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YD PHILOSOPHIE ET LANGAGE Sous la direction de Sylvain AUROUX histoire des idées linguistiques Tome | LA NAISSANCE DES METALANGAGES En Orient et en Occident Sylvain AUROUX « Mare BARATIN * Georges BOHAS « Herbert E. BREKLE « Giorgio CASACCHIA » Antoine CAVIGNEAUX e Jean-Luc CHEVILLARD « Francoise DESBORDES e Viktoria ESCHBACH-SZABO e Daniele GAMBARARA « Jean-Patrick GUILLAUME © Djamel KOULOUGHL! « Jean-Claude PASSERIEU « Georges-Jean PINAULT e Francisco QUEIXALOS « Gérard ROQUET e Comelis H.M. VERSTEEGH e Francis ZIMMERMANN 3 Introduction Depuis le début du dix-neuviéme sitcle, on ne manque pas de tra- vaux consacrés a l'histoire des connaissances linguistiques (on en trou- vera une liste dans Koerner, 1978). Bien qu’ils aient été précédés de tentatives antérieures, leur multiplication a partir de cette date est liée au développement institutionnel de la recherche concernant ces matié- res. On peut les classer en effet dans trois catégories : i) ceux qui visent 4 constituer une base documentaire pour la recherche empiri- que’; ii) ceux qui sont homogénes a la pratique cognitive dont ils relévent (par exemple, travail d’un philologue des langues classiques sur la grammaire, la philologie ou la logique grecque) : iii) ceux qui ont un réle fondateur, nous voulons dire qui se tournent vers Je passé dans le but de légitimer une pratique cognitive contemporaine. Cette connaissance historique, manifeste dans la plupart des chapitres it ductifs des ouvrages de synthése, consacrés a tel ou tel sciences du langage, ne doit pas étonner. Toute connaissan réalité historique, son mode d’existence réel n’est pas 1’ idéale de Vordre logique du déploiement du vrai, fiée de la constitution au jour le jour \ 14 _ HISTOIRE DES IDEES LINGUISTIOQUES anticipe son avenir en le révant tandis qu’il le construit. Sans mémo et sans projet, il n'y a tout simplement pas de savoir. Les ouvrages de la premiére et de la deuxiéme catégorie sont d’un grand intérét pour leur richesse factuelle. Ceux de la troisiéme ont une valeur épistémologique évidente. Le premier dans le genre est sans doute la Geschichte der Sprachwissenschaft und orientalischen Philologie in Deuschland, seit dem Anfange des 19. Jarhunderts mig einem Riickblick auf friihere Zeiten (1869) de Theodor Benfey. La Cartesian Linguistics (1966) de Noam Chomsky en est un autre exem- ple. Mais il y a loin entre le halo Whistoricité qu’engendre la rétrospec- tion, et l’historicité que constitue le point de vue de V/historien. Etre historien, c’est se poser la question globale du changement (pourquoi, comment, quand) et de l’essence des objets soumis 4 mobilité en soi et pour soi. On a vu paraitre, depuis quelques années, des ouvrages solides et d'orientation globalisante (Arens, 1957; Mounin, 1967; Robins, 1967; Coseriu, 1969-1972; Amirova et al., 1980). Ils partagent tous le méme préjugé de vouloir faire l'histoire de la linguistique concue comme une science, c’est-a-dire comme une forme de savoir dont l’organisation et les propriétés formelles seraient stables, Mounin allant méme jusqu’a distribuer les informations suivant des étiquettes empruntées a la théorie 4 la mode lorsqu’il écrivait. Durant ces vingt derniéres années, non seulement notre information historique s’est considérablement accrue, mais notre point de vue sur ce qu’est ou nest pas une science du langage a évolué. Il faut en particulier se rendre a I’évidence, la linguistique, qui tient son nom @un néologisme allemand (1777) réutilisé par J.-S. Vater en 1808 et adapté en frangais en 1812 (cf. Auroux, 1987a), est une forme de savoir et de pratique théorique née au XIX® siécle dans un contexte déterminé, possédant des objets déterminés (l’'apparentement génétique des langues, l’expli- cation historique, les langues en elles-mémes et pour elles-mémes). Il Sitoire, qui est probablement en train de disparaftre sous nos yeux (c'est Pourquoi on recourt de plus en plus souvent a l’expressio Pluriclle «sciences du langage»), Faire Vhistoire de la science qué serait la linguisti Soit admettre, INTRODUCTION 15 compte de formes de pensées qui sont souvent négligées par les autres historiens, il c€de cependant a la vision téléologique qui caractérise la seconde stratégie. En suivant cette derniére, Robins avoue qu'il faut chercher la doctrine linguistique d’ Aristote dans différents ouvrages de rhétorique ou de logique (1967, t.f., p. 18). Nous ne contestons pas Putilité potentielle de cette pratique, qui a pour but de répondre a la question «quelles étaient les connaissances d’Aristote concernant ce que nous entendons — ou avons entendu — par linguistique?». L’ou- vrage qu’on va lire a un but a la fois pls ascétique et plus ambitieux; Aig nous l'avons concu dans V’intention de construire des réponses possibles Z, a deux questions : 1) «sous quelles formes se constitue dans le temps le savoir linguistique ?» ; 2) «comment ces formes se créent-elles, évo- luent-elles, se transforment-elles, ou disparaissent-elles?». Cela nous s a conduits a adopter les trois principes, de la définition purement | 9 of phénoménologique de Vobjet, de la neutralité épistémologique et de or Vhistoricisme modéré. Dans les discussions méthodologiques? qui accompagnent la crois- sance récente des études historiques sur les connaissances linguistiques, on soutient souvent que pour faire histoire d’une science, il est néces- saire d’avoir une vue définie de la nature de sun objet (Grotsch, 1982), dont on présuppose par conséquent quw’il correspond a une organisation conceptuelle intangible. Nous pensons plutét qu’il est du devoir de Phistorien de ne pas avoir une vue semblable, surtout s'il travaille sur le long terme et dans des civilisations différentes. Il faut situer notre W objet par rapport seulement a un champ de phénomenes, saisissables \ x 9 au ras de la conscience quotidienne. Soit le langage humain, tel quil est réalisé dans la diversité des langues; des savoirs se sont constitués @ ce sujet; tel est notre objet. Dans la mesure du possible, sauf en ce qui concerne le XIX* siécle, nous avons évité d’employer le substantif 0 «linguistique», nous contentant de Padjectif, pris au sens général de y t «concernant le langage». C’est ainsi qu'il figure dans le titre de l’ou- vrage, oi il accompagne le substantif «idées». Par idées, nous voulons. simplement dire savoi sentati érales, Pour spécifier notre propos — exclure, par exemple, autant que faire se peut, les < théories purement littéraires ou purement logiques — nous nous sommes simplement donné des contraintes externes. D’abord, déter- miner dans chaque cas le noyau dur de la connaissance du | aaturel et en suivre I’évolution, en particulier en rel éventuel des idées globales Ja ompre la consti | 16 HISTOIRE DES IDEES LINGUISTIQUES 1u contexte social et des intéréts pratiques titutionnel de ce savoir, d production et expliquent souvent les diffé. qui sont a la source de sa rences constatées. La neutralité épistémologique en découle immédiatement : il nest tre r i ceci est science, plutét que cela, méme pas dans notre réle de dire si e Sil doit nous arriver de soutenir que cect ou cela s’est congu comme n, selon tel ou tel critére. Autcement science, pour telle ou telle raisol u dit science peut étre un mot normatif de notre langage objet, dans notre métalangage il ne sera qu’un mot descriptif. Cette attitude n’im- plique évidemment pas la neutralité véridictionnelle, sur laquelle nous ‘ reviendrons pour modérer notre historicisme. Que tout savoir soit un produit historique, signifie qu’ résulte & chaque instant de interaction des traditions et de environnement. II n’y a aucune raison pour que des savoirs situés différemment dans l’espace-temps soient organisés de la méme facon, sélectionnent Jes mémes phénoménes ou les mémes L, traits des mémes phénoménes, d’autant que des langues différentes, Pj, insérées dans des pratiques sociales différentes, ne sont pas tout a fait J. Jes mémes phénomenes. C'est la reconnaissance de ce fait qui constitue o notre position résolument historiciste, en méme temps qu’elle fournit : Vintérét heuristique de tout travail historique (Baratin/Desbordes, 1981 : 12). La richesse de I’historicisme ne doit cependant pas conduire au mythe de l'incomparabilité de connaissances enfermées dans des pata- digmes spécifiques. Les phénoménes sont ce qu’ils sont et les stratégies cognitives pour multiples et différentes qu’elles soient ne varient pas 4 Vinfini. C’est pourquoi on peut reconnaitre, par dela la diversité, des analogies, qu’il vaut mieux considérer comme des analogies affec- tant le rapport entre les situations cognitives et la réalité des phéno- ménes, plut6t que comme de simples analogies de l'expérience em général, au sens de Kant. 7 . Si I’on veut, par exemple, déterminer la val i » par . leur phonétique @ élément idéographique, la meilleure stratégie est de aaa Pact phonie. C’est a elle que recourent les fangie chinois; mais lorsqu’un informateur maya, du temps de la conquéte, est amené, en quelq conque précurseur génial, qui expliquent ri s paraissent récurrents oe ae On : ute este pho INTRODUCTION 17 modernes oppositions phonologiques et de leurs présentations par paires minimales. Il n’en est évidemment rien. Mais si on veut classer les sons d'une langue donnée, pour peu qu’on dispose des moyens d'une finesse suffisante, la logique de la classification impose qu’on les présente en fonction de leurs différences minimales, comme le faisaient, par exemple, les grammairiens sanscrits. Cela explique 4 soi seul que la présentation par paires minimales ait été canonique chez les grammairiens frangais dés le 18° siécle : il s’agissait d’une classifica- tion par genre et différence spécifique. Il n’est donc pas étonnant que la od les chasseurs de précurseurs traduisaient le mot grein (pl. greinir) des grammaires islandaises par «distinction», selon une terminologie inspirée de la phonologie moderne, les dictionnaires indiquent seule- ment «branche d’un arbre» ou «division» (Koerner, 1987 : 73). s Ce qui modere notre historicisme, c'est un réalisme méthodologique je. Ee qui accorde consistance au savoir et indépendance aux phénoménes, raid dans leur existence, par rapport a ce savoir. Il en résulte que la valeur dun savoir — nous voulons dire son degré d’adéquation 4 un but donné, donc sa valeur de vérité lorsque ce but est la représentation — est une cause dans son devenir historique. Bien que nous jugions nécessaire de recourir a I’explication sociologique, nous refusons le principe de symétrie de V’école d’Edimbourg’, selon lequel la produe- tion des connaissances reléve des mémes causes, quelle que soit leur valeur. La valeur des connaissances est ellé-méme une cause dans leur histoire. Ainsi les Mayas tzeltal ont-ils développé une terminologie métalinguistique (Stross, 1974) qui n’a jamais abouti a la constitution de régles de construction de l’énoncé. Si on classe les éléments du discours en mots qui sont utilis¢s la nuit, mots qui ont été prononcés Vannée derniére, etc., classification du type de celle des Mayas (Harris, 1980 : 19), on pourra donner des prescriptions d’emploi pragmatique, pas des régles de correction morphologique. Cela n’implique pas qu’une telle stratégie soit absurde ou idiosyncrasique. Nous retrouvons Panalogue dans notre distinction entre mots bas et mots vulgaires. Dans la théorie tamoule, la quatriéme classe des mots, uric col («mot Propre») correspond a une catégorisation du méme type elle Tegroupe les mots archaiques propres a la poésie, et dans tout le t de tolkkappiyam, comme dans les commentaires, elle ne donne aucune régle, tout juste a des listages (voir p. 420). Aussi relati que nous puissions étre, et I’historien l’est nécessairement, il conditions objectives qui font que tel ou tel choi _ contraint par les conditions od il apparait — 18 HISTOIRE DES IDEES LINGUISTIQUES ys Le savoir linguistique est multiple et il débute naturellement da {ta conscience de Fhomme parlant. Il est épilinguistique*, non po SS pour soi dans la représentation, avant d’étre métalinguistique, c'est. v dire représenté, construit et manipulé en tant que tel a Vaide d'un \ métalangage (éléments autonymes et noms pour les signes; cf. Rey. Debove, 1978; Auroux, 1979). La continuité entre I’épilinguistique et ~ le métalinguistique peut étre comparée avec la continuité entre la perception et la représentation physique dans les sciences de la nature, Alors que ces derniéres ont rompu trés tét avec la perception, dés la physique galiléenne, pour s’en éloigner sans cesse davantage, le savoir” linguistique, lui, n'a rompu que sporadiquement avec la conscience 7 épilinguistique. Cette rupture a lieu lorsque les grammairiens postulent ~ des éléments non manifestes pour expliquer les phénoménes observa- bles ou dans le domaine du comparatisme, au XIX° siécle, avec les lois ~ phonétiques et les reconstructions. Dans le domaine proprement gram- ~ matical, encore aujourd'hui’, il n'y a pas toujours véritable solution de continuité, peut-étre parce que le langage est un systéme régulé par sa propre image®. L’utilisation pédagogique de la grammaire la ¢, { Telie toujours a la conscience du locuteur. En tout état de cause, le ceeur de notre propos est le savoir métalinguistique constitué et/ou en voie de constitution, quelle que soit sa proxin 3 laire») ou sa distance par rapport a la conscience épilinguistique. soit de nature spéculative, situé purement dans I’élément de la rept sentation abstraite, soit de nature pratique, c’est-a-dire finalisé par nécessité d’acquérir une maitrise. Dans ce cas, il semble assez géné! lement déterminé par trois types de maitrises : (a) la maitrise d !