècle 17 .
Le chevauchement de certaines reliques dans plusieurs catégories n'a pas
lieu de surprendre. Au contraire, plus nombreuses sont les fonctions d'une
relique, plus grand est considéré son pouvoir. Nous pourrions encore déve-
lopper ces catégories et parler de reliques répandues au sein et par certains
ordres religieux, de reliques à la diffusion extrêmement dense comme celle
des Thébains ou des Onze Mille Vierges 18 .

À n'en pas douter, les reliques des saints sont devenues un nouvel objet
historique. L'inventaire systématique du contenu des châsses et reliquaires est
le seul à pouvoir rendre publics des documents jusqu'ici inédits; complété
par les archives et sources diverses, cet inventaire permettra la constitution
d'une base de données informatique susceptible de rendre bien des services
aux chercheurs.
En terminant, nous voudrions insister sur ce qui nous paraît primordial:
la publication systématique des trésors d'églises. Ouvrez les châsses avec
doigté archéologique, inventoriez-en le contenu avec rigueur scientifique,
conservez toutes les multi-reliques avec soin muséologique, et le miracle tant
attendu se produira: les saints vous parleront ...

16 Un exemple parmi d'autres: R. KAISER, «Quêtes itinérantes avec des reliques pour financer la
construction des églises (XI•-xn• siècles)», Le Moyen Age, 101, 1995, p. 205-225.
17 Notre article «Deux reliquaires historiques (XIe et xn• siècles) conservés à Liège», Bulletin de la

Sociéte Nationale des Antiquaires de France, 1990, p. 368-377.


18 Notre article «À Saint-Trond, un import-export de reliques des Onze Mille Vierges dans la
seconde moitié du XIIIe siècle», Bulletin de la Société Royale Le Vieux-Liège, 12, n° 253, p. 209-228.
Du bon (et du mauvais) usage
des reliquaires au Moyen Âge 1
Alain DIERKENS

Trop fréquemment, dans l'abondante bibliographie relative aux reliques et aux


reliquaires2 - en ce compris les grands dictionnaires et encyclopédies de théolo-
gie, de liturgie ou d'histoire religieuse 3 -, les reliquaires ne sont traités que du

1 Le texte qui suit offre une version remaniée de la communication que j'ai présentée à Boulogne le

5 septembre 1997; le titre retenu pour cet article évoque celui d'un ouvrage dont la lecture, au tout
début de mes études d'Histoire à l'Université libre de Bruxelles, a fortement stimulé mon intérêt
pour les saints et les reliques: P. BoussEL, Des reliques et de leur bon usage, Paris, 1971. je tiens à
remercier tous ceux qui, par leurs remarques, objections et questions, m'ont permis d'améliorer mon
texte; je pense bien sûr, en premier lieu, à Edina Boz6ky et à Anne-Marie Helvétius qui m'ont fait
l'honneur de me demander de faire partie du comité scientifique du colloque et l'amitié de me con-
fier un exposé, mais aussi à jean-Pierre Arrignon, Philippe Depreux, Philippe George, Michel
Kaplan, Stéphane Lebecq, jean-Marie Sansterre, jean-Claude Schmitt et Pierre-André Sigal Ge dois
notamment à ce dernier les mentions de miracles, infra n. 54 et 55). C'est par commodité que les
exemples que je donnerai concernent principalement le pays mosan· dont l'histoire religieuse a fait
l'objet de certaines de mes recherches antérieures.
2 Rapide panorama d'ensemble: A. DIERKENS, «Reliques et reliquaires, sources de l'histoire du

Moyen Âge», Sainteté et martyre dans les religions du Livre, éd.]. MARX, Bruxelles, 1989 (Problèmes
d'Histoire du Christianisme, 19), p. 47-56. Parmi les études les plus importantes: A. ANGENENDT,
Heilige und Reliquien. Die Geschichte ihres Kultes vom Jrühen Christentum bis ZUT Gegenwart, Munich,
1994;]. BRAUN, Die Reliquiare des christliche Kultes und ihre Entwicklung, Fribourg, 1940; P. DINZELBA-
CHER, «Die 'Realprâsenz' der Heiligen in ihren Reliquiaren und Grâbern nach mittelalterlichen
Quellen», Heiligenverehrung in Geschichte und Gegenwart, éd. P. DINZELBACHER et D. BAVER, Ostfildern,
1990, p. 115-174; H. FICHTENAU, «Zum Reliquienwesen im frûhen Mittelalten, Mitteilungen des Ins-
tituts Jür Osterreichische Geschichtsforschung, 60, 1952, p. 60-89; Ph. GEORGE, «De l'intérêt de la con-
servation et de l'étude des reliques des saints dans le diocèse de Liège», Bulletin de la Société Royale Le
Vieux-Liège, n° 226, juilllet-septembre 1984, p. 509-530; N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des
saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, 1975 ; R. KRoos, «Vom Umgang mit Reliquien », Orna-
menta Ecclesiae. Kunst und Künstler der Romanik, éd. A. LEGNER, Cologne, 1985, 3, p. 25-49; Reli-
quien. Verehrung und Verklarung. Skizzen und Noten ZUT Thematik und Katalog zur Ausstellung der Kiilner
Sammlung Louis Peters im Schnütgen-Museum, éd. A. LEGNER, Cologne, 1989; A. LEGNER, Reliquien in
Kunst und Kult zwischen Antike und Aujklarung, Darmstadt, 1995.
3 Par exemple H. LECLERCQ, «Reliques et reliquaires», Dictionnaire d'Archéologie Chrétienne et de
Liturgie, 14, 1948, col. 2294-2359; P. SÉJOURNÉ, «Reliques», Dictionnaire de Théologie Catholique, 13,
1936, col. 2312-2376; R. NAZ, «Reliques», Dictionnaire de Droit Canonique, 7, 1965, col. 569-574;
240 ALAIN DIERIŒNS

point de vue de l'histoire de l'art (typologie, évolution formelle, techniques d'orfè-


vrerie, ... ) ou, éventuellement, dans leurs rapports avec l'architecture (place dans
l'église: chœur ou crypte)4 . Il n'est pas rare de voir indistinctement traités, sous la
même entrée ou dans la même rubrique «reliques», les reliques proprement dites
et le reliquaire qui les contient. Or s'il est souvent légitime de traiter les reliques
comme indissociablement liées au contenant ou au récipient, le statut du reli-
quaire mérite une attention spécifique comme réceptacle, souvent somptueux,
bénéficiant du contact prolongé avec des reliques et, à ce titre, participant de la
virtus et de la potestas de celles-ci.
Il s'agira ici d'examiner brièvement: d'abord- et sans originalité-, le bon
usage du reliquaire contenant ses reliques (le reliquaire permettant notamment de
visualiser et de présentifier les reliques qui lui confèrent sa valeur particulière);
ensuite, le rapport entre les reliques et le reliquaire qui les contient; enfin, le statut
du reliquaire une fois dépourvu de reliques, par exemple après le transfert de cel-
les-ci dans une nouvelle châsse5 . je n'envisagerai pas, par contre, la question de la
véracité ou de l'authenticité des reliques6, question essentielle qui a fait l'objet, au

A. THOMAS, ~Reliquiar», Lexikonfü.r Theologie und Kirche, 2' éd., 8, 1963, col. 1213-1216; B. KOT-
TING et al., «Reliquien», ibid., col. 1216-1221; P. ]OUNEL, «Reliques (culte des)», Catholicisme, 12,
1990, col. 853-860;]. ENGEMANN, V H. ELBERN et B. BORKOPP, «Reliquiar», Lexikon des Mittelalters,
7, 1996, col. 699-702; A. ANGENENDT, G. MAJESKA et K. BERGDOLT, «Reliquien», ibid., col. 702-704;
P. KERBRAT, «Reliquaire» et «Reliques (translation des)», Dictionnaire Encyclopédique du Moyen Age,
dir. A. VAUCHEZ, Cambridge-Paris-Rome, 1997, 2, p. 1304-1305 et 1307; P. GEARY et B. FLUSIN,
«Reliques», ibid., p. 1305-1307.
4 X. BARRAL l ALTET, ~Reliques, trésors d'églises et création artistique», La France de l'an Mil, éd.
R. DELORT, Paris, 1990 (Points Histoire, H 130), p. 184-213. Pour un cas régional: L.-F. GENICOT,
Les églises mosanes du XI' siècle. Livre I: Architecture et société. Louvain, 1972, surtout p. 116-168;
L.-F. GENICOT, Les églises romanes du pays mosan. Témoignage sur un passé, Celles, 1970, p. 65-73.
5 De façon générale sur ces questions, voir M.-M. GAUTHIER, Les routes de la foi. Reliques et reliquaires
de jérusalem à Compostelle, Fribourg, 1983 ; Ph. GEORGE, Les routes de la foi en pays mosan. Sources,
méthode et problématique, Liège, 1995 (Feuillets de la Cathédrale de Liège, 18-20).
6 À l'exemple des diplomatistes, je propose en effet de distinguer relique vraie (s'opposant à reli-

que fausse, résultant d'une erreur d'identification, d'une démarche de faussaire, d'une volonté de
tromperie; cf. différentes communications publiées dans les Actes du colloque Fiilschungen im Mit-
telalter. Internationaler Kongress der Monumenta Germaniae Historica, München, 16.-19. September
1986, 5: Fingierte Briefe. Frommigkeit und Fiilschung. Realienfiilschungen. Hanovre, 1988, notamment
F.-]. HEYNEN, «Fâlschung und Legende. Das Beispiel der Trierer Martyrerlegende», p. 403-415,
A. MISCHLEWSKI, «Die Antoniusreliquien in Arles: eine heute noch wirksame Fâlschung des 15.
jahrhunderts», p. 417-431 et W GJESE, « Dielancea Domini von Antiochia (1098/99) »,p. 485-504)
et relique authentique (c'est-à-dire acceptée par l'autorité ecclésiastique, en l'occurrence l'évêque
puis le pape; s'opposant ainsi à une relique non reconnue, pour ainsi dire officieuse). Les mesures
législatives carolingiennes imposant la reconnaissance d'un culte par l'évêque diocésain et l'appro-
bation de l'ordinaire du lieu lors de l'introduction dans le diocèse d'une relique ou d'un corps saint,
touchent à l'authenticité des reliques; un écrit comme le livre I du De pigneribus sanctorum de Gui-
bert de Nogent (c. 1115-1120), concerne la véracité des reliques (GUIBERT de NOGENT, De sanctis et
eorum pigneribus, éd. R. B. C. HUYGHENS, Turnhout, 1993 (Corpus Christianorum. Continuatio
Medirevalis, 127), p. 79-175). De la même façon qu'un acte faux peut être authentique (s'il est revêtu
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 241

Moyen Âge, d'un grand nombre de mesures législatives et de prises de position


théologiques 7.

Du bon (et du mauvais) usage du reliquaire contenant des reliques


Un reliquaire peut, on le sait, contenir la totalité ou une partie d'un corps
saint. La question qui se pose alors est évidemment de savoir si la partie a la
même valeur que le tout, si l'efficacité de la partie équivaut à celle de la totalité,
si donc la différence d'intensité de la virtus est spirituellement négligeable ou
non-signifiante8 ; une réponse affirmative à ces questions, qui se retrouve dans
les écrits de certains théologiens, va à l'encontre de la logique même du pèleri-
nage, qui conduit le pèlerin sur les Lieux saints ou au tombeau d'un saint
réputë. Il peut aussi renfermer une relique non-corporelle ou représentative 10 ,
dont la virtus provient du contact avec le saint invita (un vêtement, par exem-
ple) ou avec le tombeau de celui-ci (eau, cire, tissu, etc.).

des marques idoines d'authenticité ou s'il est reconnu par les autorités publiques), une relique fausse peut
être authentique et les miracles produits par son intermédiaire sont reconnus (par ex. le Saint Suaire de
Turin). Par opposition, des miracles avérés produits via une relique fausse ou non reconnue (un exemple
bien étudié: J.-C. ScHMm, Le saint Lévrier. Guinefort, guérisseur d'enfants depuis le XIII' siècle, Paris, 1979)
sont considérés comme œuvres du diable; dans ce contexte, on devrait se pencher attentivement sur le
dossier de cet Adalbert condamné lors du concile de Soissons en 744 puis lors d'un concile à Rome en
745 (dossier rassemblé dans les Ausgewàhlte Quellen zur deutschen Geschichte des Mittelalters, éd. R. RAu,
Briefe des Bonifatius. Willibalds Leben des Bonifatius, Darmstadt, 1969, p. 378-401).
7 Par exemple K. SCHREINER, « Discrimen veri et falsi. Ansâtze und Formen der Kritik in der Heiligen-

und Reliquienverehrung des Mittelalters», Archiv Jür Kulturgeschichte, 48, 1966, p. 1-53 et ID., «Zum
Wahrheitsverstândnis im Heiligen- und Reliquienwesen des Mittelalters », Saeculum, 17, 1966,
p. 131-169. Le De sanctis et eorum pigneribus de Guibert de Nogent (supra, n. 6) a fait, dans cette
optique, l'objet d'études détaillées, dont se détache K. Gurn, Guibert von Nogent und die hochmittelal-
terliche Kritik an der Reliquienverehrung, Ottobeuren, 1970; voir aussi A. LEFRANC, «Le Traité des reli-
ques de Guibert de Nogent et les commencements de la critique historique», Études offertes à Gabriel
Monod, Paris, 1896, p. 285-306; B. MoNOD, Le moine Guibert et son temps (1053-1124), Paris, 1905,
p. 253-339; C. MoRRis, «A Critique of Popular Religion: Guibert of Nogent on the Relies of the
Saints», Popular Belief and Practice, Cambridge, 1972 (Studies in Church History, 7), p. 55-60; ainsi
que l'introduction à l'édition citée ci-dessus (n. 6: éd. R. B. C. HUYGHENS).
8 Lors des discussions qui ont suivi mon exposé, Michel Kaplan a donné des exemples de saints
byzantins dont, selon toute apparence, la virtus était présente dans une relique indirecte ou un frag-
ment de corps autant que dans le corps du saint lui-même. Cf. son article, ici-même, «De la
dépouille à la relique: formation du culte des saints à Byzance du ye au xn• siècle», p. 24.
9 La bibliographie relative aux pèlerinages est considérable. je me contenterai de citer ici P.-A. SIGAL,
Les marcheurs de Dieu. Pèlerinages et pèlerins au Moyen Age, Paris, 1974; ID., «Reliques, pèlerinages et
miracles dans l'Église médiévale (XI•-xm• siècles)», Revue d'Histoire de l'Église de France, 76, 1990,
p. 193-211; P. GEARY, «The Saint and the Shrine. The Pilgrim's Goal in the Middle Ages», Wallfahrt
kennt heine Grenzen, éd. L. Kruss-RETIEBECK et G. MOHLER, Munich, 1984, p. 265-274.
10 Sur cette distinction, bien connue, entre reliques corporelles et reliques représentatives, voir

P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle dans la France médiévale (Xl•-XIJ." siècle), Paris, 1985, p. 35-73;
N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 41-48; Ph. GEORGE, «Les reliques des saints:
un nouvel objet historique», ici-même, p. 230-231.
242 ALAIN DIERKENS

Il contient parfois divers objets 11 , dont on estime que le contact avec les
reliques renforce la valeur et le pouvoir; le cas le plus clair de ce phénomène
est fourni par les chartes 12 ou documents diplomatiques, que l'on estime alors
mieux protégés dans un réliquaire que dans un coffre à archives, dans l'arma-
rium ou le scriptorium et dont le contact avec les restes saints renforce la valeur
du dispositif et des clauses complémentaires (positives ou, surtout, négatives:
sanctio positiva ou negativa) 13 .
Du point de vue matériel, un reliquaire 14 peut être fixe, par exemple
lorsqu'il s'agit du tombeau du saint, soit in situ, soit aménagé 15 . Le plus sou-
vent, il peut être déplacé (et, éventuellement, porté en procession); c'est le cas
de grandes châsses (comme les châsses mosanes des XIe et XII" siècles 16) ou de
plus petites (pouvant aller jusqu'au reliquaire-pendentif ou à la petite bourse-
reliquaire17): le format (et la forme, j'y reviendrai) peut évidemment être fonc-
tion de la nature et de l'ampleur des reliques conservées, mais d'autres fac-
teurs peuvent intervenir 18 . Où placer cette châsse ou ce reliquaire? Soit dans
une crypte (et c'est l'une des raisons du développement de cetre particularité
architecturale) 19 dont il faut alors prévoir la construction en fonction du va-
et-vient des pèlerins et des formes de dévotion; soit à proximité de l'autel. On

11 Je reviendrai plus loin sur le cas des textiles qui servaient à emballer les reliques.
12 Je ne parle évidemment pas ici des authentiques de reliques dont la nature est toute autre; cf. infra,
n. 37.
13 Cf. par ex., Ph. GEORGE, «Erlebald (m. 1193), gardien des reliques de Stavelot-Malmedy», Le

Moyen Age, 1984, p. 375-382.


14 Une partie de ce qui suit peut également se rapporter à l'autel portatif- par rapport à l'autel fixe-;
comme l'autel doit contenir des reliques (ou, à défaut, une hostie etc.), on pourrait le considérer, de
ce point de vue, comme un type de reliquaire particulier...
15 Il en est ainsi de sarcophages dont la présentation a fait l'objet d'un dispositif architectural qui les

rend accessibles à la dévotion des fidèles, qui peuvent ainsi les contempler et, très souvent, les tou-
cher (par ex. sarcophages de saint Germain à Auxerre, de saint Philibert à Déas-Grandlieu, etc.).
16 Parmi les études récentes consacrées aux châsses mosanes, cf., notamment, R. DIDIER et A. LEMEU-

NIER, «La châsse de saint Hadelin de Celles-Visé», Trésors d'art religieux au pays de Visé et saint Hade-
lin, Visé, 1988, p. 91-200; A. LEMEUNIER, «La châsse de sainte Ode d'Amay» et «L'ancienne châsse
de sainte Ode», Trésors de la collégiale d'Amay, Amay, 1989, p. 49-79 et 81-89.
17 Sur les bourses-reliquaires (Andenne, Aldeneik, Enger, ... ), on verra, par exemple, différentes études
de V. H. ELBERN, dont les principales sont reprises dans ID., Fructus operis. Kunstgeschichtliche Aufsatze
aus Jünf]ahrzehnten, éd. P. SKUBISZEWSKI, Ratisbonne, 1998; cf. aussi les notices du catalogue Werdendes
Abendland an Rhein und Ruhr, Essen, 1956 et le volume collectif Das Erste ]ahrtausend. Kultur und Kunst
im WerdendenAbendland an Rhein und Ruhr, éd. V. H. ELBERN, Düsseldorf, 3 vol., 1962-1964.
18 On connaît, en effet, des châsses dont les grandes dimensions apparaissent comme disproportion-

nées par rapport aux reliques qui y sont effectivement contenues; le prestige et l'ostentation jouent
ici un rôle essentiel.
19 Sur les cryptes, supra n. 4; pour le pays mosan, ajouter L.-F. GENICOT, «Les cryptes extérieures du

pays mosan au xre siècle: reflet typologique du passé carolingien?», Cahiers de Civilisation Médiévale,
22, 1979, p. 337-347.
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 243

connaît nombre de dispositifs destinés à présenter le reliquaire retro altare20


(et on a fait de ces aménagements une des origines des retables ultérieurs,
dont certains sont déjà attestés au xne siècle21 ). Quant à la présentation du
reliquaire sur l'autel, cette pratique, attestée depuis le milieu du IXe siècle,
sera parfois condamnée ou critiquée, notamment dans les milieux clunisiens
où l'on estime qu'il convient de réserver l'autel à Dieu seul22 .
Le passage du reliquaire fixe, immobile (immobilier, pourrait-on dire), au
reliquaire mobile (mobilier) reflète une intéressante évolution des mentalités
quant au rôle du saint et aux modalités de la dévotion qui peut lui être adressée;
ce phénomène est constant dans l'Occident médiéval et l'on devrait s'interroger
sur le cas des reliques qui n'ont pas été transférées dans une châsse et qui ont
donc été délibérément maintenues à leur emplacement originel.
Le reliquaire peut donc présenter des aspects extrêmement différents:
depuis le sarcophage-reliquaire23 et la grande châsse, image de la maison de
Dieu, pendant ou annonce du Temple de la jérusalem céleste, jusqu'à la
châsse de petites dimensions ou la boîte à reliques 24 . Depuis le contenant
affectant une forme de sarcophage, de boîte, ... jusqu'au reliquaire «parlant»,
dont la forme évoque la nature de la relique contenue (chef-reliquaire, pied-
reliquaire, bras-reliquaire, ... ); dans ce cas, il s'agit non seulement de présen-
tifier la relique et d'en indiquer, de façon didactique, la nature aux pèlerins,

20 Par ex.]. HUBERT, «lntroibo ad altare», Revue de l'Art, 24, 1974, p. 9-21. Voir sunout B. D'HAINAUT,

Les retables d'autel sculptés dans les Pays-Bas à la fin de l'époque gothique (XV' - début XVI' siècle). Raisons,
thèmes et usages, thèse de doctorat inédite, Université libre de Bruxelles, 1996-1997, 1, p. 14-114.
21 Sur un cas bien connu, le retable de Stavelot réalisé dans le second quan du xn• siècle, sous

l'abbatiat de Wibald, par Godefroid de Huy et son atelier, cf. Ph. GEORGE, Les reliques de Stavelot-Mal-
medy. Nouveaux documents, Malmedy, 1989 et ID., ~·Le plus subtil ouvrier du monde': Godefroid de
Huy, orfèvre mosan», Cahiers de Civilisation Médiévale, 39, 1996, p. 321-338.
22 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. dt., p. 173-174.
23 Par sarcophage-reliquaire, on peut entendre le sarcophage originel dans lequel le saint a été

inhumé et qui fait l'objet d'une présentation ad hoc (supra, n. 15), mais aussi un sarcophage
«d'apparat», spécialement réalisé pour l'exposition des reliques. C'est à cette catégorie qu'appar-
tient, je crois, le sarcophage de sancta Chrodoara (sainte Ode) à Amay, réalisé en 730 à l'occasion de
l'élévation des reliques de la sainte par l'évêque de Maastricht-liège Floriben; cf. A. DIERKENS, «À
propos du sarcophage de sancta Chrodoara découven en 1977 à Amay», Mélanges Pierre Colman,
Uège, 1995 (An&: Fact, 15), p. 30-32. On pourrait aussi poser ici la question de la nature exacte
des cénotaphes élevés au-dessus ou à proximité immédiate d'une tombe remarquable.
24 Cf. supra, n. 17, sur les reliquaires-bourses. La littérature est immense sur les capsae, médaillons

et plaques-boucles d'époque mérovingienne considérées comme reliquaires (par ex. Die Ausgrabun-
gen in St. Ulrich und Afra in Augsburg 1961-1968, éd.]. WERNER, Munich, 1977, p. 337-346 et pas-
sim). Sur un beau cas de boîte à reliques médiévale, le reliquaire en plomb de Momalle (fin du XIIe
siècle), cf. divers anicles et notices de Ph. GEORGE, dont ~Deux reliquaires historiques (XIe et XIIe
siècle) conservés à Uège »,Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1990, p. 368-377.
244 ALAIN DIERKENS

mais encore de se rapprocher de la fameuse idée du corpus incorru.ptum 25 : le


reliquaire devient l'image glorieuse du corps saint 26 . La statue-reliquaire peut,
de ce point de vue, être considérée comme un cas-limite de reliquaire représen-
tatif/imagé 27 . Depuis la boîte fermée, jusqu'à celle qu'on peut ouvrir et à celle
dont on voit le contenu (reliquaire-monstrance).
Ceci étant rappelé, et en n'oubliant pas que, de toute façon, le saint est un
intercesseur - le culte d'un saint conduit au culte de Dieu; à travers le saint,
c'est Dieu que l'on veut toucher-, quel est le «bon» usage du reliquaire?
Le reliquaire peut être une manière de thésauriser. Il peut avoir un rôle
politique28 , dans l'action (telles l'humiliation des reliques ou la translation des
corps saints, dont il sera question plus loin) ou dans le paraître (montrer la
puissance et la richesse). Il peut être un objet de dévotion et/ou de pèlerinage:
on veut/peut le toucher pour toucher le saint (et donc Dieu) par l'intermé-
diaire de ses reliques; les problèmes matériels qui se posent alors sont ceux
du lieu de l'exposition (autel, crypte, choeur, ... ), de l'accessibilité (quand?
qui ?)29 , de la surveillance, de la consignation des éventuels miracles 30 , etc.

25Par ex. A. ANGENENDT, «Corpus incorruptum, eine Leitidee der rnittelalterlichen Reliquienverehrung»,
Saeculum, 42, 1991, p. 320-346; ID., «Der 'ganze' und 'unverweste' Leib: eine Leitidee der Reliquien-
verehrung bei Gregor von Tours und Beda Venerabilis », Aus Archiven und Bibliotheken. Festschrift Jür
Raymund Kottje zum 65. Geburtstag, éd. H. MORDEK, Francfort-Berne-New York-Paris, 1992, p. 3-50.
26 Ainsi, une bénédiction faite avec un bras-reliquaire ajoute-t-elle à la puissance du geste, celle de la
virtus du saint.
27 En la matière, on ne peut passer sous silence l'article-pionnier de]. HUBERT et M.-C. HUBERT, «Piété
chrétienne ou paganisme? Les statues-reliquaires de l'Europe carolingienne», Settimane di Studio del
Centra italiano di studi sull'Alto Medioevo, 28: Cristianizzazione ed organizzazione ecclesiastica delle campa-
gne, Spolète, 1982, 1, p. 235-268. Mais la problématique a considérablement évolué depuis, surtout
grâce aux recherches de j.-C. Schmitt et de j.-M. Sansterre. Sur la statue-reliquaire la mieux connue,
celle de sainte Foy à Conques, la bibliographie de base est donnée dans Uber miraculorum sanctae Fidis,
éd. L. RoBERTINI, Spolète, 1994; sur la statue-reliquaire de sainte Foy, cf. A. REMENSNYDER, «Un pro-
blème de culture ou de cultures? La statue-reliquaire et les joca de sainte Foy dans le Uber miraculorum
de Bernard d'Angers», Cahiers de Civilisation Médiévale, 33, 1990, p. 351-379.
28 Un cas bien connu: la donation de reliques dans le cadre de l'affirmation du pouvoir franc en

Saxe. Cf. K. HONSELMANN, « Reliquientranslationen nach Sachsen », Das erste ]ahrtausend, éd.
V. H. ELBERN, op. dt., 1, p. 159-193; A. VAN LANDSCHOOT, «La translation des reliques de saint Vit de
l'abbaye de Saint-Denis à celle de Corvey en 836», Revue Belge de Philologie et d'Histoire, 74, 1996,
p. 593-632; H. ROCKELEIN, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. ]ahrhundert. über Kommunika-
tion, Mobilitât und Offentlichkeit im Frühmittelalter, Habilitationsschrift, Hambourg, 1997 (une version
imprimée de ce travail paraîtra prochainement dans les Beihefte der Francia). De façon plus géné-
rale, R. MICHALOWSKI, «Le don d'amitié dans la société carolingienne et les Translationes sanctorum»,
Hagiographie, culture et sociétés IV-XII' siècles, Paris, 1981, p. 399-416 et les recherches en cours
d'E. BozOKY (notamment «Les reliques et la prospérité du pays. La politique de reliques des pre-
miers comtes de Flandre», ici-même, p. 271-292).
29 Les reliques peuvent n'être accessibles que le dimanche ou lors de la fête du saint; leur accès peut
être limité aux hommes (dans le cas de reliques conservées dans un monastère masculin) ou aux
femmes (dans celui d'un monastère féminin), etc. Cette question- qu'illustrent à merveille les textes
hagiographiques relatifs à l'abbaye de Saint-Hubert dans les Ardennes- n'a, à ma connaissance, pas
encore fait l'objet d'une étude systématique.
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 245

Le reliquaire peut être transporté processionnellement31 : à des fins finan-


cières (quêtes itinérantes32); à des fins judiciaires; à des fins d'ostentation
politique; etc. Ceci implique, bien sûr, un rituel particulier et une forme de
discours adaptée (sermon, explication, ... ). Le reliquaire peut être le «lieu»
d'un serment: féodo-vassalique, judiciaire, conventus, professions monasti-
ques, assemblées de Paix, fidélité 33 , etc. Il peut ainsi être le support d'une
transaction financière, d'une donation, d'une action juridique, d'une action
religieuse (consécration d'une église; Paix de Dieu34 ; ... ); la donation d'un
bien (ou d'une personne) à un saint (propriétaire immatériel et, pour ainsi
dire, éternel) se fait souvent via le reliquaire; etc. Le reliquaire peut contribuer
à une action spectaculaire: humiliation ou coercition des reliques 35 .
Par son décor, le reliquaire- comme le retable- peut visualiser la biogra-
phie du saint et, à ce titre, apparaître comme un complément figuré de la Vita
et du sermon. Comme une peinture ou une sculpture, il permet d'illustrer et
de montrer (rôle didactique et pédagogique); l'iconographie du saint, avec les
attributs reconnaissables de celui-ci, contribue à marquer les esprits et à
imprimer une image36 . Il peut, bien sûr, servir de support à la méditation et à
la prière.

30 Sur le rôle essentiel, en la matière, des coütres/custodes, cf. P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle, op.
cit., p. 123-126. De façon plus générale, A. DIERKENS, «Réflexions sur le miracle au Haut Moyen
Âge», Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Age, Paris, 1995, p. 9-30.
31 Â mon sens, et contre M. Heinzelmann (Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienhultes,
Turnhout, 1979), on ne peut considérer les quêtes itinérantes comme des translationes au sens litur-
gique et technique. Voir, par ex., P.-A. SIGAL, «Les voyages de reliques aux xr• et xn• siècles»,
Voyage, quete, pèlerinage dans la littérature et la civilisation médiévale, Aix-en-Provence-Paris, 1976
(Sénéfiance, 2), p. 75-104.
32 La bibliographie de base se trouvera dans P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle, op. cit., p. 155-163,

P. HÉUOT et M.-L. CHASTANG, «Quêtes et voyages de reliques au profit des églises françaises du
Moyen Âge», Revue d'Histoire Ecclésiastique, 59, 1964, p. 789-822 et 60, 1965, p. 5-32 et dans
R. KAISER, «Quêtes itinérantes avec des reliques pour financer la construction des églises (XIe-XIIe
siècles)», Le Moyen Age, 101, 1995, p. 205-225.
33 N. HERRMAN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 235-270. Un cas bien connu, le serment

de fidélité d'Harold de Wessex au duc de Normandie Guillaume, prêté sur les reliques de la cathé-
drale de Bayeux (épisode central de la «tapisserie» de Bayeux).
34 La présence des reliquaires lors des grandes assemblées de paix est attestée dès la fin du x• siècle,

tant dans le Sud-Ouest de la France que dans le Nord (par ex. à Cambrai en 1030).
35 Cf. P. GEARY, «L'humiliation des saints», Annales E.S.C., 34, 1979, p. 27-42; ID., «La coercition
des saints dans la pratique religieuse médiévale», La culture populaire au Moyen Age, éd. P. BOGLIONI,
Montréal, 1979, p. 146-161. Ces études ont été publiées ultérieurement dans leur version anglaise
dans P. GEARY, Living with the Dead in the Middle Ages, Ithaca-Londres, 1994, p. 95-115 et 116-124.
36 Pour un cas où l'iconographie d'un cénotaphe a contribué à la fixation d'une légende hagiographi-

que, cf. A. DJERKENS, «L'essor du culte de saint Walhère à Onhaye: fin du XIIe ou fin du XV siècle?»,
Revue d'Histoire Ecclésiastique, 82, 1987, p. 28-43.
246 ALAIN DIERKENS

Reliques et reliquaires
Comme il a été dit plus haut, les reliques entretiennent avec le reliquaire
des relations étroites, à telle enseigne que, dans des raccourcis d'expression,
l'on a parfois tendance à ne pas les distinguer assez nettement. Bien sûr, au
haut Moyen Âge, le reliquaire doit être somptueux - le plus somptueux pos-
sible- de façon à être à la hauteur du défunt que l'on veut honorer ou dont on
veut promouvoir le culte. Cette somptuosité - qui présente aussi d'autres
facettes, comme celles, déjà évoquées, de la thésaurisation ou du geste politi-
que marqué par une donation ostentatoire - est bien dans les conceptions
mérovingienne ou carolingienne, mais participe aussi de la spiritualité cluni-
sienne pour laquelle la beauté et la richesse dans les édifices de culte ou dans
les objets liturgiques concourent à la glorification de Dieu et de ses saints, et
-par dérivation- de l'institution possédante. On ne peut, bien sûr, tolérer de
reliquaire indigne ou vieilli; il faut faire neuf, «à la mode»; je reviendrai plus
loin sur le sort des anciens reliquaires abandonnés au profit des nouveaux.
Le reliquaire offre aux reliques une garantie d'authenticité et de véracité,
si toutefois les reliques ont préalablement été authentifiées (et éventuellement
munies des authentiques37 adéquates) et le reliquaire, contrôlé par l'autorité
ecclésiastique qui peut d'ailleurs sceller le reliquaire lui-même et/ou les
paquets et sachets de reliques. Il peut également offrir une garantie de conser-
vation des reliques, en offrant à celles-ci un (certain) contrôle contre un éven-
tuel vol 38 .
La protection des reliques ne se conçoit pas uniquement en termes maté-
riels ou économiques; de façon plus spirituelle, elle permet d'éviter le contact
des reliques avec des mains impures. Il convenait en effet de savoir qui peut
prendre, ou porter un reliquaire, et a fortiori qui peut toucher directement
une relique. Dès le VIe et le VIle siècles, il y eut des tentatives de réserver le
contact des res sacrae aux prêtres, éventuellement aux sous-diacres39 . Cette
règle fut fréquemment affirmée dans la suite, notamment par le décret de Gra-
tien40 mais la pratique montre que cette règle souffre d'innombrables
exceptions: les laïcs participent activement aux translations et inventions de

37 Sur les authentiques de reliques, la bibliographie de base se lira dans N. HERRMANN-MAscARo, Les
reliques des saints, op. cit., p. 113-125 et dans M. HEINZELMANN, Translationsberichte, op. cit., p. 83-88.
38 N. HERRMANN-MASCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 339-363; H. SILVESTRE, «Commerce et
vol de reliques au Moyen Âge», Revue Belge de Philologie et d'Histoire, 30, 1952, p. 721-739; P. GEARY,
Furta sacra. Thefts of Relies in the Central Middle Ages, Princeton, 1978 (nouv. éd., 1990; trad. fr. Le
vol des reliques au Moyen Age, Paris, 1993).
39 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 203.
40 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 204 (Decret. Grat., D. 23, c. 31, C. 30, c. 26).
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 247

reliques41 ; des reliques sont appliquées sur le corps de malades; des souve-
rains participant aux processions solennelles sont invités à porter le reli-
quaire42 , il est vrai fréquemment déposé sur un brancard; des particuliers
obtiennent, parfois moyennant paiement, une place active dans les
processions; etc.
Le reliquaire, comme plus tard les triptyques et les retables à panneaux43 ,
offre la caractéristique de cacher aux yeux des fidèles ce que ceux-ci souhai-
tent voir et vénérer; il s'ensuit une extraordinaire possibilité de mise en scène
basée sur le montrer/cacher, ouvrir/fermer, sous le contrôle strict de l'autorité
épiscopale44 et moyennant une préparation spirituelle adéquate: l'ouverture
illicite du reliquaire, comme du sarcophage ou de la tombe renfermant de
saints restes, s'accompagne de miracles défavorables au contrevenant (paraly-
sie, aveuglement, ... ) ou rendant inefficiente ladite ouverture (nuage,
brouillard, ... ). Si le reliquaire, «opaque», est fermé, le contenu est évoqué par
la décoration du reliquaire, par une inscription sur le reliquaire 45 - voire sur
un des murs de l'église46 - qui précise parfois aussi l'identité du donateur et
l'origine des reliques47 . Certains reliquaires offrent, même fermés, des dispo-
sitifs permettant d'entrevoir le contenu48 , alors que, plus tard, à la fin du
Moyen Âge et aux Temps Modernes (mouvement post-tridentin), se déve-
loppe le type du reliquaire-monstrance, voire du sarcophage en verre (sous
un autel) 49 ...

41 Il suffit de renvoyer ici au récit bien connu de la Translation des saints Pierre et Marcellin rédigé
par Eginhard vers 830; sur ce texte, cf., en dernier lieu, M. HEINZELMANN, « Einhards Translatio Mar-
cellini et Petri: eine hagiographische Reformschrift von 830 », Einhard. Studien zu Leben und Werk, éd.
H. SCHEFERS, Darmstadt, 1997, p. 269-298.
42 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. dt., p. 206-207, donne différents exemples,

dont un, très éloquent, relatif à Philippe-Auguste en 1205.


43 B. n'HAINAUT, Les retables d'autel sculptés, op. cit., t. 1, p. 14-149.
44 Sur une exception, dans l'Empire byzantin, voir M. KAPLAN à propos de saint Cyrille le Philéote
(ici-même, p. 32).
45 Sur les inscriptions sur les reliquaires, voir divers articles deR. FAVREAU réunis dans ID., Etudes d'épi-

graphie médiévale, limoges, 2 vol., 1995; cf. aussi R. FAVREAU, Epigraphie médiévale, Turnhout, 1997.
Voir aussi le mémoire de maîtrise de S. VAN LiEFFERINGHE, Abbés et éveques, donateurs d'objets d'orfèvrerie
aux XI' et XII' siècles, mémoire de maîtrise inédit, Université libre de Bruxelles, 1996-1997.
46 Exemples dans N. HERRMANN-MASCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 119-120 (par ex. une ins-

cription de 1123 dans l'église Sainte-Marie et Sainte-Agnès de Rome).


