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La Vie Rêvée Des Hommes (François Roux)
La Vie Rêvée Des Hommes (François Roux)
1. Couverture
2. Copyright
3. Dédicace
4. Première partie
1. 1944
2. 1947
3. 1950
4. 1954
5. 1957
6. 1959
7. 1964
8. 1969
5. Deuxième partie
1. 1973
2. 1977
3. 1981
4. 1985
5. 1989
6. 1992
6. Épilogue
1. 2000
7. Remerciements
8. Du même auteur
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138. 145
139. 146
140. 147
141. 148
142. 149
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299 310 300 311 301 313
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© Éditions Albin Michel, 2021
ISBN : 9782226465290
À Pierre Tranouez (1950-1992)
PREMIÈRE PARTIE
1944
– Vive la France ! hurla une fille d’à peine quinze ans en levant le poing.
– Vive de Gaulle ! enchaîna sa voisine.
Elles étaient quatre du même âge à avancer hanche contre hanche en
gloussant. Dans le cortège, les têtes se tournèrent vers ces adolescentes
effrontées aux lèvres bariolées de rouge. D’autres filles les imitèrent, puis
des femmes d’âge mûr et enfin des hommes. Ce qui n’était que rumeur
sourde se mua en cacophonie. On se mit à brailler des vivats, à scander les
noms de généraux nouvellement érigés en sauveurs de la Nation, à couvrir
d’insultes ces « putains de boches » qui venaient de déguerpir. C’était un
concert dissonant de voix exaltées par la haine, la rancœur, l’exubérance
de la victoire, une passion sans limites. Des bribes de chansons
s’entrechoquaient et ricochaient sur les lèvres tandis que la foule avançait
de plus en plus vite, libre, entêtée, joyeuse, semblant répondre à une
urgence sans motif apparent.
Ailleurs, des chars amochés par les forces ennemies étaient couverts de
fleurs, les dernières barricades se retrouvèrent éventrées, vomissant sur la
chaussée des tonnes de pavés qui réintégrèrent les emplacements d’où ils
avaient été arrachés quelques jours plus tôt, dans les premiers instants de
la grève générale et de l’insurrection qui avait suivi. On sifflait dans ses
doigts, on beuglait, on se marchait sur les pieds. Certains trébuchaient et
se relevaient aussi sec, les genoux ou les coudes en sang, en éclatant de
rire, le plus souvent en raillant leur propre maladresse. Des poings de
toutes les tailles agitaient vigoureusement des drapeaux de tous les
formats, à la gloire de toutes les nations alliées. Des femmes arboraient
des casques confisqués à l’ennemi ; certains hommes avaient, de joie, rasé
leur moustache. Les visages hilares et fatigués portaient encore les
stigmates du désœuvrement qu’avaient engendré l’attente et les
sacrifices.
Le peuple de Paris en fête se dirigeait vers les Champs-Élysées que le
général de Gaulle s’apprêtait à descendre avec, à ses côtés, les
représentants des troupes victorieuses.
La brasserie finit par fermer ses portes, ils n’étaient plus qu’une dizaine
à siroter les fonds de leurs verres et à brailler les mêmes âneries qu’ils ne
se donnaient plus la peine de traduire, même par des gestes. Les héros
étaient épuisés. Cela faisait longtemps que Paul était silencieux, tête
baissée, le regard rivé à ses godillots crasseux de soldat, faussement
assoupi, attendant que quelque chose se passe – que Stanley lui donne un
signe –, alors qu’il se sentait plus vivant que jamais, que chaque millimètre
carré de sa peau brûlait, tant la violence de son espérance était immense.
Stanley se leva soudain, salua la compagnie d’un geste qu’il s’efforça de
rendre élégant et s’éloigna. Une centaine de mètres en contrebas,
semblant connaître le quartier comme sa poche, il fut avalé par l’obscurité
de la troisième rue qui se présenta sur sa gauche. Quand Paul fut certain
que l’attention des autres était retournée aux petits événements de la
tablée, il se leva à son tour et étira les bras en bâillant grassement, faisant
mine d’être saoul alors qu’il avait au contraire toute sa tête et, plus que
cela encore, un désir qui le tenaillait et le rendait libre et vif,
incroyablement lucide. Sa jambe heurta à dessein une chaise qui se mit à
vaciller, indécise, sur l’un de ses quatre pieds avant de s’écraser sur la
terrasse dans un fracas qui fit tressaillir les derniers clients. Albert, le
meilleur camarade de Paul, se leva d’un bond et mit son bras autour de ses
épaules.
– Eh, mon Paul, tu es complètement fait, viens, je… je… te ramène.
– Fous-moi la paix, fit Paul en le rembarrant avec excès.
– Laisse-moi faire, bon sang, insista Albert.
Paul le toisa.
– Tu ne comprends pas que… que j’ai… j’ai besoin d’air pur ! ânonna-t-
il en hurlant. Putain, Albert, d’air pur !
Albert le laissa partir et se moqua de lui tout le temps qu’il descendit
l’avenue, manquant trébucher à chaque pas. Paul s’était déjà frotté à la
nécessité de dissimuler, théâtraliser sa conduite pour ne pas se retrouver à
découvert faisait partie de sa panoplie psychologique. En tout état de
cause, son petit numéro du type ivre mort était parfait.
Quand même ses plus proches camarades cessèrent de faire attention à
lui, Paul s’engouffra en titubant dans la rue où Stanley s’était engagé
quelques minutes plus tôt. Il fut ému de l’apercevoir, immobile, à moitié
dissimulé dans la pénombre, protégé des regards par un amas de sacs dont
la plupart avaient été éventrés par les lames de couteaux ou celles de
baïonnettes. Une matière granuleuse s’en échappait lentement, faisant
penser que toute la scène s’organisait sur un mode ralenti. La lumière
chétive d’un lampadaire, jouant avec les nuances rousses de la barbe
naissante de Stanley, donnait à son visage un air inquiétant,
machiavélique. Paul lui sourit. La petite boule au creux de son ventre
irradia jusqu’à la plus reculée de ses terminaisons nerveuses. Son sexe
gonfla et devint si tendu qu’il en ressentit de la souffrance. Il se dirigea
lentement vers Stanley, sans appréhension, confiant dans l’idée que les
prochaines minutes allaient lui apporter ce mélange de sauvagerie et de
volupté qu’il attendait depuis qu’il avait une conscience réelle de son désir.
Il y avait dans sa démarche une espèce de gravité solennelle, il ne titubait
plus du tout bien sûr, il vivait un moment glorieux dont il ne voulait rien
gâcher. Il voulait au contraire le déguster, cet instant en suspens, il
souhaitait dérober à ces secondes ce qu’elles avaient de meilleur, les
inscrire profondément dans son histoire intime, et c’est ce qu’il fit jusqu’à
ce que son esprit et son corps soient prêts à la rencontre qui était sur le
point de s’engager.
Les jours suivants, Stanley et Paul passèrent tout leur temps ensemble.
De la vie de l’autre, chacun ne sut rien ou très peu. Ils avaient presque
renoncé à parler : les mots auraient été inaptes à traduire quoi que ce soit
de leur passé qui les aurait éclairés sur l’intensité de ce qu’ils étaient en
train de vivre. Quand ils ne faisaient pas l’amour, ils se saoulaient dans des
bars, des cabarets, des dancings, des bordels à filles. L’alcool et l’ambiance
chargée de sexe de tous ces endroits les échauffaient et ils baisaient
encore, parfois en pleine ville, à la faveur de l’obscurité soudaine d’une
ruelle ou d’une porte cochère. Nuit après jour cela recommençait, une
espèce d’effervescence lubrique les agitait, une vitalité animale qui les
tenait éveillés pendant des heures. À la moindre occasion, leur désir l’un
de l’autre les exposait à des risques déraisonnables.
Mais l’atmosphère de ces journées n’était-elle pas elle-même insensée ?
Paris tout entier exhalait un sentiment trouble tissé de joie, de violence et
d’effroi. Les habitants découvraient peu à peu les décombres de leur ville,
des charniers humains étaient exhumés aux quatre coins de la capitale, les
derniers trains de déportés s’enfuyaient en catimini vers des camps, les
dernières bombes étaient lâchées par un ennemi qui ne se résolvait pas à
abandonner tout à fait le terrain. On faisait la fête en côtoyant la mort à
chaque seconde. Des femmes au crâne dépouillé étaient huées pour avoir
forniqué avec les boches tandis qu’on célébrait les hommes qui étaient
morts sous leurs balles. C’était le temps des vengeances, des règlements
de compte entre voisins, des petites bassesses, des beaux discours, des
grandes ambitions nationales et individuelles. De Gaulle avait pris
possession de ses quartiers, rue Saint-Dominique, progressant chaque jour
vers cette République lumineuse que chacun attendait avec envie et qui, à
coup sûr, laverait le pays de l’opprobre subi. La soif de vengeance était
absolue.
Ce fut à peine si Paul eut conscience du tintamarre que l’Histoire faisait
résonner à ses oreilles. Seule comptait la présence de cet amour
prodigieux qui lui était tombé dessus alors qu’il ne demandait rien d’autre
que célébrer la fin des souffrances et des privations engendrées par la
guerre et rentrer bientôt chez lui. C’était la première fois qu’il était
vraiment amoureux, il le sentait, tout ce qu’il avait pu ressentir par le
passé s’affadissait en comparaison de ce qu’il vivait avec Stanley. Il
évoluait dans un état de grâce et d’éblouissement permanent. Stanley
avait fini par l’autoriser à l’aimer et à le désirer de cette façon-là, à
accepter sans rechigner cette soumission amoureuse qui était, au fond, la
seule position que Paul était en mesure de tenir avec un tel type. Stanley
l’aimait à sa façon, à la manière d’un prince, avec beaucoup de tendresse
et un brin de condescendance. Et puis Paul l’excitait. Il aimait son corps
parfait, sa grâce, son ingénuité, son ignorance de la vie. Il adorait par-
dessus tout l’idée d’être le premier à l’instruire des choses du sexe, à lui
indiquer des voies et des astuces, il l’observait jouir de toutes les façons
possibles. Parfois, il lui jalousait la volupté de cette inexpérience qu’il avait,
pour sa part, définitivement perdue et depuis longtemps.
Au bout de sept jours, Stanley fut rappelé par son régiment. Paul aurait
préféré mourir que de le voir partir. Ils firent l’amour une dernière fois, ce
fut un fiasco. Ils voulurent tout se donner mais il y avait trop à partager.
Paul fut incapable de quoi que ce soit, seul Stanley eut la force d’aller
jusqu’au bout. Ils passèrent l’après-midi allongés sur le lit, l’un contre
l’autre, nus et inertes, sans appétit de rien.
Quelques heures plus tard, au métro Marbeuf, ils tombèrent dans les
bras l’un de l’autre, avec toute la retenue nécessaire pour ne pas éveiller
les soupçons des passants : deux soldats que l’ivresse de la victoire a
soudés, rien de plus.
– Je t’aime, lui glissa Paul à l’oreille en serrant son torse encore plus
fortcontre le sien.
Après quelques secondes, quand il eut réalisé la portée de ces mots que
Paul s’était abstenu de prononcer depuis une semaine, Stanley s’écarta.
– Moi aussi je t’aime, dit-il à voix basse, avec un accent de
sincéritédéroutant.
Ils se regardèrent droit dans les yeux, l’air surpris chacun à sa façon de
ces aveux qu’ils venaient d’échanger. Ils se promirent de ne jamais
s’oublier, quoi qu’il arrive.
Stanley rejoignit la foule des passants qui descendaient dans la bouche
de métro. Arrivé au milieu des marches, il leva la main sans se retourner et
agita les doigts avant de disparaître complètement. Paul fixa de longues
secondes ce trou hostile qui avait englouti son amant et où les gens
s’engouffraient encore et encore, inconscients de la perte insensée qu’il
venait, lui, de subir. Sa rétine resta longtemps impressionnée par le
dernier geste de Stanley. Puis quelqu’un le bouscula, l’image s’effaça, il
reprit conscience. Il eut la désagréable impression d’avoir rêvé ce qu’il
venait de vivre, que Stanley était uniquement le fruit de ses fantasmes et
de son désir. Alors, pour avoir la preuve que tout cela avait bel et bien
existé, il regarda le papier qu’il avait dans sa main, une adresse que son
Américain avait griffonnée à son attention quelques minutes avant qu’ils
ne se séparent. Il lut et relut les indications qui y étaient inscrites : «
Stanley Whitman, 854 Cinquième Avenue, New York ». C’était tout ce qui
lui restait, il ne se souvenait déjà plus des détails du visage de Stanley, tout
de lui était maintenant flou et distant, perdu à jamais qui sait. Paul eut
envie de courir le rattraper pour le détailler une dernière fois et l’imprimer
dans sa mémoire, mais l’inutilité de la démarche lui claqua à la figure et il
demeura figé. Un chagrin immense monta, il se mit à pleurer.
Il marcha toute la nuit, inconsolable, errant dans Paris comme un animal
blessé incapable de trouver un refuge à la mesure de sa détresse. Il allait
de bar en cabaret, de dancing en bordel, reprenant les chemins qu’il avait
empruntés avec Stanley et qui, vidés de sa présence, lui semblaient laids et
tapageurs. Il buvait verre sur verre mais n’arrivait pas à se saouler
vraiment. Tout était vain, sans désir.
Au petit matin, Paul retrouva le chemin de la caserne. Quelques jours
plus tard, il fut envoyé sur le front de l’Est pour continuer la guerre.
1947
Wallace était de cinq ans l’aîné de Stanley. Ils s’étaient connus quinze
ans auparavant, au bar de l’Astor Hotel dont Stanley – alors âgé de dix-
sept ans – avait entendu parler par un ami de son père comme d’un «
endroit écœurant où se réunissent dans le plus grand secret les pires
invertis qui soient ». Stanley – qui avait depuis longtemps saisi la nature de
son inclination sexuelle et était à la recherche d’un événement
déclencheur pour s’en convaincre de manière définitive – avait fait un
usage avisé de cette information. Peu de temps après il s’était rendu sur
place et avait rapidement saisi la topographie singulière des lieux. De part
et d’autre d’un long bar ovale se distribuaient deux populations
masculines qui se ressemblaient en tous points, n’était leur attirance
opposée en matière de sexe. En détaillant les pratiques comportementales
des deux groupes, on notait néanmoins qu’ils se distinguaient plus
nettement qu’il n’y paraissait. La nature des conversations des gays, leur
manière de s’habiller à la mode – à la fois discrète aux yeux des non-initiés
et révélatrice aux yeux des autres gays –, leur recours à certains éléments
de langage codés contrastaient avec les attitudes des hommes « normaux
» qui n’hésitaient pas, eux, à se prendre par le cou ou à s’accorder toutes
sortes de démonstrations de camaraderie virile – précisément parce que
ces comportements étaient pour eux sans équivoque, alors que ceux d’en
face, dont la présence n’était tolérée que sous la seule condition d’une
conduite irréprochable et même invisible, s’évertuaient à éviter de tels
gestes de crainte d’être accusés de se tripoter et de ce fait condamnés par
la direction à se retrouver définitivement bannis de l’endroit.
On imagine aisément que Stanley ne mit pas longtemps à décider quel
côté du bar lui convenait le mieux. Sans l’avoir cherché, il finit par s’asseoir
à côté de Wallace qui, aussitôt qu’il fut installé, se pencha vers lui et lui
souffla à l’oreille :
– Vous avez raison, cher ami, la vue est bien meilleure de ce côté-ci.
Vousne le regretterez pas.
Stanley se pencha pour observer la figure de Wallace qui lui parut assez
amicale pour qu’il lui tende sa main. – Je m’appelle Stan…
– Chut ! le coupa l’autre. Ici, vous ne vous appelez rien du tout. Vous
êtesaussi transparent que le cristal du verre que vous vous apprêtez à
boire, aussi impénétrable que le bois sombre de ce bar. Trouvez-vous un
autre nom.
– Un autre nom que le mien ?
Ils furent amants pendant quelques mois avant que l’un comme l’autre
ne se lassent de cette aventure et ne deviennent amis. Ce fut Wallace qui
fit faire à Stanley son coming out, il l’introduisit à toute occasion au réseau
qu’il s’était constitué en fréquentant depuis des années les endroits,
publics ou privés, que les homosexuels avaient coutume de fréquenter et
où ils avaient réussi à imposer leur présence, le plus souvent anonyme. Par
la suite, ils écumèrent ensemble les grands bals travestis de Harlem ou de
Times Square, les restaurants délicieusement feutrés de l’Upper East Side,
les bouges populaires du Bowery, les cabarets de travestis de Greenwich
Village, les concours de beauté masculine à Coney Island où ils se mêlaient
à une foule qui, loin d’être uniquement constituée de gens « comme eux »,
offrait un panorama très large en matière de goûts et de comportements
humains.
Une fois dehors, au moment où Stanley levait le bras pour héler un taxi,
Wallace l’arrêta brusquement.
– On prend par le parc ? J’ai besoin de me mettre en jambes.
Stanley eut un sourire complice.
Ils traversèrent la Cinquième Avenue au niveau de la 65 e Rue et
pénétrèrent dans Central Park au moment où le soleil se couchait à l’ouest
sur l’Hudson. C’était un chemin qu’ils avaient coutume d’emprunter
lorsqu’ils se rendaient dans la partie sud de Harlem.
Contournant la statue en pied de Christophe Colomb, ils débouchèrent
rapidement sur la Promenade, une allée rectiligne qui partait de l’angle
sud pour aboutir, quatre cents mètres plus haut, sur la Bethesda Terrace
et qui était surnommée par certains l’Allée de la vaseline quand d’autres,
plus pragmatiques, lui préféraient l’Allée des salopes. Intimement mêlés à
la population de badauds et de familles, une quantité impressionnante
d’hommes non accompagnés entretenaient discrètement avec d’autres
hommes également non accompagnés des conversations a priori
inoffensives et même apparemment courtoises, qui révélaient néanmoins
une teneur beaucoup moins civile pour peu qu’on prenne la peine de
tendre l’oreille. Stanley était un habitué des lieux, il venait souvent en
voisin pour y faire son « marché » selon ses propres mots. Ils saluèrent
certaines personnes, ils serrèrent des mains, on chuchota sur leur passage.
