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Fusions-acquisitions et salariés: Les leçons de l'OPA de Schneider sur


Télémécanique en 1988

Article · May 2014


DOI: 10.3166/RFG.241.45-62

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1 author:

Michel Albouy
Grenoble École de Management
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VARIA
MICHEL ALBOUY
Grenoble École de management

Fusions-acquisitions
et
salariés
Les leçons de l’OPA de
Schneider sur
Télémécanique en 1988

Les OPA, surtout lorsqu’elles sont hostiles, sont généralement


mal accueillies par les salariés des firmes cibles, qui se
retrouvent alors du côté de leurs dirigeants pour refuser
l’offre. Le cas de l’OPA de Schneider sur la société
Télémécanique en 1988 illustre ces propos et montre des
salariés se comportant en « propriétaires » et n’hésitant pas
à faire du lobbying. La démarche historique utilisée dans cet
article permet de montrer que – bien que l’OPA de Schneider
correspondait à un véritable projet industriel à long terme –
les salariés, et dans une certaine mesure les pouvoirs publics,
n’ont pas compris les enjeux de cette opération. Alors que les
emplois n’étaient pas menacés par cette prise de contrôle, les
salariés-actionnaires se sont fortement mobilisés pour «
défendre leur entreprise » et son modèle social. La stratégie
de Schneider de se recentrer sur les métiers de l’électricité a
permis à l’entreprise de devenir leader mondial dans la
gestion de l’énergie.

DOI:10.3166/RFG.241.45-62 © 2014 Lavoisier


46 Revue française de gestion – N° 241/2014

L
a financiarisation des entreprises a répondent à une stratégie industrielle à long
mauvaise presse en Europe conti- terme – représentent en France l’archétype
nentale et plus particulièrement en honni de la financiarisation des entreprises.
France. D’une façon générale, la main de L’objet de cet article n’est pas de faire un
l’État est souvent préférée à celle des mar- plaidoyer pour ou contre les OPA.
chés financiers. Comme le souligne Cassif Certaines peuvent être destructrices
(2003), la grande entreprise européenne se d’emplois pour les salariés et de valeur
caractérise par trois principaux traits pour leurs action-naires1, toutes sont loin
communs : la persistance de la propriété et d’atteindre leurs objectifs industriels ou
de la gestion familiale, l’intervention de financiers, mais certaines sont porteuses
l’État et une taille plus petite que celle des d’avenir et sont à l’origine de la création de
entreprises américaines. Dans le cas de la grands groupes performants. Le cas de
France on pourrait rajouter la faiblesse du l’OPA de Schneider sur Télémécanique en
capitalisme financier et la volonté 1988 constitue un bel exemple de ce
constante de l’État, depuis le Général de dernier type d’opération. Mais la réussite
Gaulle, de développer la participation des industrielle du projet initié par Didier
salariés au capital des entreprises à travers Pineau-Valencienne, PDG de Schneider à
divers dispositifs. Comment faire grandir, l’époque, ne saurait suffire à faire de cette
voire muscler, les entreprises européennes opération un cas d’école. Le cas de l’OPA
dans un tel contexte ? Dans un monde hostile de Schneider sur Télémécanique est
globalisé la croissance interne ne peut intéressant car il permet d’étudier le
suffire : il faut faire des alliances et/ou comportement et les réactions des salariés
créer des groupes intégrés plus puissants. d’une entreprise-cible qui pos-sédait une
Un des moyens qu’offre le marché très forte culture industrielle et sociale
financier est justement de pouvoir créer de remontant aux ordonnances du Général de
tels ensembles à tra-vers les opérations de Gaulle de 1967 sur la participa-tion. Les
fusions-acquisitions. Comme le montre motivations d’investissements des salariés
Jensen (1988), le marché du contrôle des actionnaires ont été notamment étu-diées
sociétés est bénéfique au fonctionnement par Degeorge et al. (2004) et Aubert et
d’une économie de marché car il facilite les Rapp (2008) sans cependant s’intéresser à
nécessaires restructura-tions dues à leur comportement en cas d’OPA hostile.
l’évolution des marchés et de la Le cas de la Télémécanique montre que
concurrence. pour ses salariés être actionnaire n’était pas
Dès lors que le management d’une entre- qu’un investissement mais plutôt un acte de
prise cible ne souhaite pas le rapproche- foi dans « leur entreprise ». Avec le temps
ment proposé par un initiateur, l’offre long propre à la démarche historique il est
publique d’acquisition (OPA) constitue un possible de poser un regard distancié sur
moyen efficace de réaliser la fusion. Mal- les arguments utilisés par les uns et les
heureusement, les OPA – même quand autres. Les nombreux documents publiés
elles

1. Paradoxalement de nombreux travaux de recherche en finance montrent que les actionnaires de l’initiateur sont
généralement perdants à court terme alors que ceux de la cible qui bénéficient de la prime d’acquisition sont
gagnants. Voir Albouy et Bonnet (1998) pour une revue de la littérature et le montage financier de ces opérations.
Fusions-acquisitions et salariés 47

par l’intersyndicale de la Télémécanique 2 qui explique la surenchère de Schneider qui


permettent de cerner les raisons de l’oppo- a conduit ses dirigeants à payer deux fois le
sition des salariés de cette entreprise à prix initial.
l’OPA de Schneider. Les documents Enfin, dans une troisième partie nous mon-
publiés par Schneider et Framatome (dans trons à partir des documents publiés par
le rôle du « chevalier blanc ») à l’occasion l’intersyndicale l’état d’esprit des salariés
de leurs offres publiques permettent eux de face à cette OPA qui menace l’indépen-
comprendre leurs motivations économiques dance de « leur entreprise » et ses valeurs.
et stratégiques. Ce cas illustre bien la collusion qui s’établit
Cet article est structuré en trois parties. entre le management d’une firme visée par
Dans une première partie sont rappe-lés le une OPA et ses salariés comme le montrent
déroulement de l’OPA de Schnei-der et les Volpin et Pagano (2002). Sans porter de
différentes surenchères avec Framatome. jugement, il est intéressant de noter le
Cette bataille financière « à coup de caractère fortement idéologique des posi-
milliards » comme dira l’inter-syndicale de tions qui se trouve renforcé par un attache-
la Télémécanique, donnera le sentiment ment presque viscéral des salariés à leur
aux salariés qu’ils sont à vendre au plus entreprise et son modèle social. De même,
offrant. La deuxième partie montre – les réactions des dirigeants politiques en se
contrairement à ce que pensait faisant l’écho des inquiétudes des salariés
l’intersyndicale – que derrière l’OPA de de la télémécanique occultent les enjeux de
Schneider se trouvait une véritable straté- la mondialisation qui pointe déjà dans les
gie industrielle à long terme, ce qui était stratégies des grands groupes industriels.
moins sûr du côté de Framatome. L’enjeu Le court-termisme des salariés comme des
de la réussite de l’OPA était vital pour politiques est ici intéressant à relever. L’en-
Schneider alors que pour Framatome il cadré ci-dessous précise la méthodologie
était nettement moindre. C’est du reste ce de recherche utilisée.

