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Les Reliques: Objets, Cultes, Symboles
Les Reliques: Objets, Cultes, Symboles
Volume 1
HAGIOLOGIA
BREPOLS @! PUBLISHERS
1999
Les reliques
Objets, cultes, symboles
édités par
Edina Boz6ky
et Anne-Marie Helvétius
BREPOLS ~ PUBLISHERS
1999
© 1999 BREPOLS S!l PUBLISHERS -Turnhout (Belgium)
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system,
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Fondée en 1991, l'Université du Littoral-Côte d'Opale est répartie sur les sites
de Dunkerque, Calais et Boulogne-sur-Mer. Les formations de Sciences
Humaines et Sociales, installées à Boulogne-sur-Mer, disposent depuis janvier
1997 de nouveaux locaux et surtout d'une Maison de la Recherche en Scien-
ces Humaines et Sociales, dirigée par Bruno Béthouart. C'est dans ce contexte
que le Centre de Recherche d'Histoire Atlantique et Littorale (C.R.H.A.E.L.),
et plus particulièrement son équipe «Mentalités et comportements religieux»
dont la responsabilité était alors confiée à jean-Pierre Duteil, a pris l'initiative
d'organiser un colloque international d'histoire religieuse intitulé «Les reli-
ques. Objets, cultes, symboles».
Les organisatrices, Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius, Maîtres de
conférences d'histoire médiévale, rassemblèrent autour de ce thème d'émi-
nents chercheurs français et étrangers, spécialistes de différentes disciplines.
Grâce à l'appui de subventions régionales et nationales, ce colloque se tint
durant trois jours au Centre universitaire du Musée de Boulogne-sur-Mer
devant une assistance nombreuse. Afin d'être accessibles à un large public,
toutes les communications furent données en français et suscitèrent d'intéres-
sants débats permettant de mieux cerner le culte et la signification des reli-
ques dans une perspective à la fois historique et sociologique.
Ce colloque débouche aujourd'hui sur la publication d'un ouvrage
attendu regroupant les contributions des orateurs. Il s'inscrit dans le courant
des rencontres scientifiques organisées par le C.R.H.A.E.L. à l'Université du
Littoral-Côte d'Opale. Son succès témoigne du dynamisme de notre jeune
Université et laisse présager une fructueuse postérité.
Patrick VILLIERS
Professeur à l'Université du Littoral-Côte d'Opale
Directeur du C.R.H.A.E.L.
Remerciements
Le colloque «Les reliques. Objets, cultes, symboles» s'est tenu les 4, 5 et 6 sep-
tembre 1997 à l'Université du littoral-Côte d'Opale à Boulogne-sur-Mer. Il a
bénéficié de l'appui du C.N.R.S., de la Cellule Recherche de l'Université du litto-
ral, de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines et Sociales de Boulogne-
sur-Mer, de l'Institut de recherche en Histoire des Religions (I.H.R.) de Lille, du
Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, du Conseil Général du Pas-de-Calais,
de la Municipalité de Boulogne-sur-Mer, de l'Office du Tourisme et du Crédit
Agricole. Nous tenons à exprimer notre gratitude à ces institutions qui ont permis
l'organisation de ces journées. Nous souhaitons aussi remercier les membres du
comité scientifique du colloque, les Professeurs Alain Dierkens (Université libre
de Bruxelles), Michel Kaplan (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne), jean-
Claude Schmitt (École des Hautes Études en Sciences Sociales) et Patrick Villiers
(Université du littoral), ainsi que le Président de notre université, Alain Dubrulle,
et ses Vice-Présidents, Daniel Boucher et Brigitte Lestrade, qui nous ont honorés
de leur présence et de leur soutien actif.
Notre reconnaissance s'adresse également aux présidents de séance, les Pro-
fesseurs Xavier Barral 1 Altet (Université de Rennes II), Bruno Béthouart (Univer-
sité du littoral), Bernard Delmaire, Stéphane Lebecq et Régine Le Jan (Université
de lille III) et, bien sûr, aux intervenants du colloque qui sont aussi les auteurs du
présent volume. Monsieur le Chanoine Henri Platelle mérite un me!ci tout spécial
pour avoir accepté la tâche ardue de préparer les conclusions. En outre, les nom-
breux participants qui nous ont fait l'honneur de venir - parfois de très loin- à
Boulogne pour assister à cette rencontre furent aussi les artisans de son succès.
Nous n'oublierons pas les éditeurs du présent volume ainsi que les membres du
comité scientifique d'Hagiologia (Atelier Belge d'Études sur la Sainteté) qui ont
accepté de publier ces actes au sein de leur collection.
Nous souhaitons enfin rappeler le rôle ingrat mais essentiel de l'équipe logis-
tique, en particulier Monique Randon pour la comptabilité, Christian Guilbert
pour l'organisation matérielle et les étudiants Sandrine Boucher, Christophe
Fourmeau et Séverine Leclercq pour l'accueil, mais surtout Catherine Wadoux
qui, en tant que secrétaire de la Maison de la Recherche, a très largement collaboré
à la réalisation du colloque et à la publication de ses actes avec une efficacité et un
dévouement sans égal. Qu'ils en soient tous chaleureusement remerciés.
miracle dans la France médiévale Oat-XIY siècle) (Paris, 1985) de P.-A. Sigal
ouvrirent la voie à de nouveaux questionnements sur l'établissement de
réseaux de reliques et sur la fonction des miracles liés aux corps saints. Plus
récemment, le livre de G.]. C. Snoek, Medieval Piety from Relies to the Eucharist
(Brill, 1995), est consacré à l'utilisation et à la fonction des reliques et de
l'eucharistie dans la religiosité médiévale. Enfin, le bel ouvrage de M.-M. Gau-
thier intitulé Les routes de la foi. Reliques et reliquaires de]érusalem à Compostelle
(Fribourg-Paris, 1983) présente les plus célèbres reliques et reliquaires en
rapport avec leur acquisition et leur utilisation politique.
La problématique relative aux reliques faisant partie des insignes du pou-
voir royal ou impérial a surtout été abordée par l'érudition allemande; mention-
nons avant tout les travaux dirigés par P. E. Schramm (Herrschaftszeichen urid
Staatssymbolik. Beitrage zu ihrer Geschiehte vom dritten bis zum sechzehnten
]ahrhundert, Stuttgart, 1955, 3 vol.: recueil collectif de 48 études; avec
F. Mütherich, Denkmale der deutschen KOnige und Kaiser. I. Ein Beitrag zur Herr-
schergeschiehte von Karl dem Grossen bis Friedrich II. 768-1250, Munich, 1981).
De même, D. Rollason (Saints and Relies in Anglo-Sa.xon England, Oxford, 1989)
a démontré les liens profonds qui existaient entre la politique royale et la fonc-
tion des reliques de l'Angleterre anglo-saxonne. Le livre de P. Geary sur Le vol
des reliques au Moyen Age (Paris, 1993; paru sous le titre original Furta Sacra.
Thefts of Relies in the Central Middle Ages, Princeton, 1978) a connu un grand
succès; dépassant le niveau anecdotique, l'auteur a montré les raisons sociales et
politiques des acquisitions «forcées» de reliques. Récemment, le rôle politique
des reliques en milieu urbain a fait l'objet de l'étude de D. Webb, Patrons and
Defenders: the Saints in the Italian City States, Londres-New York, 1996.
Parmi les monographies consacrées aux cultes autour des reliques d'un
saint particulier, mentionnons l'abondant recueil rassemblé par A. Beau,
] . Berland, A. Davril et alii sur Le culte et les reliques de saint Benoît et de sainte
Scholastique (Saint-Benoît-sur-Loire, 1979. Studia monastica, 21, p. 7-430), ou
Le dossier vézelien de Marie-Madeleine. Invention et translation des reliques en
1265-1267. Contribution à l'histoire de la sainte à Vézelay à l'apogée du Moyen
Age (Bruxelles, 1975) publié par V. Saxer. Le catalogue consacré aux reliques
et au culte des Rois Mages à Cologne constitue une réalisation exemplaire: Die
Heilige Drei Konige. Darstellung und Verehrung, dir. R. Budde, Wallraff-
Richartz-Museum, Cologne, 1982, de même que l'étude commémorative con-
sacrée au Saint-Sang: 900 ]ahre Heilig-Blut-Verehrung in Weingarten 1094-
1994. Festschrift zum Heilig-Blut-]ubilaum am 12. Marz 1994, dir. N. Kruse et
H. U. Rudolf, Sigmaringen, 1994, 3 vol.
Les travaux sur les trésors de reliques et les reliquaires sont également très
nombreux; l'analyse des cas précis a donné naissance à des publications de
14 INTRODUCTION
très grande envergure, comme sur La relique de la Vraie Croix. Recherches sur le
développement d'un culte (Paris, 1961) et Les reliquaires de la Vraie Croix (Paris,
1965) de A. Frolow, mais aussi à des études monographiques exemplaires
comme notamment Il Tesoro di San Marco (Florence, 1971, 2 vol.) sous la
direction de H. Hahnloser; Der Aachener Domschatz, (Düsseldorf, 1973) par
E. G. Grimme; Le trésor de Saint-Denis, dirigé par D. Gabarit-Chopin (Paris,
1991); Trésors de Chelles: sépultures et reliques de la reine Bathilde (t vers 680) et
de l'abbesse Bertille (tvers 704) (Chelles, 1991) par ].-P. Lapone et R. Boyer, ou
encore sur Les reliques de Stavelot-Malmedy (Malmedy, 1989) de Ph. George.
Deux colloques se sont récemment tenus en France sur le thème des trésors
(impliquant des reliques): Trésors et routes de pèlerinages dans l'Europe médié-
vale, Conques, 1994 et Les trésors de sanctuaires, de l'Antiquité à l'époque
romane, éd. ].-P. Cailletet P. Bazin, Paris, 1996. Les modalités de conserva-
tion des reliques dans les églises et chapelles ont fait couler beaucoup d'encre;
en particulier, les études consacrées aux chapelles palatines et castrales ainsi
qu'aux Saintes Chapelles proprement dites retiennent l'attention, mais il
n'existe aucune étude générale sur le sujet.
Plus pour leur valeur artistique que pour leur valeur historique, les reli-
quaires figurent au premier rang dans quelques catalogues d'expositions
importantes sur les trésors ou mobiliers ecclésiastiques. Citons notamment
pour la France Les trésors des églises de France (Musée des arts décoratifs, Paris,
1965), Le trésor de Saint-Marc de Venise (Grand Palais, Paris, 1984) et pour
l'Allemagne, Omamenta Ecclesiœ. Kunst und Künstler der Romanik (Schnütgen-
Museum, Cologne, 1985). Une série d'études vient d'être publiée sur les reli-
quaires de forme anatomique dans la revue Gesta (36/1, 1997) par les soins de
C. W. Bynum et P. Gerson. Toujours dans le domaine de l'art mais de façon
beaucoup plus générale, l'ouvrage fondamental de H. Belting, Image et culte.
Une histoire de l'art avant l'époque de l'art, Paris, 1998 (titre original Bild und
Kult. Eine Geschichte des Bildes var dem Zeitalter der Kunst, Munich, 1990) est
indispensable pour comprendre les liens qui unissent relique et image.
Des centaines d'articles- souvent d'un intérêt majeur- pourraient s'ajou-
ter à ce panorama bibliographique. Mais comme on peut le constater au vu de
ce rapide survol, aucune tentative n'avait été faite jusqu'ici d'aborder les reli-
ques dans une perspective réellement globale et interdisciplinaire. Tel était
donc l'objectif de notre colloque: à l'appel aux communications, les spécialis-
tes étrangers et français ont répondu avec enthousiasme et nous avons pu
bénéficier de l'aide généreuse d'organismes publics et privés.
Les dix-sept contributions publiées dans le présent volume s'articulent
autour de quatre axes principaux. Le Moyen Âge occidental y occupe une
place centrale quoique non exclusive: deux communications concernent le
INTRODUCTION 15
Michel KAPLAN
l'habitude de distribuer aux pèlerins qui accourent au pied de la colonne des médailles moulées
dans la terre de l'enclos sacré, la mandra, et frappées à l'effigie du saint; ces souvenirs, qui devien-
nent évidemment des reliques, sont qualifiés d'eulogies. Cf. en dernier lieu J.-P. SODINI, «Nouvelles
eulogies de Syméon», Les saints et leur sanctuaire à Byzance, textes, images et monuments, éd.
C. jOLIVET-LÉVY, M. KAPlAN, ].-P. SoDINI, Paris, 1993 (Byzantina Sorbonensia, 11), p. 25-33. Sur la
question de l'intangibilité des corps saints, héritage de la législation romaine et rapidement contes-
tée, cf. l'ouvrage remarquable, mais surtout tourné vers l'Occident, deN. HERRMANN-MAsCARD, Les
reliques des saints,formation coutumière d'un droit, Paris, 1975 (Société d'Histoire du Droit, collection
d'histoire institutionnelle et sociale, 6), p. 26-41.
2 tp61tou ehc6voç, Vie de Danielle Stylite, c. 99, p. 91-92. Comme nous le verrons plus bas, le corps
est tantôt qualifié de ce terme (milJ.la), tantôt de relique; d'où l'intérêt particulier de l'expression
dont use ici l'hagiographe.
20 MICHEL KAPLAN
Malgré les précautions prises, dont un cercueil de plomb, Euphémios craint que
la foule ne déchire le saint en morceaux. Crainte justifiée: la rampe en spirale
s'effondre lorsque le cortège passe sur la partie en surplomb entre la colonne et
l'oratoire, mais les porteurs-parviennent à résister à la foule 3 . Il n'y a donc point de
doute que, pour la foule, le corps du stylite décédé est déjà une relique dont un
petit morceau constituerait une eulogie de particulière qualité.
Les événements de décembre 493 ne sont pas un cas isolé. Le 30 juin 446,
mourait Hypatios, âgé de quatre vingts ans, higoumène du monastère des
Rufinianai, sur la rive asiatique face à Constantinople4 . Durant la cérémonie
de déposition, «la foule déchirait le lit funèbre pour emporter quelque par-
celle de ses vêtements en guise d'eulogie; l'un avec un couteau coupait le lin-
ceul, un autre le manteau, un autre lui arrachait des poils de barbe». Si
Alypios le Stylite semble être resté intact malgré les tentatives des femmes qui
assaillaient la colonne5 , il n'en va pas de même de Théodosios, higoumène
d'un cénobe de Palestine et disciple de Sabas, mort le 11 janvier 529. C'est le
patriarche de Jérusalem, Pierre, qui vient, avec un cortège d'évêques, rendre
les honneurs à la dépouille du saint. «On pouvait voir la foule accourir en
flots, moines et gens du monde ensemble; les uns se hâtaient de toucher le
corps pour en obtenir une bénédiction, les autres déchiraient même les vête-
ments qui l'entouraient, certains allaient jusqu'à arracher les poils de sa barbe
sacrée, chacun voulait détenir quelque chose qui lui ait appartenu pour rani-
mer la flamme du souvenir» 6 • Au xe siècle, l'hagiographe de Nikon le Méta-
noeite se montre plus sévère envers de semblables agissements. Tout le
peuple de Lacédémone et de la province alentour accourt. «Voulant montrer
la brûlante ardeur de leur foi, ceux qui accourent entreprennent des actions
d'une grossière stupidité. L'un essaye d'arracher des boucles de cheveux de la
tête du saint, l'autre les poils de la barbe, un autre un morceau de son vieux
manteau et de sa peau de chèvre. Pour tous, c'était un exploit digne d'être
clamé sur les toits que d'emporter quelque chose qui touchât à la peau de la
sainte relique (Â.Ehjlavov) pour soulager ses maux» 7 . Pour la foule qui
3 Vie de Danielle Stylite, c. 100, p. 92. Nous avons tenté de reconstituer la géographie de l'espace
sacré entourant Daniel: M. KAPlAN, «L'espace sacré dans la Vie de Danielle Stylite», Le sacré et son
inscription dans l'espace à Byzance du IV" au XIII' siècle (études comparatives), éd. M. KAPlAN (Byzantina
Sorbonensia, 18), sous presse.
4 Vie d'Hypatios par Kallinikos, c. 51, 10, p. 290. Sur le monastère d'Hypatios, cf. R.jANIN, Les églises
et les monastères des grands centres byzantins (Bithynie, Hellespont, I.atros, Galèsios, Trébizonde, Athènes,
Thessalonique), Paris, 1975, p. 38-40.
5 Alypios, stylite en Honoriade, meurt à 99 ans sous Héraclius (610-641); «les femmes en viennent pres-
que aux mains, pleurant sur la dépouille (relique: Â.eiwavov) pour éviter que, le corps (O'IDJW) enlevé,
elles ne fussent privées de bénédiction (eulogie: EÙÂ.oyia)», Vte d'Alypios le Stylite, c. 168, c. 25.
6 Vie de Théodosios par Théodore de Pétra, p. 41.
7 Vie de Nikon le Métanoeite, c. 47, p. 102.
De la dépouille à la relique 21
accourt aux funérailles d'un saint, la dépouille du défunt est une relique; des
objets qui ont été à son contact peuvent fournir une partie des bienfaits atten-
dus, mais pas autant que le corps du saint.
La simple existence d'une relique corporelle est loin d'être une évidence. Le
saint est avant tout un imitateur du Christ; or, pour celui-ci, l'événement fonda-
mental, c'est précisément la disparition du corps. Une partie de la tradition
hagiographique adhère à ce schéma. Ainsi, sainte Thècle, disciple de Paul de
Tarse dont la légende se forme au ye siècle, «s'enfonça vivante et pénétra dans la
terre, Dieu ayant décidé que celle-ci s'ouvrît et se fendît pour elle au lieu même
où l'on a fixé la divine et sainte table de la célébration liturgique» 8 . C'est bien
l'état de la tradition avant la construction d'une basilique par l'empereur Zénon,
au-dessus de la grotte, aménagée en martyrian. La légende se modifie par la suite
pour intégrer la grotte à la Vie même: elle y a vécu, elle y a disparu, on y voit
encore son voile pétrifië; mais la seule relique est une relique secondaire.
Autre tendance marquée à la disparition: la dépouille du salas, le fou de
Dieu. L'initiateur du modèle, Syméon d'Émèse en Syrie du Nord, meurt seul
dans sa cahute, enseveli sous le poids des fagots qui la couvraient; deux de ses
familiers le découvrent; avec l'aide d'un juif que Syméon avait converti, ils vont
ensevelir le corps (crro~a) dans la fosse commune. Le diacre jean, principal cor-
respondant du salas dans l'église officielle, l'apprend; la nouvelle se répand et
jean se rend avec une foule empressée pour le sortir de cette fosse et enterrer de
façon plus honorable ce qui est maintenant une relique (ÂEhlfavov). Mais elle
n'est plus là, car le Seigneur l'a fait passer ailleurs 10 . Même démarche pour l'imi-
tateur de Syméon, André Salos, saint légendaire de Constantinople, dont la Vie
date du xe siècle. André, qui a hanté les portiques qui bordent les forums et les
principales artères de la capitale, y rend l'âme seul. Une femme, attirée par
l'odeur qui se dégage de ce marginal habituellement nauséabond, découvre la
dépouille (ÂEt\jJaVOV), court en informer les gens; la foule accourt, mais ne
trouve plus rien. «Ils furent émerveillés de la douce odeur d'huile et d'encens,
mais ne purent aucunement trouver la relique du juste, car le Seigneur l'avait
enlevé selon son décret, que peut comprendre quiconque a aussi compris ce
qu'a accompli en cachette le saint homme» n_
Les chrétiens orientaux se sont toutefois habitués à ce que l'on ait d'ordi-
naire conservé des reliques corporelles du saint, ce qui n'était nullement
assuré dans les premiers temps: les saints étaient alors des martyrs dont la
communauté ne parvenait pas toujours à récupérer les restes suppliciés.
Lorsqu'un saint personnage n'a pas laissé de relique, il faut trouver une justi-
fication. D'Étienne lejeune, mis en pièce par la foule en 765, il ne restait que
la cervelle, que le pieux Théodore a subrepticement recueillie dans un mou-
choir, puis déposée dans un coffret au monastère tou Diou à Constantinople.
Témoin de ce dernier événement, le novice Étiennet, à qui l'higoumène a
refusé le diaconat, vole le coffret et va raconter l'affaire à l'Empereur; celui-ci
fait alors comparaître Théodore et l'higoumène. Contre tout bon sens, ils plai-
dent non coupables; Constantin Copronyme veut les confondre en montrant
le linge et la relique. Mais, quand on ouvre le coffret, dans un souffle, le mou-
choir et la relique deviennent invisibles 12 . Pour les besoins de la cause,
l'hagiographe fait disparaître la relique; cela justifie qu'il n'en reste point d'un
saint aussi considérable du moins aux yeux de son hagiographe et du parti
qu'il représente.
Les hagiographes sont toutefois loin d'être unanimes sur l'importance des
reliques de leur héros. De nombreux récits se terminent à la mort du saint,
sans même décrire les funérailles, ou bien sans se soucier du sort ultérieur de
la dépouille une fois celle-ci mise au tombeau. Pour une partie de l'église
byzantine, l'intercession du saint, unanimement admise, et son pouvoir mira-
culeux, déjà moins généralisé 13 , ne vient pas d'abord des restes matériels du
bienheureux, mais de sa familiarité, de sa facilité d'accès (mx.pp11cria.) à Dieu.
Ainsi, l'un des plus importants hagiographes du VIe siècle, le palestinien
Cyrille de Scythopolis, auteur des vies des ascètes du désert de Rouba,
accorde peu d'attention au devenir de la relique du saint 14 . Il suffit, pour s'en
12 Vie d'Étienne lejeune, c. 71-75, p. 171-173. À lan. 448, p. 279, l'éditeur fait le point sur les reli-
chrétien et islamique médiévaux, éd. D. AIGlE (Hagiographies médiévales comparées), sous presse.
14 Des sept personnages dont Cyrille de Scythopolis écrit la Vie, seul Euthyme, inventeur de la laure,
a droit à un traitement de la relique, avec miracles, mise en bière, puis transfert: Vie d'Euthyme,
c. 40 et 42, p. 60-62. S'agissant du personnage essentiel, Sabas, celui dont la Vie est la plus dévelop-
pée, Cyrille annonce clairement la couleur, rapportant comment il a vu le corps du saint: «quand on
eut ouvert la précieuse tombe pour y déposer la dépouille (Â.ei'lfavov) du bienheureux Cassien, je
descendis pour vénérer le corps (crii'llla) du divin vieillard et le trouvai parfaitement conservé sans
trace de corruption, et, dans mon admiration, je glorifiai Dieu qui avait glorifié son serviteur et
l'avait honoré d'incorruptibilité avant la résurrection commune et universelle. Mais en voilà assez
sur la relique (Â.&i'lfavov) du saint. Quant à son esprit, il a été gratifié d'un grand pouvoir d'interces-
sion auprès de Dieu»: Vie de Sabas, c. 78, p. 184. La position de l'hagiographe est donc claire: les
reliques sont un élément secondaire, c'est l'esprit qui importe.
De la dépouille à la relique 23
convaincre de regarder sa version de la Vie de Théodosios, personnage évoqué
plus haut: son récit ne décrit même pas l'inhumation du saint, mais passe tout
de suite à son successeur Sophronios 15 . Au contraire, Théodore de Pétra, un
évêque comme Cyrille, consacre un long développement déjà étudié aux
funérailles du saint et au rôle de relique de la dépouille.
Un même hagiographe peut changer d'avis et mentionner le devenir post
mortem du saint précédemment négligé. Ainsi, le moine Sabas rédige la Vie de
Pierre d'Atroa, ascète de l'Olympe de Bithynie. Celui-ci meurt le 1er janvier
83 7. Dans une première version, Sabas ne mentionne ni le devenir du saint
corps, ni même l'ensevelissement16 . Quelques années plus tard, le culte du
saint s'est visiblement développé et Sabas refait sa copie; il retravaille divers
épisodes de la Vie et ajoute une collection de miracles. Surtout, il ajoute le
récit du transfert de la dépouille, le 19 août 838; les moines transportent le
cercueil de l'église du monastère à la grotte où le saint avait mené son ascèse.
L'auteur parle alors de la relique (Â.eivavov): cette transformation, qui a pris
près de 20 mois, se marque par un écoulement de myron qui va désormais
sourdre périodiquement du cercueil et remplacer l'huile du luminaire pour
les miracles 17.
Bref, Sabas a su assumer les contradictions entre l'imitation du Christ,
idéal fondamental du moine, et qui impliquerait la disparition du corps, et la
doctrine de la résurrection de la chair, qui peut permettre aux saints de Dieu
de jouir immédiatement de l'incorruptibilité du corps promise à la parousie.
Ajoutons tout de même, et l'évolution de la Vie de Pierre d'Atroa est là pour
nous le rappeler, l'intérêt bien compris du monastère, que le pèlerinage fait
vivre: la présence du corps du saint dans sa châsse est un puissant mobilisa-
teur de pèlerins et d'aumônes.
Remarquons toutefois que le pèlerinage le plus couru d'Orient, celui de
Syméon Stylite l'Ancien, survit parfaitement durant plusieurs siècles au trans-
fert de la relique à Antioche et, si l'on en croit la Vie de Danielle Stylite, à Cons-
tantinople. Le phénomène est toutefois particulier. Fondateur du genre,
Syméon s'est tellement identifié à la sa colonne que, après le départ de la reli-
que, c'est la colonne elle-même qui en joue le rôle; il a fallu la protéger par la
construction d'une clôture, qui empêche de parvenir jusqu'à elle, contraire-
ment à ce qui se passait du vivant du saint; l'octogone qui l'entoure devient
ainsi une sorte de reliquaire géant. Ce lieu saint majeur peut ainsi se passer du
corps du saint homme 18 .
Le devenir du culte de Syméon Stylite, tout comme les récits évoqués plus
haut qui mettent en scène la foule dépeçant la relique pour en disperser les
bénédictions, montre que l'intégrité du corps n'est pas nécessaire; elle ne
serait d'ailleurs pas toujours possible, sous la pression des événements. Il con-
vient donc d'adapter la théorie à la réalité, ce que fait dès le ye siècle Théodo-
ret, métropolite de Cyr, en Syrie du nord. «Les corps des martyrs ne sont pas
contenus chacun dans un seul tombeau, mais les villes et les villages se les
sont partagés entre eux et les appellent sauveurs des âmes et médecins des
corps. En adressant leur intercession au Seigneur de tous, ils obtiennent à tra-
vers eux des dons divins. Bien que le corps ait été divisé, la grâce demeure
indivise; la relique la plus petite, la plus infime, a le même pouvoir qu'un
martyr resté entier, sans division. La grâce qui s'épanouit distribue les béné-
dictions, mesurant les récompenses appropriées à la foi de ceux qui les
approchent» 19 . Remarquons au passage que le métropolite de Cyr ne s'inté-
resse qu'au corps, alors que les hagiographes ne négligent pas totalement les
objets qui ont été au contact du saint. Sentant que les iconoclastes risquent
d'enlever prématurément le corps d'Euthyme de Sardes, martyr du second
iconoclasme, les gens de son entourage cachent et mettent provisoirement de
côté sa couverture et quelques vêtements usuels 20 . La fragmentation des corps
saints devient une nécessité absolue dès lors que la consécration d'une église
s'accompagne obligatoirement de l'inclusion de reliques dans l'autel21 . Pour
autant, l'on sent bien, dans l'attitude défensive qui caractérise la mise au tom-
beau dans les récits hagiographiques, la volonté farouche de garder l'intégrité
18 Cf. ].-P. SoDJNI, «Qa'lat Se'man: un exemple de hiérarchisation de l'espace sacréh, Le sacré et son
inscription dans l'espace, cité supra n. 3. Remarquons que, chez son «rival» chalcédonien Syméon
Stylite le jeune, la relique joue un rôle tout à fait secondaire. Elle n'est mentionnée qu'à l'extrême fin,
sans relation des funérailles: « [le saint] dispense les guérisons par le moyen de sa vénérable relique,
en exauçant largement les demandes de ceux qui viennent à lui~ (Vie de Syméon Stylite le Jeune,
c. 257, p. 223). Mais la Vie, qui n'avait été jusque là qu'un long recueil de miracles, s'arrête à ce
point et ne comporte aucun miracle posthume; la similitude voulue avec le sanctuaire de Qa 'lat Se'-
man permet de penser que la colonne joue ici aussi son rôle.
19 THÉODORET DE CYR, Grœcorum affectionum curatio 8, PG 83, col. 1012 B; cf. ]. WORTLEY,
« Iconoclasm and leipsanoclasm: Leo III, Constantine V and the relies», Byzantinische Forschungen,
8, 1982, p. 253-279, notamment n. 48.
20 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 28, p. 61.
21 En Orient, le décalage apparaît important entre le fait, qui parait relativement précoce, et le droit,
codifié seulement au second concile de Nicée (787), canon 7, MANS! 13, col. 427 C. Les églises de
plein exercice, par opposition aux oratoires sans autel consacré, ne s'imposent que progressivement:
cf. M. KAPLAN, «Le village byzantin: naissance d'une communauté chrétienne», Villages et villageois
au Moyen Age, Société des Historiens Médiévistes de l'Enseignement Supérieur Public, Paris, 1992
(Publications de la Sorbonne - Série Histoire Ancienne et Médiévale - 26), p. 15-25.
De la dépouille à la relique 25
du corps saint; celle-ci est d'ailleurs nécessaire si l'on veut préserver l'une des
caractéristiques majeures de la sainteté, l'incorruptibilité du corps 22 •
L'absence de doctrine d'ensemble et systématique laisse une vraie liberté
aux hagiographes. Celle-ci se traduit d'abord au niveau du vocabulaire. À ne
suivre que la signification stricte des termes, on pourrait distinguer le corps
(crroJ.ta), qui devient après la mort un cadavre (VEKp6ç), puis, dans des cir-
constances qui sont précisément le centre de notre réflexion, une relique
(Â.Ei'lfavov, cr:xiivoç, cr:xiJvroJ.ta). Les choses sont toutefois rendues plus
compliquées par le fait que le vocable le plus usité pour désigner la relique
(Â.Et'lfŒVOV) signifie au départ dépouille, sans toujours se charger du sens
propre de restes transmettant aux hommes la bénédiction du saint. Prenons
quelques exemples de cette gradation. Dès son ensevelissement dans la fosse
commune de Daphnè, le corps de Marthe, mère de Syméon Stylite le Jeune,
devient une relique (Â.Ei'lfavov) 23 • Lorsque l'on procède à la mise au tombeau
de Théodora de Thessalonique, le 29 août 892, son corps (crroJla) a déjà
accompli deux guérisons 24 ; toutefois, après le neuvième jour, quand com-
mencent les délivrances de démons, c'est déjà une relique (Â.Et'lfavov) 25 .
Tel semble bien être le calendrier terminologique: le corps d'Alypios le
Stylite dévient une relique le troisième jour26 . Il arrive pourtant que le corps
ne franchisse jamais ce stade au niveau des termes. Par exemple, le corps
d'Athanase l'Athonite, enterré selon la règle le troisième jour en présence de
3.000 moines et higoumènes de la sainte montagne, n'est jamais qualifié de
relique alors qu'un sang miraculeux s'est mis à couler de la plaie ouverte lors
de la chute fatale 27 . Même chose pour Luc le Jeune, dont le corps, enseveli
dans un tombeau bientôt embelli donne matière à la construction d'une église
pour l'abriter et le célébrer, mais qui n'est jamais désigné comme relique mal-
gré le myron qui en coule28 . Peut-on pour autant affirmer que les corps de Luc
et Athanase ne soient pas devenus des reliques? Il en va de même pour le
22 Nous laisserons de côté la relique de martyre féminine sans doute la plus célèbre de l'histoire
byzantine, Euphémie de Chalcédoine, martyrisée en 303 ; le destin primitif de son corps, sujet prin-
cipal de la présente étude, nous échappe. En revanche, la légende postérieure, telle qu'elle s'affirme
à l'époque iconoclaste, est tout à fait essentielle pour comprendre l'importance que revêt l'incorrup-
tibilité du corps. Cf. F. HALKIN, Euphémie de Chalcédoine, Légendes byzantines, Bruxelles, 1965 (Subsi-
dia Hagiographica, 41) et l'étude de]. WORTLEY, «lconoclasm and leipsanoclasm~, cité supra n. 19,
r· 274-279.
3 Vie de Marthe, c. 28, p. 274.
24 Vte de Théodora de Thessalonique, c. 43-44.
25 Ibid., c. 50. Cf. infra pour la signification du neuvième jour.
26 Vie d'Alypios le Stylite, c. 25, p. 168.
27 Vie d'Athanase l'Athonite, c. 239, p. 115.
28 Vie de Luc lejeune, c. 79-83, p. 208-210.
26 MICHEL KAPlAN
terme, plus rare, de «cadavre»: dans l'Enkomion que lui consacre au IXe siècle
Nicéphore le Skévophylax, le «cadavre vivifiant» de Théodore de Sykéôn
(veKpoç Çroonoioç), devant lequel l'empereur Héraclius plie le genou, laisse
couler du myron29 .
Le terme nettement plus rare de crxflvoç ou crxftvroJla n'est pas forcé-
ment beaucoup mieux défini. Dans la Vie de Luc le Stylite, il désigne la
dépouille avant son ensevelissement au monastère de Bassianos 30 . Il désigne
de même celle de Nicolas le Stoudite que l'on dépose à côté de Naukratios,
son prédécesseur comme higoumène du Stoudios, à proximité du cercueil de
Théodore Stoudite31 . En revanche, dès la déposition du corps de Nikon le
Métanoeite que l'évêque a finalement pu assurer malgré la pression populaire,
celui-ci devient une relique: «comme un fleuve, aussitôt, le myron coula du
divin crxflvoç, ne s'asséchant jamais, mais se renouvelant dans son apparence
et son action indicible »32 . Le terme peut d'ailleurs se trouver employé comme
exact synonyme de Â.et'lfavov: ainsi, dans la Vita retractata de Pierre d'Atroa,
la relique du saint (Â.et'lfavov) se met à exsuder le myron lorsqu'elle a été
transportée dans la grotte où Pierre menait ses ascèses; ce myron se met à cou-
ler du crxflvoç un jour de commémoraison du saint et guérit Sabas, l'auteur
de la Vié 3 .
Mais l'ambiguïté qui demeure dans le sens de Â.eivavov, dépouille ou
relique, entraîne un usage souvent équivalent des deux termes. Ainsi, à la
mort de Philarète en 792, l'empereur Constantin VI, qui a épousé la petite-fille
du saint homme, se rend à la demeure du Miséricordieux pour honorer sa
dépouille (Â.et'lfavov), avec sa mère Irène et sa femme Marie, la petite-fille en
question. Pourtant, quelques lignes plus bas, c'est le corps (crroJla) que l'on
dépose dans la tombe que le saint a acquise au monastère de Krisis 34 . Les
29 Enhomion sur Théodore de Sykéôn, c. 43, p. 268 etc. 46, p. 269; nous revenons ultérieurement
Sparte, comme d'ailleurs avec tout le monde, cf. M. KAPlAN, «Les moines et le clergé séculier à
Byzance, V-xn• siècles», Moines et monastères dans les sodétés de rite grec et latin, éd. j.-L. LEMAITRE,
M. DMITRIEV, P. GONNEAU, Genève, 1996, p. 293-311.
33 Vita retractata de Pierre d'Atroa, c. 97 et 98, p. 147. La Vie de Pierre d'Atroa est un exemple rare
d'une Vie dont nous possédons à la fois la version d'origine, qui s'arrête brutalement à la mort du
saint et ne parle pas des reliques et la Vita retractata, retravaillée par le même auteur, qui, après
l'expansion du culte du saint et du pèlerinage autour de la tombe et de la relique, rectifie certains
détails de la Vie d'origine et y ajoute un recueil de miracles, dont les pèlerins s'attendaient évidem-
ment qu'on leur donnât lecture au moment où ils souhaitent bénéficier de la même bénédiction.
34 Vie de Philarète, p. 161. Sur cette Vie et les relations de la famille avec le monastère Saint-André en
Krisei, cf. en dernier lieu M.-E AUZÉPY, «De Philarète, de sa famille et de certains monastères de
Constantinople», Les saints et leur sanctuaire, cité supra n. 1, p. 117-136.
De la dépouille à la relique 27
richte der K. B. Akad. d. Wiss. zu München, philos.-philol. und hist. Qasse, 1892, p. 341-355. Commen-
taire par F. CuMONT, «La triple commémoration des morts», CRAI, 1918, p. 278-294 et surtout G.
DAGRON, «Troisième, neuvième et quarantième jours dans la tradition byzantine: temps chrétien et
anthropologie», Le temps chrétien de la fin de l'Antiquité au Moyen Age, lW-XIII' siècle, Colloques Inter-
nationaux du CNRS n° 604, Paris, 1984, p. 419-430.
28 MICHEL KAPLAN
anges; le quarantième, elle comparaît devant Dieu, dont la sentence lui assi-
gne le lieu où elle devra attendre la Résurrection et le Jugement.
La liturgie funéraire chrétienne adopte très tôt la séquence des trois nom-
bres. Elle élimine progressivement les variantes qui ne touchaient jamais au
chiffre trois, trop directement lié à la Résurrection, mais pouvaient préférer
sept à neuf ou bien trente à quarante 38 ; elle lui trouve des justifications vétéro-
ou néo-testamentaires, mais surtout elle unifie et réduit à un rituel de commé-
moraison des morts 39 un faisceau de traditions diffuses, puis croit devoir lui
trouver des justifications physiologiques; pour reprendre la belle expression
de G. Dagron, «le temps chrétien de la mort entre ainsi dans le temps plus
amplement rythmé d'une anthropologie christianisée».
Examinons comment l'hagiographie met en pratique ce calendrier, éven-
tuellement décisif pour la transformation du corps en relique. Notons d'abord
que, pour un nombre non négligeable de Vies, ce problème chronologique ne
se pose pas: le corps devient une relique dès la mort. Ainsi, Élisabeth d'Héra-
clée, abbesse à Constantinople auve siècle, meurt de fièvre un 24 avril; moi-
nes et moniales des monastères voisins se rassemblent pour enterrer la
vénérable dépouille; c'est le terme relique (Àet'lfavov) qui est employé et
l'hagiographe, dans la foulée, nous informe de l'incorruption de la sainte40 •
Lorsqu'Euthyme meurt, le 20 janvier 473, sa relique (Àet'lfavov) se met
immédiatement à faire des miracles, avant même la mise en bière et bien
avant le transfert dans la chapelle funéraire, construite tout exprès à l'empla-
cement de sa grotte ascétique sur l'ordre du patriarche de jérusalem Anastase 41 .
Le cas de Nicolas de Sion, mort le mercredi 10 décembre 565, est encore plus
net. «Sa dépouille (Àet'lfavov) fut déposée à l'intérieur de la sainte et illustre
Sion, là où gisent les reliques (même terme) des ... martyrs» 42 . Nous avons
déjà examiné les cas, similaires, de Marthe, de Philarète et d'Irène de Chryso-
balanton, pour constater que le corps, avant même de recevoir les derniers
honneurs, est déjà une relique. Au moment même où meurt Athanasia
38 La tradition latine préfère trente jours à quarante: GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues IV, 54, PL 77,
col. 21 BC; cf. D. SnERNON, «La vision d'Isaïe de Nicomédie», Revue des Études Byzantines, 35, 1977,
E· 5-42, et notamment p. 31-33.
9 Constitutions Apostoliques VIII, 42, éd. F. X. FUNK, Didascalia et Constitutiones Apostolorum, t. l,
Paderborn, 1905 (rééd. 1959), p. 522.
40 Vie d'Élisabeth d'Héraclée, c. 9, p. 262-263.
41 Vie d'Euthyme, loc. cit. supra n. 14.
42 Vie de Nicolas de Sion, c. 80, p. 112. Notons que la Vie ne mentionne pas autrement les reliques.
De même, la dépouille (Â.Et'fiUVOV) d'Hypatios est déposée dans l'oratoire du monastère où elle
manque d'être mise en pièces (cf. supra), puis, placée dans un sarcophage, elle repose près de saint
Ammonios. C'est déjà une relique: Vie d'Hypatios par Kallinikos, c. 51, 9-12, p. 290.
De la dépouille à la relique 29
d'Égine, où elle ferme d'elle-même sa bouche et ses yeux, les sœurs se lamen-
tent devant ce que sa Vie qualifie déjà de relique 43 .
Sensibles à la séparation âme-corps, les hagiographes ne négligent pas de
noter ce phénomène, car il faut dès lors expliquer que cette vérité indiscutable
ne s'oppose pas à la sainteté du corps, seul reste visible, voir touchable, du
saint. Dans la version de la Vie de Théodosios par Théodore de Pétra, l'alexan-
drin Étienne, tourmenté par un démon, n'a pas pu être guéri du vivant du
saint. «Après que cette sainte âme se fut envolée loin du corps conjoint,
l'homme ne cessait de se tenir auprès de la précieuse relique». Dieu, naturel-
lement, guérit Étienne44 . Dans l'Enkomion pour Théodore de Sykéôn, le saint
«gisait sans vie, son âme vivifiante s'étant envolée vers les divines prairies»;
cela ne l'empêche pas de continuer à distribuer les charismes. Le cadavre,
d'où coule du myron, est qualifié aussi de vivifiant; caché dans son tombeau,
il assiège la corporation des démons et délivre de leur empire ceux qu'ils tour-
mentent, comme du vivant du saint, lorsque l'âme animait le corps 45 . Plus
nette encore, la Vie d'Alypios le Stylite: «nous sûmes alors que son corps, après
que son âme l'eut quitté, reçut du Seigneur de mériter une vénération
particulière»; et c'est la ruée sur son corps pour tenter d'en arracher vête-
ments et poils de barbe46 .
Bien entendu, les hagiographes s'accrochent comme ils peuvent au calen-
drier des rites funéraires. Le troisième jour joue un rôle essentiel dans la
reconnaissance de la sainteté, notamment parce que, comme nous le rever-
rons, la corruption, qui est la règle pour les autres corps, n'atteint pas celui du
saint. C'est le cas d'Athanase l'Athonite: il est mort à la tâche, la construction
de Lavra, quand un échafaudage s'est effondré, l'entraînant avec ses camara-
des de travail; durant les trois jours que dure l'exposition des morts, contrai-
rement aux autres, qui, eux, se décomposent, Athanase ne se corrompt pas; et
lorsque le moine Basile veut éponger un caillot de sang sur une écorchure qui
déchire la jambe du saint, la goutte se transforme en source, comme si le
corps vivait47 . Quant à Constantin le juif, le vénérable cercueil du saint se met
à suinter du myron lors de la fête du troisième jour48 .
Mais le cas sans doute le mieux détaillé de l'hagiographie byzantine est
celui d'Euthyme de Sardes. L'ex-métropolite meurt à la suite des mauvais trai-
tements infligés par des fonctionnaires iconoclastes le 26 décembre 831, dans
cer la mort dans le premier cas en 562 et dans le second en 561, 567 et 578 d'après les indications
contenues dans la Vie de Syméon Stylite lejeune, son fils; voir la discussion dans P. VAN DEN VEN, La
vie ancienne de S. Syméon Stylite lejeune (521-592), Bruxelles, 1962 (Subsidia Hagiographica, 32),
t. 1, p. *82-83 et t. 2, n. 2 au c. 26, p. 273, de la Vie de Marthe.
53 Vie de Marthe, c. 32, p. 277.
54 Vie d'Alypios le Stylite, c. 26, p. 168-169.
De la dépouille à la relique 31
son saint corps coule du sang frais, qui transperce le double cercueil pour se
répandre sur le marbre en dessous en forme de croix55 .
L'étape du neuvième jour (septième pour Marthe) est beaucoup moins
illustrée. On citera toutefois la Vie de Théodora de Thessalonique, morte en 892.
Au neuvième jour, la lampe suspendue au-dessus du tombeau de la sainte se
met à briller fortement et l'huile ne s'épuise plus jamais; au contraire, à comp-
ter du onzième jour, elle se répand par terre comme une source, débordant de
la lampe comme d'un chaudron en ébullition, ce qui provoque l'afflux dans
l'avant-cour du monastère d'une foule désireuse de s'oindre de l'huile miracu-
leuse. On pose un récipient sous la lampe pour la recueillir; le corps de la
sainte est alors clairement devenu une relique 56 . L'on sent bien la tentative de
l'hagiographe pour faire tenir dans le schéma préétabli, qui imposait le neu-
vième jour, un événement qu'on lui a en fait rapporté pour le onzième jour.
En revanche, les choses sont plus claires, ici comme pour la plupart des récits
hagiographiques, pour le quarantième: Théopistè, fille de Théodora et higou-
mène du monastère où vécut et mourut sa mère, a chargé sept prêtres de
s'occuper des rites mortuaires jusqu'au quarantième jour, qui en marque la
fins?.
Notons d'abord que, là aussi, Marthe se singularise, car il s'agit pour elle
du trentième jour: ce jour-là, Syméon ordonne au régisseur Antoine, seul vil-
lageois de Charandama qui n'a pas guéri de la peste faute d'avoir daigné
approcher la relique de Marthe, par respect pour l'interdit antique touchant
les cadavres, d'aller faire achever par sa mère, en approchant le tombeau, la
guérison qu'il a lui-même commencée; les villageois de Gandigôrai fêtent
aussi le trentième jour avec une veillée58 .
Mais, dans la plupart des cas, c'est le quarantième jour qui marque le cou-
ronnement de la sanctification. Pour Euthyme de Sardes, dont le corps n'est
toujours pas corrompu 59 , le quarantième jour voit s'accomplir le premier
miracle, la guérison d'un homme possédé depuis l'enfance 60 ; jean le Gram-
mairien, pour mettre un terme à l'affluence auprès du cercueil, le fait enterrer
et Méthode qualifie enfin la dépouille de reliqué 1. Quant à Thomaïs de Les-
bos, morte à 38 ans un l er janvier, elle a ordonné que son corps ne soit pas
Ei 8~-83.
Ibtd., c. 41, p. 79-81.
61 Ibid., c. 42, p. 81.
32 MICHEL KAPLAN
placé dans l'église en attendant que Dieu désire opérer des miracles par elle;
«quand le quarantième jour fut arrivé», celui que l'hagiographe attend, «de
nombreux miracles s'étaient déjà produits», ce qui prouve à ses yeux la sain-
teté de Thomaïs, «sa divine relique ayant procuré des guérisons à foison». La
relique est alors placée dans l'église62 . Nous avons déjà vu que le cercueil
d'Athanasia d'Égine se met à grincer au quarantième jour. Quant à Léontios
de jérusalem, la veille qui entourait son cercueil s'achève au quarantième
jour63 , non sans que l'empereur Andronic Comnène l'ait honoré d'un nou-
veau cercueil plus convenable64 .
Nous voilà donc au quarantième jour d'une Vie «normale» : la procédure
est achevée et le corps du saint décédé est devenu une relique. Toutefois, ce
schéma adapté au calendrier des rites mortuaires ne suffit pas à enfermer une
réalité plus diverse. Certains saints doivent attendre plus longtemps, notam-
ment de bénéficier d'un transfert. C'est le cas de Théodore Stoudite, qui reste
modestement enterré dans l'île de Prinkipo jusqu'à ce que les circonstances
politico-religieuses, en l'occurrence le rétablissement du culte des Images, per-
mettent le transfert solennel de sa dépouille le ll novembre 844, 18 ans après
sa mort. Certes, à Prinkipo, le corps de Théodore, incorrompu, est qualifié de
oxfJvroJ!a, mais il faut attendre qu'il soit déposé dans le cercueil de son oncle
Platon en même temps que son frère joseph pour qu'il devienne, comme toute
vraie relique, gardien et médecin des âmes et des corps, intermédiaire avec la
Trinitë5 . Quant à Cyrille le Philéote, simplement enseveli après sa mort 66 , sa
dépouille ne constitue pas une relique. Il doit attendre onze ans: en 1121, son
disciple et hagiographe Nicolas Katasképènos fait enfin ouvrir le cercueil; cons-
tatant que la tête dégage un parfum céleste 67 , il la fait transférer dans un coffre
dans le sanctuaire du monastère; en la baisant, on obtiendra de soigner âme et
corps68 . L'hagiographe termine alors avec des récits de guérisons obtenues en
appliquant la tête du saint sur l'endroit malade 69 •
72 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 30, p. 65. Euthyme est mort à l'aube du mardi 26 décembre 831, à 77
ans, suite à un interrogatoire musclé ponctué de 120 coups de fouet; il était en effet accusé moins
d'iconodoulie que d'atteinte à l'autorité de l'État, ce qui était d'ailleurs à peu près la même chose,
pour avoir fait circuler un libelle prédisant la mort de l'empereur Théophile, sans doute écrit par
Méthode, comme deux autres auparavant; cf.]. GouiUARD, «La vie d'Euthyme de Sardes (t 831),
une œuvre du patriarche Méthode», Travaux et Mémoires, 10, Paris 1987, p. 8. À tous égards, cet
athlète habitué tant à la gestion (il est métropolite dès avant 787) qu'aux arcanes de la vie politique
et des débats religieux à Constantinople (plus encore que le patriarche Nicéphore, il conduit le parti
iconodoule lors des discussions de 814 qui précèdent le rétablissement de l'iconoclasme par
Léon V), est encore, à 77 ans, le chef de file de l'opposition iconodoule, d'autant que Théodore Stou-
dite, autre fin limier de la politique byzantine mais caractérisé par des choix systématiquement mal-
heureux, et Nicéphore, théoricien aussi subtil, mais politique pas beaucoup plus avisé, sont morts
respectivement en 826 et 828.
73 Vie de Théodore Stoudite, c. 67.
De la dépouille à la relique 35
ANNEXE
Vie de Thècle (BHG 1717), éd. et trad. G. DAGRON, Vie et miracles de sainte Thècle, texte grec, traduction
et commentaire, Bruxelles, 1978 (Subsidia Hagiographica, 62).
Vie d'Euthyme (BHG 648), éd. E. SCHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis, Leipzig, 1934 (Texte und Unter-
suchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 49, 2), p. 3-85.
Vie d'Hypatios par Kallinikos (BHG 760), éd. et trad. G.). M. BARTELINK, Paris, 1971 (Sources Chré-
tiennes, 177).
Vie de Daniel le Stylite (BHG 489), éd. H. DELEHAYE, Les saints stylites, Bruxelles, 1923 (Subsidia
Hagiographica, 14), p. 1-147.
Vte de Sabas (BHG 1608), éd. E. ScHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis, p. 85-200.
Vte de Théodosios par Cyrille Scythopolis (BHG 1777), éd. E. SCHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis,
p. 235-241.
Vie de Théodosios par Théodore de Pétra (BHG 1776), éd. H. UsENER, Der heilige Theodosios, Leipzig,
1890, p. 3-101.
Vie de Nicolas de Sion (BHG 1347), éd. et trad. l. et N. SEVèENKO, The Life of Saint Nicholas of Sion,
Brookline (Mass.), 1984.
Vie de Marthe (BHG 1174), éd. P. VAN DEN VEN, La vie ancienne de S. Syméon Stylite lejeune, Bruxelles,
1970 (Subsidia Hagiographica, 32.2).
Vie de Syméon Stylite lejeune (BHG 1689), éd. P. VAN DEN VEN, La vie andenne de S. Syméon Stylite le
jeune, Bruxelles, 1962 (Subsidia Hagiographica, 32.1), p. 255-316.
Vie de Syméon Salos (BHG 1677), éd. et trad. A.-J. FESTUGI~RE, L. RYDÉN, Vie de Syméon le Fou et Vie de
jean de Chypre, Paris, 1974.
Vie de Théodore de Sykéôn (BHG 1748), éd. et trad. A.-J. FESTUGI~RE, Vie de Théodore de Sykéôn, t. 1 :
texte grec, Bruxelles, 1970 (Subsidia Hagiographica, 48).
Enkomion sur Théodore de Sykéôn (BHG 1749), éd. C. KIRCH, « Nicephori sceuophylaci encomium in S.
Theodorum Siceotam »,Analecta Bollandiana, 20, 1901, p. 252-272.
Vie d'Alypios le Stylite (BHG 64), éd. H. DELEHAYE, Les saints stylites, p. 170-187.
Vie de jean l'Aumônier (BHG 886), éd. et trad. A.-J. FESTUGIÈRE, L. RYDÉN, Vie de Syméon le Fou et Vie
de jean de Chypre, Paris, 1974.
Vie d'Étienne lejeune (BHG 1666), éd. et trad. M.-F. AUZÉPY, La vie d'Étienne lejeune par Étienne le Dia-
cre, introduction, édition et traduction, Aldershot, 1997 (Birmingham Byzantine and Ottoman
Monographs, 3).
Vie de Philarète (BHG 1511 z), éd. et trad. M.-H. Fou~ M. LEROY; Byzantion, 9, 1934, p. 113-167.
Vie de Théodore Stoudite (BHG 1754), PG 99, col. 233-328.
Vie de Constantin le juif (BHG 370), éd. H. DELEHAYE, AASS Novembris, 4, p. 628-656.
Vie d'Euthyme de Sardes (BHG 2145), éd. et trad.). GourLLARD, «La vie d'Euthyme de Sardes ( 831),
une œuvre du patriarche Méthode», Travaux et Mémoires, 10, Paris, 1987, p. 21-101.
Vie de Pierre d'Atroa (BHG 2364), éd. et trad. V. LAURENT, La vie merveilleuse de saint Pierre d'Atroa,
Bruxelles, 1956 (Subsidia Hagiographica, 29).
Vita retractata de Pierre d'Atroa (BHG 2365), éd. et trad. V. LAURENT, La Vita Retractata et les miracles
posthumes de saint Pierre d'Atroa, Bruxelles, 1958 (Subsidia Hagiographica, 31).
Vie de Nicolas le Stoudite (BHG 1365), PG 105, col. 863-925.
Vie d'André Salos (BHG 1152), éd. et trad. L. RYDÉN, The Life of St. Andrew the fool, t. 2, Text, transla-
tion and notes, appendices, Uppsala, 1995 (Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Byzantina
Upsaliensia, 4, 2).
Vie d'Athanasia d'Égine (BHG 180), éd. F. HALI<IN, Six inédits d'hagiologie byzantine, Bruxelles, 1987
(Subsidia hagiographica, 74), p. 180-195.
Vie d'Élisabeth d'Héraclée (BHG 2121), éd. F. HALKIN, Analecta Bollandiana, 91, 1973, p. 249-264.
Vie de Thomais de Lesbos (BHG 2454), éd. H. DELEHAYE, AASS Novembris, t. 4, p. 234-242.
Vie d'Irène de Chrysobalanton (BHG 952), éd. et trad.). O. ROSENQVIST, The Life of St. Irene, abbess of
Chrysobalanton, a critical edition with introduction, translation, notes and indices, Uppsala, 1986
(Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Byzantina Upsaliensia, 1).
38 MICHEL KAPlAN
Vie de Théodora de Thessalonique (BHG 1737), éd. S. PASCHALIDEs, '0 Pioç r:;;ç ouwp.vpoPlVr:!Ooç
8eo&Opaç r:;;ç év 8eaaalovudj, Thessalonique, 1991 ('l&pù j.11]7:p07tOÀ.tç 9&crcraÀ.ovud'tç,
· x:évr:pov llytoÀ.oytx:rov j.I&À.Étrov, 1).
Vie de Luc le jeune (BHG 994), éd. D. z. SOPHIANOU, "Oawç AovKiiç, 0 pioç r:ov oaiov AovKii r:ov
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Vie de Léontios de jérusalem (BHG 985), éd. et trad. D. TSOUGARAKIS, The Ufe of Leontios, patriarch of
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terranean, 2).
Le culte des reliques en Irlande
(VIle-IXe siècle)
jean-Michel PICARD
·1 GIRALDUS CAMBRENSIS, Topographia Hiberniœ, 108, éd.].]. 0' MEARA, Proceedings of the Royal Irish
Academy, 52 C, 1949, p. 113-178.
2 GIRALDUS CAMBRENSIS, Topographia Hibemiœ (éd.]. F. DIMOCK, Giraldi Cambrensis Opera, vol. 5, Lon-
dres, 1867), p. 174: Nam omnes Hiberniœ sanctos confessores esse, et nullum martyrem; ... Unde et omnes
sancti terrœ istius confessores sunt, et nullus martyr; ... Mirum itaque quod ubi gens crudelissima et sanguinis
sitibunda, fides ab antiqua fundata et semper tepidissima, pro Christi ecclesia corona martyrii nulla.
40 JEAN-MICHEL PICARD
3 N. HERRMANN-MAsCARD, Les Reliques des saints, formation coutumière d'un droit, Paris, 1975, p. 235-
270; dernier résumé sur la question parE. BozOKY; «Voyage de reliques et démonstration du pou-
voir aux temps féodaux», Voyages et voyageurs au Moyen Age, Paris, 1996, p. 267-280.
4 C. DOHERlY, «The use of relies in early Ireland», Ireland and Europe: the early Church, éd. P. Ni CHA-
THA!N et M. RICHTER, Stuttgart, 1984, p. 89-101; A.T. LuCAS, «The social role of relies and reliqua-
ries in Ancient Ireland,.,Journal of the Royal Society of Antiquaries oflreland, 116, 1986, p. 5-37.
5 M. HERITY, «The antiquity of an Turas (the Pilgrimage round) in Ireland,., I.ateinische Kultur im VIII.
]ahrhundert, éd. A. LEHNER et W BERSCHIN, St. -Ottilien, 1989, p. 95-143; ID., « Early Christian deco-
rated slabs in Donegal: an Turas and the tomb of the founder saint», Studies in the layout, buildings
and art in stone of early Irish monasteries, Londres, 1995, p. 324-339.
il
Plandw: 1: Stt:k de 0\willa.un Mort (comtt de Mayo). Vlr s.; situtt i I'C'xtrtmitt ooest
d'1.1n r«:~ang.le de 2.45 m x l,10 m. dtlim.itt p.1r une b<»dun: dt d:.lles ~"t-rtidk$~1 appt~
L.taba NIIOimh. ..u Tombt du Saint•.
42 JEAN·MICt-1&. PlCARD
6 Par exemple, l'évêque de Coleraine est appelé Colman, évêque des Mocu Sailni (Adomruin, Vita
Columbœ, I, 5); Colman, évêque des Mocu Loigse (Vita Columbœ, III, 12); Ultân, évêque des Dâl
Conchobar (Tirechân, Collectanea, 1,1; 18,2); Céthiach, évêque des Corcu Sai (Collectanea, 27,3).
7 Royal Irish Academy, Dictionary of the Irish language, Dublin, 1983, s. v. érlam.
8 ]. VENDRYÈS, «À propos du verbe "croire" et de la "croyance"», Revue Celtique, 44, 1927, p. 90-96.
9 ]. LOTH, «Croissants et diadèmes en Irlande», Revue Celtique, 44, 1927, p. 362-373.
10 Milan, Bibliotheca Ambrosiana, C. 301 (!Xe siècle) < Bobbio, fol. 18v et 25v; éd. W STOKES et
déesse païenne portant le même nom ou bien d'Aed et Laisrén dont certains
attributs appartiennent au dieu Lug 11 .
L'absence de sources écrites ne nous permet pas de connaître, au-delà de
ce que peuvent nous laisser supposer les données archéologiques et linguisti-
ques, l'étendue et la nature du culte des reliques en Irlande au VIe siècle. Nous
sommes beaucoup mieux renseignés pour le VIle siècle avec une variété de
sources comprenant des textes hagiographiques, exégétiques, épistolaires et
juridiques écrits tant en latin qu'en gaélique. Un nouvel élément semble avoir
pris de l'importance à partir des années 630, à l'époque où se multiplient les
contacts entre Rome et les Églises irlandaises: il s'agit du statut spécial attri-
bué aux reliques romaines et en particulier aux reliques des premiers martyrs.