Stanley avait une petite réputation parmi cette foule. Certains
l’admiraient, d’autres le craignaient, une poignée le haïssaient. Il ne faisait
rien pour s’attirer ces réactions antagonistes, mais il avait cette qualité
particulière qu’ont certains de déclencher quoi qu’ils fassent – le plus
souvent par leur silence ou leur réserve – un sentiment fort à leur égard.
Ils atteignirent le bout de l’allée sans avoir croisé personne digne de les
retenir plus longtemps et continuèrent leur chemin un peu déçus.
Il leur fallut un peu plus d’une demi-heure pour atteindre les grilles nord
du parc et rejoindre une résidence cossue située sur la 123 e Rue. Les
fenêtres, sur les quatre étages qui composaient le bâtiment, étaient
occultées par des draperies sombres qui ne laissaient filtrer qu’une faible
quantité de lumière et pas un son. Ils sonnèrent, un majordome à l’allure
sinistre leur ouvrit et, les ayant identifiés, s’écarta pour leur permettre
d’accéder au long couloir qui se déroulait derrière lui. Les deux hommes
s’avancèrent et s’approchèrent d’une porte alourdie sur toute sa surface
par un borniol de velours noir. Les notes étouffées d’une musique de jazz
sirupeuse montèrent à leurs oreilles. La porte franchie, ils reconnurent le
tube « I’m a Big Girl Now » de Sammy Kaye que Princesse Boubou, debout
sur une manière d’estrade, engoncée dans une robe à paillettes orange qui
lui arrivait aux genoux – infiniment trop étroite pour la puissante
musculature de ses cuisses et de son torse –, chantait d’une voix de
mijaurée :
Stanley rentra chez lui vers onze heures du soir. Il se versa une bonne
rasade d’une eau-de-vie cristalline fortement alcoolisée, puis il s’affaissa
dans son fauteuil, son verre dans une main, l’autre pendant dans le vide.
Les bûches dans la cheminée étaient maintenant calcinées, une odeur de
charbon froid entêtante, écœurante lui parvint aux narines et fit naître une
grimace de dégoût sur son visage. Appuyant sa tête contre le fauteuil, il se
sentit affaibli, envahi par toutes sortes de pensées malveillantes qu’il ne
parvenait pas à identifier, encore moins à domestiquer. Un sentiment
d’abandon le terrassa, comme si un immense vide né de ses entrailles
s’était brutalement mis à l’aspirer sans qu’il puisse y opposer aucune
résistance.
Pour conjurer cette sensation qui tenait à la fois de l’étouffement et du
vertige, il approcha le verre de ses lèvres et en but une bonne gorgée.
L’alcool lui brûla la gorge et l’œsophage, la douleur l’électrifia et il se
redressa, furieux de s’être laissé aller à cet égarement psychologique qui
lui ressemblait si peu. Il resta inerte quelques secondes et, le temps que
l’alcool s’insinue dans ses veines, il se sentit apaisé. Il tendit une main vers
la poche intérieure de son costume et en sortit les feuillets qu’il y avait
glissés plus tôt dans la soirée.
Stanley n’avait jamais répondu aux lettres que Paul lui avait écrites et
sans doute ne donnerait-il pas davantage suite à celle qu’il avait dans les
mains. Trois ans avaient passé depuis la fin de la guerre. La rencontre de
son amant français était lovée dans un coin douillet de sa mémoire
affective mais il ne se sentait que rarement la volonté de l’en déloger. Bien
sûr, il se rappelait avec une acuité particulière la chaleur et l’intensité de
ces moments passés avec lui, mais il ne trouvait guère de sens à vouloir se
les remémorer pour ensuite regretter qu’ils ne soient plus. Quand il lui
arrivait de céder à la tentation d’y réfléchir – c’était en général, comme ce
soir, à la faveur de nombreux verres d’alcool –, il sombrait dans une
apathie mélancolique dont il supportait mal d’être le témoin. L’image de
Paul l’envahissait, il faisait tout pour la chasser de son esprit, mais elle y
revenait de manière insidieuse. Paul ne représentait pas uniquement le
souvenir d’un désir à la fois pur et violent, il réveillait aussi la mémoire
d’une époque aujourd’hui rayée de la vie de Stanley, où l’urgence absolue
de vivre l’emportait sur tout, et particulièrement sur la trivialité des
conventions sociales. Une mise en danger constante de sa personne qui le
rendait incroyablement vivant.
Depuis son retour à New York, Stanley avait rencontré des dizaines de
types plus ou moins remarquables mais il ne s’était attaché à aucun d’eux.
Pas un seul n’avait réussi à retenir son intérêt ou même son attention tout
entière. Quelque chose qui tenait de la lassitude l’empêchait d’être là,
avec eux, pleinement, en tout cas quand la chose était faite et qu’il fallait
bien échanger quelques mots au risque de paraître terriblement rustre –
ce qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’être parfois. Wallace disait de lui qu’il
était « a-sentimental », ce que Stanley contestait en accusant ses amants
d’être « profondément ennuyeux ». Contrairement à Wallace, Stanley ne
voulait pas brouiller les cartes en épousant une femme, pas plus qu’il ne
souhaitait recréer un système social équivalent – et, à ses yeux, tout aussi
artificiel – en se mettant en ménage avec un homme, comme nombre de
ses amis avaient fini par le faire. Il ne voulait ni se mentir à lui-même ni
rassurer sa solitude. Il s’estimait plus fort que cela, il se voulait libre, ce qui
était une erreur, bien entendu. Personne ne peut être libre dès lors qu’il
est soumis à un ordre qui le muselle et le contraint à des
accommodements qui vont à l’encontre de sa nature.
Stanley engloutit cul sec son verre et se leva d’un bond. Toutes ces
ruminations ne lui convenaient décidément pas. Il avait une envie furieuse
de sortir. Dans son dressing, il échangea son smoking contre un costume
moins voyant, une tenue d’un gris terne des plus passe-partout.
Dès qu’il fut dans la rue, il héla un taxi.
– Je vais au coin de la 7e et de la 43e, annonça-t-il au chauffeur.
Stanley ne savait pas exactement ce qu’il allait trouver dans cet
établissement dont un amant de passage lui avait parlé récemment.
– C’est un endroit à sens unique. Autant te dire qu’il ne va pas rester
trèslongtemps disponible sur le marché.
Le Swan était une boîte clandestine dans le quartier de Times Square.
Stanley s’assit au bar. Le serveur lui présenta le double bourbon qu’il
venait de commander, il s’en empara et se retourna sur son tabouret pour
disposer d’une vision globale de l’endroit. Une musique jazzy échouait à
réchauffer l’atmosphère qu’on sentait tendue. La clientèle – comme
l’amant de Stanley le lui avait précisé – était presque exclusivement gay. Le
patron, un gros type antipathique – probablement un mafieux d’assez
faible envergure –, se tenait au coin du bar et surveillait étroitement sa
clientèle. Ici comme dans beaucoup d’autres endroits de la ville, la
direction veillait à limiter au maximum les démonstrations trop explicites
de ce qui aurait pu constituer une violation de la loi aux yeux des autorités
et en particulier elle interdisait aux hommes de danser entre eux et aux
folles de se montrer trop voyantes. Avec les nouvelles dispositions sur la
menace de trouble à l’ordre public, il suffisait désormais qu’un inspecteur
détecte ou même soupçonne la présence d’un seul homosexuel dans un
établissement pour que la direction se retrouve dans l’obligation de
fermer ses portes. La durée de vie de tels endroits était de ce fait
extrêmement réduite, et le bouche-à-oreille restait pratiquement l’unique
manière de se tenir au courant de leur actualité.
En conséquence, assez peu de monde fréquentait ces lieux clandestins.
Les gays, dans leur grande majorité, ne voulaient plus se mettre en danger
en se rendant dans des établissements menacés de descentes de police
qui les auraient exposés sur la place publique. Ceux qui osaient y pénétrer
étaient, tout le temps qu’ils y restaient, tétanisés par la peur de telles
interventions. Seules les fairies – qui avaient par nature, pourrait-on dire,
un tempérament rebelle et anticonformiste – avaient parfois le cran de
franchir certaines limites, quitte à se faire éjecter. C’était ce soir le cas de
quatre d’entre elles qui complotaient à voix basse à quelques pas de
Stanley, en laissant parfois fuser des rires haut perchés, en affichant toutes
sortes de postures et de gestes volontairement efféminés, clairement
destinés à provoquer. Stanley ressentait de l’attachement à l’égard des
fairies. Contrairement à l’idée répandue qu’elles encourageaient
l’amalgame dans l’opinion publique entre toutes les catégories de gays –
elles étaient les ennemies jurées de Wallace en l’occurrence –, Stanley
percevait un courage exemplaire dans leur manière de résister au carcan
des normes dominantes. Il était aussi un grand admirateur de leur
humour.
Stanley commençait à regretter d’avoir abandonné la douceur de son
appartement pour un endroit aussi désolé quand il repéra qu’un homme
jeune l’observait. Il était debout, à quelques mètres de lui, adossé contre
le mur, les yeux fixes et légèrement absents. Aussitôt Stanley pensa à Paul.
Les visages des deux hommes, quoique structurés différemment,
exposaient la même carnation pâle et le même mélange de timidité et
d’effronterie. Stanley fut touché par cette image. C’est sans doute ce qui
l’incita à quitter son siège pour se diriger vers l’homme.
– Bonjour, dit-il quand il arriva à sa hauteur.
– Salut, fit l’autre, boudeur.
– Comment tu t’appelles ?
– Charlie, c’est mon nom.
Maintenant que Stanley avait démontré un intérêt pour sa personne en
s’approchant de lui, Charlie faisait mine de n’être plus si intéressé que ça.
Stanley amorça une volte-face.
– Et toi, tu t’appelles comment ? finit par ânonner Charlie, dans
l’espoirde le retenir.
Stanley avait envie d’agacer ce gosse à demi adulte qui le prenait de
haut.
– Je m’appelle…
Il le fixa dans les yeux.
– Lady Biscotte, c’est mon nom.
Le corps de Charlie parut s’électrifier, son cou se raidit, une vilaine
grimace vint assombrir sa pâleur ordinaire.
– Putain, tu te fous de ma…
– Comme la tartine du même nom, expliqua Stanley avec un
humourfroid, je me fiche pas mal de quel côté je me retrouve… beurré,
voilà pourquoi.
Les yeux de Charlie se plissèrent, il devint méprisant.
– Tu es une tante ? Ça ne se voit pas tant que ça.
Il y avait longtemps que Stanley avait abandonné aux imbéciles l’exploit
de le comprendre.
– J’aime bien m’amuser, si c’est ce que tu veux dire. Avec les mots,
avecplein d’autres choses.
Paul déclara vouloir se marier vers la fin août. Selon lui, le 26 – qui
tombait un samedi – semblait particulièrement approprié à l’événement,
c’est en tout cas ce qu’il affirma à sa mère Louise, d’une manière tranchée
qui entrait peu dans les habitudes de leurs échanges.
– Et s’il pleut ? Il fait toujours mauvais après le 15, tu le sais bien non ?
rétorqua-t-elle avec un mélange d’inquiétude et de vexation.
Paul n’était pas sans savoir que, dans cette région de Bretagne nord,
l’automne était précoce et le plus souvent accompagné d’orages, mais il
s’en fichait visiblement. Il haussa les épaules et s’éloigna de sa mère sans
s’expliquer. Louise ajouta cette lubie à l’interminable liste de petites
fantaisies dont son fils faisait preuve depuis son retour de la guerre et qui,
d’après elle, étaient imputables aux traumatismes et aux restrictions qu’il y
avait subis.
– Il n’est pas revenu pareil, c’est certain, disait-elle à qui voulait
l’entendre.
Quant à Elsa, la future épouse de Paul, elle consentit à lui déléguer ce
choix-là, beaucoup d’autres concernant la cérémonie lui revenant par
ailleurs. Elle s’amusa de son assurance à honorer cette date d’une manière
qui fit croire à Paul qu’elle le comprenait par-delà les mots, que cette
décision comme beaucoup d’autres qu’il avait prises depuis son retour –
en premier lieu celle de la choisir, elle, parmi le nombre non négligeable de
filles qui lui auraient bien passé la bague au doigt – n’avaient pas à être
réellement argumentées mais relevaient d’une entente tacite entre eux,
d’une complicité délicatement ourlée de mystère que l’on pouvait de
toute évidence mettre sur le compte d’une amitié vieille de quinze ans.
Ils s’étaient connus à l’école maternelle, Elsa avait continué jusqu’au
baccalauréat puis jusqu’à l’université alors que Paul avait arrêté l’école à
quatorze ans, son certificat d’études en poche, pour embarquer sur l’un
des sept bateaux de pêche que faisait tourner la conserverie familiale. Ils
ne s’étaient jamais perdus de vue, les études supérieures d’Elsa et même
la guerre n’avaient pas réussi à les séparer tout à fait. Quand Paul était
revenu du front, ils avaient renoué. Leur amitié avait aussitôt refleuri. Ils
avaient l’un et l’autre vingt et un ans, Paul avait témoigné de besoins
qu’Elsa avait accepté d’apaiser. Pour le jeune homme, après avoir connu
Stanley, rien de ce qui se passait avec sa maîtresse n’était réellement
enivrant, mais Elsa était jolie, infiniment tendre et joyeuse, il y avait,
pensait-il, quelque chose de pur et d’absolu dans ces échanges charnels.
Sans doute estimait-il aussi qu’en couchant avec une fille – avec cette fille
en particulier, qu’il aimait de manière plus sensible que sensuelle –, il était
au fond moins infidèle à Stanley qu’il ne l’aurait été en batifolant avec des
garçons si, par le plus grand des hasards, il s’en était trouvé sur sa route.
Toujours est-il qu’un jour il lui demanda sa main. Même si Elsa trouvait
qu’il n’y avait pas de raison particulière à ce que leur relation se
transforme du jour au lendemain en quelque chose d’aussi officiel, elle
accepta son offre. L’un et l’autre savaient que leur union ne consacrerait
pas un amour éperdu. Ils s’étaient toujours aimés, d’une manière peu
passionnée il est vrai, mais avec beaucoup de tendresse, de considération
et d’humanité. Elsa avait eu quelques flirts, mais jamais de relation suivie
avec aucun homme. Elle avait fait des études supérieures et, de ce fait,
fréquenté quantité de garçons – en ces endroits d’études, bien plus
nombreux que les filles – appelés à devenir des citoyens responsables et
des maris sérieux. En échangeant avec eux, Elsa s’était rendu compte
d’une chose : pour rien au monde elle ne souhaitait « appartenir » ou
même se lier durablement à quelqu’un qui lui imposerait ses vues, qui la
condamnerait à occuper l’arrière-plan du paysage de leur mariage, qui la
renverrait sans cesse à une fonction domestique dont elle ne voulait pas,
qui la maltraiterait, sait-on jamais. Avec Paul, elle n’avait rien à craindre de
cet ordre-là. Il ne voulait rien imposer à personne, ne voulait dominer
personne, et encore moins se montrer violent. Elsa disait de lui que c’était
un « doux mélancolique » et ce genre de mari lui allait mieux que
n’importe quel autre. Elle aimait faire selon son humeur et son esprit,
jamais Paul ne se mettrait en travers de ses désirs, c’était pour elle d’une
limpidité de cristal. Une autre chose militait en faveur de leur
rapprochement : Elsa ne voulait pas devenir une vieille fille, non pour
l’image sociale que les autres lui auraient renvoyée – elle tenait peu
compte des avis qu’on avait sur elle – mais avant tout parce qu’elle désirait
des enfants. Et Paul, elle le sentait, ferait un père merveilleux.
– On va être heureux, Elsa, je te le promets, lui dit-il doucement
commepour l’apaiser.
– Bien sûr qu’on va être heureux, répondit-elle avec un beau sourire.
Ils se regardèrent en silence. Il y avait dans leurs yeux quelque chose de
doux mais aussi de profondément triste. Chacun comprit à cet instant que
la décision de s’unir impliquait, pour l’un comme pour l’autre, de devoir
abandonner une part supérieure et inaccessible de soi-même, de son
intelligence, de son libre-arbitre, une part jusque-là indomptée par les
rituels sociaux et dont ils devraient nécessairement faire le deuil.
– Alors ? demanda Paul, inquiet.
– Alors, oui, allons-y, dit Elsa en posant une main sur sa bouche
pours’empêcher d’exploser de rire.
Pas une journée ne passait sans que Paul ne pense à Stanley. Son
mariage – six ans jour pour jour après leur rencontre – n’échappa pas à
cette règle. Tandis qu’il finissait de s’habiller devant le grand miroir de la
chambre qu’il occupait pour encore quelques heures dans la maison de ses
parents, il se regarda pensivement, observant sous toutes les coutures son
habit de futur homme marié. Il crut discerner la petite voix qui
accompagnait régulièrement ses pensées, et aujourd’hui cette voix était
ironique, alors Paul se mit lui-même à ricaner en écho à ce sarcasme né de
son imagination.
Il est certain qu’il existe dans la vie des êtres humains des expériences
qui comptent plus que d’autres, qui font résonner à l’extrême la chaîne
des événements dont ils sont constitués jusqu’à en rendre perceptible et
essentielle chaque seconde, à la manière de ces corps célestes qui
concentrent une énergie inouïe dans infiniment peu de matière. Ces
moments – de brefs instants parfois – contiennent en eux toutes les
vérités de la vie à venir. Ainsi la semaine passée avec Stanley avait-elle
façonné Paul à jamais et fait de lui ce qu’il était devenu. Extérieurement,
peu de choses le distinguaient de ce qu’il était avant de partir au front.
Comme toujours, il se conformait aux règles sociales et morales en vigueur
dans la société qu’il fréquentait, il faisait attention à ne jamais s’afficher
différent des autres hommes, il se fondait dans leur masse, adoptant la
plupart de leurs usages et de leurs conventions. Mais intérieurement,
c’était une tout autre histoire. Stanley avait révélé à Paul quelque chose de
prodigieux que personne d’autre n’aurait pu lui faire découvrir. Ce n’était
pas seulement le fait de coucher avec quelqu’un du même sexe qui l’avait
bouleversé, cela tenait à la personne même de son Américain. Leur
rencontre, bien qu’essentiellement charnelle, avait réconcilié Paul avec lui-
même, avec ses pulsions mais aussi avec son esprit, il avait inscrit son désir
dans une légitimité inconcevable avant de le connaître. Désirer Stanley,
l’aimer de toutes les façons dont ils s’étaient aimés n’était plus un crime
avec un homme tel que lui, ce n’était ni sale, ni avilissant, ni contre-nature,
contrairement à l’opinion que la conscience publique en avait – à
commencer par le Paul d’avant la guerre. Stanley, en raison de son côté
inaccessible et brillant, l’avait fait grandir et se respecter davantage. Il
l’avait d’une certaine façon allégé du poids que constituait l’épreuve de
naître différent, dans une région déjà encline au secret, où l’exposition de
soi et de ses démons intérieurs relevait presque du péché. L’isolement de
Paul vis-à-vis de ses congénères n’en était pas moins âpre, la nécessité de
se conformer aux diktats moraux de sa communauté pas moins odieuse.
