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Table Of Content

1. Couverture
2. Copyright
3. Dédicace
4. Première partie
1. 1944
2. 1947
3. 1950
4. 1954
5. 1957
6. 1959
7. 1964
8. 1969
5. Deuxième partie
1. 1973
2. 1977
3. 1981
4. 1985
5. 1989
6. 1992
6. Épilogue
1. 2000
7. Remerciements
8. Du même auteur

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195 204
196 205
197. 206
198. 207
199. 208
200. 209
201. 210 202. 211 203. 212
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299 310 300 311 301 313

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© Éditions Albin Michel, 2021
ISBN : 9782226465290
À Pierre Tranouez (1950-1992)
PREMIÈRE PARTIE
1944

– Vive la France ! hurla une fille d’à peine quinze ans en levant le poing.
– Vive de Gaulle ! enchaîna sa voisine.
Elles étaient quatre du même âge à avancer hanche contre hanche en
gloussant. Dans le cortège, les têtes se tournèrent vers ces adolescentes
effrontées aux lèvres bariolées de rouge. D’autres filles les imitèrent, puis
des femmes d’âge mûr et enfin des hommes. Ce qui n’était que rumeur
sourde se mua en cacophonie. On se mit à brailler des vivats, à scander les
noms de généraux nouvellement érigés en sauveurs de la Nation, à couvrir
d’insultes ces « putains de boches » qui venaient de déguerpir. C’était un
concert dissonant de voix exaltées par la haine, la rancœur, l’exubérance
de la victoire, une passion sans limites. Des bribes de chansons
s’entrechoquaient et ricochaient sur les lèvres tandis que la foule avançait
de plus en plus vite, libre, entêtée, joyeuse, semblant répondre à une
urgence sans motif apparent.
Ailleurs, des chars amochés par les forces ennemies étaient couverts de
fleurs, les dernières barricades se retrouvèrent éventrées, vomissant sur la
chaussée des tonnes de pavés qui réintégrèrent les emplacements d’où ils
avaient été arrachés quelques jours plus tôt, dans les premiers instants de
la grève générale et de l’insurrection qui avait suivi. On sifflait dans ses
doigts, on beuglait, on se marchait sur les pieds. Certains trébuchaient et
se relevaient aussi sec, les genoux ou les coudes en sang, en éclatant de
rire, le plus souvent en raillant leur propre maladresse. Des poings de
toutes les tailles agitaient vigoureusement des drapeaux de tous les
formats, à la gloire de toutes les nations alliées. Des femmes arboraient
des casques confisqués à l’ennemi ; certains hommes avaient, de joie, rasé
leur moustache. Les visages hilares et fatigués portaient encore les
stigmates du désœuvrement qu’avaient engendré l’attente et les
sacrifices.
Le peuple de Paris en fête se dirigeait vers les Champs-Élysées que le
général de Gaulle s’apprêtait à descendre avec, à ses côtés, les
représentants des troupes victorieuses.

À quelques pas de là, dans l’une des chambres d’un appartement de la


rue de Berri, deux uniformes d’armées alliées jonchaient en vrac le
parquet de chêne dur au milieu de vêtements plus intimes, formant une
pagaille qui témoignait de l’empressement avec lequel leurs propriétaires
s’en étaient débarrassés.
Paul était allongé sur le lit défait, les jambes légèrement écartées. Il
gisait nu, la nuque enfouie au creux de ses doigts croisés, dévorant des
yeux la silhouette de Stanley, son homologue américain, qui se détachait
en contrejour de la fenêtre contre laquelle il venait de s’appuyer. À dix-
neuf ans à peine, Paul était ébloui par ce corps de presque trente ans, à la
fois indolent et à l’évidence discipliné par la rigueur de l’exercice. Il
détaillait chaque centimètre carré de cette anatomie adulte que hier
encore il se serait interdit ne serait-ce que d’approcher, et dont toute la
nuit il s’était pourtant repu.
Il faisait chaud en ce samedi d’été ; la nuque, le cou, les épaules de
Stanley étaient parsemés de gouttelettes de tailles inégales qui se
distribuaient harmonieusement sur sa peau très blanche. Le soleil
dessinait un triangle parfait dans le bas de son dos luisant ; ses fesses
étaient deux globes de lumière, massifs et victorieux. Tout chez Stanley
renvoyait Paul à une perfection dont il n’avait pas idée avant de le
rencontrer. Il avait l’impression de côtoyer un géant qui le surpassait à
tous égards.

Les deux hommes s’étaient rencontrés la veille sur les Champs-Élysées, à


la terrasse du café George V, au moment où une dizaine d’éléments de la
2e division blindée du général Leclerc croisait un nombre équivalent
d’éléments de la 4e division du général Barton. Exaltés par la victoire et un
égal sentiment de confraternité, les soldats des régiments alliés se
tombèrent littéralement dans les bras. Ce fut une explosion de bourrades
et d’embrassades viriles. Le torse de Paul se retrouva bientôt plaqué
contre celui de Stanley et son visage projeté au creux de son épaule. Paul
eut un frisson et releva la tête. Les deux soldats se fixèrent quelques
secondes. Stanley usa de toute la force de son sourire, Paul l’imita
faiblement puis se détacha brusquement de son emprise. Plus que tout, ce
fut à cette insistance maladroite de Paul à se dégager de lui, à détourner
coûte que coûte son regard que Stanley comprit. D’une certaine façon,
c’est souvent l’empêchement des choses qui apporte du relief à leur
vérité. Toujours est-il qu’une petite mécanique se mit en branle dans
l’esprit de Stanley. L’alliance d’une perspicacité naturelle à l’enseignement
de longues années de pratique clandestine, où les rebuffades les plus
avilissantes avaient relayé les succès les plus éblouissants. Même s’il n’en
a pas encore conscience, ce garçon aime les garçons, c’est écrit, se dit-il.
Tout le monde finit par s’asseoir et constituer une manière d’ellipse
autour d’une nuée de petites tables circulaires. Très consciemment Stanley
se positionna à deux mètres de Paul, du même côté et en léger retrait.
Toute la soirée il eut pour le Français l’empressement d’un grand frère, il
lui commandait à boire, verre sur verre, il voulait l’enivrer à son profit,
c’était évident. Se divertir de son ivresse de troufion mal dégrossi, se
figuraient les autres en ricanant. Stanley s’amusait à promener sur sa proie
une espèce de non-regard à la fois vague et insistant qui n’était flagrant
aux yeux de personne, pas même à ceux de l’intéressé. C’était pire que de
le fixer vraiment. Sans en discerner la raison, Paul sentit le poids d’une
culpabilité naissante alourdir ses épaules. Parfois il osait se tourner vers
Stanley et celui-ci l’observait à son tour, d’un air peu engageant, levant les
sourcils en signe d’interrogation ou arquant les lèvres en une moue
boudeuse. Alors Paul, pétrifié, détournait vivement le regard et, quelques
secondes plus tard, Stanley repartait à l’attaque, persévérant dans ce jeu
perfide du chat et de la souris, chaque nouvelle estocade le convainquant
de la justesse de son appréciation initiale des mœurs du jeune homme.
La nuit s’avançant, les soldats burent de plus en plus. L’ivresse et des
phrases qui sonnaient comme des slogans leur tenaient lieu de cause
commune :
– Santé ! À mort les boches !
– Cheers! Fuck the Huns! Dead them all!
Stanley payait tout. Les bières de Paul comme le vin des autres. Lui
s’était octroyé les deux seules bouteilles de Dom Pérignon dont disposait
l’établissement. Une folie. Dans l’esprit du groupe, il apparaissait
clairement que Stanley était du genre spécial. Enfin, d’un genre qui n’était
pas de leur monde. Il avait de l’argent et des manières d’aristo. Mais
comme il allongeait les dollars sans sourciller, personne ne cherchait à en
savoir plus.
À force de boire autant, tout le monde s’en allait régulièrement se
soulager au sous-sol. Une sorte de pressentiment nerveux retenait Paul de
quitter son siège pour suivre le mouvement. Quand, exténué par les
tiraillements douloureux de sa vessie, il résolut enfin de se lever, Stanley
fit de même. Paul marqua un temps d’arrêt mais n’eut aucune raison de
ne pas poursuivre, de sorte qu’il se retrouva à lui emboîter le pas.
Précédant le Français dans l’escalier, Stanley se montra étonnamment lent
à descendre les marches, comme s’il voulait une fois de plus le
désarçonner par son attitude.
– Très envie, toi aussi, hein ? dit-il en se retournant, rigolard, avec un
fortaccent.
Paul ne sut pas très bien quoi répondre et se contenta d’un sourire
pénible.
Les W-C étaient pour l’heure occupés par un seul client. Les deux soldats
se dirigèrent vers des urinoirs voisins. Paul se déboutonna avec
empressement, colla son bassin contre la faïence et se mit à pisser. Quand
le client sortit, Stanley sauta sauvagement sur le jeune soldat, agrippant
avec violence son visage entre ses deux mains et lui fourrant sa langue
dans la bouche aussi sûrement que s’il eût souhaité l’étouffer. Paul
demeura inerte, son sexe entre ses doigts continuant de cracher un jet de
plus en plus faiblard qui finit par se tarir complètement. Des bruits de
godillots retentirent dans l’escalier. Stanley s’arracha à Paul, se dirigea
mollement vers la pissotière la plus proche et se déboutonna à son tour.
Un flux bruyant s’abattit contre la céramique. Paul, abasourdi, regarda le
bas de son pantalon et constata que, dans l’assaut, il s’était pissé dessus. Il
sortit en trombe et remonta s’asseoir au milieu des autres, ruminant en
silence sa honte et son aigreur.
Quand Stanley se présenta à nouveau sur la terrasse, il sembla à Paul
qu’il sifflotait. Le jeune soldat le regarda droit dans les yeux jusqu’à ce que
l’autre se soit assis. Stanley lui sourit avec une attention pleine d’égards,
vide de finasserie ou d’arrière-pensée. Paul s’attarda sur ce visage ouvert,
vigoureux, radieux. Cette fois l’Américain se laissa observer. L’humiliation
du jeune homme se transforma en quelque chose de neuf et de grisant. Un
désir flou puis de plus en plus net le terrassa. Le couperet de la peur céda
la place à une chaleur excitante qui s’insinua sous sa peau et jusque dans
la fibre de ses muscles. Ses entrailles lui semblèrent se rétracter en un
point unique, une petite bille compacte faite de matière incandescente.
C’était un mélange exquis et inconnu de douceur et de douleur. Pour la
première fois de son existence Paul désirait violemment quelqu’un qui, de
toute évidence, le désirait en retour, peut-être aussi violemment que lui. Il
se sentit soudain si léger qu’il crut que son corps allait s’élever vers le ciel.

La brasserie finit par fermer ses portes, ils n’étaient plus qu’une dizaine
à siroter les fonds de leurs verres et à brailler les mêmes âneries qu’ils ne
se donnaient plus la peine de traduire, même par des gestes. Les héros
étaient épuisés. Cela faisait longtemps que Paul était silencieux, tête
baissée, le regard rivé à ses godillots crasseux de soldat, faussement
assoupi, attendant que quelque chose se passe – que Stanley lui donne un
signe –, alors qu’il se sentait plus vivant que jamais, que chaque millimètre
carré de sa peau brûlait, tant la violence de son espérance était immense.
Stanley se leva soudain, salua la compagnie d’un geste qu’il s’efforça de
rendre élégant et s’éloigna. Une centaine de mètres en contrebas,
semblant connaître le quartier comme sa poche, il fut avalé par l’obscurité
de la troisième rue qui se présenta sur sa gauche. Quand Paul fut certain
que l’attention des autres était retournée aux petits événements de la
tablée, il se leva à son tour et étira les bras en bâillant grassement, faisant
mine d’être saoul alors qu’il avait au contraire toute sa tête et, plus que
cela encore, un désir qui le tenaillait et le rendait libre et vif,
incroyablement lucide. Sa jambe heurta à dessein une chaise qui se mit à
vaciller, indécise, sur l’un de ses quatre pieds avant de s’écraser sur la
terrasse dans un fracas qui fit tressaillir les derniers clients. Albert, le
meilleur camarade de Paul, se leva d’un bond et mit son bras autour de ses
épaules.
– Eh, mon Paul, tu es complètement fait, viens, je… je… te ramène.
– Fous-moi la paix, fit Paul en le rembarrant avec excès.
– Laisse-moi faire, bon sang, insista Albert.
Paul le toisa.
– Tu ne comprends pas que… que j’ai… j’ai besoin d’air pur ! ânonna-t-
il en hurlant. Putain, Albert, d’air pur !
Albert le laissa partir et se moqua de lui tout le temps qu’il descendit
l’avenue, manquant trébucher à chaque pas. Paul s’était déjà frotté à la
nécessité de dissimuler, théâtraliser sa conduite pour ne pas se retrouver à
découvert faisait partie de sa panoplie psychologique. En tout état de
cause, son petit numéro du type ivre mort était parfait.
Quand même ses plus proches camarades cessèrent de faire attention à
lui, Paul s’engouffra en titubant dans la rue où Stanley s’était engagé
quelques minutes plus tôt. Il fut ému de l’apercevoir, immobile, à moitié
dissimulé dans la pénombre, protégé des regards par un amas de sacs dont
la plupart avaient été éventrés par les lames de couteaux ou celles de
baïonnettes. Une matière granuleuse s’en échappait lentement, faisant
penser que toute la scène s’organisait sur un mode ralenti. La lumière
chétive d’un lampadaire, jouant avec les nuances rousses de la barbe
naissante de Stanley, donnait à son visage un air inquiétant,
machiavélique. Paul lui sourit. La petite boule au creux de son ventre
irradia jusqu’à la plus reculée de ses terminaisons nerveuses. Son sexe
gonfla et devint si tendu qu’il en ressentit de la souffrance. Il se dirigea
lentement vers Stanley, sans appréhension, confiant dans l’idée que les
prochaines minutes allaient lui apporter ce mélange de sauvagerie et de
volupté qu’il attendait depuis qu’il avait une conscience réelle de son désir.
Il y avait dans sa démarche une espèce de gravité solennelle, il ne titubait
plus du tout bien sûr, il vivait un moment glorieux dont il ne voulait rien
gâcher. Il voulait au contraire le déguster, cet instant en suspens, il
souhaitait dérober à ces secondes ce qu’elles avaient de meilleur, les
inscrire profondément dans son histoire intime, et c’est ce qu’il fit jusqu’à
ce que son esprit et son corps soient prêts à la rencontre qui était sur le
point de s’engager.

De nouvelles rumeurs montèrent de l’extérieur qui emplirent le silence


de la chambre. Le regard de Stanley passa lentement du ciel à la rue, se
posant avec un intérêt nonchalant sur la procession humaine qui s’étirait
en contrebas. Il porta à ses lèvres la cigarette qu’il tenait entre le pouce et
l’index de sa main gauche et en exhala une fumée dont les vapeurs acides
envahirent la chambre et allèrent se loger à jamais dans la mémoire
olfactive de Paul.
Dans la foule, une femme leva la tête. Surprise par la nudité exposée à la
fenêtre ouverte du troisième étage, elle désigna le soldat du doigt, éclata
de rire et, d’une mimique grivoise de sa langue rose et mouillée, elle
l’invita à descendre et à la rejoindre. Stanley se contenta d’agiter la main à
la façon d’un roi qui salue son peuple et, bien que conscient de ce que sa
figure offrait de provocateur, ne fit rien pour se dissimuler. Il se retourna
et sourit à son jeune amant, le conviant à partager le spectacle de son
incandeur, de cette liberté frondeuse, entre insatisfaction et mépris
joyeux, qu’il affichait en permanence. Paul se sentit obligé de sourire en
retour. Il fut parcouru par un sentiment compliqué où se mêlaient la toute-
puissance de se trouver dans le voisinage d’un tel homme, du respect et
de la timidité.
Stanley remarqua le sexe de Paul qui pesait lourdement contre son
ventre et faisait comme une virgule de chair épaisse, barrée sur toute sa
longueur par un réseau de veines distendues palpitant sous l’effet de son
désir. Il eut un mouvement gourmand des sourcils et se rapprocha
lentement du lit avec des gestes de fauve, les yeux agrandis et rieurs, les
mains légèrement relevées et plaisamment crochues. On aurait cru qu’il
allait se jeter sur sa victime pour la dévorer.
Paul l’observait comme un enfant, entre crainte et délice. Il eut
brusquement la conscience aiguë et douloureuse que quoi qu’il advienne –
dans les prochains jours, dans les prochaines semaines, dans les
prochaines années –, la figure de cet homme, « mon Américain », comme
il l’appellerait pour lui-même par la suite, le hanterait jusqu’à sa mort. Il
sut que ce moment fatal – tragique peut-être – où le corps de Stanley était
brutalement entré en contact avec le sien constituerait pour lui le moment
pivot de son existence. Toute sa vie allait au fond consister à recréer, à
réinventer les moments de violence et de jouissance qu’ils avaient vécus et
qu’il leur restait encore à vivre. Il savait indubitablement qu’il allait devoir
organiser le reste de ses jours en l’honneur ou au regret de ces instants,
peut-être les seuls moments de vérité auxquels il lui serait jamais donné
de se confronter. Cette fulgurance de son esprit, loin de l’abattre, le
ragaillardit. Il accueillit en lui le corps de Stanley comme on admet une
évidence indiscutable.
Vers sept heures du soir, les deux soldats se réveillèrent, le visage de
Stanley enfoui dans le cou de Paul, leurs torses collés, leurs bras et leurs
jambes enchevêtrés dans une construction intime et alambiquée. Le
mélange de leurs transpirations et de leurs semences enrobant par
endroits leurs peaux luisantes dans une espèce de chrysalide dorée, on
aurait juré que les chairs se seraient écorchées si on avait tenté de les
séparer. Ils restèrent ainsi dix bonnes minutes sans bouger ni parler,
n’ayant d’ailleurs pas grand-chose à se dire hormis des banalités
auxquelles aucun des deux ne souhaitait se conformer, Paul par timidité,
Stanley par mépris des choses obligées. L’Américain proposa soudain de
sortir s’amuser. Paul ne dit pas non. Il se leva. Un morceau de la chrysalide
se rompit dans un déchirement sec, les deux poussèrent ensemble un petit
cri. Paul le regarda s’éloigner avec tristesse, déjà il regrettait que son
amant ne soit plus contre lui.
Stanley fit couler un bain chaud et y invita Paul. Ils se retrouvèrent face
à face dans une baignoire sabot minuscule, leurs corps recroquevillés,
cuisses contre poitrine, genoux contre menton, leurs visages à seulement
une quinzaine de centimètres l’un de l’autre, dans une proximité
finalement plus chaleureuse que l’intimité charnelle qui les unissait jusqu’à
présent.
– Tu ne l’avais jamais fait ? demanda Stanley avec bienveillance et
unaccent toujours aussi marqué.
Deux ans dans une institution suisse francophone lui avaient fourni les
armes pour toutes sortes de conversations ordinaires.
– Avec des filles, si, répondit Paul évasivement.
Il leva la main pour la déposer sur la joue de Stanley.
– Je peux ?
Stanley acquiesça. La main de Paul glissa lentement sur le visage de son
amant, s’offrit en coupe à la topographie de ses mâchoires puis, du bout
des doigts, il parcourut délicatement la courbe de son front, la ligne de son
nez, tenta de longues secondes de saisir le souffle de vie qui s’échappait de
ses narines, avant d’entreprendre le chemin arrondi de sa bouche, glisser
son index entre ses lèvres fraîches et charnues, forçant le passage jusqu’à
l’intérieur pour s’y faire lécher par sa langue et mordiller par ses dents.
Cela ne l’intéressait pas de parler, d’échanger, même sur un mode mineur,
il ne se sentait pas à la hauteur de toute façon, il ne voulait pas que
s’insinuent les mots, qui l’auraient pris en défaut, qui l’auraient trahi quoi
qu’il puisse dire ; la seule chose qu’il souhaitait c’était rester dans un
contact silencieux et brûlant avec le corps de Stanley, n’importe quelle
partie de son corps. Son visage était lumineux, ses yeux brillaient d’un
mélange d’admiration et de désir, on le sentait pénétré par une joie
extatique.
– Attention, dit Stanley en secouant la tête. Pas de ça.
– De quoi ?
– De cette tête, de ces yeux… On dirait un labrador.
Il se leva brusquement, éclaboussant le carrelage d’une gerbe d’eau
mousseuse. Paul, déçu, l’imita sans empressement. Il agrippa le peignoir
de bain que Stanley lui tendait et s’enroula dans le lourd coton bouclé avec
le sentiment d’une volupté interdite. Même avant la guerre, jamais Paul
n’avait connu un tel raffinement. Là d’où il venait, ce n’étaient toujours
que des tissus froids, rêches, battus et rebattus sur le ciment du lavoir par
les mains de sa mère, des étoffes immaculées mais tellement raides,
tellement hostiles.
– On est chez toi ici ? demanda-t-il timidement, comme s’il
découvraitsubitement le luxe autour de lui.
– On est chez mon père, répondit froidement Stanley, sans désir de
s’étaler.
Quand ils furent secs, ils renfilèrent leurs uniformes – Paul eut du mal,
c’était comme si on le forçait à revenir à sa vie ordinaire, comme si d’un
coup on l’arrachait à la tiédeur d’un ventre. Avant de sortir, Stanley jeta un
regard à sa tenue dans le miroir accroché au mur de l’entrée tapissé de
soie rouge garance puis, au moment où ses doigts se posèrent sur la
poignée de la porte, Paul lui réclama un dernier baiser. Stanley hésita à le
lui concéder. Encore ce regard de chien, pensa-t-il. Il accepta finalement et
Paul colla avidement ses lèvres contre les siennes, mais quand sa langue
voulut s’insinuer, les dents de son amant firent barrage. Aussitôt la main
de Stanley accrocha la poignée, son autre main débloqua le verrou, la
porte s’ouvrit et, quelques secondes plus tard, une autre porte sur le palier
proche s’entrouvrit à son tour, laissant le passage à l’inquisition d’un
regard.
– Bonjour, monsieur Loizeau, vous n’êtes pas de la fête ce soir ?
La porte se referma d’un coup sec.
– Putain de collabo…, murmura Stanley en se penchant vers Paul.
Il décrivit avec son pouce un arc de cercle autour de sa carotide, puis
laissa tomber sa tête sur le côté, langue pendante et yeux fermés. Paul
s’esclaffa de cette pitrerie macabre. Stanley dut trouver cela charmant, il
se pencha vers lui et ils s’embrassèrent à pleine bouche. Puis, accrochant
la rampe métallique, l’Américain se mit à descendre les marches à toute
vitesse, comme s’il s’engageait dans un jeu de poursuite hérité de
l’enfance. Paul fit de même, le cœur et les jambes légers. Au rez-de-
chaussée, ils s’amusèrent à déraper sur le sol de marbre, faisant crisser
leurs godillots dans des bruits de caoutchouc et de métal. Tel un diable au
bout de son ressort, la tête d’une femme décharnée apparut dans
l’encadrement de la fenêtre de la loge. Stanley la salua en portant la main
à son calot de militaire. La concierge lui jeta un œil faussement civil – un
de ces regards mêlant mépris et respect forcé que les gens de peu de
fortune concèdent aux riches dans l’espoir inutile de se faire remarquer
d’eux –, mais elle prit bien soin de n’accorder aucune attention à Paul.
Les deux soldats remontèrent la rue côte à côte en direction des Grands
Boulevards. La ville était joyeuse, bien décidée à célébrer sa victoire. Avec
le rationnement de l’essence, il y avait des vélos partout, roulant en tous
sens, qui faisaient comme de larges grappes mobiles plus ou moins fluides,
plus ou moins dangereuses, dont il fallait sans cesse se méfier. L’air d’été
embaumait un parfum mariant les effluves des lilas des Indes aux senteurs
soufrées de la poudre à canon. À la hauteur de la rue des Martyrs, des
rafales de balles claquèrent d’une fenêtre, provoquant les hurlements des
passants. Certains se ruèrent à l’intérieur de l’immeuble d’où venaient les
tirs et, quelques secondes plus tard, un homme sortit, la lèvre inférieure
en lambeaux et le visage en sang. Il fut tellement abasourdi par les cris de
haine qui l’accueillirent qu’il leva d’abord les mains en l’air avant de les
plaquer contre ses oreilles. Sans cesse la joie cédait à la panique puis
c’était de nouveau l’hystérie et l’exaltation.
Stanley et Paul errèrent de bar en bar où ils s’enivrèrent de bières et de
vins frelatés. Ils voulaient aller partout où il y avait du monde afin de se
frotter l’un à l’autre au milieu de la cohue et que leurs visages puissent
s’effleurer de temps à autre. Une fois dehors, ils s’amusaient à marcher
bras dessus bras dessous ou à se prendre par l’épaule comme deux
compères en campagne : chacun était maintenant tellement habitué à la
chaleur et à la présence du corps de l’autre que s’en séparer ne serait-ce
qu’une seconde leur semblait à tous deux un sacrifice inutile.
Soudain, vers minuit, alors qu’ils abordaient les contreforts de la butte
Montmartre par Rochechouart, une batterie d’avions de la Luftwaffe
apparut dans le ciel, en provenance du nord. Les éclats des mitrailleuses
illuminèrent violemment l’épaisseur de la nuit. Ce fut une fureur
épouvantable. Le boulevard sembla s’éventrer, des centaines de gens
s’éparpillèrent, n’importe où, certains se mirent à courir vers l’auvent en
béton d’un immeuble et plongèrent vers le sol pour se protéger. Paul se
retrouva par terre, à moitié enfoui sous le corps de Stanley. Le souffle
chaud de l’Américain dans son cou fit bouillonner son sang, il ferma les
yeux et cambra fermement son bassin pour le plaquer contre celui de son
amant. Sentant le désir monter chez Paul, la main de Stanley s’enhardit
discrètement vers l’entrejambe du jeune soldat qui ne mit que quelques
secondes à jouir. L’alerte passa, tout le monde se releva vivement. On
s’empressa de défroisser ses vêtements, de rajuster sa coiffure, son
chapeau ou son béret, puis chacun repartit vers les lumières et le bruit de
la ville. Les deux soldats se regardèrent, complices. Stanley désigna d’un
coup de tête le pantalon souillé de Paul et tous deux explosèrent de rire.

Les jours suivants, Stanley et Paul passèrent tout leur temps ensemble.
De la vie de l’autre, chacun ne sut rien ou très peu. Ils avaient presque
renoncé à parler : les mots auraient été inaptes à traduire quoi que ce soit
de leur passé qui les aurait éclairés sur l’intensité de ce qu’ils étaient en
train de vivre. Quand ils ne faisaient pas l’amour, ils se saoulaient dans des
bars, des cabarets, des dancings, des bordels à filles. L’alcool et l’ambiance
chargée de sexe de tous ces endroits les échauffaient et ils baisaient
encore, parfois en pleine ville, à la faveur de l’obscurité soudaine d’une
ruelle ou d’une porte cochère. Nuit après jour cela recommençait, une
espèce d’effervescence lubrique les agitait, une vitalité animale qui les
tenait éveillés pendant des heures. À la moindre occasion, leur désir l’un
de l’autre les exposait à des risques déraisonnables.
Mais l’atmosphère de ces journées n’était-elle pas elle-même insensée ?
Paris tout entier exhalait un sentiment trouble tissé de joie, de violence et
d’effroi. Les habitants découvraient peu à peu les décombres de leur ville,
des charniers humains étaient exhumés aux quatre coins de la capitale, les
derniers trains de déportés s’enfuyaient en catimini vers des camps, les
dernières bombes étaient lâchées par un ennemi qui ne se résolvait pas à
abandonner tout à fait le terrain. On faisait la fête en côtoyant la mort à
chaque seconde. Des femmes au crâne dépouillé étaient huées pour avoir
forniqué avec les boches tandis qu’on célébrait les hommes qui étaient
morts sous leurs balles. C’était le temps des vengeances, des règlements
de compte entre voisins, des petites bassesses, des beaux discours, des
grandes ambitions nationales et individuelles. De Gaulle avait pris
possession de ses quartiers, rue Saint-Dominique, progressant chaque jour
vers cette République lumineuse que chacun attendait avec envie et qui, à
coup sûr, laverait le pays de l’opprobre subi. La soif de vengeance était
absolue.
Ce fut à peine si Paul eut conscience du tintamarre que l’Histoire faisait
résonner à ses oreilles. Seule comptait la présence de cet amour
prodigieux qui lui était tombé dessus alors qu’il ne demandait rien d’autre
que célébrer la fin des souffrances et des privations engendrées par la
guerre et rentrer bientôt chez lui. C’était la première fois qu’il était
vraiment amoureux, il le sentait, tout ce qu’il avait pu ressentir par le
passé s’affadissait en comparaison de ce qu’il vivait avec Stanley. Il
évoluait dans un état de grâce et d’éblouissement permanent. Stanley
avait fini par l’autoriser à l’aimer et à le désirer de cette façon-là, à
accepter sans rechigner cette soumission amoureuse qui était, au fond, la
seule position que Paul était en mesure de tenir avec un tel type. Stanley
l’aimait à sa façon, à la manière d’un prince, avec beaucoup de tendresse
et un brin de condescendance. Et puis Paul l’excitait. Il aimait son corps
parfait, sa grâce, son ingénuité, son ignorance de la vie. Il adorait par-
dessus tout l’idée d’être le premier à l’instruire des choses du sexe, à lui
indiquer des voies et des astuces, il l’observait jouir de toutes les façons
possibles. Parfois, il lui jalousait la volupté de cette inexpérience qu’il avait,
pour sa part, définitivement perdue et depuis longtemps.

Au bout de sept jours, Stanley fut rappelé par son régiment. Paul aurait
préféré mourir que de le voir partir. Ils firent l’amour une dernière fois, ce
fut un fiasco. Ils voulurent tout se donner mais il y avait trop à partager.
Paul fut incapable de quoi que ce soit, seul Stanley eut la force d’aller
jusqu’au bout. Ils passèrent l’après-midi allongés sur le lit, l’un contre
l’autre, nus et inertes, sans appétit de rien.
Quelques heures plus tard, au métro Marbeuf, ils tombèrent dans les
bras l’un de l’autre, avec toute la retenue nécessaire pour ne pas éveiller
les soupçons des passants : deux soldats que l’ivresse de la victoire a
soudés, rien de plus.
– Je t’aime, lui glissa Paul à l’oreille en serrant son torse encore plus
fortcontre le sien.
Après quelques secondes, quand il eut réalisé la portée de ces mots que
Paul s’était abstenu de prononcer depuis une semaine, Stanley s’écarta.
– Moi aussi je t’aime, dit-il à voix basse, avec un accent de
sincéritédéroutant.
Ils se regardèrent droit dans les yeux, l’air surpris chacun à sa façon de
ces aveux qu’ils venaient d’échanger. Ils se promirent de ne jamais
s’oublier, quoi qu’il arrive.
Stanley rejoignit la foule des passants qui descendaient dans la bouche
de métro. Arrivé au milieu des marches, il leva la main sans se retourner et
agita les doigts avant de disparaître complètement. Paul fixa de longues
secondes ce trou hostile qui avait englouti son amant et où les gens
s’engouffraient encore et encore, inconscients de la perte insensée qu’il
venait, lui, de subir. Sa rétine resta longtemps impressionnée par le
dernier geste de Stanley. Puis quelqu’un le bouscula, l’image s’effaça, il
reprit conscience. Il eut la désagréable impression d’avoir rêvé ce qu’il
venait de vivre, que Stanley était uniquement le fruit de ses fantasmes et
de son désir. Alors, pour avoir la preuve que tout cela avait bel et bien
existé, il regarda le papier qu’il avait dans sa main, une adresse que son
Américain avait griffonnée à son attention quelques minutes avant qu’ils
ne se séparent. Il lut et relut les indications qui y étaient inscrites : «
Stanley Whitman, 854 Cinquième Avenue, New York ». C’était tout ce qui
lui restait, il ne se souvenait déjà plus des détails du visage de Stanley, tout
de lui était maintenant flou et distant, perdu à jamais qui sait. Paul eut
envie de courir le rattraper pour le détailler une dernière fois et l’imprimer
dans sa mémoire, mais l’inutilité de la démarche lui claqua à la figure et il
demeura figé. Un chagrin immense monta, il se mit à pleurer.
Il marcha toute la nuit, inconsolable, errant dans Paris comme un animal
blessé incapable de trouver un refuge à la mesure de sa détresse. Il allait
de bar en cabaret, de dancing en bordel, reprenant les chemins qu’il avait
empruntés avec Stanley et qui, vidés de sa présence, lui semblaient laids et
tapageurs. Il buvait verre sur verre mais n’arrivait pas à se saouler
vraiment. Tout était vain, sans désir.
Au petit matin, Paul retrouva le chemin de la caserne. Quelques jours
plus tard, il fut envoyé sur le front de l’Est pour continuer la guerre.
1947

New York était gris et fumant. D’épaisses spirales de vapeur d’eau


jaillissaient en sifflant des entrailles de la ville, enveloppant les immeubles
et les passants dans un brouillard de particules fétides. C’était le mois
d’avril le plus froid qu’on ait vu depuis longtemps. Les arbres de Central
Park tendaient leurs branches déplumées vers un ciel couleur de cendre
comme si elles l’imploraient de revigorer les maigres bourgeons qui
avaient réussi à percer leurs écorces. Il était quatre heures de l’après-midi
et il faisait presque nuit.
Dans son appartement sur la Cinquième Avenue, Stanley Whitman et
Wallace Miller, son meilleur ami, étaient affalés dans deux fauteuils
jumeaux devant la cheminée. Ils s’ennuyaient ensemble, n’échangeant que
de rares paroles. Une radio, quelque part au fond de la pièce, distillait les
notes d’une suite pour violoncelle aussi belle que lugubre. Stanley
s’arracha à son siège pour ajouter un rondin de chêne sec au feu qui
rougeoyait dans l’âtre. Le fragile édifice de braises s’écroula en crépitant
sous le poids de la bûche, des étincelles vinrent grignoter le bas du
pantalon de Stanley qui ne leur accorda que quelques revers de la main
désabusés. Puis il releva la manche de sa veste d’intérieur et jeta un œil à
sa montre.
– Prêt pour le bal ? dit-il en relevant la tête, un sourire accroché
auxlèvres.
– Le bal, c’est comme ça que tu l’appelles ? Sérieusement, assena
Wallace, bougon.
– Pourquoi pas ?
– Ce sera à peine une petite soirée de tantes où il n’y aura
personned’autre que nous pour en dire du mal.
– Est-ce que tu peux cesser de faire la fine bouche, par pitié ?
Wallace leva les yeux au ciel dans un frémissement volontairement
exagéré de la tête. Son ami se dirigea vers un bar ambulant encombré par
toutes sortes de bouteilles d’alcools et de carafes en cristal taillé.
– Princesse Boubou a des ressources inépuisables, nous ne sommes
pas àl’abri de nous amuser, dit Stanley.
Wallace eut une petite moue dubitative.
– Malheureusement, je ne peux pas faire autrement que d’y aller,
ajouta-t-il, pensif. J’ai promis à Harold que j’y serais.
– Harold ? réfléchit Stanley en remplissant deux verres d’un liquide
épais, ambré.
– Bon sang, Stanley ! s’exclama Wallace en se redressant. Harold !
Riverside Drive. Columbia University.
– Peut-être…
– Je ne sais plus trop si j’ai envie de le voir. Enfin, si, j’en ai très
enviejustement, dit Wallace en s’emparant du verre que son ami lui
tendait. Ce qui n’est pas bon signe, tu es d’accord ?
Stanley poussa un soupir.
– Mlle Miller aurait-elle ses règles, par hasard ? demanda-t-il avec
sérieux.
Wallace fronça les sourcils et avala une bonne rasade de son whiskey
malt.
– Mlle Miller est en train de tomber amoureuse et elle n’aime pas ça
dutout.

Wallace était de cinq ans l’aîné de Stanley. Ils s’étaient connus quinze
ans auparavant, au bar de l’Astor Hotel dont Stanley – alors âgé de dix-
sept ans – avait entendu parler par un ami de son père comme d’un «
endroit écœurant où se réunissent dans le plus grand secret les pires
invertis qui soient ». Stanley – qui avait depuis longtemps saisi la nature de
son inclination sexuelle et était à la recherche d’un événement
déclencheur pour s’en convaincre de manière définitive – avait fait un
usage avisé de cette information. Peu de temps après il s’était rendu sur
place et avait rapidement saisi la topographie singulière des lieux. De part
et d’autre d’un long bar ovale se distribuaient deux populations
masculines qui se ressemblaient en tous points, n’était leur attirance
opposée en matière de sexe. En détaillant les pratiques comportementales
des deux groupes, on notait néanmoins qu’ils se distinguaient plus
nettement qu’il n’y paraissait. La nature des conversations des gays, leur
manière de s’habiller à la mode – à la fois discrète aux yeux des non-initiés
et révélatrice aux yeux des autres gays –, leur recours à certains éléments
de langage codés contrastaient avec les attitudes des hommes « normaux
» qui n’hésitaient pas, eux, à se prendre par le cou ou à s’accorder toutes
sortes de démonstrations de camaraderie virile – précisément parce que
ces comportements étaient pour eux sans équivoque, alors que ceux d’en
face, dont la présence n’était tolérée que sous la seule condition d’une
conduite irréprochable et même invisible, s’évertuaient à éviter de tels
gestes de crainte d’être accusés de se tripoter et de ce fait condamnés par
la direction à se retrouver définitivement bannis de l’endroit.
On imagine aisément que Stanley ne mit pas longtemps à décider quel
côté du bar lui convenait le mieux. Sans l’avoir cherché, il finit par s’asseoir
à côté de Wallace qui, aussitôt qu’il fut installé, se pencha vers lui et lui
souffla à l’oreille :
– Vous avez raison, cher ami, la vue est bien meilleure de ce côté-ci.
Vousne le regretterez pas.
Stanley se pencha pour observer la figure de Wallace qui lui parut assez
amicale pour qu’il lui tende sa main. – Je m’appelle Stan…
– Chut ! le coupa l’autre. Ici, vous ne vous appelez rien du tout. Vous
êtesaussi transparent que le cristal du verre que vous vous apprêtez à
boire, aussi impénétrable que le bois sombre de ce bar. Trouvez-vous un
autre nom.
– Un autre nom que le mien ?
Ils furent amants pendant quelques mois avant que l’un comme l’autre
ne se lassent de cette aventure et ne deviennent amis. Ce fut Wallace qui
fit faire à Stanley son coming out, il l’introduisit à toute occasion au réseau
qu’il s’était constitué en fréquentant depuis des années les endroits,
publics ou privés, que les homosexuels avaient coutume de fréquenter et
où ils avaient réussi à imposer leur présence, le plus souvent anonyme. Par
la suite, ils écumèrent ensemble les grands bals travestis de Harlem ou de
Times Square, les restaurants délicieusement feutrés de l’Upper East Side,
les bouges populaires du Bowery, les cabarets de travestis de Greenwich
Village, les concours de beauté masculine à Coney Island où ils se mêlaient
à une foule qui, loin d’être uniquement constituée de gens « comme eux »,
offrait un panorama très large en matière de goûts et de comportements
humains.

Wallace attendait patiemment que Stanley ait terminé de s’habiller dans


le dressing voisin. Il se leva de son fauteuil et ajusta vaguement le nœud
papillon blanc de son smoking dans le miroir au-dessus de la cheminée.
Puis il se mit à arpenter la pièce, son verre à la main, cherchant ce qui,
dans le salon, aurait pu le détourner de son désœuvrement. Il s’approcha
d’un petit secrétaire Empire, sur le feutre vert duquel s’étalait une lettre
fraîchement ouverte de plusieurs pages. Il s’empara du bout des doigts des
feuillets de papier bleu pâle et s’étonna de cette écriture cursive aux
lettres appliquées, dessinées avec soin, qui témoignaient des efforts
continus de son auteur à donner le meilleur de lui-même. Il s’étonna
surtout du fait que ce courrier soit rédigé dans une langue qu’il
reconnaissait sans la comprendre.
– Ne te gêne pas, dit Stanley en apparaissant dans le salon.
Wallace ne bougea pas.
– C’est du français, non ? demanda-t-il sur un ton malicieux, ses
yeuxpersistant à essayer de déchiffrer le contenu des pages.
Stanley lui prit délicatement les feuillets des mains, les replia dans
l’enveloppe et mit le tout dans la poche intérieure de son smoking.
– Ce ne serait pas le petit soldat ? fit Wallace insidieusement.
– Il a rencontré une fille.
– Ah.
– Encore un qui s’est finalement laissé avoir, dit méchamment Stanley,
enprenant le menton de son ami entre le pouce et l’index.
– Ou pas, répondit Wallace en s’écartant pour échapper à ce geste
pleinde condescendance.
Wallace était marié et père de trois enfants dont le plus âgé n’avait pas
dix ans. Il était, selon les critères en vigueur, bon père et bon mari, ce qui
signifiait entre autres qu’il assurait un excellent train de vie à sa famille, ne
s’emportait jamais contre sa femme – il lui arrivait même de la soutenir
dans certains de ses raisonnements – et consacrait au moins une heure par
jour à l’éducation ou à la distraction de ses enfants. Wallace était contraint
par son environnement social et professionnel à mener cette double vie,
son existence se serait écroulée si ses affaires privées avaient par malheur
été exposées sur la place publique. Le fait est qu’il aimait cette existence
secrète qui lui apparaissait mille fois plus intéressante que celle qu’il aurait
eue s’il avait été uniquement attiré par les femmes.
– Il n’y a rien de plus suave que de mentir, avait-il confié un jour
àStanley qui, comme souvent, venait de lui reprocher le manque de
courage de ce qu’il nommait un « arrangement mou avec toi-même ». À
une vérité ennuyeuse, avait-il ajouté, je préférerai toujours un mensonge
excitant.
Wallace adorait le côté aventureux – presque romanesque – de ce
double jeu. Le frisson de la dissimulation, les écheveaux de mensonges
qu’il était sans cesse dans l’obligation de tisser, la retenue dont il devait
constamment faire preuve, les scénarios qu’il devait patiemment
construire et déconstruire lui donnaient l’impression d’être un être à part :
un usurpateur de sa propre existence.
– Je défais mon chignon dans le Village et je le remets en place
quelquesheures plus tard sur le chemin qui me ramène chez moi,
plaisantait-il. Entre-temps, j’ai eu tout le temps de semer quantité
d’épingles que de charmantes personnes ont eu la présence d’esprit de se
baisser pour ramasser.
Mais Wallace aimait surtout l’assimilation couramment pratiquée par
l’opinion publique – la plupart du temps en des termes peu flatteurs –
entre artistes et homosexuels. Lui qui n’aurait été le cas échéant qu’un
pâle banquier comparable à la cohorte des autres banquiers de Wall Street
se trouvait en quelque sorte grandi d’être traité de « dégénéré » par des
gens dont les manières d’être et de penser ne lui inspiraient que le plus
grand mépris.
– Dois-je te rappeler que toi aussi tu vis dans le mensonge ? dit
Wallace.Est-ce que le cher papa Whitman se doute que son rejeton va
passer sa soirée chez l’une des tantes les plus flamboyantes et atrocement
vulgaires de Manhattan ?
– Je lui ai dit que je sortais avec toi, je ne sais pas pourquoi mais ça
lerassure. S’il savait, le pauvre !
– Le vrai mensonge est celui qu’on se donne à soi-même, pas celui
qu’ondonne aux autres.
– C’est la pire des absurdités que j’aie jamais entendues, rétorqua
doucement Stanley. Tu mens à ta femme, à tes enfants, à tes parents, à tes
collègues de travail, à la plupart de tes amis. Si ça t’amuse de rouler tous
ces gens dans la farine, c’est ton problème. Moi, rien de tout cela ne me
plaît, le mensonge est loin d’être un divertissement.
– Ne te crois pas supérieur parce que tu persistes à vivre suivant
unelogique que tu es le seul à trouver exemplaire.
– Comment est-ce que tu peux être mon ami – mon meilleur ami, cela
nefait aucun doute – et me connaître si mal ? Je ne suis supérieur à
personne et je ne cherche pas à l’être.
Puis, avec une certaine douleur :
– Je serais fier d’avoir le courage d’être ce que je suis,
malheureusementje n’ai pas cette force.

Une fois dehors, au moment où Stanley levait le bras pour héler un taxi,
Wallace l’arrêta brusquement.
– On prend par le parc ? J’ai besoin de me mettre en jambes.
Stanley eut un sourire complice.
Ils traversèrent la Cinquième Avenue au niveau de la 65 e Rue et
pénétrèrent dans Central Park au moment où le soleil se couchait à l’ouest
sur l’Hudson. C’était un chemin qu’ils avaient coutume d’emprunter
lorsqu’ils se rendaient dans la partie sud de Harlem.
Contournant la statue en pied de Christophe Colomb, ils débouchèrent
rapidement sur la Promenade, une allée rectiligne qui partait de l’angle
sud pour aboutir, quatre cents mètres plus haut, sur la Bethesda Terrace
et qui était surnommée par certains l’Allée de la vaseline quand d’autres,
plus pragmatiques, lui préféraient l’Allée des salopes. Intimement mêlés à
la population de badauds et de familles, une quantité impressionnante
d’hommes non accompagnés entretenaient discrètement avec d’autres
hommes également non accompagnés des conversations a priori
inoffensives et même apparemment courtoises, qui révélaient néanmoins
une teneur beaucoup moins civile pour peu qu’on prenne la peine de
tendre l’oreille. Stanley était un habitué des lieux, il venait souvent en
voisin pour y faire son « marché » selon ses propres mots. Ils saluèrent
certaines personnes, ils serrèrent des mains, on chuchota sur leur passage.
Stanley avait une petite réputation parmi cette foule. Certains
l’admiraient, d’autres le craignaient, une poignée le haïssaient. Il ne faisait
rien pour s’attirer ces réactions antagonistes, mais il avait cette qualité
particulière qu’ont certains de déclencher quoi qu’ils fassent – le plus
souvent par leur silence ou leur réserve – un sentiment fort à leur égard.
Ils atteignirent le bout de l’allée sans avoir croisé personne digne de les
retenir plus longtemps et continuèrent leur chemin un peu déçus.
Il leur fallut un peu plus d’une demi-heure pour atteindre les grilles nord
du parc et rejoindre une résidence cossue située sur la 123 e Rue. Les
fenêtres, sur les quatre étages qui composaient le bâtiment, étaient
occultées par des draperies sombres qui ne laissaient filtrer qu’une faible
quantité de lumière et pas un son. Ils sonnèrent, un majordome à l’allure
sinistre leur ouvrit et, les ayant identifiés, s’écarta pour leur permettre
d’accéder au long couloir qui se déroulait derrière lui. Les deux hommes
s’avancèrent et s’approchèrent d’une porte alourdie sur toute sa surface
par un borniol de velours noir. Les notes étouffées d’une musique de jazz
sirupeuse montèrent à leurs oreilles. La porte franchie, ils reconnurent le
tube « I’m a Big Girl Now » de Sammy Kaye que Princesse Boubou, debout
sur une manière d’estrade, engoncée dans une robe à paillettes orange qui
lui arrivait aux genoux – infiniment trop étroite pour la puissante
musculature de ses cuisses et de son torse –, chantait d’une voix de
mijaurée :

Once upon a time I used to dress up Ken


But now that I’m a woman, I like bigger men
And I don’t need a Barbie doll to show me how
’Cause, Mama, I’m a big girl now…
À ses pieds, répartis sur la partie dansante du salon de réception, une
vingtaine de fairies reproduisaient en les exagérant les gestes alanguis de
la chanteuse. Certaines étaient affublées de robes et de coiffures
sophistiquées, la plupart rehaussées de pierreries opulentes, de fleurs
exotiques, de plumes, de colifichets multicolores, leur imagination en
matière d’ornementation semblant sans limites ; les rares qui portaient un
costume masculin l’avaient complété par un ou plusieurs éléments de
couleurs vives. À leurs côtés, des couples d’hommes, travestis ou non, ainsi
que des couples mixtes dansaient de manière lascive, conscients d’être la
cible de dizaines de regards affûtés. L’immense majorité restait en marge
de l’espace réservé aux danseurs, observant et commentant leur manège
et leurs façons. Les « normaux », avides de sensations triviales, guettaient
les écarts de conduite des gays et, le cas échéant, faisaient mine de s’en
offusquer en explosant de rire. Wallace comme Stanley furent soulagés de
constater que l’endroit, sans être réellement bondé – au plus une centaine
de personnes –, était assez joyeux et diversifié pour que l’on puisse
espérer y passer un agréable moment.
Sa chanson terminée, Princesse Boubou s’avança en ondulant sur la piste.
Sa peau d’un marron profond brillait dans la lumière. Reconnaissant
Stanley et Wallace, elle leur adressa une mimique princière, légèrement
hautaine, avant de s’arrêter devant eux et leur tendre une main constellée
de grosses pierres de couleur. Les deux hommes s’inclinèrent tour à tour
pour l’honorer d’un baise-main et d’une courte révérence.
– Merci, chère princesse. Votre bal est tout ce qu’il y a de charmant,
ditStanley.
– Très gentil à vous, répondit-elle d’une voix grave, polie par l’alcool
etles cigares dont elle faisait, disait-on, une consommation excessive.
Soudain elle baissa l’éventail qu’elle tenait dans sa main droite et, avec
une agilité remarquable, le fourra dans l’entrejambe de Stanley, qui eut un
léger mouvement de recul en même temps qu’un rire franc.
– Vous aussi, vous êtes toujours aussi charmant, lui dit-elle à l’oreille
encontinuant à astiquer l’objet contre son pelvis.
– Merci, chuchota Stanley, à bout de souffle.
D’un geste vif elle ramena son éventail vers son visage et repartit en
fendant la foule de tout son poids. Dans son sillage, une nuée de folles
piaillaient de contentement.
Stanley et Wallace parcoururent l’assemblée côte à côte. Ils saluèrent de
la tête une ou deux personnes mais ils durent vite se rendre à l’évidence
qu’ils ne reconnaissaient pas grand monde. Ils se dirigèrent vers le bar
situé à l’autre extrémité de la salle, en léger surplomb par rapport à elle,
commandèrent chacun un verre de bourbon et s’assirent sur deux
tabourets hauts.
Soudain, la voix rauque de Princesse Boubou résonna, faisant taire le
brouhaha ambiant :
– Mesdames, mesdemoiselles…Elle ménagea un petit suspense.
– … et messieurs, si par hasard il y en a ce soir, reprit-elle,
déclenchantles rires de l’assemblée.
Puis d’une voix de stentor :
– Je déclare ouvert le concours de costumes de la maison Boubou.
Une musique monta, un classique de Judy Garland, « I Wish I Were In
Love Again ». Les danseurs s’écartèrent, désertant peu à peu la piste où
démarra le défilé d’une vingtaine de fairies. Chacune d’elles devait
exécuter un petit numéro de danse ou de pantomime d’au plus deux
minutes devant un jury composé de trois éminences new-yorkaises, dont
une rédactrice de mode du magazine Life. La qualité du travestissement
était essentielle bien entendu, mais d’autres critères entraient en jeu
comme l’expressivité artistique, la qualité générale du maintien, l’élégance
et l’humour avec lequel tout cela était orchestré. Celle qui fit
véritablement sensation ne s’était pas compliqué la tâche outre mesure :
elle était entièrement nue hormis une coiffe extravagante composée d’une
pyramide de plumes d’autruche couleur de lait et un cache-sexe brodé de
strass où s’entortillait de manière suggestive le cou d’un cygne blanc. Ce
fut ce dernier costume – et la personnalité exceptionnellement
aguichante de celle qui l’endossait – qui l’emporta. Le résultat annoncé,
des cris et des huées montèrent d’un peu partout – et tout
particulièrement des autres fairies qui avaient investi beaucoup de temps
et d’argent dans leur tenue, à l’inverse de la gagnante qui avait réduit la
sienne à sa plus simple expression. Deux d’entre elles se jetèrent avec furie
sur la lauréate, qui répliqua avec la même ardeur. Maintenant toutes les
trois se donnaient des coups de talons, s’agrippaient par les cheveux,
s’arrachaient leurs ornements qui se fracassaient au sol comme des fruits
blets. Autour la foule applaudissait, on aiguillonnait l’une ou l’autre, on
prenait parti. Il fallut l’intervention de Princesse Boubou pour que
l’altercation cesse et que la soirée puisse retrouver un semblant de dignité.
Fut-ce de se retrouver témoin d’un spectacle aussi peu glorieux,
toujours est-il qu’un curieux sentiment de malaise s’empara bientôt de
Stanley. Lui qui était en temps ordinaire prêt à se divertir du côté vulgaire
de ce type de scandale constata avec tristesse que, ce soir, il n’en était
rien. Était-ce cette réunion mondaine, au-delà de son lustre et de son
espèce de folie, qui était décevante ou était-ce lui qui n’était plus aussi
bien armé pour s’accommoder de ce que le monde était devenu ? En
comparaison de ce qu’il lui avait été donné de vivre dans ce genre
d’endroit par le passé, tout lui paraissait plus étroit, plus racorni, les
esprits comme le cadre, évoquant une mise en scène caricaturale et
étriquée des grands bals d’autrefois.
– On vieillit, Wallace, c’est horrible. Je n’arrive pas à me résoudre au
faitque nous avons vécu nos meilleures années.
– Quel rabat-joie tu fais ! Je croyais qu’on était supposés s’amuser.
Stanley n’eut besoin que de quelques secondes pour s’ébrouer de son
humeur sinistre.
– Tu as raison ! Allons faire notre marché, dit-il en tapant joyeusement
lacuisse de Wallace.
Il se laissa glisser de son tabouret et avisa un jeune homme d’une
vingtaine d’années qui venait en souriant vers le bar.
– Tiens, justement, dit Stanley. Voilà un joli morceau de chair
fraîche.Wallace suivit son regard puis se retourna vers son ami.
– Oh non, par pitié, pas Harold ! dit-il en retenant son ami par le bras.
– Harold ?
Wallace se plaisait à être le mentor de jeunes provinciaux fraîchement
débarqués à New York. Il les traînait dans des restaurants qu’ils n’auraient
jamais pu se payer ou dans des endroits dont ils n’auraient jamais eu
connaissance sans son entremise. C’étaient la plupart du temps de jeunes
étudiants en art ou en littérature, avec lesquels il pouvait engager des
conversations intelligentes ; il les sortait au théâtre, au cinéma, dans des
musées, à l’opéra, il leur donnait des conseils sur la meilleure façon pour
un gay de se comporter en public et d’affronter une population hostile, il
les renseignait sur les endroits à privilégier pour faire des rencontres, sur la
psychologie des gens qu’il leur fallait fuir ou, au contraire, dont il était
impératif qu’ils s’entourent, il complétait leur éducation intellectuelle mais
aussi morale, toutes choses qui le distrayaient et lui donnaient quantité
d’avantages dont celui d’être régulièrement jalousé par ses pairs. Parfois il
couchait avec eux, mais c’était loin d’être systématiquement le cas. Une
seule règle prévalait pour Wallace : il s’interdisait de jamais tomber
amoureux d’aucun d’eux. Dès qu’il sentait qu’un de ses protégés était en
mesure de mettre en péril l’édifice sophistiqué de sa double vie, il s’en
débarrassait – parfois d’une manière rustre qui le désolait tout autant
qu’elle écœurait ses victimes.
Ce soir, il avait donné rendez-vous à Harold, rencontré deux mois
auparavant sur Riverside Drive, au bord de l’Hudson, devant le monument
en l’honneur des soldats et des marins qui était célèbre pour le pouvoir
d’évocation qu’il dégageait et les rencontres qu’on pouvait par conséquent
y faire.
Les présentations faites, Wallace n’eut rapidement plus en tête que de
discuter avec le jeune étudiant. Se sentant délaissé, Stanley se pencha vers
eux.
– Désolé d’interrompre de si brillants échanges mais moi, je
m’ennuie,figurez-vous.
Il se fendit d’une légère courbette destinée à amuser Harold.
– Jeune homme, vous m’aurez vu de face, bientôt vous me verrez
deprofil et de dos, et puis vous ne me verrez plus du tout. Je m’en vais.
– Votre absence sera pénible à beaucoup de gens, dit Harold finement.
Etpas seulement à votre ami.
Stanley jeta au jeune homme un regard appuyé qu’il eut le courage ou
l’audace de soutenir un bon moment. Alors Stanley se pencha sans façons
vers l’oreille de Wallace.
– Ce type est beaucoup trop charmant pour tes maigres épaules,
chuchota-t-il. Il faudrait que tu le vires au plus vite, si tu veux mon avis.
Wallace ferma les yeux et soupira profondément à l’annonce de ce qu’il
savait n’être malheureusement que trop vrai.