47 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 118-119 (notamment une inscription de
Roben de Clari à Corbie au début du xm• siècle). Cf. aussi A.-M. HELVÉTIUS,« Les inventions de reli-
ques en Gaule du Nord», ici-même, p. 304-306. On connait de très nombreux exemples, réels ou
allégués dans les sources hagiographiques, de fragments de tuiles ou de plaques de plomb inscrits,
déposés dans la tombe ou le reliquaire, qui précise(raie)nt le nom du (ou de la) saint(e).
48 Un exemple fameux: celui de la châsse des Rois Mages à Cologne, entreprise sous la direction de
Nicolas de Verdun vers 1180 et achevée plusieurs décennies après (c. 1230); cf., par exemple, la
notice «Dreikônigenschrein», dans Omamenta Ecclesiae, op. cit., 2, p. 216-225, E 18.
49 Par ex., A. LEGNER, Reliquien, op. cit., passim.
248 ALAIN DIERIŒNS

Mais le moment culminant de la dévotion aux reliques est sûrement le


moment de l'ouverture de la châsse, parfois pour une simple reconnaissance
ou lors d'un changement de châsse, principalement sous la forme d'une
ostension solennelle des reliques- nues ou éventuellement en sachets/embal-
lages/... - aux pèlerins à date régulière (fête du saint, ostension dans le cadre
de pèlerinages septennaux, etc.) ou de façon tout à fait exceptionnelle (chan-
gement de châsse, par exemple): tout est fait pour solenniser au maximum ce
climax de spiritualité50 . Ce phénomène d'ostension n'est pas sans présenter de
risque: vol, dégradation, substitution de reliques, vente considérée comme
simoniaque, ... sans parler d'un risque déjà envisagé au Moyen Âge: celui de
l'état du corps et des reliques. Si le corps est intact (corpus incorruptum) ou
«propre», dénotant une «odeur de sainteté», il n'y a évidemment aucun pro-
blème, mais le risque peut exister de situations moins favorables et, au xme
siècle, Raymond de Pennafort s'oppose à l'ouverture d'un reliquaire pour ne
pas donner des arguments aux détracteurs de la religion chrétienne qui
auraient pu dire que «si ces restes étaient ceux d'un saint, ils n'auraient pas
été corrompus» 51 . Au concile de Latran IV en 1215, il est d'ailleurs décidé ut
antiquae reliquiae extra capsam non ostendantur et cette prescription est reprise
en 1234 dans les Décrétales52 .
Un cas particulier, étudié par Pierre-André Sigal, est celui du changement
de reliquaire: on ouvre l'ancien reliquaire, on montre les reliques que, le cas
échéant, on lave à l'eau ou au vin53 ; un sermon (épiscopal) est prononcé;
avant de terminer la cérémonie et de placer les reliques dans le nouveau reli-
quaire, il n'est pas rare que l'on procède à une distribution de reliques (cor-
porelles ou non) ou même que l'on démembre le corps.

Le reliquaire sans reliques


En bonne logique, le reliquaire- comme le sarcophage-, ayant bénéficié
du contact avec les reliques- ou le corps- du saint, devient lui-même une reli-
que et participe de la virtus du saint. Le reliquaire - comme le sarcophage -,
même vide, peut être objet de dévotion, comme y invite d'ailleurs un exemple

50 Dans ce cadre, dès le XV siècle, on diffuse des livrets de pèlerinage ou des feuillets xylographiés

qui permettent aux pèlerins de suivre au mieux la cérémonie. Cf. le cas, excellement étudié, de saint
Servais à Maastricht: entre autres études du même auteur, voir A. M. KOIDEWEIJ, Der gude Sente Ser-
vas. De Servatiuslegende en de Servatiana: een onderzoek naar de beeldvorming rond een heilige in de Mid-
deleeuwen, Assen-Maastricht, 1985.
51 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. dt., p. 214-216.
52 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 214-216 et 348-349.
53 P. -A. SIGAL, «Le déroulement des translations de reliques, principalement dans les régions entre
Loire et Rhin aux XIe et XIIe siècles», ici-même, p. 226-227. Sur le vinage, cf. P.-A. SIGAL, L'homme et
le miracle, op. dt., p. 49-53 et N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 48-49.
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 249

illustre: le Saint Sépulchre de jérusalem. On connaît ainsi des cas où des mor-
ceaux d'une vieille châsse de bois, devenue sans objet après la confection d'un
reliquaire d'orfèvrerie, ont été distribués comme reliques à l'assemblée 54 ; ou
encore des cas où le reliquaire vide, envoyé à une assemblée de paix, «fait» des
miracles comme si le saint était présent55.
Un cas fréquent est celui de la bi-polarisation du culte, qui se manifeste
d'une part autour du reliquaire «plein», d'autre part autour du reliquaire (ou
du sarcophage) «vide». Trois exemples mosans fixeront les idées. À Aix-la-
Chapelle, après la canonisation de Charlemagne en 1165 et le transfert des
restes dans une châsse provisoire d'abord, dans la belle châsse du début du
XIIIe siècle ensuite, le sarcophage vide a été présenté à la dévotion des pèle-
rins, sous un arcosolium et accompagné d'une inscription et d'une statue assise
de l'empereur56 . À Gerpinnes (dans l'Entre-Sambre-et-Meuse), à côté de la
châsse présentée dans la crypte qui a été creusée en sous-œuvre vers 1100,
sous le chœur, pour l'accueillir, le sarcophage vide de sainte Rolende et
l'emplacement de la première tombe bénéficient d'un aménagement architec-
tural tout à fait particulier; la Vita rédigée vers 1230 insiste d'ailleurs implici-
tement sur la complémentarité de ces deux pôles de dévotion 57 . À Amay, sur
la Meuse, lorsqu'on réalisa la première châsse vers 1165/1170 dans laquelle
on transféra les reliques de sainte Ode, on aménagea un emplacement adé-
quat pour le sarcophage-reliquaire resté vide; lors de la confection de la
seconde châsse, vers 1230/1240, le culte changea d'aspect et on enterra res-
pectueusement58le sarcophage vide sous le maître-autel, dans le chœur59 .

54 Par ex. les miracles réalisés par la vieille châsse en bois de saint Benoît: Miracula sancti Benedicti,

VIII, 25; éd. E. DE CERTAIN, Les miracles de saint Benott écrits par Adrevald, Aimoin, André, Raoul Tor-
taire et Hugues de Sainte-Marie, moines de Fleury, Paris, 1858, p. 317-319; cf. P.-A. SIGAL, rhomme et le
miracle, op. dt., p. 41 et 59.
55 Voir les Miracles de saint Prudent (1124): Passio, translationes, miracula S. Prudentii, 73-75, dans

AASS, Oct., 3, p. 370-371.


56 Sur cet exemple, on trouvera les données de base dans A. DIERKENS, «Autour de la tombe de

Charlemagne. Considérations sur les sépultures et les funérailles des souverains carolingiens et des
membres de leur famille», Byzantion, 61, 1991 (= Le souverain à Byzance et en Ocddent du VIII' au X
siècle, éd. A. DIERKENS et ].-M. SANSTERRE), p. 156-180. j'ai l'intention de reprendre très prochaine-
ment ce dossier, en fonction d'études récentes (notamment de]. Nelson).
57 A. DIERKENS, «Le culte de sainte Rolende de Gerpinnes au Moyen Âge. Hagiographie et

archéologie», Problèmes d'Histoire du Christianisme, 12, 1983, p. 25-50.


58 Doit-on évoquer ici le fait que le sarcophage, en pierre, ne pouvait être fondu ou récupéré ou faut-

il rappeler les dispositions canoniques qui imposent la non-destruction d'un objet de culte?
59 Supra, n. 16 et 23. Les Actes d'un colloque consacré à Chrodoara et à sainte Ode (1997) devraient

paraître d'ici peu dans la collection Études et Documents éditée par la Division Générale de l'Aména-
gement du Territoire, du Logement et du Patrimoine (DGATLP) du Mi~istère de la Région wallonne.
250 ALAIN DIERKENS

Ces exemples de bi-polarisation du culte, que l'on pourrait aisément


multiplier60 , révèlent un culte à deux facettes dans une même église: chœur
et crypte (crypte semi-enterrée ou crypte extérieure) 61 , chœur et contre-
chœur ... Mais la situation peut également se rencontrer dans deux églises
proches, qui présentent donc un caractère cultuel complémentaire: ainsi, la
châsse du saint peut être honorée dans l'église principale, alors qu'une cha-
pelle est élevée sur le lieu de l'ancienne tombe. À Fosses, dans l'Entre-Sam-
bre-et-Meuse, le culte de saint Feuillen se développe parallèlement autour
de la châsse et sur le lieu d'une chapelle située hors de l'église, près du che-
vet de celle-ci; lors des grands travaux d'embellissement de la collégiale, à la
fin du XIe siècle, on intégra le site de l'ancien oratoire dans une vaste crypte
extérieure greffée sur l'église principalé2 . À Nassogne, dans la forêt
d'Ardenne, le culte de saint Monon se développe dans l'église du chapitre,
mais sur le lieu de la tombe du saint, une chapelle bénéficie d'un culte com-
plémentaire, dont les formes diffèrent d'ailleurs de manière significative du
culte « officiel» 63 .
Cette bi-polarisation peut également se remarquer dans des sanctuaires
éloignés l'un de l'autre. Ainsi, après la translation en 825 du corps de saint
Hubert de l'église Saint-Pierre de Liège où l'évêque avait été enterré lors de
son décès en 727 et où avait eu lieu la première élévation des reliques en 743,
vers l'abbaye ardennaise d'Andage, future Saint-Hubert, le culte majeur se
développa à Andage autour du corpus incorruptum dans son sarcophage origi-
nel d'abord, dans une châsse ensuite, mais un culte annexe, extrêmement
vivace, se maintint à Saint-Pierre de Liège64 . Dans les siècles ultérieurs, la
forme de ces cultes se différencia nettement: à Liège, on continuait surtout à
vénérer en Hubert le saint évêque, alors qu'à Saint-Hubert, se développèrent,
dès le xe siècle, deux formes plus spécifiques: Hubert comme protecteur con-

60 Au cours du colloque de Boulogne, le chanoine H. Platelle a ajouté les exemples de Saint-Gilles-


du-Gard et de sainte Geneviève (Saint-Étienne-du-Mont). Cf. aussi P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle,
or cit., p. 58-60.
6 Supra, n. 4 et 19.
62 C. l.AMBOT, «L'oratoire du martyrium de saint Feuillen à Fosses», Revue Bénédictine, 79, 1969,

p. 281-287;]. MERTENS, «Recherches archéologiques dans la collégiale de Saint-Feuillen à Fosses»,


Bulletin de la Commission Royale des Monuments et des Sites, 4, 1953, p. 135-184; A. DIERKENS,
Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse (VII<-XJ" siècles), Sigmaringen, 1985, p. 82-90.
63 A. DIERKENS, «Le culte de saint Monon et le chapitre de Nassogne avant 1100 », Villes et campagnes
au Moyen Age. Mélanges Georges Despy, éd. A. DIERKENS et].-M. DuvoSQUEL, Uège, 1991, p. 297-321.
64 Sur le culte de saint Hubert, cf., par ex., la bibliographie donnée dans A. DIERKENS, «La christiani-

sation des campagnes de l'Empire de Louis le Pieux. L'exemple du diocèse de Uège sous l'épiscopat
de Walcaud (c. 809 - c. 831) », Charlemagne's Heir. New Perspectives on the Reign of Louis the Pious
(814-840), éd. P. GODMAN et R. COLLINS, Oxford, 1990, p. 309-329.
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 251

tre la rage et (mais surtout à partir du xve siècle) comme patron de la chasse
et des chasseurs65 .
D'un point de vue théorique, la question du statut du reliquaire une fois
vidé de son saint contenu se pose de la façon suivante. Le caractère particulier
du reliquaire est maintenu (pour les raisons que j'ai dites plus haut) et, même
vide, il conserve sa virtus: c'est, par exemple, le cas des sarcophages dont il vient
d'être question. On peut le conserver dans son intégrité et le réutiliser pour
d'autres reliques; tel est le cas de la belle châsse mosane de sainte Ermelinde de
Meldert, récupérée pour contenir les reliques de saint Firmin d'Amiens 66 . Ce
remploi peut impliquer l'un ou l'autre aménagement iconographique: un attri-
but caractéristique du saint «ancien» étant remplacé par celui du saint
«nouveau». On peut aussi décider de déconstruire le reliquaire en en réutilisant
certains éléments à des fins cultuelles; tel est le cas de ces anciens pignons de
châsse, réutilisés comme châsses indépendantes après adaptation minime 67 ou,
éventuellement, insérés dans un nouveau reliquaire 68 . On pourrait éventuelle-
ment envisager aussi de ne pas détruire les fragments de châsse et de faire subir
à ceux-ci le traitement des autres instruments liturgiques qui, en vertu du droit
canon, ne peuvent être détruits; on pense, par exemple, à un enfouissement
près de l'autel69 ou à la conservation dans la sacristie ou le Trésor de l'église.
Mais ce statut sacré conféré parfois au reliquaire vide est souvent peu res-
pecté dans les faits; c'est que la réalisation d'un reliquaire procède aussi d'une
logique économique: immobilisation de matériaux précieux, thésaurisation,
investissement durable et à peu de risques. Il est donc toujours possible d'uti-
liser le métal - or et argent - et les pierres précieuses, les gemmes, camées et
intailles en cas de besoin de liquidités, lors d'un achat foncier par exemple. Si
l'on ne connaît pas de cas de don de reliquaire vide 70 , les exemples abondent
de ventes; la législation ecclésiastique prévoira que, dans ce cas, l'acheteur ne

65 Sur cette double spécificité du culte de saint Hubert, cf. C. DUPONT, «Aux origines de deux aspects
particuliers du culte de saint Hubert: Hubert guérisseur de la rage et patron des chasseurs», Le culte
de saint Hubert au pays de Liège, éd. A. DIERI<ENS et ].-M. DuvosQUEL, Bruxelles-Saint-Hubert, 1990,
p. 18-30;].-B. LEFÈVRE, «Essai sur la structuration du culte de saint Hubert», Le culte de saint Hubert
en Namurois, éd. A. DIERI<ENS et].-M. DUVOSQUEL, Bruxelles-Saint-Hubert, 1992, p. 11-32; A. DIER-
KENS, «Guérisons et hagiographie au haut Moyen Âge : le cas de saint Hubert», Maladie et maladies
dans les textes latins antiques et médiévaux, éd. C. DEROUX, Bruxelles, 1998, p. 406-421.
66 ]. FouCART, Le Trésor de la cathédrale d'Amiens, Amiens, 1987, p. 17-18.
67 Par ex. R. KRoos, Der Schrein des heiligen Servatius in Maastricht und die vier zugehOrigen Reliquiare

in Brüssel, Munich, 1985.


68 Pour l'exemple des pignons de la châsse de saint Hadelin à Visé, cf. supra n. 16.
69 Supra, n. 16, 58 et 59.
70 Sur ce point, les textes sont évidemment ambigus: quand on donne (ou quand on vend) des reli-

ques, celles-ci sont le plus souvent cédées dans un reliquaire.


252 ALAIN DIERIŒNS

peut être un laïc71 et, en tout cas, il est recommandé de retirer les reliques du
reliquaire avant la vente 72 .

Évolution moderne et contemporaine


De plus en plus, le reliquaire devient un objet de type muséal. La collec-
tion de reliques73 perd peu à peu son caractère d'accumulation de sacré au
profit de l'idée d'accumulation de curiosités. Apparaissent des armoires à reli-
ques, dont les premières sont mentionnées dès le XIW siècle (Noyon, Bayeux,
Beauvais, etc.), et dont on conserve de nombreux exemples des Temps
Modernes (Saint-Denis, Conques, Saint-Sernin de Toulouse, Sainte-Ursule de
Cologne, etc.) 74 . Le reliquaire sans relique devient semblable à la statue, au
tableau ou à la bannière et, au mieux, conserve un statut de relique mineure 75 .
On admire l'œuvre d'art, la technique; on étudie le message fourni par
l'iconographie 76 ; mais le sacré a presque toujours disparu 77 .

Après ce rapide panorama du statut du reliquaire, on ne peut qu'estimer


que, si un certain consensus se fait sur les reliques majeures, il y a un flou
considérable - au Moyen Âge déjà - sur la part de sacré qu'il convient de
réserver aux reliques mineures et aux reliquaires. On pourrait même affirmer,
contre toute définition théologique, que, dans les faits, il y a dans l'attention
portée aux reliques et aux reliquaires une part considérable d'arbitraire qui
dépend de la sensibilité de chacun.

71 Si cela se passe, on mettra en évidence la piété (et la pureté des intentions) de l'acheteur.
72 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. dt., p. 329-339.
73 Pour un exemple fameux de collection de reliques au x• siècle, cf. D. MISONNE, «Gérard de Bro-

We et sa dévotion aux reliques», Sacris Erudiri, 25, 1982, p. 1-26.


4 A. LEGNER, Reliquien, op. cit.
75 De ce point de vue, la désaffection envers les reliques consécutive au concile de Vatican II a eu des

effets dramatiques sur la conservation, dans les églises de moyenne ou de faible importance, des reli-
ques et, en général, des objets liturgiques «inutiles».
76 Ceci pose la question de la nature exacte des musées d'art sacré et celle de la muséalisation des

Trésors d'église (Maastricht, Liège, Aix, ...). Sur un Musée d'art religieux récent, cf. Ph. GEORGE, Le
nouveau Trésor de la cathédrale de Liège, Liège, 1998 (Feuillets de la cathédrale de Liège, 39-41). Sur
le sacré dans les musées d'art religieux, voir les recherches en cours (et encore inédites) d'Édith lAM-
BERT, notamment La mémoire collective de !'«œuvre» religieuse médiévale occidentale, mémoire de maî-
trise inédit, Université libre de Bruxelles, 1997.
77 Il faut cependant évoquer ici la question des textiles trouvés dans la châsse de Charlemagne à Aix:

restaurés avec soin et étudiés de façon scientifique, ils ont été considérés comme reliques et donc
remis dans la châsse, invisibles au public.
Les reliques,
un enjeu de pouvoir
Reliques et pouvoirs*

Sofia BOESCH GA]ANO

La relique et sa légitimation historiographique

Avec le concile de Trente, qui réaffirme formellement la fonction médiatrice


des saints et la légitimité de leur culte, on peut considérer comme terminée la
longue période de débat théologique qui vit s'affronter les réformateurs con-
damnant le culte des saints d'un côté et les catholiques le défendant de l'autre.
Depuis le milieu du XVIe siècle, l'érudition ecclésiastique a joué un rôle
important pour soutenir l'effort théorique. Dès lors et jusqu'au XVIne siècle,
elle s'est efforcée de confirmer l'existence historique des saints, à travers l'ana-
lyse de tous les témoignages possibles sur leur identité et l'ancienneté de leur
culte: la vérité historique s'est affirmée comme défense unique et définitive de
la sainteté et du culte des saints. Pour apprécier l'importance de ce travail
dans l'histoire de l'Église, il suffit de penser au Martyrologium Romanum 1 de
Cesare Baronio et .au monumental ouvrage des pères bollandistes, les Acta
Sanctorum 2 . Cet extraordinaire effort d'érudition historique a trouvé une
reconnaissance officielle dans l'œuvre de Prospero Lambertini, le futur pape
Benoît XIV: son De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione réu-
nissait les résultats de l'élaboration critique mise au point au siècle précédent
et organisait l'abondante matière relative à la reconnaissance de la sainteté et
à la légitimité du culte des saints, en mettant en relation les aspects théologi-
ques, canoniques et historiques de cette imposante question3 .
Les reliques deviennent un objet d'enquête, objet capable de confirmer
l'ancienneté du culte mais aussi de le démentir, tour à tour maillon faible ou
fort dans la chaîne des témoignages historiques. On pourrait donc dire que ce

*traduction de l'italien par Cinzia Pignatelli.


1 Martyrologium Romanum, éd. C. BARONIO, Rome, 1584, 2• éd. 1586.
2 Acta Sanctorum quotquot toto orbe coluntur, publiés à partir de 1643.
3 BENEDICTUS XIV, De Servorum Dei beatificatione et Beatorum canonizatione, Bologne, 1734-1738.
256 SOFIA BOESCH GA]ANO

grand effort de l'historiographie ecclésiastique confère aux reliques une légiti-


mation théorique et historique: les corps saints en tant que corps de saints
ayant réellement existé sont par conséquent des objets pourvus d'un pouvoir
capable de rayonner vers l'extérieur et d'imprégner non seulement le lieu de la
sépulture mais aussi tous les objets venant en contact avec eux. Les reliques
des saints sont considérées comme une preuve tout à fait certaine du pouvoir
des saints aussi bien durant leur vie qu'après leur mort, comme des garants de
la survie de l'âme et de la résurrection des corps à la fin des temps.
La confirmation théologique de la légitimité du culte et l'étude érudite des
reliques dans le but de montrer la réalité historique des saints n'assurèrent pas
immédiatement aux reliques leur légitimation historiographique, c'est-à-dire
leur reconnaissance comme objet digne d'analyse dans le but de la reconstitu-
tion historique intégrale d'une période, d'une société, d'une institution. Il faut
surtout songer à ce que représenta l'époque des Lumières dans la culture
européenne. Entre 1821 et 1822, l'ouvrage de Collin de Plancy, Dictionnaire
critique des reliques et des images miraculeuses, proposait une conception de
l'authenticité des reliques, au niveau religieux et cultuel, inscrite dans la
lignée de la tradition qu'avait élaborée l'âge modeme4 .
Il n'était pas facile de soustraire les reliques à l'ambiguïté religieuse et à la
méfiance psychologique, pour ne pas dire scientifique, qu'elles avaient cataly-
sées au cours des siècles. Cette méfiance pouvait être partagée, pour des rai-
sons différentes, par des chercheurs aussi bien croyants que non croyants. On
tendait à étudier davantage la critique du culte, apparue pendant la période
traditionnellement considérée comme la plus sujette à des tendances
«irrationnelles», le Moyen Âge, qu'à réfléchir au problème de fond: comment
s'était élaboré historiquement le culte des dépouilles mortelles de ceux qui
avaient témoigné leur foi de façon tellement exemplaire durant leur vie qu'ils
devenaient dignes de vénération après leur mort?
Dans la première moitié du xxe siècle, les traces d'un intérêt proprement
historique pour cette question sont peu nombreuses, même si l'on assiste à un
important renouveau historiographique. Il ne faut pas négliger, parmi d'autres,
les allusions figurant dans Les rois thaumaturges de Marc Bloch, et qu'il éclaire de
sa géniale interprétation5 . Il ne faut pas oublier non plus quelques essais par-
tiels, auxquels la rigueur terminologique et la vigueur interprétative ne font pas

4 ].A. S. CowN DE l'LANCY, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, 1821-22.
5 M. BLOCH, Les rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale parti-
culièrement en France et en Angleterre, Préface de]. LE GoFF, Paris, 1983.
Reliques et pouvoirs 257
défaut6 . Dans cet ensemble se détache tout spécialement la recherche innovante
de Nicole Herrmann-Mascard: ayant recueilli systématiquement tous les
témoignages relatifs aux origines et à l'histoire du culte des reliques, l'auteur a
en effet pu reconstruire leur parcours depuis les origines, en prêtant une
attention particulière à la dimension juridique et institutionnelle de la ques-
tion7.
L'étude des reliques du point de vue historique et anthropologique, essen-
tiel pour comprendre les origines du culte des saints et en expliquer l'extraor-
dinaire succès, s'est imposée au début des années '80 avec l'interprétation de
Peter Brown, aux effets ravageurs: l'auteur enlève définitivement au culte des
saints sa dimension populaire pour en faire une création originale des élites
intellectuelles des premiers siècles de la chrétienté, une réponse à des besoins
de protection à la fois matérielle et spirituelle. Le tombeau du saint et par con-
séquent ses reliques sont la pierre sur laquelle se fonde ce culte, la structure
porteuse des nouvelles institutions ecclésiastiques, le fondement d'un nou-
veau pouvoir dans les sociétés méditerranéennes en voie de transformation
profonde du point de vue politique, social et religieux8 . Cette interprétation a
évidemment suscité des polémiques et s'est attiré des critiques, car elle réduit
la valeur théologique (basée sur l'imitation du Christ) du choix du martyre
puis de la sainteté de vie et par conséquent du culte voué aux saints9 . La thèse
originelle de Peter Brown n'a pas perdu de sa force à la suite d'approfondisse-
ments visant à tenir compte d'un plus grand nombre de composantes pour
expliquer ce phénomène tellement complexe 10 .
Le caractère radical de l'interprétation de Peter Brown me semble avoir
définitivement légitimé les reliques comme objet d'étude historique. Les reli-
ques sont donc reconnues comme dignes d'intérêt pour l'historiographie, sur-
tout médiévale, et sont devenues un instrument pour connaître la mentalité,

6 Cf. les bibliographies dans: Agiografia altomedievale, dir. S. BoESCH GAJANO, Bologne, 1976; Saints and
their Cuits. Studies in Religious Sociology, Folklore and History, dir. S. WILSON, Cambridge, London, New
York, 1983;]. DUBOIS,j.-L. LEMA!IRE, Sources et méthodes de l'hagiographie médiévale, Paris, 1993.
7 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Lille, 1975.
8 P. BROWN, The Cult of the Saints, Chicago, 1981; trad. française Paris, 1983.
9 Cf. ]. FoNTAINE, «Le culte des saints et ses implications sociologiques. Réflexions sur un récent

essai de Peter Brown», Analecta Bollandiana, 100, 1982, p. 17-41; C. PIÉTRI, «Les origines du culte
des martyrs (d'après un ouvrage récent)», Rivista di archeologia cristiana, 1984, p. 293-319, publié à
nouveau dans C. PiÉTRI, Christiana Respublica. Eléments d'une enquête sur le christianisme antique, Il,
Rome, 1997, p. 1207-1233; le colloque Les fonctions des saints dans le monde occidental, Rome, 1991
(Collection de l'École Française de Rome, 149) avait aussi été conçu comme une réponse à la thèse
de P. BROWN.
10 P. BROWN, «The Saint as Exemplar in Late Antiquitp, Representations, 1, 1983, p. 1-15; P. BROWN,
Power and Persuasion in Late Antiquity: Towards a Christian Empire, Londres, 1992; P. BROWN,
«'Arbiter of Ambiguity': a Role of the Late Antique Holy Man», Cassiodorus, 2, 1996, p. 123-142.
258 SOFIA BOESCH GAJANO

la société, les institutions 11 ; elles vont apparaître comme l'un des indicateurs
les plus intéressants pour l'histoire des sociétés, non seulement pour la chré-
tienté de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge -traditionnellement considérés
comme le terrain privilégié de cette forme de culte -, mais pour le christia-
nisme de tous les siècles ainsi que pour les multiples formes revêtues par cette
religion dans les différents contextes ethniques et culturels où elle s'est répan-
due, et pour bien d'autres religions encore. Il faut ajouter que les études
récentes sur la mort, la gestion du corps, la sépulture, la sacralité des cimetiè-
res, constituent pour plus d'un aspect une contribution à la question des reli-
ques.
je crois toutefois que l'historiographie n'a pas encore appréhendé le
"noyau" dur du problème: la relique comme objet historique et son "statut"
méthodologique et historiographique. L'organisation de ce colloque par
Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius me paraît donc particulièrement
bienvenue: je les remercie de m'avoir offert l'opportunité d'y participer. je sai-
sis l'occasion pour proposer quelques réflexions sur l'identité, les fonctions,
l'usage des reliques, à partir d'un modeste mais significatif dossier hagiogra-
phique, qui permet de reconnaître des persistances et des transformations,
alors que la conclusion essaiera de dégager quelques justifications pour expli-
quer le succès du culte.
Pour ce qui concerne l'identité de la relique, on peut parler d'une véritable
identification entre le saint et sa dépouille mortelle. En 1990 le corps de
Célestin V fut volé de la basilique de Collemaggio à L'Aquila et retrouvé avant
qu'une quelconque demande de rançon ne fût formulée; le retour de la
dépouille fut salué comme celui du saint en chair et en os: «Célestin est
revenu», lisait-on sur les affiches collées le long des rues de la ville.
Les reliques peuvent pourtant n'être qu'un objet de culte, un objet que
j'oserais appeler passif, qu'on prie et qu'on touche. Mais le plus souvent, le
culte mentionné dans les sources montre que la relique est perçue comme un
objet doté d'un pouvoir immanent: objet actif donc, sans référent extérieur,
sans relation directe et consciente avec un saint bien précis -malgré les justi-
fications théologiques sur lesquelles insiste la pastorale. La relique peut en
effet accomplir des miracles indépendamment de la référence à un saint. Et la
"reconnaissance" d'une relique comme thaumaturgique peut précéder et par
conséquent entraîner la "reconnaissance" d'un saint. Il suffit de rappeler l'épi-
sode de l'invention des reliques des saints Gervais et Protais, qui se déroula à

u P. DINZELBACHER, «Die 'Realpràsenz' des Heiligen in ihren Reliquiaren und Gràbem nach Mittelal-
terliche Quellen», Heiligenverehrung in Geschichte und Gegenwart, dir. P. DINZELBACHER, P. BAVER, Ost-
fildem, 1990, p. 115-174; A. ANGENENDT, Heiligen und Reliquien. Die Geschichte ihres Kults vomfrühen
Christentum bis zum Gegenwart, Munich, 1994.
Reliques et pouvoirs 259
Milan en 386 et qui nous est raconté par l'évêque de Milan, Ambroise: les reli-
ques attestent leur propre identité, car la guérison d'un aveugle montre leur
vertu thaumaturgique et permet de les reconnaître comme appartenant à des
martyrs ayant réellement existé et qui sont donc les véritables auteurs de la
guérison 12 . On peut aussi rappeler l'invention "miraculeuse", au XIXe siècle,
des reliques de la sainte martyre romaine Philomène, héroïne d'un culte des-
tiné à renforcer le sentiment religieux ébranlé par les grandes transformations
idéologiques, politiques et sociales de l'Europe des Lumières puis révolution-
naire13. On peut enfin signaler les nombreux cas de corps non corrompus ou
exhalant de suaves parfums en contradiction avec toutes les lois de la nature,
qui "révèlent" par ce biais leur identité de corps saint, ayant appartenu à un
saint14.
La relique se présente donc comme un produit social, son identité même
étant établie par une institution ou une collectivité, qui détermine et organise le
culte et surtout transforme la relique d'objet passif de culte en un "lieu" où se
concentre une force capable d'accomplir des miracles. Cette transformation
n'est pourtant pas réalisée une fois pour toutes: la propriété thaumaturgique
n'est pas acquise pour toujours. Dotée d'une identité et d'une force qui lui sont
propres, la relique "résiste" difficilement en dehors de la gestion ecclésiastique
qui, alimentant le culte et la foi dans son pouvoir, garantit une relation continue
entre la foi spirituelle dans le saint et le pouvoir thaumaturgique du saint.
Comme on le voit, le problème de l'identité est lié à celui du pouvoir de la
relique. Le pouvoir se configure comme un pouvoir intérieur, immanent -
appelé virtus dans les textes latins -, une sorte de mana, reconnu pour lui-
même, au-delà des manifestations extérieures qui servent pourtant à le confir-
mer. Mais le pouvoir a aussi une dimension qu'on pourrait appeler extérieure
ou sociale: la relique confère en effet un pouvoir, voire des pouvoirs, à un
individu, une collectivité, une institution. Ces deux aspects ne sont pas néces-
sairement liés: le besoin de s'approprier une relique ne correspond pas tou-
jours au pouvoir "manifeste" de la relique, à une virtus active. La relique
apparaît souvent comme un objet précieux, qui donne du prestige au-delà de
la manifestation visible et pour ainsi dire "quotidiennement" active de son
pouvoir intérieur.
Le problème fondamental consiste alors à savoir comment se construit le
pouvoir des reliques et qui en sont les auteurs et les bénéficiaires.

12 AMBROISE DE MilAN, Epistulœ, 22, PL, 16, col. 1070.


13 S. lA SALVIA, «L'invenzione di un culto: S. Filomena da taumaturga a guerriera della fede», Culto
dei santi, istituzioni e classi sociali in età preindustriale, dir. S. BOESCH GAJANO, L. SEBASTIAN!, Roma,
L'Aquila, 1984, p. 873-956.
14 ].-P. ALBERT, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, 1990.
260 SOFIA BOESCH GAJANO

Du corps à la relique
La reconnaissance du caractère religieux exceptionnel d'un saint se fonde
sur le processus par lequel le protagoniste le "construit". À l'origine, il y a un
choix: choix du martyre, choix de préférer au monde une vie solitaire ou
communautaire, choix pastoral ou missionnaire. Ce choix est suivi par des
comportements, qui caractérisent les protagonistes de la sainteté: pratique de
la charité, exercices ascétiques, expériences spirituelles. Le corps est la réalité
physique dans laquelle s'inscrit le parcours spirituel.
La capacité de maîtriser son corps, en dépassant ce qu'on considère
comme les limites de la nature humaine -jeûnes, pénitences, dévouement à
son prochain - détermine de façon décisive la reconnaissance sociale d'un
pouvoir surnaturel exceptionnel: les descriptions des multiples formes d'éré-
mitisme réalisées au cours des différents siècles le prouvent de façon exem-
plaire. Tout le monde reconnaît que le saint qui a maîtrisé la nature dans son
corps et dans son esprit peut maîtriser la nature elle-même 15 , c'est-à-dire pro-
téger des dangers, guérir des maladies et même vaincre la mort physique, en
redonnant la vie aux morts. Les rêves, les visions, les prophéties, les expérien-
ces mystiques sont à la fois des manifestations et des preuves de la faculté du
saint d'entrer en contact avec le surnaturel.
La construction de la sainteté -par le protagoniste lui-même et par la
communauté à laquelle il appartient (monastère ou ville) - passe par la com-
munication qui s'établit entre naturel et surnaturel, communication qu'on
estime destinée à durer dans le temps 16 . Le corps d'un saint vivant est déjà un
corps saint, et ne peut que le rester après sa mort. Si chaque saint continue à
vivre dans sa dépouille mortelle, celle-ci garde inaltérés les pouvoirs thauma-
turgiques acquis pendant sa vie. Il faut prêter une attention nouvelle à la rela-
tion qui s'établit entre le saint vivant et son corps dans l'acquisition de
pouvoirs thaumaturgiques, à celle qui se perpétue dans sa dépouille mortelle,
à la transformation du corps en relique, au rapport entre l'ensemble du corps
et ses parties, afin de saisir le lien constant entre théorie et pratique.
La réflexion théologique fonde la légitimité du culte des reliques sur le
caractère sacré du corps du Christ destiné à transmettre un message de salut
spirituel par son incarnation, l'eucharistie, sa mort, sa résurrection, garantie
de la résurrection des corps le jour du jugement dernier. Œuvrant sur le front

15 Cf. É. PATIAGEAN, «À Byzance. Ancienne hagiographie et histoire sociale», Annales E.S.C., 1968,
p. 780-791. Pour le corps dans l'histoire religieuse: C.W BYNUM, Holy Fast and Holy Feast. The Reli-
~ous Significance of Food to Medieval Women, Berkeley, Los Angeles, London, 1987.
6 Pour le problème en général, cf. S. BoESCH GAJANO, La santità, Rome, 1999 (Biblioteca essenziale
l.aterza).
Reliques et pouvoirs 261

à la fois de la théologie et de la prédication, Augustin représente une étape


fondamentale dans la confirmation du culte: son parcours va de la théologie
à la pratique de la prédication pour revenir à la théologie. Dans son œuvre
théologique majeure, le De Civitate Dei, il propose en effet le récit des miracles
réalisés par les reliques de saint Étienne: sa réflexion, fondée sur la résurrec-
tion du Christ, présente le pouvoir des saints et de leurs reliques, capables
d'accomplir des miracles de guérison et de résurrection des corps, comme
signe et comme garantie de la possibilité de la résurrection finale de tous les
corps par analogie avec la résurrection du Christ 17 .
Grégoire le Grand représente une nouvelle étape dans l'histoire du chris-
tianisme. Le pape semble moins soucieux de réflexion théorique, plus enclin
à l'exégèse biblique et surtout davantage intéressé à son ministère pastoral et
à la formation du clergé et des fidèles. Son œuvre la plus originale, les Dialo-
gues, se situe dans cet engagement pastoral. Elle se propose de conserver le
souvenir, à travers l'écriture, des vertus et des miracles des saints italiens, par-
faitement dignes de la grande tradition biblique et du christianisme des pre-
miers siècles. Elle représente un pas ultérieur dans la confirmation du culte
des reliques et un témoignage de sa diffusion et de son enracinement dans des
contextes variés. La virtus des saints œuvre à travers leur corps vivant et leur
dépouille mortelle, en sanctifiant aussi les lieux marqués par son contact;
mais cette virtus, que dans le récit on voit agir de façon spontanée, est tou-
jours rapportée théologiquement à Dieu et à la foi en Dieu, à travers le com-
mentaire auquel le pape est sollicité dans le dialogue fictif avec le diacre
Pierre. Parmi toutes les réflexions autour du pouvoir des reliques, les plus
significatives portent sur la guérison de la femme folle ayant passé par hasard
la nuit dans une grotte où avait séjourné Benoît: dans le commentaire du
pape, ce miracle montrerait que la présence matérielle du corps du saint n'est
pas toujours nécessaire pour que la guérison se produise 18 .
On sait que le culte s'était heurté dans un premier temps aux lois romai-
nes qui interdisaient toute profanation des corps, les sépultures étant considé-
rées comme un locus religiosus. jusqu'au VIe siècle en Occident, l'Église

17 AuGUSTIN, De Civitate Dei, XXII, 8, Turnhout, 1955 (Corpus Christianorum, Series Latina, 48),
p. 823-826. Pour l'intérêt général d'Augustin au problème des reliques et des miracles qu'elles
accomplissent (et la bibliographie), cf. S. BoEsCH GAJANO, ~verità e pubblicità: i racconti di miracoli
n
nel libro XXII del De Civitate Dei», 'De Civitate Dei'. L:opera, le interpretazioni, l'iriflusso, dir. E.
CAVALCANTI, Rome, Fribourg, Vienne, 1996, p. 367-388.
18 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 38, éd. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes, 260),
p. 246-248. Pour une interprétation générale de l'œuvre hagiographique du pape, cf. S. BoESCH
GAJANO, «Narratio e expositio nei Dialogi di Gregorio Magno», Bullettino dell'Istituto Storico Italiano per
il Medio Evoe Archivio Muratoriano, 88, 1979, p. 1-33; S. BOESCH GAJANO, «La proposta agiografica
dei Dialogi di Gregorio Magno», Studi Medievali, s. 3, 21, 1980, p. 623-644.
262 SOFIA BOESCH GA]ANO

respecta généralement la loi romaine, à laquelle en appelle encore Grégoire le


Grand lorsqu'il se justifie auprès de l'impératrice pour ne pas lui avoir envoyé
la tête de saint Paul 19 . Mais bientôt l'Église se souciera surtout de souligner la
relation entre la vie sainte et le pouvoir de la relique, et de confirmer la valeur
primordiale de la foi en Dieu. Dès le IV siècle, on observe toutefois, à côté de
cette préoccupation, une gestion de plus en plus désinvolte des reliques elles-
mêmes. Du temps du pape Damase20 , les corps des martyrs sont transférés
des cimetières suburbains à l'intérieur de la ville de Rome, mais on peut aussi
leur imposer des voyages plus longs, comme c'est le cas pour les reliques
attendues à Rouen en 396 par l'évêque Victrice, qui chante leurs louanges
avec des expressions soulignant leur force immanente, le pouvoir à la fois réel
et symbolique qu'on leur attribuait21 .
Cette dimension collective et éminemment matérielle que prend le culte
des reliques n'en exclut pas une plus individuelle et spirituelle: on considère
en effet que la virtus des reliques peut agir aussi à l'égard des âmes des morts
enterrés ad sanctos 22 . Le succès de cette pratique provoque les interventions
des autorités ecclésiastiques, qui ne manquent pas de souligner par opposi-
tion l'importance des mérites acquis pendant la vie en vue du salut éternel, et
même de mettre en évidence les dangers que peuvent encourir les méchants,
qui auraient exigé d'être enterrés à l'église: Grégoire le Grand consacre à ce
sujet une attention particulière au livre IV des Dialogues 23 .
La demande de reliques favorise leur multiplication: pour satisfaire les
requêtes des fidèles, on transforme en relique non seulement tout fragment
du corps, mais aussi tout objet ayant appartenu au saint, baigné par son sang
ou touché par son corps pendant sa vie ou après sa mort, comme c'est le cas
pour les brandea, glissés dans les tombeaux et retirés imprégnés de sacralité,
ou pour les onguents mis en contact avec le tombeau, ou pour les plantes nées
tout autour. Les reliques, reproduites et multipliées à l'infini, sont portées sur
soi pour s'assurer une protection personnelle, ou sont offertes pour renforcer

19 Pour cet exemple et d'autres semblables, cf. N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques, cité supra n. 7.
° Cf. C. PIËTRI, Roma christiana. Recherches sur l'Église ck Rome, son organisation, sa politique, son idéo-
2

logie de Miltiade à Sixte III (311-440), Rome, 1976 (Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et
de Rome, 224).
21 VICTRICIUS, De laude sanctorum, éd. I. MuwERS, Scriptores Minores Galliœ s. N- V, Turnhout, 1985
(Corpus Christianorum, Series Latina, 64).
22 Cf. Y. DuvAL, Auprès des saints corps et âme. Dnhumation 'ad sanctos' dans la chrétienté d'Orient et

d'Occident du lW au VII' siècle, Paris, 1988. Sur la mort et la gestion des corps dans la société médié-
vale, cf. C. TREFFORT, EÉglise carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commé-
moratives, Lyon, 1996; M. lAUWERS, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au
Moyen Age (Diocèse de Liège, XI'-XIIF siècles), Paris, 1997 (Théologie historique, 103).
23 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, IV, 52-56, éd. A. DE VoGüÉ, Paris, 1980 (Sources Chrétiennes,

265), p. 176-184.
Reliques et pouvoirs 263

des liens amicaux entre des personnes ou entre des communautés religieuses,
ou même pour confirmer des accords de nature ecclésiastique ou politiqué4 .
La relique devient donc un objet précieux, capable de conférer un prestige
à celui qui la possède: l'enjeu du pouvoir réside dans le contrôle et la gestion
du sacré. je voudrais maintenant proposer un exemple qui me semble parti-
culièrement éclairant pour les problèmes évoqués jusqu'ici.

