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Soctér# INTERNATIONALE LEON Barista ALBERTI ALBERTIANA con il patrocinio dell’ » sous le patronage de’ « under the patronage of the Istituto Italiano per gli Studi Filosofici Volume IV - 2001 (ls) Yo) Leo S. Olschki Editore DANIEL ARASSE. dune double unité, glosieuse et autonome, celle du corps beau et celle du tableau, legitimement construit et saisssable d'un seul regard, ‘ONorcisse, ma secur, ceuvee-dispositf réalisée par lartiste notd-américsine Lorraine Fontaine, constieue la quatriéme contribution au dossier Narcisse. Il ‘m’a para en effet interessant de demander sa version du mythe a une artiste ‘contemporaine que je savaisintéressée par les thémes du passage, de la méta- ‘momphote et des traces incertaines rencontrées dans la nature. De fagon trés significative, sa réponse fait €cho, & son insu, & analyse de Gérard Wajcman. Renongant a toute représentation «ressemblante» comme & toute exaltation dune Beauté unifige du corps, Lorraine Fontaine a congu son ceuvre comme une instalation & pénéteer et & parcourir. Franchi un portique composé d'élements architecture indutrielle recycles, eeuvre présente une colonnade de bas-reliefs fait, entre autres, de fourrures montées sur aciet puis, au-dela de ce second passage, une série égale de grands panneaux photographiques ob se représentent ‘€¢ se métamorphosent les bas-rliefs de la colonnade, chacun éant présente derritre deux grandes plaques de verre miroitantes, légerement distantes Pune de l'autre. O Narcisse, ma scetr propose les reflets morcelés d'un corps allusive- ‘ment feminin, organique et fragment. L'unité de Fimage et de la forme est en effet perdue, en méme temps qu’est abolie la distance de contemplation artisti- que gui permertat a leuvre d'instaurer son unité et sa glorieuse autonomic. Quand il entre dans O Norcisse, rea sceur, le spectateur est d'abord incité & toucher autant qu’a voit; puis, devant les grands penneaux photographiques, il ‘ne peat plus que regarder Pinsasissable image, entrevue pat Vintervalle ménagé centre les deux plaques de verre otill peut voir son propre reflet.Sansle savoir non plus, Lorraine Fontaine a réarticulé V'abandon du toucber au profit du voir qui iat sans doute origine de Vinvention du Narcisse alberticn, Mais, désormais, ‘ce foucher puis ce voir prennent naissance dans le corps ouvert d'une ceuvre Eclatée. Blessure de Narcisse. Tel quill existe, avec ses incomplétudes, ce dessier bale un terrain encore largement dncognitus et lance, on V'espére, quelques fructueuses hypothéses de réflexions. Danmar Arasse ‘Huserr Danusce LIINVENTEUR DE LA PEINTURE 1, Nareisse, ov Dz LA METAMORPHOSE Que Leon Battista Alberti ait lu Pline, ses écrits en apportent la preuve explicite, L'Histotre naturelle est Pune des sources avérées, décla- rée comme telle, du De pictura, Mais les emprunts qu’ Albert pu faire au texte de Pline importent en définitive moins que les déplacements et les interpolations dont celui-ci lui aura fourni tour a la fois le prétexte et la matitre. Plutét que d'user de cette «source» comme d'un miroir oit réfléchir sa propre pensée, il a su en jouer 4 ses fins propres et pour mieux , par difference, la nouveauté de son propos. Silest unfien commun auquel Alberti se sera refusé, c'est celui d'une décadence de la peinture, Tout «humaniste» et érudit qu'il far, il n’était pas homme s'accommoder du fopos dela mort dell'art,commencer par celle de la peinture: un topos, comme on le voit chez Pline, en honneur dés lAntiquité, ct qui connaitra au sigcle classique, et plus particuliére ‘ment chez Poussin, une vogue nouvelle,‘ Le live I du De piceura s ouvre surun éloge dela peinture dont Pemphase aurait de quoi surprendre sil ne venaita tous égards a son heure, On a assez répété que le Quattrocento aw les artistes, et les peintres au premier chef, revendiquer pour leur pratique le rang d'art «libéral», et pour eux-mémes le statut non plus artisans mais Cintellectuels a part enti: que Vintention a la- uelle répondait ce dithyrambe m apparaisse cairement. Mais ce passage célebre n'obeissait pas seulement, ni meme d’abord, a une visée exte- rieure, sociale, et pour tout dire publicitare. Il assume une fonction Cf Nixa Rous Chel? we 147, dan, Coreapondoc, ide pat Cia ee en at pce Pec eed Feeder can deeds og bie deen Se Grea quelque eae [HUBERT DAMASCH précise dans économie interne du traité, lequel, au moins dans sa