Stanley rentra chez lui vers onze heures du soir. Il se versa une bonne
rasade d’une eau-de-vie cristalline fortement alcoolisée, puis il s’affaissa
dans son fauteuil, son verre dans une main, l’autre pendant dans le vide.
Les bûches dans la cheminée étaient maintenant calcinées, une odeur de
charbon froid entêtante, écœurante lui parvint aux narines et fit naître une
grimace de dégoût sur son visage. Appuyant sa tête contre le fauteuil, il se
sentit affaibli, envahi par toutes sortes de pensées malveillantes qu’il ne
parvenait pas à identifier, encore moins à domestiquer. Un sentiment
d’abandon le terrassa, comme si un immense vide né de ses entrailles
s’était brutalement mis à l’aspirer sans qu’il puisse y opposer aucune
résistance.
Pour conjurer cette sensation qui tenait à la fois de l’étouffement et du
vertige, il approcha le verre de ses lèvres et en but une bonne gorgée.
L’alcool lui brûla la gorge et l’œsophage, la douleur l’électrifia et il se
redressa, furieux de s’être laissé aller à cet égarement psychologique qui
lui ressemblait si peu. Il resta inerte quelques secondes et, le temps que
l’alcool s’insinue dans ses veines, il se sentit apaisé. Il tendit une main vers
la poche intérieure de son costume et en sortit les feuillets qu’il y avait
glissés plus tôt dans la soirée.
Stanley n’avait jamais répondu aux lettres que Paul lui avait écrites et
sans doute ne donnerait-il pas davantage suite à celle qu’il avait dans les
mains. Trois ans avaient passé depuis la fin de la guerre. La rencontre de
son amant français était lovée dans un coin douillet de sa mémoire
affective mais il ne se sentait que rarement la volonté de l’en déloger. Bien
sûr, il se rappelait avec une acuité particulière la chaleur et l’intensité de
ces moments passés avec lui, mais il ne trouvait guère de sens à vouloir se
les remémorer pour ensuite regretter qu’ils ne soient plus. Quand il lui
arrivait de céder à la tentation d’y réfléchir – c’était en général, comme ce
soir, à la faveur de nombreux verres d’alcool –, il sombrait dans une
apathie mélancolique dont il supportait mal d’être le témoin. L’image de
Paul l’envahissait, il faisait tout pour la chasser de son esprit, mais elle y
revenait de manière insidieuse. Paul ne représentait pas uniquement le
souvenir d’un désir à la fois pur et violent, il réveillait aussi la mémoire
d’une époque aujourd’hui rayée de la vie de Stanley, où l’urgence absolue
de vivre l’emportait sur tout, et particulièrement sur la trivialité des
conventions sociales. Une mise en danger constante de sa personne qui le
rendait incroyablement vivant.
Depuis son retour à New York, Stanley avait rencontré des dizaines de
types plus ou moins remarquables mais il ne s’était attaché à aucun d’eux.
Pas un seul n’avait réussi à retenir son intérêt ou même son attention tout
entière. Quelque chose qui tenait de la lassitude l’empêchait d’être là,
avec eux, pleinement, en tout cas quand la chose était faite et qu’il fallait
bien échanger quelques mots au risque de paraître terriblement rustre –
ce qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’être parfois. Wallace disait de lui qu’il
était « a-sentimental », ce que Stanley contestait en accusant ses amants
d’être « profondément ennuyeux ». Contrairement à Wallace, Stanley ne
voulait pas brouiller les cartes en épousant une femme, pas plus qu’il ne
souhaitait recréer un système social équivalent – et, à ses yeux, tout aussi
artificiel – en se mettant en ménage avec un homme, comme nombre de
ses amis avaient fini par le faire. Il ne voulait ni se mentir à lui-même ni
rassurer sa solitude. Il s’estimait plus fort que cela, il se voulait libre, ce qui
était une erreur, bien entendu. Personne ne peut être libre dès lors qu’il
est soumis à un ordre qui le muselle et le contraint à des
accommodements qui vont à l’encontre de sa nature.
Stanley engloutit cul sec son verre et se leva d’un bond. Toutes ces
ruminations ne lui convenaient décidément pas. Il avait une envie furieuse
de sortir. Dans son dressing, il échangea son smoking contre un costume
moins voyant, une tenue d’un gris terne des plus passe-partout.
Dès qu’il fut dans la rue, il héla un taxi.
– Je vais au coin de la 7e et de la 43e, annonça-t-il au chauffeur.
Stanley ne savait pas exactement ce qu’il allait trouver dans cet
établissement dont un amant de passage lui avait parlé récemment.
– C’est un endroit à sens unique. Autant te dire qu’il ne va pas rester
trèslongtemps disponible sur le marché.
Le Swan était une boîte clandestine dans le quartier de Times Square.
Stanley s’assit au bar. Le serveur lui présenta le double bourbon qu’il
venait de commander, il s’en empara et se retourna sur son tabouret pour
disposer d’une vision globale de l’endroit. Une musique jazzy échouait à
réchauffer l’atmosphère qu’on sentait tendue. La clientèle – comme
l’amant de Stanley le lui avait précisé – était presque exclusivement gay. Le
patron, un gros type antipathique – probablement un mafieux d’assez
faible envergure –, se tenait au coin du bar et surveillait étroitement sa
clientèle. Ici comme dans beaucoup d’autres endroits de la ville, la
direction veillait à limiter au maximum les démonstrations trop explicites
de ce qui aurait pu constituer une violation de la loi aux yeux des autorités
et en particulier elle interdisait aux hommes de danser entre eux et aux
folles de se montrer trop voyantes. Avec les nouvelles dispositions sur la
menace de trouble à l’ordre public, il suffisait désormais qu’un inspecteur
détecte ou même soupçonne la présence d’un seul homosexuel dans un
établissement pour que la direction se retrouve dans l’obligation de
fermer ses portes. La durée de vie de tels endroits était de ce fait
extrêmement réduite, et le bouche-à-oreille restait pratiquement l’unique
manière de se tenir au courant de leur actualité.
En conséquence, assez peu de monde fréquentait ces lieux clandestins.
Les gays, dans leur grande majorité, ne voulaient plus se mettre en danger
en se rendant dans des établissements menacés de descentes de police
qui les auraient exposés sur la place publique. Ceux qui osaient y pénétrer
étaient, tout le temps qu’ils y restaient, tétanisés par la peur de telles
interventions. Seules les fairies – qui avaient par nature, pourrait-on dire,
un tempérament rebelle et anticonformiste – avaient parfois le cran de
franchir certaines limites, quitte à se faire éjecter. C’était ce soir le cas de
quatre d’entre elles qui complotaient à voix basse à quelques pas de
Stanley, en laissant parfois fuser des rires haut perchés, en affichant toutes
sortes de postures et de gestes volontairement efféminés, clairement
destinés à provoquer. Stanley ressentait de l’attachement à l’égard des
fairies. Contrairement à l’idée répandue qu’elles encourageaient
l’amalgame dans l’opinion publique entre toutes les catégories de gays –
elles étaient les ennemies jurées de Wallace en l’occurrence –, Stanley
percevait un courage exemplaire dans leur manière de résister au carcan
des normes dominantes. Il était aussi un grand admirateur de leur
humour.
Stanley commençait à regretter d’avoir abandonné la douceur de son
appartement pour un endroit aussi désolé quand il repéra qu’un homme
jeune l’observait. Il était debout, à quelques mètres de lui, adossé contre
le mur, les yeux fixes et légèrement absents. Aussitôt Stanley pensa à Paul.
Les visages des deux hommes, quoique structurés différemment,
exposaient la même carnation pâle et le même mélange de timidité et
d’effronterie. Stanley fut touché par cette image. C’est sans doute ce qui
l’incita à quitter son siège pour se diriger vers l’homme.
– Bonjour, dit-il quand il arriva à sa hauteur.
– Salut, fit l’autre, boudeur.
– Comment tu t’appelles ?
– Charlie, c’est mon nom.
Maintenant que Stanley avait démontré un intérêt pour sa personne en
s’approchant de lui, Charlie faisait mine de n’être plus si intéressé que ça.
Stanley amorça une volte-face.
– Et toi, tu t’appelles comment ? finit par ânonner Charlie, dans
l’espoirde le retenir.
Stanley avait envie d’agacer ce gosse à demi adulte qui le prenait de
haut.
– Je m’appelle…
Il le fixa dans les yeux.
– Lady Biscotte, c’est mon nom.
Le corps de Charlie parut s’électrifier, son cou se raidit, une vilaine
grimace vint assombrir sa pâleur ordinaire.
– Putain, tu te fous de ma…
– Comme la tartine du même nom, expliqua Stanley avec un
humourfroid, je me fiche pas mal de quel côté je me retrouve… beurré,
voilà pourquoi.
Les yeux de Charlie se plissèrent, il devint méprisant.
– Tu es une tante ? Ça ne se voit pas tant que ça.
Il y avait longtemps que Stanley avait abandonné aux imbéciles l’exploit
de le comprendre.
– J’aime bien m’amuser, si c’est ce que tu veux dire. Avec les mots,
avecplein d’autres choses.

Stanley poussa la porte à tourniquet d’un hôtel modeste qu’il


connaissait sur Chatham Square, près de la 70 e Rue Ouest. Charlie le
suivait, tête baissée, à un bon mètre de distance. Dès qu’ils pénétrèrent
dans la chambre, le ton et l’attitude du jeune homme changèrent. La honte
qu’il ressentait quelques minutes plus tôt se mua en agressivité.
– Je ne suis pas un pédé, tu entends ? cria-t-il en crispant les poings. Et
jevais te mettre, compris ?
– Je t’en voudrais de vouloir autre chose, répliqua Stanley en souriant.
Cela ne plut pas à Charlie. Sa main, large et puissante, s’abattit sur la
joue, la tempe, l’oreille gauche de Stanley qui recula sous l’impact mais
s’attacha à ne rien montrer de sa surprise ou sa douleur.
– Tu fermes ta sale petite gueule de tapette, OK ?
Stanley aurait pu lui répondre, le type, bien que solide, n’aurait pas
nécessairement eu le dessus, mais il se laissa faire, excité par la tournure
que prenaient les choses. Charlie défit sa ceinture et fit couler son
pantalon le long de ses cuisses.
– Approche.
Il l’agrippa méchamment par les cheveux et l’obligea à s’agenouiller.
Une fois Stanley à terre, il força son visage vers son sexe tendu.
Quelques minutes plus tard, il lui ordonna de se déshabiller
entièrement, alors que lui conservait l’essentiel de ses vêtements. Il le
poussa violemment sur le lit. Stanley se retrouva allongé sur le ventre.
– Ne bouge pas ! hurla Charlie.
Le jeune homme cracha un jet de salive épaisse dans sa main puis en
enroba son gland et la hampe de sa verge. Il s’allongea sur Stanley et le
pénétra aussitôt avec des mouvements précipités. Les doigts de Stanley
accrochèrent le dessus-de-lit. Très vite, il y eut un râle, un cri étouffé qui
ressemblait à une douleur que l’on cherche à tarir : Charlie jouissait. Les
mouvements de son bassin cessèrent petit à petit, comme une flamme qui
se meurt, il ne mit que quelques secondes à se relever, rajuster son
pantalon, boucler sa ceinture. Alors Stanley se retourna et croisa ses mains
sous la nuque, fixant le jeune type dans une attitude pleine d’arrogance.
Charlie alla farfouiller dans la veste de Stanley, en sortit un portefeuille
duquel il extirpa dix dollars.
– Ça vaut au moins ça, non ? fit-il en brandissant le billet.
Stanley secoua la tête.
– Tu te surestimes beaucoup, mon petit Charlie.
L’autre n’apprécia ni le ton ni ce que sous-entendaient ces mots. Il fonça
vers le lit, prêt à en découdre à nouveau, mais cette fois Stanley se leva,
attrapa brutalement le garçon par les deux poignets et de toute la force de
ses bras le contraignit à reculer puis le projeta en arrière. Charlie perdit
l’équilibre et tomba sur le dos dans un bruit mat avant que l’arrière de son
crâne ne heurte à son tour le plancher. Il eut un cri de souffrance. Stanley
se rapprocha, l’air à la fois calme et effrayant, il leva son pied nu au-dessus
de l’entrejambe du type, talon en avant, prêt à le défoncer, mais l’autre
protesta de manière si pénible que Stanley renonça à lui faire du mal. Il
resta les jambes légèrement écartées au-dessus de lui, à le détailler avec
mépris. Sa nudité avait à cet instant – et dans cette situation de
domination – quelque chose de terriblement impudique mais il ne
semblait pas en avoir conscience. Charlie se mit à gigoter comme un orvet
pour se dégager d’entre les jambes de Stanley, les yeux striés d’infimes
veinules qui témoignaient de sa fureur contre cet homme en même temps
que de son impuissance à l’abattre.
– Tu peux garder le fric, dit Stanley en s’éloignant calmement vers
lafenêtre.
Charlie se releva, craintif. De sauvage il était devenu vulnérable, petite
créature pleine de rancœur irrésolue. Il courut vers la porte, l’ouvrit et
hurla : « Putain de sale pédale ! » en s’enfuyant vers l’escalier. La porte
claqua. Stanley rejoignit le lit et s’y allongea de tout son long,
recroquevillant son grand corps dans une attitude qui tenait de
l’apaisement et de l’abandon. Il ne lui fallut que quelques minutes pour
s’endormir.
Il se réveilla au petit jour, s’habilla et sortit aussitôt. Par contraste avec
la veille, l’air était devenu chaud et invitant. Le soleil miroitait au-dessus de
son immeuble, de l’autre côté du parc. Stanley avançait à travers l’allée de
cerisiers qui bordaient la partie ouest du Réservoir. En cette fin avril, ils
étaient à l’apogée de leur floraison. Il y eut soudain un souffle plus fort.
Par centaines leurs pétales, d’un blanc rosé et délicat, s’envolèrent en
composant des arabesques dans le ciel pur. Stanley sourit : cela faisait
longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi libre.
1950

Paul déclara vouloir se marier vers la fin août. Selon lui, le 26 – qui
tombait un samedi – semblait particulièrement approprié à l’événement,
c’est en tout cas ce qu’il affirma à sa mère Louise, d’une manière tranchée
qui entrait peu dans les habitudes de leurs échanges.
– Et s’il pleut ? Il fait toujours mauvais après le 15, tu le sais bien non ?
rétorqua-t-elle avec un mélange d’inquiétude et de vexation.
Paul n’était pas sans savoir que, dans cette région de Bretagne nord,
l’automne était précoce et le plus souvent accompagné d’orages, mais il
s’en fichait visiblement. Il haussa les épaules et s’éloigna de sa mère sans
s’expliquer. Louise ajouta cette lubie à l’interminable liste de petites
fantaisies dont son fils faisait preuve depuis son retour de la guerre et qui,
d’après elle, étaient imputables aux traumatismes et aux restrictions qu’il y
avait subis.
– Il n’est pas revenu pareil, c’est certain, disait-elle à qui voulait
l’entendre.
Quant à Elsa, la future épouse de Paul, elle consentit à lui déléguer ce
choix-là, beaucoup d’autres concernant la cérémonie lui revenant par
ailleurs. Elle s’amusa de son assurance à honorer cette date d’une manière
qui fit croire à Paul qu’elle le comprenait par-delà les mots, que cette
décision comme beaucoup d’autres qu’il avait prises depuis son retour –
en premier lieu celle de la choisir, elle, parmi le nombre non négligeable de
filles qui lui auraient bien passé la bague au doigt – n’avaient pas à être
réellement argumentées mais relevaient d’une entente tacite entre eux,
d’une complicité délicatement ourlée de mystère que l’on pouvait de
toute évidence mettre sur le compte d’une amitié vieille de quinze ans.
Ils s’étaient connus à l’école maternelle, Elsa avait continué jusqu’au
baccalauréat puis jusqu’à l’université alors que Paul avait arrêté l’école à
quatorze ans, son certificat d’études en poche, pour embarquer sur l’un
des sept bateaux de pêche que faisait tourner la conserverie familiale. Ils
ne s’étaient jamais perdus de vue, les études supérieures d’Elsa et même
la guerre n’avaient pas réussi à les séparer tout à fait. Quand Paul était
revenu du front, ils avaient renoué. Leur amitié avait aussitôt refleuri. Ils
avaient l’un et l’autre vingt et un ans, Paul avait témoigné de besoins
qu’Elsa avait accepté d’apaiser. Pour le jeune homme, après avoir connu
Stanley, rien de ce qui se passait avec sa maîtresse n’était réellement
enivrant, mais Elsa était jolie, infiniment tendre et joyeuse, il y avait,
pensait-il, quelque chose de pur et d’absolu dans ces échanges charnels.
Sans doute estimait-il aussi qu’en couchant avec une fille – avec cette fille
en particulier, qu’il aimait de manière plus sensible que sensuelle –, il était
au fond moins infidèle à Stanley qu’il ne l’aurait été en batifolant avec des
garçons si, par le plus grand des hasards, il s’en était trouvé sur sa route.
Toujours est-il qu’un jour il lui demanda sa main. Même si Elsa trouvait
qu’il n’y avait pas de raison particulière à ce que leur relation se
transforme du jour au lendemain en quelque chose d’aussi officiel, elle
accepta son offre. L’un et l’autre savaient que leur union ne consacrerait
pas un amour éperdu. Ils s’étaient toujours aimés, d’une manière peu
passionnée il est vrai, mais avec beaucoup de tendresse, de considération
et d’humanité. Elsa avait eu quelques flirts, mais jamais de relation suivie
avec aucun homme. Elle avait fait des études supérieures et, de ce fait,
fréquenté quantité de garçons – en ces endroits d’études, bien plus
nombreux que les filles – appelés à devenir des citoyens responsables et
des maris sérieux. En échangeant avec eux, Elsa s’était rendu compte
d’une chose : pour rien au monde elle ne souhaitait « appartenir » ou
même se lier durablement à quelqu’un qui lui imposerait ses vues, qui la
condamnerait à occuper l’arrière-plan du paysage de leur mariage, qui la
renverrait sans cesse à une fonction domestique dont elle ne voulait pas,
qui la maltraiterait, sait-on jamais. Avec Paul, elle n’avait rien à craindre de
cet ordre-là. Il ne voulait rien imposer à personne, ne voulait dominer
personne, et encore moins se montrer violent. Elsa disait de lui que c’était
un « doux mélancolique » et ce genre de mari lui allait mieux que
n’importe quel autre. Elle aimait faire selon son humeur et son esprit,
jamais Paul ne se mettrait en travers de ses désirs, c’était pour elle d’une
limpidité de cristal. Une autre chose militait en faveur de leur
rapprochement : Elsa ne voulait pas devenir une vieille fille, non pour
l’image sociale que les autres lui auraient renvoyée – elle tenait peu
compte des avis qu’on avait sur elle – mais avant tout parce qu’elle désirait
des enfants. Et Paul, elle le sentait, ferait un père merveilleux.
– On va être heureux, Elsa, je te le promets, lui dit-il doucement
commepour l’apaiser.
– Bien sûr qu’on va être heureux, répondit-elle avec un beau sourire.
Ils se regardèrent en silence. Il y avait dans leurs yeux quelque chose de
doux mais aussi de profondément triste. Chacun comprit à cet instant que
la décision de s’unir impliquait, pour l’un comme pour l’autre, de devoir
abandonner une part supérieure et inaccessible de soi-même, de son
intelligence, de son libre-arbitre, une part jusque-là indomptée par les
rituels sociaux et dont ils devraient nécessairement faire le deuil.
– Alors ? demanda Paul, inquiet.
– Alors, oui, allons-y, dit Elsa en posant une main sur sa bouche
pours’empêcher d’exploser de rire.

Pas une journée ne passait sans que Paul ne pense à Stanley. Son
mariage – six ans jour pour jour après leur rencontre – n’échappa pas à
cette règle. Tandis qu’il finissait de s’habiller devant le grand miroir de la
chambre qu’il occupait pour encore quelques heures dans la maison de ses
parents, il se regarda pensivement, observant sous toutes les coutures son
habit de futur homme marié. Il crut discerner la petite voix qui
accompagnait régulièrement ses pensées, et aujourd’hui cette voix était
ironique, alors Paul se mit lui-même à ricaner en écho à ce sarcasme né de
son imagination.
Il est certain qu’il existe dans la vie des êtres humains des expériences
qui comptent plus que d’autres, qui font résonner à l’extrême la chaîne
des événements dont ils sont constitués jusqu’à en rendre perceptible et
essentielle chaque seconde, à la manière de ces corps célestes qui
concentrent une énergie inouïe dans infiniment peu de matière. Ces
moments – de brefs instants parfois – contiennent en eux toutes les
vérités de la vie à venir. Ainsi la semaine passée avec Stanley avait-elle
façonné Paul à jamais et fait de lui ce qu’il était devenu. Extérieurement,
peu de choses le distinguaient de ce qu’il était avant de partir au front.
Comme toujours, il se conformait aux règles sociales et morales en vigueur
dans la société qu’il fréquentait, il faisait attention à ne jamais s’afficher
différent des autres hommes, il se fondait dans leur masse, adoptant la
plupart de leurs usages et de leurs conventions. Mais intérieurement,
c’était une tout autre histoire. Stanley avait révélé à Paul quelque chose de
prodigieux que personne d’autre n’aurait pu lui faire découvrir. Ce n’était
pas seulement le fait de coucher avec quelqu’un du même sexe qui l’avait
bouleversé, cela tenait à la personne même de son Américain. Leur
rencontre, bien qu’essentiellement charnelle, avait réconcilié Paul avec lui-
même, avec ses pulsions mais aussi avec son esprit, il avait inscrit son désir
dans une légitimité inconcevable avant de le connaître. Désirer Stanley,
l’aimer de toutes les façons dont ils s’étaient aimés n’était plus un crime
avec un homme tel que lui, ce n’était ni sale, ni avilissant, ni contre-nature,
contrairement à l’opinion que la conscience publique en avait – à
commencer par le Paul d’avant la guerre. Stanley, en raison de son côté
inaccessible et brillant, l’avait fait grandir et se respecter davantage. Il
l’avait d’une certaine façon allégé du poids que constituait l’épreuve de
naître différent, dans une région déjà encline au secret, où l’exposition de
soi et de ses démons intérieurs relevait presque du péché. L’isolement de
Paul vis-à-vis de ses congénères n’en était pas moins âpre, la nécessité de
se conformer aux diktats moraux de sa communauté pas moins odieuse.
Vivant au quotidien sur un bateau, dans un compagnonnage
exclusivement masculin, Paul était épuisé de devoir faire semblant. Il était
assez viril suivant les critères admis pour ne pas éveiller l’attention sur son
inclination, mais il ne s’estimait pas pour autant à l’abri d’être percé à jour
par quelque esprit perspicace. Il se sentait fragilisé par cet environnement
mâle et hostile non à sa personne en tant que telle, mais à ce qu’il
dissimulait d’elle. Entre marins, il n’était pas inhabituel que certaines
plaisanteries fusent autour de la sexualité, de l’hyper-virilité de l’un ou, au
contraire, des déficiences supposées d’un autre ; il était courant de ce fait
que certaines injures soient proférées à la légère, qu’on fasse usage de
mots blessants dans la seule intention de provoquer le rire ou
l’agacement. Paul redoutait de devenir un jour la proie de ces insultes car
il était le moins armé de ses camarades pour les affronter. En conséquence
de quoi il était constamment sur ses gardes, à cran, tâchant d’être vigilant
à ce que chacun de ses gestes, chacun de ses regards, la moindre de ses
intentions correspondent très précisément à ce qu’on attendait de lui. Il
élaborait en permanence la mise en scène des critères qui définissaient sa
masculinité. Si Stanley l’avait plus ou moins réconcilié avec sa propre
personne, il ne lui avait aménagé aucun terrain pour affronter les autres.
Son union avec Elsa représentait certes une défaite vis-à-vis de lui-même
et de ce dont il avait tenté de s’affranchir ces dernières années, mais Paul
était prêt à perdre en dignité ce qu’il allait y gagner en tranquillité d’esprit.
C’était la seule façon pour que la communauté consacre son appartenance
au groupe et donc lui fiche un peu la paix. Avec ce mariage, il s’achetait à
prix fort une uniformité sociale.

Paul écrivait régulièrement à Stanley. Son adresse à New York était


gravée dans sa mémoire comme les boursouflures d’une brûlure marquent
la chair. Il était assidu à lui envoyer tous les trois mois une lettre à la
rédaction de laquelle il accordait pendant plusieurs jours quelques
instants. C’était son moment quotidien de retrouvailles avec Stanley et
bien que celui-ci n’ait jamais répondu à aucun de ses courriers, rien
n’entamait la détermination de Paul à poursuivre cette correspondance à
sens unique.
Ce matin-là, alors qu’il aurait dû finir de se préparer, tenter par exemple
d’ajuster une dernière fois le nœud de cravate qu’il avait tant de mal à
former, il était encore à son bureau, complétant sa prochaine lettre de son
écriture ronde et appliquée.

Aujourd’hui nous sommes le 26 août. Il y a six ans exactement, nous


étions ensemble à Paris. Est-ce que tu t’en souviens encore ? Il fait beau
aujourd’hui comme il faisait beau ce jour-là. Ma mère ne voulait pas me
croire. Mais moi, je savais qu’il ne pleuvrait pas…

Soudain quelqu’un essaya de forcer la porte de la chambre puis, n’y


parvenant pas, se mit à tambouriner dessus en appelant Paul.
Reconnaissant cette voix d’homme, il le laissa s’égosiller. Au lieu de calmer
les choses, il leva son stylo-plume, en referma le capuchon et le glissa
méthodiquement dans l’une des alvéoles de son bureau à cylindre. Il
appliqua un buvard sur la lettre pour en assécher l’encre, puis il la porta à
ses lèvres, embrassa le papier parcheminé et ambré et la redéposa sur le
feutre vert émeraude, bien à plat. Ce n’est qu’une fois chaque étape de ce
rituel accomplie qu’il fit coulisser le cylindre du meuble, le ferma à l’aide
d’une petite clef de cuivre, glissa la clef dans la poche de son pantalon et
tapota le tissu à plusieurs reprises de la main pour s’assurer que l’objet
était bien en place et ne risquait pas de s’échapper.
– Paulo, qu’est-ce que tu fous là-dedans, bordel ? cria la voix.
Paul se dirigea vers la porte où les coups pleuvaient toujours.
– Paul, bordel, ouvre-moi !
Paul s’exécuta. Un homme jeune, couperosé et longiligne, apparut dans
l’encadrement.
– Albert, dit Paul. Calme-toi s’il te plaît.
Ignorant ce conseil, l’homme se rua à l’intérieur et observa tout autour
de lui, espérant percer le mystère de l’attente indécente qu’il avait dû
supporter.
C’était le même Albert qui avait accompagné Paul sur tous les fronts où
s’était engagée la 2e division blindée de Leclerc. Il habitait en ville, dans les
terres, à une cinquantaine de kilomètres de la côte, mais leur amitié était
fraîche, elle datait de la guerre, elle avait d’abord été marquée par le goût
de la boue et du sang ; un lien morbide, construit sur la violence, les
unissait. Parce que la fureur des champs de bataille persistait à le hanter,
Paul aurait préféré ne pas s’encombrer de la présence d’Albert et des
cauchemars qui les rattachaient l’un à l’autre. Cependant, Albert avait un
soir croisé Stanley sur les Champs-Élysées et quiconque avait vu son
Américain, ne serait-ce qu’une seconde, devenait inestimable aux yeux de
Paul. C’était là sans doute le moyen de donner une réalité à la figure
maintenant lointaine de Stanley et à ce qu’ils avaient vécu ensemble. Au
moment de décider du témoin de son mariage, il n’avait eu en tout cas
qu’un seul nom en tête.
– Sans blaguer, tu foutais quoi, nom de Dieu ? rouspéta Albert.
Paul fronça les sourcils.
– Tu te planquais ?
Paul haussa les épaules.
– Mais oui, il se planquait ! dit Albert en le désignant du doigt et
enéclatant de rire.
Albert, sans être d’une intelligence spectaculaire, possédait un instinct
quasi animal à déceler les failles notables du comportement d’un individu
et à en tirer des conclusions souvent judicieuses et toujours
embarrassantes. Il affichait en permanence un sourire de contentement
suspect de sorte que l’on était toujours à se demander quel affreux tour il
venait de commettre à vos dépens et quel autre il s’apprêtait à
entreprendre. C’était devenu un divertissement pour Paul de déjouer les
considérations d’un tel type sur son compte.
– Ah, je comprends. Tu réfléchissais ! Se marier, ça doit foutre la
trouille,non ? fit Albert en fixant son ami dans les yeux. Et si ce n’était pas
la bonne ? Ah, ah !
Paul ne daigna pas répondre.
– Je plaisante, je plaisante, ajouta Albert en le frappant à plusieurs
reprises à l’estomac.
– On verra quand viendra ton tour, ironisa Paul en se frottant
l’abdomen.
À moins que tu n’aies pas très envie de te marier ?
– Ah, ah, vachement poilant, fit Albert avec dépit.
Il n’était certain pour personne de son entourage qu’à vingt-six ans
Albert ait jamais couché avec une fille. Il faut admettre que la nature en
premier lieu et son humour cynique en second lieu ne facilitaient en aucun
cas des échanges fluides avec les personnes de l’autre sexe. Sa laideur,
bien qu’assez banale, devenait irrémédiable dès qu’elle s’associait à
l’impertinence pour ne pas dire la grossièreté de son ironie – à laquelle,
soit dit en passant, seuls les représentants du sexe dit « fort » semblaient
sensibles. Ses meilleurs copains trouvaient qu’il ne faisait qu’assener leurs
quatre vérités aux imbéciles et qu’il n’avait pas à s’en défendre, ce qui, on
en conviendra, peut apparaître comme la pire vision des choses pour
plaire à qui que ce soit. En tout état de cause, sa virginité présumée était
parfois l’objet de sarcasmes qu’il avait appris à ignorer.
– Putain, ton nœud, dit Albert en se rapprochant de Paul avant
d’ajustersavamment sa cravate.

Le mariage fut ensoleillé et même inhabituellement chaud pour la


saison, ce qui rendit la mère de Paul à la fois allègre et insatisfaite au vu
des mises en garde météorologiques qu’elle avait adressées à son fils
jusqu’au dernier instant. En file indienne, impeccablement alignés les uns
derrière les autres, la cinquantaine de convives finissaient de grimper le
chemin de graviers et de terre qui menait de la plage au terre-plein où se
tenait l’église. Le bâtiment de pierre rose, long et étroit, faisait pointer
haut dans le ciel d’été le bel équilibre de son clocher roman. Alentour, en
surplomb d’une dizaine de mètres sur l’océan, se déployait une nature
féconde où s’entremêlaient les figures déformées par les vents d’ouest des
chênes pédonculés, des ifs, des pins parasols, des muscadiers de
Californie. En contrebas s’aggloméraient des éboulements granitiques de
toutes les formes imaginables contre lesquels la marée montante faisait
jaillir des bouquets d’écume mousseuse.
Les invités atteignirent bientôt le bâtiment. Sur les recommandations de
Louise, ils s’étaient dans leur grande majorité préparés au pire et en
faisaient maintenant les frais, suant à grosses gouttes sous leurs capelines,
leurs redingotes, leurs habits, leurs gilets dont ils mettaient un point
d’honneur à ne pas se départir. Le curé lui-même, rougeoyant sous sa
barrette noire et carrée, montrait des signes d’essoufflement inquiétants.
Certains parmi les plus pessimistes allaient jusqu’à se demander s’il serait
en mesure de conclure la cérémonie.
Quand tout le monde fut entré et installé – les invités sur leurs chaises,
le curé à son lutrin, les enfants de chœur derrière l’officiant – l’Ave Maria
de Schubert, bruyamment interprété à l’orgue par un musicien novice,
résonna, divertissant les uns et les autres de leurs humeurs et de leurs
amollissements. Toutes les têtes se tournèrent d’un même élan vers le
porche d’entrée et un « Oh ! » de ravissement s’échappa de la plupart des
lèvres. Elsa apparut au bras de son père dans un halo de soleil aveuglant.
Le couple s’avança, gravement, lentement. La pénombre de l’église
commença peu à peu à grignoter leurs visages et la future mariée se
dévoila en contrejour, à la fois rayonnante et inquiétante, tel un fantôme
enrubanné de dentelle et de tulle lactescents. Au fur et à mesure qu’Elsa
progressait vers l’autel, sa silhouette était striée à la façon d’un
stroboscope par les alternances d’ombre et de lumière que créait son
passage devant les arches de l’église. Était-ce cette obscurité zébrée de
manière intermittente par le violent éclat des vitraux ou le fait de vivre ce
moment si particulier qui, comme tous les instants capitaux d’une
existence, suscite le surgissement de pensées singulières, parfois
transcendantes ? En tout état de cause et sans que Paul l’ait cherché, le
souvenir lumineux de Stanley se superposa bientôt à la figure spectrale
d’Elsa. Il ne chercha pas à s’en défaire, il se laissa doucement aller au
charme de cette illusion qui lui embrouillait la vue et la mémoire. Tandis
que sa future femme s’approchait de lui, il revit la figure éclatante de son
amant trinquer avec lui dans les bordels à filles ; il revit sa verge puissante
qui émergeait de son corps blanc et nu, dégoulinant de transpiration, en
travers du lit défait ; il se revit à son bras dans les rues de Paris avec les
balles des boches qui crépitaient au-dessus de leurs crânes ; il le revit
avancer son visage aux lèvres aussi charnues que des fruits mûrs et
l’embrasser goulûment à pleine bouche. Rapidement son sexe fut raide, en
feu. Elsa n’était plus qu’à quelques centimètres de lui et son doux visage
montrait des signes d’inquiétude. Elle passa la main sur le front de Paul
comme elle l’aurait fait avec un enfant fiévreux. Il était en nage.
Brusquement il se réveilla et ce fut la panique. Il fallait qu’il fuie sur-
lechamp cette mascarade sacrilège. Il tourna son regard vers le porche
d’entrée comme un fugitif évalue les chances de s’en sortir par telle ou
telle issue. Il regarda Elsa, la supplia du regard de le comprendre. Je vais
tout lui dire, tout lui avouer, pensa-t-il, tandis que les idées les plus
désordonnées se bousculaient sous son crâne. Elle m’aime, elle me
pardonnera, j’en suis certain. Les gens le fixaient, certains s’amusaient de
son embarras, le mettant sur le compte de l’émotion trop vive de son
union imminente ou de la chaleur inhabituelle. Louise le dévisageait d’un
œil qui n’avait rien du regard attendri d’une mère devant le trouble de son
fils, on y lisait surtout de la fureur et de la honte. Le curé eut un
toussotement gras. Albert nota l’apathie de Paul et lui donna discrètement
un coup de coude dans les côtes. Alors Elsa lui prit la main et lui sourit. Ce
fut ce sourire d’ange si maternel, si amoureux, si rassurant qui décida Paul
à accepter de rester. Son visage se relâcha, il donna à sa compagne le
meilleur de ce qu’il avait à lui offrir à cet instant. Il eut une dernière vision
de Stanley, les traits de son Américain brillèrent encore quelques secondes
puis s’éteignirent comme un feu follet. Le désir brûlant né de sa vision
perdura quelques minutes dans le pantalon de son uniforme de jeune
marié, puis son sexe redevint calme.

La plupart des hommes, à l’exception des plus âgés ou des rares qui se
souciaient de l’étiquette, s’étaient débarrassés de leur veste et parfois de
leur cravate. Certains en avaient profité pour remonter leurs manches et
exhibaient des avant-bras musculeux qui devaient à l’évidence affronter
quotidiennement les rigueurs de la terre ou plus sûrement encore celles
de l’océan. Leurs poings fermés, énormes et noueux, frappaient en
cadence le coton des nappes, au rythme de la beuglante qu’ils
fredonnaient en chœur, un chant de marin à la fois gai et nostalgique. Paul
n’était pas le dernier à s’époumoner avec les autres. Il avait bu. Ses joues
rosissantes le faisaient paraître encore plus juvénile qu’il ne l’était déjà. À
ses côtés, Elsa s’enthousiasmait de le voir se divertir avec aussi peu de
retenue.
Dehors le soleil se couchait. À travers les baies vitrées qui surplombaient
une longue langue de sable bordée de cabines de bain en bois peint
pénétrait une lumière orange vif qui faisait chatoyer les visages et
resplendir les ombres. L’ambiance était bon enfant, sans doute un peu
trop désinvolte au goût de Louise, qui voulut subitement donner un
semblant de dignité à l’ensemble. D’un geste de la main, elle fit signe au
chef d’orchestre qui, tel un cabot docile, attendait son bon vouloir pour
lancer sa petite formation de cordes auxquelles s’étaient joints un
accordéon, un piano droit et, allez savoir pourquoi, une cornemuse.
– On les paye depuis trente minutes et ils n’ont encore rien joué,
selamenta-t-elle aux oreilles du père d’Elsa, qui ne prêta à cette
remarque qu’une faible attention, étant lui-même fortement engagé
avec les autres à pousser la chansonnette.
Une valse lente et noble démarra, faisant doucement taire le tapage des
voix. Pour avoir été maintes fois mis au courant des protocoles d’usage,
Elsa et Paul surent que leur tour était venu d’ouvrir le bal. Le jeune homme
se leva et invita sa toute nouvelle épouse à le suivre au milieu du cercle
que les invités avaient spontanément formé aux premières notes de
l’orchestre. Paul ne s’en sortait pas trop mal. Il s’était entraîné avec Elsa et,
plus rarement, sa mère. Il comptait ses un-deux-trois avec une application
sévère. La tête raide, la respiration en suspens, la posture guindée, on
aurait juré un petit automate de fête foraine. Parfois, coordonner sa tête
et son corps devenait complexe, il s’emmêlait les pinceaux, ses pieds
bafouillaient, la mécanique se grippait, alors il s’arrêtait et regardait Elsa
avec un air penaud. Elle l’accueillait à chaque fois avec le même
indéfectible sourire et ils reprenaient. À un moment, Paul se pencha à
l’oreille de son épouse.
– Je suis désolé…, dit-il.
Elsa se redressa, surprise.
– Pour tout à l’heure… à l’église. Je ne voulais pas…
Elle plongea sa tête au creux de son épaule comme si elle ne voulait rien
entendre de ce qu’il avait à dire.
– Ce n’est pas la peine, Paul, répondit-elle dans un souffle.
– Je ne sais pas ce qui s’est passé, crois-moi.
– Arrête, dit-elle gentiment. Et danse. C’est déjà assez compliqué
commeça, conclut-elle avec humour.
Il la serra contre lui.
– Je t’aime, chuchota-t-il. Tu es tellement bonne.
Elle ferma les yeux, non pas de bien-être mais d’inconfort, une douleur
lancinante se mit à tourmenter sa poitrine et s’agripper à son souffle. Elle
ne voulait pas de cette gentillesse débordante, elle ne voulait pas de cette
complainte, de ce laisser-aller dénué d’énergie, surtout pas le soir de son
mariage. Même si elle lui avait opposé un sourire de façade, l’événement
de l’église l’avait bouleversée. Ce n’était pas la première fois que Paul
s’éloignait ainsi mais c’était la première fois qu’elle réalisait que tout effort
de sa part pour le ramener à elle se révélerait inutile. Il lui était apparu
soudain si distant, si solitaire, si affreusement perdu dans des pensées
contrariantes auxquelles elle n’aurait peut-être jamais accès. Qui était ce
type qu’elle avait accepté d’épouser ? À quoi avait-il exactement réfléchi
en cet instant si exceptionnel de sa vie ? Elle se raidit, les pieds de Paul
dévissèrent à nouveau, mais cette fois elle ne fit rien pour lui faciliter les
choses. Elle ouvrit les yeux, vit les silhouettes des gens autour d’eux
virevolter par à-coups, comme si Paul et elle avaient été embarqués de
force à bord d’un manège chaotique qui n’en finissait pas de lui soulever le
cœur. Rien de tout cela n’était harmonieux ou gracieux. Elle eut envie de
vomir. Elle referma les yeux et inspira fortement par les narines. Son
ventre se gonfla, sa respiration ramena une cohue de réflexions
inconfortables et une intuition s’imposa à elle avec la force d’une évidence
: malgré la tendresse qu’ils se portaient, les mensonges qu’ils seraient l’un
comme l’autre obligés de fabriquer pour exister ensemble finiraient par
lentement les abattre.

Elsa et Paul arrivèrent vers quatre heures du matin dans leur première
demeure de jeunes mariés. Leur voiture – une Simca Aronde bicolore blanc
et bordeaux prêtée par un cousin garagiste d’Elsa – ouvrait un cortège de
cinq autres véhicules où une ribambelle de garçons et filles s’agglutinaient
en gigotant et en gloussant. Albert, à l’arrière de l’un d’entre eux, tentait
comme un beau diable de tirer parti de cette promiscuité inespérée en
s’agrippant aux rondeurs de ses trois voisines à chaque virage ou à chaque
crevasse de la chaussée. En dépit du degré d’ébriété des jeunes filles, il se
faisait régulièrement rabrouer et même taper sur les doigts ou sur le
crâne, un châtiment qui le faisait à chaque fois hurler de rire et dont il se
protégeait en levant haut les bras devant son visage. La troupe abandonna
les époux à l’orée de leur nouvelle habitation et s’éloigna en klaxonnant
furieusement pour continuer la noce.
Tout fut soudain calme.
La petite maison se blottissait serrée contre deux bâtisses mitoyennes
au centre du village. Toutes deux la dépassaient en taille de manière
notable, de sorte qu’elles semblaient non seulement l’encadrer mais aussi
la protéger, comme deux sœurs aînées prenant soin d’une benjamine. Paul
tendit la main à Elsa puis, comme il avait vu des dizaines de mariés le faire
avant lui, il la prit dans ses bras pour lui faire franchir le seuil. La porte
étant légèrement entrebâillée, il lui suffit d’un léger coup de pied pour
qu’elle s’ouvre. Le jeune homme alluma le plafonnier du salon, fit
quelques pas puis s’arrêta net, pétrifié. Sentant que quelque chose
clochait, Elsa s’avança et ouvrit des yeux ronds, consternée tout autant
sinon plus que son mari : les meubles, fabriqués sur mesure à la demande
de ses parents, étaient surprenants de laideur. Alambiqués, horriblement
lourds en poids comme en inspiration, chargés de surcroît de motifs
sculptés abracadabrants : colonnettes en torsade, dégoulinures de fruits,
gargouilles monstrueuses, agrégat compliqué de plantes tropicales ; on
notait aussi une espèce de singe assis qui saillissait du pied de la table et,
çà et là, quelques salamandres. Et il en allait de même des deux chambres
attenantes. Les parents d’Elsa avaient insisté jusqu’au dernier moment
pour dissimuler aux futurs époux ce qui constituait leur cadeau. Le jeune
couple leur avait fait confiance, il se retrouvait dorénavant à devoir vivre,
et pour sûrement longtemps, dans ce décor compliqué qui ne leur
correspondait en rien. Paul et Elsa se regardèrent puis, se voyant aussi
stupéfaits l’un que l’autre, ils éclatèrent de rire, préférant devenir les
complices plutôt que les victimes de ce qui leur apparaissait comme une
mauvaise plaisanterie.
Paul avisa une bouteille de champagne qui trônait sur la table à leur
intention et s’en empara. Il fit à dessein exploser le bouchon qui percuta
l’une des poutres du plafond avant de ricocher contre le bois du buffet,
manquant de quelques centimètres d’en faire éclater la vitre centrale. Il
pencha brutalement la bouteille vers le col de deux flûtes et les remplit
avec un empressement excessif. La mousse bouillonna, déborda sur le bois
de la table et commença à se répandre sur les lattes du plancher. Au lieu
de se soucier de le nettoyer, leur premier mouvement fut de trinquer.
– À notre nouvelle vie ! hurla Paul.
– Oui, c’est ça, à notre nouvelle vie ! déclara Elsa.
Ils entrechoquèrent leurs flûtes avec une telle énergie que celle d’Elsa se
brisa net. Paul haussa les épaules. Elsa l’imita, joyeuse. Le jeune marié
tendit sa flûte vers les lèvres de sa femme. Elsa s’avança, piétinant de ses
jolis escarpins ivoire les morceaux de verre répandus sur le sol. Elle but
une longue gorgée, du champagne déborda sur son menton puis Paul se
pencha et ils s’embrassèrent à pleine bouche, longtemps, goulûment,
collés l’un à l’autre. Ils se déshabillèrent à toute vitesse, sans que leurs
lèvres se séparent. Ils firent l’amour dans le salon, profitant de chaque
anfractuosité ou saillie du mobilier pour y trouver un appui, y glisser un
pied ou une main, y poser une fesse. Cela les amusait beaucoup d’étrenner
ces affreux meubles en y frottant leurs anatomies, en y laissant des traces
de leurs fluides corporels à la façon d’animaux qui marquent leur
territoire.

Tard dans la nuit, enveloppés dans deux peignoirs jumeaux, ils se


dirigèrent vers la deuxième chambre. Recouvrant le lit, les cadeaux des
invités avaient été éparpillés de façon à créer une impression de profusion
et de bon goût. Il y avait une multitude de paquets, de toutes les tailles et
de tous les formats, enrubannés ou emberlificotés dans une surabondance
de bolducs multicolores et frisottants, enfouis sous des épaisseurs de
papiers aux motifs géométriques ou imprimés de dessins. Au milieu de ce
fatras de formes et de couleurs, il était impossible de ne pas noter la
présence d’un cadeau cubique qui émergeait sobrement de sa gangue de
papier noir ébène tel un monolithe distingué. Un large voile de tulle rose
pâle et nacré l’entourait, qui se terminait sur le dessus par un nœud
évoquant la corolle d’une fleur. Le couple s’approcha lentement du paquet
où s’affichait sur l’une des faces l’inscription « Bergdorf Goodman, New
York » écrite en lettres minuscules et embossée à la feuille d’or. Paul eut
un sursaut de recul. Sa gorge s’assécha. Du haut de son crâne au bout de
ses pieds il fut parcouru de picotements d’excitation. Il sentit flageoler ses
jambes, son cœur, son esprit. Il était fou de bonheur. C’était la première
réponse de son amant à tant de courriers restés lettres mortes.
– C’est sûrement Stanley, dit-il en mesurant son souffle et en taisant
safolle agitation.
Elsa s’approcha encore puis se tourna vers lui avec un air interrogateur.
– Stanley ?
– Mon copain de régiment. Celui qui habite à New York, parvint-il
àprononcer.
– Ah oui, ton Américain ?
– Mon Américain, oui, dit Paul très bas, comme pour lui-même, avec
unerésonance étrange qu’Elsa, maintenant impatiente de connaître la
nature de cette offrande insolite, ne sembla pas saisir.

Paul n’avait réussi à dissimuler à personne l’existence de cette lointaine


connaissance qui était rapidement devenue pour tout le monde
l’Américain. C’était Albert, toujours prompt aux révélations sur les autres,
qui avait, peu de temps après leur démobilisation, dévoilé son existence et
les circonstances de leur rencontre.
– Un sacré type ! conclut-il en frottant de manière insistante son
poucecontre son index pour signifier que le soldat menait grand train.
Résultat, il a disparu pendant une semaine, le Paulo. Vous auriez dû voir
sa tête quand il est sorti de ce traquenard, s’esclaffa-t-il en tapotant la
joue de l’intéressé. Un cadavre !
Même si Paul retenait son souffle, il ne se sentit pas menacé par cette
révélation. Il existait une espèce d’omerta autour de ce que lui et des
millions d’autres avaient enduré pendant cette période. Personne n’aurait
songé à approfondir la nature exacte de ce que Paul et l’Américain avaient
vécu le temps de leur échappée belle, parce que ce n’était pas le genre de
question que l’on posait à des types qui avaient mis en péril leur existence
pour le bien de leur pays. Bien entendu, chacun imagina qu’ils s’étaient
livrés aux pires incartades, c’est-à-dire aux distractions les plus
réjouissantes dont peuvent profiter à Paris deux jeunes hommes fatigués
et frustrés par les privations de la guerre – et tant mieux, pensait-on –,
mais aucun n’osa réclamer de détails.
Personne n’était au courant des courriers que Paul envoyait chaque
mois à Stanley. Il prenait soin de les déposer dans la boîte aux lettres de la
grande poste de la ville voisine, où il était certain que personne ne le
reconnaîtrait. Cela ajoutait du piment à cette correspondance romantique
et secrète, même si Paul devait à chaque fois se rendre à l’évidence de la
triste mystification qu’elle constituait.

Paul était toujours sous le coup d’une extrême excitation quand Elsa se
mit à défaire délicatement le nœud rose puis les couches de papier noir.
Une structure en bois léger apparut, une architecture raffinée constituée
de lamelles à la fois fines et résistantes, fermement assujetties les unes
aux autres par de solides agrafes métalliques. Cet échafaudage complexe,
destiné à absorber les chocs du transport, protégeait un objet de taille
moyenne, emmailloté dans pas moins d’une centaine de feuilles de papier
de soie immaculé qu’Elsa dut avec beaucoup de patience peler l’une après
l’autre. Le cadeau émergea enfin. C’était une soupière magnifique, en
porcelaine de Sèvres multicolore, aux motifs de fleurs et de papillons, aux
anses et au socle relevés d’un cerceau peint imitant le bronze doré.
– Une soupière, dit Paul à la fois déçu et inquiet.
– Ça doit coûter une fortune, ne put s’empêcher de dire son épouse.
En soulevant délicatement le couvercle de l’objet, Elsa trouva une
enveloppe. Elle l’ouvrit, sortit la carte qu’elle contenait, la lut et fronça les
sourcils. Paul faillit se trouver mal. Elsa lui passa la carte. Paul la lut et un
sourire triste réchauffa son visage.
Pour les jeunes mariés, avec toute ma sympathie et l’expression de mon
soulagement de voir Paul enfin établi.

Stanley Whitman

Paul regarda l’objet et comprit ce qui avait poussé Stanley à leur faire ce
cadeau si particulier. La soupière, dans son esprit supérieur, devait
correspondre à l’épitome du confort bourgeois et des habitudes
détestables qu’il y attachait. On mangeait de la vulgaire soupe dans une
soupière, aussi jolie fût-elle. C’était un affreux pied de nez qu’il lui
adressait. Paul ne doutait pas un instant de la valeur inestimable de ce
cadeau, c’était en soi un affront supplémentaire que de lui offrir quelque
chose dont le sens était aussi trivial et la valeur marchande aussi grande.
Paul s’en empara, et il fut à deux doigts de le laisser tomber. Oui, c’est ce
que tu devrais faire, sombre couillon, se dit-il. Mais quelque chose qui avait
à voir avec le nouvel ordre de son monde l’en empêcha. Il détailla la pièce
de porcelaine sous toutes ses facettes. Ainsi allait-il devoir se coltiner pour
de longues années, quelque part dans ce salon, bien en évidence sur l’un
des meubles monstrueux de ses beaux-parents, cette chose dispendieuse
et inutile qui incarnait le mépris de ce qu’il était devenu aux yeux de celui
qu’il aimait le plus au monde. Cette soupière resterait sous son nez
pendant des années, témoin muet de sa double affliction : celle d’être né
différent et celle de son renoncement à y faire front. Il était puni et il
n’avait rien d’autre à faire que l’accepter et se taire.
Paul se sentit abattu. Une colère blanche monta en lui. Il s’en voulait de
ce qu’il avait dû abandonner de courage et de dignité, il en voulait à
Stanley de le stigmatiser de manière aussi vicieuse, il en voulait à Elsa de
ne rien comprendre à tout cela.
1954

Stanley pénétra dans une manière d’antichambre qui jouxtait le bureau


de son père Arnold. Beverly, la secrétaire du directoire, le précédait. Elle
avait trente-cinq ans, tout chez elle respirait l’ordre, la mesure, la force de
la soumission. Elle savait dire et faire les choses suivant un très savant
échafaudage de conventions. Sa robe chasuble lui arrivait légèrement
audessous des genoux, une longueur irréprochable, plus haut aurait été
choquant, plus bas aurait été démodé ; il en allait de même des talons de
ses escarpins qui avaient exactement la bonne hauteur et de ses cheveux
blonds qui étaient ramassés dans un chignon aux proportions idéales. Ses
paroles elles-mêmes – leur ton comme leur cadence – relevaient d’un
délicieux aménagement entre savoir-vivre et efficacité.
– Je vous laisse patienter, monsieur Stanley, dit-elle d’une voix
sucréeque le jeune homme trouva sexy. M. Whitman ne devrait pas
tarder à vous recevoir.
Je suis sûr que ce vieux cochon la baise, se dit Stanley en regardant
s’éloigner la silhouette alerte de la secrétaire. Il resta quelques secondes
debout à jauger cette éventualité puis il s’assit. Son regard se perdit autour
de lui et il se mit sans le vouloir à observer la décoration de cette pièce
qu’il connaissait pour y avoir patienté à d’innombrables occasions. Des
murs sombres recouverts jusqu’au plafond de panneaux richement
sculptés en palissandre massif paraissaient jaillir deux peintures grand
format – un Hans Hofmann coloré et un Franz Kline noir et blanc – dont la
modernité absolue semblait vouloir offenser l’aspect suranné de
l’environnement dans lequel on les avait exposées. Stanley connaissait
assez le pouvoir de provocation de son père pour savoir que cette
conjonction de l’ancien et du nouveau était loin de relever du hasard.
Deux mondes s’opposaient, deux forces s’affrontaient, le poids de
l’Histoire et l’intransigeance de la jeunesse. La pièce était à l’image de celui
qui l’avait aménagée : Arnold était conservateur dans son maintien,
imprévisible dans ses pensées.
Bientôt, Beverly revint et Stanley fut introduit dans le bureau de son
père. Arnold se leva, ils se serrèrent la main, sans grand enthousiasme ni
d’un côté ni de l’autre. L’homme était grand, sec, puissant, vêtu d’un
costume trois pièces des plus stricts. Une raie impeccable divisait ses
cheveux poivre et sel où le peigne avait laissé de profonds sillons tirés au
cordeau ; sa mâchoire était large, confiante ; ses yeux, deux petites billes
bleu acier, semblaient sans cesse vous lancer des signaux alarmants à la
manière de ces balises lumineuses sur l’océan qui vous indiquent le danger
qu’il y a à les approcher de trop près.
– Voici le dossier Worthington, dit Stanley en posant sur le bureau
lesfeuillets qu’il avait apportés.
– Le dossier Worthington…, fit évasivement Arnold. Ah oui, bien sûr,
j’yjetterai un œil cet après-midi.
Stanley fut parcouru d’un frisson désagréable. Il avait travaillé
d’arrachepied depuis trois jours à la rédaction des conclusions de ce
délicat procès de plagiat qu’Arnold souhaitait intenter à une société
concurrente.
– Je pensais que la chose était urgente, s’étonna Stanley. Je suis là
pouren discuter le cas échéant. Les choses ne sont pas si claires qu’il y
paraît.
On pourrait même y perdre gros. Notre ligne de défense…
Arnold agita vivement la main.
– Foutaises, mon garçon, dit-il tout bas avec une espèce de suavité
pleined’arrogance.
– Pardon, père ?
– Parlons plutôt de ce soir, éluda Arnold en se ressaisissant.
– Comme vous le souhaitez, dit Stanley en essayant de retrouver
sonaplomb. Il se passe donc quelque chose de particulier ce soir ?
– Je tiens à vous réunir tous les trois, j’ai quelque chose à vous
annoncer.
– Helen est en ville ? s’étonna Stanley.
– Elle y sera bientôt.
Puis, se replongeant dans ce qui l’occupait avant l’entrée de son fils, il
ajouta :
– Nous dînerons à six heures.
Stanley n’eut d’autre issue que de quitter le bureau.

Rien dans son histoire personnelle ne prédisposait Arnold à occuper une


place de choix au sein de la bonne société new-yorkaise, hormis sans
doute la rage absolue de réussir que lui avait inculquée son père Jonas, le
premier de la lignée Whitman à avoir osé conjurer la fatalité du malheur
familial en embarquant avec son épouse Ulla sur le paquebot Arcadia en
septembre 1886, pour s’expatrier loin des côtes hostiles de leur Norvège
natale et gagner ce territoire que l’on appelait le Nouveau Monde.
Sitôt débarqué, Jonas dénicha un travail de commis voyageur pour le
compte d’une société d’encyclopédies qui le fit écumer les territoires du
Midwest, où ses compatriotes, des immigrés de la première heure, avaient
essaimé vers les territoires de l’ouest en suivant le tracé de la Northern
Pacific Railway et où il lui fut relativement aisé de se créer une clientèle
avec laquelle il avait en commun la langue et les préceptes de vie.
En dix ans, le couple eut cinq enfants. Le peu de temps que Jonas
parvenait à passer avec eux, il tâchait de leur inculquer la morale et les
principes évangéliques qu’il avait reçus en héritage, les seules choses qu’il
souhaitait partager de son ancienne contrée avec sa progéniture. En
conséquence de quoi aucun de ses enfants n’apprit la langue de leurs
ancêtres alors que tous furent très tôt renseignés sur les qualités
essentielles pour mener une vie exemplaire de ce côté-ci de l’Atlantique,
lesquelles selon Jonas étaient parfaitement incarnées dans ce qu’il
nommait la « règle des trois T » : travail, tempérance, ténacité.
Arnold étant l’aîné de la fratrie, il cristallisait tous les espoirs de son père
en une vie meilleure pour la nouvelle souche américaine. Mais le jeune
homme fit mieux que cela : il devint riche. En 1905, à l’âge de seize ans, il
exprima le désir d’abandonner ses études et de se frotter à la réalité du
monde. Jonas fut de son côté assez perspicace pour reconnaître que
l’école représentait un terrain trop étroit pour un adolescent doué d’une
telle vivacité d’esprit et il le laissa suivre la voie que son instinct lui dictait.
Depuis longtemps déjà, Arnold s’intéressait à la complexité des systèmes
de motorisation et vénérait l’inventivité et l’audace des pionniers de
l’automobile. Ses connaissances pratiques et théoriques lui permirent
d’être engagé comme manœuvre dans une compagnie de sous-traitance
mécanique située dans le Queens, à plus d’une heure de bicyclette du
quartier de Greenpoint à Brooklyn, où il résidait. Peu importait. Arnold
s’accrocha à son travail, il ne compta ni ses nuits ni ses week-ends de sorte
qu’il grimpa peu à peu les échelons de l’entreprise pour occuper, quatre
ans plus tard, le poste de directeur adjoint à la production. Encore deux
années et il emprunta à la Wells Fargo pour racheter les parts de celui qui
l’avait pris sous son aile et dont il était devenu, malgré son jeune âge,
l’homme de confiance. À vingt-cinq ans, à la veille de la Première Guerre
mondiale, au moment où le monde entier célébrait les progrès
éblouissants de l’industrie mécanique, il ouvrait des succursales dans sept
villes d’importance et fêtait son premier million.
Ce fut à l’occasion d’un dîner donné à la Maison Blanche par le président
Woodrow Wilson en l’honneur de jeunes industriels prometteurs du pays
qu’il rencontra Emily Baker Lloyd, une jeune femme fortunée et timide qui
accepta un an plus tard de l’épouser. Ce mariage – et du même coup
l’alliance avec un beau-père sénateur qui tirait plus ou moins les ficelles de
tout ce qui se tramait d’important à Washington – fournit au nom de
Whitman l’éclat et la notoriété qui lui manquaient pour s’inscrire
durablement dans le paysage industriel et financier américain.
En dépit de ses talents d’entrepreneur, c’était un autre aspect de sa
personnalité et de sa fortune qui était en passe d’assurer à Arnold un
rayonnement durable auprès de ses contemporains. Depuis toujours, par
l’entremise de ses parents, sa femme Emily avait évolué dans le monde de
l’art et des musées. Des amis galeristes de sa mère disaient d’elle qu’elle
s’était « forgé un œil » : elle savait juger, apprécier, écarter en un regard
l’inopportun au profit de l’essentiel, elle était curieuse de tout,
intransigeante, douée de surcroît d’une intelligence critique hors du
commun. Suivant les traces de sa propre mère, Emily commença à
acquérir des œuvres mineures – des dessins, des gravures, des peintures
de petits formats auprès d’artistes avec lesquels elle n’aimait rien tant que
passer des heures dans leurs ateliers à refaire le monde. Arnold ne chercha
pas à freiner ce qu’il perçut en premier lieu comme un hobby de femme
oisive, un petit os à ronger dans une vie qu’il n’était pas loin de considérer
comme superficielle. La collection d’Emily s’étoffant, Arnold, aiguillonné
par l’énergie de son épouse, s’y intéressa lui-même d’assez près. Ce qui
pour lui ne relevait au départ que d’un intérêt narcissique à briller aux
yeux de ses congénères et de l’Histoire en se constituant un héritage
artistique à la façon d’autres collectionneurs industriels de l’époque devint
peu à peu le terreau d’une passion commune dévorante. Le couple se mit
à acheter de manière régulière, se concentrant presque exclusivement sur
des œuvres de la jeune garde américaine qui avait commencé à éclore
depuis une vingtaine d’années. Jackson Pollock, Hans Hofmann, Franz
Kline, puis Mark Rothko, Willem de Kooning, Barnett Newman vinrent
rejoindre les rangs de ce qui, en 1954, constituait une collection de plus de
cent cinquante pièces.

Stanley admirait son père autant qu’il le détestait. Arnold n’avait ni


l’étoffe ni la carrure d’un parent traditionnel, il était contraint par trop
d’obligations, trop de responsabilités l’accablaient, c’était un géant qui
condamnait son entourage – à commencer par les membres de sa famille
– à vivre dans son ombre, à n’exister qu’en creux par rapport à lui. Ce qui
était vrai pour son frère et sa sœur l’était doublement pour Stanley. Des
trois enfants c’était toujours lui qui avait besoin qu’on lui accorde le plus
d’attention, c’était lui qui s’inquiétait le plus de ne pas voir débarquer son
père sur le terrain de base-ball où il était en train de disputer un match,
c’était lui qui souffrait le plus de ses absences répétées, de ses retards, de
ce qui lui apparut avec le temps comme des manquements et bientôt
comme des trahisons à son égard. Les carences – même involontaires – de
son père créaient un vide que Stanley n’arrivait à remplir autrement qu’en
le haïssant. Pour se faire remarquer de lui – le seul choix qui lui restait
pour exister à ses côtés –, il choisit de s’imposer sur le terrain de
l’intelligence. Il se perdit dans les études, dans la lecture, la musique,
l’apprentissage des langues étrangères, il devint un petit singe savant
capable de réciter une foule de poèmes, accumulant les récompenses, les
bonnes notes, attendant en échange qu’une parole réconfortante soit
enfin prononcée. Or nulle parole de son père n’aurait été assez
satisfaisante pour calmer son anxiété. Arnold, sans être insensible aux
efforts de Stanley, ne mesurait pas la valeur d’une personne – et encore
moins celle de ses enfants – à l’aune de ses succès scolaires, il aurait
souhaité que son fils soit armé pour d’autres types de batailles, il le
trouvait trop sensible, trop immature, il estimait impératif que son
caractère velléitaire soit raffermi par une discipline plus stricte. Jamais il
n’aurait cédé à la faiblesse de le réconforter, estimant que c’eût été agir
contre ses intérêts. C’est précisément pour cette raison qu’Arnold
s’interdisait de faire la seule chose qui aurait permis à Stanley d’avoir une
meilleure opinion de sa propre personne : le prendre dans ses bras en lui
affirmant sa fierté de l’avoir pour fils.