Gestion et exploitation entre pouvoirs forts et faibles


Vers le milieu du XIIe siècle, une femme mourut dans une grotte sur les
pentes de la montagne où elle avait mené pendant cinquante-neuf ans une vie
de solitude et de pénitence. Cleridona, dite plus tard Chelidonia, avait,
d'après les sources25 , choisi le lieu après une soigneuse enquête: la grotte se
trouvait en effet sur les pentes des monts Simbruini, qui ferment la vallée de
Subiaco du côté opposé aux lieux habités par saint Benoît. À cet endroit
avaient été créés un monastère consacré à sainte Scholastique et un autre
dédié à saint Benoît: ce dernier se trouvait au-dessus de la grotte où le saint
avait vécu la toute première phase de sa vie d'ermite, et était appelé Sacra
Speco (Sainte Grotte). Un peu plus bas avaient été fondés douze petits monas-
tères, sur lesquels Benoît avait exercé l'autorité abbatiale avant de partir pour
une autre expérience, au bout de laquelle il avait fondé l'abbaye du Mont-Cas-
sin26.
Il s'agit de deux sites dépourvus de patrimoine sacré: en les quittant,
Benoît les avait appauvris. La "promotion" du Sacra Speco au XIe siècle repré-
sente l'apogée du grand développement économique et politique de
l'abbaye 27 . Cette construction, destinée à subir de grandes transformations
architecturales et décoratives au XIIIe siècle, surtout du temps d'Innocent III,

24 Cf. N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques ...


25 Le dossier hagiographique comprend différents textes, dont les principaux sont: une ancienne
Vita, datant peut-être de la fin du XIIe siècle, conservée dans un lectionnaire des archives du monas-
tère Sainte-Scholastique à Subiaco, n° XXII, fol. 239v-245v (retranscrite dans une publication locale
avec une traduction italienne par S. Andreotti, Subiaco, 1981); une Vita rélaborée en 1569 par l'his-
torien de Subiaco Guglielmo Capisacchi; une Translatio de peu postérieure à 1578 (AASS, Oct. 6,
p. 366-368; 369-377); beaucoup de références à l'histoire du culte de Chelidonia (dont une autre
Relatio translationis de grande importance) se trouvent dans G. CAPISACCHI, Chronicon Subiacense,
conservé à l'état de manuscrit à la Bibliothèque du Monastère Sainte-Scholastique à Subiaco, fol.
166r-175r. Cf. S. BoESCH GAJANO, «Monastero, città, campagna: il culto di S. Chelidonia a Subiaco»,
Culto dei santi, dir. S. BOESCH GAJANO, L. SEBASTIAN!, cité supra n. 13, p. 227-260; S. BOESCH GAJANO,
Chelidonia. Storia di un culto (à paraître).
26 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 3-8, éd. citée supra, n. 18, p. 140-166.
27 P. DELOGU, «Territorio e cultura fra Tivoli e Subiaco nell'Alto Medio Evo», Atti e memorie della
Sodetà Tiburtina di Storia e d'Arte, 52, 1979 (=Actes du colloque reredità medievale nella regione tibur-
tina), p. 25-54.
264 SOFIA BOESCH GA]ANO

allait se poser en rivale de l'abbaye Sainte-Scholastique, comme pôle à la fois


distinct et dépendant de celle-ci; mais elle allait aussi souffrir de son manque
de patrimoine sacré, sa construction s'étant faite davantage sur un vide (la
grotte) que sur un plein (les reliques) 28 •
Rien d'étonnant donc qu'à la mort de cette femme ermite, qui n'avait eu
durant sa vie qu'une relation épisodique avec le monastère et qui, en choisis-
sant cet endroit, avait voulu sans aucun doute en rester éloignée, le monastère
Sainte-Scholastique - relégué dans une situation d'infériorité par rapport au
Sacra Speco- ait essayé de récupérer son corps sanctifié par la pénitence. En
1168 eut donc lieu la première translation et la déposition des reliques dans
l'enceinte du monastère, dans l'église des pèlerins. La première Vita raconte
que le mauvais temps qui détruisit les récoltes pendant plusieurs années fut
interprété par les populations rurales et par la communauté habitant le petit
castrum de Subiaco comme un signe évident de la volonté de la sainte de res-
ter dans sa grotte, même après sa mort. On la transféra donc à nouveau du
monastère vers la montagne. Le caractère sacré de la précieuse relique poussa
les moines de Subiaco à construire, près de la grotte où la femme avait vécu en
ermitage, un petit monastère de femmes, dont la pénible existence est attestée
jusqu'au début du x.ve siècle29 .
Les reliques de Chelidonia reviennent sur les devants de la scène dans la
deuxième moitié du XVIe siècle, lorsque l'abbé commendataire de Subiaco,
Marcantonio de la grande famille des Colonna, qui détenait le pouvoir dans la
région depuis plus de deux siècles, décida d'appliquer les décrets du concile
de Trente et de procéder à une nouvelle translation, cette fois-ci à l'intérieur
de l'église Sainte-Scholastique, avec une cérémonie dont l'étude se révèle très
intéressante pour le sujet que nous traitons. L'importance attachée à cette
translation est prouvée par les traces qu'elle a laissées dans la documentation
de Subiaco.
En premier lieu, les récits des translations laissent entrevoir le heurt entre
deux points de vue opposés. On fait en effet allusion, de façon plus ou moins
explicite selon les auteurs, à des affrontements entre la communauté du cas-
trum et les populations rurales d'un côté, et l'abbé et la communauté monas-
tique de l'autre. Les premières étaient violemment opposées à la translation,
puisque pendant des siècles s'était conservé le souvenir des conséquences
météorologiques - et évidemment économiques - du transfert du corps: elles
étaient décidées à conserver les reliques, comme garantie de protection collec-
tive, sur cette même montagne qui, fermant la vallée au nord, devait être

28 Cf. P. EGIDI, G. GIOVANNONI, E FEDERICI, I monasteri di Subiaco, 2 vol., Rome, 1904, passim.
29 Cf. S. BOESCH GAJANO, «Monastere», cité supra, no 25.
Reliques et pouvoirs 265
"exorcisée" pour éviter le mauvais temps, comme elle l'avait probablement été
dans l'Antiquité par un culte voué à la déesse de la fertilité Feronia, dont le
nom du site, Morra Feronia, conservait le souvenir. De l'autre côté, l'abbé
commendataire, soutenu par le pape et par le pouvoir de la famille Colonna,
considérait la translation comme nécessaire, en application des décrets du
concile de Trente relatifs au contrôle des cultes, et comme utile pour relancer
le prestige et le caractère sacré du monastère et réaffirmer le pouvoir monas-
tique sur l'ensemble du territoire de Subiaco 30 .
La cérémonie de la translation montre une signification politique et
sociale évidente: dirigée par l'abbé et les moines, elle implique toutes les caté-
gories de la société selon un ordre hiérarchique rigide, comprenant les ordres
religieux et les élites urbaines. Le parcours aussi souligne la fonction de
liaison à la fois sociale et territoriale, puisque l'itinéraire va de la montagne
occupée par les bergers à la plaine peuplée par les paysans et par le petit cas-
trum, doté d'une identité semi-urbaine qui avait causé de nombreux problè-
mes à l'autorité monastique dans les siècles précédents, jusqu'au monastère
Sainte-Scholastique. Ainsi se réalise un parcours de désacralisation de la mon-
tagne et de renforcement de la sacralité de l'institution monastique.
On a l'impression d'assister à un renversement des rôles: les fidèles mani-
festent à l'égard des reliques une dévotion empreinte d'une foi qui ne doit pas
nécessairement toujours passer par le contact direct avec le sacré, alors que les
élites ecclésiastiques renforcent un culte fondé sur le contact matériel avec
l'objet: les reliques représentent dans ce cas un véritable trésor matériel. La
translation reconstitue donc, sous des formes nouvelles et avec de nouvelles
significations et fonctions, le caractère sacré des reliques de la sainte ermite.
Un corps saint, que le monastère avait négligé au point d'en perdre le contrôle
et la gestion, est tout à coup, par un acte de grande intelligence politique,
récupéré dans sa dimension sacrée, grâce à l'exploitation de la tradition hagio-
graphique ancienne et des croyances diffuses. Les reliques changent de
signification: d'objet de culte dans leur intégralité, garant de bien-être, elles
deviennent un objet précieux en soi, dans leurs moindres parties. Un notaire
est chargé de veiller à l'ouverture de la châsse, d'en inventorier le précieux
contenu, de vérifier que le plus petit fragment, même provenant du bois de la
châsse, ne soit perdu ou vole 1. La longue et minutieuse description de la
cérémonie montre à la fois une sorte d'inventio, d'authentification des reliques
et d'inventaire de toutes les pièces qui composent le trésor, contre l'avis de

30Pour les textes cf. supra, n. 25.


31Pour la fonction du notaire dans l'histoire du culte des saints, cf.]. DALARUN, La sainte et la cité.
Micheline de Pesaro (t 1356), tertiaire franciscaine, Rome, 1992 (Collection de l'École Française de
Rome, 164).
266 SOFIA BOESCH GAJANO

ceux qui prétendaient «que tout effort serait vain et qu'après un aussi long
temps on ne trouverait rien». La dévotion des simples fidèles est rigoureuse-
ment freinée et il ne leur est permis que d'y apposer des objets pouvant rete-
nir par ce contact un peu du sacré de la relique.
Au cours de la cérémonie et dans l'affrontement entre les différents
niveaux culturels, on voit affleurer le doute que la diminution des reliques
puisse diminuer leur pouvoir total; ce doute persiste même lorsque les reli-
ques sont définitivement acquises au patrimoine du monastère. L'histoire de
leur gestion qui commence alors voit en effet se mêler de façon significative
les intérêts publics et privés. Ce précieux patrimoine défendu avec acharne-
ment contre les simples fidèles devient un bien à exploiter pour récompenser,
gratifier, créer ou renforcer des relations de parenté et de pouvoir que les
Colonna entretiennent avec des personnalités et des institutions, à l'intérieur
et à l'extérieur de leur famille.
Les reliques sont donc dérobées à la collectivité pour être utilisées dans un
but institutionnel - renforcement du pouvoir religieux et territorial du
monastère -, mais aussi en fonction des relations privées et politiques de
l'abbé, afin d'instituer un réseau hiérarchique, un tissu d'influences et de rap-
ports de dépendance sur le plan à la fois familial, social, institutionnel. Les
reliques, soustraites à la dévotion collective, qui croyait en leur pouvoir per-
manent de protection, même en absence de contact matériel direct, se voient
attribuer une virtus plus spécifique par l'institution monastique: elles sont
insérées dans un espace contrôlé, soumises aux lois de la visibilité savamment
accordée, très rarement exposées, selon une pratique qui s'impose partout.
L'institution monastique réinvente pour ainsi dire le culte officiel de la
sainte à travers de nouvelles versions de sa Vita 32 , et relance le culte de ses
reliques, garantit leur authenticité et leur distribution bien ordonnée dans des
lieux sacrés réaménagés dans ce but. On vise à s'assurer le pouvoir miracu-
leux des reliques: de fait, on les utilise pour augmenter son propre pouvoir,
tout en autorisant le puissant abbé Colonna à en faire un usage privé. Ainsi
réapparaît l'un des problèmes les plus étudiés de l'histoire religieuse, celui des
différents niveaux culturels et sociaux. La croyance dans le pouvoir thauma-
turgique des reliques, comme on l'a vu, acquiert des caractéristiques et des
fonctions qui changent selon les groupes sociaux. Il faudra donc insister sur la
nécessité d'identifier non seulement les différents niveaux, mais aussi les rap-
ports complexes qu'ils entretiennent entre eux.

32 Cf. supra, n. 25.


Reliques et pouvoirs 267

Les raisons du succès


À l'intérieur des différentes composantes de la société, la relation entre
clercs et laïques a sûrement beaucoup marqué l'histoire du culte des reliques,
dès le moment où le culte des saints se lie intimement avec le culte liturgi-
que33 et où les reliques deviennent un élément indispensable à la consécration
de l'autel, l'endroit où l'on accomplit l'acte sacré par excellence, la transforma-
tion du pain et du vin en le corps et le sang du Christ. Entre la fin du xe et le
début du xne siècle, la définition théologique de la présence réelle marque un
tournant qui aura aussi des répercussions sur la pratique cultuelle. Les mira-
cles eucharistiques entrent dans l'histoire du religieux et de l'hagiographie,
comme le prouvent de nombreuses Vies de saints, chargées souvent d'une vio-
lente polémique anti-judaïque. L'aspect matériel de l'eucharistie se renforce et
celle-ci devient capable de rivaliser avec l'omniprésence des reliques et le
pouvoir thaumaturgique et miraculeux qu'on leur reconnaît. Le grand déve-
loppement de la dévotion eucharistique entre le xue et le xme siècle, dont les
femmes seront les protagonistes34 , ne doit pas faire oublier les nombreux épi-
sodes attestés au haut Moyen Âge, où se superposent et s'intègrent l'utilisa-
tion, le geste et le caractère sacré de l'eucharistie d'un côté, de la relique d'un
saint de l'autre. Bède le Vénérable raconte que des fragments du bois de la
croix plantée par le saint roi Oswald en signe de victoire et de christianisation
de sa terre, ainsi sacralisée par ce geste, étaient trempés dans l'eau et distri-
bués comme de véritables particules capables de guérir les maux du corps et
de l'esprie5 .
Le succès du culte des reliques représente un problème par rapport à
l'existence dans la religion chrétienne d'un objet sacré par excellence, l'eucha-
ristie, toujours disponible à travers le «miracle» quotidiennement répété dans
toutes les églises, toujours égal et toujours également efficace, garantie cons-
tante de sacralité et de présence du sacré 36 . Pour résoudre cette contradiction,
il faut revenir à la relation entre clercs et laïques.
La relique est un objet moins lié à la gestion ecclésiastique. Les exemples
en sont très nombreux. A la fin du IVe siècle, Sulpice Sévère raconte que

33 Cf. S. BoESCH GAJANO, La santità, cité supra, n. 16 (avec bibliographie).


34 M. RUBIN, Corpus Christi. The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge, 1991.
35 BÈDE LE VÉNÉRABLE, Ecclesiastical History of the English People, III, 2 s., 2• éd.]. McCLURE, R. Cm.
UNS, Oxford, 1994, p. 214 s. Cf. Bede and his World, I, The]arrow Lectures 1958-1978; II, The]arrow
Lectures 1978-1993, Cambridge, 1994.
36 Je remercie ].-C. ScHMITI pour le bel exposé présenté à ce colloque, où ont été soulignées ces
'interférences' entre eucharistie et reliques. Cf. aussi A. LEGNER, Reliquien in Kunst und Kult. Zwischen
Antike und Aufklarung, Darmstadt, 1995; G.]. SNOECK, Medieval Piety from Relies to Eucharist. A process
ofMutual Interaction, Leyden, 1995.
268 SOFIA BOESCH GAJANO

Martin reconnut comme démoniaque un culte voué par les populations de la


Gaule à un héros probable de la bagaude 37 . Au début du VIlle siècle, Adelbert
proposait à la dévotion de ses fidèles quelques reliques de saint Pierre ainsi
que de son propre corps, au grand scandale de Boniface, qui était engagé dans
l'effort de convertir les populations germaniques et de les ramener à l'ortho-
doxie38. Pour le précieux témoignage que représente le De pignoribus sancto-
rum de Guibert de Nogent, je renvoie à la communication présentée à ce
colloque par le Chanoine Platelle.
Si le saint peut obtenir de son vivant une reconnaissance populaire non
contrôlée par l'autorité - situation pouvant aboutir à la reconnaissance offi-
cielle mais tout aussi bien s'en passer-, sa dépouille mortelle peut d'autant
plus facilement devenir l'objet d'une dévotion spontanée: d'innombrables
exemples montrent un consensus populaire à propos de la sainteté, provo-
quant le désir de toucher le corps, d'en dérober des parties, de le faire toucher
par des objets ou vêtements personnels pouvant en absorber le pouvoir. La
relique, malgré les contrôles de plus en plus sévères auxquels elle va être sou-
mise, assure de toute façon un rapport plus direct et personnel avec le sacré,
malgré la fonction de contrôle permanent exercée par le clergé et par l'institu-
tion ecclésiastique. Le contrôle en augmente le prestige, tout en en ménageant
la visibilité: l'exposition de la relique se fait avec le plus grand soin architec-
tural et artistique, qui donne lieu à la mise en place d'autels et à la fabrication
de précieux reliquaires, servant à la fois à montrer et à protéger39 .
Le succès de la relique est favorisé par sa double identité: matérielle et
spirituelle, naturelle et surnaturelle; garantie d'intermédiation possible et
réelle entre l'homme et le divin; objet passif et objet actif. Elle a à la fois une
identité strictement chrétienne, liée au Christ et à la résurrection des corps le
jour du jugement dernier, et une identité «animiste», qui peut fonctionner
sous toutes les latitudes et récupérer des croyances pré-chrétiennes ou non
chrétiennes présentes dans de nombreuses cultures.
La relique est étroitement liée à la nouveauté représentée par la religion
chrétienne et à l'un de ses éléments les plus originaux, le culte des saints; c'est
ainsi qu'elle entre au cours des siècles dans le débat théologique et dans la
pastorale. D'un autre côté, elle s'enracine dans les lieux, comme un objet tou-

37 SULPICE SÉVÈRE, Vie de saint Martin, ch. 11, éd.]. FONTAINE, 3 vol., Paris, 1967-1969 (Sources
Chrétiennes, 133-135); cf. A. GIARDINA, «Banditi e santi: un aspetto del folklore gallico tra tarda
antichità e medioevo», Atheneum, n. s., 61, 1983, p. 374-389.
38 BONIFACE, Epistulœ, 26, 43, 48, 50, 58, 68, éd. R. RAu, Darmstadt, 1988, p. 95, 126-129, 138-
139, 140-149, 170-175, 210-213; les actes des conciles p. 376 s. Cf. S. BOESCH GAJANO, «Pratiche e
culture religiose», Storia d'Europa, dir. G. ÜRTALLI, 3, Turin 1994, p. 169-216, surtout p. 185.
39 En plus de l'œuvre classique de A. GRABAR, Martyrium. Recherches sur le culte des reliques et l'art

chrétien antique, 2 vol., Paris, 1943-46, cf. les ouvrages cités supra, n. 36.
Reliques et pouvoirs 269

jours présent dont les individus et les communautés peuvent bénéficier, per-
mettant de récupérer et d'assimiler des pratiques liées à la sacralité de certains
objets.
Sa polyvalence fait de la relique un objet privilégié de la recherche
historique: celle-ci ne doit pas se limiter à accumuler des données, mais doit
parvenir à reconnaître les fonctions, les usages, les pouvoirs, avec une atten-
tion particulière à l'égard tant des différents contextes et des changements
possibles que des permanences dans la longue durée. Cette conception de
l'histoire des reliques apportera une contribution novatrice à l'histoire de la
société et des institutions. Ce colloque en est déjà un témoignage éloquent.
La politique des reliques des premiers comtes
de Flandre (fin du IXe-fin du XIe siècle)

Edina BOZQKY

Lors de la réunion pour rétablir la paix en Flandre en 1030, le comte Bau-


douin Belle-Barbe fit rassembler à Audenarde toutes les saintes reliques du
pays- dont celles de Gérulphe, de Wandrille, de Bavon, d'Amand, de Vaast,
de Bertin, de Winnoc et d'innombrables autres saints - , et c'est lui-même qui
décida, avec l'évêque de Noyon-Tournai et d'autres évêques et abbés venus de
tout son comté, quelles reliques devaient être portées et placées en avant pour
être honorées avec le plus de vénération 1.
Cette notice des Annales Elmarenses évoque une tradition déjà devenue
quasi rituelle lors des conciles de paix, à savoir le rassemblement de reliques,
mais elle souligne également l'intérêt particulier que les détenteurs de l'auto-
rité publique portaient à la participation du sac:r:é à leur exercice du pouvoir.
Dans le cas des comtes de Flandre, le rôle des reliques dans la fixation territo-
riale de leur pouvoir-était considérable et mérite une analyse.
La tradition hagiographique atteste que, dès les débuts de la principauté
territoriale, les comtes de Flandre menèrent une politique d'acquisition et de
concentration de reliques dans leurs centres de pouvoir, comme s'ils avaient
la conviction que la prospérité et la sécurité du pays ne pouvaient être assu-
rées qu'avec la présence de corps saints.

1 Les Annales de Saint-Pierre de Gand et de Saint-Amand, éd. Ph. GRIERSON, Bruxelles, 1937, p. 89-90:
1030. Omnibus reliquiis sanctorum corporum Flandrie Aldenardis adunatis pro pace coniuranda, scilicet
sancti Gerulfi martyris, Wandregisili, Bavonis, Amandi, Vedasti, Bertini, Winnoci, cum innumerabilibus
aliorum sanctorum reliquiis, cornes Baldwinus Barbatus, interrogatus, cuius reliquie in ordine processionis
essent ceteris preferende vel deponende, constituit ipse cornes Baldwinus, presente Hugone Noviomense epis-
capo cum aliis plurimis episcopis et abbatibus, congregatis tatius regni sui primatibus, reliquias sancti
Gerulfi martyris, sue patrie indigene, ante omnes honorabiliter asportari et magnificenter preponi. Cf. aussi
Miracula sancti Gerulfi, AASS, Sept. 6, p. 268 et Auctarium Sigeberti Afjligemense, MGH, 55, 6, p. 399.
Selon Grierson, l'importance des reliques de saint Gérulphe serait une addition à la note figurant
dans l'Auctarium Afjligemense.
272 EDINA BOZ6KY

Les événements des IXe-Xle siècles - les acquisitions de reliques et leur


mise en valeur dans les centres de pouvoir ou aux points stratégiques - reçu-
rent une interprétation légendaire et symbolique dans la littérature hagiogra-
phique ultérieure. Bien que postérieurs aux événements, ces récits et sermons
de translations de reliques fournissent probablement la clé (ou l'une des clés)
expliquant l'avidité des grands laïcs de posséder, de contrôler les reliques et
de les utiliser même comme instrument politique. Dans les légendes, les luttes
pour le pouvoir sont souvent déguisées en luttes pour des reliques; mais il ne
s'agit pas d'une vision monacale quelque peu déformée de l'histoire. Il appa-
raît que les reliques, matérialisant la virtus thaumauturgique des saints, cons-
tituaient une composante indispensable de l'affirmation du pouvoir temporel,
trop "terrestre" donc incomplet sans une dimension surnaturelle. À côté
d'autres moyens de politique religieuse - comme avant tout les fondations
d'abbayes et de collégiales, ou encore l'encouragement de la réforme monas-
tique et ecclésiastique-, les reliques avaient des propriétés particulièrement
intéressantes pour les princes et seigneurs laïcs: au-delà de leur valeur dévo-
tionnelle, c'étaient des objets matériels, susceptibles d'être rehaussés d'or et
de pierres précieuses, et d'être assimilés ainsi à de véritables trésors; quant à
leur utilisation sociale, les corps saints avaient obtenu, à l'époque même de la
désintégration de l'empire carolingien, des fonctions qui ont trait à l'exercice
de la souveraineté, à savoir la fonction pacificatrice et la fonction justicière2 .
C'est en raison de ces propriétés que les reliques devinrent, aux temps féo-
daux, de véritables substituts et/ou garants de la souveraineté. A cela s'ajoute
une autre qualité des corps saints, attestée dès le haut Moyen Âge: celle
d'assurer la fertilité de la terre et l'équilibre météorologique, en éloignant la
vermine et les intempéries.
C'est à travers le dossier des comtes de Flandre de la fin du IXe jusqu'à la
fin du XIe siècle que je voudrais présenter ici comment les translations de reli-
ques à l'initiative des comtes servaient, politiquement et symboliquement, à
affirmer leur propre pouvoir; comment la présence des corps saints devait,
selon la mentalité de l'époque, contribuer à la prospérité du pays3 , tout en

2 Cf. mon article «Voyage de reliques et démonstration du pouvoir aux temps féodaux», Voyages et

voyageurs au Moyen Age, XXVIe Congrès de la S.H.M.E.S., Paris, Publications de la Sorbonne, 1996,
r·Par267-280. ·
exemple, l'Annaliste Saxon note à propos de la translation des reliques de saint Maurice et ses
compagnons à Ratisbonne en 961: Quod maxima, ut decuit, honore Partenopolim transmissum, unanimi
indigenarum et comprovincialium conventu ibidem susceptum est, et ad salutem patrie hactennus venera-
tum est. Cf. P.]. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Age, Paris, Aubier, 1993, p. 59: «Les reliques
assuraient une protection particulière à la communauté, en protégeant les membres tant spirituels
que temporels, tout en garantissant sa prospérité».
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274 EDINA BOZ6KY

renforçant, à partir du XIe siècle, un certain sentiment de cohésion et d'unité


des habitants du territoire.
Après une présentation des circonstances historiques des événements
ainsi que des enjeux politiques qu'ils reflètent, je voudrais dégager et analyser
les thèmes et motifs dont les hagiographes médiévaux entouraient les faits
pour souligner leur portée religieuse et symbolique.

Dans une première période, au cours du dernier tiers du IXe et au xe siè-


cle, il apparaît que les translations et les acquisitions de reliques à l'initiative
comtale s'inscrivent dans la politique de consolidation et d'extension territo-
riale du comté de Flandre en gestation.
La période qui nous intéresse ici fut particulièrement troublée: la Flandre
fut menacée d'abord par les Vikings au IXe siècle, puis, au xe, même les incur-
sions hongroises l'atteignirent; de plus, en raison de sa situation, la Flandre se
trouvait, après la désintégration de l'empire carolingien, à la croisée des inté-
rêts politiques: au Sud, le royaume de Francie occidentale, le futur royaume
capétien avec, en particulier, le comté de Rouen (de Normandie), à l'Est, le
royaume de Germanie, puis l'Empire, sans parler des principautés territoriales
ou même châtellenies de moindre poids politique, aux frontières ou à l'inté-
rieur du comté aux contours mouvants.
À l'époque de Baudouin 1er, surnommé Bras-de-Fer (t 879), considéré
comme le «dernier comte fonctionnaire» 4 , qui, après avoir épousé la fille de
Charles le Chauve en 863, devint comte du royaume sur le territoire qui
s'étend entre l'Escaut, la Scarpe et la Mer du Nord, ont eu lieu deux transla-
tions de reliques de portée considérable, mais dont les circonstances ne sont
connues que par des sources du XIe siècle ou plus tardives. Tout d'abord,
lorsque vers 863 le comte fortifia Bruges et y fonda une chapelle, il y fit dépo-
ser les reliques de saint Donatien5 , que l'archevêque de Reims avait données
probablement à saint Ansgar (Anschaire) vers 831-832, et qui furent gardées
d'abord dans la ville de Torhout6 , mais selon une tradition affirmée à la fin du

4 E-L. GANSHOF, La Flandre sous les premiers comtes, Bruxelles, 1949, p. 16.
5 jEAN d'YPRES, Chronica S. Bertini (avant 1383), MGH, 55, 25, p. 768: Edam rex in hiis nupciis eidem 1
Balduinol enseniavit corpus sancti Donaciani Remorum episcopi, quod ipse secum Brugis attulit in capella,
que ibidem beate virgini dedicatafuerat, collocavit; quam villam Brugensem ipse Balduinus incepit, et con-
tra Danorum ac pyratarum incursiones municione burgum, id est castellum, cinxit; in qua cinctura sive
muro vel Jortalicio ecclesiam beate Marie predictam, que nunc dicitur sancti Donaciani (.. .) inclusit.
6 P. HÉUOT' «Sur les résidences princières bâties en France du xe au xne siècle"' Le Moyen Age' 4e
série, 10, 1955, p. 27-61, et 291-317; ici p. 29-36. Pourles détails: P. ROLlAND, «l.a première église
Saint Donatien à Bruges», Revue belge d'Archéologie et d'Histoire de l'art, 14, 1944, p. 101-111.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 275

XIe siècle (liée à une nouvelle translation des reliques en 1096?, c'est Bau-
douin 1er qui les aurait demandées à l'archevêque de Reims, Ebo 8 . Ensuite, à
une date discutée par les historiens modernes, entre 863 et 879, il fit trans-
porter les restes de sainte Amelberge de Tamise (Temsche, Flandre orientale)
à Gand au Mont-Blandin9 selon le Liber traditionum S. Petri Blandiniensis 10 ,
rédigé vers 1035 par l'abbé Wichard, et le Sermo de adventu sanctorum Wan-
dregisili ... , composé à la fin du XIe siècle 11 ainsi que le Sermo de adventu 55.
Gudwali et Bertulfi 12 . Il est à souligner également que Baudouin 1er obtint
l'abbatiat laïc du monastère Saint-Pierre au Mont-Blandin 13 , inaugurant ainsi
la tradition des abbatiats laïcs des comtes de Flandre, qui sera l'une des bases
de leur pouvoir 14 .
Son fils, Baudouin II surnommé le Chauve (879-918), hérita du comté;
c'est sous son gouvernement que se situe la naissance de la Flandre comme
principauté territoriale. Mais les années 880-883 furent aussi l'époque des
attaques vikings les plus sévères qui causèrent la ruine des monastères de la
région (comme Saint-Omer, Thérouanne, Saint-Riquier, Saint-Valéry, etc.).
Le comte affirma son pouvoir en conquérant le Boulonnais (896) et le Tour-

7 Cf. Ph. GRIERSON, «The translation of the Relies of St. Donatian to Bruges », Revue bénédictine 49,
1937, p. 170-190, et la notice «Monastère de Torhout», Monasticon belge, 3, Uège, 1960, p. 210.
8 Cf. le faux diplôme (fabriqué en 1261-62) de fondation du chapitre Saint-Donatien, attribué à
Arnoul le Grand, imprimé dans AASS, Oct. 6, p. 496: Unde et noster avus divœ memoriœ Balduinus
Ferreus, zelo divini amoris accensus, multas in suis lods construens ecclesias, multorum reliquiis Sanctorum
curavit ditare eas, sciens certissime, quod eorum ope ac intercessione cœlestem posset ad gloriam attingere.
Qui etiam prœ ceteris Sanctorum pignoribus meruit impetrare ab episcopo sanctœ Remensis ecclesiœ Ebone
Sanctissimum ejusdem sedis quondam prœsulem Donatianum: quem honorifice susceptum detulit ad ceno-
bium, quod nuncupatur Turholt atque inde ad Bruggas portum, quo nunc quiesdt, cum magno psallentium
choro asportari fecit. Sur les problèmes de la date de la fondation du chapitre Saint-Donatien, cf.
G. DECLERCQ, « Wanneer ontstond het Sint-Donaaskapittel te Brugge?», Handelingen van het Genoots-
chap voor Geschiedenis. Société d'émulation de Bruges, 122, 1985, p. 145-157, qui penche pour l'hypo-
thèse de la construction d'une église et de la fondation d'un chapitre à l'époque d'Arnoul le Grand,
qui a également agrandi le bourg vers le Nord.
9 N. HUYGHEBAERT, «La translation de sainte Amelberge à Gand», Analecta Bollandiana, 100, 1982,

Pc· 443-458.
0 Uber traditionum S. Petri Blandiniensis, éd. A. FAYEN, Gand, 1906, p. 50-51: Anno Dominice incar-

nationis DCCCLXX delatum est corpus sacratissime virginis Christi Amalbergœ de villa Tempseca ad
monasterium beati Petri, apostolorum principis, cui Blandinum est vocabulum, a venerabili patre Rodberto,
memoratum locum tune regente, Rainelmo sanctœ Noviomensis œcclesiœ antistite, comite autem Baldwino,
cognomento Ferreo, memoratam translationem ordinantibus veZ agentibus.
11 N.-N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en 944. Le Sermo de Adventu Sanctorum Wan-
dregisili, Ansberti et Vulframni in Blandinium, Bruxelles, 1978, p. 22-23.
12 N. HUYGHEBAERT, «Le 'Sermo de Adventu SS. Gudwali et Bertulfi'. Édition et étude critique»,
Sacris erudiri, 24, 1980, p. 97.
13 A.-M. HELVÉTIUS, « L'abbatiat laïque comme relais du pouvoir royal aux frontières du royaume: le

cas du nord de la Neustrie au IX• siècle», La royauté et les élites dans l'Europe carolingienne (du début
du IX" aux environs de 920), éd. R. LE]AN, Lille, Centre d'Histoire de l'Europe du Nord-Ouest, 1998,
p.- 290-291, n. 20, avec la récapitulation de la bibliographie.
4 Ibid., p. 295-297.
276 EDINA BOZOKY

naisis (898), et obtint, en 900, au prix de l'assassinat de l'évêque Foulque de


Reims, l'abbaye de Saint-Bertin. Il entoura d'une enceinte le monastère 15 , qui
devint ainsi un centre de pouvoir à la fois politique et religieux. Selon la Vie de
saint Winnoc mais aussi selon le Libellus miraculorum Sancti Bertini 16 , le comte
renforça les lieux jusque-là accessibles aux Vikings. Il fit construire les fortifi-
cations de Bergues pour lesquelles il obtint un privilège royal 17 . En même
temps, il y fit élever une église consacrée à saint Martin et saint Winnoc, et
conçut l'idée d'y transférer le corps de saint Winnoc 18 . Les reliques du saint
avaient été auparavant amenées de Wormhoudt à Sithiu à cause des incur-
sions vikings. Malgré la résistance des Audomarois, il fit transporter le corps
saint à Bergues en 900 19 . Selon la tradition résumée par Sanderus, la transla-
tion du corps de saint Gérulphe- dont la prééminence parmi les reliques de
Flandre apparaîtra lors de la paix d'Audenarde - aurait été effectuée en 914
ou 915 de Mérendrée à Tronchienne sur l'initiative de l'évêque de Noyon
Aynard ou Eirard et du comte Baudouin le Chauve20 .
L'age d'or des acquisitions de reliques faites à l'initiative comtale s'attache
au nom d'Arnoul le Grand (918-964) et à celui de son collaborateur Gérard
de Brogne. Le processus de fixation du pouvoir territorial s'accompagna d'une
politique religieuse qui s'inscrivait dans le mouvement du renouveau monas-
tique. Selon la remarque de F. Lifshitz, les acquisitions de reliques du comte
constituaient l'une des composantes essentielles de sa politique: les reliques
pouvaient servir à la fois comme une source de virtus miraculeuse et comme

