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16/01/2017 Stylistiques 

? ­ Stylistique et critique littéraire. La réception de Leo Spitzer par la nouvelle critique française ­ Presses universitaires de Rennes

Presses
universitaires
de Rennes
Stylistiques ?  | Judith Wulf,  Laurence Bougault

Stylistique et
critique littéraire.
La réception de
Leo Spitzer par la
nouvelle critique
française
http://books.openedition.org/pur/40052 1/19
16/01/2017 Stylistiques ? ­ Stylistique et critique littéraire. La réception de Leo Spitzer par la nouvelle critique française ­ Presses universitaires de Rennes

Florian Pennanech
p. 41­54

Texte intégral
1 On voudrait ici interroger les rapports de la stylistique et de
la  critique  littéraire  en  proposant  une  rapide  étude  de
réception  élaborée  dans  la  perspective  d’une  poétique  du
commentaire.  On  s’intéressera  donc  à  la  stylistique  à  partir
d’un des genres par lesquels elle se réalise comme pratique,
à  savoir  le  commentaire,  considéré  dans  sa  dimension
métatextuelle,  autrement  dit  envisagé  comme  une  série
d’opérations  qu’un  texte  effectue  sur  un  texte  antérieur,
opérations  qui  impliquent  des  représentations  d’ordre
esthétique,  voire  métaphysique  et  ontologique.  Notre
propos, nullement normatif naturellement, n’aura en aucune
façon  pour  but  de  valider  ou  d’invalider  de  telles
conceptions,  mais  de  contribuer  à  une  archéologie  des
filiations  qui  en  éclairent  les  présupposés,  faisant  fond  sur
l’inévitable  relativité  historique  des  modèles  d’intelligibilité
requis.  Dans  le  même  esprit,  il  ne  s’agira  pas  non  plus  de
considérer  l’adéquation  entre  le  Spitzer  de  la  Nouvelle
Critique  et  le  Spitzer  effectif  (à  supposer  d’ailleurs  qu’il  n’y
en ait qu’un) mais de se demander ce que les occurrences de
l’objet  textuel  «  Spitzer  »  viennent  légitimer  en  termes  de
protocole  herméneutique,  ou  plus  concrètement,  à  quelles
procédures  métatextuelles  lesdites  occurrences  se  trouvent
associées.

L’unité organique
2 Dans  un  article  du  Times  Literary  Supplement  de  1963,
repris  ensuite  dans  les  Essais  critiques  de  1964,  celui­là
même qui suscita l’ire de Raymond Picard1, Barthes écrit de
la  Nouvelle  Critique  (qu’il  ne  nomme  pas  ainsi)  :  «  Cette
critique française est à la fois “nationale” (elle doit très peu,
sinon  rien,  à  la  critique  anglo­saxonne,  au  spitzerisme,  au
crocisme)  et  actuelle,  ou  si  l’on  préfère,  “infidèle2”.»
Assurément, il s’agit là de radicaliser la « nouveauté » d’une
critique,  dans  le  temps  comme  dans  l’espace  :  elle  ne  se
reconnaît  aucun  héritage,  ni  du  passé  ni  de  l’étranger.
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Toutefois,  on  le  sait,  la  circulation  de  la  pensée  de  Spitzer
dans la critique thématique est en réalité un phénomène non
négligeable : ne serait­ce que parce qu’il fut collègue, à John
Hopkins  University,  de  Georges  Poulet  (dont  il  contestera
d’ailleurs  l’une  des  Études  sur  le  temps  humain3  de  1949
dans  un  article  de  1953)  et  de  Jean  Starobinski  qui  édita  et
préfaça  en  1970  les  fameuses  Études  de  style  (la  préface
étant  d’ailleurs  écrite  en  1969  et  remaniant  un  article  de
Critique  intitulé  «  La  stylistique  et  ses  méthodes  :  Leo
Spitzer4 » datant de 1964, année qui correspond à l’acmé de
la séquence historique que délimite la Nouvelle Critique).
3 On a souvent relevé la grande diversité que peut présenter la
Nouvelle  Critique  (incluant  critique  thématique,  formaliste,
psychocritique et structuralisme génétique goldmannien) du
point  de  vue  de  ses  méthodes,  et  considéré  qu’elle  n’avait
d’homogénéité  qu’aux  yeux  de  ses  adversaires  (qui
amalgamait  en  un  tout  indifférencié  des  auteurs  aux
démarches  les  plus  variées  dans  un  but  purement
polémique) ou de journalistes toujours prompts, par métier,
à la simplification. Or, s’il faut malgré tout trouver une unité
à  cette  collection  de  travaux,  c’est  précisément,  et  comme
ironiquement,  dans  l’idée  même  d’unité  qu’on  a  quelque
chance  de  la  découvrir.  La  Nouvelle  Critique  est  avant  tout
préoccupée  de  cohérence.  En  se  fondant  de  façon  plus  ou
moins impensée sur un paradigme d’origine romantique, elle
constitue  toute  œuvre  (ou  tout  ensemble  d’œuvres  rapporté
à l’unité d’un auteur, lui­même conçu du point de vue de la
cohérence d’une vision du monde) en totalité organique. La
lecture  devient  dans  ce  cas  une  recherche  de  cohérence,  de
cohésion,  de  convergence,  attentive  à  l’unité  plus  qu’à  la
multiplicité,  à  l’homogénéité  plutôt  qu’à  l’éparpillement,
privilégiant  la  symétrie  plutôt  que  la  dissymétrie,  la
constante  plutôt  que  l’hapax,  l’harmonie  plutôt  que  la
discordance.  De  ce  point  de  vue,  la  Nouvelle  Critique  est
largement  tributaire  du  modèle  romantique  de
l’herméneutique  :  comme  l’a  montré  Peter  Szondi  dans  son
Introduction  à  l’herméneutique  littéraire5,  le  passage  de
l’herméneutique  des  Lumières  à  l’herméneutique
romantique  correspond  à  un  passage  d’une  herméneutique
des parties à une herméneutique de la totalité. Il s’agit, selon
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la  métaphore  consacrée,  d’«  éclairer  »  le  texte,  non  plus  en