À six heures moins dix, Stanley terminait de se préparer devant le miroir


de sa chambre. Il se hâta de donner un dernier tour au nœud de sa cravate
– il n’aurait pour rien au monde accordé à son père le plaisir de pouvoir
critiquer son retard –, il ferma la porte de son habitation et rejoignit par un
long corridor les appartements familiaux. À la majorité de Stanley, Arnold
avait fait transformer l’hôtel particulier qu’il avait acquis trente ans
auparavant de manière à y aménager trois logements spacieux de quatre
pièces, pour chacun de ses enfants. Ainsi distribué, le nouvel espace de vie
permettait à chacun d’évoluer de manière autonome tout en préservant
une sorte de cordon ombilical qui reliait les différents logements à ce qui
subsistait de la matrice d’origine. Stanley avait toujours perçu ce
découpage comme une manière autoritaire pour Arnold de continuer à
peser sur la vie de ses enfants, même adultes. Ce qui ne l’avait pas
empêché d’accepter d’emblée cette organisation, de même qu’il avait
entériné, à l’issue de ses études de droit, la proposition de son père de
diriger le département légal du trust qu’il avait constitué.
Stanley s’approcha de la porte qui le séparait des appartements
familiaux. Il respirait mal, il ne savait quoi faire de ses bras, ses tempes
battaient sous l’effet d’un excès d’afflux sanguin. Depuis l’entrevue avec
son père le matin même, il se demandait quelle annonce il avait l’intention
de leur livrer. Stanley détestait cette fébrilité à laquelle Arnold continuait
de le condamner régulièrement alors que tout son jeu social, en dehors de
l’environnement familial, consistait précisément à ne se laisser
impressionner par quiconque, ni déstabiliser par rien, à régler en maître
absolu les situations dans lesquelles il avait décidé de s’impliquer. Il se
détestait de souffrir encore à son âge de cet amoindrissement
psychologique, mais il semblait ne plus pouvoir rien y faire, c’était trop
tard, les deux hommes étaient entrés dans un mode de fonctionnement
implacable, un mélange subtilement pernicieux d’autorité et de respect où
surnageait l’obligation de sentiments filiaux. Certes il y avait eu entre eux
quelques moments de convivialité, mais depuis la mort d’Emily, un an
auparavant, ils étaient de moins en moins fréquents. Arnold s’était
brusquement asséché, en proie à une tristesse inconsolable qu’il tentait
constamment de dissimuler – mais personne n’était dupe.
En pénétrant dans le salon, Stanley hésita à s’avancer, il n’avait pas vu sa
sœur Helen depuis neuf mois, quand leur père avait décidé de l’expatrier à
Detroit afin qu’elle prenne la tête de la filiale la plus lucrative du groupe,
une promotion qui était apparue à tous comme une folie – qui pouvait
envisager qu’une femme puisse diriger une entreprise, a fortiori une
entreprise aussi misogyne qu’un équipementier automobile ? – mais
Arnold avait également sur cette question des idées inédites.
Helen apparut d’abord de dos à son frère puis, pressentant sa présence,
elle tourna la tête et lui sourit. Ce fut comme une révélation. Quelque
chose en elle avait profondément changé. Était-ce sa nouvelle coupe de
cheveux ? Avait-elle maigri ? Était-ce cette robe noire serrée à la taille, sa
coupe un peu stricte, alors que Stanley ne lui avait jamais connu que des
tenues décontractées, plutôt masculines ? Helen était devenue
l’incarnation de sa mère. Elle ne cherchait certainement pas à lui
ressembler – elles n’avaient d’ailleurs pas les mêmes traits –, cela tenait à
une attitude générale de sa personne, il émanait d’elle la même grâce et le
même ennui. La jeune femme se précipita vers son frère et ils se
tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Stanley adorait Helen, une
complicité née de la solitude à laquelle leurs parents les avaient contraints
les unissait encore. Il n’en allait pas de même avec Howard, leur plus jeune
frère, né sept ans après Helen et qui, comme à l’accoutumée, se tenait
dans un coin, affichant une légère insolence, une cigarette dans une main,
un verre d’alcool dans l’autre. Howard vivait sous le même toit que son
père et son frère aîné, il s’occupait pour la compagnie de tous les aspects
relevant des relations publiques, de la presse, de la publicité. Excepté
quand il leur arrivait de devoir collaborer, les trois hommes ne se
croisaient jamais ; ils s’évitaient au contraire, comme des prisonniers
condamnés à occuper le même espace mais qui ne veulent en aucun cas
partager leur affliction commune. Depuis la mort d’Emily et le départ
d’Helen, l’hôtel particulier avait pris les allures d’un sanctuaire glacé, et
l’amoncellement des peintures ne faisait qu’accentuer le côté impersonnel
de cette demeure qui, désormais privée de l’esprit et de la gaieté des deux
femmes, souffrait d’un excès de solennité.
– Je suis contente de te voir, souffla Helen à l’oreille de Stanley.
– Tu me manques, répondit-il en la serrant encore plus fort contre lui.
Tun’imagines pas à quel point.
Six heures sonnèrent, Arnold fit son entrée.
– Bonsoir, papa, dit Helen en s’écartant de son frère.
Arnold s’arrêta net en la voyant, les deux petites billes bleu acier
clignèrent d’abattement, ce fut infime mais tout le monde le remarqua. Il
a vu la même chose que moi, se dit Stanley, il a vu sa femme. Stanley
savoura que son père soit mis en position de souffrir par celle qui de tout
temps avait été sa préférée, celle qui lui obéissait sans jamais sourciller,
celle qui lui avait toujours causé le moins de contrariétés.
Arnold se dirigea vers sa fille, il lui prit la main et approcha son visage du
sien. À peine ses lèvres eurent-elles effleuré cette peau souple et pleine de
vie qu’elles se retirèrent, comme honteuses. Stanley se demanda s’il
n’avait pas légèrement rougi. Cet instant de faiblesse dissipé, Arnold se
redressa fièrement et annonça :
– Le dîner est prêt, me semble-t-il.
Tous quatre se dirigèrent vers la salle à manger attenante et chacun
s’installa à sa place, la même depuis toujours. La chaise en bout de table,
celle d’Emily, avait été retirée, mais chacun avait conscience que son
absence était encore plus bouleversante que ne l’aurait été sa présence –
qu’elle s’était toujours efforcée de rendre la plus discrète possible.
Aujourd’hui son ombre planait de manière terrifiante sur le moindre objet,
le moindre pan de mur, le moindre visage. Sur un signe de tête du maître
de maison, les domestiques entamèrent le ballet du service des plats et
des vins. Tout le monde sembla soulagé que quelque chose se passe enfin.
– Je suis tellement heureuse de vous voir, dit Helen en portant son
verrebien haut. Je suis triste de ne plus pouvoir venir à New York aussi
souvent que je le voudrais.
– Les femmes de cette maison ont le don de se faire regretter, dit
Arnold.
Il y eut un moment d’embarras puis chacun porta son verre à ses lèvres
et l’entrée fut servie. Excepté Arnold, tous paraissaient troublés par cette
réunion au motif incertain, le bruit glacial des couverts contre la porcelaine
ne parvenait pas à divertir le silence gêné qui engourdissait jusqu’à la
respiration des convives. Arnold semblait n’avoir conscience de rien, il
dégustait lentement le contenu de son assiette, tête baissée, avec des
gestes réguliers, parcimonieux. Stanley lui jeta un coup d’œil, un sentiment
de haine l’électrifia, il aurait voulu étrangler son père de jouer ainsi avec
leurs nerfs. Ce fut Helen, la plus téméraire des trois enfants, qui se lança :
– Alors, papa, quelle est cette grande nouvelle dont vous souhaitez
nousfaire part ?
Arnold termina son assiette, reposa sa fourchette de façon méthodique,
déplia sa serviette fraîchement repassée et s’essuya le coin des lèvres
avant d’annoncer d’une voix claire :
– J’ai énormément réfléchi à ce que je m’apprête à vous dire. Ma
décision, sachez-le, n’est en aucun cas dictée par la colère, la contrariété
ou même la tristesse ; elle est au contraire guidée par un sentiment
beaucoup plus noble et même beaucoup plus apaisé.
Puis, après un léger temps :
– J’ai décidé de renoncer à la fonction que j’occupe aujourd’hui pour
meconsacrer entièrement au projet de fondation auquel votre mère tenait
tant.
Les trois enfants se regardèrent, éberlués. Stanley se sentit à la fois
soulagé et inquiet.
– Et c’est vous, Helen, que j’ai choisie pour me remplacer, ajouta
Arnolden s’emparant délicatement de son verre de vin.
– Oups, ironisa Howard, un sourire aux lèvres, en se tournant vers
sonfrère.
Stanley sentit qu’un bruit blanc envahissait son cerveau. Son corps, en
bon serviteur, se chargeait de le protéger et, pour ce faire, tentait de le
soustraire à la conversation.
– C’est parfaitement immoral, papa, s’insurgea Helen. C’est à
Stanleyque revient la charge de vous remplacer, pas à moi.
Elle se tourna vers son frère aîné.
– Eh bien, réagis, bon sang, défends-toi !
Stanley refit lentement surface. Son visage, bien que pâle, paraissait
étrangement serein. Il parvint même à sourire.
– Vous avez raison, père, Helen est un choix idéal, le meilleur choix,
iln’y a aucun doute.
– Quel loser magnifique, félicitations, Stan ! lança Howard avant de
semettre à applaudir.
Helen se leva brusquement et se dirigea furieuse vers la porte de la salle
à manger.
– Helen ! hurla son père. Revenez ici !
Elle n’en fit rien. Au bout de quelques secondes, Stanley se leva à son
tour et disparut.

Stanley se réveilla vers dix heures du soir. En revenant chez lui après le
dîner, il s’était senti tellement vulnérable et affaibli qu’il n’avait été
capable de rien d’autre que de s’écrouler sur son lit. Maintenant il se
réveillait avec la gorge asséchée et un goût de métal dans la bouche. Le
sommeil avait dissous la colère qu’il s’était efforcé de cacher au cours du
dîner mais son amertume revenait en force au fur et à mesure qu’il
reprenait conscience de son environnement. Les secondes passant, les
enjeux de sa nouvelle situation lui sautèrent au visage. Il était furieux
contre son père qui s’immisçait de manière vicieuse – et tellement
préméditée – entre Helen et lui. Il n’était pas jaloux de sa sœur – il
nourrissait trop d’affection à son égard – mais il ne pouvait pas s’empêcher
de se sentir lésé à cause d’elle, en raison de ce qu’elle avait toujours
représenté pour son père et de ce qu’il n’avait, lui, jamais été à ses yeux.
Les frustrations de l’enfance remontaient, tenaces, intransigeantes. Il se
souvint des moments d’affection que son père avait été capable de
réserver à sa fille et dont lui puis son frère Howard avaient été
systématiquement privés. Il se souvint du sentiment d’injustice et
d’abandon qui l’accablait dans ces moments-là. Il se souvint des heures
sombres qu’il passait dans sa chambre à ruminer des projets de vengeance
qui épuisaient toute sa volonté. Ce fut cette rogne inassouvie qui le fit
brutalement se lever, sortir dans le couloir, aller vers les appartements de
son père et de là vers la porte de sa chambre à coucher. Ce fut seulement
quand il tourna la poignée de la porte qu’il mesura à quel point il était en
train de s’engager sur un territoire interdit. Mais c’était trop tard. La porte
s’ouvrit, un rai de lumière perça l’obscurité de la pièce. Son père tourna
son visage vers lui. Ses yeux s’agrandirent. Ses lèvres se pincèrent. De
surprise mais aussi de rage, le petit flacon en plastique translucide qu’il
tenait dans sa main lui échappa et se renversa sur le plancher. Des gélules
orange se répandirent par dizaines au pied du fauteuil où il était assis,
fragile, une épaisse couverture en mohair sur les cuisses. Stanley se baissa
pour les ramasser.
– C’est inutile, cria Arnold, vexé. Quelqu’un s’en chargera.
Mais Stanley n’obéit pas. Il ramassa méthodiquement les pilules l’une
après l’autre, lentement. Il venait de découvrir quelque chose que son
père tenait certainement à dissimuler et il avait envie d’étirer à l’extrême
ce moment d’inconfort. Quand il eut récupéré toutes les gélules, il se
redressa, referma le flacon et le tendit à son père qui s’en empara d’un
geste brusque. Sur un pyjama à larges rayures, il portait une veste
d’intérieur en velours grenat. Stanley ne se rappelait pas depuis combien
d’années il n’avait pas vu son père habillé de cette façon. Débarrassé de
son costume de ville, tassé dans son fauteuil, il n’avait plus rien d’un héros,
il lui apparaissait à l’inverse comme un être fragile et quelque peu trivial.
Arnold le dévisagea, il devina à son air ce qui se tramait dans son cerveau.
Il se leva d’un bond.
– Qu’est-ce que vous êtes venu chercher ici ? aboya-t-il.
Stanley le regarda sans répondre. Il espérait que son père serait pour
une fois assez bienveillant pour saisir ce qu’il attendait de lui sans le
mettre en situation de s’humilier en réclamant des explications. Arnold se
mit à arpenter la pièce afin d’allumer chacune des lampes.
– Vous pensez que je ne vous aime pas et que je vous préfère votre
sœur.Que c’est ce qui a orienté ma décision de la choisir elle plutôt que
vous, que j’ai préféré jouer la carte du favoritisme plutôt que celle de la
compétence. Vous vous trompez complètement, mon garçon. Vous croyez
que quelqu’un comme moi serait capable de faire une telle chose ? Quand
je dis quelqu’un comme moi, je ne dis pas un père comme moi, je dis un
homme d’affaires comme moi, un homme qui a tout sacrifié pour bâtir ça.
Il accompagna ces mots d’un large mouvement circulaire du bras.
– Je ne sais pas comment je vous aime, Stanley, mais je vous aime
d’unefaçon qui est la mienne et qui est impénétrable, à vos yeux comme
aux miens d’ailleurs. En tout état de cause, je ne pense pas que ce soit le
devoir d’un père d’afficher trop de sentiments vis-à-vis de son fils.
Il s’arrêta puis reprit :
– Et tout particulièrement d’un fils comme vous.
– D’un fils comme moi ?
– Toute ma vie j’ai tâché de raffermir la mollesse de votre caractère,
deréformer certains de vos comportements qui m’apparaissaient
inadéquats. Si j’ai pu être dur avec vous, cela a toujours été dans le souci
de vous écarter de… vos inclinations naturelles.
– Mes inclinations ? dit Stanley en tremblant.
– Je sais des choses sur votre compte, fit Arnold gravement.
Stanley se raidit. Les muscles de son cou le tiraillèrent. D’un coup il eut
chaud. C’était comme s’il venait d’entrer de plain-pied dans un paysage de
cauchemar où toute chose lui devenait hostile.
– Et je crois savoir que ces choses ne font pas bon ménage avec
larenommée d’une entreprise. N’importe quel imbécile venu pourrait les
mettre au jour et ruiner tous les efforts que…
– Qu’est-ce que vous savez sur moi ? le coupa Stanley.
– Je ne tiens pas à discuter ici de la nature de ce que j’ai appris.
– Comment pouvez-vous connaître autant de choses sur mon compte
enm’accordant aussi peu d’attention ?
– Je connais des gens bien informés. Si moi je ne le suis pas, eux le
sont,répondit Arnold froidement. C’est leur métier.
Était-il possible que des personnes payées par son père l’aient
espionné ? Suivi ? Couché avec lui peut-être pour en témoigner à son père
par la suite ? Stanley eut l’impression qu’un piège infect se refermait sur
lui.
– Je n’ai ni l’envie ni l’intention de vous juger, continua Arnold.
Votrevie ne me regarde pas, mon garçon. Je ne veux rien en savoir de plus
que ce que je sais déjà.
Son ton était plat, il n’y avait ni rancœur ni bienveillance dans sa façon
de s’exprimer. Stanley aurait préféré qu’il lui hurle aux oreilles, qu’il aille
même jusqu’à l’insulter, cela aurait été dans l’ordre des choses – oui, il
aurait été mieux armé pour se défendre contre des injures que contre
cette froideur abjecte.
– Je ne pourrais me trouver en situation de condamner vos actes que
s’ilsse révélaient préjudiciables à l’intérêt commun de notre famille et ils
l’auraient été si je vous avais laissé accéder au poste que vous convoitiez.
Tant que vos agissements ne sont pas dommageables à notre réputation,
vous êtes libre de faire ce qui vous chante, conclut Arnold de la même voix
atone.
Stanley perçut dans ce détachement plus de sauvagerie que dans
n’importe quel acte de violence que son père aurait pu perpétrer contre
lui. Son indifférence pour moi n’a aucune limite, pensa-t-il. Il sentit monter
en lui la haine viscérale, absolue qu’il nourrissait depuis toujours envers
Arnold. Il la laissa s’insinuer en lui mais ne lui fit pas le cadeau de la laisser
exploser.
– Cela doit certainement vous rassurer de penser que vous êtes un
pèreresponsable, un entrepreneur humaniste, et désormais un
collectionneur estimé puisque c’est à cela que vous avez décidé de dédier
le reste de votre existence. Le seul vrai mérite que vous ayez jamais eu est
de rencontrer ma mère qui a été assez aveugle pour vous aimer, assez
humble pour vous suivre, assez généreuse pour partager avec vous tout le
talent qu’elle possédait.
Arnold se contenta de lui opposer un sourire accablé, vidé de son
arrogance coutumière, puis il s’assit à son bureau en lui tournant le dos.
– Vous êtes sans doute un génie du commerce, continua Stanley avec
lamême maîtrise de soi, peut-être un amateur éclairé, qui sait, mais pour
moi vous n’êtes pas un père, vous êtes un monstre, rien d’autre sur votre
compte n’est vrai en ce qui me concerne.
Arnold resta figé jusqu’à ce que son fils sorte de sa chambre.

À peine une semaine s’écoula avant que Stanley ne décide de célébrer


dans son appartement son quarantième anniversaire.
– Ce seront les quarantièmes rugissants, je ne veux pas autre chose,
confia-t-il à son ami Wallace. Il faut que ce soit festif, il faut que ce soit
bruyant, il faut que ce soit aussi dérangeant que possible. Je veux que le
vieux singe s’étouffe de rage. Je veux le rendre aveugle et sourd, ce
salopard.
Il convia une quarantaine de proches qui eux-mêmes vinrent
accompagnés par un ou deux amis, si bien qu’au bout du compte les
invités étaient plus d’une centaine à se presser vers dix heures du soir sur
les trottoirs de la Cinquième Avenue devant l’habitation du quarantenaire.
C’était la cohue dans l’escalier qui menait à l’étage où se déroulait la fête.
Toutes sortes de gens jouaient des coudes en gloussant, certains en
profitaient pour inonder leurs voisins de bons mots et déclencher des
cascades de rires ; dans la foule, collés les uns aux autres, il y avait des
intellectuels, des divas en costume, des mondains en smoking, des artistes
en goguette et çà et là de jeunes types un peu décalés qui semblaient ne
devoir leur présence qu’à leur physique avantageux. Quand on parvenait à
se frayer un passage et à atteindre l’étage, on découvrait une gigantesque
foire. Stanley n’avait pas manqué son objectif : c’était sonore et joyeux. La
musique était poussée au maximum, on l’entendait de la rue, il n’y avait
presque rien à manger et beaucoup à boire, ce qui semblait n’affecter
personne, bien au contraire, tout le monde était hilare. Clifton, le petit ami
de Stanley depuis trois mois, pérorait du haut de ses vingt-cinq ans.
– Vous savez où Stanley a promis de m’emmener cet été ? fit-il
soudainaux deux types qui se trouvaient à ses côtés.
– Clifton, je ne t’ai absolument rien promis du tout.
– Hier soir, tu te souviens de hier soir, quand même ! Tu es vraiment
sûrde ne rien m’avoir promis à un certain moment très fatidique dont je
me souviens, moi, parfaitement ? lança-t-il sur un ton où transpiraient les
sousentendus.
Stanley leva les yeux au ciel tandis que les deux autres pouffaient de
rire. Au même instant, Wallace débarqua aux côtés d’un type d’une
quarantaine d’années. Stanley, trop heureux de trouver une occasion de
s’extirper des griffes de Clifton, s’approcha.
– Stanley, je te présente Harry. Un type formidable. Il a les idées les
pluscinglées que je connaisse. Il a quand même réussi à convaincre cinq
mille types de signer leur arrêt de mort en rejoignant son club.
Puis, se penchant vers son ami :
– Harry veut créer un mouvement de libération des homosexuels.
– Je pense que je pourrais très facilement recruter ici, dit Harry sur un
tonjovial, en regardant autour de lui.
Stanley le considéra avec des yeux admiratifs.
– Tu sais qu’il a été marié lui aussi ? crut utile de préciser Wallace.
– Intéressant, fit Stanley avec amusement.
– Bah, c’est à cause du psy que je voyais à l’époque, expliqua Harry.
Unjour, il m’a dit : « Peut-être qu’au fond, ce qu’il vous faudrait ce n’est
pas tant un garçon efféminé… qu’une fille virile. » Cet abruti était
tellement mignon que je l’ai cru. C’est comme ça que je me suis retrouvé
marié à Shelly, une copine de ma classe de théâtre. « Au début, ça va être
difficile, m’a prévenu mon psy. Mais je suis sûr que vous mettrez moins de
deux ans à adorer la pratique hétérosexuelle. » Wallace hurla de rire.
– Au bout de cinq ans, je trouvais cela toujours aussi assommant,
ajoutaHarry.
Le type avait un physique de jeune premier et une assurance
inébranlable. Clifton, flairant un concurrent potentiel, se rapprocha.
– Et tu as continué à coucher avec des garçons ? lança Stanley.
– Chéri, je suis pédé. C’est inscrit jusque dans la moelle de mes os.
Biensûr que j’ai continué. Ça a même empiré si tu veux savoir. Enfin,
empiré… – Moi je trouve ça complètement ridicule, pérora Clifton.
Stanley se retourna, la mine furieuse.
– J’ai entendu parler de votre club, c’est grotesque, continua Clifton
sansse laisser démonter. Pourquoi on se mettrait en danger pour défendre
nos droits ? De quels droits parle-t-on d’ailleurs ? On est des suceurs de
bites, on n’est pas autre chose.
– C’est très exactement ce à quoi voudraient nous réduire les gens
quicondamnent nos pratiques, rétorqua Harry. Mais nous sommes chacun
beaucoup plus que cela. Même toi, tu es beaucoup plus qu’une petite
tapette arrogante.
Clifton allait riposter quand un homme d’une trentaine d’années entra
en trombe dans le salon.
– Les flics sont là ! cria-t-il en peinant à couvrir le son de la musique. Ils
mettent au panier tous les gens qui sortent d’ici.
Aussitôt Harry se mit à hurler :
– Plus personne ne bouge, compris ? Que personne n’aille à
l’extérieur.Et éteignez la musique !
Ses ordres furent suivis à la lettre. Un silence terrifiant s’ensuivit, à peine
troublé par quelques murmures d’appréhension et des bruissements
furtifs de tissu. Chacun était sur ses gardes, suspendu au prochain geste de
Harry. Quand celui-ci se dirigea vers la sortie, Stanley fut pris d’une
certitude absolue : il devait suivre ce type, quoi qu’il fasse.
– Je viens avec toi, cria-t-il.
Harry le laissa faire. Tous deux descendirent prudemment l’escalier en
observant l’immense bouche noire que formait la porte d’entrée, plus
menaçante à chaque pas qu’ils faisaient. Le cœur de Stanley s’accéléra,
rien de ce qu’il était ne le préparait à vivre ce qui allait arriver mais, avec
Harry à ses côtés, il se sentait confiant. Pour une raison qu’il ignorait, il
brûlait de vivre cette aventure et qu’elle aille jusqu’à son terme, quoi que
cela puisse lui en coûter. Ils arrivèrent sur le pas de la porte et se figèrent.
La suite se passa comme dans un cauchemar.
À l’extérieur, se superposant à l’éclairage public, les phares d’au moins
cinq fourgons de police créaient des halos aveuglants devant lesquels se
découpaient des silhouettes puissantes et immobiles. Stanley voulut faire
un pas mais Harry l’accrocha par le bras pour l’obliger à rester en place.
– Surtout ne fais rien, dit-il d’une voix inquiète. Attends.
Stanley, ne suivant que son instinct, le repoussa d’un geste et s’avança
lentement en direction des ombres.
– Je m’appelle Stanley Whitman, dit-il d’une voix forte, les mains
levéesen signe d’apaisement. Cette maison est la mienne. Vous pouvez
m’arrêter si vous voulez mais laissez les autres hors de ça.
Soudain, jaillissant du noir, une ombre se précipita sur lui.
– Stanley ! hurla Harry.
Un bras s’éleva, Stanley eut à peine le temps de discerner la matraque
qu’elle s’abattit sur lui. Le choc fut d’une telle violence qu’il crut que sa
tête allait se séparer de son corps. Le rondin de bois s’abattit à nouveau, le
clouant sur place. En quelques secondes, un entrelacs de dégoulinures
écarlates inonda son visage. Encore un autre coup et il s’évanouit.
Stanley se réveilla en plein milieu de la nuit dans une cellule du
commissariat de Central Park Est sur la 67 e Rue. Son cerveau était
parcouru de fulgurances et de décharges insupportables. Il porta la main à
son crâne et découvrit une large zone couverte de croûtes de sang à
moitié séché. Harry l’observait.
– Tu avais meilleure mine hier soir, dit-il, à moitié ironique, sans souci
des’apitoyer.
Puis :
– Qu’est-ce qui t’a pris ?
– Je ne sais pas.
– Tu n’avais aucune chance de t’en tirer. Tu espérais quoi ?
– Étre le héros du jour peut-être, répondit amèrement Stanley. Après
tout,c’était mon anniversaire.
Il regretta aussitôt ses propos : aucune indulgence sur le visage de
Harry.
– Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne avec les flics. Ce n’est
pascomme ça que ça fonctionne avec le pouvoir en général. C’était le pire
moment pour intervenir. Il fallait attendre. Il fallait agir collectivement et
dans la plus grande discipline. Très exactement l’inverse de ce que tu as
fait. Tu as agi en solo et de manière impulsive, c’était parfaitement inutile
et même nuisible. Au lieu de créer un mouvement d’opposition, tu as créé
un scandale mondain, conclut tristement Harry avant de s’allonger sur le
banc pour tenter de dormir un peu.
Vers huit heures du matin, Stanley fut extrait de sa cellule pour être
déféré devant un juge. Harry dormait toujours. Il le quitta à regret, avec un
pincement au cœur qu’il ne chercha pas à identifier.
Il parcourut un labyrinthe de couloirs avant d’être conduit dans un
bureau exigu où siégeait le juge de première instance, un vieil homme aux
mains percluses d’arthrose, aux bajoues affaissées et aux yeux globuleux
de batracien pas plus ouverts que des fentes.
– Monsieur Whitman, commença-t-il d’une voix rauque, je sais qui
vousêtes et je sais qui est votre père. Cela va sans doute arranger vos
affaires pour un temps. Sachez seulement qu’en cas de récidive, la loi est
intransigeante et, croyez-moi, je suis connu dans cette juridiction pour
n’être pas du tout du genre à badiner avec les textes.
Il s’appuya sur ses deux coudes et se pencha en avant. Son ton comme
son visage accusèrent une réelle menace :
– Savez-vous ce qu’il advient des dégénérés récidivistes, monsieur
Whitman ?
Stanley fut parcouru d’un frisson. Le juge sembla se délecter de la
frousse qu’il inspirait à un membre aussi éminent de la ville. Les globes de
ses yeux furent comme avalés par ses paupières tombantes quand il
annonça :
– Ils sont envoyés dans une prison fédérale où ils ont le choix entre
deuxtypes de traitement : soit la castration chimique, soit la lobotomie.
Réfléchissez bien à celui que vous choisirez, monsieur Whitman.
Le juge décida finalement de le mettre en liberté sous caution.
Par la suite, Arnold fut contraint de venir en personne déposer un
chèque de dix mille dollars au commissariat. Quand il entra dans les
locaux, il jeta à peine un regard à la figure cabossée de son fils, il n’exprima
certainement rien qui aurait permis d’évaluer son niveau d’inquiétude ou
même d’agacement. Les formalités de la caution remplies, il échangea une
poignée de main guindée avec l’officier de garde puis il s’éloigna, le visage
fermé. Stanley lui emboîta le pas et tous deux montèrent dans la voiture
dont le chauffeur les attendait au bas de l’édifice. Tout le trajet il n’y eut
pas un mot ni un regard échangé. Arnold fixait le sol du véhicule. Stanley
ne pouvait s’empêcher de le dévisager. Son père affichait une grande
lassitude, tout dans son maintien – la position affaissée de son torse, ses
mains nerveusement agrippées à ses genoux, sa nuque qui semblait ployer
sous le poids de sa tête – renvoyait à un sentiment de pénibilité extrême.
Au fond, c’était sans doute pour cela que Stanley avait pris la veille autant
de libertés et de risques, uniquement pour observer sur le visage de son
père cette tristesse, ce relâchement, cette décrépitude inhabituels. Loin de
s’en satisfaire, il en fut ébranlé et même légèrement honteux.
1957

L’orage éclata d’un coup. Les nuages bas et lourds qui stagnaient à
quelques encablures de la surface de l’eau se gonflèrent brusquement
pour se transformer en une masse mousseuse et sombre qui s’entortilla
haut dans le ciel, sur des dizaines de mètres. En quelques secondes,
l’océan devint fou. Des rafales de vent de plus de cinquante nœuds
balayèrent la mer en charriant des masses d’embruns compactes et
aveuglantes. Alors il se mit à pleuvoir dru. Les vagues accusaient des creux
de plus de trois mètres, des trombes d’eau surgissaient de partout, de
bâbord comme de tribord, du fond de l’océan comme du haut du ciel. Le
chalutier, emprisonné dans un bouillonnement d’écume et de lames
traîtresses, était ballotté de part en part et tanguait dangereusement.
Paul, au gouvernail, affrontait la furie de la tempête. Il avait eu la présence
d’esprit de virer le chalut bien avant que le grain ne devienne sérieux. Les
solides câbles de funes avaient été treuillés à toute allure et le filet ventru
avait craché plus de deux tonnes de cabillauds, de merlans, de lieus noirs,
d’églefins. Trois marins s’exténuaient sur le pont à trancher les ventres des
poissons, à les éviscérer, à en sectionner les chairs puis à les descendre
dans la cale où le reste de l’équipage s’activait à les ranger et à les mettre
en glace dans des caisses. Soudain une vague épaisse s’affala avec violence
contre la coque, tout le monde vacilla, marins et bêtes, des roussettes
rampèrent sur le bois du pont, des émissoles se débattirent
frénétiquement pour s’échapper du chalut, la botte d’un des marins
dérapa sur la queue visqueuse d’une raie énorme et il s’affala cul sur le
plancher. Paul éclata de rire, on le sentait joyeux. Il manœuvra habilement
pour redresser le bateau. Sa pêche assurée, il ne dédaignait pas de se
frotter à la mer, l’adversaire était coriace, c’était toujours un jeu pour lui
de tenter de le dominer, particulièrement dans ces conditions extrêmes.
Quand le bateau accosta, sa mère et une cousine à elle se précipitèrent
sur le quai. Un des membres de l’équipage les aperçut et hurla le nom de
son capitaine. Paul sortit vivement la tête de la cabine de pilotage.
– C’est un garçon ! beugla Louise.
– Oh oui, un garçon ! insista la cousine d’une voix criarde.
Paul eut un frisson qu’il ne souhaita pas élucider sur-le-champ. Il
rejoignit sans réfléchir les deux femmes en bas de la jetée où les marins
avaient commencé d’empiler les caisses de poissons qu’ils venaient de
vider. Il avançait de manière pataude, en bottes noires et ciré jaune,
encore luisant de l’eau marine qu’il venait d’affronter. Son père l’attendait
au bout du quai. Dès qu’il fut à sa portée, il accrocha ses mains aux épaules
de son fils et se mit à le secouer.
– Tu as enfin un fils, Paul. Je suis tellement fier pour toi.
Les yeux de Jules brillaient sous le coup de l’émotion. Et puis il y avait
ces mots qu’il venait de prononcer sur un ton cérémonieux qui ne
ressemblait pas à cet homme taiseux, timide, englué dans les
convenances. Paul devinait ce que son père venait de lui signifier : une
complicité nouvelle, indéfectible, les liait désormais, lui, Paul et Yann, le
nouveau venu, puisqu’il avait été décidé depuis longtemps déjà que c’est
ainsi qu’il se nommerait. En quelques instants, une trinité masculine venait
de s’établir, un pont entre trois générations d’hommes venait de se
construire qui les unissait de manière irrémédiable à tous les autres mâles
des lignées antérieures. Paul ne put s’empêcher de se sentir comme un
usurpateur dans cette filiation. Il écourta les effusions de son père pour se
débarrasser de son uniforme de pêche et l’entreposer à la va-vite dans le
coffre du break Peugeot 403. Puis tout le monde embarqua en direction de
l’hôpital où Elsa venait d’accoucher.
Yann était le troisième enfant du couple. Morgane était née un an après
leur mariage, Solen quatre ans plus tard. Depuis toujours, Paul redoutait
d’avoir un jour un fils. Sur le chemin, les mêmes questionnements
angoissés qu’il avait mille fois tournés et retournés dans son cerveau
refirent surface, obsédants, sans réponse : et si ce qu’on colportait était
vrai ? Et si l’homosexualité était réellement un fléau social comme venait
de le proclamer le gouvernement, une tare au même titre que
l’alcoolisme, la toxicomanie, la prostitution ? Et s’il entrait dans cette tare
un élément de consanguinité qui ferait hériter son fils de toutes les
afflictions dont luimême souffrait en secret ?

Elsa partageait sa chambre d’hôpital avec une autre femme du village.


Quelques heures avant qu’elle ne donne naissance à Yann, Jeanne avait
elle aussi accouché d’un garçon qu’elle avait prénommé Luca, en
hommage à son grand-père paternel, aujourd’hui décédé, un Italien qui
avait fui les milices squadristes de Mussolini au début des années vingt
pour trouver refuge et travail dans cette partie océanique du territoire
français. Maurizio Salvi, le père de Luca, tenait fièrement son fils dans ses
bras et l’exposait comme un trophée.
Quand Paul entra dans la pièce, il salua tout le monde de la main puis il
s’approcha du lit de sa femme, les yeux rivés au nourrisson emmailloté
qu’elle tenait contre son sein. Elsa lui sourit. Paul l’embrassa sur les lèvres
puis s’empara délicatement du nouveau-né qu’elle lui tendait. Il soupesa le
corps, le trouva plus petit et plus fragile que ceux de ses deux filles à leur
naissance. Il leva les bras jusqu’à ce que le visage du bébé soit à quelques
centimètres du sien, il l’observa longuement sans rien dire, étonné du fait
que cette chose si petite et si légère allait d’un coup prendre autant de
place dans son existence. En retour, Yann le fixa de son regard flou ; son
visage était si sérieux et son expression si intense que Paul se sentit
submergé par un sentiment qu’il n’avait encore jamais éprouvé, où la joie
se nuançait d’une profonde mélancolie. Des larmes lui montèrent aux yeux
et roulèrent sur ses joues. Il embrassa son enfant sur le front,
religieusement, puis une angoisse saugrenue lui traversa l’esprit : il vérifia
les mains et les pieds de Yann, compta en secret ses doigts et ses orteils.
Vingt en tout. Il soupira, rassuré, et rendit l’enfant à sa mère. Elsa, qui
avait remarqué l’inquiétude de son mari, esquissa un sourire entendu à
son intention.
Maurizio, le père de Luca, s’approcha de Paul et posa son bras autour de
ses épaules.
– On peut être sacrément contents de nous, dit-il avec un accent de
complicité virile.
– Oui, on a fait du bon boulot, dit Paul qui ne savait pas vraiment ce
qu’ilfallait répondre à une telle affirmation.
Comme toujours quand il était en sa présence, Paul fut troublé par
Maurizio. L’homme était tailleur de pierre, un type costaud au large torse,
au visage ouvert et malin, aux mains larges et généreuses, deux grosses
pognes que n’effrayaient ni un bloc de granit ni une bonne bagarre. Il avait
mauvaise réputation, on lui prêtait des aventures extraconjugales
répétées, certains disaient qu’il maltraitait son épouse. La majorité des
hommes le craignaient et, malgré tout ce qui circulait sur son compte, la
plupart des femmes le trouvaient attirant.
– Viens ce soir chez moi fêter ça, ordonna-t-il à Paul.
Paul acquiesça sans chercher à savoir si la proposition lui convenait.

Paul était rarement placé en situation d’être invité à dîner. Il n’avait pas
d’ami hormis Alfred – et encore Alfred n’était-il pas véritablement un ami,
en tout cas il n’était pas le genre de personne à qui il était prudent de se
confier ; leur relation, construite en raison de circonstances inavouables,
ne pouvait être autrement que bancale. Elsa était sans doute la personne
dont Paul était le plus proche, mais on ne devient pas non plus ami avec
son épouse, cela n’est même pas souhaitable, il entre trop d’arrangements
et de dissimulations, même infimes, dans une relation amoureuse : la
vérité pure, intransigeante qui est le terreau d’une amitié profonde, ne fait
en général pas bon ménage avec l’idée de couple.
Paul arriva à huit heures. Maurizio avait invité deux collègues de travail
et les trois avaient visiblement déjà beaucoup bu. Paul perçut
immédiatement qu’il avait fait une erreur en acceptant cette invitation.
Était-ce la naissance de ce fils sur le compte duquel il se posait déjà tant de
questions, ou cette complicité virile ce soir démultipliée par l’excès
d’alcool, ou encore la fatigue accumulée par sa journée de pêche, ou
peutêtre les trois à la fois ? Toujours est-il qu’il détesta d’emblée l’idée de
se retrouver si étroitement mêlé à cette intimité masculine et qu’il eut
envie de s’éclipser sur-le-champ. La visage du nouveau-né lui apparut
comme une gifle. La pureté, l’innocence de cet être qui débarquait dans ce
monde qui pouvait se montrer si hostile tranchait avec la vulgarité
assumée de ces trois types dont les préoccupations et les intérêts
personnels étaient diamétralement opposés à ceux de Paul. Bien qu’il
s’accommode de côtoyer quotidiennement dans son travail des dizaines
de marins en compagnie desquels il devait constamment surveiller ses
regards et ses pensées, il n’avait pas envie de se prêter ce soir à la même
mascarade ni de se dévaloriser à ses propres yeux en acceptant sans
sourciller les règles sociales de l’« autre camp », comme il avait fini par le
nommer.
Il allait donc prendre congé sous un prétexte quelconque quand
Maurizio arriva triomphant avec un verre de vin lourdement dosé qu’il lui
fourra entre les mains, puis ils trinquèrent tous ensemble.
– Cul sec ! hurla l’un des deux amis de Maurizio.
Paul fut forcé de s’exécuter. Il eut conscience du piège qui se refermait
sur lui et en eut un léger frisson. Il engloutit son verre d’une traite, comme
les autres, encore plus vite qu’eux. Ce fut bientôt une autre tournée
générale. Paul sentit l’alcool s’insinuer dans son sang, ses pensées se firent
plus agiles, il s’accoutuma à l’idée d’être là. De toute façon, qu’aurait-il pu
inventer comme excuse qui n’aurait pas été perçue comme déplacée ? Sa
colère ne n’apaisa pas, mais la conscience qu’il en avait s’atténua. Les
quatre hommes s’assirent à table pour partager la pasta al prosciutto
préparée par Maurizio. Ils continuaient à écluser verre sur verre.
Aiguillonné par son état d’ébriété, Paul observait aussi discrètement que
possible la figure d’ange noir de Maurizio qui, tout à sa conversation avec
ses copains, ne perçut rien de cette insistance à le détailler. Paul, de son
côté, n’écoutait que vaguement ce que les trois types se racontaient.
Parfois il éclatait de rire quand les autres le faisaient et que le tour de la
discussion le nécessitait. La majeure partie du temps, il l’occupait à étudier
la tignasse brune de l’Italien, ses yeux d’un noisette doré, ses cils longs et
épais, les plis amers de sa bouche où se lisait une violence latente, sa
poitrine large et invitante ; il aurait voulu coller ses lèvres contre les lèvres
charnues du bonhomme ; des pensées érotiques lui vinrent à l’esprit. Il
l’imagina nu, chevauchant sa femme comme un guerrier brutal et
insatiable. Bientôt son sexe durcit. Et il trouva amusant de se retrouver au
milieu de ces trois hommes et d’être si plein de désir pour celui qui
apparaissait clairement comme leur chef.

Vers une heure du matin, Paul rentra chez lui ivre mort. Elsa à l’hôpital,
les deux filles chez leurs grands-parents, la maison vide résonnait de leur
absence. Il monta lentement les marches qui menaient à l’étage, s’affala
de tout son poids sur le lit et ferma les yeux pour les rouvrir aussitôt. Une
boule brûlante et nauséeuse s’insinua au niveau de son ventre et roula
jusqu’à sa gorge. En quelques secondes, le plafond, les murs, le lit
luimême, tout se mit à tanguer. Paul eut un haut-le-cœur et courut vomir
dans les toilettes. Sa gorge était âcre et ses viscères en feu. Quand il s’assit
sur le bord du lit, il eut la conscience aiguë qu’un scénario similaire se
répéterait s’il s’avisait de s’allonger à nouveau.
Il descendit à la cuisine, se rafraîchit la bouche à même le robinet de
l’évier, se releva, but encore puis commença à errer dans le salon, sans
but, avec l’impression que son corps était corrompu par les flots d’alcool
qu’il avait ingurgités. Il s’arrêta près du buffet où trônait le cadeau de
mariage que Stanley leur avait envoyé et qu’Elsa avait insisté pour placer
bien en évidence, aux yeux de tous. Les prédictions de Paul à son sujet
s’étaient avérées exactes. Cette soupière ridicule continuait à hanter leur
maison, à le narguer, lui, tout particulièrement. Son élégance
aristocratique persistait à jurer avec la laideur ordinaire des meubles de
ses beaux-parents et à leur porter atteinte. Paul eut soudainement envie
de défier celui qui leur avait fait ce cadeau si symboliquement dégradant
en lui exposant sa fierté pour ce fils nouvellement débarqué. Oui, il avait
envie de lui envoyer à la figure – même si à cet instant il pensait sans
doute exactement le contraire – que sa vie lui convenait parfaitement,
qu’en tout état de cause personne n’était en droit de la juger, qu’il ne
s’agissait aucunement d’un arrangement avec les choses mais relevait au
contraire d’une détermination ardente, qu’il avait réussi, lui, à construire
quelque chose de glorieux, parce qu’en effet qu’y avait-il de plus glorieux
qu’un enfant, un garçon en particulier, qui ferait rayonner le nom de ses
parents bien après leur mort ?
Ce fut avec cette confusion de mots en tête qu’il s’assit au bureau à
cylindre qu’il avait récupéré en quittant la maison de ses parents et qui
servait désormais à la correspondance ordinaire du couple. Il tira une
feuille de papier bleuté de l’un des tiroirs et s’empara de son stylo-plume.
Devant le silence que Stanley avait toujours opposé à ses lettres, voilà
quatre ans que Paul avait renoncé à cette correspondance à sens unique.
Ce soir, il avait furieusement envie d’en reprendre le fil. Il leva son stylo
comme on prend son élan, abattit sa plume sur la page vierge, écrivit : «
Cher Stanley », et s’arrêta. Il avait perdu l’habitude des mots et ne savait
plus quel ton il lui serait judicieux d’employer. La colère qu’il ressentait
quelques instants plus tôt s’étiola, il la trouva inappropriée, il se rendit
compte qu’il était incapable de la moindre animosité vis-à-vis de Stanley. Il
reprit : « Je suis fier de t’annoncer que je viens d’avoir un fils », s’arrêta
une nouvelle fois, regarda ce qu’il venait d’écrire, lettre après lettre, assez
longtemps et assez fixement pour que cette chaîne de mots à peine tracée
se décompose en une série de signes muets, sans plus aucune
signification, sans plus aucune portée, tel un cri blanc et vide, et il y vit
l’image de ce que son existence lui inspirait depuis qu’il avait renoncé à la
vivre vraiment.

Depuis sa rencontre avec Stanley treize ans plus tôt, Paul n’avait couché
avec aucun autre homme. Cette aventure unique, désormais lointaine,
était enfouie dans la partie la plus inatteignable de son esprit. Quand il se
forçait à en raviver la mémoire, elle revêtait un aspect fantomatique, elle
avait perdu de sa sensualité pour devenir une image désincarnée, un
mythe de ce qu’il avait un jour été et qu’il ne serait probablement plus
jamais. Les années passant, il s’était trouvé de plus en plus étranger à cette
histoire, avec la sensation de ne pas l’avoir réellement vécue, en tout cas
pas dans sa chair. Il se sentait flottant, perpétuellement indécis, comme si
son enveloppe charnelle ne représentait qu’une vague esquisse de ce qu’il
était en réalité. Il était persuadé que personne d’autre n’avait de pensées
ou de désirs similaires aux siens. Son isolement était terrible. Et
l’inassouvissement de son désir devenait obsédant.
Avec les années, Paul était devenu un type solide, épais, solaire. C’était
un bel homme de trente-deux ans, plein de vie et d’énergie, d’une force
prodigieuse. Le sexe avec Elsa – bien que régulier et apparemment
satisfaisant pour l’un comme pour l’autre – n’arrivait pas à le contenter
complètement. Paul avait un besoin fou d’expurger la face cachée de son
désir et le seul moyen qu’il avait trouvé pour y parvenir était de se frotter
à la nature qui semblait assez vaste et généreuse pour pouvoir absorber
l’immensité de sa frustration. Il lui arrivait souvent de prendre les
commandes du petit voilier qu’il possédait, de débarquer sur une des
nombreuses îles au large du littoral. Il se déshabillait entièrement,
s’allongeait sur un rocher ou à même le sable, bras et jambes écartés,
fermait les yeux, pensait à un homme qu’il avait récemment croisé sur la
plage, à sa peau luisante, aux gouttelettes de transpiration qui
embellissaient son torse et ses épaules, à son sexe emprisonné dans un
sous-vêtement qu’il aurait voulu accrocher à pleines mains. Le plus
souvent il se masturbait mais il avait remarqué que la jouissance était plus
triste que l’abstinence qui conservait son désir pur et intact. Dans ces
instants, il laissait l’image le submerger, elle gonflait en lui, cela durait de
longues minutes, il se nourrissait de la chaleur qu’elle provoquait et il
finissait par s’assoupir, rassasié malgré tout.

Près de deux ans auparavant, Paul avait croisé le chemin d’un type alors
qu’il était en vacances avec Elsa et leurs deux filles dans une station
balnéaire aux environs des Sables-d’Olonne, sur la Côte de lumière. Il était
midi. Le restaurant qu’on leur avait conseillé était bondé et ils avaient dû
patienter une quinzaine de minutes avant qu’on leur déniche une table à
quelques mètres d’un groupe de jeunes hommes d’une vingtaine d’années
qui s’amusaient bruyamment en éclusant bière sur bière. Quelque chose
d’insolite se passa alors. Paul alla aux W-C au moment où l’un des garçons
du groupe décida lui-même de s’y rendre. Ils se retrouvèrent côte à côte,
face aux deux urinoirs jumeaux dont disposait l’endroit. Cette situation
d’intimité typiquement masculine, associée à la rumeur de leur urine
contre la faïence, rappela à Paul un instant similaire avec Stanley le soir de
leur rencontre. Il ferma les yeux mais aucune émotion liée à ce souvenir ne
refit surface. Quand il rouvrit les paupières, il sentit sur lui le regard
insistant de son voisin. Il tourna légèrement la tête, l’autre baissa vivement
la sienne, referma la braguette de son short et sortit précipitamment. Paul
crut deviner de la gêne sur le visage du fuyard. Pendant tout le déjeuner, il
chercha des yeux celui qui l’avait épié mais le jeune homme lui tournait le
dos. Il passa le reste du repas à interroger le choix – en était-ce un
d’ailleurs ? – qu’il avait fait de se détourner de lui.
L’après-midi, sur la plage, ils se retrouvèrent dans le voisinage du même
groupe de garçons, maintenant engagés dans une partie de volley-ball.
Elsa, bien décidée à occuper les filles, avait en tête de construire avec elles
un château de sable au bord de l’océan. Paul, resté seul, se mit à observer
les joueurs. Il y avait dans son regard inquisiteur une liberté assumée que
jamais il ne se serait autorisée dans son village. C’étaient les premiers
congés qu’il passait hors de chez lui, tout ici prenait une tournure sinon
exotique du moins inhabituelle, ce fut sans doute pour cette raison qu’il
autorisa sa vigilance naturelle à baisser la garde. Il se mit à détailler le
corps du jeune homme, les pleins et les déliés de sa poitrine, les
bombements de son ventre à la fois sec et tendre, puis son regard
descendit vers l’entrejambe et il tenta de deviner les saillances du sexe à
travers le tissu du maillot. Par les interjections que les autres lui lançaient
pendant le jeu, il apprit qu’il s’appelait Michel. De temps à autre, Michel le
regardait mais ce n’était qu’une espèce de regard vague, indécis, sans
objet défini. Une fois, Paul eut l’impression qu’il le fixait vraiment et même
qu’il lui souriait. Puis soudain Michel s’éloigna, se dirigea vers les dunes
voisines – pour se soulager, affirma-t-il aux autres. Paul ne sut jamais ce
qui se joua dans son esprit à ce moment. Il se leva, tourna la tête vers Elsa
et les enfants qui jouaient au bord de l’eau et se mit à suivre de loin le
jeune homme. Il marcha à travers des dunes recouvertes de buissons
d’oyats aux longues feuilles étroites, incurvées, d’un vert glauque. Il
dépassa un monticule plus élevé que les autres et fut surpris de retrouver
le jeune homme allongé sur le sable, mains croisées derrière la nuque,
dégustant le soleil. Il se figea.
– Salut, je m’appelle Paul. Je sais que tu t’appelles Michel, dit-il
enessayant de dissimuler son embarras.
– Tu m’as suivi ? répondit Michel d’un ton cassant, en se relevant sur
lescoudes.
Paul mit du temps à comprendre et, sans le vouloir vraiment, il osa
s’aventurer sur un terrain redoutable.
– Ce n’est pas ce que tu voulais ? fit-il sur un ton où l’innocence
semêlait à la terreur.
Michel se leva d’un bond, le visage défiguré par un puissant sentiment
de haine, de l’écume moussa aux coins des lèvres, il se racla la gorge
longuement, vulgairement, et cracha un long jet de salive glaireux qui
atterrit aux pieds de Paul, dessinant une manière de serpent qui s’enroula
sur lui-même en percutant le sable.
– Sale pédé, lâcha le garçon avec tout le mépris dont il semblait
capable.
Deux ans plus tard, Paul ressentirait encore dans sa chair l’effet que lui
fit ce mot quand, pour la première fois, il entendit quelqu’un le proférer à
son encontre. Cette insulte, il l’avait souvent utilisée pour se dénigrer lui-
même. Il lui était arrivé, dans des accès de rage ou de honte, de se traiter
de la sorte mais, à ses yeux comme à ceux des autres, il avait toujours
tenté d’être autre chose que cela et même d’exister totalement en dehors
de la menace que cette appellation convoquait. Il savait qu’il était nourri
de plein de qualités différentes, il était aussi bien père que fils, mari,
amant, pêcheur, navigateur, meneur d’hommes. Ici, en cette circonstance
si particulière, le mot injurieux le réduisait à n’être qu’une seule chose :
l’expression de sa déviance. C’était elle qui l’emportait sur tout, qui le
définissait complètement, qui absorbait l’ensemble de ses composantes
physiques et morales pour les annihiler et les fondre en une
caractéristique unique, bestiale, sans intelligence ni discernement.
Soudain le coup partit, plein de fiel et de rage. L’arcade sourcilière de
Paul s’ouvrit net, un épais filet de sang commença à dégouliner sur ses
paupières, sur sa joue, sur ses lèvres. Le goût de son sang lui remplit la
langue et la gorge, c’était métallique et visqueux comme un sirop amer.
Un autre coup suivit, un revers qui atteignit l’autre arcade, et les deux
paupières furent engluées dans un flot vermillon qui l’aveugla. Paul ne
chercha pas à s’essuyer les yeux, il ne chercha pas à faire quoi que ce soit,
il était tétanisé. Il aurait pu le renvoyer dans les cordes, ce garçon, il aurait
pu aisément écraser ce petit tas de muscles, lui qui était si massif. Mais par
un curieux renversement, Paul se sentait coupable de ce qui venait de lui
arriver. Qui d’autre blâmer à part lui ? Au fond, n’avait-il pas exactement
provoqué ce qui venait de se passer ? Une pensée similaire dut traverser
l’esprit de Michel puisqu’il s’éloigna sans précipitation, confiant dans la
justesse de sa vengeance.
– Tarlouze, lança-t-il à mi-voix sans se retourner, comme on porte
l’estocade, alors qu’un sourire venait fleurir ses lèvres adolescentes.
Une fois seul, Paul s’écroula à genoux sur le sable, les bras ballants, les
épaules piteusement affaissées. Il porta ses mains à son visage, le recouvrit
entièrement de ses doigts légèrement écartés comme s’il souhaitait se
cacher du monde, effacer sa faute, disparaître. Sa souffrance n’était rien
par rapport à la honte qu’il portait. Quand il ôta ses mains de son visage, il
vit qu’elles étaient teintées d’un rouge profond et sale. Il les regarda
longtemps, halluciné, avant de se lever d’un bond et de s’enfuir comme un
fou jusqu’à l’océan. Tout en courant, il se mit à pleurer, à hurler, à gémir.
Son visage était défiguré par le sang, la douleur et les larmes. On aurait
juré un grand animal blessé qui cherche quelque part un abri où
s’effondrer enfin. Atteignant le rivage, il plongea dans l’eau salée, l’océan
le nettoya, il resta longtemps à se frotter à la violence des vagues qui
s’abattaient sur lui.
Il ressortit au moment où le soleil se couchait. La plage s’était presque
vidée, le groupe de Michel l’avait désertée. Paul rejoignit l’hôtel où Elsa
l’attendait, morte d’inquiétude. Elle poussa un cri en le découvrant. Les
arcades tuméfiées de Paul étaient effrayantes, de larges cernes sombres
aux teintes bleuâtres traçaient d’infectes virgules autour de ses yeux
bouffis. Elle réclama des explications. Il inventa une histoire à dormir
debout : cinq hommes l’avaient agressé, des gens du voyage lui semblait-il
mais il n’en était pas certain, de toute façon il n’avait rien pu faire. Elsa
voulut prévenir les gendarmes, il s’y opposa, il voulait seulement dormir.
Le lendemain, ils décidèrent d’écourter d’une semaine leurs vacances et ils
partirent sur-lechamp.

Elsa sortit de l’hôpital trois jours après son accouchement. Alors qu’elle
allaitait son fils, Paul s’approcha et lui caressa la joue.
– Quand tu auras fini, je veux bien lui montrer la mer.
Paul ne s’encombra pas d’un landau. Il prit son fils contre lui, son corps
minuscule contre sa poitrine, sa tête enfouie au creux de son épaule. Il
marcha bientôt à travers une forêt dense où s’alignaient des bouleaux, des
saules, des chênes pédonculés. Les bogues fraîchement tombées des
châtaigniers regorgeaient de fruits replets, d’un marron luisant. La lumière
du soleil filtrait à travers les feuilles et dessinait des ombres mouvantes sur
le visage endormi du nourrisson. Tout était calme et doux, jusqu’au
murmure du vent qui se faufilait à travers les feuillages. Et puis d’un coup
ce fut la mer, immense, miroitante. Paul s’avança. Une dizaine de mètres
devant se dressait un enchevêtrement de masses granitiques qu’une série
de poussées volcaniques avait fait exploser et projetées les unes contre les
autres des milliards d’années auparavant. Paul avait toujours perçu dans
ce paysage d’apocalypse, constamment fouetté par de hautes vagues
mousseuses, l’effet de la toute-puissance d’une force supérieure et parfois
l’expression de sa colère. Il venait souvent à cet endroit se mesurer à la
vigueur des éléments et s’exposer à leur bon vouloir.
Il descendit le long escalier qui menait à la plage et s’assit sur le sable
encore fraîchement humide de la rosée du matin. Il allongea l’enfant sur
ses cuisses et étendit ses paumes de chaque côté de son visage. Il le
regarda fixement et Yann fit de même. Ce dialogue sans paroles dura de
longues secondes. Le nouveau-né bougeait à peine, c’était comme s’il
aspirait l’attention que lui prodiguait son père, laquelle en retour semblait
se muer chez l’enfant en une attention nouvelle et pure, débarrassée de
tout jugement. Soudain la voix de Paul s’éleva, triste et grave, un brin
solennelle :
– Je suis différent des autres hommes, mon fils. Je voulais que tu
lesaches. Je n’en suis ni fier ni honteux, c’est comme cela, il n’y a rien à y
faire.
Paul se raidit, les mots n’avaient jamais été son fort. En cet instant, ils lui
étaient particulièrement pénibles. Après quelques instants de confusion, il
trouva la force de continuer :
– Tu n’as pas à me juger. Non pas parce que je suis ton père mais
parceque je n’ai rien choisi de ce que je suis.
Il reprit son souffle. L’enfant le fixait toujours de ses grands yeux
myopes.
– J’espère seulement que tu auras un jour le courage d’essayer de
mecomprendre.
Paul éleva vers ses lèvres le visage du bébé et l’embrassa.
– Je t’aime, dit-il dans un souffle, en le reposant délicatement contre
sescuisses.
Yann émit quelques gazouillis joyeux, Paul caressa de son index les
lèvres du nouveau-né, puis il leva son regard vers la mer, vers le flux et le
reflux des vagues, vers l’écume légère qui parsemait leurs crêtes, vers les
nuages qui s’étiraient au-dessus d’elles en dessinant des formes
biscornues, sa respiration se cala sur celle de son fils, il prit ses deux mains
minuscules dans les siennes et les serra, l’enfant ne tarda pas à s’endormir
et Paul se sentit étrangement apaisé.
1959

La 53e Rue était impraticable, embouteillée par un flot ininterrompu de


taxis, de limousines, de voitures particulières avec chauffeur d’où
s’extirpait une foule en tenue qui, à peine sur le trottoir, devait jouer des
coudes pour accéder au vernissage de l’exposition « Sixteen Americans »
organisée par le musée d’Art moderne de la ville. À New York, même les
plus rétifs à l’art contemporain n’auraient raté sous aucun prétexte ce
rendez-vous mondain, l’occasion de découvrir le travail de seize jeunes
artistes de l’avant-garde américaine considérés comme les plus
emblématiques par les autorités du musée.
Arnold Whitman avait été convié à l’événement de par son statut de
collectionneur tandis que son fils Stanley devait d’être là à des pratiques
intimes échangées peu de temps auparavant avec l’un des conservateurs
de l’institution. Ni Stanley ni Arnold n’étaient au courant de la présence
l’un de l’autre. Depuis des années, le père et le fils se croisaient sans se
regarder réellement, c’était à peine s’ils échangeaient quelques mots lors
des rares réunions familiales. Aucun des deux ne cherchait à savoir à quoi
l’autre occupait son temps, de quoi étaient constitués ses pensées ou
même son quotidien, de sorte que lorsque Stanley aperçut son père de
loin, il eut un mouvement nerveux pour s’éloigner. Il s’arrêta cependant
quand il découvrit le visage de celui qui accompagnait Arnold et qu’il
n’avait jusqu’à présent vu que de dos. Ce fut comme un choc. C’était un
homme d’un peu plus de trente ans, grand, décontracté, qui possédait une
élégance animale surprenante ; alors que les regards des invités sur les
œuvres exposées étaient en général concentrés, perplexes – voire sidérés
–, comme si cet environnement novateur représentait un défi à leur
intelligence et à leur goût, lui, à l’inverse, y était parfaitement à son aise.
Plus que quiconque il semblait avoir exactement sa place au milieu de ces
projets qui tentaient d’exprimer un point de vue radical sur la marche du
monde. Stanley se rapprocha et, ce faisant, le détailla : ses cheveux mi-
longs en désordre étaient si blonds qu’ils en paraissaient blancs, mais ce
qu’on remarquait essentiellement c’étaient ses yeux d’un marron profond
et sa bouche épaisse et sanguine – on aurait juré qu’il venait à l’instant de
mordre à pleines dents un fruit juteux à la chair écarlate.
Quand Stanley arriva à leur niveau, les deux hommes étaient plongés
dans l’observation de quatre tableaux monochromatiques de l’artiste
Frank Stella. Le peintre avait tracé des figures géométriques où le noir était
appliqué en bandes rectilignes entre lesquelles apparaissait le blanc de la
toile elle-même sous la forme de très fines rayures.
– Les traces noires ont exactement l’épaisseur du pinceau qu’il utilise,
ditle jeune homme. Stella dit qu’il se sert de la même technique et des
mêmes outils qu’un peintre en bâtiment.
Arnold se pencha pour lire le titre de la série.
– Le Mariage de la raison et de la misère noire. C’est de l’humour ?
– Je n’en suis pas certain, répondit le jeune homme.
Arnold continua de fixer les œuvres comme on tente d’apprivoiser une
espèce animale inconnue.
– Qu’est-ce qu’il faut y voir ? demanda-t-il avec humilité.
– C’est sans doute la fin de l’expressionisme abstrait tel qu’on le
connaît.Le début de quelque chose d’autre, peut-être. Stella parle de
ses toiles comme étant avant tout des objets. Ce que l’on voit est ce que
l’on voit et il n’y a rien d’autre à voir, voilà comment il formule son
approche de sa pratique. Il ne cherche pas à représenter quelque chose.
Sa peinture a seulement à voir avec l’acte de peindre et ce qui en
résulte.
Puis, admiratif :
– Ce type a vingt-trois ans. Vous devriez le rencontrer.
Une voix forte s’éleva dans leur dos :
– C’est exactement ce que je me suis dit quand je vous ai vu de loin
etmaintenant de près.
Puis Stanley tendit la main au jeune homme.
– Stanley Whitman.
– Matthew Johnson, répondit l’autre en lui agrippant les doigts.
Stanley se tourna vers son père, que ce cirque agaçait.
– Bonjour, père, fit-il avec un léger signe de tête qui avait tout d’un
salutmilitaire.
– Bonjour, Stanley. Je ne savais pas que l’art contemporain vous
intéressait à ce point.
– La pomme ne tombe jamais très loin de l’arbre, cher père.
Puis, se tournant vers Matthew :
– Vous vous fréquentez depuis longtemps ? dit-il narquoisement.
Ce fut Arnold qui prit les devants :
– Matthew m’aide à y voir plus clair dans la jungle de l’art moderne.
Sonjugement et son flair sont absolument sans pareil. C’est quelqu’un
d’extrêmement précieux.
– Arnold, s’il vous plaît, fit humblement Matthew.
– Ta, ta, ta. Vous êtes ce que vous êtes, mon petit, inutile de vous
encacher, répliqua le vieil homme en lui caressant l’épaule.
Stanley ressentit une pointe de jalousie vis-à-vis de ce Matthew qui,
fraîchement débarqué, accomplissait le prodige d’attirer sur lui les
félicitations de l’être le plus avare en compliments qu’il ait jamais connu.
– Matthew, nous allons continuer notre petit tour, si vous le voulez
bien,dit Arnold.
Stanley sortit de la poche intérieure de sa veste une carte de visite qu’il
tendit au jeune homme.
– J’organise une petite soirée chez moi demain soir. Venez, je vous
présenterai quelques amis, évidemment ce ne sera pas du tout guindé,
en tout cas beaucoup moins qu’ici.
Matthew accepta la carte avec un sourire et la glissa dans l’une des
poches de son pantalon. Arnold lança à son fils un regard plein de fureur,
puis il entraîna son compagnon. Stanley les observa s’éloigner jusqu’à ce
qu’ils aient quitté les lieux. D’où sortait ce type apparemment si brillant ?
Stanley avait noté quelque chose de légèrement rocailleux dans son
intonation, et puis la prononciation de certains phonèmes le trahissait : il
venait du Midwest, c’était certain. Et son nom, Johnson, un nom si courant
dans ces États : il était probablement lui aussi issu d’immigrés norvégiens
de la première ou de la deuxième génération. Le vieux singe s’était
acoquiné avec quelqu’un de sa lignée. C’est terrible comme les gens
deviennent affreusement sentimentaux en prenant de l’âge, pensa-t-il.
Il continua seul, agacé. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Wallace était
en retard. Il observait d’un œil terne le tableau Magician, un grand format
de Robert Rauschenberg, quand il sentit une main s’abattre sur son
épaule.
– Tu ne devineras jamais ce que je viens de voir.
– Mon père avec un type très blond ?
– Un type ? chuchota Wallace, excité. Ce n’est pas n’importe quel
type,bon sang, c’est le type par excellence.
– Wallace, tu es trop vieux pour t’échauffer sur ce genre de jeunots.
Puis, feuilletant le programme qu’on lui avait remis à l’entrée :
– Viens, on va voir les Jasper Johns, ça devrait te calmer, dit-il en
s’éventant avec le fascicule.