Vivant au quotidien sur un bateau, dans un compagnonnage
exclusivement masculin, Paul était épuisé de devoir faire semblant. Il était
assez viril suivant les critères admis pour ne pas éveiller l’attention sur son
inclination, mais il ne s’estimait pas pour autant à l’abri d’être percé à jour
par quelque esprit perspicace. Il se sentait fragilisé par cet environnement
mâle et hostile non à sa personne en tant que telle, mais à ce qu’il
dissimulait d’elle. Entre marins, il n’était pas inhabituel que certaines
plaisanteries fusent autour de la sexualité, de l’hyper-virilité de l’un ou, au
contraire, des déficiences supposées d’un autre ; il était courant de ce fait
que certaines injures soient proférées à la légère, qu’on fasse usage de
mots blessants dans la seule intention de provoquer le rire ou
l’agacement. Paul redoutait de devenir un jour la proie de ces insultes car
il était le moins armé de ses camarades pour les affronter. En conséquence
de quoi il était constamment sur ses gardes, à cran, tâchant d’être vigilant
à ce que chacun de ses gestes, chacun de ses regards, la moindre de ses
intentions correspondent très précisément à ce qu’on attendait de lui. Il
élaborait en permanence la mise en scène des critères qui définissaient sa
masculinité. Si Stanley l’avait plus ou moins réconcilié avec sa propre
personne, il ne lui avait aménagé aucun terrain pour affronter les autres.
Son union avec Elsa représentait certes une défaite vis-à-vis de lui-même
et de ce dont il avait tenté de s’affranchir ces dernières années, mais Paul
était prêt à perdre en dignité ce qu’il allait y gagner en tranquillité d’esprit.
C’était la seule façon pour que la communauté consacre son appartenance
au groupe et donc lui fiche un peu la paix. Avec ce mariage, il s’achetait à
prix fort une uniformité sociale.
La plupart des hommes, à l’exception des plus âgés ou des rares qui se
souciaient de l’étiquette, s’étaient débarrassés de leur veste et parfois de
leur cravate. Certains en avaient profité pour remonter leurs manches et
exhibaient des avant-bras musculeux qui devaient à l’évidence affronter
quotidiennement les rigueurs de la terre ou plus sûrement encore celles
de l’océan. Leurs poings fermés, énormes et noueux, frappaient en
cadence le coton des nappes, au rythme de la beuglante qu’ils
fredonnaient en chœur, un chant de marin à la fois gai et nostalgique. Paul
n’était pas le dernier à s’époumoner avec les autres. Il avait bu. Ses joues
rosissantes le faisaient paraître encore plus juvénile qu’il ne l’était déjà. À
ses côtés, Elsa s’enthousiasmait de le voir se divertir avec aussi peu de
retenue.
Dehors le soleil se couchait. À travers les baies vitrées qui surplombaient
une longue langue de sable bordée de cabines de bain en bois peint
pénétrait une lumière orange vif qui faisait chatoyer les visages et
resplendir les ombres. L’ambiance était bon enfant, sans doute un peu
trop désinvolte au goût de Louise, qui voulut subitement donner un
semblant de dignité à l’ensemble. D’un geste de la main, elle fit signe au
chef d’orchestre qui, tel un cabot docile, attendait son bon vouloir pour
lancer sa petite formation de cordes auxquelles s’étaient joints un
accordéon, un piano droit et, allez savoir pourquoi, une cornemuse.
– On les paye depuis trente minutes et ils n’ont encore rien joué,
selamenta-t-elle aux oreilles du père d’Elsa, qui ne prêta à cette
remarque qu’une faible attention, étant lui-même fortement engagé
avec les autres à pousser la chansonnette.
Une valse lente et noble démarra, faisant doucement taire le tapage des
voix. Pour avoir été maintes fois mis au courant des protocoles d’usage,
Elsa et Paul surent que leur tour était venu d’ouvrir le bal. Le jeune homme
se leva et invita sa toute nouvelle épouse à le suivre au milieu du cercle
que les invités avaient spontanément formé aux premières notes de
l’orchestre. Paul ne s’en sortait pas trop mal. Il s’était entraîné avec Elsa et,
plus rarement, sa mère. Il comptait ses un-deux-trois avec une application
sévère. La tête raide, la respiration en suspens, la posture guindée, on
aurait juré un petit automate de fête foraine. Parfois, coordonner sa tête
et son corps devenait complexe, il s’emmêlait les pinceaux, ses pieds
bafouillaient, la mécanique se grippait, alors il s’arrêtait et regardait Elsa
avec un air penaud. Elle l’accueillait à chaque fois avec le même
indéfectible sourire et ils reprenaient. À un moment, Paul se pencha à
l’oreille de son épouse.
– Je suis désolé…, dit-il.
Elsa se redressa, surprise.
– Pour tout à l’heure… à l’église. Je ne voulais pas…
Elle plongea sa tête au creux de son épaule comme si elle ne voulait rien
entendre de ce qu’il avait à dire.
– Ce n’est pas la peine, Paul, répondit-elle dans un souffle.
– Je ne sais pas ce qui s’est passé, crois-moi.
– Arrête, dit-elle gentiment. Et danse. C’est déjà assez compliqué
commeça, conclut-elle avec humour.
Il la serra contre lui.
– Je t’aime, chuchota-t-il. Tu es tellement bonne.
Elle ferma les yeux, non pas de bien-être mais d’inconfort, une douleur
lancinante se mit à tourmenter sa poitrine et s’agripper à son souffle. Elle
ne voulait pas de cette gentillesse débordante, elle ne voulait pas de cette
complainte, de ce laisser-aller dénué d’énergie, surtout pas le soir de son
mariage. Même si elle lui avait opposé un sourire de façade, l’événement
de l’église l’avait bouleversée. Ce n’était pas la première fois que Paul
s’éloignait ainsi mais c’était la première fois qu’elle réalisait que tout effort
de sa part pour le ramener à elle se révélerait inutile. Il lui était apparu
soudain si distant, si solitaire, si affreusement perdu dans des pensées
contrariantes auxquelles elle n’aurait peut-être jamais accès. Qui était ce
type qu’elle avait accepté d’épouser ? À quoi avait-il exactement réfléchi
en cet instant si exceptionnel de sa vie ? Elle se raidit, les pieds de Paul
dévissèrent à nouveau, mais cette fois elle ne fit rien pour lui faciliter les
choses. Elle ouvrit les yeux, vit les silhouettes des gens autour d’eux
virevolter par à-coups, comme si Paul et elle avaient été embarqués de
force à bord d’un manège chaotique qui n’en finissait pas de lui soulever le
cœur. Rien de tout cela n’était harmonieux ou gracieux. Elle eut envie de
vomir. Elle referma les yeux et inspira fortement par les narines. Son
ventre se gonfla, sa respiration ramena une cohue de réflexions
inconfortables et une intuition s’imposa à elle avec la force d’une évidence
: malgré la tendresse qu’ils se portaient, les mensonges qu’ils seraient l’un
comme l’autre obligés de fabriquer pour exister ensemble finiraient par
lentement les abattre.
Elsa et Paul arrivèrent vers quatre heures du matin dans leur première
demeure de jeunes mariés. Leur voiture – une Simca Aronde bicolore blanc
et bordeaux prêtée par un cousin garagiste d’Elsa – ouvrait un cortège de
cinq autres véhicules où une ribambelle de garçons et filles s’agglutinaient
en gigotant et en gloussant. Albert, à l’arrière de l’un d’entre eux, tentait
comme un beau diable de tirer parti de cette promiscuité inespérée en
s’agrippant aux rondeurs de ses trois voisines à chaque virage ou à chaque
crevasse de la chaussée. En dépit du degré d’ébriété des jeunes filles, il se
faisait régulièrement rabrouer et même taper sur les doigts ou sur le
crâne, un châtiment qui le faisait à chaque fois hurler de rire et dont il se
protégeait en levant haut les bras devant son visage. La troupe abandonna
les époux à l’orée de leur nouvelle habitation et s’éloigna en klaxonnant
furieusement pour continuer la noce.
Tout fut soudain calme.
La petite maison se blottissait serrée contre deux bâtisses mitoyennes
au centre du village. Toutes deux la dépassaient en taille de manière
notable, de sorte qu’elles semblaient non seulement l’encadrer mais aussi
la protéger, comme deux sœurs aînées prenant soin d’une benjamine. Paul
tendit la main à Elsa puis, comme il avait vu des dizaines de mariés le faire
avant lui, il la prit dans ses bras pour lui faire franchir le seuil. La porte
étant légèrement entrebâillée, il lui suffit d’un léger coup de pied pour
qu’elle s’ouvre. Le jeune homme alluma le plafonnier du salon, fit
quelques pas puis s’arrêta net, pétrifié. Sentant que quelque chose
clochait, Elsa s’avança et ouvrit des yeux ronds, consternée tout autant
sinon plus que son mari : les meubles, fabriqués sur mesure à la demande
de ses parents, étaient surprenants de laideur. Alambiqués, horriblement
lourds en poids comme en inspiration, chargés de surcroît de motifs
sculptés abracadabrants : colonnettes en torsade, dégoulinures de fruits,
gargouilles monstrueuses, agrégat compliqué de plantes tropicales ; on
notait aussi une espèce de singe assis qui saillissait du pied de la table et,
çà et là, quelques salamandres. Et il en allait de même des deux chambres
attenantes. Les parents d’Elsa avaient insisté jusqu’au dernier moment
pour dissimuler aux futurs époux ce qui constituait leur cadeau. Le jeune
couple leur avait fait confiance, il se retrouvait dorénavant à devoir vivre,
et pour sûrement longtemps, dans ce décor compliqué qui ne leur
correspondait en rien. Paul et Elsa se regardèrent puis, se voyant aussi
stupéfaits l’un que l’autre, ils éclatèrent de rire, préférant devenir les
complices plutôt que les victimes de ce qui leur apparaissait comme une
mauvaise plaisanterie.
Paul avisa une bouteille de champagne qui trônait sur la table à leur
intention et s’en empara. Il fit à dessein exploser le bouchon qui percuta
l’une des poutres du plafond avant de ricocher contre le bois du buffet,
manquant de quelques centimètres d’en faire éclater la vitre centrale. Il
pencha brutalement la bouteille vers le col de deux flûtes et les remplit
avec un empressement excessif. La mousse bouillonna, déborda sur le bois
de la table et commença à se répandre sur les lattes du plancher. Au lieu
de se soucier de le nettoyer, leur premier mouvement fut de trinquer.
– À notre nouvelle vie ! hurla Paul.
– Oui, c’est ça, à notre nouvelle vie ! déclara Elsa.
Ils entrechoquèrent leurs flûtes avec une telle énergie que celle d’Elsa se
brisa net. Paul haussa les épaules. Elsa l’imita, joyeuse. Le jeune marié
tendit sa flûte vers les lèvres de sa femme. Elsa s’avança, piétinant de ses
jolis escarpins ivoire les morceaux de verre répandus sur le sol. Elle but
une longue gorgée, du champagne déborda sur son menton puis Paul se
pencha et ils s’embrassèrent à pleine bouche, longtemps, goulûment,
collés l’un à l’autre. Ils se déshabillèrent à toute vitesse, sans que leurs
lèvres se séparent. Ils firent l’amour dans le salon, profitant de chaque
anfractuosité ou saillie du mobilier pour y trouver un appui, y glisser un
pied ou une main, y poser une fesse. Cela les amusait beaucoup d’étrenner
ces affreux meubles en y frottant leurs anatomies, en y laissant des traces
de leurs fluides corporels à la façon d’animaux qui marquent leur
territoire.
Paul était toujours sous le coup d’une extrême excitation quand Elsa se
mit à défaire délicatement le nœud rose puis les couches de papier noir.
Une structure en bois léger apparut, une architecture raffinée constituée
de lamelles à la fois fines et résistantes, fermement assujetties les unes
aux autres par de solides agrafes métalliques. Cet échafaudage complexe,
destiné à absorber les chocs du transport, protégeait un objet de taille
moyenne, emmailloté dans pas moins d’une centaine de feuilles de papier
de soie immaculé qu’Elsa dut avec beaucoup de patience peler l’une après
l’autre. Le cadeau émergea enfin. C’était une soupière magnifique, en
porcelaine de Sèvres multicolore, aux motifs de fleurs et de papillons, aux
anses et au socle relevés d’un cerceau peint imitant le bronze doré.
– Une soupière, dit Paul à la fois déçu et inquiet.
– Ça doit coûter une fortune, ne put s’empêcher de dire son épouse.
En soulevant délicatement le couvercle de l’objet, Elsa trouva une
enveloppe. Elle l’ouvrit, sortit la carte qu’elle contenait, la lut et fronça les
sourcils. Paul faillit se trouver mal. Elsa lui passa la carte. Paul la lut et un
sourire triste réchauffa son visage.
Pour les jeunes mariés, avec toute ma sympathie et l’expression de mon
soulagement de voir Paul enfin établi.
Stanley Whitman
Paul regarda l’objet et comprit ce qui avait poussé Stanley à leur faire ce
cadeau si particulier. La soupière, dans son esprit supérieur, devait
correspondre à l’épitome du confort bourgeois et des habitudes
détestables qu’il y attachait. On mangeait de la vulgaire soupe dans une
soupière, aussi jolie fût-elle. C’était un affreux pied de nez qu’il lui
adressait. Paul ne doutait pas un instant de la valeur inestimable de ce
cadeau, c’était en soi un affront supplémentaire que de lui offrir quelque
chose dont le sens était aussi trivial et la valeur marchande aussi grande.
Paul s’en empara, et il fut à deux doigts de le laisser tomber. Oui, c’est ce
que tu devrais faire, sombre couillon, se dit-il. Mais quelque chose qui avait
à voir avec le nouvel ordre de son monde l’en empêcha. Il détailla la pièce
de porcelaine sous toutes ses facettes. Ainsi allait-il devoir se coltiner pour
de longues années, quelque part dans ce salon, bien en évidence sur l’un
des meubles monstrueux de ses beaux-parents, cette chose dispendieuse
et inutile qui incarnait le mépris de ce qu’il était devenu aux yeux de celui
qu’il aimait le plus au monde. Cette soupière resterait sous son nez
pendant des années, témoin muet de sa double affliction : celle d’être né
différent et celle de son renoncement à y faire front. Il était puni et il
n’avait rien d’autre à faire que l’accepter et se taire.
Paul se sentit abattu. Une colère blanche monta en lui. Il s’en voulait de
ce qu’il avait dû abandonner de courage et de dignité, il en voulait à
Stanley de le stigmatiser de manière aussi vicieuse, il en voulait à Elsa de
ne rien comprendre à tout cela.
1954
Stanley se réveilla vers dix heures du soir. En revenant chez lui après le
dîner, il s’était senti tellement vulnérable et affaibli qu’il n’avait été
capable de rien d’autre que de s’écrouler sur son lit. Maintenant il se
réveillait avec la gorge asséchée et un goût de métal dans la bouche. Le
sommeil avait dissous la colère qu’il s’était efforcé de cacher au cours du
dîner mais son amertume revenait en force au fur et à mesure qu’il
reprenait conscience de son environnement. Les secondes passant, les
enjeux de sa nouvelle situation lui sautèrent au visage. Il était furieux
contre son père qui s’immisçait de manière vicieuse – et tellement
préméditée – entre Helen et lui. Il n’était pas jaloux de sa sœur – il
nourrissait trop d’affection à son égard – mais il ne pouvait pas s’empêcher
de se sentir lésé à cause d’elle, en raison de ce qu’elle avait toujours
représenté pour son père et de ce qu’il n’avait, lui, jamais été à ses yeux.
Les frustrations de l’enfance remontaient, tenaces, intransigeantes. Il se
souvint des moments d’affection que son père avait été capable de
réserver à sa fille et dont lui puis son frère Howard avaient été
systématiquement privés. Il se souvint du sentiment d’injustice et
d’abandon qui l’accablait dans ces moments-là. Il se souvint des heures
sombres qu’il passait dans sa chambre à ruminer des projets de vengeance
qui épuisaient toute sa volonté. Ce fut cette rogne inassouvie qui le fit
brutalement se lever, sortir dans le couloir, aller vers les appartements de
son père et de là vers la porte de sa chambre à coucher. Ce fut seulement
quand il tourna la poignée de la porte qu’il mesura à quel point il était en
train de s’engager sur un territoire interdit. Mais c’était trop tard. La porte
s’ouvrit, un rai de lumière perça l’obscurité de la pièce. Son père tourna
son visage vers lui. Ses yeux s’agrandirent. Ses lèvres se pincèrent. De
surprise mais aussi de rage, le petit flacon en plastique translucide qu’il
tenait dans sa main lui échappa et se renversa sur le plancher. Des gélules
orange se répandirent par dizaines au pied du fauteuil où il était assis,
fragile, une épaisse couverture en mohair sur les cuisses. Stanley se baissa
pour les ramasser.
– C’est inutile, cria Arnold, vexé. Quelqu’un s’en chargera.
Mais Stanley n’obéit pas. Il ramassa méthodiquement les pilules l’une
après l’autre, lentement. Il venait de découvrir quelque chose que son
père tenait certainement à dissimuler et il avait envie d’étirer à l’extrême
ce moment d’inconfort. Quand il eut récupéré toutes les gélules, il se
redressa, referma le flacon et le tendit à son père qui s’en empara d’un
geste brusque. Sur un pyjama à larges rayures, il portait une veste
d’intérieur en velours grenat. Stanley ne se rappelait pas depuis combien
d’années il n’avait pas vu son père habillé de cette façon. Débarrassé de
son costume de ville, tassé dans son fauteuil, il n’avait plus rien d’un héros,
il lui apparaissait à l’inverse comme un être fragile et quelque peu trivial.