éclairant  une  partie  «  obscure  »  à  l’aide  de  parties
«  claires  »,  mais  en  éclairant  le  «  tout  »  à  l’aide  de  la
«  partie  »  constituée  en  analogon,  voire  en  organon,  d’où
l’importance  considérable  de  l’analogie  comme  type  de
relations entre les éléments, et par là même la prévalence de
la ressemblance sur la différence.
4 Ce primat de la cohérence, de l’unité organique, est rappelé
sans  ambages  par  Serge  Doubrovsky  dans  sa  réponse  à
Picard :
Donc, comme disait Léo Spitzer, « l’époque est révolue où le
critique  pouvait  lire  un  chef­d’œuvre  en  prenant  ses  aises,
sans  ressentir  l’obligation  de  relier  les  parties  au  tout,
témoignant ici son approbation, là sa désapprobation, selon
l’humeur  momentanée  de  sa  sensibilité  eudémoniste…  ».
Relier  les  parties  au  tout  :  telle  est  bien  la  démarche
fondamentale  de  la  pensée  moderne,  laquelle  ne  fait  que
continuer sur sa lancée séculaire6.

5 On retrouve le thème bien connu du cercle herméneutique :
Doubrovsky ne manque pas d’ailleurs de citer les références
inévitables, Schleiermacher et Dilthey. La reprise de ce motif
du  cercle  herméneutique,  en  particulier  chez  les
représentants  de  la  thématique,  est  récurrente,  et  contraste
avec  la  discrétion  des  références  faites  par  ailleurs  à  la
tradition  herméneutique  allemande.  On  doit  relever  que  de
temps  à  autres  la  paternité  du  concept  de  cercle
herméneutique  est  attribuée  directement  à  Spitzer  lui­
même.
6 L’association  entre  Leo  Spitzer  et  l’herméneutique,  elle­
même  conçue  comme  fabrique  de  liens  (lien  entre  les
parties, entre la partie et le tout, entre le contenu et la forme,
entre  l’œuvre  et  le  créateur  etc.)  est  également  le  fait  des
représentants  de  la  critique  dite  structurale  ou  formaliste.
Dans l’article de Gérard Genette « Structuralisme et critique
littéraire » (paru dans L’Arc  en  1965  et  repris  dans  Figures
en 1966), celui­ci tente un partage des territoires dans lequel
la référence à Spitzer obéit à une double fonction. Elle vient
premièrement légitimer la méthode structurale, puis fournir
les traits distinctifs d’une critique herméneutique.

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D’une certaine manière, la notion d’analyse structurale peut
être  considérée  comme  un  simple  équivalent  de  ce  que  les
Américains nomment le close reading et qu’on appellerait en
Europe,  à  l’exemple  de  Spitzer,  étude  immanente  des
œuvres. C’est en ce sens, justement, que Spitzer, retraçant en
1960 l’évolution qui l’avait conduit du psychologisme de ses
premières  études  de  style  à  une  critique  dégagée  de  toute
référence à l’Erlebnis, « subordonnant l’analyse stylistique à
l’explication des œuvres particulières en tant qu’organismes
poétiques en soi, sans recours à la psychologie de l’auteur »,
qualifiait cette nouvelle attitude de « structuraliste7 ».

7 « Structuraliste » ou « structural » (la distinction n’apparaît
guère) sont donnés pour synonymes d’« immanent » (on sait
combien, dans les années qui suivent, à mesure que la notion
d’œuvre  «  close  »  ou  «  achevée  »  lui  apparaît  comme  un
mirage,  Gérard  Genette  prend  ses  distances  vis­à­vis  d’une
telle  association,  aboutissant  récemment  encore  à  une  mise
en  cause  définitive  de  l’idée  même  de  «  critique
immanente8  »).  De  façon  inattendue,  Spitzer  apparaît
comme  le  modèle  de  la  critique  structurale  et  non  de  la
critique thématique, les deux se différenciant, non pas par la
référence  à  l’idée  de  «  structure  »  (à  cette  époque,  les  deux
tendances  de  la  Nouvelle  Critique  sont  marquées  par  un
même organicisme) mais par une attitude opposée vis­à­vis
du  recours  à  la  psychologie  (la  critique  structurale  se
présentant comme une critique thématique dépsychologisée,
débarrassée  du  sujet  comme  principe  extérieur  à  l’œuvre).
L’ambivalence  ici  manifeste  de  la  figure  de  Spitzer  traduit
l’ambivalence  de  la  critique  structurale,  qui  peine  à  se
distinguer de la critique thématique. En témoigne le passage
bien connu, souvent cité dans les manuels :
Toute  analyse  qui  s’enferme  dans  une  œuvre  sans  en
considérer  les  sources  ou  les  motifs  serait  donc
implicitement  structuraliste,  et  la  méthode  structurale
devrait intervenir pour donner à cette étude immanente une
sorte  de  rationalité  de  compréhension  qui  remplacerait  la
rationalité  d’explication  abandonnée  avec  la  recherche  des
causes.  Un  déterminisme,  en  quelque  sorte  spatial,  de  la
structure, viendrait relayer, dans un esprit tout moderne, le
déterminisme  temporel  de  la  genèse,  chaque  unité  étant
définie  en  termes  de  relations  et  non  plus  de  filiation.
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L’analyse  «  thématique  »  tendrait  donc  spontanément  à


s’achever  et  à  s’éprouver  en  une  synthèse  structurale  où  les
différents  thèmes  se  groupent  en  réseaux,  pour  tirer  leur
plein  sens  de  leur  place  et  de  leur  fonction  dans  le  système
de l’œuvre. (Genette, 1976 : 156­157)

8 Et  Gérard  Genette  de  citer  à  l’appui  le  cas  de  L’Univers
imaginaire  de  Mallarmé9  paru  en  1961  et  de  Forme  et
signification10  de  Jean  Rousset  publié  en  1962.  On  se
souvient  qu’il  avait  précédemment  exprimé  quelques
réserves  vis­à­vis  du  caractère  toujours  hétéroclite  et  fort
peu  systématique  de  la  thématique11,  d’où  ce  nouveau
recours  à  Spitzer  pour  désigner  le  caractère  totalisant  de  la
démarche (là encore, on se souvient que par la suite Gérard
Genette  y  verra  une  simple  construction  due  à  l’ingéniosité
du critique) :
Le  structuralisme  serait  alors,  pour  toute  critique
immanente,  un  recours  contre  le  danger  d’effritement  qui
menace  l’analyse  thématique  :  le  moyen  de  reconstituer
l’unité  d’une  œuvre,  son  principe  de  cohérence,  ce  que
Spitzer appelait son étymon spirituel12.

