{P) Rew Blge de Médecine Dents 27/3
THEMATIQUE oo)
Dommages sensoriels du nerf lingual aprés anesthésie a |’épine
de Spix
PATRICK BOGAERTS®
summary
Prolonged and possibly permanent change in sensation cue to lingual nerve damage can
‘ecu after mansibular block anesthesia The condition is rare and ite can be dene to
prevent its occurrence. & case reper presented and funcional as Well 3s legal im
Pleats are discussed. alse practical recommendations are glen to help the dentist
tien faced withthe situation,
ey woras anesthe, adverse eet, wgusl neverinnires
Fetes anes locoregional, complications part pers
1. Introduction
es traitements endodontiques nécessitent I'anesthésie profonde de
la dent & traiter.
Les molaires inférieures sont notoirement diffciles @ anesthésier,
surtout Jorsqu’elles sont douloureuses pour causes inflammatoires ou in-
fectieuses ?. Il est alors souvent indispensable de multiplier les injections.
(loco-régionales, locales, itra-ligamentaires et intra-pulpaires). Le confort
er-opératoire ainsi obtenu peut cependant étre suivi d'une période d’al-
tération sensitive des branches du nerf mandibulaire et ceci pendant une
période plus ou moins longue.
Le présent article illustre un cas clinique de survenue d'une paresthésie
linguale aprés anesthésie a I'épine de Spix pour traitement dentaire non-
cchirurgical. Des tentatives d'explication sont proposées et des consells
pratiques sont donnés au praticien, lorsqu'll est confronté a ce probleme
post-opératoire
2. Cas clinique
Un vendredi du mois de janvier 2007, une patiente se présente pour tr
tement endodontique de Ia 46 . Sur le plan de l'anamnése médicale, il n'y
a rien & signaler. La patiente étant en bonne santé, elle ne prend aucun
médicament.
La 46, nécrosée, a manifesté quelques mois auparavant un accés infec-
tieux aigu avec gonflement vestibulaire. Depuis lors, en absence de toute
antibiothérapie mais aprés applications d'huiles essentielles, il persiste
tne sensation de lourdeur et une mobilité augmentée. Une parodontite
généralisée est également diagnostiquée.
Un gel anesthésiant (benzocaine, Hurricaine® gel, Vedefar NY, Dilbeek) est
appliqué au niveau de la muqueuse & hauteur de 'épine de Spix. Une pre-
mire injection loco-régionale sous aspiration est administrée & ce niveau
(articaine 4%, Alphacaine” N, SPAD, Dentsply France). Afin de complé-
——EE
+150, Paige ite nda,
conatitant mit, Universite cto de Loran,
arese ae coesponaance:
‘ue Fron Mery 64,1050 aes
Court pat opskyret
ter celle-ci 2, une deuxiéme injection
est donnée a I’épine de Spix avec le
méme produit. Trés rapidement, la
paatiente ressent une décharge élec-
trique au niveau du bord de la langue
a droite. Linjection est arrétée immé-
diatement. Le traitement endodonti-
que est réalisé en une séance et se
passe sans probleme
Trois jours plus tard, la patiente re-
contacte le cabinet pour signaler
que sa langue reste endormie. Un
Interrogatoire plus détaillé permet
de constater que la langue nest plus
anesthésiée complitement, la pa-
tlente sentant la morsure, mais qu'il
¥ a des picottements et une perte du
godt (chocolat, sel, chaud,..). Le dia-
gnostic de paresthésie linguale est
posé.
La conversation se passe & rassurer
la patiente sur le caractére réver
ble de incident méme si ceci pouvait
prendre plusieurs mois. Une associa-
tion de vitamines-B, en vente libre en
pharmacie, est conseillée.
La patiente est ensuite recontactée
réguliérement et un mois plus tard, la
langue @ retrouvé un peu de sa sen-
sibilité méme si Valtération du gout
persiste.
Une consultation chez un neurologue,
auparavant contacté par auteur, est
proposée mais déclinge par la pa-
125I THEMATIQUE
tiente, La compagnie d’assurance « Responsabilité pro-
fessionnelle » est informée par écrit de incident et un
dossier est ouvert.
Deux mois aprés incident, la situation clinique n’a plus
évolué et la patiente avoue en étre psychologiquement
tres affectée.