énonciation, par 1a nous entendons la capacité d’un locuteur de rendre sa parole adéquate 4 un but donné, convaincre, représenter le ete. ; (b) /a maitrise des langues, parler et/ou comprendre une lai qu’il s'agisse de la langue maternelle ou d’autres langues; (c) a trise de l’écriture. Les maitrises donnent lieu a la constitution de | niques, c'est-A-dire de pratiques codifiées permettant d’obtenir coup (existence de régles) ou le plus souvent, un résultat voulu: donnent également lieu a la formation de compétences spécif susceptibles de recevoir un statut professionnel dans une donnée (truchements/interprétes, scribes, poétes, rhéteu données factuelles rassemblées dans ce livre permettent Vautonomie relative de ces typ it Ce savoir métalinguistique peut étre de quatre types. Il est d’abord, INTRODUCTION 19. de la conception des parties du discours en Gréce, mais aussi celui des théories médiévales ou de la grammaire générale (cf. Colombat, dir., 1988), la spécificité de l’Occident s’est manifestée, trés tét, dans la perméabilité entre deux types de savoirs, la logique et Ia grammaire, construits l’un sur la maitrise de I’énonciation, l'autre sur celle des langues. Elle tient aussi 4 l’effort, toujours présent dans le long terme, quoique pas toujours dominant, de déplacer tous les savoirs linguisti- ques vers un type de savoir spéculatif. C’est cet effort qui provoque sporadiquement des discussions sur la «scientificité » de tel ou tel type de savoir linguistique. En matiére de langage, la forme spéculative, cependant, n’a jamais été suffisamment dominante pour qu’on puisse tigoureusement penser son rapport a la pratique sous forme d’applica- tion, comme c’est le cas pour les sciences de la nature. Cela tient sans doute profondément au fait que si un savoir linguistique spéculatif peut évidemment étre de nature empirique, et, en ce qui concerne les langues naturelles, il I’est généralement’, il a difficilement pu, dans les limites temporelles qui sont les nétres et que nous justifierons plus loin, étre de nature expérimentale. Pour l'histoire des idées linguistiques, le seuil de I’écriture est fonda- mental. Quelle que soit la culture, nous rencontrons toujours les élé- ments d’un passage de I’épilinguistique au métalinguistique, qu'il s’agisse de l’apparition des mots métalinguistiques (dire, chanter, etc.), de certaines pratiques langagiéres, de spéculations sur l’origine du langage, ou sur l’identité et la différenciation linguistiques, comme le montre l’exemple des Indiens d’Amérique traité dans cet ouvrage. Mais a notre connaissance nous ne rencontrons dans aucune civilisation orale un corps de doctrine élaboré en relation avec les arts du langage, méme 1a od nous pouvons remarquer que certains individus sont spé- cialisés dans le rdle de traducteurs ou de «poétes». Nous pouvons certainement rencontrer dans des civilisations tradi- tionnelles sans écriture un corps de doctrine, comme c’est le cas chez les Bambara (cf. Bertaux, 1985, ot l’on trouvera une analyse comparée des structures de la représentation métalinguistique) ou chez les Dogon, seul exemple, a notre connaissance, qui ait bénéficié d'une analyse approfondie (Calame-Griaule, 1965). Chez ces derniers la parole (sd) est distinguée des cris (mi, voix vivante) et des bruit qui ne la possédent pas. Pour étre émise elle ns le p du terme. Elle prend son io 20 —_-HISTOIRE DES IDE! corps, mais plus particuli¢rement du cerveau. L’ébullition de l’eay dans le foie lui communique un mouvement vibratoire de fagon a ce qu'elle puisse atteindre, en suivant un chemin qui dépend de sa qualité, Tauditeur. Celui-ci ’'assimile au travers du tympan (suguru tonu, dent de l’oreille) ; arrivée au larynx, elle se refroidit, se condense et reprend sa forme liquide (Calame-Griaule, 1965 : 58-74). Les paroles — les fagons de dire — sont classées en fonction des circonstances de leur apparition mythique et selon un systéme de correspondances symboli- ques qui leur associe une technique, une institution, une plante, un animal ou une partie du corps humain (ibid., p. 104). Elles sont repré- sentées graphiquement, mais loin d’étre une écriture pictographique qui pourrait avoir tendance a se styliser, le dessin au contraire se complique et se surcharge, vivant en quelque sorte de sa vie propre. Si le Dogon parle du langage de fagon complexe et codifiée (le classe- ment est le fondement d’une pragmatique contraignante), ce n’est pas qu’il dégage l’ordre du symbolique de l’ordre du réel, c’est bien plutét que le réel est tout entier symbolique. Les paroles que "homme échange avec sa femme avant I’acte sexuel sont diversement composées selon qu’elles sont «bonnes ou «mauvaises» ; ce sont elles qui, jointes au sperme, produiront le foetus ou le sang cuit des menstrues. Si la parole fait des choses, elle ne le doit pas 4 une quelconque performa- tivité, mais a sa structure matérielle. Les paroles sont en fait des choses parmi les choses. C’est ce qui, A nos yeux, explique une situation apparemment paradoxale. Calame-Griaule a décrit avec soin l'art du langage chez les Dogon (/.c., pp. 447-501) qui disposent dune littéra- ture orale assez riche. S'ils ont conscience d’une différence entre la parole ordinaire et la parole poétique, ils n'ont pas de mots pour nommer la seconde. Leur savoir métalinguistique leur permet tout juste de dire qu’elle a «plus d’huile» que la premiére, pas d’expliquer comment faire une strophe ou un refrain, dont le savoir reste du domaine épilinguistique. Il en va de méme pour l’apprentissage des langues, dévolu par alternance a la femme et A ’homme lorsqu’il s’agit de la langue maternelle. La situation ethno-géographique incite a apprendre des langues étrangéres, dont la connaissance est trés prisée as Pp. 260-261). Cette situation se refléte dans un mythe de l’origine immédiatement plurilingue, Binou Sérou, le premier homme A avoir Tegu la révélation de la parole, a Tegu toutes les langues, au nombre. id., pp. 98-99). Mais 1a encore le savoir mi t F Pas en une technique ver! Cest cette transformation qui marque la naissance de ce mmes habitués a considérer comme un véritable sav INTRODUCTION — 21 tique, lorsque le métalangage prend en charge les manipulations effec- tuables sur le langage en lui-méme (voir note 4). Tout semble montrer qu'il