version fe langue Tid, p. 44 ‘id. ial ‘HUBERT DANASCH pas plus qu’il ne se séduit a un simple signe extéricur d'opulence. Les tableaux peuvent atteindre des prix incroyables.” Mais la peinture, ala limite, n’a pas de prix, comme le signifie l'exemple de Zeuxis, lequel finit par faire don de ses ceuvres sous prétexte qu’il n’était pas pour elles de faite qui patlessatistaire Lepeinir de ticonice Vapparcnce dela vie aux tres quill représente, fussent-ilsimaginaires, ov disparus depuis abeeotsoa, le printer qola panvietiejmedemorpbocc er niscatarsat de ‘transmutation des métaux, cet homme-la est en droit d’étre tenu pour un dieu, Mais sa tiche ne s’arréte pas Ii, ni ses pouvoirs La peinture est la maitresse et l'ornement de toutes choses.? La mattresse, dés lors que forgerons et sculpteurs, orfévres et oéramistes, tous les arts se réglent nice peintre; mais l’omement, aussi bien, s'il. est vrai qu'il n'est pas jusqu aux atchitectes, «si je ne m’abuse» («seio non Yest Alberti qui parle), qui n'empruntent aux peintres les archi- traves, les bases, les chapiteaux, les colonnes, les frontispices, et autres fer tenib lables. Busse excorecpus, dans le Depo wdivaiaa’ Alberti te Ste ts colonne| comme Ie pencil Guseniernt da aactateertne Mais que cet ornement, |’architecture en soit redevable a la peinture, la Brobotition n'est pas facile a crnendre, et Yon congolt que les commen: tateurs aient rement préféré l'ignorer plutét que d’avoir a réexa- Renee eos tet Etairaee incctiens, Wanie a qucsriecandsee eee BAe ace borer dats ley eects Albert Gell dy Aon tans eal! fuss bien, de la peinture, en tant que cet art opére dans les deux i ieeteciiee oe pli Pat varie alllenss(Phyypenhese que lS uemileaeattAlBerd ocak naissait 4 la peinture sur les autres arts dans l'ordre ornemental était lié a be feaaie one lia teu ata fom, Topieratior] coommtairred oer art ta eee eatrpe Rancamsentalen lacuehiel cai Woereinet cree recede periial enhes1y Gksjecco dais pate Ce cee ae alee pour SBA peal? ° Ch ti. 48 acontaiprglincredibl dtvele dipinten CE id 46 Vespa ig de Pe, Naturalis bio, XXRV 2,0 question, don de Zeus, tas de Pics. ° CE did: , devait tenir en main pour le considéret au miroir, et sur lequel était peint ou, comme le dit le biographe, «portraituré» («ritratto») le baptistére San’ Giovanni, image répondant tris pour tai, en projection dan le pan, a ron modele.1? Pointn’est besoin, on le voit, de forcer le texte d’ Alberti pour donner 2 entendre les résonances étonnamment «, Alberti n’aura pas cessé diinsister sur le fait que, tout en usant des concepts, des definitions et du mode de raisonnement qui sont le fait des géométres, il n'en parlait pas ‘moins le langage d’un peintre («parlo come pittore») — ce qui suffisait & conférer a son discours une charge métaphorique d’autant plus active uil prétendait a une rigueur démonstrative”® le «selon la phrase des ‘poétes» marque le passage, au moins provisoire, Aun autre type, une autre Imodalite du dscours: Albert s'expeime ie non plus comme le frat un Beintesmais comme font les poets, Cequinimplique pas comme a ien montré Baxandall — que le tcavail de la métaphore soit sans inciden- ces critiques autant que théoriques, Selon la phrase, ou a la maniére des poétes: la métaphore du Narcisse inventeur de la peinture, cette invention (car cen est une, & son tour, au sens de Ja rhétorique) est, comme je lai dit, sans précédents, Faute <@apparaitre comme_e fruit d'un emprunt, elle prend elle-méme valeur de soutce oi la peinture est appelée a se mirer, toute d’apparence qu’clle soit, dans ce qui ferait son essence. Mais si cette figure répondait parfai- 2 Sur le Perio come pitore, voir ma contribution dans Leon Battie Alberti: Actes du Congres international de Baris Sorbonne Institut de Proncetnatta culture! ialien-Cologe de i=, 1-15 avril 1995) sen sous la direction de Framceeo Furlan. tere Laurens, Sloan ‘Matton, Edités pat Francesco Furlan, avec la collsboration te AP. Filetco er ait, Pare, Vein & Torino, Nino Aragno Editore, 2000, pp. 395-574, LINVENTEUR DE LA PEINTURE tement au propos qui était celui d’Albert, il n’en est que plus remarqua- ble qu'elle soit demeurée sans écho et qu'elle n’ait prété a aucun déve- Joppement ultérieur dans la littérature artistique, sinon sous des espces détournées, En fait de mythe dorigine, c'est la version dont on est redevable a Pline de Vorigine du «disegno» qui est passéea la postérité, et qui devait