Le lendemain, un cénacle d’une vingtaine de personnes avait envahi


l’appartement de Stanley qui, debout derrière son meuble-bar, s’activait à
préparer les cocktails les plus téméraires qui soient. La voix si particulière
de Nina Simone emplissait l’atmosphère d’une saveur trouble. Wallace
était venu accompagné d’un garçon d’à peine vingt ans – il semblait à tous
que ses conquêtes accusaient avec lui une différence d’âge de plus en plus
insondable et ils étaient nombreux à s’en désoler, à commencer par
Stanley. Harry était là lui aussi. Depuis des années il était en couple avec
Roy dont il était amoureux fou. Il avait eu une brève liaison avec Stanley
avant de le rencontrer, rien de sérieux, beaucoup d’orages et peu
d’accalmies, deux mâles alpha ne pouvant pas longtemps composer avec
leur autorité respective. Une journaliste avait en tête de consacrer à Harry
un article pour un magazine progressiste et elle passait son temps, depuis
une semaine, son carnet à la main, à le suivre partout pour ne pas perdre
une miette des confidences qu’il voulait bien lui distiller.
– Moi je ne savais pas qui j’étais, Mercedes, répondit-il à une de
sesquestions. À l’époque, je te parle de bien avant la guerre, ma chérie,
on ne disait pas « homosexuel » comme on le fait maintenant à tour de
bras, en particulier quand il s’agit de nous défoncer la tronche, non, on
était juste des « dégénérés ». Et puis à l’âge de onze ans je suis tombé
sur le bouquin d’Edward Carpenter, The Intermediate Sex, qui parlait de
Michel-Ange et d’Alexandre le Grand en les décrivant comme des «
homosexuels », c’était un mot très compliqué pour un gamin de mon
âge, tu sais. Je suis allé dans le salon où mon père gardait ses
dictionnaires, j’ai cherché et je n’ai rien trouvé, figure-toi. Rien.
– Le mot « homosexuel » n’existait pas ?
– Exactement ! Il n’y avait pas de terme pour nous désigner.
– Fascinant, dit Mercedes en roulant des yeux.
Vers minuit, on sonna à l’interphone. Une jeune femme à moitié ivre alla
répondre.
– C’est un certain Matthew, cria-elle à l’attention générale.
Il sembla à Stanley que son cœur, dans sa poitrine, se rétractait.
– Bon, je lui dis quoi à ce Matthew ? s’impatienta la fille.
Stanley se dirigea prestement vers l’entrée et appuya sur le bouton
d’ouverture de la porte. Quelques secondes plus tard, Matthew apparut
dans le salon, toutes les têtes se tournèrent en même temps vers lui et
l’on sentit qu’un léger blanc s’installait.
– Je vous présente Matthew Johnson, claironna Stanley.
Contre toute attente, des applaudissements fusèrent.
– Bravo, Matthew ! hurla l’un, en levant son verre.
– Magnifico ! enchaîna un autre, en forçant son accent italien.
Matthew ne put s’empêcher d’éclater de rire, il eut une légère
inclinaison de la tête doublée d’une élégante rotation de la main droite,
ces deux mouvements combinés constituant une espèce de révérence sans
prétention. Ce fut sans doute cette manière si naturelle de répondre à un
accueil qui aurait été embarrassant pour la plupart des gens – en plus du
souvenir ému qu’il gardait de ce jeune homme rencontré la veille – qui fit
que Stanley tomba immédiatement sous le charme. Sa main accrocha le
bras de Matthew puis son épaule et il se mit à lui présenter chacun de ses
amis, l’un après l’autre, déclinant à son intention leur identité, leur activité
et parfois un ou deux éléments destinés à éclairer leur personnalité ou à
faire sourire le nouveau venu. Le tout se révéla assez vite fastidieux, mais
Stanley s’entêta à poursuivre, il ne voulait pas perdre la face maintenant
qu’il s’était engagé sur cette voie, il n’était pas homme à abandonner. Il
aurait pu trouver une échappatoire, s’en tirer par une pirouette, mais la
présence de Matthew semblait l’avoir privé de sa faculté de penser
correctement et surtout de son humour. Les présentations enfin achevées,
Stanley s’en voulut de s’être mis dans cette position d’infériorité, en
particulier pour quelqu’un dont il ignorait toujours les penchants intimes.
À présent il était sur ses gardes, se méfiant de Matthew comme de lui-
même. L’invitant à boire, Stanley se rapprocha du bar et Matthew le suivit.
– Vous n’avez pas besoin de tout ce cirque, vous savez, lui murmura-t-
il.
Au fond je suis un être tout ce qu’il y a de simple.
– De tout ce cirque ? s’étonna Stanley, figé.
Matthew se fendit d’un léger sourire qui hésitait entre bienveillance et
moquerie.
– On aurait dit un pauvre pigeon qui parade devant sa femelle de
peurqu’elle ne lui échappe.
– Ah, c’est ce que vous avez ressenti ? fit Stanley, vexé.
– Je coucherai avec vous ce soir, c’est exactement pour cette raison
queje suis ici. Détendez-vous maintenant.
Rassuré sur ce point essentiel – qui allait sans aucun doute constituer
l’acmé de sa soirée –, Stanley n’en fut pas moins éberlué par l’assurance
avec laquelle cet homme encore si jeune avait mis cartes sur table.
– Et puis, comme les choses entre nous vont finir par prendre un
aspecttrès intime, autant nous embrasser dès maintenant, non ?
Stanley, en guise de réponse, se gratta le bout du nez avant de finir cul
sec son verre de bourbon. Matthew lui caressa la joue avec sa paume bien
ouverte puis il s’éloigna, son verre à la main, en direction de Harry,
toujours occupé au récit circonstancié de son existence auprès de
Mercedes.
– En 53, on était plus de deux mille adhérents, ma chérie. Deux
milledégénérés qui avaient décidé de prendre leur vie et leur sexualité
en main, de se battre ensemble contre le matraquage des flics, contre
les millions de crétins qui osaient nous juger, contre ces foutues lois qui
interdisaient qu’on nous serve de l’alcool, qui nous empêchaient de
nous rencontrer, de danser ensemble.
Il s’arrêta, un peu éteint.
– Bon, maintenant c’est de l’histoire ancienne mais à l’époque, bon
sang,qu’est-ce qu’on a pris notre pied !
– J’admire ce que vous avez fait, intervint soudain Matthew.
– Merci, joli cœur, dit Harry, touché.
– C’était… héroïque, continua le jeune homme en le fixant droit dans
lesyeux. Il n’y a pas d’autre mot.
Une gêne s’installa. Matthew, préférant couper court à ses louanges,
salua Harry d’un mouvement de la tête un peu confus et s’éloigna vers la
fenêtre où il fut rejoint quelques instants plus tard.
– Wallace, annonça celui-ci en lui tendant la main, si vous ne vous
ensouvenez plus.
– Oh si, je m’en souviens parfaitement. Wallace Miller, marié, deux
enfants, travaille à la Citibank, s’égare parfois vers les confins de
Riverside Park.
– Quelle mémoire, dites donc ! Tout cela est bien sûr extrêmement
intime, s’inquiéta Wallace.
– Je suis une tombe, dit Matthew en souriant, avant de s’en aller
retrouver Stanley qui ne l’avait pas un instant quitté des yeux.

Stanley se réveilla quand les premières lueurs du soleil se mirent à


virevolter dans la chambre à travers les voilages. Il observa le visage de son
amant qui dormait encore, ses cheveux ébouriffés, ses paupières
légèrement plissées. Endormi, Matthew paraissait encore plus juvénile
qu’il ne l’était. Stanley écarta le drap qui les recouvrait et le fit tomber sur
le plancher où il s’affaissa dans un bruit de froissement pareil à une légère
déchirure. Matthew dormait sur le dos, les jambes à peine écartées, les
bras au-dessus de la tête. Stanley observa son amant alangui, il passa
lentement ses doigts au-dessus de ce corps sans défaut, l’effleurant sans
jamais le toucher. Il décrivit la géographie du visage puis celle du corps,
l’abrupt du nez, le galbe des lèvres écarlates, la rondeur moelleuse des
pectoraux, les pics de chair granuleuse que formaient les tétons, puis il
survola le léger creux que dessinait son plexus, s’enhardit vers l’abdomen,
l’arrondi duveteux du ventre, les poils blonds broussailleux du pubis. Il
s’arrêta quelques secondes au-dessus du sexe qui était légèrement gonflé ;
il eut envie de le prendre à pleine main mais, à la dernière seconde,
quelque chose l’en empêcha. Le corps de Matthew se déploya lascivement
comme celui d’un chat qui s’extirpe d’une exposition prolongée aux rayons
du soleil. Le jeune homme eut à peine le temps d’ouvrir les yeux que
Stanley l’embrassait avidement.
Ils firent l’amour toute la journée.
À un moment – et cela fut comme une gifle en pleine face – Stanley fut
pétrifié par la ressemblance – non pas tant physique que sensuelle – qu’il y
avait entre le corps de Matthew et celui de Paul, « mon soldat français »
comme il lui arrivait encore de le nommer ; il y retrouvait le même
abandon, le même ravissement des sens, la même intensité du grain de
peau, la même générosité charnelle, le même empressement à le
contenter. Stanley s’étonna de cette gémellité de chair à quinze ans de
distance. Soudain lui apparut ce qu’avait été sa vie sentimentale jusqu’à ce
moment : une longue succession de corps masculins anonymes,
enchevêtrés les uns aux autres suivant une logique imprécise, des images
mouvantes et floues sans autre consistance que le désir qui les animait ;
de ce maelström confus émergeaient, lumineuses et nettes, la figure de
Paul et aujourd’hui celle de Matthew.
Vers quatre heures de l’après-midi, le jeune homme jeta un œil à sa
montre.
– Je dois partir, annonça-t-il en se levant. J’ai un rendez-vous.
– Avec mon père ?
Tous deux sourirent à cette idée. Matthew commença à s’habiller
lentement, sans la pudeur qui est généralement associée à la situation, en
prenant son temps au contraire, en se laissant détailler par son amant qui
n’en perdait pas une miette. Stanley était à deux doigts de céder à la
tentation de lui révéler certaines choses qu’il aurait bien évidemment
regrettées par la suite, de se décharger de tous les mots qui lui brûlaient la
langue mais qu’il savait être inopportuns et même nuisibles en la
circonstance. S’il désirait que quelque chose advienne avec cet homme, il
savait que le mieux était de ne rien formuler du tout et d’éviter de se
mettre en position de demandeur ou, pire, de harceleur. Il aurait tellement
voulu être rempli en cet instant de la froideur qu’il avait si souvent affichée
avec tous ceux qui étaient passés dans ce lit avant Matthew, affirmer cette
indifférence polie qui n’était compromise par aucune sentimentalité ni
aucune empathie. Mais ce n’était pas le cas. Il était fébrile, comme sans
substance, il se reconnaissait à peine. Il aurait tout à la fois souhaité
n’avoir jamais croisé le chemin de Matthew et l’attirer violemment à lui
pour le dévorer tout entier. Matthew déposa un baiser furtif sur ses lèvres.
En retour, Stanley osa un « À bientôt peut-être » dont la fausse
décontraction l’abattit et auquel Matthew, avant de s’éclipser, répondit
par un sourire de sphinx. Stanley se retrouva seul et nu dans cette
chambre, avec au creux du ventre un profond sentiment d’épuisement.
Quelque chose de sa mécanique personnelle, un petit ressort de rien,
s’était arrêté de fonctionner et menaçait l’ensemble. Il se sentait
vulnérable comme jamais.

Les semaines suivantes, ils se revirent suivant un rythme imposé par


Matthew. Il leur arrivait de se retrouver chez Stanley mais le plus souvent
ils se donnaient rendez-vous dans des bars bondés de Midtown où le
moindre contact physique leur était de toute évidence impossible. Parfois
Matthew s’éclipsait à la fin du dîner, prévenant son amant à la dernière
minute d’une entrevue urgente avec un client, le laissant dans un état
d’insatisfaction dévastateur. Matthew jouait avec ses nerfs, Stanley le
savait, ses apparitions comme ses disparitions relevaient toujours d’une
stratégie. Il pouvait tour à tour être léger, blagueur, inconsistant puis, en
un clin d’œil, devenir profond et impénétrable, exacerbant sans cesse chez
son amant cet équilibre instable entre frustration et satisfaction qui est
supposé alimenter la fibre du désir. Stanley, qui avait été jusqu’à présent
d’une prudence de serpent dans ses relations amoureuses, se retrouva pris
au piège. En acceptant pour les beaux yeux de Matthew d’alléger le poids
de la carapace émotionnelle qui le protégeait, il s’exposa dans le même
temps à recevoir des coups auxquels il ne s’était pas vraiment préparé.
Cependant, et bien que la rançon de ce nouvel arrangement soit un
tourment quasi continu, les instants qu’il arrivait à partager avec Matthew
lui apparaissaient mille fois plus extraordinaires que l’existence
relativement banale qu’il avait vécue avant de le connaître. Il se sentait
grandi et enivré par cette aventure, terriblement vivant, comme si toutes
les années écoulées en l’absence de son amant – à l’exception notable de
la semaine brûlante passée avec Paul – n’avaient été qu’une longue
préparation à ce qu’il vivait aujourd’hui, un engourdissement auquel il
échappait peu à peu, comme un comateux se réveille de l’état
d’inconscience où la maladie l’enfermait jusqu’alors. Passé les premiers
temps occupés à circonscrire le territoire et les prérogatives l’un de l’autre,
s’instaura une période de félicité qui les apaisa. La présence de Matthew
galvanisait Stanley et l’adoucissait dans le même temps, il ne ressentait
plus la nécessité d’aucune forme de cynisme, d’aucune agressivité, il
s’accommodait de personnes ou d’événements qu’il avait toujours trouvés
irritants tout en s’émerveillant de leur innocuité nouvelle. Alors qu’il était
généralement circonspect, voire acide dans ses appréciations, il semblait
désormais se réjouir de tout ou, plus exactement, n’être affecté par rien.
Aucun sujet, aucune opinion ne parvenait à le distraire de sa passion. Son
intérêt pour sa petite personne, qui occupait une place prépondérante
dans sa vie d’avant, se diluait dans la vitalité de l’affection qu’il portait à
Matthew. Wallace fut le seul à s’inquiéter de ce revirement.
– Le tigre est devenu un petit chaton sans volonté, lui dit-il un jour. Je
nesuis pas sûr d’aimer.
– Tu es jaloux, voilà tout, lui rétorqua Stanley. Tu n’as jamais
rencontréquelqu’un d’assez fort pour te détourner de tes petites
préoccupations personnelles.
Mais la médaille ne tarda pas à exposer son revers.
Car bientôt, quand il se retrouvait privé de la présence de Matthew,
Stanley était aux aguets, perdu, insatisfait, il ne regagnait son plein
équilibre que lorsqu’il entendait la voix de son amant ou que ses yeux
pouvaient à nouveau se poser sur lui. Il supportait de moins en moins
d’être physiquement séparé de lui, il aurait voulu fusionner en
permanence avec lui, constituer littéralement un prolongement de son
corps. Toutes ces pensées contradictoires, ces exagérations de l’esprit, ces
intimidations de son mental en vinrent à l’épuiser. Au bout de quelques
semaines, il fut à bout et la mécanique émotionnelle s’inversa. Ses sens
constamment en alerte, les moments où il retrouvait Matthew finirent par
devenir moins brûlants que ceux où il devait se séparer de lui. Son
imagination morbide lui joua des tours, il s’inquiéta de ce qui se tramait
dans la vie de Matthew quand il ne la partageait pas, il devint jaloux des
gens qu’il rencontrait en son absence et en premier lieu de son père, avec
qui Matthew passait un temps non négligeable. Quand Stanley s’en
alarmait – et toujours avec la volonté d’en plaisanter –, Matthew le
renvoyait dans les cordes.
– Le vieux singe veut te garder pour lui, osa un jour lui affirmer
Stanleyen riant.
– Sache que je ne suis pas quelqu’un que l’on garde pour soi,
réponditMatthew sur un ton sec où pointait une légère menace.
Le plus pénible pour Stanley était évidemment de s’imposer le silence
sur ses sentiments réels. Il avait lui-même assez souvent été placé dans la
situation exactement inverse pour savoir qu’il ne devait en aucun cas
s’ouvrir à Matthew des méandres de son esprit ni surtout l’accabler de sa
jalousie. Les sentiments de Matthew à son égard étaient plus ambigus,
plus flous, son attachement était tangible mais, contrairement à celui de
Stanley, il n’impliquait aucune crise morale ni aucune remise en question
et donc pratiquement aucune souffrance. Ce déséquilibre affectif se
traduisit de manière paradoxale : de fil en aiguille – empruntant un chemin
surprenant bien qu’à la réflexion parfaitement logique – Stanley se mit à
développer à l’encontre de son amant, qu’ils soient seuls ou en public, une
agressivité teintée d’ironie. En agissant ainsi, Stanley s’imaginait sans
doute détourner les possibles soupçons sur l’intensité véritable de son
affection. C’était illusoire, bien entendu, Matthew était assez malin pour
deviner ce qui se tissait derrière la mise en scène de cette rancœur
fabriquée. Il accepta cependant d’emblée la nature quelque peu perverse
de ce comportement, sans savoir vraiment où tout cela allait les mener, de
la même façon qu’un joueur se lance joyeusement dans un défi dont il sait
qu’il n’en apprendra les règles qu’en y participant aveuglément. Toujours
est-il que maintenant ils se chamaillaient pour un oui ou pour un non.
Progressivement, cela devint leur mode opératoire. On aurait dit deux
amis de longue date pleins d’esprit de conquête et de repartie, on
s’amusait de l’agressivité de leurs joutes verbales dont personne ne
pouvait imaginer quelle réalité souvent tragique elle dissimulait.

C’étaient les années où l’épicentre des avant-gardes achevait de se


déplacer de la vieille Europe vers les États-Unis, l’époque où Paris avait
abandonné son statut de capitale de l’art moderne au profit de New York,
comme si la victoire des Alliés, quinze ans plus tôt, avait en premier lieu
profité à cette Amérique puissante, libérale, nouveau parangon de la
démocratie occidentale non seulement au plan économique, militaire et
diplomatique, mais aussi au plan de l’innovation culturelle. La ville brillait
d’une flamboyance nouvelle, tandis que de l’histoire récente de l’Europe –
et de la France en particulier – on ne retenait que les heures les plus
sombres de la Collaboration et l’horreur des génocides, un déclin moral et
artistique que certains observateurs, à tort ou à raison, faisaient remonter
à bien avant la guerre. La scène picturale new-yorkaise, à l’inverse, était en
ébullition, des marchands s’attachaient à fabriquer une nouvelle
modernité à travers le Pop Art qui reprenait les codes et l’imaginaire d’une
société consumériste en pleine expansion. Il y avait partout des initiatives
novatrices, artistiques, philosophiques et bien entendu sexuelles,
largement en avance sur une époque qui peinait toujours à s’affranchir des
canons moraux prônés par les gouvernements ultraconservateurs qui
s’étaient succédé depuis la fin de la Prohibition.
Matthew, pour le compte de ses clients – aussi bien que pour son plaisir
personnel –, participait pleinement à cette vie underground qui se
déroulait dans des espaces concentrés au sud de la ville, dans des hangars,
dans des lofts, dans des entrepôts qui tenaient à la fois de galeries
d’exposition, de lieux d’habitation, de décors de tournage, de salles de
concert et qui pouvaient devenir en un clin d’œil le prétexte à des fêtes
gigantesques. Ce n’étaient plus des studios d’artistes à proprement parler,
mais des lieux d’expériences, le plus souvent collectives, où le gratin de la
ville s’acoquinait avec les pires paumés qui soient, où chaque visiteur
devenait un élément du spectacle à part entière et donc un objet
artistique en soi. Tout devenait art, tout était événement, tout était factice
et donc essentiel, ce qui s’exposait n’était pas tant les fabrications
intellectuelles de l’endroit que les personnalités et les ego des gens qui le
fréquentaient. Il suffisait surtout de ne rien faire pour se faire remarquer
et devenir quelqu’un.
Stanley n’aimait pas ces lieux, il les trouvait infects, indécents, une
atteinte à la dignité de l’art, il ne comprenait pas comment l’oisiveté
pouvait se retrouver érigée en principe créatif, comment des gens
pouvaient connaître en un quart d’heure une gloire insensée,
disproportionnée, en se contentant de faire la fête et d’être eux-mêmes,
c’est-à-dire rien.
– Tu es d’une autre époque, lui souffla un jour Matthew. Tu ne
comprends pas le moindre truc à ce qui se passe.
– Vraiment, jeune homme ? ironisa Stanley.
– Le vent de l’Histoire te souffle à la tronche et toi, tu passes ton
temps àvouloir te recoiffer.
– Matthew, tu es un type du Midwest, lui rétorqua-t-il. Toute ton
enfancetu t’es coltiné des ploucs sans le moindre sens de l’art, c’est
normal que tu apprécies ce genre d’endroits qui ont précisément été créés
pour épater la clientèle middle class.
Matthew haussa les épaules avec un grand mépris.
– Ta perception du monde est parfaitement ringarde. Même jeune,
tudevais déjà être dramatiquement vieux, c’est effroyable, répondit-il
calmement avant de passer à autre chose.
Quand Stanley acceptait de suivre Matthew dans ces endroits, il finissait
toujours par s’abrutir d’alcool, c’était à cette seule condition qu’il pouvait
encaisser cet étalage narcissique et s’amuser éventuellement des pitreries
existentielles de certains des convives.
Un jour, un habitué des lieux se dirigea vers lui. Stanley l’avait déjà vu à
plusieurs reprises. Le type était jeune, incroyablement sexy et nonchalant,
sa peau très blanche semblait constituée d’une fibre surprenante,
élastique et moderne. C’était l’une des coqueluches de l’endroit, les gens
qui l’approchaient le décrivaient comme l’être le plus sexuellement docile
qu’ils aient jamais rencontré, la personnification parfaite de la satisfaction
sensuelle ultime. À la fois totalement insipide et merveilleusement
disponible aux désirs des autres, il se donnait pour mission de les satisfaire
et il s’appliquait à le faire avec un mélange d’ardeur et d’extrême
gentillesse.
– Salut, je m’appelle Paul. On se connaît, non ?
– De vue en tout cas, difficile de faire autrement, répondit Stanley
avecun sourire.
Il ajouta :
– Paul, tu as dit ?
– Hum. T’en veux ? demanda l’autre nonchalamment en lui tendant un
centimètre carré d’une matière qui ressemblait à du papier buvard.
Stanley refusa la drogue. Paul la glissa sous sa langue pour la dissoudre
et regarda Stanley droit dans les yeux.
– Je suis rond, dit-il d’un air sérieux.
– Oui, j’imagine, sourit Stanley.
– Pas rond bourré, rond comme un cercle. Si je tourne assez
longtempssur moi-même, je deviens une sphère.
Il eut alors une mimique si étonnante – déformant simultanément sa
paupière droite, ses lèvres, son nez – que Stanley eut d’emblée une grande
affection pour ce garçon si haut perché. Dans la foulée, le jeune type
écarta les bras et virevolta sur lui-même, une fois, deux fois, trois fois ; ses
mouvements étaient absolument contrôlés, ses pieds semblaient rivés au
sol mais du strict point de vue de la géométrie spatiale, il échoua dans
l’entreprise qu’il avait annoncée. Stanley fit une petite moue comique. – Il
déteste quand je dis des âneries, dit Paul en s’éloignant, déçu.
– Qui, il ?
– L’autre, là-bas, il m’observe, répondit le garçon en désignant
distraitement de la tête quelqu’un qui se trouvait quelque part au fond de
la pièce.
Ce fut certainement à cet instant que Stanley décida, comme à son
habitude, de boire verre sur verre. Une bouteille de chardonnay tiède à la
main, il se mit à arpenter les lieux ; à force d’alcool, les objets, les gens, la
musique, tout devint de plus en plus flou, de plus en plus lourd et indolent,
comme si le lieu avait été aspergé d’hectolitres d’un sirop écarlate et
ultrasucré. Les murs, recouverts de papier argenté et éclairés par les
milliers de miroitements d’une boule à facettes énorme, renvoyaient les
images froissées et déformées des convives qui, dans ce jeu de réflexion,
devenaient les productions oniriques de leurs propres existences.
Soudain Matthew fut dans son champ de vision : dans un coin à la
frontière de l’ombre et de la lumière, il lui apparut, torse nu, son corps
s’épanouissait entre les bras de Paul et ceux d’une fille aux cheveux blonds
et courts, elle aussi torse nu. Il était fascinant d’observer les soubresauts
lascifs de ces trois blondeurs à moitié dévêtues, chacune splendide à sa
façon, qui exposaient sans vergogne aux regards ce qu’elles avaient de
plus intime. Stanley se rappela le qualificatif de « vieux » que Matthew lui
avait jeté à la figure. Il perçut à cet instant dans sa chair à quel point ce
jugement était juste. Il crut que son cœur allait se décrocher et se briser au
sol. Il savait bien que Matthew – qui exaltait à la moindre occasion son
statut d’anti-bourgeois – refusait par principe le concept exigu de fidélité
mais il n’avait encore jamais eu l’occasion de constater de visu la manière
dont il mettait cette doctrine en pratique.
En apercevant Stanley, Paul déroula doucement son bras pour l’inviter à
les rejoindre. Stanley s’avança, méfiant, il n’avait aucunement envie de
partager leurs ébats mais il fallait bien faire quelque chose, et se
rapprocher de son amant était à cet instant la seule chose qui lui semblait
admissible. Quand Matthew eut conscience de sa présence, une
expression mêlée d’aversion et de colère déforma son visage, il attira
violemment à lui la main que le jeune Paul tendait à Stanley, la plaqua
d’autorité contre son entrejambe et dans la foulée embrassa la fille à
pleines lèvres. Stanley se figea net. Il aurait pu s’écrouler en larmes. Ce qui
l’anéantissait, ce n’était pas tant de se voir repoussé par la personne qu’il
aimait le plus au monde – l’amoureux éperdu ne cherche jamais
véritablement à sauver son orgueil, la plupart du temps il est au contraire
indifférent à s’exposer aux pires humiliations – que de découvrir là
l’expression ultime de sa solitude et de la vacuité de la vie qu’il menait.
Stanley remonta la 47e Rue Est puis bifurqua vers la Sixième Avenue
jusqu’à atteindre Central Park qu’il traversa pour parvenir à la hauteur de
son domicile. Il marchait tête baissée, épaules en berne, ses pensées
étaient plombées, nébuleuses, sans perspective, un champ de ruines
fumantes où s’étalaient, fracassés, tous les rêves de grandeur et d’amour
qu’il avait caressés, tous les projets qu’il avait dû abandonner en raison de
certaines décisions fâcheuses qu’il avait prises, toutes les opportunités que
son ego lui avait fait gâcher, bref toutes les occurrences qui l’avaient
conduit à être un si mauvais administrateur de son existence. Il pénétra
dans son immeuble, s’enfonça dans l’escalier central qu’il ne prit pas la
peine d’éclairer, entra dans son appartement et s’assit à son bureau. Il
alluma la lampe puis s’adossa contre son siège. Son regard s’égara sur le
contenu du meuble et se fixa sur une accumulation de lettres, de
prospectus, de réclames d’où émergeait timidement, tout en bas de la
pile, un papier dont le bleu très pâle sans doute attira son attention. Il
l’extirpa doucement du tas : c’était la lettre que Paul lui avait envoyée
environ deux années auparavant, à l’occasion de la naissance de son fils. Il
la déplia avec délicatesse, comme s’il craignait d’en altérer la magie et
peut-être la pureté. Il la lut à trois reprises, chaque fois aussi
attentivement. Une envie irrésistible le prit alors d’effectuer une tâche à
laquelle il s’était toujours refusé. Il s’empara d’un bloc-lettres où son nom
et son adresse s’étalaient grassement, en caractères à l’anglaise, sur
quelques centimètres carrés en haut de la feuille. D’une main anxieuse, il
griffonna une lettre qui se terminait par ces mots :

Aujourd’hui, et particulièrement ce soir, je sais que c’est toi qui as eu


raison, je sais que c’est toi qui as fait le bon choix.
Avec tout l’amour qu’il me reste pour toi,

Stanley
1964

L’homme gara son véhicule à l’endroit le moins exposé de la rue, sous


un arbre touffu, bien en aval d’une petite construction en briques qui
jouxtait la gare et abritait ses latrines, deux espaces mitoyens équipés de
toilettes à la turque. Il était quatre heures du matin, l’atmosphère de cette
nuit d’été était humide et collante, il marchait d’un pas lent et semblait
habité par toutes sortes de frayeurs. Il portait des vêtements sombres et
transpirait sous un bonnet de laine qu’il avait enfoncé jusqu’aux yeux,
comme un cambrioleur. Il regarda autour de lui avant de pousser la porte
d’un des W-C. Dès qu’il fut à l’intérieur, il se raidit, le souffle saccadé, puis
déposa au sol le sac de sport qu’il tenait à la main. Il en défit la fermeture
éclair, en sortit une sciecloche équipée d’un embout de métal de cinq ou
six centimètres de diamètre et se mit à forer la paroi qui séparait les
toilettes mitoyennes, à un endroit tel que, lorsqu’on s’y agenouillerait pour
y glisser un œil, on disposerait d’un champ visuel confortable s’étendant
grosso modo du bassin d’un individu de proportions normales jusqu’à la
moitié de ses cuisses. Puis l’homme repartit comme il était venu.
Paul découvrit cet orifice par hasard alors qu’il revenait d’un voyage à
Rennes pour le compte du syndicat de marins-pêcheurs dont il était
devenu le vice-président. Ce trou fut pour lui la première étape d’une
longue série d’aventures sensuelles plus ou moins abouties, plus ou moins
inconfortables, mais dont l’existence établissait de manière rassurante un
fait dont il n’avait jusque-là pas conscience et qui allégea un temps le
sentiment de solitude qui l’accablait : il était loin d’être le seul des
environs à être animé de pulsions « contre-nature ». Il aurait d’ailleurs pu
s’en convaincre en consultant le Rapport Kinsey dont les conclusions – qui
remontaient à 1948, soit seize ans en arrière – établissaient que dix pour
cent de la population américaine était à considérer comme homosexuelle
alors que trente-sept pour cent des mâles de ce même pays admettaient
avoir vécu au moins une fois dans leur vie une expérience de ce type.
Le trou, proprement découpé et protégé par son bouchon de ciment,
était pratiquement invisible. Mais Paul, on ne sait pourquoi, remarqua la
fine cicatrice circulaire qu’il dessinait sur le mur. Quand il comprit, il retira
avec soin la bonde qui l’obstruait et se mit à l’affût. Au départ, il n’y eut
pas grand-chose à observer hormis des gens qui urinaient – rien que de
très normal étant donné l’endroit. Paul aurait souhaité quelque chose de
plus piquant mais les gens ne veulent bien s’exhiber que s’ils ont un public,
sinon à quoi bon ? Or Paul était un voyeur terriblement discret, trop
discret pour qu’on soupçonne sa présence. Ce fut quand quelqu’un d’autre
découvrit à son tour l’existence de cette échappée visuelle et les
potentialités érotiques qu’elle recelait que les choses évoluèrent. Très vite,
de plus en plus d’habitués en eurent connaissance, et comme ils passaient
leur temps à visser et dévisser le bouchon sans ménagement, ses bords
s’émoussèrent au point qu’il ne tint plus en place et que bientôt il n’y eut
plus de bouchon du tout. Cela devint alors une chose entendue par un
nombre considérable de personnes : les latrines de la gare disposaient
d’un énorme trou, une brèche propice à toutes sortes d’échanges – et pas
seulement visuels. Il n’en fallut pas plus pour attirer autour de cette cavité
un nombre croissant d’amateurs, dont Paul devint l’un des plus assidus.
Très rapidement les autorités s’en mêlèrent, les services ad hoc de la
municipalité rebouchèrent à maintes reprises l’orifice – certains frondeurs
persistaient à le maintenir continûment ouvert – et les patrouilles de la
police locale vinrent régulièrement effectuer leur mission de répression
comme les textes de loi les y invitaient. Il y eut des coups de matraque, des
arrestations suivies – parfois même précédées – de passages à tabac, des
séjours à l’hôpital, des familles décimées par la honte lorsqu’on apprenait
par la feuille de chou municipale que l’un de leurs membres – père, frère,
mari – se livrait à des actions pédérastes dans le centre de leur ville, à deux
pas de la gare ferroviaire.
Un jour que Paul était affairé dans une des latrines avec un homme
d’une soixantaine d’années, les flics tambourinèrent à leur porte. Paul ne
dut son salut qu’au fait que le type en question était un notable du coin
qui avait le bras long. Paul cessa aussitôt de fréquenter les environs de la
gare et privilégia des endroits plus sûrs dont il avait entendu parler par des
amants occasionnels, le bouche-à-oreille étant la seule source
d’information fiable et fonctionnant parfaitement chez cette population
aux habitudes érotiques par essence nomades, en tout cas en ces villes et
à cette époque.

Évidemment tout cela n’était pas très satisfaisant pour un type aussi
réglo que Paul. Mentir, se cacher, inventer sans cesse des stratagèmes,
toutes ces choses il les faisait déjà pour échapper au jugement des autres,
maintenant il devait inventer des astuces pour contenter ses pulsions et se
sentir un peu plus en accord avec lui-même. Un curieux paradoxe alimenté
par l’esprit du temps et la sévérité des conventions sociales. Cependant –
Paul aurait été le premier à l’admettre – il y avait dans cette clandestinité
forcée une matière romanesque, c’était un terreau propice à quantité
d’aventures excitantes, en raison non seulement de la volupté possible de
leur aboutissement, mais aussi de toutes les manœuvres qu’il fallait
développer pour les vivre et, bien entendu, des risques qu’on encourait en
s’y prêtant. Du jour au lendemain, Paul était devenu un rôdeur, un
clandestin, un hors-la-loi, ce qui était loin de lui déplaire finalement : le
goût de l’interdit pimente toujours les choses quelle que soit leur nature. Il
vivait aussi cette situation comme une manière de contrarier les pressions
morales d’une société qui lui gâchait l’existence ; pour lui et tous les autres
comme lui, c’était un moyen d’entrer en résistance contre un système de
répression invétéré. Il émanait même de ces pratiques anonymes dites «
criminelles » un sentiment de satisfaction et de fierté à défier ainsi l’ordre
établi et à s’extirper du cercle vicieux du mensonge et de la parodie pour
être enfin soi-même – en tout cas le temps que duraient ces échanges
furtifs avec d’autres membres de la communauté.

Pendant plus d’un an après la découverte de ce trou symboliquement


fondateur, Paul, aiguillonné par les connaissances qu’il s’était faites sur le
terrain, se mit à écumer les endroits de la région où il était envisageable
de forniquer. Ce faisant, il se constitua mentalement une cartographie
érotique des environs – une sorte de carte du Tendre façon hard – dont il
lui fallait sans cesse redéfinir le tracé et mettre à jour les sites
remarquables, au gré des descentes de flics répétées. Parmi ces lieux,
outre les classiques vespasiennes, certains squares, certains parcs ou
même, plus spécifiquement, certains bosquets, il y avait des recoins du
littoral qui, dès les beaux jours, présentaient quelques belles occasions
d’échanges. La route du phare, par exemple, qui était constituée sur des
dizaines de kilomètres par le chemin côtier dit « des douaniers », abondait
en espaces protégés des regards, à des emplacements que les amateurs
pouvaient clairement identifier, chacun de ces lieux de fornication étant
affublé d’un surnom plus ou moins grotesque qui tirait son origine de la
forme des masses granitiques environnantes. Parmi eux, le Sabot, la
Tortue, le Napoléon. Ce fut à l’aplomb d’un endroit comiquement
dénommé le Pied que le chemin de Paul croisa un soir celui de Lucien, un
Parisien de passage, un grand roux pâle et maigre. Il ne fallut qu’un regard
et un demi-sourire de connivence pour que l’issue de leur rencontre soit
clairement entendue. Au lieu de se protéger de la curiosité des passants
éventuels – qui étaient rares à cette heure tardive, il faut le reconnaître –,
Lucien tenta d’embrasser Paul en plein chemin. Paul, affolé, s’écarta et
regarda autour de lui.
– Tu as peur ? dit Lucien méchamment. Il n’y a personne, tu vois bien.
Paul le fixa sans comprendre. Le visage décharné de Lucien, de couleur
de craie tendre, était bombardé de taches de rousseur légèrement plus
foncées que sa peau qui donnaient un côté délicat à son faciès et jurait
avec l’expression générale de dédain et d’insoumission qui émanait de sa
personne. Lucien se résolut enfin à se réfugier dans un creux du chemin
imperméable aux regards. Dans les caresses aussi il redevenait fragile et
doux, docile même. La chose faite, les deux hommes se réajustèrent et
aussitôt Lucien se remit à pérorer. Maintenant il vantait à Paul les mérites
de la grande ville, la liberté insensée qu’elle offrait aux homosexuels – qu’il
passait son temps à traiter de « pédés », un terme qui déplut à Paul.
– Tu dis « pédé » ? Ce n’est pas un peu… je ne sais pas… ce n’est
pastrès bien je trouve, fit Paul, gêné. C’est même un peu insultant.
– Entre eux, les Noirs se traitent bien de « nègres », j’ai le droit
dem’appeler « pédé » puisque c’est ce que je suis. Toi aussi, tu es pédé,
non ? Comment tu pourrais m’affirmer le contraire après ce qui vient de se
passer ?
Paul renonça à lui répondre. Lucien, considérant ce silence comme une
victoire, regarda alentour avec un air désolé qui s’accompagna d’une
profonde inspiration.
– Comment peut-on vivre ici ? Il se passe tellement rien, dit-il en
expirant bruyamment.
– Il se passe des choses, répondit Paul, vexé. Il faut juste avoir des
yeuxpour les voir.
Il se dressa sur la pointe des pieds et jeta un regard sur le sentier pour
vérifier que personne ne l’empruntait.
– On peut y aller, dit-il en se tournant vers Lucien.
– As-tu au moins déjà dansé en public avec un homme ? répliqua
l’autre.
Paul fut stupéfait du manque d’à-propos de sa réponse.
– Comment ça, « danser en public » ?
– Oui, est-ce que tu as eu des gestes d’affection pour un mec quand il
yavait des gens autour de vous ? Est-ce que tu as déjà pris la main d’un
homme ou roulé un patin à un type même si tous tes voisins trouvaient ça
scandaleux ? Moi je l’ai fait et j’en suis fier. Je me suis fait tabasser à cause
de ça mais ça n’a pas suffi à me calmer. Au contraire, ça m’a donné la rage,
tu comprends ? Ici vous passez votre temps à vous cacher pour faire des
choses.
Lucien remonta la pente raide qui menait au sentier au moment où un
couple de touristes s’avançait dans la pénombre. Il se retourna vers Paul
pour l’inviter à le suivre. Paul se figea. Lucien haussa les épaules, lui tourna
le dos, rejoignit le chemin et s’éloigna pour ne jamais revenir. Paul ravala
un juron. Il se sentit déplorable de s’être fait humilier de la sorte par un
type dont il n’était pas loin de jalouser l’indépendance d’esprit et le sang-
froid.
Par la suite, il repensa souvent à Lucien, non à sa personne mais à ce
qu’il avait provoqué chez lui d’interrogations. Vers la mi-décembre, alors
que l’hiver prenait de l’ampleur et limitait aussi bien les sorties en mer que
les échappées nocturnes sur le continent, l’envie lui prit d’aller à Paris.
Maintenant qu’il était sérieusement impliqué dans les actions du syndicat,
il lui serait facile d’invoquer auprès d’Elsa un prétexte crédible pour
exécuter ce projet.

Paul débarqua à la gare Montparnasse un vendredi après-midi. Il


souhaitait non seulement se rendre compte par lui-même de ce miracle
d’indépendance et de liberté que lui avait vanté Lucien, il avait surtout en
tête une idée obsessionnelle qu’il nourrissait depuis le moment où il avait
décidé d’entreprendre ce voyage : il voulait dérouler le fil de la semaine
qu’il avait passée avec Stanley et retrouver l’énergie des lieux où ils
s’étaient baladés, enivrés, aimés. Voilà vingt ans que Stanley avait
physiquement disparu de sa vie et l’image de son Américain continuait à le
hanter, au plus profond de son esprit et de sa chair, comme une petite
flamme que le souvenir entretient et qui se refuse à mourir. Paul ne voyait
rien d’irrationnel ou de pathologique dans cette insistance à entretenir la
mémoire d’un passé à jamais disparu. Il est vrai que le sentiment qui
l’habitait n’était pas violent mais doux, il l’aidait plus à vivre qu’il ne
l’empêchait d’exister.
Paul eut un choc en retrouvant l’immeuble de la rue de Berri. Il ne put
décoller les yeux de la façade dix-huitième qui avait conservé cet aspect
austère qui l’avait tant impressionné. Des souvenirs remontèrent, un
chagrin teinté de mélancolie l’envahit. Au troisième étage, précisément
dans l’appartement qu’occupait Stanley à l’époque, une fenêtre était
entrouverte. Paul y vit un signe : dans sa quête, il était à l’affût de la
moindre manifestation du hasard. En l’occurrence, il n’eut pas à attendre
longtemps pour que le destin le rappelle à son attention. Quelqu’un ouvrit
brusquement la porte cochère de l’immeuble. Sans réfléchir, Paul s’y
précipita avant qu’elle ne se referme. Il s’arrêta pantelant dans le hall
d’entrée, où la loge de la concierge affichait un panonceau prévenant de
son absence momentanée. Il se sentit pousser des ailes et monta jusqu’au
troisième étage les marches de cet escalier qu’il avait si souvent dévalé
vingt ans plus tôt. Ici non plus rien n’avait changé, excepté la moquette
dont il se rappelait parfaitement les impressions cachemire. Bientôt il
retrouva la porte de l’appartement et sa couleur bleu nuit. Il se rapprocha,
tendit l’oreille. Il crut percevoir des bruits mais rien n’était moins sûr, son
état d’excitation était tel qu’il craignait que son imagination ne lui fasse
inventer des choses à son profit. Collé à la porte, il se mit à redessiner
mentalement la topographie de l’appartement. Il se remémora le salon
avec sa table basse en bois de palissandre et son canapé de velours grenat,
il revit la salle de bains dont il avait partagé la minuscule baignoire sabot
avec Stanley, il retrouva la mémoire de la chambre et réalisa que depuis
vingt ans – hormis avec Elsa bien sûr – il n’avait pas fait l’amour allongé,
dans un lit ou ce qui s’en rapprochait. Toutes les relations extramaritales
qu’il avait eues depuis deux ans s’étaient déroulées debout, dans la
sécheresse de la verticalité, et ce constat lui fut pénible. Une porte s’ouvrit
à l’étage supérieur et des pas résonnèrent. Il sursauta, il allait être
découvert, interrogé sans doute, il n’aurait aucune explication à donner à
sa présence, alors il rebroussa chemin et s’engouffra dans l’escalier. Avant
de quitter l’immeuble, il eut la présence d’esprit de regarder les noms des
locataires sur les boîtes aux lettres. L’appartement du troisième gauche ne
portait plus le nom de Whitman. Il en ressentit une profonde amertume. Il
ouvrit le portail d’entrée qui se referma sur lui dans un bruit sec.
Puis il remonta vers le nord-ouest de la ville pour parcourir les chemins
qu’il avait empruntés avec Stanley. Rien n’était pareil. Parfois les lieux
avaient purement et simplement disparu, le plus souvent ils étaient restés
tels quels mais ils lui semblèrent inertes, vides de sens ou plus exactement
de la sensualité que la présence de son amant leur conférait autrefois. On
le sait, ce ne sont pas les lieux en eux-mêmes qui fixent la mémoire, c’est
grâce aux émotions qui y sont rattachées que nous pouvons garder tenace
en nous le souvenir des choses. Revoir Rochechouart sans le vacarme des
avions ennemis, sans la trouille d’être abattu par leurs mitraillettes, sans la
volupté du corps de Stanley écrasant le sien, sans la jouissance qui s’en
était suivie, cela ne servait à rien hormis faire émerger un sentiment de
nostalgie et teinter de tristesse et de regret ce qui avait été un instant
éblouissant de vitalité. Il manquait le goût de chair et de sang des
événements pour les faire réexister à leur juste mesure. Paul marcha
pendant des heures, ses sens à l’affût, à la recherche d’un détail, d’une
odeur, d’un objet qui l’aurait guéri de cette impression de vacuité qui
prédominait. Ce fut peine perdue. À onze heures du soir, à bout de forces,
il prit le métro en direction de la rive gauche.
Il le savait – Lucien l’avait éclairé là-dessus –, le quartier Saint-Germain
était connu pour constituer l’épicentre d’une vie nocturne intense. À la
sortie du métro, Paul se dirigea prudemment vers le Café de Flore. Il passa
et repassa plusieurs fois devant l’établissement, jetant des regards
inquiets sur la population du lieu, avant de se décider à prendre place sur
une chaise cannée devant un guéridon circulaire au plateau de marbre
veiné. Il commanda un verre de sauvignon blanc que le serveur lui apporta
accompagné de l’addition – exorbitante. Tout en sirotant avec parcimonie
son verre de vin, Paul observait tout. Le va-et-vient incessant de créatures
aux manières ostentatoires lui fit rapidement comprendre que l’intérêt de
l’établissement se situait non pas en terrasse mais au premier étage. Après
de longues minutes de réflexion, il se décida à emprunter l’escalier central,
son verre à la main, et déboucha sur un espace enfumé occupé par une
foule de minets aux cheveux longs dont les conversations entremêlées
formaient une cacophonie épouvantable. Au moment où il pénétrait dans
la salle, un couple d’hommes se leva et Paul se précipita pour prendre leur
table. Pendant les deux heures qu’il demeura assis, personne ne fit
vraiment attention à cet homme de presque quarante ans, massif,
renfrogné, d’une beauté un peu rustre et animale, qui ne s’accordait ni
avec la sophistication du décor ni avec la flamboyance des habitués. Vers
une heure du matin, un groupe dont Paul s’était amusé des discussions
quitta l’endroit et il se décida à leur emboîter le pas. Il se retrouva au
numéro 8 de la rue des Ciseaux devant une boîte de nuit où la petite
troupe s’engouffra en pouffant. Il voulut entrer à son tour avant qu’un
physionomiste, un type carré qui le dépassait d’une bonne tête, ne l’arrête
dans son élan.
– Tu connais ici ? lui demanda-t-il de manière brusque.
Il avait l’accent rocailleux du Sud-Ouest.
– Je ne t’ai jamais vu avant.
Pris de court, Paul répondit la première chose qui lui passa par la tête :
– J’ai rendez-vous avec Lucien. Un grand roux tout maigre.
L’homme le dévisagea pendant quelques secondes d’un air fortement
suspicieux.
– Je connais Lucien. Il n’est pas là.
– Il viendra, il me l’a promis.
Le regard de Paul était si tranché, si pur aussi que l’homme le laissa
passer. Peut-être reconnut-il en ce touriste de passage cette maladresse et
cet inconfort provinciaux dont il avait lui-même dû souffrir à une époque.
Paul se glissa dans le couloir de l’entrée et atterrit dans un bar surpeuplé
qui se concluait, au fond, par une piste de danse. Il se figea, ébahi. Jamais il
n’avait rien vu de tel ou même imaginé qu’un endroit de la sorte puisse
exister. Le décor en soi était déjà unique, avec ses grosses fleurs d’acier
noyées dans des lumières psychédéliques tour à tour fuchsia, pourpres,
vermillon ; la musique aussi – orchestrée par un DJ ventru probablement
originaire d’Amérique du Sud – irradiait littéralement l’espace et vous
pénétrait la chair et les os, mêlant des tubes du moment et des bruits
divers – sirènes de police, cris d’oiseaux, respirations humaines, rumeurs
de chantier – que le type aux platines avait une façon quasi magique
d’entrelacer. Mais tout cela n’était rien à côté du spectacle de la foule
ellemême. D’abord, jamais Paul n’avait vu autant d’homosexuels réunis
dans un même lieu. Jamais non plus il n’avait vu d’homosexuels aussi
libérés des contraintes qui, lui, l’agressaient au quotidien. Devant lui, des
hommes se tenaient par la main, dansaient ensemble, se touchaient,
s’embrassaient sur la joue, sur les lèvres, au mépris de toute pudeur.
Parmi eux, des personnages aux tenues extravagantes fendaient la foule
en affichant leur dédain ou, à l’inverse, en gratifiant de rires
surdimensionnés les connaissances qu’ils croisaient, quand d’autres,
affalés sur des poufs ou s’exhibant sur la piste de danse, prenaient des
poses calculées, attendant qu’on les remarque et qu’on les admire. Tout
était artificiel et revendiquait la nécessité absolue de l’être.
Paul comprit vite qu’il n’avait pas sa place en ce lieu. Du reste, s’il ne
l’avait pas saisi de son propre chef, l’indifférence des autres à son égard
l’en aurait convaincu : un mur infranchissable s’érigeait entre lui et cette
population qui semblait appartenir à une aristocratie dont il était de facto
exclu. Il ressentit même de l’hostilité de la part de certains snobs qui le
dévisagèrent en souriant. Il faillit plusieurs fois céder à la tentation de fuir
quand brutalement Lucien fit son apparition. Paul fut soulagé de le voir –
c’est dire le niveau de frustration et de solitude qu’il avait atteint ce soir-là.
Lucien était accompagné par deux types et une fille dont Paul apprit par la
suite qu’ils étaient « dans la mode ». Lucien lui aussi était content de le
voir, il lui décocha un baiser sur les lèvres, uniquement pour voir comment
Paul réagirait à cette provocation, que l’intéressé encaissa sans rien dire.
– Tu t’appelles comment déjà ? fit Lucien distraitement.
– Paul, répondit-il, agacé.
– Tu as dit au mec à l’entrée que tu me connaissais ? dit Lucien en
luifrappant la poitrine de son poing fermé. Quel culot, quand même.
– Moi au moins, je me souviens de ton nom.
Lucien sourit et se retourna vers ses amis.
– Je vous présente Paul, un excellent coup.
Paul rougit.
– J’ai plutôt la mémoire des bites que celle des noms, lui glissa Lucien à
l’oreille en lui empoignant l’entrejambe de sa main bien ouverte.

Paul se réveilla vers midi, la tête en feu, dans un studio minuscule


encombré de rouleaux de tissus, d’accessoires de mode, de trois
mannequins Stockman où pendouillaient des pièces de vêtements
inachevés, ainsi que des colifichets par grappes entières, des sautoirs de
fausses perles et une ribambelle de petits échantillons de broderies ou de
dentelles. Recouvrant tous les murs, des couvertures ou des pages
intérieures des magazines Vogue et Elle. De temps à autre, des croquis au
crayon noir émergeaient de cette profusion de photographies. Paul fut
estomaqué par le capharnaüm de ce lieu qui ne laissait aucune place à la
moindre intimité. Dans l’espèce de coin cuisine dont disposait la pièce,
Lucien, entortillé dans un kimono jaune canari, préparait mollement du
café. Paul racla sa langue contre ses incisives supérieures afin de la
débarrasser de la substance amère et granuleuse qui l’empesait. Il se
souvenait avoir beaucoup bu la veille, beaucoup fumé – ce qui ne lui
arrivait jamais –, beaucoup marché, fait l’amour sans qu’il ait à cet instant
une conscience nette du cours que les choses avaient pris.
– Tu as des toilettes ? lança-t-il.
– Tout est dehors, mon canard, il n’y a qu’à se servir, dit
joyeusementLucien en lui désignant du menton la porte d’entrée.
Paul se leva. Il constata qu’une longue traînée de sperme sur son ventre,
aux environs du nombril, formait sur sa peau une masse mi-gluante,
misèche qui le dégoûta. Il tâcha de l’enlever d’un geste maladroit de la
main puis il se rhabilla à toute vitesse pour s’en aller pisser sur le palier.
Lucien habitait au dernier étage. Paul regarda par la petite lucarne qui
donnait sur les toits. Si l’on faisait l’effort de se mettre sur la pointe des
pieds, on découvrait un bout du Sacré-Cœur. Sinon le décor extérieur était
affligeant de grisaille et n’avait rien du côté romantique que l’on attribue
généralement à ce type de paysage urbain, en tout cas à Paris. Paul eut
envie de fuir sur-le-champ sans même saluer Lucien. Il le fit malgré tout,
en raison d’une sorte de savoir-vivre irrépressible. Mais il dut écourter des
adieux que Lucien aurait souhaités beaucoup plus démonstratifs. Paul ne
voulut même pas que l’autre l’approche, il le salua d’un geste de la main et
s’éclipsa sans se retourner : il semblait être arrivé à saturation de tout
contact avec l’espèce humaine.

Paul prit le train de quinze heures quarante le jour même, au lieu de


celui de onze heures dix le lendemain matin comme initialement prévu.
Les gargouillements de son estomac lui rappelèrent qu’il n’avait rien avalé
depuis son sandwich de la veille. Il s’assit et appuya sa tête contre la vitre.
Le train s’ébranla et quitta la gare. Les paysages défilèrent, une campagne
silencieuse et épuisée par le froid s’étalait à l’infini ; partout des champs,
souvent vides de bêtes, entrecoupés de fragments de villes maussades, de
gares où l’on ne s’arrêtait pas, de routes qui semblaient ne mener nulle
part. La monotonie du voyage, ajoutée aux cliquetis hypnotiques de la
mécanique ferroviaire, bercèrent l’esprit de Paul et faillirent l’endormir.
Quand le train frôlait certains éléments du paysage, des éclaboussures
abstraites, pareilles à des griffures, semblaient surgir de derrière les vitres,
alors Paul sursautait, revenait à une espèce de conscience puis, quelques
minutes plus tard, replongeait dans la même hébétude. Des pensées
naquirent de cet état de semi-somnolence. Les dernières vingt-quatre
heures lui revinrent en mémoire. Ce ne fut pas tant leur souvenir précis ou
l’émotion qu’il en avait tirée que ce qu’elles ramenaient en creux, ce
qu’elles désignaient en lui de carences : Paul ne pouvait se déclarer
complice de rien ni de personne, il ne faisait partie d’aucun clan, d’aucune
tribu, d’aucune organisation humaine répertoriée, aucun territoire social
ne lui convenait, il n’était à son aise ni en ville où la plupart de ses
congénères semblaient le rejeter ni en province où il devait constamment
parodier sa nature pour pouvoir survivre. En raison de sa double vie, il
avait abdiqué tout échange réel avec les autres, de crainte de se trahir par
un geste, une parole ou de se laisser aller à des confidences malheureuses
un soir de beuverie ou un jour que son secret aurait été plus lourd à porter
qu’à l’habitude. Il tremblait à l’idée que quelqu’un puisse exposer au grand
jour la vérité sur sa personne, il redoutait plus que tout l’insulte, les mots
infects qu’on aurait employés pour le décrire, l’ignominie qui accompagne
ce genre de révélation et dont toute sa famille – à commencer par son fils
– aurait elle-même eu nécessairement à souffrir. Quelle image aurait-il
offert alors sinon celle d’une « tarlouze », d’une « fiotte », d’un dépravé,
qui plus est un dépravé dissimulateur, un traître à la société qui l’avait
accueilli à bras ouverts pendant tant d’années ? À cette condamnation
personnelle se seraient sans doute ajoutées des invectives liées à sa classe
sociale. « Le patron en est. De toute façon ces enculés de bourges finissent
toujours par te mettre profond », oui, ce genre d’injure aurait pu fuser en
toute impunité. Comment aurait-il pu vivre stigmatisé de manière aussi
absolue ? Impossible de continuer à rester debout, le poids de son
humiliation l’aurait fait trébucher. Fuir ? Où serait-il allé puisqu’il n’existait
pour lui aucune terre d’accueil ? Paul se réveilla de sa somnolence,
parcouru de fourmillements nés de toutes les peurs qui le tiraillaient, il
regarda sa montre : il lui restait encore une heure avant d’arriver à
destination. Il reposa la tête contre son siège. L’image d’Elsa lui apparut.
Ses yeux se gonflèrent de larmes à l’idée de la revoir et de la serrer dans
ses bras.