MÉTHODOLOGIE

Afin d’étudier les leçons de l’OPA de Schneider sur Télémécanique nous avons utilisé plu-
sieurs sources d’information. Tout d’abord nous nous sommes appuyés sur les documents
officiels déposés par Schneider auprès de la COB (ex. AMF) pour son offre publique ainsi
que ceux déposés par Framatome qui a joué le rôle de chevalier blanc. Nous avons
également eu des entretiens avec des délégués syndicaux de Merlin Gérin. Pour le point de
vue des salariés de la Télémécanique nous avons eu recours à l’ouvrage publié par
l’intersyndicale (Dossier OPA, Le Télémécanicien, 1988) ainsi que les divers tracts
distribués à l’époque. Les articles de presse ont permis de retracer les déclarations des
responsables politiques de l’époque.

2. Ces documents figurent dans l’ouvrage édité par Jean Fraleux, porte-parole de l’intersyndicale de
Télémécanique sous le titre Dossier OPA (Le Télémécanicien, 1988). Les déclarations des acteurs de cette OPA
reproduites dans le texte en italique sont tirées de cet ouvrage.
48 Revue française de gestion – N° 241/2014

I – L’OPA DE SCHNEIDER SUR convertibles. Cette offre sur un nombre


LA TÉLÉMÉCANIQUE ET LES limité d’actions avait le mérite de limiter le
SURENCHÈRES DE FRAMATOME montant à décaisser (environ 2,6 milliards
La bataille boursière3 que se sont livrée de francs, soit 405 millions d’euros) pour
Schneider et Framatome pour le contrôle prendre le contrôle de la Télémécanique.
de la Télémécanique fut une opération
La contre-proposition de Framatome
difficile à comprendre et à admettre pour
les Télé-mécaniciens. Les différentes offres Le 24 février 1988, la société Framatome
des pro-tagonistes qui ont fait voler les déposait une offre publique d’achat concur-
milliards de francs ont donné le sentiment rente de celle de Schneider au prix de 4300
aux salariés d’être « mis aux enchères ». francs et visant 825000 titres Télé-
Cette bataille illustre également le mécanique, soit un montant de 3,5 mil-
processus de négocia-tion et la phase liards de francs. Framatome se présentait
d’excitation de la part de la firme alors comme « le chevalier blanc » venant
acquéreuse dont les dirigeants sont au secours de la Télémécanique qui fai-sait
focalisés sur une cible préférée (Barabel et l’objet des convoitises du « chevalier noir »
Meier, 2002). Schneider. L’affaire prenait un tour
passionnel. Dans la note d’information pré-
1. Une OPA hostile très disputée sentée conjointement par Framatome et la
Le 4 février 1988, la chambre syndicale de Télémécanique à l’occasion de cette
la Bourse de Paris était saisie d’un pro-jet contre-proposition, on pouvait lire : « Le
d’offre publique d’achat de la société prix d’offre de 4300 francs se compare au
Schneider SA, actionnaire majoritaire de prix de 3900 francs offert par Schneider SA
Merlin Gerin, visant la majorité du capital ». La société Framatome précisait dans sa
de la société Télémécanique Électrique. Le note que le financement de l’opération
prix d’offre proposé par Schneider était de serait intégralement assuré sur ses
3900 francs par action Télémécanique pour ressources propres contrairement à
un dernier cours coté le 3 février 1988 de Schneider qui « après avoir épuisé ses
3735 francs. Comparée à la moyenne des ressources propres et celles provenant de
cours de l’année 1987, soit 3196 francs, désinvestissements et d’opérations en cours
l’offre de Schneider affichait une prime de sur les filiales, est obligé de recourir au
22 %. Au moment de l’offre, Schnei-der crédit pour assurer le financement de son
détenait par l’intermédiaire de sa filiale OPA. »
Coparec 12,10 % des actions Télé-
mécanique. L’offre visait 680850 actions. La première surenchère de Schneider
Compte tenu des actions déjà possédées Le 26 février 1988, la société Schneider
directement et indirectement, l’acquisition déposait auprès de la chambre syndicale
de 680850 actions de Télémécanique per- une surenchère sur les termes de son offre
mettait à Schneider SA de contrôler 53,5 % initiale. Les conditions de la surenchère
du capital après conversion des obligations étaient les suivantes : Schneider offrait

3. Voir M. Albouy (1993) pour l’étude financière de cette bataille boursière ainsi que l’évaluation financière de la
Télémécanique à l’époque.
Fusions-acquisitions et salariés 49

d’acquérir 710000 actions Télémécanique dicale avait fixé à 5500 francs le cours des
Electrique au prix de 5500 francs. Si le actions Télémécanique. Le 30 mars 1988,
nombre de titres présentés à l’offre était la chambre syndicale publiait un avis dif-
inférieur à 710000, l’initiateur se réservait férant l’examen de la recevabilité de la
la faculté de se porter acquéreur de tout ou surenchère de Schneider sans préciser de
partie des titres ou de renoncer à l’opéra- date. Pour la Chambre syndicale, les deux
tion. Si le nombre d’actions présentées était offres publiques d’achat officialisées à ce
supérieur à 710000, l’initiateur se réservait jour étaient celles de Schneider portant sur
la faculté soit d’accepter toutes les actions 710000 titres au prix de 5500 francs et
présentées, soit de réduire proportionnelle- celle de Framatome portant sur la totalité
ment en tout ou partie, le nombre d’actions des actions au prix de 4500 francs.
présentées sans que le chiffre soit inférieur Le retrait de l’offre de Framatome
à 710000. Compte tenu des actions déjà et la nouvelle offre de Schneider
possédées directement ou indirectement,
Le 17 mai 1988, les sociétés Schneider et
l’acquisition des 710000 actions Téléméca-
Framatome faisaient connaître au Conseil
nique permettaient à Schneider de contrôler
des bourses de valeurs l’état d’avance-ment
54,8 % de capital (après conversion des
de leurs transactions sur la mise au point
obligations convertibles).
d’une solution amiable concer-nant le
Les deux surenchères de Framatome contrôle de Télémécanique. À leur
Le 2 mars 1988, la société Framatome demande, le Conseil des bourses de valeur
déposait également une surenchère sur sa (CBV) repoussait au 7 juin la date de clô-
première offre : elle offrait d’acquérir ture des deux OPA et maintenait la suspen-
710000 actions Télémécanique au prix uni- sion de la cotation des actions Téléméca-
taire de 5800 francs dans les mêmes condi- nique. Le 30 mai, le CBV repoussait encore
tions concernant le nombre de titres appor- à la demande des deux initiateurs la date de
tés que Schneider. La cotation des actions clôture des deux OPA au 27 juin.
Télémécanique était à nouveau suspendue. Le 16 juin 1988, Schneider déposait une
Le 14 mars 1988, la société Framatome nouvelle offre visant cette fois la tota-lité
déposait une troisième surenchère. Cette des actions Télémécanique, sans aucun
fois, le « chevalier blanc » offrait minimum, au prix unitaire de 5000 francs
payés à l’issue de l’offre ou 5500 francs
d’acquérir la totalité du capital de la
payés le 30 juin 1989. Cette surenchère
Télémécanique au prix unitaire de 4500
était considérée comme recevable par le
francs.
CBV et le 20 juin la cotation des actions
La troisième surenchère de Schneider Télémécanique devait reprendre. Le même
Le 23 mars, un avis de la Chambre syndi- jour, un communiqué commun Schneider/
cale informait la communauté financière Télémécanique annonçait que « la Télémé-
que la société Schneider avait déposé une canique se tourne résolument vers l’avenir
nouvelle surenchère sur les termes de la et se déclare prêt à déterminer, sans délai,
surenchère de la société Framatome sans avec le groupe Schneider les conditions les
toutefois en révéler la substance. Pour la meilleures pour son développement
liquidation de mars 1988, la Chambre syn-
50 Revue française de gestion – N° 241/2014