faire ds Porée du XVIF sigcle Pobjet d'une reprise cxplicte, ainsi qu’on le verifie chez Léonard de Vinci, chez. Vasari, ou encore chez Felibien. Si cette invention n’a pas connu de suite dans la littérature ~ i ‘n’en va pas tout fait de méme, comme on le sait du reste, dans iconographic?! -, cest sans doute que la figure, et le commentaire dont elle s'accompagne dans le texte d’Alberti,allaient singuligrement plus avant dans ce qui constitue Popération propre de la peinture que ne le veut l'nterprétation purement chétorique et d’une banalité paresscusc, selon laquelle Varese limiterait & tendre a la Nature un miroir ot celle-ci puisse trouver A se réfléchir, ainsi que Pimage de Narcisse le fait dans le miroir de la source.”® Pour ne tien dice de la part que fait a fable a la ‘composante pulsionnelle de cette opération, dont le débord se mesure & ccelui de l'cbbracciare sur la seule pulsion scopique. Ainsi que histoire le vérifie— au moins, je le répéte, pour ce qui est de la théorie, la peinture elle-méme prenant a cet égard le relais, comme je le montrerai dans la suite qui sera donnée a ce travail —, Pexcés méme de la figure, autant que celui du commentaire qu'elle appelle, ne pouvaient qu’ aboutir au refou- ement de l'une et de Pautre. La figure du Narcisse inventeur de la peinture rompt moins avec la tradition qu'elle ne P’interrompr. Mais cette interruption va de pair avec tun déplacement supplémentaire, lequel n’est pas moins significatif. Al- berti n’a en effet pas plutét introduit cette figure (et la définition de la peinture quilui correspond), qu'il voque le mythe d'origine traditionncl, itant Quintilien, lequel aurait dit que «les peintres anciens avaient diavina del ecceoncere les ofpbtes an lel, cet ar #ttant ensuite developpe a partir de li». La phrase, et celle qui la précéde dans Venoncé des deux mythes d'origine concurrents commencent pat le mémeverbe, a des personnes et des temps différents («Che dirai tu essere "1A preve e Nese sribut au Canavscs: ut mort de Nace de POLS, st Aeon re ede Fung ese un eet de ee a ose Ch, sur ce point le commentaire de Cel Grayson in Leow Barris, Asien, Painting adn Septare Tela ns of De Pica DeStatun Edca wh trations, intadtton and notes by CG, London, Phandon Press, 1972, p14 CL LB Atma De patra, itp 6: we pitor antici soleano ciconsrvre Hombre sole, cet inli pols tone gusts seers HUBERT DAMISCH dipignere [..]. Diceva Quintiliano [...}»24): comme si Alberti avait en- tendu souligner par la Ie lien de consécution en méme temps que d’op- pposition entre les deux moments du développement du «dire» portant sur la peinture, Mais Poccurrence du nom de Quintilien est ici d’antant pphus surprenante que la formule, comme Va noté Luigi Mall, est ditec- tement empruntée a l'Histoire naturelle de Pline, ainsi que le confirme la suite du texte: ‘yen aqui disent qu'un certain Egyptien du nom de Philocles, et je ne sais quel Gleanthe furent parmi les premiers inventeurs [«trai primi inventorin] de cet art. Les Egyptiensaffirment que la peinture « été en usage chez eux six mille ans au moins avant qu'elle nit été introduite en Gree [... Pourquoi Alberti a-t-il substitué ici le nom de Quintlien a celui de Pline et choisi d’attibuer au premier une idée que celui-ci a de toute évidence repris du second, encore qu'en termes différents? La raison nen apparatt pas aussit6t. Force est, pour la sasir, de faire retour sur Venchainement des différents moments du discours. Li ot PHistoire naturelle déplorait la décadence de la peinture (sinon sa perte), le livre T du De pictura s‘ouvre, comme on Ia dit, sur un éloge de cet art qui fonde sur deux arguments eux-mémes repris de Pline, mais que celui-ci consideérait comme antinomiques: d'une part, le lien, tents pour essen- tiel, entre la peinture et Vart du portrait; et, de Pautre, le pouvoir de métamorphose prété a la peinture, «fleur de tout arb», En suite de quoi Albert introduit image du Narcisse converti en fleur, et la défintion de Ia peinture qui lui est lige, pour aussitér faire retour au mythe origine traditionnel tel que énonce Pline, mais en substituant au nom de Vauteur de Histoire naturelle celui de Pauteur de I'Insttution ‘oratoire. Et cela, tout en s’opposant dans le méme temps @ la facon de présenter les choses qui était, a ’en croire, celle de Pline: «ll importe peu ici de savoir quels furent les premiers inventeurs de cet art et les btemicrs peintres, dés lors qua