Déjà, dans sa lettre de 613 au pape Boniface IV, Colomban soulignait l'impor-
tance des reliques de Pierre et Paul pour la renommée de Rome et le statut du
pape. Dans sa longue admonestation, Colomban rappelle au pape que les
Irlandais respectent Rome non pas pour son passé antique mais uniquement
en tant que siège de saint Pierre, et il l'avertit qu'il risque de perdre son pres-
tige s'il ne respecte pas les principes de ceux qui ont fait de Rome la capitale
du monde chrétien, «c'est-à-dire les apôtres Pierre et Paul dont les chères reli-
ques ont fait votre bonne fortune» 12 . Le thème des reliques des premiers mar-
tyrs est aussi l'un des arguments majeurs pour prouver la supériorité du parti
romain dans la controverse qui oppose au VIle siècle les Hibemenses, tenants
des usages propres aux Églises irlandaises, aux Romani, tenants des nouveaux
usages promus par le pape Grégoire le Grand. Le premier texte connu traitant
de la controverse pascale en Irlande est la lettre qu'écrivit en 632 Cummian à
l'abbé d'Iona, Ségéne, pour le convaincre de changer les coutumes de sa paru-
chia(= organisation monastique), en particulier ses méthodes de calcul de la
date de Pâques. L'argument final de cette lettre est le témoignage du groupe
d'ecclésiastiques irlandais envoyé à Rome après le synode de Mag Léna en 630
et qui revint en 632 avec une collection de textes nouveaux et des reliques de
véritables martyrs:
Et in uno hospicio cum Greco et Hebreo, Scitha «Et c'est sous le même toit, avec le Grec,
et JEgiptiaco in œcclesia sancti Petri simul in l'Hébreu, le Scythe et l'Égyptien, qu'ils ont
pascha in quo mense integra disiuncti sumus célébré la fête de Pâques tous ensemble dans
fuerunt. Et ante sancta sic testati sunt nostris, l'église de saint Pierre, alors que nous som-
dicentes: « Per tatum orbem terrarum hoc pas- mes divisés par un écart d'un mois entier.
cha, ut scimus, celebratun>. Et nos in reliquiis Voilà donc ce dont ils ont témoigné devant
11 S. O'CATHÀIN, The Festival of Brigit, Celtic goddess and holy woman, Dublin, 1995; Ch. Pl.UMMER,
Vitœ Sanctorum Hibemiœ, 2 vol., Oxford, 1910, vol. 1, p. cxxxvi et notes.
12 CoLUMBANUS, Epistulœ, 5, 11 (éd. G. S. M. WALKER, Sancti Columbani Opera, Dublin, 1970): ...
Petro uidelicet et Paulo apostolis, quorum cara pignora uos felices Jecerunt. ..
Le culte des reliques en Irlande 45
Patricius Romam et attulit inde reliquias apostolorum Petri et Pauli et Stephani martiris, et quod his maius
est, attulit linteamen super quod fuit sanguis Iesu Christi Domini nostri.
17 Vita Columbœ de Tir Dei Glas, § 7 (éd. W W HEIST, Vitœ Sanctorum Hiberniœ, Bruxelles, 1965,
p. 225-233): Perrexit ergo Columba ad Romam cum suis comitibus et tulit inde reliquias Petri et Pauli. .. ;
Uita Tigernachi de Cluain Eois, § 5 (HEIST, Vitœ Sanctorum Hibeniiœ, p. 107-111): Post hec, accepta
benedictione magistri sui, Romam adiit atque inde sanctorum apostolorum Petri et Pauli reliquias aspor-
tans, ad patriam suam, secundum quod in prefata uisione admonitus est, redire festinauit.
46 JEAN-MICHEL PICARD
18 Liber de numeris, PL, 83, col. 1296, D 13: 0 homo, quicunque es, his duabus substantiis, ut prœdixi-
mus, constitutus, id est, corpore et anima, imitate Christum et sanctos patres, qui te prœcesserunt; disce
humilitatem a Christo, deuotionem ex Petra ... martyrium de Stephano, largitatem de Laurentio; Liber de
ortu et obitu patriarcharum, PL, 83, col. 1293, B15: Stephanus sanctus, gratia plenus, dignus diaconus, et
post Christum martyr primus ... ; cf. DuNGAL DE SAINT-DENIS, Responsa contra Gaudii Taurinensis epis-
copi sententias, PL, 105, col. 498: ... et Stephanus imitator domini sui et primus martyr in Christo pro
r,ersecutoribus ueniam deprecatur ....
9 Liber Angeli, § 19, éd. BIELER, Patridan Texts, p. 184-191.
Le culte des reliques en Irlande 47
20 Vita Tripartita Patridi, éd. K. MULCHRONE, Bethu Phâtraic, Dublin, 1939, p. 141-142.
21 Le catalogue de 1192, rédigé pour Guillaume de Noyers, évêque de Sens inclut: n° 41: Item reli-
que sanctorum apostolorum Petri et Pauli quas sanctus Patridus secum portabat semper dum predicaret
Christum Hibemensium populis et n° 125: Reliquie trium Mariarum quarum capillos sanctus Patricius in
Scodam detulit ex quibus capellis hic collectum est; cf. M. P. SHEEHY, «The relies of the Apostles and
early martyrs in the mission of St Patrick», Irish Ecclesiastical Record, 95, 1961, p. 372-376.
22 Uita episcopi Qocharensis qui Mac Cairthinn didtur, éd. HEIST, Vitœ Sanctorum Hiberniœ, p. 344: et
addidit: « accipe, inquit, baculum itineris mei, quo ego membra mea sustenta, et scrinium, in quo de sancto-
rum apostolorum reliquiis et de sancte Marie capillis et sancta cruce Domini et sepulcro eius et aliis sanctis
reliquiis continentur ».
23 A maccucâin, sruith in tfag, 10 (éd.). CARNEY, «A maccucâin, sruith in tiag», Celtica, 15, 1983,
Ainsi nous apprenons qu'à la fin du vue siècle le culte chrétien des reli-
ques était suffisamment ancien pour avoir donné naissance au mot irlandais
reilic, signifiant tombe, que les tumuli celtes appelés fert ou fertœ faisaient
encore partie du paysage et étaient correctement identifiés, et qu'il ne sem-
blait pas anormal à un ecclésiastique lettré qu'on puisse édifier une église sur
le site d'une tombe de type manifestement païen.
L'identité même de la communauté est liée aux reliques du saint patron.
Quand les moines irlandais quittent Lindisfame après leur défaite au synode
de Whitby, pour aller fonder Inishbofin en 668, ils emportent avec eux leurs
reliques30 . Lors de son départ de Louth en 626, Fursa semble avoir emporté
non seulement des reliques de saint Patrick, mais celles des saints patrons
locaux Béoan et Meldan31 . L'importance qu'on attachait aux reliques des
saints fondateurs explique les efforts des légistes et des hagiographes
d'Armagh pour justifier une situation anormale. Car, à la fin du vue siècle, le
corps de saint Patrick ne se trouvait pas à Armagh mais sur le territoire des
Ulaid (les hommes d'Ulster), ennemis jurés des patrons d'Armagh, Airgialla et
Ui Néill32 . En revanche le Liber Angeli révèle qu'Armagh possédait les insignia
plebe et cum magna lœtitia gaudenter pergunt, ibique cum odoribus magnis condunt ubi ipse sanctus prius
multorum sanctorum condidit pignora id est Patricii, Beoani, Meldani et ceterorum quos secum detulit.
32 Voir C. DOHER1Y, «The cult of St Patrick and the politics of Armagh in the seventh century», Ire-
land and Northem France AD 600-850, éd.j.M. PICARD, Dublin, 1991, p. 53-94.
50 JEAN-MICHEL PICARD
de Patrick, c'est-à-dire les objets sacrés de son ministère. Le texte légal distin-
gue insignia de reliquiœ et dans le passage suivant insignia correspond à l'irlan-
dais mind, de même qu'ancilla correspond au mot cumal, qui au vue siècle ne
désigne pas nécessairement une esclave, mais une unité d'échange générale-
ment équivalente à trois vaches laitières.
Item quicumque contempserit aut uiolauerit «De même quiconque aura insulté ou violé
insignia consecrata eiusdem agii, id est Patri- les reliques consacrées de ce saint, c'est-à-
di, duplicia soluet; si uero de contemptu alio- dire de Patrick, paiera une double amende;
rum insignium redita Juerit duas ancellas, ainsi, si l'amende pour avoir insulté les reli-
quattuor ancellœ de consecratis summi ques d'autres saints a été fixée à la valeur de
prœdicti doctoris Patricii reddentur 33. deux esclaves, on paiera quatre esclaves
pour les reliques consacrées du maître su-
prême Patrick susmentionné».
Il semble que le corps de Patrick ait fait l'objet d'une translation au Vle siè-
cle et que les communautés rivales qui vénéraient le saint se soient entendues
pour se partager ses reliques. Le phénomène de translation et de partage n'est
pas rare en Irlande aux VIe et vue siècles: Tirechân mentionne la translation
dans une autre communauté des os de Bruscus, l'un des disciples de Patrick,
sous prétexte que sa tombe n'était plus entretenue 34 . De même, la fortune du
monastère de Terryglass vient de la translation en 556 du corps de saint
Colum, mort dans l'épidémie de 549 et enterré originellement à Inis Cealtra.
Le récit de cette opération difficile fait l'objet des derniers chapitres de la Vita
Columbœ de Tir dâ Glas 35 . Dans un climat de luttes acerbes pour la possession
des corps saints, les canonistes irlandais tentent de mettre au clair la question
de la translation et de la division des reliques. Ces problèmes importants font
l'objet de plusieurs chapitres de la Collectio Canonum Hibemensis. Dans un
chapitre intitulé «Du transfert des martyrs, c'est à dire des reliques», ils justi-
fient le principe de la translation en citant les précédents connus dans la Bible
et chez les Pères36 . Toujours diplomates, ils font remarquer que la translation
de reliques ne signifie pas toujours pour le monastère d'origine la perte de
l'honneur attaché au saine 7 . En revanche, la difficile question du lieu de la
résurrection d'un saint dont les os se trouvent répartis en divers endroits
obtient une réponse nette: à la fin du monde, c'est au lieu où se trouve la tête
que se retrouveront tous les autres os 38 . Conscients des abus et des déviations,
ils précisent que l'esprit des saints ne se trouve pas dans leurs os et qu'en
aucun cas la dévotion aux martyrs ne doit égaler celle qui est due à Dieu 39 . La
série de chapitres sur les reliques enterrées dans des lieux déserts semble faire
allusion à une situation décrite aussi par Tirechân. Décimés par les épidémies
de peste des années 660 et 680, de nombreux établissements religieux
anciens se trouvent à l'abandon et font l'objèt de mainmises de la part des
paruchiœ les plus puissantes. Il est probable que ces prises de contrôle se sont
accompagnées de translations de reliques vers les grands centres monastiques
qui, à cette époque-là, sont déjà urbanisés. De tels transferts ne pouvaient que
rehausser leur statut et contribuer à leur développement économique. La jus-
tification pour ces translations était qu'un monastère à l'abandon n'est pas en
mesure de prier le saint ni d'entretenir correctement sa tombe. Les auteurs de
la Collectio Canonum Hibemensis réfutent cet argument, disant que les reliques
des saints sont mieux dans un lieu désert en compagnie de Dieu et des anges
que dans des lieux fréquentés par des hommes mauvais 40 . Avec les transla-
tions se développe la construction de basiliques41 . Le premier exemple connu
et soigneusement documenté est la basilique de Kildare construite dans les
années 630. Écrivant une vingtaine d'années plus tard, Cogitosus nous parle
de cette basilica maxima,
... in qua gloriosa amborum, hoc est archiepisco- « ... dans laquelle reposent à droite et à gau-
pi Conleath et huius uirginis florentissimœ Brigi- che de l'élégant autel les corps glorieux des
dœ, corpora a dextris et a sinistris altaris decorati deux saints- c'est-à-dire l'archevêque Con-
in monumentis posita ornatis uario cultu auri et leth et notre toute éclatante vierge, Brigitte -
argenti et gemmarum et prœtiosi lapidis atque qui sont placés dans des tombes ornées de
coronis aureis et argenteis desuper pendentibus toutes sortes de raffinements d'or, d'argent,
ac diuersis imaginibus cum celaturis uariis et co- de perles et de pierres précieuses et au-des-
loribus, requiescunt 42 • sus desquelles sont suspendus des lustres
d'or et d'argent avec des représentations di-
verses toutes ciselées et peintes de couleurs
variées».
Le cas n'est pas unique au vue siècle: tout comme Cogitosus, Adomnân
distingue clairement les termes ecclesia et basilica et n'emploie ce dernier que
pour désigner l'édifice qui abrite les reliques des saints43 .
On ne confondra pas ces phénomènes de translations avec celui de la
commotatio reliquiarum qui apparaît dans les Annales irlandaises dans les
années 720 et qui est particulièrement fréquent au cours du vrue siècle44 . En
hibemo-latin, commotatio ne signifie pas «échange» comme dans les textes
continentaux, mais «révolution, circuit» 45 . Ces circuits de reliques sont liées
aux visites d'inspection des abbés des diverses organisations monastiques, au
cours desquelles on renouvelait son adhésion aux lois de la paruchia et on ver-
sait le tribut dû à l'abbé. La commotatio reliquiarum est l'équivalent du cuairt
érlama, «le circuit du saint patron» mentionné comme pratique ancienne
dans le Di Astud chirt 7 dligid, «Sur la confirmation du droit et de la loi», l'un
des textes de base du corpus médiéval de lois vemaculaires46 . La persistance
de cette pratique est reflétée dans l'évolution sémantique du terme cuairt qui
finira par vouloir dire tout simplement «tribut ecclésiastique». Les reliques
42 COGITOSUS, Vita Brigitœ, 32; voir S. CONNOLLY et J.-M. PICARD, « Cogitosus: Ufe of Saint Brigit»,
motatio martirum Petir ocus Phoil ocus Phatraicc ad !egem perficiendam; 743: Commotatio martirum
Treno Cille Deilgge (= Trian de Kildalkey); 776: Comotatio martirum sancti Erce Slane 7 comotatio mar-
turum Uiniani duana Iraird (= Erc de Slane et Finnian de Clonard); 785: Commotatio reliquiarum
Ultani (=Ultan d'Ardbraccan); 790; Comotatio reliquiarum Coimgin 7 Mochuœ mie U Lugedon (=Kevin
de Glendalough et Mochua de Clondalkin) ; 793: Comotatio reliquiarum Toli (= Tole, évêque de
Clonard); 794: Comotatio reliquiarum Treno (cf. AD 743).
45 Cf. le latin classique commutationes annuœ, «les révolutions des saisons»; voir aussi DOHERTI';
étaient transportées dans des reliquaires. Les premières références à des seri-
nia datent du vue siècle et font référence à des coffrets renfermant les textes
sacrés47 . Les reliquaires des vue et vme siècles ont disparu pour la plupart au
cours des raids vikings qui commencent en Irlande en 795 et les magnifiques
reliquaires irlandais qui nous sont parvenus datent des périodes suivantes48 .
Quelques rares reliquaires ont été retrouvés dans les tombes de Scandinavie
ou dans les lacs et rivières irlandais où ils avaient été jetés. Le reliquaire
d'Emly, avec sa décoration en émail cloisonné et l'ornement animalier de son
fattage, est un exemple bien conservé qui nous laisse entrevoir ce qu'a pu être
la production artistique du vme siècle (planche 2). C'est à la même époque
qu'on observe la présence de reliques aux grandes assemblées annuelles des
tribus (irl. 6enach). Dans ce contexte, les limites entre monde païen et monde
chrétien semble avoir été floues. En 789, les reliques de Patrick se trouvaient
à l'assemblée de Tailtiu, qui réunissait plusieurs tribus sous les auspices du
grand roi de Tara, mais qui célébrait surtout la fête celte de Lugnasad49 .
À cette occasion, Donnchad Midi (t 797), grand roi d'Irlande, profana le
bâton de Jésus et les reliques de Patrick5°.
Les aspects sociaux et économiques des reliques ne doivent pas nous faire
négliger l'aspect religieux. Pour les ecclésiastiques irlandais des vue et VIlle
siècles, les reliques se trouvent au cœur de ce qu'il y a de plus sacré. Dans la
structure tripartite de la cité monastique irlandaise 5 1 , la partie centrale, qui est
réservée uniquement aux religieux et religieuses, doit son caractère sacré à la
présence des reliques des saints. Cette notion est clairement exprimée dans la
Collectio canonum Hibemensis, dans les chapitres sur les offrandes et sur les
lieux saints52 . Ainsi, au sein du même monastère, un meurtre commis dans la
47 ADOMNAN, Vita Columbœ, Il, 8, 4: folium sancti Columbœ sanctis scriptum degitulis inter aliorum folia
librorum non tantum corrupta sed et putrefacta inuentum est siccum et nullo modo corruptum, acsi in scri-
niolo esset reconditum; ibid. Il, 9, 3: Quem sdlicet sacculum idem Iogenanus aperiens suum incorruptum
libellum inuenit, et ita nitidum et siccum acsi in scrinio tanto permansisset tempore et numquam in aquas
ciddisset.
48 Voir H. S. CRAWFORD, «A descriptive list of Irish shrines and reliquaries», journal of the Royal
Society of Antiquaries of Ireland, 53, 1923, p. 74-93 et 151-176 et l'analyse de la collection du Musée
National d'Irlande parR. 6 FLOINN, Irish shrines and reliquaries of the Middle Ages, Dublin, 1994.
49 M. MAcNEIIl, The festival of Lughnasa, Oxford, 1962.
50 Annales d'Ulster, AD 788 = 789: Sarugad bachlu Isu 7 minn Patraic la Donnchad mac nDomnaill oc
Raith Airtir ar oenach. Pour l'identification de Rath Airthir avec l'un des quartiers de la cité de Teiltiu,
voirE. HoGAN, Onomasticon Goedelicum, Dublin, 1993, p. 566.
51 Voir ].-M. PICARD, «L'Irlande chrétienne au VIle siècle: la cité monastique», Le Christianisme en
Occident du début du VII' siècle au milieu du XI' siècle, éd. F. BouGARD, Paris, 1997, p. 33-42.
52 CCH, 17, 4: Locus cum reliquiis sanctorum ecclesiœ datus, a sanctis tantum possideri debet et a sacer-
dote carere non oportet. Ager autem sine reliquiis ecclesiœ datus, tamen civitati propinquus, vi ri tantum, hoc
est familia ecclesiœ, habitabunt in eo. Ager vero non propinquus ecclesiœ, uterque sexus habitabit in eo,
etiam plebiles habitabunt in eo.
54 JEAN-MICHEL PICARD
basilique où se trouvent les reliques sera puni d'une peine de sept ans, tandis
que le même délit commis dans le quartier des laïcs n'est sanctionné que par
une peine d'un an53 . Le canon suivant va plus loin:
IX. De tanto graviora pollutione sancti loci «IX. De la protimation d'un lieu saint qui est
quanto plures in eo sancti. d'autant plus grave qu'il s'y trouve plus de
Patricius ait: Quicumque diis, hoc est saints.
martyribus detrahit, Deo detrahit quanti enim Patrick dit: Quiconque manque de res-
cumque martyres in eo humati sunt loco, tan- pect aux divinités, c'est-à-dire aux reliques
tum Deo detrahit 54 . de saints, manque de respect à Dieu; en ef-
fet, on manque de respect à Dieu en propor-
tion du nombre de reliques de saints qui
sont enterrées dans ce lieu».
On comparera ce canon au canon 49, 11 cité plus haut et aux divers com-
mentaires d'Adomnan dans sa Vita Columbœ sur la glorification de Dieu à tra-
vers ses saints. Dans tous les cas le message est le même: le culte de Dieu et le
culte des saints sont intrinsèquement liés et si Dieu lui-même glorifie ses
saints, c'est à travers eux que les hommes peuvent honorer la divinité
suprême.
À l'aube des invasions scandinaves - et d'une circulation de reliques
jusqu'alors inégalée en Europe -il semble que le culte des reliques, tant loca-
les qu'étrangères, ait été particulièrement développé en Irlande et ait fait
l'objet d'une grande ferveur.
Lors de la vague d'émigration vers le continent au début du IXe siècle, les
Irlandais apportent avec eux non seulement leurs reliques mais aussi leurs
croyances et l'apparat exégétique justifiant celles-ci. Peut-être ne faut-il pas
s'étonner que l'empereur Louis le Pieux ait choisi l'irlandais Dungal pour
défendre le culte des reliques lors de la deuxième phase de la crise icono-
claste. L'un des épisodes de cette crise est la controverse avec Claude, évêque
de Turin, qui avait fait détruire dans son diocèse les statues des saints et inter-
dit le culte des reliques. Dans son Apologeticum adversus Theutmirum, écrit en
824, il justifie sa politique et condamne l'invocation des saints, la vénération
des reliques et des images et les pèlerinages. Il va même jusqu'à remettre en
53 Ibid., 44, 8: De decreto Hibernensium in violandis reliquiis. Sinodus Hibernensis: Quicumque reliquias
episcoporum vel martyrum homicidio violaverit, VII annis peregrinus peniteat, si vero furto, III annis; si
autem in termino loci sancti occident, in quo laici hospitantur, anno uno; cf. ibid., 29, 7: Patridus ait: Qui
furatus fuerit pecuniam aut a sancta ecclesia, aut in civitate intus ubi martyres et corpora sanctorum dor-
miunt, sors mittatur super tribus, aut illius manus vel pes circumcidatur, aut in carcerem mittatur, jejunans
tempus quod judicaverint seniores, et reddat, integrum quod abstulit, aut in peregrinationem ejiciatur, et res-
tituat duplum, et jurabit quod non revertetur, donec impleverit penitentiam, et post penitentiam erit mona-
chus.
54 Ibid, 44, 9.
Le culte des reliques en Irlande 55
question le statut de Rome, disant que le pape ne devrait pas être «celui qui
est assis sur le siège de l'apôtre, mais celui qui remplit les devoirs de la fonc-
tion apostolique» 55 . C'est cet ouvrage que Dungal est chargé de réfuter, tâche
dont il s'acquittera en 827 dans une longue Responsa contra peruersas Claudii
Taurinensis episcopi sententias 56 . Un aspect remarquable de la prose de Dungal
est son conservatisme. Ses modèles ne sont pas ses prédécesseurs dans la con-
troverse iconoclaste, Alcuin ou Théodulphe d'Orléans, mais les auteurs ensei-
gnés depuis plus de deux cents ans dans les écoles irlandaises: Jérôme,
adversaire de Vigilance de Calagurris, Sulpice Sévère et Paulin de Nole, arti-
sans des cultes de Martin et de Félix, les poètes Prudence, Sédulius et
Venance Fortunat, chantres des martyrs et des saints. La pensée de Dungal
n'est pas originale en soi: ses sources sont anciennes et ses arguments en
faveur du culte des reliques sont ceux que l'on trouve énoncés ça et là chez les
auteurs irlandais des vue et VIlle siècles. Son mérite est de les avoir réunis
dans une œuvre cohérente. La Réponse contre Gaude montre que si, au xue
siècle, le culte des reliques en Irlande a pu paraître exagéré et d'un goût dou-
teux à Giraud de Barri, il était perçu au IXe siècle comme orthodoxe et parfai-
tement propre à s'inscrire dans le courant dominant de la politique
carolingienne.
55 PL, 105, col. 464: Certe non ille dicendus est apostolicus qui in cathedra sedens apostoli, sed qui apos-
tolicum implet officium.
56Sur les circonstances de la rédaction de cet ouvrage, voir C. LEONARD!, «Gli irlandesi in Italia:
Dungal e la controversia iconoclastica», Die Iren und Europa im Jrüheren Mittelalter, éd. H. LOWE,
Stuttgart, 1982, vol. 2, p. 746-57.
Le rôle des reliques
dans la Rus' de Kiev
jean-Pierre ARRIGNON
1 ].-P. ARRIGNON, La chaire métropolitaine de Kiev, des origines à 1240, thèse de doctorat d'État, dactyl.,
Paris-1, 1986; ID., Les Eglises slaves des origines au XV siècle, Paris, Desclée, 1991 (Bibliothèque du
christianisme, 27); Prinjatie khristianstva narodnami central'noj i jugo-vostoénoj Evropy i kre5cenie Rusi
(La réception du christianisme par les peuples d'Europe centrale et sud-orientale et le baptême de la
Rus'), Moscou, 1988; The christianization of Andent Russia, a millenium 988-1988, UNESCO, 1992;
V. VoDOFF, Naissance de la chrétienté russe, Paris, 1988; P. P. TowéKo, Volodimir svjatij, jaroslav mudrij
(Saint Vladimir, jaroslav le sage), Kiev, 1996; ].-P. ARRIGNON, «I.e baptême de Vladimir», dovis, his-
toire et mémoire, le baptême de davis, son écho à travers l'histoire, Paris, 1997, t. 2, p. 411-418.
2 Povest' vremennykh let (Récit des temps passés), éd. O.V. TVOROGOV, trad. en russe par D.S. LIKHACEv,
Moscou, 1978 (Pamjatniki literatury drevnej Rusi. Nacalo russkoj literatury XI-nacalo XII veka), s.a.
6496/988, p. 128. Cité plus loin sous le sigle PVL.
58 JEAN-PIERRE ARR! GNON
3 P.-P. jOANNOU, Fonti, fasc. IX, Disdpline générale antique (II'-IX' s., t. 1, 1, Les conciles œcuméniques,
Grottaferrata, 1962, p. 261 (Pontificia commissione perla redazione del codice di diritto canonico
orientale). .
4 M. Ron; Dictionnaire russe-français des termes en usage dans l'Église russe, Paris, 1980, p. ll (Lexi-
ques de l'Institut d'études slaves, 4).
5 O.V. TVOROGOV, Leksiceskij sostav "Povesti Vremennykh let" (Composition lexicale du Récit des temps
gassés), Kiev, 1984, p. 83 et 171.
PVL., p. 52.
7 PVL., p. 66.
8 PVL., p. 98.
Le rôle des reliques dans la Rus' de Kiev 59
9 PVL., p. 128.
10 PVL., p. 130.
11 PVL., p. 136.
12 Slovar' russkogo jazyka XI-XVII vv. (Dictionnaire de la langue russe xr•-XVIr• s.), t. 8, p. 44.
13 O.V. TVOROGOV, op. cit., p. 98 ne dénombre qu'une seule occurrence sous la forme verbale osvjati-
tisja.
14 PVL., p. 166, s.a. 6547/1038. O.V. TVOROGOV, op. cit., p. 131.
15 PVL., p. 221.
16 O.V TVOROGOV, p. 112, dénombre 59 occurrences.
60 JEAN-PIERRE ARRIGNON
~· 29-53, repris dans The Rise of Christian Russia, 6, Londres, 1982 (Collected studies, 157).
4 PVL., p. 152.
25 PVL., p. 154.
Le rôle des reliques dans la Rus' de Kiev 61
26 P. MARAvAL, Les persécutions durant les quatre premiers siècles du christianisme, Paris 1992 (Bibliothè-
~ue de l'Histoire du christianisme, 30).
2 PVL., p. 166.
28 PVL., p. 195.
29 S. FRANKLIN et j. SHEPARD, The Emergence of Rus' 750-1200, Londres-New York, 1996, p. 309-313
(Longrnan History of Russia).
30 La Vte d'Antoine (t 1072 ou 1073) est rapportée dans le 7' récit du Paterik du monastère des Grottes/
Kievo-Pecerskij Paterik, éd., trad. et corn. par L. A. DMITRIEY, Pamjatniki literatury drevnej Rusi, XII vek
(Œuvres littéraires de l'ancienne Rus', XIIe s.), Moscou, 1980, p. 432-440. j.N. SCAPOY, Gosudarstvo i
cerkov' Drevnej RusiX-XIII vv. (Église et État dans l'ancienne Rus', x<-Xllle s.), Moscou, 1989, p. 150-151.
31 PVL., p. 172.
32 PVL., p. 220.
62 JEAN-PIERRE ARRIGNON
placés sur une chape, portés sur les épaules et déposés devant la grotte. Le len-
demain se rassemblent les évêques de Perejaslavl', de Vladimir, de Cemigov et
de jurev avec les higoumènes et les moines de tous les monastères, entourés
d'une foule de croyants sincères qui s'emparent des reliques de Théodose
(vzjata mosce Feodos'evy). Ses restes sont déposés sous le narthex de son
église, le jeudi 14 août 1091 33 . Nous avons donc dans ce texte la première
mention d'une manifestation collective de clercs et de croyants autour de
saintes reliques prises par de simples croyants en présence de dignitaires
ecclésiastiques. Le recours aux reliques apparaît donc d'abord comme une
manifestation de piété populaire. Le croyant, par l'intermédiaire du saint,
cherche un contact plus personnel, plus intime avec Dieu, preuve que le
christianisme a progressé chez les populations laïques conscientes de leur
participation à la communion des saints.
À partir de la fin du XIe siècle, le culte des reliques se développe incontes-
tablement dans la Rus'. Le Récit des temps passés relate de grandes lamentations
à Kiev le 24 juillet 1093, jour de la fête des saints martyrs Boris et Gleb, fête
nouvelle dans la Rus'(eze est' praznik novyj Rus'skyja zemya) 34 ; ce témoignage
autour du culte des saints martyrs Boris et Gleb, récemment instauré, souli-
gne que par leur sacrifice, les saints «Souffre-passion» ont bien fait de la Rus'
une terre de martyrs. Dès lors, les manifestations miraculeuses sur les tombes
des saints vont se multiplier, telle cette colonne de feu en forme de croix au-
dessus de la tombe de Théodose. En fait c'était un ange, appelé tantôt colonne
de feu, tantôt colonne ardente, qui se manifeste là où il y a un lieu sacré et de
prières 35 . Le monastère des Grottes est donc désigné comme le lieu de la véri-
table présence divine où vivent ceux qui mènent la vie angélique.
Si les reliques des saints prennent une place croissante dans le développe-
ment de la piété russe du XIe siècle, il est toutefois indispensable de souligner
qu'elles ne sont jamais utilisées dans les actes de la vie publique. Par exemple,
lors du célèbre congrès de Ljubec' en 1097 où se met en place le principe des
dynasties princières locales, tous les princes présents prêtent serment sur la
Croix 36 .
*
Il faut donc attendre les deux dernières décennies du XIe siècle - le déve-
loppement du culte des saints Boris et Gleb, puis celui des moines Antoine et
Théodose - , pour voir s'affirmer la place des reliques dans la piété de la Rus'
33 PVL., p. 220-222.
34 PVL., p. 232.
35 PVL., p. 274-276.
36 S. FRANKLIN et). SHEPARD, The Emergence of Rus', p. 245-249.
Le rôle des reliques dans la Rus' de Kiev 63
de Kiev. Ce développement se fait dans les deux dernières décennies du XIe
siècle. Quelle réponse convient-il alors d'apporter à notre question initiale
concernant l'observance par la jeune Église russe du canon VII du Concile de
Nicée II lors de la consécration de nouvelles églises?
Un élément a retenu notre attention et nous le proposons ici à la réflexion.
Si l'on relève de façon systématique les vocables sous lesquels sont placées les
églises édifiées au cours du XIe siècle, nous constatons qu'elles sont quasiment
toutes placées sous les vocables du Christ, de sa Mère, de la Sagesse divine, ou
sous celui des puissances célestes, l'archange saint Michel notamment ou
l'archistratège saint Georges 37 . Ne connaissant pas les reliques des saints, les
populations choisissent de dédier leurs églises aux temps forts de la vie de
Dieu, en mettant au premier plan, dans l'acte consécratoire, la Croix victo-
rieuse et vivifiante par laquelle on pouvait consacrer les églises. Avec l'expan-
sion du monachisme en Russie, le rôle des reliques s'amplifie en souvenir de
ceux qui, par leur vie angélique, ont mérité d'être égaux aux justes et aux
Martyrs. Dans cette perspective, l'insertion des peuples slaves dans la chré-
tienté orthodoxe s'est faite non pas à partir d'un transfert de la culture reli-
gieuse issue de l'empire romain riche en vies de saints et en reliques de
martyrs suite aux persécutions; au contraire, la Rus' de Kiev a, certes, adhéré
à la foi définie par les sept saints conciles œcuméniques, mais s'est affirmée
aussi comme une terre chrétienne à part entière générant une spiritualité pro-
pre par ses princes «Souffre-passion» (strastoterpci) et par ses moines dont les
reliques et les vitœ vont assurer la propagation du christianisme et alimenter
l'essor de la littérature et de l'icône.
jean-Pierre DUTEIL
Ceylan, serait devenue arbre sacré, attesté au ne siècle et ayant été doté d'un
autel au IXe. Enfin, le bol à aumônes du Buddha est devenu dès l'Antiquité le
palladium national de Ceylan. À Sanci, au sud de la vallée du Gange, le grand
stupa contient les reliques de deux grands disciples du Buddha; les reliques
du Maître, à sa mort, sont partagées après son dernier repas chez Cunda entre
huit États 1 .
Toutefois, la vénération des reliques n'intéresse que le bouddhisme, d'ori-
gine indienne. Les courants religieux d'origine authentiquement chinoise,
taoïsme et confucianisme, ne sont pas concernés par les reliques. Ils seraient
d'ailleurs en contradiction avec eux-mêmes: les taoïstes recherchent l'immor-
talité ici-bas, et les daoshi devenus immortels ont vu la transmutation de leurs
os et de leur chair en or et en jade. De leur côté, les confucianistes sont ratio-
nalistes, ou du moins préfèrent laisser de côté durant cette vie les problèmes
relatifs à l'au-delà. Ils se contentent de vénérer les descendants vivants de la
famille de Confucius.
Les divers pays d'Extrême-Orient connaissent par contre une surprenante
floraison d'objets pieux de toutes sortes, comme si le caractère parfois abstrait
des courants philosophico-religieux avait fait naître un véritable besoin de
supports concrets de la piété. Les statuettes d'origine bouddhiste sont innom-
brables, et utilisées par tous; bien peu figurent le Buddha, la plupart représen-
tant les boddhisattva, «êtres d'éveil» qui ont obtenu le nirvana mais s'attardent
dans ce monde pour aider les hommes. Le plus populaire, Avalokiteçvara,
prend en Chine un aspect féminin: c'est Guanyin (Quan Am en vietnamien),
représentée avec des bras multiples la transformant en une sorte de soleil. La
«déesse aux mille bras» est invoquée en particulier pour obtenir des enfants,
mais aussi la guérison, la pluie, etc. D'autres figurines, de bronze, de jade,
bois ou ivoire sont d'origine taoïste: Laozi sur son buffle, divinités «du
bonheur», symboles yinyang. Elles prennent parfois la forme d'amulettes.
Tous ces objets pieux sont, le cas échéant, objet de demandes ou de sup-
pliques. Ils protègent et rendent service. À ce titre, ils se trouvent en concur-
rence avec les reliques d'origine chrétienne lorsque celles-ci apparaissent en
Chine et au Vietnam au cours du XVIIe siècle. Confrontés à la multitude de
ces divinités qu'ils appellent «idoles» ou «pagodes» 2 , les missionnaires
1 E. LAMOTTE, Histoire du Bouddhisme indien, des origines à l'ère Saka, Louvain, Institut orientaliste,
1958, rééd.l967.
2 Le terme de «pagode» dérive du sanskrit bhagavam, «bienheureux», adjectif s'appliquant au
Buddha. Le portugais pagada désigne d'abord une divinité bouddhique: c'est le sens du mot français
«pagode» au XVIIe siècle, chez Nicolas Trigault, Rhodes, etc.; ce n'est qu'au milieu du XVIIIe qu'il
commence à désigner l'édifice contenant les reliques, et copié pour sa biza:rrerie (la «pagode» de
Choiseul à Chanteloup).
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 67
des discussions, les missionnaires décident de conserver le nêu pour les chré-
tiens, mais en plaçant une croix à la place de ce panier.
Face à ce type de sensibilité religieuse, les missionnaires décident de mul-
tiplier les objets de piété chrétienne ou de christianiser d'autres symboles. Ce
faisant, ils remportent un vif succès, qui comporte toutefois certains risques:
essayons maintenant de percevoir ce qu'étaient les objets pieux des chrétien-
tés extrême-orientales, et de quelle manière ils étaient utilisés.
5 A. GAUBIL, Correspondance de Pékin, éd. R. SIMON, Genève, Droz, 1970, Doc. 113: lettre du l3 juin
1732, au Père Souciet, p. 315.
6 Archives MEP: AME Tonkin, 686, fol. 31 (déc.1686).
7 Archives MEP: AME Tonkin, 736, fol. 113.
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 71
guérison des âmes avec celle des corps, car les infidèles se voyant guérir si
promptement reçoivent incontinent la religion» 8 .
En Chine comme au Vietnam se développe l'artisanat et même le com-
merce des objets pieux chrétiens. Des fidèles, et même parfois des non-chré-
tiens, reproduisent des médailles pour les vendre au public chrétien. Sur ces
reproductions parfois naïves, les traits des personnages du Nouveau Testa-
ment apparaissent sinisés, ainsi que leurs vêtements. La Vierge en particulier,
Shengmu niangniang en chinois, se rapproche parfois dangereusement de
Guanyin. En fin de compte, les médailles pieuses remplacent, dans les com-
munautés chrétiennes, les amulettes porte-bonheur du taoïsme ou du boudd-
hisme.
Les chapelets, enfin, apparaissent très fréquents. Dans ce cas précis, le
chapelet chrétien se substitue au «chapelet» bouddhiste dont le principe est
exactement semblable.
Dès la fin du XVIIe siècle, les missionnaires et leurs nouvelles chrétientés
se trouvent confrontés à un danger inattendu: la contre-offensive des reli-
gions non chrétiennes par un brusque afflux d'objets pieux. C'est ce que cons-
tate, entre autres, le journal du Tonkin pour l'année 1694. Le même
phénomène avait été perçu peu auparavant par la Mission de Chine: « Le dia-
ble qui, comme dit Tertullien, est le singe de la divinité, ne pouvant souffrir
que le règne de jésus-Christ s'affermît de plus en plus sur les ruines du sien,
inspira à plusieurs prêtres des idoles de faire tous leurs efforts pour s'y
opposer:
l) en construisant de nouveaux temples( ... )
2) en envoyant des livres de prières et des chapelets aux dames du sérail
du roi et autres de grande qualité, afin de leur donner un nouveau zèle pour
le culte des idoles» 9 .
Ces objets pieux étaient d'ailleurs relativement dangereux pour les jeunes
chrétientés: toutes les relations de persécutions laissent à entendre que les
catéchistes ou les néophytes sont découverts par les «satellites» des manda-
rins grâce aux agnus, chapelets, images ... qu'ils découvrent. Or l'hostilité vis-
à-vis de la «nouvelle religion» se développe à la fin du xvne siècle.
Mais les chrétientés disposent déjà, à cette date, d'un atout d'importance:
la possession de reliques, dont certaines sont toutes récentes.
8 Archives MEP: AME Tonkin, 681, fol. 204,]ournal du Tonkin, année 1690.
9 Archives MEP: AME Tonkin, 665, fol. 327,]ournal du Tonkin, année 1694.
72 JEAN-PIERRE DUTEIL
quoi ses successeurs, Minh Mang, puis Thiêu Tri et Tu Duc reprennent la
politique antichrétienne.
Les martyrs sont donc nombreux: pour le seul règne de Minh Mang
(1820-1840), au moins dix-neuf prêtres européens ou vietnamiens, dix caté-
chistes et un nombre plus important de chrétiens parmi lesquels il est difficile
de distinguer les véritables martyrs des paysans assimilés à des rebelles.
Désormais, de manière systématique, les chrétiens cherchent à s'emparer de
reliques des suppliciés, généralement du sang, y compris celui qui imbibe la
terre ou des chiffons, mais jamais de fragments de leur corps. On récupère le
sang ou la terre qui a été au contact de la dépouille pour en faire des poudres
ou des dilutions utilisées ensuite comme médicaments, tant par les chrétiens
que par les autres Vietnamiens. Prenons le cas d'Emmanuel Triêu, prêtre
annamite décapité dans la zone contrôlée par les «révoltés» Tây Son, le 17
septembre 1798. À midi, heure du supplice, les chrétiens se précipitent pour
recueillir sa tête, son corps et son sang; ils emportent même la terre ensan-
glantée. Les restes sont déposés dans l'église de la chrétienté de Duong Son;
quelques années plus tard, Mgr Labartette, vicaire de Cochinchine, fait exhu-
mer ces restes afin qu'ils soient exposés à la vénération des fidèles. Dans ce cas
précis, les autorités mandarinales, absorbées par les combats contre les trou-
pes de Nguyên Anh, futur Gia Long, ont laissé faire les chrétiens qui ont sou-
doyé les bourreaux et soldats présents.
Au XIXe siècle, les mandarins des Nguyên sont plus attentifs à éviter la
dévotion chrétienne vis-à-vis des reliques. Philippe Minh, prêtre de la
Cochinchine occidentale, est décapité sous Tu Duc, le 3 juillet 1853. Cette
fois, les soldats de garde ont reçu des instructions précises: la tête du
«maître» sera jetée dans le fleuve (en l'occurrence, la Rivière des Parfums, qui
passe à Huê) par l'un d'eux, afin d'éviter que les chrétiens ne viennent la récu-
pérer. Considéré du point de vue vietnamien, ce traitement est infâmant: les
«âmes» correspondant à la tête ne pourront jamais rejoindre celles du corps,
et ne pourront bénéficier d'aucune forme de culte. Cette sévérité excessive, ou
peut-être le rationalisme propre aux lettrés, incitent le Gouverneur à fermer
les yeux et à laisser les chrétiens offrir trois ligatures de sapèques au soldat de
garde, qui leur remet la tête de Philippe Minh. L'un d'eux, un nommé
Phuong, rachète cette tête: la foule, chrétienne ou non, trempe des linges
dans le sang du martyr afin d'en faire des «reliques» à caractère miraculeux,
voire de simples médicaments.
Après discussions, les autres chrétiens finissent par enlever le corps, le
placent dans un cercueil, puis ils arrivent à convaincre Phuong de les laisser
réunir la tête au reste du corps. Une dispute s'élève pour savoir s'il convient
de le ramener dans l'église qu'il desservait ou dans son village natal, la chré-
Reliques et objets pieux dans les communautés chrétiennes de Chine et du Vietnam 75
tienté de Cai Nhum. C'est finalement la commune d'origine qui l'emporte. Là,
tous peuvent constater le caractère miraculeux de la relique: placé sous un
arbre, le cercueil lui communique un halo de lumière surnaturelle; les tissus
de coton qui avaient enveloppé la tête remplissent eux-mêmes d'une éclatante
lumière la maison du pieux Luc Lê 12 . Par rapport à ce qui se passe dans les
chrétientés européennes d'Occident ou d'Orient, on reste frappé par le res-
pect que portent les chrétiens au cadavre: ils veillent à le laisser dans son inté-
grité, peut-être parce que la notion d'âme unique n'a pas encore imprégné les
mentalités; la prédication des missionnaires, y compris Alexandre de Rhodes,
n'insistait d'ailleurs pas sur la question des «âmes» multiples, encore mal
connue. Dans les églises et chapelles, les reliques deviennent fréquentes, sous
forme de fragments de tissus ou sachets de terre; le vicaire apostolique,
lorsqu'ille peut, «officialise» leur sainteté, en général par ostension.
Un autre aspect étonnant, en ce qui concerne la multiplication des reli-
ques en Extrême-Orient, est leur succès tant vis-à-vis des chrétiens que des
non-chrétiens. Au début de l'année 1721, l'empereur Kangxi est en désaccord
avec Rome au sujet de l'affaire des «rites chinois»: en signe de bonne volonté,
il demande au légat Mezzabarba, venu décrisper la situation, une relique. Le
légat lui apporte effectivement un morceau de la Vraie Croix dans un reli-
quaire cruciforme, de cristal et d'argent 13 . D'origine mandchoue, Kangxi était
un adepte du bouddhisme tibétain et avait toujours vénéré les reliques: il est
difficile de déterminer dans quelle mesure celles de la Vraie Croix étaient
pour lui un objet de curiosité, ou un talisman efficace. Elles étaient en tous cas
un facteur de rapprochement entre Rome et Pékin.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la vénération de reliques n'a rien d'une nou-
veauté en Extrême-Orient, et n'apparaît même pas comme un phénomène
spécifiquement chrétien. À la limite, leur usage a pu contribuer à renforcer
l'idée que le christianisme était une variante occidentale du bouddhisme chez
beaucoup de Chinois ou de Vietnamiens. La multiplication des martyres, au
XVIIIe et au début du XIXe siècle surtout, provoque la multiplication de reli-
ques qui ne répondent peut-être pas toutes à ce que souhaiterait l'Église
romaine: mais elles constituent, au même titre que les innombrables objets
12 Archives MEP: AME Cochinchine 765-66; repris dans un petit opuscule collectif, sans nom
d'auteur: Le clergé annamite et ses prêtres martyrs, Paris, impr. des MEP, 1925, p. 23. La synthèse la
plus récente sur les persécutions antichrétiennes du XIx• siècle est celle de Guy-Marie OURY, I.e Viet-
nam des martyrs et des saints, Paris, I.e Sarment/Fayard, 1988, p. 105-135.
13 Archives des Affaires-Étrangères, Mémoires et Documents, Indes-Orientales, III (1664-1733), p. 60.
76 JEAN-PIERRE DUTEIL
ANNEXE
-Sources:
Les sources utilisées proviennent des archives des ordres et congrégations missionnaires, notamment:
1) Les Archives de la Compagnie de jésus en France, à Vanves, ainsi que les imprimés des jésuites
des XVII•-XVIn• s. (Bibl. des Fontaines, Chantilly).
2) Les Archives des Missions-Étrangères de Paris (M.E.P.), rue du Bac: AME Tonkin et Cochinchine,
couvrant toute la période 1680-1850.
3) Les sources imprimées d'origine diverse de la Bibliothèque de l'Office Pontifical des Missions, rue
Monsieur. Parmi ces sources imprimées, citons:
Philippe de MARINI, Histoire nouvelle et curieuse des royaumes de Tonkin et de Lao, Paris, 1666.
Antoine GAUBIL, Correspondance de Pékin, 1722-1759, éd. R. Simon, Genève, 1970.
Niccolo LONGOBARDO [Nicolas LoMBARD], Nouveaux advis du Grand Roiaume de la Chine, Paris, 1602.
Alexandre de RHODES, Divers voiages et Missions du P. Alex. de Rhodes en la Chine et autres Roiaumes de
l'Orient. .. , Paris, 1653.
A. de RHODES, La glorieuse mort d'André, catéchiste de la Cochinchine, qui a le premier versé son sang pour
la querelle de].-C. en cette nouvelle Église, Paris, 1653.
A. de RHoDES, Histoire de la vie et de la glorieuse mort des S. Pères de la Compagnie de jésus qui ont souf-
fert dans le japon, avec trois séculiers, en l'année 1643... , Paris, 1653.
joseph TISSANIER, Relation du voyage du P. joseph Tissanier. .. depuis la France jusqu'au Royaume du
Tunquin; avec ce qui s'est passé de plus mémorable dans cette Mission durant les années 1658, 1659 et
1660, Paris, 1663.
- Travaux contemporains:
H. BERNARD, «Pourquoi l'expansion chrétienne a-t-elle échoué en Indochine au XVIe s.?», Revue
d'Histoire des Missions, 12, 1935 , p. 386-406.
H. BERNARD, Sagesse chinoise et philosophie chrétienne, Tientsin, 1935.
H. BERNARD-MAiTRE, «La découverte du Bouddhisme», France-Asie (Saigon), 100, 1949.
Présence du Bouddhisme, éd. R. DE BERVAL (recueil de 34 articles réédités), Paris, Gallimard, 1987.
L. CADIÈRE, Croyances et pratiques religieuses des Vietnamiens, Paris-Saigon, EFEO, 1955-57.
H. CHAPPOUUE, Rome et les missions d'Indochine au XVII' siècle, Paris, Bloud et Gay, 1943.
]. DEHERGNE, Les chrétientés de Chine de la période Ming, 1581-1650, Monumenta serica, XVI, I, 1957.
H. DoRE, Manuel des superstitions chinoises, Shanghai, 1926; rééd. Paris-Hong Kong, 1970.
Quang Chinh Do, La mission au Vietnam d'Alexandre de Rhodes avignonnais, 1624-1630 et 1640-1645,
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].-P. DVTEIL, Le Mandat du Ciel, Paris, Arguments, 1994.
]. GERNET, Chine et christianisme. Action et réaction, Paris, Gallimard, 1982.
D. LANCASHIRE, « Buddhist reaction to Christianity in Late Ming China», journal of the Oriental Society
of Australia, 6, 1968-69, p. 82-102.
A. LAUNAY, Documents sur le clergé tonkinois aux XVIr et XVIIr siècles, Paris, 1925.
U Thanh Khôi, Le Viet-Nam, Histoire et civilisation, Paris, 1955.
H. de LuBAc, La rencontre du Bouddhisme et de l'Occident, Paris, Aubier, 1952.
H. MAsPERO, Le taoïsme et les religions chinoises, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Histoires), 1971.
G.-M. OURY, Le Vietnam des martyrs et des saints, Paris, Le Sarment/Fayard, 1988.
J. SHIH, The Tao, its essence, its dynamism and its fitness as a Vehicle for Christian Revelation, Rome, 1966
(Studia Missionalia, 15).
E. ZÜRCHER, Bouddhisme, christianisme et société chinoise, Paris, julliard, 1990.
Les reliques, une affaire de foi
Les justifications du culte des reliques
dans le haut Moyen Âge
jean-Marie SANSTERRE
1 ERMOLD LE NOIR, In honorem Inudovici christianissimi Cœsaris Augusti, v. 2564-2621, éd. E. FARAL,
Paris, 19642 (Les classiques de l'histoire de France au Moyen Âge, 14), p. 194-198.
2 Ibid., v. 2592-2599, p. 196; cf. p. 197, n. 2.
82 JEAN-MARIE SANSTERRE
pousser jusqu'à l'iconoclasme la lutte contre le culte des images dans son dio-
cèse, mais aussi de s'en prendre à la vénération de la croix, à celle des reliques,
au pèlerinage à Rome et, sur un plan plus large, de nier l'intercession des
saints3 .
Vers 825, Claude avait adressé à son principal accusateur, Théodémir,
abbé de Psalmody près de Nîmes, un long Apologeticum atque rescriptum dont
on a conservé seulement un bref extrait\ outre quelques mots qui seront évo-
qués plus loin5 . Réalisé sur l'ordre de Louis le Pieux, l'excerptum servit de base
à deux réfutations composées pour l'essentiel indépendamment l'une de
l'autre, des Responsa rédigés vers 827 par l'Irlandais Dungal, qui enseignait
alors à Pavie, après avoir vécu à Saint-Denis 6 , et le De cultu imaginum de jonas,
évêque d'Orléans. Ce dernier avait interrompu son travail, déjà bien avancé, à
la mort de Claude en 827 et il ne l'avait repris et publié que vers 840 7 .
Sans revenir sur la discussion relative aux images et à la croix, je voudrais
m'arrêter aux justifications de la vénération des reliques et de l'intercession
des saints qui occupent une large place dans les réfutations de Dungal et de
jonas. Malgré leurs incontestables limites, elles ont d'autant plus d'intérêt
3 Outre les articles d'A. BouREAu et de M. VAN UYIFANGHE cités infra, n. 9 et 10, on verra notamment
G. SERGI, «Claudio», Dizionario biografico degli Italiani, 26, 1982, p. 158-161, et, en dernier lieu,
M. GoRMAN, «The Commentary on Genesis of Claudius of Turin and Biblical Studies under Louis
the Pious »,Speculum, 72, 1997, p. 279-328 (p. 279-286) ; ]. VAN BANNING, «Claudius von Turin als
eine extreme Konsequenz des Konzils von Frankfurt », Das Frankfurter Konzil von 794, Kristallisa-
tionspunkt karolingischer Kultur, éd. R. BERNDT, Mayence, 1997, II, p. 731-749.
4 Excerptum de l'Apologeticum atque rescriptum Gaudii episcopi adversus Theutmirum abbatem, éd. E.
DûMMLER, MGH, Epist., IY, Berlin, 1895, p. 610-613.]. VAN BANNING, «Claudius von Turin», p. 58-59,
reprend la thèse de P. BELIET, «El liber de imaginibus sanctorum bajo el nombre de Agobardo de Lyon
obra de Claudio de Turin», Analecta Sacra Tarraconensia, 26, 1953, p. 151-194, selon laquelle le De
imaginibus sanctorum constituerait une partie de l'Apologeticum. Mais il ne discute pas la réfutation con-
vaincante de cette thèse parE. BoSHOF, Erzbischof Agobard von Lyon. Leben und Werk, Cologne-Vienne,
1969 (Kolner historische Abhandlungen, 17), p. 153-157, et par L. VAN AcKER, Agobardi Lugdunensis
opera omnia, Turnhout, 1981 (Corpus Christianorum, CM 52), p. XXN-XXXIII.
5 Infra n. 16 et texte correspondant.
6 DUNGAL, Responsa contra perversas Gaudii Taurinensis sententias, PL, 105, col. 465-530. Cf. K. Gurn,
Guibert von Nogent und die hochmittelalterliche Kritik an der Reliquienverehrung, Ottobeuren, 1970 (Stu-
dien und Mitteilungen zur Geschichte des Benediktiner-Ordens, 21. Erganzungsband), p. 25-29;
M. FERRARI, «ln Papia conveniant ad Dungalum», Italia medioevale e umanistica, 15, 1972, p. 1-52;
EAD., «Dungal», Dizionario biografico degli Italiani, 42, 1993, p. 11-14; C. LEoNARD!, «Gli irlandesi in
Italia. Dungal ela controversia iconoclastica», Die Iren und Europa imfrüheren Mittelalter, éd. H. LOWE,
Stuttgart, 1982, II, p. 746-757; C. M. CHAZELLE, The Cross, the Image, and the Passion in Carolingian
Thought and Art, Diss. Yale, 1985 (University Microfilms International), p. 227-236; D. E APPIEBY,
«Holy relie and holy image : saints' relies in the western controversy over images in the eighth and
ninth centuries», Word & Image, 8, 1992, p. 333-343 (p. 337-338); voir aussi infra n. 9.
7 jONAS D'ORLÉANS, De cultu imaginum libri tres, PL, 106, col. 305-388. Cf. K. Gurn, «Guibert von
Nogent», p. 29-32; C. M. CHAZELLE, «The Cross, the Image», p. 239-251; D. F. APPIEBY; «Holy
relie», p. 338-339; A. DUBREUCQ,]onas d'Orléans. Le métier de roi, Paris, 1995 (Sources chrétiennes,
407), p. 9-42 («Jonas d'Orléans et son temps», en particulier p. 31-33); voir aussi infra n. 9.
Les justifications du culte des reliques 83
qu'il faut attendre le début du xne siècle, dans un contexte culturel bien plus
favorable à la réflexion théorique, pour trouver deux traités - les deux seuls
du Moyen Âge - consacrés proprement au culte des reliques, ceux de Thiofrid
d'Echternach et de Guibert de Nogent8 .
Afin de bien saisir la portée du débat, on doit s'interroger brièvement au préa-
lable sur ce qu'étaient réellement les vues de Claude de Turin en la matière.
Il y a une dizaine d'années, Alain Boureau s'est efforcé de montrer que
Dungal et jonas avaient faussement imputé à Claude un mépris des reliques
et un refus de l'intercession des saints, soit pour l'exclure de la communauté
franque, soit parce qu'ils craignaient que son radicalisme, «réduisant au mi-
nimum la médiation matérielle du sacré», tout en restant - selon Boureau -
dans les limites de l'orthodoxie comme Agobard de Lyon, ne le mène en fin
de compte à la condamnation du culte des reliques 9 . Marc Van Uytfanghe est
revenu tout récemment sur la question 10 . À ses yeux, il y avait chez Claude
plus qu'un simple raidissement. Confrontant une série de témoignages di-
rects et indirects, il conclut à «l'existence, en marge du grand courant rigoris-
te mais orthodoxe de l'époque carolingienne, d'un courant de pensée sous-
jacent, latent, réticent devant le culte des saints comme tel. Claude de Turin
en fut le représentant le plus connu et le plus redouté, parce que, avec lui, ce
courant revint vraiment à la surface. D'autres sympathisants sont restés plus
discrets; les sources ne les évoquent qu'indirectement ou vaguement (. .. ),
comme si ces doutes ou critiques se chuchotaient seulement» 11 . Ainsi - pour
ne reprendre que l'essentiel- sait-on par Alcuin, vers 800, que certains dou-
taient en secret que les âmes des apôtres, des martyrs et des autres parfaits
pussent être reçues dans le royaume céleste avant le jugement demier 12 . Marc
Van Uytfanghe rapproche cette allusion d'un passage du prologue de Dungal
parlant de ceux (au pluriel, bien que Claude soit le premier visé) qui affir-
ment que les saints après leur mort n'aident personne, ne secourent personne
par leur intercession, ignorent ce qui se passe sur terre, et qu'il n'y a pas lieu
de vénérer leurs reliques, pas plus qu'on ne le fait pour des ossa vilissima 13 .
8 Cf. M. C. FERRARI, « Lemmata sanctorum. Thiofrid d'Echternach et le discours sur les reliques au
xn• siècle», Cahiers de dvilisation médiévale, 38, 1995, p. 215-225; K. GuTH, «Guibert von Nogent»
et l'article du chanoine H. I'u..TEIJ.E dans le présent volume.
9 A. BouREAu, «Les théologiens carolingiens devant les images. La conjoncture de 825», Nicée II.
Douze siècles d'images religieuses, éd. E BŒSPLUG, N. LossKY, Paris, 1987 (Cerf Histoire), p. 247-262
cE. 250-261).
1 M. VAN UYIFANGHE, «le culte des saints et la prétendue 'Aufklârung' carolingienne», Le culte des
saints aux IX"- XIII< siècles, éd. R. FAVREAU, Poitiers, 1995 (Civilisation Médiévale, 1), p. 151-166
Cp. 162-165).
l Ibid., p. 165.
12 ALCUIN, Epist., 139, éd. E. DüMMLER, MGH, Epist., IV, Berlin, 1895, p. 221, l. 27-28.
13 DUNGAL, Responsa, col. 465D-466A.
84 JEAN-MARIE SANSTERRE
14 G. DAGRON, «L'ombre d'un doute: l'hagiographie en question, VI•-x1• siècle», Dumbarton Oaks
Papers, 46, 1992, p. 59-68 (p. 61-68); V. DÉROCHE, «Pourquoi écrivait-on des recueils de miracles?
L'exemple des Miracles de saint Artémios», Les saints et leur sanctuaire à Byzance. Textes, images et
monuments, éd. C.]OLNET-LÉVY, M. KAPLAN, ].-P. SODINI, Paris, 1993 (Byzantina Sorbonensia, 11),
p. 95-116 (p. 110-114). Pour l'Antiquité tardive, cf. M. VAN UITFANGHE, «L'essor du culte des saints
et la question de l'eschatologie», Les fonctions des saints dans le monde ocddental aii'-XIIf siècle),
Rome, 1991 (Collection de l'École Française de Rome, 149), p. 91-107.
15 Alors qu'elle avait été signalée par M. FERRARI, «In Papia ... », cité supra n. 6, p. 10, pour montrer
que Dungal eut peut-être en mains le texte intégral de l'Apologeticum.
16 DUNGAL, Responsa, col. 497A : ... cum Petrus nihil inde sdat nec valeat succurrere, neque adjuvare.
Cf. excerptum de l'Apologeticum, cité supra n. 4, p. 612, 1. 43- p. 613, 1. 8.
17 joNAS, De cultu imaginum, surtout col. 365D-371D.
18 Il serait trop long et, somme toute, peu utile dans le cadre de cette esquisse de signaler tous les
passages en question. j'en donnerai plus loin des exemples significatifs. Pour le reste, on pourra
s'aider des précieuses listes de M. FERRARI, «ln Papia ... », p. 23-32, cf. aussi p. 16-18 (additions
~J'P?rtées par Dung~! en. appendice à son propre ~emp~ire des ~sponsa). .
]EROME, Contra Vigtlanttum, PL, 23, col. 353-368, ID., Eptst., 109, ed.]. lABoURT, V, Pans, 1955 (Col-
lection Guillaume Budé), p. 202-206. Cf.]. FONTAINE, «Société et culture chrétiennes sur l'aire circum-
pyrénéenne au siècle de Théodose», Bulletin de littérature ecclésiastique, 75, 1974, p. 241-282 (p. 264-
265, 278-279); M. MASsiE, «Vigilance de Calagurris face à la polémique hiéronymienne. Les fonde-
ments et la signification du conflit», Bulletin de littérature ecclésiastique, 81, 1980, p. 81-108.