et garantir le succès de son insertion à de l’entreprise pour discuter des disposi-


l’intérieur de ce groupe ». Le 20 juin 1988, tions à prendre pour favoriser dans le plan
Framatome faisait connaître sa décision de d’épargne entreprise la participation des
renoncer à son OPA sur Télémécanique. Le salariés et dépasser les 15 % déjà acquis.
même jour, le directoire de Télémécanique Comme l’écrit Jean Fraleux, porte-parole
se réunissait et déclarait qu’il était de de l’intersyndicale : « Pour la grande
l’inté-rêt des actionnaires d’apporter leurs majo-rité des Télémécaniciens, le terme
actions à l’OPA de Schneider. De plus, même d’OPA n’avait pas de signification et
chaque membre du directoire décidait la confiance restait entière. Que risquait
d’apporter à l’OPA les actions qu’il une entreprise sûre d’elle, en bonne santé
détenait. Le résul-tat définitif de l’OPA de et en pleine expansion, soudée autour
Schneider ne fut connu que le 10 octobre d’une culture économique et sociale, qui
1988. Au total, 1099916 actions liait d’une façon étroite, dirigeants, cadres
Télémécanique avaient été présentées et et personnel sur des objectifs communs… ?
acceptées en réponse à l’OPA ce qui » Malheureusement, le fait que la
représentait un montant de 5,5 milliards de Téléméca-nique était justement une belle
francs (838 millions d’eu-ros), soit un entreprise en bonne santé n’était pas une
chiffre deux fois supérieur à celui de l’offre assurance anti-OPA contrairement à ce que
initiale. Schneider prenait le contrôle de la croyaient ses salariés ; d’autant plus que
Télémécanique au prix fort. La réaction de son capital n’était pas contrôlé.
la Bourse ne se fit pas attendre : le titre Dans cette ambiance sereine et loin du
Schneider chuta lourde-ment suite à cette monde de la finance, le déclenchement de
acquisition considérée par beaucoup l’OPA fit l’effet d’une véritable bombe qui
d’analystes financiers comme trop chère. À allait dresser les 14000 salariés de la
noter que très souvent on observe des Télémécanique contre « les milliards » de
réactions négatives du marché à l’annonce Schneider. Cette opposition à l’OPA
d’une OPA. Cela s’explique par la prime culmina avec notamment un défilé le 23
que l’acquéreur doit verser pour réussir son mars 1988 à Paris de 7500 salariés de la
opération (Albouy et Bonnet, 2008). Télémécanique rassemblés « non pas pour
demander des augmentations de salaire, ou
2. L’incompréhension des salariés
des diminutions d’horaire, mais pour
de Télémécanique
défendre leur entreprise et pouvoir
Généralement les OPA visent à sanctionner travailler ». Ce comportement n’est pas
par le marché du contrôle externe la gestion rare dans les OPA où l’on constate souvent
inefficiente de la firme visée. Rien de tel une coalition entre les salariés et les
dans le cas de la Télémécanique qui est une dirigeants de la cible. Desbrières (2002),
société en très bonne santé et dont les per- étudiant les incidences de l’actionnariat sur
formances économiques et financières sont le compor-tement des salariés, relève cette
excellentes. La veille du dépôt de l’offre collusion qui peut nuire au contrôle externe
initiale de Schneider, le 3 février 1988, les par le marché des prises de contrôle. Par
organisations syndicales de la Télémé- ailleurs, et même si la Télémécanique
canique étaient réunies avec la direction affichait de bonnes performances
économiques, il est
Fusions-acquisitions et salariés 51

difficile d’établir un lien fort entre cette nir un chevalier blanc. Ainsi, Schneider à
performance et la participation des salariés. travers son OPA achèterait les hommes de
En effet, l’actionnariat salarié si souvent la Télémécanique. Cette vision se retrouve
mis en avant pour doper la performance des également dans le slogan adopté par l’inter-
entreprises via une plus forte motivation syndicale : « Les hommes ne doivent pas se
des employés n’est pas toujours au rendez- vendre comme des murs ou des machines ».
vous (Trébucq, 2002). La valse des offres entre Schneider et
Avec du recul, la lecture de la presse syndi- Frama-tome et la technicité de la bataille
cale des Télémécaniciens est révélatrice de boursière ne facilita également pas la
l’incompréhension des salariés de ce qu’il compréhension de ce qui se passait. Elle
leur arrivait. L’image de la voiture utilisée donna le sentiment aux Télémécaniciens
par l’intersyndicale pour expliquer ce qu’il que leur entreprise étaient mise aux
leur arrivait est à cet égard fort instructive. enchères comme un vul-gaire objet dans
Nous la reproduisons dans l’encadré ci- une salle de ventes sous le marteau d’un
dessous. commissaire priseur et que tous les coups
Cette image parlante et porteuse d’une étaient permis. D’un côté se trouvait le
force symbolique puissante est pourtant monde de la Bourse et de la finance et de
trompeuse. L’offre publique de Schneider l’autre celui des travailleurs qui allaient
ne concerne que les actions de la Télémé- s’engager dans une « lutte de 150 jours »
canique afin d’en prendre le contrôle. Les pour défendre leur entreprise, son modèle
actions (sauf les 15 % de la participation) social et son indépendance.
n’appartiennent pas aux salariés mais aux À aucun moment dans la vision de l’inter-
actionnaires qui sont eux libres d’accepter syndicale est dissocié le contrôle de la
ou de refuser l’offre publique d’achat. Ce société visée par l’OPA, d’une part et les
que cette image suggère c’est qu’en fait, emplois, d’autre part. Tout se passe comme
pour l’intersyndicale, la Télémécanique si la Télémécanique appartenait à ses sala-
appartient aux Télémécaniciens et que pour riés et que les Télémécaniciens devaient
en avoir la jouissance (à défaut de la pleine défendre leur entreprise et son modèle
propriété) il est nécessaire de faire interve- social d’un prédateur. On pourrait com-
prendre une réaction négative de salariés