la différence de Pline nous ne racontons pas des histoires, mais fabriquons & partir de notre propre fonds [di ‘uovos] un art de peinture [«un’arte di pitture] dont je ne vois pas » Ibid 2 Cr iid Sono chi dicono uno certo Filocleegtt, non so quale alo Clean furono ‘questa arte tra i primi inventor. Gli Egizi affermano fra loro hene anni se” eilia essere Ia pit stain tao pia che fae ‘in Grecia (Js CE PLING, Novus bursa, eal VINVENTEUR DE LA PEINTURE qu’aucun ait &¢ écrit en son temps».2° Et cela, quand bien méme, ainsi gue observe encore Alberti tel ou tel écrivain ancien a pu traiter des proportions ou des couleurs, ou encore, comme Xénocrate, s'essayer i décrice quelque peinture par les moyens du langage ~ litt, a la mettre ‘par éerit: «misono in lettere non so che pitture>*” —, ce qui correspon- deait a la naissance d’un genre littéraire qui devait connaitre un grand suceés, celui de Vekpbrasis. “Alberti ne sintéresse pas aux débuts historiques dela peinture. Mais Pline lui-méme n’en avait cure: sil en fait état, de fagon tout hypothéti- que, c'est dans le cadre ct les termes d’une histoire naturelle, et pour mettre en évidence la logique elle-méme «naturelle» a laquelle a pu étre astreintle développement de cet art. «Nous ne racontons pas des histoires [enon [..] recitiamo storie»}»: le pluriel est ici de mise (encore que le texte latin parle d’ume histoire de la peinture; «historia picturse>, s'agis- sant des anecdotes classiques sur V'art et les artistes dont I'Histoire naturelle offve un repertoire trés étendu. Et cependant, en fait d'«histoi- tes», Albertine vientil pas, sinon d’en raconter une, della «réciter>, de la épéter, au moins de lévoquer? Mais la fable de Narcisse — a la E cccacabhpoyatie a inl ae a ae ar Pline -, cette «histoire» n'est convoquée dans le De pictura qur't des s théoriques, et non pas narratives ou pittoresques, Alberti se souciait peu de savéir of et quand la peinture est apparue pour la premiere fois, et ques ont pu étre ses débuts empiriques et ses premiers développements concrets, Ce qui lui importait était d’exposer en quoi consistait cet art, den donner une définition qui fit opératoire pour les peintres. Ainsi que a bien vu Panofsky, le grand fait du Quattrocento aura été ' apparition l'une théorie pour fart, la oi les écrivains du XVI" sigcle en reviendront bientot a écrire sur Part, quand ils ne se borneront pas a raconter des a son propos.” Alberti n’écrit pas sur la peinture:ils'efforce de produire un «art» ou — comme traduit justement Panofsky — une -«théorien qui puisse étre utile aux peintres, ses lecteurs. Or idee, le projet d’écrire un «arb» de peinture renouait directement avecle propos quifut celui de Quintilien, dans son Institution oratotre. La ‘od Pline visait, pour Pessentiel, a fournir & ses lecteurs un maximum 2 Gh bid: Ma gui non malo si tichiede ype qual pri fusero inventor el itor, pei che son come Pino recitane sci, mad nugwo fabrics un arte dpi Sells quale is questa et, quae fo vegg,vala st truovs sotto. bad 2 Cl, Emwy Panorsey, dea: Ein Beitrag sar Begrfixeschcbe der tren Kurstherit, Bet, Brupo Heng 908 TS a tite Contrbution a aad oncepdeFancienne tteie de ar, Batis, Gallina, 198), pp. 68. Lam HUBERT DANISCH dlinformations portant sur Pusage des matériaux et les techniques de leur ‘mise en forme «artistique>, Alberti, comme déja Quintilien, entendait faire ceuvre prescriptive: dans les termes de Quintilien, il n'y a pas d'art quine se puisse enseigner et transmettre, i condition de remonter jusqu'a ses principes ou, comme le dira Alberti, jusqu'aux «racines» qu'il pousse dans la nature. De méme gu’en matiére d’architecture, les fondations supportent les parties visibles de Pouvrage («ut operum fastigia spectan- tur, latent fundamenta»: Inst, orat., I, Preface), il est en effet impossible dPatteindre a la maitrise, dans aucun domaine, sans étre passé au préalable par routes les étapes de l'art. On congoit, dés lors, que auteur du De stura ait choisi d'interpoler les deux noms: celui de Pauteur d'une istoire naturelle des arts qu’on dita matériels, et celui de auteur d'un traité sur art humain par excellence, et qui s'exerce sur la seule subs- tance — dapparence immatérielle ~ du langage, celui de ’éloquence («ars orandi»), et sur les principes, les régles auxquelles il obgit («de ratione dicendi»: ibid.), Et cela, tout en «récitant» Pline, en le «répétant, mais sans le nommer, sinon pour s'en