Paul n’avait pas voulu prévenir sa femme de son arrivée prématurée, il


voulait la surprendre. Il s’assit, transi de froid, sur un banc à l’extérieur de
la gare routière, dont les bureaux étaient fermés à cette heure. Il releva le
col de son caban et se mit à attendre : selon le tableau des horaires
placardé sur le mur, le prochain bus arriverait dans une trentaine de
minutes. Il observa de loin le va-et-vient d’un type aux environs des
latrines, son visage lui parut familier ; après quelques secondes, il le
reconnut : ils avaient baisé ensemble il y a six mois. Le type avait l’air si
solitaire et si désespéré que Paul en éprouva un sentiment de culpabilité,
comme si ce n’était pas cet homme mais lui-même, par une sorte de jeu
de miroir, qui s’abaissait à chercher un partenaire avec lequel forniquer.
Paul baissa immédiatement la tête pour ne pas attirer sur sa personne
l’attention de l’autre. Il resta dans cette position, les yeux rivés au sol, les
doigts de ses deux mains collés à son front pour dissimuler son visage,
jusqu’à ce que le car se présente enfin.
Quand il arriva chez lui, la maison lui sembla résonner d’un silence
inhabituel. Il était un peu plus de vingt et une heures, les enfants étaient
couchés, à part Morgane, l’aînée, qui devait être dans sa chambre occupée
à ses devoirs. Il alla dans le salon, puis dans la cuisine et, n’y trouvant
personne, il se dirigea vers la petite pièce qui servait de bureau au couple.
Elsa était assise devant le meuble à cylindre, la tête posée sur son poing
droit. Son torse était secoué de petits soubresauts réguliers et de sa gorge
s’élevaient des plaintes à peine perceptibles mais qui ne trompaient pas :
elle sanglotait.
– Elsa ! cria Paul, affolé.
Elle ne se retourna pas. Paul allait se précipiter sur elle quand il
découvrit ce qu’elle tenait dans sa main libre : une feuille de papier
délicate et légère, d’un bleu tendre, où s’alignaient quelques lignes à
l’écriture ronde et scolaire. Paul se raidit, un violent courant nerveux le
parcourut de part en part. Il aurait voulu s’enfuir, hurler, mais il était
incapable de rien. Il sentit que le monde – le monde dont il avait
conscience – avait commencé de s’écrouler, qu’il était en train de
lentement plonger, corps et âme, vers une sorte d’abîme sans fin dont il ne
devinait pour l’instant que les contours mais dont il savait qu’il allait finir
par l’aspirer et l’étouffer. Soudain un sentiment exactement inverse le
traversa. Il se sentit libéré du poids du mensonge insupportable qu’il
portait depuis si longtemps. Au moins, maintenant elle sait, se dit-il. Il en
fut bizarrement rassuré. Elsa se leva. Le blanc de ses yeux était corrompu
par un entrelacs de striures roses, son visage humide brillait dans la
lumière des lampes. Elle s’approcha tristement de Paul en tentant
d’essuyer ses larmes d’une main fébrile.
– En ton absence j’avais décidé de faire un grand ménage. Et puis je
suis tombée sur ça, dit-elle en soulevant la fine feuille de papier.
– Elsa…, murmura-t-il.
– Je n’ai pas fouillé. C’est le hasard. Je te faisais confiance. Je…
Elle s’arrêta, consciente de l’inutilité de ses mots. Il se rapprocha pour la
prendre dans ses bras mais elle eut un mouvement de refus. Elle aurait pu
le gifler. Tout chez elle, son visage et son corps, exprimait une rage
profonde.
Elle passa devant lui et s’éloigna avec ce qui lui restait de dignité.
– Elsa…, supplia-t-il tout bas.
Il se jeta sur elle qui était maintenant de dos, entoura doucement son
bassin et son ventre de ses deux bras, elle se débattit, il la serra plus fort,
ses mains puissantes empoignèrent ses épaules, il exerça une torsion pour
la forcer à lui faire face. Il finit par l’immobiliser, ils se retrouvèrent torse
contre torse, leurs visages à seulement quelques centimètres l’un de
l’autre, il sentit l’haleine brûlante de son épouse. Pendant un instant, elle
le laissa faire, mais quand il voulut plaquer brutalement ses lèvres contre
les siennes, elle s’écarta violemment.
– Qu’est-ce que je suis pour toi ? lâcha-t-elle.
– Oh, Elsa, mais tu es ma femme, répondit-il sur un ton douloureux.
Elle secoua plusieurs fois la tête, incrédule.
– Depuis le début, je savais que quelque chose n’allait pas. Je te
voyaisde plus en plus triste et solitaire. Le plus horrible, c’est que je
m’en faisais le reproche : Tout est de ma faute, c’est moi qui ne sais pas
le rendre heureux. Je comprends maintenant. Je crois que jamais je ne
pourrai te pardonner vraiment, mais je comprends.
– Je n’ai rien souhaité de tout ça, dit Paul.
Décidément, son ton était faux, qu’aurait-il pu dire qui ne soit pas banal
ou blessant à cette femme qui découvrait une vérité en passe de
bouleverser le reste de son existence ?
– Je te vois, je t’observe, j’ai l’impression de te connaître, mais au
fondtu es un étranger.
Paul avait pris le parti de se taire. Il regardait le sol, les bras ballants.
– Comment peut-on mentir à ce point et si longtemps ? Comment as-
tupu t’arranger pour me cacher l’importance de cet homme, pour me
dissimuler autant de choses sur toi ?
Elle le fixa quelques secondes.
– Comme tu as dû être malheureux, dit-elle en soupirant.
Et elle sortit du bureau. Il monta dans leur chambre, attrapa une petite
valise de cuir sur le dessus de l’armoire et y jeta pêle-mêle quelques
caleçons, des polos, un gros pull marin à rayures bleues et blanches, deux
pantalons de toile, une paire de chaussures.
– Que fais-tu ? demanda Elsa, en pénétrant à son tour dans la
chambre.
– Je pars, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux ?
– Ce qu’il y a de mieux, répliqua-t-elle sur un ton plein d’autorité,
c’estque personne ne sache ce qui s’est passé ce soir et surtout pas les
enfants. Nous allons continuer à vivre comme avant, en tâchant de faire
avec et de nous mentir le moins possible désormais. Je ne te promets
pas que ce sera facile mais au moins ce sera honnête.
Il la regarda attentivement, elle ne cilla pas, ce qu’elle venait d’affirmer
était pour elle définitif.
– Je veux changer, affirma Paul, soulagé du tour que prenaient les
choses.
– Personne ne change, Paul, c’est impossible, ce n’est même pas
souhaitable.
Elle esquissa un pas vers la porte puis elle se retourna.
– Je vais dormir en bas ce soir. Demain, ce sera une autre histoire.
– Il faut qu’on se parle.
– On s’est dit l’essentiel, tu ne crois pas ? fit-elle en tournant les
talons.
Paul la regarda s’éloigner avec, au fond du ventre, un sentiment
alambiqué où entraient de la honte et un profond dégoût de soi mais où
surnageait, lumineuse, la tendresse qui le liait à cette femme.
1969

Matthew vivait depuis près de trois ans avec Stanley dans son
appartement de la Cinquième Avenue et leur vie commune, au fil de ces
années, était devenue pour le moins chaotique. Il est toujours malaisé de
saisir de l’extérieur – et parfois de l’intérieur, aux yeux des intéressés
euxmêmes – les enjeux profonds d’une relation, ce qui préside à la
constitution d’un couple et plus encore ce qui est en mesure de justifier sa
longévité. Dans le cas de Stanley et Matthew, le mystère était plus épais
encore, ils trouvaient non seulement le moyen de se harceler à chaque
instant mais ils mettaient également un point d’honneur à exposer
régulièrement aux yeux de leur société l’espèce de mépris cynique qu’ils
paraissaient éprouver l’un pour l’autre. Certains de leurs amis disaient
qu’ils n’auraient pas dû vivre ensemble ni même tout simplement se
fréquenter, quand d’autres au contraire prétendaient que – comme c’est
probablement le cas dans la majorité des couples – leurs névroses
s’emboîtaient de façon remarquable et que le lien morbide qui les unissait
était en conséquence compliqué à dénouer. Il est vrai qu’on ne comprenait
pas très bien la mécanique de cette liaison : comment deux hommes aussi
cultivés, aussi indépendants d’esprit, aussi fiers, aussi subtils dans leur
approche du monde pouvaient-ils être empêtrés dans cette relation
tordue qui renvoyait de chacun d’eux une image navrante ? On saisissait
encore moins pourquoi deux êtres libres, qui vivaient de manière assez
ouverte leur sexualité – qui étaient en tout cas peu contraints par les
règles morales imposées à l’époque par le milieu familial ou professionnel
–, avaient choisi de donner à leur union une forme aussi conventionnelle
en se mettant en ménage.
Les mauvaises langues avançaient que le ciment de leur couple était leur
différence de fortune qui profitait au plus jeune des deux. Stanley était
riche en effet mais, de par son travail d’expert, Matthew disposait de
revenus suffisants et aurait très bien pu se débrouiller sans lui ; il avait
aussi trop d’orgueil pour être entretenu, bien que Stanley persiste à le
couvrir de cadeaux dans le but illusoire de le rendre dépendant de ses
largesses.
Au départ, le sexe était réellement le seul terrain sur lequel leur relation
trouvait un semblant d’apaisement. L’appétit de Matthew en la matière
était cependant insatiable – il est même certain qu’il souffrait d’une
addiction dans ce domaine. Il passait le plus clair de son temps libre dans
les endroits de la ville où l’on pouvait forniquer. Si les deux amants
continuaient à conserver une intimité érotique, il arriva un moment où le
sexe à deux ne suffit plus à Matthew si bien que, pour lui plaire, Stanley se
mit à faire appel à de jeunes prostitués. Après quelques expériences
triangulaires de cet acabit, les choses se corsèrent une fois de plus. Les
types que payait Stanley devinrent entre eux un levier de pouvoir et
d’humiliation. Matthew voulait bien, comme il l’annonçait clairement, se
faire la « pièce rapportée », mais sans la participation active de son amant
en titre, qu’il reléguait à la fonction de témoin de leurs ébats. Ce rôle de
voyeur ne convenait pas à Stanley, ils cessèrent complètement de faire
l’amour à trois, puis à deux. Les choses en étaient là quand, au mois de
février, un événement tragique bouleversa la vie de Stanley.

Le corps de Wallace Miller fut retrouvé flottant sur l’Hudson, au large de


Riverside Park, au niveau de la 95 e Rue Ouest. Il avait été sauvagement
poignardé à dix-sept reprises entre le sternum et l’abdomen, les coups
portés dans la région du cœur étant de loin les plus nombreux. L’autopsie
révéla la présence dans le rectum d’un cylindre de métal d’une vingtaine
de centimètres qui, selon les premiers éléments d’analyse, aurait été
introduit du vivant de la victime. Le légiste en charge de l’autopsie décrivit
un acte d’un acharnement et d’une sauvagerie insensés, dont le caractère
sexuel était pour lui sans ambiguïté. En moins de quinze jours, les services
de police mirent la main sur deux petits voyous d’une vingtaine d’années
qui avaient usurpé l’identité de Wallace pour en tirer un profit pécuniaire
dérisoire. L’affaire fit un bruit considérable. Non seulement le crime était
proprement horrible mais il présentait un caractère homophobe avéré. Les
deux hommes évoquèrent pour leur défense la manière ouvertement
sexuelle dont Wallace les avait abordés et la proposition qu’il leur aurait
faite de grassement les payer s’ils couchaient avec lui, à la suite de quoi ils
prétextèrent leur humiliation et leur fureur d’être assimilés à des « tantes
» pour justifier l’ignominie de leur acte. Les témoignages des deux
assassins cadraient mal avec l’image sociale de Wallace, qui apparaissait
comme un père de famille exemplaire et jouissait dans son milieu
professionnel d’une réputation sans tache. Certains journaux parmi les
plus conservateurs – tout en condamnant mezza voce la violence du crime
– atténuèrent la responsabilité des deux criminels en évoquant l’emprise
tentaculaire de la « mafia homosexuelle » sur l’économie et la culture
américaines, et en assimilant la victime à un pervers infiltré au plus haut
de la sphère de la finance pour mieux en saper les fondations.
Edna Miller, la femme de Wallace, eut du mal à encaisser la vérité sur
son mari. Elle refusa l’aide morale que lui proposa Stanley – elle se doutait
bien que les agissements sordides de son époux ne pouvaient pas avoir
échappé à cet ami fidèle qu’il fréquentait assidûment. Et non seulement
elle lui interdit l’accès à la morgue où le corps de Wallace allait être
conservé jusqu’à son inhumation, mais elle lui défendit d’assister à son
enterrement qu’elle réserva exclusivement aux membres de la famille
proche.
Du jour au lendemain, Stanley tomba dans un état semi-dépressif. Ne
pas avoir pu voir une dernière fois son meilleur ami empêchait qu’il
disparaisse de la réalité de son présent, le deuil était impossible, il n’y avait
pas de point final à apporter à leur histoire – dont la mémoire qu’il en
gardait aurait permis de créer un autre chapitre –, seulement des
pointillés, des choses en creux, des questionnements obsédants. L’image
de Wallace surgissait devant lui à tout moment, où qu’il aille. Stanley
s’affaissait jour après jour sous le poids considérable de son chagrin, de sa
culpabilité, de son horreur du destin de son ami.

Quand Matthew rentra d’un voyage d’affaires en Europe quelques jours


plus tard, il trouva Stanley plongé dans l’obscurité, enfoncé dans son
fauteuil, un verre de whisky à la main.
– J’ai appris pour Wallace, c’est abominable, dit-il en déposant au sol
savalise.
Il s’approcha du fauteuil et posa sa main sur l’épaule de Stanley.
– Je suis sincèrement désolé.
– Tu le détestais, ne fais pas semblant d’être affecté par sa mort, s’il
teplaît.
– Je le suis, crois-moi, protesta Matthew.
– Mon père va bien ? enchaîna Stanley.
– Pardon ?
– Je te demande si mon père va bien, si vous avez passé ensemble un
bonmoment à Paris, ou à Rome, ou à Berlin, je ne me souviens plus très
bien de toutes les villes que vous avez écumées ensemble. Est-ce que
vous avez trouvé là-bas de quoi assouvir votre appétit pour l’art
moderne ? Est-ce qu’Arnold et toi vibrez toujours à l’unisson ?
– Tu délires, dit Matthew en s’éloignant.
– Où vas-tu ? cria Stanley.
– Je vais prendre une douche. C’est ce que j’ai de mieux à faire,
visiblement.
Un sourire méchant étira les lèvres de Stanley et ses yeux restèrent fixés
sur le couloir où Matthew venait de s’engouffrer, sa valise à la main. Il en
ressortit quelques secondes plus tard, tel un diable jaillissant de sa boîte,
le corps raidi par la colère, le visage figé comme un masque.
– Qu’est-ce que tu as foutu de mes affaires ?
Stanley s’empara d’une carte de visite et la lui tendit.
– Je les ai fait livrer dans cet hôtel où je t’ai gracieusement réservé
troisnuits.
Matthew ne prit pas la peine de s’emparer de la carte. Stanley la laissa
tomber avec mépris et la regarda voleter librement avant d’atterrir sur le
parquet.
– Tu me chasses de chez toi ?
Stanley releva la tête.
– Ça m’en a tout l’air, dit-il.
Il crut déceler un chagrin réel chez son amant à être maltraité de la
sorte. Ce n’était pas un jeu, cette fois, comme cela avait pu être si souvent
le cas, il n’y avait aucune place pour la légèreté, aucune distance, aucun
humour, tout était pesant jusqu’à l’air autour d’eux qui semblait aussi
étouffant que leur silence. Matthew se servit un verre d’alcool et l’avala
cul sec, un deuxième verre subit aussitôt le même sort puis il se versa une
dernière dose du liquide ambré avant de s’affaler dans le fauteuil voisin, là
où Stanley avait eu si souvent l’occasion de converser avec Wallace. La
pénombre de la pièce créa une confusion dans l’esprit de Stanley.
Matthew et Wallace, même s’ils étaient tous les deux de taille imposante,
ne se ressemblaient pas, mais à la faveur de cette obscurité et de la
quantité d’alcool qu’il avait ingurgitée, aiguillonné surtout par son cerveau
qui ne voulait pas complètement abandonner au passé son ami disparu,
leurs corps et leurs visages se superposèrent en une entité trouble où se
détachaient alternativement l’image de l’un et celle de l’autre. Stanley
réalisa avec douleur que ces deux hommes allaient devoir s’effacer
définitivement de sa vie. Retrouver un semblant d’équilibre et de joie de
vivre exigeait de faire le deuil non pas d’un mais de deux de ses meilleurs
amis.
Matthew ne bougeait pas, ses yeux fixaient un point vague, à quelques
mètres devant lui. Soudain sa voix s’éleva, tendre et sombre :
– Je ne crois pas te l’avoir jamais dit mais j’ai perdu mon père
quandj’avais huit ans.
Il s’arrêta quelques secondes, se tourna vers Stanley et, notant
l’attention qui se lisait sur son visage, il reprit :
– Il est mort en pleine nuit d’une attaque cérébrale, j’ai été réveillé par
lescris de ma mère dans la chambre d’à côté, des hurlements de folle, je
me suis levé, j’ai poussé la porte de leur chambre, ma mère était
penchée sur le corps de mon père, elle s’est retournée et s’est
précipitée sur moi pour m’empêcher de voir ce qui se passait, elle m’a
traîné violemment par le col de mon pyjama dans le couloir, elle m’a
poussé à l’intérieur de ma chambre et m’a enfermé à clef, j’ai attendu
debout dans le noir, je n’osais pas allumer ma lumière de peur d’être
puni, et puis le médecin est arrivé, des gens ont commencé à débarquer,
le lendemain on m’a envoyé chez des cousins que je ne n’avais jamais
vus, on m’a interdit d’assister à l’enterrement parce qu’on pensait que
ce n’était pas ma place, et quand je suis revenu à la maison une semaine
après, il n’y avait plus de trace de la présence de mon père, ma mère
s’était débarrassée de toutes les photographies où il apparaissait, j’ai
cru qu’il se cachait, qu’il allait revenir, de ne pas avoir vu son corps m’a
empêché de croire à sa mort, à partir de là je n’ai pas arrêté de le
chercher partout, tout le temps, son image me hantait, je crois que je
n’ai jamais cessé de vouloir le retrouver, même aujourd’hui.
Il avait parlé d’une traite pour ne pas risquer de flancher. Stanley se
leva, s’empara de la carafe de whisky et remplit leurs deux verres. Ils
burent encore et encore, jusqu’à ce que l’alcool les étourdisse. Puis
Stanley attrapa la main de Matthew et le força à glisser avec lui sur le sol.
Ils se déshabillèrent et firent l’amour. Ils savaient que ce serait la dernière
fois, alors ils le firent avec toute la délicatesse et la prudence dont ils
étaient capables. Leurs anatomies s’emboîtaient tendrement, leurs torses,
leurs cuisses, leurs bras, leurs sexes trouvaient naturellement un refuge
dans les cavités du corps de l’autre, tout était simple et lent, leurs gestes
étaient généreux, aucun des deux ne voulait heurter son partenaire ou le
décevoir ; parfois ils s’embrassaient, leurs mains entremêlées accrochées à
leurs visages, ils s’échangeaient la chaleur de leurs souffles, leurs lèvres et
leurs langues bataillaient un moment puis ils repartaient dans des caresses
d’une grande indulgence. Ils finirent par s’endormir dans les bras l’un de
l’autre.
Le lendemain matin, Matthew avait disparu. Stanley remarqua qu’il avait
emporté la petite carte de l’hôtel. Voilà, c’est fini, se dit-il avec tristesse.

À l’issue de cette séparation, Stanley revit Harry qui, détestant le côté


affairiste et opportuniste de Matthew, s’était éloigné du couple tout le
temps de leur liaison. Stanley ressentait de l’admiration pour Harry, il était
généralement impressionné par les gens qui, contrairement à lui,
arrivaient à faire passer leur petite personne au second plan de leurs
préoccupations et militaient pour un bien commun, universel. À ce stade
de sa vie, il avait surtout besoin de donner du sens à son existence et
Harry, par l’exemple de son engagement, était de tous ses amis le plus à
même de l’aider à y parvenir.
Harry s’était fait écarter du mouvement qu’il avait créé plus de quinze
ans auparavant, au début des années cinquante, au moment le plus tendu
de la « chasse aux sorcières » lancée par le sénateur McCarthy, en raison
d’éléments conservateurs qui n’admettaient rien de ses positions
radicales, mais cela ne l’avait pas découragé de poursuivre son combat.
Il avait coutume d’organiser des réunions dans son appartement, où il
invitait des amis mais aussi des gens d’horizons divers qu’il avait
rencontrés dans des bars ou ailleurs. Toutes sortes de sujets étaient
abordés : aux échanges de vues sur les législations en vigueur ou sur le
point d’être adoptées s’entremêlaient les confessions intimes – certains se
laissaient aller à faire leur coming out devant les autres membres du
groupe – et la description des sévices ou des discriminations dont des
personnes de l’assemblée avaient été les témoins ou les victimes.
Ils étaient une trentaine ce soir-là, entassés dans le salon exigu. Harry se
leva, salua la petite assemblée. Son discours prit rapidement un tour
politique. À l’époque – c’était tout juste un an après l’assassinat du
pasteur Martin Luther King – le mouvement des droits civiques des
populations afro-américaines avait atteint une ampleur considérable.
Harry voyait dans l’évolution de cette contestation un modèle à suivre
pour sa propre communauté.
– Nous sommes en totale opposition avec le racisme blanc américain,
avec le fait que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres
toujours plus pauvres, nous sommes en parfait désaccord avec toutes les
agressions et les guerres impérialistes d’où qu’elles viennent, c’est pour
cette raison que nous soutenons les revendications des Noirs, des femmes,
des Latinos et que nous nous alignons sur leurs combats. Par notre lutte,
nous voulons non seulement tendre la main à nos frères et à nos sœurs
que l’on persécute, mais aussi donner à la société une image de nous plus
intelligente et plus authentique que l’affreuse caricature qui prévaut
aujourd’hui dans l’esprit de la majorité des gens.
Il se mit à parler plus fort :
– L’homosexualité est un état parfaitement naturel, c’est même un
état defait, une manière de vivre, nous devons apprécier notre sexualité
pour ce qu’elle est, sans jamais nous sentir inférieurs ou coupables. Notre
but ultime est d’atteindre une vie totalement libérée ! Et nous y
parviendrons !
Ce discours eut son petit succès, des applaudissements fusèrent. Même
s’il estimait que lui-même avait modérément souffert de l’ostracisme des
autres, Stanley réalisa avec stupeur le lien étroit qui l’unissait à cette
communauté de gens qui venaient d’horizons si multiples et avaient pour
point commun d’être maltraités en raison de l’ignorance et des préjugés
de leurs semblables. Stanley n’avait jamais été enclin à rejoindre une
cause, quelle qu’elle soit, il ne se reconnaissait dans aucune formation
organisée – sa conscience même de la chose politique était biaisée par
son appartenance au milieu si privilégié où il était né –, mais ce discours,
cette foi en la puissance de l’individu, en la force immense de ses propres
convictions le galvanisèrent. Il se leva et applaudit à son tour.
Par la suite, il ne manqua aucune des réunions chez Harry. Il s’y fit des
amis et même quelques amants. Aucun d’eux ne s’encombrait de
sentimentalité, le sexe était simple et, d’une certaine façon, auréolé de
pureté. Il fréquenta à plusieurs reprises un certain Joe, un type du
Montana que les lumières de la ville avaient attiré et découvrait,
émerveillé, les multiples possibilités de rencontres qui s’offraient à lui au
sein d’un réseau d’amitiés impensable dans la petite ville où il avait vécu et
où il se morfondait dans la plus grande solitude. Le type était jeune, vingt
ans de moins que lui. Stanley, en le fréquentant, repensa à Wallace, à cette
obsession de la jeunesse qui l’avait mené à sa perte. Puis il chassa cette
idée qui le déprimait. Il s’était engagé devant Harry à se réformer, à opérer
une sorte de révolution intérieure qui devait le mener à reprendre
possession de son existence, une volonté qui impliquait une vigilance de
chaque instant : il lui fallait sans cesse lutter contre une part de son esprit
qui le réduisait à n’être qu’une version appauvrie et craintive de ce qu’il
appelait son « nouveau moi ».
Deux mois après leur séparation, Stanley apprit par son réseau
professionnel que Matthew avait du jour au lendemain disparu de la vie
d’Arnold, lequel en avait été abasourdi et mettait sur le dos de son fils ce
qu’il ne percevait autrement que comme une trahison. Personne ne savait
où Matthew avait fui et même s’il était encore à New York. Stanley
ressentit une double satisfaction à ce départ inopiné : il le vengeait de
l’affection que son père ressentait à l’égard de son ancien amant, il le
prémunissait surtout de tout rapprochement éventuel avec quelqu’un
dont l’influence sur sa personne avait été si nocive.

Une nuit de la fin juin, Stanley reçut un coup de fil de Joe, sa voix était à
la fois joyeuse et affolée :
– Oh, Stan, il faut absolument que tu descendes ici, il est en train de se
passer un truc énorme.
Joe vivait dans le Village, au sud-ouest de Manhattan, le meublé qu’il
louait se situait exactement à l’intersection des rues Grove et Christopher.
De sa chambre au quatrième étage, il avait une vue idéale sur un bar
nommé The Stonewall Inn. L’endroit – à l’époque le plus grand club
homosexuel du pays – était en l’occurrence un club privé auquel il fallait
s’inscrire pour pouvoir entrer. Comme la plupart des bars de ce type, il
était la propriété de la mafia qui devait régulièrement graisser la patte aux
autorités pour être autorisé à poursuivre son activité.
Il fallait beaucoup d’abnégation pour passer une soirée dans cet
établissement où l’on risquait à chaque instant de voir surgir des flics qui
pouvaient sauvagement – et sous des prétextes mineurs – vous tabasser,
où l’alcool était horriblement frelaté et la bière diluée, où il n’y avait pas
de système d’eau courante pour laver les verres, où les clients les plus
fortunés – particulièrement les hommes mariés – pouvaient à tout
moment se voir dénoncés par le propriétaire s’ils ne lui versaient de
grosses sommes en échange de son silence.
Il était plus de deux heures du matin quand Stanley débarqua au
Stonewall, devant lequel s’amassaient des dizaines de personnes : des gays
tenaient tête aux policiers qui venaient d’organiser une rafle massive dans
l’établissement. Stanley s’arrêta, ébahi, des injures sifflaient, la foule
hurlait, vociférait contre cette intrusion. La tension montait. C’était
extraordinaire, jamais encore des flics n’avaient été tenus à distance sur
leur territoire. Stanley aperçut Joe et le rejoignit.
Une heure plus tôt, une petite armée de policiers avait pénétré dans le
club, menés par l’inspecteur qui avait méticuleusement planifié la
descente dont il estimait qu’elle allait sonner le glas de cet établissement
sordide – dont les généreux pots-de-vin profitaient pourtant à sa brigade.
– C’est la police, nous prenons possession de l’endroit ! avait hurlé
l’inspecteur.
Le bar était surpeuplé, des hommes, jeunes en général, se mêlaient à
des travestis, à des transsexuels, à des lesbiennes, à des gays à peine sortis
de l’adolescence dont la plupart avaient été contraints de quitter leur
foyer et survivaient comme ils le pouvaient dans la rue, le plus souvent en
se prostituant. Sur les deux pistes – l’établissement était le seul du Village
où l’on pouvait vraiment danser – les couples se défirent avec un mélange
de colère et de lassitude. Les policiers commencèrent par réquisitionner
l’alcool frelaté que le propriétaire du lieu, un mafieux ironiquement
dénommé le Cerveau, concoctait pour sa clientèle. Tandis que certains
policiers prenaient les dispositions nécessaires pour découper à la
tronçonneuse le comptoir en bois, d’autres se mirent à séparer en deux la
population du bar : d’un côté ceux qu’ils allaient laisser filer, de l’autre
ceux qu’ils allaient appréhender pour toutes sortes de raisons, la première
étant la manière dont leur tenue contrevenait à la loi de l’État qui
réclamait aux hommes de porter au moins trois pièces clairement
identifiables de la garde-robe masculine « officielle ». Les éléments du
premier groupe furent escortés les uns après les autres vers la sortie.
Quand ils se retrouvèrent à l’air libre, une chose inconcevable se passa qui
tenait à la fois d’un rêve et d’une réalité inimaginable. Au lieu de se
comporter en élèves obéissants comme cela avait été le cas lors de toutes
les descentes précédentes, aucun d’entre eux ne parut cette fois
déterminé à quitter les lieux. Tous semblaient au contraire répondre à
l’appel d’une voix secrète qui leur imposait de rester là, sur place, tous
semblaient avoir été frappés au même instant par la même volonté
supérieure. Ils se mirent à former un cercle de plus en plus dense autour
de l’établissement. Un policier en sortit et fendit la foule en traînant par le
bras une lesbienne qu’il venait de menotter. Quand il la força à monter
dans le fourgon, la femme se raidit, le flic la frappa au visage puis la poussa
violemment à l’intérieur du véhicule. Déployant une force surhumaine, elle
poussa du pied la porte du fourgon, en sortit et hurla à la foule d’intervenir
pour la protéger. Une telle résistance à l’autorité eut sur les manifestants
un impact extraordinaire. Des objets volèrent, au départ c’étaient des
pièces de monnaie, une pluie de dimes et de pennies – sans doute pour
symboliser les pots-de-vin que les propriétaires du bar versaient aux
autorités –, puis ce furent des canettes de bière, des bouteilles en verre ;
un pavé arraché au trottoir fit exploser une fenêtre au deuxième étage,
tout ce qui tombait sous la main des protestataires devenait un projectile.
La femme réussit à s’échapper et, au moment où elle se fondait dans la
foule, une pierre heurta le crâne du flic, son visage se mit à saigner
abondamment et il courut se barricader à l’intérieur de l’établissement où
il rejoignit ses collègues et les clients encore retenus.
Personne n’osait y croire. Ensemble, ils avaient fait reculer ceux qui, il y
a encore une heure, usaient de violence pour les faire dégager. Peu à peu
le sentiment de peur qui tenaillait le public se métamorphosa en une joie
immense d’avoir eu le courage de répondre à des années et des années de
brimades, d’humiliations, d’arrestations, de brutalités et de
discriminations aveugles. L’affaire attira des passants, puis des habitants
du quartier, et le bouche-à-oreille aidant, très vite de nouveaux
manifestants arrivèrent de tous les quartiers de la ville, grossissant les
rangs ce qui s’apparentait de plus en plus clairement à une émeute. À un
moment, quelqu’un mit le feu à une poubelle qui, à son tour, enflamma la
façade du bar. Aussitôt une brigade de pompiers, flanquée d’un
commando armé, déboula, les pompiers prirent en charge l’incendie
tandis que les membres du commando parvenaient à exfiltrer ceux qui se
trouvaient à l’intérieur. Les policiers, masque de protection sur le visage et
matraque à la main, se mirent à charger les émeutiers pour les disperser
au-delà de la Septième Avenue mais la foule, tel un serpent prodigieux, se
scindait à chaque fois en plusieurs groupes qui revenaient, infatigables, au
point d’où ils étaient partis, surgissant dans le dos des forces armées
comme si cette fois c’étaient eux qui les chargeaient. Cela dura des heures.
Personne ne sut jamais ce qui cette nuit-là avait poussé à la rébellion
cette population dont on avait fini par glorifier la résilience. Au matin du
premier jour, quand la lumière brûlante du soleil d’été vint mordre les
visages amochés des émeutiers, les gens se regardèrent, estomaqués. Les
milliers de débris de verre qui jonchaient la rue scintillaient comme des
diamants, tandis que l’air empestait le soufre et le plastique brûlé. C’était
à la fois beau et répugnant. Une chose était certaine : un moment
historique venait d’avoir lieu, chacun en avait conscience, même s’il était
impossible d’en mesurer les effets futurs.
Imitant des centaines de curieux, Stanley et Joe pénétrèrent
religieusement à l’intérieur du bar. Le juke-box qui servait à animer les
pistes de danse était saccagé et gisait renversé. Le distributeur de
cigarettes avait subi le même sort. Partout des chaises fracassées, des
éclats de verre, des litres de bière répandus en larges flaques qui
poissaient le sol. Il y avait bien évidemment quelque chose de pénible dans
ce spectacle de désolation, mais ce qui prévalait ne tenait pas de la
tristesse ou du regret. Un sentiment nouveau fleurissait le visage de la
plupart des gens, qu’il n’aurait pas été faux d’interpréter comme de la
fierté.
À l’extérieur, une dizaine de très jeunes types se prirent par les épaules
et, formant une ligne impeccable à la manière des danseuses des Ziegfeld
Follies, ils se mirent à lever bien haut leurs jambes en parfait synchronisme
tout en chantant en chœur un air joyeux et entraînant :

We are the Village girls


We wear our hair in curls
We wear our sweaters tight
We give the guys a fright…

Les gens éclatèrent de rire. D’ailleurs ils éclataient de rire pour un rien
comme si un poids trop lourd leur avait enfin été ôté de la poitrine. En
pleine rue, certains osaient se tenir par la main quand d’autres allaient
jusqu’à s’embrasser sous le regard de dizaines d’inconnus. Tous
semblaient s’être débarrassés de la peur qui les tenaillait à l’ordinaire.
– Regarde-les, dit Stanley à Joe. Ils ont perdu cet air blessé qu’ils
avaienthier.
Quand le chœur des garçons acheva son numéro, des applaudissements
éclatèrent, puis une voix s’éleva, forte, assurée :
– Gay Power !
La foule se tut, estomaquée par ce mot gay – qui passait alors pour
obscène – associé au mot power qui faisait clairement référence au Black
Power inventé par le mouvement radical des Black Panthers. La voix
récidiva, une fois, deux fois, de manière encore plus agressive, alors la
foule, d’abord timidement, puis de plus en plus fort et de plus en plus
massivement, reprit cette manière de slogan qui revêtait une puissance
politique indiscutable. Ces deux mots se répercutèrent de bouche en
bouche, comme un mantra destiné à regagner une énergie perdue ou
oubliée.
Quand les cris se turent, une autre voix hurla :
– God save the queens !
Et là, ce fut un déchaînement de rires libérateurs.
L’émeute dura encore cinq jours et cinq nuits pendant lesquelles des
milliers de contestataires – dont Joe et Stanley étaient partie prenante – se
vouèrent corps et âme à affronter les autorités policières.
Puis Stanley reprit ses habitudes, son travail, il cessa peu à peu de
fréquenter Joe, un sentiment nouveau l’habitait. D’avoir été au cœur de
ces événements l’avait bouleversé. Il le savait : ce n’était pas seulement lui
qui était différent, c’était surtout le monde tel qu’il l’avait vécu jusqu’à
présent qui se devait de changer.
DEUXIÈME PARTIE
1973

La première fois que Luca Salvi se fit insulter par un adulte en raison de
ses préférences sexuelles, ce fut par son père Maurizio.
Ce jour-là, à peine son époux rentré du travail, Jeanne lui avait fourré
entre les mains un cahier à spirale auquel elle n’aurait jamais dû avoir
accès mais qu’à force de curiosité malveillante elle avait fini par dénicher
l’aprèsmidi même dans la chambre de leur fils.
– Lis par toi-même, supplia Jeanne, suffocante.
Elle semblait si fébrile et si empressée de se débarrasser de ce carnet
volé qu’on aurait pu penser que les mots qu’elle y avait trouvés lui avaient
brûlé les yeux et les doigts. Maurizio en lut de brefs passages, avec des
grimaces d’indignation et de colère de plus en plus marquées.
Brutalement, il abandonna sa lecture, se précipita à l’étage et ouvrit avec
fracas la porte de la chambre de son fils.
– Sale petit pédé ! hurla-t-il en pénétrant dans la pièce.
Luca, penché sur sa table de travail, se retourna et se leva d’un bond.
Son père marchait vers lui tandis que sa mère restait prostrée dans
l’embrasure de la porte, suppliante et muette, ses mains tremblantes
croisées contre sa poitrine. Maurizio avançait en agitant frénétiquement le
cahier. Luca comprit le vol de sa mère et sa trahison. Son père fut vite à
quelques centimètres de son visage, il répéta l’insulte de manière plus
lente, plus vicieuse, en déformant exagérément sa bouche lippue, son
visage était comme agrandi sous l’effet de la fureur, ses globes oculaires,
striés de rouge, donnaient l’impression de rouler follement dans leurs
cavités, de sa gorge émanaient des exhalaisons putrides dues à trop
d’alcool et de tabac. Cela faisait longtemps que Luca ne s’était pas
retrouvé dans une proximité aussi flagrante avec son père, il s’éloigna de
son bureau et recula, dégoûté, ses épaules claquèrent contre un des murs
de sa chambre, son visage était un masque sans vie, il tremblait.
– C’est ça que tu aimes écrire, petite pourriture, ce genre de putain
d’histoires dégueulasses ? vociféra Maurizio en secouant le cahier flétri
sous le nez de son fils.
Il ouvrit le carnet, arracha certains feuillets et les déchira l’un après
l’autre dans des gestes pleins de sauvagerie. Les pages virevoltaient et
retombaient en lambeaux sur le parquet, mettant à nu une écriture fine et
serrée que Luca avait composée dans la plus grande intimité. L’adolescent
sentit qu’on le violait. Il aurait pu éclater en sanglots mais son corps
refusait de se laisser aller à tout témoignage de faiblesse. Au contraire, ses
muscles se tendirent, ses bras se raidirent le long de son torse, ses poings
étaient serrés à en avoir mal, il aurait voulu cogner son père jusqu’au sang
sauf qu’on n’affronte pas à mains nues un tel type. Parfois Maurizio
s’arrêtait, lisait pour lui-même un passage du cahier, tirait la langue dans
une mimique de dégoût grossière en imitant les borborygmes que l’on fait
en vomissant, puis il arrachait la page qu’il venait de parcourir avec une
mine d’écœurement, comme si elle était infestée de poison. Tout cela
était empreint d’une théâtralité répugnante.
– Comment peux-tu, espèce d’enculé ? cracha-t-il encore, comme si
sonexaspération justifiait le recours aux mots les plus orduriers.
Luca tenta de lui arracher le cahier des mains mais son père fut plus
rapide : sa paume épaisse et lourde gifla à toute volée la joue et l’oreille de
son fils, qui entendit un craquement à l’intérieur du crâne, l’adolescent de
seize ans vacilla, mais se rétablit aussitôt, sans même porter la main à son
visage, et il fixa son père droit dans les yeux.
– Ne me regarde pas comme ça, petite pédale.
Luca ne cilla pas pour autant. Une autre claque s’abattit, du même côté
du visage du garçon, avec la même violence. Luca sentit du sang
s’échapper de sa narine, une longue coulure écarlate vint caresser ses
lèvres, entra dans sa bouche, se mêla à sa salive, lui laissant dans la gorge
un goût métallique. Il renifla. Et soudain renonça. Il ne voulait plus rien
faire qui aurait pu exciter la hargne de son père. Il voulait que tout cela
cesse. Ils se regardèrent. Luca finit par fermer les yeux pour ne plus rien
voir. Maurizio interpréta cette réaction comme un acte de contrition
acceptable : il poussa un long soupir, tourna les talons et sortit. Quand
Luca rouvrit les yeux, sa mère le regardait avec un air dénué d’empathie.
L’adolescent fut révolté par le manque de compassion dont faisait preuve
cette femme qui l’avait tant aimé et si souvent consolé.
– Comment as-tu pu lui faire ça, Luca ? implora Jeanne gravement,
avantde rejoindre son mari au rez-de-chaussée.
Ce n’était pas la première fois que Luca subissait la violence de son père,
l’homme imposait sa loi par la force, dans sa famille comme dans son
entourage. Il était à la fois intraitable et invincible, personne en tout cas ne
semblait en mesure de lui résister. Jeanne était la seule à oser s’interposer
en faveur de son fils, au risque de se voir elle-même châtiée pour son
insoumission. Ce soir, les choses – les rapports de force – avaient basculé.
La honte et le dégoût qu’elle ressentait désormais pour son fils la
détachaient de lui, probablement pour toujours.
L’adolescent ressentit dans son ventre la réalité physique de cette
séparation fatale d’avec sa famille, les pages arrachées puis violemment
déchirées par les mains de son père – avec la complicité immonde de sa
mère – renvoyaient symboliquement à cette rupture avec laquelle il allait
maintenant devoir compter. Quelque chose d’inédit allait démarrer, un
cycle de vie s’achevait, une autre histoire allait nécessairement s’écrire et
cela l’effrayait. D’un côté comme de l’autre, ce qui venait d’avoir lieu ne
pourrait jamais être ni oublié ni même pardonné, de la même façon
qu’une épine impossible à déloger du pied où elle s’est plantée vous
rappelle en permanence sa douloureuse présence. Qu’allait-il se passer
pour lui désormais ? De quels sentiments, de quelles joies, de quelles
peurs sa nouvelle existence serait-elle constituée ? Serait-il plus simple de
vivre les aléas de la vérité que les arrangements du mensonge ? Luca eut
du mal à ne pas se sentir affreusement abandonné. Il observa les pages
déchirées qui jonchaient le sol, s’agenouilla et se mit à les rassembler. Ses
gestes, d’abord pleins d’énergie, ralentirent. Un chagrin incontrôlable,
comme une déferlante, l’envahit ; la douleur survint, implacable, un
bourdonnement résonna sous son crâne, ses muscles se relâchèrent au
point que son corps se retrouva sans aucune force, il s’affaissa à même le
parquet, telle une poupée de chiffon, et explosa en larmes. Plutôt que des
sanglots, c’étaient des petits cris qui n’avaient rien d’humain, de légers
grognements entrecoupés de mugissements rauques, une complainte
animale nourrie par des années de douleur et de solitude. Puis il finit par
s’endormir.

Luca avait déjà été confronté à la toute-puissance de l’injure. Depuis son


entrée au collège, il était régulièrement harcelé. D’un point de vue
physique, il n’était pas très différent des autres garçons, il était même plus
costaud que la plupart d’entre eux, il n’était pas efféminé, son attitude
correspondait en tous points au rôle social qu’un garçon était supposé
jouer ; ce qui le distinguait des autres tenait beaucoup plus à son caractère
et surtout à ce qu’il n’était pas. Sans doute parce qu’il s’était toujours senti
profondément différent de ses camarades – sans pouvoir au départ mettre
des mots sur la nature réelle de cette différence – il cherchait
constamment à éviter leur compagnie. Il entrait certainement dans ce
comportement un sentiment instinctif de survie qui le poussait à limiter les
interactions avec des gens qui auraient de toute façon fini par l’ostraciser.
Cette stratégie de fuite, acceptable à l’école primaire, devint suspicieuse
au collège, où les garçons étaient censés s’affronter et se mesurer les uns
aux autres, où ils étaient en tout cas conviés à constituer une forte
communauté d’intérêts. Très vite on constata la mise en retrait de Luca, sa
répugnance à faire front avec ses camarades, à se mêler à leurs jeux
violents. Démarra alors une stratégie de harcèlement orchestrée par les
plus grands. Ce furent d’abord des interpellations, des rappels à l’ordre – à
leur ordre –, des invitations à ce qu’il rentre dans le rang, mais rien n’y
faisait, on l’accusa de marquer son mépris – qui était-il pour se croire ainsi
supérieur ? – puis on en vint à imaginer d’autres raisons à cet évitement :
s’il ne se trouvait pas bien en compagnie des mâles, c’est peut-être qu’il
n’en était pas vraiment un luimême. Un jour, en cinquième, l’insulte
suprême éclata. C’était à la fin des cours. Il était en train de descendre
l’escalier pour rejoindre la sortie quand trois élèves des classes supérieures
l’arraisonnèrent et le coincèrent contre le mur. Après quelques menaces
verbales dont il était coutumier, il entendit le mot fatal, qu’un des trois
garçons prononça mollement, sans colère, de façon abominablement
légère. « Pédé ». Comme les vibrations d’un gong continuent à se faire
entendre bien après que le coup a été porté, le crâne de Luca résonna
pendant de longues secondes de la douleur de cette insulte. De tout
temps, il avait vécu dans la terreur d’avoir un jour à entendre ce mot
haineux. Cette invective le terrorisait, il savait qu’elle lui exploserait tôt ou
tard à la figure ; jusqu’alors ce vocable renvoyait à un fantasme, mais une
fois proféré il entrait dans la réalité matérielle de son existence, il le
définissait aux autres, il le réduisait à l’infamie d’être uniquement ce que
ce mot impliquait. L’insulte fut prolongée par de petites attaques
perversement inoffensives : des bourrades, des coups de pied vicieux, des
claques légères qui lui piquèrent les joues plus qu’elles ne le firent souffrir.
Puis les trois autres consentirent à le laisser s’enfuir. Ce jour-là, Luca aurait
pu mourir. À la sortie du bus scolaire, il se précipita sur la côte, au creux de
ces paysages tourmentés qui avaient tant de fois hébergé son chagrin, il
escalada les blocs de granit qui surplombaient l’océan et se retrouva sur le
plus haut d’entre eux. À ses pieds, le remous des vagues dessinait des
creux vertigineux, l’eau blanche s’engouffrait dans les anfractuosités du
relief puis surgissait, remplie d’une énergie nouvelle, pour se fracasser
dans un vacarme assourdissant contre la roche dure dont le mica étincelait
dans la lumière rasante du soir. Luca hurla longtemps son ressentiment et
sa haine, les yeux fermés, les tendons de son cou bandés comme des arcs,
sa bouche semblable à un trou noir vomissant vers le ciel sa souffrance.
Puis, épuisé, il regarda en contrebas. La mer déchaînée explosait en un
bouillonnement d’écume qui faisait comme un lit de mousse d’une
blancheur immaculée où il eut envie de se laisser tomber, il resta
longtemps à observer ce spectacle sauvage, il aurait pu sauter mais
quelque chose le retint.
Par la suite, au collège, il fut encore plus prudent, encore plus solitaire.
Au cours des récréations, il était courant qu’il se réfugie dans les toilettes
et qu’il en ressorte uniquement quand la cloche sonnait pour la reprise des
cours. De temps à autre l’injure fusait au détour d’un couloir, d’un escalier,
du brouhaha d’une salle de classe, traîtreusement, dans son dos, le plus
souvent à voix basse, comme un soupir plein de fiel dont on aurait pu
douter de la réalité. Luca se fichait de savoir qui l’avait prononcée, cela
aurait pu être n’importe lequel de ses camarades, de toute façon tout le
monde s’était donné le mot et savait, il le voyait bien aux regards en coin
qu’on lui lançait ou à certains sourires satisfaits. Désormais, où qu’il aille,
d’où qu’il vienne, il avançait droit devant lui, sans s’encombrer de rien ni
de personne. Une fois, deux types essayèrent de le provoquer. Luca – qui
depuis l’incident s’était entraîné à se défendre – planta son poing dans le
ventre du plus dangereux des deux. L’autre suffoqua, revint à la charge,
Luca riposta en abattant son poing contre sa joue. Le combat cessa.
Comme ce n’était pas la réponse qu’on attendait d’une « tante », à partir
de là on se méfia de lui. Il passa en quatrième, puis en troisième, il devint
un grand à son tour, et même un grand un peu plus solide que la
moyenne, de sorte qu’on finit par le laisser tranquille.

Vers huit heures, Luca fut réveillé par les bruits de vaisselle et les
rumeurs du journal télévisé qui montaient du rez-de-chaussée. Il réalisa
que ses parents ne l’avaient pas appelé pour le dîner. Il avait faim. Il ne
réfléchit que quelques secondes avant d’ouvrir sa fenêtre, il attrapa à deux
mains le tuyau de la gouttière et se laissa glisser jusqu’au sol. Il enfourcha
sa bicyclette qu’il avait abandonnée contre le muret d’entrée, parcourut
quelques kilomètres et rejoignit une bâtisse en pierre à la lisière d’une
longue langue de sable, qui se détachait en contre-jour contre le ciel
mordoré. Il constata qu’il y avait de la lumière au rez-de-chaussée. Il se
débarrassa de sa bicyclette sur le gravier en bas du porche d’entrée et
sonna.
La porte s’ouvrit sur Elsa.
– Oh mon Dieu, Luca, mais tu saignes ! cria-t-elle en le découvrant.
Luca avait oublié d’essuyer le sang qui avait coulé de sa narine. Elsa
l’entraîna dans la cuisine, humecta une serviette sous le robinet et lui
tendit le tissu humide.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? s’enquit-elle à voix basse.
– Je peux voir Paul ? demanda-t-il poliment.
Elsa ne chercha pas à en savoir plus sur ce qui amenait ce garçon chez
elle à cette heure. Elle lui caressa la joue.
– Il est dans son bureau, tu peux monter, dit-elle en s’emparant
doucement de la serviette souillée.
Luca grimpa les marches qui menaient à l’étage et frappa à la porte. À
peine eut-il pénétré dans le bureau qu’il prononça ces mots :
– Ils savent.
Le visage de Paul se figea. Il posa vivement le journal qu’il était en train
de lire, se leva, attira le garçon contre lui, l’enveloppa de ses bras et le
serra pendant de longues secondes. Puis il l’invita à s’asseoir dans le
fauteuil qui faisait face au bureau.

C’était une accumulation de circonstances qui avait fait éclore une


amitié entre Paul et Luca, que plus de trente ans séparaient.
Depuis leur séjour à l’hôpital où le même jour elles avaient donné
naissance à leurs fils, Jeanne et Elsa étaient restées proches l’une de
l’autre. Les deux couples se fréquentaient de temps en temps mais
c’étaient toujours les mères qui insistaient pour que ces rencontres aient
lieu, ni Maurizio ni Paul n’en étant réellement friands. Au cours de ces
retrouvailles, Paul eut maintes fois l’occasion de constater le caractère
taciturne de Luca, la manière qu’il avait de s’isoler, de s’emparer d’un livre
et de s’y plonger pendant des heures tandis que son propre fils était enclin
à des divertissements plus tapageurs. D’ailleurs, les deux garçons ne
s’entendaient guère, leurs jeux, quand ils les partageaient, étaient toujours
émaillés de chamailleries.
Alors que les deux familles fêtaient les treize ans des deux adolescents –
c’était l’époque où Luca subissait encore une pression répétée au collège
–, on entendit du vacarme à l’étage en provenance de la chambre de
Yann : des cognements sourds suivis de bruits de chute, et puis des
hurlements et des cris de douleur étouffés – clairement on se battait là-
haut. Paul et Maurizio se précipitèrent, la porte de Yann était fermée, Paul
l’ouvrit en grand et se figea une seconde, ahuri : les deux gamins roulaient
par terre l’un sur l’autre, cela n’avait rien d’un jeu, c’était barbare, leurs
torses, leurs genoux, leurs jambes s’entrechoquaient férocement, ils se
bourraient de coups de poing le visage, la poitrine et le ventre, ils se
tiraient par les cheveux, comme s’ils voulaient se déchiqueter. Paul se jeta
sur Yann qui était à cet instant au-dessus de Luca, il le prit violemment par
le bras et le jeta de l’autre côté de la pièce où il atterrit sur le plancher
dans un bruit sourd.
– C’est lui qui a commencé ! protesta aussitôt le gamin, mais on
sentaitque c’était faux, le genre de chose que l’on affirme quand on se
sent soimême en faute.
– Luca ? fit Maurizio en se tournant vers son fils. C’est vrai ce
qu’ilraconte ?
Le visage de Luca resta fermé. Malgré les efforts répétés des deux pères,
il leur fut impossible de tirer quoi que ce soit de consistant de l’un ou
l’autre des deux adolescents.
Plus tard, quand tout le monde fut parti, Elsa et Paul revinrent à la
charge. Et Yann comprit que ses parents ne lâcheraient pas.
– Je ne joue pas avec les pédés, finit-il par murmurer.
– Yann ! hurla Elsa. Je t’interdis de dire une chose pareille.
– Il n’y a pas que moi, cria le garçon pour se disculper, tout le monde
ledit !
Paul en resta suffoqué, incapable de réprimander son fils. Il lui semblait
que c’était à lui que l’adolescent avait adressé cette insulte. Elsa le
regarda, les yeux pleins d’une douceur inquiète. Depuis le jour où elle avait
découvert la vérité sur son mari, ils n’en avaient jamais reparlé. Ils vivaient
ensemble dans un statu quo peut-être encore plus difficile à supporter que
le mensonge. Leurs échanges étaient aussi paisibles qu’inconsistants,
empreints d’une politesse exagérée et inopportune, ils ne faisaient plus
que se frôler, leurs corps paraissaient empêtrés par des conventions
sociales qui n’appartiennent pas à des gens mariés, leurs échanges
physiques avaient perdu ce naturel qui est à la fois le terreau et le garant
de la complicité entre deux êtres. En conséquence, Paul ne s’autorisait
plus rien. Ce n’était même plus frustrant, la puissance du tabou que la
révélation avait engendrée était telle qu’il ne lui serait pas venu à l’idée de
le transgresser. Un soir – c’était la seule fois que le sujet avait réapparu –
elle lui avait glissé qu’il devrait peut-être sortir, qu’il en avait le droit,
qu’elle pensait même que ce serait bien qu’il rencontre d’« autres gens ».
Par ces mots on aurait dit qu’elle évoquait des fantômes ou, pire, des
pestiférés, ce dont elle n’avait pas eu conscience elle-même mais que Paul
avait ressenti. La simplicité de sa gentillesse l’avait refroidi, elle l’avait fait
se sentir encore plus coupable que si elle lui avait interdit de vivre sa vie,
de sorte que désormais il ne faisait plus rien ni avec elle ni avec personne.
À la suite de cette révélation sur la sexualité présumée de Luca, Paul
tenta de trouver une occasion de croiser l’adolescent et d’échanger avec
lui. Il se sentait redevable de quelque chose, il voulait le prévenir, il voulait
adoucir sa souffrance, lui épargner des expériences qu’il avait vécues, lui,
et que peut-être Luca n’aurait pas à vivre s’il était informé de leur danger ;
ne pas aller vers ce gamin, ne pas essayer de l’épauler apparaissait à Paul
comme une lâcheté et même une trahison envers sa propre personne.
Bien sûr, il lui serait impossible d’affronter le sujet de front, après tout il
n’était pas censé connaître la vérité le concernant – il n’était même pas
certain que ce soit la vérité d’ailleurs, peut-être était-il lui-même, par cette
seule supposition, en train d’alimenter l’abominable flot de suspicion et de
préjugés dont souffrait déjà l’adolescent.
L’occasion se présenta une dizaine de jours plus tard. Ce fut Luca qui
vint le solliciter pour un devoir sur les techniques de pêche, il ne
connaissait personne de mieux placé pour le renseigner là-dessus. Quand
Paul y réfléchit par la suite, il réalisa que ce prétexte était fallacieux. Luca
avait-il entrevu quelque chose qui l’incite à s’adresser à lui ? Quoi qu’il en
soit, il accepta de retrouver l’adolescent dans un café à l’orée de la grande
plage.
Le sujet scolaire épuisé, Paul se tourna vers Luca.
– Pourquoi vous vous êtes battus avec Yann l’autre jour ?
Luca baissa la tête. Son visage rond était fermé, ses yeux noisette
illuminés par une force immense, il avait hérité de son père ce caractère
obstiné dans lequel, contrairement à lui, on ne décelait aucune colère ni
aucune volonté de détruire.
– Est-ce que tu te fais maltraiter, Luca ?
– Maltraiter ?
– Par les autres, oui. Est-ce que tu as des amis au collège ?
– C’est ce que Yann vous a dit, que je me faisais « maltraiter » ? dit-
ildoucement. C’est le mot qu’il a employé ?
Il semblait sincèrement curieux de savoir.
– Ce n’est pas le mot que tu aurais utilisé, toi ?
Luca eut une moue boudeuse, interrogative. Il tourna la tête, posa ses
coudes sur ses genoux, croisa ses doigts avec lenteur et fixa quelque chose
droit devant lui. Paul comprit que ce n’était pas dans le but d’éviter son
regard, il n’y avait aucune gêne dans son attitude, aucun désir non plus de
se dégager de cette conversation, il semblait ne pas être réellement
concerné par cet interrogatoire, en tout cas cela ne l’affectait pas outre
mesure, il avait dû, à force de questionnements et de batailles, résoudre la
plupart des conflits intérieurs que cette situation d’exil avait fait naître en
lui. C’est à ce calme parfait que Paul comprit qu’il était effectivement
harcelé par les autres.
– On y va ? dit-il en déposant sur la table le prix de leurs
consommations.
Sans avoir besoin de rien se dire, ils se mirent à marcher côte à côte vers
la plage toute proche. L’eau bouillonnait en bordure du rivage en
abandonnant au sable de longs filaments d’écume mousseuse que le vent
dispersait alentour sur des buissons de spergulaire rouge. Rabattus par le
courant marin, des fragments de bois flotté aux longues épines
blanchâtres s’entremêlaient à des ramures de varech, à des coquillages
tapissés de nacre, à des os de seiche, à des plumes de calmar. Des nuages
pareils à de la fumée claire s’entortillaient dans le ciel. Tout était calme et
invitait à une retraite de la pensée. Les deux hommes avançaient à pas
lents, sans un mot. Luca enleva ses chaussures, Paul l’imita, leurs pieds nus
foulèrent les étendues sablonneuses et parfois de larges territoires
d’algues lourdes et spongieuses où leurs orteils s’enfonçaient en drainant
une eau tiède.
Puis la voix de Paul s’éleva, lumineuse, sans artifice. Il évoqua son
enfance, la façon dont il avait très tôt découvert ce qu’il allait toute sa vie
être dans la contrainte insoutenable de dissimuler aux autres, le mélange
indicible d’émerveillement et de honte qui était né de cette confrontation
soudaine avec son désir, la sensation d’être en permanence habité,
façonné, régenté par deux réalités antagonistes faisant qu’il était
constamment double, double de corps, double de langage, double
d’essence. Il parla de la façon dont il avait dû apprendre à apprivoiser ces
deux segments irréconciliables de lui-même, son identité sociale et son
identité intime, à être à la fois le « bon petit garçon » et l’« obscène ».
– Je ne me suis jamais totalement débarrassé de cette idée de faute
quej’aurais commise, ajouta-t-il. Je vis encore avec après toutes ces
années.
Luca, tête baissée, l’écoutait sans jamais marquer de surprise ou
d’étonnement, sans jamais poser de questions non plus.
Paul évoqua ensuite ce garçon prénommé Michel dont il avait croisé le
chemin sur la Côte de lumière, des années auparavant. Il décrivit la
brutalité de l’insulte dont il avait été la victime, l’impétuosité de l’attaque
qui en avait été la conséquence et par-dessus tout l’impression étrange
qu’il avait ressentie que ce type était en fait dans son bon droit, qu’il
n’avait, lui, que ce qu’il méritait, qu’il l’avait peut-être même bien cherché.
Enfin il parla de la guerre et de sa rencontre avec Stanley. Pour la première
fois, il utilisa le mot « amour ».
– J’aimerais tellement que tu le rencontres un jour, conclut-il. C’est la
personne la plus merveilleuse qui se soit jamais trouvée sur ma route.
Paul se tut brusquement comme si l’évocation de son Américain devait
nécessairement parachever sa confession.
Cette déclaration soudaine et le sens profond qui s’en dégageait
constitua pour Paul un moment d’une importance capitale. Il n’en avait
peut-être pas encore conscience mais il était clair qu’en se dévoilant ainsi,
de manière aussi spontanée et aussi loyale, il n’avait pas seulement
cherché à aider Luca à se débrouiller sur certains chemins piégés qu’il avait
lui-même empruntés, c’était au monde qu’il s’était adressé, il avait fait le
choix de s’exposer enfin tel qu’il était, c’était le coming out qu’il n’avait
jamais eu l’occasion d’adresser à quiconque, et surtout pas à Elsa puisque
c’était sa « culpabilité » et non sa « vérité » qui avait constitué le pivot de
leur échange. Qu’il l’ait fait à cet instant à une seule personne n’avait, au
fond, que très peu d’importance.
Les deux avançaient maintenant tête baissée dans le silence fragile,
empli de grâce, qui prolonge la magie de tout instant de vérité. La mer
avait commencé de recouvrir par à-coups le rivage et l’absorbait en de
lents mouvements giratoires qui s’étendaient à l’infini jusqu’à rencontrer
le cobalt du ciel. Leurs pieds, en s’enfonçant dans le sable gorgé d’eau de
mer, dessinaient des séries d’auréoles concentriques dont les fins contours
étincelaient dans la lumière. Paul était encore bercé par l’écho de sa
confession, quelque chose de moelleux, de chaud et d’apaisant l’habitait.
L’adolescent se retourna vers lui et le regarda avec une intensité
particulière, les yeux brillants, le visage débarrassé des ridules de
souffrance qui l’assombrissaient à l’ordinaire.
– Je vous remercie, Paul, c’est très important pour moi que vous ayez
pume dire ça.