L’IMAGE DE LA VOITURE POUR EXPLIQUER L’OPA

« Vous avez une voiture. Votre voisin décide, sans votre consentement, de l’acheter. Si les
lois étaient les mêmes que pour les OPA, non seulement vous ne pourriez pas refuser, mais
vous ne pourriez pas non plus la racheter avec vos économies. La seule solution qui vous
resterait pour éventuellement en conserver la jouissance, serait de demander à un ami ou à
un parent de l’acheter pour vous… C’est celui que l’on appelle pudiquement le “Chevalier
Blanc”. Télémécanique, dans ces conditions, n’avait plus qu’une seule ressource, conven-
tionnellement se choisir un chevalier blanc. Ce fut l’entrée en scène de Framatome ».
Source : J. Fraleux, Dossier OPA, Le Télémécanicien, 1988, p. 25.
52 Revue française de gestion – N° 241/2014

d’une entreprise faisant l’objet d’une OPA 1. La stratégie du Groupe Schneider


dans la mesure où cette opération condui- Schneider est une vieille entreprise dont
rait l’entreprise à son dépeçage et à des l’histoire5 remonte au début de la révolu-
suppressions d’emplois. Mais tel n’était pas tion industrielle en France. Batsch (1998)
le projet de Schneider qui était animé – le relate le décollage de cette entreprise, sa
futur le confirmera – par une véritable stra- stratégie industrielle et sa politique finan-
tégie industrielle et mondiale qui ne cière jusqu’en 1875. Dans la première
pouvait que bénéficier à terme aux salariés moitié du xxe siècle, le Groupe élargit son
de la Télémécanique. Il est du reste activité à la fabrication de moteurs
intéressant de relever que les syndicats de électriques, d’appareillage pour centrales et
Schneider (essentiellement à travers sa locomotives électriques. Schneider aban-
filiale Merlin-Gérin) étaient eux plutôt donne progressivement l’armement pour se
favorables à l’OPA même s’ils se devaient tourner vers la construction, la sidérurgie et
d’afficher un mini-mum de solidarité l’électricité. L’entreprise se réorganise pro-
syndicale. fondément pour diversifier ses débouchés
et s’ouvrir à de nouveaux marchés.
II – LES STRATÉGIES Fin 1980, Schneider était devenu un
INDUSTRIELLES conglo-mérat de sociétés industrielles très
ET FINANCIÈRES DE SCHNEIDER diversi-fiées avec de nombreux foyers de
ET DE FRAMATOME
pertes durables. En dehors de Jeumont-
L’objet de cette section est de montrer que Schneider, SPIE Batignolles et Merlin
Schneider était animée par une véritable Gerin, le groupe comprenait des activités
stratégie industrielle à long terme qui déficitaires dans les chantiers navals, la
passait par l’acquisition de la machine-outil, le matériel ferroviaire, la
Télémécanique. Pour Schneider, l’OPA construction méca-nique (avec Creusot
était un moyen au service d’une stratégie Loire) et diverses sociétés dans
industrielle : l’évolution de l’emballage, l’immobilier et le sport-loisir.
l’environnement obligeait à rechercher des Les foyers de pertes étaient estimés, fin
alliances et la Télémécanique représentait 1980, à 8 milliards de francs. Depuis 1981,
une opportunité exceptionnelle. Dans le un énorme travail de réor-ganisation pour
passé, les dirigeants de Merlin Gérin et de créer un véritable groupe industriel avait été
la Télémécanique avaient du reste cherché engagé. C’est ainsi que les foyers de pertes
à se rapprocher4 mais sans aller jusqu’à une structurelles avaient été éliminés avec le
fusion. Pour Framatome il s’agissait de désengagement du groupe dans les
diversifier son portefeuille de parti- chantiers navals, l’industrie ferro-viaire,
cipations ; une stratégie plutôt financière Creusot-Loire (hors nucléaire), la
qu’industrielle.

4. En 1954, les patrons des deux entreprises avaient conclu un accord pour éviter une guerre franco-française. Cet
accord était allé jusqu’à la mise en commun par les deux sociétés de leurs services et de leurs représentations com-
merciales en France et à l’étranger. Elles avaient même décidé de se consentir mutuellement des cessions de
licences ou de brevets pouvant leur être utiles. Les accords de Saint-Nizier – nom de la station du Vercors où les
deux PDG s’étaient rencontrés – illustraient la volonté des deux dirigeants (Paul-Louis Merlin et Pierre Blanchet)
de travailler ensemble en dehors de toute alliance au niveau du capital.
5. L’histoire de cette entreprise est relatée par T. de la Broise et F. Torres, Schneider l’histoire en force, éditions de
Monza, 1996.
Fusions-acquisitions et salariés 53