démarquer. La raison de cette interpo- lation est claire: le jeu truqué de la citation fonctionne comme une invite 4 se référer au texte de Quintilien, alors qu’en fait elle est emprutée a Pline, en méme temps qu’d prendre distance par rapport au propos auquel obéit!'Histoire naturelle, aquelle n'en constituait pas moins pour Alberti une source primordial dire vrai, on voit mal comment auteur du De pictura aurait pu ««réciter» Quintilien, ou le «répéter»: |& encore, on a affaire a une opéra- tion intertextuelle d'une grande subtilité, et que ne suffit pas & éclairer la référence au modéle rhétorique hérité, précisément, de Quintilien. Car Tassertion qu’ Alberti préte a celui-ci (mais qui revét chez Pline un tour autrement décidé) se présente dans l'Institution oratoire sous une forme ‘et dans un contexte trés différents. On la rencontre en effet au chapitre 2 du livre X, un livre tout entier consacré a limitatio, et dans lequel Quintilien insiste sur la nécessité, en quelque matiére que ce soit, de slinspirer des modeles hérités du passé, tout en soulignant que si V'art consiste pour une bonne part dans T'mitation, la premiére place n’en revient pas moins a invention. Dans toutes les disciplines, force est, au depart, de se conformer & un modéle regu («omnis denique disciplinze initia ad propositum sibi preseriptum formari videmus»: Inst. orat, X i ex catuctsetepusacors (eccuts) lev letvea cee lea acl imitent la voix, et les peintres les ceuvres de leurs devanciers. En toutes ‘choses, il est bon de se modeler sur ce qui a été inventé au préalable avec ssuccés («sic ea que bene inventa sunt utile sequis), et de vouloir ressem- bler A ceux qui ont réussi. Mais I'invention n’en vient pas moins en sama LTINVENTEUR DE LA PEINTURE remit en fait comme en droit ut invenie primum fit ataue pci ium») ‘Que l'art consiste pour une grande part dans limitation («artis pars ‘magna contineatur imitatione>: bid, X 11), Alberti pouvait s’en accom moder, encore que le mythe de Nafcisse en appelle moins a la mimesis qu'a la duplication spéculaire, Il est vrai que Quintilien jugeait que le semblable est rarement produit par la nature, et qu’il est le plus souvent ‘par limitation («similem raro natura prarstat, frequenter imitation: iid, X13), Mais celle-ci a sa limite, et peut méme se révéler nuisible si 'on nlenuse pasavec précaution, et abon escient («caute et cum judicio»), En tout état de cause, on ne saurait, sans déchoir, se contenter d'imiter les modiles repus(eturpe etiam ill ext, contentum ee id consequ quod imiteris»:shid_, X16), a instar de ces peintres qui s’appliquent & copier les suivre, les repasser, comme les enfants le font des lettres =, a les décrire, au sens géométrique du terme, en s’aidant de mesures et de lignes («ut describere tabulas mensutis ac lineis», ibid | comment les «primitifs» («rudes») auraient-ils pu progresser, dans ces conditions, eux qui ne disposaient d'aucuns maitres ni modéles? Alberti se souviendra dela formule, dans le Prologue du De pictura, pour plorifier ses contemporains, lesquels, tout aussi dépourvus de précepteurs ct dexemples, avaient découvert des arts et des sciences a la lettre -«inouisy.2” Que serait il advenu, demande Quintilien, si nul n’avait renchéri sur son modéle («si nemo plus effecisset»)? On naviguerait toujours sur des radeausx et la peinture — nous y voila, mais c'est la, sans plus de développements, la seule occurrence de ce ropos dans le texte de Quintilien ~ en serait encore a tracer le contour de Yombre projetée par les comps exposés au soleil («non esset picture, nisi qua lineas modo trees umbre quam sorpors insole ecient circumscribed, 7). Test done vrai que Quintilien s'est référ€ a un stade liminal o& opération de la peinture se réduisait au tracé du contour d'une ombre portée, en accord, comme le voulait Pline, son strict contemporain, avec tous ceux qui ne voyaient dautre origine a la peinture que celle-i. Mais Vinstitution oratoire nen dit pas plus long sur ce sujet, Quintilien se bornant a répéter qu'un regard sur l'histoire suffit démontrer qu’aucun art n'est demeuré dans son état primitif («nulla mansit ars qualis inventa est»: ibid, Xm 8). L’assertion selon laquelle nuille pratique ne se perfec- ® CE LB. Auscen, De pictur, 6. cit, p. 7: «ma quine tanto pit el nostro nome pit .