You are on page 1of 10
Kal ypdoopev OpayKiKa Kat popaiKa » : plurilinguisme et interférence dans les documents chypriotes du xv siéele Daniele BAGLIONI Chypre au xv‘ sicle est une réalité multiethnique et multicul- turelle, of les deux éléments principaux de la population, la compo- sante grecque autochtone et Ia composante franque, artivent un degré d’interpénétration jamais atteint aux siécles précédents, comme Jean Richard I'a bien montré dans un important article de 1987'. Les effets de ce processus dacculturation sont évidents dans la peinture, architecture et la littérature de I’époque. Sur le plan linguistique, l'in- teraction entre les deux communauté se manifeste dans 'usage répandy de plusieurs langues dans les textes écrits des notables et des fonc~ tionnaires de cour: les répertoires linguistiques originaires des deux groupes ethniques se fondent dans un seul répertoire commun, oi les langues des Grecs et celles des Francs altement chez un méme écrivain, dans une méme institution (comme la chancellerie ou la Secréte), Cette situation est décrite par Leontios Machéras dans un célébre passage de sa chronique «uu kai "nipay tay ténoy of Aatavuddes, Kai dnd tres dpxéya vit Hadévowy opérxexa, xai BapBapioay te pouaixa, dg YoLOV Kak ‘siyepov, Kai ypdgouev spayxrKa Kai paca, Sn elc tov KoqUOV Bev igetpow ita cuvrugdvvouer’, » 1. J. Richard, « Culture fanque et culture greeque : le royaume de Chypre au xv" siéele», Byzantinische Forschungen, XI, 1987, p. 399-415 [reps dans id, Croisades et tats lain d’ Orient, Ashgate, étude nxt) 2.Leontios Machsiras, Recital concerning the Sweet Land of Cyprus entiled “Chronicle”, ed. R, M. Dawkins, Oxford, 1932, § 158, p. 142. Voiel la traduction de Dawkins «... until the Lusignans took the land. (..] And (when the Latin 318 Daniele BAGLIONI r 10° la cour du royaume, on écrivait en romaique eten tanec quel omatgu, sous le pesion dane seat con dérablement corrompu, a tel point qu'un observateur extérieur ne pouvait plus le reconnaitre. Machairas semble indiquer dans ce passage un phénoméne fréquent dans les situations oit deux langues ou plus entrent en contact et qui, depuis l'étude classique de Uriel Weinreich', prend le nom d'« interférence »: ce terme désigne l'ensemble des changements qui affectent une langue ou un dialecte sous ['influence autres langues en situation de plurilinguisme. En interprétant Machairas du point de vue de Ia linguistique moderne, on pourrait dire que selon le chroniqueur, I'interférence des langues des Francs avait assez agi sur le grec de Vile pour éloigner sensiblement le parler chypriote du reste du monde hellénophone. Le méme phénoméne doit s'étre produit pour les langues des Francs: le frangais parlé par deux Chypriotes dans le port d’Alep autour de la moitié du quatorziéme sitele ne cele pan & allen Glovancl del Marina le mite frangais que celui que l'on parle en France, mais plutot une langue ete coma one sone relations entre Grees et Francs sont la cause d’une part de I’éloigne- iment des varités linguistiques de Iile des modéles standard corres- pondants, de l'autre d'un rapprochement réciproque qui se manifeste par I’échange de traits lexicaux ainsi que grammaticaux d’une langue aautre, Nous allons maintenant vérifier notre interprétation du passage de Machairas en analysant directement les textes chypriotes écrits au XV‘ siécle. Afin de saisi les dynamiques du plurilinguisme de la fagon la plus évidente possible, nous avons choisi trois textes dans lesquels, chacun des écrivains utilise plusieurs langues, en essayant de com- prendre le re fonetionnel de chaque vargté linguistique dans le contexte 4 travers I’analyse conversationnelle modeme’. Les trois textes que es ee ee ae ee Chinn ma rena eet ates cries, seas ee a eer ee 1 Urn ope Ct Te ag, Sones Rance cae eat ante hm pi tue en ale ase Plurilinguisme et imerférence dans les documents chypriotes 319 ous avons choisis sont premiérement les actes du Livre des Remem- brances de la Secréte, écrits entre 1468 et 1469", deuxiémement les notes personnelles du noble Huguet de Boussac, rédigées aprés 1460 en exil, probablement & Rome, sur les feuilles de garde d'un manuscrit contenant les Assises de Jérusalem?, et troisiémement un compte ano- ayme écrit sur l'ile en 1423. Ces trois documents ont tous été édités par Jean Richard, sauf les notes de Huguet de Boussac, dont Richard n'a fait qu'une édition partielle et pour laquelle nous avons préféré recourir au document original. Le grec, le francais et litalien alternent entre eux tout au long de ces textes. L’italien, langue encore nouvelle et peu connue sur l'ile & cette époque-la, céde souvent le pas au fran- sais et au grec, dont les écrivains chypriotes avaient une plus grande maitrise. Les facons différentes qu’ont les trois éctivains d’altemer Vitalien, le frangais et le grec nous permettront de tirer des conclu- sions sur les dynamiques du contact interlinguistique Chypre au XV" sitele. Commengons notre analyse par des documents tirés du Livre des Remembrances de la Secréte. Les actes que nous avons pris en exemple ont été écrits presque entiérement en italien et constituent done une exception a la pratique habituelle de cette institution d’uiliser le frangais comme langue officielle‘. Nous n’avons pas d’éléments suffisants our établir la raison de l'usage de I’italien dans ces actes. Cependant, ‘on peut observer que italien n’arrive pas & remplir toutes les fonctions du frangais. En effet, bien que la plus grande partie du texte soit écrite en italien, I'écrivain utilise le frangais pour I'intitulé (c"estdire la langue dans laquelle sont aussi écrits les index et les titres des diffé rentes sections du registre), comme on le voit dans I'exemple suivant: «Le Roi monseignor mainda que les sodées qui fist a Pietro de Crema. Carisimi ben amadi e fedel dilecti provedadori de nosire reame e bali de la secretta. Vi comandamo che al nostre dilorta servitor Pietro da ‘ermettent de titer des informations sur le cadre socolingustique des écrivans & Partr des modalités @altemance ene deux ou plus langues. 1.1, Richard (avec la collaboration de Th. Papadopoulos), Le Livre des Remembrances dela Secréte du royaume de Chypre (1468-1469), Nicosie, 1983, 2.4. Richard, Chypre sous les Lusignans. Documents chypriotes des archives du Vatican (207 etx siéces), Pais, 1962, p. 124-126. 3. bid, p. 22-30, 4:11 n'y a que 14 documents du livre éerits en italien, cestdire les n** 59, 60, $0, 81, 82, 84, 89, 97, 98, 100, 116, 127, 139 et 142 de Médition de J Richard. I fut Femarquer que tous ces actes ont étés rédigés & Famagouste, 320 Daniele BAGLION! Crema dobiate far levar el suo conpasso segondo usanza per le trimi- nio passato e sich’elavia bon assignament e ch’el sia ben pagato... Dans ce cas, la répartition fonctionnelle des deux langues est évi dente : le frangais, que nous avons placé en caractéres romains dans la citation, est utilisé pour Ien-téte de l'acte ; italien, par contre, est utilisé pour la rédaction de I’acte véritable. Parfois I’on trouve des eas of Fitalien envahit le titre, sous la forme d'un emprunt lexical «Le Roi monseignor mainda de donner a Dimitri de Coro un conzal en eschange dou cazal de Piscopio...” » ou bien d’un syntagme nominal entier «Le Roi monseignor mainda la filie de Yani Guatany, Anora, donna Alvanitagui’-» Néanmoins, frangais et italien restent dans la plupart des cas rigi; ‘dement séparés tant dans le co-texte (le passage d'une langue a l'autre coincide avec le début d'une nouvelle phrase) que dans le contexte (le passage d'une langue 4 l'autre coincide avec la fin d'un événement linguistique — Ie ttre ~et le début d’un nouvel événement linguistique =le texte de I’acte). Ce type conversationnel, ot le changement de langue (ou mieux de code linguistique) correspond au changement de situation communicative prend le nom d’« altermance de code », c'est- a-dire « il cambiamento di lingua [..] a seconda di, o in correlazione con, lo speech evento a situazione comunicativa di cui sé partecipanti ‘o dell'interlocutore o meglio destinatario a cui cisirivolge >’. En laissant les actes du Livre des Remembrances pout considérer les notes personnelles de Huguet de Boussac, nous observons tout de suite une séparation moins rigide entre une langue et une autre. Dans les notes de Boussac, Iitalien n°allerne pas avec le frangai Je grec, langue primaire du Franc hellénisé auteur de ce texte et pro- 1.4, Richard, Le Livre de la Seerite, op. lt, p. 30, ° 59. 