Il était plus de dix heures quand l’ombre massive de Maurizio Salvi


s’avança sur le porche. Pour calmer sa nervosité, il remua la tête en
expirant profondément, reniflant comme un cheval qui piaffe dans son box
avant la course. Puis il se décida à sonner. Elsa vint lui ouvrir.
– Il est là ? demanda-t-il tout à trac.
Elsa le regarda avec mépris.
– Il nous a dit que tu l’avais battu.
– Elsa, mêle-toi de ce qui te regarde.
– Contrairement à ce que tu penses, Maurizio, ça me regarde si tu
batston fils.
Il s’avança d’un pas et, de sa main puissante, chercha à l’écarter de son
chemin en faisant pression sur son épaule, tout le corps d’Elsa résista à
cette poussée, elle fit un pas de côté pour l’empêcher d’avancer, se posta
raide devant lui, croisa les bras contre sa poitrine, le défia du regard.
– Ici c’est ma loi qui règne, pas la tienne.
– Appelle-le. Dis-lui de venir sur-le-champ.
Elsa ne bougea pas.
– S’il te plaît, ma petite Elsa, dit-il avec une gentillesse sarcastique.
Cela n’eut bien sûr pas plus d’effet. Maurizio plissa les yeux et inspira
longuement par le nez.
– La loi, Elsa, la loi des hommes, la justice des hommes aussi, qui
estbien plus forte que ta petite foutue loi personnelle, dit que vu que je
suis son père, j’ai le droit de ramener mon fils chez moi, où il vit, et que
quiconque essaie de m’en empêcher commet un sacré putain de délit.
À cet instant, Paul apparut dans l’escalier. Luca se tenait derrière lui.
Maurizio tendit le bras.
– Ramène-toi ici, Luca. Ta mère est morte d’inquiétude.
– Il va dormir ici ce soir, Maurizio, dit Paul, c’est mieux pour tout
lemonde, il faut que les esprits se calment.
Les poings de Maurizio se contractèrent. Il sentit qu’il n’en avait pas fini
avec cette famille, avec ce fils, avec la honte d’avoir un tel fils. Les ennuis
ne faisaient que commencer, il le savait. Sa gorge se serra.
– Putain, les esprits sont super calmes là, ils sont vraiment super
supercalmes, je te dis ! Enfin merde, Paul, c’est pas possible quand
même ! dit-il en étouffant sa rage.
Puis, renonçant à toute courtoisie :
– Tu me fais chier, mon gars, tu me fais vraiment chier !
Paul ne bougea pas. Elsa empêchait toujours Maurizio d’avancer mais il
paraissait clair que d’une seconde à l’autre il n’hésiterait pas à la bousculer
pour rejoindre Luca, l’arracher à l’emprise de Paul et le traîner hors de
cette maison.
– Rends-moi mon fils, bordel ! beugla-t-il.
Luca se raidit, effrayé, il se mit à descendre les marches mais, au
moment où il allait dépasser Paul, celui-ci l’arrêta d’une main.
– Personne ne bouge.
Paul descendit jusque dans l’entrée où Elsa s’effaça légèrement pour
laisser le champ libre à son époux qui se retrouva face à Maurizio. Les deux
hommes étaient de taille comparable, Maurizio était plus lourd mais Paul
plus solide. Personne n’aurait pu parier sur l’issue d’une confrontation
physique entre eux.
– Je ne pense pas que ce soit judicieux que tu restes plus longtemps.
– Judicieux, mon cul ! Je veux mon fils. Pas question que je reparte
sanslui.
Maurizio, sourcils froncés, avait le visage haineux. Il avait hâte d’en finir,
de se retrouver chez lui à boire une bière ou bien occupé à autre chose,
mais certainement pas d’affronter ce type qui n’avait jamais été son ami,
en qui il n’avait jamais eu confiance.
– Bon Dieu, putain, ça suffit maintenant !
Il s’avança, bouscula Paul, mais celui-ci le retint fermement par le bras.
Si Maurizio avait insisté, il aurait cogné, c’était certain, mais il s’arrêta dans
son élan : Luca, que personne n’avait vu descendre l’escalier, s’était
rapproché.
– Pour l’instant, c’est ici que je me sens le plus en sécurité, papa.
– Ils t’ont bourré le mou, ces imbéciles, viens, dit Maurizio sur un
tonlanguissant.
– Ce n’est pas Paul qui veut que je reste, c’est moi qui suis venu
letrouver pour qu’il me protège de toi et aussi de maman.
Un long moment chacun se tut, suspendu à la parole de l’adolescent.
– C’est ce que des parents devraient faire normalement, donner à
leurenfant l’impression qu’ils sont capables de le défendre envers et
contre tout, de l’aimer, d’être fiers de lui, de l’élever, tu entends, papa,
de l’élever, c’està-dire de le porter beaucoup plus haut qu’il ne pourrait
le faire tout seul, c’est à ça que servent les parents, à faire grandir leur
enfant, au sens le plus beau du terme. Mais vous, vous avez échoué à le
faire, vous m’avez au contraire rabaissé, vous m’avez humilié, vous avez
voulu me détruire parce que je n’étais pas fidèle à l’image que vous
auriez voulu que je renvoie. Sauf que je n’ai pas à être fidèle à quoi que
ce soit de cet ordre-là, c’est au contraire à vous de m’accepter tel que je
suis. Ce n’est pas un choix qui m’aurait subitement été offert et que
j’aurais fait à la légère pour vous agacer ou je ne sais quoi, je n’ai pas
décidé d’agir contre vos intérêts personnels, il ne s’agit pas de vous mais
de moi, uniquement de moi, de ma vie, de ce que va être ma vie, de
tous les obstacles que je vais rencontrer, de toutes les claques que je
vais encore me prendre, de toutes les insultes et toutes les moqueries et
tous les ricanements dont je vais être la cible, tout le temps, où que
j’aille, jusqu’à ce que je crève. C’est à cela que vous devriez penser, vous
devriez vous préoccuper de me protéger contre tout ce qui va m’arriver
au lieu de vous en foutre comme vous le faites, au lieu de me taper sur
la tronche en me traitant de « sale pédale » et d’« enculé ».
Il y eut un long silence, où se lisaient à la fois la consternation du père et
l’émotion des deux autres adultes. Luca se sentait vide, d’avoir autant
parlé – et de cette façon – à son père lui avait ôté toute substance, il aurait
pu tomber, il fallait que quelque chose arrive, vite. Heureusement, Paul
ouvrit la porte de l’entrée, il se plaça derrière le montant en bois, la paume
sur la poignée, attendant que Maurizio ait compris que sa seule issue était
d’abandonner son fils à la douceur et à la compréhension de cette maison,
pour ce soir au moins.
1977

Depuis plusieurs mois Stanley se demandait à quoi pouvait bien


ressembler ce jeune type que Paul l’avait prié de cornaquer à son arrivée à
New York. Il avait reçu la lettre en mai, le mois de septembre en était à son
début. Le ton était poli et suppliant.

Cher Stanley,
Cela m’ennuie de te demander ce service, j’imagine que tu es très
débordé, mais pourrais-tu de temps en temps prendre soin de Luca, dont
je t’ai déjà parlé, au moins dans les premiers moments de son
installation ? Il peut paraître fort mais, je le connais, il est vulnérable
aussi, il est tellement excité à l’idée de partir vivre là-bas, de te
rencontrer, je ne voudrais pas, enfin, tu me comprends, je ne voudrais
pas qu’il soit déçu…

Stanley avait répondu que ce serait avec un grand plaisir qu’il se


chargerait de guider les premiers pas de ce jeune homme auquel Paul
semblait si attaché, en sous-entendant perfidement qu’il y avait sans
doute une raison particulière et souterraine à un attachement aussi grand,
ce à quoi Paul avait réagi de manière pincée – si tant était que Paul puisse
être autrement qu’extrêmement affable avec Stanley – en lui affirmant
que Luca était pour lui comme un fils, un argument qui était supposé clore
le débat, la réponse du berger à la bergère.
Stanley commença à être fixé sur le compte de Luca quand un jeune
homme portant un encombrant sac à dos sur les épaules et un sac de
voyage dans chaque main s’extirpa de la foule des voyageurs qui
s’égaillaient ce jeudi 8 septembre dans les allées du terminal 6 de
l’aéroport JFK. Luca se figea, posa ses deux sacs sur le sol, chercha autour
de lui en plissant les yeux quelqu’un qui pourrait correspondre à l’image
qu’il se faisait de Stanley. Celui-ci, à l’abri d’une colonne publicitaire,
s’autorisa à le faire patienter quelques secondes afin de mieux le détailler.
Stanley constata qu’il émanait de ce jeune homme de vingt ans une
curieuse combinaison de douceur et de sauvagerie. Il était grand et
musculeux, ses gestes avaient quelque chose de brut, raides et nerveux,
tandis que son regard marron, adouci par d’incroyables cils fournis et
soyeux, était d’une bienveillance désarmante. Son visage ovale était
couronné par d’épais cheveux noirs, bouclés, en désordre. Sur ses mains
solides, les tendons sous la peau dessinaient des lames épaisses et viriles.
Il a des mains d’assassin, pensa Stanley, satisfait, avant de s’approcher de
lui.
– Luca, je présume ?
Le garçon sourit.
– Stanley !
Puis, confus :
– Paul m’a dit que je pourrais sûrement vous appeler par votre
prénom.
Stanley acquiesça. Luca était impressionné de rencontrer cet homme.
Sous le masque de l’âge, il retrouva la beauté que Paul lui avait si souvent
décrite. Ils se serrèrent la main puis Stanley l’invita poliment à le suivre.
Luca, marchant derrière lui, l’observa quelques instants : cet homme aux
cheveux d’un blanc parfait paraissait si jeune et si ouvert à toutes choses, il
avait dû passer l’été à se cacher du soleil, à rechercher l’ombre, sa peau
était à peine hâlée, il était vêtu d’une chemise blanche et d’un costume de
lin vert amande.
Soudain, alors qu’ils sortaient du terminal, ce fut un chaos de klaxons et
d’injures. Luca releva la tête, trois lignes parallèles de taxis jaunes
encombraient une large avenue qui se concluait au loin par un
enchevêtrement de rampes d’accès à des bretelles d’autoroutes, les
chauffeurs se hurlaient dessus, certains étaient prêts à en venir aux mains,
Luca ne reconnaissait pas un mot de la langue dont ils faisaient usage,
c’était effrayant de violence et de nouveauté, un arrachement à tout ce
qu’il connaissait. Il inspira longuement par les narines, l’air surchargé de
particules toxiques pénétra ses poumons, son abdomen se gonfla. Enfin j’y
suis, se dit-il en expirant. Il eut à cet instant le pressentiment que quelque
chose d’unique était en train de se passer, que cet homme qu’il suivait lui
ouvrait symboliquement la voie vers un territoire inconnu qui allait
bouleverser son existence, de sorte qu’il ne fut qu’à moitié surpris en
apercevant la limousine qui les attendait. Le chauffeur le débarrassa de ses
bagages qu’il posa dans le coffre avec des gestes pleins de prévenance,
tandis que Stanley l’invitait à s’installer à l’arrière. Aussitôt, le véhicule
démarra. Ce fut d’abord le silence puis Stanley se tourna vers Luca.
– Vous venez faire quoi ici, jeune homme ?
– Des films.
Stanley en attendait plus.
– Je suis inscrit à l’école de cinéma de New York University. Je veux
êtreréalisateur. Paul s’est renseigné, il trouve que c’est un bon endroit
pour ça.
– Comment va-t-il ?
– Bien, très bien, il vous donne le bonjour, répondit Luca sans réfléchir.
Stanley eut une petite moue de déception. Cette dernière phrase collait
si mal à leur histoire. Le garçon fut assez perspicace pour s’en rendre
compte.
– Il n’a pas dit ça, je suis désolé, il ne m’a rien dit d’ailleurs. Paul
n’estpas très à l’aise avec les mots ou avec les déclarations. Il est plus
simple que ça.
À la sortie de Randall’s Island, la ville se déploya brutalement devant eux
: une interminable théorie d’immeubles s’étalait sur des dizaines de
kilomètres à partir de Battery Park à la pointe sud de l’île jusqu’à Harlem
qui en constituait la partie nord. La nuit était tombée, les milliers et
milliers de fenêtres des tours façonnaient un décor ininterrompu de
lumières, un puissant rayon argenté tournoyant sur le toit d’un immeuble
gigantesque illuminait le noir du ciel. C’était une vision tellement
documentée qu’elle paraissait familière même à ceux qui débarquaient
pour la première fois à New York. Et pourtant. Stanley observa la mine de
Luca, il était sous le coup d’une émotion violente, il ne pouvait détacher
les yeux de cette composition architecturale alambiquée qui le renvoyait à
quantité de musiques, à quantité de sons et de dialogues, à quantités
d’images, son cerveau s’était mis à reconstruire une séquence composée
de tous les films qu’il avait ingurgités les mercredis et les dimanches après-
midi dans la pénombre de son ciné-club. Stanley regarda à son tour la
Skyline et s’aperçut que sa capacité à s’émerveiller – de ce spectacle
comme de beaucoup d’autres choses – semblait s’être définitivement
tarie. Il envia ce jeune homme d’arriver à ressentir aussi intensément ce
sentiment de nouveauté et, surtout, de ne pas chercher à s’en cacher.
– Moi, il y a longtemps que je ne m’étonne plus de rien, dit
Stanley,faussement joyeux, sans doute dans le but de faire un bon mot
qui tomba à plat.
Luca eut une petite moue triste, un air sombre affadit son visage.
– Vous êtes toujours aussi sérieux ? s’inquiéta Stanley.
– Oh non, dit Luca en retrouvant brusquement son énergie, je suis
désoléde faire cette tête, je peux être drôle aussi, enfin pas toujours
mais la plupart du temps, oui, je suis assez comique. Parfois sans le
vouloir d’ailleurs.
Stanley sourit. Depuis l’arrivée de ce garçon, il ne pouvait s’empêcher de
faire le parallèle entre son humilité et celle de Paul, d’imaginer ce
qu’avaient pu être leurs rapports, leurs conversations. Il fut tiraillé par un
léger sentiment de jalousie.
– Parlez-moi de Paul. Est-ce qu’il est heureux au moins ?
Luca choisit soigneusement les mots qu’il allait employer.
– Je n’en suis pas certain, non.
– Ah, fit Stanley avec dépit.
– Paul est un rêveur qui n’a jamais rencontré personne qui le fasse
vraiment rêver.
Il ajouta, gêné :
– À part vous, bien sûr.
– Paul est la plus belle personne qui soit entrée dans ma vie, dit
Stanleyavec tristesse. Il ne pouvait malheureusement pas y rester très
longtemps.
Ce n’était pas uniquement une question de fuseaux horaires.
Il baissa la tête et regarda ses chaussures.
– Il est peu probable que le vrai Stanley aurait continué à le faire
autantrêver.
La limousine descendit tout le côté est de la ville, roulant des beaux
quartiers qui longeaient Central Park sur la Cinquième Avenue jusqu’aux
rues malfamées du Lower East Side, avant de s’arrêter au coin de la
Première Avenue et de la 10e Rue.
– Vous voilà arrivé, annonça Stanley.
– Merci pour tout, dit Luca en lui tendant une main timide.
Stanley la saisit en souriant. Luca sortit, sa portière claqua. Le chauffeur
l’aida à récupérer ses bagages. Alors qu’il s’éloignait, Stanley descendit sa
vitre et lui lança :
– J’organise un petit dîner samedi soir. Peter passera vous chercher à
sixheures au même endroit, ça vous va ?
Luca le remercia d’un large sourire puis il se retourna pour s’engouffrer
dans la 10e Rue. Il s’arrêta une dizaine de mètres plus loin devant un
bâtiment bas et étroit en piteux état. Les pilastres qui saillissaient des
murs étaient pour la plupart délabrés, la pierre blanche était maculée de
longues dégoulinures de suie qui couraient sur toute la façade. Le long des
fenêtres encrassées, un escalier de secours métallique rongé par la rouille
montait du premier étage jusqu’au toit, quatre étages plus haut. Luca
grimpa les quelques marches qui séparaient la rue du palier d’entrée et
sonna. Son colocataire, un type d’une vingtaine d’années, vint lui ouvrir et
l’introduisit dans le deux-pièces exigu que les services sociaux de
l’université leur louaient au rez-de-chaussée. Mike était étudiant dans le
même programme de la Film School, il venait de Seattle, il était trapu, avec
le visage prématurément ridé des gens qui n’ont jamais vécu ailleurs qu’au
grand air ; ses cheveux touffus et raides, couleur de paille, étaient ramenés
derrière ses oreilles et lui descendaient jusqu’aux épaules. Luca ne
comprenait qu’un mot sur deux de ce qu’il disait, son accent était
rocailleux, c’était comme s’il avait la bouche pâteuse en permanence. Mike
avoua passer beaucoup de temps à pourchasser les cafards dans le coin
cuisine de l’appartement, notamment les plus gros qu’il emprisonnait dans
de petites fioles remplies de formol alignées sur le haut du réfrigérateur –
il n’avait trouvé que ça pour se divertir.
– Tu ne sors jamais ? s’inquiéta Luca.
– Le moins possible, je déteste New York, fit l’autre d’un air
grognonavant de s’enfermer dans sa chambre.
La première nuit, Luca eut du mal à fermer l’œil : le système
d’alimentation en eau chaude – dont les tuyaux passaient à quelques
centimètres de ses oreilles – était vétuste, sans doute obstrué parce que
jamais entretenu et on aurait juré qu’un illuminé s’acharnait à frapper au
marteau les parois de métal. Ayant définitivement renoncé à s’endormir,
Luca se leva à cinq heures et sortit aussitôt dans la rue, sans même
prendre une douche de crainte de réveiller Mike et de s’exposer à sa
mauvaise humeur.
New York s’éveillait, ses rues étaient presque désertes, il découvrit un
quartier sale et miteux, des ombres humaines arpentaient les trottoirs ou
étaient affalées contre les boutiques minables qui les bordaient. Il marcha
au hasard, sa caméra Beaulieu Super 8 à la main – un cadeau de Paul avant
son départ –, à l’affût, il ne voulait pas céder à la facilité d’un guide, il ne
voulait pas être un touriste en balade, il voulait éprouver la ville de la
façon la plus instinctive qui soit, il se voyait comme un chasseur qui
poursuit une proie dont la piste sans cesse lui échappe. De temps à autre il
filmait quelques secondes d’une scène pour tenter de capter la fragilité
d’un instant particulier : l’envol d’un sac plastique gonflé par le vent contre
les étages d’un gratte-ciel, le miroitement des vagues sur l’East River, les
ronflements bruyants d’un ivrogne endormi sur un banc. Marchant le long
des quais, Luca ne mit pas longtemps à se rendre compte du côté
foutraque et labyrinthique de cette ville – malgré un tracé en grille qui
paraissait si conventionnel au premier abord –, il s’étonna de
l’accumulation extrême de styles, du contraste si criant entre l’extrême
pauvreté et l’extrême richesse, il réalisa surtout que la force de cette cité
tenait bien plus à l’étrangeté et à la folie de ses habitants qu’aux
dissonances de son architecture, ou bien alors était-ce le mélange des
deux qui était si frappant, justement : ces genslà dans cette ville-là ?

Luca n’eut pas à hésiter longtemps sur les vêtements qu’il porterait pour
le dîner de Stanley : il n’avait qu’une chemise et un pantalon qui
correspondaient à l’idée assez vague qu’il se faisait d’une tenue habillée.
Peter, le chauffeur, vint le chercher à six heures précises. Stanley
l’accueillit chaudement et le présenta à chacun de ceux qui étaient déjà
arrivés.
– Voici Luca, c’est un grand ami de Paul, mon soldat français.
Tout le monde semblait connaître l’histoire.
– Il va devenir réalisateur, ajoutait Stanley.
À chaque fois, des encouragements enthousiastes accueillaient ces mots.
Une demi-heure plus tard, tous les invités étaient là, huit hommes –
outre Luca – de tous les âges et formant un éventail assez représentatif
des tendances intellectuelles du moment : un publicitaire, deux
journalistes – du New York Times pour l’un, de Rolling Stone pour l’autre –,
un avocat spécialisé dans les droits d’auteur, un plasticien spécialisé dans
les néons, un auteur de fiction à succès, un critique d’art et un
conservateur du musée Guggenheim. On passa vite à table. Stanley s’était
adjoint les services d’une cuisinière et d’un maître d’hôtel qui jouait aussi
le rôle de sommelier. La conversation démarra, elle était divertissante,
protéiforme, un condensé plutôt brillant des préoccupations culturelles et
politiques de l’époque : l’état des lieux de la gouvernance de Jimmy Carter
depuis son accession au pouvoir en janvier dernier, la si époustouflante
soirée inaugurale de Jesus Christ Superstar au Longacre Theatre, et bien
évidemment, le « cas Anita Bryant », du nom de cette chanteuse populaire
qui, avec son association Sauvons nos enfants, était partie en croisade
contre les droits des homosexuels et dont l’impact sur les médias et les
consciences chrétiennes était phénoménal.
– Vous avez entendu ce qu’elle a dit ? « Si on donne des droits aux
gays,il faudra ensuite en donner aux prostituées, et pourquoi pas à ceux
qui couchent avec des saint-bernards ou à ceux qui se rongent les ongles.
» Des cris d’indignation fusèrent.
– Anita, on ne veut pas de tes enfants, on veut ton mari ! hurla l’un
desinvités.
Des rires éclatèrent.
La règle qui prévalait sur tout était de ne s’appesantir sur rien au risque
de paraître lourd et prétentieux, il fallait viser la légèreté, le bon mot, être
méchant n’était pas déconseillé mais à condition de ne jamais tomber
dans le commun ou la vulgarité, on pouvait également être précis dans son
argumentation sans apparaître trop informé ou trop intelligent, ce qui
aurait été perçu comme une marque de suffisance. Sans doute afin de
rendre le discours encore plus léger et parfois le trivialiser, on féminisait
les prénoms ou les noms en les faisant précéder de Miss ou de Lady : Miss
Stanley parci, Lady Whitman par-là…
Luca ne comprenait rien à ce qui se tramait, il se demandait même ce
qu’il faisait là et s’il n’y avait pas une certaine malignité de la part de
Stanley à l’avoir invité. Et puis son anglais, bien que solide, était encore
scolaire, insuffisant en tout cas pour saisir toutes les nuances de la langue
de ces gens sophistiqués, rompus aux jeux d’esprit.
Stanley se pencha vers lui.
– Vous devez sans doute nous trouver très mal élevés, Luca, mais c’est
larègle ici, vous devez vous jeter dans l’arène pour pouvoir vous exprimer.
Cela fait quelques années que les homosexuels ont cessé d’être polis ou
diplomates. C’est de cette manière que nous avons gagné le droit de nous
faire entendre, de nous mettre en avant, au risque de déranger les culs
bénis. Si nous avons pu finalement nous exprimer, c’est en accaparant la
parole, parfois de façon violente, parce que nous savions que cette parole,
personne ne nous l’aurait donnée autrement. Autour de cette table, nous
honorons ce privilège récemment gagné de pouvoir être impertinents, de
parti pris, de mauvaise foi et, de temps à autre, affreusement
grandiloquents.
Les traits de Luca se détendirent.
– Il n’y a aucune raison pour que vous ne participiez pas à la
conversation, continua Stanley. Pas nécessairement ce soir, mais plus tard,
quand l’envie vous en prendra.
– Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : vous aussi, vous
devrezapprendre à parler haut et fort si vous voulez exister, et pas
uniquement dans les dîners en ville.
Vers onze heures du soir, un certain Eugene débarqua et fut accueilli par
un concert d’applaudissements. Tout le monde l’appelait Docteur Eugene
en référence à la petite mallette qu’il traînait avec lui en permanence et
dans laquelle étaient rangés, dans de petits compartiments en plastique,
un nombre impressionnant de cachets et de gélules de toutes les couleurs
et de tous les formats – une collection d’uppers et de downers, qui vous
faisaient « monter » ou « descendre », au gré des circonstances ou des
nécessités du moment. Les dix hommes firent masse autour du nouvel
arrivant, chacun d’entre eux – hormis Luca, circonspect à l’égard de ce
pseudo-docteur – aussi excité qu’un enfant devant un étal de sucreries.
– Docteur Eugene, je reprendrais bien un peu de ces gélules roses
quim’ont donné tant de satisfaction le week-end dernier, dit l’avocat.
– Pour moi, ce sera le gros jaune, fit Stanley. Et aussi le petit bleu
lavande.
Puis :
– Et à notre ami Luca, j’aimerais bien faire goûter ce joli petit beige,
là,dit-il en désignant la chose d’un geste délicat de l’index.
Luca le regarda, apeuré. Stanley se pencha vers lui.
– C’est de l’ecstasy, croyez-moi, vous n’en mourrez pas.
Il lui tendit la pilule qu’Eugene venait de lui remettre.
– Normalement ça devrait vous faire plutôt du bien.
Luca s’empara du cachet qu’il considéra avec suspicion.
– Si vous vous décidez à l’utiliser, ne l’avalez pas par la bouche.
L’effetest encore plus miraculeux si vous vous servez de l’autre orifice à
votre disposition, précisa Stanley, hilare en constatant la mine interloquée
du garçon.

Vers une heure du matin, les dix hommes s’extirpèrent de la limousine


de Stanley pour rejoindre le Studio 54. Ils se frayèrent un chemin parmi les
quelque deux cents personnes qui attendaient avec une agitation nerveuse
la décision du physionomiste à l’entrée de les faire ou non pénétrer dans
le club. D’un signe des cinq doigts de sa main gauche, le type fit signe à
Stanley d’avancer, il semblait connaître chacun des éléments du groupe, il
hésita un instant en apercevant Luca mais comme Stanley avait eu la
bonne idée de le revêtir d’une veste de smoking en lurex qui correspondait
aux critères esthétiques en cours, il le laissa passer sous l’œil envieux et
parfois vindicatif de tous ceux qui étaient laissés en plan.
Cela faisait une bonne heure que Luca n’était plus tout à fait lui-même.
Un voile de sueur collait à sa peau et faisait étinceler son visage, ses yeux
étaient grands ouverts et ses pupilles dilatées comme celles d’un chat
qu’on aurait plongé dans l’obscurité. Il avait non seulement l’impression
de mieux voir, mais aussi de mieux saisir la moindre variation sonore, de
mieux ressentir sous ses doigts la texture des choses, de mieux apprécier
dans sa gorge le passage d’une simple gorgée d’eau glacée – dont Stanley
l’encouragea à faire un usage immodéré au cours de la soirée qui allait
suivre.
L’effet de la petite pilule beige fut démultiplié par l’arrivée de Luca dans
cette boîte surpeuplée où chacun paraissait dévoré par une fièvre animale
contagieuse. Tout lui parut inimaginable, hors de proportions. Au moment
où il mettait les pieds dans cet ancien théâtre, les percussions du tube
disco « It’s Raining Men » résonnèrent, assourdissantes, des milliers de
gens se mirent à hurler à l’unisson, yeux clos, nuques cassées, bouches
ouvertes tendues vers le plafond, tandis que des fumigènes envahissaient
l’espace sous les feux de centaines de projecteurs. Quand des
grondements de tonnerre se déchaînèrent dans la bande-son, l’espace fut
zébré d’éclairs d’une blancheur aveuglante et de fines gouttelettes d’eau
se mirent à tomber du plafond. La foule hurla d’excitation, bras levés et
mains ouvertes pour célébrer les bienfaits de cette source céleste.
Brusquement, une plateforme oblongue émergea d’une paroi pour se
déployer au-dessus de la piste. Les lumières s’éteignirent d’un coup. La
pluie redoubla d’intensité. Du noir jaillirent les pulsations acérées des
stroboscopes tandis que sur la scène amovible s’avançait le duo des
Weather Girls, surplombant la foule en transe à seulement quelques
dizaines de centimètres des milliers de mains tendues. Toutes les gorges se
contractèrent en même temps et les hurlements redoublèrent. L’espace
s’emplit de tremblements hallucinés, les couleurs s’atténuèrent, tout
devint d’un bleu électrique tandis que les silhouettes des danseurs
dessinaient des contours phosphorescents dépouillés de perspective. Il
sembla à Luca que chaque millimètre carré de son épiderme était traversé
par des dizaines d’aiguilles qui le maintenaient dans une énergie
bouillonnante. Jamais il ne s’était senti aussi vivant, aussi agile, aussi
réceptif à ce qui se déroulait dans son environnement proche, son corps
humide était parcouru de vibrations nouvelles, c’était comme si la pilule
qu’il avait ingurgitée l’avait extirpé de l’état léthargique dans lequel il
vivotait pour le propulser à un niveau physique et mental infiniment
supérieur, infiniment plus sensible. Jamais non plus il ne s’était senti aussi
rayonnant, aussi plein de sensualité, il souriait à tout le monde, il se sentait
heureux, il voulait faire profiter chacun de sa béatitude. Il se précipita vers
la piste de danse. Maintenant il fallait qu’il bouge, qu’il se déchaîne, qu’il
dissipe dans l’effort ce trop-plein d’énergie. Suivant l’exemple de quantité
d’autres types à ses côtés, il se mit torse nu.
Stanley fut frappé par la beauté de Luca à cet instant, dans cet endroit,
sous ces lumières. Ce fut comme une révélation. Stanley n’aimait pas
particulièrement les gens beaucoup plus jeunes que lui, il les trouvait le
plus souvent insipides, immatures, il se forçait à imaginer des choses
négatives sur leur compte afin de ne pas avoir à affronter la cruelle
déception de ne pas leur plaire. En réalité il ne faisait plus grand-chose
avec quiconque, il avait soixante-deux ans, il se sentait dépassé, non pas
encore vieux mais en décalage avec la réalité de son milieu, il n’avait plus
le courage d’affronter les autres sur le terrain de la séduction physique, le
monde homosexuel ne rendait pas grâce au passage du temps, c’était
probablement le milieu le plus terrible pour vieillir. Pour un type aussi
orgueilleux, prendre de l’âge était un mal affreux. Il s’accommodait mieux
des mots qui, eux, ne le trahissaient que rarement.
Luca ne s’arrêtait pas de danser. Bien que ses yeux soient grands
ouverts, son regard ne s’attachait à rien ni à personne. Son corps,
épousant les àcoups de la musique, frôlait constamment celui des autres
danseurs et finissait parfois, sans l’avoir cherché, par se frotter à eux. Ils
étaient nombreux sur la piste à le détailler avec envie. Il arriva à plusieurs
reprises qu’un type se rapproche et cherche à l’embrasser à pleines lèvres,
jamais Luca ne disait non, jamais non plus il ne se mettait en position de
réclamer ces caresses, tout cela n’avait pour lui aucune importance, il
évoluait sans conscience, dans un état de réceptivité et de volupté
incontrôlé. Stanley ne le quittait pas des yeux, il émanait de ce garçon une
simplicité et une grâce qui l’ébranlaient. Il se rapprocha de la piste et se
dirigea vers lui. Il l’attrapa par l’épaule, ses doigts rencontrèrent les pleins
et les déliés que formait sa clavicule puis glissèrent jusqu’à la naissance de
sa nuque, il fut bouleversé par le grain élastique de cette peau mouillée
par la transpiration et la pluie factice qui continuait de tomber, sa main
remonta jusqu’à l’arrière de ses cheveux et s’accrocha à une mèche
humide, ses lèvres se glissèrent jusqu’au lobe de son oreille. Bien qu’il ait
envie de le dévorer, de plaquer sa bouche contre la sienne comme tous
ces types autour de lui allaient finir par le faire, il se contenta de lui
murmurer une phrase dont il ne saisit qu’après coup le côté théâtral :
– Il est trop tard pour moi, je m’en vais.
Puis il s’écarta, sortit de sa poche un billet de vingt dollars et le glissa
dans l’une des poches avant du jean de Luca.
– Prenez un taxi, ajouta-t-il en se penchant à nouveau vers lui.
Luca le regarda sans comprendre, les yeux écarquillés et vides. Stanley
n’était même pas certain qu’il l’ait reconnu.

Luca se réveilla avec difficulté, en tentant d’évaluer si sa douleur partait


de son crâne, de son ventre ou encore de ses cuisses. Il entendit un long
soupir et tourna la tête. Deux types de son âge collés l’un contre l’autre
dormaient dans son lit étroit. Sans être réellement surpris de leur
présence, il essaya de dérouler le fil qui aurait pu le renseigner sur la façon
exacte dont les choses s’étaient passées entre eux, mais au moment où il
commença à fouiller sa mémoire, il constata que sa douleur prenait de
l’ampleur et il renonça à solliciter son cerveau. Il se leva, enfila un caleçon,
sa gorge réclamait un café brûlant.
Son colocataire était assis à la table minuscule logée dans un angle du
coin cuisine.
– Salut, dit Luca, joyeux.
– Salut, dit Mike d’une voix sombre, la tête baissée.
Manifestement il faisait tout pour ne pas croiser le regard du Français.
Luca, qui avait déjà eu le temps de s’habituer à l’insatisfaction chronique
de son colocataire, se mit à farfouiller dans les placards à la recherche des
filtres et du café qu’il avait achetés la veille. La voix de Mike s’éleva dans
son dos :
– T’aurais pu me prévenir.
– Te prévenir de quoi ?
– Tu sais bien de quoi, putain.
– Aucune idée.
– Que tu en étais, bordel ! hurla Mike.
Luca se remémora les paroles que Stanley avait proférées la veille sur la
nécessité de parler haut et fort s’il voulait exister. Il sentit le souffle de la
voix de son aîné contre son oreille, cela aiguillonna sa volonté et son
courage, il se retourna avec un sourire.
– Et toi, est-ce que tu m’as mis en garde contre le fait que tu étais
hétéro ? Avec ce genre de réflexion, c’est ce que tu dois être, non ?
Tandis que Mike restait pétrifié, estomaqué, Luca imagina la façon dont
il aurait pu se présenter :
– Tiens salut, Luca, je m’appelle Mike, super content de t’avoir
commecoloc. Au fait il faut que je te dise un truc quand même, je suis
un peu honteux mais… j’aime… euh… enfin… je préfère les nanas, quoi.
Je sais que c’est carrément dégueulasse mais j’espère que ça te dérange
pas trop ?
– T’es rien qu’un con ! dit Mike en se levant furieux pour
s’enfermerdans ses quartiers.
– Mon cul n’a de comptes à rendre à personne ! hurla Luca en portant
ses deux mains à son crâne qu’une douleur lancinante était en train de
laminer.
Quelque chose d’extraordinaire surnagea néanmoins dans son esprit
embrumé : il n’en revenait pas, non du comportement de Mike – qui
n’était qu’à moitié surprenant – mais de sa propre réaction. C’était la
première fois qu’il affirmait aussi ouvertement une vérité qu’il s’était
toujours efforcé sinon de dissimuler, du moins de ne jamais exposer
frontalement. Depuis qu’il en avait conscience, il entretenait vis-à-vis de
son homosexualité un rapport ambivalent. Son éducation catholique
l’incitait à porter sur ses épaules le fardeau de ce que ses parents
considéraient comme une faute inexpiable. Son caractère rebelle allait
dans un sens exactement opposé et condamnait l’idée que ses actes
puissent avoir quelque chose de répréhensible puisqu’ils étaient guidés
par la seule puissance de son désir, sur lequel il ne pouvait de toute
évidence agir. De sorte qu’il se sentait à la fois « pur » et « impur »,
perpétuellement écartelé entre ces deux définitions morales de lui-même.
Il savait qu’en arrivant dans cette ville, étant ainsi livré à lui-même, n’ayant
à écouter que ses propres inclinations, il serait confronté à un choix à la
fois plus vaste et plus intime, un choix fatal qui allait décider une fois pour
toutes de la personne qu’il serait dans le futur. Ce choix était la résultante
de nombreux choix antérieurs et, parmi eux, celui de s’expatrier et de
mettre plus de six mille kilomètres entre sa famille et lui. Il sentit qu’il avait
atteint ce point de rupture où il pouvait décider d’être libre – avec toutes
les difficultés à exposer son véritable moi que cette liberté impliquait – ou
bien rester prisonnier de son silence – et ravaler chaque jour un sentiment
de trahison envers lui-même. Aujourd’hui, dans cette ville si particulière, à
cette époque si particulière où la prise de parole personnelle sur la
question devenait envisageable, il pouvait déterminer de dire ou de ne pas
dire ce qu’il était, de sortir du placard ou d’y rester à jamais.

À la demande expresse du jeune homme, Stanley fit découvrir à Luca ce


qu’il connaissait du monde gay de la ville, les endroits de fête comme les
lieux de drague. Le projet de Luca était encore vague mais chaque
escapade avec Stanley l’affinait un peu plus. Son idée n’était pas tant de se
divertir que d’observer la manière dont les gays se comportaient à
l’intérieur de ces territoires sociaux dont ils avaient eux-mêmes tracé les
frontières, de saisir les rôles qu’ils y endossaient, d’examiner jusqu’où ils
étaient désireux d’aller pour affirmer leur identité vis-à-vis de leurs
congénères et même du monde extérieur qui continuait parfois à leur être
si hostile. Les deux hommes naviguaient d’un endroit à l’autre, se mêlant à
la foule, examinant ses habitudes, ses rituels, ses idiosyncrasies. De ces
errances nocturnes naquit une complicité qui adoucissait la mélancolie qui
s’emparait désormais de Stanley dès qu’il se retrouvait dans la proximité
du jeune homme.
Luca comprit que ces lieux représentaient un terrain d’expression où le
questionnement sur son identité allait trouver une réponse plus globale et
peut-être plus radicale que ne l’aurait été une déclaration sur soi – qui lui
paraissait revêtir un caractère narcissique et même exhibitionniste. En ce
qui le concernait, s’affirmer en tant qu’homosexuel passait par l’exposition
des autres homosexuels au filtre de la subjectivité de son regard. Ce n’était
pas une dilution de soi dans ses semblables mais, inversement, un moyen
de se reconstituer à travers eux, grâce à eux.
Luca se mit un jour à filmer seul ce qu’il s’était jusqu’à présent contenté
d’observer avec Stanley. Il ne demandait jamais à ses sujets l’autorisation
de le faire, il voulait les prendre sur le vif pour éviter toute posture
artificielle de leur part, il était convaincu que ce côté voyeur et une totale
liberté d’action étaient indissociables de sa démarche. Quand ils le
surprenaient, la plupart des gens le laissaient faire – certains étaient
même assez satisfaits que l’on s’intéresse à eux –, ceux qui trouvaient à
redire finissaient en général par adhérer à son projet après qu’il leur en
avait expliqué le fondement, quant aux plus rétifs il s’engageait auprès
d’eux à ne jamais utiliser les images qu’il venait de voler. Son ambition
était de capter l’intensité et la fragilité de certains moments de la vie
quotidienne des gays dans des lieux où ils pouvaient enfin être eux-
mêmes. Il voulait documenter la façon dont l’existence de ces inconnus –
et peut-être aussi la sienne propre – lui apparaissait : un enchevêtrement
constant de joie et de tragique, de glorieux et de pathétique, d’émouvant
et de grotesque. Partout où il allait, il était à la recherche de cet instant
fugitif et magique, qui porte en lui la marque de l’éternité et de l’universel,
où le sujet, par un geste, un regard, un sourire, une grimace parfois, se
livre entièrement, sans en avoir conscience, à l’objectif de la caméra.
1981

Dans la salle à manger on n’entendait que les crissements du couteau à


beurre sur la biscotte d’Elsa. La lame métallique lançait de légers éclats de
lumière en dessinant des arcs de cercle jaunes et dorés sur la surface
ambrée du biscuit. Elsa reposa délicatement le couteau sur le beurrier,
plongea un coin de la biscotte dans sa tasse de thé, attendit quelques
secondes que le breuvage l’attendrisse, le porta à ses lèvres et le grignota
du bout des dents en tâchant d’être la plus discrète possible. Puis elle
recommença l’opération autant de fois que nécessaire pour venir à bout
de la tartine. Quand elle leva la tête, elle constata que Paul était toujours
absorbé par la lecture de son quotidien. Elle le regarda fixement,
longuement, Paul ne cilla pas, le regard de sa femme glissait sur lui aussi
sûrement que de l’eau aurait ruisselé sur leur toile cirée. Elle prit la cuillère
en argent qui reposait sur la soucoupe de sa tasse et l’agita sans raison,
uniquement pour faire retentir le métal contre la faïence, dans l’espoir
qu’il relève la tête à ce signal, qu’il la remarque et lui sourie peut-être,
mais en entendant ce tintement discret, Paul se sentit vaguement
dérangé, il eut un froncement des sourcils, ses paupières se plissèrent à
peine et ce fut tout. Elsa ferma les yeux, posa ses deux mains bien à plat
sur ses cuisses et inspira profondément.
Du jour au lendemain, le couple s’était retrouvé sans enfants à
demeure, face à face, témoins de leur solitude respective. La grande
maison était la plupart du temps muette, ils se parlaient peu, quand ils le
faisaient c’était à voix basse, comme si le bruit, même le plus ténu, était
devenu l’ennemi de l’équilibre de leur foyer.
Elsa rouvrit les yeux et se redressa sur son siège. Son visage affichait un
air déterminé, quelque chose venait de se déclencher dans son esprit.
– Paul, dit-elle en portant la voix.
Paul sortit de sa torpeur, il abaissa ses deux mains, le quotidien se
froissa sur ses genoux en y formant une manière d’accordéon, il
l’interrogea du regard.
– J’ai rencontré quelqu’un, annonça-t-elle d’une voix claire.
Paul ne dit rien. Toutes les strates de son corps s’étaient figées, en proie
à un courant glacé qui scellait ses mâchoires, molaires contre molaires,
langue contre palais. La souffrance irradiait de partout, comme si on l’avait
poignardé de part en part en plusieurs endroits simultanément. Il savait
pourtant que ce moment arriverait tôt ou tard mais il n’avait pas imaginé
la douleur qu’il ressentirait à ce moment-là. C’était lui qui avait poussé Elsa
à aller vers d’autres hommes – ce qu’elle n’avait jamais osé faire jusqu’à
présent –, qui avait insisté pour qu’elle reprenne sa liberté, maintenant
que leurs trois enfants étaient assez grands pour vivre loin d’eux. Il ne
voulait pas la « priver » de sa vie, comme il le lui avait dit récemment, une
expression qui avait mis Elsa hors d’elle car c’était dès le début, en tout cas
dès leur mariage il y a trente ans, qu’il l’avait privée de sa vie, qu’il l’avait
empêchée d’exister vraiment, qu’il l’avait immergée dans le mensonge et
la dissimulation ; puis elle s’était mise à pleurer, elle s’était excusée d’avoir
été si cruelle, ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire, ce n’était même pas
ce qu’elle pensait, tout n’avait pas été si mauvais au fond, ils avaient fait
ensemble trois beaux enfants, ce n’était pas rien quand on y réfléchissait,
et puis ils s’étaient aimés malgré tout, différemment des autres couples
certes, mais avec beaucoup de tendresse, d’affection et de respect l’un
pour l’autre, cela aussi comptait, en tout cas pour elle.
– Je le connais ? demanda Paul, une fois le choc de la nouvelle passé.
– Non.
– Un prof de ton lycée ?
Elsa refusa de répondre, et elle s’entêta à opposer le silence aux autres
questions de son mari :
– Cela fait combien de temps que vous vous voyez ? Est-ce qu’il
estjeune ? Comment est-il physiquement, enfin je veux dire, est-ce qu’il
est séduisant ? Est-ce que tu l’aimes, Elsa, à ça au moins tu peux
répondre, non ?
Voyant qu’il ne tirerait rien d’autre de son épouse, il se tut et respira
profondément, les yeux rivés sur ses chaussures.
Voilà des semaines qu’Elsa ruminait sa décision de révéler à son mari la
liaison qu’elle avait avec un professeur nouvellement arrivé dans
l’établissement où elle enseignait. Ce matin-là, exemplaire de tous les
matins de son existence par sa banalité et son inconsistance, ne lui parut
pas plus mauvais qu’un autre pour le faire.
– Je voudrais divorcer, lâcha-t-elle sans colère. Mais cela n’a rien à
voiravec lui.
D’abord Paul ne réagit pas, puis il posa les yeux sur elle avec un regard
de chien battu.
– Oh, Elsa, tu vas tellement me manquer, tu le sais, non ?
– Ne me regarde pas avec ces yeux-là, s’il te plaît, dit-elle en
détournantla tête.
Elle reconnaissait cet air pathétique dont elle ne voulait plus, elle
souhaitait en finir avec ces atermoiements et ces faiblesses qui la faisaient
reculer à chaque fois, qui lui faisaient trouver une bonne raison de rester
alors qu’il était criant qu’elle aurait dû partir depuis déjà longtemps. D’un
bond, elle s’arracha à sa chaise, agacée, pour débarrasser la table du petit
déjeuner. Paul se leva à son tour, il voulut l’aider. D’un signe de la main
elle refusa. L’air autour d’eux s’était épaissi, leurs respirations en
souffraient, leurs gestes aussi qui étaient devenus lourds et maladroits.
– Je crois que je vais faire un tour, dit Paul.
Elsa acquiesça d’un petit mouvement de la tête.

Dehors, l’été montrait ses premiers signes, l’air était tiède, par à-coups
ballotté par des courants venteux plus frais en provenance de l’ouest. Paul
prit la direction de la plage en s’efforçant de ne penser à rien. Toutes
sortes de nuances de verts coloraient les feuilles des châtaigniers et des
chênes bordant le chemin caillouteux qui menait à l’océan. De part et
d’autre de l’étroit passage, des buissons d’armérie maritime et de cassiope
explosaient en bouquets roses et blancs au milieu d’herbes folles et de
roches dévorées par un lichen crêpelé couleur olive. Paul rejoignit un
goulet en pierre qui descendait en pente douce vers la plage encore
déserte à cette heure. Il enleva ses chaussures, le sable était glacé, il
frissonna. Un horizon chaotique s’étalait devant lui. Par centaines, des
masses granitiques humides et scintillantes émergeaient des fonds marins,
la mer était un miroir argenté que le clapotis des vagues brisait par
endroits en éclats mousseux. Paul eut envie de se baigner. Il se déshabilla
et s’approcha du rivage. La lisière entre mer et terre était envahie par les
longues langues caoutchouteuses des laminaires, sur lesquelles il s’amusa
à glisser, ses deux jambes collées l’une contre l’autre, comme il le faisait
enfant. Quand ses pieds entrèrent en contact avec l’océan, son corps
tressaillit sous le froid mordant. Il s’immergea jusqu’aux genoux, sa main
en creux recueillit un peu d’eau salée, remonta vers sa nuque et la frotta
avec vigueur. Il s’avança encore, mouilla ses cuisses, son bassin, son torse,
enfin il se jeta tout entier dans la mer en poussant un cri de saisissement.
Le froid gela jusqu’à ses pensées. Il nagea sur une dizaine de mètres puis il
cessa d’avoir pied. Une sensation de liberté le saisit, son corps n’était plus
assujetti à aucune force terrestre, il fit une pirouette en avant, s’aida de
ses jambes pour plonger, mains et bras tendus, et s’enfoncer jusqu’au
tapis de galets qui recouvrait le fond. Il se saisit d’un caillou plat, remonta
à la surface, le lança au loin et l’observa rebondir à trois reprises dans des
brillances d’eau et d’écume mêlées avant de couler.
Paul sortit de l’eau et s’allongea sur le sable qui lui parut chaud en
comparaison. Il ferma les yeux, son esprit un temps atrophié revint à
nouveau l’envahir. Il repensa à Elsa, à l’immense tristesse de devoir
bientôt la perdre. Il se sentit sans attaches, seul et libre. Voilà ce que va
être ma vie désormais, se dit-il sans souffrance. Contre toute attente, il
éprouva un soulagement à entrer dans ce nouvel état. Dorénavant, il
n’aurait plus à dissimuler quoi que ce soit à quiconque, du moins dans son
environnement familial, puisqu’il n’aurait plus personne à qui s’adresser.
Elsa partit une semaine plus tard en n’emportant que ses affaires
personnelles. En accord avec elle, Paul déménagea de leur domicile les
meubles de ses beaux-parents et les mit en dépôt chez un brocanteur.
Auprès d’un revendeur spécialisé dans le mobilier bon marché, il dénicha
un buffet en pin brut, un lit, quatre chaises, une table sur laquelle il exposa
la soupière de Stanley – qui n’avait jamais hérité d’un environnement aussi
inadéquat au cours de ces trente dernières années. Le décor dans son
ensemble était fruste mais c’était ainsi que, plus globalement, Paul
entendait vivre désormais, sans fioriture ni divertissement. Son travail
l’épuisait de sorte qu’il n’avait aucune envie de prolonger ses soirées
audelà de vingt et une heures, il se levait vers quatre heures du matin et
c’était ainsi tous les jours de la semaine. L’organisation des week-ends
était plus épineuse, il lui fallait trouver de quoi meubler le temps libre qui
lui était imposé, il voyait parfois ses enfants, de temps en temps son vieil
ami Albert – qui était devenu au fil des ans un alcoolique invétéré dont les
soliloques décousus angoissaient Paul plus qu’ils ne le distrayaient –, il
faisait de longues promenades solitaires le long du littoral, s’occupait à des
riens, à la lecture de son journal, à la résolution de grilles de mots croisés,
à son jardin quand la nécessité l’y condamnait, il lui arrivait de temps à
autre d’écrire à Stanley – et maintenant à Luca –, mais sa vie présentait si
peu d’événements notables qu’il ne trouvait pas toujours la force ou la
volonté de décrire son inconsistance par des mots.

Luca débarqua quelques jours avant Noël, comme il le faisait chaque


année depuis son exil américain, afin d’honorer cette fête chrétienne avec
ses parents et aussi ses frères et sœurs, sans qu’il sache réellement
évaluer la part de plaisir qui entrait dans le respect de cette convention
familiale. Il en profitait pour passer du temps avec celui qui était bien plus
son père que Maurizio ne l’avait jamais été. Cette fois, il fut horrifié du
mode de vie que s’imposait Paul.
– Paul, vous avez cinquante-six ans, vous n’êtes pas un vieux, vous
nepouvez pas continuer à vivre de cette façon.
Luca n’avait jamais cessé de vouvoyer Paul, une habitude qui mettait en
lumière la manière dont leur relation s’était forgée pour aboutir à ce
mélange d’amitié et de tendresse filiale dans lequel continuait d’entrer
une composante d’autorité et de respect. Luca avait toujours ressenti de
l’admiration pour Paul. Il percevait parfaitement la difficulté pour un
homme comme lui – élevé par une mère catholique dans l’idée qu’un
individu doit humblement s’effacer au profit de la société qui l’accueille –
d’avoir réussi à braver le modèle si corseté et surtout si répressif dans
lequel il évoluait en se donnant la possibilité de vivre son désir envers et
contre tout, quand bien même il avait dû se cacher pour le faire. La
pression sociale dont il avait été victime l’avait effectivement contraint à
se marier et à s’acheter une respectabilité de façade, mais Paul n’avait pas
renoncé à ce qu’il était pour aujourd’hui en payer le prix fort en se
retrouvant seul. À sa façon, il avait constamment été en résistance contre
un système destiné à broyer son individualité, à annihiler ses pulsions.
Luca savait que certains gays de sa génération condamnaient leurs aînés
pour n’avoir pas su « sortir du placard », c’était à ses yeux oublier qu’il y
avait une force politique indiscutable à cette opposition assidue et muette,
à une époque où aucune visibilité n’était admissible, où aucun écart de
conduite n’était toléré, en tout cas dans ces contrées si éloignées des
grandes villes.
Luca revint deux jours plus tard en exhibant un papier cartonné qu’il
glissa dans les mains de Paul. Celui-ci le tourna et le retourna sans
comprendre.
– C’est quoi ce billet de train, Luca ?
– Je vous emmène passer le réveillon à Paris. Vous avez besoin de
vouschanger les idées.
Les lèvres de Paul s’apprêtaient déjà à formuler une réponse négative.
– Bien entendu, je vous interdis de dire non.
Rien ne faisait plus plaisir à Paul que de faire plaisir à Luca. En outre, il
sentait que l’arsenal d’excuses qu’il avait à sa disposition ferait long feu
face à l’opiniâtreté du jeune homme qu’il savait sans limites.
– Il y aura qui à ce réveillon ?
– Rien que des gens bien.
– Des gens de ton âge, j’imagine ?
– Des gens de tous les âges, Paul. Et même du vôtre.
– Pourquoi des gens de ton âge passeraient-ils le réveillon avec des
gensde mon âge ? Ça me dépasse.
Luca soupira.
– Paul, est-ce que vous pourriez pour une fois vous laisser aller et
mefaire confiance ?

La veille du Jour de l’an, ils prirent le train pour Paris où Luca leur avait
réservé deux chambres dans un petit hôtel de la rive droite au cœur du
quartier Bastille. Paul avait insisté pour le dédommager de ces dépenses
mais Luca avait argué du fait qu’il travaillait désormais pour décliner
l’offre. Ils étaient assis face à face, les vibrations mécaniques des roues
contre les rails créaient un environnement sonore obsédant et doux. Paul
se pencha vers Luca.
– Tu fais ça aussi avec Stanley, tu lui payes le train et tu l’invites dans
deshôtels ? lui murmura-t-il sur un ton où, sous l’humour apparent,
perçait une certaine gêne.
– Stanley n’a pas besoin de mon aide pour se divertir.
Paul encaissa puis, après de longues secondes méditatives :
– Il est avec quelqu’un en ce moment ?
– Pas que je sache, non.
– Il rencontre des gens quand même ?
– Vous voulez dire : est-ce que la place est libre ? fit Luca en éclatant
derire.
Paul se renfrogna en secouant la tête.
– Je suis désolé, dit le jeune homme, je voulais faire de l’humour.
Paul se détendit, il eut un petit ricanement pour se moquer de lui-
même.
– Paul, vous ne pouvez pas continuer à penser à Stanley et ne rien
fairepour le voir, continua Luca d’une voix douce. Surtout maintenant
que… Il s’arrêta.
– Je n’ai aucune intention de le voir ou de prendre une place à ses
côtés. Si j’avais dû le faire, je n’aurais pas attendu aussi longtemps.
Par le passé, Paul s’était rarement permis d’interroger Luca au sujet de
Stanley. Il ne voulait pas accroître inutilement la souffrance sourde qui le
traversait à chaque fois qu’il se trouvait en situation de l’évoquer ou
même, plus simplement, de se le remémorer. Il préférait ne rien savoir que
risquer d’être mortifié par la vérité, qui l’aurait ramené à tout ce que lui
n’avait jamais osé entreprendre pour se libérer. Luca se demanda si c’était
son nouvel état de célibataire qui l’autorisait à se comporter
différemment. Lui qui s’était dépouillé au point d’accepter de perdre Elsa –
qui représentait tant pour lui –, peut-être se sentait-il maintenant sur un
pied d’égalité avec Stanley. En se rapprochant ainsi de sa vérité, peut-être
imaginait-il être de facto plus admissible aux yeux de son ancien amant.
Luca se pencha vers lui.
– S’il vous l’avait demandé, vous l’auriez suivi ?
– Il ne me l’a pas demandé, Luca.
– Paul, insista le jeune homme.
Les yeux de Paul s’égarèrent sur le paysage qui défilait à travers la vitre
puis son regard revint vers Luca.
– Bien sûr que je l’aurais suivi, j’aurais suivi ce type n’importe où.
La soirée de réveillon se déroulait dans un grand appartement de la rue
Jean-Pierre-Timbaud dans le XIe arrondissement. Dès que la porte s’ouvrit
sur le propriétaire des lieux, Paul se sentit victime d’un traquenard. Pour
s’en convaincre définitivement, il lui aurait d’ailleurs suffi de tourner la
tête vers Luca pour constater le sourire de contentement qui
s’épanouissait sur son visage. Milo était exactement le genre de personne
qui pouvait impressionner Paul et lui plaire dans le même temps, Luca le
savait. Il était légèrement plus jeune que Paul, séduisant sans être d’une
beauté flagrante, doté de cette légère corpulence qu’ont ceux qui ne
transigent pas avec les bonnes choses de la vie. Sous son crâne rasé, tout
son visage, des yeux jusqu’aux lèvres, tendait à la célébration de sa bonne
humeur et de son goût pour les autres. Il s’avança vers Paul et le serra
dans ses bras.
– Ah, Paul, qu’est-ce que je suis content de te voir enfin ! lui souffla-t-
il.
Puis, le prenant par les épaules pour le regarder bien en face :
– Je m’appelle Milo. Tu es le bienvenu chez moi.
Milo embrassa Luca sur les joues puis fit pénétrer ses invités dans
l’appartement. Paul put constater qu’un échantillon assez vaste de
personnes y était réuni, des hommes mais aussi des femmes, de tous les
âges – voilà au moins un point sur lequel Luca n’avait pas menti. Tandis
qu’ils déposaient leurs manteaux dans le bureau, Paul se pencha vers son
jeune ami.
– Est-ce que, par hasard, tu ne m’aurais pas joué un sale tour, Luca ?
dit-il, à moitié sérieux.
– Vous verrez par vous-même comment qualifier ce tour, Paul, et si
c’enest un effectivement, répondit-il en souriant avant de s’échapper
vers le grand salon pour rejoindre les autres.
Dès que Paul sortit du vestiaire, Milo se l’accapara. Bras dessus bras
dessous, ils se dirigèrent vers le bar. Tout en lui servant un verre de
bourgogne aligoté, Milo lui apprit qu’il était à la tête d’une agence
représentant photographes et vidéastes et que, de ce fait, il avait souvent
croisé Luca à New York ; ils s’étaient tout de suite entendus, il adorait le
travail documentaire qu’il avait entamé. Paul l’écoutait, il ne cessait de
détailler cet homme qui avait pour lui toutes sortes d’attentions
bienveillantes – lesquelles étaient forcément à mettre sur le compte des
rapports d’amitié qu’il entretenait avec son protégé : jamais il n’aurait
imaginé que c’était sa propre personne, sa propre histoire, encore moins
son aspect physique qui faisaient que Milo pouvait s’intéresser à lui. De
son côté, malgré toute l’insistance que son mental mettait à lui intimer de
rester sur ses gardes, Paul ne parvenait pas à se méfier de cet homme ou à
lui trouver des défauts majeurs.
– J’ai aussi rencontré Stanley, précisa Milo.
Son ton à la fois prudent et complice laissait deviner qu’il était au
courant de ce qui s’était passé entre les deux soldats. Plus que toute autre
chose, ce détail transforma la vision que Paul avait de son interlocuteur. Il
existait un lien entre eux, quelque chose de doux les réunissait, comme un
secret partagé.
– Et tu en penses quoi ? demanda Paul en lui souriant.
– Ah ! C’est un sacré type, s’exclama-t-il avec sincérité.
Avant d’ajouter en éclatant de rire :
– Bien qu’à mon avis impossible à vivre !
Paul ne sut que répliquer à cette réflexion qui l’attrista.
– Désolé, ce que je peux être idiot, dit Milo en lui caressant la main
dubout des doigts.
– Mais non, c’est moi qui suis trop sentimental, répondit Paul
joyeusement.
Il accepta un autre verre de bourgogne, Milo le prit par le coude et
l’entraîna à sa suite pour lui présenter tous les invités tour à tour. Luca les
observait, Paul avait vu juste : son intention était effectivement de faire se
rencontrer les deux hommes. Paul avait tant fait pour lui qu’il estimait de
son devoir de lui rendre la pareille, d’adoucir cette existence qui était en
passe de devenir si silencieuse, si solitaire, si affligeante aussi, et de lui
offrir d’autres horizons que le sien.
Il fut bientôt clair pour Luca et la plupart des gens présents que Paul et
Milo étaient faits pour s’entendre. Paul s’amusait comme un enfant de
l’humour de son hôte, l’humanité enveloppante qui émanait de lui le
rassurait, il aimait sa franchise et sa simplicité. Milo, lui, était séduit par le
caractère paisible de Paul, son enracinement dans les choses terrestres,
son intelligence intuitive, sa douceur.
Aux douze coups de minuit, des hurlements retentirent. Milo fut, on
l’imagine, le premier à présenter à Paul ses vœux pour la nouvelle année. Il
agrippa les larges épaules de son invité et pencha sa bouche vers sa joue.
Deux bises sonores claquèrent dans des éclats de rire – « Bonne année,
mon cher Paul. – Bonne année, mon cher Milo ! » se beuglèrent-ils aux
oreilles – puis, au moment où leurs visages auraient dû se séparer, les
lèvres de Milo glissèrent, cherchant brutalement à atteindre celles de Paul.
Hilares un instant auparavant, les deux hommes étaient maintenant d’une
gravité de plomb. Paul se raidit, sans colère, Milo le serra contre lui, Paul
résista, Milo insista, Paul mit encore quelques secondes avant de
s’abandonner, puis ils s’embrassèrent longuement avant de s’écarter l’un
de l’autre et détourner leurs regards comme s’ils étaient traversés par une
espèce de gêne adolescente.