n’existe pas de véritable savoir grammatical oral, les faits justifiant a posteriori V’étymologie du mot grammaire (du grec gramma, lettre), par lequel l’Occident a désigné la partie essentielle de son savoir linguistique. La linguistique populaire, dans son état de pensée sau- | vage, appartient a un autre registre. Le processus d’apparition de I’écriture est un processus d’objectiva- tion du langage, c’est-a-dire de représentation métalinguistique, consi- dérable et sans équivalent antérieur. Il nécessite l'apparition de tech- niques autonomes et entigrement artificielles; il produit l'apparition d'un des tout premiers métiers du langage dans Vhistoire de ’humanité, et vraisemblablement (nous manquons informations) de traditions pédagogiques. Mais si l’écriture joue un réle fondamental dans Vori- gine des traditions linguistiques, ce n’est pas parce qu’elle serait en elle-méme un savoir linguistique nouveau, c’est au cours d’un processus historique complexe. II pourrait paraitre tout naturel de faire remon- ter, comme I’ont fait la plupart des historiens, la naissance des tradi- tions linguistiques a la constitution des systémes d’écritures. Sans méme parler d’une origine spontanée, il est évident, par exemple, que Vadaptation de /’écriture consonantique phénicienne pour en faire un alphabet du grec suppose une analyse phonologique et une conscience de la structure de la langue grecque extrémement fines. Pourtant, dans aucune tradition, rien ne semble avoir été conservé des réflexions théoriques intenses qu’un processus de ce genre aurait da engager. On comprendrait, a la rigueur que n’aient pu se constituer simultané- ment le systéme de l’écriture et le texte qui théorise ce systéme. Mais comment expliquer que par la suite, on ne rencontre ni traité sur la question, ni méme la mémoire de ces discussions? Les discussions sur Vorthographe et les entreprises de réformes qui pullulent dans toutes les traditions a différentes époques sont d’une autre nature. Elles s’intéressent a l’adéquation du systéme écrit au systéme oral et suppo- sent déja résolue la question fondamentale de constituer une représen- tation du langage qui soit homogéne 4 la possibilité d’en élaborer un code graphique. La seule conclusion qui s'impose, c’est de reconnaitre — qu'une telle représentation, aussi lourde de conséquence que soit avénement, semble aller de soi, ne pas faire probléme, comn Sagissait, lorsque la parole rencontre le graphisme, de 1 savoir muet, mais déja présent. La question concerne tique de rt 2 _ HISTOIRE DES IDEES LINGUISTIQUES tokee ou comment le transfert de techniques d’écriture alphabétique pourrait s’effectuer si rapidement et spontanément chez des peuples. ne disposant pas de nos techniques d’analyse linguistique (voir p. 57). Des études récentes montrent de quelle nature peut étre ce savoir. En €tudiant les jeux de mots en langue bamanan, Barry a mis au jour comment les formes ludiques (phrases piéges, contrepéterie, codages, calembours, comptines, etc.) manifestent une connaissance évoluée de a structure phonologique de la langue (Barry, 1986). Pour des raisons logiques, et pas simplement empiriques, ce savoir ne peut que rester €pilinguistique : si en effet on passait 4 la nomination des phonémes ainsi manifestés, on aurait tout simplement un systéme de notation phonétique. A l'inverse si I’écriture phonétique apparait (on sait que Vécriture n’a jamais commencé par 1a, et qu'il ne s'agit pas d'une condition nécessaire a la constitution d'une culture €crite) elle n’est qu'un systéme de notation, qui ne porte en soi aucun élément de savoir supplémentaire. Si I'écriture est la condition de possibilité d’un savoir linguistique, il est cependant impossible de voir dans son apparition la véritable origine de ce dernier, pour autant que nous entendions par [a le développement et la transmission d’un savoir métalinguistique codifié, lié aux arts du langage x Quand nous parlons d'origine, il ne s'agit évidemment pas d'un ( , événement, mais d'un processus que nous pouvons enfermer dans un intervalle temporel ouvert, parfois considérablement long. L’origine A, d'une tradition peut étre spontanée ou résulter d'un transfert technolo- O\ Sique. La tradition latine est le résultat d'un transfert, de méme la s srammaire hébraique, ainsi que l'étude des vernaculaires européens, \ amérindiens, africains, etc. Ce transfert peut accompagner un transfert des techniques d’écriture, comme cela s'est passé au Japon, aprés Timportation des caractéres chinois au v° siécle de notre ére. I peut s‘effectuer sur le substrat d’une tradition spontanée (cas de I’hébreu). Il peut étre plus diffus, comme il est Possible que cela soit le cas pour Varabe, avant la traduction massive des Ouvrages grecs au x* siécle; nous parlerons dans ce cas d’influence®. Nous disposons de peu de cas apparition spontanée, c'est-a-dire indépendante, de tradition linguis- tique : deux sont demeurées embryonnaires, les traditions babylo- nienne et égyptienne, trois ont abouti dans le long terme, les traditio indienne, chinoise et grecque, la derniére étant la source de toute tradition occidentale. La tradition indienne n'a 66 vérit fn connue et discutée par l'Occident qu’au xix® siécle. Il n'y a ji @emprunt durable de ce dernier a la tradition chinoise, Ace qui s'est passé pour d’ lutres techniques ou limprimerie). Cela tient & ce que, dans Te cas INTRODUCTION —-23 transfert technologique suppose une bonne connaissance de la langue source et de sa culture, laquelle n’a eu lieu que tardivement dans le cas du chinois, mais aussi a la spécificité d’une tradition, inéluctable- ment marquée par le rapport a une écriture radicalement étrangére aux modes d’expression occidentaux. Au début du Xx° siécle on peut considérer qu’un processus de domination et de transfert de la tradition occidentale vers toutes les autres traditions est achevé, d’od résulte une homogénéisation relative des grands traits spéculatifs du savoir linguistique. Soit donc V’écriture. Comment nait spontanément a partir de 1a une tradition de savoir linguistique? Chez les Babyloniens, les Egyptiens, les Grecs et les Chinois un processus analogue semble s’étre réalisé. L’écriture produit des textes, en particulier des textes littéraires. Méme est évident que toute écriture suppose des normes, notamment luire spontanément une réflexion s stylistiques, elle ne semble pas prodi sur la nature du langage, voire un savoir codifié sur les procédés langagiers, & partir de ses techniques propres. Ce qui apparait en premier, ce sont des listes de mots (ou de caractéres pour le chinois). Leur utilité n’est pas trés claire au départ; elles ont peut-étre un réle