machine-outil, etc. Parallèlement à cet montant de 733 millions de francs aux dif-
assai-nissement, le groupe s’engageait férentes augmentations de capital de Merlin
résolument dans la simplification et le Gerin et de Spie Batignolles. Le groupe
renforcement de ses structures financières affichait fin 1987 une capacité d’autofinan-
avec la suppres-sion de l’autocontrôle et la cement de 1,6 milliard de francs et une
transparence de ses participations. De forte capacité à mobiliser rapidement des
grands actionnaires faisaient également fonds importants grâce à l’appui de ses
leur entrée dans le capi-tal de Schneider : principaux actionnaires.
AXA, le troisième groupe d’assurances La stratégie industrielle du Groupe Schnei-
français (20 %) ; Parfinance, filiale de der reposait essentiellement sur deux
Pargesa (20 %) ; AGF, le deuxième groupe grands domaines : électricité et
d’assurances français (18 %) ; Pari-bas, la électronique d’une part, et entreprise et
première banque d’affaires française (6 %). services d’autre part. La politique de
Depuis cette réorganisation, les mis-sions développement était cen-trée tout
de Schneider étaient claires. Il s’agis-sait particulièrement dans la maîtrise de
pour l’essentiel de : l’électricité par croissance interne et
– donner aux sociétés industrielles les externe (acquisitions et alliances). Cette
moyens d’élargir significativement leur politique visait une part significative du
part du marché mondial sur leurs métiers marché mondial (au moins 5 %) dans des
de base en participant à leurs créneaux à forte valeur ajoutée. Les motifs
augmentations de capital, en renforçant de l’OPA de Schneider se retrouvent plei-
leur sécurité contre des prises de nement dans la stratégie industrielle menée
participations « sauvages », et en par son PDG de l’époque, Didier Pineau-
optimisant l’exploitation des synergies Valencienne.
industrielles ;
– veiller à une rémunération convenable 2. Les raisons d’une alliance
des capitaux investis, ce qui « implique que avec Télémécanique
les sociétés industrielles dégagent une Selon les dirigeants de Schneider, le rap-
bonne rentabilité dans chacune de leurs prochement de sa filiale Merlin Gerin avec
spécialité » ; la Télémécanique était nécessaire pour trois
– développer une culture de groupe. raisons.
Les responsabilités de la structure de
Répondre à la concurrence mondiale
groupe (holding) consistaient
essentiellement à défi-nir les orientations Dans le domaine de la basse tension, on
stratégiques, la politique financière, le suivi assistait à des alliances de plus en plus
et le contrôle des actions à moyen et long nombreuses entre les grands concurrents
terme, et l’animation des politiques de mondiaux, tels que ASEA et BBC en
ressources humaines, d’infor-mation et de Europe ou Westinghouse et Challenger aux
communication des filiales industrielles de États-Unis. Par ailleurs, l’évolution tech-
Schneider. En 1987, Schnei-der était le nologique tendait à rapprocher à terme les
neuvième groupe industriel privé en termes activités de distribution électrique et les
de chiffre d’affaires. Preuve de sa capacité activités de contrôle industriel et la grande
à accompagner financièrement ses filiales majorité des concurrents mondiaux avait
industrielles, le Groupe Schnei-der avait de
1982 à 1987 participé pour un
54 Revue française de gestion – N° 241/2014

déjà anticipé cette évolution en se position canique, les motifs de l’opération étaient
nant sur les deux secteurs à la fois. essentiellement de préserver l’identité de la
Télémécanique tout en permettant à Fra
Préserver la compétitivité française
matome de continuer à étendre ses activités
Ces mouvements stratégiques pouvaient dans le domaine de l’électronique et de
fragiliser les positions concurrentielles des l’automatique et à rééquilibrer son porte
acteurs isolés, tels que Merlin Gerin et feuille d’activités dans une optique interna
Télémécanique et les conduire à des situa tionale puisque la Télémécanique réalisait à
tions conflictuelles qui profiteraient essen l’étranger 60 % de son chiffre d’affaires. Le
tiellement à leurs concurrents intégrés. groupe Framatome qui avait réalisé un
Faute d’un rapprochement, l’industrie fran chiffre d’affaires de 15,7 milliards de francs
çaise perdrait l’occasion unique de jouer, en 1986 avec un effectif global de 8750
au niveau mondial, un rôle significatif dans personnes, était depuis dix ans l’un des
ce domaine technologique d’avenir. Alors deux leaders mondiaux dans le domaine de
qu’une alliance entre deux des leaders la conception et de la réalisation des
français de la basse tension permettait la chaudières nucléaires, des services et du
constitution d’un groupe industriel doté de combustible nucléaire. Depuis 1984, le
solides atouts pour gagner face à la concur Groupe Framatome avait fortement diversi
rence mondiale. fié ses activités :
Profiter d’une synergie importante – dans le secteur de la mécanique, avec la
de moyens reprise des activités de CreusotLoire dans
Les activités de Merlin Gerin et de Télé le domaine des compresseurs, des turbines
mécanique, qui s’exerçaient essentielle à vapeur industrielles et de l’extrusion
ment dans le domaine de la basse tension, agroalimentaire et des matières plastiques.
concernaient la distribution électrique pour Framatome était devenu leader en France
la première, le contrôle industriel pour la dans le domaine des machines tournantes et
seconde. La Télémécanique se situait parmi l’un des quatre leaders mondiaux dans le
les trois leaders mondiaux dans les domaine de l’extrusion agroalimentaire ; –
constituants et systèmes pour automati dans le domaine de l’informatique indus
sation en technologies électromécanique, trielle avec le lancement d’activités dans le
électronique et pneumatique. Merlin Gerin domaine des systèmes experts (Framentec),
faisait, lui aussi, parti des leaders mondiaux des calculs de structure, de l’enseignement
en distribution électrique basse tension assisté par ordinateur et des services infor
industrielle terminale et en alimentations matiques ;
statiques de sécurité pour les ordinateurs. – dans le domaine de l’électronique indus
Enfin, la coopération entre les deux entre trielle, avec une prise de participation dans
prises permettait de renforcer leurs efforts les sociétés Souriau et Compagnie (connec
de recherche et de développement. tique) et SFIM (instrumentation de naviga
tion aéronautique et optique).
3. Les motifs de l’offre de Framatome Framatome et Télémécanique étaient, de
Selon la note d’information présentée l’avis même de leurs dirigeants, des « lea-
conjointement par Framatome et Télémé ders mondiaux dans leurs domaines res-
Fusions-acquisitions et salariés 55