9 La  référence  à  Spitzer  possède  une  autre  fonction,  qui  peut


paraître quelque peu antagoniste. Genette pose en effet une
distinction  entre  la  critique  qui  envisage  l’œuvre  comme
sujet  et  la  critique  qui  envisage  l’œuvre  comme  objet.  La
première  est  celle  de  Georges  Poulet,  qui  procède  de  la
tradition herméneutique :
Cette  critique  intersubjective,  qu’illustre  admirablement
l’œuvre  même  de  Georges  Poulet,  se  rattache  au  type  de
compréhension  que  Paul  Ricœur,  après  Dilthey  et  quelques
autres  (dont  Spitzer),  nomme  herméneutique.  (Genette,
1976 : 158)

10 Le  stylisticien  est  donc  reversé  du  côté  de  la  thématique.
Cette fois­ci, l’unité de l’œuvre dans la démarche de Spitzer
est  l’unité  d’une  conscience,  d’une  conscience  elle­même
conçue  comme  unité  organique,  comme  réseau  de  relations
qui  permettent  de  donner  une  nécessité  à  l’œuvre  littéraire
en  en  reliant  les  éléments  en  vertu  d’un  système  latent.  En
dépit  de  l’ambivalence  ici  pointée,  on  voit  clairement  de
quelle  façon  la  stylistique  spitzérienne  intervient  pour

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légitimer une conception organiciste qui permet notamment
de  programmer  le  protocole  herméneutique  fondé  sur
l’analogie entre les parties et l’analogie entre les parties et le
tout.  Jean  Starobinski,  on  s’en  souvient,  a  baptisé  «  micro­
représentativité13  »  ce  principe  de  fonctionnement,  qui
permet  non  seulement  de  «  motiver  »  les  parties  d’une
œuvre  en  les  rapportant  à  un  tout,  mais  en  outre  de
«  motiver  »  l’élément  formel  en  en  faisant  l’analogon  de  la
totalité spirituelle.

La motivation
11 Supposer  qu’il  existe  une  relation  entre  forme  et  contenu
relève d’emblée d’une option théorique. Du point de vue qui
nous  intéresse  ici,  celui  de  la  poétique  du  commentaire,  il
importe  de  considérer  comment  le  métatexte  va  tisser  des
liens  entre  ces  deux  dimensions  du  texte.  On  peut,  pour  ce
faire, partir de l’article de Leo Spitzer intitulé « Stylistique et
critique  littéraire  »  et  paru  dans  Critique  en  1955.  Comme
tous  les  articles  de  la  revue,  il  s’agit  d’une  recension,  en
l’espèce  de  l’ouvrage  de  Richard  Anthony  Sayce,  Style  in
Frenchprose.  A  method  of  analysis14.  Cet  article  nous  est
d’abord  utile  car  Spitzer  y  fait  le  départ  entre  stylistique  et
critique  littéraire.  En  effet,  Sayce  distingue  une  grammaire
stylistique  («  vocabulaire,  syntaxe,  figures  et  tropes  »),  et
trois  chapitres  «  purement  critiques  »  (selon  Spitzer),
s’attachant  à  déterminer  le  «  style  d’époque  »,  le  «  style
individuel », et le « bon ou mauvais style ». S’ensuit un long
commentaire  de  Bossuet  à  l’issue  duquel  Spitzer  énonce  les
principes méthodologiques suivants :
Au  lieu  de  disperser  en  des  chapitres  divers  les
caractéristiques  d’un  auteur,  nous  nous  sommes  efforcé  de
grouper  tout  ce  que  nous  avons  relevé  autour  d’une
observation  centrale,  celle  qu’une  seule  phrase  de  Bossuet,
citée  par  M.  Sayce,  nous  avait  suggérée  :  le  lien  entre  une
certaine  forme  linguistique  (la  course  de  la  phrase  vers  le
néant) et le contenu baroque (le desengaño15).

12 Le  début  de  la  citation  nous  est  familier  :  on  y  retrouve  le
privilège  romantique  de  la  totalité  organisée  sur
l’accumulation  encyclopédique  d’éléments  isolés.  Mais  c’est
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surtout  la  fin  qui  doit  à  présent  nous  retenir.  Le  lien  entre
« forme » et « contenu » indique que la forme est ici traitée
comme  un  signe,  et  plus  précisément,  dirait­on  en  termes
peirciens,  comme  un  signe  iconique  (on  conserve  par
provision  le  terme  et  la  notion  d’iconicité  :  on  en  évoquera
plus loin la critique par Goodman suivi de Genette).
13 Ce  postulat  d’iconicité,  qui  permet  de  procéder  à  une
herméneutique  de  la  forme  fondée  sur  une  analogie  entre
contenant  et  contenu,  se  retrouve  dès  que  la  critique
thématique  entreprend  d’adjoindre  à  l’étude  des  thèmes
récurrents  celle  des  configurations  verbales.  Cet
élargissement de l’objet de l’herméneutique est peu ou prou
toujours  placé  sous  les  auspices  de  Spitzer.  Ainsi,  dans
Forme et signification, Rousset retrace­t­il la généalogie des
auteurs  envers  lesquels  il  s’estime  redevable  en  convoquant
d’abord  deux  figures  essentielles,  Marcel  Raymond  et
Charles  du  Bos,  puis  deux  triades  :  Bachelard,  Poulet,
Spitzer, d’une part et Picon, Starobinski, Richard de l’autre.
Dans  cette  économie  générale,  Spitzer  occupe  une  fonction
précise,  puisqu’il  vient  incarner  un  idéal  pour  l’étude  de  la
forme aux yeux d’une critique thématique qui, à l’exemple de
Georges Poulet, tend à s’en désintéresser :
Georges Poulet porte peu d’intérêt à l’art,  à  l’œuvre  en  tant
que  réalité  incarnée  dans  un  langage  et  des  structures
formelles, il les soupçonne d’« objectivité » : le critique court
le danger de les saisir du dehors. 
C’est  assurément  ce  qu’il  faut  éviter  à  tout  prix.  C’est
pourquoi  je  me  retourne  ici  d’abord  vers  Marcel  Raymond,
parce  qu’il  lui  importe  de  saisir  un  langage  et  un
déploiement  formel  autant  qu’une  sensibilité,  ensuite  vers
Leo  Spitzer  ;  ce  grand  philologue  nous  donne  des  modèles
d’études  stylistiques  établies  sur  l’union  du  mot  et  de  la
pensée : un écart, un accident du langage, s’il est bien choisi,
trahira  un  «  centre  affectif  »  de  l’auteur  qui  est  en  même
temps  un  principe  de  cohésion  interne  de  l’œuvre  ;  tout
détail est homogène à l’ensemble ; « style et âme sont deux
données  immédiates  et,  au  fond,  deux  aspects
artificiellement  isolés,  du  même  phénomène  intérieur  ».
Conception  moderne  du  style,  qui  n’est  plus  un  instrument
impersonnel,  mais  tout  au  contraire  ce  qu’il  y  a  de  plus
individuel, de plus irréductible chez l’artiste, le signe même
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de  sa  vision  ;  ainsi  que  l’a  écrit  Proust,  «  le  style  est  une
question non de technique, mais de vision ». L’artiste n’a pas
un  style,  il  est  son  style.  Sur  cette  conviction  repose  la
« méthode » de Spitzer16.