‘t Au point qu’on soit tenté de voir dans le Narcisse de la fable Vinventeur non pas tant de Ja peinture en général que du tableau de chevalet. Mais n’était-ce pas la, précisément, ce qu’entendait implicite- ‘ment signifier Albert, de facon, je le répéte, étonnamment «moderne»: & savoir quel peinture nese laisse pas, quelle ne se laissait gj plus penser au Quattrocento, a part ~ ou en dehors ~ du tableau? Llombre portée et le reflet spéculaire partagent la méme évanescence, en méme temps que la référence obligée — a la différence du portrait — a une réalité ou a un objet donné sz preesentia, et qui est pour ainsi dire redoublé sous I'effet de la projection ou de la réflexion (3 la différence prés qu’iln’est d’ombre que d'un corps opaque, qui interceptc la lumiére, au lieu que dans un tisoir la lumi&re elleméme peut trouver a se réllechis), Ce que voit Narcisse, ce qu’ll cere comme d’un contour, pour entendre a lalettrele mot d’Ovide, n'est que Fombre d'une image («quam cemnis, imaginis umbra est»; Ovibe, Mélansorphoses, IN 434). L’ombre n'est pas la réplique du corps; elle doit cependant lui «ressembler», ainsi que apprit& ses dépens le héros de Chamisso, Peter Schlemil, "homme qui, aprés avoir vendu son ombre au diable (ainsi que d'autres lui vendaient leur Ame), imagina d’emprunter celle d’un autre pour se tiret dlembarras quand il lui fallut se rendre en société, au grand scandale de seshotes qui s’empressérent delle chasser pour cette incongruité. Peut-on dire pour autant qu elle Pizite, ou pour en poser autrement la question = quelle geste qui consiste, pour la fixer, ila cerner d'un contour, ou pour parler comme Albert, a la circonscrite, reléve d’une maniére ou autre de mimesis? La référence a V'opération connue en photographie sous Je nom de «détourago> signale qu’on a affaire, en Vespéce, a un message sans code, ainsi que Roland Barthes a pu le dire de Vimage photographique elle- ‘méme;?? de robe & son image (photographique), comme du corps a son sau Rapuara Work of Lome de Vins New oth, Phaidon Publis "1970, va Ip 115.0 208 GE. Jaca Lacan, Le sminair, lone XL: Les Quatre concept fondarventa dela pochanabie Bas Sea, 19 ch Be cence que eben pp $708 CE Rovas Baxmias, Le mesege plovogpliqn, dans To, abuie ot Fables: Biss ‘critiques II, Paris, Seuil, 1983, pp. 9 es eee: iran HUBERT DAMISCH ‘ombre portée, il ya réduction, mais non pas transformation. A T'instar de Paeffet de contour» que produit le procédé de «solarisation» introduit par Man Ray dans le champ de la photographie, la ligne qui «repasse» le Contour de fombre ne se laisse pas diviser en unités signalétiques: elle en est Panalogon pactait,litéral. Ce qui n’exclut pas qu'a coté du message dénoté, ce mode de reproduction (en fait strictement mécanique) ne posséde un certain «style» auquel une culture donnée pourra assigner un fens, une valeur seconde, de connotation. Comme I'a montré Robert Rosenblum, le théme de T'invention de la peinture par détourage de Yombre portée d'un corps exposé au soleil ou a la lumiére d'une chan- delle, ce motif ou ce «sujep» si souvent mentionné dans les textes aura été trés rarement représenté dans Part avant le dernier tiers du XVIII" siécle, Epoque a laquelle il devait connaitre une vogue subite pour disparaitre a nouveau apres 1820: ce succés éphémere s/expliquant par le fait que le motif répondait en tout point au godt du temps pour un mode représentation essentiellement linéaire, aux formes tapportées sure plan et definies pat des contours nettement traces et continus, en méme temps vil conférait, par analogie, une dignité inattendue a Vart, alors tres populaire, mais pour lessentiel mécanique, de la esilhouette>.”» Parler de «message sans code» implique que le tracé du contour de Vombre portée d'un corps constitue une maniere d'index ou d'indice, ar sens ot Pentendait le philosophe américain Charles Sandred Perce. ‘Mais un indice second, indice ou le signe —sil’on peut ainsi parler d'un indice, et qui n'«imite» pas plus Vombre que celle-ci n'simite» le corps I siete ch: Nec par wn suppor de canseine physigoeinclisoloble, Cat Tombre elle-méme n’est pas tant Vicdne du corps (pour reprendre les termes de la classification introduite par Peirce) que son indice, lequel ne saurait fonctionner en tant gue tel que dans des conditions déterminées: quand Pombre, par exemple, est donnée voir, par un artifice de cadrage, A part du corps, dont la survenue est ressentie comme imminente, ainsi quien va dans les films d’épouvante; ou encore quand le corps ui-méme se présente, comme dans la nouvelle