À la demande de Milo, Paul accepta de passer avec lui ce qu’il resterait


de la nuit une fois les derniers invités partis. C’était une décision où entrait
moins d’enthousiasme que de volonté de ne pas décevoir celui qui lui avait
témoigné tant d’égards au cours de la soirée. Paul appréciait Milo mais il
n’était pas certain de le désirer, cela n’avait rien à voir avec sa personne,
quelque chose dans la mécanique de sa libido semblait définitivement hors
d’usage. Sans doute avait-il aussi peur de mal faire ou, pire, de n’être en
mesure de rien faire, la frustration qui avait accompagné ses années de
solitude s’étant paradoxalement muée en une sorte d’aversion envers
toute idée de volupté. Milo eut la délicatesse de le comprendre et de ne
pas s’en froisser. Ils se déshabillèrent sans se regarder, furtivement, puis ils
s’allongèrent sous les draps, leurs grands corps pesants s’accolèrent l’un à
l’autre, leurs lèvres asséchées par l’alcool se rapprochèrent et leurs
langues s’entremêlèrent dans un long baiser. Ils avaient fermé les yeux et
avançaient à tâtons dans un échange charnel silencieux, plein de
tendresse, on n’entendait que leurs respirations mêlées et les glissements
de leurs mains quand elles s’égaraient sur leurs peaux. Ils se caressèrent
longuement, Milo procédait avec vigilance, comme s’il domestiquait un
animal craintif, en s’attachant à ce que chacun de ses gestes soit empreint
d’une sensualité chargée d’émotion. Paul sentit que les attentions de Milo
l’emplissaient d’un désir trouble, qui faisait naître en lui des sensations
lointaines qu’il croyait ensevelies à jamais. Sous les caresses de Milo, il
retrouvait la joie d’être à nouveau désiré, d’être à nouveau irrigué par ce
courant nerveux, vorace, impétueux qui est comme la sève du désir. Peu à
peu son sexe gonfla entre les mains de son amant. Il tendit la main et
accrocha à son tour la verge de Milo. Ils jouirent en même temps, leurs
corps vibrèrent longtemps de la même énergie, puis ils s’enlacèrent sans
un mot, la tête de Paul lovée au creux de l’épaule de Milo, et ils
s’abandonnèrent aussitôt au sommeil dans les bras l’un de l’autre.
Paul se réveilla le premier, il observa le visage de Milo et le trouva
touchant. Il faillit l’embrasser mais il eut peur de le réveiller, alors il se
rhabilla sans bruit, sortit de la chambre et se dirigea vers la cuisine où il
entreprit de se préparer un café. Sa tasse à la main, il se mit à arpenter
l’espace de l’appartement.
Il est toujours troublant de découvrir comment le cadre où quelqu’un a
ses habitudes témoigne de la vie qu’il a menée avant de nous rencontrer,
comment la réalité de cette existence se traduit par un ensemble de signes
qu’il nous faut déchiffrer si l’on veut élucider son caractère ou sa
personnalité. Des objets, des tableaux, certains meubles, les livres ou les
magazines qu’il lit, un encombrement inattendu, une collection d’objets
saugrenue et fétichiste. C’est parfois aussi l’absence de choses, la rareté
des signes qui, à l’inverse, en dit long. L’appartement de Milo était envahi
par des centaines de photographies, non seulement sur les murs mais à
même le plancher, adossées aux plinthes les unes contre les autres ou
empilées sans ménagement sur des meubles. Paul se rapprocha d’un cliché
montrant le président François Mitterrand le jour de son élection quelques
mois plus tôt, le bras levé, une rose rouge au poing. À l’encre noire, au bas
de la photo, ces mots : « À mon fidèle ami Milo ».
À cet instant, on sonna à la porte. Paul attendit. La sonnette retentit une
nouvelle fois de manière insistante. Paul se décida à aller ouvrir. Luca
apparut, les épaules encombrées par deux petits sacs de voyage.
– Bien dormi ? dit-il avec un sourire.
Il posa les deux sacs au sol.
– Je suis venu vous chercher, le train est dans une heure, il ne faudrait
pastrop tarder.
Milo entra dans le salon. La petite grimace qui froissa son visage tendait
à prouver qu’il était contrarié par la présence de Luca, il aurait
certainement voulu profiter seul de ses derniers moments avec Paul. La
séparation fut en conséquence encombrée de non-dits, d’une certaine
gêne, les deux amants se séparèrent d’une façon faussement cordiale qui
cadrait mal avec les moments affectueux qu’ils venaient de passer.
Saisissant leur malaise, Luca annonça qu’il attendrait Paul à l’extérieur et
s’éclipsa en emportant un des deux sacs de voyage. Aussitôt Paul et Milo
s’enlacèrent dans un long baiser. – Je voudrais te revoir, dit Milo.
– Vraiment ? répondit Paul, en s’étonnant lui-même de sa si faible
capacité à s’enthousiasmer.
– Oui vraiment, répliqua Milo avec sérieux.
Ils échangèrent leurs adresses, leurs numéros de téléphone puis Paul
sortit après que leurs lèvres se furent effleurées une dernière fois. Il
descendit les cinq étages lentement, il se sentait insouciant et léger, ce
type lui plaisait, les choses étaient faciles à ses côtés, il avait envie de le
revoir, c’était certain.

Milo pensa toute la semaine à Paul, puis une décision s’imposa à lui le
jeudi soir suivant. Il débarqua sans crier gare le lendemain, vers cinq
heures du soir, au volant d’une voiture de collection : une Audi 80 jaune
citron qu’il avait empruntée à un ami. Il se gara devant chez Paul et
klaxonna à plusieurs reprises joyeusement, comme on célèbre un
événement. La maison de Paul, autrefois isolée, était maintenant voisine
de constructions plus récentes, majoritairement habitées par des familles
comme en témoignaient les portiques et les jouets en plastique colorés qui
traînaient dans des bacs à sable. Deux ou trois têtes apparurent aux
fenêtres avant que Paul ne surgisse. Il s’avança sur le perron, reconnut
Milo, observa son véhicule, les visages des voisins qui scrutaient la scène à
travers l’obscurité naissante. Rien de ce qu’il voyait ne lui faisait plaisir.
– Bonjour, Paul, chantonna Milo.
Paul ne répondit pas. Milo s’approcha, tenta de l’embrasser sur la joue
mais Paul se rétracta aussi violemment que s’il avait craint la morsure d’un
scorpion.
– Entre, dit-il en se retournant.
Milo lui emboîta le pas. La lourde porte claqua derrière eux, ils se
retrouvèrent face à face dans le vaste hall de la maison.
– Surprise ! s’exclama Milo en ouvrant grand les bras, mains en
l’air,doigts écartés.
Il tenta à nouveau de s’approcher mais Paul lui opposa la paume de sa
main tendue.
– Milo, tu ne peux pas te pointer comme ça. On n’est pas à Paris, on
esten province, les gens me connaissent, ils vont parler. Ils adorent ça,
parler, parler, parler. « C’est qui ce type ? D’où il vient ? Comment il le
connaît ? » Et puis cette voiture, ce jaune, franchement, Milo, c’est
tellement voyant, ce jaune. Ici les choses sont plus discrètes, les couleurs
ne sont pas aussi criardes, on ne s’expose pas aux yeux de tout le monde
de cette façon-là, est-ce que tu me comprends ?
– Je suis désolé, je n’imaginais pas…
– Tu ne peux pas rester, pardonne-moi, moi je viendrai te voir, mais
toi,non, tu ne peux pas.
– J’ai loué une chambre à Dinard dans un grand hôtel sur la plage,
personne ne te connaît là-bas, c’est loin.
Paul ouvrit des yeux stupéfaits.
– Mais, Milo, tu ne comprends pas, je ne peux pas prendre une
chambred’hôtel avec toi.
Puis il baissa la tête.
– Enfin, pas encore.

Pour Paul, les semaines qui suivirent furent une longue et pénible
marche vers son indépendance d’esprit. Pour Milo, ce fut un
accompagnement douloureux, éprouvant, plein de chausse-trapes et de
déceptions. Paul avait du mal à se laisser aller à l’acceptation de soi, à
écarter de lui la honte originelle qu’il portait en son ventre comme un
boulet. Il guettait sans cesse le regard des gens sur lui, sur le couple qu’il
formait avec Milo, qu’ils se contentent de marcher côte à côte dans la rue,
de prendre un verre ou de dîner en tête à tête comme deux amis auraient
pu le faire. Que pensent-ils ? Ont-ils deviné que j’en suis, que nous en
sommes, Milo et moi ? Même en compagnie de connaissances ou d’amis
pour qui leur liaison était entendue, prédominait cette peur d’être montré
du doigt, comme si les autres – n’importe quels autres –, à partir du
moment où ils savaient, avaient ce pouvoir inaltérable d’exercer sur lui
leur emprise et de le réduire à n’être qu’un homme de seconde classe,
méprisable. Évidemment, en dehors d’un cadre strictement intime, il
n’était pas question de la moindre caresse entre eux, Paul allait jusqu’à
insister pour que Milo lui serre la main quand ils se retrouvaient, c’était
grotesque. Cela dura quelques semaines avant que Milo ne se lasse. Paul
en fut terrorisé. Il s’était habitué à la douceur de leur relation, il ne voulait
pas revenir à cette époque ingrate où rien ne venait nourrir son existence,
excepté le spectacle de sa propre désolation. Il le dit à Milo, qui en fut
ému. Paul s’engagea à contraindre sa nature, ses obsessions, il réclamait
simplement un peu de temps et de patience. Milo – qui estimait pourtant
que du temps et de la patience, il lui en avait déjà beaucoup accordé –
accepta. Lui non plus ne se voyait pas se défaire de cet homme qui le
touchait autant.
1985

Longeant la 67e Rue, Luca dépassa Park Avenue et s’arrêta au niveau


d’un immeuble austère de l’Upper East Side. Derrière lui, deux jeunes
techniciens transportaient du matériel de prise de vue dans quatre caisses
en métal argenté. Le portier éleva sa main vers sa casquette pour les
saluer.
– Bonjour, monsieur Luca, cela fait longtemps qu’on ne vous a pas
vudans le coin.
– Deux ans, Josh, cela fait deux ans que je ne suis pas revenu ici.
– Ah, comme le temps passe, dit Josh, un peu plus tristement qu’on ne
leferait d’ordinaire.
Au septième étage, l’ascenseur s’ouvrit sur un vaste palier qui desservait
deux appartements. Luca sonna à celui de droite, il patienta quelques
secondes avant qu’une femme vienne ouvrir.
– Je vais prévenir monsieur, dit-elle à voix basse en les faisant entrer.
L’endroit était plongé dans une semi-obscurité. Luca fit quelques pas
dans le salon et observa avec mélancolie ce lieu où il avait vécu un peu
plus de trois mois, à ce qui lui semblait aujourd’hui être une époque
révolue de sa vie. Rien n’avait changé et pourtant tout était différent, cela
tenait à des riens, au manque de musique, à la faible intensité des lampes,
aux doubles rideaux fermés qui privaient la pièce de la lumière intense
venant du sud de l’île. Le couvercle du piano avait été rabattu sur ses
touches, l’instrument brillait dans la pénombre tel un grand animal hostile,
plus personne ne devait en jouer désormais. La gorge de Luca s’assécha. La
femme revint et les guida jusqu’à une chambre voisine.
Un jeune homme du nom de Max était allongé sur le lit. Il s’était habillé
pour l’interview. Il portait un pantalon de lin bleu lavande et une chemise
blanche à grand col, son dos était appuyé contre un empilement
d’oreillers, il paraissait d’autant plus maigre et fragile dans son lit
surdimensionné.
– Salut, mon vieux Luca, dit-il, joyeux. Comment ça va ?
– Ça va, Max, on fait aller, répondit Luca avec de l’émotion dans la
voix.
Luca se baissa pour l’embrasser sur la joue. Il dut retenir ses larmes
quand il sentit contre ses lèvres la structure osseuse du visage de son ami,
quand il découvrit les masses sombres qui marquaient son œil droit et ses
poignets.
– Désolé, je ne suis pas au meilleur de ma forme, plaisanta Max.
Luca s’assit dans un fauteuil au pied du lit. Max observa les techniciens
déballer leur matériel.
– Vous ne me mettrez pas trop de lumière dans la tronche, hein ? Le
clair-obscur, je préfère.
Il se tourna vers Luca.
– Le chiaroscuro du Caravage, tu te souviens ? ajouta-t-il plus bas, sur
un ton complice.
Luca sourit.
– Tu n’as rien à craindre, Max. Merci d’avoir accepté de témoigner.
Jesais que ce n’est pas simple.
Max le regarda si intensément que Luca eut l’impression qu’il le jugeait.
– Viens ici, dit Max en tapotant le drap de sa main gauche.
Luca obéit. Max leva son maigre bras vers l’épaisse tignasse.
– Qu’est-ce que tu es beau, fit-il en enroulant de ses doigts noueux
etdécharnés les longues mèches brunes. Tu sais que je t’ai aimé ? Pas
longtemps, d’accord, mais je t’ai vraiment aimé, toi, beaucoup plus que
tellement d’autres.
Il essaya de rire mais, au lieu de ça, des cataractes glaireuses
explosèrent dans sa gorge et le firent tressaillir. Luca tendit sa main pour
caresser le visage de Max qui ferma les yeux, ses doigts épousèrent la
géographie décharnée de ce visage qu’il connaissait par cœur. Cette
douceur pleine de sensualité était devenue si inhabituelle à Max que des
larmes roulèrent sur ses joues. Luca, au contact de cette peau tendue sur
les os qui semblaient à nu, eut honte d’être en bonne santé.
Il y a deux ans, une espérance folle faisait avancer ce jeune type envers
et contre tout, il était rempli de certitudes auxquelles il était impatient de
confronter la sommaire expérience qu’il avait de la vie, il était gonflé de
colère et de mépris contre ces imbéciles dont il voulait comme tant
d’autres dézinguer les idées toutes faites. Et puis un jour – il y a six mois à
peine –, cette vie si belle qui lui avait jusqu’alors tant donné et dont il
croyait pouvoir profiter longtemps s’était progressivement ralentie pour se
figer brutalement. Tous ses rêves s’étaient dilués dans l’horreur d’un
diagnostic qui avait scellé irrémédiablement son destin. Seule était restée
la violence de la souffrance. Pour lui, les choses n’avaient pas traîné. Le
virus avait rapidement grignoté son système immunitaire en s’acharnant,
jour après jour, à enlaidir son visage et à l’assécher, à affaiblir son souffle,
à ralentir sa conversation, ses allées et venues. Très vite il s’était senti
fatigué à toute heure, hors d’haleine, inapte aux choses de la vie courante,
à la marche du monde en général. Au moment où Luca l’interviewa, ce
n’était pourtant que le début. Max pouvait encore se lever, parler,
réfléchir mais bientôt – plus vite qu’il ne l’aurait cru –, sa vie serait privée
de mouvement, de paroles, de pensées. La maladie et la morphine
auraient raison de sa conscience, il vivrait dans un demi-sommeil au milieu
d’un univers clos et silencieux, rempli de nouvelles habitudes et de
personnes dont il allait devenir entièrement dépendant. Ses joues et ses
orbites se creuseraient encore, son corps deviendrait apathique, osseux,
cassant, sans résistance aucune, vieux à seulement vingt-cinq ans, tout
entier dévoré par la maladie. Les quelques rougeurs lie-de-vin qu’il portait
aujourd’hui au coin de l’œil et sur les avant-bras s’étendraient demain par
grappes entières, du front jusqu’aux chevilles, des îlots vineux de
dégénérescences cancéreuses à peine regardables. Dans peu de temps, il
serait tellement amaigri, tellement défiguré qu’il deviendrait inconcevable
pour quiconque de reconnaître en lui quoi que ce soit du Max qu’il avait
été, il serait un autre, une version avilie et dégénérée de lui-même, tel le
Dorian Gray du tableau. Et puis bientôt ses sens s’atrophieraient, il ne
verrait plus clair, il n’aurait plus goût à rien, il ne ressentirait que peu de
choses sous ses doigts. Il se viderait régulièrement, à même les draps, de
ses fluides corporels, l’odeur autour de lui deviendrait infecte, un mélange
de pourriture, de vapeurs d’éther, de déjections auquel aucun visiteur ne
pourrait s’accoutumer. Un jour, il mourrait dans un souffle si faible qu’il
serait impossible aux gens venus le veiller d’identifier le moment précis où
il s’en serait allé.
– Je t’ai apporté un bouquin, dit Luca.
Il sortit de son sac un exemplaire de Faggots de Larry Kramer.
– Ça devrait te faire marrer.
– Vas-y, pose-moi tes questions, demanda Max, soudain pressé d’en
finir.

Ce furent les gays qui tombèrent les premiers. S’ils ne mouraient pas
tous, tous étaient frappés. Dans leur chair, dans leur sang, dans leur cœur.
À mesure qu’ils s’en allaient, les répertoires de leurs amis se remplissaient
de biffures noires nerveuses qui effaçaient des noms et des adresses
devenus sans écho du jour au lendemain ; des amants de longue date vous
donnaient à nouveau signe de vie pour vous signifier que leurs jours
étaient comptés et qu’il valait mieux se méfier d’eux : « Je voulais te
prévenir, peut-être que toi aussi… enfin voilà, je pense que tu devrais faire
le test, ça ne coûte rien. » Il y avait beaucoup de douleur dans les silences
de ces retrouvailles funèbres. Une chose était certaine : tout le monde
était traversé par une trouille sans nom.
– On aura été peinards pendant un peu plus de dix ans, déclara un
jourHarry à Luca qui l’interviewait. De Stonewall à Reagan. Avant
c’étaient les flics, maintenant c’est ce putain de virus. Entre les deux, on
aura baisé comme des salopes, ça au moins on ne pourra jamais nous
l’enlever.
C’étaient des jours ignobles, on passait plus de temps dans les
crématoriums qu’au comptoir des bars. On organisait ses journées en
fonction des enterrements, on finissait par ne plus compter ceux qui y
étaient passés, par même ne plus vouloir entendre prononcer leurs noms,
on se demandait comment on pouvait encore être en vie alors que tant
d’autres étaient déjà partis, et certains en culpabilisaient. Ce n’était pas
pour autant qu’on osait faire le test qui déciderait, une fois pour toutes, de
l’attitude, insouciante ou non, que l’on pourrait adopter vis-à-vis de soi-
même. On redoutait par-dessus tout de savoir car, faute de traitement,
savoir ne servait à rien d’autre qu’à se projeter dans l’horreur et l’injustice
de la mort. Beaucoup continuaient à forniquer comme des cinglés, eux ne
voulaient rien entendre, rien faire pour se protéger, ils brûlaient leurs
dernières cartouches comme si la vie et la mort fusionnaient dans un
même élan, une même fête macabre. Rien n’importait, la vie elle-même
était si obscène que l’idée de morale devenait incohérente. Tels des
enfants, certains croyaient encore à leur immortalité : « Nous sommes
jeunes, nous n’allons pas succomber comme ça. » D’autres, à l’inverse, ne
croyaient plus en rien et s’éteignaient, sans être efficacement soulagés,
loin de leurs familles, dans le plus grand dénuement et des souffrances
infectes.
La société hétérosexuelle regardait de haut cette maladie, ce « cancer
gay » comme elle la désigna, estimant qu’une part de responsabilité
indiscutable en incombait aux victimes elles-mêmes. Forcément, baiser de
la sorte, à satiété, sans rime ni raison, ne pouvait déboucher que sur
quelque cataclysme sanitaire. Certains ressortirent le vieil étendard de la
vertu, fustigeant la corruption des grandes villes américaines qu’ils
assimilaient aux Sodome et Gomorrhe de la Bible et souhaitaient purger
de leurs vices. Les autorités mirent des années avant de prononcer le nom
de l’épidémie et admettre son ampleur. Il fallut que des gens célèbres
meurent ou que d’autres couches de la population succombent à leur tour
pour qu’une attention réelle, médicale et législative, soit portée au fléau.
Depuis un an, Luca interviewait des gens, ceux qui allaient partir comme
ceux qui restaient et les accompagnaient pour on ne sait combien de
temps. Son projet était vague, il l’exécutait dans l’urgence, enregistrer la
parole de ces témoins ne pouvait attendre, il verrait bien le moment venu
quoi faire de tous ces bouts de vies fracassées.

Outre que Stanley et Luca se voyaient régulièrement, ils se retrouvaient


systématiquement chaque jeudi pour déjeuner dans un restaurant
alternativement choisi par l’un et par l’autre.
Ce jour-là Stanley arriva en retard. Luca nota tout de suite que quelque
chose clochait. Stanley s’assit sans même l’embrasser sur la joue, comme il
le faisait d’habitude, il se contenta de grogner un « Bonjour » à peine
audible puis s’empara du menu où rien ne lui plut. Quand le serveur se
présenta, il commanda sans conviction un plat de spaghettis à la viande,
puis il revint sur son choix, opta pour des lasagnes, et quelques secondes
après que le garçon eut enregistré la commande, il le rappela d’une voix
forte, insolente, pour finalement demander une zuppa di minestrone.
– Est-ce que ça va ? s’inquiéta Luca. Tu m’as l’air nerveux.
– Nerveux ? Décidément, toi et les mots, vous n’êtes pas très amis,
persifla Stanley en avalant une gorgée de son verre d’eau où
tintinnabulaient des glaçons.
Luca était estomaqué, jamais Stanley n’avait osé lui parler sur ce ton,
leurs rapports étaient un modèle de courtoisie.
– Effectivement je suis un peu nerveux, Luca. Désolé, reprit-il
durement.
Luca avait appris à ne pas poser de questions à cet homme que l’âge
avait rendu ténébreux et distant.
– Je vais partir à Los Angeles pour quelques semaines, j’ai l’intention
d’ylouer une maison, annonça soudain Stanley.
– Ce n’est pas toi qui détestes cette ville ?
– Où aller ? Au moins là-bas je connais des gens. Je n’en peux plus de
cefroid, j’ai besoin de douceur.
La conversation se tarit. Le serveur déposa leurs assiettes, chacun y
plongea sa fourchette ou sa cuillère puis, à l’issue d’un silence
particulièrement intolérable, Stanley lâcha :
– Je sors de chez mon médecin, le test est positif.
Luca se figea, il avait tant de fois entendu cette phrase qui, à l’époque,
sonnait comme une déclaration fatale.
– Je viens avec toi à LA.
– Pour me filmer ? Hors de question.
– Pour être avec toi, Stanley. Tu ne vas pas rester seul.
– Dans mon état ? Comme c’est charmant.
– Rien n’est déclaré, tu es seulement séropositif, tu n’es pas malade.
– Pas encore, mais cela viendra, tu le sais très bien, en tout cas
beaucoupmieux que quiconque : ce n’est pas ce qui te fait vivre, la mort
des autres ?
– Je ne vis pas de ça, tu es injuste, Stanley.
– OK, je suis abominable, excuse-moi.
– Tu es en colère.
– Bon Dieu oui je suis en colère ! Putain comme je suis en colère !
Il abandonna sa cuillère qui claqua contre la porcelaine de son assiette
en éclaboussant la nappe à petits carreaux rouges et blancs. Puis il se leva
brutalement, agrippa son manteau sur le dossier de sa chaise et se rua
vers la porte du restaurant en zigzaguant entre les tables.
– Stanley, attends ! cria Luca.
Le jeune homme plongea la main dans sa poche, en sortit quelques
billets froissés et déposa sur la table ce qu’il calcula être le prix de leur
repas. Dans sa précipitation, il heurta une chaise qui se renversa dans un
bruit mat, mais il ne fit rien pour la relever, une femme poussa un cri de
surprise qui tétanisa la clientèle. Puis il courut rejoindre Stanley qui
s’avançait vers le métro. L’atmosphère était glaciale, des bouffées de
vapeur blanche s’échappaient de leurs bouches. Luca attrapa Stanley par le
bras et le força à lui faire face. Ils se regardèrent, les yeux de Luca remplis
de compassion et d’amour pour cet homme.
– Je ne suis pas prêt, dit Stanley.
Luca ouvrit grand ses bras. Stanley s’effondra contre sa poitrine et
s’écroula en larmes. Luca, sentant contre son cœur ce corps massif
parcouru par les spasmes d’un chagrin désespéré, ce grand corps
subitement devenu tellement vulnérable, se mit à pleurer lui aussi. Ils
restèrent longtemps sans bouger, au beau milieu de la rue et de
l’indifférence des passants, collés l’un à l’autre, dessinant une figure
monumentale et tragique, n’entendant plus rien du monde que la rumeur
de leurs propres sanglots.

La maison de Malibu, à l’extrême ouest de Los Angeles, disposait d’un


accès direct à la plage, c’étaient trois étages de verre et de béton et
l’océan en vision panoramique où que l’on se trouve à l’intérieur. Pendant
deux semaines, Stanley et Luca arpentèrent cette ville hypertrophiée,
foutraque, secrète, compliquée, tellement horizontale par rapport à la
topographie verticale de New York. Il faisait chaud, ils passaient leur temps
en short, en tongs, en voiture ou sur la plage, ils mangeaient sainement, se
couchaient tôt, se levaient avec le soleil. Stanley s’étonnait chaque matin
de résister à la maladie, de constater à quel point son corps continuait à si
bien le servir. À longueur de temps, il s’inspectait, nu devant le miroir de
sa chambre, dans la crainte de découvrir une grosseur, une tache
suspecte, une inflammation de ses glandes salivaires, un dérèglement de
son système lymphatique, il inspectait la consistance de ses selles, la
couleur de son urine, tous les quatre jours il faisait venir un médecin qui
prenait sa tension, sa température et lui ponctionnait quelques millilitres
de sang pour les soumettre à une batterie d’examens, toujours les mêmes,
dont Stanley attendait fébrilement les résultats qu’un porteur spécial lui
délivrait dans l’après-midi du lendemain.
Un soir, Luca revint avec deux bouteilles de chardonnay californien que,
contrairement à leurs habitudes, ils burent ensemble jusqu’à la dernière
goutte. Stanley finit par retrouver un état de légèreté qu’il n’avait pas
éprouvé depuis longtemps. Ils sortirent sur la terrasse. Le soleil formait
une boule orange au-dessus du Pacifique, l’océan était un miroir chatoyant
où d’infimes nuances de mauve bataillaient avec l’or et le noir, le ciel était
parcouru de zébrures oblongues, roses, pourpres, jaunes, tout avait pris
une teinte mordorée, les maisons du bord de mer, le sable, la digue de
Santa Monica au loin, jusqu’à leurs visages où explosait la lumière rasante
du soir. Stanley réclama soudain à Luca d’être filmé.
– Tu es sûr ? demanda le jeune homme.
– Je ne vais pas en mourir, si ? fit Stanley en ricanant.
Luca obéit et alla chercher sa Beaulieu. Stanley appuya sa tête contre le
coussin de la chaise longue où il était affalé.
– Comment tu veux faire ? Tu préfères que je te pose des questions ?
Stanley désigna la caméra d’un coup de tête.
– Fais la tourner, dit-il.
Luca déclencha l’enregistrement, Stanley prit une longue inspiration.
– Je crois avoir compris une chose avec cette histoire de virus,
commença-t-il. Comme je ne baise plus vraiment depuis quelques
années et que malgré cela cette foutue maladie a fini par me rattraper,
voici la conclusion à laquelle je suis arrivé : peut-être que le Bon Dieu ou
son équivalent cosmique a simplement décidé qu’il était temps que je
déguerpisse de cette planète puisqu’en dépit des chances dont j’ai été
gratifié au départ, j’ai gâché à peu près toutes les occasions qui m’ont
été données d’y être heureux. Comme la plupart des gens, j’ai vécu ma
vie à la légère, cela ne veut pas dire que j’aie été léger, ce qui aurait été
formidable, non, j’ai été inconsistant, ce n’est pas pareil : les gens légers
s’envolent vers une sorte d’absolu, les gens inconsistants se gonflent de
choses inutiles. Soyons réalistes : j’ai passé le plus clair de mon temps à
souffrir, consciemment ou non, à dilapider toute la passion dont j’étais
capable dans des histoires cruelles ou sans importance, à attendre un
peu de reconnaissance de mon père, le seul type au monde incapable
de m’honorer d’une telle considération, j’ai choisi le métier de juriste
par défaut en regrettant constamment de ne pas être assez brillant pour
pouvoir être un artiste, ou un inventeur, ou un chercheur dont
l’ambition aurait été de changer le monde, je me suis montré égoïste,
intolérant, colérique, prétentieux, timoré devant les grandes décisions
qu’il me fallait prendre, en me désolant à chaque seconde de ne pas
être différent ou meilleur. Alors pourquoi continuer à faire autant de
mal à ce pauvre type en le laissant vivre ? a dû se demander la toute-
puissance céleste.
Stanley releva la tête et fixa Luca.
– Il n’y a que deux personnes qui ont réussi à adoucir mon existence,
lapremière c’est Paul et la deuxième c’est toi. Est-ce que tu comprends
ce que je veux dire quand je te dis cela, Luca ? C’est important pour moi
que tu le comprennes, insista-t-il.
Luca s’arrêta de filmer et reposa sa caméra sur ses genoux.
– Oui, je comprends tout à fait, dit-il, peiné. Je sais exactement ce que
tuveux dire.
Quelques secondes passèrent puis Stanley se ressaisit, rassuré de savoir
que Luca avait été assez sensible pour remarquer les efforts qu’il avait dû
fournir pour ne pas l’encombrer du sentiment qu’il ressentait à son égard.
Il indiqua par un geste qu’il désirait continuer l’enregistrement. Luca remit
le viseur contre son œil et déclencha le défilement de la pellicule. Stanley
retrouva son mordant :
– Il est d’ailleurs étrange de constater à quel point chacun d’entre
nous, àcommencer par ma propre personne, persiste à être son meilleur
ennemi. On sait par exemple que pour le bon équilibre de nos cellules et
donc l’intégrité de notre métabolisme, il nous faudrait toujours préférer
le pardon à la vengeance, l’admiration à l’envie, la conciliation à la lutte,
le pondération à l’emportement, et pourtant chaque jour qui passe nous
apporte la preuve que nous, nos voisins, les chefs de gouvernement,
tous nous décidons de faire très exactement l’inverse et donc de nous
enfoncer, individuellement ou collectivement, dans un atroce merdier
dont chacun est, de ce point de vue, entièrement responsable.
– On ne peut donc jamais être heureux ? hasarda Luca.
– Dans le meilleur des cas on est heureux en pointillé. On vit, on
meurt,entre les deux il y a quelques rares moments où tout s’accorde,
où les choses s’alignent, mais cela tient de la fulgurance. C’est comme
pour un calligraphe : alors qu’il met de longues minutes à concevoir
mentalement le résultat du geste qu’il s’apprête à exécuter, quand le
pinceau s’abat sur la toile, c’est une question de millisecondes pour que
le miracle s’accomplisse, pour que le noir de l’encre s’unisse
magistralement au blanc de la page. C’est très exactement ce que j’ai
ressenti avec Paul, un moment sublime qu’il était inopportun de faire
durer. C’est aussi pour cette raison que je n’ai jamais souhaité le revoir.
Que vivre d’autre avec lui que nous n’aurions déjà vécu en tellement
mieux ? La messe était dite au bout d’une semaine, il ne nous restait
qu’à conserver au chaud la mémoire de ces instants sans surtout
chercher à les revivre. La répétition est un ennemi impitoyable du
bonheur.
Il s’arrêta au moment où le soleil plongeait dans l’océan, où ses derniers
rayons bataillaient pour continuer à éclairer le ciel. Puis ce fut le noir à
l’horizon. L’humeur de Stanley s’assombrit. Il y eut quelques longues
secondes d’un silence spectral, où Luca laissa tourner la caméra.
– La mort nous tient en éveil, reprit Stanley en fixant le point où le
soleilvenait de disparaître. Toute notre vie, nous ne cessons de trembler
devant elle, nous ne cessons de redouter l’unique vérité qui existe en ce
monde : l’absolue certitude de notre finitude. Au lieu de nous habituer à
cette idée, au lieu de la rendre plus douce et finalement plus admissible,
nous passons notre temps à nous en détourner, à nous divertir d’elle
par tous les moyens possibles et imaginables. Un jour, quand elle
survient, nous nous retrouvons perdus, décontenancés, en colère : «
Quoi, elle est déjà là ? Mais ça ne va pas, je ne suis pas prêt. » N’est-ce
pas exactement les mots que j’ai employés ? Pauvre imbécile que je
suis, ce n’est pas faute de savoir, pourtant, n’ai-je pas eu tout le temps
pour me préparer à ce qui m’arrive aujourd’hui ?

Ce soir-là, Stanley voulut sortir. Il se rappela l’invitation qu’une de ses


connaissances locales lui avait faite, une semaine auparavant, quand ils
s’étaient croisés par hasard au restaurant du Château Marmont. Luca était
content lui aussi de se frotter enfin à la vie nocturne de LA, ils prirent la
voiture en direction de l’est.
La villa du type, perchée dans les montagnes au nord du quartier de
Hollywood, dominait toute la ville. Dès l’entrée de la propriété, Stanley et
Luca suivirent le chemin lumineux que dessinaient des dizaines de
candélabres aux flammes bleutées. Ils débouchèrent sur un escalier au
pied duquel s’étalait un vaste parc rempli d’agaves, de cactées, d’aloe vera
; les jacarandas croulaient sous le poids de leurs fleurs bleu-violet, les
plumeaux rouge garance des callistemons jaillissaient à l’extrémité des
petites langues vertes qui parsemaient leurs tiges. Un disc-jockey opérait
sur le côté sud d’une piscine d’un bleu cobalt phosphorescent, certains
dansaient mollement, dans une économie de gestes, d’autres étaient
paresseusement affalés dans des chaises longues où ils semblaient
endormis, la plupart étaient engagés dans des discussions d’où
n’émanaient que de doux bruissements. À cette heure, tout était calme et
languissant, à commencer par la musique, les choses sérieuses
démarreraient plus tard, dans une ou deux heures. Trois garçons musclés,
gominés à l’excès, un maillot de bain rouge sang pout tout vêtement,
déambulaient d’invité en invité en arborant un sourire impénétrable. À la
façon des ouvreuses de cinéma d’autrefois, chacun d’eux portait devant,
retenu au cou par une lanière en cuir dorée, un éventaire en plexiglas
transparent, où le premier proposait sorbets et crèmes glacées, le
deuxième des oursons en gomme multicolores, le troisième des
préservatifs emballés dans un étui de plastique noir.
Luca s’était rapidement échappé pour faire, comme il le disait, sa «
petite tournée des popotes ». Stanley l’observait agir de loin. La foule était
jeune et masculine dans sa majorité, personne hormis Stanley – qui venait
de fêter son soixante-dixième anniversaire – n’avait plus de cinquante ans.
Cela le déprima et il commença à boire. À force d’alcool, ses sens et sa
raison s’amenuisèrent tandis que dans un mouvement contraire gonflait
en lui un sentiment d’insurrection. Il avait déjà ressenti à de nombreuses
occasions la sensation abjecte d’être rejeté par des hommes plus jeunes
mais ce soir, dans cette ville si particulière, dans ce milieu si élitiste du
cinéma où, si vous n’étiez pas puissant, vous deviez a minima
correspondre aux codes plastiques et esthétiques en vigueur, l’humiliation
était encore plus cinglante. Il n’y avait aucune acrimonie à l’égard d’un
type comme lui – cela aurait signifié qu’il était quelque peu remarquable
–, non, ce n’était rien de tout cela, il était transparent, le regard des autres
glissait sur sa personne, il devenait un élément de décor ingrat qu’un
accessoiriste incompétent aurait fait l’erreur de placer au milieu de
splendeurs architecturales. Stanley se sentit écrasé par le poids de l’âge
qui se doublait à présent du poids de la maladie. Il eut honte de lui. Ce fut
à ce moment-là qu’il repéra à quelques mètres un jeune type en short et T-
shirt moulants, assis au bord de la piscine. Les orteils de ses pieds nus
n’arrêtaient pas de dessiner dans l’eau des figures élaborées qui créaient
de jolies éclaboussures. Visiblement il s’ennuyait à mourir.
– Salut, dit Stanley en s’approchant.
– Salut, répondit le type en tournant légèrement la tête.
– Je peux ? demanda Stanley en désignant un fauteuil voisin.
La moue sans conviction que fit le garçon ne découragea pas Stanley de
l’approcher.
– Tu dois être acteur, dit-il en prenant place dans le fauteuil. Ce n’est
pasce que tout le monde est dans cette ville ?
– Ouais, t’as pas tort, on est assez nombreux dans le genre. Toi aussi
t’esdans le biz ?
– Tu veux dire : est-ce que je suis producteur ou réalisateur ?
– Quelque chose comme ça, ouais, t’as raison.
Le type ouvrit de grands yeux intéressés en guettant la réponse.
– Naaan, dit Stanley en forçant longuement la voyelle. Désolé. Pas
dansle biz.
L’autre eut une mimique dédaigneuse puis il tourna la tête et reprit avec
ses pieds sa petite gymnastique aquatique. Soudainement, sans que
luimême en comprenne la raison, Stanley tendit sa main vers le visage du
jeune homme qui, devinant son geste, se retourna brusquement.
– Qu’est-ce que tu fous, espèce de vieux dégueulasse ? hurla-t-il en
luiattrapant le poignet.
Toutes les têtes, y compris celle de Luca, se retournèrent vers eux.
– Je ne sais pas, j’avais envie de te caresser les cheveux. Ils ont l’air
sidoux, dit Stanley d’un air perdu.
Stanley, illuminé par on ne sait quelle folie, persista, il écarta la main du
jeune homme et caressa son visage, jusqu’à ses lèvres que ses doigts
effleurèrent un bref instant.
– Putaaain… J’y crois pas ! beugla le type.
Il se leva d’un bond en vrillant le bras de Stanley d’un coup sec, le vieil
homme hurla, l’autre le serra plus fort encore, Stanley sentit son corps
basculer, sa tête et ses épaules penchèrent irrémédiablement vers le vide,
le pied du jeune homme accrocha violemment la cheville de son
adversaire, il le souleva en le faisant pivoter, les jambes de Stanley
décollèrent du sol et s’élevèrent bien au-dessus de son bassin, il vit tout à
l’envers et resta suspendu dans l’air une fraction de seconde avant de
plonger, la tête la première, dans une gerbe d’éclaboussures. Il rejoignit en
suffoquant le bord de la piscine, ses gestes étaient saccadés, on aurait dit
un petit chien affolé et malhabile. Autour de lui, des gens se moquaient.
Luca se précipita et lui tendit la main pour l’aider à sortir. Le propriétaire
des lieux s’avança, le visage et les membres tétanisés par l’exaspération.
– Est-ce que vous pouvez foutre le camp de chez moi
immédiatement ?
leur murmura-t-il, les dents serrées.

Luca s’installa sans un mot au volant et démarra. Stanley avait enfilé des
affaires de plage qu’il avait dénichées dans le coffre. Maintenant il était
tassé sur son siège et regardait fixement devant lui la ville qui défilait. Son
visage était renfrogné, on le sentait honteux et irrité, essentiellement
contre lui-même. Luca se tourna vers lui.
– Tu cherches quoi, Stanley ? fit-il d’une voix douce. À te prouver que
tune peux plus séduire personne en mettant le grappin précisément sur
ce genre de type inapprochable ? À te prouver que ta vie est foutue,
qu’il n’y a plus rien à faire, que tout est désespéré ? Ou peut-être est-ce
uniquement à moi que tu cherches à le prouver ? Pour que je te plaigne.
Sauf que je ne veux pas te plaindre, je veux bien t’aider mais pas en
participant à l’entreprise de démolition que tu as visiblement en tête de
mener.
La conversation s’arrêta là. Au bout d’une vingtaine de minutes, ils
avaient rejoint leur maison. Mais au lieu de ralentir pour se garer, Luca la
dépassa et continua sur la Pacific Coast Highway. Stanley se tourna vers
son ami en écarquillant les yeux, Luca lui renvoya un sourire complice puis
il farfouilla l’espace entre les deux sièges d’où il extirpa une cassette qu’il
glissa dans l’autoradio. « Riders On the Storm », une chanson de l’album
LA Woman des Doors, s’éleva. Aucune autre musique n’aurait été plus en
accord avec les paysages qu’ils surplombaient. Des fonds marins
émergeaient de longues lames de rocailles acérées où les vagues venaient
se fracasser dans des explosions blanches. La plage était une surface d’un
seul tenant, noire et brillante, emprisonnée par les murs que formaient
tout le long du littoral de hautes falaises de granit sombre. Hormis l’écume
mousseuse de l’eau, tout était obscur, l’atmosphère paraissait alourdie par
les grondements sourds de l’océan que le ronronnement de leur Mustang
ne parvenait pas à couvrir. Au bout d’une trentaine de kilomètres, Luca
engagea le véhicule dans un chemin qui descendait de manière abrupte
vers un terre-plein isolé où il se gara.
– Suis-moi, dit-il à Stanley, joyeux, en faisant claquer sa portière.
Dès qu’il atteignit la plage, il se déshabilla avec empressement puis il se
précipita dans la mer. Bien que la nuit soit douce, l’eau, même au bord,
était glaciale, il en fut tétanisé. Pour se donner du courage, il s’avança en
hurlant, son corps fut vite avalé par les rouleaux qui s’abattaient sur lui.
– Viens, beugla-t-il en se retournant vers Stanley et en agitant sa main.
Stanley hésita puis finit par se déshabiller à son tour. Il s’avança vers
l’eau, y posa timidement un pied et recula, pétrifié. Luca se rapprocha et
l’éclaboussa. Stanley eut la sensation que des milliers d’aiguilles le
transperçaient. Luca récidiva, en exagérant ses gestes. Stanley l’imita et
prit finalement le parti d’en rire. Ils se mirent à s’asperger l’un l’autre en
braillant sauvagement, le plus fort qu’ils pouvaient.
1989

Il semblait à Paul que, malgré tous les efforts qu’il avait entrepris pour «
sortir du placard » en s’affichant de manière de plus en plus claire et
régulière avec Milo, la vie quotidienne le plaçait dans la nécessité
encombrante de réaffirmer constamment son identité de gay. La
réservation de chambres d’hôtel, une situation à laquelle ils étaient
fréquemment confrontés, en constituait une bonne illustration. À un
moment du processus d’enregistrement, il fallait bien mentionner le nom
– et donc le genre – des deux individus qui allaient se retrouver dans le
même espace d’intimité. À quoi inévitablement le réceptionniste
répondait que deux lits jumeaux seraient probablement « plus adaptés » à
la situation des deux messieurs. Et aussi inévitablement un malaise
s’instaurait quand il fallait réclamer au contraire un lit double et plutôt
large.
Ce n’était qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, l’affirmation de soi
représentait un chantier à plein temps, chaque nouvelle situation de la vie
courante entraînait la nécessité de déclarations que l’on aurait préféré
taire, d’explications que l’on aurait préféré ne pas donner, de mots
auxquels on aurait souhaité ne pas avoir recours, certainement par
manque de courage mais aussi parce qu’il est toujours pénible – c’était
particulièrement vrai en ce qui concernait Paul – d’avoir à affirmer quelque
chose dont la réalité persiste à nous être inconfortable. À de constantes
occasions Paul était contraint de répéter aux autres – qui ne voulaient pas
nécessairement l’entendre ou en étaient gênés – que la porte de ce
placard qu’il pensait un jour avoir définitivement poussée était toujours
bel et bien ouverte.
Milo venait d’avoir soixante ans. Il voulait revendre son agence et
profiter de ses droits à la retraite. Non tant parce qu’il avait envie de se
reposer – ce qu’il n’avait d’ailleurs pas l’intention de faire complètement –
que parce qu’il aspirait à se retrouver avec Paul de manière moins
intermittente, un peu plus qu’une ou deux semaines par mois comme cela
était le cas depuis leur rencontre.
– Je veux qu’on vive ensemble, où tu veux, tu as le choix, lui dit-il
unjour. J’en ai assez de ces allées et venues.
Sa proposition terrifia Paul. Comme, par goût commun, il était exclu
qu’ils s’installent à Paris ou dans toute autre grande ville, il allait leur falloir
trouver un lieu de résidence dans une agglomération de petite ou
moyenne envergure où il leur serait de facto impossible de conserver un
anonymat complet. L’agent immobilier en charge de leur acquisition serait
certainement le premier maillon d’une longue chaîne de délateurs et de
juges qui ne ferait que grossir : du boulanger au boucher en passant par
l’opticien, le fleuriste et le pâtissier, tout le monde parlerait
inévitablement de ce drôle de couple dont l’intimité serait exposée et
bafouée. Et puis il y avait les enfants, qui ne savaient toujours rien.

Ils dénichèrent une maison à une cinquantaine de kilomètres du village


où Paul avait résidé jusqu’alors, c’était la distance minimum qu’il avait
souhaité établir entre son ancienne et sa nouvelle vie. Leur habitation, en
léger retrait du bord de mer, était solitaire, le plus proche voisin vivait à
cinq cents mètres. Paul avait vu juste, en dépit de leur isolement
géographique, très vite la chose s’ébruita : deux hommes s’étaient installés
ensemble au lieu-dit La Croix aux filles – une appellation qui, soit dit en
passant, avait été interprétée par Milo comme un encouragement à
investir les lieux. Une fois établis, ils commencèrent à découvrir les
environs, à se promener sur la côte puis en ville. Ils croisaient des locaux,
souvent les mêmes, les petits saluts des premiers jours se transformèrent
en brins de conversations, en sortes de petits haïkus qui célébraient
l’impermanence de la météo ou des affaires locales, et au bout de
quelques semaines ils furent conviés aux cérémonies entourant certains
événements municipaux. Contrairement à Milo qui ne s’encombrait
d’aucune opinion d’autrui sur sa personne, Paul cherchait sans cesse dans
les assemblées auxquelles ils étaient présentés à repérer la pointe acérée
d’un regard, la moue contrite qui en disait long, la poignée de main plus
réfractaire qu’à l’accoutumée. Ces manifestations hostiles n’étaient pas
légion mais elles existaient. Il aurait été inexact de dire que les gens
étaient inhospitaliers à leur égard ; au contraire, il y avait une manière
d’acceptation solidaire de leur cas. Ils devinrent la petite attraction du
moment, il était même de bon ton de les fréquenter. Certains locaux se
targuaient envers eux d’une grande ouverture d’esprit qui trouvait son
expression la plus évidente dans les conversations respectueuses et
répétées qu’ils avaient avec eux. Évidemment on ne parlait jamais
directement du sujet qui macérait dans la plupart des cerveaux, au mieux
on utilisait des périphrases pour contourner la difficulté qu’il y aurait eu à
le faire. Du genre : « Dites bonjour à votre… votre ami, c’est ça qu’il faut
dire ? » On sentait bien que tout cela constituait un échafaudage fragile
qui menaçait à tout instant de s’effondrer. Certaines maladresses étaient
charmantes et relevaient d’une bonne volonté évidente. D’autres étaient
plus étranges et témoignaient d’une incompréhension suspecte. Un dîner
chez le maire de la ville fut, à cet égard, exemplaire.
– Il paraît que Tom Cruise en est, dit soudain l’épouse de l’élu en
sepenchant vers Milo, vous devez être au courant de ça, vous. Ça me
semble totalement inconcevable.
Paul, qui était placé de l’autre côté de la femme, se raidit. Milo, lui, prit
le parti de s’en amuser :
– « Il en est », j’adore ! Ma mère, elle, disait : « Son cas est entendu !
»Des petits rires fusèrent.
– Et pourquoi est-ce « inconcevable » à vos yeux ? reprit Milo.
– Parce que moi, je ne le vois pas du tout comme ça, répondit la
femmedu maire en éclatant de rire. Il est tellement… hum… comment
dire ?
– Viril ? suggéra Milo. Vous devriez rencontrer certains de mes amis.
– Non, ce n’est pas ça.
– Normal ?
– C’est vrai qu’il n’a rien de…, enchaîna la femme qui commençait à
sentir l’ornière dans laquelle elle s’était embourbée. Oui, c’est ça, il me
paraît tout à fait normal.
– Nous-mêmes, Paul et moi, diriez-vous que nous sommes des
exemplesde normalité ?
– Je ne vois pas pourquoi je dirais le contraire, dit la femme, mal à
l’aise.
– J’ai sans doute, personnellement, quand j’ai un peu trop bu par
exemple, une tendance à exagérer certains de mes gestes, ou à parler de
moi au féminin, un comportement qui sort quelque peu du cadre de la
normalité telle que vous l’envisagez, je peux aussi me laisser aller à des
petits cris perçants quand je suis victime d’une surprise ou en proie à une
joie trop intenses, mais cela n’arrive qu’en comité restreint, je vous le
promets, jamais devant des gens que je connais peu. Peut-être en va-t-il
de même avec Tom Cruise, qui sait ?
Il lui sourit.
– Vous pouvez être ou faire absolument ce que vous voulez, nous
sommes entre amis, bafouilla la femme. Je n’ai aucun préjugé.
– Mon épouse s’enlise, intervint le maire avec un sourire de
patriarchedestiné à calmer les choses, elle n’a bien évidemment rien du
tout contre les gens comme vous !
Paul en eut soudain assez. C’était exactement ce genre de discussion qui
lui avait fait redouter de s’installer avec Milo.
– Comme nous ? s’exclama-t-il de manière agressive. Depuis tout à
l’heure, vous tournez autour du pot !
– Paul…, fit doucement Milo.
Mais Paul n’écouta que sa colère :
– Bon sang, ayez au moins le courage de nommer les choses. Dites :«
Est-ce que vous pensez que Tom Cruise est une pédale, une tarlouze ? »
C’est bien ce genre de vocabulaire que vous avez en tête, non ?
Un silence épais parut figer les gestes et les langues autour de la table.
Puis un des convives eut l’intelligence de détourner la conversation vers la
prochaine célébration du bicentenaire de la Révolution française, un sujet
autrement plus consensuel.
À la suite de cette aventure, Paul et Milo refusèrent la plupart des dîners
en ville qu’on leur proposa. Ils s’installèrent dans une vie routinière,
tournée majoritairement vers le confort de leur couple, ils ne voyaient que
peu de monde, uniquement les personnes – il y en avait toujours
quelquesunes – avec qui les choses allaient de soi et devant lesquelles il
était admissible de se permettre de discrètes démonstrations intimes si
l’envie leur en prenait.
Une autre étape restait à franchir avec les enfants de Paul, qu’il recevait
régulièrement dans son ancienne vie.
– Ce sont des adultes désormais, ils comprendront, ne cessait de lui
affirmer Milo.
Alors Paul les convoqua tous les trois un dimanche après-midi à l’heure
du goûter. Milo avait prévu de s’éclipser et de n’apparaître qu’une fois la
vérité exposée.
Morgane, Solen et Yann arrivèrent ensemble, dans la voiture que
conduisait la cadette. Paul les attendait sur le porche. Les deux sœurs se
précipitèrent dans les bras de leur père, qu’elles adoraient.
– Pourquoi tu as déménagé ici ? C’est loin, papa, dit Morgane.
– On va te voir moins souvent maintenant, ajouta Solen.
Les enfants avaient toujours pensé que le divorce de leurs parents avait
été demandé par leur mère en raison de sa liaison avec un de ses collègues
enseignants – aujourd’hui disparu de sa vie. Elsa n’avait jamais démenti,
gardant secrète la vérité sur son union avec Paul – même son nouveau
mari l’ignorait –, si bien qu’aux yeux de ses filles il apparaissait comme la
triste victime de leur séparation et bénéficiait d’autant plus d’affection de
leur part.
Yann s’avança et présenta à son père une main sèche et inamicale que
Paul empoigna dans un geste aussi dépourvu de chaleur. Il savait par
expérience que toute démonstration de tendresse aurait été pénible pour
son fils. Paul n’avait jamais réussi à établir une relation apaisée avec cet
homme d’une nature instable et colérique. À trente-deux ans, Yann avait
déjà divorcé à deux reprises et était le père de trois enfants qu’il ne voyait
pratiquement jamais. C’était l’intensité de sa réaction que Paul redoutait
le plus aujourd’hui.
Tout le monde entra dans la maison. Alors que Yann se mettait à l’écart
et s’affalait dans un fauteuil, ses sœurs inspectèrent les lieux. Telles deux
petites souris curieuses, elles écumèrent les pièces du rez-de-chaussée : la
cuisine, le salon, la salle à manger, la buanderie, le moindre recoin de cette
grande maison d’armateur tomba sous le coup de leur examen minutieux.
Chemin faisant, elles s’étonnaient tout haut de la présence de meubles
qu’elles n’avaient jamais vus, d’objets de décoration inédits, de la
profusion de photographies dont elles ignoraient que leur père soit friand.
Il ne leur fallut pas longtemps pour soupçonner que cet aménagement ne
relevait pas du seul goût de Paul.
– Cette maison ne te ressemble pas, osa Solen, sèchement. Tu as
rencontré quelqu’un.
Paul fut saisi de stupeur.
– C’est pour ça que tu as déménagé, ajouta Morgane, joviale.
Paul rougit, mal à l’aise. Son silence prolongé valait tous les aveux.
– Oh, papa, je suis tellement contente, dit Morgane en se réfugiant
dansses bras. On peut la voir ?
Ce pronom féminin le fit tressaillir.
– Non. Parti. Pas là pour l’instant, bafouilla-t-il.
– On ne va pas la rencontrer ? s’inquiéta Solen. Tu ne peux pas nous
faireça ! On veut la connaître. Ce n’est pas pour ça que tu nous as fait
venir ?
– Comment s’appelle-t-elle ? s’enquit Morgane.
Paul ne voulait plus subir ce flot incessant de questions, il voulait arrêter
d’éluder voire de mentir, c’était exactement la raison de la présence ici de
ses enfants comme l’avait fait remarquer sa cadette, alors il annonça en
tremblant :
– Milo.
– Milo, répéta Morgane, incrédule.
– Il s’appelle Milo.
Paul essayait de toutes ses forces de ne pas flancher, de tenir sa tête et
son regard aussi droits que possible. Ses jambes le portaient à peine, il fut
tenté de se laisser tomber pour en finir avec tout ça.
Un silence épais prolongea cette confession. Puis :
– Qu’est-ce qu’il a dit, là ? demanda Yann en se redressant.
– Papa ? fit Morgane. Qu’est-ce que tu racontes ?
Solen, elle, se taisait mais son regard était brûlant. Paul restait figé,
comme si ses trois enfants étaient brutalement devenus ses pires juges.
– Putain, vous avez entendu ce qu’il a dit ? hurla Yann. Notre père
estavec un mec, c’est bien ce qu’il vient de nous annoncer, non ? Bordel
j’y crois pas !
Il se leva d’un bond et s’approcha de son père.
– Comment je vais pouvoir te regarder en face maintenant ? Comment
jevais encore pouvoir te considérer comme mon père ? C’est dégueulasse
de nous faire ça !
Yann s’approchait toujours, de plus en plus menaçant, sa fureur était
telle que chacun s’attendait à ce qu’un coup parte.
– Pourquoi tu nous l’as dit ? À quoi ça sert, putain ? Ce sont tes
salesaffaires, pas les nôtres, nous on n’a rien à voir là-dedans !
– Ça suffit, Yann, tu te tais maintenant ! lui intima Paul.
La surprise que ressentit son fils fit retomber sa colère. Paul s’avança
vers le centre de la pièce, Yann s’écarta pour le laisser passer.
– J’en ai assez d’être jugé par les autres, commença-t-il, et je ne
veuxcertainement pas l’être par mes propres enfants. Si vous n’êtes pas
capables de dépasser vos préjugés, tant pis pour moi mais tant pis pour
vous aussi. Je ne suis pas un criminel et je ne veux plus être un menteur.
Je ne vous fais pas porter le poids de quoi que ce soit. N’inversez pas les
choses. Le poids c’est moi qui le porte, uniquement moi. Essayez de
regarder autre chose que votre nombril et observez les autres, observez-
moi, oui, regardez ce que je suis, imaginez rien qu’un instant la souffrance
que cela a été de me cacher de vous pendant si longtemps. Vous n’avez
aucune idée de ce que c’est que de vivre dans la honte de soi, d’être
contraint de dissimuler et de se parjurer soi-même en toute occasion.
Aujourd’hui, grâce à Milo, je suis en passe de retrouver l’estime de moi
que j’avais perdue. Et je vous jure que personne, pas même vous, que
j’aime pourtant plus que tout au monde, n’arrivera à me détourner de
cet objectif.
Solen et Yann le regardaient avec un air ahuri, où l’étonnement se
nuançait d’une forme plus ou moins avouée de mépris. Seule Morgane
semblait ébranlée, elle avait les larmes aux yeux.
– Et notre mère, elle le sait ? dit Solen sur un ton cassant.
– Elle ne l’a pas toujours su mais oui, ça fait des années qu’elle est
aucourant, répondit Paul calmement.
Morgane s’approcha et se pelotonna contre son père.
– Laisse-nous du temps, papa. On n’est pas prêts, je crois.
Solen, qui imitait sa sœur en tout, renonça à sa morgue. Elle eut à
l’égard de Paul un faible sourire de compassion puis elle se rapprocha et
lui effleura la main d’un geste furtif. Quant à Yann, il était déjà sur le
départ, piaffant devant la porte d’entrée, attendant que ses sœurs le
rejoignent. Il fut vite clair que les choses allaient en rester là pour
aujourd’hui.
Depuis la maison Paul regarda ses trois enfants monter dans la voiture,
le moteur résonna et le véhicule s’éloigna, laissant la place à une absence
– à la fois physique et morale – insupportable. Cette vision du vide
l’acheva, il se sentit abandonné, le sentiment amer d’un immense gâchis
remonta de ses entrailles, il eut l’impression d’avoir tout raté de son
existence, jusqu’à l’expression de cet aveu aujourd’hui. Yann avait peut-
être raison : pourquoi dire, pourquoi signifier, tout allait apparemment
tellement mieux quand les choses étaient entendues mais pas explicitées,
quand les suppositions l’emportaient sur la parole, quand les on-dit
avaient plus de poids que toutes les confessions.

Alors que Milo était un habitué de la manifestation, ce serait la première


fois que Paul assisterait à un défilé de la Gay Pride, l’hommage rendu par
la communauté homosexuelle aux émeutes de Stonewall en juin 1969.
– Ce seront les vingt ans cette année, tu ne peux pas rater ça, lui dit
Milo.
Paul acquiesça en bougonnant. Ils prirent le train la veille au soir et, dès
quatorze heures le lendemain, ils rejoignirent les milliers de personnes qui
avaient envahi la place de la Bastille et s’apprêtaient à remonter la rue de
Rivoli jusqu’au palais du Louvre. Paul n’aimait pas beaucoup l’outrance,
l’étalage éhonté des ego, des goûts particuliers, des inclinations
personnelles, c’était un taiseux qui trouvait incommodant que les autres
ne le soient pas également. Le choc de se retrouver au milieu de cette
manifestation en fut d’autant plus violent. Lui qui avait encore tant de mal
à s’accepter fut bouleversé par le nombre de personnes qui non seulement
osaient en ce lieu clamer leur différence mais de surcroît la revendiquaient
à tue-tête et semblaient même en être fières. Il observa au départ les
choses de manière détachée, comme un entomologiste découvre avec
circonspection les usages d’une population d’insectes jusqu’alors inconnue
de lui. Les gens défilaient sous les bannières de dizaines d’associations, de
journaux, de commerces tout au long du cortège. Au milieu de centaines
d’anonymes surgissaient des travestis spectaculaires, revêtus de plumes
de couleur, de strass, de paillettes, qui ondulaient seuls ou par grappes à
même le pavé, tandis que d’autres hommes plus ou moins dévêtus – qui
offraient un éventail assez large en termes d’âge et d’anatomie –
envahissaient la rue et les trottoirs en dansant. Des haut-parleurs fixés à
des chars ou à des camions – eux-mêmes outrageusement maquillés –
crachaient des tubes disco qui se mélangeaient dans une cacophonie
assourdissante. On croisait parfois des femmes plus âgées que Paul prit
d’abord pour des lesbiennes avant de comprendre qu’elles étaient
simplement venues là pour soutenir le combat d’un fils ou d’une fille. Paul
pensa à ses propres enfants et en fut peiné. Sous le soleil brûlant, les corps
s’exhibaient, les bouches s’embrassaient, les torses ruisselaient de sueur,
les mains s’unissaient tandis que de tout côté surgissaient des panneaux
brandis par des poings solides où se côtoyaient les slogans les plus sérieux
et d’autres plus cocasses : « Nos amours sont plus forts que vos haines », «
Je n’ai pas choisi d’être gay, j’ai eu de la chance », « Pas de cuir, mais du
queer ». C’était un assortiment iconoclaste d’expositions de soi et de
revendications capitales. On pouvait être habillé de la façon la plus
invraisemblable et exhiber avec fierté une pancarte qui osait défier l’ordre
social établi.
Paul n’avait jamais manifesté contre quoi que ce soit. Hormis lors des
élections nationales auxquelles il participait sans conviction, il se tenait le
plus souvent éloigné du terrain politique. Sa rencontre avec Milo avait
d’une certaine façon redistribué les cartes. Aux côtés d’un homme aussi
engagé que l’était son compagnon, il avait appris à écouter, à juger, il
s’était ouvert à la parole des autres et à leurs nécessités.
Paul se sentit d’abord perdu au milieu de cette foule joyeuse qui luttait
contre l’intolérance, l’ostracisme, les préjugés, de la façon la plus
insouciante mais aussi la plus déterminée qui soit. Puis il se laissa entraîner
par le flot jovial qui s’écoulait autour de lui. Les premières impressions
d’étrangeté qu’il avait ressenties s’effacèrent lentement, comme l’encre
noire d’une page jetée à la mer finit par se dissoudre et ne laisser voir que
la vérité du papier redevenu vierge. Paul réalisa qu’en ce lieu, il ne pouvait
être jugé, personne n’aurait désiré se frotter à la moindre opinion sur sa
personne, l’acceptation de soi et des autres était profonde et authentique.
Tous les gens qui l’entouraient avaient certainement connu les mêmes
souffrances, les mêmes discriminations, les mêmes douloureux
questionnements intimes. Tous, qu’ils soient maquillés, travestis, nus ou
habillés, hommes ou femmes, extravertis ou discrets, étaient ses frères,
ses sœurs, sa famille de cœur et d’adoption, il le ressentait à cet instant
dans les effervescences de sa chair. Eux seuls pouvaient le comprendre et
lui, en retour, les comprenait complètement. Cette vérité était si flagrante
qu’elle s’imposa à lui comme une douceur sucrée. Il se sentit léger et
s’avança au milieu du chaos en distribuant ses sourires à qui voulait les
recevoir. Milo, à ses côtés, l’observait. Il perçut le changement qui
s’opérait en lui. À un moment, sa main accrocha la nuque de Paul, il l’attira
à lui et l’embrassa fougueusement, des applaudissements jaillirent tout
autour, ils éclatèrent de rire.
Soudain, avant que la manifestation n’arrive à destination, une vingtaine
de jeunes gens envahirent l’espace de ce qui constituait la tête du cortège
et où se réunissaient derrière une longue banderole des dizaines de
personnalités, des ministres, des députés, des stars des médias et de
l’espace culturel. La marche se figea d’un coup. Dans un mouvement
synchrone, les jeunes militants s’allongèrent de tout leur long sur le
bitume en fermant les yeux. Chacun d’eux arborait un T-shirt noir imprimé
d’un triangle rose pointe en bas et de ces mots : « Silence = Mort ». Un
calme lourd, insoutenable s’éleva. Les caméras des télévisions
s’emparèrent aussitôt de l’événement, une nuée de journalistes
s’approcha de ces corps inertes qui s’exposaient à la vue d’une foule
tétanisée. C’était le but que s’étaient fixé les contre-manifestants :
marquer les esprits par un acte fort et symbolique. Telle fut la première
intervention de l’association Act Up sur le sol français, leur premier die-in
comme on appelait déjà ce type d’action aux États-Unis. En s’allongeant de
la sorte en mémoire de toutes les victimes du sida, les membres de
l’association entendaient protester contre le manque d’efficacité des
autorités sanitaires et gouvernementales dans le traitement de la maladie,
contre les inexactitudes voire les mensonges que la presse persistait à
diffuser à son propos, contre la faiblesse des moyens consacrés à la
recherche.
Paul, à une centaine de mètres de là, pensa à Stanley dont il savait par
Luca qu’il avait été contaminé. Autour de lui, tout le monde était figé.
L’horreur et le silence de la mort avaient soudainement fait cesser toutes
les bruyantes manifestations de la vie.