2. Ibid, n° 60, p. 30. Le mot conza, bien qu'il ne soit pas atest dans les vulgaires italiens médiva,estévdemment un dérivé da véniten conc «conge»:G.Boero, Distonario del calzoveneson, Veni 18565 3,5. Richard, Le Livre de la Secrbte, op. ct, . 47, 4.6. Beto, « tala regional, commune di code «enuncia misings dans Michele A, Cortelazzo et Alberto M. Mion (ds), L‘itallano regionale. At del XVIII Congress Internazionale di Stud. Padova-Vicenca, 14-16 settembre 1984, Roma, 1990, p. 105-130, a lap. 110 Phurilinguisme et interférence dans les documents chypriotes 321 bablement aussi code de la communication orale avec ses enfants, auxquels ces notes sont adressées. En lisant les notes de Huguet de Boussac, la premire impression est que T'italien et le grec remplissent deux fonctions différenciées : Fitalien a une fonction officielle et ‘bureaucratique et est utilisé ainsi pour ’énumération détailée des pro- prigtés des Boussac confisquées par l'usurpateur Jacques II; le grec, par contre, (ou mieux le dialecte chypriote) est un code intime et confi. dentiel, utilisé par Huguet pour s’adresser directement & ses enfants et leur raconter les tristes mésaventures de la famille. Dans le passage suivant, par exemple, le changement de langue du grec a italien coincide avec Ia conclusion du récit de la mort tragique du comte de Jaffa, qui avait été assassin¢ par les Mamluks car il n’était pas capable de leur verser l'argent du rachat et il ne voulait pas se convertir & islam : «, ance. 79 Plurilinguisme et interférence dans les documents chypriotes 323 Quelquefois il est trés difficile de donner une explication satisfai- sante aux raisons du passage d'une langue 4 I'autre. Dans le passage suivant, par exemple, tant I'italien que le grec remplissent la méme fonction, énumérer les terrains et les maisons des Boussac, une fone. ‘tion qui jusqu’alors avait été remplie exclusivement par P'talien «hi Maheronas i(n) la contrata del Carpaso; la valuta de duc(at)s VILE i(n) cirqua de i(n)trata, cioé due(at)s VINE. Acomy afendis 0 (con)dis ehi ta spitia tou q(ue) ebi q(ue) to peruolin tou exo tis horas onda is ton Comopetron. Ego o Hugos eho ta spitia mou is tin Aian Mavrin conda is to Nymato Pulion q(ue) to hanoutin tu Spincta is tin ‘Cato Mesyn q(ue) pola ala i(n) censa conda is tu Parauzi!. » Dans ce texte, il ne s'agit donc pas d’altemance de code, comme on Vavait observé pour le Livre des Remembrances, mais de « change. ment de code » (en anglais « code-switching »), qui différe de l'alter. nance de code car le passage d'une langue a l'autre se produit 4 Vintérieur d’une méme situation cormunicative?. Cependant, dans le code-switching comme dans l'alterrance de code, le changement de langue se produit toujours a la fin d'un énoneé, et I'on ne trouve pas de cas de changement de langue & l'intérieur d'une phrase : en effet, dans le véritable code-switching, le passage d'une langue a l'autre colncide toujours avec le début d'un nouvel acte linguistique et la nou. velle langue a toujours un role pragmatique différent du rdle de la langue prévédente. ‘Au contraire, le changement de langue & lintérieur de la méme phrase se produit dans le demier de nos textes, le compte de 1423, pour lequel il nous semble convenable d’utiliser la catégorie de « m lange de code » (en anglais « code-mixing »), un type conversationne! oi Te changement de langue ne correspond pas au changement d'acte linguistique, mais se produit plutdt dane fagon tout a fait imprévisible nest mesurable qu’a travers la morphologie et la syntaxe™. Dans | Ibid, avantdemitre feuile de garde postrieure, verso. Traduction du texte en grec: «Encore, le seneur comte a ses mcisons et son jardin hors de la ee pte de Komopetron. Moi, Huguet, j'ai mes raisons & Agia Mavr prés de Nyro Poulin et la boutique de Spineta & Kato Mes et beaucoup d'autres choses vo none pres de Peravizi » 2, Gumpere définit le changement de code comme « the juxtaposition within the same speech exchange of passages of speech belonging to two different grammatical systems or subsystems » (LJ. Gumperz, Discourse Strateges, op cit, 33), 3.G, Berruto, «Italiano regionae..», at. cit, p. 112. En outre, sur le « continuum » ‘gui va du changement de code jusqu'a la formation d'un code mélé voir F Auch, 324 Daniele BAGLION! exemple suivant, on peut déja observer comme le frangais et lita- lien, les deux langues utilisées dans le texte, altemnent dans un méme ‘Enoncé & une distance trés rapprochée : « Ser Johan de Grenyer de’ dare, per I apodixe de la segrete, r.a XXIII mazo, o defaut de dame Eschive de Montholif, per le vin de la cor, aff. 72.B. Ik. 0. “Ban aca vin L'apodiya!'é dada in main de ser Johan de Balian a di XVIII mazo. Latontsse je [de Rous de dove per apodine (el sere pe Pasenement de dame Eschive de Montholif, de] l'acyeptasion de la con, aff. 72 B. LXXV k. 01.» ‘Quelquefois on peut soupgonner que le passage de I'italien au frangais 1 été provoqué par I’absence en italien d'une terminologie technique juridique d'origine levantine, comme dans le cas suivant «Antonio Lary de’ avere, per apodixe de la segrete, en I'apaut de la ‘mareschassie en I'an de IITXXIl aff”. » Probablement, puisque les mots apodixe, apaut et mareschassie 1 avaient pas de correspondants en italien, le reste du syntagme (c’est- a-dire toutes les prépositions et le mot an) a aussi été écrit en frangai Néanmoins, dans la plupart des cas la perméabilité entre les deux langues semble tout a fait indépendante des obligations imposées par le contexte, et parait absolument arbitraire. Le passage de I'italien au frangais dépasse souvent la frontiére de syntagme et Tes deux langues vont jusqu’a alterner dans le méme syntagme, comme on le voit dans les passages ci-dessous : «Thomasin de’ dare, per resto de B. MV de la coumesarie de dame Eschive Nastre, como apert aff. CHILB. LXT Kk. XI. » «Item, de la vente di bo! de Saraca, per la main de Zorzi tou Papapetrou, ‘aff, a di XVI marzo 1423 B. LXXITk. 0°.» «Bilingual Conversation revisited», dans P, Auer (&),Code-switching bv Conversation, London-New York, 1998, p. 1-24 -_ . 1. Richard, Chypre sous les Lusignans, op. cit, p. 28-29. Dans ce passage t dans les autres'du méme document nous avons accepté les corrections & l'éditon de Richard proposées par A. Stussi,« Notizie det lie ricevuti: Documents ehypriotes ddes archive du Vatican», Studi medieval, 3 serie, V/ 1, 1964, p. 425. 2.4, Richard, Chypre sous es Lusignans, op. ct, p. 28 3. bid, p. 23, 4 Bid, p. 25. Plurilinguisme et interference dans les documents chypriotes 325 Devant un cas de multilinguisme si surprenant, Jean Richard a pensé attrbuer le compte & un « de ces polyglottes redoutables, susceptibles d’écorcher trois langues avec une égale virtuosité »'. Aussi le philo- logue et linguiste italien Gianfranco Folena, dans un célébre article sur le vénitien d’ Outremer, s'est déclaré d’accord avee Richard et a attri- bué le texte A un Franc de I’jle’, Par contre, le dialectologue Manlio Cortelazzo a jugé plus vraisemblable d’attribuer le texte & un Gree, ds lors que le compte a sans doute été écrit par un serviteur et que la majorité des personnes au service des Francs était grecque’. Toutefois, les trois savants s'accordent & penser que ce texte est un brouillon, un document de caractére personnel oi I’écrivain ne se serait pas soucié de donner au texte une forme linguistique cohérente et aurait écrit chaque fois dans la langue qui lui convenait. Cependant, nous considérons peu probable qu'un tel mélange italien et de francais puisse étre interprété comme l'expression lin- guistique spontanée d'un fonctionnaire chypriote de cette époque. Au contraire, nous estimons plus vraisemblable que le plurilinguisme du texte constitue la tentative d'un écrivain non-romanophone (c’est- a-dire, dans notre cas, grec) d’écrire en italien, s'adressant peut-étre & un seigneur dune de ces familles vénitiennes qui avaient des intéréts commerciaux et des terrains sur l'ile. Afin de démontrer cette