Arnold le dévisagea, il devina à son air ce qui se tramait dans son cerveau.
Il se leva d’un bond.
– Qu’est-ce que vous êtes venu chercher ici ? aboya-t-il.
Stanley le regarda sans répondre. Il espérait que son père serait pour
une fois assez bienveillant pour saisir ce qu’il attendait de lui sans le
mettre en situation de s’humilier en réclamant des explications. Arnold se
mit à arpenter la pièce afin d’allumer chacune des lampes.
– Vous pensez que je ne vous aime pas et que je vous préfère votre
sœur.Que c’est ce qui a orienté ma décision de la choisir elle plutôt que
vous, que j’ai préféré jouer la carte du favoritisme plutôt que celle de la
compétence. Vous vous trompez complètement, mon garçon. Vous croyez
que quelqu’un comme moi serait capable de faire une telle chose ? Quand
je dis quelqu’un comme moi, je ne dis pas un père comme moi, je dis un
homme d’affaires comme moi, un homme qui a tout sacrifié pour bâtir ça.
Il accompagna ces mots d’un large mouvement circulaire du bras.
– Je ne sais pas comment je vous aime, Stanley, mais je vous aime
d’unefaçon qui est la mienne et qui est impénétrable, à vos yeux comme
aux miens d’ailleurs. En tout état de cause, je ne pense pas que ce soit le
devoir d’un père d’afficher trop de sentiments vis-à-vis de son fils.
Il s’arrêta puis reprit :
– Et tout particulièrement d’un fils comme vous.
– D’un fils comme moi ?
– Toute ma vie j’ai tâché de raffermir la mollesse de votre caractère,
deréformer certains de vos comportements qui m’apparaissaient
inadéquats. Si j’ai pu être dur avec vous, cela a toujours été dans le souci
de vous écarter de… vos inclinations naturelles.
– Mes inclinations ? dit Stanley en tremblant.
– Je sais des choses sur votre compte, fit Arnold gravement.
Stanley se raidit. Les muscles de son cou le tiraillèrent. D’un coup il eut
chaud. C’était comme s’il venait d’entrer de plain-pied dans un paysage de
cauchemar où toute chose lui devenait hostile.
– Et je crois savoir que ces choses ne font pas bon ménage avec
larenommée d’une entreprise. N’importe quel imbécile venu pourrait les
mettre au jour et ruiner tous les efforts que…
– Qu’est-ce que vous savez sur moi ? le coupa Stanley.
– Je ne tiens pas à discuter ici de la nature de ce que j’ai appris.
– Comment pouvez-vous connaître autant de choses sur mon compte
enm’accordant aussi peu d’attention ?
– Je connais des gens bien informés. Si moi je ne le suis pas, eux le
sont,répondit Arnold froidement. C’est leur métier.
Était-il possible que des personnes payées par son père l’aient
espionné ? Suivi ? Couché avec lui peut-être pour en témoigner à son père
par la suite ? Stanley eut l’impression qu’un piège infect se refermait sur
lui.
– Je n’ai ni l’envie ni l’intention de vous juger, continua Arnold.
Votrevie ne me regarde pas, mon garçon. Je ne veux rien en savoir de plus
que ce que je sais déjà.
Son ton était plat, il n’y avait ni rancœur ni bienveillance dans sa façon
de s’exprimer. Stanley aurait préféré qu’il lui hurle aux oreilles, qu’il aille
même jusqu’à l’insulter, cela aurait été dans l’ordre des choses – oui, il
aurait été mieux armé pour se défendre contre des injures que contre
cette froideur abjecte.
– Je ne pourrais me trouver en situation de condamner vos actes que
s’ilsse révélaient préjudiciables à l’intérêt commun de notre famille et ils
l’auraient été si je vous avais laissé accéder au poste que vous convoitiez.
Tant que vos agissements ne sont pas dommageables à notre réputation,
vous êtes libre de faire ce qui vous chante, conclut Arnold de la même voix
atone.
Stanley perçut dans ce détachement plus de sauvagerie que dans
n’importe quel acte de violence que son père aurait pu perpétrer contre
lui. Son indifférence pour moi n’a aucune limite, pensa-t-il. Il sentit monter
en lui la haine viscérale, absolue qu’il nourrissait depuis toujours envers
Arnold. Il la laissa s’insinuer en lui mais ne lui fit pas le cadeau de la laisser
exploser.
– Cela doit certainement vous rassurer de penser que vous êtes un
pèreresponsable, un entrepreneur humaniste, et désormais un
collectionneur estimé puisque c’est à cela que vous avez décidé de dédier
le reste de votre existence. Le seul vrai mérite que vous ayez jamais eu est
de rencontrer ma mère qui a été assez aveugle pour vous aimer, assez
humble pour vous suivre, assez généreuse pour partager avec vous tout le
talent qu’elle possédait.
Arnold se contenta de lui opposer un sourire accablé, vidé de son
arrogance coutumière, puis il s’assit à son bureau en lui tournant le dos.
– Vous êtes sans doute un génie du commerce, continua Stanley avec
lamême maîtrise de soi, peut-être un amateur éclairé, qui sait, mais pour
moi vous n’êtes pas un père, vous êtes un monstre, rien d’autre sur votre
compte n’est vrai en ce qui me concerne.
Arnold resta figé jusqu’à ce que son fils sorte de sa chambre.
L’orage éclata d’un coup. Les nuages bas et lourds qui stagnaient à
quelques encablures de la surface de l’eau se gonflèrent brusquement
pour se transformer en une masse mousseuse et sombre qui s’entortilla
haut dans le ciel, sur des dizaines de mètres. En quelques secondes,
l’océan devint fou. Des rafales de vent de plus de cinquante nœuds
balayèrent la mer en charriant des masses d’embruns compactes et
aveuglantes. Alors il se mit à pleuvoir dru. Les vagues accusaient des creux
de plus de trois mètres, des trombes d’eau surgissaient de partout, de
bâbord comme de tribord, du fond de l’océan comme du haut du ciel. Le
chalutier, emprisonné dans un bouillonnement d’écume et de lames
traîtresses, était ballotté de part en part et tanguait dangereusement.
Paul, au gouvernail, affrontait la furie de la tempête. Il avait eu la présence
d’esprit de virer le chalut bien avant que le grain ne devienne sérieux. Les
solides câbles de funes avaient été treuillés à toute allure et le filet ventru
avait craché plus de deux tonnes de cabillauds, de merlans, de lieus noirs,
d’églefins. Trois marins s’exténuaient sur le pont à trancher les ventres des
poissons, à les éviscérer, à en sectionner les chairs puis à les descendre
dans la cale où le reste de l’équipage s’activait à les ranger et à les mettre
en glace dans des caisses. Soudain une vague épaisse s’affala avec violence
contre la coque, tout le monde vacilla, marins et bêtes, des roussettes
rampèrent sur le bois du pont, des émissoles se débattirent
frénétiquement pour s’échapper du chalut, la botte d’un des marins
dérapa sur la queue visqueuse d’une raie énorme et il s’affala cul sur le
plancher. Paul éclata de rire, on le sentait joyeux. Il manœuvra habilement
pour redresser le bateau. Sa pêche assurée, il ne dédaignait pas de se
frotter à la mer, l’adversaire était coriace, c’était toujours un jeu pour lui
de tenter de le dominer, particulièrement dans ces conditions extrêmes.
Quand le bateau accosta, sa mère et une cousine à elle se précipitèrent
sur le quai. Un des membres de l’équipage les aperçut et hurla le nom de
son capitaine. Paul sortit vivement la tête de la cabine de pilotage.
– C’est un garçon ! beugla Louise.
– Oh oui, un garçon ! insista la cousine d’une voix criarde.
Paul eut un frisson qu’il ne souhaita pas élucider sur-le-champ. Il
rejoignit sans réfléchir les deux femmes en bas de la jetée où les marins
avaient commencé d’empiler les caisses de poissons qu’ils venaient de
vider. Il avançait de manière pataude, en bottes noires et ciré jaune,
encore luisant de l’eau marine qu’il venait d’affronter. Son père l’attendait
au bout du quai. Dès qu’il fut à sa portée, il accrocha ses mains aux épaules
de son fils et se mit à le secouer.
– Tu as enfin un fils, Paul. Je suis tellement fier pour toi.
Les yeux de Jules brillaient sous le coup de l’émotion. Et puis il y avait
ces mots qu’il venait de prononcer sur un ton cérémonieux qui ne
ressemblait pas à cet homme taiseux, timide, englué dans les
convenances. Paul devinait ce que son père venait de lui signifier : une
complicité nouvelle, indéfectible, les liait désormais, lui, Paul et Yann, le
nouveau venu, puisqu’il avait été décidé depuis longtemps déjà que c’est
ainsi qu’il se nommerait. En quelques instants, une trinité masculine venait
de s’établir, un pont entre trois générations d’hommes venait de se
construire qui les unissait de manière irrémédiable à tous les autres mâles
des lignées antérieures. Paul ne put s’empêcher de se sentir comme un
usurpateur dans cette filiation. Il écourta les effusions de son père pour se
débarrasser de son uniforme de pêche et l’entreposer à la va-vite dans le
coffre du break Peugeot 403. Puis tout le monde embarqua en direction de
l’hôpital où Elsa venait d’accoucher.
Yann était le troisième enfant du couple. Morgane était née un an après
leur mariage, Solen quatre ans plus tard. Depuis toujours, Paul redoutait
d’avoir un jour un fils. Sur le chemin, les mêmes questionnements
angoissés qu’il avait mille fois tournés et retournés dans son cerveau
refirent surface, obsédants, sans réponse : et si ce qu’on colportait était
vrai ? Et si l’homosexualité était réellement un fléau social comme venait
de le proclamer le gouvernement, une tare au même titre que
l’alcoolisme, la toxicomanie, la prostitution ? Et s’il entrait dans cette tare
un élément de consanguinité qui ferait hériter son fils de toutes les
afflictions dont luimême souffrait en secret ?
Paul était rarement placé en situation d’être invité à dîner. Il n’avait pas
d’ami hormis Alfred – et encore Alfred n’était-il pas véritablement un ami,
en tout cas il n’était pas le genre de personne à qui il était prudent de se
confier ; leur relation, construite en raison de circonstances inavouables,
ne pouvait être autrement que bancale. Elsa était sans doute la personne
dont Paul était le plus proche, mais on ne devient pas non plus ami avec
son épouse, cela n’est même pas souhaitable, il entre trop d’arrangements
et de dissimulations, même infimes, dans une relation amoureuse : la
vérité pure, intransigeante qui est le terreau d’une amitié profonde, ne fait
en général pas bon ménage avec l’idée de couple.
Paul arriva à huit heures. Maurizio avait invité deux collègues de travail
et les trois avaient visiblement déjà beaucoup bu. Paul perçut
immédiatement qu’il avait fait une erreur en acceptant cette invitation.
Était-ce la naissance de ce fils sur le compte duquel il se posait déjà tant de
questions, ou cette complicité virile ce soir démultipliée par l’excès
d’alcool, ou encore la fatigue accumulée par sa journée de pêche, ou
peutêtre les trois à la fois ? Toujours est-il qu’il détesta d’emblée l’idée de
se retrouver si étroitement mêlé à cette intimité masculine et qu’il eut
envie de s’éclipser sur-le-champ. La visage du nouveau-né lui apparut
comme une gifle. La pureté, l’innocence de cet être qui débarquait dans ce
monde qui pouvait se montrer si hostile tranchait avec la vulgarité
assumée de ces trois types dont les préoccupations et les intérêts
personnels étaient diamétralement opposés à ceux de Paul. Bien qu’il
s’accommode de côtoyer quotidiennement dans son travail des dizaines
de marins en compagnie desquels il devait constamment surveiller ses
regards et ses pensées, il n’avait pas envie de se prêter ce soir à la même
mascarade ni de se dévaloriser à ses propres yeux en acceptant sans
sourciller les règles sociales de l’« autre camp », comme il avait fini par le
nommer.
Il allait donc prendre congé sous un prétexte quelconque quand
Maurizio arriva triomphant avec un verre de vin lourdement dosé qu’il lui
fourra entre les mains, puis ils trinquèrent tous ensemble.
– Cul sec ! hurla l’un des deux amis de Maurizio.
Paul fut forcé de s’exécuter. Il eut conscience du piège qui se refermait
sur lui et en eut un léger frisson. Il engloutit son verre d’une traite, comme
les autres, encore plus vite qu’eux. Ce fut bientôt une autre tournée
générale. Paul sentit l’alcool s’insinuer dans son sang, ses pensées se firent
plus agiles, il s’accoutuma à l’idée d’être là. De toute façon, qu’aurait-il pu
inventer comme excuse qui n’aurait pas été perçue comme déplacée ? Sa
colère ne n’apaisa pas, mais la conscience qu’il en avait s’atténua. Les
quatre hommes s’assirent à table pour partager la pasta al prosciutto
préparée par Maurizio. Ils continuaient à écluser verre sur verre.
Aiguillonné par son état d’ébriété, Paul observait aussi discrètement que
possible la figure d’ange noir de Maurizio qui, tout à sa conversation avec
ses copains, ne perçut rien de cette insistance à le détailler. Paul, de son
côté, n’écoutait que vaguement ce que les trois types se racontaient.
Parfois il éclatait de rire quand les autres le faisaient et que le tour de la
discussion le nécessitait. La majeure partie du temps, il l’occupait à étudier
la tignasse brune de l’Italien, ses yeux d’un noisette doré, ses cils longs et
épais, les plis amers de sa bouche où se lisait une violence latente, sa
poitrine large et invitante ; il aurait voulu coller ses lèvres contre les lèvres
charnues du bonhomme ; des pensées érotiques lui vinrent à l’esprit. Il
l’imagina nu, chevauchant sa femme comme un guerrier brutal et
insatiable. Bientôt son sexe durcit. Et il trouva amusant de se retrouver au
milieu de ces trois hommes et d’être si plein de désir pour celui qui
apparaissait clairement comme leur chef.
Vers une heure du matin, Paul rentra chez lui ivre mort. Elsa à l’hôpital,
les deux filles chez leurs grands-parents, la maison vide résonnait de leur
absence. Il monta lentement les marches qui menaient à l’étage, s’affala
de tout son poids sur le lit et ferma les yeux pour les rouvrir aussitôt. Une
boule brûlante et nauséeuse s’insinua au niveau de son ventre et roula
jusqu’à sa gorge. En quelques secondes, le plafond, les murs, le lit
luimême, tout se mit à tanguer. Paul eut un haut-le-cœur et courut vomir
dans les toilettes. Sa gorge était âcre et ses viscères en feu. Quand il s’assit
sur le bord du lit, il eut la conscience aiguë qu’un scénario similaire se
répéterait s’il s’avisait de s’allonger à nouveau.
Il descendit à la cuisine, se rafraîchit la bouche à même le robinet de
l’évier, se releva, but encore puis commença à errer dans le salon, sans
but, avec l’impression que son corps était corrompu par les flots d’alcool
qu’il avait ingurgités. Il s’arrêta près du buffet où trônait le cadeau de
mariage que Stanley leur avait envoyé et qu’Elsa avait insisté pour placer
bien en évidence, aux yeux de tous. Les prédictions de Paul à son sujet
s’étaient avérées exactes. Cette soupière ridicule continuait à hanter leur
maison, à le narguer, lui, tout particulièrement. Son élégance
aristocratique persistait à jurer avec la laideur ordinaire des meubles de
ses beaux-parents et à leur porter atteinte. Paul eut soudainement envie
de défier celui qui leur avait fait ce cadeau si symboliquement dégradant
en lui exposant sa fierté pour ce fils nouvellement débarqué. Oui, il avait
envie de lui envoyer à la figure – même si à cet instant il pensait sans
doute exactement le contraire – que sa vie lui convenait parfaitement,
qu’en tout état de cause personne n’était en droit de la juger, qu’il ne
s’agissait aucunement d’un arrangement avec les choses mais relevait au
contraire d’une détermination ardente, qu’il avait réussi, lui, à construire
quelque chose de glorieux, parce qu’en effet qu’y avait-il de plus glorieux
qu’un enfant, un garçon en particulier, qui ferait rayonner le nom de ses
parents bien après leur mort ?
Ce fut avec cette confusion de mots en tête qu’il s’assit au bureau à
cylindre qu’il avait récupéré en quittant la maison de ses parents et qui
servait désormais à la correspondance ordinaire du couple. Il tira une
feuille de papier bleuté de l’un des tiroirs et s’empara de son stylo-plume.
Devant le silence que Stanley avait toujours opposé à ses lettres, voilà
quatre ans que Paul avait renoncé à cette correspondance à sens unique.
Ce soir, il avait furieusement envie d’en reprendre le fil. Il leva son stylo
comme on prend son élan, abattit sa plume sur la page vierge, écrivit : «
Cher Stanley », et s’arrêta. Il avait perdu l’habitude des mots et ne savait
plus quel ton il lui serait judicieux d’employer. La colère qu’il ressentait
quelques instants plus tôt s’étiola, il la trouva inappropriée, il se rendit
compte qu’il était incapable de la moindre animosité vis-à-vis de Stanley. Il
reprit : « Je suis fier de t’annoncer que je viens d’avoir un fils », s’arrêta
une nouvelle fois, regarda ce qu’il venait d’écrire, lettre après lettre, assez
longtemps et assez fixement pour que cette chaîne de mots à peine tracée
se décompose en une série de signes muets, sans plus aucune
signification, sans plus aucune portée, tel un cri blanc et vide, et il y vit
l’image de ce que son existence lui inspirait depuis qu’il avait renoncé à la
vivre vraiment.
Depuis sa rencontre avec Stanley treize ans plus tôt, Paul n’avait couché
avec aucun autre homme. Cette aventure unique, désormais lointaine,
était enfouie dans la partie la plus inatteignable de son esprit. Quand il se
forçait à en raviver la mémoire, elle revêtait un aspect fantomatique, elle
avait perdu de sa sensualité pour devenir une image désincarnée, un
mythe de ce qu’il avait un jour été et qu’il ne serait probablement plus
jamais. Les années passant, il s’était trouvé de plus en plus étranger à cette
histoire, avec la sensation de ne pas l’avoir réellement vécue, en tout cas
pas dans sa chair. Il se sentait flottant, perpétuellement indécis, comme si
son enveloppe charnelle ne représentait qu’une vague esquisse de ce qu’il
était en réalité. Il était persuadé que personne d’autre n’avait de pensées
ou de désirs similaires aux siens. Son isolement était terrible. Et
l’inassouvissement de son désir devenait obsédant.