pectifs d’activité, où ils ne sont pas en étaient naturellement bien appréciées par
concurrence ». La prise de participation les dirigeants de la Télémécanique comme
prévue par Framatome devait être effectuée de ses salariés qui cherchaient surtout à
selon les mêmes modalités que celles qui préserver l’autonomie de leur entreprise et
avaient présidé à l’entrée de Framatome éviter des réorganisations. En effet, la prise
dans d’autres sociétés. de contrôle par Schneider et les recherches
La politique de participation de Framatome de synergies liées à la fusion risquaient
consistait à : d’entraîner davantage de remises en ques-
– garantir à la Télémécanique la pérennité tion chez la Télémécanique, mais égale-
de son identité, de ses structures, de sa ment chez Merlin Gérin. La recherche des
culture, de sa direction, et de ses modes de synergies entre les deux constructeurs pas-
gestion, maintenir et développer les sait forcément par un processus d’intégra-
particularités de la politique sociale de tion reposant sur une démarche volontariste
Télémécanique ; de rapprochement des deux entités afin de
– conserver à cette société et à ses filiales faire émerger une nouvelle organisation. À
leur indépendance pour qu’elles se déve- noter que ce processus d’intégration repré-
loppent sans bouleversement, sur les voies sente une phase clef pour la réussite de la
qu’elles ont choisies ; fusion (Guallino et al., 2006).
– appuyer la Télémécanique dans son
4. Quelle stratégie pour le futur
expansion internationale grâce aux
de Télémécanique ?
capacités d’investissement de Framatome,
et aux implantations complémentaires de La stratégie industrielle de Schneider était
Framatome aux États-Unis et en Chine ; claire : il s’agissait de répondre à la concur-
– développer les synergies qui peuvent rence mondiale dans le secteur de la basse
exister entre les activités informatiques de tension et de profiter d’une synergie impor-
Framatome et de ses filiales et de la tante de moyens entre Merlin Gérin et
Télémécanique ; Télé-mécanique. Cette stratégie sera
– renforcer la structure capitalistique de la continuée quelques années plus tard avec
Télémécanique face à la globalisation des l’acquisition (grâce encore à une OPA) de
marchés et à la concurrence américaine et Square D aux États-Unis. L’enjeu
japonaise. industriel de l’acquisi-tion de la
Au-delà des intentions concernant la pré- Télémécanique pour Schneider était très
servation de l’identité de la Télémécanique important. Si Schneider n’était pas arrivée
et de contrer l’OPA de Schneider, il est à prendre le contrôle de la Télé-mécanique
clair que la prise de contrôle de la cela pouvait remettre en cause toute sa
Téléméca-nique par Framatome ne stratégie industrielle sur le marché de la
correspondait pas à une véritable stratégie basse tension. Il n’y avait pas d’autre
industrielle à long terme. Elle s’apparentait société en France comparable à la Télé-
davantage à une stratégie de diversification mécanique pour satisfaire les besoins de la
rendue possible par les réserves stratégie de Didier Pineau-Valencienne. La
importantes de trésorerie (7,7 milliards de Télémécanique apparaît donc comme un
francs) dont bénéficiait Framatome à passage obligé dans la poursuite de la
l’époque. Mais ces intentions stratégie industrielle de Schneider. Cela
56 Revue française de gestion – N° 241/2014

explique du reste la montée des enchères de pour autant s’immiscer fortement dans la
la part de Schneider. C’est bien parce que gestion de la Télémécanique.
la Télémécanique était une pièce maîtresse Au total, l’acquisition de la Télémécanique
du développement futur de Schneider que ne présentait pas les mêmes enjeux pour
ses dirigeants ont été jusqu’au bout du Schneider et Framatome. Pour Schneider
proces-sus d’enchères, même au risque de cette opération avait un caractère vital pour
surpayer sa cible. Rappelons que le prix son développement industriel dans le sec-
payé pour la prise de contrôle de la teur de la basse tension, un secteur
Télémécanique (5,5 milliards de francs) fut privilégié pour son développement. Pour
doublé par rapport à la première offre (2,6 Framatome, l’enjeu était nettement moins
milliards de francs). Nombreux furent les important : il ne s’agissait que d’une
diversification sans conséquence sur son
analystes financiers à estimer que le prix
métier de base, le nucléaire. Cette
payé était trop élevé. La réaction du
différence d’enjeu explique certainement
marché boursier à court terme fut du reste
l’issue de la bataille boursière. Mais pour la
négative à l’annonce de l’opé-ration. Les
Télémécanique et in fine ses salariés, quelle
dirigeants de Schneider n’ont donc pas
stratégie était la bonne : une fusion avec
seulement eu à faire face à l’oppo-sition
Merlin Gérin où une prise de contrôle par
des salariés de la Télémécanique mais
Framatome ? Il est bien évi-demment
également à la réaction négative de leurs impossible de savoir ce que serait devenu
actionnaires. Dans les deux cas – sala-riés la Télémécanique sans adossement
de la cible et actionnaires de l’initiateur – industriel à Schneider. Mais, dans un
on observe un manque de vision à long monde qui allait rapidement se
terme. Cette vision était portée uniquement mondialiser, il est fort probable que la
par les dirigeants de Schneider. Télémécanique seule n’aurait pas fait le
La lecture des motifs de l’offre de Frama- poids longtemps.
tome montre que la motivation essentielle
de ce groupe était de se diversifier, essen- III – LES RÉACTIONS DES
tiellement dans des secteurs de haute tech- SALARIÉS DE TÉLÉMÉCANIQUE
nologie. Au-delà des déclarations, il est ET DE MERLIN GÉRIN
bien évident que le rôle de « chevalier La mobilisation des Télémécaniciens
blanc » n’est pas désintéressé : la contre l’OPA de Schneider fut massive.
Télémécanique est une belle affaire et Elle se traduisit par une manifestation à
Framatome a de l’argent. L’acquisition de Paris à laquelle plus de 7500 salariés
la Télémécanique doit se faire en lui participèrent, un référendum et une grève
garantissant « la pérennité de son identité, d’un type nouveau en France : une « grève
de ses structures, de sa culture, de sa à la japo-naise »6. Cette mobilisation
direction, et de ses modes de ges-tion ». Ce conduisit éga-lement les responsables de
discours traduit bien la volonté de l’intersyndicale à prendre des contacts avec
Framatome de faire un investissement sans les dirigeants des principaux partis
politiques en pleine

6. Cela consiste à dire pourquoi on n’est pas d’accord, mettre un brassard et un badge, se déclarer en grève, et
travailler si possible un peu plus activement que de coutume. Ce type d’action permettait de ne pas porter préjudice
aux clients et aux fournisseurs tout en ne remettant pas en cause les primes et les salaires.
Fusions-acquisitions et salariés 57