Les justifications du culte des reliques 85
20 P. COURCEllE, Recherches sur les Corifessions de saint Augustin, Paris, 19682 , p. 139-153 ; V. SAXER,
Morts, martyrs, reliques en Afrique chrétienne aux premiers siècles. Les témoignages de Tertullien, Cyprien
et Augustin à la lumière de l'archéologie africaine, Paris, 1980 (Théologie historique, 55), p. 240-279,
290-291, 295-296.
21 Excerptum de l'Apologeticum, p. 613, l. 15.
22 Ibid., p. 613, l. 15-20 ; cf. n. suivante.
23 AuGUSTIN, De Trinitate, VIII, VI, 9, Paris, 1955 (Bibliothèque augustinienne), p. 46.
24 jONAS, col. 383C-384D; DUNGAL, col. 498B-501A.
25 joNAS, col. 373C-D (Grégoire le Grand), 327C-328B, 372C-373C, 379A-C Qean Chrysostome).
26 DUNGAL, col. 475C-477B (Ambroise), 474D-475C, 510A-519D (Paulin), 519D-525B (Prudence),
525B-D (Fortunat). Pour d'autres citations des trois poètes, dans un contexte différent, cf. M. FER·
RARI, «ln Papia ... »,p. 31-32.
27 M. MASSIE, «Vigilance», cité supra n. 19, p. 93-94, 105-106.
28 Éd. R. DEMEULENAERE, Turnhout, 1985 (Corpus Christianorum, SL 64), p. 53-93. On ajoutera à la
bibliographie de cette édition A. SOLIGNAC, «Victrice de Rouen», Dictionnaire de spiritualité, 16, 1994
(fasc. 102-103, 1992), col. 562-568.
86 JEAN-MARIE SANSTERRE
29 Sur ce thème et, de façon plus générale, le commentaire théologique du culte martyrial dans le
christianisme ancien, cf. Ch. PIÉTRI, «L'évolution du culte des saints aux premiers siècles chrétiens :
du témoin à l'intercesseur», Les fonctions des saints, cité supra n. 14, p. 15-36 (p. 30-36). Pour les
justifications patristiques, l'article de P. SÉJOURNÉ, «Reliques», Dictionnaire de théologie catholique, 13,
1937, col. 2312-2376 (col. 2318-2346) garde son utilité.
30 Le passage d'Ambroise signalé par Ch. PIÉTRI, «L'évolution du culte des saints», p. 33, se perd
chez Dungal dans la longue citation mentionnée supra n. 26.
31 En particulier DUNGAL, col. 474B, 510A; jONAS, col. 372C.
32 DUNGAL, col. 474B-D ;joNAS, col. 372A-B.
33 Notamment DUNGAL, col. 472A, 496C, 527D-528A ;jONAS, col. 311B-C, 326C, 371D, 380D.
34 DUNGAL, col. 511A.
35 Comme le rappelle]. DEVISSE, Hincmar, archevtque de Reims, 845-882, Genève, 1976 (Travaux
d'histoire éthico-politique, 29), Il, p. 1105. Cf. notamment D. GANZ, «Theology and the Organisa-
tion of Thought», éd. R. McKIITERICK, The New Cambridge Medieval History, Il: c. 700-c. 900, Cam-
bridge, 1995, p. 758-785 (p. 759-760, 784).
36 jONAS, col. 328D, 377B.
37 AUGUSTIN, De dvitate Dei, l, XIII, Paris, 1959 (Bibliothèque augustinienne), p. 234-236; ID., De
cura gerenda pro mortuis, III, 5, Paris, 1948 (Bibliothèque augustinienne), p. 472. Sur les vues
d'Augustin, cf. Y. DuvAL, Auprès des saints corps et âme. I.:inhumation «ad sanctos» dans la chrétienté
d'Orient et d'Occident du lW au VIle siècle, Paris, 1988, p. 3-21.
Les justifications du culte des reliques 87
ques était d'autant plus aisé qu'Augustin justifiait la cura mortuorum surtout
pour «les corps des fidèles et des justes dont le spiritus (l'âme ou l'Esprit-
Saint, comme le comprend jonas) s'est saintement 38 servi comme d'un instru-
ment pour toutes les bonnes œuvres» 39 .
Nos deux auteurs reviennent à diverses reprises sur l'idée du corps, instru-
ment et temple de l'Esprit-Saint, vase vénérable, organe avec lequel les saints
ont servi Dieu et dans lequel ils ont souffert pour le Seigneur40 . Ainsi jonas af-
firme-t-illa supériorité du corps de l'apôtre Pierre sur de la poussière de terre
sainte, miraculeuse et vénérée par Augustin : «Combien plus grand est le mérite
du corps de l'apôtre et plus puissante son auctoritas pour écarter les dommages
et obtenir l'utile, lui qui fut l'habitacle de Dieu et qui suivit jusqu'au bout les
traces de la passion du Seigneur en en faisant lui-même l'expérience! »41 .
Cette justification diffère assez de celle donnée par les Libri Carolini com-
posés au début des années 790 pour réfuter les actes du ne concile de Nicée.
Ce dernier avait accordé une valeur égale aux images et aux reliques. Niant la
chose, les Libri expliquent certes la sanctification des vêtements et des autres
objets ayant appartenu aux saints par le contact avec leurs corps. Mais la réfé-
rence au passé s'estompe lorsqu'il s'agit des corps mêmes de ceux qui vivent
dès à présent avec le Christ : réduits en poussière, c'est à leur future résurrec-
tion et glorification à la fin des temps qu'ils doivent leur sacralité42 . Une telle
justification aurait manqué de poids pour réfuter les vues de Claude qui ne
devait guère s'arrêter aux reliques représentatives et qui surtout posait, à pro-
pos de leurs ossements, le problème de l'action des saints entre la mort et la
résurrection43 . Mieux valait souligner que les corps avaient gagné leur sancti-
fication lors de l'existence terrestre des saints.
Pour montrer que ceux-ci ont un rôle d'intercesseur après leur mort cor-
porelle, jonas et Dungal recourent notamment à un argument de jérôme:
«Si, disait ce dernier, les apôtres et les martyrs peuvent, lorsqu'ils sont encore
dans la chair, prier pour les autres alors qu'ils doivent encore se soucier
d'eux-mêmes, combien plus le peuvent-ils après les couronnes, les victoires
et les triomphes», lorsqu'ils sont avec le Christ44 . Ce raisonnement a fortiori
38 Au lieu de sancte, une partie de la tradition manuscrite, suivie par jonas, a sanctus.
39 Voir supra n. 37.
40 DUNGAL, col. 465C, 473D, 474A, 527D; jONAS, col. 326C-D, 328C, 329C, 378A-B.
41 jONAS, col. 378A-B.
42 Libri Carolini, III, 24, éd. H. BASTGEN, MGH, Condlia, II, suppl., Hanovre-Leipzig, 1924, p. 154,
1. 6-11. Cf., entre autres, C. CHAZELLE, «Matter, Spirit and Image in the Libri Carolini», Recherches
Augustiniennes, 21, 1986, p. 163-184 (p. 168); D. F. APPLEBY, «Holy relie», cité supra n. 6, p. 335.
43 Supra, p. 83-84.
44 jÉROME, Contra Vigilantium, 6, PL, 23, col. 359C-360A; cf. DUNGAL, col. 498A-B; jONAS,
col. 378D-379A.
88 JEAN-MARIE SANSTERRE
45 PASCHASE RADBERT, Expositio in Mattheo, Xl, 24, 47, éd. B. PAULUS, Turnhout, 1984 (Corpus Chris-
tianorum, CM 56B), p. 1206, l. 1881 - p. 1207, l. 1884 : «Pierre, Paul et tous les autres saints ne
peuvent-ils pas apponer plus d'aide que ceux qui peinent encore dans le combat puisque, les enne-
mis vaincus et les vices écrasés, ils règnent avec Dieu?"·
46 jONAS, col. 378C.
47 DUNGAL, col. 526A-B ; cf. PAUL, Rom., VII, 24.
48 DUNGAL, col. 4650, 474C-D, 4750, 476B-C, 5010-5060; jONAS, col. 327A-328C, 329A, 372B.
49 jONAS, col. 328C.
50 Ainsi 0UNGAL, col. 501D-502A.
51 Sur ce crédit, cf. K. HEENE, « Litteris ac memoriœ mandare : writing and oral information in Caro-
Grâbem nach mittelalterlichen Quellen», Heiligenverehrung in Geschichte und Gegenwart, éd. ID. et
D. R. BAVER, Ostfildem, 1990, p. 115-174; ainsi que, entre autres, P. BROWN, Le culte des saints. Son
essor et sa fonction dans la chrétienté latine, trad. A. RoussELLE, Paris, 1984 (Patrimoine), p. 22-23 et
passim ; P. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Age. Furta sacra, trad. P.-E. DAUZAT, Paris, 1993 (Histoi-
res), surtout p. 181-182 ; C.]. SNOECK, Medieval Piety from Relies to the Eucharist. A Process of Mutual
Interaction, Leyde-New York-Cologne, 1995 (Studies in the History of Christian Thought, 63), sur-
tout p. 359 ; et, à titre de comparaison, V. DÉROCHE, «Pourquoi écrivait-on des recueils de
miracles?», cité supra n. 14, p. 110-116.
57 jONAS, col. 329B.
58 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogi, IV, 6, 2, éd. A. DE VoGÜÉ, Paris, 1978-1980 (Sources chrétiennes,
251, 260, 265), t. Ill, p. 40, 1. 14-19; cf. ibid., Il, 38, 3 (cité par jONAS, col. 373C), et Ill, 21, 5, t. II,
p. 247, 1. 18-23, et p. 356, 1. 44-45.
90 JEAN-MARIE SANSTERRE
sence des saints59 . Mais l'illustre pape n'a pas laissé de véritables réflexions
à ce propos. Près de deux siècles plus tôt, Augustin avouait son incertitude
en la matière. «Les martyrs sont-ils présents en personne à un même mo-
ment dans des endroits si divers et si éloignés les uns des autres, là où se
trouve leur tombeau et partout ailleurs où l'on perçoit leur présence? Ou
bien, alors qu'ils restent dans un lieu réservé à leurs mérites, loin de tout
commerce avec les mortels, priant d'une manière générale pour les besoins
de ceux qui les supplient (. .. ), est-ce le Dieu tout puissant, présent partout
(. .. ), qui, exauçant la prière des martyrs, fournit aux hommes les consola-
tions par le ministère des anges (. .. ) ? Ou encore cela se fait-il tantôt par la
présence même des martyrs, tantôt par l'intermédiaire des anges qui pren-
nent leur figure?». Augustin n'osait trancher et aurait préféré s'informer
auprès d'une personne plus compétente, inspirée par l'Esprit-Saint60 .
Cette personne, Dungal croit la trouver en Jérôme. Moins embarrassé que
Jonas, il n'hésite pas à citer les doutes d'Augustin, mais il s'empresse de pour-
suivre par une affirmation du Contra Vigilantium : «Il est écrit des martyrs
qu'ils suivent l'Agneau partout où il va (Apoc. XIV, 4). Si l'Agneau est partout,
il faut donc croire que ceux qui sont avec l'Agneau sont partout» 61 . Jérôme
ajoutait - et Dungalle cite à un autre endroit62 - que les martyrs ne sauraient
être retenus dans une espèce de prison dorée, alors que le diable et les dé-
mons errent dans l'univers entier et se déplacent avec une extrême célérité. Le
silence complet de Jonas sur un argument aussi mince, qu'il connaissait for-
cément, ne manque pas de pertinence.
Reste un point fondamental pour lequel Jérôme et Augustin, parmi
d'autres, avaient bien mieux balisé le terrain. Il s'agissait de rappeler que les
honneurs rendus aux saints et à leurs reliques ne constituaient nullement une
forme d'idolâtrie. Nos auteurs distinguent de la véritable adoration réservée à
Dieu la vénération envers la croix, les reliques, ainsi que, seulement chez
Dungal, les images des saints. Pour être légitime, elle ne saurait faire l'objet
59 Ibid., 1, 4, 20-21, t. II, p. 56-58; I, 10, 2, p. 94; I, 10, 19, p. llO; III, 15, 18-19, t. II, p. 326; III,
22, 2-3, p. 356-358; III, 38, 2, p. 428-430; IV, 28, 4, t. III, p. 98; IV, 42, 2, p 152; IV, 49, 5,
p. 170 ; ID., Reg. Epist., IV, 30, éd. D. NORBERG, Turnhout, 1982 (Corpus Christianorum, SL 140),
p. 248-250. Sur cette lettre, cf. J. M. McCuuoH, «The Cult of Relies in the Letters and "Dialogues"
of Pope Gregory the Great: A Lexicographical Study», Traditio, 32, 1976, p. 145-184 (p. 147-150)
et, sur l'évolution de la pratique romaine, ID., «From Antiquity to the Middle Ages : Continuity and
Change in Papal Relie Policy from the 6th to the gth Century», Pietas, Festschrift für Bernhard Kotting,
éd. E. DASSMANN, K. S. FRANK, Münster, 1980 Oahrbuch für Antike und Christentum. Ergânzungs-
band, 8), p. 313-324.
60 AUGUSTIN, De cura gerenda pro mortuis, cité supra n. 37, XVI, 20, p. 512-514; cf. ibid., XVII, 21,
p. 514-518, et De civitate Dei, XXII, IX, 582, Paris, 1960 (Bibliothèque augustinienne), p. 598-600.
61 DUNGAL, col. 501A-D ; cf. ]ÉROME, Contra Vigilantium, 6, PL, 23, col. 359A-B.
62 DUNGAL, col. 497D.
Les justifications du culte des reliques 91
d'un culte indépendant de celui de la divinité. Elle lui est, au contraire, su-
bordonnée63. Comme le déclare Jonas, «dans la vénération des saintes reli-
ques par l'Église, c'est le Christ, leur sanctificator et vivificator, qui est
adoré» 64 . Belle expression d'un théocentrisme affirmé tout au long des deux
traités et dont Marc Van Uytfanghe a relevé divers exemples chez les théolo-
giens carolingiens, de même que chez de nombreux hagiographes soucieux
de répéter, comme le faisaient également Dungal et Jonas, que c'est Dieu qui
est l'auteur des miracles obtenus par l'intercession des saints 65 . Au début du
vue siècle, dans son ouvrage sur les offices de l'Église, Isidore de Séville, re-
pris textuellement au IXe siècle par Raban Maur 66 , insistait aussi sur le théo-
centrisme du culte des saints: «Les anciens Pères», disait-il avant de citer
longuement Augustin, «ont voulu que les fêtes des apôtres et les solennités
des martyrs soient célébrées soit pour susciter l'imitation, soit pour que nous
soyons associés à leurs mérites et aidés par leurs prières. Cela cependant de
telle façon que nous n'offrions un sacrifice à aucun martyr mais au seul Dieu
des martyrs, bien que nous établissions des autels en leur mémoire» 67 .
*
Axer l'exposé sur les deux seuls ouvrages du haut Moyen Âge contenant,
entre autres, une apologie un tant soit peu élaborée du culte des saints et de
leurs reliques permettait, je crois, d'aller à l'essentiel. Cela n'épuise cependant
pas le sujet. Il n'entrait pas dans mon propos de souligner la distance qui
pouvait exister entre ces idées et les attitudes réelles à l'égard des reliques.
Mais il aurait fallu mener une recherche de longue haleine pour rassembler
les éléments de justification dispersés dans de multiples textes. j'en ai donné
quelques exemples en passant. On en trouvera d'autres dans deux articles ré-
cents d'Arnold Angenendt sur l'idée du corpus incorruptum, reflet, comme
l'observe notamment Grégoire de Tours, de l'intégrité de la vie menée par le
63 Voir, à ce propos, C. M. CHAZELLE, «The Cross, the Image*, cité supra n. 6, p. 230-233, 242-243,
251. Pour les reliques : DUNGAL, col. 472A-4 73C, 527D ; jONAS, col. 328B, 329C, 372A-C, 376B-C.
64 jONAS, col. 372C.
65 M. VAN UYTFANGHE, «Le culte des saints et la prétendue "Aufklârung" carolingienne*, cité supra n.
10, p. 160-162; ID., «Le culte des saints et l'hagiogtaphie face à l'Écriture: les avatars d'une relation
ambiguë», Santi e demoni nell'alto medioevo ocddentale (secoli V-XI), Spolète, 1989 (Settirnane di stu-
dio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, 36), p. 155-202 (p. 170-177).
66 RABAN MAUR, De clericorum institutione, II, 43, PL, 107, col. 356C-357B.
67 ISIDORE DE SÉVILLE, De ecclesiasticis offidis, I, XXXV, 1, éd. Ch. M. LAWSON, Turnhout, 1989 (Cor-
pus Christianorum, SL 113), p. 40, l. 1-7 (suit, p. 40-42, une citation d'AUGUSTIN, Contra Faustum,
20, 21, et De vera religione, 55, 108-110). Cf. P. CAziER, Isidore de Séville et la naissance de l'Espagne
catholique, Paris, 1994 (Théologie historique, 96), p. 132-133.
92 JEAN-MARIE SANSTERRE
Sœculum, 42, 1991, p. 320-348 (Grégoire de Tours: p. 322); ID., «Der 'ganze' und 'unverweste'
Leib - eine I..eitidee der Reliquienverehrung bei Gregor von Tours und Beda Venerabilis », Aus Archi-
ven und Bibliothehen. Festschrift Jür Raymund Kotge, éd. H. MüRDEK, Francfort-Berne-New York-Paris,
1992 (Freiburger Beitrâge zur mittelalterlichen Geschichte, 3), p. 33-50. Pour l'attitude de Grégoire
de Tours à l'égard des reliques, cf. aussi É. DELARUELLE, La piété populaire au Moyen Age, Turin, 1980,
p. 215-220; P. BROWN, La société et le sacré dans l'Antiquité tardive, trad. A. RoussELLE, Paris, 1985
(Des Travaux), p. 171-198.
69 Luc, 21, 18.
70 jONAS n'ORLÉANS, Vita secunda sancti Huberti, 24 et (dans le récit de la translation) 33, éd. Ch. DE
SMEDT, AASS, Nov., 1, Paris, 1887, p. 816A-D, 818D-E. Cf. Vita Hugberti episcopi Traiectensis (la Vita
prima), 19, éd. W LEVISON, MGH, SSRM, Vl, Hanovre-Leipzig, 1913, p. 494, l. 20- p. 495, l. 19. Sur
ces textes, voir A. DIERKENS, «La translation du corps de saint Hubert de liège à Andage (825) », Le
culte de saint Hubert en Rhénanie, éd. K. FRECKMANN, N. KÜHN, Cologne-Bruxelles, 1994, p. 15-18. je
remercie vivement Alain Dierkens de m'avoir signalé ce bel exemple. Pour un autre cas fort intéres-
sant, celui du corps de saint Cuthbert, on verra l'article de D. ROLLASON dans le présent volume.
71 Passio sancti Eadmundi, 16, PL, 139, col. 519A; éd. M. WINTERBOTIOM, Three Lives of English
73 HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis et virtutibus exercendis, 6, PL, 105, col. 900C-902A (en parti-
culier col. 900C) ; cf. GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogi, IV, 6, 2, t. Ill, p. 40, l. 14-16.
74 M. C. FERRARI, <<Lemmata sanctorum», cité supra n. 8, p. 225.
Le culte des saints, le rire des hérétiques,
le triomphe des savants
Guy LOBRICHON
1 La bibliographie du sujet surabonde ; je renvoie ici seulement au volume collectif The Peace of God.
Social Violence and Religious Response in France around the Year 1000, éd. Th. HEAD et R. LANDES,
Ithaca-New York, Comell University Press, 1992.
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 97
douter qu'ils œuvrent pour les vivants dans la cour céleste 6 . Tous effets pro-
phylactiques, plus que de guérison. Et de gratifications personnelles, remises
de peine ou assurances sur l'avenir, par des indulgences à gagner à la fréquen-
tation des assemblées, il n'est pas encore question dans ce temps-là.
Or des effets inattendus font vaciller les esprits forts eux-mêmes au pre-
mier quart du XIe siècle. Les historiens· sont accoutumés à reconnaître une
double potentialité de la relique dans le haut Moyen Âge, qui l'associe direc-
tement à certaines formes de l'image. La relique en effet est, pour les contem-
porains, tout à la fois une réalité physique, matérielle, et un signe, un
sacramentum d'une réalité invisible. Elle est un objet matériel, comme le frag-
ment de tibia authentifié comme un reste de saint Vaast. Elle est certes le signe
visible de la virtus et de la potestas du saint, de sa vitalité et de son pouvoir effi-
cace par-delà les lois naturelles. Elle manifeste davantage, car elle est l'indice
de la présence de saint Vaast en cette part de lui-même qui n'a cessé de lui
appartenir: elle le rattache à la temporalité terrestre. Et cela fait qu'elle est sen-
sible aux pressions des êtres humains, que ceux-ci ont barre sur elle par la
fameuse «coercition des saints» que Patrick Geary a si bien mise en lumière.
Cela autorise l'identification de la parcelle au corps tout entier du saint dans
son intégrité physique. Cela fait aussi que la relique diffuse inéluctablement la
présence du saint parmi les vivants, et c'est par là qu'elle est efficace.
La prolifération des corps saints et de leurs reliquaires laisse échapper ainsi
des relents et des senteurs d'iconophilie galopante, d'une iconodoulie qui paraît
accompagner bien des pulsions dévotionnelles dans les temps de réforme, et en
particulier celles des pulsions sociales qui véhiculent des angoisses eschatologi-
ques. L'exemple du flamand Tanchelm, près d'un siècle après le mouvement de
paix, éclaire cette association. Tanchelm, nous dit-on, a provoqué la réaction
des chanoines d'Utrecht devant «la nouvelle trouvaille et le nouveau scénario»
de Tanchelm: «il ordonna d'apporter au milieu de la foule une image de sainte
Marie(. .. ) et s'étant avancé, il mit sa main dans la main de l'image et il épousa
sainte Marie sous cette apparence. Il prononça, de sa bouche sacrilège, leser-
ment et toutes les paroles solennelles du mariage, comme on le fait
d'ordinaire>/. Les chanoines dénoncent donc l'impiété des noces mystiques de
Tanchelm avec l'image de la Vierge. Mais où est l'iconodoulie, du côté de Tan-
chelm, ou chez les chanoines? Si pour les clercs, l'icône n'est rien de plus
qu'une figuration, une simple représentation issue de la main maladroite de
6 Sur les saints contemporains, cf. les remarques de T. F. X. NOBLE et T. HEAD dans leur introduction
à l'anthologie des Soldiers of Christ. Saints and Saint's Lives from Late Antiquity and the Early Middle
Ages, Philadelphia, Pennsylvania State University Press, 1995, p. xlii-xliii.
7 AASS, Juin 1, Paris, 1867, p. 831, dont on trouve une utile traduction dans C. CAROZZI et
H. TAVIAN!, La fin des temps. Terreurs et prophéties au Moyen Age, Paris, Stock, 1982, p. 80.
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 99
l'homme, ils ne peuvent que se gausser du délire de Tanchelm. Si, en revanche,
ils jugent que l'icône de la Mère du Sauveur représente réellement la Vierge
Marie, les faits sont autrement graves. L'association de Tanchelm avec l'icône
devient un crime de lèse-majesté, bien pire qu'un blasphème: elle porte atteinte
au nœud le plus sacré de la foi chrétienne telle qu'elle s'exprime en Occident.
En prenant la main de Marie la Vierge Mère de Dieu, Tanchelm n'a-t-il pas
dérangé l'ordre trinitaire que les chrétiens avaient si péniblement défini aux IVe
et ye siècles, lors des conciles de Nicée et d'Ephèse?
La relation des chanoines d'Utrecht autorise à croire que tous les Occiden-
taux n'ont pas encore résolu la question des images au début du XIIe siècle,
pas davantage probablement que le savant édifice conjuguant christologie et
mariologie. On peut donc parier que leurs ancêtres du premier XIe siècle con-
tinuaient de balancer. je suggère toutefois que le caractère complexe de la
relique sainte était aux alentours de l'an mil plus chargé dans les pays méri-
dionaux, sinon méditerranéens, que dans la France du nord et la Germanie.
Les hommes du Nord ne se sont pas privés de signifier leurs réticences. Ber-
nard d'Angers avoue dès l'abord son incompréhension à l'égard de ces
«majestés» méridionales qu'il considérait comme des idoles païennes8 . Ber-
nard s'est rallié cependant, malgré sa méfiance originaire, parce qu'il a entrevu
sinon compris l'altérité des manières méditerranéennes de la représentation.
Bien d'autres demeurent méfiants. Ainsi le puissant évêque d'Auxerre Hugues
de Chalon, qui refuse de prêter le corps de saint Germain pour l'assemblée de
Héry, au prétexte qu'un tel saint, sédentaire par choix, ancré dans sa
«confession», rechigne à devenir gyrovague et à se prêter au voyeurisme des
amateurs de reliques 9 . Méfiants aussi, les chanoines d'Orléans en 1022, et il
leur en coûte la vie, mais ils appartiennent, nous a appris Robert-Henri Bau-
tier, au clan de la reine Constance d'Arles 10 . Et méfiance surtout de l'évêque
de Cambrai-Arras en 1025, qui ne se borne pas à monter un scénario fameux
autour de quelques âmes illettrées, dévoyées par un méridional, mais vili-
pende la faiblesse de certains évêques de sa province qui se sont laissé séduire
par les sirènes du Sud en singeant les assemblées de la paix de Dieu.
Tout se passe comme si quelques prélats trouvaient ici un terrain
d'entente, contre les fanatiques religieux du Sud, et avec les dissidents, qu'ils
Le cas d'Arras
L'épisode d'Arras en 1025 est à juste titre fameux et exemplaire. Lors de sa
visite annuelle en son deuxième siège d'Arras, au seuil de l'année 1025, l'évê-
que Gérard 1er de Cambrai juge un groupe de dissidents. La relation qui a été
conservée de ce procès a fait couler beaucoup d'encre. Je me permets cepen-
dant de noter sur le ton d'une triste ironie que les historiens ne se sont guère
occupés de l'origine singulière de ce document conservé dans un manuscrit
cistercien du dernier tiers du xne siècle, et que la plupart du temps ils s'en
sont tenus à une lecture littérale de ce texte 12 . Les Actes du Synode d'Arras se
présentent sous la forme d'un compte rendu de procès, destiné aux archives
11 ANDRÉ DE FLEURY, Vie de Gauzlin, abbé de Fleury, éd. R.-H. BAUTIER et G. l.ABORY, Paris, C.N.R.S.,
1969, § 18, p. 52 et 56.
12 Ms Dijon, B. M. 582 (XII 313 , originaire de Citeaux, conservé sur place jusqu'au dépôt des manus-
crits de Citeaux à la Bibliothèque municipale de Dijon). On y trouve au fol. 2la lettre de G(érard 1er
de Cambrai) à l'évêque R(oger de Châlons-sur-Mame), puis fol. 2v-57v, les Acta synodi Attrebatensis
dont Migne reproduit fort correctement le texte (PL, 142, c. 1271-1312, désormais cité parles seu-
les colonnes). C'est pour moi un plaisir d'avouer ici ma dette envers Monique Zerner, qui m'a solli-
cité à plusieurs reprises d'exposer ma lecture du Synode d'Arras dans son séminaire de l'Université
de Nice;j'en ai livré une synthèse dans un texte intitulé «Arras, 1025, ou le vrai procès d'une fausse
accusation», Inventerl'hérésie? Discours polémiques et pouvoirs avant l'inquisition, éd. M. ZERNER, Nice,
1998, p. 67-85.
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 101
de la chancellerie de l'évêque Gérard, et dont copie est ensuite expédiée à un
co-évêque de la province de Reims. Incontestablement, il s'agit de la source la
plus détaillée qui soit d'une «hérésie» du début du XIe siècle, de ce nouveau
printemps de l'hérésie occidentale. Avec bien d'autres historiens, je juge qu'il
s'agit de la source la plus fiable sur ces mouvements, toutes les autres étant
coulées dans le fil de discours largement postérieurs ou procédant d'une
interprétation générale de l'histoire présente. Au terme d'une longue fréquen-
tation, la relation d'Arras m'apparaît parfaitement authentique. je localise sa
composition entre l'année portée en tête du document, 1025, quand la théo-
logie du IXe siècle bat encore son plein, quand les méthodes des écoles caro-
lingiennes dominent toujours dans les disputes savantes, depuis Héribert de
Liège jusqu'aux clunisiens d'Auxerre, et les grands débats eucharistiques des
années 1052-1059 qui contraignent les maîtres à délaisser les vieilles lunes.
Le bonheur que j'aurais pu connaître à démontrer dans ce compte rendu la
main d'un habile faussaire de la fin du xne siècle ne justifie pas un inutile
acharnement: il n'existe aucune bonne raison de dénier au document trans-
crit dans le manuscrit de Dijon sa qualité de témoin authentique, exception-
nel et exclusif, et de réfuter les propositions d'Eric van Mingroot, qui ont déjà
été considérées unanimement comme solides 13 .
niqué sur terre le sacrement de son corps» 18 . N'en va-t-il pas de même du
corps du Christ et des corps des saints? Si les saints participent, autour du
Christ, aux assemblées célestes, il est naturel qu'ils soient également présents
aux liturgies terrestres.
Le lien entre le sacrifice eucharistique et la sanctificatio reliquiarum est clai-
rement établi dans une séquence de trois exempla de Grégoire le Grand invo-
qués par l'évêque de Cambrai 19 . La surdétermination des reliques semble
participer du sacramentum par excellence, celui du corps et du sang du Christ.
On trouve ainsi dans le compte rendu d'Arras l'une des premières articulations
du christocentrisme occidental, qui va se déployer lors de la controverse de
Bérenger et au cours du premier XIIe siècle. Toutes les contestations religieuses
se heurteront désormais à l'affirmation de ce christocentrisme universel.
18 c. 1281b.
19 c. 1282-1284. Sur l'utilisation de Grégoire le Grand à Cambrai, voir B. ]ume, «La diffusion de la
Regula pastoralis de Grégoire le Grand dans l'Église de Cambrai, une première enquête», Revue du
Nord, 76, 1994, p. 207-230, particulièrement p. 217 sq.
20 c. 1271d, 1297, l301cd, 1303a.
21 c. 1280d.
22 Et cum vere sacrificatus sit, et vere carnes eius manducate sint a populo, et vere sanguis eius sit bibitus,
tamen ut dixi integer permanet et immaculatus et vivus. Cf. AuGUSTIN, Sermon Mai 129 (PL Suppl. 2,
518); Lettre 98, 9 (PL 33, 363-364). Repris par lANFRANC, De corpore (PL 150, 421b).
104 GUY LOBRICHON
23 c. 1281d.
H Tune videbitis quia non eo modo quo putatis meam carnem credentibus distribua, sed spiritali gratia me
illis dando, ipsos in meum corpum transjundo, et hœc gratia non consumitur morsibus nec dentibus teritur,
sed interioris hominis palato, hoc est ratione et intellectu mentis percipitur (c. 1280b). Cf. PASCHASE RAD-
BERT, Epist. ad Fred., p. 155.
25 Cf. PIERRE LoMBARD, Libri Sententiœ in IV libris distinctœ, liber rv, Dist. XII, c. 3, éd. tenia, Grotta-
ferrata, Collegium S. Bonaventura:, 1981; t. II, p. 305: Bérenger a confessé devant le pape Nicolas
que Panem et vinum quœ in altari ponuntur, post consecrationem non solum sacramentum, sed etiam
verum corpus et sanguinem Christi esse, et sensualiter, non solum in sacramento sed in veritate manibus
sacerdotum tractari et frangi, et fidelium dentibus atteri.
26 Cf. H. PIATEllE, ici-même, p. 118.
27 c. 1286-1287.
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 105
Bérenger de Tours n'a pas altéré, on le sait, la ferveur pour les reliques. Les
savants et les maîtres des cathédrales ont en effet peu à peu dissocié les deux
questions, et interdit avec Pierre Lombard les supputations sur l'humanité
trop chamelle du Christ (elles reviendront dans le second tiers du XIIIe siè-
cle). Mais d'autres formes de dévotion pointaient à l'horizon, qui débordaient
les pulsions antérieures.
La solution
Les dissidents d'Arras et leur juge ne sont pas en opposition absolue sur le
culte des saints et de leurs reliques. Gérard admet que ce n'est pas l'image
sainte, ni le bois de la croix qui doivent être vénérés et encore moins adorés,
mais ce qu'ils représentent et signifient28 . Gérard et ses inculpés, comme tous
les chrétiens alors, partagent une même vénération pour les apôtres et les
martyrs. L'évêque mentionne l'adulation des dissidents pour l'apôtre André,
dont il cite à deux reprises la Passio très répandue aux IXe-XIe siècles en plu-
sieurs versions différentes 29 . Voilà donc une partie de la société des saints qui
échappe au mépris: celle qui a accompagné le Christ durant son séjour terres-
tre, et celle également qui a porté son message vers les contrées occidentales,
soit les élus qui se sont évadés de la Terre sainte pour étendre le manteau du
christianisme sur le monde romain. Il est alors significatif que l'une des trois
autorités qui agréent aux oreilles des dissidents et qui soient citées explicite-
ment soit le pape Grégoire30 ; Grégoire le Grand procure d'ailleurs à l'évêque
de Cambrai d'utiles exempla qui renforcent la démonstration de l'échange
eucharistique31 . On note alors qu'entre les saints et les reliques, il n'est pas un
seul indigène qui trouve grâce aux yeux des contestataires et qui trouve place
dans la rhétorique de l'évêque, soucieux de convaincre. Le recours à Rome
n'est pas loin, les senteurs de la réforme ecclésiastique montent déjà.
Les dissidents d'Arras sont selon toute vraisemblance les précurseurs
involontaires de la réforme romaine du second XIe siècle. L'entreprise d'après
1049 est bien connue. Menée par les papes, leurs légats et leur entourage, elle
s'étend tout à la fois sur les pratiques liturgiques, sur les hiérarchies ecclésias-
tiques et leurs ministères, et sur les formes institutionnelles de l'Église occi-
dentale. Elle occupe ainsi tout le champ de l'activité religieuse, occulte
également la contestation originaire, suscitée dans les cercles laïques des
28 c. 1306-1307.
29 c. 1281, 1305cd. Cf. H. TAVIANI, «Le mariage dans l'hérésie de l'an mil», Annales E.S.C., 32,
1977, p. 1074-1089 et «Naissance d'une hérésie en Italie du Nord au XJ• siècle», Annales E.S.C., 29,
1974, p. 1224-1252; The Apocryphal New Testament, éd.]. K. Elliott, Oxford, 1993, p. 233.
30 Avec saint Augustin (c. 1287a, 1289, 1291) et Isidore de Séville (1289).
31 PAUL DIACRE, Vita Gregorii : c.1282a, 1282d, 1283b. Dialogi: 1299a.
106 GUY LOBRICHON
32 H. HAGENMEYER, Epistulœ et chartœ ...Die Kreuzzugsbriefe aus den ]ahren 1088-1100, Innsbruck,
1901, p. 134.
33 On peut ainsi évoquer un exemple flamand. Le comte de Flandre Robert fait expédier à la com-
tesse Clémence, demeurée sur les terres patrimoniales, des reliques très particulières qui lui ont été
données en Apulie : des cheveux de la Vierge Mère de Dieu, Marie, des reliques des corps de saint
Matthieu l'Évangéliste et de saint Nicolas de Bari. La comtesse les dépose dans la fondation comtale
de Watten (HAGENMEYER, op. cit., p.143).
Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants 107
36 Les débordements de l'ostension eucharistique à la fin du Moyen Âge sont bien connus (cf.
M. RUBIN, Corpus Christi. The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge, Cambridge University
Press, 1991). Ils continuent de semer la perplexité chez les ecclésiastiques. On pourrait ainsi méditer
sur deux aventures survenues, l'une à un singe, et l'autre à une souris. Un singe, raconte Pierre Viret,
un réformateur compagnon de jean Calvin, « s'estoit detasché, et s'en estoit allé à l'armaire, et au
ciboire, dedans lequel (les Prestres) tenoient leur Dieu enferré (qu'il trouva d'aventure ouven) et le
print et le mangea ... Les Prestres, craignans qu'il ne leur ostast leur mestier, le firent brusler, comme
un hérétique» (Pierre VIRET, Dialogues du Désordre, Genève, jean Girard, 1545, m• Dial., II, 24,
p. 559 sq.). Inversement, les chanoines de Notre-Dame de Lausanne, au dire encore de Pierre Viret,
«ont mis au reliquaire la saincte souris, qui avoit mangé» les saintes espèces. En deux solutions con-
tradictoires, on saisit le chemin parcouru depuis le XIe siècle qui n'en demandait pas tant. Les intel-
lectuels de la première moitié du xn• siècle ont commencé de méditer sur la triste aventure de
l'hostie consacrée et dévorée par les souris, mais la question alors ne traite que le destin du corps
eucharistique et pas encore celui de l'animal sacrilège. Celui-ci rencontrera plus tard les instruments
de la société persécutrice.
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum.
Richesses et limites
d'une critique médiévale des reliques
Le culte des reliques - qui est une des expressions majeures de la piété médié-
vale- a pénétré toute la vie religieuse et sociale de ce temps. Naturellement
l'intensité de ce culte, ses formes et ses dégradations ont varié au cours des
siècles et cette diversité même augmente l'intérêt du sujet, qui est, selon le
mot de Klaus Gu th, «un véritable continent à découvrir» 1. Des auteurs ecclé-
siastiques, depuis saint jérôme Ct 420) et saint Augustin Ct 430), se sont sou-
vent exprimés à ce propos, mais toujours sur le plan théologique, pour fonder
la légitimité de ce culte. Si des voix divergentes se sont fait entendre à l'épo-
que carolingienne, comme celles d'Agobard Ct 840) et de Claude Turin
Ct 82 7) - qui combattaient en bloc le culte des saints, des images et des reli-
ques -, c'était encore pour des raisons dogmatiques, qui rejoignaient le pro-
blème de l'iconoclasme à l'autre bout de l'ancien empire.
C'est alors qu'apparaît au début du xne siècle, au seuil de la scolastique, le
De pignoribus sanctorum 2 de Guibert de Nogent, une œuvre très en avance sur
son temps, tout à fait isolée, qui associe d'une part une réflexion fondamen-
tale (sur les saints, les reliques et les miracles) et d'autre part l'examen attentif,
rigoureux et pourtant compréhensif, des problèmes concrets posés par ce
culte, bref «une œuvre née de la pratique et visant à la pratique» comme le
dit encore Klaus Guth, à la page 35 de son travail. Nous allons tenter de le
présenter le plus simplement du monde dans sa riche ambiguïté d'œuvre
polémique aux intentions réformatrices. Nous suivrons particulièrement
l'excellente dissertation allemande de Klaus Guth publiée en 1970 à Ottobeu-
ren, sous le patronage de l'université de Wurzbourg. Un bref article de Colin
Morris paru deux ans plus tard dans un recueil collectif de la Cambridge Uni-
versity Press nous orientera davantage vers le respect de la religion populaire
dont Guibert de Nogent ne désespère pas. Enfin, je ne puis oublier que je me
suis moi-même occupé de ces questions en 1977 à l'occasion d'un colloque
du CNRS consacré précisément à la religion populaire.
1896, p. 285-306; B. MoNOD, Le moine Guibert et son temps (1053-1124), Paris, 1905; voir égale-
ment les éditions (et parfois traductions) de l'Autobiographie de Guibert de Nogent par G. BOURGIN,
1907, et parE. R. LABANDE, 1981; ou M. MANmus, Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelal-
ters, Ill, München, 1931, p. 416-421. Voir enfin les ouvrages qui concernent le problème général
des reliques: N. HERRMANN-MASCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris,
Klincksieck, 1975, ou encore dans le catalogue de l'exposition de Cologne, 1985, Omamenta eccle-
siœ, l'article (entre autres) deR. KRoos, t. 1, p. 25-49: «Yom Umgang mit Reliquien»; M. HEINZEL-
MANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Brepols, Turnhout, 1979 (Typologie
des sources du Moyen Âge, 31).
3 Les indications de Guibert manquent de précision, d'autant plus que son latin tarabiscoté ne facilite pas
l'interprétation. 1053 est la position classique reprise par G. Bourgin; 1055 est celle d'E. R. Labande.
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 111
c'est la lecture directe qui est la plus excitante en dépit ou à cause même du style, plein de mots rares
et de tournures insolites. Cette obscurité ne cache pas le caractère tranchant des affirmations.
112 HENRI PIATELLE
alia sed non aliena (différentes, mais non étrangères)- se sont présentées à son
esprit et lui ont fourni la matière d'un traité, beaucoup plus logique qu'il ne
peut sembler à première vue. La préface de l'ouvrage ne mentionne que trois
parties, alors qu'en réalité il y en a quatre, désaccord au moins apparent, qui
pose un problème chronologique. Mais quelle que soit la solution adoptée,
l'ensemble conserve une réelle cohérence. C'est dans le détail des parties ou
des chapitres que l'exposé prend parfois des allures un peu décousues, ce qui
nous obligera plus loin à des regroupements afin de demeurer parfaitement
intelligible.
Le livre 1er, le plus connu et souvent le seul lu, traite des abus trop fré-
quents concernant les saints, les reliques et les miracles, trois sujets interdé-
pendants. Ce sont ces dénonciations parfois véhémentes qui l'ont fait
considérer comme un précurseur de Calvin, auteur lui aussi d'un Traité des
reliques 9 ; ou plus justement ce sont les règles de bonne conduite édictées par
Guibert en ces matières qui font de lui véritablement l'ancêtre des Bollandis-
tes. Nous reviendrons sur son apport considérable, resté malheureusement
stérile. Nous continuons ici notre survol de l'ensemble de l'œuvre.
Le livre II traite de l'Eucharistie, qui seule assure la présence spirituelle du
Christ dans notre monde. C'était trancher à la base les prétentions de telle ou
telle église à posséder des reliques corporelles du Christ, reliques d'ailleurs
souvent étranges et parfois indécentes, telles la dent de lait à Saint-Médard, ou
ailleurs un fragment du cordon ombilical ou même le saint prépuce. Le
Christ, nous dit-il, n'a pas pu laisser de telles reliques puisqu'il «a voulu pour
exercer notre foi nous faire passer de son corps originel à son corps mystique
(c'était la dénomination fréquente de l'Eucharistie) et ensuite, comme par
degré, nous instruire à l'intelligence de la simplicité divine» 10 . On apprend
même au fil de la démonstration que des prédicateurs téméraires n'hésitaient
pas à exposer leurs théories hasardeuses sur l'Eucharistie non seulement dans
des cercles de lettrés, mais aussi dans des assemblées de gens du peuple sans
culture (in mediis frequentiis ignavorum et rudium) 11 .
Sur cette base solide Guibert peut passer dans son livre lil à la réfutation
en règle des prétentions des moines de Saint-Médard de Soissons et ille fait
sur un ton d'une extrême vivacité. Il n'hésite pas à les traiter de «faussaires»
(Attendite,Jalsarii), et il demande: «Qu'y a-t-il de plus stupide (quid estfurio-
sius ... ) que de proclamer aux oreilles de l'Église ce qui ne peut s'appuyer sur
9 CALVIN, Traité des reliques, Paris, Nord-sud, 1947 (qui mentionne p. 22 le saint prépuce, que pré-
tendaient posséder à la fois l'abbaye de Charroux et l'église Saint-jean-de-Latran à Rome). On peut
en rapprocher pour son inspiration P. LEFEUVRE, Courte histoire des reliques, Paris, 1932.
10 Ce très bel Itinerarium ad Deum se trouve dans HlNGENS, Livre Il, lignes 891-894 (PL, 650).
11 Ibid., II, ligne 752 (PL, 645).
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 113
en quête d'intelligence».
15 K. Gum, op. cit., p. 101.
16 Ibid., rv, lignes 39-40, 243 (PL, 666, 671).
114 HENRI PLATELLE
qui mélangeait les deux mondes en un tout continu ayant d'un bout à l'autre
les mêmes caractères 17 .
De vrais saints
Revenons maintenant au livre 1 où s'expriment le plus nettement les posi-
tions de Guibert de Nogent sur le culte des saints et des reliques. Ce que nous
savons des livres suivants nous aidera à mieux saisir l'arrière-plan spirituel et
à comprendre comment peuvent s'allier chez notre censeur «l'absolue
rigueur» et la «charité de l'intégration», selon une formule lumineuse de
Pierre Chaunu donnée dans un autre contexte.
Guibert de Nogent commence par distinguer entre les vérités de foi, con-
tenues par exemple dans les sacrements de baptême et d'Eucharistie, et
d'autre part les pieux usages recommandés, mais non imposés, par l'Église. Le
culte des reliques est de ceux-là, encore faut-il que ce culte s'appuie sur de
vrais saints, de vrais miracles, de vraies reliques, trois problèmes étroitement
entrelacés. Comment en effet être certain d'avoir affaire à un vrai saint, sinon
en examinant sa vie vertueuse et ses miracles, garantis de part et d'autre par
des textes ou des témoignages? Et c'est là une démarche qui annonce la pro-
cédure moderne de canonisation. Guibert écarte donc les saints douteux aux
identités flottantes, qualifiés tantôt de martyrs et tantôt de confesseurs, et plus
largement tous ces saints dont on ne connaît ni le jour de naissance, ni les
actes de leur vie, ni la date de leur mort. Il souhaite donc qu'on garde «Un
silence éternel» sur ces personnages et c'est ce qu'il a fait lui-même en refu-
sant d'écrire de telles vitœ. «Alors que je suis sujet à l'erreur pour les choses
qui tombent sous les sens, comment pourrais-je dire des choses vraies sur des
personnages que personne n'a jamais vus?» 18 . Comme le dit Klaus Guth,
«tout Guibert est dans cette phrase», qui en même temps souligne sa singu-
larité ...
17 C'est la thèse de l'essai si excitant pour l'esprit de C. ERICKSON, The mediœval vision, New York,
Oxford University Press, 1976. La perception médiévale était une conscience globale de réalités
simultanées, le visible et l'invisible ; le tout formait une vue du monde cohérente qui trouvait dans
les vérités religieuses son ultime logique. Des plans de vérité que nous percevons maintenant
comme distincts étaient vus comme des parties complémentaires d'un tout harmonieux. «Le spiri-
tualisme outrancier» de Guibert de Nogent (cf. Dictionnaire de spiritualité, VI, 1967, c. 1138) rompt
nettement avec ce régime de coexistence pacifique. Sur cette vision médiévale voir H. PLATELLE, Les
exemples du Livre des abeilles de Thomas de Cantimpré: une vision médiévale, Brepols, Turnhout, 1997.
18 Ibid., l, lignes 527-529 (PL, 624): Quid nisi silentium sempiternum imperare debemus? Ego autem in
his quœ obtutibus (aux regards) jacent fallor; et de iis quœ nemo unquam viderit quid profiteor? Cf. K.
Gurn, p. 86.
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 115
On ne sera pas étonné que dans cette même ligne il dénonce au passage
un culte imaginaire reposant sur une simple coincidence 19 . C'est l'histoire
d'un écuyer de Beauvais mort un vendredi saint; ce fait frappa l'opinion pay-
sanne, toujours curieuse de changement, d'autant plus que cet écuyer était au
service d'un chevalier apparenté à l'abbé du lieu et que ce dernier voyait sans
déplaisir s'élever des constructions et affluer dons et pèlerins, venus même
d'Angleterre. «Comment, se demande Guibert, comment un homme raison-
nable et savant, qui affiche son désir de sainteté, peut-il favoriser de telles
choses?». Un peu plus loin, on trouve des remarques d'une étonnante péné-
tration sur le rôle des rivalités locales (entre villes ou entre monastères) dans
la promotion de tel ou tel culte. « Quand on voit dans un lieu que les voisins
possèdent des patrons du premier rang, on veut aussi élever les siens propres
à ce même niveau »20 et Guibert n'hésite pas à ce propos à établir un parallèle
avec ces groupes de colons étrangers venus occuper la Samarie conquise par
les Assyriens (772 avant]. C.) : tous ces groupes avaient chacun leurs propres
dieux qu'ils servaient à qui mieux mieux (II Rois, 17, 29 et suiv.).
De vrais miracles
Il faut donc un examen critique préalable avant tout culte officiel adressé
à un saint. Mais cet effort est hors de portée des simples croyants qui, dans
leur enthousiasme aveugle, en arriveraient facilement à vénérer des gens qui
sont en fait en Purgatoire ou même en Enfer 21 . C'est à l'autorité religieuse
compétente que revient ce contrôle. Et la tâche est délicate en ce qui concerne
les miracles, car, Guibert le sait bien, ils ne sont pas toujours des signes assu-
rés de sainteté. Ils se produisent parfois au travers de certaines personnes qui
agissent comme de purs canaux, sans retirer elles-mêmes un bénéfice spirituel
de cette force qui les traverse 22 . Cette remarque peut nous surprendre; elle est
per quos acsi canales eadem portenta feruntur et dum per hœc aliorum utilitati militant, ipsi eorum per eos
jiunt exsortes habentur («Il faut savoir que le don des miracles est distribué de façon très diverse. Il y a
des gens par l'intermédiaire desquels nous arrivent ces prodiges comme au travers des canaux; et tout
en agissant ainsi pour le bien d'autrui, eux-mêmes demeurent insensibles à ce qui se produit grâce à
eux»). Le problème de la validité de la messe célébrée par des prêtres indignes avait été un thème brû-
lant de la Réforme grégorienne (laquelle était toujours en cours au moment où écrit Guibert).
116 HENRI PLATELLE
23 Ibid., I, lignes 156-165 (PL, 616). M. BLOCH, Les rois thaumaturges, Paris, 1961, p. 30. La traduc-
tion ici donnée est celle de M. Bloch.
24 Ibid., I, ligne 241-291 (PL, 618).
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 117
De vraies reliques
L'authenticité des reliques pose au moins autant de problèmes que celle
des miracles et ici Guibert de Nogent dénonce avec une tranquille lucidité
l'origine évidente d'une foule d'abus et de confusions. Il s'agit de l'habitude
ancienne (mais non primitive) d'exhumer les corps saints, et de les partager
pour répondre aux besoins des églises et aux désirs des grands 27 . Il s'en est
suivi nécessairement des translations officielles ou clandestines (les pia Jurta)
qui pouvaient se prêter à une exploitation financière et qui en tout cas entraî-
naient souvent des erreurs et des contradictions insolubles (cas des églises
concurrentes qui revendiquaient la possession du même corps saint).
Voici, parmi d'autres, quelques déclarations explicites sur ce sujet 28 .
«Assurément si les corps saints avaient gardé la résidence qui leur est fixée
par la nature, à savoir leur sépulcre, des erreurs semblables à celles que je
viens de relever ne se seraient pas produites. Pour la simple raison qu'ils sont
extraits de leur tombe, il sont emportés ici ou là en morceaux et lorsqu'une
occasion de procession circulaire apparaît sous prétexte de piété, la rectitude
de l'intention commence à s'infléchir sous l'effet de l'iniquité, si bien que
presque tout ce qu'on avait l'habitude de faire dans la simplicité est mainte-
nant vicié par une universelle cupidité ... ». Il reprend plus loin le même
25 Ibid., I, 310-366 (PL, 619-620). Pour l'identification, cf. A.). G. LE GLAY, Cameracum christianum,
Lille-Paris, 1849 (cet ouvrage reproduit et traduit la Gallia christiana pour les territoires formant le
diocèse de Cambrai d'après le Concordat).
26 Ibid., I, lignes 368-369 (PL, 620).
27 Sur ce sujet, voir N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints; formation coutumière d'un droit,
Paris, 1975, p. 25-64; sur ce livre voir aussi notre compte rendu détaillé dans la Revue d'histoire du
droit (de Leiden), 46, 1978, p. 57-61.
28 Ibid., I, lignes 631-638 (PL, 626-62 7).
118 HENRI PlATELLE
thème d'une façon encore plus tranchante 29 . «S'il était permis à chacun de
demeurer tranquille dans son tombeau, toute discussion cesserait sur les
déplacements ou le commerce des corps ou des reliques. On n'entendrait plus
les uns et les autres prétendre posséder le même saint si tous les monuments
funéraires, conformément à la justice, demeuraient intacts. Si tous reposaient
immobiles dans la portion de terre qui leur est attribuée, on ne verrait pas se
produire les fraudes citées plus haut provenant de distributions de reliques en
de multiples mains. On ne verrait pas non plus des personnages indignes
tenir la place de ceux qui le méritent. .. ».
Sur les dangers de ces processions de reliques, Guibert rapporte en un
autre endroit un souvenir personnel qui rétrospectivement le couvre encore
de confusion30 . «Une Église très célèbre avait organisé des tournées de ce
genre et, par l'intermédiaire d'un porte-parole, recueillait des aumônes pour
réparer les dommages de sa maison. Après avoir dans son sermon vanté de
manière excessive la qualité de ses reliques, il présenta un phylactère en
disant (et j'étais présent): "Sachez que dans cette boîte est contenu un frag-
ment de ce pain que le Seigneur a mastiqué de ses propres dents (de pane illo
quem propriis Dominus dentibus masticavit). Si vous avez du mal à le croire,
voici un éminent personnage (Ecce heros), dit-il, en me désignant, dont vous
connaissez tous la vaste science qui pourra confirmer mon dire, si besoin est".
j'ai rougi en entendant ces paroles, intimidé surtout par la présence de tous
ces gens-là que je savais tous disposés à défendre le fourbe. je me suis tu, plus
pour éviter les invectives des assistants que par crainte de l'orateur lui-même,
que j'aurais dû sur-le-champ dénoncer comme faussaire. Que dirais-je? Ni les
moines, ni les clercs ne s'abstiennent de ces honteux trafics, au point de faire
en ma présence des déclarations hérétiques. C'est le cas de répéter le mot de
Boèce:jure insanusjudicarer, si contra insanos altercarer (c'est à bon droit qu'on
me qualifierait de fou, si je me mettais à discuter avec des fous)».
Une dernière histoire bien amusante va nous montrer combien en matière
de reliques la frontière peut être perméable entre mensonge et vérité31 . Eudes,
évêque de Bayeux (t 1097) et demi-frère de Guillaume le Conquérant,
«désirait très vivement posséder le corps de saint Exupère, son prédécesseur,
qui était l'objet d'un grand culte à Corbeil (près de Paris); il gratifia donc
d'une somme de cent livres de deniers le sacristain (œdituus) de cette église
pour obtenir le saint en question; mais ce gardien qui était une fine mouche
(male argutus) déterra le corps d'un paysan qui portait également ce nom et
l'apporta à l'évêque. Le prélat lui demanda donc de déclarer sous serment que
c'était bien le corps de saint Exupère et il répondit: 'Je puis bien te jurer que
c'est là le corps d'Exupère, mais je ne dirai rien de sa sainteté, car beaucoup de
gens portant ce nom ont laissé une réputation bien éloignée de la sainteté".
L'évêque fut ainsi rassuré par la déclaration équivoque d'un voleur». Par cet
exemple, Guibert veut assurément montrer que les exhumations et transla-
tions, surtout quand elles sont opérées en fraude; peuvent mener aux plus
étranges aberrations. C'est la thèse générale de notre paragraphe. Mais, à
l'insu même de l'auteur, l'anecdote nous instruit également sur le formalisme
en matière de respect de la vérité. Il y a une façon de s'exprimer qui est exacte
quant à la lettre et qui pourtant permet de tromper son interlocuteur. Des ser-
ments ainsi conçus peuvent être prononcés avant une ordalie et être confir-
més par l'épreuve, comme si Dieu lui-même était lié par la force de la vérité
formelle 32 . On en trouve un certain nombre d'exemples dans la littérature des
Xle-xme siècles. Mais ceci est une autre histoire.
32 Voir sur ce sujet l'essai très suggestif de R.]. HEXTER, Equivocal oaths and ordeals in mediaevallitera-
ture, Cambridge (Massachussetts)- Londres, Harvard University Press, 1975.
33 Voici encore une fois une petite scène de mœurs saisie sur le vif, qui permet à Guiben de dénon-
cer les faiblesses de la dévotion populaire (Ibid., I, lignes 462-465, PL, 623): «D'ailleurs, si les auto-
rités ecclésiastiques gardent le silence, ce sont de vieilles femmes et des troupeaux de donzelles (anus
et muliercularum vilium greges) qui chantent (en travaillant) derrière les rouleaux et les lices (post
insubulos et litiatoria) des métiers à tisser les histoires imaginaires de ce genre de patrons célestes et,
si on les contredit, elles les défendent non seulement à force d'injures, mais aussi en jetant les navet-
tes de leurs métiers» (pro defensione ipsorum non modo conviciis, sed telarum radiis instant). Ainsi donc
Guiben est bien convaincu - nous l'avons déjà vu à maintes reprises - que la religion des simples est
fenile en contes de bonnes femmes; mais le souci de la visée finale va lui permettre d'apporter l'apai-
sement dans ce problème.
120 HENRI PLATELLE
L'auteur procède donc à des distinctions libératrices entre d'une part les
responsables du culte ou les fidèles éclairés et d'autre part les gens simples et
sans instruction. Il prête à ces derniers une attention constante, condescen-
dante sans doute, mais au fond pleine de compréhension. Ils sont présentés
dans le livre comme des rustici rerum novarum cupidi (des paysans amoureux
du changement), des anus (. .. )et mulierculœ (des vieilles et de petites bonnes
femmes), des multi parum litterati (la foule des quasi illettrés), des ignavi et
rudes (des hommes du peuple sans instruction), etc. 34 . Or les règles en
matière de culte des saints ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les
autres. Pour les premiers (les autorités), c'est une faute et une folie que d'auto-
riser ou de pratiquer un culte douteux: d'une part, c'est rendre Dieu garant
d'un possible mensonge, d'autre part c'est adresser des prières à celui qui en
a peut-être davantage besoin que nous. Mais pour les autres -les simplices, les
rudes, les mulierculœ -,il en va tout autrement. Puisqu'ils n'ont aucune idée
des problèmes critiques qui se posent à propos de tels saints, ils peuvent les
prier non seulement en toute sécurité, mais avec profit. S'ils prennent un saint
pour un autre, peu importe, car tous les saints ne font qu'un avec le Christ,
tête du corps mystique; s'ils prient un faux saint, peu importe encore, car
Dieu voit le fond des cœurs. Il ne porte pas plus d'attention à cette erreur qu'il
n'est offusqué par un mot mis à la place d'un autre dans la prière d'un parum
litteratus: «Dieu n'est pas grammairien», dit Guibert; il aurait pu dire dans la
logique de son développement:« Dieu n'est pas historien». Écoutons ce pas-
sage vraiment frappant, car rien ne remplace le contact direct 35 .
«Assurément les quasi illettrés prononcent très souvent des mensonges
dans leurs prières; mais l'oreille de Dieu mesure les intentions beaucoup plus
que les paroles. Si au lieu de dire Adsit nabis, Domine, virtus Spiritus sancti (Que
la puissance du Saint Esprit nous accompagne!), tu dis Absit ... (Que la puis-
sance du Saint Esprit nous abandonne!); mais si en même temps tu pries avec
larmes, cette erreur ne te nuira pas. Dieu n'est pas un amateur curieux de
grammaire; ce n'est pas la parole qui pénètre jusqu'à lui, c'est Dieu qui
regarde le cœur! (Non est Deus grammaticœ curiosus, vox eum nulla penetrat,
pectus intendit) ».
En somme, dans toutes ces vigoureuses prises de position (exactement
contemporaines de celles d'Abélard et peut-être plus radicales), le critère de la
moralité est placé à l'intérieur de la conscience et non dans l'action seule qui
34 Ibid., 1, ligne 383 (PL, 621), rustici rerum novarum cupidi; 1, ligne 462 (PL, 623), anus et muliercu-
larum vilium greges; 1, ligne 716 (PL, 628), simplices; 1, ligne 734 (PL, 630), multi parum litterati; II,
ligne 753 (PL, 646), in mediisfrequentiis ignavorum et rudium; sur tout ce problème voir notre article
(1979), p. 100-102; C. MORRIS, op. cit., 1972, p. 58-60, et K. GUTH, op. cit., p. 83, 92, 99.
35 Ibid., 1, lignes 734-739 (PL, 630).
Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum 121
2 ]. DELUMEAU, «Les réformateurs et la superstition», L'Amiral de Coligny et son temps. Actes du collo-
que de Paris, 24-28 octobre 1972, Société de l'Histoire du Protestantisme Français, 1974, p. 451-487.