Avec les années, Paul était devenu un type solide, épais, solaire. C’était
un bel homme de trente-deux ans, plein de vie et d’énergie, d’une force
prodigieuse. Le sexe avec Elsa – bien que régulier et apparemment
satisfaisant pour l’un comme pour l’autre – n’arrivait pas à le contenter
complètement. Paul avait un besoin fou d’expurger la face cachée de son
désir et le seul moyen qu’il avait trouvé pour y parvenir était de se frotter
à la nature qui semblait assez vaste et généreuse pour pouvoir absorber
l’immensité de sa frustration. Il lui arrivait souvent de prendre les
commandes du petit voilier qu’il possédait, de débarquer sur une des
nombreuses îles au large du littoral. Il se déshabillait entièrement,
s’allongeait sur un rocher ou à même le sable, bras et jambes écartés,
fermait les yeux, pensait à un homme qu’il avait récemment croisé sur la
plage, à sa peau luisante, aux gouttelettes de transpiration qui
embellissaient son torse et ses épaules, à son sexe emprisonné dans un
sous-vêtement qu’il aurait voulu accrocher à pleines mains. Le plus
souvent il se masturbait mais il avait remarqué que la jouissance était plus
triste que l’abstinence qui conservait son désir pur et intact. Dans ces
instants, il laissait l’image le submerger, elle gonflait en lui, cela durait de
longues minutes, il se nourrissait de la chaleur qu’elle provoquait et il
finissait par s’assoupir, rassasié malgré tout.
Près de deux ans auparavant, Paul avait croisé le chemin d’un type alors
qu’il était en vacances avec Elsa et leurs deux filles dans une station
balnéaire aux environs des Sables-d’Olonne, sur la Côte de lumière. Il était
midi. Le restaurant qu’on leur avait conseillé était bondé et ils avaient dû
patienter une quinzaine de minutes avant qu’on leur déniche une table à
quelques mètres d’un groupe de jeunes hommes d’une vingtaine d’années
qui s’amusaient bruyamment en éclusant bière sur bière. Quelque chose
d’insolite se passa alors. Paul alla aux W-C au moment où l’un des garçons
du groupe décida lui-même de s’y rendre. Ils se retrouvèrent côte à côte,
face aux deux urinoirs jumeaux dont disposait l’endroit. Cette situation
d’intimité typiquement masculine, associée à la rumeur de leur urine
contre la faïence, rappela à Paul un instant similaire avec Stanley le soir de
leur rencontre. Il ferma les yeux mais aucune émotion liée à ce souvenir ne
refit surface. Quand il rouvrit les paupières, il sentit sur lui le regard
insistant de son voisin. Il tourna légèrement la tête, l’autre baissa vivement
la sienne, referma la braguette de son short et sortit précipitamment. Paul
crut deviner de la gêne sur le visage du fuyard. Pendant tout le déjeuner, il
chercha des yeux celui qui l’avait épié mais le jeune homme lui tournait le
dos. Il passa le reste du repas à interroger le choix – en était-ce un
d’ailleurs ? – qu’il avait fait de se détourner de lui.
L’après-midi, sur la plage, ils se retrouvèrent dans le voisinage du même
groupe de garçons, maintenant engagés dans une partie de volley-ball.
Elsa, bien décidée à occuper les filles, avait en tête de construire avec elles
un château de sable au bord de l’océan. Paul, resté seul, se mit à observer
les joueurs. Il y avait dans son regard inquisiteur une liberté assumée que
jamais il ne se serait autorisée dans son village. C’étaient les premiers
congés qu’il passait hors de chez lui, tout ici prenait une tournure sinon
exotique du moins inhabituelle, ce fut sans doute pour cette raison qu’il
autorisa sa vigilance naturelle à baisser la garde. Il se mit à détailler le
corps du jeune homme, les pleins et les déliés de sa poitrine, les
bombements de son ventre à la fois sec et tendre, puis son regard
descendit vers l’entrejambe et il tenta de deviner les saillances du sexe à
travers le tissu du maillot. Par les interjections que les autres lui lançaient
pendant le jeu, il apprit qu’il s’appelait Michel. De temps à autre, Michel le
regardait mais ce n’était qu’une espèce de regard vague, indécis, sans
objet défini. Une fois, Paul eut l’impression qu’il le fixait vraiment et même
qu’il lui souriait. Puis soudain Michel s’éloigna, se dirigea vers les dunes
voisines – pour se soulager, affirma-t-il aux autres. Paul ne sut jamais ce
qui se joua dans son esprit à ce moment. Il se leva, tourna la tête vers Elsa
et les enfants qui jouaient au bord de l’eau et se mit à suivre de loin le
jeune homme. Il marcha à travers des dunes recouvertes de buissons
d’oyats aux longues feuilles étroites, incurvées, d’un vert glauque. Il
dépassa un monticule plus élevé que les autres et fut surpris de retrouver
le jeune homme allongé sur le sable, mains croisées derrière la nuque,
dégustant le soleil. Il se figea.
– Salut, je m’appelle Paul. Je sais que tu t’appelles Michel, dit-il
enessayant de dissimuler son embarras.
– Tu m’as suivi ? répondit Michel d’un ton cassant, en se relevant sur
lescoudes.
Paul mit du temps à comprendre et, sans le vouloir vraiment, il osa
s’aventurer sur un terrain redoutable.
– Ce n’est pas ce que tu voulais ? fit-il sur un ton où l’innocence
semêlait à la terreur.
Michel se leva d’un bond, le visage défiguré par un puissant sentiment
de haine, de l’écume moussa aux coins des lèvres, il se racla la gorge
longuement, vulgairement, et cracha un long jet de salive glaireux qui
atterrit aux pieds de Paul, dessinant une manière de serpent qui s’enroula
sur lui-même en percutant le sable.
– Sale pédé, lâcha le garçon avec tout le mépris dont il semblait
capable.
Deux ans plus tard, Paul ressentirait encore dans sa chair l’effet que lui
fit ce mot quand, pour la première fois, il entendit quelqu’un le proférer à
son encontre. Cette insulte, il l’avait souvent utilisée pour se dénigrer lui-
même. Il lui était arrivé, dans des accès de rage ou de honte, de se traiter
de la sorte mais, à ses yeux comme à ceux des autres, il avait toujours
tenté d’être autre chose que cela et même d’exister totalement en dehors
de la menace que cette appellation convoquait. Il savait qu’il était nourri
de plein de qualités différentes, il était aussi bien père que fils, mari,
amant, pêcheur, navigateur, meneur d’hommes. Ici, en cette circonstance
si particulière, le mot injurieux le réduisait à n’être qu’une seule chose :
l’expression de sa déviance. C’était elle qui l’emportait sur tout, qui le
définissait complètement, qui absorbait l’ensemble de ses composantes
physiques et morales pour les annihiler et les fondre en une
caractéristique unique, bestiale, sans intelligence ni discernement.
Soudain le coup partit, plein de fiel et de rage. L’arcade sourcilière de
Paul s’ouvrit net, un épais filet de sang commença à dégouliner sur ses
paupières, sur sa joue, sur ses lèvres. Le goût de son sang lui remplit la
langue et la gorge, c’était métallique et visqueux comme un sirop amer.
Un autre coup suivit, un revers qui atteignit l’autre arcade, et les deux
paupières furent engluées dans un flot vermillon qui l’aveugla. Paul ne
chercha pas à s’essuyer les yeux, il ne chercha pas à faire quoi que ce soit,
il était tétanisé. Il aurait pu le renvoyer dans les cordes, ce garçon, il aurait
pu aisément écraser ce petit tas de muscles, lui qui était si massif. Mais par
un curieux renversement, Paul se sentait coupable de ce qui venait de lui
arriver. Qui d’autre blâmer à part lui ? Au fond, n’avait-il pas exactement
provoqué ce qui venait de se passer ? Une pensée similaire dut traverser
l’esprit de Michel puisqu’il s’éloigna sans précipitation, confiant dans la
justesse de sa vengeance.
– Tarlouze, lança-t-il à mi-voix sans se retourner, comme on porte
l’estocade, alors qu’un sourire venait fleurir ses lèvres adolescentes.
Une fois seul, Paul s’écroula à genoux sur le sable, les bras ballants, les
épaules piteusement affaissées. Il porta ses mains à son visage, le recouvrit
entièrement de ses doigts légèrement écartés comme s’il souhaitait se
cacher du monde, effacer sa faute, disparaître. Sa souffrance n’était rien
par rapport à la honte qu’il portait. Quand il ôta ses mains de son visage, il
vit qu’elles étaient teintées d’un rouge profond et sale. Il les regarda
longtemps, halluciné, avant de se lever d’un bond et de s’enfuir comme un
fou jusqu’à l’océan. Tout en courant, il se mit à pleurer, à hurler, à gémir.
Son visage était défiguré par le sang, la douleur et les larmes. On aurait
juré un grand animal blessé qui cherche quelque part un abri où
s’effondrer enfin. Atteignant le rivage, il plongea dans l’eau salée, l’océan
le nettoya, il resta longtemps à se frotter à la violence des vagues qui
s’abattaient sur lui.
Il ressortit au moment où le soleil se couchait. La plage s’était presque
vidée, le groupe de Michel l’avait désertée. Paul rejoignit l’hôtel où Elsa
l’attendait, morte d’inquiétude. Elle poussa un cri en le découvrant. Les
arcades tuméfiées de Paul étaient effrayantes, de larges cernes sombres
aux teintes bleuâtres traçaient d’infectes virgules autour de ses yeux
bouffis. Elle réclama des explications. Il inventa une histoire à dormir
debout : cinq hommes l’avaient agressé, des gens du voyage lui semblait-il
mais il n’en était pas certain, de toute façon il n’avait rien pu faire. Elsa
voulut prévenir les gendarmes, il s’y opposa, il voulait seulement dormir.
Le lendemain, ils décidèrent d’écourter d’une semaine leurs vacances et ils
partirent sur-lechamp.
Elsa sortit de l’hôpital trois jours après son accouchement. Alors qu’elle
allaitait son fils, Paul s’approcha et lui caressa la joue.
– Quand tu auras fini, je veux bien lui montrer la mer.
Paul ne s’encombra pas d’un landau. Il prit son fils contre lui, son corps
minuscule contre sa poitrine, sa tête enfouie au creux de son épaule. Il
marcha bientôt à travers une forêt dense où s’alignaient des bouleaux, des
saules, des chênes pédonculés. Les bogues fraîchement tombées des
châtaigniers regorgeaient de fruits replets, d’un marron luisant. La lumière
du soleil filtrait à travers les feuilles et dessinait des ombres mouvantes sur
le visage endormi du nourrisson. Tout était calme et doux, jusqu’au
murmure du vent qui se faufilait à travers les feuillages. Et puis d’un coup
ce fut la mer, immense, miroitante. Paul s’avança. Une dizaine de mètres
devant se dressait un enchevêtrement de masses granitiques qu’une série
de poussées volcaniques avait fait exploser et projetées les unes contre les
autres des milliards d’années auparavant. Paul avait toujours perçu dans
ce paysage d’apocalypse, constamment fouetté par de hautes vagues
mousseuses, l’effet de la toute-puissance d’une force supérieure et parfois
l’expression de sa colère. Il venait souvent à cet endroit se mesurer à la
vigueur des éléments et s’exposer à leur bon vouloir.
Il descendit le long escalier qui menait à la plage et s’assit sur le sable
encore fraîchement humide de la rosée du matin. Il allongea l’enfant sur
ses cuisses et étendit ses paumes de chaque côté de son visage. Il le
regarda fixement et Yann fit de même. Ce dialogue sans paroles dura de
longues secondes. Le nouveau-né bougeait à peine, c’était comme s’il
aspirait l’attention que lui prodiguait son père, laquelle en retour semblait
se muer chez l’enfant en une attention nouvelle et pure, débarrassée de
tout jugement. Soudain la voix de Paul s’éleva, triste et grave, un brin
solennelle :
– Je suis différent des autres hommes, mon fils. Je voulais que tu
lesaches. Je n’en suis ni fier ni honteux, c’est comme cela, il n’y a rien à y
faire.
Paul se raidit, les mots n’avaient jamais été son fort. En cet instant, ils lui
étaient particulièrement pénibles. Après quelques instants de confusion, il
trouva la force de continuer :
– Tu n’as pas à me juger. Non pas parce que je suis ton père mais
parceque je n’ai rien choisi de ce que je suis.
Il reprit son souffle. L’enfant le fixait toujours de ses grands yeux
myopes.
– J’espère seulement que tu auras un jour le courage d’essayer de
mecomprendre.
Paul éleva vers ses lèvres le visage du bébé et l’embrassa.
– Je t’aime, dit-il dans un souffle, en le reposant délicatement contre
sescuisses.
Yann émit quelques gazouillis joyeux, Paul caressa de son index les
lèvres du nouveau-né, puis il leva son regard vers la mer, vers le flux et le
reflux des vagues, vers l’écume légère qui parsemait leurs crêtes, vers les
nuages qui s’étiraient au-dessus d’elles en dessinant des formes
biscornues, sa respiration se cala sur celle de son fils, il prit ses deux mains
minuscules dans les siennes et les serra, l’enfant ne tarda pas à s’endormir
et Paul se sentit étrangement apaisé.
1959
Stanley
1964
Évidemment tout cela n’était pas très satisfaisant pour un type aussi
réglo que Paul. Mentir, se cacher, inventer sans cesse des stratagèmes,
toutes ces choses il les faisait déjà pour échapper au jugement des autres,
maintenant il devait inventer des astuces pour contenter ses pulsions et se
sentir un peu plus en accord avec lui-même. Un curieux paradoxe alimenté
par l’esprit du temps et la sévérité des conventions sociales. Cependant –
Paul aurait été le premier à l’admettre – il y avait dans cette clandestinité
forcée une matière romanesque, c’était un terreau propice à quantité
d’aventures excitantes, en raison non seulement de la volupté possible de
leur aboutissement, mais aussi de toutes les manœuvres qu’il fallait
développer pour les vivre et, bien entendu, des risques qu’on encourait en
s’y prêtant. Du jour au lendemain, Paul était devenu un rôdeur, un
clandestin, un hors-la-loi, ce qui était loin de lui déplaire finalement : le
goût de l’interdit pimente toujours les choses quelle que soit leur nature. Il
vivait aussi cette situation comme une manière de contrarier les pressions
morales d’une société qui lui gâchait l’existence ; pour lui et tous les autres
comme lui, c’était un moyen d’entrer en résistance contre un système de
répression invétéré. Il émanait même de ces pratiques anonymes dites «
criminelles » un sentiment de satisfaction et de fierté à défier ainsi l’ordre
établi et à s’extirper du cercle vicieux du mensonge et de la parodie pour
être enfin soi-même – en tout cas le temps que duraient ces échanges
furtifs avec d’autres membres de la communauté.
Matthew vivait depuis près de trois ans avec Stanley dans son
appartement de la Cinquième Avenue et leur vie commune, au fil de ces
années, était devenue pour le moins chaotique. Il est toujours malaisé de
saisir de l’extérieur – et parfois de l’intérieur, aux yeux des intéressés
euxmêmes – les enjeux profonds d’une relation, ce qui préside à la
constitution d’un couple et plus encore ce qui est en mesure de justifier sa
longévité. Dans le cas de Stanley et Matthew, le mystère était plus épais
encore, ils trouvaient non seulement le moyen de se harceler à chaque
instant mais ils mettaient également un point d’honneur à exposer
régulièrement aux yeux de leur société l’espèce de mépris cynique qu’ils
paraissaient éprouver l’un pour l’autre. Certains de leurs amis disaient
qu’ils n’auraient pas dû vivre ensemble ni même tout simplement se
fréquenter, quand d’autres au contraire prétendaient que – comme c’est
probablement le cas dans la majorité des couples – leurs névroses
s’emboîtaient de façon remarquable et que le lien morbide qui les unissait
était en conséquence compliqué à dénouer. Il est vrai qu’on ne comprenait
pas très bien la mécanique de cette liaison : comment deux hommes aussi
cultivés, aussi indépendants d’esprit, aussi fiers, aussi subtils dans leur
approche du monde pouvaient-ils être empêtrés dans cette relation
tordue qui renvoyait de chacun d’eux une image navrante ? On saisissait
encore moins pourquoi deux êtres libres, qui vivaient de manière assez
ouverte leur sexualité – qui étaient en tout cas peu contraints par les
règles morales imposées à l’époque par le milieu familial ou professionnel
–, avaient choisi de donner à leur union une forme aussi conventionnelle
en se mettant en ménage.
Les mauvaises langues avançaient que le ciment de leur couple était leur
différence de fortune qui profitait au plus jeune des deux. Stanley était
riche en effet mais, de par son travail d’expert, Matthew disposait de
revenus suffisants et aurait très bien pu se débrouiller sans lui ; il avait
aussi trop d’orgueil pour être entretenu, bien que Stanley persiste à le
couvrir de cadeaux dans le but illusoire de le rendre dépendant de ses
largesses.
Au départ, le sexe était réellement le seul terrain sur lequel leur relation
trouvait un semblant d’apaisement. L’appétit de Matthew en la matière
était cependant insatiable – il est même certain qu’il souffrait d’une
addiction dans ce domaine. Il passait le plus clair de son temps libre dans
les endroits de la ville où l’on pouvait forniquer. Si les deux amants
continuaient à conserver une intimité érotique, il arriva un moment où le
sexe à deux ne suffit plus à Matthew si bien que, pour lui plaire, Stanley se
mit à faire appel à de jeunes prostitués. Après quelques expériences
triangulaires de cet acabit, les choses se corsèrent une fois de plus. Les
types que payait Stanley devinrent entre eux un levier de pouvoir et
d’humiliation. Matthew voulait bien, comme il l’annonçait clairement, se
faire la « pièce rapportée », mais sans la participation active de son amant
en titre, qu’il reléguait à la fonction de témoin de leurs ébats. Ce rôle de
voyeur ne convenait pas à Stanley, ils cessèrent complètement de faire
l’amour à trois, puis à deux. Les choses en étaient là quand, au mois de
février, un événement tragique bouleversa la vie de Stanley.