14 L’anti­formaliste  Poulet,  qui  partage  l’organicisme  de


Spitzer,  se  voit  de  la  sorte  complété  par  le  stylisticien  (d’où
une sorte d’équation : Spitzer = Poulet + forme). Et de fait,
cette  alliance  est  au  cœur  de  la  démarche  de  Forme  et
signification  :  Rousset  y  pratique  une  herméneutique  qui
aboutit souvent aux mêmes conclusions que celle de Poulet,
souvent cité du reste (l’ouvrage lui est également dédié), en
étayant  ses  résultats  à  l’aide  de  remarques  formelles
introduites moyennant le postulat implicite d’iconicité (ainsi
chez  Marivaux,  la  «  signification  »  de  la  dualité  de  l’âme
humaine se retrouve dans la « forme » du double registre).
La citation de Proust qui se trouve à proximité des mentions
de Spitzer possède également un rôle essentiel : le terme de
«  vision  »,  qui  n’est  pas  exactement  celui  de  «  vision  du
monde », programme une critique dont le discours est saturé
par  le  lexique  visuel,  notamment  géométrique,  ce  qui  rend
évidemment plus aisée en discours l’application du principe
d’iconicité.
15 Ainsi  la  stylistique  apparaît­elle  ici  comme  le  complément,
l’étai de l’herméneutique – elle est presque réduite à un rôle
ancillaire  de  vérification,  de  confirmation.  De  sorte  que  la
référence  à  la  démarche  stylistique,  de  même  qu’elle  était
tout à l’heure chez Genette identifiée à un surplus de rigueur,
apparaît  marquée  par  un  certain  positivisme.  Du  point  de
vue de la réception plus globale de Spitzer, on observera à ce
sujet  un  renversement,  le  même  Spitzer  sera  par  la  suite
considéré  comme  le  parangon  du  subjectivisme  (ce
renversement  nous  renvoie  en  miroir  à  celui  que  connaît  la
Nouvelle  Critique,  à  laquelle  on  a  d’abord  reproché  de
proposer  des  interprétations  des  plus  impressionnistes,
pour,  quelques  années  après,  blâmer  son  scientisme).  Le
même Rousset, dans sa communication lors de la décade de
Cerisy Les Chemins actuels de la critique, expliquait en effet
que  c’est  la  crainte,  ressentie  au  moment  où  il  étudiait  le
baroque,  de  substituer  aux  réalités  historiques  ses  propres
conceptions  (nouvel  avatar  du  cercle  herméneutique,  cette
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fois  non  plus  bénéfique,  mais  maléfique)  qui  l’a  conduit  à


l’études  des  formes  –  ici,  le  formalisme  se  présente
clairement  comme  un  objectivisme  :  il  importe  de  s’«  en
tenir  à  des  faits  qui  imposent  leur  consistance  et  leurs
contours17  ».  Aux  côtés  de  Proust  et  Spitzer,  apparaît  ici  un
troisième  terme,  qui  permet  de  former  un  dispositif  qu’on
retrouvera : Wölfflin. Comme pour Proust, avec l’idée (et le
terme)  de  «  vision  »,  le  fait  de  convoquer  des  travaux
consacrés à la peinture permet de transférer subrepticement
les  propriétés  sémiotiques  d’un  type  d’œuvre  (le  tableau)  à
un  autre  (le  texte).  Rousset  dit  bien  que  le  recours  aux
catégories  wölffliniennes  risque  fort  de  n’être  qu’une
extrapolation  indue,  mais  il  justifie  toutefois  le  parallèle  en
faisant  du  tableau  un  modèle  heuristique  pour  mieux
envisager  les  rapports  du  sens  à  la  forme  dans  l’œuvre
littéraire.  Ainsi  se  justifie  un  authentique  phénomène  de
transsémiotisation  qui  n’est  jamais  explicitement  examiné
pour lui­même.
16 On  doit  rappeler  que  le  postulat  d’iconicité  procède  plus
généralement  du  postulat  romantique  de  l’opposition  entre
le  langage  courant  et  le  langage  poétique  (la  célèbre
rémunération  mallarméenne  du  défaut  des  langues).
Rousset  le  dit,  cette  fois  explicitement,  à  Cerisy  :  la
différence  entre  les  «  structures  »  linguistiques  et  les
« structures » littéraires vient du fait que les secondes sont
non  pas  arbitraires  mais  motivées.  Laissant  de  côté  le
problème de l’inexactitude de la formulation (ce sont bien les
signes,  non  les  «  structures  »  que  l’on  peut  dire
«  arbitraires  »),  on  constate  que  c’est  une  ontologie
typiquement  romantique  qui  prévaut  ici,  manifestée  par
l’alliance  des  trois  propriétés  essentielles  de  l’œuvre
littéraire,  la  clôture,  l’unité,  et  enfin  la  motivation.  Relever
cette  filiation  n’est  guère  original  mais  permet  de
caractériser un geste critique doublement motivant : il s’agit
d’isoler  un  élément  pour  le  réintégrer  à  un  ensemble
d’éléments constituant une structure indexée sur la structure
d’un univers mental, et de décrire ces deux structures à l’aide
de  termes  spatiaux  (la  vrille,  la  boucle,  le  cercle,  le  face  à
face,  l’alternance  etc.)  afin  d’en  affirmer  l’isomorphisme.
Ainsi  le  critique  procède­t­il,  pour  reprendre  un  couple
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typique  du  discours  de  la  Nouvelle  Critique,  par  analogie


(pour  donner  une  nécessité  à  la  co­présence  des  éléments
dans  un  ensemble)  et  par  homologie  (pour  donner  une
nécessité à la co­présence des ensembles eux­mêmes).