15 FoLCUIN, Gesta abbatum S. Bertini Sithiensium, § 103, MGH, 55, 13, p. 627: Balduinus autem cames
et abbas monasterii Sithiu ambitum castelli circa monasterium Sancti Bertini constru.xit.
16 Libellus miraculorum Sancti Bertini, MGH, 55, 15, 1, p. 512-513.
17 Vtta Winnoci Bergensis, MGH, 55, 15, 2, p. 777: Nam max ut animum regis super prefati loci mentione
convenit, proprii sese voti compotem invenit, quia super eodem loco privilegium regale facile optinuit affec-
tusque sui effectum auctoritate regia promeruit.
18 Ibid., p. 776-777: Qui [=Balduinus) suspicione irruptionis adversœ partis, quœ iam post longumfuro-

rem vix quieverat, ductus, fines Flandriœ facile usque ad id temporis accessibiles et pervios hosti castris
munierat omnique in reliquum impugnationi clauserat. Tune etiam locum Bergas dictum presidio placuit
munire, quod munitioni omni circumquaque esset patriœ; ubi etiam œcclesiam construi fecit, quam titulis
confessorum Christi Martini atque Winnoci insigniri fecit. Anima insuper quiddam honeste utile et utiliter
honestum concepit, quod tam honeste quam utiliter opere perfecit, sacrosanctum videlicet corpus beati Win-
nod illo transferre, ut Flandria ulterius secura labarum tanta gauderet protectore.
19 Ibid., p. 777: Et licet arte qua poterant obnitentibus Audomaricolis, sacrosanctum corpus abstulit et ad

locum Bergas, quo destinaverat, transtulit; quem iam regali et privilegia et munificentia, ut diximus, adeo
ditaverat, ut cum Flandria honestam sui partem hodieque habeat. Cf. aussi P. MuR~ Saint Winoc, patron de
la ville de Bergues, Ulle, 1887.
20 SANDERUS, Flandriœ illustratœ, 1732, t. I, 3, 7: Anno DCCCCIV elevatur S. Gerulphus martyr in
Merendra ab Eynardo, Noviomensi et Tomacensi episcopo et Balduino Calvo comite, VIII Idus Octobris, et
defertur ad monasterium S. Mariœ, quod dicitur Trunchinium, comitante cœtu infinito jidelium populorum;
cf. AASS, Sept. 6, p. 256 sq.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 277

un symbole d'identité pour une communauté politique21 . Les acquisitions de


reliques du comte profitèrent essentiellement à deux grands centres de
pouvoir: Gand (au monastère de Saint-Pierre au Mont-Blandin qui, avant la
restauration de l'abbaye Saint-Bavon, fut le seul monastère à Gand, et, de 918
jusqu'au milieu du XIe siècle, le lieu d'inhumation privilégié des comtes de
Flandre et de leur famille 22 ) et l'abbaye de Saint-Bertin dont l'administration
appartenait à Arnoul depuis la mort de son frère Adalolphe (933) et jusqu'en
953. Les translations de reliques les plus importantes correspondaient, d'une
part, à l'invasion du Ponthieu, disputé avec les comtes de Rouen, et, d'autre
part, à la soumission du Boulonnais - qui faisait partie du territoire d'Adalol-
phe jusqu'en 933. Lors de la prise du Ponthieu, Arnoul fit enlever les reliques
de saint Riquier de Centula et celles de saint Valéry de Leuconay; il les mit à
l'abri d'abord à Montreuil (ca. 939) 23 , puis, à cause de l'instabilité de sa domi-
nation dans cette région, il les fit transférer à l'abbaye Saint-Bertin (en 951 ou
952) 24 . Leur présence fut mentionnée par Folcuin en 959 lors de l'apparition
de signes de croix sur les vêtements 25 . Selon la même source, Arnoul y fit éga-
lement transférer les reliques de saint Silvin de l'abbaye d'Auchy26 . Les reli-
ques de saint Bertulphe avaient été amenées, sur l'ordre d'Arnoul, de
Boulogne à Harelbeke 27 , puis de là, partiellement, au Mont-Blandin à Gand,

21 F. L!FSCHITZ, «The Migration of Neustrian relies in the Viking Age: the myth of voluntary exodus,
the reality of coercion and theft», Early Medieval Europe, 4, 1995, p. 175-192, ici p. 185. Cf. égale-
ment A. DIERKENS, Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse (VII'-XY siècles), Sigmaringen, 1985,
P,· 216 sq.
2 Gand. Apologie d'une ville rebelle, dir. J. DECAVELE, Anvers, 1989, p. 53.
23 R. RODIÈRE, Les corps saints de Montreuil-sur-Mer, Montreuil-sur-Mer, 1901, p. 34-47.
24 INGELRAMNUS (INGELMANN ou ENGUERRAND), AASS, Apr. 4, p. 464; Historia relationis S. Walarici,

MGH, SS, 15, 2, p. 694-696 (2< quart du XIe siècle); HARIULF, Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier
[Chronicon Centulense), Uvre IV, XXII-XXIV, éd. F. Lor, Paris, 1894, p. 150-157 (1088; révisée vers
1104). Cf. ]. HÉNOCQUE, Histoire de l'abbaye et de la ville de Saint-Riquier, Amiens, 1880-1888, 1,
~- 287 sq.
5 FoLCUIN, Gesta abbatum S. Bertini, p. 631.
26 Ibid., p. 630: ... prefatus cames Arnu!fus, sanctarum r:eliquiarum avidus, sanctum Silvinum a monaste-
rio requietis suœ proprio [Auchy] furtim abstractum et sibi delatum huic monasterio direxit venerandum
15. Ka!. Martii, diefestivitatis ejusdem, anno incarnationis Domini 951. Cf. Cartulaire, LXXVIII, p. 147.
27 Vita Bertu!fi Renticensis, § 28, MGH, SS, 15, 2, p. 636-37: Gloriosus igitur marchio C.•) corpus Bertu!fi
Bononiam referri iusserit C..). Et convocatis Sanctorum Audomari ac Bertini prepositis, illustribus etiam
personis consilio adhibitis, ut ad Harlebecensem illud transferrent ecclesiam, imperavit. Erat autem Harle-
beca unum ex multis sui iuris predium .flumini Legiœ adiacens. Ad quod sanctum Bertulfum transferri iussit,
translaturus ilium max Blandinium, quod speciale amoris ipsius meruit privilegium, quodque in castro Gan-
davo a beata olim Amando, ut ante diximus, fundatum apostolicisque Petri et Pauli titulis fuit dedicatum ;
N. HUYGHEBAERT, «Le 'Sermo de Adventu SS. Gudwali et Bertulfi'», p. 95: Arnu!fus autem, accersitis
prepositis monasteriorum Sancti Bertini atque Sancti Audomari, jussit corpora sanctorum cum frequentia
Jratrum et populorum utriusque sexus deportari in ecclesiam sitam in predium sui juris cui Harlebeca est
vocabulum (texte rédigé probablement entre 1132-1138).
278 EDINA BOZé>KY

avec les reliques de Gudwal ainsi que celles de saint Omer et saint Bertin28 ,
probablement vers les débuts de l'abbatiat de Gérard de Brogne à la tête du
monastère du Mont-Blandin. De même, un très important trésor de reliques,
originaire de Normandie (Fontenelle), mais conservé d'abord à Saint-Omer,
ensuite sans doute à Saint-Bertin, puis à Boulogne à cause des raids vikings 29 ,
fut transféré de Boulogne à Gand en 944 sur l'ordre du comte et sur le conseil
et avec l'aide active de Gérard de Brogne 30 . Ce dernier, également très avide
de reliques, en fit aussi de belles acquisitions au profit de sa propre fondation
de Brogne31 . Quant à la mainmise de Saint-Pierre au Mont-Blandin sur des
reliques de Fontenelle, il faut souligner qu'elles lui permettaient de faire valoir
des droits sur les vastes propriétés foncières de cette abbaye, laquelle n'existait
plus à ce moment. La manœuvre des moines de Saint-Pierre échoua d'ailleurs
en grande partie32 . Enfin, ce fut aussi l'époque de la construction de la cha-
pelle du château comtal à Gand, qui abritera avant la restauration de Saint-
Bavon (946) les reliques de saint Bavon et de sainte Pharaïlde; et lorsque les
reliques durent retourner à l'abbaye Saint-Bavon, quelques parcelles des corps
saints restèrent à la chapelle, future collégiale Sainte-Pharaïlde, à la demande
expresse du comte Arnoul 33 .
Certaines de ces reliques retournèrent à leur lieu de conservation origi-
nelle à l'époque du comte Arnoul II le jeune (964-988) en 980 ou 981 lors
d'une confrontation d'ailleurs pacifique avec Hugues Capet, qui était alors sei-

28 Vita Bertulfi, § 30, p. 637: Cumque tam œcclesiasticis quam politicis ordinibus ita esset deliberatum,
sanctissimi confessoris Bertulfi membra levantur, transferanda eo quo iam diximus, non sine magna tum
precedentium, tum subsequentium gratulatione. Nec solus hic sanctus tune transferri voluit, sed in consor-
tium translationis eius ossa beati Gudwali adiuncta sunt, atque etiam membrum unum beati Audomari cum
dente ipsius, reliquiœ quoque sanctissimi Bertini in augmentum gloriœ eius. Cf. Sermo de adventu 55. Gud-
wali et Bertulfi, p. 96.
29 ]. LAPORTE, «Gérard de Brogne à Saint-Wandrille et à Saint-Riquier», Revue bénédictine, 70, 1960,

Pt· 142-166.
0 N .-N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en 944. Le Sermo de Adventu Sanctorum Wan-
dregisili, Ansberti et Vulframni in Blandinium, Bruxelles, 1978.
31 D. MISONNE, «Gérard de Brogne et sa dévotion aux reliques», Sacris erudiri, 25, 1982, p. 1-26.
32 Gand, op. cit. supra, n. 22, p. 54.
33 Annales sancti Bavonis Gandensis, p. 444: Anno 939, sanctus Bavo cum aliis pignoribus sanctorum et
reliquiis de Lauduno ad monasterium de Nigello translatus, ad arcem oppidi sui cum septem monachis ad
ecclesiam in novo castello constructam reportatur XIII kalendas octobris, quia cœnobium Gande nondum
plene restrauratum fuerat. Anno 940, aliquibus sanctorum Bavonis et Pharaïldis reliquiis in ecclesia predicti
novi castelli super ripam fluminis Legie sita, ad instantiam et devotam supplicationem Arnulfi comitis Flan-
drie relictis, tali conditione quod clerus prefate ecclesie cum supradictis eorum reliquiis annuam pregrinatio-
nem dicto cenobio Gandensi venerabiliter persolveret, sanctorum Bavonis et Pharaïldis predictorum corpora
cum aliorum sanctorum pignoribus a sancto Gerardo, abbate Gandensi, de sepedicta novi castelli ecclesia
cum innumerabili multitudine populorum ad cœnobium Gandense reportatur, et cum ingenti leticia et tripu-
dio ibidem decenter relocantur. Cf. E. HAUTCŒUR, Actes de Sainte Pharaïlde, vierge, Lille, 1882; M. L-
A. COLMEZ, «Collégiale de sainte Pharaïlde de Gand», Annales de la Société Royale des Beaux Arts et de
Littérature de Gand, 4, 1851-52, p. 195-232.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 279

gneur suzerain du Ponthieu. Il s'agit des reliques de saint Riquier et de saint


Valéry, dont la récupération par le futur roi reçut le sens d'une légitimation
dynastique chez les hagiographes des XIe-xne s.
Une partie du corps de saint Bertulphe, restée à Harelbeke depuis la dona-
tion d'Arnoul le Grand, connut un sort tumultueux à l'époque de la jeunesse
de Baudouin IV Belle-Barbe (988-1035). Avec l'appui de sa mère, la comtesse
Rozala-Suzanne, il voulait soumettre le comté de Courtrai. C'est alors que les
Courtraisiens entreprirent une expédition punitive contre Harelbeke, qui
appartenait au comte, et incendièrent la ville et l'église où se trouvaient les
reliques de saint Bertulphe. Par bonheur, les restes du corps saint furent
découverts dans les décombres, puis transportés par la Lys au château de
Vive-Saint-Eloi (Vijve) près de Gand, puis, sur l'initiative de la mère du
comte, réunis avec l'autre moitié du corps au Mont-Blandin34 . Mais surtout, le
comte Baudouin Belle-Barbe fut à l'origine d'une nouvelle translation des reli-
ques de saint Winnoc à Bergues; sur la hauteur, il fit construire un château
ainsi qu'un monastère qu'il confia après 1022 à des moines de Saint-Bertin: il
y fit transporter les restes de saint Winnoc de l'église inférieure, desservie par
des chanoines indignes35 . Cet événement reflète la complexité de la
«politique de reliques» des comtes de Flandre: la translation s'inscrit à la fois
dans le renforcement d'un centre de pouvoir et dans la réforme monastique,
encouragée par les comtes depuis Arnoul le Grand.
Si le xe siècle fut caractérisé par une politique d'extension accompagnée
de la volonté de s'approprier l'aide surnaturelle, présente dans les corps
saints, au XIe siècle apparaît un véritable nouveau rituel: les reliques sont ras-
semblées pour de grandes occasions, afin d'exprimer le sentiment de cohésion
du comté. En même temps, on peut observer que certains hauts lieux de réu-
nions de reliques correspondent géographiquement aux nouveaux centres de
pouvoir des comtes de Flandre.
C'est avant tout dans le contexte du mouvement de paix que les comtes de
Flandre utilisèrent les reliques comme instrument politique. Pensons notam-
ment à l'épisode célèbre où l'évêque Gérard de Cambrai dut céder à la requête
insistante de Baudouin IV et faire «transporter beaucoup de reliques aux con-

34 Vita Bertulfi, § 33-38, p. 638-640; cf. N. HUYGHEBAERT, «La consécration de l'église abbatiale de
Saint-Pierre Gand (975) et les reliques de saint Bertulfe de Renty», Corona gratiarum. Miscellanea
patristica, historica et liturgi.ca Eligio Dekkers O.S.B. XII lustra complenti oblata, II, Bruges - 's Graven-
hage, 1975, p. 129-141 (Instrumenta patristica XI).
35 jEAN d'YPRES, Chronica S. Bertini, p. 780: Nunc vero huius domini Roderid abbatis anno secundo Flan-
drie cornes Balduinus Barbatus apud Bergas in arce castellum edificare inceperat, sed mutato consilio,
monasterium ibi prope edificavit in honore beati Winnod (. . .) corpus sancti Winnoci ab inferiori ecclesia, id
est canonicorum, ad (hoc) novum suum monasterium transtulit et monachos sumptos de monasterio Sancti
Bertini in illo collocavit...
280 EDINA BOZOKY

fins des territoires d'Arras et de Cambrai» vers 1024-25, pour répondre aux
attentes des partisans du mouvement de paix et de pénitence36 . «L'assemblée
se réunit sur les marches du comté de Flandre, entre la cité d'Arras et celle de
.Cambrai, près de Douai, dans une prairie, comme il est d'usage, autour des
reliques de tous les corps saints du pays que l'on a portés là, de toutes parts,
formant comme un amoncellement de sacralité concrète» 37 .
La grande réunion de reliques à la forteresse encore toute nouvelle (cons-
truite vers l'an 1000) d'Audenarde, dans l'église Sainte-Walburge, en 1030,
évoquée au début de ma communication, donnait une dimension sacrée au
serment de paix après la révolte de Baudouin fils contre son père. Cette paix,
avec le rassemblement de reliques venant de toutes parts de la Flandre, a été
réitérée ensuite, au fur et à mesure que la «paix du comte» s'est imposée en
Flandre: notamment avant la mort de Baudouin VI en 1070, pour éviter que
son frère Robert le Frison ne remette en question l'héritage du comté de Flan-
dre, laissé à son fils Baudouin38 , ou encore en 1111 39 , toujours à Audenarde,
avec le rassemblement de tous les seigneurs du comté de Flandre, pour leur
rappeler la paix de 1030. Le rapport étroit entre mouvement de paix, relique
et soutien comtal se manifeste aussi dans un épisode des Miracles de saint Urs-
mer, en 1060: les moines de Lobbes organisèrent un voyage pour la paix et la
justice en emportant avec eux les reliques de saint Ursmer; arrivés à Bergues,
à la Pentecôte, ils rencontrèrent le comte Baudouin V avec sa femme, les évê-
ques de Londres et de Thérouanne, ainsi que les grands de toute la Flandre;
autour des reliques s'improvisa alors une cérémonie de réconciliation et de
paix à laquelle chacun adhéra 40 . De même, lorsqu'en l'absence de Robert II de
Jérusalem et de la plupart des grands de Flandre, en 1096, des désordres vio-
lents eurent lieu à Bruges, la paix fut imposée aux habitants par une sortie des

36 Gesta episcoporum cameracensium, III, 54, MGH, 55, 7, p. 487: His itagestis, Balduinus tune temporis
Flandrensium cornes hortari cœpit episcopum, ut populo favens, pacem sacramento firmare iuberet. nle ne
tune quidem a sensu bono deficiens, non alia quam quœ lex et euangelium adnuntiat, iubere professus est.
Tandem tœdio victus, inter confines Cameraci et Atrebati multis sanctorum corporibus delatis, cum maxima
turba ad locum designatum venit...
37 G. DUBY, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p. 41.
38 HERIMAN, Uber de restauratione Monasterii Sancti Martini Tomacensis, MGH, 55, 14, p. 279-280:
Nam Balduinus, qui Insule iacet, timens, ne post mortem suam seditio nasceretur inter filios suos Balduinum
et Robertum, totam terram suam in vita sua Balduino dedit, et optimates suos hominium et fidelitatem fecit,
ita ut apud Aldenardam super reliquias sanctorum presente patre et filio multisque principibus idem Rober-
tus publiee iuraverit, quod nec ipsi Balduino nec heredibus eius aliquo modo de terra Flandrie noceret... ;
A. de MARCHIENNES, Historia regum Francorum, MGH Script. 26, p. 208.
39 R. BoNNAUD-DElAMARE, «La paix en Flandre pendant la 1ère croisade», Revue du Nord, 29, 1957,
~ 147-152.
Miracula S. Ursmari,
§ 8-9, MGH, 55, 15, 2, p. 839-840. Cf. G. KoziOL, «Monks, Feuds, and the
Making of Peace in Eleventh-Century Flanders », The Peace of God. Social Violence and Religious Res-
ponse in France around the Year 1000, éd. Th. HEAD, R. lANDES, Ithaca- London, Comell University
Press, 1992, p. 239-258.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 281

reliques de saint Donatien, ordonnée par le prévôt de l'église 41 , qui était aussi
chancelier héréditaire de Flandre depuis 1089.
Notons que les rassemblements de reliques pour des conciles de paix ont
été utilisés le plus souvent, depuis la fin du xe siècle, à l'initiative des autorités
ecclésiastiques, mais que, dans certains cas, un prince territorial (Guillaume,
duc d'Aquitaine) ou le roi (Robert le Pieux) fut l'instigateur de telles réunions
de paix et de reliques. En particulier, le concile de paix convoqué par Robert
le Pieux en 1024 à Héry (et auparavant à Verdun) a réuni une grande quantité
de reliques dans le but de confirmer la paix en Bourgogne42 . Cependant, les
comtes de Flandre du XIe et du XIIe siècle firent un usage systématique et
répété des réunions de reliques dont il n'y a pas d'équivalent ailleurs.
Les consécrations d'églises donnèrent aussi l'occasion à de grands rassem-
blements de reliques: les modèles en ont pu être la réunion de reliques pour
la dédicace de Saint-André-du-Cateau en 1025 43 , et celle pour la dédicace
solennelle de la cathédrale de Cambrai en 103044 .
Lorsque le comte Baudouin V transforma Lille, au milieu du XIe siècle,
d'une bourgade en un fort castrum, non seulement il fonda la collégiale Saint-
Pierre près de sa résidence 45 , mais, pour sa dédicace en 1065, il ordonna que
tous les corps saints du comté soient apportés à l'église, pour souligner le sen-
timent d'unité du pays46 . Parmi ces reliques figuraient celles de saint Eubert,
venues de la collégiale Saint-Piat de Seclin qui seront retenues à Lille. Un an
plus tard eut lieu la dédicace de l'église Saint-Bavon à Gand, qui fournit

41 Liber miraculorum S. Donatiani, MGH, 55, 15, 2, p. 858.


42 Historia episcoporum Autissiodorensium, 49, p. 171-172; Chronicon Autissiodorense, éd. Recueil des
historiens des Gaules, 10, p. 275; Miracula S. Bercharii, 27, éd.]. MABillON, AASS O.S.B., 2, p. 859;
ActaS. Veroli,AASS,]un. 4, p. 312-313.
43 Chronicon S. Andreœ, lib. I, 19, MGH, 55, 7, p. 529-530: Et multa corpora sanctorum, constituta
dedicationis die, id est 10. Kalendas Octobris anno Dei Christi 1025. cum clericis et monachis convenerunt,
videlicet sanctus Gaugericus, sanctus Aubertus, preciosus quoque martyr Salvius, sanctus Aycadrius, sanctus
Gislenus atque sanctus Wasnu!fus; cum quibus etiam beata virgo Maxelendis: quos ad salutem habitantium
et loci ipsius munimentum provida episcopi industria fecit convenire.
44 Gesta episcoporum Cameracensium, III, 49, p. 483-484; cf. aussi H. I'LATELLE, «La cathédrale et le
diocèse. Un aspect religieux du rapport ville-campagne. L'exemple de Cambrai», Villes et campagnes
au Moyen Age. Mélanges G. Despy, liège, 1991, p. 625-641.
45 Histoire de Lille, dir. L. TRÉNARD, 1, Lille, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humai-
nes de lille, s.d., p. 145 sq., 321 sq.; E. HAUTCŒUR, Cartulaire de l'église collégiale Saint-Pierre de Lille,
Paris-Lille, 1894, t. I, p. 2-7; Io., Histoire de la collégiale et du chapitre de Saint-Pierre de Lille, lille-
Paris, 1896, t. I, p. 22-34; F.-L. GANSHOF, «Note sur une charte de Baudouin V, comte de Flandre,
~our Saint-Pierre de lille», Mélanges R Crozet, Poitiers, 1966, 1, p. 293-306.
6 Flandria generosa, MGH, 55, 9, p. 319: Idem quoque Balduinus apud Insulam et castellum et ecclesiam
sancti Petri apostoli edificavit, in qua etiam sepultus, merita bono spei expectat diem iudicii. Ad dedicatio-
nem vero predicta œcclesiœ omnes sanctos de toto comitatu suo afferri petendo prœcepit, et eis loca, in qui-
bus habuerunt fixa tentoria, perpetua possidenda donavit. Cf. E. HAuTCŒUR, Histoire de l'église collégiale
et du chapitre de Saint-Pierre de Lille, p. 8, 19-20.
282 EDINA BOZOKY

l'occasion de l'élévation solennelle du corps de saint Macaire, en présence de


l'évêque de Noyon, du comte de Flandre et de son jeune pupille, Philippe Ier,
roi de France; le comte obtint alors un bras du saint pour la collégiale de
Lille 47 . Quand son héritier, Baudouin VI, qui fut également comte de Hainaut,
restaura l'église de l'abbaye de Hasnon, fut organisé en 1070 un rassemble-
ment de reliques dépassant encore par ses dimensions la dédicace de Lille 48 :
vingt-six corps saints, venant d'autant de monastères majeurs, furent pré-
sents, et la fête fut honorée par la venue du pape Alexandre, du roi de France
Philippe et de trois évêques. Cette réunion prit l'allure d'une véritable assem-
blée de paix selon l'auteur des Miracles de saint Donatien, qui souligne la pré-
sence des optimates du pays ainsi que l'affluence du peuple par milliers. Pour
que la foule pût s'approcher des reliques et prier devant elles, on les exposa
sous des tentes49 , exactement comme dans la description du concile de paix
organisé par l'évêque de Rodez dans le Midi de la France (sur la prairie de
Saint-Félix) selon les Livres de miracles de Sainte Fo/0 . C'est alors que grâce
aux reliques de saint Donatien se produisit un miracle de réconciliation 51 .
L'histoire de la «politique de reliques» des comtes de Flandre pourrait
être prolongée dans les siècles suivants, mais la période la plus significative se
situe effectivement entre la deuxième moitié du IXe siècle et la fin du XIe,
période où les composantes "laïques" et "ecclésiastiques" du pouvoir étaient
fortement confondues, et la mainmise sur les reliques par les comtes consti-
tuait un moyen tout à fait indispensable et naturel à l'exercice du pouvoir.
Si l'on tourne maintenant notre attention vers la présentation des faits à
travers la littérature hagiographique, nous trouvons tout un arsenal de thèmes
et de motifs qui révèlent la signification et la portée des translations à l'initia-
tive comtale.
Tout d'abord, les hagiographes, indépendamment de leurs sentiments à
l'égard des comtes, soulignent et racontent en général avec plus ou moins de
détails que c'est par leur volonté et à leur initiative que les reliques furent dépla-
cées, enlevées, transférées. Ceci n'a rien d'étonnant: depuis l'époque carolin-
gienne, la décision de translation de reliques dépendait des princes ou des

47 Vita altera S. Macarii Antiocheni, AASS, Apr. 1, 880-882.


48 PL, 160, c. 353, 354;Auctarium Hasnoniense, MGH, SS, 6, p. 441-442; MGH, SS, 14, p. 147-160.
49 Liber miraculorum sancti Donatiani, MGH, SS, 15, 2, p. 857: [Baldewinus] Talique ac tantœ sollemp-

nitati cunctos Flandriœ optimates cum suis cohessentibus adesse precepit. Ad cumulum etiam honoris tantœ
dedicationis tamque sibi dilecte festivitatis cunctorum corpora sanctorum totius suis principatus cum episco-
pis, prepositis, abbatibus sibique subiectis totus in Dei servitio devotus ac benivolus coadunari iussit. (. . .)
omnibus unum ani mo sedit consilium, quatinus joris iuxta oppidum tentoria figerent, ibique sanctorum cor-
g,ora observantes liberius Dei servitio insisterent.
0 Liber miraculorum sanctœ Fidis, I, XXVIII, éd. A. BouiLLET, Paris, 1897, p. 72.
51 Liber miraculorum S. Donatiani, p. 857.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 283

évêques ou du synode; mais de nombreux exemples nous montrent que


l'autorisation d'une translation incombait en général au détenteur du pou-
voir temporel: en 813, le synode de Mayence ordonna que « ... nul ne
prenne la décision de transporter le corps des saints de place en place sans
consultation du prince et/ou des évêques ni la permission du saint
synode» 52 . Il était donc tout à fait normal qu'en s'appropriant des préroga-
tives royales, les comtes s'attribuent également - et très tôt - le droit de
décider et même de prendre l'initiative des translations de reliques dans leur
pays. Il en était d'ailleurs ainsi partout dans les autres principautés territo-
rales, où les ducs ou comtes contrôlaient les translations de reliques. Par
ailleurs, l'idéologie de la translation du pouvoir et de la prospérité du pays,
provoquée par une translation de reliques, reçut la formulation la plus écla-
tante à cette époque-là sous la plume de Widukind de Corvey, dans ses
Trois Livres des gestes saxons (ca. 968) 53 .
Il est intéressant de constater que la translation des reliques de saint Win-
noe au château de Bergues, à l'initiative dl\ comte Baudouin le Chauve, appa-
raît en étroite liaison avec l'obtention du privilège royal accordé par Charles le
Simple. C'est seulement après avoir obtenu le privilège de construire les forti-
fications de Bergues que le comte se rendit à Sithiu et procéda à la translation
des reliques.
Avant même l'intervention des comtes de Flandre dans les translations de
reliques, il apparaît que de grands laïcs s'impliquaient déjà dans l'organisation
du culte et dans les transferts de reliques. Le culte de saint Winnoc a été
notamment développé grâce à la dévotion et la générosité d'un certain Gérard,
comitatum gerens, qui offrit toute la villa d'Éperlecques à l'oratoire du saint 54 .

52 MGH, Concilia A:: vi harol., I, p. 272: ne corpora sanctorum transferantur de loco ad locum. Deinceps

vero corpora sanctorum de loco ad locum nullus transferre prœsumat sine consilio principis vel episcoporum
sanctœque synodi licentia; cf. N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un
droit, Paris, 1975, p. 331.
53 WmuKIND, Rerum gestarum Saxonicarum libri tres, I, XXXIII, MGH, Script. in usum scholarum,

Hanovre, 1935, p. 45-46; H. BEUMANN, «Die sakrale Legitimierung des Herrschers im Denken der
ottonischen Zeit», Zeitschrift der Savigny-Stiftungfür Rechtgeschichte, 66, Weimar, 1948, p. 1-45, en
particulier p. 1-23; mise au point récente: A. VAN l..ANDSCHOOT, «La translation des reliques de saint
Vit de l'abbaye de Saint-Denis à celle de Corvey en 836», Revue belge de Philologie et d'Histoire, 74,
1996, p. 593-632.
54 Vita S. Winnoci, § ll-12, p. 776: Gerardus quidam comitatum gerens Dea sanctoque Winnoco adeo
erat devotus, ut impensas magna ex parte de collaboratu proprio pro restaurando sancti viri administraret
oratorio. (..) Postquam fama tanti miraculi ad prefatum illustrem Gerardum pervenit, magis magisque
ipsum in amorem sancti accendit, adeo ut illum pro ea quam habebat devotione patrimonii sui donaret lar-
gitione. Cum omni namque integritate Spirliacam ei villam dedit, sumptum etiam copiam adiecit pro cons-
truendo eodem in loco in honore sancti viri oratorio.
284 EDINA BOZOKY

En ce qui concerne le corps de saint Bertulphe, c'est Erkanger, comte de Bou-


logne, qui l'avait fait transférer de Renty à Boulogne en 923 55 .
C'est surtout au sujet d'Arnoul le Grand que les récits de translations
notent son avidité de se procurer des reliques et d'en disposer à son gré. Il est
manifeste que ses actes d'acquisition de reliques relevaient de son pouvoir
princier et s'intégraient dans son activité politique générale. Selon la Vie de
saint Bertulphe, Arnoul vint à Boulogne en 933 en raison d'une réunion (con-
ventus) solennelle concernant la res publica; mais le comte se souciait autant
des affaires d'église 56 , et c'est ainsi qu'il découvrit le vol des reliques de Ber-
tulphe qu'il récupéra ensuite. Le Sermo de Adventu Sanctorum Wandregisili...
associe la translation des reliques de Wandrille, Ansbert et Vulfram à la res-
tauration de la vie monastique à Saint-Pierre au Mont-Blandin de Gand (941).
Cependant l'auteur du Sermo croit utile de justifier ce transfert également par
l'évocation du lien de parenté entre le comte et saint Wandrille(§ 21). Bien
différente est l'image que les récits de translations de saint Riquier et de saint
Valéry dessinent du comte Arnoul: il y apparaît comme l'envahisseur et
l'usurpateur du pouvoir royal 57 , se laissant suborner à l'occasion par le traître
Erchembold qui lui livra le corps saint de Valéry du monastère de Leuconay58 .
La motivation religieuse des comtes est plus ou moins longuement déve-
loppée par les auteurs des translations, mais ils indiquent souvent le lien entre
le "patronage" du pays par le saint et l'importance de la présence physique de
ses reliques. Le "patronage" d'une ville par un saint apparaît dès l'Antiquité
tardive et reste une composante essentielle de la religiosité médiévale, qui
atteint son apogée dans les villes-états italiennes à la fin du Moyen Âge; mais
ce qui est particulier et peut-être précoce dans les histoires de translations des

55 Vita Bertulphi, § 22, p. 635: ... Bononiensium cames fuit Erkengarius, genere et potentia non parum

egregius, in cuius etiam ditione Rentica jilit predium, in quo beati Bertu!fi corpus erat tumulatum. Qui, cons-
pectis ad sepulchrum sancti virtutibus, eum quanta magis ob miracula ammirabatur, tanta carius amplecte-
batur. Sed quia omnem drca regionem irruptioni eorum quos diximus piratarum expositam videbat, de
amissione tanti patroni sui suisque pertimescebat. Unde, consilio accepta, illo eum transtulit, ubi et ipse tan-
tarum reliquiarum esset securus, et sanctus ampliori in suis artubus honore afficeretur. Convocato denique
œcclesiastid ordinis conventu, animi sui votum religiosorum roboravit consiliis efficadbusque perfedt auxi-
liis. Et admissis ad sacrosanctum tumulum sacerdotibus, una cum œcclesiœ ministris in sanctissimorum
artuum attrectatione cum magna animi assistebat devotione. Sicque membra sancti locello diligenter repo-
sita de Rentica Bononiam transferri precepit, ubi ea tutius atque devotius servanda non ignoravit.
56 Ibid.,§ 24, p. 635: de re publica sollempnem cum suis conventum habuit; § 25, p. 635: Cum ergo, ut

dictum est, rei publicœ predictus marchio consuleret, hoc maxime curabat, ut etiam rebus œcclesiastids ante
omnia precaveret.
57 HAruuLF, Chronique, § XXII, p. 150: Nempe si qui ducum vel comitum potentiores erant, drcumquaque
manus inicere et vidnas sibi provindas vastare sibique subicere non cessabant. Regnum quoque sibi usurpare
moliebantur. Ex his Arnulfus cornes Flandrensis multa inepta agere cœpit, captoque Monasteriolo castro
regio, Pontivam provindam propriœ ditioni subegit.
58 Historia relationis S. Walarid, p. 694.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 285

comtes de Flandre, ce sont des indications concernant la protection par le


saint non seulement d'une ville, mais du pays tout entier.
La translation de saint Winnoc par le comte Baudouin le Chauve, dans le
contexte des menaces vikings, a été effectuée, selon l'hagiographe, pour que la
Flandre pût se réjouir d'un protecteur59 . Selon la Chronique d'Hariulf, lorsque
Arnoul soumit le Ponthieu et transféra à Montreuil le corps de saint Riquier,
il souhaita acquérir ce noble butin (lucrum) avec d'autres saints pour sa pro-
pre région (propriœ regionis) 60 . Selon la Translation de saint Valéry,
lorsqu'Arnoul fut approché par Erchembold, qui voulut lui suggérer l'enlève-
ment des reliques du saint, Arnoul lui avoua son désir de s'enrichir de corps
saints, pour se lier par leur intercession avec les habitants des cieux61 . Le
patronage pluriforme de la Flandre est particulièrement bien représenté par le
rassemblement des reliques lors de la paix d'Audenarde, où, de plus, le comte
décide quel saint mérite la primauté dans la hiérarchie: et c'est un saint mar-
tyr, Gérulphe, qui l'emporte dans son choix, précisément à cause de son ori-
gine indigène62 ... Les reliques de saint Macaire, mort en 1012 à Gand, sont
qualifiées de «gloire de la Flandre, ornement de Gand» par son hagiogra-
phe63_
Avant de dépeindre les effets miraculeux de l'adventus des reliques dans
leur nouveau pays, les hagiographes insistent sur la désolation de ceux qui les
ont perdues. C'est à la fois un cliché hagiographique et, sans aucun doute, le
reflet de la réalité. N. Huyghebaert avait bien montré que le thème de la pro-
fonde frustration des populations privées de leurs reliques apparaît souvent à
l'époque des raids vikings: en effet, lorsqu'ils le pouvaient, les moines
s'enfuyaient avec leurs trésors mobiliers et leurs reliques: c'est d'ailleurs à par-
tir de cette époque que l'habitude de sortir des reliques de leur sanctuaire se
généralisa. Mais les translations de reliques vers des régions nouvellement
christianisées, ou très pauvres en reliques, se pratiquaient déjà couramment à
l'époque carolingienne (avant les invasions vikings) et se situaient dans la
politique d'expansion de l'empire. Néanmoins les populations, dépossédées
de "leurs" reliques, se sentaient abandonnées de la protection céleste, garan-
tie, à leurs yeux, par la présence matérielle des corps saints. Les habitants des

59 Vita Winnod, p. 777: ... ut Flandria ulterius secura labarum tanta gauderet protectore.
60 liARIULF, Chronique, §XXII, p. 150-151: Hanc itaque fraude, ut perplura solebat, adeptus, transtulit
hinc sanctum patrem Richarium, cupiens tam nobile lucrum cum quibusdam sanctis propriœ regionis
habere.
61 Historia relationis S. Walarici, p. 694: Cum multis huius mundi divitiis, o Herchembolde, affluam, unum

est quod cupio, ditari sanctorum corporibus, ut a me impensis ditentur honoribus, et ego eorum sanctis
intercessionibus cœlorum merear innecti civibus.
62 Cf. supra n. 1.
63 Vita altera S. Macarii Antiocheni, p. 881: gloria Flandriœ, et Gandensium decus.
286 EDINA BOZ6KY

régions d'où les comtes de Flandre enlevaient les reliques éprouvaient une
exaspération que les récits n'oublient jamais de rapporter. Une véritable
émeute éclata à Boulogne sous la conduite du chevecier Étienne: lorsque le
comte Arnoul, accompagné de Gérard de Brogne, arriva à Boulogne et fut
accueilli par l'évêque Wicfrid de Thérouanne, entouré d'hommes d'église,
apparurent tout à coup d'innombrables notables (primores) avec le peuple
(cum vulgo), qui avaient bien l'intention de résister à la volonté divine 64 • C'est
grâce à l'intervention d'une dame pieuse, nommée Torulla, que l'endroit où
les reliques étaient cachées fut révélé 65 . Mais une deuxième sédition eut lieu
ensuite lorsque l'on accusa les moines de Gand d'avoir également enlevé les
restes de saint Vulmer; et c'est effectivement ce qui arriva quand Gérard pro-
fita de l'ouverture du reliquaire destiné à montrer que rien n'avait été soustrait
pour y prélever une partie des reliques ... 66 .
La tristesse du peuple privé de ses reliques est particulièrement bien mise
en relief dans le récit de la récupération des reliques des saints Valéry et
Riquier. Saint Valéry, qui apparut en songe à Hugues Capet, lui adressa les
paroles suivantes: « ... le temps est venu pour que nous retournions sur nos
propres sièges et chez nos chers enfants. Il est juste que le peuple qui nous fut
confié jadis se réjouisse de notre retour, ce peuple qui fut affligé pendant si
longtemps à cause de notre absence ... »67 . Et lorsque le comte de Flandre
Arnoul li dut céder à Hugues Capet et lui rendre les reliques, en arrivant aux
frontières du pays de Flandre, il s'écria en se lamentant: «Malheur à moi, qui
perdrai les corps précieux des deux saints ! »68 .
Si dans les textes de notre corpus, l'enlèvement des reliques n'est pas assi-
milé à la perdition ou à la dégradation du pays, signalons que l'élévation de ce
motif à un niveau quasi cosmique est attestée au xe siècle. Widukind associa
la translation des reliques de saint Guy (Vitus) de la Gaule en Saxe (en 836)
d'une part aux guerres et au déclin qui ont frappé la Gaule depuis cette date
et, d'autre part, à la prospérité, à la paix perpétuelle et à la grandeur de la

64 N.-N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en 944, p. 26-27: Vocatus quoque adest civi-
tatis episcopus nomine Wicfredus, cum splendido apparatu et nitidis ecclesie of.ficiis. Qui cum in exsequendo
nutui divino et Dea digni marchysi decreta, licet invitus, et mentem gravi doloris vulnere saucius, ingereret,
ecce adsunt cum vulgo innumerabili primores loci, zelo insipientie armati, et mata sedicione, dispositioni
divine moliebantur resistere. Cujus sedicionis auctor extitit Stephanus capicerius.
65 Ibid., p. 27-28.
66 Ibid., p. 28-29.
67 Historia relationis S. Walarici, p. 695: Sed nunc annuente Dea advenit tempus, ut ad proprias sedes et

carissimas soboles redeamus. Dignum est, ut populus olim nabis commissus de nostro lœtetur redii:u, qui
tempore tam longo tristatur abscessu.
68 Ibid., p. 695: Heu mihi misera pretiosa corpora duorum sanctorum perdituro!
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 287

Saxe69 . Dans la région qui nous intéresse ici, le vol des reliques de saint Omer
de son église (en 843) prend des proportions tout à fait tragiques dans la bou-
che de la personne qui annonce l'événement à l'évêque de Thérouanne: «le
pays est perdu sans retour si l'on n'y porte remède» 70 .
Il y a cependant un épisode qui montre comment la gravité de l'acte
d'enlèvement de reliques pouvait être ressentie: d'après le Sermo de Adventu ss.
Wandregisili..., sur la route de translation des reliques vers Gand, la voix du
démon répandit des rumeurs selon lesquelles la vengeance divine menacerait
le comte parce qu'il avait privé les saints de leurs sièges 71 ; c'est Gérard de Bro-
gne qui empêcha ensuite que le comte entende de semblables propos qui
pourraient le décourager de continuer le chemin avec les reliques vers la
Flandre.
Si l'accaparement des reliques est une perte pour le pays d'origine, elles
sont censées en revanche apporter dans leur nouvelle patrie la prospérité au
sens large et polysémique du terme. Depuis le Ive siècle, les textes qui décri-
vent les cérémonies d'adventus des reliques soulignent ce moment de con-
corde idéale que suscite l'arrivée des corps saints chez les habitants d'une ville
ou d'une région. Dès cette époque, on considérait les reliques comme garan-
tissant les intérêts de la communauté; elles aidaient à maintenir le bon ordre,
la paix, la justice, mais aussi la prospérité matérielle.
C'est en raison de cette association des reliques à l'intérêt public que les
rois, empereurs, princes et, avec le morcellement de l'autorité publique, les
grands laïcs (ducs, comtes, châtelains) cherchèrent à obtenir et à contrôler des
corps saints. Non seulement ils "collectionnaient" les reliques, en prenant part
activement à leur acquisition, mais ils étaient au premier rang pour les
accueillir, comme on le voit déjà par exemple sur la célèbre plaque d'ivoire de
Trèves, où l'empereur et l'impératrice attendent le reliquaire porté par des
évêques assis sur un char72 .