Une nuit de la fin juin, Stanley reçut un coup de fil de Joe, sa voix était à
la fois joyeuse et affolée :
– Oh, Stan, il faut absolument que tu descendes ici, il est en train de se
passer un truc énorme.
Joe vivait dans le Village, au sud-ouest de Manhattan, le meublé qu’il
louait se situait exactement à l’intersection des rues Grove et Christopher.
De sa chambre au quatrième étage, il avait une vue idéale sur un bar
nommé The Stonewall Inn. L’endroit – à l’époque le plus grand club
homosexuel du pays – était en l’occurrence un club privé auquel il fallait
s’inscrire pour pouvoir entrer. Comme la plupart des bars de ce type, il
était la propriété de la mafia qui devait régulièrement graisser la patte aux
autorités pour être autorisé à poursuivre son activité.
Il fallait beaucoup d’abnégation pour passer une soirée dans cet
établissement où l’on risquait à chaque instant de voir surgir des flics qui
pouvaient sauvagement – et sous des prétextes mineurs – vous tabasser,
où l’alcool était horriblement frelaté et la bière diluée, où il n’y avait pas
de système d’eau courante pour laver les verres, où les clients les plus
fortunés – particulièrement les hommes mariés – pouvaient à tout
moment se voir dénoncés par le propriétaire s’ils ne lui versaient de
grosses sommes en échange de son silence.
Il était plus de deux heures du matin quand Stanley débarqua au
Stonewall, devant lequel s’amassaient des dizaines de personnes : des gays
tenaient tête aux policiers qui venaient d’organiser une rafle massive dans
l’établissement. Stanley s’arrêta, ébahi, des injures sifflaient, la foule
hurlait, vociférait contre cette intrusion. La tension montait. C’était
extraordinaire, jamais encore des flics n’avaient été tenus à distance sur
leur territoire. Stanley aperçut Joe et le rejoignit.
Une heure plus tôt, une petite armée de policiers avait pénétré dans le
club, menés par l’inspecteur qui avait méticuleusement planifié la
descente dont il estimait qu’elle allait sonner le glas de cet établissement
sordide – dont les généreux pots-de-vin profitaient pourtant à sa brigade.
– C’est la police, nous prenons possession de l’endroit ! avait hurlé
l’inspecteur.
Le bar était surpeuplé, des hommes, jeunes en général, se mêlaient à
des travestis, à des transsexuels, à des lesbiennes, à des gays à peine sortis
de l’adolescence dont la plupart avaient été contraints de quitter leur
foyer et survivaient comme ils le pouvaient dans la rue, le plus souvent en
se prostituant. Sur les deux pistes – l’établissement était le seul du Village
où l’on pouvait vraiment danser – les couples se défirent avec un mélange
de colère et de lassitude. Les policiers commencèrent par réquisitionner
l’alcool frelaté que le propriétaire du lieu, un mafieux ironiquement
dénommé le Cerveau, concoctait pour sa clientèle. Tandis que certains
policiers prenaient les dispositions nécessaires pour découper à la
tronçonneuse le comptoir en bois, d’autres se mirent à séparer en deux la
population du bar : d’un côté ceux qu’ils allaient laisser filer, de l’autre
ceux qu’ils allaient appréhender pour toutes sortes de raisons, la première
étant la manière dont leur tenue contrevenait à la loi de l’État qui
réclamait aux hommes de porter au moins trois pièces clairement
identifiables de la garde-robe masculine « officielle ». Les éléments du
premier groupe furent escortés les uns après les autres vers la sortie.
Quand ils se retrouvèrent à l’air libre, une chose inconcevable se passa qui
tenait à la fois d’un rêve et d’une réalité inimaginable. Au lieu de se
comporter en élèves obéissants comme cela avait été le cas lors de toutes
les descentes précédentes, aucun d’entre eux ne parut cette fois
déterminé à quitter les lieux. Tous semblaient au contraire répondre à
l’appel d’une voix secrète qui leur imposait de rester là, sur place, tous
semblaient avoir été frappés au même instant par la même volonté
supérieure. Ils se mirent à former un cercle de plus en plus dense autour
de l’établissement. Un policier en sortit et fendit la foule en traînant par le
bras une lesbienne qu’il venait de menotter. Quand il la força à monter
dans le fourgon, la femme se raidit, le flic la frappa au visage puis la poussa
violemment à l’intérieur du véhicule. Déployant une force surhumaine, elle
poussa du pied la porte du fourgon, en sortit et hurla à la foule d’intervenir
pour la protéger. Une telle résistance à l’autorité eut sur les manifestants
un impact extraordinaire. Des objets volèrent, au départ c’étaient des
pièces de monnaie, une pluie de dimes et de pennies – sans doute pour
symboliser les pots-de-vin que les propriétaires du bar versaient aux
autorités –, puis ce furent des canettes de bière, des bouteilles en verre ;
un pavé arraché au trottoir fit exploser une fenêtre au deuxième étage,
tout ce qui tombait sous la main des protestataires devenait un projectile.
La femme réussit à s’échapper et, au moment où elle se fondait dans la
foule, une pierre heurta le crâne du flic, son visage se mit à saigner
abondamment et il courut se barricader à l’intérieur de l’établissement où
il rejoignit ses collègues et les clients encore retenus.
Personne n’osait y croire. Ensemble, ils avaient fait reculer ceux qui, il y
a encore une heure, usaient de violence pour les faire dégager. Peu à peu
le sentiment de peur qui tenaillait le public se métamorphosa en une joie
immense d’avoir eu le courage de répondre à des années et des années de
brimades, d’humiliations, d’arrestations, de brutalités et de
discriminations aveugles. L’affaire attira des passants, puis des habitants
du quartier, et le bouche-à-oreille aidant, très vite de nouveaux
manifestants arrivèrent de tous les quartiers de la ville, grossissant les
rangs ce qui s’apparentait de plus en plus clairement à une émeute. À un
moment, quelqu’un mit le feu à une poubelle qui, à son tour, enflamma la
façade du bar. Aussitôt une brigade de pompiers, flanquée d’un
commando armé, déboula, les pompiers prirent en charge l’incendie
tandis que les membres du commando parvenaient à exfiltrer ceux qui se
trouvaient à l’intérieur. Les policiers, masque de protection sur le visage et
matraque à la main, se mirent à charger les émeutiers pour les disperser
au-delà de la Septième Avenue mais la foule, tel un serpent prodigieux, se
scindait à chaque fois en plusieurs groupes qui revenaient, infatigables, au
point d’où ils étaient partis, surgissant dans le dos des forces armées
comme si cette fois c’étaient eux qui les chargeaient. Cela dura des heures.
Personne ne sut jamais ce qui cette nuit-là avait poussé à la rébellion
cette population dont on avait fini par glorifier la résilience. Au matin du
premier jour, quand la lumière brûlante du soleil d’été vint mordre les
visages amochés des émeutiers, les gens se regardèrent, estomaqués. Les
milliers de débris de verre qui jonchaient la rue scintillaient comme des
diamants, tandis que l’air empestait le soufre et le plastique brûlé. C’était
à la fois beau et répugnant. Une chose était certaine : un moment
historique venait d’avoir lieu, chacun en avait conscience, même s’il était
impossible d’en mesurer les effets futurs.
Imitant des centaines de curieux, Stanley et Joe pénétrèrent
religieusement à l’intérieur du bar. Le juke-box qui servait à animer les
pistes de danse était saccagé et gisait renversé. Le distributeur de
cigarettes avait subi le même sort. Partout des chaises fracassées, des
éclats de verre, des litres de bière répandus en larges flaques qui
poissaient le sol. Il y avait bien évidemment quelque chose de pénible dans
ce spectacle de désolation, mais ce qui prévalait ne tenait pas de la
tristesse ou du regret. Un sentiment nouveau fleurissait le visage de la
plupart des gens, qu’il n’aurait pas été faux d’interpréter comme de la
fierté.
À l’extérieur, une dizaine de très jeunes types se prirent par les épaules
et, formant une ligne impeccable à la manière des danseuses des Ziegfeld
Follies, ils se mirent à lever bien haut leurs jambes en parfait synchronisme
tout en chantant en chœur un air joyeux et entraînant :
Les gens éclatèrent de rire. D’ailleurs ils éclataient de rire pour un rien
comme si un poids trop lourd leur avait enfin été ôté de la poitrine. En
pleine rue, certains osaient se tenir par la main quand d’autres allaient
jusqu’à s’embrasser sous le regard de dizaines d’inconnus. Tous
semblaient s’être débarrassés de la peur qui les tenaillait à l’ordinaire.
– Regarde-les, dit Stanley à Joe. Ils ont perdu cet air blessé qu’ils
avaienthier.
Quand le chœur des garçons acheva son numéro, des applaudissements
éclatèrent, puis une voix s’éleva, forte, assurée :
– Gay Power !
La foule se tut, estomaquée par ce mot gay – qui passait alors pour
obscène – associé au mot power qui faisait clairement référence au Black
Power inventé par le mouvement radical des Black Panthers. La voix
récidiva, une fois, deux fois, de manière encore plus agressive, alors la
foule, d’abord timidement, puis de plus en plus fort et de plus en plus
massivement, reprit cette manière de slogan qui revêtait une puissance
politique indiscutable. Ces deux mots se répercutèrent de bouche en
bouche, comme un mantra destiné à regagner une énergie perdue ou
oubliée.
Quand les cris se turent, une autre voix hurla :
– God save the queens !
Et là, ce fut un déchaînement de rires libérateurs.
L’émeute dura encore cinq jours et cinq nuits pendant lesquelles des
milliers de contestataires – dont Joe et Stanley étaient partie prenante – se
vouèrent corps et âme à affronter les autorités policières.
Puis Stanley reprit ses habitudes, son travail, il cessa peu à peu de
fréquenter Joe, un sentiment nouveau l’habitait. D’avoir été au cœur de
ces événements l’avait bouleversé. Il le savait : ce n’était pas seulement lui
qui était différent, c’était surtout le monde tel qu’il l’avait vécu jusqu’à
présent qui se devait de changer.
DEUXIÈME PARTIE
1973
La première fois que Luca Salvi se fit insulter par un adulte en raison de
ses préférences sexuelles, ce fut par son père Maurizio.
Ce jour-là, à peine son époux rentré du travail, Jeanne lui avait fourré
entre les mains un cahier à spirale auquel elle n’aurait jamais dû avoir
accès mais qu’à force de curiosité malveillante elle avait fini par dénicher
l’aprèsmidi même dans la chambre de leur fils.
– Lis par toi-même, supplia Jeanne, suffocante.
Elle semblait si fébrile et si empressée de se débarrasser de ce carnet
volé qu’on aurait pu penser que les mots qu’elle y avait trouvés lui avaient
brûlé les yeux et les doigts. Maurizio en lut de brefs passages, avec des
grimaces d’indignation et de colère de plus en plus marquées.
Brutalement, il abandonna sa lecture, se précipita à l’étage et ouvrit avec
fracas la porte de la chambre de son fils.
– Sale petit pédé ! hurla-t-il en pénétrant dans la pièce.
Luca, penché sur sa table de travail, se retourna et se leva d’un bond.
Son père marchait vers lui tandis que sa mère restait prostrée dans
l’embrasure de la porte, suppliante et muette, ses mains tremblantes
croisées contre sa poitrine. Maurizio avançait en agitant frénétiquement le
cahier. Luca comprit le vol de sa mère et sa trahison. Son père fut vite à
quelques centimètres de son visage, il répéta l’insulte de manière plus
lente, plus vicieuse, en déformant exagérément sa bouche lippue, son
visage était comme agrandi sous l’effet de la fureur, ses globes oculaires,
striés de rouge, donnaient l’impression de rouler follement dans leurs
cavités, de sa gorge émanaient des exhalaisons putrides dues à trop
d’alcool et de tabac. Cela faisait longtemps que Luca ne s’était pas
retrouvé dans une proximité aussi flagrante avec son père, il s’éloigna de
son bureau et recula, dégoûté, ses épaules claquèrent contre un des murs
de sa chambre, son visage était un masque sans vie, il tremblait.
– C’est ça que tu aimes écrire, petite pourriture, ce genre de putain
d’histoires dégueulasses ? vociféra Maurizio en secouant le cahier flétri
sous le nez de son fils.
Il ouvrit le carnet, arracha certains feuillets et les déchira l’un après
l’autre dans des gestes pleins de sauvagerie. Les pages virevoltaient et
retombaient en lambeaux sur le parquet, mettant à nu une écriture fine et
serrée que Luca avait composée dans la plus grande intimité. L’adolescent
sentit qu’on le violait. Il aurait pu éclater en sanglots mais son corps
refusait de se laisser aller à tout témoignage de faiblesse. Au contraire, ses
muscles se tendirent, ses bras se raidirent le long de son torse, ses poings
étaient serrés à en avoir mal, il aurait voulu cogner son père jusqu’au sang
sauf qu’on n’affronte pas à mains nues un tel type. Parfois Maurizio
s’arrêtait, lisait pour lui-même un passage du cahier, tirait la langue dans
une mimique de dégoût grossière en imitant les borborygmes que l’on fait
en vomissant, puis il arrachait la page qu’il venait de parcourir avec une
mine d’écœurement, comme si elle était infestée de poison. Tout cela
était empreint d’une théâtralité répugnante.
– Comment peux-tu, espèce d’enculé ? cracha-t-il encore, comme si
sonexaspération justifiait le recours aux mots les plus orduriers.
Luca tenta de lui arracher le cahier des mains mais son père fut plus
rapide : sa paume épaisse et lourde gifla à toute volée la joue et l’oreille de
son fils, qui entendit un craquement à l’intérieur du crâne, l’adolescent de
seize ans vacilla, mais se rétablit aussitôt, sans même porter la main à son
visage, et il fixa son père droit dans les yeux.
– Ne me regarde pas comme ça, petite pédale.
Luca ne cilla pas pour autant. Une autre claque s’abattit, du même côté
du visage du garçon, avec la même violence. Luca sentit du sang
s’échapper de sa narine, une longue coulure écarlate vint caresser ses
lèvres, entra dans sa bouche, se mêla à sa salive, lui laissant dans la gorge
un goût métallique. Il renifla. Et soudain renonça. Il ne voulait plus rien
faire qui aurait pu exciter la hargne de son père. Il voulait que tout cela
cesse. Ils se regardèrent. Luca finit par fermer les yeux pour ne plus rien
voir. Maurizio interpréta cette réaction comme un acte de contrition
acceptable : il poussa un long soupir, tourna les talons et sortit. Quand
Luca rouvrit les yeux, sa mère le regardait avec un air dénué d’empathie.
L’adolescent fut révolté par le manque de compassion dont faisait preuve
cette femme qui l’avait tant aimé et si souvent consolé.
– Comment as-tu pu lui faire ça, Luca ? implora Jeanne gravement,
avantde rejoindre son mari au rez-de-chaussée.
Ce n’était pas la première fois que Luca subissait la violence de son père,
l’homme imposait sa loi par la force, dans sa famille comme dans son
entourage. Il était à la fois intraitable et invincible, personne en tout cas ne
semblait en mesure de lui résister. Jeanne était la seule à oser s’interposer
en faveur de son fils, au risque de se voir elle-même châtiée pour son
insoumission. Ce soir, les choses – les rapports de force – avaient basculé.
La honte et le dégoût qu’elle ressentait désormais pour son fils la
détachaient de lui, probablement pour toujours.
L’adolescent ressentit dans son ventre la réalité physique de cette
séparation fatale d’avec sa famille, les pages arrachées puis violemment
déchirées par les mains de son père – avec la complicité immonde de sa
mère – renvoyaient symboliquement à cette rupture avec laquelle il allait
maintenant devoir compter. Quelque chose d’inédit allait démarrer, un
cycle de vie s’achevait, une autre histoire allait nécessairement s’écrire et
cela l’effrayait. D’un côté comme de l’autre, ce qui venait d’avoir lieu ne
pourrait jamais être ni oublié ni même pardonné, de la même façon
qu’une épine impossible à déloger du pied où elle s’est plantée vous
rappelle en permanence sa douloureuse présence. Qu’allait-il se passer
pour lui désormais ? De quels sentiments, de quelles joies, de quelles
peurs sa nouvelle existence serait-elle constituée ? Serait-il plus simple de
vivre les aléas de la vérité que les arrangements du mensonge ? Luca eut
du mal à ne pas se sentir affreusement abandonné. Il observa les pages
déchirées qui jonchaient le sol, s’agenouilla et se mit à les rassembler. Ses
gestes, d’abord pleins d’énergie, ralentirent. Un chagrin incontrôlable,
comme une déferlante, l’envahit ; la douleur survint, implacable, un
bourdonnement résonna sous son crâne, ses muscles se relâchèrent au
point que son corps se retrouva sans aucune force, il s’affaissa à même le
parquet, telle une poupée de chiffon, et explosa en larmes. Plutôt que des
sanglots, c’étaient des petits cris qui n’avaient rien d’humain, de légers
grognements entrecoupés de mugissements rauques, une complainte
animale nourrie par des années de douleur et de solitude. Puis il finit par
s’endormir.
Vers huit heures, Luca fut réveillé par les bruits de vaisselle et les
rumeurs du journal télévisé qui montaient du rez-de-chaussée. Il réalisa
que ses parents ne l’avaient pas appelé pour le dîner. Il avait faim. Il ne
réfléchit que quelques secondes avant d’ouvrir sa fenêtre, il attrapa à deux
mains le tuyau de la gouttière et se laissa glisser jusqu’au sol. Il enfourcha
sa bicyclette qu’il avait abandonnée contre le muret d’entrée, parcourut
quelques kilomètres et rejoignit une bâtisse en pierre à la lisière d’une
longue langue de sable, qui se détachait en contre-jour contre le ciel
mordoré. Il constata qu’il y avait de la lumière au rez-de-chaussée. Il se
débarrassa de sa bicyclette sur le gravier en bas du porche d’entrée et
sonna.
La porte s’ouvrit sur Elsa.
– Oh mon Dieu, Luca, mais tu saignes ! cria-t-elle en le découvrant.
Luca avait oublié d’essuyer le sang qui avait coulé de sa narine. Elsa
l’entraîna dans la cuisine, humecta une serviette sous le robinet et lui
tendit le tissu humide.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? s’enquit-elle à voix basse.