Forme du contenu et forme de l’expression
17 L’homologie  entre  forme  et  contenu,  pierre  angulaire  de  la
Nouvelle  Critique  dès  qu’elle  s’intéresse  aux  formes,  est
souvent  affirmée  à  l’aide  d’une  mention  de  Hjelmslev,  dont
le  nom  voisine  parfois  avec  celui  de  Spitzer.  Cette  co­
occurrence  vient  toujours  légitimer  une  procédure
métatextuelle fondée en dernière analyse sur l’iconicité de la
forme.  S’il  est  vrai  que  Roland  Barthes  paraît  plaider  dans
une communication prononcée en 1969 et publiée en 197118
(époque,  donc,  où  Barthes  ne  peut  plus  être  considéré
comme  appartenant  à  la  «  Nouvelle  critique  »,  mais  où
nombre  de  ses  déclarations  s’inscrivent  encore  dans  la
continuité de cette période) pour un nécessaire dépassement
de la dualité entre fond et forme, on constate qu’ailleurs, par
exemple  dans  un  entretien  paru  dans  Les  Nouvelle
littéraires  du  5  mars  1970,  il  ne  manque  pas  de  rétablir  la
distinction,  tout  en  la  raffinant,  c’est­à­dire  en  posant,  à
partir de Hjelmslev, le principe selon lequel « au niveau du
fond il y a une forme du fond » (Barthes, 2002, t. III : 639).
La  formule  un  peu  énigmatique  renvoie  bien  sûr  à  la
distinction, non entre forme et contenu, mais entre forme et
substance.  Comme  chacun  sait,  de  même  qu’il  y  a  une
substance du contenu et une substance de l’expression, il y a
une forme du contenu et une forme de l’expression. C’est la
coïncidence  de  ces  deux  formes  qui  est  érigée  sinon  en
principe,  du  moins  en  indice  («  le  seul  critère  valable  de
qualité19 » écrit JeanPierre Richard en 1964), de la littérarité.
Le  cas  est  manifeste  chez  Jean­Pierre  Richard,  qui  après
s’être exclusivement, ou presque, préoccupé de la « forme du
contenu  »,  en  vient  au  fil  de  ses  travaux  à  étudier  par
surcroît  la  «  forme  de  l’expression  ».  Le  phénomène  est
sensible dès Paysage de Chateaubriand :
L’étude  intentionnelle  de  la  «  forme  »  rejoint  l’analyse  des
formes  d’imagination.  Ou,  selon  la  terminologie  des

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linguistes  danois,  «  forme  de  l’expression  »  et  «  forme  du


contenu  »  se  découvrent  des  architectures  identiques.
Confirmant réciproquement leurs résultats, on imagine ainsi
comment stylistique et thématique pourraient s’unir dans le
procès  d’une  seule  recherche.  La  critique  répondrait  alors
enfin  peut­être  à  la  belle  définition  qu’en  avait  donnée  Leo
Spitzer : être une « archéologie de l’écriture ». 
Pour être complète, cependant, une telle archéologie encore
à un autre type de formes immédiates : non plus les micro­
organismes  stylistiques,  mais  les  structures  qui  définissent
l’existence  des  genres  littéraires  ou  qui,  à  l’intérieur  de  ce
cadre,  commandent  l’architecture  de  telle  ou  telle  œuvre
particulière20.

18 La  stylistique  spitzérienne  permet  d’intégrer,  comme


précédemment,  la  perspective  formaliste,  et  le  résultat
obtenu à l’issue de cette « spitzérisation » de la thématique
se voit précisément rapproché d’« une critique comme celle
que  mène  si  excellemment  un  Jean  Rousset  »  (Richard,
1967 : 165). La nécessité de « compléter » la thématique par
la  stylistique  procède  d’une  intuition  ancienne  chez  Jean­
Pierre  Richard,  mais  n’apparaît  qu’à  l’état  d’annonce  dans
les  années  1960  :  ce  n’est  qu’avec  les  deux  volumes  de
Microlectures  de  1979  et  1984  qu’une  étude  systématique
des sonorités et des configurations verbales apparaîtra dans
sa  critique,  qui  approfondira  ainsi  ses  intuitions  premières.
La  stylistique  est  alors  la  conséquence  logique  du
déploiement des axiomes sur lesquels repose la critique.
19 On peut observer comment, à partir d’une position tout à fait
similaire  exprimée  en  des  termes  quasiment  identiques,
Gérard Genette va progressivement évoluer en sens inverse.
Bien  avant  Fiction  et  diction,  le  critique  propose,  en  1966,
une définition du style :
On  sait  en  effet  que  Hjelmslev  opposait  la  forme,  non  pas,
comme  le  fait  la  tradition  scolaire,  au  «  fond  »,  c’est­à­dire
au  contenu,  mais  à  la  substance,  c’est­à­dire  à  la  masse
inerte,  soit  de  la  réalité  extra­linguistique  (substance  du
contenu), soit des moyens, phoniques ou autres, utilisés par
le  langage  (substance  de  l’expression).  Ce  qui  constitue  la
langue  comme  système  de  signes,  c’est  la  façon  dont  le
contenu  et  l’expression  se  découpent  et  se  structurent  dans
leur  rapport  d’articulation  réciproque,  déterminant
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l’apparition  conjointe  d’une  forme  du  contenu  et  d’une