mnémotechnique et, dans le cas des syllabaires, ont probablement servi a l’apprentissage de l’écriture. Mais ce qui fait véritablement Gémarrer la réflexion linguistique, c’est l'altérité, envisagée essentielle- ment du point de vue de Yécrit. Ainsi les Egyptiens recensent-ils d’abord des mots non-autochtones; les scribes uti isent différentes conventions pour noter l’usure phonétique. Au troisiéme siécle avant notre ére les listes de caractéres chinois tiennent 4 la difficulté de lire les textes anciens; les considérations phonétiques apparaissent, lors- qu’au 1“ siécle de notre ére le développement du bouddhisme améne 4 translittérer des textes sanskrits. Chez les Babyloniens également nous trouvons des listes de mots, trois millénaires avant notre ére. Chez les Grecs, Protagoras d’Abdére compile au cinquiéme siécle avant notre ére un lexique des mots difficiles que l’on rencontre dans Homére. Autrement dit, dans ces traditions, l’essor du savoir linguis- tique a sa source dans le fait que l’écriture fixant le langage objective Valtérité, et la place devant les sujets comme un probléme a résoudre. Cette altérité peut avoir de multiples sources : elle peut provenir de Vancienneté d’un texte canonique, de mots ou de textes étrangers quill faut transcrire. Elle peut également provenir d’un changement de statut du texte écrit, quand au tournant du cinquiéme siécle, en Gréce, ce dernier cesse d’étre un simple support mnémotechnique de Voral pour devenir lobjet d’une véritable lecture : il va falloir désor apprendre a déchiffrer des textes inconnus (auparavant on i 24 HISTOIRE DES IDEES LINGUISTIQUES par cceur les textes qu’on lisait). Ce sont, en quelque sorte, la philologie et la lexicologie qui apparaissent d’abord. Le cas sanskrit méme si l’origine «philologique» du savoir métalin- guistique y est tout aussi évidente ne reléve pas tout a fait de la méme logique. Dans la civilisation indienne ancienne I’écriture n’a pas un statut privilégié, on utilise pour les comptes, les actes administratifs, mais les textes sacrés des védas doivent étre sus par coeur, afin d’étre récités lors des cérémonies rituelles. La langue védique n’a méme pas de mot pour «écriture». C’est oral qui domine et Ia philologie ne peut expliquer la grammaire de Panini et de ses devanciers comme elle explique les technai grecques. Dans l’Asthadhyayi l’énoncé des régles revét une forme mnémotechnique. Nous pouvons pourtant y saisir ‘aison la plus profonde qui fait de I’écriture la condition de: possibi du savoir linguistique, alors que le statut de l’écrit dans les autres traditions nous révéle simplement que des textes ont été la cause efficiente de l’apparition d’un tel savoir. Qu’on prenne en effet le commencement de I’Asthadhyayi, la Sivasustra, qui expose et donne un premier classement des sons (cf. Amirova et al., 1980 : 75-83). On remarquera d’abord que ces sons, il les faut nommer : I’écriture fournit un systéme de notation. Ensuite, ils sont classés en fonction de cer- taines propriétés, et ordonnés a I’intérieur des classes. Enfin les classes sont nommées 4 I’aide de leur dernier élément. Dans la suite du livre ces classes elles-mémes servent A composer des classes plus larges ou pratyahara, désignées par le premier élément de la premiére classe suivi du nom de la seconde. Ce sont ces noms qui servent a formuler les régles, comme par exemple iko yanaci : «a la place de ik mettre yan devant ac». On se reportera 4 la section 4 du chapitre 5, en ce qui concerne le fonctionnement de ces régles. Ce qui nous importe pour I’instant, c’est leur caractére formel. Or, nous ne rencontrons jamais dans les cultures orales l’utilisation d’un procédé analogue de regroupement des éléments en tableaux, de compositions de tableaux et de rapprochement par ce biais de propriétés dispersées dans l’appa- rition normale des phénoménes. Ce qui distingue la phonétique de Panini du savoir épilinguistique manifesté dans les jeux de mots en bamanan, ce n’est pas tant que la premiere soit infiniment plus raffinée que la seconde, c’est qu’elle échappe a la linéarité de la manifestation langagiére et qu’elle suppose des techniques intellectuelles permettant la vision simultanée et en quelque sorte spatialisée des phénoménes qui ne sont pas naturellement donnés sous cette forme. En un mot 7. la grammaire reléve des technologies intellectuelles qui sont celles ce que les traducteurs du célébre livre de J. Goody ‘ont nommé raison graphique» (cf. Goody, 1979). On peut sourire de la naive des Puropeens qui, face aux langues des sociétés orales amérindiennes, croyaient parfors quéelles n'avaient pas de grammaire, attitude exphque la fierté d'un J. Eliot, lorsqu'il réduit fe natick «A des egies (1666), Leur tort est seulement d'avoir confondu le savoir métalinguis- | 0 e tique et le savoir épilinguistique, la grammaire comme représentation, et la grammaire opérant dans la production langagi¢re Pour ce qui est de la premiére toutefois, il est certain que dans le grand partage entre l'oral et l’écrit, elle ne saurait étre du cété de oral C'est un fait remarquable que jamais nous n’observons une tradition linguistique spontanée naitre a partir de la maitrise dex langues Tl ne semble pas que la nécessité de communiquer pour les échanges com- merciaux et politiques, qui entraine nécessairement l'existence d’indi- vidus polyglottes (voire leur spécialisation sous forme d’interprétes) entraine sur cette seule base, ni une spéculation qui dépasse les géné- ralités sur la diversité linguistique, ni la préservation de techniques codifiées (manuels de traduction). Le bilinguisme et la diglossie ne semblent jouer de réle important que dans les cas de transfert culturel massif (cas grec/latin, chinois/japonais, latin/vernaculaires européens), ou dans celui de la permanence des langues mortes. L’immense empire hittite, polyglotte, qui a dd employer quantité de scribes & traduire les textes officiels, qui disposait de vastes bibliothéques et de I"héritage babylonien, n’a laissé que des listes de mots bi- ou trilingues (Hovdhau- gen, 1982 : 17). Ceci est a mettre en rapport avec le fait que les Chinois ne se soient guére intéressés qu’au chinois et que les deux traditions dont les résultats ont été les plus achevés, tant du point de vue de la diversité que de la complexité, l’indienne et la grecque, se soient construites sur des bases monolingues. La premiére apparition connue de paradigmes systématiques et d'une terminologie grammaticale ne contredit pas ce schéma. Elle a lieu au début du second millénaire dans des bilingues sumérien/akkadien : cette époque le sumérien est Pratiquement une langue morte. Autant dire que la premiére