– Je peux voir Paul ? demanda-t-il poliment.
Elsa ne chercha pas à en savoir plus sur ce qui amenait ce garçon chez
elle à cette heure. Elle lui caressa la joue.
– Il est dans son bureau, tu peux monter, dit-elle en s’emparant
doucement de la serviette souillée.
Luca grimpa les marches qui menaient à l’étage et frappa à la porte. À
peine eut-il pénétré dans le bureau qu’il prononça ces mots :
– Ils savent.
Le visage de Paul se figea. Il posa vivement le journal qu’il était en train
de lire, se leva, attira le garçon contre lui, l’enveloppa de ses bras et le
serra pendant de longues secondes. Puis il l’invita à s’asseoir dans le
fauteuil qui faisait face au bureau.
Cher Stanley,
Cela m’ennuie de te demander ce service, j’imagine que tu es très
débordé, mais pourrais-tu de temps en temps prendre soin de Luca, dont
je t’ai déjà parlé, au moins dans les premiers moments de son
installation ? Il peut paraître fort mais, je le connais, il est vulnérable
aussi, il est tellement excité à l’idée de partir vivre là-bas, de te
rencontrer, je ne voudrais pas, enfin, tu me comprends, je ne voudrais
pas qu’il soit déçu…
Luca n’eut pas à hésiter longtemps sur les vêtements qu’il porterait pour
le dîner de Stanley : il n’avait qu’une chemise et un pantalon qui
correspondaient à l’idée assez vague qu’il se faisait d’une tenue habillée.
Peter, le chauffeur, vint le chercher à six heures précises. Stanley
l’accueillit chaudement et le présenta à chacun de ceux qui étaient déjà
arrivés.
– Voici Luca, c’est un grand ami de Paul, mon soldat français.
Tout le monde semblait connaître l’histoire.
– Il va devenir réalisateur, ajoutait Stanley.
À chaque fois, des encouragements enthousiastes accueillaient ces mots.
Une demi-heure plus tard, tous les invités étaient là, huit hommes –
outre Luca – de tous les âges et formant un éventail assez représentatif
des tendances intellectuelles du moment : un publicitaire, deux
journalistes – du New York Times pour l’un, de Rolling Stone pour l’autre –,
un avocat spécialisé dans les droits d’auteur, un plasticien spécialisé dans
les néons, un auteur de fiction à succès, un critique d’art et un
conservateur du musée Guggenheim. On passa vite à table. Stanley s’était
adjoint les services d’une cuisinière et d’un maître d’hôtel qui jouait aussi
le rôle de sommelier. La conversation démarra, elle était divertissante,
protéiforme, un condensé plutôt brillant des préoccupations culturelles et
politiques de l’époque : l’état des lieux de la gouvernance de Jimmy Carter
depuis son accession au pouvoir en janvier dernier, la si époustouflante
soirée inaugurale de Jesus Christ Superstar au Longacre Theatre, et bien
évidemment, le « cas Anita Bryant », du nom de cette chanteuse populaire
qui, avec son association Sauvons nos enfants, était partie en croisade
contre les droits des homosexuels et dont l’impact sur les médias et les
consciences chrétiennes était phénoménal.
– Vous avez entendu ce qu’elle a dit ? « Si on donne des droits aux
gays,il faudra ensuite en donner aux prostituées, et pourquoi pas à ceux
qui couchent avec des saint-bernards ou à ceux qui se rongent les ongles.
» Des cris d’indignation fusèrent.
– Anita, on ne veut pas de tes enfants, on veut ton mari ! hurla l’un
desinvités.
Des rires éclatèrent.
La règle qui prévalait sur tout était de ne s’appesantir sur rien au risque
de paraître lourd et prétentieux, il fallait viser la légèreté, le bon mot, être
méchant n’était pas déconseillé mais à condition de ne jamais tomber
dans le commun ou la vulgarité, on pouvait également être précis dans son
argumentation sans apparaître trop informé ou trop intelligent, ce qui
aurait été perçu comme une marque de suffisance. Sans doute afin de
rendre le discours encore plus léger et parfois le trivialiser, on féminisait
les prénoms ou les noms en les faisant précéder de Miss ou de Lady : Miss
Stanley parci, Lady Whitman par-là…
Luca ne comprenait rien à ce qui se tramait, il se demandait même ce
qu’il faisait là et s’il n’y avait pas une certaine malignité de la part de
Stanley à l’avoir invité. Et puis son anglais, bien que solide, était encore
scolaire, insuffisant en tout cas pour saisir toutes les nuances de la langue
de ces gens sophistiqués, rompus aux jeux d’esprit.
Stanley se pencha vers lui.
– Vous devez sans doute nous trouver très mal élevés, Luca, mais c’est
larègle ici, vous devez vous jeter dans l’arène pour pouvoir vous exprimer.
Cela fait quelques années que les homosexuels ont cessé d’être polis ou
diplomates. C’est de cette manière que nous avons gagné le droit de nous
faire entendre, de nous mettre en avant, au risque de déranger les culs
bénis. Si nous avons pu finalement nous exprimer, c’est en accaparant la
parole, parfois de façon violente, parce que nous savions que cette parole,
personne ne nous l’aurait donnée autrement. Autour de cette table, nous
honorons ce privilège récemment gagné de pouvoir être impertinents, de
parti pris, de mauvaise foi et, de temps à autre, affreusement
grandiloquents.
Les traits de Luca se détendirent.
– Il n’y a aucune raison pour que vous ne participiez pas à la
conversation, continua Stanley. Pas nécessairement ce soir, mais plus tard,
quand l’envie vous en prendra.
– Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : vous aussi, vous
devrezapprendre à parler haut et fort si vous voulez exister, et pas
uniquement dans les dîners en ville.
Vers onze heures du soir, un certain Eugene débarqua et fut accueilli par
un concert d’applaudissements. Tout le monde l’appelait Docteur Eugene
en référence à la petite mallette qu’il traînait avec lui en permanence et
dans laquelle étaient rangés, dans de petits compartiments en plastique,
un nombre impressionnant de cachets et de gélules de toutes les couleurs
et de tous les formats – une collection d’uppers et de downers, qui vous
faisaient « monter » ou « descendre », au gré des circonstances ou des
nécessités du moment. Les dix hommes firent masse autour du nouvel
arrivant, chacun d’entre eux – hormis Luca, circonspect à l’égard de ce
pseudo-docteur – aussi excité qu’un enfant devant un étal de sucreries.
– Docteur Eugene, je reprendrais bien un peu de ces gélules roses
quim’ont donné tant de satisfaction le week-end dernier, dit l’avocat.
– Pour moi, ce sera le gros jaune, fit Stanley. Et aussi le petit bleu
lavande.
Puis :
– Et à notre ami Luca, j’aimerais bien faire goûter ce joli petit beige,
là,dit-il en désignant la chose d’un geste délicat de l’index.
Luca le regarda, apeuré. Stanley se pencha vers lui.
– C’est de l’ecstasy, croyez-moi, vous n’en mourrez pas.
Il lui tendit la pilule qu’Eugene venait de lui remettre.
– Normalement ça devrait vous faire plutôt du bien.
Luca s’empara du cachet qu’il considéra avec suspicion.
– Si vous vous décidez à l’utiliser, ne l’avalez pas par la bouche.
L’effetest encore plus miraculeux si vous vous servez de l’autre orifice à
votre disposition, précisa Stanley, hilare en constatant la mine interloquée
du garçon.
Dehors, l’été montrait ses premiers signes, l’air était tiède, par à-coups
ballotté par des courants venteux plus frais en provenance de l’ouest. Paul
prit la direction de la plage en s’efforçant de ne penser à rien. Toutes
sortes de nuances de verts coloraient les feuilles des châtaigniers et des
chênes bordant le chemin caillouteux qui menait à l’océan. De part et
d’autre de l’étroit passage, des buissons d’armérie maritime et de cassiope
explosaient en bouquets roses et blancs au milieu d’herbes folles et de
roches dévorées par un lichen crêpelé couleur olive. Paul rejoignit un
goulet en pierre qui descendait en pente douce vers la plage encore
déserte à cette heure. Il enleva ses chaussures, le sable était glacé, il
frissonna. Un horizon chaotique s’étalait devant lui. Par centaines, des
masses granitiques humides et scintillantes émergeaient des fonds marins,
la mer était un miroir argenté que le clapotis des vagues brisait par
endroits en éclats mousseux. Paul eut envie de se baigner. Il se déshabilla
et s’approcha du rivage. La lisière entre mer et terre était envahie par les
longues langues caoutchouteuses des laminaires, sur lesquelles il s’amusa
à glisser, ses deux jambes collées l’une contre l’autre, comme il le faisait
enfant. Quand ses pieds entrèrent en contact avec l’océan, son corps
tressaillit sous le froid mordant. Il s’immergea jusqu’aux genoux, sa main
en creux recueillit un peu d’eau salée, remonta vers sa nuque et la frotta
avec vigueur. Il s’avança encore, mouilla ses cuisses, son bassin, son torse,
enfin il se jeta tout entier dans la mer en poussant un cri de saisissement.
Le froid gela jusqu’à ses pensées. Il nagea sur une dizaine de mètres puis il
cessa d’avoir pied. Une sensation de liberté le saisit, son corps n’était plus
assujetti à aucune force terrestre, il fit une pirouette en avant, s’aida de
ses jambes pour plonger, mains et bras tendus, et s’enfoncer jusqu’au
tapis de galets qui recouvrait le fond. Il se saisit d’un caillou plat, remonta
à la surface, le lança au loin et l’observa rebondir à trois reprises dans des
brillances d’eau et d’écume mêlées avant de couler.
Paul sortit de l’eau et s’allongea sur le sable qui lui parut chaud en
comparaison. Il ferma les yeux, son esprit un temps atrophié revint à
nouveau l’envahir. Il repensa à Elsa, à l’immense tristesse de devoir
bientôt la perdre. Il se sentit sans attaches, seul et libre. Voilà ce que va
être ma vie désormais, se dit-il sans souffrance. Contre toute attente, il
éprouva un soulagement à entrer dans ce nouvel état. Dorénavant, il
n’aurait plus à dissimuler quoi que ce soit à quiconque, du moins dans son
environnement familial, puisqu’il n’aurait plus personne à qui s’adresser.
Elsa partit une semaine plus tard en n’emportant que ses affaires
personnelles. En accord avec elle, Paul déménagea de leur domicile les
meubles de ses beaux-parents et les mit en dépôt chez un brocanteur.
Auprès d’un revendeur spécialisé dans le mobilier bon marché, il dénicha
un buffet en pin brut, un lit, quatre chaises, une table sur laquelle il exposa
la soupière de Stanley – qui n’avait jamais hérité d’un environnement aussi
inadéquat au cours de ces trente dernières années. Le décor dans son
ensemble était fruste mais c’était ainsi que, plus globalement, Paul
entendait vivre désormais, sans fioriture ni divertissement. Son travail
l’épuisait de sorte qu’il n’avait aucune envie de prolonger ses soirées
audelà de vingt et une heures, il se levait vers quatre heures du matin et
c’était ainsi tous les jours de la semaine. L’organisation des week-ends
était plus épineuse, il lui fallait trouver de quoi meubler le temps libre qui
lui était imposé, il voyait parfois ses enfants, de temps en temps son vieil
ami Albert – qui était devenu au fil des ans un alcoolique invétéré dont les
soliloques décousus angoissaient Paul plus qu’ils ne le distrayaient –, il
faisait de longues promenades solitaires le long du littoral, s’occupait à des
riens, à la lecture de son journal, à la résolution de grilles de mots croisés,
à son jardin quand la nécessité l’y condamnait, il lui arrivait de temps à
autre d’écrire à Stanley – et maintenant à Luca –, mais sa vie présentait si
peu d’événements notables qu’il ne trouvait pas toujours la force ou la
volonté de décrire son inconsistance par des mots.
La veille du Jour de l’an, ils prirent le train pour Paris où Luca leur avait
réservé deux chambres dans un petit hôtel de la rive droite au cœur du
quartier Bastille. Paul avait insisté pour le dédommager de ces dépenses
mais Luca avait argué du fait qu’il travaillait désormais pour décliner
l’offre. Ils étaient assis face à face, les vibrations mécaniques des roues
contre les rails créaient un environnement sonore obsédant et doux. Paul
se pencha vers Luca.
– Tu fais ça aussi avec Stanley, tu lui payes le train et tu l’invites dans
deshôtels ? lui murmura-t-il sur un ton où, sous l’humour apparent,
perçait une certaine gêne.
– Stanley n’a pas besoin de mon aide pour se divertir.
Paul encaissa puis, après de longues secondes méditatives :
– Il est avec quelqu’un en ce moment ?
– Pas que je sache, non.
– Il rencontre des gens quand même ?
– Vous voulez dire : est-ce que la place est libre ? fit Luca en éclatant
derire.
Paul se renfrogna en secouant la tête.
– Je suis désolé, dit le jeune homme, je voulais faire de l’humour.
Paul se détendit, il eut un petit ricanement pour se moquer de lui-
même.
– Paul, vous ne pouvez pas continuer à penser à Stanley et ne rien
fairepour le voir, continua Luca d’une voix douce. Surtout maintenant
que… Il s’arrêta.
– Je n’ai aucune intention de le voir ou de prendre une place à ses
côtés. Si j’avais dû le faire, je n’aurais pas attendu aussi longtemps.
Par le passé, Paul s’était rarement permis d’interroger Luca au sujet de
Stanley. Il ne voulait pas accroître inutilement la souffrance sourde qui le
traversait à chaque fois qu’il se trouvait en situation de l’évoquer ou
même, plus simplement, de se le remémorer. Il préférait ne rien savoir que
risquer d’être mortifié par la vérité, qui l’aurait ramené à tout ce que lui
n’avait jamais osé entreprendre pour se libérer. Luca se demanda si c’était
son nouvel état de célibataire qui l’autorisait à se comporter
différemment. Lui qui s’était dépouillé au point d’accepter de perdre Elsa –
qui représentait tant pour lui –, peut-être se sentait-il maintenant sur un
pied d’égalité avec Stanley. En se rapprochant ainsi de sa vérité, peut-être
imaginait-il être de facto plus admissible aux yeux de son ancien amant.
Luca se pencha vers lui.
– S’il vous l’avait demandé, vous l’auriez suivi ?
– Il ne me l’a pas demandé, Luca.
– Paul, insista le jeune homme.
Les yeux de Paul s’égarèrent sur le paysage qui défilait à travers la vitre
puis son regard revint vers Luca.
– Bien sûr que je l’aurais suivi, j’aurais suivi ce type n’importe où.
La soirée de réveillon se déroulait dans un grand appartement de la rue
Jean-Pierre-Timbaud dans le XIe arrondissement. Dès que la porte s’ouvrit
sur le propriétaire des lieux, Paul se sentit victime d’un traquenard. Pour
s’en convaincre définitivement, il lui aurait d’ailleurs suffi de tourner la
tête vers Luca pour constater le sourire de contentement qui
s’épanouissait sur son visage. Milo était exactement le genre de personne
qui pouvait impressionner Paul et lui plaire dans le même temps, Luca le
savait. Il était légèrement plus jeune que Paul, séduisant sans être d’une
beauté flagrante, doté de cette légère corpulence qu’ont ceux qui ne
transigent pas avec les bonnes choses de la vie. Sous son crâne rasé, tout
son visage, des yeux jusqu’aux lèvres, tendait à la célébration de sa bonne
humeur et de son goût pour les autres. Il s’avança vers Paul et le serra
dans ses bras.
– Ah, Paul, qu’est-ce que je suis content de te voir enfin ! lui souffla-t-
il.
Puis, le prenant par les épaules pour le regarder bien en face :
– Je m’appelle Milo. Tu es le bienvenu chez moi.
Milo embrassa Luca sur les joues puis fit pénétrer ses invités dans
l’appartement. Paul put constater qu’un échantillon assez vaste de
personnes y était réuni, des hommes mais aussi des femmes, de tous les
âges – voilà au moins un point sur lequel Luca n’avait pas menti. Tandis
qu’ils déposaient leurs manteaux dans le bureau, Paul se pencha vers son
jeune ami.
– Est-ce que, par hasard, tu ne m’aurais pas joué un sale tour, Luca ?
dit-il, à moitié sérieux.
– Vous verrez par vous-même comment qualifier ce tour, Paul, et si
c’enest un effectivement, répondit-il en souriant avant de s’échapper
vers le grand salon pour rejoindre les autres.
Dès que Paul sortit du vestiaire, Milo se l’accapara. Bras dessus bras
dessous, ils se dirigèrent vers le bar. Tout en lui servant un verre de
bourgogne aligoté, Milo lui apprit qu’il était à la tête d’une agence
représentant photographes et vidéastes et que, de ce fait, il avait souvent
croisé Luca à New York ; ils s’étaient tout de suite entendus, il adorait le
travail documentaire qu’il avait entamé. Paul l’écoutait, il ne cessait de
détailler cet homme qui avait pour lui toutes sortes d’attentions
bienveillantes – lesquelles étaient forcément à mettre sur le compte des
rapports d’amitié qu’il entretenait avec son protégé : jamais il n’aurait
imaginé que c’était sa propre personne, sa propre histoire, encore moins
son aspect physique qui faisaient que Milo pouvait s’intéresser à lui. De
son côté, malgré toute l’insistance que son mental mettait à lui intimer de
rester sur ses gardes, Paul ne parvenait pas à se méfier de cet homme ou à
lui trouver des défauts majeurs.
– J’ai aussi rencontré Stanley, précisa Milo.
Son ton à la fois prudent et complice laissait deviner qu’il était au
courant de ce qui s’était passé entre les deux soldats. Plus que toute autre
chose, ce détail transforma la vision que Paul avait de son interlocuteur. Il
existait un lien entre eux, quelque chose de doux les réunissait, comme un
secret partagé.
– Et tu en penses quoi ? demanda Paul en lui souriant.
– Ah ! C’est un sacré type, s’exclama-t-il avec sincérité.
Avant d’ajouter en éclatant de rire :
– Bien qu’à mon avis impossible à vivre !
Paul ne sut que répliquer à cette réflexion qui l’attrista.
– Désolé, ce que je peux être idiot, dit Milo en lui caressant la main
dubout des doigts.