A quatre mois, par contre, les picottements ont pres-
que disparu alors que Valtération du godt s'est a peine
améliorée. Pourtant, la patiente a visiblement repris de
espoir.
A six mols, la sensation gustative revient petit & petit.
3. Mécanismes d'action
Lanesthésique local bloque les transferts ioniques trans
membranaires au niveau des axones et par la-méme, la
conduction nerveuse. Ainsi sont inhibés la nociception
(Gouleur), la mécanoception (toucher, pression et posi-
tion), la thermoception (froid et chaud) et parfois méme
le goat **
La sensation du godt est assurée, au niveau des deux-
tiers antérieurs de la langue, par la Chorde du tympan,
branche du nerf facial (nerf VII), qui s‘unit au nerf lin-
gual,
Parfois, pendant l'anesthésie, les structures nerveuses
peuvent étre lésées, induisant un deficit sensoriel. Plu
sieurs mécanismes d'action sont proposés >
= Traumatisme direct par 'aiguille
Le nerf lingual est situé trés superficiellement (3 8 5
‘mm) sous la muqueuse et lorsque la bouche est ouverte,
lise tend sans possibilité de déflection. L'aigullle pourrait
donc le blesser soit 8 'entrée, soit aprés injection. Le
contact osseux recherché abimerait a pointe de 'aiguille
et la pointe ébarbée blesserait es fbres nerveuses au re~
trait. Cette explication n’est pourtant pas communément
admise. En effet, le nerf lingual a un diamétre de 1,86
mm, alors que Vaiguille (25-gauge) est plus petite (0,45
mm). Elle pourrait donc bien traumatiser le nerf, sans
pour autant lui causer des dommages irréversibles °.
= Formation d'un hématome
LLaiguille pourrait également blesser les fibres nerveuses
de facon indirecte en provoquant une hémorragie des
vaisseaux irriguant les structures entourant le nerf.
Les fibres nerveuses étant enchdssées dans un épineu-
rium conjonctifInextensible, la pression créée causerait
des dommages. Ces dommages ne devraient cependant
pas étre irréversibles car les axones possédent une ca~
pacité de régénération,
8) Reve Belge de Macine Dente 2007/3
- Neurotoxicité de l'anesthésique
Plus récemment, nypothése de lésion chimique par le
molécule anesthésique a été avancée. L’anesthésique
causerait une démyélinisation, une dégénération axo-
nale et une inflammation & Vintérieur méme du nerf
11 faudrait pourtant pour cela que I'injection se fasse di
rectement dans le nerf alors méme que ceci est déja trés
difficile a réaliser expérimentalerent *
La prilocaine 3-4% et l'articaine 4% seraient plus sou-
vent impliquées que la lidocaine selon respectivement
Pogrel & Thamby *et Hillerup & Jensen *
4, Discussion
Pour le dentiste quelque peu expérimenté, rien n’est plus
banal que de faire une anesthésie, qu’ele soit locale ou
loco-régionale. Annuellemient des millions d’anesthésies
sont réalisées de par le monde et ceci sans complications.
notoires dans la trés large majorité des cas.
Il ne faut toutefois pas passer sous silence les cas d’hé-
matomes, de fractures d'aiguille, de trismus, de réac-
tions toxiques et dalergies : I'anesthésie dentaire n'est
pas exempte de complications *
Lanesthésie & I’épine de Spix n’est pas toujours trés ef
ficace *. C'est probablement la raison pour laquelle de
nombreuses méthodes d'injection sont proposées et
parmi lesquelles la technique « classique » (standard
block), la Gow-Gates, la Vazirani-Akinosi,
Pour obtenir une anesthésie plus fiable au niveau des
molaires inférieures, injection de deux carpules de lido-
caine plut6t qu'une a été conseillée et ceci indépendam-
ment de la concentration du vasoconstricteur =
Les dommages sensoriels faisant suite aux injections
d'anesthésiques surviennent rarement. Une estimation
récente chiffre celle-ci entre 1 pour 160.571 et 1 pour
26.762 anesthésies & I’épine de Spix
En 25 ans d’expérience (soit environ 41.000 expertises),
tn expert beige auprés des tribunaux rapporte seule~
ment 3 a 4 cas danesthésie définitive ayant conduit &
des actions judiciaires (Goeleven, communication per-
sonnelle, 2007).
Ce chiffre est sans doute fortement sous-évalué.