69 WIDUKIND, 1, 33; cf. aussi la notice de SIGEBERT de GEMBLOUX, p. 339: a. 835. Hoc tempore reliquiœ
Viti martyrisa Parisius ad Corbeiam Saxoniœ transferuntur; undi ipsi Franci testati sunt, quod ab illo tem-
~ore gloria Francorum ad Saxones translata sit.
°FOLCUIN, Gesta abbatum S. Bertini, p. 617: nuncians grave et inrecuperabile patriœ, si perjiceretur,
excidium...
71 N.-N. HUYGHEBAERT, Une translation, p. 42-43: Et ecce gloriosus marchisus ex improvisu adest, spiritu

turbatus et vultu mestissimus. Vagabatur enim spiritus mendacii in ore dicentium: Quia dominus noster
sanctos sedibus suis privavit, ultio eum jam di vina invasit. En, in sedibus quas sanctis a se paratas credidit,
~se subsistere non meruit.
G. HOLLUM, G. VIKAN, «The Trier Ivory. Adventus Ceremonial and the Relies of Saint Stephen~.
Dumbarton Oaks Papers, 33, 1979, p. 116-133. Cf. également P. DUFRAIGNE, Adventus Augusti, Adven-
tus Christi. Recherche sur l'exploitation idéologique et littéraire d'un cérémonial dans l'antiquité tardive,
Paris, Études Augustiniennes, 1994.
288 EDINA BOZ6KY

Parmi les textes de notre corpus, ce sont les récits de translations de Bou-
logne à Gand, ainsi que ceux du retour des reliques de Valéry et de Riquier
qui dépeignent avec force détails les miracles qui parsèment l'itinéraire des
corps saints et l'accueil joyeux que la population leur fait. Le Sermo de adventu
ss. Wandregisili ... note avec précision les étapes du voyage des reliques dont la
chronologie a été reconstituée par N. Huyghebaert et qui se serait déroulé en
une douzaine de jours - du jeudi ou vendredi 22 ou 23 août au mardi 3 sep-
tembre. Le chemin du cortège s'accompagna d'épisodes miraculeux comme il
se doit, et dont certains rappellent des miracles bibliques comme les passages
de rivière et de bord de mer (la forte marée du Drievliet, § 40), inspirés par la
traversée de la Mer Rouge par les Hébreux. L'importance cosmique de la
translation des reliques se manifesta par un miracle météorologique, l'arrêt
des inondations(§ 37). Cet événement servit, selon l'auteur du Sermo, à révé-
ler la miséricorde du Ciel, puisque c'est par les mérites des saints transportés
à travers les terres que les cieux se refermèrent et les inondations cessèrent.
Tout comme l'invention du protomartyr saint Étienne remédia à la séche-
resse, saint Wandrille et ses compagnons atténuèrent l'inondation. Compre-
nant cela, les paysans accoururent de partout pour rendre grâce à Dieu 73 .
Ce cortège fut accompagné par le comte lui-même et l'abbé Gérard de
Brogne; mais un accueil en grande pompe eut lieu avant Bruges à Aartrijke
par Baudouin lll, le fils d'Arnoul, ainsi que par sa mère Adèle, seconde femme
d'Arnoul depuis 934. Suivaient la foule du peuple et tout le clergé, avec à sa
tête l'archichapelain de la chapelle Saint-Donatien de Bruges74 . Lors du séjour
des reliques à Bruges, un archidiacre nommé Bernaclius fut miraculeusement
guéri des fièvres. De nouveau, avant l'arrivée à Gand, après le passage de la
Lys, tout le peuple vint à la rencontre des reliques avec l'évêque Transmar de
Noyon-Tournai. Chantant, portant des croix et des bannières ainsi que des
cierges, le cortège conduisit les reliques à la basilique où se trouvaient déjà les

73 Sermo, § 37, p. 41-42: Et forte placuit Deo hanc diebus illis plagam inducere, ut translatis et deductis
per amplos terrarum tractus sanctis, celi misericordiam eorum distillarent meritis, sicque omnibus revelare-
tur populis, quantum nabis bonum daretur de excelsis. Quod et factum est. Nam et celi clausi et hanc jussi
sunt !egem pati, ut et imbres ni mios suspenderent et œrem jocunditate sereni exhilararent. Sicque contigit, ut
sicut inventus protomartir Domini Stephanus siccitati remedium fuit, ita beatus Wandregisilus cum sociis
presulum gemmis translatus, Christo eum mirificante, inundationi succurreret. Quod etiam intelligentes
agricole, sanctis per omnem viam studuerunt occurrere, et tanta mirabilia confidentes devote erant Deo gra-
tias agentes.
74 Sermo, § 41, p. 45-46: Igitur ab amne prefato progressis, ecce Balduinus, magni marchisi proies inclyta,

ecce quoque regi mater ejus, clarissima scilicet Adala, cum omni comitatu et innulere plebis multitudine,
devota honestate et honesta devotione sese obviam dedere. Apud quos unius tantum noctis spacio sancti cum
suis manentes, et viam diluculo carpentes, in villam cui nomen Atrecias hospicio suscipiuntur. Et facto mane,
ecce clerus quamplurimus, ecce diverse conditionis populus, duce Leuthone archycapellano, cum crucibus et
lampadibus, cum ymnis quoque occurrit et laudibus.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 289

restes de sainte Amelberge 75 . Un auteur plus tardif a ajouté, vraisemblable-


ment durant la deuxième moitié du xue siècle, un autre motif miraculeux au
récit, qui souligne la contribution des reliques à la prospérité du pays de
façon à la fois poétique et symbolique. C'est le fameux cliché hagiographique
de la «floraison tardive» qui est employé ici. Lors de l'arrivée des reliques au
Mont-Blandin, c'est déjà l'automne, où d'habitude la terre ne produit pas de
fleurs ni ne fait pousser de bourgeons. Mais pour glorifier l'adventus des
saints, le mont entier se couvre de fleurs, comme pour proclamer, par la
variété extraordinaire des couleurs, les mérites des saints. De plus, ce miracle
se répète depuis tous les ans, et l'auteur même de ces passages a vu ces
fleurs 76 .
Ce cliché hagiographique fort antique exprime comment les arbres pous-
sant au-dessus des corps des saints «ramenaient du ciel à la terre un aperçu
de la luxuriance végétale illimitée du paradis» 77 . Déjà Paulin de Nole, dans
son poème pour les funérailles de saint Félix, célébra le gazon épais et tout
fleuri où les restes de Félix seraient inhumés: «Comme si la terre devinait la
vénération dont le monde entourerait cette tombe et se réjouissait déjà d'être
bénie par ce corps sacré, elle prenait une parure printanière pour accueillir
plus dignement le corps du martyr, elle se couvrait de fleurs parfumées» 78 .
Le motif de la fertilité de la terre et de l'abondance des moissons produites
par la présence des reliques figure dans notre corpus dans le récit du retour des
reliques de saint Riquier et de saint Valéry en Ponthieu, grâce à l'intervention
d'Hugues Capet en 981. L'armée et la grande multitude de populations qui rac-
compagnaient les reliques, passèrent la nuit dans la campagne où déjà début
juin (le 3 juin), les champs de froment et de seigle promettaient une belle mois-
son. Les hommes et les chevaux piétinèrent les tiges de blé et on fit même la cui-
sine dans les champs. On aurait pu craindre pour la future récolte, mais «quand
vint le moment de couper les blés, la récolte, qui eût été perdue en d'autres
temps, fut tellement abondante que les champs, protégés par des haies ou

75 Sermo, § 46, p. 51.


76 Sermo, § 48-49, p. 54: Autumnalia ut nostis, sidera tune exorta et sol jam in Virgine positus, terram,
natura auctore, nec flores permisit edere, nec germen aliquod parturire. Et ecce totus mons Blandiniensis mira.:
bile dictu,flores cepit producere, et hujusmodi honore ob gloriam advenientium sanctorum sese vestire, arbores
quoque eorumdem florum varietate candescere, viridescere, purpurascere quoque ceperunt et distinctorum
varietate colorum merita declarare sanctorum, in tantum ut etiam pullulantia fructuum primordia in natura-
les jam spedes mirareris formata. Vernalis naturam temporis autumnus se suscepisse miratus est. - Et quod
multum mirabilius est, eisdem arboribus, longis postmodum seculis, tanquam legitimum acddit, ut redeunte
anni orbita se eodem florum decore vestirent et hanc Dei gloriam in testimonium tanti miraculi memorie mor-
talium revocarent. Ipsi enim, qui hec loquimur, eosdem flores oculis prospeximus, manibus tenuimus, osculis
admovimus, honestis quoque personnis et amids longe manentibus ob honorem Dei direximus.
77 P. BROWN, :Lessor du christianisme occidental, Paris, 1997, p. 139.
78 PAUUN DE NoLE, Poèmes, lettres et sermon, n° 18, trad. Ch. PIÉTRI, Namur, 1964, p 174.
290 EDINA BOZOKY

d'autres clôtures, ne procurèrent qu'un rendement médiocre, en comparaison


de celui qu'on obtint des terres bénies par la présence du serviteur de Dieu» 79 .
Ce miracle est bien sûr un cliché hagiographique: selon Folcuin, lorsque l'évê-
que de Thérouanne et toute la multitude du peuple récupérèrent les reliques de
saint Omer, «les moissons, couchées et foulées sous les pieds de ce cortège
immense, se relevaient plus épaisses et plus belles après son passage» 80 .
Lorsque les reliques des saints Bertulphe et Amelberge furent réunies sur
l'autel de Saint-Bavon en 1072, un miracle météorologique eut lieu: après une
période de pluies incessantes causant des inondations, le jour qui précéda la
translation, quand les frères ouvrirent les reliquaires, la pluie cessa81 .
Enfin, dans la légende de la translation de saint Valéry, le chroniqueur
s'est servi de la prophétie valérienne comme motif de légitimation de la
dynastie capétienne. Saint Valéry promet à Hugues Capet que, s'il ramène ses
reliques avec celles de saint Riquier dans leurs monastères respectifs, Hugues
et ses descendants jusqu'à la septième génération vont régner sur le royaume
de Gaule 82 (dans d'autres versions plus tardives, c'est à Hugues le Grand, père
d'Hugues Capet, que saint Valéry aurait fait sa promesse 83). C'est l'une des

79 HAR!UI.F, XXIv, p. 157: Beata quoque Gualarico restituto propriœ sedi, cum sancti Richarii, ut dictum est,
reditio in crastinum ordinata fuisset, ipsa nocte moratus est dux Hugo cum exerdtu et populo mediis in agris
qui sdlicet segete lœta jamque fecunda erant onusti. !taque, dum hic coquina agitur, illic convivia celebrantur,
dum et humanis corporibus quies ibidem, et jumentis stabula coaptantur, dum diutina stantium vel jacentium
impressione ~icitur, dum pecude pas ta, et pedibus calcata atteritur, spes omnis fructuum messon denegatur,
tanta vero conculcatione attrita et pedita messe cultor non tristatur, quia patroni obtentu pro nihilo computatur.
Postmodum igitur veniente metendi tempore seges diruta et desperata tam lœta et fecunda desecatur, ut in illius
comparatione defensœ messes et sepibus munitœ ubertate grani parvipenderentur.
°
8 Cart., p. 91: Progredientesque per aristifera agrorum sata, neque enim vitare ea poterant tam numerosa

plebium agmina, cum veluti tribulis tonsœ terratenus curvarentur spicœ, transacta multitudine, ita dense-
bant sulcos, ut patenter agnosceres protectoris adventum etiam congaudere campos.
81 Vita Bertulfi, § 36, p. 639: Et ecce ante translationis diem, cum se ad perscrutandum sancti confessons
loculum fratres quos diximus contulissent cum fide et tremore aperuissent, imbre suspenso, serenitas max
redit, ita et unum idemque esset fratres loculum aperuisse cataractasque cœli pluvias retraxisse.
82 Hist. relationis S. _Walarici, p. 695: Per nostras enim orationes rex efficieris Galliœ, et postea heredes tui

usque ad septimam generationem possidebunt gubernacula tatius regni; Hariulf, XXII: Quod si hœc imples,
promitto tibi ex dei jussu per sancti pia merita Richarii, et mea prece, te fore regem, prolemque tuam Fran-
dgenarum, stirpemque tuam regnum tenere usque ad septem successiones.
83 Sur ce sujet, cf. E. A. R. BROWN, «La généalogie capétienne dans l'historiographie du Moyen Âge»,
Religion et culture autour de l'An Mil. Royaume capétien et Lntharingie, éd. D. lOGNA-I'RAT et].-Ch. PICARD,
Paris, Picard, 1990, p. 199-214, éd. du texte d'Yves de Saint-Denis et sa version française, p. 209-211:
In gestis enim Sanctorum Richarij et Valerid legitur. quod Hugo magnus cames Parisiensis istius Hugonis Cha-
pet pater. ipsorum Sanctorum corpora que translata ab ecclesijs suis in Flandriam fuerent et reposita in ecclesia
Sancti Bertini apud Sanctum Audomarum timore Normannorum qui Frandam tune uastabant per uisionem
admonitus ad suas fedt ecclesias reportari. !psi autem magna Hugoni post hoc factum per uisionem a Sancto
Valenca dictum fuit. quod propter hoc quod fecerat. eius generatio post ipsum in regna Francorum usque in
generationem septimam regnaret. De même, sur l'emploi de cette légende dans une prophétie concernant
Philippe Auguste, cf. E. A. R. BROWN, «La notion de la légitimité et la prophétie à la cour de Philippe
Auguste», La France de Philippe Auguste, C.N.R.S., 1982, p. 77-110.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 291

occurrences les plus significatives du lien évident entre le pouvoir temporel et


les reliques.

*
En ce qui concerne les rassemblements de reliques à l'occasion de grands
événements politiques ou religieux, les auteurs médiévaux établissent un
parallélisme entre l'affluence des grands ecclésiastiques et laïcs et celle des
reliques apportées des principales églises et abbayes: de cette façon, la cohé-
sion des puissants du pays est confirmée par celle de tous les saints, dont les
lieux de culte correspondent au territoire sous la domination des comtes. En
particulier, le développement de la paix comtale, dont les principales étapes
furent accompagnées de réunions de reliques, pouvait être compris par les
contemporains comme l'application de l'ordre céleste sur le monde, approu-
vée et garantie par la présence des saints, intermédiaires entre le ciel et la
terre.
La politique des reliques des comtes de Flandre et, en négatif, la résistance
qu'ils rencontrèrent lors des translations de reliques dont ils avaient pris l'ini-
tiative, reflètent la conviction que, pour assurer la prospérité du pays, pour
exercer un gouvernement efficace, la possession des corps saints était un élé-
ment indispensable. Si les rassemblements et translations de reliques par les
empereurs et les rois remontent à l'Antiquité tardive, en Occident, c'est
l'exemple de Charlemagne qui servit de modèle aux princes des siècles ulté-
rieurs. Partout en Europe, durant les IXe-Xle siècles (et plus tard), on observe
cette recherche d'auxiliaires surnaturels de la part des princes temporels qui
aspiraient à donner une dimension sacrale à leur autorité. L'un des moyens
d'y parvenir et de capter la virtus des corps saints était la concentration de reli-
ques dans les grands centres du pouvoir, qu'il s'agisse de chapelles palatines
et castrales, d'abbayes royales ou comtales. Le roi Alphonse II le Chaste (788-
842), lors du transfert de la capitale du royaume des Asturies à Oviedo, fit
placer des reliques dans la chapelle palatine consacrée en 802 84 . C'est égale-
ment lui qui favorisa le culte de saint jacques, dont la tombe fut découverte
vers 800. En Angleterre, les collections de reliques par les rois sont attestées
dès la fin du IXe siècle et, selon l'étude magistrale de D. Rollason 85 , la carte des

84 Chronique de Silos, éd. FLOREZ, Espana sagrada, XVII, p. 286: Fecit quoque sanctœ Leocadia:: basilicam
fornitio opere cumulatam super quam Jieret domus ubi celsiori loco arca sancta a Jidelibus adoreretur.
Cf.]. FONTAINE, [art préroman hispanique, l.a Pierre-qui-Vire, Zodiaque, 1973, pp. 275-276.
85 D. W ROLLASON, Saints and Relies in Anglo-Saxon England, Oxford, Basil Blackwell, 1989; cf. aussi
In., «Relie-Cuits as an Instrument of Royal Policy, c. 900- c. 1050», Anglo-Saxon England, 15, 1986,
p. 91-103.
292 EDINA BOZOKY

translations correspond à un mouvement vers l'aire d'hégémonie des Saxons


de l'Ouest. La grande concentration des reliques venant du Nord de l'Angle-
terre à Glastonbury, monastère intimement lié à la maison royale des Anglo-
Saxons de l'Ouest, est en relation avec les campagnes militaires du roi
Edmond II Côte-de-Fer (Ironside, v. 981-1017) menées dans le Nord86 . En
Allemagne, le fondateur de la dynastie saxonne, Henri l'Oiseleur, use de gra-
ves menaces contre Rodolphe II, roi de Bourgogne, afin d'obtenir la Sainte
Lance, relique et arme merveilleuse à la fois 87 . Othon 1er ainsi que son entou-
rage88, de même qu'Othon lll 89 , se distinguèrent également par leur empres-
sement à acquérir des reliques. La ville-état de Venise s'affirma vis-à-vis de
Constantinople, de Rome et d'Aquilée en partie par le prestige des reliques de
saint Marc, obtenues au IXe siècle, et conservées dans le palais ducal d'abord,
puis dans la basilique construite au XIe siècle, qui restera sous le contrôle
direct du duc de Venise90 . Tous ces exemples de «politique de reliques» des
souverains et de grands laïcs révèlent la conviction que c'est la virtus des corps
saints qui apporte la garantie céleste pour la paix et la prospérité du pays que
les princes doivent assurer en raison de la mission que Dieu leur a confiée.

86 J. Scorr, The Early His tory of Glastonbury. An Edition, Translation and Study of William of Malmes-
bury:S 'De Antiquitate Glastonie Ecclesie', Woodbridge, The Boydell Press, 1981, particulièrement§ 22
sq., p. 70 sq.
87 LIUDPRAND, Antapodosis, IV, 25, éd.]. BECKER, Die Werke Liudprands von Cremona, Hanovre-Leipzig,
1915, p. 118-119.
88 SIGEBERT de GEMBLOUX, Vita Deoderici episcopi Mettensis, MGH, 55, 4, p. 4 73-4 76; E. DUPRÉ-THESEI-

DER, «La grande rapina dei corpi santi dall'Italia al tempo di Ottone h, Festschrift Percy Ernst
Schramm, Wiesbaden, 1964, 1, p. 420-432.
89 Selon Adémar de Chabannes, Othon III envoya au roi Boleslav le trône d'or de Charlemagne en
échange des reliques de saint Adalben.
90 R. GAllo, fl tesoro di San Marco et la sua storia, Venise-Rome, 1965; O. DEMUS, The Mosaics of San
Marco in Venice, Washington, 1960; P. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Age, p. 133-140.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord
oxe-xnie siècle)
Anne-Marie HELVÉTIUS

Le terme d'invention de reliques - inventiones - ne possède au Moyen Âge


aucun caractère équivoque: il désigne simplement la trouvaille, la découverte
de reliques nouvelles, inconnues ou oubliées depuis longtemps. Il peut en
outre s'appliquer aux récits rédigés afin de faire connaître ces découvertes et
en conserver le souvenir. Les textes de ce genre s'inscrivent dans la grande
famille des récits de translations 1 et présentent la particularité de se situer à
mi-chemin entre l'hagiographie et l'œuvre d'historien2 . Ils ont évidemment
pour but de contribuer au succès du culte d'un saint et comportent en général
leur part de lieux communs, de topai hagiographiques, mais ils sont égale-
ment censés représenter des témoignages et leurs auteurs s'efforcent par con-
séquent de démontrer la véracité des faits racontés. À ce titre, ces récits sont
investis d'une forme d'autorité particulière.
Il va sans dire que les témoignages ne sont pas toujours fidèles, qu'en réa-
lité les faits ont pu se produire de façon toute différente, que les trouvailles
alléguées ne sont parfois que des inventions au sens moderne du terme. Mais
le fait que les reliques mises au jour soient vraies ou fausses n'a somme toute
qu'une importance secondaire pour l'historien. À défaut de nous dire la
vérité, à défaut même de nous informer des résultats de l'opération, les textes

1 Voir M. HEINZELMANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout, 1979

(Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 33), ainsi que l'article de P.-A. SIGAL, «Le déroule-
ment des translations de reliques principalement dans les régions entre Loire et Rhin aux XIe et XIIe
siècles», dans le présent ouvrage. Sur les inventions comme genre littéraire, voir aussi M. ÜTTER,
Inventiones. Fiction and Referentiality in Twelfth-Century English Historical Writing, Chape! Hill~Lon­
dres, 1996.
2 Voir dans ce sensE. M. C. VAN Homs, «Historiography and Hagiography at Saint-Wandrille: the

Inventio et Miracula sancti Vulfranni», Anglo-Norman Studies. Proceedings of the Battle Conference, 12,
1989, p. 233-250. De façon plus générale, sur les rapports étroits entre l'hagiographie et l'historio-
graphie, voir en dernier lieu G. PHIUPPART, «L'hagiographie comme littérature: concept récent et
nouveaux programmes?», Revue des sciences humaines, 251, 1998, p. 11-39.
294 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

témoignent du fait qu'à un moment précis, tel religieux ou telle communauté


a jugé utile de produire un document faisant état de la découverte de nouvel-
les reliques. Par leur forme et par leur contenu, ces écrits nous renseignent
ainsi sur les raisons et les mobiles des inventions. Ils accréditent l'idée que
l'acquisition de reliques représentait presque toujours un enjeu de pouvoir
pour les religieux du Moyen Âge. Tel sera l'objet de la présente étude, fondée
sur un échantillon de récits rédigés dans le nord de la Gaule ou, plus exacte-
ment, en Lotharingie et dans le nord de la Francie occidentale du IXe au XIIIe
siècle3 .

Le contexte historique
La question de l'origine des inventions de reliques doit être replacée dans
la vaste problématique des débats sans fin sur l'origine du culte des saints.
Sans entrer ici dans les détails, rappelons que la «découverte» et le transfert
de corps de morts illustres afin de les honorer plus dignement sont déjà attes-
tés dans les traditions antiques, tant juive que romaine 4 . Le développement
spectaculaire du culte des martyrs chrétiens dans la seconde moitié du IVe siè-
cle confère cependant une nouvelle dimension à ce genre de découvertes:
après la fin des persécutions, en Orient comme en Occident, des évêques se
mettent à rechercher activement les corps de martyrs plus ou moins oubliés
afin de les transférer en grande pompe dans les basiliques 5 . L'invention des
reliques des saints Gervais et Pro tais par Ambroise de Milan en juin 386 en est
l'un des exemples les plus précoces et les mieux documentés en Occident.
Ambroise avait entrepris sa recherche des corps des deux martyrs dans un
contexte anti-arien; sa découverte de leurs reliques, suite à une «révélation»,
fournit l'occasion d'une translation spectaculaire à Milan, assortie de nom-
breux miracles et destinée à offrir aux habitants de la cité de véritables patrons

3 Je ne prétends certes pas à l'exhaustivité, étant entendu que bon nombre d'Inventiones sont encore

inédites ou mal datées et qu'il n'est donc pas toujours possible de les replacer dans leur contexte de
rédaction. Les textes cités ici sont ceux dont la tradition est suffisamment établie. Une partie d'entre
eux ont par ailleurs été utilisés aussi par P.-A. SIGAL dans sa contribution au présent ouvrage, mais
dans une perspective différente, celle du déroulement des cérémonies de translations.
4 Sur ce point et, de façon plus générale, sur la question controversée de l'origine du culte des saints
dans le christianisme, je me contenterai de renvoyer à l'excellente mise au point (assortie d'une
abondante bibliographie) de M. VAN UYTFANGHE, «L'origine, l'essor et les fonctions du culte des
saints. Quelques repères pour un débat rouvert», Cassiodorus. Rivista di studi sulla tarda Antichità, 2,
1996, p. 143-196, et en particulier p. 180.
5 Voir I-i. DELEHAYE, Les origines du culte des martyrs, Bruxelles, 1933, p. 73-91, R. AIGRAIN, L'hagiogra-

phie. Ses sources, ses méthodes, son histoire, Paris, 1953, p. 186-192 et N. HERRMANN-MAsCARD, Les reli-
ques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, 1975, p. 33-39.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 295
protecteurs. La plupart des historiens s'accordent pour y voir une mise en
scène savamment orchestrée par Ambroise à des fins politiques 6 .
Par la suite, lorsque le culte des saints s'étendit aux confesseurs, évêques,
abbés, vierges, ermites, fondateurs de communautés religieuses, etc., l'inven-
tion perdit de son sens: ces saints-là étaient en principe paisiblement enterrés
dans leur église, où ils étaient censés jouir d'un culte ininterrompu. Leurs reli-
ques, soigneusement conservées et dûment honorées, ne pouvaient guère
faire l'objet d'une découverte. Par conséquent, dans une région comme la
Gaule du Nord où les martyrs étaient peu nombreux, les récits d'inventions
ne furent pas très à la m.ode durant les premiers siècles du Moyen Âge.
La situation allait cependant évoluer à partir du xe siècle. Les invasions
normandes et les «mouvements de reliques» qu'elles avaient entraînés dans
leur sillage furent suivis d'un certain désordre. Par peur des Vikings, des reli-
ques avaient été transférées en d'autres lieux parfois lointains, d'autres avaient
été cachées, voire abandonnées dans des églises désertées: telle était en tout
cas la vision éplorée qu'en avaient les religieux des xe et XIe siècles7 . Le con-
texte redevenait donc propice aux recherches et aux découvertes de tout
genre; en outre, le sentiment latent d'insécurité consécutif aux invasions, mais
aussi surtout à l'effondrement de la politique centralisatrice des Carolingiens,
alimentait un besoin de protection surnaturelle que seule la possession de
reliques pouvait assouvir. Les puissants, tant laïcs qu'ecclésiastiques, compri-
rent bien vite le parti qu'ils pouvaient en tirer: pour renforcer leur prestige
personnel et leur assise territoriale, beaucoup d'entre eux se livrèrent à une
véritable chasse aux reliques et finirent par se constituer d'impressionnantes
collections. Les exemples de l'évêque Thierry 1er de Metz8 ou celui des comtes
de Flandre9 sont particulièrement éclairants; surtout, l'action conjointe
menée par Arnoul de Flandre et Gérard de Brogne connut un grand retentis-
sement dans nos régions et fit naître la jalousie et l'émulation. Coûte que

6 Voir par exemple M. MESUN, Les Ariens d'Occident, 335-430, Paris, 1967, p. 53-55; V SAXER, Morts,

martyrs, reliques en Afrique chrétienne aux premiers siècles. Les témoignages de Tertullien, Cyprien et
Augustin à la lumière de l'archéologie africaine, Paris, 1980, p. 294-295; L. CRAcco RUGGINI, «Il mira-
calo nella cultura del tardo impero: concetto e funzione», Hagiographie. Cultures et sociétés, IV-XI'
siècle, dir. E. PATIAGEAN et P. RICHÉ, Paris, 1981, p. 164-166; P. BROWN, Le culte des saints. Son essor et
sa Jonction dans la chrétienté latine, PARIS, 1984, p. 53-54 et en dernier lieu M. VAN UYTFANGHE,
«L'origine» (cité n. 4), p. 171.
7 Voir les nuances apportées sur ce point par F. LIFSHITZ, <<The migration of Neustrian relies in the
Viking Age: the myth of voluntary exodus, the reality of cœrcion and theft», Early Medieval
Europe, 4, 1995, p. 175-192.
8 Voir A. WAGNER, «Collection de reliques et pouvoir épiscopal au Xe siècle. L'exemple de l'évêque
Thierry rer de Metz», Revue d'histoire de l'Église de France, 83, 1997, p. 317-341.
9 Voir en dernier lieu l'article de E. BozOKY, «La politique des reliques des premiers comtes de Flan-

dre (fin du rxe - fin du xre siècle)» dans le présent ouvrage.


296 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

coûte, il fallait se procurer des reliques: on pouvait les recevoir, les acheter ou
les voler 10 , mais le plus simple était encore de les "trouver". Il fallait alors ima-
giner une explication plausible à la trouvaille, ce qui n'allait pas toujours de
soi. Heureusement, les invasions normandes fournissaient un excellent alibi.
On se mit alors à produire des récits d'inventions, avec toujours le souci de
démontrer la véracité des reliques découvertes. La chose était cependant
moins aisée que pour les premiers martyrs: c'est pourquoi les récits de nos
régions présentent souvent des scénarios bien plus complexes et diversifiés
que les anciens textes.
Néanmoins, le genre n'est pas neuf et remonte aux découvertes de reli-
ques liées à la vie de jésus et aux premiers martyrs. Les abbayes du nord de la
Gaule possédaient sans aucun doute des manuscrits contenant les récits de
l'invention de la sainte Croix, des corps du protomartyr Étienne, des saints
Gervais et Protais, etc 11 . Les textes des IVe et ye siècles proposaient une trame
hagiographique homogène qui allait inspirer tous les récits postérieurs: au
départ, le saint manifestait son désir d'être découvert en inspirant une révéla-
tion, une vision à une personne élue, le plus souvent un prêtre, qui était ainsi
informé de l'endroit où se trouvaient les reliques 12 . D'abord sceptique quant à
la valeur de ce genre de vision, la personne était finalement convaincue après
que le phénomène se fut reproduit à trois reprises 13 . Le corps était alors
découvert, "intact"- c'est-à-dire sans la moindre trace de pourriture, le pro-
cessus de décomposition étant terminé - et il s'en dégageait une merveilleuse
odeur, une odeur de sainteté. Ensuite, les reliques suscitaient immédiatement
des guérisons miraculeuses. Cet ensemble de signes divins servait de preuve
d'authenticité et l'on pouvait alors procéder à l'élévation solennelle, un acte
relevant de l'autorité épiscopale 14 .
Si les inventiones sont parfois qualifiées de «genre littéraire», c'est parce
qu'elles contiennent généralement ces quelques lieux communs qui, dans cer-
tains cas, peuvent articuler la structure du récit. Elles ne se réduisent cepen-
dant pas à une forme univoque. Plutôt rares avant le xe siècle, les inventions

10 Voir la synthèse de P. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Age, Paris, 1993.
u M. HEINZElMANN, Translationsberichte (réf. citée n. 1), p. 77-78.
12 Lorsque le témoin n'est pas un prêtre, il s'agit en tout cas d'une personne dont la crédibilité ne

peut être mise en doute - comme un roi ou un prince pieux. Parfois, il s'agit d'un malade ou d'un
invalide dont la foi et la sincérité trouveront finalement une éclatante confirmation dans une guéri-
son miraculeuse.
13 Voir notamment P. DINZELBACHER, Vision und Visionsliteratur im Mittelalter, Stuttgart, 1981 et].