campagne pour l’élection présidentielle de tion est purement financière et qui « vend
1988. Deux enseignements sont à relever des usines » (la plus emblématique étant
de ces réactions : l’aspect passionnel de Creusot-Loire). « Nous ne voulons pas voir
cette mobilisation et l’absence de vision à notre groupe se faire démanteler par un
long terme. industriel recyclé dans la plus-value
financière » écriront les responsables de
1. Quand la passion prend
l’intersyndicale. Certes, Schneider a vendu
le pas sur la raison
des filiales, mais cela correspondait comme
Ce qui frappe à la lecture des textes publiés nous l’avons vu à une stratégie de recen-
par l’intersyndicale au sujet de l’OPA de trage. Il est intéressant de noter qu’a contra-
Schneider c’est l’aspect passionnel que rio la proposition de Framatome, qui n’est
cette affaire prit. Il s’agit moins ici de pourtant pas supportée par une stratégie
défense des emplois et des salaires que de industrielle, a les faveurs des salariés de la
se battre pour une entreprise et ses valeurs. Télémécanique. La raison se trouve dans la
Tout se passe comme si les Télémécani- volonté des salariés de défendre l’autono-
ciens étaient propriétaires de leur entre- mie de gestion de la Télémécanique
prise et que Schneider voulait acheter des promise par Framatome. L’intersyndicale
hommes. Le slogan de l’intersyndicale est à choisis-sait Framatome « non parce qu’il
cet égard révélateur « Non, les hommes ne avait été déclaré chevalier blanc, mais par
doivent pas se vendre comme des murs ou conviction en fonction de ce qu’il était
des machines ». À travers leur référendum, industriellement et des engagements qu’il
les salariés de la Télémécanique ont voulu avait pris dès le début au comité central
montrer « leur refus par une culture d’en- d’entreprise »7. On retrouve ici la collusion
treprise que l’argent ait le droit de entre les salariés et le management de la
racheter une société sans l’accord des cible. Paradoxalement, seule la CFDT de la
salariés qui l’avaient construite ». Télé-mécanique donnait son soutien à
L’organisation d’un référendum sur une Schneider parce que « son offre apparaissait
OPA constituait une véritable innovation et plus cohé-rente » à long terme sur le plan
s’inscrivait dans cette volonté de donner la industriel. Malgré ce soutien, elle invita à
parole aux sala-riés et non pas uniquement voter blanc lors du référendum. Le taux de
à la Bourse. Cette consultation était dans le participation fut de 92 %, un chiffre
droit fil de la culture de l’entreprise qui supérieur à celui des élections
prônait la par-ticipation des salariés. professionnelles qui témoigne de la
L’examen des textes publiés par mobilisation des Télémécaniciens. Le
l’intersyndi-cale de la Télémécanique résultat du vote qui était sans appel pour
montre cependant que la stratégie Framatome est récapitulé dans le tableau 1.
industrielle développée par Schneider est Il est intéressant de relever que de leur côté
ignorée, voire incomprise. Schneider est les syndicats de Merlin Gérin, notamment
toujours présentée comme la CFDT qui était bien implantée, étaient
un « agresseur » dont la seule motiva- plutôt favorables à la fusion avec la
Télémé-

7. Dans Dossier OPA (p. 71).


58 Revue française de gestion – N° 241/2014

Tableau 1 – Le vote des Télémécaniciens

Voix Pourcentage

Schneider 164 2,2 %

Framatome 6 697 89,6 %

Blanc ou nul 616 8,2 %

Total 7 477 100,0 %


Source : Dossier OPA.

canique ; sans trop le dire pour des raisons une OPA qui se lancent dans de telles
évidentes de solidarité syndicale. opéra-tions publiques de lobbying.
Naturellement, le vote des Télémécaniciens Nombreux étaient les salariés de la Télé-
ne servit à rien car in fine c’était bien aux mécanique qui connaissaient le personnel
actionnaires que revenait le droit de vendre de Merlin Gérin car ils les rencontraient
ou de conserver leurs actions. De plus, souvent chez des clients communs et dans
l’accord entre les dirigeants de Framatome les instances professionnelles de l’élec-
et de Schneider à la fin des enchères laissa tricité du Gimelec ou de l’UTE (Union
un goût amer aux salariés de la Télémé- technique de l’électricité). Un numéro du
canique qui avaient cru à leur chevalier journal de l’intersyndicale8 Le Télémécani-
blanc. Décidément l’OPA mettait à mal la cien fut tiré à 60000 exemplaires et destiné
culture de participation des salariés de la très précisément aux salariés de Jeumont,
Télémécanique et leur ouvrait les yeux sur Spie et Merlin Gérin pour les informer de
le fonctionnement de l’économie capitaliste leur position. À la suite d’une réunion entre
et le comportement des actionnaires. les deux délégations, les salariés de La
2. Le lobbying des salariés Télémécanique constatèrent que ceux de
de la Télémécanique Merlin Gérin avaient « une percep-tion
Le lobbying des salariés de la Téléméca- différente et un peu idéalisée » de la fusion.
nique se fit principalement en direction des La délégation de l’intersyndicale de la
salariés de Merlin Gérin, la filiale de Télémécanique rencontra également la
Schnei-der concernée par la fusion, et des direction de Merlin Gérin 9 qui leur expli-
dirigeants politiques. Ces actions avaient qua que « c’était parce qu’aucune entente
pour but de faire pression sur le n’avait pu être trouvée qu’il avait sollicité
management de Schnei-der et l’inciter à auprès de Schneider le lancement d’une
renoncer à son projet. Rares sont les OPA ». Le PDG de Merlin Gérin leur
salariés d’une entreprise visée par expli-

8. De février à juin 1988, 9 numéros du Télémécanicien furent tirés à plus de 200000 exemplaires dont un à
320000. 9. À cette époque Merlin Gérin, dirigée par Jean Vaujany, était une filiale de Schneider contrôlée à plus
de 50 %. C’est en 1992 que Merlin Gérin deviendra une filiale à 100 % de Schneider Electric par une opération de
fermeture du capital.
Fusions-acquisitions et salariés 59

qua également que les craintes sociales des 3. Le court-termisme des salariés
salariés de la Télémécanique étaient vaines et la prudence des politiques
car Merin Gérin n’avait jamais licencié et Lors de l’émission de télévision L’Enjeu
que le projet de fusion ne visait pas à faire consacrée à l’OPA sur la Télémécanique
des réductions d’emplois. Malgré ces ren- (14 mars 1988), les deux salariés de la
contres avec les personnels et dirigeants de Télémécanique exprimèrent leur
Merlin Gérin, l’intersyndicale resta sur sa attachement à leur entreprise et l’un d’eux
position d’opposition à l’OPA. déclara : « nous n’avions rien demandé à
Le lobbying auprès des dirigeants Schneider et nous ne souhaitions que
travailler tranquille dans une société où
politiques se manifesta à travers des lettres
l’on se sent bien ». Cette déclaration est
ouvertes envoyées au Président de la
révélatrice de l’idée que tout pourrait conti-
République (Jacques Chirac) et au Premier
nuer en l’état, tranquillement, alors que le
ministre (Édouard Balladur) ainsi qu’aux
monde change. Certes, dans le passé, la
respon-sables de l’opposition socialiste. Un
Télémécanique a démontré sa capacité à
dossier réalisé pour les présidentielles de s’adapter et à se développer tout en
1988 fut également réalisé et diffusé pour réalisant de belles performances
dénoncer le risque sur l’emploi lié aux économiques, mais peut-on en déduire avec
OPA. L’inter-syndicale ne reçut aucune certitude que cela pouvait continuer ?
réponse écrite du Président de la N’oublions pas l’im-pact des accords
République. Le Premier ministre, plutôt passés avec Merlin Gérin qui montrèrent
favorable aux OPA, fit part de ses positions l’intérêt que les deux firmes pouvaient
cherchant « plus d’har-monie entre le avoir en se rapprochant. L’idée que la
social et l’économie » et déclara même : « mondialisation était déjà en marche est
le temps est passé où l’on pouvait contre la totalement absente. De même l’idée que la
volonté des salariés pro-céder à des Télémécanique et Merlin Gérin ne pèsent
regroupements forcés ». De son côté finalement pas lourd face à la concurrence
l’ancien Premier ministre socialiste, mondiale et qu’il est opportun de créer un «
champion national » dans leur secteur est
Laurent Fabius, interrogé sur les OPA 10,
peu présente. Cette absence de vision à
affirma son opposition à l’OPA de Schnei-
long terme est également partagée par les
der et déclara : « Si des regroupements
dirigeants politiques de l’époque qui
doivent se faire, ils ne doivent pas être
globalement dénoncèrent la pratique des «
sauvages et se dérouler contre la volonté OPA sauvages », comme celle lancée par
des salariés ». Ces belles déclarations ne Schneider, même si certains furent
furent malheureusement pour les salariés conscients de la nécessité de
de la Télémécanique que des paroles vite regroupements d’entreprises dans la
oubliées. Vingt-cinq ans après, ces proposi- perspective du marché européen.
tions ne figurent dans aucun texte et ne Plus de vingt ans après, et grâce en partie à
sont cette OPA réussie, Schneider est devenu un
toujours pas appliquées…