En effet, dés la survenue du probléme avec sa patiente,
auteur & envoyé des courriels & une cinquantaine de
praticiens de sa connaissance. Une dizaine de cas de pa-
resthésies linguales ont ainsi été rapportés. A chaque
fois, la sensibllité linguale a totalement été récupérée;s
u
s
ht
(F) Ree elge de deine Dentaie 2007/3,
THEMATIQUE | |
ceci rejoint I'avis de la plupart des auteurs”. Cepen-
dant, dans la littérature, plusieurs cas de troubles gus-
tatifs permanents aprés anesthésie tronculaire ont é&é
décrits °
occurrence de cette complication semblerait ainsi étre
plus fréquente mais non rapportée et donc non réper-
toriée.
Par ailleurs, les patients deviennent plus assertifs. IIs
sont mieux informés. Ils sont plus souvent assurés en
défense en justice : le dentiste risque d'étre mis en dé-
faut plus fréquemment qu’avant.
Apparemment, tout praticien connaitra dans sa carriére
un ou deux patients qui garderont des sequelles sensiti-
ves permanentes aprés anesthésie & l'épine de Spix *
La survenue de la décharge électrique lors de lanes-
thésie n’est aucunement indicative de dommages plus
‘ou moins permanents du nerf lingual *”*, Tout d'abord,
'’éclair survient plus fréquemment, dans 1,3 3 8 % des
injections tronculaires * et ensuite seulement 57 % des
patients qui se plaignent d'altérations sensitives lingua
Jes rapportent cette douleur vive et instantanée *
La langue peut rester endormie totalement (anesthésie),
elle peut présenter des picottements ou autres sensa~
tions essentiellement non désagréables (paresthésie) ou
toute la gamme des sensations, de désagréables & dou-
Joureuses (dysesthésie), propres aux neuropathies *°.
Ces derniéres complications sont plus fréquentes chez
les femmes >,
Récemment deux dossiers de paralysie faciale aprés
anesthésie & V’épine de Spix pour soins dentaires non
chirurgicaux, ont été portés devant les tribunaux en Bel-
gique (Goeleven, communication personnelle, 2007).
Les conséquences médicales pour les patients sont, dans
ces cas, dramatiques.
Les anesthésies au maxillaire peuvent aussi entrainer
des troubles sensoriels mais lincidence en est égale-
ment trés exceptionnelle *
11 faut signaler qu‘aucun des mécanismes d'action avan-
ccés au point 3, n’est vraiment satisfaisant. En effet, lhy-
pothase des traumatismes directs et indirects ne permet
as d'expliquer pourquoi le nerf lingual est beaucoup plus
souvent impliqué que le nerf dentaire inférieur (70 % !)
alors quill est situé loin du contact osseux. D'ailleurs
Pourquoi un traumatisme quel qu'll soit toucherait-
d'avantage un nerf plutét qu'un autre ? D’autre part,
Vanesthésique étant déposé a 'épine de Spix, pourquo!
Veffet neurotoxique ne se manifesterait-il pas plus sou-
vent au niveau du nerf le plus proche ? Enfin, et cest le
plus consternant, lorsqu'un déficit sensoriel post-opéra-
tolre se manifeste, c'est tout le territoire d'innervation
du nerf concerné qul présente le déficit et non les sous-
territoires innervés par les quelques faisceaux nerveux
blessés *
Une explication a été proposée : le nert lingual contient
beaucoup moins de fibres nerveuses que le nerf dentaire
inférieur et ses possibllités de récupération seraient donc
rnettement moindre *.
Les déficits sensoriels sont moins bien acceptés par les
patients lorsqu'lls surviennent aprés traitements dentai-
res conservateurs plutét qu’aprés chirurgie sans doute
parce que Information des complications post-opératoi-
res éventuelles est plus compléte dans le second cas *.
Les altérations sensitives sont parfols permanentes : la
perte du godt du cété lésé est alors souvent rapportée,
Dans les cas de troubles sensitifs post-opératoires, a
Chorde du tympan, responsable du godt, est pourtant
trés rarement concernée seule «
Lagueusie (absence de gott), Ihypogueusie (sensation
de godt amoindrie) ou la dysgueusie (godt désagréa~
bblement altéré, par exemple goit métallique perma~
nent) sont, quoi qu'll en soit, trés mal vécues par les
patients *
1 faut distinguer faute professionnelle et aléa thérapeu-
tique. assurance « Responsabilité professionnelle »
interviendra que dans le premier cas, pour autant
que la faute n’aie pas été commise intentionnellement.