3 Traité des Reliques, Gênes, 1601.
L'attitude des protestants face aux reliques 125
- 13 prépuces du Christ,
- 12 corps de sainte Madeleine,
- 3 corps de saint Matthieu,
- 2 corps de sainte Anne (à Apt en Provence et à Lyon),
3 corps de saint Lazare (à Marseille, Autun, Avallon), etc.
Calvin relevait aussi l'existence d'étranges reliques:
- la queue de l'âne sur lequel] ésus avait fait son entrée dans Jérusalem;
- la trace laissée par les pieds du Christ lorsqu'il se montra avant l'Ascension,
- et... la forme de ses fesses telle qu'on pouvait la voir à l'endroit où il s'était
assis à Reims en Champagne: «cela fut fait, disaient les catholiques», précisa
Calvin, «du temps que Notre Seigneur estoit devenu maçon pour bastir le
portail de (notre) église ... ».
Ce que cherchait ainsi à dénoncer Calvin, ce n'était pas vraiment le culte
des reliques en tant que tel mais, expliquait-il, « ... pour ce que c'est une chose
notoire que la plupart des reliques qu'on montre partout sont fausses et ont
( ... ) impudemment abusé le pauvre monde ... ». Il y avait donc supercherie,
tromperie. C'était donc bien là une œuvre du Diable. En traduisant «dulie»
par le grec douleia (=servitude), Calvin voulait aussi montrer que ce culte ren-
dait le chrétien esclave.
Tou tes ces critiques seront, par la suite, sans cesse reprises par les succes-
seurs des grands réformateurs du XVIe siècle. Certains auteurs s'efforcèrent de
dépasser ce qui fut le plus souvent une glose redondante pour asseoir leur
réflexion sur une démarche plus ou moins rationaliste.
Le pasteur Pierre Du Moulin, professeur de théologie à l'Académie protes-
tante de Sedan, expliqua en 1618 dans un ouvrage intitulé Le Bouclier de la Foi
qu'en «l'Église romaine on (adorait) des os, du lait, des cheveux» 4 . Son argu-
mentation mêlait ironie et volonté de prouver rigoureusement (même si cer-
taines de ses informations sont sujettes à caution à l'exemple du saint]acques
auquel il fait référence ... ), qu'il y avait dans les différents cultes liés aux reli-
ques des inexactitudes qui tournaient à l'absurde. Près de Blois, observait-il,
se trouvait un lieu où on adorait le «han» de Joseph fendant du bois. On
trouvait à Chartres la chemise de la Vierge rapportée de Constantinople par
Charles le Chauve; or, s'étonnait Du Moulin, ce roi n'était jamais allé à
Constantinople! À Cologne, on adorait le corps des trois Rois Mages; or,
ceux-ci n'avaient jamais existé! Ailleurs on conservait précieusement le lait de
la Vierge ... et ceci depuis 1600 ans sans qu'il ne se corrompe! À Saint-Jac-
ques-de-Compostelle se trouvait le corps de saintJacques, frère de Jésus, apô-
tre et évangélisateur de l'Espagne. Du Moulin voulut démontrer que,
6 F. de CROY, Les Trois conformités, à savoir l'harmonie et convenance de l'Église romaine avec le paga-
nisme, judaïsme et hérésies anciennes, s.L, 1605.
7 ]. SoLE, Le débat entre protestants et catholiques français de 1598 à 1685, Thèse dactyl. Lille III, 1985,
4vol.
8 Ibidem, p. 191.
9 Ibidem, p. 1267.
128 ALAIN JOBLIN
10 P. jURIEU, Préjugés légitimes contre le Papisme, Amsterdam, 1685, 2 vol.; ID., resprit de M. Arnauld,
Deventer, 1684, 2 vol.
Il P. SoLE, op, cit., p. 1609.
12 A. d'AUBIGNÉ, Œuvres, Paris, Gallimard, 1969.
13 D. CROUZET, Les guerriers de Dieu, Seyssel, éd. Champs Vallon, 1990, 2 vol.
L'attitude des protestants Jaœ aux reliques 129
critique du culte des reliques. Des thèmes récurrents furent sans cesse utilisés,
le plus souvent sur un mode ironique:
- le culte des reliques détourne le chrétien de la «vraye religion» ;
- ce culte était une supercherie, une tromperie, donc l'œuvre du Diable;
- c'était une invention de l'Église (institution contaminée par une influence
diabolique), qui ne reposait sur aucune légitimité biblique ou historique;
cette Église utilisait les reliques pour s'enrichir.
Tout n'est pas si simple cependant. Cette critique nous suggère, en effet,
deux remarques.
14 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, Klincksieck,
1975.
15 P. BoussEL, Des reliques et de leur bon usage, Paris, Balland, 1971.
16 ÉRASME, Colloques, Paris, Imprimerie Nationale Editions, 1992, 2 vol.
17 E LECERŒE, Le signe et la relique: la théologie de l'image, Thèse Montpellier, 1987.
130 AlAIN JO BLIN
Elle ne se borne pas à dénoncer des abus pour qu'ils soient corrigés, mais
appelle à la destruction totale des reliques et à la suppression des cultes qui
leur étaient liés. Cette critique se voulut définitive. Elle introduisit une
volonté de rupture avec le passé, surtout chez Calvin qui rejetait fermement
une religion de «l'ostentation qui (donnait) une grande place aux corps» 18 et,
pourrions-nous ajouter, au matériel. Là encore, nous verrons quels seront les
effets de ces prises de position.
Mais auparavant, la lecture des écrits des différents auteurs réformés qui
s'exprimèrent sur cette question nous suggère une seconde remarque.
En effet, certains de ces auteurs vont établir un distinguo entre fausses et
vraies reliques. Jacques Cappel, professeur de théologie à Sedan entre 1611 et
1619, explique ainsi qu'à l'origine le culte des reliques fut tout à fait légitime.
Les premiers chrétiens protégeaient les dépouilles des martyrs en les regrou-
pant dans des catacombes où ils se réunissaient, puis, par la suite, ces "reli-
ques" furent transportées dans les églises qu'on était en train de construire.
Cette pratique, explique Jacques Cappel, rappelait la vénération qu'avaient les
Juifs pour les os de leurs patriarches 19 . Cappel rejoint ainsi Calvin qui, dans le
Traité des reliques, estimait qu'il était légitime d'inhumer et de garder honora-
blement le corps des martyrs. Mais il s'agissait surtout de se souvenir et
d'honorer ce qui pouvait être une source d'inspiration pour le croyant et, en
aucun cas, il ne s'agissait d'attribuer à ces reliques quelque vertu particulière.
Or, Jacques Cappel devient beaucoup moins clair dans sa démonstration
lorsqu'il admet qu'il fallait satisfaire, à travers le culte des reliques, le goût du
peuple pour le merveilleux religieux ... N'était-ce pas la porte ouverte aux pra-
tiques que l'on voulait dénoncer?
Mathieu Bochart expliquait, pour sa part, qu'il n'était pas contre le culte
des reliques (ni contre celui des saints et des images), en reprenant la défini-
tion donnée par l'Église à l'occasion de divers conciles. Cependant, constatait-
il, il y eut peu à peu, et surtout dernièrement (à la fin du Moyen Âge), une
déformation du dogme: ce qui avait été bien défini à la lumière de la connais-
sance s'était peu à peu perverti. L'Église (par cupidité?) avait chargé les reli-
ques de vertus et de fonctions qui n'appartenaient qu'à Jésus-Christ.
Tous ces auteurs posaient donc la question du détournement d'une prati-
que que l'on pouvait considérer, au demeurant, comme légitime mais unique-
ment envisagée dans une optique éducative et commémorative. Or, le distin-
guo remarqué ne fut-il pas source d'ambiguïté auprès des chrétiens
récemment passés à la Réforme? Les autorités protestantes ne furent-elles pas
26 La plupart de nos exemple sont extraits de]. Rùu, Les monuments détruits de l'art français. Histoire
du vandalisme, Paris, Hachette, 1959, 1, p. 65-106.; 0. CHRISTIN, op. cit.; D. CROUZET, op. cit.
27 Th. de BRIMONT, Le XVI' siècle et la Réforme en Berry, Paris, 1905, 2 vol.
28 S. DEYON et A. LomN, Les casseurs de l'été 1566; l'iconoclasme dans le Nord de la France, Paris,
Hachette, 1981.
29 A. LE RoY, Histoire de Notre-Dame-de-Boulogne, Paris et Boulogne, 1681.
30 0. CHRISTIN, op. cit., p. 134.
31 L. Rùu, op. cit.
134 AlAIN JOBLIN
32 Th. de BÈZE (attribué à), Histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France, Toulouse,
1882,2 vol.
33 j.-M. REGNAULT et P. VERMANDER, «La crise iconoclaste de 1566 dans la région d'Armentières. Essai
de description et d'interprétation», Revue du Nord, 59, 1977, p. 221-231.
34 D. CROUZET, op. cit., p. 680. Rappelons qu'au Moyen Âge, l'authenticité d'une relique pouvait se
marquer par l'incorruptibilité (d'un corps) ou par la« bonne odeur» qu'elle «dégageait» ...
35 Nous reprenons ici les thèses de D. CROUZET, op. cit.
L'attitude des protestants face aux reliques 135
pas non plus que l'autorité catholique matérialisait son pouvoir en organisant
des processions (avec reliques) dans un espace donné. Ce genre de proces-
sions s'était multiplié dans les années 1530-1540, puis à nouveau après 1570,
pour laver les affronts provoqués par les protestants36 . De telles manifesta-
tions étaient donc, aux yeux des huguenots, l'expression même d'une catho-
licité agressive et menaçante. Il était donc normal que les reliques, point de
mire des processions, attirent les foudres iconoclastes des Réformés.
Précisons, enfin, que certaines actions dirigées contre les reliques se ratta-
chaient à une longue tradition en la matière: l'insulte pouvait, en effet, évo-
quer certains rites d'humiliation qu'un fidèle insatisfait pouvait infliger à une
relique "défaillante". Le feu permit, par ailleurs, à partir du VIe siècle, de véri-
fier l'authenticité d'une relique dans une sorte d'épreuve qui n'était pas sans
rappeler les ordalies37 .
Toutes ces épreuves se déroulaient également dans un climat de fête et de
dérision. Ainsi, les destructeurs d'images et de reliques inscrivaient leurs ges-
tes dans de véritables "contre-processions" à caractère carnavalesque (comme
ce fut le cas à Mâcon en 1562). Ces manifestations se terminaient par un feu
purificateur qui annonçait l'arrivée de temps nouveaux38 .
La destruction des reliques (comme celle des images), semble donc bien
avoir eu un sens symbolique fort. Il s'agissait, en les détruisant, de démontrer
l'existence d'une supercherie et de purifier un espace. Il s'agissait donc de
rétablir l'intégrité d'une pratique religieuse «polluée» par les œuvres du Dia-
ble. Mais ces destructions eurent également une autre finalité.
Un certain nombre d'exemples nous montrent les huguenots s'emparer
des reliquaires et en détacher tout ce qui était précieux et monnayable. En
1562, à Saint-Denis, on arracha les lamelles d'or et d'argent qui étaient sur les
reliquaires. À Saint-Benoît-sur-Loire, on fit fondre la châsse d'or qui contenait
les reliques du saint; on fit de même à Saint-Martin de Tours39 . À Lyon, en
1563, les reliques furent fondues sur ordre du baron des Adrets et transfor-
mées en lingots pour procurer des fonds au prince de Condé, expliqua-t-on40 .
Certains pillards expliquaient qu'ils se réappropriaient ainsi ce que l'Église
avait volé~ mais le plus souvent, on désirait se procurer des fonds pour soute-
nir l'effort de guerre des forces huguenotes.
36 Après l'affaire des Placards en 1534, on organisa à Paris une grande procession expiatoire où
furent montrés «les plus beaulx reliquieres de Paris»: « Saincte couronne d'épines, sainctz cloudz,
sainct fer de lance, verge d'Aron», etc. Q. CoRNETTE, Chronique ... , op. cit.)
37 N. HERRMANN-MAsCARD, op. cit.
38 Sur le sens des mascarades, fêtes carnavalesques à l'époque moderne, voir R. MucHEMBLED, Cul-
ture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV'-XVIW siècle), Paris, Flammarion, 1978.
39 L. IŒA.u, op. cit.
40 Les iconoclastes donnèrent les mêmes explications pour justifier leurs actes à Saumur, Angers, etc.
136 AlAIN JOBLIN
41 C.L. GRANDMAISON, Procès-verbal du pillage par les Huguenots des reliques et joyaux de Saint-Martin-
de-Tours en mai et juin 1562, Tours, 1863.
42 0. CHRISTIN, op. dt., p. 90.
43 Voir à ce sujet 0. CHRISTIN, op. cit. et D. CROUZET, op. cit.
44 S. DEYON et A. LomN, op. dt., O. CHRISTIN, op. cit. et D. CROUZET, op. cit.
L'attitude des protestants face aux reliques 137
drale, «craindans que quelques abus n'y entrevint» 47 . Les reliques allaient
surtout nourrir et entretenir un véritable esprit de reconquête ami-protes-
tante. La reprise de contrôle par les catholiques d'un espace précédemment
occupé par les huguenots se fit presque toujours par le déroulement d'une
procession avec exposition de reliques (exemples: à Chelles le 20 juin 1561,
à Agen le l3 octobre 1568, etc.). Ces manifestations donnaient souvent lieu à
des coups de théâtre qui montraient que l'hérésie était terrassée: d'une
manière ou d'une autre, les reliques retrouvaient leur antique pouvoir et se
"vengeaient" de leurs persécuteurs ... À Angers, par exemple, le 4 avril1562,
fut donc brûlé le reliquaire de saint René et, nous dit-on, « ... (il) y eut beau-
coup (de) huguenots qui avaient (. .. ) faict brusler ung si riche et précieulx
reliquaire, qui tournèrent d'esprit et devindrent comme fols et enragez ... »48 .
Ce retournement de conjoncture allait perdurer tout au long du XVIIe siè-
cle. En 1635, à l'occasion d'une procession qui se déroulait à Mery-es-Bois,
petit village berrichon, on exposa la mâchoire de sainte Solange. Un huguenot
qui assistait au spectacles 'écria: «À quoi bon tout ce vacarme? Sans doute
parce qu'on promène une châsse, les cataractes du ciel vont-elles s'ouvrir!».
Et la pluie se mit à tomber49 ...
Les reliques permettaient donc désormais de confondre les hérétiques et,
au XVIIe siècle, leur culte fut souvent mis en opposition à la présence hugue-
note. À Lille, par exemple, la jeune Isabeau Wecque était malade depuis
longtemps; les remèdes ne la guérissaient pas. On décida alors de la mettre en
présence d'un cheveu de saint Ignace (relique acquise en 1622 par les Jésuites
installés dans la cité). Elle fut guérie et, nous dit-on, « .. .le dernier jour (d'une
neuvaine dite en vue de sa guérison), jour de la Visitation de Notre-Dame, elle
a été sans appui à ladite église de Saint-Sauveur, communié et retourné de
même sorte, avec admiration et étonnement de la paroisse, criant que c'était
une confusion des hérétiques» 50 . Après avoir servi la propagande huguenote,
le culte des reliques se retournait contre ses détracteurs pour affirmer le
triomphe d'un catholicisme redynamisé et à nouveau conquérant. Les protes-
tants avaient voulu détruire en le ridiculisant un culte qu'ils exécraient; or,
celui-ci était sorti de la crise régénéré et vivifié.
47 C. DELORE etC. jACQUART, Les troubles religieux à Arras, 1555-1579, Mémoire de maîtrise (dir. A.
Lottin), Université de Lille III, 1977.
48 ]. LoUVET, «Journal ou récit véritable de tout ce qui est advenu digne de mémoire tant en la ville
d'Angers, pays d'Anjou et autres lieux (1560-1634)», Revue de l'Anjou et de Maine-et-Loire, 1854-
1856.
49 P. BousSEL, op. cit.
50 H. PlATELLE, Les chrétiens face au miracle. Lille au XVII' siècle, Paris, Cerf, 1968.
L'attitude des protestants face aux reliques 139
51 ]. LOUVET,op. dt.
52 M. VENARD, Réforme protestante, Réforme catholique dans la province d'Avignon, XVI' siècle, Paris,
Cerf, 1993.
53 R. MANDROU, Introduction à la France moderne, 1500-1640, Paris, A. Michel, 1961 et 1974 (l'Évo-
lution de l'Humanité).
54 Le protestantisme en Dauphiné au XVII' siècle, éd. P. BouLLE, La Bégude de Mazena, 1983.
55 B. DOMPNIER, Le venin de l'hérésie, Paris, Le Centurion, 1985.
56 K. THOMAS, Religion and the Decline of Magic, Londres, 1971.
57 B. VOGLER, Vie religieuse en pays rhénans dans la seconde moitié du XVI' siècle (1556-1619), Thèse
58 W FRIJHOFF, «La fonction du miracle dans une minorité catholique : les Provinces-Unies au XVIIe
siècle~. Revue d'Histoire de la Spiritualité, 48, 1972, p. 151-178.
59 B.S.H.P.E, 55, 1906, p. 559.
L'attitude des protestants face aux reliques 141
1 Traduction française par Frank Muller, parue en 1998 aux Éditions du Cerf, de: H. BELTING, Bild
und Kult. Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Mup.ich, Beek Verlag, 1990.
2 Darmstadt, 1995.
146 JEAN-CLAUDE SCHMITT
3 E. MEYER, «Reliquie und Reliquiar im Mittelalter», Festschrift Georg Heise, Berlin, 1950, p. 55 sq.,
cité et contesté par A. LEGNER, op. cit., p. 185 et surtout p. 277 et fig. 129. On pourrait aussi citer, dès
le très Haut Moyen Âge, la croix reliquaire du Saint-Sang de Bergame.
4 D. F. APPLEBY, «Holy Relie and holy image: saints' relies in the western controversy over images in
the eigth and ninth centuries», Word and Image, 8, p. 333-343 (p. 340).
Les reliques et les images 147
montrer qu'il n'y a pas de solution de continuité entre tous ces objets, qui
tiennent les uns aux autres par toute une gamme de tensions entre l'humain et
le divin, le créé et le fabriqué, le figuré et l'abstrait, le mort et le vivant, le visi-
ble et l'invisible. C'est dans ce cadre élargi et plus théorique que les approches
empiriques habituelles sur lesquelles je serai amené à m'appuyer, que je vou-
drais m'interroger sur les différences, les analogies et les relations mutuelles
entre reliques et images, comprises comme des modes parmi d'autres de pré-
sentification et de visualisation du sacré. Comment images et reliques sont-
elles différentes, mais complémentaires? Comment s'articulent-elles simulta-
nément à d'autres objets religieux? Comment comprendre l'évolution de leurs
relations dans l'histoire des pratiques et des croyances chrétiennes?
Il est vrai qu'ici aussi une logique profonde est à l'œuvre: les reliques,
comme l'eucharistie, comme les images elles-mêmes, procèdent d'une dialec-
tique du visible et de l'invisible qui fait que ce que l'on voit n'est jamais le tout
de ce qui est: la consécration des saintes espèces ne change rien à leur appa-
rence extérieure de pain et de vin, de même que les reliquiœ ou pignora,
comme leur nom l'indique, renvoient toujours à un autre, le saint qui est
vivant au ciel et dont elles ne sont que les vestiges ou les garants, un saint qui
ne se montre pas, sinon peut-être dans les rêves. Les images enfin ont une
fonction de memoria des saints, de la Vierge, du Christ, dont elles évoquent
les figures et dont elles tiennent parfois leur puissance miraculeuse, mais sans
pouvoir jamais être confondues avec eux. Les rituels du voilement et du
dévoilement, qui sont communs aux reliques (qu'on pense aux armoires à
reliques ou aux ostensions de reliques), aux images Gusque dans l'ouverture
et la fermeture réglée des retables de la fin du Moyen Âge) et à l'eucharistie
(qu'il s'agisse du geste de l'élévation ou de l'ouverture et fermeture du taber-
nacle), manifestent avec solennité et même exacerbent cette nature profondé-
ment duelle d'un sacré qui, au moment même où il semble céder au désir
d'appropriation des fidèles (homologue du «désir de voir l'hostie»), se sous-
trait à lui: au désir de voir, de toucher, de manger, s'opposent le refus de la
communion fréquente, renfermement des reliques, la fermeture du retable.
Le sacré se soustrait aux regards pour mieux se faire désirer, tandis que les
clercs tirent les grilles devant leurs trésors pour mieux rappeler leur mono-
pole de la gestion du sacré.
6 Ibid., p. 113.
Les reliques et les images 151
main gauche (fig. 6). C'est dire le caractère symbolique de tous ces modes de
figuration, qui jamais, même dans le cas des images narratives, ne visent
exclusivement à représenter le saint et son histoire, mais qui toujours en
livrent une figuration symbolique qui transcende les contingences de la sim-
ple perception. Les images, comme les reliques, sont ici-bas une partie du ciel
et c'est pourquoi elles sont efficaces.
Parfois, la relique se prolonge en une image que les pèlerins ne veulent
pas seulement contempler ensemble dans le sanctuaire, mais qu'ils veulent
pouvoir emporter chacun, en privé, avec eux, pour en conserver le souvenir
et le pouvoir bienfaisant. Ainsi acquièrent-ils des insignes de pèlerinage à
l'effigie de la relique et du reliquaire, à Rome de la Véronique, à Lucques du
Volto Santo, à Saint-jacques, à défaut de l'effigie du saint, de la coquille qui en
est l'emblème8 .
Il arrive enfin, mais sans doute est-ce un cas limite, que les pèlerins
renoncent à toute figuration pour ne retenir de la présence sacrée que son
éclat, signe de son pouvoir: à Halle vers 1500, les gravures sur bois du Hal-
lesches Heiltumbuch du cardinal Albert de Brandebourg montrent les pèlerins
se munissant de miroirs qui captent le reflet de la relique comme s'il s'agissait
des rayons du soleil: ainsi espèrent-ils emporter avec eux, mieux encore que
son image, l'effet du rayonnement et de la force invisible de la relique. Il ne
fait aucun doute que cette pratique procède de la conception traditionnelle de
la vision comme extramission, qui est au fondement de la croyance à
l'influence du regard et au "mauvais œil". Peut-être pensait-on même se pro-
téger ainsi de la relique en se satisfaisant de son reflet indirect. On ne regarde
pas impunément le sacré, qu'il prenne la forme d'une image ou celle d'une
relique.
8D. BRUNA, Enseignes de pèlerinage et enseignes profanes, Paris, Musée National du Moyen Âge- Ther-
mes de Cluny, 1996.
Les reliques et les images 153
fois, Dieu signe en quelque sorte de sa main une nouvelle image, en faisant
pour elle un miracle propre à la rendre pleinement légitime: comme le bois de
la tête du Gerokreuz s'était fendu, l'archevêque Gero de Cologne, en 970, y
déposa pieusement une hostie consacrée sur laquelle aussitôt la fente se
referma. Seul le geste unissant le Corps du Christ à son effigie pouvait donner
pleinement naissance à cette image-corps quasi vivante et active de la Pré-
sence réelle. On ne peut dénombrer les statues de la Vierge à l'Enfant qui
auraient été découvertes miraculeusement à la suite d'un songe, par un berger
ou un enfant innocent, dans un arbre, sous un rocher, près d'une source: les
exemples de ces traditions légendaires abondent au Moyen Âge, puis de nou-
veau à la Contre-Réforme 12 .
Reliques et images sont également liées dans l'histoire de leurs cultes res-
pectifs et des critiques qu'ils suscitèrent. Encore que la chronologie ne soit pas
exactement la même dans les deux cas et que les deux moitiés, orientale et
occidentale, de la chrétienté présentent des différences importantes.
En Orient comme en Occident, le culte des reliques fut précoce et vite
important, peut-être même plus important que celui des icônes, même si ce
dernier, en raison de la crise de l'iconoclasme, a davantage retenu l'attention
des historiens. Ce sont en effet les images qui ont suscité le plus d'hostilité.
Elles étaient le maillon faible de l'amatus des églises. Cependant, l'essor du
culte des reliques a lui aussi éveillé des craintes et justifié des hésitations. Dès
le IV" siècle, Ambroise de Milan fut contraint de dénoncer l'opinion de Vigi-
lantius, un clerc aquitain qui assimilait à l'idolâtrie la vénération des reliques
des saints. Les hérétiques médiévaux, depuis Pierre de Bruys qui, au XIIe siè-
cle, fut réfuté par l'abbé de Cluny Pierre le Vénérable, jusqu'aux lollards de la
fin du Moyen Âge, ne cesseront de développer de semblables arguments con-
tre les reliques.
Plus encore, à l'approbation unanime d'un culte des images et à son essor
rapide, s'opposait le fait qu'elles étaient considérées comme des artifices, aux
deux sens du mot: d'une part, elles étaient fabriquées par l'homme, et non
créées par Dieu; et d'autre part, pesait sur elles le vieux soupçon platonicien
de la fiction, de l'illusion trompeuse dans laquelle le christianisme n'a pas
tardé à voir la marque du démon. Ces raisons, parmi d'autres plus politiques,
expliquent la place médiocre qu'occupent encore les images, officiellement du
moins, à l'époque carolingienne, dans la hiérarchie des objets utiles au culte,
telle que la proposent les Libri carolini de 793 et encore le Liber synodalis de
12 W. A. CHRISTIAN, Apparitions in Late Medieval and Renaissance Spain, Princeton, Princeton Univer-
sity Press, 1981.
156 JEAN-ClAUDE SCHMITT
Paris de 825 13 . Pour Théodulf d'Orléans et les autres prélats francs, les reli-
ques ont un statut bien inférieur à ceux- dans l'ordre décroissant de dignité
des objets sacrés- de l'eucharistie, de la croix (qui est le signum du Christ, pas
une imago), des reliques des saints et même des vases sacrés. Bien qu'il ne
faille pas les détruire puisqu'elles sont utiles à la remémoration de l'histoire
sainte, les images ne sauraient être, comme les reliques, objet de veneratio.
Paradoxalement, c'est en dénonçant à la fois le culte des reliques et celui
des images que l'évêque Claude de Turin engagea ses propres détracteurs,
Dungal puis Jonas d'Orléans, à réunir les questions, jusqu'alors distinctes, des
reliques et des images. À ses yeux, la vénération des reliques était, autant que
celle des images, pure idolâtrie et les ossements des saints n'avaient pas plus
de valeur que ceux des animaux. Comme l'écrit David F. Appleby, «Claude
(de Turin) franchit deux étapes ignorées par les auteurs des Libri carolini et du
Libellus de Paris. Premièrement, sur le plan théologique, il associa les images
et les reliques, transformant ainsi la controverse franque sur les peintures reli-
gieuses en une controverse sur le culte des saints; aux unes comme aux
autres, il dénia le statut d'objets dignes de vénération. Deuxièmement, sur le
plan pastoral, il dénia aux images et aux reliques une place dans l'église en
tant que décors et mémoriaux et aussi en tant que moyens d'instruction et
d'édification». Dans ses Responsa contra perversas daudii Taurinensis episcopi
sententias, Dungal prend acte de l'avancée opérée par son adversaire par rap-
port aux Libri carolini quand il reconnaît que les images ne peuvent être sépa-
rées des autres objets du culte, spécialement des reliques: les unes et les
autres doivent être vénérées par le fidèle qui, à travers elles, n'adore que Dieu.
Et elles partagent les mêmes fonctions pastorales et didactiques. La même
opinion est défendue ensuite par Jonas d'Orléans dans le traité De cultu ima-
ginum par lequel il réfute, lui aussi, Claude de Turin. Mais Jonas se distingue
de Dungal en insistant, plus que lui, sur les prérogatives des évêques dans
l'identification des saints objets du culte.
L'apport de Claude de Turin aura donc été d'obliger les auteurs ecclésias-
tiques à lier plus étroitement que ce n'était encore le cas à la fin du VIlle siècle
le sort des images et celui des reliques dans le culte chrétien. Le débat polé-
mique aura, comme c'est souvent le cas, précipité l'évolution des jugements,
des opinions et des pratiques. Au xue siècle pareillement, c'est la polémique
anti-juive qui permettra de préciser la valeur théologique des images pour
l'Église d'Occident. C'est à cette occasion que la hiérarchie des objets du culte
sera définitivement clarifiée au profit des images, justifiées par la logique de
13 D. F. APPLEBY; art. dt. Sur la controverse, on pourra se reporter au volume collectif dirigé par F.
BŒSPFLUG- N. LossKY; Nicée II- 787-1987. Douze siècles d'images religieuses, Paris, Cerf, 1987.
Les reliques et les images 157
14 A. VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age d'après les procès de canonisa-
tion et les documents hagiographiques, Rome, École Française de Rome, 1981, p. 522.
158 JEAN-CLAUDE SCHMITT
*
La relation entre images et reliques inclut d'autres objets encore: d'un côté
. les pierres et les métaux précieux, de l'autre l'hostie et le Précieux Sang.
Essentielle en effet est la question du statut respectif de l'ensemble des objets
doués de sacralité. Ils sont liés entre eux en tant qu'ils entretiennent avec la
Création divine toute une série de rapports différents qui signent leur spécifi-
cité, qu'il s'agisse des matières merveilleuses (or, cristal de roche, améthyste,
etc.) que Dieu a créées originellement dans la nature, des corps humains, eux
aussi créés, dont proviennent les reliques, des images faites au contraire de
main d'homme, mais qui revendiquent une origine divine ou miraculeuse, du
corps sacramentel du Christ qui se reproduit chaque jour dans l'hostie et le
calice. C'est en raison de leurs différences de statut que ces objets jouent dans
le culte des rôles complémentaires, mais indissociables: tel autel de la fin du
Moyen Âge, dans une grande débauche d'or et de couleur, réalise devant le
prêtre et les fidèles l'étonnant étagement de reliques serties dans la table du
sacrifice, puis du calice et de la patène où sont consacrés le corps et le sang du
15 The Life ofSt. Edmund by Matthew Paris, éd. C. H. LAWRENCE, Oxford, 1996, p. 162.
16 Hedwig Codex, The). Paul Getty Museum, ms. 83. MN. 126, fol. 46v, 87 et l37v.
Les reliques et les images 159
Christ, et enfin d'un retable sculpté et peint se déployant avec ses ailes autour
d'une série de reliquaires ou du tabernacle.
Le rapport entre ces objets tient donc aussi à leur mise en scène rituelle
dans l'ordre du visible. Mais ce dernier tend moins à montrer qu'à dévoiler,
c'est-à-dire à cacher pour suggérer seulement et à ne révéler que de manière
exceptionnelle. Toujours quelque chose de la Présence réelle- non seulement
de Dieu, mais des saints- demeure hors d'atteinte des yeux de chair. Il faut
s'abandonner au rêve pour percer cette invisibilité. Le mouvement d'ailes du
retable symbolise et matérialise au rythme de la liturgie cette épiphanie
momentanée, comme le fait aussi l'élévation de l'hostie par le prêtre au
moment de la consécration, et comme le font pareillement l'inventio, l'elevatio,
la translatio, l'ostensio des reliques. C'est ensemble que ces objets sacrés, dans
le mouvement dialectique du montré et du caché, mobilisent la piété indivi-
duelle et les mouvements collectifs d'adhésion aux mystères du rituel.
Tout au long de la période envisagée, reliques et images entretiennent
ainsi de riches relations dont l'histoire, en Occident, ne se réduit pas à une
évolution simple, du culte tôt affirmé des reliques vers celui, de plus en plus
important, des images. Les reliques n'existent et n'agissent qu'à travers leurs
formes de visibilité et si les images ne contiennent pas toutes des parcelles de
corps saints, du moins prétendent-elles, comme les reliques, rendre présent
l'invisible dans une forme matérielle. Dès le IXe siècle, il n'est plus possible de
penser les unes sans les autres. Et si vers l'an mil, avec la majesté de sainte Foy,
la relique se fait image, au XIIIe siècle, dans le cas de sainte Hedwig, l'image
devient une relique quasi corporelle.
161
FI&- l . lA miSt tn i""'S' dt rdiq11ts N fa VmW Croix Mitd (!Oflarlfdt l'IJ'tlptrftjr HtnJ1 Il, wrs
1020. Munich, Reslckn:. Selvulommcr.
162 }EAN..CLAUOE SCHMITI
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~tt. Cappcnbcrg. Sc>hlossmuswm.
165
Fig. 5. Un rtflqlta!rt wuwn d'images. Reliquaire ck l.Jrl:ltrJ41 (/~~tt), Xrv" sf«lt. N~ York,
Pi(:rpotu MOJV.n Ubr.uy.
166 JE.AN.CLAUOE SCHMI1T
Fig. 6. Rdiqwir~ dt: .sai11t Gc.,-g<s enJorn'~(. de bras. Xk sitdt, Conques. Trtsor dt l'abbaye
Sa-inte-Foy.
167
1 Voir le panorama de la recherche tout récemment dressé par M. DURLIAT, «Réflexions sur l'art
*
Par l'un de ses aspects, le célèbre plan adressé aux environs de 830 à
l'abbé Gozbert de Saint-Gall4 (fig. 1) constitue un excellent point de départ
pour notre présentation. On y observe en effet, dans le cadre d'un édifice de
configuration encore relativement simple - un corps basilical à deux absides
opposées et transept peu saillant - une distribution à peu près uniforme des
autels: celui de saint Paul dans l'abside orientale (a); celui de saint Pierre en
position symétrique dans l'abside occidentale (v); celui de la Vierge et de saint
Gall dans la travée précédant l'hémicycle oriental (d); ceux des saints Benoît
et Colomban (e, D puis ceux des saints Philippe et Jacques (g) et André (h)
dans le vaisseau transversal; ceux de la Sainte-Croix (k) et des deux saints
Jean (1) dans la nef axiale; ceux des saints Étienne, Martin, puis des saints
Innocents et - ? - des saintes Lucie et Cécile, dans le collatéral nord (n, o, p,
q); et enfin, ceux des saints Laurent, Maurice, Sébastien, puis des saintes Aga-
the et Agnès, dans le collatéral sud (r, s, t, u). N'omettons pas d'ajouter aussi-
tôt que, dans l'esprit du concepteur, chacun de ces autels devait se voir
associé à des reliques: cela puisque, dès la fin de l'Antiquité, s'était largement
instaurée la pratique du dépôt de parcelles saintes - simples reliques «de
contact» à défaut de véritables restes corporels - pour que l'autel puisse rem-
[architecture religieuse carolingienne. Les formes et leurs fonctions, Paris, 1980. Voir aussi l'article de
G. BANDMANN, «Früh- und hochmittelaltediche Altaranordnung als Darstellung», Das erste]ahrtau-
send. Kultur und Kunst im werdenden Abendland an Rhein und Ruhr, éd. V H. ELBERN, I, Düsseldorf,
1962, p. 371-411, qui descend jusqu'à certains édifices d'époque romane.
4 Voir en dernier lieu W jACOBSEN, Der Klosterplan von St.Gallen und die Karolingische Architektur, Ber-
lin, 1992 (dont p. 327-328 pour le débat sur la datation du document).
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 171
plir son usage eucharistique 5 ; vers l'an mil, une enluminure à cet égard parti-
culièrement suggestive de l'Apocalypse de Bamberg montre d'ailleurs
l'Agneau sur un autel dont la base surmonte un groupe de martyrs 6 (fig. 2).
Cette mise au point faite, et pour revenir au plan de Saint-Gall, le simple
énoncé des vocables permet de constater une remarquable cohérence dans la
distribution spatiale: car indépendamment du dédicataire principal associé à
Marie, en première place obligée à l'autel majeur entre croisée et hémicycle
oriental, de forts accents se trouvent portés d'une part au centre de la nef,
avec l'évocation du sacrifice rédempteur amplifiée par la conjonction de celles
du prophète de l'Agneau et du témoin privilégié du supplice, et d'autre part
aux deux extrémités de l'édifice avec les deux premiers des apôtres; la hiérar-
chie continue ensuite à se développer en toute logique, avec les trois autres
apôtres et les deux figures de référence du monachisme occidental de l'épo-
que dans le transept jouxtant l'aire du maître-autel; et la cohorte des autres
saints se cantonne enfin dans les vaisseaux secondaires. À l'intérieur de
l'église, chacun des espaces accueille donc une catégorie particulière, et
l'accord s'avère manifeste entre l'importance respective de ces espaces archi-
tecturaux et celle des autels en question: en ce sens, le bâtiment apparaît en
parfaite adéquation à son rôle de réceptacle et, pour mieux dire, de présentoir
des reliques suivant un système reflétant à la fois l'ordre céleste, la non moins
incontournable préséance des pères fondateurs au sein d'une abbatiale, et
celle du saint local. Mais en dépit de cette adéquation, on ne saurait encore
parler d'une réelle détermination du parti architectural par la mise en valeur de
ces reliques. Le schéma de Saint-Gall reste en effet, pour l'essentiel, celui de
nombreuses basiliques paléochrétiennes elles-mêmes issues des basiliques
civiles romaines, et où l'organisation en plusieurs vaisseaux incluant un mode
de subordination entre ceux-ci était d'emblée de règle. Dans un tel édifice, un
5 Voir notamment N. DuvAL, «L'organisation de l'église et son mobilier», Naissance des arts chrétiens.
Atlas des monuments paléochrétiens de la France, éd. N. DuvAL, Paris, 1991, p. 61-62, et, pourles siècles
'postérieurs, l'état assez récent de la question par A. VON Euw, dans Omamenta ecclesiœ, éd. A. LEGNER,
I, Cologne, 1985, p. 402-404, avec bibliographie; voir aussi, dans un cadre régional, l'étude de
P. DOURTHE, «Typologie de l'autel, emplacement et fonction des reliques dans la Péninsule ibérique et le
Sud de la Gaule du V au XIe siècle», Bulletin monumental, 153-I, 1995, p. 7-22. On rappellera cepen-
dant que dans la toute première phase de l'architecture chrétienne (au IV siècle, notamment), l'autel,
encore unique alors, n'est pas lié à des reliques: voir N. DuvAL, op. cit., 1993, p. 25.
6 Bamberg, Staatsbibliothek, Ms. Bibl. 140, fol. 16v; image reproduite notamment par A. ANGE-
NENDT, «ln meinem Fleisch werde ich Gatt sehen. Bernward und die Reliquien», Bernward von Hil-
desheim und das Zeitalter der Ottonen, éd. M. BRANDT et A. EGGEBRECHT, I, Hildesheim-Mayence,
1993, p. 363, fig. 184. On trouve aussi cette représentation dans des programmes monumentaux de
la pleine époque romane: voir notamment Y. CHRISTE, «À propos des peintures de Saint-Aignan de
Brinay: les Innocents du mur Est», remplacement et la fonction des images dans la peinture murale du
Moyen Age. Actes du 5' séminaire international d'art mural, 16-18 septembre 1992, Saint-Savin (Centre
international d'art mural, Cahier no 2), Saint-Savin-sur-Gartempe, s. d., p. 30.
172 JEAN-PIERRE CAILLET
7 Voir notamment C. METZGER, «Le mobilier liturgique», Naissance des arts chrétiens, op. cit., 1991,
p. 265-266 ainsi que les schémas et photographies, p. 256-259.
8 Le traitement de cette aire en plate-forme au-dessus d'une salle basse abritant le tombeau du saint
constitue évidemment un autre trait de ce «remodelage»; mais nous reviendrons plus loin, avec
l'examen particulier du problème des cryptes, sur cet aspect non moins capital.
9 N. DuvAL, Les églises africaines à deux absides, II, Paris, 1973; Th. ULBERT, Frühchristliche Basilihen
il A. R. TERRY, The Architecture and Architectural Sculpture of the Sixth-Century Eufrasius Cathedral
Complex at Poreé, Ph. D. University of Illinois, 1984, repr. Ann Arbor (Michigan), 1985, p. 226-230.
Le troisième de ces autels est aujourd'hui trop fragmentaire pour que l'on puisse être assuré de sa
configuration.
12 Voir notamment B. MOIAJOU, La basilica eufrasiana di Parenz:o, 2e éd., Padoue, 1943, p. 52, 56;
puis M. PRELOG, The Basilica ofEufrasius in Poreé, 2e éd. anglaise, Zagreb-Porec, 1994, p. 22 et photo-
~phies XXIII-XXVIII, p. 49-51.
3 C. HEITZ, [architecture religieuse, p. 28, avec renvoi à la bibliographie.
14 M. GoMEZ-MORENO, Iglesias mozarabes: arte espatiol de los siglos IX a XI, Madrid, 1919 (réimpr.
Grenade, 1975), p. 159-161; et, en dernier lieu, notice de S. NOACK-HALEY dans The Art of Medieval
Spain, A.D. 500-1200, catalogue de l'exposition du Metropolitan Museum of Art, New York, 1993-
94, p. 151-152, n° 76.
15 Voir notamment]. A. ADELL et X. BARRAL 1 ALTET, «RipoU*, Catalunya romànica, X, El Ripollès, Bar-
celone, 1987, p. 206-333 (il s'agit de l'église consacrée par l'évêque-abbé Oliba en 1032); P. DEMOUY;
notice sur Saint-Remi de Reims dans Le paysage monumental de la France autour de l'an mil, dir.
X. BARRAL 1 ALTET, Paris, 1987, p. 307-309, avec plan p. 318 et bibliographie (dont surtout].-
P. RAVAUX, «L'église Saint-Remi de Reims au XIe siècle *• Bulletin archéologique du Comité des travaux
historiques et sdentifiques, 1972, p. 51-98).
174 JEAN-PIERRE CAILLET
gnées, comme à Saint-Michel-de-Cuxa dans l'état de 974 16 (fig. 8); soit elles
s'échelonnent avec retraits successifs aux flancs d'un chœur allongé, comme à
Perrecy-les-Forges 17 (fig. 9). Pour notre propos, il n'est à vrai dire pas aisé de
traiter de ces édifices dans la double mesure où l'imprécision (voire la
carence) des données textuelles et l'insuffisance des investigations archéologi-
ques nous laissent souvent dans un état de large méconnaissance des disposi-
tifs liturgiques d'origine. À cet égard, l'exemple de l'abbatiale de Cluny Il, sans
doute mise en chantier vers le milieu du xe siècle et consacrée en 981, témoi-
gne bien des problèmes ardus qui se posent 18 : les fouilles de K.]. Conant ont
certes révélé l'existence d'un chevet «échelonné» à quatre absidioles latérales,
plus deux pièces quadrangulaires interposées (fig. 10), mais les coutumiers
du XIe siècle n'indiquent ni la localisation des autels ni celle des reliques. Pour
un édifice comme l'abbatiale de Saint-Sever, à six absidioles également éche-
lonnées dans un chevet attribué à la seconde moitié du XIe siècle (fig. 11), les
sources textuelles- d'ailleurs transmises de manière plutôt vague- attestent
bien l'existence de nombreuses reliques et d'autels sous des vocables spécifi-
ques, mais pour les XVIe-xvne siècles seulement 19 . À défaut d'informations
plus satisfaisantes, il semble cependant que l'hypothèse de l'implantation
d'autels secondaires - et par contrecoup la présence de reliques - demeure la
plus vraisemblable pour la genèse de ces chevets. Indépendamment des anté-
cédents carolingiens ou mozarabes mentionnés ci-avant, on peut en effet
s'appuyer sur quelques témoignages du début de l'époque proprement
romane confirmant le même usage: ainsi, le monastère de Cluny comportait
roussillonnaises, V, 1975, p. 7-40; X. BARRAL I ALTET, fart pre-romànic a Catalunya. Segles IX-X, Barce-
lone, 1981, p. 184-187, avec abondante bibliographie; ID., Saint-Michel-de-Cuxa, Rennes, 1986;
Y. CARBONELL-l..AMOTHE, notice dans Le paysage monumental, p. 467, avec plan et coupes p. 112-113;
à nouveau P. PONSICH, «Saint-Michel-de-Cuxa au siècle de l'an mil (1ère partie: avant l'an mil)», Les
Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, 19, 1988, p. 7-32; ID., «Avant-propos: le siècle de l'an mil à Saint-
Michel-de-Cuxa», ibid., 20, 1989, p. 22-28.
17 Voir notamment, pour cet édifice encore peu étudié, R. et A.-M. ÜURSEL, Les églises romanes de
l'Autunois et du Brionnais, Mâcon, 1956, p. 253-264. Le chevet a fait l'objet d'une importante réfec-
tion à la fin du Moyen Âge Q.-B. DE VAIVRE, «Constructions adventices du XV' siècle aux prieurés de
Charlieu et de Perrecy», Bulletin monumental, 141-IY, 1983, p. 387-403), mais l'agencement roman
est facilement restituable: voir en dernier lieu E. VERGNOLLE, fart roman en France, Paris, 1994,
E· 55-56.
8 E. VERGNOLLE, loc. cit.; voir aussi N. STRATFORD, «Les bâtiments de l'abbaye de Cluny à l'époque
médiévale. État des questions», Bulletin monumental, 150-IV, 1992, p. 386-388, avec renvoi à la
bibliographie antérieure.
19 Voir). CABANOT, «La construction de l'abbatiale de Saint-Sever. État des questions», Saint-Sever,
millénaire de l'abbaye. Colloque international, mai 1985, éd. ]. CABANOT, Mont-de-Marsan, 1986,
p. 145-161 ;]. GARDELLES, «Le chevet de l'abbatiale de Saint-Sever. Sa place dans l'histoire de l'archi-
tecture romane», ibid., p. 167-180; ainsi que les remarques complémentaires de]. CABANOT dans la
«Table ronde» conclusive, ibid., p. 239-240.
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 175
une autre église, sous le vocable de la Vierge, sans doute construite dans la
seconde moitié du XIe siècle, et pour laquelle un coutumier contemporain sti-
pule que chacun des trois hémicycles orientaux comportait bien un autel 20 .
On reviendra aussi, pour les décennies plus proches de l'an mil, à l'exemple
de Saint-Michel-de-Cuxa21 . On dispose là de deux documents assez
explicites: l'un, de 974, constituant l'acte de consécration, et l'autre, de 1040,
commémorant ce même événement. On y lit que l'autel majeur (dédié à
l'archange Michel) est érigé dans le «principal sanctuaire du Saint des Saints,
appelé aussi presbyterium», soit à l'évidence dans l'abside quadrangulaire
axiale; on apprend de plus qu'un fragment de la Sainte-Croix a été enfermé
dans la table, tandis que de nombreuses autres reliques (censées avoir été
acquises par l'abbé Garin à jérusalem, Rome et divers lieux) ont été déposées
sous la base de cet autel; puis il est ajouté que l'on a procédé au dépôt d'autres
reliques encore dans les différents autels secondaires, suivant leurs invoca-
tions respectives. Ces autels secondaires étaient au nombre de six, d'après les
mêmes sources: de la sorte, on parvenait avec l'autel majeur au chiffre corres-
pondant «aux sept dons du Saint-Esprit». Nos deux textes ne spécifient pas
les emplacements des autels secondaires, mais on suivra aisément P. Ponsich
pour admettre que quatre d'entre eux occupaient les quatre absidioles, et que
les deux derniers avaient pu trouver place vers les extrémités d'un transept
largement saillant. Une modification devait intervenir dans les premières
décennies du XIe siècle: pour P. Ponsich, le successeur de Garin, Oliba, aurait
sans doute transplanté les deux autels des extrémités du transept dans deux
absidioles - en flanquant une troisième, axiale - alors édifiées à l'Est de
l'abside quadrangulaire initiale; on a aussi suggéré que ces absidioles supplé-
mentaires avaient été destinées aux reliques de Valentin, Flamidien et
Nazaire, une triade particulièrement honorée dans le rp.onastère 22 ; de toute
manière, il apparaît pour le moins plausible que le nouveau dispositif à trois
hémicycles a été conçu pour l'exaltation de corps saints.
Ce réaménagement de l'abbatiale roussillonnaise nous engage à aborder
deux autres aspects extrêmement importants de l'évolution des chevets: celui
du regroupement de plusieurs autels à reliques au-delà de l'abside majeure, et
celui, qui y est étroitement lié, de la circulation vers ces autels. Les inconvé-
nients que devait engendrer l'encombrement de la nef, tel que le montre un
document comme le plan de Saint-Gall, ont semble-t-il assez rapidement con-
duit à rechercher une autre formule dont, dans la seconde moitié du IXe siè-
de, Saint-Pierre de Flavigny offre un exemple déjà très élaboré (fig. 12):
l'introduction des reliques de sainte Reine, survenue en 864, y est manifeste-
ment à l'origine d'un dispositif complexe comprenant, outre la «confession»
sous l'hémicycle principal, un prolongement en trois vaisseaux aboutissant à
une rotonde à deux niveaux; en 878, sept autels y étaient consacrés 23 . Ces
rotondes orientales ont parfois atteint un développement considérable, qui
culmine à Saint-Bénigne de Dijon au début du XIe siècle (fig. 13): là, les sour-
ces font état d'une quantité impressionnante de reliques- 93, probablement
incorporées pour la plupart dans les autels distribués aux trois niveaux de la
construction24 . Quant au principe d'une circulation vers une pièce implantée
au-delà de l'abside, il semble remonter à une très haute époque si l'on se
réfère à l'exemple paléochrétien de Saint-Pierre de Vienne (fig. 14): la restitu-
tion qui en a été proposée après les fouilles montre en effet une sorte de gale-
rie couverte, menant depuis les annexes latérales à une petite salle derrière
l'hémicycle 25 . L'époque romane, en relation directe avec l'essor des pèlerina-
ges, a parachevé le système tant du point de vue fonctionnel - avec une série
de chapelles greffées sur un déambulatoire circonscrivant l'abside - que de
celui de l'homogénéité architecturale- avec l'obtention d'un remarquable éta-
gement des volumes. Une étape décisive en ce sens a dû être franchie dans la
seconde moitié du xe siècle, à la cathédrale de Clermont-Ferrand26 ; et, peu
après l'an mil, on assiste à une mise en œuvre incontestablement maîtrisée au
chevet de Saint-Philibert de Tournus, avec un déambulatoire à chapelles
rayonnantes sur deux niveaux en superposition exacte 27 (fig. 15); certains
23 Chr. SAPIN, La Bourgogne préromane, Paris, 1986, p. 81-112; et résumé par le même auteur,
«Saint-Pierre de Flavigny. L'ancienne abbatiale et ses cryptes», Congrès archéologique de France, 144'
session (1986), Auxois-Châtillonnais, Paris, 1989, p. 97-109.
24 Voir notamment C. HEITZ, I..:architecture religieuse, p. 179-180 et n. 22, p. 249, ainsi que les der-
et les nécropoles dans les Alpes et la vallée du Rhône. Origines et premiers développements», Actes
du XI' congrès international d'archéologie chrétienne, Lyon-Grenoble-Vienne-Genève-Aoste, 1986, II,
Rome, 1989, p. 1493, avec plan et élévation restituée p. 1497-1498; notons cependant qùe l'on
ir!ore la fonction exacte de la salle en question.
2 Voir notamment la notice d'A. CouRTILLÉ dans Le paysage monumental (cité n. 16), 1987, p. 180-
181, avec plan et vue intérieure, p. 191; aussi, les observations relatives à la chronologie par]. HEN-
RIET, «Saint-Philiben de Tournus. Histoire, critique d'authenticité, étude archéologique du chevet
(1009-1019)», Bulletin monumental, 149-III, 1990, p. 267.
27 ]. HENRIET, ibid., p. 229-316. Voir aussi le résumé par le même auteur, «Saint-Philiben de Tour-
nus. Les campagnes de construction du XI' siècle», Saint-Philibert de Tournus. Histoire, archéologie,
art. Actes du colloque du Centre international d'études romanes, Tournus, 1994, éd.]. THIRION, s. l., 1995,
p. 177-192; données complémentaires d'ordre cultuel parE. PAIAZZO, «La liturgie autour de Tour-
nus au Moyen Âge», ibid., p. 87-104.
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 177
28 N. STRATFORD, «Les bâtiments», p. 304. On dispose surtout maintenant de la thèse d'A. BAUD, Le
chantier de la troisième église abbatiale de Guny (Université de Lyon-Il, 1996): voir notamment
p. 283-295 (chronologie) et 370-385 (adaptation aux usages liturgiques, et liens avec le parti des
é?lises « de pèlerinage »).
2 A. BAUD, ibid., p. 374-377; pour les célébrations, et l'importance toute particulière prise par les
messes des morts, voir aussi D. loGNA-I'RAT, «Les morts dans la comptabilité céleste des clunisiens
de l'an mil», Religion et culture autour de l'an mil. Royaume capétien et Lotharingie (actes du colloque
Hugues Capet 987-1987. La France de l'an mil. Auxerre-Metz, 1987), éd. D. loGNA-PRAT et ].-Ch.
PICARD, Paris, 1990, p. 55-69.
30 Dans la rotonde de Saint-Bénigne de Dijon; voir bibliographie n. 24.
31 1. GUI, N. DUVAL et ].-P. CAILLET, Basiliques chrétiennes d'Afrique du Nord, 1, Inventaire de l'Algérie,
Paris, 1992, p. 32-35 et 92-103.
32 R. KRAUTHEIMER, Rome, Profile of a City, 312-1308, 2e éd., Princeton, 1983, p. 86, avec schéma de
cipe, en tout cas, apparaît déjà bien connu; il offre le double avantage d'assu-
rer la protection matérielle des restes vénérés (en cas d'incendie notamment,
cela d'autant mieux que ces cryptes seront vite voûtées), et de rehausser le
caractère saint de l'office en regroupant les clercs en position éminente sur
une estrade surplombant le sépulcre des saints. En conjonction avec le remo-
delage du plan par l'ajout d'absidioles et éventuellement d'un déambulatoire,
c'est l'établissement de nouveaux rapports dans les volumes internes qui
intervient alors. On a, pour Sainte-Marie-du-Transtévère à Rome, le témoi-
gnage du Liber Pontificalis quant à l'aménagement d'une crypte de ce genre à
l'initiative du pape Grégoire IV (827-843): le chœur, désormais surélevé, est
accessible par des escaliers; et le texte souligne bien l'amélioration qui en
résulte pour l'autel majeur, auparavant in humili loco 33 . Pour ce qui est de la
chronologie des transformations de ce type, on notera cependant d'impor-
tants décalages: car si cet exemple romain s'avère, à quelques décennies près,
contemporain de ceux de Saint-Gall ou de Fulda - et donc encore relative-
ment précoce-, il faudra parfois attendre le plein Âge roman pour que des
édifices adoptent de telles dispositions: ainsi à Centula/Saint- Riquier, où la
grande crypte du chevet n'est pas antérieure au milieu du XIe siècle34 .
La même abbatiale, pour sa phase des environs de 800 cette fois, présente
aussi une superposition de niveaux tout à fait remarquable dans son massif
occidental 35 (fig. I7): les reliques sont également à l'origine de ce développe-
ment imposant de l'élévation, puisqu'il s'agissait d'abriter dans la capsa maior,
au rez-de-chaussée de cette turris, vingt-cinq reliques du Christ en prove-
nance de Terre Sainte; à l'étage, juste au-dessus (et en correspondance donc
absolument logique), s'implantait l'autel du Sauveur; avec, de part et d'autre
de cette tour principale, les deux tourelles d'escalier indispensables pour
accéder à la plate-forme (et aux tribunes des chantres à un troisième niveau),
la façade de l'église acquérait un poids monumental sans précédent. Comme
l'a relevé C. Heitz36 , ces massifs occidentaux apparemment nés en Neustrie
carolingienne ont eu une descendance considérable: notamment les
«Galilées» de Bourgogne 37 ; les tours-porches romanes du Centre-Ouest de la
France, dont Saint-Benoît-sur-Loire offre l'un des plus beaux spécimens38 ;
33 R. KRAUTHEIMER, S. CORBEIT, R. FRANKL, Corpus Basilicarum Christianarum Romœ, Ill, Rome, 1971,
p. 65-71 (dont p. 66 pour le texte en question).
34 C. HEITZ, L'architecture religieuse, 1980, p. 56.
35 Ibid., p. 54-56.
36 Ibid.• p. 226.
37 Voir en dernier lieu le même C. HEITZ, «À propos de quelques "Galilées" bourguignonnes», Saint-
Philibert de Tournus, éd.]. THIRION (cité n. 27), p. 253-272.
38 E. VERGNOllE, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculpture du Xf siècle, Paris, 1985, notamment p. 34-36
ou, en terre d'Empire, des édifices qui, comme l'abbatiale alsacienne de Mar-
moutier, maintiennent jusqu'au xne siècle, moyennant quelques simplifica-
tions internes, l'essentiel du schéma initial39 (fig. 18). Là encore, il est le plus
souvent impossible, faute d'indications claires sur les aménagements liturgi-
ques anciens, de déterminer si ces chapelles hautes ont toujours continué à
être associées à des réceptacles ou autels à reliques; mais du moins, le cas de
Saint-Riquier affiche bien cette préoccupation à l'origine d'un schéma qui
devait marquer fort durablement l'architecture religieuse d'Occident 40 .
Une fois abordés ces problèmes de plan, de niveaux et d'articulation des
volumes, il est un autre point à envisager tout aussi impérativement: il s'agit
de montrer comment l'édifice en vient à s'identifier, au sens le plus fort du
terme, à un reliquaire. Cela peut s'opérer d'abord par une incorporation des
reliques qui dépasse le procédé courant du dépôt dans les cavités d'autel -
soit d'un cantonnement dans le domaine du mobilier liturgique - pour investir
la stucture architecturale elle-même. Trois témoignages particulièrement émi-
nents s'en offrent dans notre période. Pour le milieu saxon des environs de
l'an mil, d'une part, le chroniqueur Thietmar de Mersebourg rapporte à
l'empereur Otton 1er le Grand en personne l'injonction d'emmurer des reli-
ques dans plusieurs chapiteaux de la cathédrale de Magdebourg au cours de
sa construction; et cela a été reproduit à l'initiative de l'évêque Bernward dans
sa fondation de Saint-Michel de Hildesheim, où deux des chapiteaux d'ori-
gine aujourd'hui conservés sont surmontés d'une imposte avec les noms des
saints dont elles renferment des restes 41 (fig. 19). D'autre part, on mention-
nera pour le début du XIIe siècle le cas de Saint-Clément de Rome: là, c'est
dans la maçonnerie du centre de la conque absidale qu'ont été insérées les
reliques42 (fig. 20). On notera que les deux partis ainsi retenus sont chargés
d'une signification profonde: comme l'a fait observer A. Angenendt, la locali-
sation dans les chapiteaux associés aux supports de l'édifice renvoie à la for-
mule paulinienne présentant les disciples du Christ comme des «colonnes»
(Galates, 2, 9) et au passage de l'Apocalypse promettant au vainqueur de
devenir «l'une des colonnes du Temple de Dieu» (Apoc., 3, 12); et, quant à
l'abside romaine, l'inscription précise que les martyrs reposent ainsi «dans le
43 E. VERGNOLLE, Saint-Benoît-sur-Loire, p. 249-253; ID., [art roman en France, p. 182, avec quelques
Grandmont, conservée à Ambazac); D. KàTZSCHE, Der Welfenschatz, Berlin, 1973, p. 35-38 et 71-73,
n° 15 (reliquaire supposé du crâne de saint Grégoire de Nazianze).
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 181
48 ].GuiRAUD, «Le commerce des reliques au commencement du !Xe siècle», Mélanges de l'École fran-
çaise de Rome, 12, 1892, p. 73-95 (repris dans ID., Questions d'histoire et d'archéologie chrétienne, Paris,
1906, p. 235-261).
49Voir par exemple la châsse de saint Taurin d'Évreux, du milieu du XIIIe siècle: notice par]. TARA-
LON dans Les trésors des églises de France, catalogue de l'exposition de Paris, Musée des arts décoratifs,
1965, p. 222-224, n° 217.
182 JEAN-PIERRE CAILLET
Fig. l. Saint-Gall, plan de l'abbatiale carolingienne avec l'emplacement des autels (vers
830), d'après C. Heitz.
l8~
Fig. 2. Apoct.liJP$t dt 8c11n~rg. Sol. 16 v : autel wrmonu.nt un groupe de man)'~ (\"n"S l'an
mil). Bambt.rg. Swtsbibl., Ms. B1bl 110.
Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane 185
LA
i1
--
U. PIAZZO
1t ~··l<'\110
Fig. 3. Parenzo/Porec (Istrie), plan du complexe «euphrasien» (VIe siècle), d'après U. Piazzo.