AMAT, Songes et visions. rau-delêl dans la littérature latine tardive, Paris, 1985.
14 Ce scénario classique se rencontre déjà dans le récit de l'invention de saint Étienne, extrêmement
diffusé au Moyen Age. Voir Revelatio sancti Stephani (BHL 7850-6), éd. S. VANDERUNDEN, Revue des
Études Byzantines, 4, 1946, p. 178-217.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 297

de reliques sont peu mises en valeur en tant que telles mais s'intègrent géné-
ralement aux Vies de saints, dont elles forment quelques chapitres 15 . Les
récits spécifiques apparaissent en revanche à partir du xe siècle. Il s'agit par-
fois d'additions à des Vies de saints plus anciennes: dans ce cas, copiées à la
suite de ces dernières dans un même manuscrit, elles sont le plus souvent
assez courtes et assorties de l'énumération de quelques miracles consécutifs à
l'invention 16. Il peut s'agir aussi de comptes rendus encore plus brefs et ari-
des, qui s'apparentent davantage à des notices diplomatiques qu'à des récits.
Ils commencent- ou se terminent- par la date, se limitent à l'essentiel et rela-
tent l'événement de façon très précise en fournissant des détails ponctuels et
le nom des témoins 17 . À l'inverse apparaissent également des textes à vocation
liturgique, des sermons brefs souvent divisés en lectiones et destinés à être lus
le jour de la fête de l'élévation du saint 18 . Et enfin, il y a les versions longues,
qui correspondent à une nouvelle mode hagiographique promue au XIe
siècle : celle des grandes «histoires », souvent divisées en deux ou trois parties
du type Inventio et miracula ou Vita, inventio et miracula. Leurs auteurs se
répandent alors en explications et en considérations morales de tout genre,
mais également en détails historiques.
Cette variété de forme est le reflet de la diversité des auteurs, des destina-
taires et surtout des principaux mobiles de la rédaction. Les brèves notices ou
les sermons destinés à conserver le souvenir ou à commémorer l'invention

15 Voir par exemple l'invention de saint Quentin dans la Vie de saint Éloi rédigée par saint Ouen, Vita

Eligii episcopi Noviomagensis auctore Audœno, Il, 6, éd. B. KRusCH, MGH, SSRM, IV. Hanovre, 1902,
p. 697-699 (BHL 2474) et l'invention de saint Saulve relatée dans sa Passion: M. COENS, «La passion
de saint Sauve, martyr à Valenciennes.», Analecta Bollandiana, 87, 1969, aux p. 176-183, ch.ll-15
(BHL 7472).
16 C'est par exemple le cas du texte intitulé Relatio inventionis reliquiarum seu miraculorum beati Gis-

leni sacerdotis et monachi, qui fut rédigé au milieu du x• siècle pour faire suite à la première Vie de
saint Ghislain et a été édité par]. GHESQUIÈRE, AASS Belgii selecta, 4, p. 385-390 (BHL 3554). Sur ce
texte, voir A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évtques et laïques. Une politique du pouvoir en Hainaut au Moyen
Af_f (VIf-XI' siècle), Bruxelles, 1994, p. 215-216.
1 Voir par exemple le compte rendu des translations de Thierry de Metz, éd. PL, 137, Paris, 1879,

col. 363-370 (BHL 8054), l'invention du tombeau de saint Remacle, éd.]. HAuaN et C.-G. RolAND,
Recueil des chartes de l'abbaye de Stavelot-Malmedy, 2, 1, Bruxelles, 1909-1930, n° 103 (BHL 7139),
ou l'invention du corps de saint Amand à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, éd. J. MABillON, AASS
O.S.B., 2, 1936, p. 735-738 (BHL 348).
18 C'est ainsi que fut réaménagé sous forme de sermon, au x• siècle, le texte de l'invention de Quen-
tin par Éloi: Inventio secunda corporis sancti Quintini Veromanduensis martyris, éd. Analecta Ballan-
diana, 8, 1889, p. 429-432 (BHL 7015). D'autres récits ne sont connus que sous cette forme
liturgique, comme l'invention de reliques de saint Etton à Bienvillers, éd. AASS, jul. 3, Paris-Rome,
1868, p. 47-48 (BHL 2654), celle de saints Innocents à Brogne, éd. D. MISONNE, «L'invention de
saints Innocents à l'abbaye de Brogne en 1116», Annales de la Sodété archéologique de Namur, 53,
1966 p. 293-303 (BHL 4278d) et celle du chef de sainte Marguerite à Gembloux, éd. A. PONCELET,
«De inventione capitis sanctre Margaretre virginis et martyris in cœnobio Gemblacensi facta », Ana-
lecta Bollandiana, 6, 1887, p. 303-304 (BHL 5312).
298 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

sont toujours anonymes. Ils ne nécessitent pas de signature ou de dédicace


puisqu'ils sont par définition réservés à l'usage interne d'une communauté et
rédigés par l'un de ses membres. Ils ne sont généralement conservés que dans
un seul manuscrit et n'ont jamais été diffusés autrement que par la lecture au
monastère. En revanche, les textes plus longs, en particulier ceux du type His-
toria bipartita ou tripartita, sont souvent précédés d'une lettre dédicatoire
fournissant des informations précises sur l'auteur et le commanditaire. Dans
le cas où une communauté destine un tel texte à son évêque diocésain,
l'auteur en est habituellement l'abbé en personne 19 . Mais il arrivait aussi que
le commanditaire du texte fasse appel à une personnalité extérieure à la com-
munauté, souvent un hagiographe de renom 20 . Même dans les Histoires res-
tées anonymes, l'auteur rassure presque toujours son lecteur en expliquant
qu'il est un membre de la communauté et qu'il a participé personnellement
aux événements racontés 21 .
Tous les auteurs n'ont cependant pas toujours été eux-mêmes les témoins
oculaires de l'invention qu'ils relatent. Certains textes sont très postérieurs
aux faits, comme dans le cas de l'invention de saint Quentin par Eloi, réécrite
sous forme de sermon au xe siècle22 . Cet exemple constitue néanmoins une
exception car, le plus souvent, les récits d'Inventiones se rapportent à des faits
présentés par les auteurs comme suffisamment proches pour être confirmés
par des témoins vivants. Le but est de conférer à ces textes une allure
d'authenticité, d'autant que le sujet dont ils traitent inspire a priori la

19 Par exemple Bovon de Saint-Bertin pour l'invention du corps de Bertin: Bovonis abbatis relatio de
inventione et elevatione sancti Bertini, éd. O. HoLDER EGGER, MGH, 55, 15, 1, Hanovre, 1887, p. 524-
534 (BHL 1296), ou l'abbé Ursion d'Hautmont pour l'invention des reliques du pape Marcel:
URSION, Acta sancti Marcelli papœ martyris, éd. AA55, Jan. 2, p. 373-378; extraits dans O. HOLDER
EGGER, MGH, 55, 15, 1, Hanovre, 1887, p. 799-802 (BHL 5237-5238).
20 L'évêque Notger de Liège envoya aux moines de Saint-Bavon de Gand une Vie de saint Landoald de

Wintershoven, comprenant l'Inventio et précédée d'une lettre dédicatoire en son nom, mais c'est le
célèbre Hériger de Lobbes qui lui servit de nègre: HÉRIGER, Vita sancti Landoaldi, éd. M. GYSSELING et
A. C. F. KocH, Diplomata Belgica ante annum millesimum centesimum scripta, 1, Bruxelles, 1950,
p. 234-244 (n° 138) (BHL 4 700). Sur cette lettre dédicatoire, voir en dernier lieu ].-L. KUPPER, «Les
voies de la création hagiographique. Lettre d'envoi par l'évêque Notger de Liège de la Vita sancti
Landoaldi», Autour de Gerbert d'Aurillac, le pape de l'an Mil. Album de documents commentés, dir.
0. GUYOTJEANNIN etE. POULLE, Paris, 1996, p. 300-305, n° 44 (Matériaux pour l'histoire publiés par
l'École des Chartes, 1). De même, l'abbé Olbert de Gembloux adressa au comte de Hainaut Regnier
V une Historia inventionis de saint Véron de Lembeek: OLBERT de GEMBLOUX, Inventio, miracula et
translatio Veroni Lembecensis: éd. AAS5, Mart. 3, p. 842-847; extraits dans O. HoLDER EGGER, MGH,
55, 15, 2, Hanovre, 1888, p. 750-753 (i3HL 8550).
21 Par exemple dans l'Inventio de saint Vulfran au monastère de Saint-Wandrille: Historia inventionis

sancti Vulfranni, éd. AAS5, Mart. 3, Paris-Rome, 1865, p. 147-160 (BHL 8740), ou dans l'Inventio de
reliques d'Éloi à Saint-Éloi de Noyon: éd. A. PONCELET, «lnventio reliquiarum sancti Eligii facta
anno 1183 et a teste coa:vo descripta »,Analecta Bollandiana, 9, 1890, p. 423-436 (BHL 2480).
22 Cf. supra, n. 18.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 299
méfiance. Découvrir de nouvelles reliques expose à être soupçonné de fraude;
c'est pourquoi les auteurs multiplient les précisions et justifications de tout
genre. Ce faisant, ils en viennent généralement à se "trahir" par leur insistance
et nous renseignent ainsi sur leurs mobiles.

Les découvertes: hasard ou nécessité?


Les découvertes de reliques permettent aux religieux d'organiser une fête
solennelle - élévation, translation ou simple ostension - qui pourra ensuite
être commémorée annuellement et attirera les fidèles. Les communautés reli-
gieuses espèrent ainsi relancer les cultes et susciter des donations, ce qui
pourrait entraîner une reprise économique et un regain de prestige. Mais ces
considérations générales ne suffisent pas à rendre compte de la diversité des
inventions. Avant d'aborder les raisons réelles qui amènent les religieux à pro-
duire leurs récits, il convient de s'interroger sur le type de trouvailles qu'ils
nous décrivent. Les textes eux-mêmes nous invitent à nous poser la question
du mobile: l'invention fut-elle le fruit du hasard ou l'effet d'une nécessité?
Cette question introduit immanquablement le doute quant à la véracité, d'une
part, des reliques trouvées et, d'autre part, du caractère inopiné de l'inven-
tion.
Examinons tout d'abord les versions officielles alléguées par les hagiogra-
phes. Dans la plupart des récits, les reliques sont découvertes soit grâce à une
révélation divine orchestrée par le saint lui-même, soit simplement par
hasard. Le hasard est toujours lié à des travaux que l'on effectuait dans l'église,
au cours desquels un coup de pioche révèle soudain un sépulcre ou un reli-
quaire. Cette vision pragmatique, matérielle de l'invention est systématique-
ment privilégiée dans les récits à caractère historique, c'est-à-dire dans les
Historiœ ou dans les brèves notices diplomatiques. En revanche, les textes
plus proprement hagiographiques comme les sermons ou les Vies de saints se
réfèrent plus volontiers au thème de la révélation divine. Dans un cas comme
dans l'autre, les auteurs de ces textes s'étendent longuement sur le sujet et
fournissent de nombreux détails précis, visiblement destinés à convaincre les
sceptiques. Ils se montrent d'ailleurs les premiers surpris, tant par le coup de
pioche que par la vision.
Cependant, quelques auteurs moins conventionnels ne craignent pas
d'alléguer la nécessité de leur trouvaille. Le plus embarrassé est sans doute
l'abbé Ursion d'Hautmont, vers 1070. N'ayant pas effectué de travaux dans
son église, n'ayant pas davantage bénéficié d'une révélation divine, il éprouve
quelques difficultés à justifier son invention- pour le moins insolite- de reli-
ques d'un pape du IV siècle à Hautmont. Il explique donc à ses lecteurs que
300 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

son monastère dépérissait, que ses moines mouraient presque de faim et qu'il
était urgent de trouver une solution. Puis vient une périphrase plutôt naïve et
délibérément imprécise: ne pouvant espérer, dit-il, aucune aide de l'extérieur,
il se tourna «vers l'intérieur» et trouva soudain une châsse contenant des reli-
ques de saint Marcell Une trouvaille en l'occurrence bien opportune, qu'il
s'empressa de faire circuler de village en village afin de récolter des fonds pour
son abbaye 23 . Dans un état d'esprit similaire, l'auteur de l'invention de reli-
ques de saint Éloi à Noyon n'hésite pas à jouer la carte de la franchise. Comme
les fidèles de son église se plaignaient de n'avoir rien de mieux à vénérer, de
saint Éloi, que l'une de ses sandales et une vieille croix en or que l'on disait
avoir été fabriquée par lui, les moines décidèrent en 1183 de faire ouvrir une
châsse qui se trouvait dans l'église, dans l'espoir qu'elle contiendrait autre
chose. C'est ainsi qu'ils découvrirent la besace du saint, à la grande joie des
fidèles 24 . Qui cherche trouve: dans ces deux cas, c'est la nécessité de trouver
des reliques qui préside à l'invention qui n'a donc rien d'inopiné. Il est vrai
qu'aux XIe et XIIe siècles, des églises de fondation ancienne comme Hautmont
ou Saint-Éloi de Noyon regorgeaient vraisemblablement de reliquaires en tout
genre dont on avait oublié le contenu; il suffisait souvent d'en ouvrir un pour
découvrir de "nouveaux" trésors 25 .
Hasard ou nécessité? Découverte réelle ou invention soigneusement mise
en scène? Dans beaucoup d'autres cas, l'allure sincère des récits peut être
trompeuse et requiert une lecture prudente. Pour pouvoir juger la valeur des
témoignages, l'historien doit également tenir compte de l'objet des découver-
tes. Les différents types de reliques mises à jour peuvent être classées en qua-
tre catégories.
Premier cas: le récit se rapporte à l'invention primitive du corps du saint.
Il s'agit en général d'une rédaction liée à une Vita prima et destinée à fonder
l'identité d'une communauté autour de son saint patron. L'invention se justi-
fie par le fait que la communauté en question a été fondée à une époque bien
postérieure à celle de la vie du saint et ne peut par conséquent faire état d'une
continuité entre le saint et les religieux qui l'honorent. En l'absence de cette
continuité, le seul lien qui puisse être établi entre l'abbaye et celui qu'elle con-
sidère comme son saint patron est le lieu de sa sépulture. L'invention de ses
reliques s'avère alors nécessaire et même indispensable. L'abbaye de Saint-

23 Quid ergo ageret? Quo se verteret? Volutis et revolutis ani mo suis omnibus, nihil oculis occurebat exstrin-

secus, quod posset obstare tantœ necessitatis foribus. Vertit se ad interiora et circumductis oculis invenit scri-
niolum ... URSION, Acta sancti Marcelli papœ (éd. citée n. 19), § 2, p. 800. Sur ce texte, voir A.-M.
HELVÉTIUS, Abbayes (réf. citée n. 16), p. 85-86 et 259.
24 Inventio reliquiarum sancti Eligii (éd. citée n. 21), § 2 et 3, p. 425-426.
25 Voir, dans le même sens, l'article de P.-A. SIGAL dans le présent ouvrage, p. 217.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 301

Saulve près de Valenciennes s'inscrit dans cette logique. Son saint patron n'en
est pas le fondateur, mais est présenté comme un évêque mort en martyr au
VIIIe siècle. Peu de temps plus tard, ses reliques auraient été "inventées" par
Charles Martel qui aurait aussitôt organisé la fondation d'une abbaye en ce
lieu. Telle est en tout cas la version présentée vers 800 dans la Vita prima de
ce saint, mais l'on devine par d'autres sources qu'elle ne correspond pas à la
réalité historiqué 6 . L'abbaye de Saint-Ghislain, en Hainaut, offre un exemple
similaire. Au début du xe siècle, les reliques d'un personnage appelé Ghislain,
qui serait mort au vue siècle, furent opportunément inventées pour donner
naissance à cette abbaye fondée par le duc de Lotharingie, Gislebert. L'inter-
prétation que l'on peut donner des événements varie en fonction du crédit
que l'on accorde au récit de l'invention: soit Gislebert a vraiment saisi l'occa-
sion d'une découverte fortuite d'un saint oublié pour installer là un nouveau
monastère, soit l'histoire de l'invention n'est qu'une mise en scène orchestrée
par le duc afin de justifier le choix du lieu de sa fondation et doter la nouvelle
communauté d'un saint patron27 .
Deuxième cas: le récit se rapporte à la découverte d'un autre corps que
celui du saint patron, permettant la promotion d'un nouveau culte. Cette
situation s'inscrit souvent dans un contexte de concurrence, voire de suren-
chère entre monastères voisins: lorsque le culte principal s'essouffle, la décou-
verte d'un corps supplémentaire peut rendre à l'abbaye sa vocation de lieu de
pèlerinage. L'un des cas les plus célèbres de deux monastères voisins se
livrant une concurrence sans merci par le biais de l'accumulation de nouvelles
reliques est celui des abbayes gantoises de Saint-Bavon et Saint-Pierre-au-
Mont-Blandin, qui luttent pour la suprématie à Gand. À la fin du xe siècle, la
découverte des reliques de Landoald et des autres saints de Wintershoven
n'aura pour but que de venir enrichir le trésor des reliques de Saint-Bavon28 •
Plus modestement, les religieux de l'abbaye de Brogne font état, en 1116, de
la découverte des corps de deux saints Innocents qui viennent s'ajouter à leur
prestigieuse collection de corps saints rassemblée au xe siècle par leur fonda-

26 Voir la Passion de saint Saulve, § 12-16, éd. citée n. 15. j'ai cru pouvoir présenter une nouvelle
hypothèse sur la fondation de cette abbaye, qui aurait été un prieuré dépendant de Saint-Martin de
Tours, dans mon ouvrage Abbayes, évêques et laïques (cité n. 16), p. 179-190.
27 Réf. citée n. 16. Sur les aspects polémiques de la première Vie de saint Ghislain et les efforts menés

par les moines pour rendre ce nouveau saint concurrentiel par rapport aux autres saints de la région,
voir aussi F. DE VRIENDT, «Le dossier hagiographique de sainte Waudru, abbesse de Mons (IX•-xm•
siècle)», Mémoires et publications de la société des sciences, des arts et des lettres du Hainaut, 98, 1996,
g· 1-37, aux p. 15-17.
8 Réf. citée n. 20. Sur la lutte entre les deux abbayes gantoises, voir en dernier lieu G. DECLERCQ,
«Heiligen, lekenabten en hervormers. De Gentse abdijen van Sint-Pieters en Sint-Baafs tijdens de
Eerste Middeleeuwen (7de-12de eeuw) », Ganda & Blandinium. De Gentse abdijen van Sint-Pieters en
Sint-Baafs, dir. G. DECLERCQ, Gand, 1997, p. 36-38 et bibliographie p. 222-223.
302 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

teur, saint Gérard. Même si leur récit abonde en lieux communs hagiographi-
ques, le contexte permet ici d'accorder foi à l'authenticité des reliques 29 . Le
cas échéant, l'arrivée d'un saint supplémentaire peut aussi servir à accroître le
prestige d'un prince laïque ou ecclésiastique. Ainsi l'évêque Thierry de Metz
profita-t-il de son voyage en Italie aux côtés d'Otton le', en 970, pour ramener
une série de corps saints, obtenus ou découverts, afin d'en omer sa cathé-
drale. Enfin, la découverte d'un nouveau saint peut tout simplement se justi-
fier par l'absence de reliques d'un saint patron. L'abbaye d'Hautmont qui
vénère la mémoire de son fondateur Vincent n'a jamais possédé ses reliques,
car le saint a quitté Hautmont pour s'en aller fonder un autre monastère à Soi-
gnies, où il mourut et fut enseveli. Ce sont donc les chanoines de Soignies qui
possèdent le corps et ont entrepris, au XIe siècle, de promouvoir un culte en
l'honneur de ce saint. Qu'à cela ne tienne: vers 1070, l'abbé Ursion d'Haut-
mont découvrit une châsse contenant les reliques de saint Marcel, qu'il
s'empressa de faire circuler dans la région et en particulier à Soignies sous
forme de quête itinérante30 . Bien entendu, les miracles qui s'y produisirent
furent ressentis comme une provocation par les religieux de Soignies 31 . Dans
ce dernier cas, il est permis de douter à la fois de la sincérité de l'invention et
de l'authenticité des reliques.
Troisième cas: le récit porte sur l'invention de reliques fragmentaires, liées
ou non au culte existant. En 1042, les moines de Stavelot auraient ainsi
découvert, lors de travaux effectués dans l'église, le tombeau vide de leur saint
patron Remacle avec une petite fiole contenant son sang coagulé. Le récit,
émouvant de sincérité apparente, est l'œuvre d'un moine qui prétend avoir
touché de ses mains le sang du saint, tandis que la fiole s'était malencontreu-
sement brisée lors de la découverte 32 . En outre, l'objet même de la trouvaille,
un tombeau vide, ajoute à la crédibilité du témoignage. Pourtant, le lecteur un
tant soit peu critique ne peut que demeurer perplexe à l'encontre de cette fiole
remplie de sang, un objet généralement lié au culte des martyrs. Car saint
Remacle, confesseur et fondateur, n'a jamais été présenté comme un martyr et

29 Réf. citée n. 18. Sur les reliques rassemblées à Brogne par Gérard, voir D. MISONNE, «Gérard de
Brogne et sa dévotion aux reliques», Sacris Erudiri, 25, 1982, p. 1-26 (Album amicorum N.-
N. Huyghebaert), et A. DIERKENS, Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse (VIf-XI' siècles). Contribu-
tion à l'histoire religieuse des campagnes du Haut Moyen Age, Sigmaringen, 1985, p. 217-219 (Beihefte
der Francia, 14).
30 Sur ce phénomène, voir par exemple R. KAISER, «Quêtes itinérantes avec des reliques pour finan-
cer la construction des églises (XI•-xne siècles)», Le Moyen Age, 101, 1995, p. 205-225 etE. BozéJKY,
«Voyages de reliques et démonstration du pouvoir aux temps féodaux», Voyages et voyageurs au
Moyen Age. XXVI' Congrès de la S.H.M.E.S., Paris, 1996, p. 267-280. .
31 Sur le récit d'Ursion, cf. supra, n. 19. j'ai repris l'ensemble de ce dossier dans le cadre d'un article

intitulé «Le culte de saint Vincent à Soignies: histoire d'un conflit hagiographique du rx• au XII'
siècle», à paraître dans les Mélanges jacques Nazet.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 303

rien n'indique qu'il ait été victime d'une mort violente. À moins d'imaginer
que ses disciples aient pris la peine de saigner son cadavre avant de l'ensevelir,
nous voici par conséquent en droit de soupçonner une mise en scène, c'est-à-
dire une invention préméditée 33 . C'est également le cas de la découverte, en
1183, de la besace de saint Éloi à Noyon, qui répond explicitement aux
besoins du culte. L'ancienne Vita de saint Éloi racontait que le saint avait lui-
même procédé à l'invention de plusieurs martyrs, notamment saint Quentin
et saint Lucien de Beauvais34 ; à cette occasion, il avait conservé pour lui une
série de petites reliques dont les clous plantés dans les corps de ces martyrs.
Pour satisfaire aux exigences de leurs fidèles, les religieux de Noyon dénichè-
rent donc un sac de cuir contenant deux clous et expliquèrent qu'il s'agissait
de la besace dans laquelle Éloi avait glissé les clous des deux martyrs. Bien
entendu, le récit ne fournit aucune explication au fait qu'Éloi aurait ensuite
négligemment oublié ces clous dans son sac, au lieu de les adjoindre au trésor
de sa cathédrale35 . Quelquefois, en revanche, la mise en scène est beaucoup
plus spectaculaire, comme à Gembloux au tournant des XIIe et XIIIe siècles.
D'abord, la découverte est annoncée par une série impressionnante de révéla-
tions plutôt théâtrales: saint Nicolas apparaît quatre fois à une humble ser-
vante et la menace de mort subite; l'eau sanctifiée utilisée pour soigner les
malades est changée en sang; deux jours plus tard, deux croix de sang appa-
raissent devant et sur l'autel. Les religieux finissent par comprendre la signifi-
cation de ces signes et découvrent alors la tête de sainte Marguerite, une
martyre d'Antioche morte décapitée sous Dioclétien! L'auteur du récit va
jusqu'à prétendre que cette tête était encore dotée de ses cheveux soigneuse-

32 Réf. citée n. 17. Contrairement à l'opinion de Ph. GEORGE, «Saint Remacle, évangélisateur en
Ardenne (ca. 650). Mythe et réalité», Bibliothèque de l'Institut Historique Belge de Rome, 38, 1996,
p. 47-70, je me rallie ici à l'hypothèse de U. BERLIÈRE, «Abbaye de Stavelot-Malmedy», Monasticon
Belge, 2, Province de Liège, 1928, p. 80, concernant l'auteur du texte de l'Invention. Selon un procédé
courant en hagiographie, l'auteur parle de lui à la troisième personne en évoquant le moine Gante-
rus qui atteste de la réalité de la trouvaille et a touché de ses mains le sang du saint. Cette mention
fait suite au récit détaillé des événements, racontés à la première personne du pluriel, qui ne laissent
aucun doute sur le fait que l'auteur est un témoin direct et actif de la scène. Il endosse même la res-
ponsabilité de la maladresse qui fut à l'origine de la chute de la fiole de verre, en l'attribuant à «une
énorme négligence» et à «l'œuvre de nos péchés».
33 En faveur de cette thèse, on ajoutera les scrupules éprouvés par l'auteur lorsqu'il insiste sur le fait
que l'invention s'est produite en l'absence de l'abbé - qui n'est autre que le célèbre réformateur Pop-
pan de Stavelot. Au début de son récit, il ne nous cache pas que la découverte a suscité des doutes
et des hésitations.
34 Sur la Vie de saint Éloi écrite par saint Ouen, cf. supra, n. 15. L'invention de Quentin y est longue-

ment détaillée(§ 6), au contraire de celle de Lucien que l'auteur, Ouen, se contente d'évoquer: ...
necnon et Belloacus municipio beatum martyrem Lucium, collegam quondam sancti Quintini, inventum
similiter Jabricavit atque conposuit, éd. citée,§ 7, p. 700.
35 Réf. citée n. 21.
304 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

ment peignés et qu'elle se trouvait là depuis trois siècles, ayant été donnée par
Otton 1er au fondateur de l'abbaye de Gembloux36 .
Enfin, le quatrième et dernier cas est celui du doublet, toujours étonnant
malgré sa fréquence au Moyen Âge: on découvre un nouveau corps d'un
saint, bien que l'on sache qu'il en existe déjà un ailleurs. Une telle découverte
est presque toujours une provocation et ne peut s'interpréter qu'à la lueur
d'un contexte de concurrence entre communautés religieuses. Le corps de
saint Vulfran est ainsi découvert contre toute attente à l'abbaye Saint-Wan-
drille (Fontenelle) au début du XIe siècle, alors qu'un autre corps du même
saint est censé se trouver à Saint-Pierre au Mont-Blandin de Gand 37 . De façon
similaire, les religieux de Saint-Germain-des-Prés prétendent avoir mis au
jour en 1267le corps du célèbre saint Amand, alors que celui-ci est honoré
depuis des siècles à Elnone (aujourd'hui Saint-Amand-les-Eaux) 38 . Mais la
découverte la plus surprenante est celle de l'abbé Bovon de Saint-Bertin qui,
en 1052, affirme avoir trouvé le corps dudit Bertin, alors qu'il y en a déjà un
dans son propre monastère 39 ! Bien évidemment, les doublets de ce genre ne
manquent pas de susciter les polémiques, non seulement parmi les moines de
l'époque mais encore parmi les historiens d'aujourd'hui.
Hasard ou nécessité? Vraies ou fausses reliques? Il n'est certes pas toujours
possible de répondre à ces questions. Néanmoins, l'analyse attentive, voire même
suspicieuse, de la nature des ossements ou objets trouvés fournit déjà une série
d'informations sur la valeur qu'il convient d'accorder aux récits d'inventions.

Les récits: buts avoués, buts cachés


Le mobile principal qui préside à la rédaction de tous les récits d'inven-
tions est avant tout d'établir l'authenticité des nouvelles reliques, afin de
répondre aux contestations dont elles font- ou pourraient faire -l'objet. Pour
ce faire, les auteurs disposent de trois types de preuves.
D'abord, les preuves explicites, c'est-à-dire les authentiques40 . D'après nos
récits hagiographiques, elles se présentent sous la forme d'une plaque sculp-
tée, une croix gravée ou simplement «des écrits», qui sont découverts avec les

36 Réf. citée n. 18. Ce texte non daté nous est transmis par un manuscrit de la fin du XIIe ou du
début du XIIIe siècle (Bruxelles, B. R. 12131-50 (2156), fol. 159r-159v).
37 Réf. citée n. 21. Pour le contexte, voir N.-N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en
944. Le Sermo de Adventu Sanctorum Wandregisili, Ansberti et Vulframni in Blandinium, Bruxelles,
1978 et l'article de E. M. C. VAN Hours cité supra, n. 2.
38 Réf. citée n. 17.
39 Réf. citée n. 19.
40 Sur les authentiques de reliques, voir à titre d'introduction M. HEINZELMANN, Translationsberichte
(réf. citée n. 1), p. 83-88 et, à titre d'exemple, le cas des authentiques de Chelles étudié par j.-
P. lAPoRTE, Le trésor des saints de Chelles, Chelles, 1988, p. 116-132.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 305

reliques et permettent de les identifier. C'est la preuve matérielle, écrite, jugée


irréfutable de leur authenticité, même si l'on peut deviner qu'il s'agit, dans
certains cas, de faux grossiers. Elles peuvent se limiter à la mention du nom
du saint, accompagné parfois de la date de sa fête 41 , ou bien fournir une série
plus ou moins longue de précisions relatives à l'histoire des reliques. La tête
de Marguerite découverte à Gembloux était surmontée, aux dires de l'hagio-
graphe, d'une plaque de. plomb gravée qui signalait toutes les informations
nécessaires à justifier sa présence à Gembloux42 . Mieux encore: selon l'auteur
du récit de l'invention de reliques d'Etton dans l'église de Bienvilliers près
d'Arras, les authentiques découvertes là comportaient une masse de rensei-
gnements inédits sur la vie du saint, qui défendaient bien utilement, faut-ille
dire, les intérêts de l'inventeur43 . Mais n'importe: les authentiques forment la
preuve par excellence, en particulier lorsque les contestations émanent de
l'évêque diocésain. Ursion d'Hautmont, qui rédige le récit de son invention à
la demande même de l'évêque de Cambrai, n'hésite pas à nous expliquer que
ledit évêque s'était tout d'abord montré sceptique. Seules les authentiques
produites sous ses yeux finirent par le convaincre 44 . Sur ce point, les récits

41 Citons à titre d'exemples l'Inventio sancti Veronis (éd. citée n. 20) au§ 3, p. 843: ... intuens sepulcri inte-
riora, laterculum jacere vidit jwcta beati viri ossa, in quo sculptum repent, Veronum dicum fuisse, et tertio Calen-
das Aprilis ab hoc seculo migrasse ... ; l'Inventio Bertini par Bovon (éd. citée n. 19) au § 3, p. 528: ...
novissime sub dextro eiusdem sancti humera crux argentea reperta extrahitur nobisque ad manus prœjertur, his
tantum trium verborum insignita notulis: Sanctus Bertinus abbas ... ; ou encore l'Inventio Amandi (éd. citée n.
17), p. 736: ... quidam eorum prospexit interius, vidensque schedulam et eam acdpiens ad manus prions tradit
ad legendum. Tune aperta schedula legit prior audientibus omnibus: Hic jacet S. Amandus episcopus...
42 ••. inventum est caput sacratissimœ virginis Margareta: martyris, cum capillis capitis decenter replicatis et

lammina plumbea per medium capitis ducta; in qua, ut adhuc videri potest, continebatur ita: Hic jacet
reconditum capud beatœ Margareta: virginis et martyris quod Otto imperator contulit sancto Guiberto in
constructione Gemmelacensis ecclesiœ, éd. A. PoNCELET (réf. citée n. 18), p. 304.
43 ... inventi. sunt duo breves, vetustissimis litteris inscripti (. ..). Continentia autem unius brevis, quem ipse,

multis coram positis, legi, in quantum meminisse datur, hœc fuit. In hoc loco clarissimus Hyberniensium epis-
copus Ettho mansionem habuit, qui propter equum, quem aliquando concupivit, oculos, per quos concupiscentia
irruperat, mancipii sui offido, severus vindex eruit, et in hoc sacro vase reponens, cœcus Romam, Apostolorum
suffragia petiturus, perrexit. Peregrinatione autem felidter peracta, ad locum istum denuo rediit, oculosque
suos propriis manibus suis reconsignans loculis. Deo misericorditer opitulante, lumen recepit. In alio autem
brevi hoc tantummodo scriptum legisse me memini: Hic reposuit Ettho, Yberniensis episcopus de corpore S. Ge-
mentis Papœ et martyris. Éd. citée n. 18, p. 48. Je reviendrai ultérieurement sur ces informations, évi-
demment absentes de la Vie de saint Etton (éd. AASS, jul. 3, p. 57-60 - BHL 2653).
44 •.• Cum repertis statim litteris excluditur suspensionis eorum scrupulus: recitatœ siquidem in auditu ads-

tantium, commendant contineri sanctum Martyrem Marcellum Romanœ Sedis Episcopum (. ..). Miratur
episcopus, et stupendo gaudet, et nisi auctoritas abbatis eum inclinaret, tantum thesaurum in eo loco latere,
vix introduci ad credendum valeret. Sed et etiam attestatio litterarum, omnem submovebat incredulitatis
scrupulum. URSION, Acta (éd. citée n. 19), § 6, p. 377. L'Inventio sancti Veronis témoigne également
d'un scepticisme ambient, et en particulier de celui de l'évêque diocésain, lors de l'invention du
corps de Véron orchestrée par le comte de Hainaut: ... Famaque ficti verique tenace hac et illac diseur-
rente, nuntiatur hœc Erluino, tune pontifici Cameracensis cathedrœ; qui diligenter investigans rei rationem,
comperit non esse (quam putabat) phantasticam delusionem, sed Domini in sancto suo magnificam majesta-
tem ... Inventio sancti Veronis, § 4, éd. citée n. 20, p. 844.
306 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

sont extrêmement cohérents: lorsque des authentiques s'avèrent nécessaires,


il y en a toujours.
Les auteurs recourent également à des preuves implicites qui sont alors liées
aux circonstances de la trouvaille, voire à l'existence d'écrits antérieurs. Lorsque
l'on découvre à Brogne les corps de deux petits bébés enterrés dans l'église, il
n'est pas nécessaire de disposer d'authentiques pour comprendre qu'il ne peut
s'agir que des saints Innocents évoqués dans la Vie de saint Gérard de Brogne. Par
ce texte, les moines savaient qu'ils les possédaient mais ignoraient simplement
l'endroit où ils se trouvaient45 . À Stavelot, la découverte d'un tombeau vide ne
permet aucun doute: il ne peut s'agir que de celui du saint dont le corps a été
enlevé pour être mis à l'honneur dans une châsse, soit en l'occurrence saint
Remacle. D'autres hagiographes, confrontés à de plus grandes difficultés, se
voient forcés d'édifier des scénarios complexes, surtout dès lors que de simples
authentiques ne suffisent pas à convaincre leurs détracteurs. En particulier, les
inventeurs de Vulfran et de Bertin font preuve d'un véritable acharnement à
démontrer que leurs reliques sont véridiques, en recourant à tous les anciens
textes conservés et à tous les arguments logiques possibles pour en retracer
l'histoire depuis les invasions normandes. Mais leur démarche presque "scienti-
fique" se comprend mieux lorsque l'on sait que tous deux font état de l'inven-
tion du second corps d'un saint déjà vénérë6 .
Enfin, il reste un dernier type de preuve, lorsqu'il n'y en a pas d'autres à
disposition: ce sont les signes divins. Dans les récits, ils ne sont mentionnés
comme seules preuves que lorsque le corps découvert ne se trouve pas dans
une église; il s'agit alors nécessairement d'un personnage inconnu qui n'a
jamais été reconnu comme saint au préalable. Par conséquent, il ne peut exis-
ter ni authentique, ni texte antérieur et l'auteur se voit contraint d'alléguer
comme preuve une révélation divine. Lorsqu'un corps est découvert en pleine
forêt par exemple, il ne peut s'agir que d'un saint personnage assassiné par
des brigands: l'hagiographe le présentera donc comme un martyr47 . Le cas de

45 Vita sancti Gerardi Broniensis abbatis, § 10, éd. VON HEINEMANN, MGH, 55, 15, 2, Hanovre, 1888,
p. 655-673, à la p. 661 (BHL 3422-3423): Sur ce point, outre la référence citée supra, n. 18, voir
aussi A. DIERIŒNS, Abbayes (cité n. 29), p. 217-218.
46 Textes cités supra, n. 19 (Bertin) et 21 (Vulfran).
47 C'est notamment le cas de saint Saulve, dont le corps fut découvert dans une étable et qui est pré-

senté comme un évêque martyr assassiné par des brigands (texte cité n. 15), ou de saint Évermer de
Rutten dont la Vita, composée au XII' siècle, raconte une invention qui se serait produite au xe.
Selon l'auteur, Évermer, découvert en pleine forêt, aurait été lui aussi un ancien martyr, assassiné par
un cruel Haccon. Cf. Vita sancti Evermari Œistoria tripartita), éd. AA55, Mai 1, Paris-Rome, 1866,
p. 123-142 (BHL 2795). Sur ce texte, voir notamment L. VAN DER ESSEN, Étude critique et littéraire sur
les Vitre des saints mérovingiens de l'ancienne Belgique, Louvain, 1907, p. 199-203 et M. WERNER, Der
Lütticher Raum in frühkarolingischer Zeit. Untersuchungen zur Geschichte einer Karolingischen 5am-
mlandschaft, Gottingen, 1980, p. 372-373.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 307
saint Ghislain présente une difficulté supplémentaire: il n'est découvert ni
dans une église, ni dans la forêt mais bien à l'extérieur de l'église, près de
l'abside. Pour prouver qu'il s'agit bien d'un corps saint, l'hagiographe est donc
obligé de faire preuve d'imagination: pour lui, le corps avait jadis été enterré
dans l'église et dûment vénéré comme saint; par la suite cependant, un évê-
que l'avait sorti de l'église pour des raisons liturgiques afin de procéder à la
consécration de l'édifice. Après mûre réflexion, éprouvant quelques doutes
quant à la sainteté du personnage, il avait refusé de replacer le corps dans
l'église et l'avait enseveli à l'extérieur48 . Bien entendu, l'auteur du récit n'a
d'autres moyens de prouver sa version des faits qu'en alléguant des révéla-
tions divines, comme seules preuves de la sainteté des reliques découvertes.
Les récits d'inventions de reliques sont avant tout rédigés pour commé-
morer un événement liturgique et pour en établir l'importance et la valeur.
Cependant, leurs auteurs poursuivent également des objectifs secondaires de
tout genre, qui ne sont compréhensibles qu'au cas par cas, en tenant compte
de leur contexte de rédaction. Tout d'abord, il y a des récits principalement
destinés à redorer le blason d'une communauté en mettant en évidence, par
exemple, ses liens avec le pouvoir royal. À lire l'Invention de saint Saulve rédi-
gée vers 800, on sent bien que le premier enjeu du texte est de prouver que
l'abbaye de Saint-Saulve est une abbaye royale et qu'elle doit son existence à
Charles Martel. C'est d'ailleurs à ce prince lui-même que le saint décida
d'apparaître pour lui demander de rechercher ses reliques 49 . À Stavelot,
l'auteur du récit relatif à saint Remacle ne se contente pas de raconter l'inven-
tion de son tombeau, mais insiste sur la cérémonie de dédicace solennelle de
la nouvelle église qui se produisit deux ans auparavant: à cette occasion,
l'abbaye s'enorgueillit de la présence du roi Henri III en personne; de surcroît,
le futur empereur insista pour porter lui-même les reliques de Remacle, après
une donation substantielle au monastère 50 . Dans le même ordre d'idées mais
plus indirectement, l'auteur de l'Inventio du corps de saint Amand à Saint-
Germain-des-Prés relie lui aussi cette découverte au roi en expliquant qu'elle