de Chamisso, sens son ombre, laquelle se révéle tre, in absentia, son attribut inaliénable (le corps des vivants, car pour ce qui est des morts, en va autrement; dans le potme de Dante, les ames confinges au Purgatoire s eronnent, a inverse, de celle » CE, Romer Rostanuns, The Origin of Painting A Problem in tbe Iconogaphy of Romani Ceti te cthe An blo SOR BT aa Cr Chany Say Pe, Stig Grr ch. Tbe Ten, and , dans. Colcted Papers vol Le eed by Chien Haraorne Paul Weis, Eeebige ss), Hann Casey Pees 9c pp. BOIS LVIINVENTEUR DE LA PEINTURE, qui Sattache A celui du potte: les «ombres» de Vau-dela n'ont pas dobre). Un indice a gsométrie variable, fonction qu'l est des posi tions relatives de la source lumineuse et du corps. Mais un indice fugace, aussi bien, un index sans substance ni réalité propre, a ’instar de l'image dans le miroir, directement connecté qu'il est au corps ou a Pobjet qu'il dénote, Peter Schlemil pouvait bien tenter d’expliquer qu'il avait perdu son ombre lors d'un hiver tres rigoureux, au cours duquel elle aurait cé retenue prisonniére par le gel dans le sol: Vopération du détourage n’en dlemeure pas moins ne operation seconde par rapport a la projection de Vombre elle-méme, laquelle ne correspond jamais qu’a une quasi-trace, ct qui n'en laisse aucune, Pour la fixer, ainsi que les policiers le font les cempreintes digitales, force est den «décrire», den «repasser» le contour, dele (re)produite. L’ombre est a a semblance du corps trait pour trait, comme le tracé de son contour lest & celle de Pombre, Ni l'une ni autre ne sont, pour autant, assimilables 4 une icdne, au sens de Peirce. A V'instar de la photographie, l'ombre est, a certains égards, semblable («ike») a objet qu'elle denote, Mais cette similitude, comme le note Peirce a propos précisément de/a photographie, obéit& une nécessité physique: le proces photographique suppose des conditions telles que image corresponde ott par point Ason objet. Ainsien val du detourage de! ombre, equel implique, pour fonctionner en tant qu’indicc, la meme connexion, point par point, trait pour trait, entre ke contour de objet et celui de son ombre portée, en méme temps qu'il est astreint & des conditions d’occursence strictes: objet doit s'interposer entre Ja source lumineuse et l’écran, tandis que lombre de profil (on reconnait li le principe de la «sil houette», aussi bien que des premiers portraits en «profil de médalle») constituera un meilleur indice, se laissera mieux aisement identifier, sera plus immédiatement reconnaissable que celle d'un personnage qui se présenterait de face. Sinon que nul ne saurait voir son ombre, pas plus Ibid, pp. 54 8. ‘Ibid, p13, “Ck tid, p 54% ae non rato puri vede solo una buona circonscrizione,cio# uno buono isegno, pers eere gration LINVENTEUR DE LA PEINTURE Boullée dira de la peinture qu’elle est née d'un «effet denature». En tant que tel, cet art aurait procédé d'une découverte, P’étape suivante ayant correspondu, & proprement parler, a celle de Vnvention. La distance gaplictement marque par line aust bien se pas unten entre ces deux moments ~ celui de la découverte et celui de I'invention ~ était faite pour retenir lattention, d’Alberti et de ses contemporains. Le méme probléme se posait en effet & l'endroit de la perspective des peintres, la perspectiva artificials, oX Von hésitait & voir le résultat d'une découverte ou le produit d’une invention: le dilemme étant a la mesure des liens que Tart entendait nouer avec la science et des racines que la peinture était censée pousser dans la nature, qu’il s'agit de sa geométric ou de sa sigue, sinon de sa chimie, Te rval de Is métaphore qu condusi Alberti a voir dans Vhistoire de Narcisse («cutta la storia») a traduction imagée de la deiniion abuse, et en definitive srcement concep. tuelle, quill a luiméme entendu donner de cet art, s‘inscrit dans ce contexte, en méme temps qu'il joue délibérément sur lidée de métamror hose. Ce qui n’allait pas sans implications théoriques: assigner pour origine ala peinture la découverte du contour del’ombre portée, revenait ‘insister sur sa valeur de réalité, au moins sur sa composante indicielle, sa fonction d’index; vouloir que Narcisse en ait teVinventeur conduisait au ‘conttaire a mettre 'accent sur la dimension imaginaire, sinon fantasma tique de cet art. Si, comme le voulait Lacan, le registre imaginaire est marqué par la prévalence de la relation a image du semblable telle