186 JEAN·PIERRE CAILLET
Fig, S. Mistail (Grisons). tglise ~int •Pi(rrt, \'Ut imtrieuft: J\'tt lu trois Julel$ (dtsposition
rttnot\t3nt aux cmirons ~ 800).
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inscrite aux TWm$ des martyrs..
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Fig. 9. Perrecy-les-Forges, église priorale, plan Fig. 10. Cluny, église abbatiale dite
(début du XIe siècle), d'après E. Vergnolle. «Cluny Il», plan (2e moitié du xe siècle),
d'après K. ]. Conant.
- l~o-llo 0 RmmJ/illllidlfJ
Fig. 11. Saint-Sever, église abbatiale, plan (2e Fig. 12. Flavigny, église abbatiale, plan du che-
moitié du XIe siècle), d'après E. Vergnolle. vet (2e moitié du XIe siècle), d'après C. Sapin.
Fig. 1). Dijon, tglisc a~tiak $;1int·Btnigne. coupe de b r«oodc du d lt:\'el (dtbut
du Xi'C sitdt) pu dom Pbnchcr (1739).
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Fig. 16. Cluny, tgl~ abbalialt du(: •Ctuny Ill •, vue b tt111k t t pbn (\~1$ l130. ,,-et :ua-
boutana post~ritul"5 sur nef et 9\'.;t.nHwO. Oessln dt Giffan (\'t':rs 1700).
192 JEAN·PIERRE CAll.LET
Fig 20. Romt, tglisc ~iru •Otment . j»ttic ctntnk de rabsidc: avte inscription
menlionnant la pr~ de: Killques (dtbut du XIJC si~de).
Pig. 21. Saint·Benoll-w.r-l..oi~. tgti$t: abbcuialt, chapiteau d1.1 çhœur rtpt'tkntant un mi·
rade de $11int Btnott (~ moitit du Xl"" si«ie).
19'1 JEAN·PIEIUU! CAlU.ET
Fig. 12. Stlk$.$ur.CI'IC'r, tgltst 531nt·E\1Sl!oe, fri$e$ sculpctts dt l':absldt (2f: moitit du XJt>
.siklc').
Fig, 2). Chmt de $3intt V~ltric (pn>duaieon limousine, 2C
moitit du xut sltdt). Salm·Ptttrsbourg. Musèt de rEnniUJtt.
. . .
Fig. 24. Ch~ de p im E~icnnt de Mum. f'CO\'· de Gr.tnd~
mont (produakla hmoustnt. le molt~ du xue sltdt). Amba·
Ure. tgJist paroissiak'
196 jEAN·I'lEAAE CAILlET
Fig. 25. Rt:liqlllirt du ~r.\tlé dt ~int Gdgoirt de N:uhnu ... ? .. (production c:w::>loruisc:. ~
moitit du Xllt: skie). Btrlin. Kunstst.,.'trbtmusw.m.
fig, 26. Gin)', t#lSt ablxttlak dnt •Oun)' lll•.1.'113qi.W:tte d1.1 c~'Ct (Cluny, mustc Odûe:r).
Culte des reliques et épigraphie.
L'exemple des dédicaces
et des consécrations d'autels
jean MICHAUD
1 Un aperçu plus large de cette partie introductive a été donné par l'auteur dans sa thèse de 3e cycle:
Les inscriptions de consécration d'autels et de dédicace d'églises en France du VIII" au XIIf siècle. Épigraphie
et liturgie, Poitiers, Centre d'Études Supérieures de Civilisation Médiévale, 1978 (ouvrage dactyl.).
L'ouvrage sera désormais abrégé: MICHAUD, Les inscriptions.
2 Et cum aperuisset sigillum quintum, vidi sub altare animas interfectorum propter verbum Dei et propter
3 Peristephanon, XI, PL, 9, col. 548-549. «En cette noble retraite repose le corps d'Hippolyte, auprès
de l'endroit où s'élève l'autel consacré à Dieu. Cette même table dispense la nourriture sacramentelle
et garde, fidèle, [le corps] de son martyr. Elle garde dans ce tombeau les ossements du protecteur
dans l'attente de l'Éternel et nourrit du saint sacrifice les riverains du Tibre».
4 Senno CCXX, In natali Cypriani martyris, PL, 38, col. 1413.
5 G. B. de Rossi, Roma sotteranea, Rome, 1864, II, p. 464 et 491.
6 Hune ego locum prœdestinaveram mihi (. ..) sed cedo sacris victimis dexteram portionem, locus iste marty-
ribus debebatur. Condamus ergo reliquias sacrosanctas et dignis œdibus invehamus (Epistola XXIII, PL, 16,
col. 1023).
7 Dignum est enim ut ubi requiescat sacerdos, ubi offerre consuevit (EpistolaXXII, 15, PL, 16, col. 1019).
8 EpistolaXXXII, 6, PL, 61, col. 333.
9 Consecrationem altaris celebramus: et juste ac merita gaudentes celebramus festivitatem in qua benedic-
tus vel unctus est lapis in quo nobis divina sacrificia consecrantur (Sermo CCXXX. Indicationes ecclesie vel
altaris consecratione, PL, 39, col. 2169).
10 Les reliques des saints, Formation coutumière d'un droit, Paris, 1975 (Société d'Histoire du Droit.
dm altaria colocasse (Dom E. MARTÈNE, De antiquis Ecclesiœ ritibus libri quatuor, lib. I, art. 6, Rouen,
1700, p. 304).
15 L. DUCHESNE, op. cit., p. 423.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 N. HERRMANN-MAsCARD, op. cit., p. 33.
202 JEAN MICHAUD
AU GURU VERISSIMI
EULALIAE MAXIMAE
ET JULIAE 19 .
19 A. HüBNER, Inscriptiones Hispaniœ christianœ, Berlin, 1871, no 57, p. 19;]. VIVÈS, Inscripciones cris-
tianas de la Espana romana y visigoda, 2e éd., Barcelone, 1969, no 328, p. 110.
20 HüBNER, op. cit., no 382, p. 62; VIVÈS, op. cit., n° 331, p. 112.
21 HüBNER, op. cit., no 383, p. 62; non cité par VIVÈS.
Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 203
NE EUlALIAE DOM
NI VICENTI DOM
NORUM TRIUM22 .
Faute de reliques, l'autel pouvait recevoir des linges qui avaient été mis au
contact des corps saints ou de leurs tombeaux, disposition déjà établie au
temps de Grégoire le Grand 23 . À défaut on pouvait enclore dans l'autel des
fragments de l'Évangile ou même une hostie consacrée 24 . Cependant on choi-
sissait de préférence des reliques et, pour s'en procurer, les clercs n'hésitaient
pas à entreprendre parfois de longs déplacements. Ainsi des prêtres de l'île de
Bretagne décident-ils, à la fin du VIe siècle, de se rendre à Rome pour y cher-
cher des reliques des apôtres et des martyrs afin de les placer dans leur
église25 • Mais il faut attendre en fait les VII1e-IXe siècles pour voir se dévelop-
per considérablement le culte des reliques, notamment à la suite des grandes
translations collectives des restes des martyrs regroupés à Sainte-Praxède sous
les pontificats de Paul 1er et de Pascal 1er 26 .
La liturgie
Les traités liturgiques ainsi que les pontificaux donnent une idée de
l'importance considérable des reliques dans les cérémonies de dédicaces
d'églises et de consécration d'autels.
Le Pontifical romano-germanique du xe siècle précise que le prélat consé-
crateur aura, préalablement à la cérémonie, préparé les reliques destinées à
22 HüBNER, op. cit., n° 374, p. 59-60. On retiendra le formulaire de cette consécration, très proche
des textes que l'on trouve à l'époque romane.
23 Cognoscat autem tranquillissima Domina, qui romanis consuetudo non est, quando sanctorum reliquias
dant, ut quidquam tangere prœsumat de corpore, sed tantummodo in pyxide brandeum mittitur, atque ad
sacratissima corpora sanctorum ponitur. Quod levatum in ecclesia, quœ est dedicanda, debita cum venera-
tione reconditur. .. (Epistolarum liber IV, PL, 77, col. 702).
24 Duchesne rapporte que cette disposition figure au canon 2 du concile de Colichyth (Chelsea)
tenu en 816: Eucharistia (. ..) cum aliis reliquiis condatur in capsula ac servetur in eadem basilica. Et si
alias reliquias intimare non potest, tamen hoc maxime projicere potest, quia corpus et sanguis est Domini
nostri]esu Christi (Origines du culte chrétien, p. 387).
25 Acceleravit venire Romam, cujus sedi apostolicœ tune Sergius papa prœerat (. ..), et reliquias beatorum
apostolorum ac martyrum Christi ab eis se sperans accipere, ut Deum in gente cui prœdicaret destructis ida-
lis ecclesias institueret, haberet in promptu reliquias sanctorum quas ibi introduceret (BÈDE LE VÉNÉRABLE,
Historia ecclesiastica, III, ll, PL, 95, col. 243-246).
26 R. FAVREAU, «Épigraphie médiévale et hagiographie», Le culte des saints. Actes du colloque de Poi-
tiers, septembre 1993, Poitiers, 1995 (Civilisation médiévale, 1), p. 72; repris dans Études d'épigraphie
médiévale, Limoges, PULIM, 1995, p. 601.
204 JEAN MICHAUD
27 Ipsa [oratio] finita, susdpit ipsas reliquias a presbitero et portat eas cum honore, laudes decantando, cum
cruce et turibulis et luminibus multis ad altare intus in ecclesiam et ponit super altare novum. Et extenso
velo inter eas et populum, recondit ipse pontifex manu sua ipsas reliquias in loco altaris canendo
antiphonam: Exultabunt sancti in gloria cum psalmo Cantate Domino (Le Pontifical romano-germanique
du dixième siècle, éd. C. VOGEL, 1, Vatican, 1963 (Studi e testi, 226), p. 88.
28 Ante diem dedicationis pontifex paret reliquias in altari consecrando incluendas, panens eas in decenti et
munda vasculo vitreo, veZ eneo, veZ alio, cum tribus grani incensi, veZ, deficientibus reliquiis panat ibi corpus
Domini (M. ANDRIEU, Le pontifical romain au Moyen Age, t. III, Le pontifical de Guillaume Durand, Vati-
can, 1940 [Studi e testi, 88], p. 456).
29 Panat etiam ibi carticulam de caria, scriptam de grossa littera, continentem cujusmodi reliquiœ sunt ibi
inclusœ et in cujus sancti honorem et nomen ecclesia ipsa et altare dedicantur, nomen consecrationis et
indulgentiam quam in anniversario dedicationis die concedit, annum quoque, mensem et diem quibus dedi-
catur, sigillens ipsum vasculum diligenter (ibid., p. 456).
3° Celebrandœque sunt vigilœ ante reliquias ipsas et canendi nocturni et matutinœ laudes in honorem pluri-
morum sanctorum, veZ eorum quorum reliquiœ sunt condendœ (ibid., p. 466).
31 Interim autem dum premissa preparantur, pontifex debet annuntiare populo in cujus sancti honorem et
nomen ecclesia est dedicanda et quorum sanctorum reliquiœ sunt in altari recondendœ (ibid., p. 460).
32 Et scola iterum incipit letaniam in qua bis nominetur sanctus ille in cujus nomine ecclesia veZ altare dedi-
catur et eorum quorum ibi reliquiœ recluduntur (ibid., p. 463).
33 Tune pontifex facit ibi breviter verbum ad plebem de virtuto et privilegiis dedicationis ecclesiœ, de decimis
et aliis proventibus ecclesiasticis illi integre restituendis. Fundator quoque ecclesiœ et plebs diligenter admo-
neantur de dote illius et qualem honorem ecclesiœ et presbiteris exhibere debent (ibid., p. 4 75).
Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 205
confession34 . Bien sûr, pour chacun des moments de la cérémonie, les auteurs
des pontificaux et des différents traités liturgiques liés à ces offices précisent
les antiennes qui seront chantées. C'est ainsi que pour l'élévation et la proces-
sion des reliques, on trouve les antiennes Ambulate sancti Dei et Cum jucundi-
tate ou encore Ecce populus. Pour le scellement des reliques, ces mêmes
auteurs citent les antiennes Corpora sanctorum, Exultabunt sancti, Laudate
Dominum, Sub al tare Dee5 .
L'apport épigraphique
Il convient en abordant cette partie de bien distinguer le patronage de
l'église ou de l'autel des reliques qui y sont déposées et que mentionnent les
inscriptions. En effet, on constate fréquemment un manque total de concor-
dance entre le titulaire de l'autel et les corps saints qui s'y trouvent enclos.
Dans l'article déjà cité de Robert Favreau, l'auteur illustre ce propos par plu-
sieurs exemples: Saint-André de Cologne consacré en 974 en l'honneur de
l'apôtre André et de tous les apôtres et dont les reliques conservées sont celles
de l'apôtre Matthieu, des martyrs Christophe, Laurent, Cyriaque, Côme et
Damien, Cécile et Agnès; l'église Saint-Paulin de Trèves consacrée en 1078
qui renferme des reliques du sépulcre du Seigneur, de Lazare, des martyrs
Pancrace, Sébastien, Diogène et des vierges Barbara et Cécile; l'inscription de
consécration de 1248 de l'église abbatiale cistercienne de Veruela en Aragon,
placée sous le patronage de Dieu et de la Vierge, qui, outre des reliques du
Christ et de Marie, renferme des reliques de jean-Baptiste, des apôtres André,
jacques le Mineur, Barthélemi, Thomas, Philippe, des martyrs Étienne, Lau-
rent, Vincent, Christophe, Blaise, Émétère, Celedonius, des confesseurs
Martin, Nicolas, Benoît et des vierges Catherine et Lucie36 . À Saint-jean-de-
Montiemeuf de Poitiers, si l'inscription de consécration de l'autel matutinal
par Urbain II en 1096 permet de constater la coïncidence entre le patronage
de l'autel et les reliques déposées, on observe que l'autel dédié aux apôtres
34 Et mox facit cum pollice singulas cruces de crismate in quattuor angulos confessionis seu foraminis sive
sepulcri in quo reliquœ debent recludi, dicens faciendo unamquamque crucem: Consecretur et sanctificetur
hoc sepulcrum in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti. Pax huic domui. Amen (ibid., p. 478).
35 Outre les pontificaux déjà cités, on pourra consulter: GRÉGOIRE LE GRAND, Liber sacramentorum:
Ordo ad dedicandam ecclesiam, PL, 78, col. 152-162; RÉMI n'AUXERRE, Tractatus de dedicatione ecclesiœ,
PL, 131, col. 845-862; BRUNO o'Asn, De consecratione ecclesiœ, PL, 145, col. 1091-1100; HONORIUS
dit d'Autun, Gemma animœ, PL, 177, col. 590-596; HUGUES DE SAINT-VICTOR, De triplici dedicatione
Templi, PL, 177, col. 339-344; ROBERT LE PETIT, De cœremoniis, sacramentis, officiis et observationibus
ecclesiastids, PL, 177, col. 382-388; SICARD DE CRÉMONE, Mitrale, seu De officiis ecclesiasticis summa,
PL, 213, col. 28-37.
36«Épigraphie médiévale et hagiographie», p. 77 dans la publication des Actes et p. 609-610 dans
Études d'épigraphie médiévale.
206 JEAN MICHAUD
abrite les reliques des martyrs Abonde, Maxime et Archelaus et que l'autel des
saints abbés de Cluny renferme les reliques de Marthe, d'Audifax et d'Aba-
cuc37. À Saint-Avit-Sénieur en Dordogne, l'autel dédié à saint jacques contient
les reliques des martyrs Félix et Nabor envoyées par le pape Innocent 11 38 .
Si donc l'épigraphie peut apporter des informations sur la circulation des
reliques au Moyen Âge, les statistiques qui peuvent être faites demeurent très
imparfaites. C'est ainsi qu'on ne peut considérer avec certitude, comme
accompagnés de reliques leur correspondant, les saints patrons des autels de
Saint-Vaast d'Arras ou de Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers pour lesquels
Alcuin compose toute une série d'inscriptions métriques39 .
Par contre la correspondance entre patronage et reliques est parfaitement
établie pour l'abbaye de Saint-Riquier, la chronique de l'écolâtre Hariulf mar-
quant la parfaite coïncidence entre les deux40 , alors que les inscriptions métri-
ques que composa le diacre de Saint-Riquier, Micon, vers 842, au moment de
la translation des restes de l'abbé Angilbert, ne font qu'exceptionnellement
mention des reliques41 .
Les épigraphes de consécrations d'églises ou d'autels mettent surtout
l'accent sur le patronage et la date à laquelle eut lieu la cérémonie avec précision
du quantième du mois, cette dernière mention étant à elle seule nécessaire et
suffisante pour donner lieu à la célébration de l'anniversaire liturgique. À ces
éléments viennent parfois s'ajouter le nom du prélat consécrateur, les biens
donnés à l'église et la liste des reliques, mais cela n'a rien de systématique, tant
s'en faut. Ainsi sur deux cent soixante-quatorze inscriptions de ce type étudiées
pour la période des vme-xme siècles sur l'ensemble du territoire national,
trente-quatre textes seulement précisent les reliques encloses. Comme on ne
saurait mettre en doute la stricte observance du rituel de ces offices, ni la place
qu'occupe en leur sein la cérémonie des reliques, le fait de citer ou d'omettre ces
éléments dans les inscriptions montre bien que l'objet principal de ces dernières
n'est pas d'ordre canonique ou diplomatique.
37 R. FAVREAU,]. MICHAUD, Corpus des inscriptions de la France médiévale, 1: Poitiers, Poitiers, 1974,
n° 72-74, p. 82-84 [ouvrage désormais abrégé C.I.EM.]; MICHAUD, Les inscriptions, p. 96 et n° 151-
153, p. 198-201.
38 R. FAVREAU, ]. MICHAUD, B. LEPlANT, C.I.EM., 5, Dordogne, Poitiers, 1979, n° 58, p. 73-75;
]. MICHAUD, Les inscriptions, p. 96 et n° 230, p. 238.
39 Trente-trois autels pour Saint-Vaast, dix autels pour Saint-Hilaire-le-Grand auxquels il convient
d'ajouter trente-trois autres textes pour des autels non localisés O. MICHAUD, Les inscriptions, n° 1-23,
25-36,40-72, p. 134-147, 149-159).
40 HARIULF, Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier, éd. FLOT, Paris, 1894 (Coll. de textes pour servir
42 Pour l'autel dédié à Étienne, on trouve le distique: Aurant hic Stephani digne protomartyris almi 1
justi reliquiœ SimeoniSque sacrœ et pour l'autel de Quentin, le texte, incomplet, contient le
pentamètre: Quintini sancti re!iquiœ simul (MGH, Pœtœ latini œvi carolini, 3, p. 358-359).
43 «Voici la manne du confesseur saint Rufin», le terme magna étant mis ici pour manna qui désigne
la poussière sacrée en laquelle se réduit le corps d'un saint (R. FAVREAU,]. MrcHAUD, C.I.EM., 3,
Deux-Sèvres, Poitiers, 1977, n° 13, p. 140-142;]. MICHAUD, Les inscriptions n° 76, p. 162).
44 «Voici les saintes reliques de Saint-Pierre de Vouhé» (ibid., Deux-Sèvres, no 102, p.127-128; Les
p. 531; L. LEviLIAIN, «Les plus anciennes églises abbatiales de Saint-Denis», Mém. Soc. de l'Hist. de
Paris et de l'ne-de-France, 36, 1901, p. 20 et 31; ID., «L'autel des saints manyrs de la basilique de
Saint-Denis», Bull. monum., 75 (1911), p. 221-225;). MICHAUD, Les inscriptions, p. 106 et no 82,
p. 164-165.
50 R. FAVREAU,). MICHAUD, C.I.EM., 2, Département de la Vienne, no 59, p. 100.
Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 209
56 R. fAVREAU,j. MICHAUD, C.l.EM., 1, Ville de Poitiers, n° 75, p. 89-90;]. MICHAUD, Les inscriptions de
consécration ... , no 224, p. 236.
57 ). MICHAUD, Les inscriptions, n° 201, p. 225.
58 R. fAVREAU,). MICHAUD, B. LEPIANT, C.I.EM., 5, Dordogne, n° 58, 73-75;). MICHAUD, Les inscrip-
tions de consécration ... , no 230, p. 238.
59 R. fAVREAU,]. MICHAUD, C.I.EM., 1, Ville de Poitiers, n° 70, p. 75-77; MICHAUD, Les inscriptions, no
223, p. 235.
60 ). MICHAUD, Les inscriptions, n° 199, p. 223-224.
61 ]. MICHAUD, Les inscriptions, n° 206, p. 228; R. fAVREAU,]. MICHAUD, B. MORA, C.I.EM., 13, Vau-
cluse, Paris, 1988, no 47, p. 161.
62 ]. MICHAUD, Les inscriptions de consécration ... , no 238, p. 244.
Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels 211
65 Honorius dit d'Autun écrit par exemple : Hic ager vernat floribus, dum ecclesia resplendet virtutibus.
Odor florum est fragrantia bonorum operum. Rosœ sunt martyres, !ilia virgines, violœ sœculi contemptores,
virides herbœ sapientes, jloridœ proficientes, Jructibus plenœ animœ perfectœ (Gemma animœ, PL, 172,
col. 593).
66 Cœcilia Agathes Agnes et Lucia virgo hœc istis pariter ara sacrata micat !ilia cum rosis fulgent in vertice
~arum et lampas rutilat luce perenne simul (MGH, Poetœ latini, 1, p. 310).
7 R. FAVREAU,]. MICHAUD, C.l.EM., 4, Haute-Vienne, n° 8, p. 98-100.
68 R. FAVREAU,]. MICHAUD, B. LEPLANT, C.l.EM., 8, Tarn-et-Garonne, Paris, 1982, no 4, p. 122-123.
69 Le lecteur pourra consulter à ce propos l'article déjà cité deR. FAVREAU, «Épigraphie médiévale et
iconographie».
Le déroulement des translations de reliques
principalement dans les régions
entre Loire et Rhin aux XIe et XIIe siècles
Pierre-André SIGAL
Une des raisons de l'extraordinaire développement qu'a pris le culte des reli-:-
ques dans l'Occident du haut Moyen Âge est la possibilité, entérinée officiel-
lement par l'Église, de fragmenter et de transporter le corps d'un saint loin du
lieu où il a été enseveli, c'est-à-dire de réaliser une translation de reliques. La
définition de cette pratique dans son sens le plus large a été donnée entre
autres parE. A. Stückelberg: «Sous le nom de translatio reliquiarum ou Trans-
lation, on désigne dans le sens technique du mot, le transport, après qu'il a
atteint le dernier repos, du corps de quelqu'un de l'endroit où il a déjà été
enseveli jusqu'à un nouveau lieu de repos. Une translation peut correspondre
à un déplacement de quelques pieds ou à un voyage de plusieurs jours ou de
plusieurs mois; de même, une translation peut correspondre au transport
d'un corps entier ou bien à celui d'une partie seulement de ce corps» 1 . Cette
définition doit en fait être un peu élargie car le transfert d'un corps saint d'une
châsse dans une autre est aussi une translation. Il peut donc y avoir plusieurs
translations d'une même relique. Du rituel de la translation vient le nom du
genre littéraire qui décrit les opérations et qui s'appelle donc aussi Translatio.
Ce genre a fait l'objet d'une synthèse, il y a quelques années, par Martin Hein-
zelmann2, qui définit les différentes opérations pouvant être considérées
comme des translations: adventus, inventio, elevatio, ostensio, quête itinérante 3 .
1 Cf. E. A. STOCKELBERG, «Translationen in der Schweiz», Archives suisses des traditions populaires, 3,
1899, p. 5.
2 M. HEINZELMANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout, 1979 (Typo-
Cet historien précise, d'autre part, que la période classique des récits de trans-
lations est celle des VIlle-xe siècles. La période suivante des XIe et XIIe siècles
voit se consolider le culte des reliques et se multiplier les fêtes des saints. Les
translations, qui continuent à être nombreuses, sont alors davantage des élé-
vations, des ostensions ou des changements de reliquaire que des acquisitions
de nouvelles reliques4 . Ce sont les translations de cette dernière période que
je me propose d'étudier en prenant pour cadre géographique principal les
régions de la France du Nord et de la Belgique, c'est-à-dire les régions situées
en gros entre Loire et Rhin en y ajoutant quelques exemples plus méridio-
naux. Plus précisément, j'ai choisi d'examiner une vingtaine de textes de cette
époque, époque caractérisée par une abondante production historiographi-
que5. Ces textes concernent vingt-cinq translations échelonnées de 1010 à
11896 dont le tableau suivant définit les données générales:
4 Ibid., p. 89-101.
5 Cf. R.-H. BAUTIER, «L'Historiographie en France aux Xe et XIe siècles», La Storiografia altomedievale,
Settimane di studio del Centra italiano di studi sul!'alto Media Eva, 17, Spolète, 1970, p. 793-855 etE.-
R. LABANDE, «L'historiographie de la France de l'Ouest aux Xe et XIe siècles», ibid., p. 751-791. Éga-
lement Th. HEAD, «The Diocese of Orléans 950-1150 »,Hagiographies, éd. G. PHILIPPART, Turnhout,
1994, 1, p. 345-357; 1. VAN'T SPIJKER, «Gallia du Nord et de l'Ouest. Les provinces ecclésiastiques de
Tours, Rouen, Reims (950-1130)», ibid., 2, p. 239-290; L. GENICOT et P. TOMBEUR, Index scriptorum
operumque latino-belgicorum. Nouveau répertoire des œuvres médiolatines belges, Bruxelles, 1973-1979.
6 Translatio prima S. Bavonis, Analecta Bollandiana, 1968, p. 53-55; Inventio et miracula S. Vulframni, I,
§ 7, éd.]. MABillON, Acta sanctorum ordinis Sancti Benedicti, Paris, 1668-1701, 3, p. 369-370; Dedi-
catio ecclesiœ et translatio corporis S. Remigii, AASS, Octobre 1, p. 181-184; Translatio et miracula S.
Hunegundis, AASS, Août 5, p. 237-240; Inventio et elevatio S. Bertini, AASS, Septembre 2, p. 621-623;
Translatio secunda S. Bavonis, Analecta Bollandiana, 1968, p. 55-60; Translatio S. Lewinnœ, AASS,
juillet 5, p. 619-620; Vita, miracula, elevatio S. Macarii anno 1067, AASS, Avril1, p. 890-892; Passio,
inventio, miracula S. Marcelli, AASS, janvier 2, p. 12-13; Passio et translatio S. Romanœ anno 1069,
AASS, Octobre 2, p. 138-139; Vita S. Bertulphi, MGH, SS, 15, p. 637-641; Translatio secunda et mira-
cula S. Honorinœ,]. MABILLON, Acta, 4, 2, p. 526-528; Miracula S. Foillani, AASS, Octobre 13, p. 423-
424; Epistula Notcheri de Translatione S. Helenœ jacta anno 1095, AASS, Août 3, p. 607-609; Elevatio
S. Wigberti anno 1100, PL, 160, col. 677-680; Inventio S. Aigulfi sœculo XI, AASS, Septembre 1,
p. 758-763; Tractatus de Translatione secunda S. Mansueti, MGH, SS, 15, p. 931-932; Translatio S.
Lifardi anno 1104, AASS, juin 1, p. 303-304; Acta translationis S. Gereonis, PL, 173, col. 433-438;
Miracula S. Gibriani AASS, Mai 7, p. 621; Translatio S. Lazari Augustodunum anno 1147, éd. FAIUON,
Monuments inédits sur l'apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence, Paris, 1848, col. 715-724;
Translatio S. Aldegundis anno 1161, AASS, janvier 2, p. 1050-1052; Gesta abbatum Trudonensium con-
tinuatio secunda, PL, 173, col. 251-256; De inventio et translatione corporis S. Privati, Aldeberti opuscu-
lum primum, éd. C. BRUNEL, Les miracles de Saint Privat suivis des opuscules d'Aldebert III, éveque de
Mende, Paris, 1912, p. 58-61; De revelatione beati Stephani, éd.]. BECQUET, Corpus Christianorum,
Continuatio mediœvalia, Turnhout, 1968, p. 284-288. Ces textes seront désormais désignés, par com-
modité, par le nom du saint bénéficiaire de la translation.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 215
7 C'est la définition qu'en donne l'encyclopédie Catholicisme, publiée sous la direction de G. jAQUE-
MET, Paris, 1937, 7, col. 33.
8 Bertin, § 13-16, p. 617. Les reliques étaient placées dans un caveau situé sous le maitre-autel.
L'abbé Bovon, cherchant à expliquer la présence de reliques à cet endroit et le fait qu'on ait pu perdre
le souvenir d'un corps si précieux, a recours à un thème littéraire à la mode, celui des invasions nor-
mandes. Ce serait pour le préserver de leurs attaques que l'abbé Folcuin aurait enterré le corps du
saint fondateur. Or tous les textes contemporains des invasions normandes signalent qu'au contraire
les reliques n'ont jamais été enfouies mais emportées par les moines, parfois après avoir été déterrées
(cf. A. D'HAENENS, Les invasions normandes en Belgique au IX' siècle, Louvain, 1967, p. 130-133 et
165-167). On retrouve en fait ici la disposition caractéristique des autels du haut Moyen Âge, cons-
truits au-dessus d'un caveau à reliques formant une confession. À l'époque où écrit Bovon, au milieu
du XIe siècle, on a déjà pris l'habitude de placer les reliques sur les autels et le souvenir de la confes-
sion s'est perdu (cf. F. DESHOULIÈRES, «Les cryptes en France et l'influence du culte des reliques sur
l'architecture religieuse», Mémoires en hommage à la mémoire de Fr. Martroye, Paris, 1941, p. 213-
238).
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 217
pas: en 988, les reliques de sainte Mastidie furent découvertes lors de l'agrandissement de la cathé-
drale de Troyes et de la réfection du maître-autel (Inventio S. Mastidiœ et miracula, AASS, Mai 2,
p. 141); vers 1025, c'est en reconstruisant la crypte de l'église de Micy, près d'Orléans, qu'on décou-
vrit le sarcophage de saint Mesmin et de deux de ses disciples (Inventio S. Maximini et discipulorum
eius, éd.]. MABILLON, Acta, cité supra n. 6, 6, I, p. 252-253); en 1131, on trouva le sarcophage de
saint Gaud en reconstruisant le clocher de l'église de Saint-Pair-sur-Océan (Inventio corporis S. Gaudi,
éd. Abbé PIGEON, Vies des saints des diocèses de Coutances et d'Avranches, Paris, 1892-1893, 1, p. 89);
en 1165, au cours de travaux à l'abbaye Saint-Père de Chartres, on dut déplacer quelques tombes
épiscopales et, alors qu'on creusait le mur à l'ouest du chœur, on exhuma un corps qui fut attribué
à saint Gilduin (Vita, inventio et miracula S. Gilduini, Analecta Bollandiana, 1886, p. 154-155).
12 Marcel, § 3, p. 12.
218 PIERRE-ANDRÉ SIGAL
Noyon, les pèlerins se plaignaient à la fin du XIIe siècle de n'avoir que peu de
reliques du saint à honorer. On ne conservait en effet au monastère qu'une
sandale du saint et une croix d'or ciselée par lui. Or, sur le côté gauche de
l'autel, se trouvait un coffret argenté qui, selon une ancienne tradition, conte-
nait de précieuses reliques mais on ne savait plus très bien de quel saint. En
1183, l'abbé Raimond ouvrit donc le coffret et en sortit une besace, des clous,
des fragments de vêtements et des os qu'on s'empressa de considérer comme
appartenant à saint Éloi 13 .
On pouvait aussi se procurer des reliques grâce à la canonisation de nou-
veaux saints. On sait que, jusqu'à la fin du xue siècle où la canonisation
papale commença à s'imposer, c'est la dévotion populaire qui resta la base de
l'instauration de nouveaux cultes, mais une dévotion contrôlée, à partir du IXe
siècle, par l'évêque qui officialisait le culte en pratiquant l'élévation des reli-
ques du nouveau saint. Nous trouvons ainsi, au début du XIe siècle, l'éléva-
tion par l'évêque d'Autun des reliques de saint Hugues, fondateur du prieuré
d'Anzy-le-Duc, en 1067 celle du corps de saint Macaire, mort une cinquan-
taine d'années auparavant à l'abbaye Saint-Bavon de Gand, en 1100, celle des
reliques de saint Guibert, fondateur du monastère de Gembloux, etc. 14 .
Dans le cadre des translations de reliques sans transport se placent aussi
les ostensions de corps saints dont le but est surtout de prouver l'authenticité
de ces derniers. En effet, la multiplication des reliques et les conditions par-
fois douteuses de leur acquisition amenaient certains à émettre des doutes sur
leur valeur, surtout lorsque plusieurs églises affirmaient posséder la même
relique. On organisait alors une ostension solennelle qui permettait d'authen-
tifier les reliques à la fois par l'autorité de la hiérarchie ecclésiastique et par les
miracles qui se produisaient. Nous connaissons ainsi deux ostensions des reli-
ques de saint Bavon au XIe siècle. L'abbaye gantoise de Saint-Bavon était
l'objet d'une âpre rivalité de la part de l'autre grande abbaye de la ville, celle
de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin. Les moines de ce monastère mirent en
doute, au XIe siècle, la possession des reliques du saint abbé et firent courir à
ce propos des bruits injurieux. C'est pour répondre à ces critiques que les
Bavoniens organisèrent en 1010, puis en 1058, l'ostension du corps de leur
saint patron 15 . Ce sont les mêmes raisons qui amenèrent en 1095 les moines
de l'abbaye d'Hautvillers à organiser une ostension des reliques de sainte
Hélène. L'abbé Notcher profita de la consécration d'un nouvel évêque de
16 Hélène, p. 607-609.
17 Mansuy, p. 931.
18 Hunégonde, p. 237
19 Feuillen, § 2l , p. 423.
20 Gibrien, § 6-7, p. 621.
21 Miracula S. Rictrudis, AASS, Mai 3, § 70, p. 115.
22Il s'agit de la translation de sainte Hunégonde en 1051 et de celle de saint Bertulphe en 1073.
Dans les deux autres cas (translation de saint Bavon en lOlO et translation de saint Vulfran en
1027), on ne sait pourquoi l'évêque n'a pas participé à la cérémonie. On remarque cependant que le
cas s'était déjà présenté au xe siècle: en 930, lors de l'élévation du corps de saint Ghislain, l'archevê-
que de Cambrai ne vint pas et se contenta d'envoyer son archidiacre. Cf. A. D'HAENENS, «Gérard de
Brogne à l'abbaye de Saint-Ghislain», Revue Bénédictine, 70, 1960, p. 108.
220 PIERRE-ANDRÉ SIGAL
octobre): eo quod pridie in martyris sanctorum Thebeorum specialiter nabis solempni, satis ingens populus
et indicti commercii et votivœ orationis causa, in hune locum convenirent (Guibert, § 4, col. 678-679).
Pour le choix d'un dimanche ou d'une fête religieuse importante, voir les translations de saint
Gibrien, de saint Bertulphe, de saint Privat.
28 Cf. par exemple, Bertulphe, § 37, p. 640; Romaine,§ 6, p. 138; Opuscules d'Aldebert, § 27, p. 58.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 221
29 Cf. M. ANDRIEU, Les ordines romani du haut Moyen Age, 4, Louvain, 1956, p. 309-413; S. BENZ,
«Zur Geschichte der rômischen Kirchweihe nach den Texten des 6. bis 7. jahrhunderts», Enkainia.
Ges. Arbeiten zum 800-jahrigen Weihegediichtnis der Abteikirche Maria Laach, Düsseldorf, 1956, p. 62-
109;]. DES GRAVIERS, «La dédicace des lieux de culte aux ve et VIe siècles», rannée canonique, 7,
1962, p. 107-123.
30 Schéma résumé par M. HEINZELMANN, Translationsberichte, cité n. 2, p. 48-49.
31 Lifard, § 4, p. 303: Necessitas inevitabilis secundum tenorem Canonum exigebat, ut quoniam ecclesiœ
Dedicatio instabat, ab ecclesia corpus sanctissimum et omnes Reliquiœ asportarentur; et iterum in ecclesia
rite dedicata, suis in lacis competenter collocarentur.
222 PIERRE-ANDRÉ SIGAL
32 Rémi, § 22-23, p. 182. En revanche cet élément du rituel n'apparaît pas dans les translations de
35 Lifard, § 5, p. 303; Aldegonde, p. 1051. Même attitude lors de la translation de saint Lazare à
tione corporum S. Maximini abbatis et duorum ejus disdpulorum Theodemiri et alterius Maximini,
]. MABILLON, Acta, 6, 1, p. 252-253.
39 C'est ce que l'on constata, vers l'an 1000, au moment de l'ouverture de la tombe de saint Hugues
d'Anzy (Hugues,§ 25, p. 103); au contraire, lors de l'élévation du corps de saint Macaire, à Saint-
Bavon de Gand, une controverse surgit entre les princes et les évêques qui étaient présents: les uns
disaient qu'il ne fallait pas élever le corps tant que la pierre ne s'était pas soulevée toute seule, mon-
trant ainsi l'approbation divine, les autres, dont l'auteur, proclamaient que les miracles qui venaient
de se produire attestaient suffisamment la sainteté du personnage (Macaire,§ 61, p. 891).
40 Ex.: De inventione corporum S. Maximini..., p. 252; Winnoc, § 21, p. 282. Au Mont-Saint-Michel,
quand on essaya, vers 1012, d'ouvrir un coffret contenant les os de saint Aubert, évêque d'Avran-
ches, une sorte de tourbillon, dit l'auteur, projeta la serrure du reliquaire à l'autre extrémité de la
pièce (Translatio S. Autberti, éd. j .-C. RICHARD, Les miracles composés en Normandie aux XI' et XII' siè-
cles, Thèse de l'Ecole des Chartes, dactylographiée, 1975, p. 227).
41 Ce phénomène se manifeste, entre autres, lors des translations de sainte Honorine et de sainte
42 Elle émane des reliques de saint Valérien à Tournus en 980, de celles de saint Marcel à Hautmont, de
saint lazare à Autun, de saint Gérard à Toul, de sainte Hélène à Hautvillers, de saint Hugues à Anzy-le-
Duc, etc. Ce miracle est si fréquent que l'historien C. Grant LoOMIS a pu recenser environ trois cents
cas semblables dans son ouvrage, White magic, Cambridge, Massachusetts, 1948, p. 171-172.
43 Il s'agit des translations de saint Rémi, saint Bertin, sainte Hunégonde, saint Macaire, sainte Alde-
casu offenderent sanctitatis munera, nimio tumultu sexus utriusque imminente ac premente, vel ne Jragmina
margaritarum coram idiotis atque imperitis hominibus, pensare nesdentibus, homines propter homines con-
trectarent, eo quo dicitur: nolite sanctum dare canibus et ne spargatis margarites vestras ante porcos. Unde
ait Isais: secretum meum mihi, secretum meum mihi. Ce mépris pour le peuple, ouvertement proclamé
ici, se manifeste aussi par le recours à la violence pour écarter les fidèles parfois trop encombrants.
Ainsi, au cours de la translation de saint Lazare, la foule avait envahi la cathédrale Saint-Nazaire
d'Autun en rangs si serrés que les clercs qui devaient porter en procession les reliques vers l'église
Saint-lazare ne pouvaient avancer. C'est alors que tous les barons présents quittent leurs manteaux
et ouvrent un chemin à la procession à coups de bâtons et même d'épées (Lazare,§ 11, p. 721-722).
46 Lewinne, § 38, p. 620: Tum quoque, uti mos habetur, Letania primum habetur.... Autres attestations
du chant des Litanies: Macaire, § 62, p. 891; Bertulphe, § 39, p. 37; Lifard, § 5, p. 303; Aldegonde,
§ 3, p. 1051; Trudon et Eucher, § 3, p. 254.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 225
47 Ainsi Hunégonde, § 9, p. 239: Verum quia basilicœ capacitas non ad hoc erat sujjidens, ut confluentis
vulgi multitudinem redpere posset, in tantum quippe copiosa utriusque sexus e.xstabat ecclesia referta
corifluentia ... ; Bertin, § 32, p. 622: Nec archiepiscopo tune Missas celebraturo, turbis comprimentibus et
accurentibus,facile dabatur e.xitus; Macaire,§ 63, p. 891: .. .elevato scrinio, ceteris interponendum effer-
tur sanctum corpus. Quod quanta difjicultate et laboris sudore fit prolatum, nulli, ut credo, certius est e.xper-
tum, quam his quibus ingruentia populorum pene oppressis, contigit effere sacri corporis gestatorium.
48 Un cas particulier concerne la translaùon de reliques de saint Lazare en 1147: les porteurs des
reliques, épuisés et gênés par la foule, ne purent parvenir jusqu'à l'autel de l'église Saint-Lazare et
déposèrent leur fardeau au milieu de l'église, sur des tréteaux: Lazare, p. 722.
49 C'est ce que dit précisément PIBON, l'auteur du Tractatus de Translatione S. Mansueti, p. 932: Quœ,
quoniam non omnis turba quœ convenerat intra parietes ecclesiœ recepi potuit, ne aliquis tantœ videretur
e.xpers remanere lœtitia, extra in vidnum pratum deducitur, ubi liberius quique passent accedere et optato
~aston laudes et munera prœsentare.
0 Trudon et Eucher, § 3, p. 254: quœ ad spectaculum populo in media monasterii prolata ....
51 Ex.: Honorine,§ 4, p. 527; Hélène,§ 42-43, p. 609; Gibrien,§ 7, p. 621.
52 Hunégonde, § 8, p. 239.
226 PIERRE-ANDRÉ SIGAL
53 Il s'agit de celles de saint Bavon en 1058, de sainte Lewinne, de saint Marcel, de sainte Honorine,
de saint Feuillen, de sainte Hélène, de saint Guibert, de saint Ayoul, de saint Lifard, de saint Géréon,
de saint Gibrien, de sainte Aldegonde, de saint Privat. On remarque que les quatre translations sans
évêque n'ont pas de sermon car le sermon fait ici partie des prérogatives de l'évêque.
54 Géréon, col. 437; Gibrien,§ 7, p. 621.
55 Bertin,§ 32, p. 622; Hélène,§ 42, p. 608-609.
56 Le fait est attesté à Saint-Rémi de Reims après la translation du corps de saint Gibrien, à Mende, à
propos du corps de saint Privat, à Autun, après la translation du corps de saint Lazare. Dans ce der-
nier cas, la séparation avait aussi pour but de restituer une part des reliques à l'église cathédrale: la
tête et le bras du saint y furent donc rapportés.
57 Bertin, § 37, p. 623: His ita peractis, et domnis prœsulibus et abbatibus quiddam reliquiarum impetratis
(. . .)ad sua remearunt lœtius; Bertulphe, § 40, col. 1073: Et ut latius sanctitatis suœ diffunderet odorem,
aliquantam pignorum suorum per œcclesias Dei passus est distributionem; Guibert, § 6, col. 679.
58 Guibert, § 6, col. 679: Mu!tis denique fidelium non satis visum est, quod eis hujus diei gaudio partidpari
datum est, nisi aliquid reliquiarum singuli ut petierant acdpere mererentur, unde ab eis cruces, altaria vel
etiam integra oratoria dedicarentur.
59 Lifard, § 5, p. 303.
Le déroulement des translations de reliques entre Loire et Rhin 227
le vin dans lesquels on avait lavé les reliques 60 . La journée s'achevait enfin
dans l'allégresse générale par la fixation par l'évêque d'une fête anniversaire,
destinée ici encore à renforcer le culte du saint 61 .
60 Les reliques de saint Vulfran et de sainte Lewinne sont baignées dans du vin, celles de saint Bertin
dans de l'eau et du vin. A rapprocher de la translation de saint Hugues d'Anzy où les reliques furent
trempées dans du vin et du baume.
61 L'institution d'une fête est mentionnée à propos des translations de saint Vulfran, saint Rémi, saint
Bertin, sainte Honorine, saint Feuillen, sainte Hélène, saint Lifard.
62 Cf. C. THIELLET, Le culte des reliques d'après les "Translationes" carolingiennes, mémoire de maîtrise
dactylographié, Univ. de Paris X, 1971.
Les reliques des saints :
un nouvel objet historique*!
Philippe GEORGE
Le Moyen Âge a vécu un long développement du culte des saints, qui impré-
gna toutes les mentalités. Les reliques y ont joué un rôle considérable. Trop
souvent ne fut retenu que l'aspect «scandaleux» du trafic des reliques, lais-
sant de côté quantité d'autres centres d'intérêt. Quant au grand public, il ne
connaît que le Saint Suaire ou la Sainte Croix, les ostensions ou les pèlerina-
ges traditionnels.
Si tout le monde scientifique reconnaît aujourd'hui unanimement
l'importance des reliques dans l'histoire, il fut loin d'en avoir toujours été
ainsi et le mot lui-même - «reliques» - souffre toujours du caractère par trop
religieux qu'il charrie, avec les outrances catholiques et populaires que l'on
cannait. Malheureusement, qu'on le veuille ou non, cet a priori négatif rejaillit
souvent sur les scientifiques qui s'en occupent directement. L'affiche de notre
*C'est pour nous un plaisir de dédier cet article à Monsieur jean Vezin, Professeur à l'École Pratique
des Hautes Études à Paris, en profonde gratitude pour l'attention et le soutien qu'il a toujours mani-
festés pour nos recherches.
1 Les sujets d'étude ne manquent pas lorsqu'il s'agit de reliques. Les organisatrices du colloque nous
ont orienté vers l'étude matérielle des documents. En préambule, répétons qu'ouvrir un reliquaire
est une véritable fouille archéologique qu'il importe d'organiser avec temps et méthode. Il faut sur-
tout mettre au second plan le côté anecdotique et médiatique de l'opération. A la suite de notre com-
munication à Bruxelles, dans le cadre d'Hagiologia (Atelier belge d'études sur la sainteté, Litterœ
Hagiologicœ, Turnhout, n° 2, 1996), le Père bollandiste Philippe Godding nous a demandé de mettre
par écrit quelques conseils et recommandations d'usage indispensables pour l'ouverture des châsses
et reliquaires, et surtout pour la conservation des objets découverts, notamment les précieuses
authentiques. La récente ouverture de la châsse de sainte Waudru à Mons (décembre 1997) nous
incite à penser qu'il serait bien nécessaire voire urgent de le faire. Pour toutes références - nous
avons abrégé au maximum nos notes - nous nous permettons de renvoyer à notre communication
de Nanterre, «Les routes de la foi en Pays mosan (IV-XV" siècles). Sources, méthode,
problématique», qui fait un premier bilan de nos recherches (cf. Les trésors de sanctuaires, Paris,
1996 (Cahiers du Centre de Recherches sur l'Antiquité tardive et le haut Moyen Age, 7), p. 83-121
et Feuillets de la Cathédrale de Liège, 18-20, 1995).
230 PHILIPPE GEORGE
Classement archéologique
Il faut vraiment sortir des clichés évoqués et les évacuer. Pour faire passer
l'idée qui, après un long cheminement, parviendra un jour à éclore dans
l'esprit du grand public, il faut innover et changer un vocabulaire trop mar-
qué par l'histoire. Les néologismes doivent y aider- les Anglo-saxons n'ont
pas de gêne à cet égard-; il faut innover, sans tomber dans des excès.
2 j.-L. KUPPER, «Saint Albert de Louvain, évêque de Liège. Le dossier d'un assassinat politique»,
Feuillets de la Cathédrale de Liège, 7, 1992.
3 La bibliographie est immense. Un exemple parmi d'autres: A.-M. HELVÉTIUS, «Hagiographie et
dépendances (!Xe-XVIIe siècles)», Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, 153, 1987, p. 65-108 et
«Deuxième partie (XVIIe-XVIIIe siècles)», ibidem, p. 127-179, repris et commentés dans Les reliques
de Stavelot-Malmedy. Nouveaux documents, Malmedy, 1989; nous avons exposé nos vues dans une
communication aux Antiquaires de France («Le trésor des reliques de l'abbaye de Stavelot-Malmedy
(Belgique). Réflexions en marge d'une édition», Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de
France, Paris, 1988, p. 377-388).
232 PHILIPPE GEORGE
Bulletin de la Société Royale Le Vieux-Liège, 10, n° 226, 1984, p. 509-530. Pour mieux cerner l'orien-
tation de nos premières investigations, trois études méritent d'être citées comme modèles: en pre-
mier lieu, les Mittelalterliche Schatzverzeichnisse sous la direction de B. BISCHOFF, dont le premier
tome a paru en 1967 (Von der Zeit Karls des Grossen bis zur Mitte des 13.]ahrhunderts, Munich, 1967),
ensuite l'analyse du trésor du Mont-Saint-Michel par]. DuBOIS, «Le trésor des reliques de l'abbaye
du Mont-Saint-Michel», Millénaire monastique du Mont-Saint-Michel, 1, Paris, 1967, p. 501-593,
enfin le bel ouvrage de M.-M. GAUTHIER Les routes de la foi. Reliques et reliquaires de jérusalem à Com-
postelle, Paris-Fribourg, 1983, plus soucieux d'histoire de l'art, mais bien documenté sur les inven-
taires de trésors. L'ouvrage de ].-P. LAPORTE, Le Trésor des saints de Chelles, Chelles, 1988, après
l'édition des précieuses authentiques par]. VEZIN et H. ArsMA, Authentiques de reliques provenant de
l'ancien monastère de Chelles (VII'-VIII' siècle), découvertes par ].-P. LAPORTE, Dietikon-Zurich, 1985
(Chartœ latinœ antiquiores, 18, n° 666, p. 84-108), montre aussi le chemin parcouru et celui qui reste
à parcourir.
Les reliques des saints : un nouvel objet historique 233
8 Dernier article paru: «Documents inédits sur le trésor des reliques des abbayes bénédictines de
Saint-Laurent et de Saint-Jacques à Liège (XI•-XVIn• siècles)», Bulletin de la Commission Royale d'His-
toire, 158, 1992, p. 1-49.
9 «Un reliquaire, "souvenir" du pèlerinage des Liégeois à Compostelle en 1056? provenant du trésor
de Saint-Jacques», Revue Belge d'Archéologie et d'Histoire de l'Art, Bruxelles, 57, 1988, p. 5-21.
234 PHILIPPE GEORGE
régions. C'est le projet auquel nous travaillons actuellement, qui prend pour
fondement notre modeste expérience acquise dans ce domaine 10 .
10«Les reliques sur ordinateur», Le médiéviste et l'ordinateur, Paris, 34, 1996-1997, p. 21-23.
u Un exemple parmi d'autres: la traduction de notre article cité à la note 9 par notre ami
A.]. A. BIJSTERVELD, «Relieken in de computer», Signum, Tijdschrift van de Contactgroep voor sodaal-
economische en institutioneel-juridische geschiedenis van geestellijke en kerkelijke instellingen in de Neder-
landen in de Middeleeuwen, Utrecht, 9, 1997, p. 58-63.
Les reliques des saints : un nouvel objet historique 235
Le lieu quelquefois exceptionnel de leur conservation, à la fois public
mais aussi secret- cacher pour suggérer-, les châsses et reliquaires, nécessite
un inventaire systématique qui permette la mise au jour de documents iné-
dits, précieux témoins de l'évolution d'un culte multiforme. De multiples
domaines de recherche sont concernés et la pluridisciplinarité est indispensa-
ble à mettre en œuvre pour ce genre d'études.
Le lancement par nos soins d'un projet international d'une banque informa-
tique de données relative aux reliques, résultat de nombreuses collaborations
scientifiques, leur donnera peut-être enfin droit un jour à une reconnaissance à
part entière dans le champ historique et les sortira définitivement des stéréoty-
pes tenaces hérités de la Réforme ou du Siècle des Lumières.
À l'Université de Liège, des contacts existent entre l'Institut interuniversi-
taire des Sciences Nucléaires et le Département des Sciences Historiques pour
le développement d'un programme de recherches d'analyse au cyclotron des
œuvres d'art 12 . Les contacts avec l'histoire de l'art sont en effet susceptibles de
développement dans un esprit de pluridisciplinarité pour les reliques que l'on
tient pour des œuvres d'art. D'autres documents que des sources écrites peu-
vent également être découverts lors de l'inventaire des reliquaires et doivent
recevoir l'étude adéquate: nous pensons principalement aux tissus de haute
époque qui font l'objet des recherches de notre collègue Françoise Pirenne 13 .
Enfin, sur le plan religieux, nous bénéficions d'autorisations qui nous ont
été accordées avec bienveillance par plusieurs évêques dont les diocèses font
partie de l'ancien diocèse de Liège. Ces autorisations pourraient être sollici-
tées pour d'autres circonscriptions religieuses. L'inventaire systématique du
contenu des châsses et reliquaires est le seul à pouvoir rendre publics des
documents jusqu'ici inédits.
En outre, nous souhaiterions ultérieurement nous positionner par rapport
à quelques grandes entreprises internationales remarquables actuellement en
cours, et recevoir leur appui, ainsi que concrétiser tous les contacts établis.
Typologie historique
La typologie historique pourrait elle aussi être très largement développée ;
elle pourrait faire l'objet d'un volume de cette remarquable collection de la
12 Cf. L. MARTINOT, G. WEBER et Ph. GEORGE, «La clé de saint Hubert», Feuillets de la Cathédrale de
Liège, 21-23, 1996.
13 Bibliographie dans Fr. PIRENNE, «Textiles du Moyen Âge de l'ancien diocèse de Uège »,Productions
«Typologie des sources du Moyen Âge occidental». Tout au plus nous per-
mettons-nous de suggérer ci-dessous quelques pistes de recherches.
Authenticité et véracité
Divers critères peuvent entrer en ligne de compte et déterminer des caté-
gories de reliques. Avant tout les «vraies» et les «fausses» reliques. Dans ce
domaine du culte des reliques, les critères d'authenticité et de véracité sont
omniprésents. En grossissant le trait, nous pourrions écrire que «plus une
relique est fausse, plus elle intéressera 1'historien».
Origine
L'origine des reliques se décline selon:
- la personne dont on conserve le souvenir: reliques dominicales, mariales,
apostoliques ... ;
- ensuite selon les textes sur lesquels se fonde leur existence: reliques hagio-
graphiques ou évangéliques ... ;
-enfin selon l'origine géographique. La géographie sacrée accroît le prestige
de ces objets: reliques de Terre Sainte, reliques romaines, reliques de
Byzance, mais aussi reliques mosanes, rhénanes, provençales ...
Importante est la provenance de reliques qui ont séjourné dans un espace
particulier où elles se chargent d'un surcroît de puissance. Reliques d'États,
reliques de villes, reliques d'établissements religieux, reliques de diocèses,
reliques nationales. La sacralisation par le pouvoir de lieux géographiques au
moyen de reliques doit être envisagée.
Fonctions
Une typologie fonctionnelle peut être entrevue, c'est-à-dire la fonction
qu'occupent les reliques dans la société selon l'utilisation historique de ces
objets sacrés. Détailler ces fonctions permet de mieux saisir les motivations
des pieux ou impies zélateurs.
On parlera ainsi de reliques thaumaturgiques, de reliques protectrices ou
tutélaires, de reliques de pouvoir 14 . L'exemple de Gérard de Brogne s'appro-
priant les reliques de saint Wandrille pour prétendre à la possession de Fon-
tenelle en est significative 15 . De même à Malmedy, en plaçant le corps de leur
14 Cf. ici les communications de S. BoESCH GAJANO et E. Boz6KY, et E. Boz6KY, «Voyage de reliques et
démonstration du pouvoir aux temps féodaux», Voyages et voyageurs au Moyen Age, Paris, 1996,
p. 267-280 (Société des Historiens Médiévistes de l'Enseignement Supérieur Public).
15 D. MISONNE, «Gérard de Brogne et sa dévotion aux reliques», Sacris Erudiri, 25, 1982, p. 1-26.
Les reliques des saints : un nouvel objet historique 237
saint patron Agilolf dans les mains d'Annon de Cologne, les moines malmé-
diens recherchent la protection de l'archevêque et tendent à l'autonomie par
rapport à Stavelot.
La géographie de la foi s'écrit aussi avec ces translations de reliques, quê-
tes et voyages 16 , cadeaux et dons de reliques, mais aussi bien sûr vols de reli-
ques. Après la vénération des corps saints et entiers, recueillis dans toute leur
intégrité et sous la protection desquels se placent les individus d'un espace
désormais sacré (monastère, église ... ), se développèrent les collections de reli-
ques. Numerentur non ponderentur! Dans cette pluralité de reliques, on recher-
che quelque spécialité thaumaturgique, comme l'atteste bien l'inscription de
la boîte à reliques de Momalle au XIIe siècle 17 .
Le chevauchement de certaines reliques dans plusieurs catégories n'a pas
lieu de surprendre. Au contraire, plus nombreuses sont les fonctions d'une
relique, plus grand est considéré son pouvoir. Nous pourrions encore déve-
lopper ces catégories et parler de reliques répandues au sein et par certains
ordres religieux, de reliques à la diffusion extrêmement dense comme celle
des Thébains ou des Onze Mille Vierges 18 .
À n'en pas douter, les reliques des saints sont devenues un nouvel objet
historique. L'inventaire systématique du contenu des châsses et reliquaires est
le seul à pouvoir rendre publics des documents jusqu'ici inédits; complété
par les archives et sources diverses, cet inventaire permettra la constitution
d'une base de données informatique susceptible de rendre bien des services
aux chercheurs.
En terminant, nous voudrions insister sur ce qui nous paraît primordial:
la publication systématique des trésors d'églises. Ouvrez les châsses avec
doigté archéologique, inventoriez-en le contenu avec rigueur scientifique,
conservez toutes les multi-reliques avec soin muséologique, et le miracle tant
attendu se produira: les saints vous parleront ...
16 Un exemple parmi d'autres: R. KAISER, «Quêtes itinérantes avec des reliques pour financer la
construction des églises (XI•-xn• siècles)», Le Moyen Age, 101, 1995, p. 205-225.
17 Notre article «Deux reliquaires historiques (XIe et xn• siècles) conservés à Liège», Bulletin de la
1 Le texte qui suit offre une version remaniée de la communication que j'ai présentée à Boulogne le
5 septembre 1997; le titre retenu pour cet article évoque celui d'un ouvrage dont la lecture, au tout
début de mes études d'Histoire à l'Université libre de Bruxelles, a fortement stimulé mon intérêt
pour les saints et les reliques: P. BoussEL, Des reliques et de leur bon usage, Paris, 1971. je tiens à
remercier tous ceux qui, par leurs remarques, objections et questions, m'ont permis d'améliorer mon
texte; je pense bien sûr, en premier lieu, à Edina Boz6ky et à Anne-Marie Helvétius qui m'ont fait
l'honneur de me demander de faire partie du comité scientifique du colloque et l'amitié de me con-
fier un exposé, mais aussi à jean-Pierre Arrignon, Philippe Depreux, Philippe George, Michel
Kaplan, Stéphane Lebecq, jean-Marie Sansterre, jean-Claude Schmitt et Pierre-André Sigal Ge dois
notamment à ce dernier les mentions de miracles, infra n. 54 et 55). C'est par commodité que les
exemples que je donnerai concernent principalement le pays mosan· dont l'histoire religieuse a fait
l'objet de certaines de mes recherches antérieures.
2 Rapide panorama d'ensemble: A. DIERKENS, «Reliques et reliquaires, sources de l'histoire du
Moyen Âge», Sainteté et martyre dans les religions du Livre, éd.]. MARX, Bruxelles, 1989 (Problèmes
d'Histoire du Christianisme, 19), p. 47-56. Parmi les études les plus importantes: A. ANGENENDT,
Heilige und Reliquien. Die Geschichte ihres Kultes vom Jrühen Christentum bis ZUT Gegenwart, Munich,
1994;]. BRAUN, Die Reliquiare des christliche Kultes und ihre Entwicklung, Fribourg, 1940; P. DINZELBA-
CHER, «Die 'Realprâsenz' der Heiligen in ihren Reliquiaren und Grâbern nach mittelalterlichen
Quellen», Heiligenverehrung in Geschichte und Gegenwart, éd. P. DINZELBACHER et D. BAVER, Ostfildern,
1990, p. 115-174; H. FICHTENAU, «Zum Reliquienwesen im frûhen Mittelalten, Mitteilungen des Ins-
tituts Jür Osterreichische Geschichtsforschung, 60, 1952, p. 60-89; Ph. GEORGE, «De l'intérêt de la con-
servation et de l'étude des reliques des saints dans le diocèse de Liège», Bulletin de la Société Royale Le
Vieux-Liège, n° 226, juilllet-septembre 1984, p. 509-530; N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des
saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, 1975 ; R. KRoos, «Vom Umgang mit Reliquien », Orna-
menta Ecclesiae. Kunst und Künstler der Romanik, éd. A. LEGNER, Cologne, 1985, 3, p. 25-49; Reli-
quien. Verehrung und Verklarung. Skizzen und Noten ZUT Thematik und Katalog zur Ausstellung der Kiilner
Sammlung Louis Peters im Schnütgen-Museum, éd. A. LEGNER, Cologne, 1989; A. LEGNER, Reliquien in
Kunst und Kult zwischen Antike und Aujklarung, Darmstadt, 1995.