48 Sur ce point de la liturgie des dédicaces d'églises, voir la contribution de P.-A. SIGAL au présent
ouvrage.
49 Cf. texte cité n. 14. Sur les circonstances de cette invention et le contexte de rédaction du récit,
voir A.-M. HEL\'Enus, Abbayes (réf. citée n. 16), p. 179-190.
50 •.. peracta sacerdotali benedictione, rex cum memoratis episcopis atque proceribus sursum se obvium
sanctis exhibuit, ad exdtandam gloriam Dei in plebem sermonem episcopo facere prœcepit. Subinde quate-
nus regali minificentia donarentur benigna largitate providit (. ..). His ita gestis, ministris loculum patroni
nostri ferentibus, auxilio sese gerendo mancipavit, sicque cum clero debita processione vacando ac plebe
immensa ad locum, ubi nunc reconditum est, cum magna devotione idem prœfatus rex transtulit ... , Inven-
tion du tombeau de saint Remacle, réf. citée n. 17.
308 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

se produisit la veille d'un jour de Pentecôte particulièrement solennel, celui


où Louis IX allait procéder à l'adoubement de son fils Philippe 51 .
L'invention peut aussi servir de prétexte pour promouvoir une réforme,
une amélioration du mode de vie des moines. Soit sous la forme d'un souhait,
comme pour l'auteur de l'Inventio de Vulfran à Saint-Wandrille qui s'adresse
ainsi à ses frères: «Et nous, auxquels un tel trésor a été concédé et réservé par
Dieu, payons-le d'une garde vigilante et de la déférence appropriée d'une
digne servitude, accompagnons-le de louanges divines et de la sincère dévo-
tion de nos cœurs, afin qu'en nous réjouissant non injustement de sa pré-
sence, nous méritions, au moment opportun, de jouir de sa protection.
Changeons de mœurs, corrigeons notre vie, gardons la dignité du saint habit.
Ainsi, en accumulant sur l'autel divin les offrandes convenables de nos vœux,
méritons d'accéder au sanctuaire de Dieu, à son autel et à son sacrifice par-
fumé, grâce à l'intercession du saint lui-même et à ses prières pour nous» 52 .
Soit encore sous la forme d'un heureux constat, comme sous la plume de
l'abbé Bovon, inventeur du corps de saint Bertin: «Cette grâce ne laissa ingrat
aucun d'entre nous, elle nous montra tous ensuite plus dévots envers le
Christ, elle nous poussa tous à être plus vigilants dans la louange à Dieu» 53 . Il
est inutile de préciser que ce type de commentaire s'inscrit généralement dans
le contexte des courants de réformes monastiques du XIe siècle.
Les récits d'inventions peuvent aussi fournir le prétexte à des règlements
de compte, le plus souvent à l'encontre de l'évêque diocésain. L'Inventio de
saint Évermer à Rutten, rédigée au XIIe siècle, présente ainsi de merveilleux
portraits du bon et du mauvais évêque, visiblement destinés à servir de leçon
à l'évêque de Uège. Le bon évêque est représenté par Éracle, évêque de Uège

51 ••• Anno igitur verbi incarnati M. CC. LXVII. (. ..) regnante piissimo Dei cultore Ludovico rege Francorum
illustrissimo, regni vero ipsius 41. dies festivus apud Parisios ab ipso permaximus sub die Pentecostes indici-
tur. Quo filium suum Philippum nobilissimum juvenem cum aliis pluribus regni ipsius proceribus voluit fieri
milites (. ..). Igitur pridie Nanas ]unii videlicet illo die quo vigilia Pentecostes celebrabatur, venientes monachi
~rœdictum armariolum fregerunt .... Invention de saint Amand, cf. réf. citée n. 17, à la p. 736.
2 •.. Nos autem, quibus a Deo indultus atque reservatus est talis tantusque thesaurus, pervigiles excubias, et

competens dignœ servitutis obsequium dependamus, divinis eum laudibus et sincera cordium devotione
prosequamur: quatenus de cujus prœsentia non immerito gratulamur, prœsidium ejus opportuno tempore
experiri mereamur. Mutemus mores, vitam corrigamus, sancti habitus reverentiam teneamus: sicque divi-
num altare congruis votorum donariis cumulemus, ut et ipsi sanctuarium Dei, ara, odoratumque sacrifi-
cium, ipso sancto opitulante et pro nabis orante, mereamur inveniri. Invention de saint Vulfran, réf. citée
n. 21, au§ 2, p. 148.
53 ... Nullum nostrorum hœc gratia ingratum habeat, omnes nos Christo deinceps devotiores exhibeat,
omnes ad laudem Dei vigilantiores impellat. BovoN, Inventio sancti Bertini, réf. citée n. 19, au § 15,
p. 533. Ce texte a fait l'objet d'une analyse originale dans le cadre d'une communication présentée à
l'International Medieval Congress de Leeds (14-17 juillet 1997) par K. UGÉ, «Narrative Production at
Saint-Bertin from the Ninth to the Twelfth Century». je remercie chaleureusement Karine Ugé de
m'avoir communiqué le texte de cette étude encore inédite.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 309

de 959 à 971 et auteur de l'invention et de la mise en valeur du corps saint,


alors que le mauvais est l'un de ses successeurs, Théoduin, évêque de 1048 à
1075, qui mit en doute la sainteté d'Évermer et refusa de lui consacrer une
nouvelle église54 . À Noyon en 1183, l'auteur de l'Inventio de la besace d'Éloi
est plus sournois. Il se voit contraint de justifier le fait que son abbé a procédé
seul au transfert et à l'ostension des nouvelles reliques, sans recourir aux ser-
vices de l'évêque, ce qui n'est pas conforme à la procédure canonique. Il se
perd donc en circonlocutions pour expliquer que si l'abbé a agi ainsi, c'est par
pure humilité: selon lui, l'abbé et les moines auraient convenu d'ouvrir la
châsse en comité restreint et sans prévenir l'évêque afin, dit-il, «de fuir la
rumeur populaire et toute ostentation et de combattre l'avarice», suivant en
cela l'exemple de saint Éloi lui-même 55 . Mais Dieu en décida autrement: sou-
dain, par miracle, la foule des fidèles accourut de toutes parts pour assister à
l'événement! En fin de compte, le seul à avoir été exclu des réjouissances fut
bien l'évêque. N'était-il pas aussi le seul dont on pouvait craindre l'avarice? A

54 Dans le récit (réf. citée n. 4 7), l'auteur insiste longuement sur les qualités d'Éracle qui se prosterne
devant le saint, l'adore, institue sa fête et montre au peuple l'exemple de sa dévotion. L'hagiographe
consacre deux paragraphes entiers (livre II, § 14-15) aux prières adressées au saint par cet évêque
très dévôt qui n'hésite pas à se confier lui-même à Évermer et à lui recommander son clergé et ses
fidèles. En revanche, le mauvais Théoduin refuse de consacrer l'église et doute de la sainteté d'Éver-
mer en des termes très durs: ... Sed in hoc episcopus Theoduinus nolebat assentire; dicens, nihil religionis
esse in parietibus dealbatis, nihil venerationis in tectura, in laquearibus, in pavimentis, nisi hœc, sicut cetera
ecclesiastica sanctorum reliquiis fulciantur, et sanctorum patrocinio ab urbanis et villaribus domibus diffe-
rant. Prœterea nihil esse veritatis in hoc homine: nomen ejus novum, vitam ignotam: illumjallentis populi
ficta adinventione creatum, mentientis vulgi celebratum opinione, et ideo non esse consilii fidem accommo-
dare falsitati (livre III, § 13, éd. citée, p. 135). Finalement, amené à de meilleurs sentiments suite à
un miracle, il se verra contraint de faire pénitence (livre III, § 18). Sur le scepticisme de Théoduin,
voir les remarques de j.-L. KUPPER, Liège et l'Église impériale (XI'-XII' siècles), Paris, 1981, p. 292,
n. 10 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Uège, 228).
55 •.. fuerunt qui episcopum quoque consulerent evocandum, quatinus hœc ostensio et sollemnius ageretur et
res ipsœ majorem inde auctoritatem consequerentur. His ita ergo suggestis, abbas noster quid inde sentire-
mus sciscitatus est a nabis. Et nos quidem, advertentes hujusmodi carnales esse, utpote sœcularium consul-
tationes, prorsus obsistebamus, dicentes quia plerumque suffragia sectantibus humana subtrahentur divina,
prœsertim cum ea quœ ad sanctos Dei spectant nostra non egeant assertione, nabis vero plurium opus est
eorum propitiatione. Cavendum etiam valde in talibus ne subrepat avaritiœ furor exsecrandus, ne se inanis
gloriœ associet dolus, quœ nonnumquam intentionem simplicis obnubilant oculi et ab hominibus avertunt
sœpius cœlestis gratiam prœsidii. Adiciebamus insuper beatum potius imitandum Eligium, qui et semper
fugitans aureœ popularis et omnis ostentationis extiterit et avaritiœ fortissimus expugnator, aliena non
ambiens, sua penitus Dei pauperibus erogaverit .... Invention de la besace d'Éloi, réf. citée n. 21, § 4,
p. 426-427. À la lecture de ce long passage, on sent bien l'ambiguïté des arguments avancés par
l'auteur; on peut aussi se demander si la première personne du pluriel est utilisée pour l'ensemble
des moines ou pour l'auteur seul, auquel cas il endosserait seul la responsabilité de cette entorse aux
canons.
310 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

lire entre les lignes, il paraît clair que les moines redoutaient de devoir parta-
ger leur trouvaille avec leur évêque diocésain 56 .
Enfin, certains récits paraissent servir, au-delà des causes collectives, des
intérêts purement personnels. Le récit de l'invention de saint Véron de Lem-
beek n'est somme toute qu'un vibrant éloge du comte de Hainaut, Regnier V,
qui en est évidemment le commanditaire57 . Dans un esprit similaire, les deux
textes rédigés par des abbés, Bovon de Saint-Bertin et Ursion d'Hautmont,
témoignent assurément du désir de leur auteur de se mettre en évidence. À les
croire, on a l'impression que leurs monastères n'ont jamais connu de meilleur
abbé qu'eux, qu'ils sont les grands réformateurs, voire les sauveurs, de leur
communauté, élus par Dieu et par le saint qu'ils ont découverts. Sans doute
souffraient-ils de l'image trop positive laissée par leurs prédécesseurs 58 . Quant
à l'invention de reliques d'Etton à Bienvilliers, elle sert explicitement les inté-
rêts du prêtre de l'église paroissiale, Amisardus, dans le cadre d'une querelle
opposant ce dernier au seigneur local. Les authentiques découvertes contien-
nent en effet des précisions inédites sur saint Etton: il aurait obtenu une gué-
rison miraculeuse lors d'un pèlerinage à Rome et l'auteur en profite pour
louer «l'admirable constance de celui qui rechercha les Apôtres». Or, l'auteur
en question est très vraisemblablement Amisardus lui-même et se présente
comme un pénitent libéré de ses entraves en revenant de Rome. Le lecteur, et
en particulier le seigneur local, est donc prié d'apprécier son «admirable
constance»' à lui ausse 9 !

56 Les évêques avaient le droit de prélever une part du "trésor" découvert pour en orner leur propre
église ou en faire don à d'autres. Les moines de Noyon ne pouvaient ignorer la chose, puisqu'elle
était expliquée dans les anciens écrits relatifs à saint Éloi en personne: lorsqu'Éloi découvrit le corps
de Quentin, la Vita du VIle siècle précise qu'il sequestravit pour lui-même une partie des reliques (éd.
citée n. 15, p. 699). Dans une version ultérieure de cette Inventio Quintini, datée du x• siècle, l'auteur
mentionne reliquiis quœ sibi jure vindicaverat (éd. citée n. 18, § 7, p. 4 32).
57 Le récit d'Olbert de Gembloux s'ouvre par une lettre dédicatoire adressée au comte, dans laquelle
l'auteur fait un vibrant éloge des vertus chrétiennes et des «bonnes mœurs» de Regnier V (éd. citée
n. 20, prologue, p. 842).
58 Pour Bovon de Saint-Bertin, qui succéda à l'abbé réformateur Roderic, ce trait a été mis en évi-
dence de manière convaincante par K. UGÉ dans le cadre de sa communication citée supra, n. 53.
Quant à Ursion d'Hautmont, il succéda à un autre réformateur de renom, Éverhelme, disciple et bio-
~raphe de Poppon de Stavelot; cf. A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes (réf. citée n. 16), p. 258-259.
9 Inventio sancti Ettonis, § 6: Amisardus quoque presbyter, quem nuper ab urbe Roma redeuntem beatus

Etto invisibili quadam potentia a ferreis compedibus eduxerat ... et § 8, à propos de saint Etton: ... Atten-
dat prudens lector (. ..) apostolos requirentis mirabilem constantiam ... , éd. citée n. 18, p. 48.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 311

Pour conclure, il me semble important d'insister sur la distinction entre


l'invention de reliques proprement dite et le récit qui lui est consacré. Il y eut
sans doute des découvertes de nouvelles reliques qui ne firent jamais l'objet
d'une narration par écrit: celles-là étaient le produit du hasard ou ne répon-
daient qu'à des enjeux strictement cultuels. En revanche, lorsqu'on prit la
peine d'établir un récit, les mobiles qui présidèrent à sa rédaction dépassent
presque toujours le contexte de l'invention même. Le plus souvent, cette
invention ne sert que de prétexte à la composition de l'œuvre écrite. Plutôt
que la découverte, c'est le texte qui est important. C'est le texte qui est lié à de
vrais enjeux de pouvoir par rapport aux autorités ecclésiastiques et laïques ou
de rivalité par rapport à d'autres communautés religieuses. Les récits d'inven-
tions de reliques sont toujours riches en renseignements de tout genre par le
fait même qu'ils sont polémiques, qu'ils sont le lieu de revendications diverses
et de propagande. C'est la raison pour laquelle ces récits paraissent toujours
très personnels et n'appartiennent donc pas à un "genre" bien défini. Si l'on
excepte quelques lieux communs hagiographiques, ils ne contiennent pres-
que jamais d'emprunts à d'autres textes racontant une histoire similaire. Ils ne
peuvent donc être interprétés qu'individuellement, au cas par cas, à la lueur
de leur contexte de rédaction. Pour l'historien, les multiples raisons de leur
mise par écrit sont souvent beaucoup plus intéressantes que la véracité en soi
des reliques découvertes ou des circonstances de l'invention. Cette véracité,
quant à elle, ne peut que rarement être établie, ·en dépit des efforts de nos
auteurs. L'interprétation des faits variera toujours en fonction du degré de
crédulité du lecteur. Du reste, les auteurs médiévaux eux-mêmes n'étaient pas
forcément dupes. Dans le cas de saint Évermer de Rutten, ce saint inconnu
découvert en pleine forêt, l'auteur du récit se montre lui-même tout honteux
de l'invraisemblance de son histoire. Se référant à saint Jérôme, il termine par
un aveu, expliquant qu'après tout, dire des choses fausses à propos d'un saint
n'est pas condamnable si cela peut contribuer à sa gloire 60 . Il ne fait aucun
doute que son "invention" à lui en est bien une, dans tous les sens du terme.

60 ••• Non condemnamus, inquit Hieronymus, errorem qui de fidei pietate descendit: sic nec condemnari,

imo bonum est amplecti, si quid non vere sed dubie erratur de sanctis, quod servata tamen jidei puritate
proximum est vero (. ..). Nu!li igitur violenter ingerimus ad credendum quœ diximus: sed si amat sanctum
Evermarum, quoniam necessarium est, sua natalitio diem (. ..) prœtitulet nobiscum celebritate tanti martyri:
si vero his quœ dicta sunt detrectat consentire, petimus servata dilectione sancto martyri, donec meliori tes-
timonio concedat veritati, non detrahendo, sed interim sufferendo, patiatur nos inniti nostrœ opinioni.
Inventio sancti Evermari, § 45, éd. citée n. 46, p. 142.
Le corps incorruptible de saint Cuthbert et
l'église de Durham vers l'an 1100

David ROUASON

Entre les années 1104 et 1109, un moine de la cathédrale monastique de


Durham, qui s'appelait Syméon et qui était premier chantre de l'église, a écrit
(ou plutôt a collaboré à écrire) une histoire de l'église de Durham qui s'inti-
tule Libellus de exordio atque procursu istius hoc est Dunelmensis ecclesie 1. Pour
le culte des reliques, cette histoire est d'une importance capitale, surtout
lorsqu'elle est lue conjointement avec une narration presque contemporaine
d'une translation de saint Cuthbert, qui eut lieu à Durham en 1104 2 . Cet arti-
cle essaie d'expliquer ces deux textes, qui sont d'un grand intérêt, aussi bien
pour la portée des reliques au xne siècle, que pour l'évolution de la mémoire
collective des communautés religieuses, comme l'a montré par exemple
Patrick Geary 3 . Il faut présenter en résumé la narration que donne Syméon
concernant l'église de Durham.
L'histoire que Syméon a racontée est extrêmement compliquée parce que,
selon ce qu'on croyait à Durham au début du XIIe siècle, l'église de Durham
était beaucoup plus ancienne que le site de Durham lui-même. Syméon devait
commencer sa narration non pas à Durham, mais à l'île de Lindisfame (c'est-
à-dire Holy Island, qui est située à une centaine de kilomètres au nord de

1 Symeon of Durham: Historian of Durham and the North, éd. D. RoLLASON, Stamford, 1998, p. 6, 162

et passim; Symeonis monachi Opera omnia, éd. T. ARNOW, Londres, 1882-5, 1, p. 3-135; édition et
traduction anglaise, Symeon of Durham, On the Origins and Progress of the Church of Durham, éd.
D. ROLLASON, Oxford, à paraître (Oxford Medieval Texts); cité dans la suite comme Libellus de exor-
dio, par livre et chapitre.
2 Capitula de miraculis et translationibus sancti Cuthberti, c. 7; éd. T. ARNOLD, Symeonis Opera, cité

supra n. 1, p. 247-261; traduction anglaise The Relies of St Cuthbert, éd. C. F. BATTISCOMBE, Oxford,
1956, p. 99-107; commentaire sur la date et les manuscrits, B. COLGRAVE, ~The Post-Bedan Miracles
and Translations of St Cuthbert», The Early Cultures of North-West Europe, éd. C. Fox, B. DICKINS,
Cambridge, 1950 (H. M. Chadwick Memorial Studies), p. 305-332.
3 P. ] . GEARY, Phantoms of Remembrance: Memory and Oblivion at the End of the First Millenium, Prince-
ton, 1994, passim (trad. fr. La mémoire et l'oubli à !afin du premier millénaire, Paris, 1996).
314 DAVID ROLLASON

Durham). Là, en 635, le missionaire du royaume de Northumbrie, Aidan, a


fondé un monastère qui était aussi un évêché4 et qui est devenu l'une des égli-
ses principales de la Northumbrie 5 . Syméon décrit cette fondation, et puis,
suivant la Vita sancti Cuthberti de Bède le Vénérable6 , il raconte la vie du saint
principal de Lindisfame, c'est-à-dire saint Cuthbert7 . Devenu évêque de Lin-
disfame en 685, ce personnage vivait aussi en ermite sur l'îlot rocheux de
Fame, à plusieurs kilomètres au sud. Il est mort là-bas en 687, et son corps
fut enseveli dans le cimetière de l'église de Lindisfame8 . Toujours suivant
Bède, Syméon raconte comment, onze ans après la mort du saint, les moines
de Lindisfame ont ouvert la tombe du saint, et ont pu constater que le corps
n'était pas pourri. Au contraire, il était comme le corps d'un homme vivant9 .
Dès ce moment, le corps fut conservé à l'intérieur de l'église comme la relique
principale 10 . En 793 cependant, les Vikings attaquèrent l'églîse de Lindis-
fame, et en 875 la communauté religieuse décida de quitter l'île, toujours en
emportant le corps de saint Cuthbert et les reliques des autres saints évêques
de Lindisfame 11 . Les religieux, qui étaient à cette époque plutôt des chanoines
séculiers 12 , ont erré de lieu en lieu à travers l'Angleterre du nord pendant sept
ans. Enfin, ils se sont établis avec le corps de leur saint à Chester-le-Street, à
plusieurs kilomètres au nord de Durham; et c'est là que l'évêché aussi s'est
constitué pendant plus d'un siècle 13 .
En l'année 995 cependant, on craignait, selon Syméon, que les Vikings
n'envahissent à nouveau la région de Chester-le-Street. Par conséquent, on
enleva le corps toujours incorruptible de saint Cuthbert et la communauté se
retira à Ripon dans le Yorkshire. La menace des Vikings étant passée, elle
essaya de rentrer à Chester-le-Street avec le corps du saint. Lors du passage
près de Durham, qui (selon Syméon) n'était pas habité à cette époque, le

4 Libellus de exordio, I, l.
5 Par exemple, Lexikon des Mittelalters, Munich, 1980-, sub nomine.
6 Édition et traduction anglaise Iwo Lives of St Cuthbert: A Life by an Anonymous Monk of Lindiifarne
and Bede's Prose Life, éd. B. CoLGRAVE, Cambridge, 1940; commentaire sur le texte et le saint, St
Cuthbert, his Cult and his Community ta AD 1200, éd. G. BONNER, D. ROLIASON, C. STANCLIFFE, Wood-
bridge, 1989, passim.
7 Libellusdeexordio, I, 6-7,9-10.
8 Pour la carrière de Cuthbert, C. STANCLIFFE, «Cuthbert and the Polarity between Pastor and
Solitary», St Cuthbert, éd. G. BONNER, D. RoLIASON, C. STANCLIFFE, cité supra n. 6, p. 21-44 (en par-
ticulier, p. 29-36).
9 Libellus de exordio, I, 11.
10 D. ROLLASON, Saints and Relies in Anglo-Saxon England, Oxford, 1989, p. 43-44.
11 Libellus de exordio, II, 5-6.
12D. RoLLASON, «Symeon of Durham and the Community of Durham in the Eleventh Century»,
England in the Eleventh Century, éd. C. HICKS, Stamford, 1992 (Proceedings of the 1990 Harlaxton
Symposium), p. 183-198.
13 Libellus de exordio, II, 6, 10-13.
Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l'église de Durham vers l'an 1100 315

corps devint trop lourd à porter. Étant des hommes pratiques, les membres
de la communauté religieuse décidèrent de jeûner et de veiller pour savoir ce
qu'il fallait faire. Heureusement, nous dit Syméon, saint Cuthbert lui-même
apparut à l'un des religieux pour lui dire qu'il voulait être déplacé à la
presqu'île de Durham, sur un rocher escarpé dans un coude du fleuve. Dès
que la communauté décida de s'établir à Durham, le corps du saint devint tel-
lement léger que les plus faibles purent le lever sans difficulté 14 .
Ainsi, selon le Libellus de exordio de Syméon de Durham, la fondation
même de Durham était due à l'action miraculeuse du saint. Pour Syméon, le
corps de saint Cuthbert était au cœur de l'histoire de son église 15 . Autour du
corps, nous raconte Syméon, furent rassemblées les reliques d'autres saints
liés aux églises subsidiaires et aux propriétés de Durham, comme par exemple
les reliques de Bède dejarrow et de l'évêque Acca de Hexham 16 . Au premier
abord, il semble évident à un lecteur de l'œuvre de Syméon que la continuité
même de son église était due au corps incorruptible, qui constituait aussi, si
l'on peut dire, la preuve manifeste de l'identité des églises de Durham, de
Chester-le-Street et de Lindisfame. Cette continuité était très importante
parce que l'église de Durham était héritière des propriétés des églises de Ches-
ter-le-Street et de Lindisfame, propriétés qui correspondaient à une très
grande partie du territoire des comtés modernes de Northumberland et
Durham 17 .
Comme nous l'avons vu, l'histoire de cette église était en réalité extrême-
ment fractionnée par les déménagements à Chester-le-Street et enfin à
Durham. En outre, cette histoire fut brisée par les événements qui suivirent la
conquête normande de l'Angleterre. En particulier, en 1080, Guillaume de
Saint-Calais, originaire de la région du Maine, fut élu évêque de Durham 18 . Il
fut affligé, nous dit Syméon, de constater que la communauté religieuse de sa
cathédrale n'était pas une communauté de moines, mais de chanoines, dont la
vie n'était pas régulière. En lisant la Vita Sancti Cuthberti de Bède, Guillaume
de Saint-Calais apprit que la communauté de Saint-Cuthbert au vue siècle
était monastique. Il consulta donc le roi Guillaume 1er et le pape Grégoire VII

14 Ubellus de exordio, III, 1.


15 Cf. A. ]. PIPER, «The First Generations of Durham Monks and the Cult of St Cuthbert», St
Cuthbert, éd. G. BaNNER et al., p. 437-446.
16 Ubellus de exordio, III, 7.
17 D. ROLLASON, Saints and Relies, cité supra n. 10, p. 197-199; E. CRASTER, «The Patrimony of St
Cuthbert», English Historical Review, 69, 1954, p. 177-199.
18 H. S. ÜFFlER, «William of St Calais, First Norman Bishop of Durham», Transactions of the Architec-
tural and Archœological Society of Northumberland and Durham, 10, 1948, p. 258-279, réimpression
H. S. ÜFFLER, «North of the Tees», Studies in Medieval British History, éd. A.]. PIPER, A. 1. DoYLE,
Aldershot, 1996, n° V
316 DAVID ROLLASON

et, nanti de leur approbation, il fit expulser les chanoines de l'église de


Durham, en les remplaçant par des moines qui suivaient la règle de saint
Benoît et qui s'étaient établis depuis une dizaine d'années dans les monastères
précédemment ruinés de Monkwearmouth et jarrow 19 . Selon Syrnéon, ce
changement, qui eut lieu en 1083, créa en effet une communauté tout à fait
nouvellé 0 , ce qui pourrait nous faire penser que le corps incorruptible de
saint Cuthbert aurait dû être d'une signification immense comme lien entre
cette nouvelle communauté et celle qui s'était établie à Durham en 995, et
même avec les communautés antérieures de Chester-le-Street et de Lindis-
fame, dont les propriétés et les traditions avaient été usurpées par la commu-
nauté nouvelle créée par Guillaume de Saint-Calais.
jusqu'à présent, nous avons suivi la narration de Syrnéon, propagandiste
accompli comme nous l'avons affirmé ailleurs 21 .. Considérons maintenant le
récit de la translation de saint Cuthbert en 1104, et nous trouverons que
l'estimation énoncée ci-dessus est beaucoup trop facile. Il est certain que les
événements que l'auteur décrit se passent pendant la construction de la nou-
velle cathédrale, inaugurée en 1094 par Guillaume de Saint-Calais 22 . Évidem-
ment, il aurait été nécessaire de transférer les reliques de saint Cuthbert dans
la nouvelle basilique; mais ce qui est très intéressant, c'est que l'auteur expose
ce que les moines pensaient de saint Cuthbert et de la condition de son corps.
Il semble qu'il y avait entre eux un débat, voire une dispute assez acrimo-
nieuse. Il existait parmi les moines de Durham trois convictions à propos du
corps saint. Certains d'entre eux pensaient qu'on avait dû enlever- ou même
voler -le corps durant les siècles qui s'étaient écoulés depuis la mort du saint,
et que le corps devait donc se trouver ailleurs que dans l'église de Durham.
D'autres pensaient que le corps était encore là, mais ils ne croyaient pas qu'il
était incorruptible. Selon leur avis, cela aurait été contraire aux lois naturelles.
Ils admettaient, bien entendu, que Dieu puisse garder incorruptible le corps
d'un personnage extrêmement saint mais, dans ce cas, personne n'avait jamais
(selon eux) confirmé par son témoignage personnel que le corps de saint

19 Libellus de exordio, IV, 2-3, III, 21; D. KNoWLES, The Monastic Order in England 940-1216, Cam-

bridge, 1966, p. 165-171.


°
2 Cf. W M. AIRD, «The Political Context of the Libellus de exordio», Symeon of Durham: Historian of

Durham and the North, éd. D. Rou.ASON, cité supra n. 1, p. 34-40. Selon Aird, le changement ne fut
~as tellement considérable, mais cette thèse est difficile à soutenir.
1 D. RoLI.ASON, «Symeon of Durham and the Community of St Cuthbert», cité supra n. 12.
22 D. RoLI.ASON, «Durham Cathedral 1093-1193 : Sources and Historp, Engineering a Cathedral:

Proceedings of the Conference Engineering a Cathedral held at Durham Cathedral on 9-11 September 1993
as Part of the 900th Anniversary Celebrations of Durham Cathedral, éd. M. jACKSON, Londres, 1993,
p. 1-15 (en particulier p. 8-9); voir aussi Libellus de exordio, IY, 8, et Willelmi Malmesbiriensis mona-
chi, De gestis pontificum Anglorum libri quinque, éd. N. E. S. A. HAMILTON Londres, 1870 (Rolls Series
52), p. 275-6.
Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l'église de Durham vers l'an 1100 317

Cuthbert serait resté sans putréfaction. Une troisième partie des moines
croyait que le corps était incorruptible, mais, notre auteur nous l'explique,
personne n'avait confiance en cette croyance, et ces moines devenaient par
conséquent inquiets et confus23 .
Pour résoudre ce conflit entre les trois parties dans la communauté
monastique, le prieur (c'est-à-dire le chef de la communauté outre l'évêque,
qui à cette époque était Ranulf Flambard, et qui n'était pas moine) 24 et neuf
moines, ci-inclus notre auteur Syméon, s'en allèrent pendant la nuit ouvrir le
tombeau de saint Cuthbert. Ils trouvèrent le corps en effet incorruptible et
souple comme celui d'un homme vivant. Le lendemain matin cependant,
l'évêque ne voulut point croire à ce qu'ils rapportèrent, disant qu'il était
incroyable qu'un corps puisse rester incorruptible pendant tant d'années; et il
ne voulut même pas accepter leur serment.
Donc, la nuit suivante, les moines ouvrirent à nouveau le tombeau pour
confirmer ce qu'ils avaient découvert auparavant, et cette fois la nouvelle de la
confirmation de l'incorruptibilité du saint se répandit et des foules accouru-
rent à Durham pour assister au miracle. Parmi les abbés qui vinrent à
Durham, probablement pour la dédicace de l'église nouvelle, il s'en trouvait
un qui avait des soupçons à l'égard des agissements des moines. Pourquoi,
demanda-t-il, étaient-ce les moines seuls qui avaient ouvert le tombeau du
saint? Sans doute l'exclusion des personnes venant de l'extérieur s'expliquait-
elle par le fait que les moines voulaient raconter, au sujet du saint, des histoi-
res fausses plutôt que des fait réels 25 . Accusation extraordinaire! Fit erga par-
tium magna contentio, nous raconte notre auteur, quand Raoul, abbé de Séez,
celui qui allait devenir archevêque de Cantorbéry, proposa une troisième
ouverture du tombeau du saint, cette fois-ci devant des témoins qui n'appar-
tenaient pas à la communauté. Cette ouverture du tombeau et l'examen du
corps furent donc menés par le prieur de Durham, accompagné par Raoul lui-
même, par l'abbé de Saint-Alban, l'abbé de York (celui sans doute qui ne vou-
lait point croire le rapport originel des moines), l'abbé de Selby, le chapelain
de l'évêque de Durham, et le roi d'Écosse, qui était là, semble-t-il, pour la
dédicace de la nouvelle église.

23 Symeonis Opera, éd. T. ARNow, 1, 247-248; voir le commentaire très pertinent de S. RIDYARD,
« Condigna veneratio: Post-Conquest Attitudes to the Saints of the Anglo-Saxons », Anglo-Norman
Studies, 9, 1988, p.198-200.
24 Voir par exemple H. S. ÜFFLER, «Ranulf Flambard as Bishop of Durham (1099-1128) »,Durham
University journal, 64, 1971, p. 14-25, réimpression H. S.
ÜFFLER, «North ofthe Tees», cité supra n.
18, n° VII.
25 Fratres namque qui his secretis nullum ex alia ecclesia testem voluerant assistere, verisimile esse dixit,
non tam verum de sua sancto dicere, quam jingere (T. ARNow, Symeonis Opera, I, 256).
318 DAVID ROLLASON

Ce troisième examen fut mené très attentivement et en détail. L'abbé


Raoul a plié le corps pour savoir s'il était réellement souple; il a vérifié si la
tête était vraiment jointe au corps; il a tiré l'oreille; il a secoué la tête; il a
même fait un examen des pieds et des jambes. Un peu plus tard, quand il fut
persuadé de la vérité du miracle, il prit la parole devant la multitude
rassemblée:« Mes frères, proclama-t-il, le corps que nous voyons devant nous
est sans aucun doute mort, mais il est sain et entier comme au moment où
l'âme sainte l'a quitté pour se diriger vers les cieux». Puis on leva le corps du
saint et on l'emporta dans la nouvelle église avec une cérémonie et une pro-
cession solennelle. À partir de ce moment, saint Cuthbert devint le saint prin-
cipal de la cathédrale de Durham et de sa communauté monastique. Juste
après, Syméon écrivit son Libellus de exordio, notre auteur rédigea sa narration
de la translation et, plusieurs années plus tard, l'hagiographe Réginald de
Durham écrivit son énorme Libellus de virtutibus S. Cuthberti 26.
Deux aspects de cette histoire sont d'importance. Le premier, c'est l'atti-
tude des moines de Durham à l'égard du corps saint avant le premier examen
de celui-ci. Il semble qu'ils auraient eu un grand intérêt à mettre en valeur le
saint principal de leur église; mais la plupart d'entre eux ne voulaient point
croire, soit que leur relique était vraiment le corps de saint Cuthbert, soit que
ce corps était vraiment incorruptible. Pourquoi cette incrédulité, ce
scepticisme? Il est certain que les moines possédaient dans leur bibliothèque
au moins une copie de la Vita S. Cuthberti de Bède27 ; ils auraient pu se fier à
l'autorité du grand maitre de Jarrow à l'égard de l'incorruptibilité du corps à
la fin du vue siècle - pourquoi pas donc au commencement du xne? Ils
avaient tout à gagner en croyant qu'il était resté incorruptible, miracle qui
prouverait sa sainteté, et ils n'avaient rien à gagner de leur incrédulité.
Cette incrédulité était-elle due aux origines ethniques des moines qui
furent introduits dans l'église de Durham en 1083? On pourrait supposer que
ces moines venaient du continent et se méfiaient des saints anglo-saxons
comme saint Cuthbert. Cela reste sans doute possible: il est certain qu'il y
avait des moines de France et d'Allemagne parmi la communauté monastique
de Durham - grâce aux études paléographiques, nous savons, par exemple,

26 Texte Reginaldi monachi Dunelmensis Libellus de admirandis beati Cuthberti virtutibus quœ novellis

patratœ sunt temporibus, éd. ]. RAINE, Durham, 1835 (Surtees Society 1); commentaire V. TUDOR,
«The Cult of St Cuthbert in the Twelfth Century: The Evidence ofReginald of Durham», St Cuthbert,
éd. G. BONNER et al., p. 447-467.
27 Ms Cambridge, Corpus Christi College 183; voir COLGRAVE, Two Lives, cité supra n. 6, p. 20-21, et

D. RoUASON, «St Cuthbert and Wessex: The Evidence of Cambridge, Corpus Christi College MS
183 », St Cuthbert, éd. G. BaNNER et al., p. 413-424.
Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l'église de Durham vers l'an 1100 319

que Syméon lui-même venait de la France du nord 28 • Mais Syméon nous


raconte que la plupart des moines qui habitaient à Monkwearmouth etjarrow
avant 1083 (et qui avaient donc formé la nouvelle communauté de Durham)
venaient d'Angleterre 29 ; et il est certain que le prieur Turgot était un Anglais,
de Lincolnshire30 . En outre, nous avons, au début du Libellus de exordio de
Syméon, une liste des noms de tous les moines de Durham au début du xue
siècle, et beaucoup de noms sont anglais. Nous ne pouvons donc pas accepter
l'hypothèse ethnique.
Il reste la possibilité que l'attitude des moines ait été en quelque sorte
d'origine rationnelle. Et il est également possible que les moines, qui étaient,
rappelons-le, de nouveaux venus à Durham, n'aient pas voulu s'associer au
culte d'un saint très étroitement lié à la communauté de chanoines, dont la
situation avait été usurpée par les moines. Il est donc tout à fait possible que
l'importance du culte de saint Cuthbert dans l'église de Durham ait été établie
après la conquête normande précisément par les examens que nous avons
décrits. Considérons un moment le plan de la nouvelle cathédrale de
Durham, comme Guillaume de Saint-Calais le conçut en 1094. Remarquons
surtout que l'abside était déjà construite au moment de la translation. Comme
john Crook l'a soutenu, le plan ne correspond pas aux exigences d'un culte
majeur; et il fallait construire un nouvel emplacement pour le tombeau du
saint derrière l'autel principal31 . Il semble donc qu'en commençant la cathé-
drale en 1094, on n'avait pas prévu l'importance du corps saint qui y serait
installé après la translation de 1104. Nous avons donc un changement d'avis
parmi la plupart des membres de la communauté monastique, un change-
ment produit par les examens du corps. Le corps était-il vraiment incorrupti-
ble, comme celui d'un homme vivant? Nous avons des preuves, provenant
soit du XVIe siècle, soit du XIXe siècle, attestant que le corps était réellement
incorruptible, peut-être à cause d'un processus naturel, peut-être suite à une
momification juste après la mort du saint32 .