analyse grammaticale n’est pas née de la nécessité de parler une langue quel- conque, mais de celle de comprendre un texte. De nos jours la gram- maire est avant tout une technique scolaire destinée aux enfants qui maitrisent encore mal leur langue ou qui ont a apprendre une | €trangére. Cela tient autant au développement du systéme les plus a1 lui-méme qu’a celui de la grammaire. Dans les temps on n’a jamais eu spontanément V'idée de faire une. corps de régles expliquant comment construire fate a ae = ee 26 HISTOIRE DES IDEES LINGUISTIQUES corriger les fautes, Il ne s’agit probablement que d’un mythe fondateur, constitué aprés coup, et en tout cas aprés la constitution d’une tradition écrite : si les grammairiens arabes se préoccupent de la prononciation, il s’agit d’abord de la prononciation d’un texte écrit, et, pour les grammairiens sanskrits, on ne trouve chez Panini aucune instruction: sur la prononciation correcte des mots. Spontanément on apprend a parler sa langue quotidienne en parlant. Mais il y a une chose qui semble sire, c’est que dés qu’existe un systéme d’écriture, pour lu liser, il faut apprendre spécialement. Contrairement a la compétence linguistique, c’est un syst¢me déja tout formé qui est transmis. C’est sans doute ce qui redouble le réle de I’écriture dans le développement des savoirs linguistiques. La grammatiké grecque, qui nait au tournant des cinquiéme et quatriéme siécles avant notre ére, n’est qu’un appren- tissage élémentaire de la lecture et de I’écriture. Ce que nous appelons une grammaire, et qui a été pendant deux millénaires, l'une des formes de savoir linguistique les plus travaillées en Occident, repose sur le découpage de la chaine parlée (ou écrite, dans la plupart des cas), c’est-a-dire la reconnaissance des unités et — contrairement a la lexicographie — leur projection sur une dimen- sion paradigmatique qui rompt avec la linéarité de cette chaine. On a vu comment un savoir de type grammatical pouvait naitre de la pratique textuelle sur la base d’une pratique de I’écriture. Si ces élé- ments jouent un réle, ils ne sont pas nécessairement décisifs. La recon- naissance des unités tient souvent a d'autres pratiques et a d’autres savoirs sociaux. Le cas est particuligrement clair pour les noms de personne (cf. Houis, 1963), dont le savoir, imposition et la manipulation dépen- dent des formes de socialisation et des structures de parenté, comme Lévi-Strauss l’a montré dans La pensée sauvage (1962), notamment. Chez les Wik Munkan d’Australie cela donne lieu 4 une riche nomen- clature : on distingue les vrais noms propres (ndmp), les termes de parenté (ndmp kampan), les sobriquets (naémp yann), et les trois noms personnels de l’individu, le nom «ombilical» (naémp kort’n), le grand — nom (ndmp pi’in) et le petit nom (naémp mény) (cf. Levi-Strauss, l.c. éd. Agora, 1985, p. 221). Le systéme est trop limité, trop particulier {il est lié a la motivation des signes), pour conduire a un savoir lingui tique général, méme si on peut montrer que le systéme de: propres (ceux des dieux en particulier) occupe une place imp ns les spéculations linguistiques grecques, notamment d’ord (cf. Gambarara, 1984a, 1984b). INTRODUCTION — 27 En fait, il semble que la reconnaissance des unités et la formulation de régles & leur propos, puisse naitre spontanément a partir d’une maitrise de U’énonciation, dans ce type de discipline que nous connais- sons en Occident sous forme de logique et de rhétorique. Cette der- nigre dépend du statut de la parole et de son devenir social, qui ne cessent d’agir au cours du développement du savoir linguistique. On connait, par exemple, le réle de la démocratie athénienne dans le développement des arts du langage et des spéculations philosophiques en Grace. De 1a, sans doute, une situation exceptionnelle. Bien qu’aux Indes et en Chine (voir Hu, 1922 et Hansen, 1983) Ja logique ait été une discipline extrémement raffinée, il ne semble pas qu’aucune autre culture ait développé la connaissance des procédures formelles de démonstration au point od nous la trouvons dans les Analytiques @Aristote. La maitrise de certains types de discours (poétique, rhéto- rique), leur adéquation & certains buts pragmatiques (convaincre, dire le vrai, c’est-a-dire rhétorique et logique), la spéculation sur les rap- ports du Jogos a I'Etre (philosophic), se sont conjoints pour produire une théorie des parties du discours. Celle-ci est clairement présente des Platon et Aristote, ot Ia distinction énoma/rhéma, qui couvre a la fois opposition verbo-nominale et lopposition sujet/prédicat, permet de discuter la vérité du discours. La grammaire, & proprement parler, ne nait que plus tard, deux siécles avant notre ére, dans ’atmos- phere philologique de I’école d’Alexandrie. Selon Sextus Empiricus, Denys le Thrace la définissait comme «la connaissance empirique poussée le plus loin possible et ce qu’on lit chez les poétes et les prosateurs» (Contre les grammairiens, § 57). Mais la force de cette grammaire qu’on trouve dans les écrits qui nous restent d’Apollonius, réside dans le fait qu’elle adapte définitivement la théorie des parties du discours au langage naturel, en insistant dans leur définition sur les traits morphologiques. On avait 1a une structure conceptuelle per- mettant la généralisation et la formulation de régles. Cette constitution rationnelle explique que les parties du discours sont demeurées pen- dant tant de siécles le noyau dur de la tradition linguistique occidentale. Toute décomposition de I’énoncé n’est pas ipso facto grammaticale, pour qu'elle le soit, il faut soit qu’elle rejoigne la morphologie comme dans la tradition occidentale, soit qu’elle se lie étroitement a la morpho-syntaxe, comme dans le cas de la tradition sanskrite. La tra- dition chinoise n’a pas connu de naissance spontanée (autochtone) de la grammaire. Elle a connu pourtant une réflexion sur les types duni- tés, en fonction de leur signification et de Padéquation de celle-ci a certains buts, donc a partir d’une maitrise de Pénonciation. Il y eut ainsi des spéculations sur le rapport du langage au réel. L’Ecole des 'S LINGUISTIQUES 28 _ HISTOIRE DES IDE! Noms (Ming Chia) distinguait le nom (ming) et Vactualité (shi), pour répérer (voire utiliser) des argumentations sophistiques des le sixiéme siécle avant notre ére’. Dans les «canons mohistes» qui forment lq partie logique du Mo-tzu (V* siécle avant notre ére) l’actualité est congue comme ce dont on parle et le nom ce qui sert a en parler, ce qui peut étre comparé a la distinction grecque entre 6noma et pragma (les noms et les choses). Les noms sont répartis en trois classes : les généraux, qui conviennent a