forme de l’expression. […] 
Or,  ce  qui  vaut  pour  le  fait  linguistique  élémentaire  peut
valoir  à  un  autre  niveau,  mutatis  mutandis,  pour  ce  fait
« supra­linguistique » […] que constitue la littérature : entre
la  masse  littérairement  amorphe  du  réel  et  la  masse,
littérairement amorphe elle aussi, des moyens d’expression,
chaque  «  essence  »  littéraire  interpose  un  système
d’articulation  qui  est,  inextricablement,  une  forme
d’expérience et une forme d’expression. Ces sortes de nœuds
formels pourraient constituer l’objet par excellence d’un type
de critique que l’on nommera, indifféremment, formaliste ou
thématique  –  si  l’on  veut  bien  donner  à  la  notion  de  thème
une  ouverture  sur  le  plan  du  signifiant  symétrique  à  celle
qu’on  vient  de  donner  à  la  notion  de  forme  sur  le  plan
signifié.  […]  Ce  qu’[un  tel  formalisme]  recherche  de
préférence, ce sont ces thèmes­formes, ces structures à deux
faces où s’articulent ensemble les partis pris de langage et les
partis  pris  d’existence  donc  la  liaison  compose  ce  que  la
tradition  appelle,  d’un  terme  heureusement  équivoque,  un
style21.

20 Ce  texte,  issu  de  la  communication  de  Gérard  Genette  à  la


décade de Cerisy en 1966, repris dans Figures II en 1969, est
essentiel pour plusieurs raisons, et d’abord parce qu’il tend à
dépasser  l’opposition  entre  critique  thématique  et  critique
structurale  au  profit  d’une  seule  démarche  qui  semble  bien
devoir  s’intituler  la  stylistique  (et  si  Spitzer  n’est  pas
explicitement mentionné, on accordera que c’est bien à une
stylistique  spitzérienne,  telle  que  la  Nouvelle  Critique  la
reçoit  ou  la  conçoit,  qu’il  est  implicitement  fait  référence).
Toutefois,  il  faut  constater  que  si  Genette,  dans  ce  texte,
formule de la façon la plus nette qui soit la méthode qu’il dit
avoir  été  la  sienne  (signalant  comment  il  a  pu  étudier  le
palimpseste  chez  Proust  ou  le  vertige  baroque  en  mettant
chaque fois en relation une expérience du réel et une mise en
œuvre verbale), c’est pour mieux l’abandonner par la suite. Il
ne  l’a  naturellement  jamais  formulé  ainsi,  mais  tout  lecteur
de Figures II s’en avise : au fur et à mesure que l’on avance
dans  les  divers  chapitres  du  volume,  on  voit  le  critique  se
muer en poéticien, et abandonner un à un tous les principes
d’inspiration  romantique  de  la  critique  thématique.
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« Vraisemblance et motivation22 », par exemple, constitue la
première  formulation  franche  de  la  critique  des
«  motivations  »  dans  tous  domaines  (et  notamment  le
domaine de la critique). « Stendhal23 », de même, se lit entre
autres  comme  un  congé  définitif  signifié  à  l’idée  d’œuvre
achevée  ou  de  clôture  du  texte.  C’est  surtout  «  Proust  et  le
langage  indirect24  »  qui  comporte  l’élément  le  plus
intéressant dans notre perspective, puisque Genette y étudie,
notamment, le cratylisme du héros, et évoque sa conception
du  nom  comme  «  unité  constituée  […]  par  la  relation
d’interdépendance  posée  entre  la  forme  du  contenu  et  la
forme  de  l’expression  »  (Genette,  1979  :  241).  La  formule
employée  dans  «  Raisons  de  la  critique  pure  »  pour
caractériser  le  texte  sur  le  modèle  du  signe  linguistique,  ou
du  mot  total,  en  postulant  d’une  certaine  manière,  pour  le
dire cette fois en termes saussuriens, une certaine nécessité
entre  le  «  signifiant  »  et  le  «  signifié  »,  est  reprise  dans
« Proust et le langage indirect » pour désigner un avatar du
cratylisme. Or Genette se montre de plus en plus sensible à
cette  question  qui  lui  fournira  en  1976  la  matière  d’un
ouvrage  entier,  Mimologiques25,  où  figure  d’ailleurs  un
chapitre  reprenant  partiellement  «  Proust  et  le  langage
indirect  ».  Cet  ouvrage  s’efforce  en  particulier  de  montrer
combien  l’idée  de  langage  poétique  comme  langage  motivé
relève  de  la  «  rêverie  mimologique  »,  ou  plus  exactement
d’un  «  cratylisme  secondaire  »  consistant,  étant  donné
l’arbitraire  des  signes,  à  retrouver  la  motivation  ailleurs.
C’est le cas par excellence chez Mallarmé, au plan du vers, et
l’on serait bien tenté de dire que ce l’est aussi au plan de la
«  forme  »  ou  de  la  «  structure  »  chez  les  adeptes  de  la
critique thématique convertis à l’étude formelle. Spitzer n’est
pas cité dans Mimologiques : il n’en demeure pas moins qu’il
serait  fort  possible  de  l’inclure  dans  ce  «  formidable
dossier » (selon le mot de Claudel rapporté par Genette), en
partant  par  exemple  de  ces  lignes  frappantes  où  le
philologue  s’enthousiasme  de  constater  que  l’étymologie  du
mot  «  papillon  »  elle­même  «  papillonnante26  ».  On  y
inclurait  également,  du  reste,  le  Rousset  de  Forme  et
signification  ou  le  Richard  des  Microlectures.  La  rêverie
mimologique  semble  bien  pour  Genette  au  cœur  de  la
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démarche  stylistique.  Certes,  dans  un  autre  texte  important