que Fillustre la référence — elle-méme théorique ~ au stade dit du miroir, et si toute condi, tout rapport mana est par princpe wou a eure le paradigme du Narcisse n’allaitil pas dans ce sens, qui voulait que la peinturese fonde, dans le moment de son invention, sur un redoublement detype specular, t sur un rapport homomorphisms ete réel et son double — la mimesis tendant, comme a sa limite, allusion, sinon au trompe-l'il? res au Alberti a pris son de préciser quit Ia diffrence du Narcisse de la fable, le peintre ne prétend pas étreindre un reflet, mais la surface réfléchissante elle-méme. Est-ce a dire qu'un pareil objet soit moins del’ordre du fantasme que celui que Narcisse pose comme objet de son désr? Passe encore de vouloir éreindre un miroir, quand bien méme cette manifestation du désir serait mieux dite fétichiste. Mais onde, mais la sucface della source? La, en effet, ot le mythe d'origine de lapeinture que véhicule la tradition a partie lige, sous lespece de 'ombte Qui s'y projette, avec le sol ou le mur, c’est-A-dire, encore une fois, avec a terre, sinon avec la pierre, élément solide par excellence (les terres et les errs qu fasion Fobjet du live XXXIV de Hse naturelle de Pline), Phistoize de Narcisse en appelle au contraire a l'élément liquide. basen HUBERT DAMISCH Or, faute pour Veau d’étre contenue dans les limites d'un récipient, ‘comme tel maniable, elle ne peut que s'écouler entre les doigts de qui ‘youdrait la retenir. A premiére vue, la vache qu’ Alberti assigne au peintre serait donc une tache impossible, objet dont la peinture doit s’emparer, qu'il lui faut s’approprier, étant posé, d’entrée de jeu, comme échappant toute prise, frappé d'une interdiction de jouissance effective. Sauf a ‘nourrit un autre fantasme, proche parent de celui de Peter Schlemil, et qui réglerait tout ensemble le probleme de Narcisse et celui du peintre, comme le signale Putopie que propose Pénelon dans son traité sur Léducation des filles, quelle vient ici & propos ~ celle d’un pays qui nVavait nul besoin de peintres: Quand on voulait avoir le portrait d'un ami, un beau paysage ou un tableau qui représentat quelque autre objet, on mettat de 'eau dans de grands bassins d'or ‘ou d'argent; puis on opposait cette eau a objet qu’on voulait peindre. Bientét TFeau se congelant devenait comme une glace de rairoir, of image de cet objet ddemeutait ineffacable, On V'emportait ob l'on voulat, et cétait un tableau aussi fidale que les plus belles glaces de miroir. La definition de la peinture qu’avance Alberti sous le couvert de histoire de Narcisse, cette définition est ainsi a double entente: soit que Yon y reconnaisse l'indice de la prise de conscience du caractére néces- sairement fantasmatique de la peinture, réduit qu’est cet arta ne présen- ter, en fait d'objers de désir, que des simulacres sans consistance; ou que on retienne aut contraire accent qu'elle fait porter sur la chose «pein ture» («ad rem ipsam») et objet «tableau», Cette ambiguité calculée fait cho a la contradiction qu’emporte la construction perspective telle gu Alberti la décrit au livre I de son traité: Yopération dela perspective se fonde, en effet, sur un véritable paradoxe, lequel conduit 4 mettre en évidence le plan projectif, a le produire comme tel, et simultanément — pour reprendre le mot de Sartre, dans L’imaginaire —a le «néantiser» en tant que support d'une construction qui n’aurait de sens qu’a «trouer» le mur ou ~ comme le voudrait la métaphore au moins douteuse de la ««fenétre», et la donnée, qui va de pair avec elle, du perspicere, du «voir & + suo duction des filles, oh par René Dfssos, Orginal abet ef ation de leur, Da bos quelques autre, dane tev de Siences buraiesn 1979, pp. 6541: :par Dass Asssse es ros dea petnure th tation otnaton ow source debe? dks del Lea cr Looms Eide par Domingue Peat, Pat, La Docume Frangaise, D8, pp. 58°03 LIINVENTEUR DE LA PEINTURE travers» — a le traverser, c’est-A-dire, la encore, a le nier. En attendant ue, par la vertu de la puissance de métamorphose qui est celle de la peinture, le tableau accéde 4 une forme nouvelle de réalité, celle-la strictement picturale, © Pour une critique, dans les termes qui sont ceux d'Alberi, du fopor classique qui simile le tableau} ane fener, je ne peix que renvoyerle lecteur au chaptee 3d Un sowoenit ‘Plafance par Piero dell Francesc, Pats, Seu, 1998 pp 127-146. ie

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