toutes choses, les classificateurs (noms communs) et les noms propres”™. Il n’y a rien 1a qui dépasse les buts de la recherche pragmatique de I’adéquation au réel. Pareillement, la distinction, née dans la poétique, entre mots pleins et mots vides, n’aboutit pas A une théorie des parties du discours. Cela tient a ce que le chinois n’a pas de morphologie. Le cas du japonais, langue qui connait suffixes et conjugaisons, le montre a contrario. Bien que la tradition linguistique résulte d’un transfert a partir du chinois, elle a élaboré spontanément un systéme des parties du discours, comme I’a noté le missionnaire Joao Rodriguez au XvII° siécle (Maés, 1982 : 19). Iln’y a cela rien d’étonnant, puisque I’analyse grammaticale de type morphologique est déja présente dans l’adaptation qui fut faite des caractéres chinois en juxtaposant deux types d’écriture : si le kanji est un idéogramme chinois qui note la valeur lexicale, "hiragana est un syllabaire qui sert essentiellement A noter les désinences grammati- cales. Les causes agissant sur le développement des savoirs linguistiques sont extrémement complexes. On peut noter péle-méle : l’administra- tion des grands Etats, la littérarisation des idiomes et son rapport a Pidentité nationale, I’expansion coloniale, le prosélytisme religieux, les voyages, le commerce, les contacts entre langues, ou le développe- ment de connaissances connexes comme la médecine, l’anatomie ou la psychologie. Le purisme et V'exaltation de Videntité nationale avec leur accompagnement de constitution/préservation d’un corpus litté- raire (qu’il soit religieux ou profane), sont, par exemple, des phéno- ménes quasi-universels dans la constitution, spontanée ou par transfert, des savoirs linguistiques. Leurs causes peuvent cependant étre trés diverses : appareil d’Etat et administration, expansion d’une religion, émergence d’une conscience nationale avec ou sans unification politi- que, dispersion d’un peuple, etc. Avant le XIX° siécle européen et le développement de la phonétique expérimentale, on ne compte pas d’innovation technologique qui ait agi sur la connaissance du langage. Il faut mettre a part, bien entendu, les techniques d’écriture et | innovations portant sur le support ou la diffusion de l’écrit. De point de vue, que dans les vieux alphabets sémitiques (surtout l’ar INTRODUCTION 29 méen) l'emploi du pinceau et du papyrus ait modifié profondément le tracé des lettres et leurs agencements (Février, 1959 : 73) n’est qu’anec- dotique. Mais l'apparition de l'imprimerie, dans le contexte de la diversité des langues dans les nations européennes et du développe- ment du capitalisme marchand (les caractéres mobiles d’imprimerie apparaissent en Chine"! au xI° siécle) est un moteur décisif pour la grammaticalisation et la standardisation des vernaculaires européens. Les grandes transformations des savoirs linguistiques sont avant tout des phénoménes culturels qui affectent le mode d’existence d'une culture autant qu’ils en proviennent. Ce qui se passe en Europe a la Renaissance dans le domaine des savoirs linguistiques — une sorte de macro-événement a structure complexe — est sans comparaison avec les autres cultures. D’abord, lorsque les vernaculaires européens sont systématiquement grammati- calisés a cette Epoque, ils le sont sur la base d’une orientation pratique qui s’est définie tres lentement a partir des Artes de la tradition gréco- latine : une grammaire peut avoir pour but lapprentissage des langues étrangéres. Dans ce contexte, les contacts linguistiques deviennent l'un des éléments déterminants des savoirs linguistiques codifiés et les gram- maires deviennent la piéce maitresse d’une technique de connaissance des langues. Ensuite, le développement du livre imprimé donne 4 ce phénoméne une diffusion incomparable. Enfin, l’exploration de la planéte, la colonisation et Pexploitation de vastes territoires, entament le long processus de description, sur la base de la technologie gramma- ticale occidentale, de la plupart des langues du monde. Cette entreprise ramifiée de savoir multilingue — dans le contexte de laquelle naitront aussi bien la grammaire générale que la grammaire comparée — est aussi unique dans V’histoire de Vhumanité que la physique mathéma- tique galiléo-cartésienne qui lui est contemporaine. La premiére est sans conteste homogéne”” a la seconde, ne serait-ce que par V'idée de déterminer des régularités qui seraient, non pas des prescriptions de Pusage culturel des langues, mais des nécessités inhérentes a leur nature ou des «lois» de leur développement historique. Quelle qu’ait été importance des intéréts culturels, politiques et économiques en jeu, aussi bien lors de sa naissance qu’au cours de son développement sa caractéristique essentielle est d’étre déterminée, assez vite, es: lement par un intérét de connaissance. Dans aucune autre cull apparu spontanément ce projet de décrire les langues du mond voit se réaliser avec des ouvrages comme le / 3% HISTOIRE DES IDEES LINGUISTIQUES rée, poursuivie durant tout le xIx° siécle, par des professionnels dans le lieu clos des universités. Une telle situation — qui est l’aboutissement d’un processus quia ses racines dans la naissance méme de la tradition occidentale — Suppose des ruptures et des délimitations de domaine. La premiére est assez simple, elle concerne la séparation de la technique et de Ig théorie. Elle est acquise das l’existence de la grammaire, dont I’a-théo- Ticité est au départ assez claire face a ce type spécifiquement occidental de spéculation abstraite qu’est la philosophic. Tout se brouille dés le Moyen Age, quand la grammaire elle-méme se déplace vers le domaine spéculatif. Le savoir linguistique abstrait — celui qui se réfléchit luie méme comme ce qu’on appelle une science — va avoir a se définir dans une relation de délimitation/opposition par rapport a la logique et a la philosophie. Pour la premiére, qui s’occupe de la fagon dont On peut passer d'un énoncé vrai a d’autres énoncés vrais, la question parait rapidement tranchée. Pourtant, parce que la logique aboutit nécessairement a des représentations de la forme des €noncés des langues naturelles, le transfert et le bricolage de concepts entre elle et la grammaire a toujours marqué les grandes étapes de leurs évolu- Uions simultanées. Au point qu’au XIX° siécle, lorsque l'exigence d’une autonomie du savoir linguistique s’est fait jour, pour des raisons autant institutionnelles que théoriques, les linguistes ont inventé le péché de Cf. D. BLooR, Knowledge and Social Imagery, Routledge and Kegan Paul, 1976, chap. 1. Voir aussi : James Robert BROWN (éd.), Scientific Rationality : The Sociological oe