de Figures  II,  «  Langage  poétique,  poétique  du  langage27  »,
qui rend compte, on s’en souvient peut­être, du livre de Jean
Cohen  Structure  du  langage  poétique,  Gérard  Genette
oppose le principe d’une stylistique de l’écart, dont il nomme
quelques représentants, Bally, Guyraud, Valéry et Spitzer, à
celui  d’une  poétique  du  langage  entée  sur  l’étude  de
l’imaginaire cratyléen. En revanche, dans la section « Style et
signification  »  de  Fiction  et  diction,  paru  en  1991,  le
poéticien, révoquant la notion même d’iconicité au profit de
celle,  goodmanienne,  d’«  exemplification  »,  souligne  que,
selon  lui,  les  stylisticiens  manifestent  souvent  une
prédilection pour les cas où l’exemplification « redouble » la
dénotation  (ainsi,  le  mot  «  bref  »  dénote  la  brièveté  et
l’exemplifie,  étant  bref  lui­même,  de  même  qu’«  ombre  »
exemplifie ce qu’elle dénote, en raison de son timbre réputé
obscur) : « L’expressivité des stylisticiens ne couvre que les
cas  de  redoublement  (ou  redondance)  du  type  bref  ou
ombre28 » (et l’on accordera, peut­être, que ce qui est dit du
mot  est  peut­être  vrai,  là  encore,  de  la  phrase  ou  du  texte,
censés dénoter une « vision du monde » que l’on désigne à
l’aide d’un terme que le texte lui­même exemplifie). Genette
y  voit,  pour  le  coup,  un  authentique  «  privilège  cratyliste
accordé par le stylistique à ce cas particulier ».
21 Ainsi  peut­on  esquisser  une  typologie  sommaire  de  la
réception  de  Spitzer  dans  la  Nouvelle  Critique  :  Barthes
l’ignore,  les  représentants  de  la  critique  thématique
l’utilisent pour asseoir leur herméneutique sur la solidité de
l’étude formelle, et Genette, pour sa part, passe, pour le dire
très  vite,  du  spitzérisme  à  l’anti­spitzérisme  –  ou  plus
exactement,  devient  anti­spitzérien  à  mesure  qu’il  s’éloigne
de la Nouvelle Critique, et de la critique tout court.
22 Ce  qui  précède  nous  permet  d’historiciser  et,  partant,  de
relativiser les options théoriques du commentaire spitzérien
ou  néo­critique,  et  de  prendre  la  mesure  des  convergences
significatives  qui  expliquent  la  présence  de  Spitzer  dans  les
travaux  de  la  Nouvelle  Critique.  Il  s’agit  évidemment  de  la
reprise  des  principes  fondateurs  de  l’esthétique  romantique
telle qu’elle s’est forgée à Iéna, et telle qu’elle nous parvient
moyennant  diverses  variations.  De  fait,  Leo  Spitzer  et  la
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Nouvelle  Critique  ont  souvent  été  associés,  par  divers


auteurs,  afin  de  former  un  dispositif  emblématique  d’une
supposée  doxa  régnant  dans  les  études  littéraires,  dont  les
auteurs  en  question  entendaient  se  démarquer.  Cependant,
convoquer la stylistique spitzérienne ou la Nouvelle Critique
au  Tribunal  de  l’Histoire  pour  caractériser  l’une  ou  l’autre,
inévitablement,  comme  un  «  moment  »  de  la  vie  des  idées
littéraires  appelé  à  être  «  dépassé  »  au  profit  d’un  type
d’analyse plus large, plus englobant, appelé à être dépassé à
son tour, relève aussi d’une certaine idée de l’histoire et de la
pensée (dont on aura reconnu l’inspirateur). Il est courant de
faire remarquer combien nos usages actuels sont largement
dépendants de modèles d’intelligibilité romantiques (adjectif
lui­même  tant  lesté  de  connotations,  qu’il  semble  ne  plus
pouvoir fonctionner comme caractérisant historiographique,
mais  comme  un  marqueur  axiologique,  un  opérateur
immédiat  de  disqualification),  toutefois,  «  relativiser  »  ne
signifie  pas  nécessairement  «  invalider  »,  mais  bien  plutôt
intégrer  à  un  système  de  relations.  On  peut  donc,  hors  de
toute  considération  prescriptive,  s’interroger  sur  la
rémanence des conceptions qu’on a ici évoquées dans notre
pratique contemporaine pour montrer qu’elles continuent à
fournir  un  fil  conducteur  pertinent  dans  l’étude  du  rapport
entre  stylistique  et  critique  littéraire.  Ces  questions  en  effet
sont  toujours  les  nôtres,  si  l’on  accepte  que  le  point  de
rencontre  entre  stylistique  et  critique  littéraire  est  toujours
l’herméneutique des formes. On rappellera à ce titre que, par
exemple, le bel article « Qu’est­ce que la forme ? » de Pierre
Cahné dans Qu’est­ce  que  le  style  ?29  reprend  la  conception
de  la  forme  ici  évoquée  et  qu’on  y  retrouve  d’ailleurs  le
dispositif Spitzer­Wölfflin­Proust.
23 Les  conceptions  de  Spitzer  ont  fait  l’objet  d’innombrables
gloses,  concernant  prioritairement  la  notion  d’écart,  puis  le
présupposé  organiciste.  Ce  présupposé,  propre  à  Spitzer
autant qu’aux néo­critiques, a été plus nettement aperçu, et
plus souvent battu en brèche, que le postulat de motivation
qui  gouverne  autant  la  démarche.  C’est  pourquoi,  y  ayant
davantage insisté ici, on souhaiterait encore en dire quelques
mots. D’une façon qui intéresse plus directement la poétique
des  procédures  métatextuelles,  il  y  a  sans  doute  avantage  à
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suspendre la question de savoir si certaines formes sont, ou
pas,  iconiques  (ou  plus  rigoureusement  :  si  les  textes
exemplifient  ce  qu’ils  dénotent),  et  à  lui  substituer  une
typologie  des  formes  «  iconicisables  »  (en  fonction,  par
exemple, du degré de cratylisme de l’herméneute). Ceci nous
mènerait vers une recherche des objets qui prédisposent à ce
type  de  lecture  analogique,  lecture  consistant,  pour
reprendre  les  catégories  genettiennes,  en  un  mimologisme
primaire  de  la  syllabe  ou  du  mot,  ou  en  un  mimologisme
secondaire  des  positions,  des  phrases  (notamment  les  faits
de  liaison  et  déliaison,  hypotaxe  et  parataxe,  longueur  et
brièveté),  et  enfin  de  la  construction  du  texte  (par  exemple
les  constructions  symétriques,  circulaires,  alternées,  qui
peuvent  toujours  être  dites  «  mimétiques  »  d’une  certaine
« vision du monde », qu’il s’agit ensuite de caractériser – de
façon  ad  hoc,  diront  les  plus  suspicieux).  Il  est  en  outre
possible  de  se  demander  quel  est  le  statut  du  recours  à
l’iconicité  :  principe  de  méthode,  explicite  ou  pas,  objet
d’analyse ponctuel, ou légitimé par diverses raisons (l’auteur
ayant  par  ailleurs  démontré  une  sensibilité  cratyléenne  ou
manifesté localement une intention de s’adonner au jeu de la
ressemblance  des  mots  aux  choses,  la  pulsion  motivante
étant  trait  d’époque,  ou  encore  un  trait  générique).  Un
dernier  élément  de  ce  dossier  ouvrirait  la  possibilité  d’une
stylistique  du  commentaire,  à  travers  l’inventaire  de  ses
figures  privilégiées  (par  exemple  l’antanaclase,  la  syllepse,
ainsi  que  toute  figure  permettant  de  désigner  d’un  même
terme  les  propriétés  du  texte  et  celles  d’un  monde  qu’il
construit),  la  métastylistique  reconduisant  in  fine  à  la
stylistique.