3 Par exemple H. LECLERCQ, «Reliques et reliquaires», Dictionnaire d'Archéologie Chrétienne et de
Liturgie, 14, 1948, col. 2294-2359; P. SÉJOURNÉ, «Reliques», Dictionnaire de Théologie Catholique, 13,
1936, col. 2312-2376; R. NAZ, «Reliques», Dictionnaire de Droit Canonique, 7, 1965, col. 569-574;
240 ALAIN DIERIŒNS
A. THOMAS, ~Reliquiar», Lexikonfü.r Theologie und Kirche, 2' éd., 8, 1963, col. 1213-1216; B. KOT-
TING et al., «Reliquien», ibid., col. 1216-1221; P. ]OUNEL, «Reliques (culte des)», Catholicisme, 12,
1990, col. 853-860;]. ENGEMANN, V H. ELBERN et B. BORKOPP, «Reliquiar», Lexikon des Mittelalters,
7, 1996, col. 699-702; A. ANGENENDT, G. MAJESKA et K. BERGDOLT, «Reliquien», ibid., col. 702-704;
P. KERBRAT, «Reliquaire» et «Reliques (translation des)», Dictionnaire Encyclopédique du Moyen Age,
dir. A. VAUCHEZ, Cambridge-Paris-Rome, 1997, 2, p. 1304-1305 et 1307; P. GEARY et B. FLUSIN,
«Reliques», ibid., p. 1305-1307.
4 X. BARRAL l ALTET, ~Reliques, trésors d'églises et création artistique», La France de l'an Mil, éd.
R. DELORT, Paris, 1990 (Points Histoire, H 130), p. 184-213. Pour un cas régional: L.-F. GENICOT,
Les églises mosanes du XI' siècle. Livre I: Architecture et société. Louvain, 1972, surtout p. 116-168;
L.-F. GENICOT, Les églises romanes du pays mosan. Témoignage sur un passé, Celles, 1970, p. 65-73.
5 De façon générale sur ces questions, voir M.-M. GAUTHIER, Les routes de la foi. Reliques et reliquaires
de jérusalem à Compostelle, Fribourg, 1983 ; Ph. GEORGE, Les routes de la foi en pays mosan. Sources,
méthode et problématique, Liège, 1995 (Feuillets de la Cathédrale de Liège, 18-20).
6 À l'exemple des diplomatistes, je propose en effet de distinguer relique vraie (s'opposant à reli-
que fausse, résultant d'une erreur d'identification, d'une démarche de faussaire, d'une volonté de
tromperie; cf. différentes communications publiées dans les Actes du colloque Fiilschungen im Mit-
telalter. Internationaler Kongress der Monumenta Germaniae Historica, München, 16.-19. September
1986, 5: Fingierte Briefe. Frommigkeit und Fiilschung. Realienfiilschungen. Hanovre, 1988, notamment
F.-]. HEYNEN, «Fâlschung und Legende. Das Beispiel der Trierer Martyrerlegende», p. 403-415,
A. MISCHLEWSKI, «Die Antoniusreliquien in Arles: eine heute noch wirksame Fâlschung des 15.
jahrhunderts», p. 417-431 et W GJESE, « Dielancea Domini von Antiochia (1098/99) »,p. 485-504)
et relique authentique (c'est-à-dire acceptée par l'autorité ecclésiastique, en l'occurrence l'évêque
puis le pape; s'opposant ainsi à une relique non reconnue, pour ainsi dire officieuse). Les mesures
législatives carolingiennes imposant la reconnaissance d'un culte par l'évêque diocésain et l'appro-
bation de l'ordinaire du lieu lors de l'introduction dans le diocèse d'une relique ou d'un corps saint,
touchent à l'authenticité des reliques; un écrit comme le livre I du De pigneribus sanctorum de Gui-
bert de Nogent (c. 1115-1120), concerne la véracité des reliques (GUIBERT de NOGENT, De sanctis et
eorum pigneribus, éd. R. B. C. HUYGHENS, Turnhout, 1993 (Corpus Christianorum. Continuatio
Medirevalis, 127), p. 79-175). De la même façon qu'un acte faux peut être authentique (s'il est revêtu
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 241
des marques idoines d'authenticité ou s'il est reconnu par les autorités publiques), une relique fausse peut
être authentique et les miracles produits par son intermédiaire sont reconnus (par ex. le Saint Suaire de
Turin). Par opposition, des miracles avérés produits via une relique fausse ou non reconnue (un exemple
bien étudié: J.-C. ScHMm, Le saint Lévrier. Guinefort, guérisseur d'enfants depuis le XIII' siècle, Paris, 1979)
sont considérés comme œuvres du diable; dans ce contexte, on devrait se pencher attentivement sur le
dossier de cet Adalbert condamné lors du concile de Soissons en 744 puis lors d'un concile à Rome en
745 (dossier rassemblé dans les Ausgewàhlte Quellen zur deutschen Geschichte des Mittelalters, éd. R. RAu,
Briefe des Bonifatius. Willibalds Leben des Bonifatius, Darmstadt, 1969, p. 378-401).
7 Par exemple K. SCHREINER, « Discrimen veri et falsi. Ansâtze und Formen der Kritik in der Heiligen-
und Reliquienverehrung des Mittelalters», Archiv Jür Kulturgeschichte, 48, 1966, p. 1-53 et ID., «Zum
Wahrheitsverstândnis im Heiligen- und Reliquienwesen des Mittelalters », Saeculum, 17, 1966,
p. 131-169. Le De sanctis et eorum pigneribus de Guibert de Nogent (supra, n. 6) a fait, dans cette
optique, l'objet d'études détaillées, dont se détache K. Gurn, Guibert von Nogent und die hochmittelal-
terliche Kritik an der Reliquienverehrung, Ottobeuren, 1970; voir aussi A. LEFRANC, «Le Traité des reli-
ques de Guibert de Nogent et les commencements de la critique historique», Études offertes à Gabriel
Monod, Paris, 1896, p. 285-306; B. MoNOD, Le moine Guibert et son temps (1053-1124), Paris, 1905,
p. 253-339; C. MoRRis, «A Critique of Popular Religion: Guibert of Nogent on the Relies of the
Saints», Popular Belief and Practice, Cambridge, 1972 (Studies in Church History, 7), p. 55-60; ainsi
que l'introduction à l'édition citée ci-dessus (n. 6: éd. R. B. C. HUYGHENS).
8 Lors des discussions qui ont suivi mon exposé, Michel Kaplan a donné des exemples de saints
byzantins dont, selon toute apparence, la virtus était présente dans une relique indirecte ou un frag-
ment de corps autant que dans le corps du saint lui-même. Cf. son article, ici-même, «De la
dépouille à la relique: formation du culte des saints à Byzance du ye au xn• siècle», p. 24.
9 La bibliographie relative aux pèlerinages est considérable. je me contenterai de citer ici P.-A. SIGAL,
Les marcheurs de Dieu. Pèlerinages et pèlerins au Moyen Age, Paris, 1974; ID., «Reliques, pèlerinages et
miracles dans l'Église médiévale (XI•-xm• siècles)», Revue d'Histoire de l'Église de France, 76, 1990,
p. 193-211; P. GEARY, «The Saint and the Shrine. The Pilgrim's Goal in the Middle Ages», Wallfahrt
kennt heine Grenzen, éd. L. Kruss-RETIEBECK et G. MOHLER, Munich, 1984, p. 265-274.
10 Sur cette distinction, bien connue, entre reliques corporelles et reliques représentatives, voir
P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle dans la France médiévale (Xl•-XIJ." siècle), Paris, 1985, p. 35-73;
N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 41-48; Ph. GEORGE, «Les reliques des saints:
un nouvel objet historique», ici-même, p. 230-231.
242 ALAIN DIERKENS
Il contient parfois divers objets 11 , dont on estime que le contact avec les
reliques renforce la valeur et le pouvoir; le cas le plus clair de ce phénomène
est fourni par les chartes 12 ou documents diplomatiques, que l'on estime alors
mieux protégés dans un réliquaire que dans un coffre à archives, dans l'arma-
rium ou le scriptorium et dont le contact avec les restes saints renforce la valeur
du dispositif et des clauses complémentaires (positives ou, surtout, négatives:
sanctio positiva ou negativa) 13 .
Du point de vue matériel, un reliquaire 14 peut être fixe, par exemple
lorsqu'il s'agit du tombeau du saint, soit in situ, soit aménagé 15 . Le plus sou-
vent, il peut être déplacé (et, éventuellement, porté en procession); c'est le cas
de grandes châsses (comme les châsses mosanes des XIe et XII" siècles 16) ou de
plus petites (pouvant aller jusqu'au reliquaire-pendentif ou à la petite bourse-
reliquaire17): le format (et la forme, j'y reviendrai) peut évidemment être fonc-
tion de la nature et de l'ampleur des reliques conservées, mais d'autres fac-
teurs peuvent intervenir 18 . Où placer cette châsse ou ce reliquaire? Soit dans
une crypte (et c'est l'une des raisons du développement de cetre particularité
architecturale) 19 dont il faut alors prévoir la construction en fonction du va-
et-vient des pèlerins et des formes de dévotion; soit à proximité de l'autel. On
11 Je reviendrai plus loin sur le cas des textiles qui servaient à emballer les reliques.
12 Je ne parle évidemment pas ici des authentiques de reliques dont la nature est toute autre; cf. infra,
n. 37.
13 Cf. par ex., Ph. GEORGE, «Erlebald (m. 1193), gardien des reliques de Stavelot-Malmedy», Le
rend accessibles à la dévotion des fidèles, qui peuvent ainsi les contempler et, très souvent, les tou-
cher (par ex. sarcophages de saint Germain à Auxerre, de saint Philibert à Déas-Grandlieu, etc.).
16 Parmi les études récentes consacrées aux châsses mosanes, cf., notamment, R. DIDIER et A. LEMEU-
NIER, «La châsse de saint Hadelin de Celles-Visé», Trésors d'art religieux au pays de Visé et saint Hade-
lin, Visé, 1988, p. 91-200; A. LEMEUNIER, «La châsse de sainte Ode d'Amay» et «L'ancienne châsse
de sainte Ode», Trésors de la collégiale d'Amay, Amay, 1989, p. 49-79 et 81-89.
17 Sur les bourses-reliquaires (Andenne, Aldeneik, Enger, ... ), on verra, par exemple, différentes études
de V. H. ELBERN, dont les principales sont reprises dans ID., Fructus operis. Kunstgeschichtliche Aufsatze
aus Jünf]ahrzehnten, éd. P. SKUBISZEWSKI, Ratisbonne, 1998; cf. aussi les notices du catalogue Werdendes
Abendland an Rhein und Ruhr, Essen, 1956 et le volume collectif Das Erste ]ahrtausend. Kultur und Kunst
im WerdendenAbendland an Rhein und Ruhr, éd. V. H. ELBERN, Düsseldorf, 3 vol., 1962-1964.
18 On connaît, en effet, des châsses dont les grandes dimensions apparaissent comme disproportion-
nées par rapport aux reliques qui y sont effectivement contenues; le prestige et l'ostentation jouent
ici un rôle essentiel.
19 Sur les cryptes, supra n. 4; pour le pays mosan, ajouter L.-F. GENICOT, «Les cryptes extérieures du
pays mosan au xre siècle: reflet typologique du passé carolingien?», Cahiers de Civilisation Médiévale,
22, 1979, p. 337-347.
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 243
20 Par ex.]. HUBERT, «lntroibo ad altare», Revue de l'Art, 24, 1974, p. 9-21. Voir sunout B. D'HAINAUT,
Les retables d'autel sculptés dans les Pays-Bas à la fin de l'époque gothique (XV' - début XVI' siècle). Raisons,
thèmes et usages, thèse de doctorat inédite, Université libre de Bruxelles, 1996-1997, 1, p. 14-114.
21 Sur un cas bien connu, le retable de Stavelot réalisé dans le second quan du xn• siècle, sous
l'abbatiat de Wibald, par Godefroid de Huy et son atelier, cf. Ph. GEORGE, Les reliques de Stavelot-Mal-
medy. Nouveaux documents, Malmedy, 1989 et ID., ~·Le plus subtil ouvrier du monde': Godefroid de
Huy, orfèvre mosan», Cahiers de Civilisation Médiévale, 39, 1996, p. 321-338.
22 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. dt., p. 173-174.
23 Par sarcophage-reliquaire, on peut entendre le sarcophage originel dans lequel le saint a été
inhumé et qui fait l'objet d'une présentation ad hoc (supra, n. 15), mais aussi un sarcophage
«d'apparat», spécialement réalisé pour l'exposition des reliques. C'est à cette catégorie qu'appar-
tient, je crois, le sarcophage de sancta Chrodoara (sainte Ode) à Amay, réalisé en 730 à l'occasion de
l'élévation des reliques de la sainte par l'évêque de Maastricht-liège Floriben; cf. A. DIERKENS, «À
propos du sarcophage de sancta Chrodoara découven en 1977 à Amay», Mélanges Pierre Colman,
Uège, 1995 (An&: Fact, 15), p. 30-32. On pourrait aussi poser ici la question de la nature exacte
des cénotaphes élevés au-dessus ou à proximité immédiate d'une tombe remarquable.
24 Cf. supra, n. 17, sur les reliquaires-bourses. La littérature est immense sur les capsae, médaillons
et plaques-boucles d'époque mérovingienne considérées comme reliquaires (par ex. Die Ausgrabun-
gen in St. Ulrich und Afra in Augsburg 1961-1968, éd.]. WERNER, Munich, 1977, p. 337-346 et pas-
sim). Sur un beau cas de boîte à reliques médiévale, le reliquaire en plomb de Momalle (fin du XIIe
siècle), cf. divers anicles et notices de Ph. GEORGE, dont ~Deux reliquaires historiques (XIe et XIIe
siècle) conservés à Uège »,Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1990, p. 368-377.
244 ALAIN DIERKENS
25Par ex. A. ANGENENDT, «Corpus incorruptum, eine Leitidee der rnittelalterlichen Reliquienverehrung»,
Saeculum, 42, 1991, p. 320-346; ID., «Der 'ganze' und 'unverweste' Leib: eine Leitidee der Reliquien-
verehrung bei Gregor von Tours und Beda Venerabilis », Aus Archiven und Bibliotheken. Festschrift Jür
Raymund Kottje zum 65. Geburtstag, éd. H. MORDEK, Francfort-Berne-New York-Paris, 1992, p. 3-50.
26 Ainsi, une bénédiction faite avec un bras-reliquaire ajoute-t-elle à la puissance du geste, celle de la
virtus du saint.
27 En la matière, on ne peut passer sous silence l'article-pionnier de]. HUBERT et M.-C. HUBERT, «Piété
chrétienne ou paganisme? Les statues-reliquaires de l'Europe carolingienne», Settimane di Studio del
Centra italiano di studi sull'Alto Medioevo, 28: Cristianizzazione ed organizzazione ecclesiastica delle campa-
gne, Spolète, 1982, 1, p. 235-268. Mais la problématique a considérablement évolué depuis, surtout
grâce aux recherches de j.-C. Schmitt et de j.-M. Sansterre. Sur la statue-reliquaire la mieux connue,
celle de sainte Foy à Conques, la bibliographie de base est donnée dans Uber miraculorum sanctae Fidis,
éd. L. RoBERTINI, Spolète, 1994; sur la statue-reliquaire de sainte Foy, cf. A. REMENSNYDER, «Un pro-
blème de culture ou de cultures? La statue-reliquaire et les joca de sainte Foy dans le Uber miraculorum
de Bernard d'Angers», Cahiers de Civilisation Médiévale, 33, 1990, p. 351-379.
28 Un cas bien connu: la donation de reliques dans le cadre de l'affirmation du pouvoir franc en
Saxe. Cf. K. HONSELMANN, « Reliquientranslationen nach Sachsen », Das erste ]ahrtausend, éd.
V. H. ELBERN, op. dt., 1, p. 159-193; A. VAN LANDSCHOOT, «La translation des reliques de saint Vit de
l'abbaye de Saint-Denis à celle de Corvey en 836», Revue Belge de Philologie et d'Histoire, 74, 1996,
p. 593-632; H. ROCKELEIN, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. ]ahrhundert. über Kommunika-
tion, Mobilitât und Offentlichkeit im Frühmittelalter, Habilitationsschrift, Hambourg, 1997 (une version
imprimée de ce travail paraîtra prochainement dans les Beihefte der Francia). De façon plus géné-
rale, R. MICHALOWSKI, «Le don d'amitié dans la société carolingienne et les Translationes sanctorum»,
Hagiographie, culture et sociétés IV-XII' siècles, Paris, 1981, p. 399-416 et les recherches en cours
d'E. BozOKY (notamment «Les reliques et la prospérité du pays. La politique de reliques des pre-
miers comtes de Flandre», ici-même, p. 271-292).
29 Les reliques peuvent n'être accessibles que le dimanche ou lors de la fête du saint; leur accès peut
être limité aux hommes (dans le cas de reliques conservées dans un monastère masculin) ou aux
femmes (dans celui d'un monastère féminin), etc. Cette question- qu'illustrent à merveille les textes
hagiographiques relatifs à l'abbaye de Saint-Hubert dans les Ardennes- n'a, à ma connaissance, pas
encore fait l'objet d'une étude systématique.
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 245
30 Sur le rôle essentiel, en la matière, des coütres/custodes, cf. P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle, op.
cit., p. 123-126. De façon plus générale, A. DIERKENS, «Réflexions sur le miracle au Haut Moyen
Âge», Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Age, Paris, 1995, p. 9-30.
31 Â mon sens, et contre M. Heinzelmann (Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienhultes,
Turnhout, 1979), on ne peut considérer les quêtes itinérantes comme des translationes au sens litur-
gique et technique. Voir, par ex., P.-A. SIGAL, «Les voyages de reliques aux xr• et xn• siècles»,
Voyage, quete, pèlerinage dans la littérature et la civilisation médiévale, Aix-en-Provence-Paris, 1976
(Sénéfiance, 2), p. 75-104.
32 La bibliographie de base se trouvera dans P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle, op. cit., p. 155-163,
P. HÉUOT et M.-L. CHASTANG, «Quêtes et voyages de reliques au profit des églises françaises du
Moyen Âge», Revue d'Histoire Ecclésiastique, 59, 1964, p. 789-822 et 60, 1965, p. 5-32 et dans
R. KAISER, «Quêtes itinérantes avec des reliques pour financer la construction des églises (XIe-XIIe
siècles)», Le Moyen Age, 101, 1995, p. 205-225.
33 N. HERRMAN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 235-270. Un cas bien connu, le serment
de fidélité d'Harold de Wessex au duc de Normandie Guillaume, prêté sur les reliques de la cathé-
drale de Bayeux (épisode central de la «tapisserie» de Bayeux).
34 La présence des reliquaires lors des grandes assemblées de paix est attestée dès la fin du x• siècle,
tant dans le Sud-Ouest de la France que dans le Nord (par ex. à Cambrai en 1030).
35 Cf. P. GEARY, «L'humiliation des saints», Annales E.S.C., 34, 1979, p. 27-42; ID., «La coercition
des saints dans la pratique religieuse médiévale», La culture populaire au Moyen Age, éd. P. BOGLIONI,
Montréal, 1979, p. 146-161. Ces études ont été publiées ultérieurement dans leur version anglaise
dans P. GEARY, Living with the Dead in the Middle Ages, Ithaca-Londres, 1994, p. 95-115 et 116-124.
36 Pour un cas où l'iconographie d'un cénotaphe a contribué à la fixation d'une légende hagiographi-
que, cf. A. DJERKENS, «L'essor du culte de saint Walhère à Onhaye: fin du XIIe ou fin du XV siècle?»,
Revue d'Histoire Ecclésiastique, 82, 1987, p. 28-43.
246 ALAIN DIERKENS
Reliques et reliquaires
Comme il a été dit plus haut, les reliques entretiennent avec le reliquaire
des relations étroites, à telle enseigne que, dans des raccourcis d'expression,
l'on a parfois tendance à ne pas les distinguer assez nettement. Bien sûr, au
haut Moyen Âge, le reliquaire doit être somptueux - le plus somptueux pos-
sible- de façon à être à la hauteur du défunt que l'on veut honorer ou dont on
veut promouvoir le culte. Cette somptuosité - qui présente aussi d'autres
facettes, comme celles, déjà évoquées, de la thésaurisation ou du geste politi-
que marqué par une donation ostentatoire - est bien dans les conceptions
mérovingienne ou carolingienne, mais participe aussi de la spiritualité cluni-
sienne pour laquelle la beauté et la richesse dans les édifices de culte ou dans
les objets liturgiques concourent à la glorification de Dieu et de ses saints, et
-par dérivation- de l'institution possédante. On ne peut, bien sûr, tolérer de
reliquaire indigne ou vieilli; il faut faire neuf, «à la mode»; je reviendrai plus
loin sur le sort des anciens reliquaires abandonnés au profit des nouveaux.
Le reliquaire offre aux reliques une garantie d'authenticité et de véracité,
si toutefois les reliques ont préalablement été authentifiées (et éventuellement
munies des authentiques37 adéquates) et le reliquaire, contrôlé par l'autorité
ecclésiastique qui peut d'ailleurs sceller le reliquaire lui-même et/ou les
paquets et sachets de reliques. Il peut également offrir une garantie de conser-
vation des reliques, en offrant à celles-ci un (certain) contrôle contre un éven-
tuel vol 38 .
La protection des reliques ne se conçoit pas uniquement en termes maté-
riels ou économiques; de façon plus spirituelle, elle permet d'éviter le contact
des reliques avec des mains impures. Il convenait en effet de savoir qui peut
prendre, ou porter un reliquaire, et a fortiori qui peut toucher directement
une relique. Dès le VIe et le VIle siècles, il y eut des tentatives de réserver le
contact des res sacrae aux prêtres, éventuellement aux sous-diacres39 . Cette
règle fut fréquemment affirmée dans la suite, notamment par le décret de Gra-
tien40 mais la pratique montre que cette règle souffre d'innombrables
exceptions: les laïcs participent activement aux translations et inventions de
37 Sur les authentiques de reliques, la bibliographie de base se lira dans N. HERRMANN-MAscARo, Les
reliques des saints, op. cit., p. 113-125 et dans M. HEINZELMANN, Translationsberichte, op. cit., p. 83-88.
38 N. HERRMANN-MASCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 339-363; H. SILVESTRE, «Commerce et
vol de reliques au Moyen Âge», Revue Belge de Philologie et d'Histoire, 30, 1952, p. 721-739; P. GEARY,
Furta sacra. Thefts of Relies in the Central Middle Ages, Princeton, 1978 (nouv. éd., 1990; trad. fr. Le
vol des reliques au Moyen Age, Paris, 1993).
39 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 203.
40 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 204 (Decret. Grat., D. 23, c. 31, C. 30, c. 26).
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 247
reliques41 ; des reliques sont appliquées sur le corps de malades; des souve-
rains participant aux processions solennelles sont invités à porter le reli-
quaire42 , il est vrai fréquemment déposé sur un brancard; des particuliers
obtiennent, parfois moyennant paiement, une place active dans les
processions; etc.
Le reliquaire, comme plus tard les triptyques et les retables à panneaux43 ,
offre la caractéristique de cacher aux yeux des fidèles ce que ceux-ci souhai-
tent voir et vénérer; il s'ensuit une extraordinaire possibilité de mise en scène
basée sur le montrer/cacher, ouvrir/fermer, sous le contrôle strict de l'autorité
épiscopale44 et moyennant une préparation spirituelle adéquate: l'ouverture
illicite du reliquaire, comme du sarcophage ou de la tombe renfermant de
saints restes, s'accompagne de miracles défavorables au contrevenant (paraly-
sie, aveuglement, ... ) ou rendant inefficiente ladite ouverture (nuage,
brouillard, ... ). Si le reliquaire, «opaque», est fermé, le contenu est évoqué par
la décoration du reliquaire, par une inscription sur le reliquaire 45 - voire sur
un des murs de l'église46 - qui précise parfois aussi l'identité du donateur et
l'origine des reliques47 . Certains reliquaires offrent, même fermés, des dispo-
sitifs permettant d'entrevoir le contenu48 , alors que, plus tard, à la fin du
Moyen Âge et aux Temps Modernes (mouvement post-tridentin), se déve-
loppe le type du reliquaire-monstrance, voire du sarcophage en verre (sous
un autel) 49 ...
41 Il suffit de renvoyer ici au récit bien connu de la Translation des saints Pierre et Marcellin rédigé
par Eginhard vers 830; sur ce texte, cf., en dernier lieu, M. HEINZELMANN, « Einhards Translatio Mar-
cellini et Petri: eine hagiographische Reformschrift von 830 », Einhard. Studien zu Leben und Werk, éd.
H. SCHEFERS, Darmstadt, 1997, p. 269-298.
42 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. dt., p. 206-207, donne différents exemples,
graphie médiévale, limoges, 2 vol., 1995; cf. aussi R. FAVREAU, Epigraphie médiévale, Turnhout, 1997.
Voir aussi le mémoire de maîtrise de S. VAN LiEFFERINGHE, Abbés et éveques, donateurs d'objets d'orfèvrerie
aux XI' et XII' siècles, mémoire de maîtrise inédit, Université libre de Bruxelles, 1996-1997.
46 Exemples dans N. HERRMANN-MASCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 119-120 (par ex. une ins-
50 Dans ce cadre, dès le XV siècle, on diffuse des livrets de pèlerinage ou des feuillets xylographiés
qui permettent aux pèlerins de suivre au mieux la cérémonie. Cf. le cas, excellement étudié, de saint
Servais à Maastricht: entre autres études du même auteur, voir A. M. KOIDEWEIJ, Der gude Sente Ser-
vas. De Servatiuslegende en de Servatiana: een onderzoek naar de beeldvorming rond een heilige in de Mid-
deleeuwen, Assen-Maastricht, 1985.
51 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. dt., p. 214-216.
52 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 214-216 et 348-349.
53 P. -A. SIGAL, «Le déroulement des translations de reliques, principalement dans les régions entre
Loire et Rhin aux XIe et XIIe siècles», ici-même, p. 226-227. Sur le vinage, cf. P.-A. SIGAL, L'homme et
le miracle, op. dt., p. 49-53 et N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. cit., p. 48-49.
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 249
illustre: le Saint Sépulchre de jérusalem. On connaît ainsi des cas où des mor-
ceaux d'une vieille châsse de bois, devenue sans objet après la confection d'un
reliquaire d'orfèvrerie, ont été distribués comme reliques à l'assemblée 54 ; ou
encore des cas où le reliquaire vide, envoyé à une assemblée de paix, «fait» des
miracles comme si le saint était présent55.
Un cas fréquent est celui de la bi-polarisation du culte, qui se manifeste
d'une part autour du reliquaire «plein», d'autre part autour du reliquaire (ou
du sarcophage) «vide». Trois exemples mosans fixeront les idées. À Aix-la-
Chapelle, après la canonisation de Charlemagne en 1165 et le transfert des
restes dans une châsse provisoire d'abord, dans la belle châsse du début du
XIIIe siècle ensuite, le sarcophage vide a été présenté à la dévotion des pèle-
rins, sous un arcosolium et accompagné d'une inscription et d'une statue assise
de l'empereur56 . À Gerpinnes (dans l'Entre-Sambre-et-Meuse), à côté de la
châsse présentée dans la crypte qui a été creusée en sous-œuvre vers 1100,
sous le chœur, pour l'accueillir, le sarcophage vide de sainte Rolende et
l'emplacement de la première tombe bénéficient d'un aménagement architec-
tural tout à fait particulier; la Vita rédigée vers 1230 insiste d'ailleurs implici-
tement sur la complémentarité de ces deux pôles de dévotion 57 . À Amay, sur
la Meuse, lorsqu'on réalisa la première châsse vers 1165/1170 dans laquelle
on transféra les reliques de sainte Ode, on aménagea un emplacement adé-
quat pour le sarcophage-reliquaire resté vide; lors de la confection de la
seconde châsse, vers 1230/1240, le culte changea d'aspect et on enterra res-
pectueusement58le sarcophage vide sous le maître-autel, dans le chœur59 .
54 Par ex. les miracles réalisés par la vieille châsse en bois de saint Benoît: Miracula sancti Benedicti,
VIII, 25; éd. E. DE CERTAIN, Les miracles de saint Benott écrits par Adrevald, Aimoin, André, Raoul Tor-
taire et Hugues de Sainte-Marie, moines de Fleury, Paris, 1858, p. 317-319; cf. P.-A. SIGAL, rhomme et le
miracle, op. dt., p. 41 et 59.
55 Voir les Miracles de saint Prudent (1124): Passio, translationes, miracula S. Prudentii, 73-75, dans
Charlemagne. Considérations sur les sépultures et les funérailles des souverains carolingiens et des
membres de leur famille», Byzantion, 61, 1991 (= Le souverain à Byzance et en Ocddent du VIII' au X
siècle, éd. A. DIERKENS et ].-M. SANSTERRE), p. 156-180. j'ai l'intention de reprendre très prochaine-
ment ce dossier, en fonction d'études récentes (notamment de]. Nelson).
57 A. DIERKENS, «Le culte de sainte Rolende de Gerpinnes au Moyen Âge. Hagiographie et
il rappeler les dispositions canoniques qui imposent la non-destruction d'un objet de culte?
59 Supra, n. 16 et 23. Les Actes d'un colloque consacré à Chrodoara et à sainte Ode (1997) devraient
paraître d'ici peu dans la collection Études et Documents éditée par la Division Générale de l'Aména-
gement du Territoire, du Logement et du Patrimoine (DGATLP) du Mi~istère de la Région wallonne.
250 ALAIN DIERKENS
sation des campagnes de l'Empire de Louis le Pieux. L'exemple du diocèse de Uège sous l'épiscopat
de Walcaud (c. 809 - c. 831) », Charlemagne's Heir. New Perspectives on the Reign of Louis the Pious
(814-840), éd. P. GODMAN et R. COLLINS, Oxford, 1990, p. 309-329.
Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Age 251
tre la rage et (mais surtout à partir du xve siècle) comme patron de la chasse
et des chasseurs65 .
D'un point de vue théorique, la question du statut du reliquaire une fois
vidé de son saint contenu se pose de la façon suivante. Le caractère particulier
du reliquaire est maintenu (pour les raisons que j'ai dites plus haut) et, même
vide, il conserve sa virtus: c'est, par exemple, le cas des sarcophages dont il vient
d'être question. On peut le conserver dans son intégrité et le réutiliser pour
d'autres reliques; tel est le cas de la belle châsse mosane de sainte Ermelinde de
Meldert, récupérée pour contenir les reliques de saint Firmin d'Amiens 66 . Ce
remploi peut impliquer l'un ou l'autre aménagement iconographique: un attri-
but caractéristique du saint «ancien» étant remplacé par celui du saint
«nouveau». On peut aussi décider de déconstruire le reliquaire en en réutilisant
certains éléments à des fins cultuelles; tel est le cas de ces anciens pignons de
châsse, réutilisés comme châsses indépendantes après adaptation minime 67 ou,
éventuellement, insérés dans un nouveau reliquaire 68 . On pourrait éventuelle-
ment envisager aussi de ne pas détruire les fragments de châsse et de faire subir
à ceux-ci le traitement des autres instruments liturgiques qui, en vertu du droit
canon, ne peuvent être détruits; on pense, par exemple, à un enfouissement
près de l'autel69 ou à la conservation dans la sacristie ou le Trésor de l'église.
Mais ce statut sacré conféré parfois au reliquaire vide est souvent peu res-
pecté dans les faits; c'est que la réalisation d'un reliquaire procède aussi d'une
logique économique: immobilisation de matériaux précieux, thésaurisation,
investissement durable et à peu de risques. Il est donc toujours possible d'uti-
liser le métal - or et argent - et les pierres précieuses, les gemmes, camées et
intailles en cas de besoin de liquidités, lors d'un achat foncier par exemple. Si
l'on ne connaît pas de cas de don de reliquaire vide 70 , les exemples abondent
de ventes; la législation ecclésiastique prévoira que, dans ce cas, l'acheteur ne
65 Sur cette double spécificité du culte de saint Hubert, cf. C. DUPONT, «Aux origines de deux aspects
particuliers du culte de saint Hubert: Hubert guérisseur de la rage et patron des chasseurs», Le culte
de saint Hubert au pays de Liège, éd. A. DIERI<ENS et ].-M. DuvosQUEL, Bruxelles-Saint-Hubert, 1990,
p. 18-30;].-B. LEFÈVRE, «Essai sur la structuration du culte de saint Hubert», Le culte de saint Hubert
en Namurois, éd. A. DIERI<ENS et].-M. DUVOSQUEL, Bruxelles-Saint-Hubert, 1992, p. 11-32; A. DIER-
KENS, «Guérisons et hagiographie au haut Moyen Âge : le cas de saint Hubert», Maladie et maladies
dans les textes latins antiques et médiévaux, éd. C. DEROUX, Bruxelles, 1998, p. 406-421.
66 ]. FouCART, Le Trésor de la cathédrale d'Amiens, Amiens, 1987, p. 17-18.
67 Par ex. R. KRoos, Der Schrein des heiligen Servatius in Maastricht und die vier zugehOrigen Reliquiare
peut être un laïc71 et, en tout cas, il est recommandé de retirer les reliques du
reliquaire avant la vente 72 .
71 Si cela se passe, on mettra en évidence la piété (et la pureté des intentions) de l'acheteur.
72 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints, op. dt., p. 329-339.
73 Pour un exemple fameux de collection de reliques au x• siècle, cf. D. MISONNE, «Gérard de Bro-
effets dramatiques sur la conservation, dans les églises de moyenne ou de faible importance, des reli-
ques et, en général, des objets liturgiques «inutiles».
76 Ceci pose la question de la nature exacte des musées d'art sacré et celle de la muséalisation des
Trésors d'église (Maastricht, Liège, Aix, ...). Sur un Musée d'art religieux récent, cf. Ph. GEORGE, Le
nouveau Trésor de la cathédrale de Liège, Liège, 1998 (Feuillets de la cathédrale de Liège, 39-41). Sur
le sacré dans les musées d'art religieux, voir les recherches en cours (et encore inédites) d'Édith lAM-
BERT, notamment La mémoire collective de !'«œuvre» religieuse médiévale occidentale, mémoire de maî-
trise inédit, Université libre de Bruxelles, 1997.
77 Il faut cependant évoquer ici la question des textiles trouvés dans la châsse de Charlemagne à Aix:
restaurés avec soin et étudiés de façon scientifique, ils ont été considérés comme reliques et donc
remis dans la châsse, invisibles au public.
Les reliques,
un enjeu de pouvoir
Reliques et pouvoirs*
4 ].A. S. CowN DE l'LANCY, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, 1821-22.
5 M. BLOCH, Les rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale parti-
culièrement en France et en Angleterre, Préface de]. LE GoFF, Paris, 1983.
Reliques et pouvoirs 257
défaut6 . Dans cet ensemble se détache tout spécialement la recherche innovante
de Nicole Herrmann-Mascard: ayant recueilli systématiquement tous les
témoignages relatifs aux origines et à l'histoire du culte des reliques, l'auteur a
en effet pu reconstruire leur parcours depuis les origines, en prêtant une
attention particulière à la dimension juridique et institutionnelle de la ques-
tion7.
L'étude des reliques du point de vue historique et anthropologique, essen-
tiel pour comprendre les origines du culte des saints et en expliquer l'extraor-
dinaire succès, s'est imposée au début des années '80 avec l'interprétation de
Peter Brown, aux effets ravageurs: l'auteur enlève définitivement au culte des
saints sa dimension populaire pour en faire une création originale des élites
intellectuelles des premiers siècles de la chrétienté, une réponse à des besoins
de protection à la fois matérielle et spirituelle. Le tombeau du saint et par con-
séquent ses reliques sont la pierre sur laquelle se fonde ce culte, la structure
porteuse des nouvelles institutions ecclésiastiques, le fondement d'un nou-
veau pouvoir dans les sociétés méditerranéennes en voie de transformation
profonde du point de vue politique, social et religieux8 . Cette interprétation a
évidemment suscité des polémiques et s'est attiré des critiques, car elle réduit
la valeur théologique (basée sur l'imitation du Christ) du choix du martyre
puis de la sainteté de vie et par conséquent du culte voué aux saints9 . La thèse
originelle de Peter Brown n'a pas perdu de sa force à la suite d'approfondisse-
ments visant à tenir compte d'un plus grand nombre de composantes pour
expliquer ce phénomène tellement complexe 10 .
Le caractère radical de l'interprétation de Peter Brown me semble avoir
définitivement légitimé les reliques comme objet d'étude historique. Les reli-
ques sont donc reconnues comme dignes d'intérêt pour l'historiographie, sur-
tout médiévale, et sont devenues un instrument pour connaître la mentalité,
6 Cf. les bibliographies dans: Agiografia altomedievale, dir. S. BoESCH GAJANO, Bologne, 1976; Saints and
their Cuits. Studies in Religious Sociology, Folklore and History, dir. S. WILSON, Cambridge, London, New
York, 1983;]. DUBOIS,j.-L. LEMA!IRE, Sources et méthodes de l'hagiographie médiévale, Paris, 1993.
7 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Lille, 1975.
8 P. BROWN, The Cult of the Saints, Chicago, 1981; trad. française Paris, 1983.
9 Cf. ]. FoNTAINE, «Le culte des saints et ses implications sociologiques. Réflexions sur un récent
essai de Peter Brown», Analecta Bollandiana, 100, 1982, p. 17-41; C. PIÉTRI, «Les origines du culte
des martyrs (d'après un ouvrage récent)», Rivista di archeologia cristiana, 1984, p. 293-319, publié à
nouveau dans C. PiÉTRI, Christiana Respublica. Eléments d'une enquête sur le christianisme antique, Il,
Rome, 1997, p. 1207-1233; le colloque Les fonctions des saints dans le monde occidental, Rome, 1991
(Collection de l'École Française de Rome, 149) avait aussi été conçu comme une réponse à la thèse
de P. BROWN.
10 P. BROWN, «The Saint as Exemplar in Late Antiquitp, Representations, 1, 1983, p. 1-15; P. BROWN,
Power and Persuasion in Late Antiquity: Towards a Christian Empire, Londres, 1992; P. BROWN,
«'Arbiter of Ambiguity': a Role of the Late Antique Holy Man», Cassiodorus, 2, 1996, p. 123-142.
258 SOFIA BOESCH GAJANO
la société, les institutions 11 ; elles vont apparaître comme l'un des indicateurs
les plus intéressants pour l'histoire des sociétés, non seulement pour la chré-
tienté de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge -traditionnellement considérés
comme le terrain privilégié de cette forme de culte -, mais pour le christia-
nisme de tous les siècles ainsi que pour les multiples formes revêtues par cette
religion dans les différents contextes ethniques et culturels où elle s'est répan-
due, et pour bien d'autres religions encore. Il faut ajouter que les études
récentes sur la mort, la gestion du corps, la sépulture, la sacralité des cimetiè-
res, constituent pour plus d'un aspect une contribution à la question des reli-
ques.
je crois toutefois que l'historiographie n'a pas encore appréhendé le
"noyau" dur du problème: la relique comme objet historique et son "statut"
méthodologique et historiographique. L'organisation de ce colloque par
Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius me paraît donc particulièrement
bienvenue: je les remercie de m'avoir offert l'opportunité d'y participer. je sai-
sis l'occasion pour proposer quelques réflexions sur l'identité, les fonctions,
l'usage des reliques, à partir d'un modeste mais significatif dossier hagiogra-
phique, qui permet de reconnaître des persistances et des transformations,
alors que la conclusion essaiera de dégager quelques justifications pour expli-
quer le succès du culte.
Pour ce qui concerne l'identité de la relique, on peut parler d'une véritable
identification entre le saint et sa dépouille mortelle. En 1990 le corps de
Célestin V fut volé de la basilique de Collemaggio à L'Aquila et retrouvé avant
qu'une quelconque demande de rançon ne fût formulée; le retour de la
dépouille fut salué comme celui du saint en chair et en os: «Célestin est
revenu», lisait-on sur les affiches collées le long des rues de la ville.
Les reliques peuvent pourtant n'être qu'un objet de culte, un objet que
j'oserais appeler passif, qu'on prie et qu'on touche. Mais le plus souvent, le
culte mentionné dans les sources montre que la relique est perçue comme un
objet doté d'un pouvoir immanent: objet actif donc, sans référent extérieur,
sans relation directe et consciente avec un saint bien précis -malgré les justi-
fications théologiques sur lesquelles insiste la pastorale. La relique peut en
effet accomplir des miracles indépendamment de la référence à un saint. Et la
"reconnaissance" d'une relique comme thaumaturgique peut précéder et par
conséquent entraîner la "reconnaissance" d'un saint. Il suffit de rappeler l'épi-
sode de l'invention des reliques des saints Gervais et Protais, qui se déroula à
u P. DINZELBACHER, «Die 'Realpràsenz' des Heiligen in ihren Reliquiaren und Gràbem nach Mittelal-
terliche Quellen», Heiligenverehrung in Geschichte und Gegenwart, dir. P. DINZELBACHER, P. BAVER, Ost-
fildem, 1990, p. 115-174; A. ANGENENDT, Heiligen und Reliquien. Die Geschichte ihres Kults vomfrühen
Christentum bis zum Gegenwart, Munich, 1994.
Reliques et pouvoirs 259
Milan en 386 et qui nous est raconté par l'évêque de Milan, Ambroise: les reli-
ques attestent leur propre identité, car la guérison d'un aveugle montre leur
vertu thaumaturgique et permet de les reconnaître comme appartenant à des
martyrs ayant réellement existé et qui sont donc les véritables auteurs de la
guérison 12 . On peut aussi rappeler l'invention "miraculeuse", au XIXe siècle,
des reliques de la sainte martyre romaine Philomène, héroïne d'un culte des-
tiné à renforcer le sentiment religieux ébranlé par les grandes transformations
idéologiques, politiques et sociales de l'Europe des Lumières puis révolution-
naire13. On peut enfin signaler les nombreux cas de corps non corrompus ou
exhalant de suaves parfums en contradiction avec toutes les lois de la nature,
qui "révèlent" par ce biais leur identité de corps saint, ayant appartenu à un
saint14.
La relique se présente donc comme un produit social, son identité même
étant établie par une institution ou une collectivité, qui détermine et organise le
culte et surtout transforme la relique d'objet passif de culte en un "lieu" où se
concentre une force capable d'accomplir des miracles. Cette transformation
n'est pourtant pas réalisée une fois pour toutes: la propriété thaumaturgique
n'est pas acquise pour toujours. Dotée d'une identité et d'une force qui lui sont
propres, la relique "résiste" difficilement en dehors de la gestion ecclésiastique
qui, alimentant le culte et la foi dans son pouvoir, garantit une relation continue
entre la foi spirituelle dans le saint et le pouvoir thaumaturgique du saint.
Comme on le voit, le problème de l'identité est lié à celui du pouvoir de la
relique. Le pouvoir se configure comme un pouvoir intérieur, immanent -
appelé virtus dans les textes latins -, une sorte de mana, reconnu pour lui-
même, au-delà des manifestations extérieures qui servent pourtant à le confir-
mer. Mais le pouvoir a aussi une dimension qu'on pourrait appeler extérieure
ou sociale: la relique confère en effet un pouvoir, voire des pouvoirs, à un
individu, une collectivité, une institution. Ces deux aspects ne sont pas néces-
sairement liés: le besoin de s'approprier une relique ne correspond pas tou-
jours au pouvoir "manifeste" de la relique, à une virtus active. La relique
apparaît souvent comme un objet précieux, qui donne du prestige au-delà de
la manifestation visible et pour ainsi dire "quotidiennement" active de son
pouvoir intérieur.
Le problème fondamental consiste alors à savoir comment se construit le
pouvoir des reliques et qui en sont les auteurs et les bénéficiaires.
Du corps à la relique
La reconnaissance du caractère religieux exceptionnel d'un saint se fonde
sur le processus par lequel le protagoniste le "construit". À l'origine, il y a un
choix: choix du martyre, choix de préférer au monde une vie solitaire ou
communautaire, choix pastoral ou missionnaire. Ce choix est suivi par des
comportements, qui caractérisent les protagonistes de la sainteté: pratique de
la charité, exercices ascétiques, expériences spirituelles. Le corps est la réalité
physique dans laquelle s'inscrit le parcours spirituel.
La capacité de maîtriser son corps, en dépassant ce qu'on considère
comme les limites de la nature humaine -jeûnes, pénitences, dévouement à
son prochain - détermine de façon décisive la reconnaissance sociale d'un
pouvoir surnaturel exceptionnel: les descriptions des multiples formes d'éré-
mitisme réalisées au cours des différents siècles le prouvent de façon exem-
plaire. Tout le monde reconnaît que le saint qui a maîtrisé la nature dans son
corps et dans son esprit peut maîtriser la nature elle-même 15 , c'est-à-dire pro-
téger des dangers, guérir des maladies et même vaincre la mort physique, en
redonnant la vie aux morts. Les rêves, les visions, les prophéties, les expérien-
ces mystiques sont à la fois des manifestations et des preuves de la faculté du
saint d'entrer en contact avec le surnaturel.
La construction de la sainteté -par le protagoniste lui-même et par la
communauté à laquelle il appartient (monastère ou ville) - passe par la com-
munication qui s'établit entre naturel et surnaturel, communication qu'on
estime destinée à durer dans le temps 16 . Le corps d'un saint vivant est déjà un
corps saint, et ne peut que le rester après sa mort. Si chaque saint continue à
vivre dans sa dépouille mortelle, celle-ci garde inaltérés les pouvoirs thauma-
turgiques acquis pendant sa vie. Il faut prêter une attention nouvelle à la rela-
tion qui s'établit entre le saint vivant et son corps dans l'acquisition de
pouvoirs thaumaturgiques, à celle qui se perpétue dans sa dépouille mortelle,
à la transformation du corps en relique, au rapport entre l'ensemble du corps
et ses parties, afin de saisir le lien constant entre théorie et pratique.
La réflexion théologique fonde la légitimité du culte des reliques sur le
caractère sacré du corps du Christ destiné à transmettre un message de salut
spirituel par son incarnation, l'eucharistie, sa mort, sa résurrection, garantie
de la résurrection des corps le jour du jugement dernier. Œuvrant sur le front
15 Cf. É. PATIAGEAN, «À Byzance. Ancienne hagiographie et histoire sociale», Annales E.S.C., 1968,
p. 780-791. Pour le corps dans l'histoire religieuse: C.W BYNUM, Holy Fast and Holy Feast. The Reli-
~ous Significance of Food to Medieval Women, Berkeley, Los Angeles, London, 1987.
6 Pour le problème en général, cf. S. BoESCH GAJANO, La santità, Rome, 1999 (Biblioteca essenziale
l.aterza).
Reliques et pouvoirs 261
17 AuGUSTIN, De Civitate Dei, XXII, 8, Turnhout, 1955 (Corpus Christianorum, Series Latina, 48),
p. 823-826. Pour l'intérêt général d'Augustin au problème des reliques et des miracles qu'elles
accomplissent (et la bibliographie), cf. S. BoEsCH GAJANO, ~verità e pubblicità: i racconti di miracoli
n
nel libro XXII del De Civitate Dei», 'De Civitate Dei'. L:opera, le interpretazioni, l'iriflusso, dir. E.
CAVALCANTI, Rome, Fribourg, Vienne, 1996, p. 367-388.
18 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 38, éd. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes, 260),
p. 246-248. Pour une interprétation générale de l'œuvre hagiographique du pape, cf. S. BoESCH
GAJANO, «Narratio e expositio nei Dialogi di Gregorio Magno», Bullettino dell'Istituto Storico Italiano per
il Medio Evoe Archivio Muratoriano, 88, 1979, p. 1-33; S. BOESCH GAJANO, «La proposta agiografica
dei Dialogi di Gregorio Magno», Studi Medievali, s. 3, 21, 1980, p. 623-644.
262 SOFIA BOESCH GA]ANO
19 Pour cet exemple et d'autres semblables, cf. N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques, cité supra n. 7.
° Cf. C. PIËTRI, Roma christiana. Recherches sur l'Église ck Rome, son organisation, sa politique, son idéo-
2
logie de Miltiade à Sixte III (311-440), Rome, 1976 (Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et
de Rome, 224).
21 VICTRICIUS, De laude sanctorum, éd. I. MuwERS, Scriptores Minores Galliœ s. N- V, Turnhout, 1985
(Corpus Christianorum, Series Latina, 64).
22 Cf. Y. DuvAL, Auprès des saints corps et âme. Dnhumation 'ad sanctos' dans la chrétienté d'Orient et
d'Occident du lW au VII' siècle, Paris, 1988. Sur la mort et la gestion des corps dans la société médié-
vale, cf. C. TREFFORT, EÉglise carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commé-
moratives, Lyon, 1996; M. lAUWERS, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au
Moyen Age (Diocèse de Liège, XI'-XIIF siècles), Paris, 1997 (Théologie historique, 103).
23 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, IV, 52-56, éd. A. DE VoGüÉ, Paris, 1980 (Sources Chrétiennes,
265), p. 176-184.
Reliques et pouvoirs 263
des liens amicaux entre des personnes ou entre des communautés religieuses,
ou même pour confirmer des accords de nature ecclésiastique ou politiqué4 .
La relique devient donc un objet précieux, capable de conférer un prestige
à celui qui la possède: l'enjeu du pouvoir réside dans le contrôle et la gestion
du sacré. je voudrais maintenant proposer un exemple qui me semble parti-
culièrement éclairant pour les problèmes évoqués jusqu'ici.
28 Cf. P. EGIDI, G. GIOVANNONI, E FEDERICI, I monasteri di Subiaco, 2 vol., Rome, 1904, passim.
29 Cf. S. BOESCH GAJANO, «Monastere», cité supra, no 25.
Reliques et pouvoirs 265
"exorcisée" pour éviter le mauvais temps, comme elle l'avait probablement été
dans l'Antiquité par un culte voué à la déesse de la fertilité Feronia, dont le
nom du site, Morra Feronia, conservait le souvenir. De l'autre côté, l'abbé
commendataire, soutenu par le pape et par le pouvoir de la famille Colonna,
considérait la translation comme nécessaire, en application des décrets du
concile de Trente relatifs au contrôle des cultes, et comme utile pour relancer
le prestige et le caractère sacré du monastère et réaffirmer le pouvoir monas-
tique sur l'ensemble du territoire de Subiaco 30 .
La cérémonie de la translation montre une signification politique et
sociale évidente: dirigée par l'abbé et les moines, elle implique toutes les caté-
gories de la société selon un ordre hiérarchique rigide, comprenant les ordres
religieux et les élites urbaines. Le parcours aussi souligne la fonction de
liaison à la fois sociale et territoriale, puisque l'itinéraire va de la montagne
occupée par les bergers à la plaine peuplée par les paysans et par le petit cas-
trum, doté d'une identité semi-urbaine qui avait causé de nombreux problè-
mes à l'autorité monastique dans les siècles précédents, jusqu'au monastère
Sainte-Scholastique. Ainsi se réalise un parcours de désacralisation de la mon-
tagne et de renforcement de la sacralité de l'institution monastique.
On a l'impression d'assister à un renversement des rôles: les fidèles mani-
festent à l'égard des reliques une dévotion empreinte d'une foi qui ne doit pas
nécessairement toujours passer par le contact direct avec le sacré, alors que les
élites ecclésiastiques renforcent un culte fondé sur le contact matériel avec
l'objet: les reliques représentent dans ce cas un véritable trésor matériel. La
translation reconstitue donc, sous des formes nouvelles et avec de nouvelles
significations et fonctions, le caractère sacré des reliques de la sainte ermite.
Un corps saint, que le monastère avait négligé au point d'en perdre le contrôle
et la gestion, est tout à coup, par un acte de grande intelligence politique,
récupéré dans sa dimension sacrée, grâce à l'exploitation de la tradition hagio-
graphique ancienne et des croyances diffuses. Les reliques changent de
signification: d'objet de culte dans leur intégralité, garant de bien-être, elles
deviennent un objet précieux en soi, dans leurs moindres parties. Un notaire
est chargé de veiller à l'ouverture de la châsse, d'en inventorier le précieux
contenu, de vérifier que le plus petit fragment, même provenant du bois de la
châsse, ne soit perdu ou vole 1. La longue et minutieuse description de la
cérémonie montre à la fois une sorte d'inventio, d'authentification des reliques
et d'inventaire de toutes les pièces qui composent le trésor, contre l'avis de
ceux qui prétendaient «que tout effort serait vain et qu'après un aussi long
temps on ne trouverait rien». La dévotion des simples fidèles est rigoureuse-
ment freinée et il ne leur est permis que d'y apposer des objets pouvant rete-
nir par ce contact un peu du sacré de la relique.
Au cours de la cérémonie et dans l'affrontement entre les différents
niveaux culturels, on voit affleurer le doute que la diminution des reliques
puisse diminuer leur pouvoir total; ce doute persiste même lorsque les reli-
ques sont définitivement acquises au patrimoine du monastère. L'histoire de
leur gestion qui commence alors voit en effet se mêler de façon significative
les intérêts publics et privés. Ce précieux patrimoine défendu avec acharne-
ment contre les simples fidèles devient un bien à exploiter pour récompenser,
gratifier, créer ou renforcer des relations de parenté et de pouvoir que les
Colonna entretiennent avec des personnalités et des institutions, à l'intérieur
et à l'extérieur de leur famille.
Les reliques sont donc dérobées à la collectivité pour être utilisées dans un
but institutionnel - renforcement du pouvoir religieux et territorial du
monastère -, mais aussi en fonction des relations privées et politiques de
l'abbé, afin d'instituer un réseau hiérarchique, un tissu d'influences et de rap-
ports de dépendance sur le plan à la fois familial, social, institutionnel. Les
reliques, soustraites à la dévotion collective, qui croyait en leur pouvoir per-
manent de protection, même en absence de contact matériel direct, se voient
attribuer une virtus plus spécifique par l'institution monastique: elles sont
insérées dans un espace contrôlé, soumises aux lois de la visibilité savamment
accordée, très rarement exposées, selon une pratique qui s'impose partout.
L'institution monastique réinvente pour ainsi dire le culte officiel de la
sainte à travers de nouvelles versions de sa Vita 32 , et relance le culte de ses
reliques, garantit leur authenticité et leur distribution bien ordonnée dans des
lieux sacrés réaménagés dans ce but. On vise à s'assurer le pouvoir miracu-
leux des reliques: de fait, on les utilise pour augmenter son propre pouvoir,
tout en autorisant le puissant abbé Colonna à en faire un usage privé. Ainsi
réapparaît l'un des problèmes les plus étudiés de l'histoire religieuse, celui des
différents niveaux culturels et sociaux. La croyance dans le pouvoir thauma-
turgique des reliques, comme on l'a vu, acquiert des caractéristiques et des
fonctions qui changent selon les groupes sociaux. Il faudra donc insister sur la
nécessité d'identifier non seulement les différents niveaux, mais aussi les rap-
ports complexes qu'ils entretiennent entre eux.
37 SULPICE SÉVÈRE, Vie de saint Martin, ch. 11, éd.]. FONTAINE, 3 vol., Paris, 1967-1969 (Sources
Chrétiennes, 133-135); cf. A. GIARDINA, «Banditi e santi: un aspetto del folklore gallico tra tarda
antichità e medioevo», Atheneum, n. s., 61, 1983, p. 374-389.
38 BONIFACE, Epistulœ, 26, 43, 48, 50, 58, 68, éd. R. RAu, Darmstadt, 1988, p. 95, 126-129, 138-
139, 140-149, 170-175, 210-213; les actes des conciles p. 376 s. Cf. S. BOESCH GAJANO, «Pratiche e
culture religiose», Storia d'Europa, dir. G. ÜRTALLI, 3, Turin 1994, p. 169-216, surtout p. 185.
39 En plus de l'œuvre classique de A. GRABAR, Martyrium. Recherches sur le culte des reliques et l'art
chrétien antique, 2 vol., Paris, 1943-46, cf. les ouvrages cités supra, n. 36.
Reliques et pouvoirs 269
jours présent dont les individus et les communautés peuvent bénéficier, per-
mettant de récupérer et d'assimiler des pratiques liées à la sacralité de certains
objets.
Sa polyvalence fait de la relique un objet privilégié de la recherche
historique: celle-ci ne doit pas se limiter à accumuler des données, mais doit
parvenir à reconnaître les fonctions, les usages, les pouvoirs, avec une atten-
tion particulière à l'égard tant des différents contextes et des changements
possibles que des permanences dans la longue durée. Cette conception de
l'histoire des reliques apportera une contribution novatrice à l'histoire de la
société et des institutions. Ce colloque en est déjà un témoignage éloquent.
La politique des reliques des premiers comtes
de Flandre (fin du IXe-fin du XIe siècle)
Edina BOZQKY
1 Les Annales de Saint-Pierre de Gand et de Saint-Amand, éd. Ph. GRIERSON, Bruxelles, 1937, p. 89-90:
1030. Omnibus reliquiis sanctorum corporum Flandrie Aldenardis adunatis pro pace coniuranda, scilicet
sancti Gerulfi martyris, Wandregisili, Bavonis, Amandi, Vedasti, Bertini, Winnoci, cum innumerabilibus
aliorum sanctorum reliquiis, cornes Baldwinus Barbatus, interrogatus, cuius reliquie in ordine processionis
essent ceteris preferende vel deponende, constituit ipse cornes Baldwinus, presente Hugone Noviomense epis-
capo cum aliis plurimis episcopis et abbatibus, congregatis tatius regni sui primatibus, reliquias sancti
Gerulfi martyris, sue patrie indigene, ante omnes honorabiliter asportari et magnificenter preponi. Cf. aussi
Miracula sancti Gerulfi, AASS, Sept. 6, p. 268 et Auctarium Sigeberti Afjligemense, MGH, 55, 6, p. 399.
Selon Grierson, l'importance des reliques de saint Gérulphe serait une addition à la note figurant
dans l'Auctarium Afjligemense.
272 EDINA BOZ6KY
2 Cf. mon article «Voyage de reliques et démonstration du pouvoir aux temps féodaux», Voyages et
voyageurs au Moyen Age, XXVIe Congrès de la S.H.M.E.S., Paris, Publications de la Sorbonne, 1996,
r·Par267-280. ·
exemple, l'Annaliste Saxon note à propos de la translation des reliques de saint Maurice et ses
compagnons à Ratisbonne en 961: Quod maxima, ut decuit, honore Partenopolim transmissum, unanimi
indigenarum et comprovincialium conventu ibidem susceptum est, et ad salutem patrie hactennus venera-
tum est. Cf. P.]. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Age, Paris, Aubier, 1993, p. 59: «Les reliques
assuraient une protection particulière à la communauté, en protégeant les membres tant spirituels
que temporels, tout en garantissant sa prospérité».
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274 EDINA BOZ6KY
4 E-L. GANSHOF, La Flandre sous les premiers comtes, Bruxelles, 1949, p. 16.
5 jEAN d'YPRES, Chronica S. Bertini (avant 1383), MGH, 55, 25, p. 768: Edam rex in hiis nupciis eidem 1
Balduinol enseniavit corpus sancti Donaciani Remorum episcopi, quod ipse secum Brugis attulit in capella,
que ibidem beate virgini dedicatafuerat, collocavit; quam villam Brugensem ipse Balduinus incepit, et con-
tra Danorum ac pyratarum incursiones municione burgum, id est castellum, cinxit; in qua cinctura sive
muro vel Jortalicio ecclesiam beate Marie predictam, que nunc dicitur sancti Donaciani (.. .) inclusit.