hypo- thése, nous essayons d’établir un paralléle entre le plurilinguisme témoigné par le compte et le plurilinguisme observé par la linguiste Rita Franceschini dans la ville suisse de Bale de nos jours’. La compa- raison nous semble possible sur la base du trilinguisme que les deux situations ont en commun : & Chypre, la langue primaire des fonction- naires était le grec, le francais était la langue deuxiéme et I'italien la langue troisi¢me, encore peu répandue ; & Bale, la langue primaire de Ja majorité de la population est le suisse allemand, la langue deuxiéme est le frangais et la langue troisiéme est litalien, qui s'est répandu ‘gre aux nombreux immigrés d'origine italienne qui travaillent dans 1. bid, p15, 2.G. Folena, « introduzione al veneziano “de la de mat" », Bollettino del!Atlane Linguistico Mediterraneo, X-XII, 1968-70, p. 331-369, lap. 363, 3.M. Contlazzo, « Osservazoni linguistiche su un testo ciprota del XV secolo », dans Npaxrixd tov Tpizov Ste6v01'g Kunproroyrros Euvedpiov (Aevxwoia, 16. 20 Ampidiov 1996), Lefkosia, 2001, vo. I, p. 71-575. 4.R. Franceschini, « A multingual network inthe re-atvaton of Italian asthe third language among German speakers: Evidence from Inerctions », Zeitschrift fr interkulturellen Fremdspracherunterricht,V! 1, 2000, p. 15 [également constable en ligne, sur le site internet: ] 326 Daniele BAGLION! la ville, Dans les deux cas, on a des sujets non-romanophones, dont le frangais et l'italien ne constituent pas la langue matemelle. En outre, rméme les contextes dacquisition des trois langues sont semblables dans les deux cas, la langue non romane est la langue primaire des sujets le frangais est la langue qui a été apprise a travers l'usage écrit et formel (dans les bureaux de cour & Chypre, & Iécole a Bale), et Titalien est la langue qui a été acquise grace & linteraction spontanée avec la minorité italienne (avec les marchands et Jes notables vénitiens 4 Chypre, avec les immigrés italiens Bale). Dans l'article de Rita Franceschini, dans lequel la linguiste a analysé les discours en italien de diverses vendeuses biloises germanophones, on trouve trés fréquem- ‘ment des cas de mélange de code, qui, comme dans le compte chypriote, dépassent souvent les frontiéres de phrase et de syntagme. Nous en transcrivons quelques exemples ci-dessous : ‘hci e*est pit grandi c'est pic /- top piccolo quello -- quello c'est di lane ils sont buono eh! Rita Franceschini nous informe aussi de I'inconscience des sujets interviewes, qui ne semblent pas s’apercevoir de méler plusieurs langues bien qu'ls passent sans arét d'une langue a Vautre, les sujets sont convaincus de parler une seule langue, Titalien’. En outre, l'auteur remarque que la langue primaire des interviewés, allemand, ne pénétre jamais dans les énoneés et le code-mixing ne se produit qu’entre la deuxiéme langue et la troisiéme langue. Rita Franceschini arrive la conclusion que le frangais constitue pour les vendeuses baloises une Jangue-pont entre 'allemand et Italien et que lactivation de la troisiéme langue provoque nécessairement la coactivation de la deuxiéme langue En transposant le modéle de Franceschini & notre exemple, nous jjugeons possible de soutenir que le serviteur chypriote hellénophone 1d 2 att ay be asumed that his way of speaking represent in he mind ofthese people, an opportunity to make eof ther knowledge of alan and o accomplish the ak of epaking alan vith some”. The atibusion of nuit forms 0 itr languages mot very easy as we can sec iis fcl, fom an arly point of view assign them oon or the ter language Decase the speakers ae etnwar o ang een linguages, and sometimes te elements screed by the spate are combiotons om sve languages» (id, . 