10. Interview du 6 mars 1988 à RMC et FR3 sur les questions économiques et sociales.
60 Revue française de gestion – N° 241/2014

leader dans la gestion de l’énergie comme d’affaires a été multiplié par 3,5 de 1986 à
le groupe se définit. L’acquisition de la 2011 en euros constants (ajustés pour l’in-
Télé-mécanique en 1988 et de Square D en flation), ce qui correspond à une croissance
1991 lui permit de concrétiser son annuelle de 5,1 % sur 25 ans ; des chiffres
recentrage sur les métiers de l’électricité en de croissance voisins pour le total du bilan.
se séparant de ses activités non Quant au résultat net il a été multiplié par
stratégiques. Devenue Schneider Electric 15, soit une croissance en euros constants
en 1999 pour marquer clairement sa de 11,5 %. Peu de groupes industriels fran-
vocation dans les métiers de l’électricité, le çais peuvent afficher de tels résultats sur
groupe s’est engagé dans une stratégie de les vingt-cinq dernières années.
croissance interne et externe via de
nombreuses acquisitions qui lui ont per-mis CONCLUSION
de se positionner sur de nouveaux mar-chés
Avec le recul, l’étude de cette OPA et du
: onduleurs avec MGE-UPS et APC,
comportement des acteurs est riche d’ensei-
contrôle du mouvement, automatismes et gnements. On sait qu’en général les salariés
sécurité du bâtiment (Clipsal, TAC, Pelco, sont hostiles aux OPA et soutiennent leurs
Xantrex, etc.). Clairement, l’OPA sur Télé- dirigeants menacés. Cela est bien compré-
mécanique s’est inscrite dans une véritable hensible si une telle opération doit conduire
stratégie industrielle à long terme. Une à un dépeçage de l’entreprise et une réduc-
vision qui n’était pas partagée à l’époque tion des emplois. Mais cela n’était pas le
par Michel Chollat de l’intersyndicale qui cas dans l’OPA sur la Télémécanique. Il
écrivait dans le journal Le s’agissait au contraire de bâtir un groupe
Télémécanicien : « Didier Pineau industriel encore plus puissant et devant au
Valencienne n’a pas com-pris l’industrie, il contraire préserver l’emploi. Pourtant, les
n’a pas compris Télémé-canique et son salariés de la Télémécanique, qui étaient
personnel. Il n’a surtout rien compris aux actionnaires à hauteur de 15 %, se sont
hommes ». fortement mobilisés contre cette OPA. Que
Les chiffres du tableau 2 montrent que la ce serait-il passé si leur participation avait
stratégie industrielle à long terme de
Schneider fut la bonne puisque son chiffre

Tableau 2 – La croissance à long terme de Schneider (1986-2011)

1986 (Mf) 1986 (M€)* 2011 (M€) Multiple g annuel

Chiffre
25751 6387 22387 3,51 5,1 %
d’affaires

Résultat net 506 125 1904 15,18 11,5 %

Total du bilan 45270 11228 35886 3,20 4,8 %

*Note : chiffres en millions de francs (Mf) et d’euros (M€). Les chiffres de 1986 sont ajustés pour tenir compte de
l’inflation sur la période et le passage à l’euro : 1 franc de 1986 vaut 0,24802 euro en 2011, source : Insee.
Fusions-acquisitions et salariés 61

été plus importante ? Peut-être que l’OPA avec le management mais également avec
aurait échouée et que toute la stratégie de les syndicats des firmes concernées. On
recentrage de Schneider sur l’électricité retrouve ce type de comportement dans des
aurait été remise en cause. Cela pose alors OPA plus récentes (comme l’OPA de
la question de l’actionnariat salarié qui Mittal sur Arcelor en 2006). Il est vrai-
peut-être un frein à des OPA pourtant créa- semblable que ce type d’intervention est
trice de valeurs et porteuses de développe- plus limité dans les pays anglo-saxons et
ment futur ? Le cas de la Télémécanique notamment les États-Unis. Ceci étant, dans
montre également que les salariés et leurs le cas de l’OPA sur la Télémécanique, il est
représentants peuvent avoir du mal à ana- possible que les réponses apportées par les
lyser les conséquences d’une OPA qui vise dirigeants politiques aux salariés et leurs
leur entreprise. Ils ont du mal à comprendre représentants relèvent davantage de la
les enjeux et les dynamiques industrielles
rhétorique que d’une analyse sur le fond. À
dans un environnement qui se mondialise.
l’appui de cette remarque on peut avancer
Comme certains actionnaires, ils sont éga-
le fait que, malgré la victoire de François
lement court-termistes. L’histoire de cette
Mitterrand aux élections présidentielles de
OPA révèle également l’extraordinaire
1988, les OPA « sauvages » n’ont pas
atta-chement que les Télémécaniciens
étaient interdites et qu’aucune réforme
avaient pour leur entreprise et son modèle
social, mais également leur n’est intervenue depuis pour consulter les
incompréhension de l’opération financière salariés dans ces opérations comme le
qui in fine ne visait pas à acheter des voulait l’intersyndicale de la Téléméca-
hommes, comme ils l’affirmaient, mais nique. Tout au plus, la réglementation les
uniquement des actions. Enfin, le cas de concernant a été affinée de façon à proté-
l’OPA de Schneider sur Télémécanique ger davantage les intérêts des actionnaires
permet de voir qu’en France à cette minoritaires, à rendre les offres plus trans-
époque, ce type d’opération mobilisait les parentes et à faire mieux fonctionner le
dirigeants politiques. Ces derniers ont eu marché du contrôle des entreprises.
des contacts non seulement

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