Notes
1. PICARD R. (1965), Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Jean­
Jacques Pauvert, coll. « Libertés ».
2. BARTHES R. (2002), « Qu’est­ce que la critique ? », Œuvres complètes,
éd. É. Marty, Paris, Le Seuil, t. II : 503.
3.  SPITZER  L.  (1970),  «  A  propos  de  La  Vie  de  Marianne  (Lettre  à  M.
Georges  Poulet)  »,  Etudes  de  style,  Paris,  Gallimard,  coll.
« Bibliothèques des idées » : 367­396.

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4. STAROBINSKI J. (1964), « La stylistique et ses méthodes : Leo Spitzer »,
Critique, 206 : 579­596.
5.  SZONDI  P.  (1959),  Introduction  à  l’herméneutique  littéraire,  Paris,
Éditions du Cerf, coll. « Passages ».
6.  DOUBROVSKY  S.  (1966),  Pourquoi  la  nouvelle  critique.  Critique  et
objectivité,  Paris,  Mercure  de  France  :  69.  L’accent  sur  «  Léo  »  est  de
Serge  Doubrovsky.  La  citation  de  Spitzer  est  issue  de  SPITZER  L.  (1948),
Linguistics and literary history, Princeton, Princeton University Press :
129.
7. GENETTE  G.  (1976),  «  Structuralisme  et  critique  littéraire  »,  Figures I,
Paris,  Le  Seuil,  coll.  «  Points  Essais  »  :  156.  La  citation  de  Spitzer  est
issue de SPITZER L., « Les études de style et les différents pays », Langue
et littérature, Paris, Les Belles­Lettres, 1961 : 28.
8. GENETTE  G.  (2002),  «  Ouverture  métacritique  »,  Figures  V,  Paris,  Le
Seuil, coll. « Poétique » : 7­39.
9.  RICHARD  J.­P.  (1961),  L’Univers  imaginaire  de  Mallarmé,  Paris,  Le
Seuil, coll. « Pierres vives ».
10.  ROUSSET  J.  (1962),  Forme  et  signification.  Étude  sur  les  structures
littéraires de Corneille à Claudel, Paris, Librairie José Corti.
11. GENETTE G. (1976), « Bonheur de Mallarmé ? » : 91­100.
12. GENETTE G. (1976), « Structuralisme et critique littéraire » : 157.
13. STAROBINSKI J. (1970), « Leo Spitzer et la lecture stylistique » : 28.
14.  SAYCE  R.  A.  (1953),  Style  in  French  prose.  A  method  of  analysis,
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15. SPITZER  L.  (1955),  «  Stylistique  et  critique  littéraire  »,  Critique,  98  :
609.
16.  ROUSSET  J.  (1962),  Forme  et  signification.  Étude  sur  les  structures
littéraires de Corneille à Claudel, XVIII. La citation de Spitzer est issue
de SPITZER L. (1959), Romanische Literaturstudien, 19361956, Tübingen,
Max Niemeyer Verlag : 329.
17. ROUSSET J. (1967), « Les réalités formelles de l’œuvre », G. POULET & J.
RICARDOU (dir.), Les Chemins actuels de la critique, Paris, Plon : 107.
18. BARTHES R. (2002) : 972­981.
19.  RICHARD  J.­P.  (1981),  Onze  études  sur  la  poésie  moderne,  Paris,
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20. RICHARD J.­P. (1967), Paysage de Chateaubriand,  Paris,  Éditions  du
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22. GENETTE G. (1979), « Vraisemblance et motivation » : 71­99.

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23. GENETTE G. (1979), « Stendhal » : 145­193.
24. GENETTE G. (1979), « Proust et le langage indirect » : 223­294.
25.  GENETTE  G.  (1976),  Mimologiques.  Voyage  en  Cratylie,  Paris,  Le
Seuil, coll. « Poétique ».
26. SPITZER L. (1970), « Art du langage et linguistique » : 45­78.
27. GENETTE G. (1979), « Langage poétique, poétique du langage » : 123­
153.
28. GENETTE G. (2004), « Style et signification », Fiction et diction, Paris,
Le Seuil, coll. « Points Essais » : 187.
29. CAHNÉ P. (1994), « Qu’est­ce que la forme ? », Qu’est­ce que le style ?,
MOLINIÉ  G.  &  CAHNÉ  P.,  Paris,  Presses  universitaires  de  France,  coll.
« Linguistique nouvelle » : 63­69.

Auteur

Florian Pennanech
© Presses universitaires de Rennes, 2010

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Référence électronique du chapitre
PENNANECH, Florian. Stylistique et critique littéraire. La réception de
Leo  Spitzer  par  la  nouvelle  critique  française  In  :  Stylistiques  ?  [en
ligne].  Rennes  :  Presses  universitaires  de  Rennes,  2010  (généré  le  16
janvier  2017).  Disponible  sur  Internet  :
<http://books.openedition.org/pur/40052>.  ISBN  :  9782753547049.
DOI : 10.4000/books.pur.40052.

Référence électronique du livre
WULF,  Judith  (dir.)  ;  BOUGAULT,  Laurence  (dir.).  Stylistiques  ?
Nouvelle  édition  [en  ligne].  Rennes  :  Presses  universitaires  de  Rennes,
2010  (généré  le  16  janvier  2017).  Disponible  sur  Internet  :
<http://books.openedition.org/pur/40041>.  ISBN  :  9782753547049.
DOI : 10.4000/books.pur.40041.
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