6 P. HÉUOT' «Sur les résidences princières bâties en France du xe au xne siècle"' Le Moyen Age' 4e
série, 10, 1955, p. 27-61, et 291-317; ici p. 29-36. Pourles détails: P. ROLlAND, «l.a première église
Saint Donatien à Bruges», Revue belge d'Archéologie et d'Histoire de l'art, 14, 1944, p. 101-111.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 275
XIe siècle (liée à une nouvelle translation des reliques en 1096?, c'est Bau-
douin 1er qui les aurait demandées à l'archevêque de Reims, Ebo 8 . Ensuite, à
une date discutée par les historiens modernes, entre 863 et 879, il fit trans-
porter les restes de sainte Amelberge de Tamise (Temsche, Flandre orientale)
à Gand au Mont-Blandin9 selon le Liber traditionum S. Petri Blandiniensis 10 ,
rédigé vers 1035 par l'abbé Wichard, et le Sermo de adventu sanctorum Wan-
dregisili ... , composé à la fin du XIe siècle 11 ainsi que le Sermo de adventu 55.
Gudwali et Bertulfi 12 . Il est à souligner également que Baudouin 1er obtint
l'abbatiat laïc du monastère Saint-Pierre au Mont-Blandin 13 , inaugurant ainsi
la tradition des abbatiats laïcs des comtes de Flandre, qui sera l'une des bases
de leur pouvoir 14 .
Son fils, Baudouin II surnommé le Chauve (879-918), hérita du comté;
c'est sous son gouvernement que se situe la naissance de la Flandre comme
principauté territoriale. Mais les années 880-883 furent aussi l'époque des
attaques vikings les plus sévères qui causèrent la ruine des monastères de la
région (comme Saint-Omer, Thérouanne, Saint-Riquier, Saint-Valéry, etc.).
Le comte affirma son pouvoir en conquérant le Boulonnais (896) et le Tour-
7 Cf. Ph. GRIERSON, «The translation of the Relies of St. Donatian to Bruges », Revue bénédictine 49,
1937, p. 170-190, et la notice «Monastère de Torhout», Monasticon belge, 3, Uège, 1960, p. 210.
8 Cf. le faux diplôme (fabriqué en 1261-62) de fondation du chapitre Saint-Donatien, attribué à
Arnoul le Grand, imprimé dans AASS, Oct. 6, p. 496: Unde et noster avus divœ memoriœ Balduinus
Ferreus, zelo divini amoris accensus, multas in suis lods construens ecclesias, multorum reliquiis Sanctorum
curavit ditare eas, sciens certissime, quod eorum ope ac intercessione cœlestem posset ad gloriam attingere.
Qui etiam prœ ceteris Sanctorum pignoribus meruit impetrare ab episcopo sanctœ Remensis ecclesiœ Ebone
Sanctissimum ejusdem sedis quondam prœsulem Donatianum: quem honorifice susceptum detulit ad ceno-
bium, quod nuncupatur Turholt atque inde ad Bruggas portum, quo nunc quiesdt, cum magno psallentium
choro asportari fecit. Sur les problèmes de la date de la fondation du chapitre Saint-Donatien, cf.
G. DECLERCQ, « Wanneer ontstond het Sint-Donaaskapittel te Brugge?», Handelingen van het Genoots-
chap voor Geschiedenis. Société d'émulation de Bruges, 122, 1985, p. 145-157, qui penche pour l'hypo-
thèse de la construction d'une église et de la fondation d'un chapitre à l'époque d'Arnoul le Grand,
qui a également agrandi le bourg vers le Nord.
9 N. HUYGHEBAERT, «La translation de sainte Amelberge à Gand», Analecta Bollandiana, 100, 1982,
Pc· 443-458.
0 Uber traditionum S. Petri Blandiniensis, éd. A. FAYEN, Gand, 1906, p. 50-51: Anno Dominice incar-
nationis DCCCLXX delatum est corpus sacratissime virginis Christi Amalbergœ de villa Tempseca ad
monasterium beati Petri, apostolorum principis, cui Blandinum est vocabulum, a venerabili patre Rodberto,
memoratum locum tune regente, Rainelmo sanctœ Noviomensis œcclesiœ antistite, comite autem Baldwino,
cognomento Ferreo, memoratam translationem ordinantibus veZ agentibus.
11 N.-N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en 944. Le Sermo de Adventu Sanctorum Wan-
dregisili, Ansberti et Vulframni in Blandinium, Bruxelles, 1978, p. 22-23.
12 N. HUYGHEBAERT, «Le 'Sermo de Adventu SS. Gudwali et Bertulfi'. Édition et étude critique»,
Sacris erudiri, 24, 1980, p. 97.
13 A.-M. HELVÉTIUS, « L'abbatiat laïque comme relais du pouvoir royal aux frontières du royaume: le
cas du nord de la Neustrie au IX• siècle», La royauté et les élites dans l'Europe carolingienne (du début
du IX" aux environs de 920), éd. R. LE]AN, Lille, Centre d'Histoire de l'Europe du Nord-Ouest, 1998,
p.- 290-291, n. 20, avec la récapitulation de la bibliographie.
4 Ibid., p. 295-297.
276 EDINA BOZOKY
15 FoLCUIN, Gesta abbatum S. Bertini Sithiensium, § 103, MGH, 55, 13, p. 627: Balduinus autem cames
et abbas monasterii Sithiu ambitum castelli circa monasterium Sancti Bertini constru.xit.
16 Libellus miraculorum Sancti Bertini, MGH, 55, 15, 1, p. 512-513.
17 Vtta Winnoci Bergensis, MGH, 55, 15, 2, p. 777: Nam max ut animum regis super prefati loci mentione
convenit, proprii sese voti compotem invenit, quia super eodem loco privilegium regale facile optinuit affec-
tusque sui effectum auctoritate regia promeruit.
18 Ibid., p. 776-777: Qui [=Balduinus) suspicione irruptionis adversœ partis, quœ iam post longumfuro-
rem vix quieverat, ductus, fines Flandriœ facile usque ad id temporis accessibiles et pervios hosti castris
munierat omnique in reliquum impugnationi clauserat. Tune etiam locum Bergas dictum presidio placuit
munire, quod munitioni omni circumquaque esset patriœ; ubi etiam œcclesiam construi fecit, quam titulis
confessorum Christi Martini atque Winnoci insigniri fecit. Anima insuper quiddam honeste utile et utiliter
honestum concepit, quod tam honeste quam utiliter opere perfecit, sacrosanctum videlicet corpus beati Win-
nod illo transferre, ut Flandria ulterius secura labarum tanta gauderet protectore.
19 Ibid., p. 777: Et licet arte qua poterant obnitentibus Audomaricolis, sacrosanctum corpus abstulit et ad
locum Bergas, quo destinaverat, transtulit; quem iam regali et privilegia et munificentia, ut diximus, adeo
ditaverat, ut cum Flandria honestam sui partem hodieque habeat. Cf. aussi P. MuR~ Saint Winoc, patron de
la ville de Bergues, Ulle, 1887.
20 SANDERUS, Flandriœ illustratœ, 1732, t. I, 3, 7: Anno DCCCCIV elevatur S. Gerulphus martyr in
Merendra ab Eynardo, Noviomensi et Tomacensi episcopo et Balduino Calvo comite, VIII Idus Octobris, et
defertur ad monasterium S. Mariœ, quod dicitur Trunchinium, comitante cœtu infinito jidelium populorum;
cf. AASS, Sept. 6, p. 256 sq.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 277
21 F. L!FSCHITZ, «The Migration of Neustrian relies in the Viking Age: the myth of voluntary exodus,
the reality of coercion and theft», Early Medieval Europe, 4, 1995, p. 175-192, ici p. 185. Cf. égale-
ment A. DIERKENS, Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse (VII'-XY siècles), Sigmaringen, 1985,
P,· 216 sq.
2 Gand. Apologie d'une ville rebelle, dir. J. DECAVELE, Anvers, 1989, p. 53.
23 R. RODIÈRE, Les corps saints de Montreuil-sur-Mer, Montreuil-sur-Mer, 1901, p. 34-47.
24 INGELRAMNUS (INGELMANN ou ENGUERRAND), AASS, Apr. 4, p. 464; Historia relationis S. Walarici,
MGH, SS, 15, 2, p. 694-696 (2< quart du XIe siècle); HARIULF, Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier
[Chronicon Centulense), Uvre IV, XXII-XXIV, éd. F. Lor, Paris, 1894, p. 150-157 (1088; révisée vers
1104). Cf. ]. HÉNOCQUE, Histoire de l'abbaye et de la ville de Saint-Riquier, Amiens, 1880-1888, 1,
~- 287 sq.
5 FoLCUIN, Gesta abbatum S. Bertini, p. 631.
26 Ibid., p. 630: ... prefatus cames Arnu!fus, sanctarum r:eliquiarum avidus, sanctum Silvinum a monaste-
rio requietis suœ proprio [Auchy] furtim abstractum et sibi delatum huic monasterio direxit venerandum
15. Ka!. Martii, diefestivitatis ejusdem, anno incarnationis Domini 951. Cf. Cartulaire, LXXVIII, p. 147.
27 Vita Bertu!fi Renticensis, § 28, MGH, SS, 15, 2, p. 636-37: Gloriosus igitur marchio C.•) corpus Bertu!fi
Bononiam referri iusserit C..). Et convocatis Sanctorum Audomari ac Bertini prepositis, illustribus etiam
personis consilio adhibitis, ut ad Harlebecensem illud transferrent ecclesiam, imperavit. Erat autem Harle-
beca unum ex multis sui iuris predium .flumini Legiœ adiacens. Ad quod sanctum Bertulfum transferri iussit,
translaturus ilium max Blandinium, quod speciale amoris ipsius meruit privilegium, quodque in castro Gan-
davo a beata olim Amando, ut ante diximus, fundatum apostolicisque Petri et Pauli titulis fuit dedicatum ;
N. HUYGHEBAERT, «Le 'Sermo de Adventu SS. Gudwali et Bertulfi'», p. 95: Arnu!fus autem, accersitis
prepositis monasteriorum Sancti Bertini atque Sancti Audomari, jussit corpora sanctorum cum frequentia
Jratrum et populorum utriusque sexus deportari in ecclesiam sitam in predium sui juris cui Harlebeca est
vocabulum (texte rédigé probablement entre 1132-1138).
278 EDINA BOZé>KY
avec les reliques de Gudwal ainsi que celles de saint Omer et saint Bertin28 ,
probablement vers les débuts de l'abbatiat de Gérard de Brogne à la tête du
monastère du Mont-Blandin. De même, un très important trésor de reliques,
originaire de Normandie (Fontenelle), mais conservé d'abord à Saint-Omer,
ensuite sans doute à Saint-Bertin, puis à Boulogne à cause des raids vikings 29 ,
fut transféré de Boulogne à Gand en 944 sur l'ordre du comte et sur le conseil
et avec l'aide active de Gérard de Brogne 30 . Ce dernier, également très avide
de reliques, en fit aussi de belles acquisitions au profit de sa propre fondation
de Brogne31 . Quant à la mainmise de Saint-Pierre au Mont-Blandin sur des
reliques de Fontenelle, il faut souligner qu'elles lui permettaient de faire valoir
des droits sur les vastes propriétés foncières de cette abbaye, laquelle n'existait
plus à ce moment. La manœuvre des moines de Saint-Pierre échoua d'ailleurs
en grande partie32 . Enfin, ce fut aussi l'époque de la construction de la cha-
pelle du château comtal à Gand, qui abritera avant la restauration de Saint-
Bavon (946) les reliques de saint Bavon et de sainte Pharaïlde; et lorsque les
reliques durent retourner à l'abbaye Saint-Bavon, quelques parcelles des corps
saints restèrent à la chapelle, future collégiale Sainte-Pharaïlde, à la demande
expresse du comte Arnoul 33 .
Certaines de ces reliques retournèrent à leur lieu de conservation origi-
nelle à l'époque du comte Arnoul II le jeune (964-988) en 980 ou 981 lors
d'une confrontation d'ailleurs pacifique avec Hugues Capet, qui était alors sei-
28 Vita Bertulfi, § 30, p. 637: Cumque tam œcclesiasticis quam politicis ordinibus ita esset deliberatum,
sanctissimi confessoris Bertulfi membra levantur, transferanda eo quo iam diximus, non sine magna tum
precedentium, tum subsequentium gratulatione. Nec solus hic sanctus tune transferri voluit, sed in consor-
tium translationis eius ossa beati Gudwali adiuncta sunt, atque etiam membrum unum beati Audomari cum
dente ipsius, reliquiœ quoque sanctissimi Bertini in augmentum gloriœ eius. Cf. Sermo de adventu 55. Gud-
wali et Bertulfi, p. 96.
29 ]. LAPORTE, «Gérard de Brogne à Saint-Wandrille et à Saint-Riquier», Revue bénédictine, 70, 1960,
Pt· 142-166.
0 N .-N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en 944. Le Sermo de Adventu Sanctorum Wan-
dregisili, Ansberti et Vulframni in Blandinium, Bruxelles, 1978.
31 D. MISONNE, «Gérard de Brogne et sa dévotion aux reliques», Sacris erudiri, 25, 1982, p. 1-26.
32 Gand, op. cit. supra, n. 22, p. 54.
33 Annales sancti Bavonis Gandensis, p. 444: Anno 939, sanctus Bavo cum aliis pignoribus sanctorum et
reliquiis de Lauduno ad monasterium de Nigello translatus, ad arcem oppidi sui cum septem monachis ad
ecclesiam in novo castello constructam reportatur XIII kalendas octobris, quia cœnobium Gande nondum
plene restrauratum fuerat. Anno 940, aliquibus sanctorum Bavonis et Pharaïldis reliquiis in ecclesia predicti
novi castelli super ripam fluminis Legie sita, ad instantiam et devotam supplicationem Arnulfi comitis Flan-
drie relictis, tali conditione quod clerus prefate ecclesie cum supradictis eorum reliquiis annuam pregrinatio-
nem dicto cenobio Gandensi venerabiliter persolveret, sanctorum Bavonis et Pharaïldis predictorum corpora
cum aliorum sanctorum pignoribus a sancto Gerardo, abbate Gandensi, de sepedicta novi castelli ecclesia
cum innumerabili multitudine populorum ad cœnobium Gandense reportatur, et cum ingenti leticia et tripu-
dio ibidem decenter relocantur. Cf. E. HAUTCŒUR, Actes de Sainte Pharaïlde, vierge, Lille, 1882; M. L-
A. COLMEZ, «Collégiale de sainte Pharaïlde de Gand», Annales de la Société Royale des Beaux Arts et de
Littérature de Gand, 4, 1851-52, p. 195-232.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 279
34 Vita Bertulfi, § 33-38, p. 638-640; cf. N. HUYGHEBAERT, «La consécration de l'église abbatiale de
Saint-Pierre Gand (975) et les reliques de saint Bertulfe de Renty», Corona gratiarum. Miscellanea
patristica, historica et liturgi.ca Eligio Dekkers O.S.B. XII lustra complenti oblata, II, Bruges - 's Graven-
hage, 1975, p. 129-141 (Instrumenta patristica XI).
35 jEAN d'YPRES, Chronica S. Bertini, p. 780: Nunc vero huius domini Roderid abbatis anno secundo Flan-
drie cornes Balduinus Barbatus apud Bergas in arce castellum edificare inceperat, sed mutato consilio,
monasterium ibi prope edificavit in honore beati Winnod (. . .) corpus sancti Winnoci ab inferiori ecclesia, id
est canonicorum, ad (hoc) novum suum monasterium transtulit et monachos sumptos de monasterio Sancti
Bertini in illo collocavit...
280 EDINA BOZOKY
fins des territoires d'Arras et de Cambrai» vers 1024-25, pour répondre aux
attentes des partisans du mouvement de paix et de pénitence36 . «L'assemblée
se réunit sur les marches du comté de Flandre, entre la cité d'Arras et celle de
.Cambrai, près de Douai, dans une prairie, comme il est d'usage, autour des
reliques de tous les corps saints du pays que l'on a portés là, de toutes parts,
formant comme un amoncellement de sacralité concrète» 37 .
La grande réunion de reliques à la forteresse encore toute nouvelle (cons-
truite vers l'an 1000) d'Audenarde, dans l'église Sainte-Walburge, en 1030,
évoquée au début de ma communication, donnait une dimension sacrée au
serment de paix après la révolte de Baudouin fils contre son père. Cette paix,
avec le rassemblement de reliques venant de toutes parts de la Flandre, a été
réitérée ensuite, au fur et à mesure que la «paix du comte» s'est imposée en
Flandre: notamment avant la mort de Baudouin VI en 1070, pour éviter que
son frère Robert le Frison ne remette en question l'héritage du comté de Flan-
dre, laissé à son fils Baudouin38 , ou encore en 1111 39 , toujours à Audenarde,
avec le rassemblement de tous les seigneurs du comté de Flandre, pour leur
rappeler la paix de 1030. Le rapport étroit entre mouvement de paix, relique
et soutien comtal se manifeste aussi dans un épisode des Miracles de saint Urs-
mer, en 1060: les moines de Lobbes organisèrent un voyage pour la paix et la
justice en emportant avec eux les reliques de saint Ursmer; arrivés à Bergues,
à la Pentecôte, ils rencontrèrent le comte Baudouin V avec sa femme, les évê-
ques de Londres et de Thérouanne, ainsi que les grands de toute la Flandre;
autour des reliques s'improvisa alors une cérémonie de réconciliation et de
paix à laquelle chacun adhéra 40 . De même, lorsqu'en l'absence de Robert II de
Jérusalem et de la plupart des grands de Flandre, en 1096, des désordres vio-
lents eurent lieu à Bruges, la paix fut imposée aux habitants par une sortie des
36 Gesta episcoporum cameracensium, III, 54, MGH, 55, 7, p. 487: His itagestis, Balduinus tune temporis
Flandrensium cornes hortari cœpit episcopum, ut populo favens, pacem sacramento firmare iuberet. nle ne
tune quidem a sensu bono deficiens, non alia quam quœ lex et euangelium adnuntiat, iubere professus est.
Tandem tœdio victus, inter confines Cameraci et Atrebati multis sanctorum corporibus delatis, cum maxima
turba ad locum designatum venit...
37 G. DUBY, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p. 41.
38 HERIMAN, Uber de restauratione Monasterii Sancti Martini Tomacensis, MGH, 55, 14, p. 279-280:
Nam Balduinus, qui Insule iacet, timens, ne post mortem suam seditio nasceretur inter filios suos Balduinum
et Robertum, totam terram suam in vita sua Balduino dedit, et optimates suos hominium et fidelitatem fecit,
ita ut apud Aldenardam super reliquias sanctorum presente patre et filio multisque principibus idem Rober-
tus publiee iuraverit, quod nec ipsi Balduino nec heredibus eius aliquo modo de terra Flandrie noceret... ;
A. de MARCHIENNES, Historia regum Francorum, MGH Script. 26, p. 208.
39 R. BoNNAUD-DElAMARE, «La paix en Flandre pendant la 1ère croisade», Revue du Nord, 29, 1957,
~ 147-152.
Miracula S. Ursmari,
§ 8-9, MGH, 55, 15, 2, p. 839-840. Cf. G. KoziOL, «Monks, Feuds, and the
Making of Peace in Eleventh-Century Flanders », The Peace of God. Social Violence and Religious Res-
ponse in France around the Year 1000, éd. Th. HEAD, R. lANDES, Ithaca- London, Comell University
Press, 1992, p. 239-258.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 281
reliques de saint Donatien, ordonnée par le prévôt de l'église 41 , qui était aussi
chancelier héréditaire de Flandre depuis 1089.
Notons que les rassemblements de reliques pour des conciles de paix ont
été utilisés le plus souvent, depuis la fin du xe siècle, à l'initiative des autorités
ecclésiastiques, mais que, dans certains cas, un prince territorial (Guillaume,
duc d'Aquitaine) ou le roi (Robert le Pieux) fut l'instigateur de telles réunions
de paix et de reliques. En particulier, le concile de paix convoqué par Robert
le Pieux en 1024 à Héry (et auparavant à Verdun) a réuni une grande quantité
de reliques dans le but de confirmer la paix en Bourgogne42 . Cependant, les
comtes de Flandre du XIe et du XIIe siècle firent un usage systématique et
répété des réunions de reliques dont il n'y a pas d'équivalent ailleurs.
Les consécrations d'églises donnèrent aussi l'occasion à de grands rassem-
blements de reliques: les modèles en ont pu être la réunion de reliques pour
la dédicace de Saint-André-du-Cateau en 1025 43 , et celle pour la dédicace
solennelle de la cathédrale de Cambrai en 103044 .
Lorsque le comte Baudouin V transforma Lille, au milieu du XIe siècle,
d'une bourgade en un fort castrum, non seulement il fonda la collégiale Saint-
Pierre près de sa résidence 45 , mais, pour sa dédicace en 1065, il ordonna que
tous les corps saints du comté soient apportés à l'église, pour souligner le sen-
timent d'unité du pays46 . Parmi ces reliques figuraient celles de saint Eubert,
venues de la collégiale Saint-Piat de Seclin qui seront retenues à Lille. Un an
plus tard eut lieu la dédicace de l'église Saint-Bavon à Gand, qui fournit
nitati cunctos Flandriœ optimates cum suis cohessentibus adesse precepit. Ad cumulum etiam honoris tantœ
dedicationis tamque sibi dilecte festivitatis cunctorum corpora sanctorum totius suis principatus cum episco-
pis, prepositis, abbatibus sibique subiectis totus in Dei servitio devotus ac benivolus coadunari iussit. (. . .)
omnibus unum ani mo sedit consilium, quatinus joris iuxta oppidum tentoria figerent, ibique sanctorum cor-
g,ora observantes liberius Dei servitio insisterent.
0 Liber miraculorum sanctœ Fidis, I, XXVIII, éd. A. BouiLLET, Paris, 1897, p. 72.
51 Liber miraculorum S. Donatiani, p. 857.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 283
52 MGH, Concilia A:: vi harol., I, p. 272: ne corpora sanctorum transferantur de loco ad locum. Deinceps
vero corpora sanctorum de loco ad locum nullus transferre prœsumat sine consilio principis vel episcoporum
sanctœque synodi licentia; cf. N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un
droit, Paris, 1975, p. 331.
53 WmuKIND, Rerum gestarum Saxonicarum libri tres, I, XXXIII, MGH, Script. in usum scholarum,
Hanovre, 1935, p. 45-46; H. BEUMANN, «Die sakrale Legitimierung des Herrschers im Denken der
ottonischen Zeit», Zeitschrift der Savigny-Stiftungfür Rechtgeschichte, 66, Weimar, 1948, p. 1-45, en
particulier p. 1-23; mise au point récente: A. VAN l..ANDSCHOOT, «La translation des reliques de saint
Vit de l'abbaye de Saint-Denis à celle de Corvey en 836», Revue belge de Philologie et d'Histoire, 74,
1996, p. 593-632.
54 Vita S. Winnoci, § ll-12, p. 776: Gerardus quidam comitatum gerens Dea sanctoque Winnoco adeo
erat devotus, ut impensas magna ex parte de collaboratu proprio pro restaurando sancti viri administraret
oratorio. (..) Postquam fama tanti miraculi ad prefatum illustrem Gerardum pervenit, magis magisque
ipsum in amorem sancti accendit, adeo ut illum pro ea quam habebat devotione patrimonii sui donaret lar-
gitione. Cum omni namque integritate Spirliacam ei villam dedit, sumptum etiam copiam adiecit pro cons-
truendo eodem in loco in honore sancti viri oratorio.
284 EDINA BOZOKY
55 Vita Bertulphi, § 22, p. 635: ... Bononiensium cames fuit Erkengarius, genere et potentia non parum
egregius, in cuius etiam ditione Rentica jilit predium, in quo beati Bertu!fi corpus erat tumulatum. Qui, cons-
pectis ad sepulchrum sancti virtutibus, eum quanta magis ob miracula ammirabatur, tanta carius amplecte-
batur. Sed quia omnem drca regionem irruptioni eorum quos diximus piratarum expositam videbat, de
amissione tanti patroni sui suisque pertimescebat. Unde, consilio accepta, illo eum transtulit, ubi et ipse tan-
tarum reliquiarum esset securus, et sanctus ampliori in suis artubus honore afficeretur. Convocato denique
œcclesiastid ordinis conventu, animi sui votum religiosorum roboravit consiliis efficadbusque perfedt auxi-
liis. Et admissis ad sacrosanctum tumulum sacerdotibus, una cum œcclesiœ ministris in sanctissimorum
artuum attrectatione cum magna animi assistebat devotione. Sicque membra sancti locello diligenter repo-
sita de Rentica Bononiam transferri precepit, ubi ea tutius atque devotius servanda non ignoravit.
56 Ibid.,§ 24, p. 635: de re publica sollempnem cum suis conventum habuit; § 25, p. 635: Cum ergo, ut
dictum est, rei publicœ predictus marchio consuleret, hoc maxime curabat, ut etiam rebus œcclesiastids ante
omnia precaveret.
57 HAruuLF, Chronique, § XXII, p. 150: Nempe si qui ducum vel comitum potentiores erant, drcumquaque
manus inicere et vidnas sibi provindas vastare sibique subicere non cessabant. Regnum quoque sibi usurpare
moliebantur. Ex his Arnulfus cornes Flandrensis multa inepta agere cœpit, captoque Monasteriolo castro
regio, Pontivam provindam propriœ ditioni subegit.
58 Historia relationis S. Walarid, p. 694.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 285
59 Vita Winnod, p. 777: ... ut Flandria ulterius secura labarum tanta gauderet protectore.
60 liARIULF, Chronique, §XXII, p. 150-151: Hanc itaque fraude, ut perplura solebat, adeptus, transtulit
hinc sanctum patrem Richarium, cupiens tam nobile lucrum cum quibusdam sanctis propriœ regionis
habere.
61 Historia relationis S. Walarici, p. 694: Cum multis huius mundi divitiis, o Herchembolde, affluam, unum
est quod cupio, ditari sanctorum corporibus, ut a me impensis ditentur honoribus, et ego eorum sanctis
intercessionibus cœlorum merear innecti civibus.
62 Cf. supra n. 1.
63 Vita altera S. Macarii Antiocheni, p. 881: gloria Flandriœ, et Gandensium decus.
286 EDINA BOZ6KY
régions d'où les comtes de Flandre enlevaient les reliques éprouvaient une
exaspération que les récits n'oublient jamais de rapporter. Une véritable
émeute éclata à Boulogne sous la conduite du chevecier Étienne: lorsque le
comte Arnoul, accompagné de Gérard de Brogne, arriva à Boulogne et fut
accueilli par l'évêque Wicfrid de Thérouanne, entouré d'hommes d'église,
apparurent tout à coup d'innombrables notables (primores) avec le peuple
(cum vulgo), qui avaient bien l'intention de résister à la volonté divine 64 • C'est
grâce à l'intervention d'une dame pieuse, nommée Torulla, que l'endroit où
les reliques étaient cachées fut révélé 65 . Mais une deuxième sédition eut lieu
ensuite lorsque l'on accusa les moines de Gand d'avoir également enlevé les
restes de saint Vulmer; et c'est effectivement ce qui arriva quand Gérard pro-
fita de l'ouverture du reliquaire destiné à montrer que rien n'avait été soustrait
pour y prélever une partie des reliques ... 66 .
La tristesse du peuple privé de ses reliques est particulièrement bien mise
en relief dans le récit de la récupération des reliques des saints Valéry et
Riquier. Saint Valéry, qui apparut en songe à Hugues Capet, lui adressa les
paroles suivantes: « ... le temps est venu pour que nous retournions sur nos
propres sièges et chez nos chers enfants. Il est juste que le peuple qui nous fut
confié jadis se réjouisse de notre retour, ce peuple qui fut affligé pendant si
longtemps à cause de notre absence ... »67 . Et lorsque le comte de Flandre
Arnoul li dut céder à Hugues Capet et lui rendre les reliques, en arrivant aux
frontières du pays de Flandre, il s'écria en se lamentant: «Malheur à moi, qui
perdrai les corps précieux des deux saints ! »68 .
Si dans les textes de notre corpus, l'enlèvement des reliques n'est pas assi-
milé à la perdition ou à la dégradation du pays, signalons que l'élévation de ce
motif à un niveau quasi cosmique est attestée au xe siècle. Widukind associa
la translation des reliques de saint Guy (Vitus) de la Gaule en Saxe (en 836)
d'une part aux guerres et au déclin qui ont frappé la Gaule depuis cette date
et, d'autre part, à la prospérité, à la paix perpétuelle et à la grandeur de la
64 N.-N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en 944, p. 26-27: Vocatus quoque adest civi-
tatis episcopus nomine Wicfredus, cum splendido apparatu et nitidis ecclesie of.ficiis. Qui cum in exsequendo
nutui divino et Dea digni marchysi decreta, licet invitus, et mentem gravi doloris vulnere saucius, ingereret,
ecce adsunt cum vulgo innumerabili primores loci, zelo insipientie armati, et mata sedicione, dispositioni
divine moliebantur resistere. Cujus sedicionis auctor extitit Stephanus capicerius.
65 Ibid., p. 27-28.
66 Ibid., p. 28-29.
67 Historia relationis S. Walarici, p. 695: Sed nunc annuente Dea advenit tempus, ut ad proprias sedes et
carissimas soboles redeamus. Dignum est, ut populus olim nabis commissus de nostro lœtetur redii:u, qui
tempore tam longo tristatur abscessu.
68 Ibid., p. 695: Heu mihi misera pretiosa corpora duorum sanctorum perdituro!
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 287
Saxe69 . Dans la région qui nous intéresse ici, le vol des reliques de saint Omer
de son église (en 843) prend des proportions tout à fait tragiques dans la bou-
che de la personne qui annonce l'événement à l'évêque de Thérouanne: «le
pays est perdu sans retour si l'on n'y porte remède» 70 .
Il y a cependant un épisode qui montre comment la gravité de l'acte
d'enlèvement de reliques pouvait être ressentie: d'après le Sermo de Adventu ss.
Wandregisili..., sur la route de translation des reliques vers Gand, la voix du
démon répandit des rumeurs selon lesquelles la vengeance divine menacerait
le comte parce qu'il avait privé les saints de leurs sièges 71 ; c'est Gérard de Bro-
gne qui empêcha ensuite que le comte entende de semblables propos qui
pourraient le décourager de continuer le chemin avec les reliques vers la
Flandre.
Si l'accaparement des reliques est une perte pour le pays d'origine, elles
sont censées en revanche apporter dans leur nouvelle patrie la prospérité au
sens large et polysémique du terme. Depuis le Ive siècle, les textes qui décri-
vent les cérémonies d'adventus des reliques soulignent ce moment de con-
corde idéale que suscite l'arrivée des corps saints chez les habitants d'une ville
ou d'une région. Dès cette époque, on considérait les reliques comme garan-
tissant les intérêts de la communauté; elles aidaient à maintenir le bon ordre,
la paix, la justice, mais aussi la prospérité matérielle.
C'est en raison de cette association des reliques à l'intérêt public que les
rois, empereurs, princes et, avec le morcellement de l'autorité publique, les
grands laïcs (ducs, comtes, châtelains) cherchèrent à obtenir et à contrôler des
corps saints. Non seulement ils "collectionnaient" les reliques, en prenant part
activement à leur acquisition, mais ils étaient au premier rang pour les
accueillir, comme on le voit déjà par exemple sur la célèbre plaque d'ivoire de
Trèves, où l'empereur et l'impératrice attendent le reliquaire porté par des
évêques assis sur un char72 .
69 WIDUKIND, 1, 33; cf. aussi la notice de SIGEBERT de GEMBLOUX, p. 339: a. 835. Hoc tempore reliquiœ
Viti martyrisa Parisius ad Corbeiam Saxoniœ transferuntur; undi ipsi Franci testati sunt, quod ab illo tem-
~ore gloria Francorum ad Saxones translata sit.
°FOLCUIN, Gesta abbatum S. Bertini, p. 617: nuncians grave et inrecuperabile patriœ, si perjiceretur,
excidium...
71 N.-N. HUYGHEBAERT, Une translation, p. 42-43: Et ecce gloriosus marchisus ex improvisu adest, spiritu
turbatus et vultu mestissimus. Vagabatur enim spiritus mendacii in ore dicentium: Quia dominus noster
sanctos sedibus suis privavit, ultio eum jam di vina invasit. En, in sedibus quas sanctis a se paratas credidit,
~se subsistere non meruit.
G. HOLLUM, G. VIKAN, «The Trier Ivory. Adventus Ceremonial and the Relies of Saint Stephen~.
Dumbarton Oaks Papers, 33, 1979, p. 116-133. Cf. également P. DUFRAIGNE, Adventus Augusti, Adven-
tus Christi. Recherche sur l'exploitation idéologique et littéraire d'un cérémonial dans l'antiquité tardive,
Paris, Études Augustiniennes, 1994.
288 EDINA BOZ6KY
Parmi les textes de notre corpus, ce sont les récits de translations de Bou-
logne à Gand, ainsi que ceux du retour des reliques de Valéry et de Riquier
qui dépeignent avec force détails les miracles qui parsèment l'itinéraire des
corps saints et l'accueil joyeux que la population leur fait. Le Sermo de adventu
ss. Wandregisili ... note avec précision les étapes du voyage des reliques dont la
chronologie a été reconstituée par N. Huyghebaert et qui se serait déroulé en
une douzaine de jours - du jeudi ou vendredi 22 ou 23 août au mardi 3 sep-
tembre. Le chemin du cortège s'accompagna d'épisodes miraculeux comme il
se doit, et dont certains rappellent des miracles bibliques comme les passages
de rivière et de bord de mer (la forte marée du Drievliet, § 40), inspirés par la
traversée de la Mer Rouge par les Hébreux. L'importance cosmique de la
translation des reliques se manifesta par un miracle météorologique, l'arrêt
des inondations(§ 37). Cet événement servit, selon l'auteur du Sermo, à révé-
ler la miséricorde du Ciel, puisque c'est par les mérites des saints transportés
à travers les terres que les cieux se refermèrent et les inondations cessèrent.
Tout comme l'invention du protomartyr saint Étienne remédia à la séche-
resse, saint Wandrille et ses compagnons atténuèrent l'inondation. Compre-
nant cela, les paysans accoururent de partout pour rendre grâce à Dieu 73 .
Ce cortège fut accompagné par le comte lui-même et l'abbé Gérard de
Brogne; mais un accueil en grande pompe eut lieu avant Bruges à Aartrijke
par Baudouin lll, le fils d'Arnoul, ainsi que par sa mère Adèle, seconde femme
d'Arnoul depuis 934. Suivaient la foule du peuple et tout le clergé, avec à sa
tête l'archichapelain de la chapelle Saint-Donatien de Bruges74 . Lors du séjour
des reliques à Bruges, un archidiacre nommé Bernaclius fut miraculeusement
guéri des fièvres. De nouveau, avant l'arrivée à Gand, après le passage de la
Lys, tout le peuple vint à la rencontre des reliques avec l'évêque Transmar de
Noyon-Tournai. Chantant, portant des croix et des bannières ainsi que des
cierges, le cortège conduisit les reliques à la basilique où se trouvaient déjà les
73 Sermo, § 37, p. 41-42: Et forte placuit Deo hanc diebus illis plagam inducere, ut translatis et deductis
per amplos terrarum tractus sanctis, celi misericordiam eorum distillarent meritis, sicque omnibus revelare-
tur populis, quantum nabis bonum daretur de excelsis. Quod et factum est. Nam et celi clausi et hanc jussi
sunt !egem pati, ut et imbres ni mios suspenderent et œrem jocunditate sereni exhilararent. Sicque contigit, ut
sicut inventus protomartir Domini Stephanus siccitati remedium fuit, ita beatus Wandregisilus cum sociis
presulum gemmis translatus, Christo eum mirificante, inundationi succurreret. Quod etiam intelligentes
agricole, sanctis per omnem viam studuerunt occurrere, et tanta mirabilia confidentes devote erant Deo gra-
tias agentes.
74 Sermo, § 41, p. 45-46: Igitur ab amne prefato progressis, ecce Balduinus, magni marchisi proies inclyta,
ecce quoque regi mater ejus, clarissima scilicet Adala, cum omni comitatu et innulere plebis multitudine,
devota honestate et honesta devotione sese obviam dedere. Apud quos unius tantum noctis spacio sancti cum
suis manentes, et viam diluculo carpentes, in villam cui nomen Atrecias hospicio suscipiuntur. Et facto mane,
ecce clerus quamplurimus, ecce diverse conditionis populus, duce Leuthone archycapellano, cum crucibus et
lampadibus, cum ymnis quoque occurrit et laudibus.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 289
79 HAR!UI.F, XXIv, p. 157: Beata quoque Gualarico restituto propriœ sedi, cum sancti Richarii, ut dictum est,
reditio in crastinum ordinata fuisset, ipsa nocte moratus est dux Hugo cum exerdtu et populo mediis in agris
qui sdlicet segete lœta jamque fecunda erant onusti. !taque, dum hic coquina agitur, illic convivia celebrantur,
dum et humanis corporibus quies ibidem, et jumentis stabula coaptantur, dum diutina stantium vel jacentium
impressione ~icitur, dum pecude pas ta, et pedibus calcata atteritur, spes omnis fructuum messon denegatur,
tanta vero conculcatione attrita et pedita messe cultor non tristatur, quia patroni obtentu pro nihilo computatur.
Postmodum igitur veniente metendi tempore seges diruta et desperata tam lœta et fecunda desecatur, ut in illius
comparatione defensœ messes et sepibus munitœ ubertate grani parvipenderentur.
°
8 Cart., p. 91: Progredientesque per aristifera agrorum sata, neque enim vitare ea poterant tam numerosa
plebium agmina, cum veluti tribulis tonsœ terratenus curvarentur spicœ, transacta multitudine, ita dense-
bant sulcos, ut patenter agnosceres protectoris adventum etiam congaudere campos.
81 Vita Bertulfi, § 36, p. 639: Et ecce ante translationis diem, cum se ad perscrutandum sancti confessons
loculum fratres quos diximus contulissent cum fide et tremore aperuissent, imbre suspenso, serenitas max
redit, ita et unum idemque esset fratres loculum aperuisse cataractasque cœli pluvias retraxisse.
82 Hist. relationis S. _Walarici, p. 695: Per nostras enim orationes rex efficieris Galliœ, et postea heredes tui
usque ad septimam generationem possidebunt gubernacula tatius regni; Hariulf, XXII: Quod si hœc imples,
promitto tibi ex dei jussu per sancti pia merita Richarii, et mea prece, te fore regem, prolemque tuam Fran-
dgenarum, stirpemque tuam regnum tenere usque ad septem successiones.
83 Sur ce sujet, cf. E. A. R. BROWN, «La généalogie capétienne dans l'historiographie du Moyen Âge»,
Religion et culture autour de l'An Mil. Royaume capétien et Lntharingie, éd. D. lOGNA-I'RAT et].-Ch. PICARD,
Paris, Picard, 1990, p. 199-214, éd. du texte d'Yves de Saint-Denis et sa version française, p. 209-211:
In gestis enim Sanctorum Richarij et Valerid legitur. quod Hugo magnus cames Parisiensis istius Hugonis Cha-
pet pater. ipsorum Sanctorum corpora que translata ab ecclesijs suis in Flandriam fuerent et reposita in ecclesia
Sancti Bertini apud Sanctum Audomarum timore Normannorum qui Frandam tune uastabant per uisionem
admonitus ad suas fedt ecclesias reportari. !psi autem magna Hugoni post hoc factum per uisionem a Sancto
Valenca dictum fuit. quod propter hoc quod fecerat. eius generatio post ipsum in regna Francorum usque in
generationem septimam regnaret. De même, sur l'emploi de cette légende dans une prophétie concernant
Philippe Auguste, cf. E. A. R. BROWN, «La notion de la légitimité et la prophétie à la cour de Philippe
Auguste», La France de Philippe Auguste, C.N.R.S., 1982, p. 77-110.
La politique des reliques des premiers comtes de Flandre 291
*
En ce qui concerne les rassemblements de reliques à l'occasion de grands
événements politiques ou religieux, les auteurs médiévaux établissent un
parallélisme entre l'affluence des grands ecclésiastiques et laïcs et celle des
reliques apportées des principales églises et abbayes: de cette façon, la cohé-
sion des puissants du pays est confirmée par celle de tous les saints, dont les
lieux de culte correspondent au territoire sous la domination des comtes. En
particulier, le développement de la paix comtale, dont les principales étapes
furent accompagnées de réunions de reliques, pouvait être compris par les
contemporains comme l'application de l'ordre céleste sur le monde, approu-
vée et garantie par la présence des saints, intermédiaires entre le ciel et la
terre.
La politique des reliques des comtes de Flandre et, en négatif, la résistance
qu'ils rencontrèrent lors des translations de reliques dont ils avaient pris l'ini-
tiative, reflètent la conviction que, pour assurer la prospérité du pays, pour
exercer un gouvernement efficace, la possession des corps saints était un élé-
ment indispensable. Si les rassemblements et translations de reliques par les
empereurs et les rois remontent à l'Antiquité tardive, en Occident, c'est
l'exemple de Charlemagne qui servit de modèle aux princes des siècles ulté-
rieurs. Partout en Europe, durant les IXe-Xle siècles (et plus tard), on observe
cette recherche d'auxiliaires surnaturels de la part des princes temporels qui
aspiraient à donner une dimension sacrale à leur autorité. L'un des moyens
d'y parvenir et de capter la virtus des corps saints était la concentration de reli-
ques dans les grands centres du pouvoir, qu'il s'agisse de chapelles palatines
et castrales, d'abbayes royales ou comtales. Le roi Alphonse II le Chaste (788-
842), lors du transfert de la capitale du royaume des Asturies à Oviedo, fit
placer des reliques dans la chapelle palatine consacrée en 802 84 . C'est égale-
ment lui qui favorisa le culte de saint jacques, dont la tombe fut découverte
vers 800. En Angleterre, les collections de reliques par les rois sont attestées
dès la fin du IXe siècle et, selon l'étude magistrale de D. Rollason 85 , la carte des
84 Chronique de Silos, éd. FLOREZ, Espana sagrada, XVII, p. 286: Fecit quoque sanctœ Leocadia:: basilicam
fornitio opere cumulatam super quam Jieret domus ubi celsiori loco arca sancta a Jidelibus adoreretur.
Cf.]. FONTAINE, [art préroman hispanique, l.a Pierre-qui-Vire, Zodiaque, 1973, pp. 275-276.
85 D. W ROLLASON, Saints and Relies in Anglo-Saxon England, Oxford, Basil Blackwell, 1989; cf. aussi
In., «Relie-Cuits as an Instrument of Royal Policy, c. 900- c. 1050», Anglo-Saxon England, 15, 1986,
p. 91-103.
292 EDINA BOZOKY
86 J. Scorr, The Early His tory of Glastonbury. An Edition, Translation and Study of William of Malmes-
bury:S 'De Antiquitate Glastonie Ecclesie', Woodbridge, The Boydell Press, 1981, particulièrement§ 22
sq., p. 70 sq.
87 LIUDPRAND, Antapodosis, IV, 25, éd.]. BECKER, Die Werke Liudprands von Cremona, Hanovre-Leipzig,
1915, p. 118-119.
88 SIGEBERT de GEMBLOUX, Vita Deoderici episcopi Mettensis, MGH, 55, 4, p. 4 73-4 76; E. DUPRÉ-THESEI-
DER, «La grande rapina dei corpi santi dall'Italia al tempo di Ottone h, Festschrift Percy Ernst
Schramm, Wiesbaden, 1964, 1, p. 420-432.
89 Selon Adémar de Chabannes, Othon III envoya au roi Boleslav le trône d'or de Charlemagne en
échange des reliques de saint Adalben.
90 R. GAllo, fl tesoro di San Marco et la sua storia, Venise-Rome, 1965; O. DEMUS, The Mosaics of San
Marco in Venice, Washington, 1960; P. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Age, p. 133-140.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord
oxe-xnie siècle)
Anne-Marie HELVÉTIUS
1 Voir M. HEINZELMANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout, 1979
(Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 33), ainsi que l'article de P.-A. SIGAL, «Le déroule-
ment des translations de reliques principalement dans les régions entre Loire et Rhin aux XIe et XIIe
siècles», dans le présent ouvrage. Sur les inventions comme genre littéraire, voir aussi M. ÜTTER,
Inventiones. Fiction and Referentiality in Twelfth-Century English Historical Writing, Chape! Hill~Lon
dres, 1996.
2 Voir dans ce sensE. M. C. VAN Homs, «Historiography and Hagiography at Saint-Wandrille: the
Inventio et Miracula sancti Vulfranni», Anglo-Norman Studies. Proceedings of the Battle Conference, 12,
1989, p. 233-250. De façon plus générale, sur les rapports étroits entre l'hagiographie et l'historio-
graphie, voir en dernier lieu G. PHIUPPART, «L'hagiographie comme littérature: concept récent et
nouveaux programmes?», Revue des sciences humaines, 251, 1998, p. 11-39.
294 ANNE-MARIE HELVÉTIUS
Le contexte historique
La question de l'origine des inventions de reliques doit être replacée dans
la vaste problématique des débats sans fin sur l'origine du culte des saints.
Sans entrer ici dans les détails, rappelons que la «découverte» et le transfert
de corps de morts illustres afin de les honorer plus dignement sont déjà attes-
tés dans les traditions antiques, tant juive que romaine 4 . Le développement
spectaculaire du culte des martyrs chrétiens dans la seconde moitié du IVe siè-
cle confère cependant une nouvelle dimension à ce genre de découvertes:
après la fin des persécutions, en Orient comme en Occident, des évêques se
mettent à rechercher activement les corps de martyrs plus ou moins oubliés
afin de les transférer en grande pompe dans les basiliques 5 . L'invention des
reliques des saints Gervais et Pro tais par Ambroise de Milan en juin 386 en est
l'un des exemples les plus précoces et les mieux documentés en Occident.
Ambroise avait entrepris sa recherche des corps des deux martyrs dans un
contexte anti-arien; sa découverte de leurs reliques, suite à une «révélation»,
fournit l'occasion d'une translation spectaculaire à Milan, assortie de nom-
breux miracles et destinée à offrir aux habitants de la cité de véritables patrons
3 Je ne prétends certes pas à l'exhaustivité, étant entendu que bon nombre d'Inventiones sont encore
inédites ou mal datées et qu'il n'est donc pas toujours possible de les replacer dans leur contexte de
rédaction. Les textes cités ici sont ceux dont la tradition est suffisamment établie. Une partie d'entre
eux ont par ailleurs été utilisés aussi par P.-A. SIGAL dans sa contribution au présent ouvrage, mais
dans une perspective différente, celle du déroulement des cérémonies de translations.
4 Sur ce point et, de façon plus générale, sur la question controversée de l'origine du culte des saints
dans le christianisme, je me contenterai de renvoyer à l'excellente mise au point (assortie d'une
abondante bibliographie) de M. VAN UYTFANGHE, «L'origine, l'essor et les fonctions du culte des
saints. Quelques repères pour un débat rouvert», Cassiodorus. Rivista di studi sulla tarda Antichità, 2,
1996, p. 143-196, et en particulier p. 180.
5 Voir I-i. DELEHAYE, Les origines du culte des martyrs, Bruxelles, 1933, p. 73-91, R. AIGRAIN, L'hagiogra-
phie. Ses sources, ses méthodes, son histoire, Paris, 1953, p. 186-192 et N. HERRMANN-MAsCARD, Les reli-
ques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, 1975, p. 33-39.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 295
protecteurs. La plupart des historiens s'accordent pour y voir une mise en
scène savamment orchestrée par Ambroise à des fins politiques 6 .
Par la suite, lorsque le culte des saints s'étendit aux confesseurs, évêques,
abbés, vierges, ermites, fondateurs de communautés religieuses, etc., l'inven-
tion perdit de son sens: ces saints-là étaient en principe paisiblement enterrés
dans leur église, où ils étaient censés jouir d'un culte ininterrompu. Leurs reli-
ques, soigneusement conservées et dûment honorées, ne pouvaient guère
faire l'objet d'une découverte. Par conséquent, dans une région comme la
Gaule du Nord où les martyrs étaient peu nombreux, les récits d'inventions
ne furent pas très à la m.ode durant les premiers siècles du Moyen Âge.
La situation allait cependant évoluer à partir du xe siècle. Les invasions
normandes et les «mouvements de reliques» qu'elles avaient entraînés dans
leur sillage furent suivis d'un certain désordre. Par peur des Vikings, des reli-
ques avaient été transférées en d'autres lieux parfois lointains, d'autres avaient
été cachées, voire abandonnées dans des églises désertées: telle était en tout
cas la vision éplorée qu'en avaient les religieux des xe et XIe siècles7 . Le con-
texte redevenait donc propice aux recherches et aux découvertes de tout
genre; en outre, le sentiment latent d'insécurité consécutif aux invasions, mais
aussi surtout à l'effondrement de la politique centralisatrice des Carolingiens,
alimentait un besoin de protection surnaturelle que seule la possession de
reliques pouvait assouvir. Les puissants, tant laïcs qu'ecclésiastiques, compri-
rent bien vite le parti qu'ils pouvaient en tirer: pour renforcer leur prestige
personnel et leur assise territoriale, beaucoup d'entre eux se livrèrent à une
véritable chasse aux reliques et finirent par se constituer d'impressionnantes
collections. Les exemples de l'évêque Thierry 1er de Metz8 ou celui des comtes
de Flandre9 sont particulièrement éclairants; surtout, l'action conjointe
menée par Arnoul de Flandre et Gérard de Brogne connut un grand retentis-
sement dans nos régions et fit naître la jalousie et l'émulation. Coûte que
6 Voir par exemple M. MESUN, Les Ariens d'Occident, 335-430, Paris, 1967, p. 53-55; V SAXER, Morts,
martyrs, reliques en Afrique chrétienne aux premiers siècles. Les témoignages de Tertullien, Cyprien et
Augustin à la lumière de l'archéologie africaine, Paris, 1980, p. 294-295; L. CRAcco RUGGINI, «Il mira-
calo nella cultura del tardo impero: concetto e funzione», Hagiographie. Cultures et sociétés, IV-XI'
siècle, dir. E. PATIAGEAN et P. RICHÉ, Paris, 1981, p. 164-166; P. BROWN, Le culte des saints. Son essor et
sa Jonction dans la chrétienté latine, PARIS, 1984, p. 53-54 et en dernier lieu M. VAN UYTFANGHE,
«L'origine» (cité n. 4), p. 171.
7 Voir les nuances apportées sur ce point par F. LIFSHITZ, <<The migration of Neustrian relies in the
Viking Age: the myth of voluntary exodus, the reality of cœrcion and theft», Early Medieval
Europe, 4, 1995, p. 175-192.
8 Voir A. WAGNER, «Collection de reliques et pouvoir épiscopal au Xe siècle. L'exemple de l'évêque
Thierry rer de Metz», Revue d'histoire de l'Église de France, 83, 1997, p. 317-341.
9 Voir en dernier lieu l'article de E. BozOKY, «La politique des reliques des premiers comtes de Flan-
coûte, il fallait se procurer des reliques: on pouvait les recevoir, les acheter ou
les voler 10 , mais le plus simple était encore de les "trouver". Il fallait alors ima-
giner une explication plausible à la trouvaille, ce qui n'allait pas toujours de
soi. Heureusement, les invasions normandes fournissaient un excellent alibi.
On se mit alors à produire des récits d'inventions, avec toujours le souci de
démontrer la véracité des reliques découvertes. La chose était cependant
moins aisée que pour les premiers martyrs: c'est pourquoi les récits de nos
régions présentent souvent des scénarios bien plus complexes et diversifiés
que les anciens textes.
Néanmoins, le genre n'est pas neuf et remonte aux découvertes de reli-
ques liées à la vie de jésus et aux premiers martyrs. Les abbayes du nord de la
Gaule possédaient sans aucun doute des manuscrits contenant les récits de
l'invention de la sainte Croix, des corps du protomartyr Étienne, des saints
Gervais et Protais, etc 11 . Les textes des IVe et ye siècles proposaient une trame
hagiographique homogène qui allait inspirer tous les récits postérieurs: au
départ, le saint manifestait son désir d'être découvert en inspirant une révéla-
tion, une vision à une personne élue, le plus souvent un prêtre, qui était ainsi
informé de l'endroit où se trouvaient les reliques 12 . D'abord sceptique quant à
la valeur de ce genre de vision, la personne était finalement convaincue après
que le phénomène se fut reproduit à trois reprises 13 . Le corps était alors
découvert, "intact"- c'est-à-dire sans la moindre trace de pourriture, le pro-
cessus de décomposition étant terminé - et il s'en dégageait une merveilleuse
odeur, une odeur de sainteté. Ensuite, les reliques suscitaient immédiatement
des guérisons miraculeuses. Cet ensemble de signes divins servait de preuve
d'authenticité et l'on pouvait alors procéder à l'élévation solennelle, un acte
relevant de l'autorité épiscopale 14 .
Si les inventiones sont parfois qualifiées de «genre littéraire», c'est parce
qu'elles contiennent généralement ces quelques lieux communs qui, dans cer-
tains cas, peuvent articuler la structure du récit. Elles ne se réduisent cepen-
dant pas à une forme univoque. Plutôt rares avant le xe siècle, les inventions
10 Voir la synthèse de P. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Age, Paris, 1993.
u M. HEINZElMANN, Translationsberichte (réf. citée n. 1), p. 77-78.
12 Lorsque le témoin n'est pas un prêtre, il s'agit en tout cas d'une personne dont la crédibilité ne
peut être mise en doute - comme un roi ou un prince pieux. Parfois, il s'agit d'un malade ou d'un
invalide dont la foi et la sincérité trouveront finalement une éclatante confirmation dans une guéri-
son miraculeuse.
13 Voir notamment P. DINZELBACHER, Vision und Visionsliteratur im Mittelalter, Stuttgart, 1981 et].
AMAT, Songes et visions. rau-delêl dans la littérature latine tardive, Paris, 1985.
14 Ce scénario classique se rencontre déjà dans le récit de l'invention de saint Étienne, extrêmement
diffusé au Moyen Age. Voir Revelatio sancti Stephani (BHL 7850-6), éd. S. VANDERUNDEN, Revue des
Études Byzantines, 4, 1946, p. 178-217.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 297
de reliques sont peu mises en valeur en tant que telles mais s'intègrent géné-
ralement aux Vies de saints, dont elles forment quelques chapitres 15 . Les
récits spécifiques apparaissent en revanche à partir du xe siècle. Il s'agit par-
fois d'additions à des Vies de saints plus anciennes: dans ce cas, copiées à la
suite de ces dernières dans un même manuscrit, elles sont le plus souvent
assez courtes et assorties de l'énumération de quelques miracles consécutifs à
l'invention 16. Il peut s'agir aussi de comptes rendus encore plus brefs et ari-
des, qui s'apparentent davantage à des notices diplomatiques qu'à des récits.
Ils commencent- ou se terminent- par la date, se limitent à l'essentiel et rela-
tent l'événement de façon très précise en fournissant des détails ponctuels et
le nom des témoins 17 . À l'inverse apparaissent également des textes à vocation
liturgique, des sermons brefs souvent divisés en lectiones et destinés à être lus
le jour de la fête de l'élévation du saint 18 . Et enfin, il y a les versions longues,
qui correspondent à une nouvelle mode hagiographique promue au XIe
siècle : celle des grandes «histoires », souvent divisées en deux ou trois parties
du type Inventio et miracula ou Vita, inventio et miracula. Leurs auteurs se
répandent alors en explications et en considérations morales de tout genre,
mais également en détails historiques.
Cette variété de forme est le reflet de la diversité des auteurs, des destina-
taires et surtout des principaux mobiles de la rédaction. Les brèves notices ou
les sermons destinés à conserver le souvenir ou à commémorer l'invention
15 Voir par exemple l'invention de saint Quentin dans la Vie de saint Éloi rédigée par saint Ouen, Vita
Eligii episcopi Noviomagensis auctore Audœno, Il, 6, éd. B. KRusCH, MGH, SSRM, IV. Hanovre, 1902,
p. 697-699 (BHL 2474) et l'invention de saint Saulve relatée dans sa Passion: M. COENS, «La passion
de saint Sauve, martyr à Valenciennes.», Analecta Bollandiana, 87, 1969, aux p. 176-183, ch.ll-15
(BHL 7472).
16 C'est par exemple le cas du texte intitulé Relatio inventionis reliquiarum seu miraculorum beati Gis-
leni sacerdotis et monachi, qui fut rédigé au milieu du x• siècle pour faire suite à la première Vie de
saint Ghislain et a été édité par]. GHESQUIÈRE, AASS Belgii selecta, 4, p. 385-390 (BHL 3554). Sur ce
texte, voir A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évtques et laïques. Une politique du pouvoir en Hainaut au Moyen
Af_f (VIf-XI' siècle), Bruxelles, 1994, p. 215-216.
1 Voir par exemple le compte rendu des translations de Thierry de Metz, éd. PL, 137, Paris, 1879,
col. 363-370 (BHL 8054), l'invention du tombeau de saint Remacle, éd.]. HAuaN et C.-G. RolAND,
Recueil des chartes de l'abbaye de Stavelot-Malmedy, 2, 1, Bruxelles, 1909-1930, n° 103 (BHL 7139),
ou l'invention du corps de saint Amand à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, éd. J. MABillON, AASS
O.S.B., 2, 1936, p. 735-738 (BHL 348).
18 C'est ainsi que fut réaménagé sous forme de sermon, au x• siècle, le texte de l'invention de Quen-
tin par Éloi: Inventio secunda corporis sancti Quintini Veromanduensis martyris, éd. Analecta Ballan-
diana, 8, 1889, p. 429-432 (BHL 7015). D'autres récits ne sont connus que sous cette forme
liturgique, comme l'invention de reliques de saint Etton à Bienvillers, éd. AASS, jul. 3, Paris-Rome,
1868, p. 47-48 (BHL 2654), celle de saints Innocents à Brogne, éd. D. MISONNE, «L'invention de
saints Innocents à l'abbaye de Brogne en 1116», Annales de la Sodété archéologique de Namur, 53,
1966 p. 293-303 (BHL 4278d) et celle du chef de sainte Marguerite à Gembloux, éd. A. PONCELET,
«De inventione capitis sanctre Margaretre virginis et martyris in cœnobio Gemblacensi facta », Ana-
lecta Bollandiana, 6, 1887, p. 303-304 (BHL 5312).
298 ANNE-MARIE HELVÉTIUS
19 Par exemple Bovon de Saint-Bertin pour l'invention du corps de Bertin: Bovonis abbatis relatio de
inventione et elevatione sancti Bertini, éd. O. HoLDER EGGER, MGH, 55, 15, 1, Hanovre, 1887, p. 524-
534 (BHL 1296), ou l'abbé Ursion d'Hautmont pour l'invention des reliques du pape Marcel:
URSION, Acta sancti Marcelli papœ martyris, éd. AA55, Jan. 2, p. 373-378; extraits dans O. HOLDER
EGGER, MGH, 55, 15, 1, Hanovre, 1887, p. 799-802 (BHL 5237-5238).
20 L'évêque Notger de Liège envoya aux moines de Saint-Bavon de Gand une Vie de saint Landoald de
Wintershoven, comprenant l'Inventio et précédée d'une lettre dédicatoire en son nom, mais c'est le
célèbre Hériger de Lobbes qui lui servit de nègre: HÉRIGER, Vita sancti Landoaldi, éd. M. GYSSELING et
A. C. F. KocH, Diplomata Belgica ante annum millesimum centesimum scripta, 1, Bruxelles, 1950,
p. 234-244 (n° 138) (BHL 4 700). Sur cette lettre dédicatoire, voir en dernier lieu ].-L. KUPPER, «Les
voies de la création hagiographique. Lettre d'envoi par l'évêque Notger de Liège de la Vita sancti
Landoaldi», Autour de Gerbert d'Aurillac, le pape de l'an Mil. Album de documents commentés, dir.
0. GUYOTJEANNIN etE. POULLE, Paris, 1996, p. 300-305, n° 44 (Matériaux pour l'histoire publiés par
l'École des Chartes, 1). De même, l'abbé Olbert de Gembloux adressa au comte de Hainaut Regnier
V une Historia inventionis de saint Véron de Lembeek: OLBERT de GEMBLOUX, Inventio, miracula et
translatio Veroni Lembecensis: éd. AAS5, Mart. 3, p. 842-847; extraits dans O. HoLDER EGGER, MGH,
55, 15, 2, Hanovre, 1888, p. 750-753 (i3HL 8550).