Dès que Paul et Milo furent rentrés, ils reçurent la visite de Morgane et
sa famille : son mari, Marc, et leurs deux enfants, Nicolas et Julien, âgés de
huit et six ans. Paul fondit dans les bras de sa fille, ému de sa présence.
Puis Morgane tendit son bras à Milo qui, au lieu d’une poignée de main,
enveloppa les épaules de la jeune femme avec ses paumes et déposa un
baiser sur chacune de ses joues.
– J’avais envie de vous connaître, annonça-t-elle avec entrain.
– C’est tout à votre honneur, répondit Milo, faussement cérémonial.
Le déjeuner fut joyeux. Paul avait plaisir à converser avec sa fille mais
aussi avec son gendre – Marc avait autrefois fait partie de son équipage et
continuait à avoir pour son beau-père le plus grand respect –, ils
s’entretinrent de gens qu’ils connaissaient, échangèrent des petits ragots
qui se colportent entre marins. Après le dessert, Milo entraîna Morgane
dans le parc sous le prétexte de le lui faire découvrir. Ils descendirent les
marches du perron qui surplombait quelque cinq cents mètres carrés d’un
jardin multicolore où, autour d’un haut palmier au tronc raboteux et
boursouflé, s’épanouissaient des gerbes de freesias couleur d’ambre, de
delphiniums, de cannas, de renoncules immaculées mais aussi toutes
sortes de roses dont certaines proliféraient en buissons ou sur des
pergolas de bois tendre. Milo se pencha au-dessus d’un carré où éclataient
des fleurs globuleuses, dont les nombreux pétales, fuchsia au centre, d’un
blanc délicat à la périphérie, semblaient s’imbriquer les uns dans les
autres.
– Ce sont des centifolias, dit-il. Ou roses aux cent pétales. Leur
parfumest tellement sucré.
Tandis que Morgane se baissait vers le buisson pour le humer, Milo
ajouta :
– Votre père est un être merveilleux.
– Oui, dit Morgane en se relevant. C’est vrai.
– C’est la personne la plus douce et la plus sensible que je connaisse.
Puis :
– Je l’aime profondément.
– Je comprends, fit-elle, tout en rougissant de cette confidence.
– Il va être heureux ici.
– Il était malheureux avant ? s’inquiéta-t-elle.
– Il n’était pas complet. Maintenant, il peut l’être. Il y a moi d’un côté
etil y a vous de l’autre, votre sœur, votre frère. Votre mère aussi. C’est
important pour lui que vous soyez venue. Il a besoin de douceur et de
compréhension, il ne reculera pas, c’est à vous d’avancer vers lui
maintenant.
– Je le sais, je ne serais pas là autrement.
– Et les autres ?
– Solen viendra, plus tard. Elle fait ce que je fais en tout. Mais Yann,
non,lui ne viendra pas.
– C’est son image d’homme qui est atteinte, je comprends.
Morgane le regarda, insatisfaite.
– Je ne suis pas certaine que ce soit uniquement cela.
– Ah ?
– Yann s’est toujours senti délaissé par notre père.
– Je ne savais pas.
– Vous connaissez Luca ?
– C’est grâce à lui que j’ai rencontré Paul.
Morgane eut un petit sourire sarcastique.
– À tout propos c’était Luca par-ci, Luca par-là, les succès répétés
deLuca à l’école et plus tard à la fac, les films incroyables de Luca… Yann
a grandi dans son ombre. Et puis voilà que maintenant…
– Il apprend qu’ils sont du même bord pour ainsi dire, compléta Milo
enesquissant un sourire sans prétention.
– C’est un peu ça, oui, dit Morgane sur un ton doux-amer.

Le soir même, Milo rapporta cette conversation à Paul, qui en fut affecté
et réalisa à quel point sa fille avait vu juste tandis que lui avait été aveugle.
Il n’attendit que quelques instants pour téléphoner à son fils afin qu’ils se
rencontrent en tête à tête. Paul le supplia, argua de la nécessité capitale
qu’ils s’expliquent enfin, Yann mit de longues minutes à accepter de le voir
puis ils convinrent d’un rendez-vous le week-end suivant.
Les premiers moments furent glaciaux, aucun geste l’un vers l’autre,
aucun regard, les mouvements des deux hommes étaient dépourvus
d’aisance.
– Viens, on va marcher, dit Paul avec autorité.
Ils empruntèrent l’un derrière l’autre un étroit chemin qui serpentait
vers la mer puis ils abordèrent un passage en pente douce menant à la
plage. Paul s’assit sur le sable sec. Aujourd’hui, l’océan était une masse
scintillante et calme, il n’y avait presque aucun bruit excepté, au loin, le
grondement sourd de la houle. Yann restant debout, Paul tapota le sable
de sa main.
– Viens t’asseoir, s’il te plaît.
Yann s’exécuta, contrarié, puis enroula ses bras autour de ses jambes
pliées.
– Tu as été le premier de la famille à savoir pour moi, commença
sonpère. Je t’ai amené ici quand tu avais quelques jours à peine. Je me
suis assis exactement là où nous sommes assis en ce moment et je t’ai
allongé sur mes cuisses. Je me suis confessé à toi, je t’ai supplié de ne
pas me juger et d’avoir le courage de me pardonner le temps venu.
J’avais la conviction que tu comprenais chaque mot que je prononçais.
Yann ne disait rien, ses yeux s’efforçaient de fixer un point lointain, ses
pupilles brillaient, il retenait sa respiration de crainte qu’elle ne soit trop
bruyante.
– J’ai toujours eu un peu peur de toi, de l’homme que tu allais devenir
etqui allait un jour être en mesure d’avoir un avis sur ma personne.
C’est sans doute pour cette raison que je me sentais plus à l’aise avec
Luca, plus complice, tu imagines pourquoi. Même si j’ai été assez
maladroit pour te le laisser penser, Luca n’a jamais été pour moi un fils
meilleur, il n’a jamais été un fils au fond, il était autre chose, un miroir
de moi-même certainement, une variation de ce que j’avais été à son
âge. Mon amitié pour lui n’a jamais amoindri l’amour que je ressentais à
ton égard. Je suis désolé de ce que j’ai pu t’infliger par ignorance ou par
omission. Je crois que je voulais avant tout te préserver. Je t’ai peut-être
craint inutilement, j’ai peutêtre été injuste, mais je t’ai toujours
sincèrement aimé, Yann, aussi fort qu’un père peut aimer son fils.
À partir de là, ce fut le silence. Les deux hommes restèrent longtemps
côte à côte, deux masses solides et semblables en tous points, exposées
contre le ciel bleu pur à la toute-puissance de l’océan devant elles. Paul
ferma les yeux, écoutant les incantations du vent, les cris perçants des
oiseaux de mer, l’imperceptible flux et reflux des vagues, il capta la
respiration de Yann et, comme il l’avait fait trente-deux ans plus tôt au
même endroit, il s’efforça de caler son souffle sur celui de son fils.
1992

Les premiers signes de la maladie apparurent au printemps. Stanley se


sentit brusquement exténué, un épuisement qui ne se dissipait jamais,
quoi qu’il fasse, quel que soit le nombre d’heures de sommeil qu’il arrivait
à voler à ses insomnies. Il commença à être en proie à des fièvres et des
sueurs nocturnes, son système lymphatique se dérégla au point
d’entraîner un gonflement douloureux des ganglions dans la région du cou,
des aisselles et de l’aine, puis ses diarrhées s’intensifièrent et son souffle
s’amenuisa. Ses médecins furent dans l’obligation de constater que la
phase asymptomatique de l’infection était bel et bien révolue et que son
corps, malgré les médicaments alors disponibles, était dépassé par le virus.
Le combat était perdu.
Stanley déclina peu à peu. Défiguré par sa maigreur, incapable du
moindre effort, il se retrouva contraint de s’écarter de toute vie sociale.
Excepté Luca qui passait régulièrement le voir, il souhaitait ne plus
recevoir personne, par désolation de ce qu’il était devenu mais aussi en
raison de cette espèce d’ennui que les autres avaient toujours provoqué
chez lui et dont il se rendait pleinement compte à présent. Il passait le plus
clair de ses journées à somnoler sur son lit, à errer à pas comptés dans son
appartement, triant de vieux papiers, examinant les photographies de
quelques moments heureux de sa vie, relisant certains passages de livres
qu’il avait particulièrement aimés ou de lettres qu’il avait reçues – des
déclarations enflammées parfois, parmi lesquelles celles de Paul. Bien que
son esprit fonctionne de manière aussi fluide que par le passé, il
s’appliquait à ce que ses gestes soient plus lents, plus économes, il refusait
de gâcher en mouvements dispendieux le peu d’énergie qui lui restait. Il
passait de longues heures dans son fauteuil à réfléchir à ce qu’avait été
son existence, aux erreurs qu’il avait commises, aux faiblesses qu’il se
reprochait, au courage dont il avait parfois témoigné, à son père qui était
mort sans qu’il le revoie, à ses amours aussi. La figure de Paul revenait
sans cesse, celle de Matthew également, à ces deux images majeures se
superposaient celles d’amants dont il se désolait de ne pas toujours avoir
retenu le nom mais dont il se remémorait avec clairvoyance les jouissances
qu’ensemble ils avaient éprouvées. Il entrevit le visage de son ami Wallace
au temps où ils écumaient bras dessus bras dessous les bals et les bouges
de la ville. Cela n’était ni triste, ni pathétique, ni gai. Cela était, tout
simplement. N’étant pas croyant, et donc modérément superstitieux, il
organisait autour de ses actions passées une sorte de tribunal ultime, un
Jugement dernier avant l’heure, avec lui pour seul juge de ses actes. Par
moments, cela tenait de l’idée fixe et il pouvait s’y perdre. Et puis il
occupait un temps incalculable à envisager ses dispositions testamentaires
et l’organisation de ses funérailles. Régulièrement il convoquait son
notaire et lui signifiait les changements qu’il avait en tête pour que
l’homme de loi les enregistre officiellement. Il restait inébranlable sur un
point : il voulait une crémation, pas une inhumation, le risque d’être
enterré vivant l’ayant toujours terrorisé. Il écoutait des musiques de toutes
sortes d’horizons, aussi bien du jazz que de l’opéra, de la pop ou des
variétés, afin de dresser la liste et l’ordre des morceaux qui
accompagneraient son service funèbre. Cela l’amusait d’imaginer la tête
que feraient les gens quand au « Dies Iræ » du Requiem de Verdi
succéderaient « La Isla Bonita » de Madonna ou « I Will Survive » de Gloria
Gaynor. Au moment de se séparer du monde, il avait l’obsession – et la
vanité – de prouver à tous que, jusqu’au bout, il avait été heureux,
exemplaire, plein d’humour, autant de qualités qui à ses yeux
constituaient l’étoffe d’un gentleman. Évidemment, il pensait
régulièrement à sa propre mort, il se forçait à ressentir dans sa chair ce
moment du « passage » comme il l’appelait, cet instant fatal où son âme
s’envolerait vers un inconnu aujourd’hui sidérant mais qui trouverait alors
sa résolution. Le tout était d’essayer de dompter l’image tragique de son
anéantissement. Mais ses efforts étaient parfois vains, on s’en doute, et il
s’effondrait à même le plancher, il pleurait de longues minutes sans
retenue, en poussant des petits cris blessés, puis il s’endormait, épuisé
d’avoir autant sollicité son corps, ses muscles, sa conscience. Si le courage
l’en prenait – c’était en général à la faveur d’un rayon de soleil
particulièrement invitant ou d’un de ces ciels new-yorkais d’un bleu
inégalable –, il allait se promener dans Central Park, distant d’à peine trois
cents mètres. Il s’asseyait sur un banc, toujours le même, face à la grande
retenue d’eau du Réservoir. Il pouvait passer des heures à observer les
mouvements des nuages et les formes qu’ils lui suggéraient, à suivre
l’envol des geais bleus, des carouges, des merles, des éperviers, à détailler
l’architecture compliquée des immeubles de l’Upper West Side, face à lui,
qui surgissaient dans le lointain tels d’immenses châteaux austères. Parfois
il fermait les yeux, forçant ses inspirations et ses expirations, n’écoutant
que le bruissement léger des feuilles, les appels des oiseaux, les murmures
de la brise, les cris des enfants alentour, imprégnant tout son être de ces
éclats de vie d’une pureté lumineuse.
Les jours passèrent, l’été s’installa, la ville devint un piège brûlant et
humide, Stanley fut dans l’impossibilité d’effectuer la moindre promenade.
Un soir, il dit à Luca :
– J’ai bien réfléchi. Je ne veux surtout pas que tu me dises si c’est
unebonne idée ou pas, je voudrais que Paul vienne passer quelques
jours ici.
Luca acquiesça, inquiet.
– Je crois que j’ai besoin de le voir une dernière fois, ajouta Stanley.

Luca téléphona à Paul dès le lendemain. Il exposa la demande de Stanley


en précisant :
– Je ne vous cache pas que ce sera un choc. Il est très abîmé. Moi-
mêmej’ai parfois du mal à ne pas en souffrir. Préparez-vous à cela si
vous vous décidez à venir.
Paul raccrocha, troublé. Revoir Stanley près de cinquante ans après leur
rencontre n’aurait aucun sens, le découvrir malade, affaibli, vulnérable en
aurait encore moins. La démarche n’irait-elle pas dans le sens exactement
contraire de ce que l’un et l’autre avaient réussi toute leur vie : conserver
intacts les moments qu’ils avaient vécus en ne les exposant jamais aux
effets du temps ? Une petite mécanique insidieuse s’était pourtant
enclenchée dans son esprit. Que Stanley le rappelle à lui dans ces
circonstances si particulières relevait certes de l’inattendu mais aussi de
l’inéluctable, c’était cela qu’il lui signifiait par cette invitation, il fallait
probablement qu’une dernière chose soit partagée, un ultime chapitre
écrit pour que leur histoire soit complète et à cette hypothèse Paul ne
pouvait se fermer totalement. Il en parla à Milo, qui n’aima pas l’idée qu’il
s’en aille mais eut l’honnêteté d’admettre qu’il y avait là une grande part
de jalousie et de terreur irrationnelle à ce qu’il revienne différent de ce
voyage. Et puis, parce que Milo parvenait toujours à surmonter ses
propres peurs quand la tranquillité d’esprit des autres était en péril, ce fut
lui qui le décida :
– D’une certaine façon, tu n’as pas le choix, tu regretterais toute ta vie
dene pas y être allé, quoi que tu puisses y trouver, lui dit-il.
Paul se laissa ainsi convaincre de partir par la seule personne qui aurait
pu le retenir de le faire.

Une semaine plus tard, Luca attendait Paul dans le terminal 1 de


l’aéroport JFK. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre en se gratifiant de
bourrades affectueuses puis Luca s’empara de la valise de Paul.
– Suivez-moi, c’est par là, dit-il en désignant de la tête une porte
tambouren verre.
Paul lui emboîta le pas. Stanley avait mis à sa disposition sa voiture avec
chauffeur tout le temps de son séjour. À peine le véhicule eut-il démarré
que Paul se tourna vers Luca d’un air inquiet :
– Comment va-t-il ?
– Il est impatient de vous voir.
Cette réponse terrorisa Paul. Il observa à travers la vitre cette ville où il
n’aurait jamais pensé mettre un jour les pieds. Chaque kilomètre effectué
le rapprochait de celui qu’il avait tant aimé, à qui il avait tant pensé
pendant toutes ces années, dont il avait si souvent attendu un signe,
n’importe lequel. Bien sûr, avant d’atterrir sur le sol américain, il avait
longuement réfléchi à ce que ses retrouvailles avec Stanley allaient
impliquer mais leur réalité était brouillée par la distance qui les séparait
encore. En cet instant, à l’idée que le revoir n’était plus qu’une question de
minutes, sa gorge s’assécha. Il ressentit cette même timidité adolescente
nuancée de frayeur qu’il avait éprouvée près de cinquante ans auparavant
devant cet homme qui l’impressionnait tant.
– On va chez lui ? demanda-t-il.
– Oui, répondit Luca. Il nous attend.
Des paysages urbains chaotiques défilèrent, puis le long ruban de
Manhattan se déroula peu à peu sous leurs yeux. Paul n’était pas
insensible à ce spectacle, il n’était pas non plus séduit, il n’était pas venu
pour cela, il n’avait pas l’âme d’un touriste. Près d’une heure plus tard, le
véhicule s’immobilisa devant le numéro 854 de la Cinquième Avenue. Paul
resta figé, le visage collé à la vitre, les yeux rivés à l’immeuble de Stanley,
jusqu’au moment où le chauffeur se présenta pour lui ouvrir la portière.
Luca se tourna vers lui et, notant son air sidéré, lui tapota le genou de la
main pour l’encourager. Quand Paul sortit du véhicule, ses jambes
flageolaient et il manqua trébucher sur le trottoir. Il était dans un tel état
de confusion qu’il perdit conscience de son environnement proche, tout
devint cotonneux, ses tympans furent assaillis d’acouphènes qui
résonnaient sourdement dans son cerveau, et il réalisa que la seule issue
possible était de s’attacher à la silhouette de Luca devant lui et de l’imiter
en tout. Il emprunta à sa suite les marches d’un perron puis celles d’un
long escalier intérieur. Une éternité lui sembla s’écouler avant que ne
s’ouvre la porte d’un appartement où il entra.
Luca eut à peine déposé sa valise sur le plancher qu’on entendit :
– Paul, c’est toi ? Viens me voir, cria Stanley aussi fort qu’il put.
Paul sortit de sa torpeur et se dirigea en tremblant vers la pièce d’où
venait la voix. Au bout d’un long corridor, il aperçut une porte entrouverte
où se dessinait un pâle rayon de lumière. Il s’avança jusqu’au seuil. Son
cœur se glaça.
– Paul ? murmura Stanley d’un ton inquiet.
Paul, poussant lentement la porte de la chambre, fit un pas à l’intérieur.
Les rideaux étaient tirés. L’obscurité grignotait tout. La figure de Stanley se
découpait en contre-jour. Il était assis au bord de son lit.
– Viens ici, dit-il en tendant son bras vers lui. N’aie pas peur.
Paul s’avança, rassuré par cette voix qui n’avait changé en rien, toujours
marquée par un étrange équilibre entre autorité et douceur. Quand ses
yeux se furent habitués à la pénombre et que les traits de Stanley se
révélèrent à lui, Paul frémit. Le visage de son ancien amant n’était pas
seulement transformé par les années, il était parcheminé, sec, d’un jaune
cireux, les veines de ses tempes étaient comme à vif, dessinant un
entrelacs de lignes bleu indigo qui remontaient jusqu’en haut de son crâne
nu ; du front au menton, sa peau paraissait tendue à même les os,
dépourvus de toute chair. Et pourtant. Dès que Paul fut assez proche du lit,
il ne perçut rien d’autre que le regard de Stanley. Il y lut tellement
d’intensité, ses yeux débordaient de tant d’amour et de joie à le revoir que
Paul en oublia la dévastation de son corps. C’est sans doute cela la marque
du véritable amour – tel celui d’un père ou d’une mère pour son enfant –,
cette capacité à passer outre les pires blessures, les pires imperfections
physiques, les pires déformations parfois pour se concentrer uniquement
sur ce qui constitue l’essentiel et le meilleur de l’être aimé. Paul se
précipita vers le lit, leva délicatement Stanley et le serra dans ses bras.
Leurs torses, leurs bras, leurs épaules restèrent longtemps soudés comme
aux premiers instants de leur rencontre.
Les lèvres de Paul effleurèrent l’oreille de Stanley.
– Qu’est-ce que tu m’as manqué, lui souffla-t-il.
– Et toi donc, répondit Stanley en l’embrassant dans le cou de ses
lèvresséchées. Viens contre moi.
Ils s’allongèrent sur le lit l’un contre l’autre. Stanley se blottit au creux
du grand corps de Paul, le souffle chaud de l’un s’insinua dans le cou de
l’autre, ils retrouvèrent aussitôt la mémoire des gestes de leur jeunesse,
leurs jambes et leurs bras empruntèrent doucement des chemins qu’ils
avaient cent fois empruntés par le passé. Paul ferma les yeux, ne pensant à
rien d’autre qu’au bonheur d’avoir retrouvé cet amour. Ils n’eurent besoin
de rien se dire de plus et, collés l’un à l’autre, ils s’endormirent tous les
deux sous le coup de la fatigue et de l’émotion.
Au cours de la nuit, l’état de Stanley empira brutalement, comme s’il
avait attendu de toutes ses forces la venue de Paul et que son corps se
croyait en droit de le lâcher à présent. Il fut pris d’horribles quintes de toux
qui s’accompagnèrent de sécrétions adipeuses teintées de sang noir
laissant craindre une complication pneumologique. Luca, qui n’avait pas
souhaité s’éloigner d’eux et s’était installé dans le salon voisin, appela les
services d’urgence. Un médecin et deux infirmiers débarquèrent et Stanley
fut aussitôt transféré dans une unité spécialisée.

Chaque jour, Paul venait le voir et passait toute la journée assis dans le
fauteuil face à son lit. Il ne se lassait pas de le regarder somnoler, se
réveiller, lui sourire, réclamer sa main, la serrer, se rendormir. Des
moments de fatigue intense – proche d’un quasi-coma – succédaient à des
moments de conscience où Stanley parvenait à retrouver assez d’énergie
pour engager Paul à lui parler de sa vie, d’Elsa, de ses enfants, de Milo.
– Tu l’aimes, ce type ? lui demanda-t-il un jour.
– C’est quelqu’un de bien.
– Je sais, je l’ai déjà rencontré. Mais ce n’est pas ce que je t’ai
demandé.
– Eh bien oui, je l’aime, puisque tu insistes, répondit Paul.
– Alors je suis content pour toi, dit Stanley avec un vague sourire.
Paul aurait souhaité lui avouer ce qu’il pensait réellement, que le seul
amour authentique qu’il ait jamais ressenti, c’est lui qui en avait été
l’objet. Son attachement à Milo n’était même pas une version édulcorée
de cet amour-là, c’était une autre forme d’affection où entraient du
respect, de l’intelligence, de la compassion mais d’où avait été écartée dès
le début l’idée d’absolu amoureux. Paul ne voulait rien signifier à Stanley
de tout cela, il imagina qu’il en avait déjà conscience et, si ce n’était pas le
cas, il ne voulait pas le rappeler à quelque chose qu’il était dans
l’impossibilité de partager de nouveau avec lui.
Stanley s’affaiblissait de jour en jour et ses moments de conscience
devenaient à mesure plus rares. Les quelques conversations qu’il pouvait
encore tenir étaient vagues, décousues, parfois irrationnelles, il prononçait
des phrases incohérentes ou appelait des personnes absentes. À
l’évidence, son esprit était en train de chavirer. Bientôt il ne parla plus du
tout, son souffle s’épuisa, chacune de ses inspirations était maintenant
suivie d’une apnée de quelques secondes qui se concluait par un
étouffement sonore et douloureux. Paul tenait à le veiller malgré tout,
bien que souvent il s’endorme dans son fauteuil, n’ayant plus personne
avec qui échanger. Comme c’était la règle à son domicile, Stanley avait dès
le départ interdit toute visite. Seul Luca était autorisé à entrer dans la
chambre, où il tenait de temps à autre compagnie à Paul.
Un soir, vers huit heures, Paul perçut un râle où il crut discerner que
Stanley l’appelait. Il vit sa main se soulever et s’élever au-dessus du drap
blanc, puis ses doigts se déplièrent et se tendirent dans sa direction. Paul
approcha sa main et effleura celle de Stanley qui aussitôt l’agrippa. Paul
fut surpris de constater la pression que cette main était encore capable
d’exercer, puis les doigts se relâchèrent d’un seul coup et devinrent
inertes. Paul remonta ses yeux vers l’oreiller : le visage de Stanley était
légèrement tourné vers la lumière du dehors, sa bouche faiblement
entrouverte, il venait de partir.
Quand Luca débarqua moins d’une demi-heure plus tard, il trouva Paul
tétanisé, debout dans un coin de la chambre, assistant impuissant à
l’enlèvement du corps par le personnel médical. Comme il en avait été
convenu avec Stanley, Luca se chargea des formalités auprès des services
médicaux et comptables de la clinique et, plus largement, de tout ce qui
concernait la logistique des funérailles. Il insista pour que Paul rejoigne sa
chambre d’hôtel afin d’y prendre un peu de repos. Paul acquiesça mais
finalement il eut envie de marcher au hasard des rues. Aveuglé par son
chagrin, il se perdit autant qu’on peut se perdre dans cette ville qu’il
n’avait pas encore eu le temps ou le courage d’affronter. La nuit de cette
fin d’été enrobait l’obscurité d’une douceur pleine de suavité, Paul
éprouva une consolation à déambuler sans but au milieu de la foule, à se
retrouver libre de ses mouvements et de ses pensées.
À aucun moment il ne regretta d’être venu à New York. Les derniers
moments de Stanley – aussi bouleversants et insupportables qu’ils aient
pu être – n’avaient pas réussi à détériorer l’image éblouissante des
premiers instants de leur rencontre. Paul n’avait jamais cherché à
retrouver le Stanley d’avant dans cette figure cadavérique, corrompue par
le temps et la maladie. Il n’avait d’ailleurs jamais eu l’ambition d’établir
une comparaison qui n’aurait pu que se révéler désastreuse. Au-delà de
l’aspect physique de Stanley, il s’était attaché à ce qui constituait son
essence, à ce qui l’avait séduit quand il avait dix-neuf ans, qui resterait à
jamais ineffaçable dans sa mémoire et que les instants passés avec lui
n’avaient fait qu’amplifier : les intonations charmeuses de sa voix, la
douceur de ses caresses, la profondeur de ses regards, tout l’amour dont il
était capable à son égard. Il était heureux d’avoir pu éclairer de sa
présence les derniers jours de son Américain. Ma place était ici, se dit-il.
Il marcha longtemps, pensant à Milo, à ses enfants, à Elsa. Sa mélancolie
se dissipa au fur et à mesure. Il trouva que New York était une ville idéale
pour les gens seuls comme lui, elle réduisait quiconque à n’être qu’un
simple figurant du spectacle qui se jouait dans et hors ses murs. Comme
l’immensité de l’océan vous ramenait de manière imparable à votre
insignifiance et à votre finitude, les personnalités et les caractères
particuliers des passants se diluaient dans l’énergie et la démesure de
cette cité où aucun être vivant, en comparaison, ne pouvait revêtir
vraiment d’importance. Paul se fondit longtemps dans cet anonymat
urbain et ne retrouva son hôtel que vers trois heures du matin.
La cérémonie funéraire eut lieu à la cathédrale Saint-Patrick sur la
Cinquième Avenue, un bastion catholique que Stanley, parfait agnostique,
avait précisément choisi pour faire se retourner dans leurs tombes tous
ses ancêtres luthériens, comme un pied de nez à cette lignée aux mœurs
étroites et conservatrices et à son père en particulier.
Beaucoup de monde s’était déplacé. Harry était là avec son vieux
compagnon Roy, entourés de dizaines d’autres amis du défunt. Parfois les
gens dans l’assistance se reconnaissaient, certains se souriaient, heureux
de se revoir, quand d’autres détournaient violemment la tête. La sœur et
le frère de Stanley, leurs enfants, les plus âgés de leurs petits-enfants
occupaient le premier rang de la travée de gauche tandis que Paul et Luca
se tenaient symétriquement dans la travée de droite. Dès qu’il se fut assis,
Paul sentit que quantité de regards se posaient sur lui. En se retournant, il
comprit que des confidences s’échangeaient plus ou moins discrètement,
dont il était le sujet central.
La cérémonie fut courte et intense, ponctuée de musiques qui, comme
Stanley l’avait prévu, irritèrent la moitié de l’assemblée tandis qu’elles
ravissaient l’autre. La messe terminée, Harry se dirigea vers l’autel et prit
la parole. Comme il fallait s’y attendre, son discours fut engagé. Il évoqua
le souvenir de cet ami cher qui avait succombé à ce qu’il décrivit comme
une « peste sanitaire » que les autorités tendaient encore à négliger et
dont les laboratoires pharmaceutiques profitaient largement.
– Le sida, certains en meurent mais d’autres en vivent, assena-t-il
soudainau milieu de son discours.
Il y eut quelques applaudissements vite asséchés par des protestations
étouffées qui s’indignaient du côté déplacé de ces démonstrations
militantes en ce lieu sacré. Harry termina son allocution en des termes plus
personnels et plus sensibles, puis Luca s’avança à sa suite. Ému, la feuille
de papier qu’il tenait tremblant entre ses doigts, il se pencha vers le micro.
– Hormis mon père biologique qui m’a très peu aidé pour avancer
dansl’existence, j’ai eu deux autres pères. Stanley était l’un d’eux. Paul, ici
présent, en est un autre, dit-il en le désignant du bras.
Des dizaines de têtes se tournèrent vers l’intéressé qui, bien que ne
comprenant presque rien de l’anglais de Luca, avait quand même saisi de
quoi il retournait et était rouge de confusion.
– Ces deux hommes, mes deux vrais pères, ont guidé ma vie et fait
demoi l’homme que je suis aujourd’hui.
Puis, après quelques secondes :
– Stanley et Paul se sont aimés une seule semaine de leur vie, il y a
prèsde cinquante ans de cela, et pourtant ils n’ont jamais cessé de penser
l’un à l’autre pendant toutes les années qui ont suivi. Stanley a invité Paul
à le revoir quand il a su que ses jours étaient comptés. Et Paul est venu.
Luca jeta un regard à ce dernier, qui gardait la tête baissée tant
l’émotion le submergeait. Luca reprit :
– C’est de ce Stanley amoureux et passionné que je voudrais que
vousvous souveniez, pas de l’homme blessé qu’il a pu être ces derniers
mois. Je connais peu de gens capables d’entretenir de la sorte la flamme
de leur amour, capables de résister avec autant de pugnacité aux caprices
du temps, capables d’élever leur esprit avec autant de volonté au-dessus
des contraintes de la vie ordinaire. Stanley était à l’image de cet amour
exceptionnel : courageux, téméraire, entêté, invincible.

Luca avait donné rendez-vous à Paul sur les marches du Metropolitan


Museum, quelques heures avant son retour en France. Ils marchèrent en
direction de Central Park qui bordait l’édifice, y pénétrèrent au niveau de
la 80e Rue et se dirigèrent vers le Réservoir. Luca se taisait, son visage était
impénétrable, aussi énigmatique que l’étaient le fait de se retrouver dans
ce lieu et l’objet de cette entrevue. Luca semblait se conformer le plus
sérieusement du monde à un rituel qui dépassait sa volonté. Paul décida
de ne rien briser de ce mystère. Ils marchèrent le long du lac, les oies
bernaches passaient en formation au-dessus de leurs têtes pour rejoindre
des territoires plus cléments, bien au sud. Bientôt ils arrivèrent devant un
banc où Luca l’invita à s’asseoir.
– Voilà le banc où Stanley venait se reposer, annonça-t-il. C’était son
banc en quelque sorte.
– Ah, se contenta de dire Paul.
Luca se tut, regarda sa montre.
– On attend quelqu’un ? osa Paul.
– Il ne devrait plus tarder, répondit Luca de manière évasive.
Quelques minutes plus tard, un colosse d’un mètre quatre-vingt-quinze
et de plus de cent vingt kilos apparut au bout d’une allée plantée de
hêtres, d’ormes, de ginkgos bilobas. Les doigts boudinés de l’homme
agrippaient la poignée d’une petite valise en métal argenté.
– Le voilà, dit Luca en se levant.
Il tendit une main vers lui, qui la serra tandis que son visage s’éclairait
d’un sourire magnifique.
– Paul, je vous présente Lou King. Il est en charge de l’entretien
desbancs du parc.
Lou serra la main que Paul lui tendit, puis il posa sa valise métallique sur
le banc et l’ouvrit avec soin. À l’intérieur, parfaitement rangés, une
perceuse de petite dimension, une série de tournevis, un tiroir à écrous,
plusieurs brosses et pinceaux.
– Qu’est-ce qu’il fait ?
– Vous allez voir, dit Luca avec un petit sourire.
À l’aide d’un mètre ruban miniature, Lou détermina sur la dernière latte
de bois, en son milieu exact, l’emplacement d’un rectangle et perça quatre
trous. Puis il sortit de sa poche une plaque métallique de quelque cinq
centimètres sur douze, entourée de plusieurs épaisseurs d’une feuille de
papier de soie translucide. Avec précaution il mit à nu le morceau de métal
et, le posant sur le banc à l’endroit prévu, il le fixa solidement à l’aide de
quatre vis, puis il utilisa un petit pinceau éventail pour épousseter la
plaque. Avec le plus grand soin, il remit l’un après l’autre les outils dans sa
valise, la referma et se releva. Après quoi il tendit une main cérémonieuse
à Luca puis à Paul et s’en alla comme il était venu. Paul s’approcha pour
lire l’inscription gravée dans le métal :

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,


Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.

Et légèrement plus bas : « D’un Paul à l’autre ».


– De Paul Verlaine à Paul Savidan, précisa Luca. Stanley vous offre
unendroit pour contempler la beauté de cette nature qu’il aimait tant.
C’est votre banc maintenant, c’est ce qu’il voulait.
– Il m’a acheté un banc ? fit Paul, estomaqué.
– Il y a neuf mille quatre cent quatre-vingt-cinq bancs dans ce parc,
enréalité vous ne le possédez pas, vous n’en êtes que le parrain.
Paul s’assit et observa la plaque qui exprimait avec tant de clarté
l’amour que Stanley ressentait pour lui. Des larmes roulèrent sur ses joues.
– Une dernière chose, dit Luca en extirpant une grande enveloppe de
sabesace. Il m’a aussi demandé de vous remettre ceci.
Paul s’empara de l’objet et le regarda sous toutes les coutures pour
tenter d’en deviner le contenu. Luca s’approcha et prit son ami dans ses
bras.
– Il faut que je parte. La voiture viendra vous chercher dans une
heurepour vous conduire à l’aéroport.
Paul le serra contre lui.
– Merci à toi d’avoir pris autant soin de lui.
Luca l’embrassa tendrement sur la joue et s’écarta.
– Je serai là à Noël. Saluez Milo pour moi, dit-il en s’éloignant.
Luca parti, Paul s’assit sur le banc. Il déchira le haut de l’enveloppe et
découvrit une série d’autres enveloppes, en tout une quarantaine de
courriers oblitérés, prêts à être postés. Tous sans exception portaient,
dans une écriture élégante, faite de pleins et de déliés, son adresse en
France. Paul se raidit. Ses doigts tremblaient. Il prit une lettre au hasard et
la décacheta.

Mon cher Paul,


Je suis si heureux d’apprendre la naissance de ton fils…

Il se tétanisa, il lui fut impossible de continuer sa lecture, il était à la fois


empressé et terrorisé de découvrir ce que renfermaient les autres lettres.
Il en décacheta une nouvelle, en lut quelques passages puis en parcourut
une autre et encore une autre. Les caractères dansaient devant ses yeux.
C’étaient partout les mêmes mots tendres, bienveillants, amoureux.
Sonné, il regarda autour de lui ce paysage que Stanley avait dû contempler
tant de fois. Le lac s’étendait, calme et pur devant une épaisse barrière
d’arbres encore verts tandis que plus loin, du côté ouest, les éléments
métalliques des immeubles miroitaient dans le soleil. Pourquoi Stanley
n’avait-il pas souhaité lui envoyer ces courriers ? Paul imagina que c’était
par fierté ou quelque chose d’approchant, mais c’était là une hypothèse
sur laquelle il n’aurait jamais aucune certitude. Il comprit que toute sa vie
il n’avait fait qu’attendre que son amant le rassure en lui faisant parvenir
des messages dont il ne se croyait pas digne. Il n’avait pas voulu faire
confiance à son intuition mais aux mauvais tours que son esprit lui jouait. Il
s’en voulut. Son cœur était cependant tellement soulagé que cette
amertume ne dura pas. Il posa la main sur la plaque métallique, ses doigts
parcoururent les gravures du poème, il regarda au loin. Son esprit, se
fondant peu à peu dans l’atmosphère et les bruits environnants, s’apaisa.
Pour la première fois, il se sentit libre, enfin propriétaire de son existence.
ÉPILOGUE
2000

Paul observait se transformer le parc de sa maison. En contrebas du


perron où il se tenait, une dizaine de personnes déplaçaient des tréteaux,
les arrim aient au sol à l’aide de lourdes poches de sable, y déposaient des
plateaux épais en bois brut qu’elles recouvraient d’un bulgomme puis
d’une nappe en coton amidonné d’une blancheur sans défaut. Ce fut
ensuite au tour de serveurs en tenue d’arranger sur ces tables des piles
d’assiettes et de serviettes, des couverts, des porte-couteaux, des
cendriers, des bouquets de fleurs blanches et bleues, d’extraire verres et
flûtes de boîtes en carton où ils étaient ordonnés par rangées de six ou
douze afin de les organiser sur les nappes en forme de pyramide ou de
quadrilatère. Milo surveillait les opérations. C’était lui qui s’était occupé du
traiteur, de l’installation du mobilier éphémère dispersé un peu partout
dans le jardin, des invitations, des formalités auprès des autorités
administratives. Ce pacs qui l’avait uni à Paul le matin même, il en était
l’initiateur mais aussi le chef d’orchestre.
Paul, qui s’était déjà marié une fois, ne voyait pas d’intérêt à récidiver,
quand bien même cette union civile ne représentait qu’une version
édulcorée du mariage. Il ne voulait pas se lier à Milo pour des raisons
pratiques, financières, affairistes, il trouvait surtout qu’il n’y avait rien de
flamboyant à affronter l’austérité d’un tribunal d’instance dans le but plus
ou moins avoué de bénéficier de réductions d’impôts ou – cela était
encore plus désolant – d’une exonération de droits de succession en cas
de décès de l’un des deux. Comme toujours, Milo avait eu raison de ses
réticences en agitant le drapeau de la responsabilité civique.
– C’est à nous de montrer l’exemple, Paul, si nous ne le faisons pas,
cesera donner raison à ceux qui ont tout fait pour ne pas nous accorder
ce droit, ce sera dénier la force de conviction et le courage de tous ceux
qui ont milité pour que nous puissions en bénéficier, lui avait-il opposé.
Paul n’avait pas su quoi répondre, ce que Milo avait interprété comme
un oui.
La cérémonie, à laquelle aucun témoin n’avait été convié, avait été
discrète et rapide, le greffier lui-même avait été expéditif, comme s’il
voulait compenser son incompétence en la matière – c’était le premier
pacs qu’il enregistrait – par une vitalité et un empressement exacerbés.
Néanmoins, autant la procédure d’enregistrement proprement dite avait
été une formalité, autant sa célébration promettait de revêtir un caractère
exceptionnel.
Les invités commencèrent à arriver vers six heures du soir. Louise, la
mère de Paul – quatre-vingt-douze ans dans un mois –, se présenta parmi
les premiers au bras de son petit-fils Yann. Louise n’avait pas digéré la
nouvelle de cette union civile, pas plus qu’elle n’avait admis, des années
plus tôt, l’homosexualité de son fils et son emménagement avec un
homme. Elle avait tenu à être là malgré tout, son absence aurait suggéré
qu’elle abandonnait l’affaire, or elle n’était pas femme à abandonner quoi
que ce soit, à quiconque, jamais.
– Regarde cette débauche, souffla-t-elle à Yann. Qu’est-ce que ça a
dûleur coûter ! Mais pour qui ils se prennent, ces gens ?
Puis ce fut au tour de Morgane, de Solen, de leurs maris, de leurs
enfants, sept en tout. Elsa et Jacques, son époux depuis dix ans, les
suivaient de près. Des amis de Paris et des environs débarquèrent par
grappes, quelques voisins également. Parmi les derniers arrivants, Luca, à
peine atterri de New York, vint accompagné de Mike, un jeune journaliste
de cinq ou six ans plus jeune que lui. Il y eut bientôt une soixantaine de
personnes. Le soleil brillait sans être pénible, baignant les invités dans une
lumière cuivrée. Très vite on se mit à boire.
Paul se tenait sur la terrasse, légèrement à l’écart, observant les uns et
les autres avec un mélange de curiosité et de plénitude. Il était heureux
d’avoir dominé ses peurs et de s’être uni le matin même à cet homme qu’il
connaissait depuis près de vingt ans et qui l’avait patiemment amadoué,
apprivoisé, qui avait calmé ses terreurs et lui avait donné foi en sa
personne et en la vie. Heureux aussi de pouvoir affronter le regard des
autres dans cette ultime forme de coming out. Cela avait constitué le
combat le plus aride en ce qui le concernait. Mais il arrivait toujours un
moment où l’on n’en pouvait plus de composer avec la honte de soi, avec
la peur, avec toutes ces mécaniques qui vous condamnaient au silence, au
secret, au mensonge. À un moment donné, il était essentiel de se
réinventer à partir de ce que la pensée sectaire des autres et les
injonctions de la société avaient fait de vous. L’exposition de soi devenait
totale, nécessairement. Et ce jourlà était arrivé pour Paul.
Elsa l’aperçut et lui fit signe. Elle portait une robe d’été en lin blanc très
légèrement décolletée. À son cou, un entremêlement de fines lames de
corail orange éclairait sa peau légèrement hâlée. Elle paraissait si frêle et si
déterminée à la fois que Paul en fut bouleversé. L’âge l’avait épanouie et
lui donnait une grâce rayonnante qu’elle n’avait, étant jeune, que de
manière intermittente. Son visage s’était creusé d’un faisceau de rides qui
anoblissaient ses traits en leur conférant de la bonté. Elle monta les
quelques marches du perron pour le rejoindre. Il se pencha pour
l’embrasser sur les joues. Elle ne se contenta pas de ce baiser, elle le serra
dans ses bras avec chaleur. Ils restèrent longtemps l’un contre l’autre.
Comme toujours en sa présence, Paul fut traversé par une onde de
douceur.
– C’est une belle fête. Je suis contente pour toi, lui souffla-t-elle à
l’oreille.
Elle ajouta :
– Fière aussi.
Il s’écarta et la prit par les épaules.
– Tu es fière de moi ?
– Tu t’es battu pour arriver à vivre ça.
Paul la lâcha.
– Avec quelques dommages collatéraux, reconnais-le.
Elsa comprit l’allusion et eut une petite mimique d’approbation.
– Ce n’est pas le malheur de toutes les guerres ?
Il réfléchit quelques secondes.
– Ce matin, en m’unissant à Milo, j’ai repensé à notre mariage.
Son front s’assombrit.
– Tu veux savoir une chose, Elsa ? Ce que je t’ai fait endurer continue
àm’obséder.
– Quand est-ce que tu vas arrêter de te faire du mal ? dit-elle en
tapant àplusieurs reprises de l’index le crâne de son ex-mari. Il y a
tellement longtemps.
– À chaque fois que je te vois, je ne peux pas m’empêcher d’y penser.
– Paul, arrête s’il te plaît. Pas aujourd’hui.
– J’aurais dû te parler, te laisser vivre ta vie. Je t’ai coincée dans
uneexistence sans futur. Tu aurais pu me haïr, au lieu de cela tu as
essayé de me comprendre.
– Est-ce que cela aurait été vraiment si simple de me dire les choses ?
– Non, avoua-t-il, dépité. J’en étais totalement incapable alors.
– Je me suis arrangée de cette existence, Paul. J’aurais pu tomber sur
bienpire au fond. Sur quelqu’un qui m’aurait battue, ou qui aurait voulu
me faire taire, ou qui m’aurait trompée.
– Oh, mais je t’ai trompée !
– Tu ne l’as pas fait par vice mais par nécessité. Je me suis sentie
trahiemais pas humiliée. On se relève d’une trahison, rarement d’une
humiliation.
La preuve, je suis là aujourd’hui.
– Bon sang, Elsa, on devrait te canoniser, dit-il en éclatant de rire.
– De nous deux, je sais que c’est toi qui as le plus souffert. Moi, je
n’aipas été malheureuse à tes côtés. Surtout j’ai été libre. Jamais tu ne
m’as empêchée de faire quoi que ce soit, jamais tu ne m’as demandé
d’agir contre ma volonté. Je ne t’étais pas soumise, contrairement à
beaucoup d’autres femmes qui se retrouvent dans la nécessité absolue
de se montrer indulgentes et dociles envers leurs maris.
Inconsciemment je crois que j’ai fait le choix de ne rien savoir.
– C’était le prix à payer, soupira Paul avec tristesse.
Elle acquiesça en silence. Jacques, qui suivait de loin leur échange, fit à
Elsa un petit signe de la main auquel elle répondit de manière joviale.
– Tu es heureuse ? demanda Paul.
– Oui, je crois, répondit-elle.
Ils restèrent côte à côte en silence à observer la foule. Les gens
commençaient à se mélanger et à circuler librement dans le jardin. Les
conversations, au départ timides, s’amplifièrent, de plus en plus sonores
sous l’effet notamment des litres de Cuba libre concoctés par Milo. Au
bout d’une heure l’ambiance s’échauffa et on réclama de la musique. À la
demande de tous, le DJ enchaîna les tubes de Madonna, Michael Jackson,
Étienne Daho, Ophélie Winter. Milo et ses plus vieux amis dansaient sans
retenue. Même si quelques-uns d’entre eux affichaient aujourd’hui des
âges respectables – à commencer par Milo –, ils avaient tellement fait la
fête que la moindre note de musique, si elle était arrosée de la bonne dose
d’alcool, continuait à les faire vibrer. Tête penchée en arrière, bras levés,
ils tournaient sur eux-mêmes et martelaient en rythme la petite piste de
bois aménagée à quelques pas du buffet. Autour d’eux, quelques hommes
hétérosexuels qui pour la plupart semblaient maladroits, empêchés dans
leurs mouvements, les observaient avec un mélange de moquerie et
d’envie, contrairement à leurs épouses qui, sur ce terrain-là en tout cas,
semblaient plus ouvertes et même admiratives. Paul, pour sa part, n’avait
jamais aimé danser. À une époque il avait honte que Milo puisse ainsi
s’exhiber, il s’en fichait maintenant, il se fichait d’à peu près tout d’ailleurs.
À soixantequinze ans, son esprit s’était apaisé et adouci, débarrassé de ses
grandes frayeurs d’autrefois hormis, de temps à autre, celle de la maladie
et de sa propre finitude. Il souffrait de quelques maux chroniques mais sa
santé n’était menacée par aucun danger majeur. Excepté Elsa, il n’avait à
rougir d’avoir fait de mal à quiconque, cette pensée était fondamentale
pour lui à ce stade de son existence, il n’entrait là-dedans rien de religieux,
de superstitieux, cela ne relevait pas de cette idée culpabilisatrice qui veut
qu’une bonne vie vous apporte une bonne mort, c’était avant tout le souci
d’avoir été un honnête homme – ou ce qui s’en approchait – qui prévalait
à ses yeux.
Alors qu’Elsa rejoignait son mari, Paul descendit vers le buffet pour se
servir un verre de vin. Il reçut les félicitations de quelques personnes qu’il
n’avait pas encore croisées. Luca surgit soudain et lui présenta son amant.
Puis il se pencha vers Paul. On le sentait nerveux.
– C’est Milo qui a invité mes parents ?
Paul, se tournant discrètement vers le fond du jardin, aperçut Maurizio
et son épouse Jeanne qui se tenaient assis dans un coin et les
dévisageaient. Milo avait effectivement insisté pour les inviter, Paul en
ignorait la raison – il n’était pas convaincu qu’il y en ait même une –,
Jeanne avait accepté, sans doute dans le seul but de pouvoir alimenter dès
le lendemain avec ses voisins des conversations révoltées sur ce qu’elle
allait découvrir.
– Qu’est-ce qui lui a pris, bon sang ? pesta Luca.
Puis ses parents le virent s’avancer vers eux au bras de ce jeune type
qu’ils ne connaissaient pas. Maurizio était devenu un vieux monsieur de
soixante-seize ans. Un accident vasculaire cérébral l’avait privé il y a deux
ans de la plupart de ses capacités cognitives, il pouvait à peine s’exprimer,
sa diction était tellement lente, les mots si ardus à former que la plupart
du temps il renonçait et laissait à son épouse le soin de parler.
– Papa, maman, je vous présente Mike. Je vous préviens, il ne parle
pasun mot de français.
– Comment oses-tu, Luca ? dit Jeanne, les yeux flamboyants de colère.
– Pardon ?
– Pourquoi tu n’es pas venu seul ? Pourquoi nous infliger cet
hommedevant tous ces gens ? Tu n’as pas honte de toi ?
Paul les observait de loin. Sans percevoir dans le détail leur échange, il
en comprit la teneur. Il fut terrassé que Luca, cet homme de plus de
quarante ans, si intelligent, si curieux, si ouvert, continue de souffrir du
mépris de gens bornés, irrespectueux de sa personne. Il se souvint de cette
soirée, près de trente ans auparavant, où Luca l’avait supplié de le
protéger de ses parents et de leur violente intolérance, il avait encore en
tête les mots injurieux qu’ils crachaient sur leur enfant comme du venin.
Paul se dit que malheureusement rien ne changeait, au fond. On ne se
défaisait jamais complètement de la honte d’avoir été insulté, montré du
doigt, stigmatisé par des rituels qui n’avaient d’autre but que vous
montrer à quel point vous étiez inférieur, risible, insultable à merci. Même
si vous affirmiez avec soulagement vous être sorti des effets de l’opprobre,
il y avait toujours un moment où les règles sociales qui avaient fait de vous
ce que vous étiez vous rattrapaient – comme elles étaient en train de
rattraper Luca en cet instant –, où la honte d’avoir été désigné une fois
réapparaissait sournoisement, où l’insulte revenait en force, gelait la
parole, dissolvait l’essentiel de ce qui vous constituait dans la noirceur du
blâme. Qu’allait pouvoir opposer cet homme mûr aux mots haineux de sa
mère ? Une affirmation de soi ? Une autre parole haineuse ? Non, il allait
se taire, préférer s’éloigner plutôt que de se battre, renoncer plutôt que
souffrir d’avoir une fois encore à justifier la nature de son inclination.
C’était probablement ce même comportement de fuite que Paul aurait
adopté s’il s’était trouvé dans le voisinage de sa mère Louise – dont il se
rendait compte qu’il avait tout fait au cours de cette soirée pour l’éviter.
Luca, comme c’était prévisible, s’écarta sans un mot tandis que Jeanne,
d’un bref mouvement du menton, affichait cet air satisfait qu’ont les
vainqueurs quand ils sont parvenus à humilier leur adversaire. Puis il
s’éloigna en compagnie de Mike qui, de son bras, lui entoura les épaules
pour le consoler. À ce moment Luca se tourna vers lui, furieux, et d’un
geste violent lui fit comprendre de mettre fin à cette manifestation de
tendresse. Mike se figea, consterné, et cessa de le suivre.
Paul fut bouleversé de constater l’amère victoire de Jeanne sur son fils
qu’il perçut comme celle de l’obscurité sur la lumière. Regardant Luca
partir s’isoler quelque part, il repensa à ce qu’il avait lui-même enduré
toute son existence, aux dissimulations, aux petits arrangements avec sa
conscience et la vérité. Avec le temps, les choses avaient évolué, c’était
certain. Une des conquêtes les plus brillantes dont profitaient les jeunes
générations était sans doute de pouvoir s’affirmer et de cesser de devoir
mentir continûment. Les référents dont ils disposaient pour se construire
une identité étaient devenus multiples mais cela n’avait pas pour autant
fait disparaître la haine. Au contraire. Ce qui venait de se passer en était
un exemple brûlant. Pour des milliers de gays qui arrivaient peu ou prou à
vivre libres, combien d’autres se cachaient encore d’eux-mêmes et des
autres, combien continuaient à être contraints de se marier, de mener une
double vie, de devoir se conformer à des rituels sociaux qui les
anéantissaient ? Combien souffraient, dans leur esprit mais aussi dans leur
corps, d’être insultés, harcelés, frappés, parfois lynchés ? La visibilité et
l’affirmation de soi augmentaient l’hostilité des intolérants. Plus les choses
étaient visibles, plus les crispations étaient grandes ; plus la liberté des uns
prenait de l’ampleur, plus les autres craignaient de devoir renoncer à
l’ordre immémorial qui les avait toujours protégés.

La nuit s’avançait alors qu’une tribu d’irréductibles continuait à faire la


navette entre la piste de danse et le buffet voisin. Luca, qui avait réapparu
dès le départ de ses parents, dansait face à Mike. Paul était allongé dans
un transat et les observait. Milo s’approcha.
– Tu t’amuses ?
– Je n’ai pas l’air de m’amuser ?
– On ne sait jamais avec toi, dit Milo en riant.
– Sache que, grâce à toi, j’ai passé une très bonne soirée.
– Hum, excellente nouvelle !
Paul laissa passer quelques instants puis regarda fixement son
compagnon.
– Merci, dit-il humblement.
– De quoi ?
– Oh, Milo, tu sais bien de quoi.
– Alors dis-le.
– Tu es incorrigible, pesta Paul.
Il était toujours mal à l’aise avec les démonstrations d’affection, surtout
verbales, ce que Milo mettait un point d’honneur à dénoncer dès qu’il en
avait l’occasion. Tandis qu’il attendait que son compagnon se décide à
éclaircir les choses, Paul prit une longue inspiration.
– Merci d’être là, Milo, commença-t-il sur un ton faussement blasé,
merci de m’aimer, merci de cette soirée, merci d’être aussi patient,
merci d’être si peu grognon, merci d’être aussi attentionné, merci… –
Milo, je t’aime.
– Milo, je t’aime, répéta Paul.
– Tu vois, c’est tellement simple.
Milo se pencha vers lui et leurs bouches s’unirent dans un baiser d’une
tendresse infinie.
Soudain plusieurs voix crièrent en chœur :
– La plage, la plage, la plage !
Décidant de poursuivre la soirée au bord de l’eau, on emporta des
serviettes, des maillots, des bouteilles, des verres, des seaux à glace, de
quoi passer de la musique. Un des amis de Milo – un ancien scout
apparemment – se targua de savoir allumer un feu à même le sable et, sur
ses directives, on partit à la recherche de bois flotté, de branchages,
d’herbes sèches. Bientôt les premières étincelles jaillirent contre le noir de
la nuit, puis des flammèches s’élevèrent qui devinrent de longues langues
de feu jaunes et bleutées. À partir de cet instant, la folie s’empara de
chacun, la musique fut poussée à fond, on se mit à danser autour du
brasier, même Paul se joignit au mouvement. Excités par l’extrême chaleur
et le côté baroque de la situation, certains se mirent à vociférer de joie. Il y
avait de la sauvagerie dans ces démonstrations mais ce qui en émanait
surtout c’était l’expression de l’affection immense que chacun des
membres de cette communauté éprouvait envers les autres. Tous, ils le
savaient, les plus âgés encore mieux que les plus jeunes, étaient les
héritiers d’une longue série de batailles parfois féroces que d’autres
avaient menées avant eux. S’ils avaient gagné la liberté de danser ainsi sur
une plage de Bretagne à la nuit tombée, ils le devaient à la souffrance et à
la pugnacité de certains de leurs aînés. Ils étaient nés de ces combats-là,
tous ensemble, rien ne créait de plus fortes amitiés que les luttes
partagées ou la mémoire qu’on en conservait.
Paul ne tint pas longtemps à ce rythme, il alla s’asseoir légèrement à
l’écart sur le sable et regarda la surface de la mer que prolongeait dans
une parfaite continuité le ciel noir, où palpitait la lumière d’une multitude
de corps célestes.
Puis Luca vint le rejoindre et s’assit à ses côtés.
– Je suis désolé de ce qui s’est passé avec ta mère, commença Paul.
– Ah ! Vous avez vu ?
– Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner ce qui se tramait.
– C’est Mike qui a tout pris, je m’en veux. Un jour, je saurai leur
répondre.
Il eut un léger rictus amer envers lui-même.
– Mais ce soir, non, je n’en avais pas le courage.
Paul comprit.
– Il a l’air gentil, ce Mike. Vous êtes ensemble depuis longtemps ?
– Six mois.
– Amoureux ?
– Un peu.
– Un peu ? s’étonna Paul. Tu fais faire six mille kilomètres à
quelqu’unque tu aimes un peu ? Jamais vu ça.
– Beaucoup, alors, corrigea Luca en éclatant de rire. Il veut qu’on
semarie et qu’on ait des enfants.
– Des enfants ?
– C’est son truc. Je ne suis pas sûr que ce soit le mien. Pas plus que
lemariage, d’ailleurs.
Paul eut une petite moue d’assentiment.
– On cède à beaucoup de choses par amour, crois-en mon expérience.
Un long silence suivit.
– Je suis passé voir la tombe de Stanley l’autre jour, dit Luca.
– Ah, fit Paul en baissant la tête.
– J’avais envie de… de le revoir.
Puis prudemment :
– Vous pensez à lui de temps en temps ?
– Je pense à lui tous les jours. Il sera dans ma tête jusqu’au bout, je
crois.
Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’un cri ne retentisse en
provenance du rivage. Mike revint vers le groupe en courant.
– Hey, guys, s’exclama-t-il d’une voix enthousiaste, come and see how
beautiful it is!
Et il repartit aussitôt vers l’océan, suivi par les autres. Au même instant,
la chanson du lecteur de CD portable se termina et le silence se fit, tandis
que près de l’eau les invités se figeaient dans la même fascination. À
quelques pas du rivage, des millions de petits organismes vivants en
suspension dans l’eau salée émettaient une vive lumière bleutée. Les lents
mouvements de ce plancton microscopique formaient une nébuleuse de
lumière tourbillonnante, qui s’enroulait et se déroulait sur elle-même dans
des méandres voluptueux, à la manière d’un long ruban de soie caressé
par le vent. Milo approcha sa main, des dizaines de lucioles irradièrent au
creux de sa paume et le long de ses doigts. Ils furent quelques-uns à se
déshabiller afin de se retrouver au plein milieu de cette masse
luminescente.
Paul suivit le mouvement, son corps frémit quand il pénétra dans l’eau
glacée, il nagea quelques instants pour s’éloigner du bord, se retourna et
s’allongea sur le dos. Tout autour de lui, les micro-organismes dessinaient
de légères ondulations de lumière qui lui faisaient comme une aura.
Làhaut, dans le firmament étoilé, plantés dans une mer à l’envers, des
millions d’autres particules lumineuses resplendissaient, en écho parfait à
cet étrange ballet aquatique. L’infini du ciel s’unissait à l’infini de la mer au
cœur du même mystère et du même silence. Paul ferma les yeux et laissa
la magie de cet instant s’insinuer peu à peu dans son corps et submerger
sa mémoire.
REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer mes plus vifs remerciements à Charlotte Vignon qui m’a éclairé sur le monde des
collectionneurs américains et le monde de l’art en général, à Anne Picq Beauchesne pour ses conseils
et ses points de vue toujours pertinents, à Vincent Brun, mon premier lecteur et mon soutien de la
première heure, à toutes les équipes d’Albin Michel et parmi elles celles de Nathalie Collard, Florence
Godfernaux, Lina Pinto. Que chacun d’eux trouve ici la marque de ma plus profonde reconnaissance.

Certains passages de ce roman doivent beaucoup à la lecture d’ouvrages majeurs sur le sujet,
notamment :

Réflexions sur la question gay de Didier Eribon (Champs Essais).


Gay New York de George Chauncey (Basic Books).
Coming Out Under Fire de Allan Bérubé (The University of North Carolina Press).
Faggots de Larry Kramer (Grove Press).
Homosexuel.le.s en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale de Régis Schlagdenhauffen, Julie Le
Gac et Fabrice Virgili (Nouveau Monde éditions).
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Albin Michel


LE BONHEUR NATIONAL BRUT, 2014.
TOUT CE DONT ON RÊVAIT, 2017. FRACKING, 2018.

Aux Éditions Léo Scheer


LA MÉLANCOLIE DES LOUPS, 2010.

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