Lassureur ouvrira un dossier aprés notification formelle
(6crite) du patient au praticien.
La nuance entre manquement & art de guérir (faute
professionnelle) et aléa thérapeutique non-fautit peut
paraitre subtle mais elle est fondamentale.
Un exemple concret peut des lors s‘avérer utile. Les ex-
perts consultés expliquent que le praticien qui ignore le
patient qui fait savoir que lanesthésie est douloureuse
commet une faute, alors qu’une deuxiéme injection &
’épine de Spix accompagnée du choc électrique dans la
langue est un aléa thérapeutique, pour autant que I'in-
Jection ait été arrétée immédiatement (Goeleven, com-
munication personnelle 2007 ; Lenssen, communication
personnelle 2007).
La compagnie d'assurance Fortis propose une assurance
«No Fault » pour le dentiste: il suffi que le patient ait
subi un dommage pour u'll soit indemnisé, cecl sans
|devoir prowver la responsabilité ni la faute du praticien,
Une expertise sera toutefois ordonnée par la compagnie
d'assurances, tout comme dans le cas de figure précé-
dent. expertise déterminera le montant du dommage
subi (Derijckere, communication personnelle 2007),
5. Conclusion et recommandations
~ Lanesthésie tronculaire & I'épine de Spix se fera tou-
Jours lentement * et avec aspiration. Lorsque le patient
ressent le décharge électrique, l'anesthésie est arrétée
immédiatement ®
= Dés réception de la notification écrite de probleme
post-opératoire par le patient, le praticien avertira & son
tour sa compagnie d'assurance par courrier recomman-
dé. Il est cependant plus prudent de contacter la com-
pagnie d'assurance et le courtier dés que le praticien a
connaissance de incident (aprés un coup de téléphone
du patient, par exemple).
= Une consultation chez un neurologue permettra d’ob-
jectiver le déficit sensitif et / ou gustatif et surtout le
‘constat d'une amélioration éventuelle dans le temps *
Le praticien ne peut prendre en charge cette consulta-
ton car ceci équivaudrait & une reconnaissance de faute,
raison suffisante pour que sa compagnie d’assurance re-
fuse d'intervenir encore dans laffaire. I peut cependant
le faire « & titre purement commercial et sans aucune re~
connaissance préjudiciable » et ceci doit tre notifié dans
la correspondance avec le patient. I! peut aussi charger
le neurologue de lui produire un rapport détaillé de la
situation et dans ce cas, il est normal que le neurologue
fasse payer le commenditaire, en Voccurrence le den-
tiste, plutét que le patient,
~ Les rapports confidentiels de réaction indésirable aux
médicaments (fiches jaunes) jointes aux envols des
Acta Pharmacotherapeutica, édités par le Centre belge
d'information Pharmacothérapeutique, sont destinés a
notifier les effets secondaires des médicaments au Cen-
tre belge de Pharmacovigilance pour les médicaments &
usage humain, Il serait utile que les dentistes les utli-
ssent pour notifier les incidents et complications surve-
rues aprés anesthésie locale. Ceci permettrait de mettre
len évidence létendue du probléme ainsi que la molécule
anesthésique causale. Les complications étant tellement
rares, les études prospectives ne le permettront pas 2.
[a
(Fy Revue Belge de Medecine entire 2007/3
i I THEMATIQUE
- Le praticien devrait contacter réguliérement le patient
quia fait connaitre un probléme consécutifa 'anesthésie
afin de connaitre ’évolution de la situation. Un défcit
ssensoriel de plus de 8 semaines est souvent indicatif de
Virréversibilité de Vincident *
= I n'y a pas de traitement efficace pour ce genre de
complication. De fortes doses de vitamines B sont tra-
ditionnellement prescrites mais leur efficacité n’est pas
démontrée **. De méme, la microchirurgie est inefficace
et cause souvent plus de douleurs qu’auparavant *~
Les complications sensorielles aprés anesthésie a ’épine
de Spix sont rares et imprévisibles. II n'y @ pas moyen
de les prévenir et lorsqu’elles surviennent, elles sont le
plus souvent réversibles. Il importe que le praticien soit
informé des différentes recommandations & suivre lors-
Quil est confronté a ce type de probléme
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