23). afb Plurilinguisme et interference dans les documents chypriotes 327 Qui a rédigé ce texte a voulu écrire en italien mais que, ne maitrisant pas cette langue et étant plus familier avec le frangais, ila mélé incons- ciemment les deux langues sans se rendre compte des fréquents pas- sages d'une langue & l'autre dont le texte est parsemé, Ce demier type d’altemance entre plusieurs langues est & notre avis une répercussion évidente de la perception que les Grecs de Chypre avaient des langues des Francs. Nous croyons que le glottonyme « opéyxtxa» utilisé par Machairas dans le passage cité au début de cet article ne peut pas étre traduit simplement comme « frangais », mais qu'il conserve plutot la méme ambiguité que I'ethnonyme « pdiyos », qui, comme on sait, a une signification trés générale et équivaut & «Occidental, Latin ». Ainsi, « gpéyxtxa » n’indiquerait pas exclusi- ‘vement la langue frangaise, mais plus globalement toutes les langues des Francs, y compris V'italien et le latin, qui étaient pergues comme un seul systéme linguistique. En effet, Machairas se ser d'un seul mot pour la koiné panhellénique (« BapBapicav t& powaixa ») et pour le sree corrompu de ile («tig yoLdv Ka ciwepov, Kak ypégouev OpdryxtKa al paycixa), parce que le dialecte chypriote, bien que corrompa, n'est pas pour lui autre chose qu’une « Stdi.extos » du romaique ; tout comme le frangais, le vénitien et le latin ne sont pour le chroniqueur rien d'autre que des « StdAextor » du franc, une entité linguistique indéfinie, qui est plus un ensemble de variétés qu'une seule variété aux traits bien caractérisés. L’unité de systéme du frane rend possible le passage de lexique et méme de phrases et de syntagmes d'une variéts romane a une autre sans que I’échange soit peru par les écrivains ‘comme une entorse aux régles de la langue qu’ils utilisent. La fréquente alternance de langues, que Ion a observée notamment pour les variétés linguistiques romanes, aboutit & linterférence gra- Phique, phonétique et morphologique, dont la forte correspondance avec le « code-mixing » a été soulignée par Berruto!. Un cas exem- plaire d'talien interféré par le frangais est la lettre que le roi Jacques IL a écrite & son chancelier Donato d°Aprile a Famagouste en 1472, éditée récemment par Benjamin Arbel’. Dans ce texte, qui a été écrit pourtant dans une seule langue — en italien -, nous observons des inter- |.« Dal punto di vista dela compresenza dei sistemi lenunciazione misilingue &, come s'€ detto, il corispettvo discorsivo dell interferenza » = G. Berto « Htaliane repionale..», at ct, p. 112 2.B. Abel, «Au service de la Sérénssime:: Donato d’Aprile et la donation du royaume de Chypre & Venise par le ri Jacques Il», dans M, Balard, B. Z. Kedar, 4. Riley-Smith (648), Det gesta per Francos. Enudes sur les eroisades dédiées Jean Richard, Aldershot, 2001, p. 425-434, 328 Daniele BAGLIONI férences graphiques (comme usage du digramme au lieu des ‘graphies italiennes et dans les mots « quaro, que, Quarpaso »). On trouve aussi des interférences phonétiques, comme la présence de la sifflante sourde au lieu de l'affriquée dentale sourde dans les formes «complasensa » et « credensa » — les formes vénitiennes correspondantes seraient « conplasenga » et « credenga ». Enfin, on trouve aussi un cas interference morphologique, ce qui est trés rare et caractéristique d'un intense contact interlinguistique. Nous nous référons a la dési- nence de la deuxiéme personne du pluriel -s dans les formes verbales «vegnetias, avevas » et « podés ». Ces désinences dérivent & notre avis de la terminaison -és (-é2) des formes frangaises correspondantes «vous viendriés, vous aviés » et « vous pouvés », segmentée & tort par Jacques en e+ et puis attachée comme -s aux formes verbales véni tiennes « vegneriate, avevate » et « podete »', Ces phénoménes montrent bien comme usage de plusieurs langues dans les institutions du royaume de Chypre a lentement causé la « cristalisation d’un systéme unique uoique non homogéne au sein duquel coexistent plusieurs sous-systémes iméductibles Pun & autre »* : Punité du franc & travers la convergence des langues romanes n’était pas seulement idéale, mais aussi réelle et visible dans la scripta des fonctionnaires, des serviteurs et des notables chypriotes hellénophones. Docteur de l'Université de Rome La Sapienza 1. Pour une analyse plus détaillée des phénoménes d’interférence que l'on observe dens les documents éerits en italien par les écrivains chypriotes, voir D. Baglioni, ‘

You might also like