28 A. ]. PIPER, «The Early Usts and Obits of the Durham Monks ~, Symeon of Durham: Historian of
Durham and the North, éd. D. ROLLASON, p. 161-201; M. GULLICK, «The Hand of Symeon of
Durham: Further Observations on the Durham Martyrology Scribe~, Symeon of Durham: Historian of
Durham and the North, éd. D. ROLLASON, p. 14-31.
29 Libellus de exordio, III, 22.
30 T. ARNOLD, Symeonis Opera, Il, 202-205.
31 ]. CROOK, «The Architectural Setting of the Cult of St Cuthbert in Durham Cathedral (1093-
1200)», Anglo-Norman Durham 1093-1193, éd. D. ROLLASON, M. HARVEY, M. PRESTWICH, Wood-
bridge, 1994, p. 235-250; P. DRAPER, «The Nine Altars at Durham and Fountains», Medieval Art and
Architecture at Durham Cathedral, éd. P. DRAPER, N. CoLDSTREAM, Leeds, 1980 (British Archreological
Association Conference Transactions for the Year 1977), p. 74-86.
32 D. ROLLASON, Saints and Relies, cité supra n. 10, p. 38-41.
320 DAVID ROLLASON

Cette argumentation nous amène au deuxième problème. Patrick Geary a


beaucoup écrit au sujet de la mémoire des communautés monastiques, et il a
étudié comment de telles communautés choisissaient ce qu'elles voulaient
retenir33 . A Durham en 1104, cependant, nous assistons à un phénomène
tout à fait différent. Nous voyons la création d'une tradition par rapport à
saint Cuthbert, d'une mémoire en quelque sorte, qui, pour la plupart des
moines, n'existait point auparavant. Les moines n'avaient pas de tradition; et
la plupart d'entre eux ne croyaient pas même à l'incorruptibilité du corps
saint. A partir des examens de 1104, la mémoire est pour ainsi dire formée.
Notre auteur a écrit son récit de la translation; surtout, Syméon a écrit son
Libellus de exordio dans lequel, comme nous l'avons vu, saint Cuthbert est au
cœur de l'histoire de l'église de Durham. Bien entendu, Syméon s'est efforcé
de rassembler les témoignages relatifs au saint. Il parla à des prêtres très âgés
qui gardaient encore les souvenirs des miracles du saint; il rencontra aussi les
descendants de ceux qui avaient porté le corps saint à travers l'Angleterre du
nord; il avait lu naturellement ce qu'avaient écrit Bède et les écrivains posté-
rieurs34.
Néanmoins, la tradition et les croyances dont il fait état dans son Libellus
de exordio étaient nouvelles pour la communauté monastique. Au sein même
de l'église de Durham au xne siècle et dans les siècles suivants, il existait des
traditions à l'égard de saint Cuthbert et de son corps incorruptible qui s'éten-
daient, semble-t-il, sur des siècles entiers, et qui établissaient vraiment le lien
entre l'église actuelle et son histoire tellement fractionnée. Mais en réalité, si
nous avons raison, ces traditions n'étaient point anciennes et se fondaient sur
des examens extrêmement rationnels du corps saint, menés dans les circons-
tances que nous avons essayé de décrire. ADurham donc, le culte des reliques
n'était pas une question de mémoire collective, mais reposait sur la constitu-
tion de traditions nouvelles suite à une enquête de caractère rationnelle.

33 Phantoms of Remembrance, cité supra, n. 3.


34 Libellus de exordio, III, l, 7; D. RoLlASON, On the Origins and Progress (cité supra n. l), introduc-
tion.
Conclusion
Henri PIATELLE

Personne ne s'étonnera, je pense, si je place cette conclusion 1 qu'on m'a


demandé de vous présenter sous le signe des deux saints Thomas: saint Tho-
mas l'apôtre, le douteur, saint Thomas d'Aquin, le docteur qui sait et qui
explique. Durant ces trois journées bien remplies, nos travaux ont oscillé, me
semble-t-il, entre les recherches de caractère plutôt ponctuel et érudit et les
larges perspectives qui appellent la réflexion, la synthèse et peut-être le rêve
jusqu'aux portes de l'Apocalypse. En vérité d'ailleurs, chacun de nous a uni
ces deux aspects en honorant simultanément le douteur et le docteur; j'ai
voulu simplement dégager deux notes dominantes, à mon sens indiscutables.
À travers toutes ces études si différentes par le sujet, le temps et le lieu,
certains problèmes essentiels se sont imposés de manière presque obsédante.
je vais tenter de les reprendre rapidement en quelques phrases en évitant
toute nomenclature; on arrivera ainsi à une sorte d'itinéraire propre à satis-
faire tous ceux qui, comme le roi Robert le Pieux, «mettent leur consentement
dans les reliques des saints» (au dire de son biographe Helgaud) 2 .
Première constation, le culte des reliques a pénétré toute la vie sociale: il
a occupé la réflexion des théologiens et nourri la piété des fidèles (les deux
notions pouvant se superposer ou diverger); il a fourni aux princes et aux
puissants une sacralité de surcroît, en faisant du même coup des corps saints
un enjeu de pouvoir; il a fait entendre des bruits d'argent autour de l'autel, car
les fidèles aiment à donner pour être sûrs d'avoir effectivement prié et les ges-
tionnaires aiment à recevoir pour des raisons qui ne sont pas toujours ina-
vouables, car il y a de grandes constructions à élever ou à relever après des

1 Cette conclusion doit beaucoup à la problématique de K. GuTH, Guibert von Nogent und die hoch-

mittelalterliche Kritih an der Reliquienverehrung, Ottobeuren, 1970, et surtout de A. ANGENENDT, «Der


Kult der Reliquien », Reliquien; Verehrung und Verhlârung, Catalogue d'une exposition au Schnütgen-
Museum de Cologne, éd. A. LEGNER, 1989, ici p. 9-24.
2 Cité par N. HERRMANN-MASCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, 1975,
p. 179.
322 HENRI PLATELLE

catastrophes; le culte des reliques a exercé également une forte influence sur
l'architecture religieuse par la localisation des corps saints sous l'autel ou sur
l'autel et par la multiplication des autels à reliques en des points stratégiques
de l'édifice. Tout un monde de châsses et de reliquaires ont été fabriqués à
grands frais par les orfèvres et leurs commanditaires pour enfermer, visuali-
ser, proclamer les saintes reliques, etc. Bref, on pourrait presque parler d'une
sorte d'omniprésence des reliques et donc un véritable continent à découvrir 3 .
Le premier problème auquel on se heurte en abordant ce continent, c'est
de savoir ce qu'est un saint ou plus exactement un corps saint. La réponse
officielle tient dans un article du Credo. Les chrétiens croient en la résurrec-
tion de la chair et en la vie éternelle, ce qui veut dire qu'à l'expérience tou-
jours renouvelée de la mort et de la destruction du corps, ils répondent ou
répondaient par l'espoir dans un autre corps supranaturel qui, selon une
image de saint Paul (II Cor. 5, 2), serait «revêtu» une fois le passage réalisé,
ou encore, selon un autre langage, «le corps semé terrestre ressuscite corps
spirituel» (I Cor. 15, 44). Le corps saint, c'est donc le corps terrestre de la
tombe, considéré comme le substrat, la préparation du corps céleste, un corps
déjà engagé d'une certaine manière dans l'éternité et l'on conçoit ainsi qu'il
soit devenu la base du culte des reliques, ouverture sur un monde où l'on
échappe à nos conditions habituelles de temps et de lieu.
Tout ceci se situe au niveau de la doctrine. Si les choses sont vues du côté
des fidèles, tout est enveloppé dans un climat d'ardente ferveur au sein de
laquelle les problèmes disparaissent ou se simplifient. C'est ainsi - et il faut
bien s'en persuader- que la relique, c'est le saint, autrement dit que la dévo-
tion ne va pas à un ossement, mais bien à une personne4 . On nous a raconté
l'histoire frappante du vol dans les années '80 de ce siècle des reliques de saint
Pierre de Morrone (l'ancien pape Célestin V, le seul pape qui ait abdiqué; une
expérience qui a mal tourné et qui n'a pas poussé à l'imitation). Quoi qu'il en
soit, ces précieuses reliques purent être récupérées et, dans la ville sortie de
son malheur, des banderoles proclamaient: «Le saint est revenu». Nous
savons tous qu'il en était ainsi au Moyen Âge, d'autant plus qu'en des
moments de crises où les autorités publiques étaient défaillantes, bien incapa-
bles de lutter contre la violence, le saint présent dans sa châsse apparaissait
comme le dernier rempart. La prœsentia et la virtus du saint, deux notions
d'une riche ambiguïté, remplaçaient le prince inférieur à sa tâche.
Saint Augustin a défendu le culte des reliques en le replaçant dans l'expé-
rience vécue du sentiment filial. Dans un texte qui a été cité, il explique: «si

3 La formule est de K. GuTH, p. 8.


4 Voir A. ANGENENDT, p. 16.
Conclusion 323

des enfants conservent avec respect le vêtement ou l'anneau de leur père


décédé, a fortiori conserveront-ils davantage le souvenir de son corps qui leur
est infiniment plus proche que le vêtement». De la même façon les saints qui
sont les membres du Christ et nos avocats doivent-ils être vénérés dans leur
corps qui a été le temple du ~aint-Esprit. C'est cette certitude d'avoir à sa dis-
position un ami invisible, dévoué et puissant qui est à l'origine par exemple
des déchaînements de ferveur à l'occasion des funérailles de certains saints
orientaux. Toutes ces considérations nous permettent de bien voir la distinc-
tion qu'il faut faire en matière de culte des reliques entre une vérité pratique
fondée sur l'expérience et la fidélité et une vérité abstraite, celle des théolo-
giens et des doctes, fondée sur le raisonnement, la première ayant évidem-
ment infiniment plus de poids que la seconde.
Un autre thème qui est revenu régulièrement sur les différents chantiers
que nous avons ouverts, c'est celui du corpus incorruptum, en principe le corps
demeuré intact après la mort contrairement aux lois de la nature. Ce phéno-
mène était interprété comme une grâce accordée par Dieu qui sauvegardait le
corps des saints en vue de la résurrection. C'était aussi une imitation du
Christ qui, le premier, n'avait pas connu la décomposition: «Tu n'as pas per-
mis que ton saint voie la corruption», est-il dit dans un psaume (Vulg. 15,
10). La découverte d'un corpus incorruptum, qui ne pouvait évidemment se
faire qu'à l'occasion d'une élévation ou d'une translation, apparaissait donc
comme un signe supplémentaire de sainteté au cours de ce rite élémentaire de
canonisation que constituait une élévation. On nous a raconté d'une manière
tout à fait convaincante l'histoire du corps incorruptible de saint Cuthbert,
évêque de Lindisfame (t 687), qui, au cours d'une translation opérée en
1104, soit après plus de trois siècles, fut l'objet d'une expertise contradictoire
au sein d'une communauté divisée. On a signalé encore le cas de saint Hubert
(t 727) découvert intact seize ans plus tard et demeuré tel jusqu'au xvme siè-
cle dans le trésor de l'abbaye. j'ajouterai un cas, celui de saint Amand (t vers
675) qu'on découvrit incorruptum lors d'une élévation en 809; mais on profita
de la circonstance pour prélever sur lui des cheveux, des poils de barbe, des
ongles et même des dents 5 . On voit donc que le corps intact pouvait livrer
tout de même d'authentiques reliques, à condition de se cantonner dans les
excroissances du corps, sans que le capital essentiel fût entamé!
Il resterait à dire un mot d'un sujet important qui a émergé à bien des
reprises au cours de nos exposés: c'est le côté «sacramentel» de la relique, en
donnant à ce mot son sens théologique général de signe matériel contenant

5 Le récit de cette elevatio de 809 a été fait par MILON de SAINT-AMAND (t 872), éd. B. KRUSCH, MGH,
ss~. s. l9lO,p.478-479.
324 HENRI PLATELLE

une réalité sacrée; et dans cette perspective, il est assez naturel de faire un
rapprochement avec l'Eucharistie.
je ne vise pas ici le fait indiscutable que l'Eucharistie ait été parfois utilisée
comme relique. Pour le principe cependant, j'en donnerai un exemple inté-
ressant que j'ai rencontré cette année à Erfurt en Thuringe. Dans la belle
cathédrale de la ville, restée catholique (fait remarquable pour cette cité qui
abrita les débuts monastiques de Luther), on voit un Christ au tombeau, en
bois peint, étendu dans une caisse en forme de cercueil. Le Christ impression-
nant porte de larges plaies dans lesquelles, pendant les cérémonies de la
semaine sainte, on déposait l'Eucharistie, vénérée par les fidèles, le jeudi et le
vendredi saints.
L'aspect sacramentel de la relique, nous l'avons dit, autorise un rappro-
chement avec l'Eucharistie, parce que sous une apparence matérielle se cache
une puissance divine qui la transcende. Assurément le niveau d'action et de
signification est très différent de part et d'autre et, de plus, le rôle du prêtre est
indispensable dans l'Eucharistie. Mais pour des fidèles simples, habitués à
«marcher dans des forêts de symboles» comme dirait Baudelaire, le rappro-
chement devait parfois outrepasser ce que permettait la théologie. En tout cas,
remarquons cette ressemblance encore: la virtus d'un saint peut s'exercer de
façon égale à travers une multitude de fragments de reliques, tout comme
l'unité du corps du Christ n'est pas atteinte par la multitude des signes
sacramentels: la virtus divine emporte tous les obstacles.
On excusera le caractère incomplet, peut-être arbitraire, de cette présen-
tation, qui veut rendre hommage à tous et à chacun de ceux qui ont parlé
dans ce colloque. Puissent-ils se retrouver dans ce schéma! Finis libri, non finis
quœrendi comme dit saint Bernard à la fin de son livre De la considération6 .

6 Cité par K. Gum, p. llO.


Résumés - Summaries

Michel KAPlAN, From the Saint's Body to the Relie: Forming the Cult of the Saint in Byzantium
(5th-12th centuries)
The body of a saint does not automatically become a relie upon his or her death. Rather a
slow process of transformation takes place. This process is linked to the liturgy since this
is essential for public recognition of sanctity to occur. However, the Byzantine Church
lacked clear procedures in this matter. The liturgical process was frequently superseded
by the actions of hagiographers, a particular monastic community, the church authorities
or, indeed, the faithful, all of whom tried by their actions to speed up the development of
a cult around the saint. Notwithstanding, saints' relies are core to Byzantine piety and in-
deed predate icons, and are considered greater than icons.

jean-Michel PICARD, The Cult of Relies in Ireland (7th-9th centuries)


This article deals with the development of the cult of relies in Ireland in the period pre-
ceding the Scandinavian invasions. Through the study of a range of sources - hagio-
graphical, legal, exegetical, archaeological - it shows the importance of the cult of relies
not only in ecclesiastical circles but also in secular society. The linguistic evidence clearly
shows the evolution of mentalities and the transition from pagan to Christian beliefs. The
possession of relies was important in terms of social and political status. From the 630s
relies from Rome were imported to Ireland and played a significant part in the rise of
Armagh to the primacy of the island. A significant commerce of relies developed in the
seventh and eighth centuries and became the object of criticism. Nonetheless, relies
played a key role not only in the definition of status and identity of ecclesiastical commu-
nities but also as proofs of genuine orthodoxy.

jean-Pierre ARRIGNON, The Rôle of Relies in the Rus' of Kiev


In contrast to the Christian communities who lived within the boundaries of the Roman
Empire, those of the Kievan Rus' were never persecuted. This prevents there having been
any relies of Russian saints before the first martyrs, Boris and Gleb, and the saint-monks
of the late eleventh century, Antony and Theodosius. Nevertheless, the Povest' vremennikh
let discusses 'relies', but here it clearly refers to the important cult of the Holy Cross.
Meanwhile, the majority of churches were dedicated not to saints but to feastdays linked .
to Christ and Mary.

jean-Pierre DUTEIL, Relies and Devotional Objects in the Christian Communities of China and
Viet-Nam (17th-18th centuries)
Western missionaries in China and Viet-Nam offered the newly converted Christians a
variety of devotional objects in order to rival the material supports of native cults. As for
relies, at first, Western saints' relies were imported in these countries, but afterwards the
persecution of Christians injapan, in Dai-Viet, in China and Siam furnished local martyrs'
relies. The popularity of the cult of relies in East Asia can be explained by the Buddhist
tradition which venerates the founder's remains.
326 RÉSUMÉS - SUMMARIES

jean-Marie SANSTERRE, justifications for the Cult of Relies in the Early Middle Ages
Following the questioning of the efficacy of the intercession by saints for the faithful by
the Carolingian bishop, Claudius of Turin, the Irishman, Dungal, and jonas, bishop of
Orléans, both attempted to justify the veneration of relies. Their arguments were founded
on patristic writings. But, prior to the twelfth century there is no treatise on relies, as
such; rather, scattered reflections on the subject. For despite the great popularity of the
cult of saints and relies in the early medieval period, the Church did not at this date pro-
duce a coherent theology of saints' cuits.

Guy LOBRICHON, Cult of Saints, La.ugh of Heretics, Triumph of Scho!ars


After the end of the tenth centry, particularly in the south of France, the cult of saints and
their relies saw an enormous growth in veneration. This was linked to the Peace of God
movement. Critics of this cult were deemed heretics. Gerardus I, bishop of Arras, had to
judge in 1025 a group of dissidents and developed aline of reasoning which linked the
cult of relies to the eucharist. The cult and the sacrament both, according to Gerardus,
made a link between visible and invisible reality. This concept foreshadowed the Grego-
rian Reform where it was refocused towards the true relies of Christ, identified during the
First Crusade.

Henri PLATELIE, Guibert of Nogent and his De pignoribus sanctorum. Extent and Limits of
Medieval Criticism of Relies
In his twelfth-century treatise on relies, Guibert of Nogent raised doubts and concerns
about contemporary excesses related to the cult of saints: extravagant relies, false saints,
financial improprieties and so forth. His criticisms were ahead of his time, but he was
nevertheless very sympathetic to the beliefs of the humble laity. Such a pastorally-based,
lucid and humane approach is the limit beyond which medieval criticism of relies rarely
strayed. For morality was rooted in the mind more than in deeds. Thus, in Guibert's
works, as frequently in the history of Christianity, we confront the choice between a
harsh, strict rule and a kind, charitable response.

Alain)OBLIN, The Protestant Position on Relies


Ever since the early fifteenth century, the Protestant reformers systematically denounced
the cult of relies as a superstitious practice which led the faithful astray from the true reli-
gion. This position induced the Catholic Church to be more explicit in its statements and
to wrestle with abuses. But one may doubt whether Protestants really succeeded in abo-
lishing such practices in their own area. The Protestant world of the sixteenth and seven-
teenth centuries knew also a discrepancy between the theoretical positions of the cultural
and religious élite, and the reality of sorne popular practices.

jean-Claude SCHMITT, Relies and Images


The author investigates differences, analogies and mutual relationships between two ma-
terial realities of the Christian cult, as regards their modalities of visualisation and 'presen-
tification' (to make present) of the sacred. Images and relies have a function of memoria;
they link up past and present, by calling to mind a saint's effigy, or by containing the re-
mains of a saint's body. Both are supposed to have an actual virtus for the faithful. Their
RÉSUMÉS - SUMMARIES 327

link is specially strong in the case of image-relies like the Volto Santo or the Vera Icona. In
the medieval West, the cult developed towards an intensification of the rôle of images re-
presenting invisible in a material shape.

Jean-Pierre CAILLET, Relies and Religious Architecture of the Carolingian and the Romanesque
Periods
The cult of relies played a determing impact on the development of architecture for shrines
during the eighth to the twelfth centuries. Before this period, at St Galien, for instance, the
location of altars still followed the architecture of early Christian basilicas. But after then
the proliferation of chevets with small secondary apses (apsidioles) demonstrates the
number of altars ans relies. From the ninth century chevets with ambulatories are
witnessed. Sorne very complex crypts develop in Romanesque architecture when an altar
is placed above a saint's tomb (or confessio). Cluny III represents one of the most perfect
products of such church-reliquaries.

Jean MrcHAUD, The Cult of Relies and Epigraphy. Altar Dedications and Consecrations in France
(8th - 13th centuries)
Dedications of churches or altars sometimes contain inventories of relies and provide in-
formation about the circulation of such relies. In the period from the eighth to the thir-
teenth centuries only 34 of 274 dedication texts in Gaul mention relies. However, several
inscriptions from the twelfth century onwards refer to liturgical ceremonies or quote litur-
gical formulae.

Pierre-André SrGAL, The Ritual of the Translation of Relies in Lands between the Loire and the
Rhine in the 11 th and 12th centuries
The ritual of the translation of relies at this time is derived from Carolingian practices. The
ceremony was organised by the bishop: after the opening of the shrine or tomb, he usual-
ly prescribed first fasting and vigil, then a procession with the relies towards the main
church and celebration of the mass, and finally veneration by the faithful. But unlike the
dedication of a church, the ritual of the translation was never set down in writing. It dis-
played consequently a number of variations and the progress of events could also be mo-
dified by the affluence and enthusiasm of the crowd.

Philippe GEORGE, Relies of Saints as a New Historical Subject


Despite their poor reputation, relies nonetheless are a worthy subject of historical and
archaeological research. The author argues that shrines and reliquaries (which often con-
tain unpublished documents) need to be opened up and the relies examined by experts.
Similarly, treasuries of churches need cataloguing. From these sources the author is deve-
loping a database archive.

Alain DIERKENS, Right (and Wrong) Use of Reliquaries in the Middle Ages
The status of the reliquary is worth studying, as a receptacle. Often they were very luxu-
rious and had been in touch with the relies for a long time and consequently share in their
virtus and potestas. In this respect, the reliquary became similar to a relie. What are the
different uses of reliquaries, full or empty, during the Middle Ages? Even if a consensus
328 RÉSUMÉS- SUMMARIES

existed about the major relies, there is a large variety of opinion over the lesser relies and
reliquaries: sorne of them were shown off to advantage and venerated, sorne others were
not. For lack of a definite theological position, the decision in this matter was left to every
one's discretion.

Sofia BoESCH GAJANO, Relies and Powers


This paper explores theoretical reflections on the power of relies, i.e. not only the power
(virtus) held by the relies, but also the power(s) granted by them to individuals, commu-
nities or institutions. The construction of this power by the saint and the community gave
to the relies a double identity, material and spiritual, natural and supematural. ln this
sense, a relie is an object both active and passive. This peculiarity explains the success of
the cult. Thus the story of relies is worthy of historical research, especially social and insti-
tutional history: scolars need to recognise their functions, uses, powers despite changes
and survivais of the medieval world.

Edina Boz6KY, The Relies Po licy of the First Counts of Flanders


From the histories and legends that describe translations of saints, it appears that the
counts of Flanders used relies as an instrument of policy. In the tenth century the
purchase of relies and their promotion in new political centres followed territorial expan-
sion by the counts and served to express the power of the counts. ln the eleventh century
the counts of Flanders used the gathering of relies at peace assemblies and the dedications
of churches as instruments to bind their country and its inhabitants more tightly together.

Anne-Marie HELVÉTIUS, Inventions of Relies in Northem Gaul (llth-13th centuries)


The word inventio means both the finding of new relies and also the written narrative of
such an event. The text is often more important than the circurnstances of the find itself.
This kind of source is usually considered as a single 'literary genre' but it forms however a
heterogeneous group of writings, which reflects the variety of authors, audiences and mo-
tives. The analysis shows struggle between communities about relies, rivalries of power
with episcopal or lay authorities, financial difficulties, etc. As polemic and propaganda
texts, they have to be studied individually and understood against their political, social
and economical background.

David ROLLASON, St Cuthbert's Incorruptible Body and the Church of Durham after the Norman
Conquest
St Cuthbert's (t 687) relies were first moved from Lindisfame to Chester-le-Street in 883
because of the Viking incursions, then they were translated to Durham where the monks
settled in 995. The opening of the saint's coffin in 1104 is related by two accounts: the
Libellus de exordio of Symeon of Durham and the Capitula de miraculis et translationibus
sancti Cuthberti. However, sorne monks signified scepticism toward the incorruptibility or
even the authenticity of Cuthbert's incorruptibility, based on the rational examination of
his body.
Les Auteurs

jean-Pierre ARRIGNON. Professeur à l'Université du Littoral-Côte d'Opale, spécialiste de


l'histoire de la Rus' de Kiev au Moyen Âge, il est l'auteur d'une thèse sur La chaire métro-
politaine de Kiev des origines à 1240. Il a publié des ouvrages généraux sur le christianisme
d'Orient et d'Occident et divers articles sur l'histoire et la littérature russes.
Sofia BOESCH GA]ANO. Professeur à l'Università degli Studi di Roma Tre, présidente de l'As-
soci.azione Italiana per lo Studio della Santità, dei Culti e dell'Agiograjia (AISSCA), elle coordonne à
ce titre de nombreuses recherches hagiologiques en Italie et a dirigé la publication de plusieurs
ouvrages collectifs consacrés au culte des saints en Occident à travers les siècles.
Edina BOZ6KY. Maître de conférences à l'Université de Poitiers, elle est l'auteur d'un
ouvrage sur Le livre secret des Cathares (1980, rééd. 1990) et de diverses publications sur
les croyances religieuses et la littérature médiévale ; ses recherches actuelles portent sur les
aspects symboliques et politiques de la possession de reliques.
jean-Pierre CAILLET. Professeur à l'Université de Paris X (Nanterre), historien de l'art, il
est spécialiste de l'art roman et de l'iconographie médiévale. Auteur de nombreux ouvra-
ges et articles sur le sujet, il a notamment dirigé L'Art du Moyen Age. Occident, Byzance, Is-
lam (Gallimard, 1995).
Alain DIERKENS. Professeur à l'Université libre de Bruxelles, directeur du secteur histori-
que de la Revue Belge de Philologie et d'Histoire, il est l'auteur d'un ouvrage intitulé Abbayes
et chapitres entre Sambre et Meuse (1985) et d'importantes publications sur l'histoire des
institutions politiques et ecclésiastiques, mais aussi sur l'archéologie du haut Moyen Âge.
jean-Pierre DUTEIL. Professeur d'histoire moderne à l'Université de Paris VIII, auteur
d'une thèse intitulée Le Mandat du Ciel: le rôle des jésuites en Chine (1993), il a publié di-
vers ouvrages et articles sur l'histoire de la Chine et du Vietnam et en particulier sur les
rapports culturels et religieux entre l'Europe et l'Extrême-Orient à l'époque moderne.
Philippe GEORGE. Assistant à l'Université de Liège et Conservateur du Musée diocésain
de Liège, il est l'auteur d'une thèse sur l'histoire de l'abbaye de Stavelot-Malmedy au
Moyen Âge. Il a publié plusieurs contributions importantes sur l'histoire et l'archéologie
des reliques et des reliquaires, en particulier dans l'espace mosan.
Anne-Marie HELVÉTIUS. Maître de conférences à l'Université du Littoral-Côte d'Opale,
elle est l'auteur d'une thèse intitulée Abbayes, évêques et laïques en Hainaut au Moyen Age
(1994) et de diverses publications sur le culte des saints et les anciennes abbayes de la
Gaule du Nord ; ses recherches actuelles portent sur l'hagiographie comme reflet de laso-
ciété médiévale.
Alain JO BLIN. Maître de conférences à l'Université d'Artois, il est spécialiste de l'histoire
moderne. Outre des recherches portant notamment sur l'histoire de Boulogne et du Bou-
lonnais à cette époque, il est l'auteur de diverses publications sur l'histoire du protestan-
tisme dans le Nord de la France.
330 LES AUTEURS

Michel KAPLAN. Professeur à l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), directeur de la


collection Byzantina Sorbonensia, il est spécialiste de l'histoire byzantine dans ses aspects
économiques, politiques et religieux et est l'auteur de livres, articles et manuels fonda-
mentaux sur le sujet. Ses recherches actuelles portent sur les mentalités et les comporte-
ments sociaux.
Guy LOBRICHON. Maître de conférences au Collège de France, il s'intéresse à l'histoire
de la culture et des mentalités religieuses au Moyen Âge classique et est l'auteur de nom-
breux ouvrages, notamment La religion des laïcs au Moyen Age (1994), et d'articles impor-
tants sur des sujets tels que l'Apocalypse, les hérésies, la conquête de Jérusalem, etc.
jean MICHAUD. Ingénieur de recherches du C.N.R.S. au Centre d'Études Supérieures de
Civilisation Médiévale de Poitiers, il est aussi l'un des responsables du Corpus des Inscrip-
tions de la France médiévale. Outre ses publications en matière d'épigraphie, il est un spé-
cialiste reconnu de la liturgie médiévale.
jean-Michel PICARD. Professeur à l'University College de Dublin, philologue et historien,
il s'intéresse aux relations entre l'Irlande et le continent ainsi qu'à l'hagiographie de saints
irlandais. Auteur d'ouvrages sur le Purgatoire de saint Patrick et sur l'Aquitaine et l'Irlande
au Moyen Âge, il travaille actuellement sur la Vie latine de sainte Brigitte par Cogitosus.
Henri PLATELLE. Professeur émérite à l'Université Catholique de lille, il est l'auteur de
nombreux ouvrages et articles tant sur les institutions ecclésiastiques que sur le culte des
saints ou les mentalités religieuses médiévales du Nord de la France. Il a récemment tra-
duit et commenté Les exemples du« Livre des abeilles» de Thomas de Cantimpré (1997).
David ROLLASON. Professeur à l'Université de Durham, il a publié de nombreuses études
et éditions de sources sur l'histoire de Durham et le culte de saint Cuthbert, ainsi qu'un livre
novateur, Saints and Relies in Anglo-Saxon England (1989), sur les rapports entre le pouvoir
royal et le culte des reliques à l'époque anglo-saxonne.
jean-Marie SANSTERRE. Professeur à l'Université libre de Bruxelles, auteur d'un impor-
tant ouvrage sur Les moines grecs et orientaux à Rome aux époques byzantine et carolingienne
(1983), il a publié diverses études sur les relations entre Byzance et l'Occident, surtout en
matière de vie religieuse, d'échanges culturels et d'idéologie politique.
jean-Claude SCHMITT. Directeur d'études à l'E.H.E.S.S., il est responsable du Groupe
d'anthropologie historique de l'Occident médiéval. Ses publications couvrent un large
champ de recherche et ont ouvert de nouveaux horizons en histoire médiévale. Il est no-
tamment l'auteur de La raison des gestes (1990) et travaille actuellement sur l'image en Oc-
cident.
Pierre-André SIGAL. Professeur à l'Université de Montpellier, spécialiste des mentalités re-
ligieuses au Moyen Âge, il est l'auteur d'un livre fondamental sur L'homme et le miracle dans
la France médiévale (1985). Ses recherches portent sur la sainteté dans le Midi de la France,
mais aussi plus généralement sur les récits de translations et les recueils de miracles.
Table des illustrations

Planche de couverture
Reliquaire du Saint Sang, XIV siècle. Boulogne-sur-Mer, Trésor de la cathédrale Notre-
Dame(© ].-M. Périn, Inventaire Général).

Article de jean-Michel PICARD


Planche 1 : Stèle de Duvillaun More (comté de Mayo), VIIe siècle. Située à l'extrémité
ouest d'un rectangle de 2,45 rn x 1,10 rn, délimité par une bordure de dalles verticales et
appelé Leaba Naoimh, «La Tombe du Saint».
Planche 2 : Reliquaire d'Emly, VIlle siècle.

Article de Jean-Claude SCHMITT


Fig. 1. La mise en image de reliques de la Vraie Croix. Autel portatif de l'empereur Henri
Il, vers 1020. Munich, Residenz, Schatzkammer.
Fig. 2. Statue-reliquaire. Majestas de sainte Foy, fin du X" siècle. Conques, Trésor de l'ab-
baye Sainte-Foy.
Fig. 3, a, b etc. L'accumulation des reliques dans l'image. Crucifix peint et tableaux-reli-
quaires, Maestro di San Alo, xm•- XIV siècle. Spolète, Pinacoteca communale.
Fig. 4. L'image-relique du corps. Buste de Frédéric Barberousse, reliquaire de saint jean
l'Evangéliste. Cappenberg, Schlossmuseum.
Fig. 5. Un reliquaire couvert d'images. Reliquaire de Uchtental (face), XIV siècle. New
York, Pierpont Morgan Ubrary.
Fig. 6. Reliquaire de saint Georges en forme de bras, XIe siècle. Trésor de l'abbaye Sainte-
Foy, Conques.
Fig. 7. L'image devenue relique: translation des reliques de sainte Hedwige et de sa sta-
tuette de la Vierge, Hedwig Codex (XIV siècle). Malibu, The]. Paul Getty Museum, ms.
83. MN. 126, fol. 137v.

Article de jean-Pierre CAILLET


Fig. 1. Saint-Gall, plan de l'abbatiale carolingienne avec l'emplacement des autels (vers
830), d'après C. Heitz.
Fig. 2. Apocalypse de Bamberg, fol. 16 v: autel surmontant un groupe de martyrs (vers l'an
mil). Bamberg, Staatsbibl., Ms. Bibl. 140.
Fig. 3. Parenzo/Porec (Istrie), plan du complexe «euphrasien» (VIe siècle), d'après
U. Piazza.
332 TABLE DES ILLUSTRATIONS

Fig. 4. Parenzo/Poreé, basilique ~~euphrasienne», autel du VIe siècle.


Fig. 5. Mistail (Grisons), église Saint-Pierre, vue intérieure avec les trois autels (disposition
remontant aux environs de 800).
Fig. 6. Escalada, église San Miguel, plan (début du X' siècle), d'après M. G6mez-Moreno.
Fig. 7. Escalada, église San Miguel, table d'autel inscrite aux noms des martyrs.
Fig. 8. Cuxa, église Saint-Michel, plan (974, avec adjonctions du début du XIe siècle),
d'après P. Ponsich.
Fig. 9. Perrecy-les-Forges, église priorale, plan (début du XIe siècle), d'après E. Vergnolle.
Fig. 10. Cluny, église abbatiale dite «Cluny Il», plan (2e moitié du x• siècle), d'après
K.]. Canant.
Fig. 11. Saint-Sever, église abbatiale, plan (2' moitié du XIe siècle), d'après E. Vergnolle.
Fig. 12. Flavigny, église abbatiale, plan du chevet (2• moitié du XIe siècle), d'après
C. Sapin.

Fig. 13. Dijon, église abbatiale Saint-Bénigne, coupe de la rotonde du chevet (début du
XIe siècle) par dom Plancher (1739).
Fig. 14. Vienne, église Saint-Pierre, restitution du chevet paléochrétien (V-VIe siècle),
d'après M. jannet-Vallat et F. joubert.
Fig. 15. Tournus, église abbatiale Saint-Philibert, plan (chevet du début du XI' siècle),
d'après E. Vergnolle.
Fig. 16. Cluny, église abbatiale dite «Cluny III», vue latérale et plan (vers 1130, avec arcs-
boutants postérieurs sur nef et avant-neD. Dessin de Giffart (vers 1700).
Fig. 17. Centula/Saint-Riquier, restitution du massif occidental (vers 800) de l'abbatiale
carolingienne, par W. Effman.
Fig. 18. Marmoutier (Alsace), église abbatiale, massif occidental (XIIe siècle).
Fig. 19. Hildesheim, église abbatiale Saint-Michel, chapiteau avec inscription nommant
plusieurs saints (début du XIe siècle).
Fig. 20. Rome, église Saint-Clément, partie centrale de l'abside avec inscription mention-
nant la présence de reliques (début du xn• siècle).
Fig. 21. Saint-Benoît-sur-Loire, église abbatiale, chapiteau du chœur représentant un mi-
racle de saint Benoît (2• moitié du XIe siècle).
Fig. 22. Selles-sur-Cher, église Saint-Eusice, frises sculptées de l'abside (2• moitié du XIe
siècle).
Fig. 23. Châsse de sainte Valérie (production limousine, 2• moitié du xn• siècle), Saint-
Pétersbourg, Musée de l'Ermitage.
TABLE DES ILLUSTRATIONS 333
Fig. 24. Châsse de saint Etienne de Muret, prov. de Grandmont (production limousine, 2•
moitié du xn• siècle). Ambazac, église paroissiale.
Fig. 25. Reliquaire du crâne de saint Grégoire de Nazianze-?- (production colonaise, 2•
moitié du xn• siècle). Berlin, Kunstgewerbemuseum.
Fig. 26. Cluny, église abbatiale dite «Cluny Ilh, maquette du chevet (Cluny, musée
Ochier).

Article d'Edina BOZ6KY


Fig. l. Rassemblement de reliques pour la dédicace de l'église de Hasnon dans le comté de
Flandre (1070).
Table des matières

PRÉFACE, par Patrick Villiers .. . 5


REMERCIEMENTS ............................................................. . 7
ABRÉVIATIONS ................................................................ . 9
INTRODUCTION, par Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius ...... . 11

Les reliques, un trait commun du christianisme


Michel KAPLAN, De la dépouille à la relique : formation du culte des
saints à Byzance du ve au XIIe siècle ............................... . 19
Jean-Michel PICARD, Le culte des reliques en Irlande (Vue-IXe siècle) 39
Jean-Pierre ARRIGNON, Le rôle des reliques dans la Rus' de Kiev ..... 57
Jean-Pierre DuTEIL, Reliques et objets pieux dans les communautés
chrétiennes de Chine et du Vietnam aux et XVIIIe siècles .... xvue 65

Les reliques, une affaire de foi


Jean-Marie SANSTERRE, Les justifications du culte des reliques dans le
haut Moyen Âge........................................................ 81
Guy LOBRICHON, Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe
des savants......................................................... . . . . . 95
Henri PLATELLE, Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum.
Richesses et limites d'une critique médiévale des reliques . . . . 109
Alain JoBLIN, L'attitude des protestants face aux reliques ............ . 123

Les reliques, un objet de culte


Jean-Claude ScHMITT, Les reliques et les images ...................... . 145
Jean-Pierre CAILLET, Reliques et architecture religieuse aux époques
carolingienne et romane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Jean MICHAUD, Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédi-
caces et des consécrations d'autels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
336 TABLE DES MATIÈRES

Pierre-André SIGAL, Le déroulement des translations de reliques,


principalement dans les régions entre Loire et Rhin aux XIe et
xue siècles . . .................... 2 13
Philippe GEORGE, Les reliques des saints :un nouvel objet historique 229
Alain DIERKENS, Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au
Moyen Âge. . .................. 239

Les reliques, un enjeu de pouvoir


Sofia BOESCH GAJANO, Reliques et pouvoirs . 255
Edina BozOKY, La politique des reliques des premiers comtes de
Flandre (fin du IXe-fin du XIe siècle) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 7l
Anne-Marie HELVÉTIUS, Les inventions de reliques en Gaule du Nord
(IXe-xme siècle) . 293
David ROLLASON, Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l'église
de Durham vers l'an I lOO ........................ 313

CONCLUSION, par Henri Pla telle . 321


RÉSUMÉS - SUMMARIES .. 325
LES AUTEURS . 329
TABLE DES ILLUSTRATIONS .. 331
TABLE DES MATIÈRES .. 335
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