Turn, Dordrecht/Boston/Lancaster, D. Reidel, 1984. * La notion est due a A. Culioli, cf. «A propos du genre en anglais Les langues modernes, 3, 1968, p. 40 et «La formalisation en ti pour I’Analyse, n° 9, 1968, cf. 106-117. Culioli utilise le terme qu’a tout locuteur de sa langue et de la nature perpétuelle 36 HISTOIRE DES IDEES LINGUISTIQUES i scients 4 son objet (dan peut (et doit) se manipuler sous forme ee Besant cotte marifenattel ga le sentiment de la correction, les jeux de langages, Nee ons conscience épilinguistique (qu'on peut rapprocher de ce que” Rar Giaet t i Abewusstsein und Sprachwissens. HM. Gauger nomme Sprachbewussisein, cf. Sprachbewussisein wnd Sprachouis chaf, Piper und C® Verlag, Minchen, 1976). Bien que lexistence diéléments de repre sentation-métalinguistique place un seuil entre I’épilinguistique et le métalinguistique, iLest évident quil faut plutét envisager le rapport entre les deux comme un continuum : le premier ne cese pas avee apparition du second, ce dernier n’apporte pas automa tiquement un contenu nouveau, sans entrer dans le métalinguistique, enfin, on peut constater I’élaboration de procédures codifiées (jeux de langage, ete.) pour manifester la conscience épilinguistique. Contrairement au savoir des choses naturelles, le propre du savoir linguistique est qu'il faut accepter qu'il y a un certain sens du mot savoir dans lequel il est possible de dire qu'un locuteur sait ce qu’est un nom, evant méme qu'il y ait des mots pour le dire et des grammairiens (voir J. BOUTET et al., «Savoir dire sur la phrase», Archives de Psychologie, n° 51, 1983, pp. 205-228). Cela n’implique pas. (contrairement ce que semble soutenir Itkonen 1978) que le savoir du grammairien doive étre la représentation de ce savoir inconscient. Enfin, toute apparition d'un métalangage (il en existe d'emploi quotidien) ne débouche pas nécessairement sur le type de savoir linguistique que nous considérons comme un savoir au sens particulier oi nous 'envisageons dans une tradition grammaticale. On pourrait définir approxima- tivement ce sens par les trois critéres externes suivants, le troisiéme introduisant sans doute une restriction excessive : 1) transmission traditionnelle spécifique; 2) liaison avec les arts du langage; 3) normes d'adéquation des assertions contrélées par des Ela woire des protocoles explicites (consistance logique, exemples canoniques, faits). 5 De nombreux auteurs identifient la théorie linguistique a la représentation de la connaissance du locuteur; cf. Esa Itkonen, Grammatical Theory and Metascience, Ams- terdam; Benjamins, 1978; voir également H.-M. Gauger, Sprackbewusstsein und Sprachwissenschaft, Minchen, R. Pipper, 1976. Il faut noter que la thése a été soutenue pour les sciences sociales en général (cf. P. WINCH, The Idea of a Social Science London, Routledge and Kegan Paul, 1958). i {ot OG: GRaNOER, Langoges et Episiémologie, Pars, Klincksieck, 1979, pp. 118- 7Un savoir spéculatif (une représentation) est de nature empirique si sa valeur de vérité dépend d'une ou plusieurs assertions factuelles, En ce sens, parmi les science oniplt a . s du langage, la logique n'est pas une discipline empirique. La grammaire générale et la Frammaire comparée le sont, quoique de fagon difterente. . K, VERSTEEGH, «Borrowing and Influence : Greek Language in Antiquity (P. Swiggers et A. Wouters, es is 3 Model da productions Px et Py, Px est influencée par l'autre si X sait qu’en produisant Px, i similarité, ou le transformer en une relation cai revient & ne parler d’influence que dans le Goan Ve " " geen in elmsent 4 partir de la tradition ia > aaa Fung YU-LAN, A Short History ilosc back ¢ eas A Sie of Chinese Philosophy (1948), paper Fung Yu-Lan, /.c., note précédente, p, 119, oem NEEDHAM, La tradition scientifique chinoise, Paris, Hermann, 1974 le trés forte (sans Py, pas Px), modele de la physique galiléo-cartésionne. La grammaire irale — contem- poraine — s'est réclamée de ce model les compat ua Pe ha: eat plutot Ia biologie — ont proclamé pour leur propre compte le statut scientifique & I'exclusion de tout ce qui les a précédés. La tradition historiographique tient — Ia plupart du temps — pour accordée la vérité de cette proclamation, Le probleme est de Ia justifier épisté- mologiquement. Milner (1978 : 31-32) le fait & partir de ta naissance d’un systéme de notation symbolique, qui existerait pour la grammaire comparée et pas pour la gram- maire générale. On peut toutefois faire remarquer que i) on a des exemples de notation symbolique qui apparaissent sporadiquement, par exemple, dans la grammaire arabe, Ja grammaire sanskrite ‘ou la grammaire générale ii) I'absence d’une notation symbolique ne préjuge en rien du caractére formel d'une discipline puisque la logique médiévale n’en a jamais employé, se contentant de formuler les régles a l'aide d’un métalangage de type naturel (on retrouve le méme procédé dans la logique de Port-Royal). '3 Tl existe trés peu d'études exposant I’évolution des techniques linguistiques. Aucun modele n’a encore été élaboré pour expliquer cette évolution. L’ouvrage de Kelly (1969) consacré a la pédagogie est essentiellement thématique. II faut dire aussi que, méme dans les sciences de la nature, les modéles de réflexion sur le changement technique sont d'une platitude désolante (voir, par exemple, R. LAUDAN (€d.), The Nature of Technological Knowledge. Are Models of Scientific Change Relevant?, Dordrecht! Boston/Lancaster, D. Reidel, 1984). ' Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1963. 15 Cf, respectivement pour ces deux notions : Paul VEYNE, Comment on écrit histoire, Paris, Le Seuil, 1971, et Arthur C. DANTO, Narration and knowledge, New-York, Columbia University Press, 1985. 16 Cf, N. RESCHER, Scientific Progress. A philosophical essay on the economics of research in natural science, University of Pittsburgh Press, 1978, pp. 54-78. La thése de la croissance exponentielle est défendue par Derek J. PRICE (Science since Babylon, New Haven, 1971; Little Science Big Science, New York, 1963). Rescher soutient la thése du ralentissement futur de la croissance scientifique dans le domaine des sciences de la nature. Mais, pour lui, cette analyse ne s’applique ni aux sciences formelles, ni ‘aux «Geistenwissenschaften», lesquelles acquigrent de nouveaux objets (J.c., pp. 260- 262). On a proposé récemment des modéles formels de progression scientifique & partir de I’accroissement du degré de vraisemblance des théories (cf. I. NIINILUOTO, Is Science Progressive?, Dordrecht/Boston/Lancaster, D. Reidel, 1984), mais il s’agit purement d'un probleme épistémologique.

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