21 Par exemple dans l'Inventio de saint Vulfran au monastère de Saint-Wandrille: Historia inventionis
sancti Vulfranni, éd. AAS5, Mart. 3, Paris-Rome, 1865, p. 147-160 (BHL 8740), ou dans l'Inventio de
reliques d'Éloi à Saint-Éloi de Noyon: éd. A. PONCELET, «lnventio reliquiarum sancti Eligii facta
anno 1183 et a teste coa:vo descripta »,Analecta Bollandiana, 9, 1890, p. 423-436 (BHL 2480).
22 Cf. supra, n. 18.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 299
méfiance. Découvrir de nouvelles reliques expose à être soupçonné de fraude;
c'est pourquoi les auteurs multiplient les précisions et justifications de tout
genre. Ce faisant, ils en viennent généralement à se "trahir" par leur insistance
et nous renseignent ainsi sur leurs mobiles.
son monastère dépérissait, que ses moines mouraient presque de faim et qu'il
était urgent de trouver une solution. Puis vient une périphrase plutôt naïve et
délibérément imprécise: ne pouvant espérer, dit-il, aucune aide de l'extérieur,
il se tourna «vers l'intérieur» et trouva soudain une châsse contenant des reli-
ques de saint Marcell Une trouvaille en l'occurrence bien opportune, qu'il
s'empressa de faire circuler de village en village afin de récolter des fonds pour
son abbaye 23 . Dans un état d'esprit similaire, l'auteur de l'invention de reli-
ques de saint Éloi à Noyon n'hésite pas à jouer la carte de la franchise. Comme
les fidèles de son église se plaignaient de n'avoir rien de mieux à vénérer, de
saint Éloi, que l'une de ses sandales et une vieille croix en or que l'on disait
avoir été fabriquée par lui, les moines décidèrent en 1183 de faire ouvrir une
châsse qui se trouvait dans l'église, dans l'espoir qu'elle contiendrait autre
chose. C'est ainsi qu'ils découvrirent la besace du saint, à la grande joie des
fidèles 24 . Qui cherche trouve: dans ces deux cas, c'est la nécessité de trouver
des reliques qui préside à l'invention qui n'a donc rien d'inopiné. Il est vrai
qu'aux XIe et XIIe siècles, des églises de fondation ancienne comme Hautmont
ou Saint-Éloi de Noyon regorgeaient vraisemblablement de reliquaires en tout
genre dont on avait oublié le contenu; il suffisait souvent d'en ouvrir un pour
découvrir de "nouveaux" trésors 25 .
Hasard ou nécessité? Découverte réelle ou invention soigneusement mise
en scène? Dans beaucoup d'autres cas, l'allure sincère des récits peut être
trompeuse et requiert une lecture prudente. Pour pouvoir juger la valeur des
témoignages, l'historien doit également tenir compte de l'objet des découver-
tes. Les différents types de reliques mises à jour peuvent être classées en qua-
tre catégories.
Premier cas: le récit se rapporte à l'invention primitive du corps du saint.
Il s'agit en général d'une rédaction liée à une Vita prima et destinée à fonder
l'identité d'une communauté autour de son saint patron. L'invention se justi-
fie par le fait que la communauté en question a été fondée à une époque bien
postérieure à celle de la vie du saint et ne peut par conséquent faire état d'une
continuité entre le saint et les religieux qui l'honorent. En l'absence de cette
continuité, le seul lien qui puisse être établi entre l'abbaye et celui qu'elle con-
sidère comme son saint patron est le lieu de sa sépulture. L'invention de ses
reliques s'avère alors nécessaire et même indispensable. L'abbaye de Saint-
23 Quid ergo ageret? Quo se verteret? Volutis et revolutis ani mo suis omnibus, nihil oculis occurebat exstrin-
secus, quod posset obstare tantœ necessitatis foribus. Vertit se ad interiora et circumductis oculis invenit scri-
niolum ... URSION, Acta sancti Marcelli papœ (éd. citée n. 19), § 2, p. 800. Sur ce texte, voir A.-M.
HELVÉTIUS, Abbayes (réf. citée n. 16), p. 85-86 et 259.
24 Inventio reliquiarum sancti Eligii (éd. citée n. 21), § 2 et 3, p. 425-426.
25 Voir, dans le même sens, l'article de P.-A. SIGAL dans le présent ouvrage, p. 217.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 301
Saulve près de Valenciennes s'inscrit dans cette logique. Son saint patron n'en
est pas le fondateur, mais est présenté comme un évêque mort en martyr au
VIIIe siècle. Peu de temps plus tard, ses reliques auraient été "inventées" par
Charles Martel qui aurait aussitôt organisé la fondation d'une abbaye en ce
lieu. Telle est en tout cas la version présentée vers 800 dans la Vita prima de
ce saint, mais l'on devine par d'autres sources qu'elle ne correspond pas à la
réalité historiqué 6 . L'abbaye de Saint-Ghislain, en Hainaut, offre un exemple
similaire. Au début du xe siècle, les reliques d'un personnage appelé Ghislain,
qui serait mort au vue siècle, furent opportunément inventées pour donner
naissance à cette abbaye fondée par le duc de Lotharingie, Gislebert. L'inter-
prétation que l'on peut donner des événements varie en fonction du crédit
que l'on accorde au récit de l'invention: soit Gislebert a vraiment saisi l'occa-
sion d'une découverte fortuite d'un saint oublié pour installer là un nouveau
monastère, soit l'histoire de l'invention n'est qu'une mise en scène orchestrée
par le duc afin de justifier le choix du lieu de sa fondation et doter la nouvelle
communauté d'un saint patron27 .
Deuxième cas: le récit se rapporte à la découverte d'un autre corps que
celui du saint patron, permettant la promotion d'un nouveau culte. Cette
situation s'inscrit souvent dans un contexte de concurrence, voire de suren-
chère entre monastères voisins: lorsque le culte principal s'essouffle, la décou-
verte d'un corps supplémentaire peut rendre à l'abbaye sa vocation de lieu de
pèlerinage. L'un des cas les plus célèbres de deux monastères voisins se
livrant une concurrence sans merci par le biais de l'accumulation de nouvelles
reliques est celui des abbayes gantoises de Saint-Bavon et Saint-Pierre-au-
Mont-Blandin, qui luttent pour la suprématie à Gand. À la fin du xe siècle, la
découverte des reliques de Landoald et des autres saints de Wintershoven
n'aura pour but que de venir enrichir le trésor des reliques de Saint-Bavon28 •
Plus modestement, les religieux de l'abbaye de Brogne font état, en 1116, de
la découverte des corps de deux saints Innocents qui viennent s'ajouter à leur
prestigieuse collection de corps saints rassemblée au xe siècle par leur fonda-
26 Voir la Passion de saint Saulve, § 12-16, éd. citée n. 15. j'ai cru pouvoir présenter une nouvelle
hypothèse sur la fondation de cette abbaye, qui aurait été un prieuré dépendant de Saint-Martin de
Tours, dans mon ouvrage Abbayes, évêques et laïques (cité n. 16), p. 179-190.
27 Réf. citée n. 16. Sur les aspects polémiques de la première Vie de saint Ghislain et les efforts menés
par les moines pour rendre ce nouveau saint concurrentiel par rapport aux autres saints de la région,
voir aussi F. DE VRIENDT, «Le dossier hagiographique de sainte Waudru, abbesse de Mons (IX•-xm•
siècle)», Mémoires et publications de la société des sciences, des arts et des lettres du Hainaut, 98, 1996,
g· 1-37, aux p. 15-17.
8 Réf. citée n. 20. Sur la lutte entre les deux abbayes gantoises, voir en dernier lieu G. DECLERCQ,
«Heiligen, lekenabten en hervormers. De Gentse abdijen van Sint-Pieters en Sint-Baafs tijdens de
Eerste Middeleeuwen (7de-12de eeuw) », Ganda & Blandinium. De Gentse abdijen van Sint-Pieters en
Sint-Baafs, dir. G. DECLERCQ, Gand, 1997, p. 36-38 et bibliographie p. 222-223.
302 ANNE-MARIE HELVÉTIUS
teur, saint Gérard. Même si leur récit abonde en lieux communs hagiographi-
ques, le contexte permet ici d'accorder foi à l'authenticité des reliques 29 . Le
cas échéant, l'arrivée d'un saint supplémentaire peut aussi servir à accroître le
prestige d'un prince laïque ou ecclésiastique. Ainsi l'évêque Thierry de Metz
profita-t-il de son voyage en Italie aux côtés d'Otton le', en 970, pour ramener
une série de corps saints, obtenus ou découverts, afin d'en omer sa cathé-
drale. Enfin, la découverte d'un nouveau saint peut tout simplement se justi-
fier par l'absence de reliques d'un saint patron. L'abbaye d'Hautmont qui
vénère la mémoire de son fondateur Vincent n'a jamais possédé ses reliques,
car le saint a quitté Hautmont pour s'en aller fonder un autre monastère à Soi-
gnies, où il mourut et fut enseveli. Ce sont donc les chanoines de Soignies qui
possèdent le corps et ont entrepris, au XIe siècle, de promouvoir un culte en
l'honneur de ce saint. Qu'à cela ne tienne: vers 1070, l'abbé Ursion d'Haut-
mont découvrit une châsse contenant les reliques de saint Marcel, qu'il
s'empressa de faire circuler dans la région et en particulier à Soignies sous
forme de quête itinérante30 . Bien entendu, les miracles qui s'y produisirent
furent ressentis comme une provocation par les religieux de Soignies 31 . Dans
ce dernier cas, il est permis de douter à la fois de la sincérité de l'invention et
de l'authenticité des reliques.
Troisième cas: le récit porte sur l'invention de reliques fragmentaires, liées
ou non au culte existant. En 1042, les moines de Stavelot auraient ainsi
découvert, lors de travaux effectués dans l'église, le tombeau vide de leur saint
patron Remacle avec une petite fiole contenant son sang coagulé. Le récit,
émouvant de sincérité apparente, est l'œuvre d'un moine qui prétend avoir
touché de ses mains le sang du saint, tandis que la fiole s'était malencontreu-
sement brisée lors de la découverte 32 . En outre, l'objet même de la trouvaille,
un tombeau vide, ajoute à la crédibilité du témoignage. Pourtant, le lecteur un
tant soit peu critique ne peut que demeurer perplexe à l'encontre de cette fiole
remplie de sang, un objet généralement lié au culte des martyrs. Car saint
Remacle, confesseur et fondateur, n'a jamais été présenté comme un martyr et
29 Réf. citée n. 18. Sur les reliques rassemblées à Brogne par Gérard, voir D. MISONNE, «Gérard de
Brogne et sa dévotion aux reliques», Sacris Erudiri, 25, 1982, p. 1-26 (Album amicorum N.-
N. Huyghebaert), et A. DIERKENS, Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse (VIf-XI' siècles). Contribu-
tion à l'histoire religieuse des campagnes du Haut Moyen Age, Sigmaringen, 1985, p. 217-219 (Beihefte
der Francia, 14).
30 Sur ce phénomène, voir par exemple R. KAISER, «Quêtes itinérantes avec des reliques pour finan-
cer la construction des églises (XI•-xne siècles)», Le Moyen Age, 101, 1995, p. 205-225 etE. BozéJKY,
«Voyages de reliques et démonstration du pouvoir aux temps féodaux», Voyages et voyageurs au
Moyen Age. XXVI' Congrès de la S.H.M.E.S., Paris, 1996, p. 267-280. .
31 Sur le récit d'Ursion, cf. supra, n. 19. j'ai repris l'ensemble de ce dossier dans le cadre d'un article
intitulé «Le culte de saint Vincent à Soignies: histoire d'un conflit hagiographique du rx• au XII'
siècle», à paraître dans les Mélanges jacques Nazet.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 303
rien n'indique qu'il ait été victime d'une mort violente. À moins d'imaginer
que ses disciples aient pris la peine de saigner son cadavre avant de l'ensevelir,
nous voici par conséquent en droit de soupçonner une mise en scène, c'est-à-
dire une invention préméditée 33 . C'est également le cas de la découverte, en
1183, de la besace de saint Éloi à Noyon, qui répond explicitement aux
besoins du culte. L'ancienne Vita de saint Éloi racontait que le saint avait lui-
même procédé à l'invention de plusieurs martyrs, notamment saint Quentin
et saint Lucien de Beauvais34 ; à cette occasion, il avait conservé pour lui une
série de petites reliques dont les clous plantés dans les corps de ces martyrs.
Pour satisfaire aux exigences de leurs fidèles, les religieux de Noyon dénichè-
rent donc un sac de cuir contenant deux clous et expliquèrent qu'il s'agissait
de la besace dans laquelle Éloi avait glissé les clous des deux martyrs. Bien
entendu, le récit ne fournit aucune explication au fait qu'Éloi aurait ensuite
négligemment oublié ces clous dans son sac, au lieu de les adjoindre au trésor
de sa cathédrale35 . Quelquefois, en revanche, la mise en scène est beaucoup
plus spectaculaire, comme à Gembloux au tournant des XIIe et XIIIe siècles.
D'abord, la découverte est annoncée par une série impressionnante de révéla-
tions plutôt théâtrales: saint Nicolas apparaît quatre fois à une humble ser-
vante et la menace de mort subite; l'eau sanctifiée utilisée pour soigner les
malades est changée en sang; deux jours plus tard, deux croix de sang appa-
raissent devant et sur l'autel. Les religieux finissent par comprendre la signifi-
cation de ces signes et découvrent alors la tête de sainte Marguerite, une
martyre d'Antioche morte décapitée sous Dioclétien! L'auteur du récit va
jusqu'à prétendre que cette tête était encore dotée de ses cheveux soigneuse-
32 Réf. citée n. 17. Contrairement à l'opinion de Ph. GEORGE, «Saint Remacle, évangélisateur en
Ardenne (ca. 650). Mythe et réalité», Bibliothèque de l'Institut Historique Belge de Rome, 38, 1996,
p. 47-70, je me rallie ici à l'hypothèse de U. BERLIÈRE, «Abbaye de Stavelot-Malmedy», Monasticon
Belge, 2, Province de Liège, 1928, p. 80, concernant l'auteur du texte de l'Invention. Selon un procédé
courant en hagiographie, l'auteur parle de lui à la troisième personne en évoquant le moine Gante-
rus qui atteste de la réalité de la trouvaille et a touché de ses mains le sang du saint. Cette mention
fait suite au récit détaillé des événements, racontés à la première personne du pluriel, qui ne laissent
aucun doute sur le fait que l'auteur est un témoin direct et actif de la scène. Il endosse même la res-
ponsabilité de la maladresse qui fut à l'origine de la chute de la fiole de verre, en l'attribuant à «une
énorme négligence» et à «l'œuvre de nos péchés».
33 En faveur de cette thèse, on ajoutera les scrupules éprouvés par l'auteur lorsqu'il insiste sur le fait
que l'invention s'est produite en l'absence de l'abbé - qui n'est autre que le célèbre réformateur Pop-
pan de Stavelot. Au début de son récit, il ne nous cache pas que la découverte a suscité des doutes
et des hésitations.
34 Sur la Vie de saint Éloi écrite par saint Ouen, cf. supra, n. 15. L'invention de Quentin y est longue-
ment détaillée(§ 6), au contraire de celle de Lucien que l'auteur, Ouen, se contente d'évoquer: ...
necnon et Belloacus municipio beatum martyrem Lucium, collegam quondam sancti Quintini, inventum
similiter Jabricavit atque conposuit, éd. citée,§ 7, p. 700.
35 Réf. citée n. 21.
304 ANNE-MARIE HELVÉTIUS
ment peignés et qu'elle se trouvait là depuis trois siècles, ayant été donnée par
Otton 1er au fondateur de l'abbaye de Gembloux36 .
Enfin, le quatrième et dernier cas est celui du doublet, toujours étonnant
malgré sa fréquence au Moyen Âge: on découvre un nouveau corps d'un
saint, bien que l'on sache qu'il en existe déjà un ailleurs. Une telle découverte
est presque toujours une provocation et ne peut s'interpréter qu'à la lueur
d'un contexte de concurrence entre communautés religieuses. Le corps de
saint Vulfran est ainsi découvert contre toute attente à l'abbaye Saint-Wan-
drille (Fontenelle) au début du XIe siècle, alors qu'un autre corps du même
saint est censé se trouver à Saint-Pierre au Mont-Blandin de Gand 37 . De façon
similaire, les religieux de Saint-Germain-des-Prés prétendent avoir mis au
jour en 1267le corps du célèbre saint Amand, alors que celui-ci est honoré
depuis des siècles à Elnone (aujourd'hui Saint-Amand-les-Eaux) 38 . Mais la
découverte la plus surprenante est celle de l'abbé Bovon de Saint-Bertin qui,
en 1052, affirme avoir trouvé le corps dudit Bertin, alors qu'il y en a déjà un
dans son propre monastère 39 ! Bien évidemment, les doublets de ce genre ne
manquent pas de susciter les polémiques, non seulement parmi les moines de
l'époque mais encore parmi les historiens d'aujourd'hui.
Hasard ou nécessité? Vraies ou fausses reliques? Il n'est certes pas toujours
possible de répondre à ces questions. Néanmoins, l'analyse attentive, voire même
suspicieuse, de la nature des ossements ou objets trouvés fournit déjà une série
d'informations sur la valeur qu'il convient d'accorder aux récits d'inventions.
36 Réf. citée n. 18. Ce texte non daté nous est transmis par un manuscrit de la fin du XIIe ou du
début du XIIIe siècle (Bruxelles, B. R. 12131-50 (2156), fol. 159r-159v).
37 Réf. citée n. 21. Pour le contexte, voir N.-N. HUYGHEBAERT, Une translation de reliques à Gand en
944. Le Sermo de Adventu Sanctorum Wandregisili, Ansberti et Vulframni in Blandinium, Bruxelles,
1978 et l'article de E. M. C. VAN Hours cité supra, n. 2.
38 Réf. citée n. 17.
39 Réf. citée n. 19.
40 Sur les authentiques de reliques, voir à titre d'introduction M. HEINZELMANN, Translationsberichte
(réf. citée n. 1), p. 83-88 et, à titre d'exemple, le cas des authentiques de Chelles étudié par j.-
P. lAPoRTE, Le trésor des saints de Chelles, Chelles, 1988, p. 116-132.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 305
41 Citons à titre d'exemples l'Inventio sancti Veronis (éd. citée n. 20) au§ 3, p. 843: ... intuens sepulcri inte-
riora, laterculum jacere vidit jwcta beati viri ossa, in quo sculptum repent, Veronum dicum fuisse, et tertio Calen-
das Aprilis ab hoc seculo migrasse ... ; l'Inventio Bertini par Bovon (éd. citée n. 19) au § 3, p. 528: ...
novissime sub dextro eiusdem sancti humera crux argentea reperta extrahitur nobisque ad manus prœjertur, his
tantum trium verborum insignita notulis: Sanctus Bertinus abbas ... ; ou encore l'Inventio Amandi (éd. citée n.
17), p. 736: ... quidam eorum prospexit interius, vidensque schedulam et eam acdpiens ad manus prions tradit
ad legendum. Tune aperta schedula legit prior audientibus omnibus: Hic jacet S. Amandus episcopus...
42 ••. inventum est caput sacratissimœ virginis Margareta: martyris, cum capillis capitis decenter replicatis et
lammina plumbea per medium capitis ducta; in qua, ut adhuc videri potest, continebatur ita: Hic jacet
reconditum capud beatœ Margareta: virginis et martyris quod Otto imperator contulit sancto Guiberto in
constructione Gemmelacensis ecclesiœ, éd. A. PoNCELET (réf. citée n. 18), p. 304.
43 ... inventi. sunt duo breves, vetustissimis litteris inscripti (. ..). Continentia autem unius brevis, quem ipse,
multis coram positis, legi, in quantum meminisse datur, hœc fuit. In hoc loco clarissimus Hyberniensium epis-
copus Ettho mansionem habuit, qui propter equum, quem aliquando concupivit, oculos, per quos concupiscentia
irruperat, mancipii sui offido, severus vindex eruit, et in hoc sacro vase reponens, cœcus Romam, Apostolorum
suffragia petiturus, perrexit. Peregrinatione autem felidter peracta, ad locum istum denuo rediit, oculosque
suos propriis manibus suis reconsignans loculis. Deo misericorditer opitulante, lumen recepit. In alio autem
brevi hoc tantummodo scriptum legisse me memini: Hic reposuit Ettho, Yberniensis episcopus de corpore S. Ge-
mentis Papœ et martyris. Éd. citée n. 18, p. 48. Je reviendrai ultérieurement sur ces informations, évi-
demment absentes de la Vie de saint Etton (éd. AASS, jul. 3, p. 57-60 - BHL 2653).
44 •.• Cum repertis statim litteris excluditur suspensionis eorum scrupulus: recitatœ siquidem in auditu ads-
tantium, commendant contineri sanctum Martyrem Marcellum Romanœ Sedis Episcopum (. ..). Miratur
episcopus, et stupendo gaudet, et nisi auctoritas abbatis eum inclinaret, tantum thesaurum in eo loco latere,
vix introduci ad credendum valeret. Sed et etiam attestatio litterarum, omnem submovebat incredulitatis
scrupulum. URSION, Acta (éd. citée n. 19), § 6, p. 377. L'Inventio sancti Veronis témoigne également
d'un scepticisme ambient, et en particulier de celui de l'évêque diocésain, lors de l'invention du
corps de Véron orchestrée par le comte de Hainaut: ... Famaque ficti verique tenace hac et illac diseur-
rente, nuntiatur hœc Erluino, tune pontifici Cameracensis cathedrœ; qui diligenter investigans rei rationem,
comperit non esse (quam putabat) phantasticam delusionem, sed Domini in sancto suo magnificam majesta-
tem ... Inventio sancti Veronis, § 4, éd. citée n. 20, p. 844.
306 ANNE-MARIE HELVÉTIUS
45 Vita sancti Gerardi Broniensis abbatis, § 10, éd. VON HEINEMANN, MGH, 55, 15, 2, Hanovre, 1888,
p. 655-673, à la p. 661 (BHL 3422-3423): Sur ce point, outre la référence citée supra, n. 18, voir
aussi A. DIERIŒNS, Abbayes (cité n. 29), p. 217-218.
46 Textes cités supra, n. 19 (Bertin) et 21 (Vulfran).
47 C'est notamment le cas de saint Saulve, dont le corps fut découvert dans une étable et qui est pré-
senté comme un évêque martyr assassiné par des brigands (texte cité n. 15), ou de saint Évermer de
Rutten dont la Vita, composée au XII' siècle, raconte une invention qui se serait produite au xe.
Selon l'auteur, Évermer, découvert en pleine forêt, aurait été lui aussi un ancien martyr, assassiné par
un cruel Haccon. Cf. Vita sancti Evermari Œistoria tripartita), éd. AA55, Mai 1, Paris-Rome, 1866,
p. 123-142 (BHL 2795). Sur ce texte, voir notamment L. VAN DER ESSEN, Étude critique et littéraire sur
les Vitre des saints mérovingiens de l'ancienne Belgique, Louvain, 1907, p. 199-203 et M. WERNER, Der
Lütticher Raum in frühkarolingischer Zeit. Untersuchungen zur Geschichte einer Karolingischen 5am-
mlandschaft, Gottingen, 1980, p. 372-373.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 307
saint Ghislain présente une difficulté supplémentaire: il n'est découvert ni
dans une église, ni dans la forêt mais bien à l'extérieur de l'église, près de
l'abside. Pour prouver qu'il s'agit bien d'un corps saint, l'hagiographe est donc
obligé de faire preuve d'imagination: pour lui, le corps avait jadis été enterré
dans l'église et dûment vénéré comme saint; par la suite cependant, un évê-
que l'avait sorti de l'église pour des raisons liturgiques afin de procéder à la
consécration de l'édifice. Après mûre réflexion, éprouvant quelques doutes
quant à la sainteté du personnage, il avait refusé de replacer le corps dans
l'église et l'avait enseveli à l'extérieur48 . Bien entendu, l'auteur du récit n'a
d'autres moyens de prouver sa version des faits qu'en alléguant des révéla-
tions divines, comme seules preuves de la sainteté des reliques découvertes.
Les récits d'inventions de reliques sont avant tout rédigés pour commé-
morer un événement liturgique et pour en établir l'importance et la valeur.
Cependant, leurs auteurs poursuivent également des objectifs secondaires de
tout genre, qui ne sont compréhensibles qu'au cas par cas, en tenant compte
de leur contexte de rédaction. Tout d'abord, il y a des récits principalement
destinés à redorer le blason d'une communauté en mettant en évidence, par
exemple, ses liens avec le pouvoir royal. À lire l'Invention de saint Saulve rédi-
gée vers 800, on sent bien que le premier enjeu du texte est de prouver que
l'abbaye de Saint-Saulve est une abbaye royale et qu'elle doit son existence à
Charles Martel. C'est d'ailleurs à ce prince lui-même que le saint décida
d'apparaître pour lui demander de rechercher ses reliques 49 . À Stavelot,
l'auteur du récit relatif à saint Remacle ne se contente pas de raconter l'inven-
tion de son tombeau, mais insiste sur la cérémonie de dédicace solennelle de
la nouvelle église qui se produisit deux ans auparavant: à cette occasion,
l'abbaye s'enorgueillit de la présence du roi Henri III en personne; de surcroît,
le futur empereur insista pour porter lui-même les reliques de Remacle, après
une donation substantielle au monastère 50 . Dans le même ordre d'idées mais
plus indirectement, l'auteur de l'Inventio du corps de saint Amand à Saint-
Germain-des-Prés relie lui aussi cette découverte au roi en expliquant qu'elle
48 Sur ce point de la liturgie des dédicaces d'églises, voir la contribution de P.-A. SIGAL au présent
ouvrage.
49 Cf. texte cité n. 14. Sur les circonstances de cette invention et le contexte de rédaction du récit,
voir A.-M. HEL\'Enus, Abbayes (réf. citée n. 16), p. 179-190.
50 •.. peracta sacerdotali benedictione, rex cum memoratis episcopis atque proceribus sursum se obvium
sanctis exhibuit, ad exdtandam gloriam Dei in plebem sermonem episcopo facere prœcepit. Subinde quate-
nus regali minificentia donarentur benigna largitate providit (. ..). His ita gestis, ministris loculum patroni
nostri ferentibus, auxilio sese gerendo mancipavit, sicque cum clero debita processione vacando ac plebe
immensa ad locum, ubi nunc reconditum est, cum magna devotione idem prœfatus rex transtulit ... , Inven-
tion du tombeau de saint Remacle, réf. citée n. 17.
308 ANNE-MARIE HELVÉTIUS
51 ••• Anno igitur verbi incarnati M. CC. LXVII. (. ..) regnante piissimo Dei cultore Ludovico rege Francorum
illustrissimo, regni vero ipsius 41. dies festivus apud Parisios ab ipso permaximus sub die Pentecostes indici-
tur. Quo filium suum Philippum nobilissimum juvenem cum aliis pluribus regni ipsius proceribus voluit fieri
milites (. ..). Igitur pridie Nanas ]unii videlicet illo die quo vigilia Pentecostes celebrabatur, venientes monachi
~rœdictum armariolum fregerunt .... Invention de saint Amand, cf. réf. citée n. 17, à la p. 736.
2 •.. Nos autem, quibus a Deo indultus atque reservatus est talis tantusque thesaurus, pervigiles excubias, et
competens dignœ servitutis obsequium dependamus, divinis eum laudibus et sincera cordium devotione
prosequamur: quatenus de cujus prœsentia non immerito gratulamur, prœsidium ejus opportuno tempore
experiri mereamur. Mutemus mores, vitam corrigamus, sancti habitus reverentiam teneamus: sicque divi-
num altare congruis votorum donariis cumulemus, ut et ipsi sanctuarium Dei, ara, odoratumque sacrifi-
cium, ipso sancto opitulante et pro nabis orante, mereamur inveniri. Invention de saint Vulfran, réf. citée
n. 21, au§ 2, p. 148.
53 ... Nullum nostrorum hœc gratia ingratum habeat, omnes nos Christo deinceps devotiores exhibeat,
omnes ad laudem Dei vigilantiores impellat. BovoN, Inventio sancti Bertini, réf. citée n. 19, au § 15,
p. 533. Ce texte a fait l'objet d'une analyse originale dans le cadre d'une communication présentée à
l'International Medieval Congress de Leeds (14-17 juillet 1997) par K. UGÉ, «Narrative Production at
Saint-Bertin from the Ninth to the Twelfth Century». je remercie chaleureusement Karine Ugé de
m'avoir communiqué le texte de cette étude encore inédite.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 309
54 Dans le récit (réf. citée n. 4 7), l'auteur insiste longuement sur les qualités d'Éracle qui se prosterne
devant le saint, l'adore, institue sa fête et montre au peuple l'exemple de sa dévotion. L'hagiographe
consacre deux paragraphes entiers (livre II, § 14-15) aux prières adressées au saint par cet évêque
très dévôt qui n'hésite pas à se confier lui-même à Évermer et à lui recommander son clergé et ses
fidèles. En revanche, le mauvais Théoduin refuse de consacrer l'église et doute de la sainteté d'Éver-
mer en des termes très durs: ... Sed in hoc episcopus Theoduinus nolebat assentire; dicens, nihil religionis
esse in parietibus dealbatis, nihil venerationis in tectura, in laquearibus, in pavimentis, nisi hœc, sicut cetera
ecclesiastica sanctorum reliquiis fulciantur, et sanctorum patrocinio ab urbanis et villaribus domibus diffe-
rant. Prœterea nihil esse veritatis in hoc homine: nomen ejus novum, vitam ignotam: illumjallentis populi
ficta adinventione creatum, mentientis vulgi celebratum opinione, et ideo non esse consilii fidem accommo-
dare falsitati (livre III, § 13, éd. citée, p. 135). Finalement, amené à de meilleurs sentiments suite à
un miracle, il se verra contraint de faire pénitence (livre III, § 18). Sur le scepticisme de Théoduin,
voir les remarques de j.-L. KUPPER, Liège et l'Église impériale (XI'-XII' siècles), Paris, 1981, p. 292,
n. 10 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Uège, 228).
55 •.. fuerunt qui episcopum quoque consulerent evocandum, quatinus hœc ostensio et sollemnius ageretur et
res ipsœ majorem inde auctoritatem consequerentur. His ita ergo suggestis, abbas noster quid inde sentire-
mus sciscitatus est a nabis. Et nos quidem, advertentes hujusmodi carnales esse, utpote sœcularium consul-
tationes, prorsus obsistebamus, dicentes quia plerumque suffragia sectantibus humana subtrahentur divina,
prœsertim cum ea quœ ad sanctos Dei spectant nostra non egeant assertione, nabis vero plurium opus est
eorum propitiatione. Cavendum etiam valde in talibus ne subrepat avaritiœ furor exsecrandus, ne se inanis
gloriœ associet dolus, quœ nonnumquam intentionem simplicis obnubilant oculi et ab hominibus avertunt
sœpius cœlestis gratiam prœsidii. Adiciebamus insuper beatum potius imitandum Eligium, qui et semper
fugitans aureœ popularis et omnis ostentationis extiterit et avaritiœ fortissimus expugnator, aliena non
ambiens, sua penitus Dei pauperibus erogaverit .... Invention de la besace d'Éloi, réf. citée n. 21, § 4,
p. 426-427. À la lecture de ce long passage, on sent bien l'ambiguïté des arguments avancés par
l'auteur; on peut aussi se demander si la première personne du pluriel est utilisée pour l'ensemble
des moines ou pour l'auteur seul, auquel cas il endosserait seul la responsabilité de cette entorse aux
canons.
310 ANNE-MARIE HELVÉTIUS
lire entre les lignes, il paraît clair que les moines redoutaient de devoir parta-
ger leur trouvaille avec leur évêque diocésain 56 .
Enfin, certains récits paraissent servir, au-delà des causes collectives, des
intérêts purement personnels. Le récit de l'invention de saint Véron de Lem-
beek n'est somme toute qu'un vibrant éloge du comte de Hainaut, Regnier V,
qui en est évidemment le commanditaire57 . Dans un esprit similaire, les deux
textes rédigés par des abbés, Bovon de Saint-Bertin et Ursion d'Hautmont,
témoignent assurément du désir de leur auteur de se mettre en évidence. À les
croire, on a l'impression que leurs monastères n'ont jamais connu de meilleur
abbé qu'eux, qu'ils sont les grands réformateurs, voire les sauveurs, de leur
communauté, élus par Dieu et par le saint qu'ils ont découverts. Sans doute
souffraient-ils de l'image trop positive laissée par leurs prédécesseurs 58 . Quant
à l'invention de reliques d'Etton à Bienvilliers, elle sert explicitement les inté-
rêts du prêtre de l'église paroissiale, Amisardus, dans le cadre d'une querelle
opposant ce dernier au seigneur local. Les authentiques découvertes contien-
nent en effet des précisions inédites sur saint Etton: il aurait obtenu une gué-
rison miraculeuse lors d'un pèlerinage à Rome et l'auteur en profite pour
louer «l'admirable constance de celui qui rechercha les Apôtres». Or, l'auteur
en question est très vraisemblablement Amisardus lui-même et se présente
comme un pénitent libéré de ses entraves en revenant de Rome. Le lecteur, et
en particulier le seigneur local, est donc prié d'apprécier son «admirable
constance»' à lui ausse 9 !
56 Les évêques avaient le droit de prélever une part du "trésor" découvert pour en orner leur propre
église ou en faire don à d'autres. Les moines de Noyon ne pouvaient ignorer la chose, puisqu'elle
était expliquée dans les anciens écrits relatifs à saint Éloi en personne: lorsqu'Éloi découvrit le corps
de Quentin, la Vita du VIle siècle précise qu'il sequestravit pour lui-même une partie des reliques (éd.
citée n. 15, p. 699). Dans une version ultérieure de cette Inventio Quintini, datée du x• siècle, l'auteur
mentionne reliquiis quœ sibi jure vindicaverat (éd. citée n. 18, § 7, p. 4 32).
57 Le récit d'Olbert de Gembloux s'ouvre par une lettre dédicatoire adressée au comte, dans laquelle
l'auteur fait un vibrant éloge des vertus chrétiennes et des «bonnes mœurs» de Regnier V (éd. citée
n. 20, prologue, p. 842).
58 Pour Bovon de Saint-Bertin, qui succéda à l'abbé réformateur Roderic, ce trait a été mis en évi-
dence de manière convaincante par K. UGÉ dans le cadre de sa communication citée supra, n. 53.
Quant à Ursion d'Hautmont, il succéda à un autre réformateur de renom, Éverhelme, disciple et bio-
~raphe de Poppon de Stavelot; cf. A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes (réf. citée n. 16), p. 258-259.
9 Inventio sancti Ettonis, § 6: Amisardus quoque presbyter, quem nuper ab urbe Roma redeuntem beatus
Etto invisibili quadam potentia a ferreis compedibus eduxerat ... et § 8, à propos de saint Etton: ... Atten-
dat prudens lector (. ..) apostolos requirentis mirabilem constantiam ... , éd. citée n. 18, p. 48.
Les inventions de reliques en Gaule du Nord 311
60 ••• Non condemnamus, inquit Hieronymus, errorem qui de fidei pietate descendit: sic nec condemnari,
imo bonum est amplecti, si quid non vere sed dubie erratur de sanctis, quod servata tamen jidei puritate
proximum est vero (. ..). Nu!li igitur violenter ingerimus ad credendum quœ diximus: sed si amat sanctum
Evermarum, quoniam necessarium est, sua natalitio diem (. ..) prœtitulet nobiscum celebritate tanti martyri:
si vero his quœ dicta sunt detrectat consentire, petimus servata dilectione sancto martyri, donec meliori tes-
timonio concedat veritati, non detrahendo, sed interim sufferendo, patiatur nos inniti nostrœ opinioni.
Inventio sancti Evermari, § 45, éd. citée n. 46, p. 142.
Le corps incorruptible de saint Cuthbert et
l'église de Durham vers l'an 1100
David ROUASON
1 Symeon of Durham: Historian of Durham and the North, éd. D. RoLLASON, Stamford, 1998, p. 6, 162
et passim; Symeonis monachi Opera omnia, éd. T. ARNOW, Londres, 1882-5, 1, p. 3-135; édition et
traduction anglaise, Symeon of Durham, On the Origins and Progress of the Church of Durham, éd.
D. ROLLASON, Oxford, à paraître (Oxford Medieval Texts); cité dans la suite comme Libellus de exor-
dio, par livre et chapitre.
2 Capitula de miraculis et translationibus sancti Cuthberti, c. 7; éd. T. ARNOLD, Symeonis Opera, cité
supra n. 1, p. 247-261; traduction anglaise The Relies of St Cuthbert, éd. C. F. BATTISCOMBE, Oxford,
1956, p. 99-107; commentaire sur la date et les manuscrits, B. COLGRAVE, ~The Post-Bedan Miracles
and Translations of St Cuthbert», The Early Cultures of North-West Europe, éd. C. Fox, B. DICKINS,
Cambridge, 1950 (H. M. Chadwick Memorial Studies), p. 305-332.
3 P. ] . GEARY, Phantoms of Remembrance: Memory and Oblivion at the End of the First Millenium, Prince-
ton, 1994, passim (trad. fr. La mémoire et l'oubli à !afin du premier millénaire, Paris, 1996).
314 DAVID ROLLASON
4 Libellus de exordio, I, l.
5 Par exemple, Lexikon des Mittelalters, Munich, 1980-, sub nomine.
6 Édition et traduction anglaise Iwo Lives of St Cuthbert: A Life by an Anonymous Monk of Lindiifarne
and Bede's Prose Life, éd. B. CoLGRAVE, Cambridge, 1940; commentaire sur le texte et le saint, St
Cuthbert, his Cult and his Community ta AD 1200, éd. G. BONNER, D. ROLIASON, C. STANCLIFFE, Wood-
bridge, 1989, passim.
7 Libellusdeexordio, I, 6-7,9-10.
8 Pour la carrière de Cuthbert, C. STANCLIFFE, «Cuthbert and the Polarity between Pastor and
Solitary», St Cuthbert, éd. G. BONNER, D. RoLIASON, C. STANCLIFFE, cité supra n. 6, p. 21-44 (en par-
ticulier, p. 29-36).
9 Libellus de exordio, I, 11.
10 D. ROLLASON, Saints and Relies in Anglo-Saxon England, Oxford, 1989, p. 43-44.
11 Libellus de exordio, II, 5-6.
12D. RoLLASON, «Symeon of Durham and the Community of Durham in the Eleventh Century»,
England in the Eleventh Century, éd. C. HICKS, Stamford, 1992 (Proceedings of the 1990 Harlaxton
Symposium), p. 183-198.
13 Libellus de exordio, II, 6, 10-13.
Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l'église de Durham vers l'an 1100 315
corps devint trop lourd à porter. Étant des hommes pratiques, les membres
de la communauté religieuse décidèrent de jeûner et de veiller pour savoir ce
qu'il fallait faire. Heureusement, nous dit Syméon, saint Cuthbert lui-même
apparut à l'un des religieux pour lui dire qu'il voulait être déplacé à la
presqu'île de Durham, sur un rocher escarpé dans un coude du fleuve. Dès
que la communauté décida de s'établir à Durham, le corps du saint devint tel-
lement léger que les plus faibles purent le lever sans difficulté 14 .
Ainsi, selon le Libellus de exordio de Syméon de Durham, la fondation
même de Durham était due à l'action miraculeuse du saint. Pour Syméon, le
corps de saint Cuthbert était au cœur de l'histoire de son église 15 . Autour du
corps, nous raconte Syméon, furent rassemblées les reliques d'autres saints
liés aux églises subsidiaires et aux propriétés de Durham, comme par exemple
les reliques de Bède dejarrow et de l'évêque Acca de Hexham 16 . Au premier
abord, il semble évident à un lecteur de l'œuvre de Syméon que la continuité
même de son église était due au corps incorruptible, qui constituait aussi, si
l'on peut dire, la preuve manifeste de l'identité des églises de Durham, de
Chester-le-Street et de Lindisfame. Cette continuité était très importante
parce que l'église de Durham était héritière des propriétés des églises de Ches-
ter-le-Street et de Lindisfame, propriétés qui correspondaient à une très
grande partie du territoire des comtés modernes de Northumberland et
Durham 17 .
Comme nous l'avons vu, l'histoire de cette église était en réalité extrême-
ment fractionnée par les déménagements à Chester-le-Street et enfin à
Durham. En outre, cette histoire fut brisée par les événements qui suivirent la
conquête normande de l'Angleterre. En particulier, en 1080, Guillaume de
Saint-Calais, originaire de la région du Maine, fut élu évêque de Durham 18 . Il
fut affligé, nous dit Syméon, de constater que la communauté religieuse de sa
cathédrale n'était pas une communauté de moines, mais de chanoines, dont la
vie n'était pas régulière. En lisant la Vita Sancti Cuthberti de Bède, Guillaume
de Saint-Calais apprit que la communauté de Saint-Cuthbert au vue siècle
était monastique. Il consulta donc le roi Guillaume 1er et le pape Grégoire VII
19 Libellus de exordio, IV, 2-3, III, 21; D. KNoWLES, The Monastic Order in England 940-1216, Cam-
Durham and the North, éd. D. Rou.ASON, cité supra n. 1, p. 34-40. Selon Aird, le changement ne fut
~as tellement considérable, mais cette thèse est difficile à soutenir.
1 D. RoLI.ASON, «Symeon of Durham and the Community of St Cuthbert», cité supra n. 12.
22 D. RoLI.ASON, «Durham Cathedral 1093-1193 : Sources and Historp, Engineering a Cathedral:
Proceedings of the Conference Engineering a Cathedral held at Durham Cathedral on 9-11 September 1993
as Part of the 900th Anniversary Celebrations of Durham Cathedral, éd. M. jACKSON, Londres, 1993,
p. 1-15 (en particulier p. 8-9); voir aussi Libellus de exordio, IY, 8, et Willelmi Malmesbiriensis mona-
chi, De gestis pontificum Anglorum libri quinque, éd. N. E. S. A. HAMILTON Londres, 1870 (Rolls Series
52), p. 275-6.
Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l'église de Durham vers l'an 1100 317
Cuthbert serait resté sans putréfaction. Une troisième partie des moines
croyait que le corps était incorruptible, mais, notre auteur nous l'explique,
personne n'avait confiance en cette croyance, et ces moines devenaient par
conséquent inquiets et confus23 .
Pour résoudre ce conflit entre les trois parties dans la communauté
monastique, le prieur (c'est-à-dire le chef de la communauté outre l'évêque,
qui à cette époque était Ranulf Flambard, et qui n'était pas moine) 24 et neuf
moines, ci-inclus notre auteur Syméon, s'en allèrent pendant la nuit ouvrir le
tombeau de saint Cuthbert. Ils trouvèrent le corps en effet incorruptible et
souple comme celui d'un homme vivant. Le lendemain matin cependant,
l'évêque ne voulut point croire à ce qu'ils rapportèrent, disant qu'il était
incroyable qu'un corps puisse rester incorruptible pendant tant d'années; et il
ne voulut même pas accepter leur serment.
Donc, la nuit suivante, les moines ouvrirent à nouveau le tombeau pour
confirmer ce qu'ils avaient découvert auparavant, et cette fois la nouvelle de la
confirmation de l'incorruptibilité du saint se répandit et des foules accouru-
rent à Durham pour assister au miracle. Parmi les abbés qui vinrent à
Durham, probablement pour la dédicace de l'église nouvelle, il s'en trouvait
un qui avait des soupçons à l'égard des agissements des moines. Pourquoi,
demanda-t-il, étaient-ce les moines seuls qui avaient ouvert le tombeau du
saint? Sans doute l'exclusion des personnes venant de l'extérieur s'expliquait-
elle par le fait que les moines voulaient raconter, au sujet du saint, des histoi-
res fausses plutôt que des fait réels 25 . Accusation extraordinaire! Fit erga par-
tium magna contentio, nous raconte notre auteur, quand Raoul, abbé de Séez,
celui qui allait devenir archevêque de Cantorbéry, proposa une troisième
ouverture du tombeau du saint, cette fois-ci devant des témoins qui n'appar-
tenaient pas à la communauté. Cette ouverture du tombeau et l'examen du
corps furent donc menés par le prieur de Durham, accompagné par Raoul lui-
même, par l'abbé de Saint-Alban, l'abbé de York (celui sans doute qui ne vou-
lait point croire le rapport originel des moines), l'abbé de Selby, le chapelain
de l'évêque de Durham, et le roi d'Écosse, qui était là, semble-t-il, pour la
dédicace de la nouvelle église.
23 Symeonis Opera, éd. T. ARNow, 1, 247-248; voir le commentaire très pertinent de S. RIDYARD,
« Condigna veneratio: Post-Conquest Attitudes to the Saints of the Anglo-Saxons », Anglo-Norman
Studies, 9, 1988, p.198-200.
24 Voir par exemple H. S. ÜFFLER, «Ranulf Flambard as Bishop of Durham (1099-1128) »,Durham
University journal, 64, 1971, p. 14-25, réimpression H. S.
ÜFFLER, «North ofthe Tees», cité supra n.
18, n° VII.
25 Fratres namque qui his secretis nullum ex alia ecclesia testem voluerant assistere, verisimile esse dixit,
non tam verum de sua sancto dicere, quam jingere (T. ARNow, Symeonis Opera, I, 256).
318 DAVID ROLLASON
26 Texte Reginaldi monachi Dunelmensis Libellus de admirandis beati Cuthberti virtutibus quœ novellis
patratœ sunt temporibus, éd. ]. RAINE, Durham, 1835 (Surtees Society 1); commentaire V. TUDOR,
«The Cult of St Cuthbert in the Twelfth Century: The Evidence ofReginald of Durham», St Cuthbert,
éd. G. BONNER et al., p. 447-467.
27 Ms Cambridge, Corpus Christi College 183; voir COLGRAVE, Two Lives, cité supra n. 6, p. 20-21, et
D. RoUASON, «St Cuthbert and Wessex: The Evidence of Cambridge, Corpus Christi College MS
183 », St Cuthbert, éd. G. BaNNER et al., p. 413-424.
Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l'église de Durham vers l'an 1100 319
28 A. ]. PIPER, «The Early Usts and Obits of the Durham Monks ~, Symeon of Durham: Historian of
Durham and the North, éd. D. ROLLASON, p. 161-201; M. GULLICK, «The Hand of Symeon of
Durham: Further Observations on the Durham Martyrology Scribe~, Symeon of Durham: Historian of
Durham and the North, éd. D. ROLLASON, p. 14-31.
29 Libellus de exordio, III, 22.
30 T. ARNOLD, Symeonis Opera, Il, 202-205.
31 ]. CROOK, «The Architectural Setting of the Cult of St Cuthbert in Durham Cathedral (1093-
1200)», Anglo-Norman Durham 1093-1193, éd. D. ROLLASON, M. HARVEY, M. PRESTWICH, Wood-
bridge, 1994, p. 235-250; P. DRAPER, «The Nine Altars at Durham and Fountains», Medieval Art and
Architecture at Durham Cathedral, éd. P. DRAPER, N. CoLDSTREAM, Leeds, 1980 (British Archreological
Association Conference Transactions for the Year 1977), p. 74-86.
32 D. ROLLASON, Saints and Relies, cité supra n. 10, p. 38-41.
320 DAVID ROLLASON
1 Cette conclusion doit beaucoup à la problématique de K. GuTH, Guibert von Nogent und die hoch-
catastrophes; le culte des reliques a exercé également une forte influence sur
l'architecture religieuse par la localisation des corps saints sous l'autel ou sur
l'autel et par la multiplication des autels à reliques en des points stratégiques
de l'édifice. Tout un monde de châsses et de reliquaires ont été fabriqués à
grands frais par les orfèvres et leurs commanditaires pour enfermer, visuali-
ser, proclamer les saintes reliques, etc. Bref, on pourrait presque parler d'une
sorte d'omniprésence des reliques et donc un véritable continent à découvrir 3 .
Le premier problème auquel on se heurte en abordant ce continent, c'est
de savoir ce qu'est un saint ou plus exactement un corps saint. La réponse
officielle tient dans un article du Credo. Les chrétiens croient en la résurrec-
tion de la chair et en la vie éternelle, ce qui veut dire qu'à l'expérience tou-
jours renouvelée de la mort et de la destruction du corps, ils répondent ou
répondaient par l'espoir dans un autre corps supranaturel qui, selon une
image de saint Paul (II Cor. 5, 2), serait «revêtu» une fois le passage réalisé,
ou encore, selon un autre langage, «le corps semé terrestre ressuscite corps
spirituel» (I Cor. 15, 44). Le corps saint, c'est donc le corps terrestre de la
tombe, considéré comme le substrat, la préparation du corps céleste, un corps
déjà engagé d'une certaine manière dans l'éternité et l'on conçoit ainsi qu'il
soit devenu la base du culte des reliques, ouverture sur un monde où l'on
échappe à nos conditions habituelles de temps et de lieu.
Tout ceci se situe au niveau de la doctrine. Si les choses sont vues du côté
des fidèles, tout est enveloppé dans un climat d'ardente ferveur au sein de
laquelle les problèmes disparaissent ou se simplifient. C'est ainsi - et il faut
bien s'en persuader- que la relique, c'est le saint, autrement dit que la dévo-
tion ne va pas à un ossement, mais bien à une personne4 . On nous a raconté
l'histoire frappante du vol dans les années '80 de ce siècle des reliques de saint
Pierre de Morrone (l'ancien pape Célestin V, le seul pape qui ait abdiqué; une
expérience qui a mal tourné et qui n'a pas poussé à l'imitation). Quoi qu'il en
soit, ces précieuses reliques purent être récupérées et, dans la ville sortie de
son malheur, des banderoles proclamaient: «Le saint est revenu». Nous
savons tous qu'il en était ainsi au Moyen Âge, d'autant plus qu'en des
moments de crises où les autorités publiques étaient défaillantes, bien incapa-
bles de lutter contre la violence, le saint présent dans sa châsse apparaissait
comme le dernier rempart. La prœsentia et la virtus du saint, deux notions
d'une riche ambiguïté, remplaçaient le prince inférieur à sa tâche.
Saint Augustin a défendu le culte des reliques en le replaçant dans l'expé-
rience vécue du sentiment filial. Dans un texte qui a été cité, il explique: «si
5 Le récit de cette elevatio de 809 a été fait par MILON de SAINT-AMAND (t 872), éd. B. KRUSCH, MGH,
ss~. s. l9lO,p.478-479.
324 HENRI PLATELLE
une réalité sacrée; et dans cette perspective, il est assez naturel de faire un
rapprochement avec l'Eucharistie.
je ne vise pas ici le fait indiscutable que l'Eucharistie ait été parfois utilisée
comme relique. Pour le principe cependant, j'en donnerai un exemple inté-
ressant que j'ai rencontré cette année à Erfurt en Thuringe. Dans la belle
cathédrale de la ville, restée catholique (fait remarquable pour cette cité qui
abrita les débuts monastiques de Luther), on voit un Christ au tombeau, en
bois peint, étendu dans une caisse en forme de cercueil. Le Christ impression-
nant porte de larges plaies dans lesquelles, pendant les cérémonies de la
semaine sainte, on déposait l'Eucharistie, vénérée par les fidèles, le jeudi et le
vendredi saints.
L'aspect sacramentel de la relique, nous l'avons dit, autorise un rappro-
chement avec l'Eucharistie, parce que sous une apparence matérielle se cache
une puissance divine qui la transcende. Assurément le niveau d'action et de
signification est très différent de part et d'autre et, de plus, le rôle du prêtre est
indispensable dans l'Eucharistie. Mais pour des fidèles simples, habitués à
«marcher dans des forêts de symboles» comme dirait Baudelaire, le rappro-
chement devait parfois outrepasser ce que permettait la théologie. En tout cas,
remarquons cette ressemblance encore: la virtus d'un saint peut s'exercer de
façon égale à travers une multitude de fragments de reliques, tout comme
l'unité du corps du Christ n'est pas atteinte par la multitude des signes
sacramentels: la virtus divine emporte tous les obstacles.
On excusera le caractère incomplet, peut-être arbitraire, de cette présen-
tation, qui veut rendre hommage à tous et à chacun de ceux qui ont parlé
dans ce colloque. Puissent-ils se retrouver dans ce schéma! Finis libri, non finis
quœrendi comme dit saint Bernard à la fin de son livre De la considération6 .
Michel KAPlAN, From the Saint's Body to the Relie: Forming the Cult of the Saint in Byzantium
(5th-12th centuries)
The body of a saint does not automatically become a relie upon his or her death. Rather a
slow process of transformation takes place. This process is linked to the liturgy since this
is essential for public recognition of sanctity to occur. However, the Byzantine Church
lacked clear procedures in this matter. The liturgical process was frequently superseded
by the actions of hagiographers, a particular monastic community, the church authorities
or, indeed, the faithful, all of whom tried by their actions to speed up the development of
a cult around the saint. Notwithstanding, saints' relies are core to Byzantine piety and in-
deed predate icons, and are considered greater than icons.
jean-Pierre DUTEIL, Relies and Devotional Objects in the Christian Communities of China and
Viet-Nam (17th-18th centuries)
Western missionaries in China and Viet-Nam offered the newly converted Christians a
variety of devotional objects in order to rival the material supports of native cults. As for
relies, at first, Western saints' relies were imported in these countries, but afterwards the
persecution of Christians injapan, in Dai-Viet, in China and Siam furnished local martyrs'
relies. The popularity of the cult of relies in East Asia can be explained by the Buddhist
tradition which venerates the founder's remains.
326 RÉSUMÉS - SUMMARIES
jean-Marie SANSTERRE, justifications for the Cult of Relies in the Early Middle Ages
Following the questioning of the efficacy of the intercession by saints for the faithful by
the Carolingian bishop, Claudius of Turin, the Irishman, Dungal, and jonas, bishop of
Orléans, both attempted to justify the veneration of relies. Their arguments were founded
on patristic writings. But, prior to the twelfth century there is no treatise on relies, as
such; rather, scattered reflections on the subject. For despite the great popularity of the
cult of saints and relies in the early medieval period, the Church did not at this date pro-
duce a coherent theology of saints' cuits.
Henri PLATELIE, Guibert of Nogent and his De pignoribus sanctorum. Extent and Limits of
Medieval Criticism of Relies
In his twelfth-century treatise on relies, Guibert of Nogent raised doubts and concerns
about contemporary excesses related to the cult of saints: extravagant relies, false saints,
financial improprieties and so forth. His criticisms were ahead of his time, but he was
nevertheless very sympathetic to the beliefs of the humble laity. Such a pastorally-based,
lucid and humane approach is the limit beyond which medieval criticism of relies rarely
strayed. For morality was rooted in the mind more than in deeds. Thus, in Guibert's
works, as frequently in the history of Christianity, we confront the choice between a
harsh, strict rule and a kind, charitable response.
link is specially strong in the case of image-relies like the Volto Santo or the Vera Icona. In
the medieval West, the cult developed towards an intensification of the rôle of images re-
presenting invisible in a material shape.
Jean-Pierre CAILLET, Relies and Religious Architecture of the Carolingian and the Romanesque
Periods
The cult of relies played a determing impact on the development of architecture for shrines
during the eighth to the twelfth centuries. Before this period, at St Galien, for instance, the
location of altars still followed the architecture of early Christian basilicas. But after then
the proliferation of chevets with small secondary apses (apsidioles) demonstrates the
number of altars ans relies. From the ninth century chevets with ambulatories are
witnessed. Sorne very complex crypts develop in Romanesque architecture when an altar
is placed above a saint's tomb (or confessio). Cluny III represents one of the most perfect
products of such church-reliquaries.
Jean MrcHAUD, The Cult of Relies and Epigraphy. Altar Dedications and Consecrations in France
(8th - 13th centuries)
Dedications of churches or altars sometimes contain inventories of relies and provide in-
formation about the circulation of such relies. In the period from the eighth to the thir-
teenth centuries only 34 of 274 dedication texts in Gaul mention relies. However, several
inscriptions from the twelfth century onwards refer to liturgical ceremonies or quote litur-
gical formulae.
Pierre-André SrGAL, The Ritual of the Translation of Relies in Lands between the Loire and the
Rhine in the 11 th and 12th centuries
The ritual of the translation of relies at this time is derived from Carolingian practices. The
ceremony was organised by the bishop: after the opening of the shrine or tomb, he usual-
ly prescribed first fasting and vigil, then a procession with the relies towards the main
church and celebration of the mass, and finally veneration by the faithful. But unlike the
dedication of a church, the ritual of the translation was never set down in writing. It dis-
played consequently a number of variations and the progress of events could also be mo-
dified by the affluence and enthusiasm of the crowd.
Alain DIERKENS, Right (and Wrong) Use of Reliquaries in the Middle Ages
The status of the reliquary is worth studying, as a receptacle. Often they were very luxu-
rious and had been in touch with the relies for a long time and consequently share in their
virtus and potestas. In this respect, the reliquary became similar to a relie. What are the
different uses of reliquaries, full or empty, during the Middle Ages? Even if a consensus
328 RÉSUMÉS- SUMMARIES
existed about the major relies, there is a large variety of opinion over the lesser relies and
reliquaries: sorne of them were shown off to advantage and venerated, sorne others were
not. For lack of a definite theological position, the decision in this matter was left to every
one's discretion.
David ROLLASON, St Cuthbert's Incorruptible Body and the Church of Durham after the Norman
Conquest
St Cuthbert's (t 687) relies were first moved from Lindisfame to Chester-le-Street in 883
because of the Viking incursions, then they were translated to Durham where the monks
settled in 995. The opening of the saint's coffin in 1104 is related by two accounts: the
Libellus de exordio of Symeon of Durham and the Capitula de miraculis et translationibus
sancti Cuthberti. However, sorne monks signified scepticism toward the incorruptibility or
even the authenticity of Cuthbert's incorruptibility, based on the rational examination of
his body.
Les Auteurs
Planche de couverture
Reliquaire du Saint Sang, XIV siècle. Boulogne-sur-Mer, Trésor de la cathédrale Notre-
Dame(© ].-M. Périn, Inventaire Général).
Fig. 13. Dijon, église abbatiale Saint-Bénigne, coupe de la rotonde du chevet (début du
XIe siècle) par dom Plancher (1739).
Fig. 14. Vienne, église Saint-Pierre, restitution du chevet paléochrétien (V-VIe siècle),
d'après M. jannet-Vallat et F. joubert.
Fig. 15. Tournus, église abbatiale Saint-Philibert, plan (chevet du début du XI' siècle),
d'après E. Vergnolle.
Fig. 16. Cluny, église abbatiale dite «Cluny III», vue latérale et plan (vers 1130, avec arcs-
boutants postérieurs sur nef et avant-neD. Dessin de Giffart (vers 1700).
Fig. 17. Centula/Saint-Riquier, restitution du massif occidental (vers 800) de l'abbatiale
carolingienne, par W. Effman.
Fig. 18. Marmoutier (Alsace), église abbatiale, massif occidental (XIIe siècle).
Fig. 19. Hildesheim, église abbatiale Saint-Michel, chapiteau avec inscription nommant
plusieurs saints (début du XIe siècle).
Fig. 20. Rome, église Saint-Clément, partie centrale de l'abside avec inscription mention-
nant la présence de reliques (début du xn• siècle).
Fig. 21. Saint-Benoît-sur-Loire, église abbatiale, chapiteau du chœur représentant un mi-
racle de saint Benoît (2• moitié du XIe siècle).
Fig. 22. Selles-sur-Cher, église Saint-Eusice, frises sculptées de l'abside (2• moitié du XIe
siècle).
Fig. 23. Châsse de sainte Valérie (production limousine, 2• moitié du xn• siècle), Saint-
Pétersbourg, Musée de l'Ermitage.
TABLE DES ILLUSTRATIONS 333
Fig. 24. Châsse de saint Etienne de Muret, prov. de Grandmont (production limousine, 2•
moitié du xn• siècle). Ambazac, église paroissiale.
Fig. 25. Reliquaire du crâne de saint Grégoire de Nazianze-?- (production colonaise, 2•
moitié du xn• siècle). Berlin, Kunstgewerbemuseum.
Fig. 26. Cluny, église abbatiale dite «Cluny Ilh, maquette du chevet (Cluny, musée
Ochier).