– Mais non, c’est moi qui suis trop sentimental, répondit Paul
joyeusement.
Il accepta un autre verre de bourgogne, Milo le prit par le coude et
l’entraîna à sa suite pour lui présenter tous les invités tour à tour. Luca les
observait, Paul avait vu juste : son intention était effectivement de faire se
rencontrer les deux hommes. Paul avait tant fait pour lui qu’il estimait de
son devoir de lui rendre la pareille, d’adoucir cette existence qui était en
passe de devenir si silencieuse, si solitaire, si affligeante aussi, et de lui
offrir d’autres horizons que le sien.
Il fut bientôt clair pour Luca et la plupart des gens présents que Paul et
Milo étaient faits pour s’entendre. Paul s’amusait comme un enfant de
l’humour de son hôte, l’humanité enveloppante qui émanait de lui le
rassurait, il aimait sa franchise et sa simplicité. Milo, lui, était séduit par le
caractère paisible de Paul, son enracinement dans les choses terrestres,
son intelligence intuitive, sa douceur.
Aux douze coups de minuit, des hurlements retentirent. Milo fut, on
l’imagine, le premier à présenter à Paul ses vœux pour la nouvelle année. Il
agrippa les larges épaules de son invité et pencha sa bouche vers sa joue.
Deux bises sonores claquèrent dans des éclats de rire – « Bonne année,
mon cher Paul. – Bonne année, mon cher Milo ! » se beuglèrent-ils aux
oreilles – puis, au moment où leurs visages auraient dû se séparer, les
lèvres de Milo glissèrent, cherchant brutalement à atteindre celles de Paul.
Hilares un instant auparavant, les deux hommes étaient maintenant d’une
gravité de plomb. Paul se raidit, sans colère, Milo le serra contre lui, Paul
résista, Milo insista, Paul mit encore quelques secondes avant de
s’abandonner, puis ils s’embrassèrent longuement avant de s’écarter l’un
de l’autre et détourner leurs regards comme s’ils étaient traversés par une
espèce de gêne adolescente.
Milo pensa toute la semaine à Paul, puis une décision s’imposa à lui le
jeudi soir suivant. Il débarqua sans crier gare le lendemain, vers cinq
heures du soir, au volant d’une voiture de collection : une Audi 80 jaune
citron qu’il avait empruntée à un ami. Il se gara devant chez Paul et
klaxonna à plusieurs reprises joyeusement, comme on célèbre un
événement. La maison de Paul, autrefois isolée, était maintenant voisine
de constructions plus récentes, majoritairement habitées par des familles
comme en témoignaient les portiques et les jouets en plastique colorés qui
traînaient dans des bacs à sable. Deux ou trois têtes apparurent aux
fenêtres avant que Paul ne surgisse. Il s’avança sur le perron, reconnut
Milo, observa son véhicule, les visages des voisins qui scrutaient la scène à
travers l’obscurité naissante. Rien de ce qu’il voyait ne lui faisait plaisir.
– Bonjour, Paul, chantonna Milo.
Paul ne répondit pas. Milo s’approcha, tenta de l’embrasser sur la joue
mais Paul se rétracta aussi violemment que s’il avait craint la morsure d’un
scorpion.
– Entre, dit-il en se retournant.
Milo lui emboîta le pas. La lourde porte claqua derrière eux, ils se
retrouvèrent face à face dans le vaste hall de la maison.
– Surprise ! s’exclama Milo en ouvrant grand les bras, mains en
l’air,doigts écartés.
Il tenta à nouveau de s’approcher mais Paul lui opposa la paume de sa
main tendue.
– Milo, tu ne peux pas te pointer comme ça. On n’est pas à Paris, on
esten province, les gens me connaissent, ils vont parler. Ils adorent ça,
parler, parler, parler. « C’est qui ce type ? D’où il vient ? Comment il le
connaît ? » Et puis cette voiture, ce jaune, franchement, Milo, c’est
tellement voyant, ce jaune. Ici les choses sont plus discrètes, les couleurs
ne sont pas aussi criardes, on ne s’expose pas aux yeux de tout le monde
de cette façon-là, est-ce que tu me comprends ?
– Je suis désolé, je n’imaginais pas…
– Tu ne peux pas rester, pardonne-moi, moi je viendrai te voir, mais
toi,non, tu ne peux pas.
– J’ai loué une chambre à Dinard dans un grand hôtel sur la plage,
personne ne te connaît là-bas, c’est loin.
Paul ouvrit des yeux stupéfaits.
– Mais, Milo, tu ne comprends pas, je ne peux pas prendre une
chambred’hôtel avec toi.
Puis il baissa la tête.
– Enfin, pas encore.
Pour Paul, les semaines qui suivirent furent une longue et pénible
marche vers son indépendance d’esprit. Pour Milo, ce fut un
accompagnement douloureux, éprouvant, plein de chausse-trapes et de
déceptions. Paul avait du mal à se laisser aller à l’acceptation de soi, à
écarter de lui la honte originelle qu’il portait en son ventre comme un
boulet. Il guettait sans cesse le regard des gens sur lui, sur le couple qu’il
formait avec Milo, qu’ils se contentent de marcher côte à côte dans la rue,
de prendre un verre ou de dîner en tête à tête comme deux amis auraient
pu le faire. Que pensent-ils ? Ont-ils deviné que j’en suis, que nous en
sommes, Milo et moi ? Même en compagnie de connaissances ou d’amis
pour qui leur liaison était entendue, prédominait cette peur d’être montré
du doigt, comme si les autres – n’importe quels autres –, à partir du
moment où ils savaient, avaient ce pouvoir inaltérable d’exercer sur lui
leur emprise et de le réduire à n’être qu’un homme de seconde classe,
méprisable. Évidemment, en dehors d’un cadre strictement intime, il
n’était pas question de la moindre caresse entre eux, Paul allait jusqu’à
insister pour que Milo lui serre la main quand ils se retrouvaient, c’était
grotesque. Cela dura quelques semaines avant que Milo ne se lasse. Paul
en fut terrorisé. Il s’était habitué à la douceur de leur relation, il ne voulait
pas revenir à cette époque ingrate où rien ne venait nourrir son existence,
excepté le spectacle de sa propre désolation. Il le dit à Milo, qui en fut
ému. Paul s’engagea à contraindre sa nature, ses obsessions, il réclamait
simplement un peu de temps et de patience. Milo – qui estimait pourtant
que du temps et de la patience, il lui en avait déjà beaucoup accordé –
accepta. Lui non plus ne se voyait pas se défaire de cet homme qui le
touchait autant.
1985
Ce furent les gays qui tombèrent les premiers. S’ils ne mouraient pas
tous, tous étaient frappés. Dans leur chair, dans leur sang, dans leur cœur.
À mesure qu’ils s’en allaient, les répertoires de leurs amis se remplissaient
de biffures noires nerveuses qui effaçaient des noms et des adresses
devenus sans écho du jour au lendemain ; des amants de longue date vous
donnaient à nouveau signe de vie pour vous signifier que leurs jours
étaient comptés et qu’il valait mieux se méfier d’eux : « Je voulais te
prévenir, peut-être que toi aussi… enfin voilà, je pense que tu devrais faire
le test, ça ne coûte rien. » Il y avait beaucoup de douleur dans les silences
de ces retrouvailles funèbres. Une chose était certaine : tout le monde
était traversé par une trouille sans nom.
– On aura été peinards pendant un peu plus de dix ans, déclara un
jourHarry à Luca qui l’interviewait. De Stonewall à Reagan. Avant
c’étaient les flics, maintenant c’est ce putain de virus. Entre les deux, on
aura baisé comme des salopes, ça au moins on ne pourra jamais nous
l’enlever.
C’étaient des jours ignobles, on passait plus de temps dans les
crématoriums qu’au comptoir des bars. On organisait ses journées en
fonction des enterrements, on finissait par ne plus compter ceux qui y
étaient passés, par même ne plus vouloir entendre prononcer leurs noms,
on se demandait comment on pouvait encore être en vie alors que tant
d’autres étaient déjà partis, et certains en culpabilisaient. Ce n’était pas
pour autant qu’on osait faire le test qui déciderait, une fois pour toutes, de
l’attitude, insouciante ou non, que l’on pourrait adopter vis-à-vis de soi-
même. On redoutait par-dessus tout de savoir car, faute de traitement,
savoir ne servait à rien d’autre qu’à se projeter dans l’horreur et l’injustice
de la mort. Beaucoup continuaient à forniquer comme des cinglés, eux ne
voulaient rien entendre, rien faire pour se protéger, ils brûlaient leurs
dernières cartouches comme si la vie et la mort fusionnaient dans un
même élan, une même fête macabre. Rien n’importait, la vie elle-même
était si obscène que l’idée de morale devenait incohérente. Tels des
enfants, certains croyaient encore à leur immortalité : « Nous sommes
jeunes, nous n’allons pas succomber comme ça. » D’autres, à l’inverse, ne
croyaient plus en rien et s’éteignaient, sans être efficacement soulagés,
loin de leurs familles, dans le plus grand dénuement et des souffrances
infectes.
La société hétérosexuelle regardait de haut cette maladie, ce « cancer
gay » comme elle la désigna, estimant qu’une part de responsabilité
indiscutable en incombait aux victimes elles-mêmes. Forcément, baiser de
la sorte, à satiété, sans rime ni raison, ne pouvait déboucher que sur
quelque cataclysme sanitaire. Certains ressortirent le vieil étendard de la
vertu, fustigeant la corruption des grandes villes américaines qu’ils
assimilaient aux Sodome et Gomorrhe de la Bible et souhaitaient purger
de leurs vices. Les autorités mirent des années avant de prononcer le nom
de l’épidémie et admettre son ampleur. Il fallut que des gens célèbres
meurent ou que d’autres couches de la population succombent à leur tour
pour qu’une attention réelle, médicale et législative, soit portée au fléau.
Depuis un an, Luca interviewait des gens, ceux qui allaient partir comme
ceux qui restaient et les accompagnaient pour on ne sait combien de
temps. Son projet était vague, il l’exécutait dans l’urgence, enregistrer la
parole de ces témoins ne pouvait attendre, il verrait bien le moment venu
quoi faire de tous ces bouts de vies fracassées.
Luca s’installa sans un mot au volant et démarra. Stanley avait enfilé des
affaires de plage qu’il avait dénichées dans le coffre. Maintenant il était
tassé sur son siège et regardait fixement devant lui la ville qui défilait. Son
visage était renfrogné, on le sentait honteux et irrité, essentiellement
contre lui-même. Luca se tourna vers lui.
– Tu cherches quoi, Stanley ? fit-il d’une voix douce. À te prouver que
tune peux plus séduire personne en mettant le grappin précisément sur
ce genre de type inapprochable ? À te prouver que ta vie est foutue,
qu’il n’y a plus rien à faire, que tout est désespéré ? Ou peut-être est-ce
uniquement à moi que tu cherches à le prouver ? Pour que je te plaigne.
Sauf que je ne veux pas te plaindre, je veux bien t’aider mais pas en
participant à l’entreprise de démolition que tu as visiblement en tête de
mener.
La conversation s’arrêta là. Au bout d’une vingtaine de minutes, ils
avaient rejoint leur maison. Mais au lieu de ralentir pour se garer, Luca la
dépassa et continua sur la Pacific Coast Highway. Stanley se tourna vers
son ami en écarquillant les yeux, Luca lui renvoya un sourire complice puis
il farfouilla l’espace entre les deux sièges d’où il extirpa une cassette qu’il
glissa dans l’autoradio. « Riders On the Storm », une chanson de l’album
LA Woman des Doors, s’éleva. Aucune autre musique n’aurait été plus en
accord avec les paysages qu’ils surplombaient. Des fonds marins
émergeaient de longues lames de rocailles acérées où les vagues venaient
se fracasser dans des explosions blanches. La plage était une surface d’un
seul tenant, noire et brillante, emprisonnée par les murs que formaient
tout le long du littoral de hautes falaises de granit sombre. Hormis l’écume
mousseuse de l’eau, tout était obscur, l’atmosphère paraissait alourdie par
les grondements sourds de l’océan que le ronronnement de leur Mustang
ne parvenait pas à couvrir. Au bout d’une trentaine de kilomètres, Luca
engagea le véhicule dans un chemin qui descendait de manière abrupte
vers un terre-plein isolé où il se gara.
– Suis-moi, dit-il à Stanley, joyeux, en faisant claquer sa portière.
Dès qu’il atteignit la plage, il se déshabilla avec empressement puis il se
précipita dans la mer. Bien que la nuit soit douce, l’eau, même au bord,
était glaciale, il en fut tétanisé. Pour se donner du courage, il s’avança en
hurlant, son corps fut vite avalé par les rouleaux qui s’abattaient sur lui.
– Viens, beugla-t-il en se retournant vers Stanley et en agitant sa main.
Stanley hésita puis finit par se déshabiller à son tour. Il s’avança vers
l’eau, y posa timidement un pied et recula, pétrifié. Luca se rapprocha et
l’éclaboussa. Stanley eut la sensation que des milliers d’aiguilles le
transperçaient. Luca récidiva, en exagérant ses gestes. Stanley l’imita et
prit finalement le parti d’en rire. Ils se mirent à s’asperger l’un l’autre en
braillant sauvagement, le plus fort qu’ils pouvaient.
1989
Il semblait à Paul que, malgré tous les efforts qu’il avait entrepris pour «
sortir du placard » en s’affichant de manière de plus en plus claire et
régulière avec Milo, la vie quotidienne le plaçait dans la nécessité
encombrante de réaffirmer constamment son identité de gay. La
réservation de chambres d’hôtel, une situation à laquelle ils étaient
fréquemment confrontés, en constituait une bonne illustration. À un
moment du processus d’enregistrement, il fallait bien mentionner le nom
– et donc le genre – des deux individus qui allaient se retrouver dans le
même espace d’intimité. À quoi inévitablement le réceptionniste
répondait que deux lits jumeaux seraient probablement « plus adaptés » à
la situation des deux messieurs. Et aussi inévitablement un malaise
s’instaurait quand il fallait réclamer au contraire un lit double et plutôt
large.
Ce n’était qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, l’affirmation de soi
représentait un chantier à plein temps, chaque nouvelle situation de la vie
courante entraînait la nécessité de déclarations que l’on aurait préféré
taire, d’explications que l’on aurait préféré ne pas donner, de mots
auxquels on aurait souhaité ne pas avoir recours, certainement par
manque de courage mais aussi parce qu’il est toujours pénible – c’était
particulièrement vrai en ce qui concernait Paul – d’avoir à affirmer quelque
chose dont la réalité persiste à nous être inconfortable. À de constantes
occasions Paul était contraint de répéter aux autres – qui ne voulaient pas
nécessairement l’entendre ou en étaient gênés – que la porte de ce
placard qu’il pensait un jour avoir définitivement poussée était toujours
bel et bien ouverte.
Milo venait d’avoir soixante ans. Il voulait revendre son agence et
profiter de ses droits à la retraite. Non tant parce qu’il avait envie de se
reposer – ce qu’il n’avait d’ailleurs pas l’intention de faire complètement –
que parce qu’il aspirait à se retrouver avec Paul de manière moins
intermittente, un peu plus qu’une ou deux semaines par mois comme cela
était le cas depuis leur rencontre.
– Je veux qu’on vive ensemble, où tu veux, tu as le choix, lui dit-il
unjour. J’en ai assez de ces allées et venues.
Sa proposition terrifia Paul. Comme, par goût commun, il était exclu
qu’ils s’installent à Paris ou dans toute autre grande ville, il allait leur falloir
trouver un lieu de résidence dans une agglomération de petite ou
moyenne envergure où il leur serait de facto impossible de conserver un
anonymat complet. L’agent immobilier en charge de leur acquisition serait
certainement le premier maillon d’une longue chaîne de délateurs et de
juges qui ne ferait que grossir : du boulanger au boucher en passant par
l’opticien, le fleuriste et le pâtissier, tout le monde parlerait
inévitablement de ce drôle de couple dont l’intimité serait exposée et
bafouée. Et puis il y avait les enfants, qui ne savaient toujours rien.
Dès que Paul et Milo furent rentrés, ils reçurent la visite de Morgane et
sa famille : son mari, Marc, et leurs deux enfants, Nicolas et Julien, âgés de
huit et six ans. Paul fondit dans les bras de sa fille, ému de sa présence.
Puis Morgane tendit son bras à Milo qui, au lieu d’une poignée de main,
enveloppa les épaules de la jeune femme avec ses paumes et déposa un
baiser sur chacune de ses joues.
– J’avais envie de vous connaître, annonça-t-elle avec entrain.
– C’est tout à votre honneur, répondit Milo, faussement cérémonial.
Le déjeuner fut joyeux. Paul avait plaisir à converser avec sa fille mais
aussi avec son gendre – Marc avait autrefois fait partie de son équipage et
continuait à avoir pour son beau-père le plus grand respect –, ils
s’entretinrent de gens qu’ils connaissaient, échangèrent des petits ragots
qui se colportent entre marins. Après le dessert, Milo entraîna Morgane
dans le parc sous le prétexte de le lui faire découvrir. Ils descendirent les
marches du perron qui surplombait quelque cinq cents mètres carrés d’un
jardin multicolore où, autour d’un haut palmier au tronc raboteux et
boursouflé, s’épanouissaient des gerbes de freesias couleur d’ambre, de
delphiniums, de cannas, de renoncules immaculées mais aussi toutes
sortes de roses dont certaines proliféraient en buissons ou sur des
pergolas de bois tendre. Milo se pencha au-dessus d’un carré où éclataient
des fleurs globuleuses, dont les nombreux pétales, fuchsia au centre, d’un
blanc délicat à la périphérie, semblaient s’imbriquer les uns dans les
autres.
– Ce sont des centifolias, dit-il. Ou roses aux cent pétales. Leur
parfumest tellement sucré.
Tandis que Morgane se baissait vers le buisson pour le humer, Milo
ajouta :
– Votre père est un être merveilleux.
– Oui, dit Morgane en se relevant. C’est vrai.
– C’est la personne la plus douce et la plus sensible que je connaisse.
Puis :
– Je l’aime profondément.
– Je comprends, fit-elle, tout en rougissant de cette confidence.
– Il va être heureux ici.
– Il était malheureux avant ? s’inquiéta-t-elle.
– Il n’était pas complet. Maintenant, il peut l’être. Il y a moi d’un côté
etil y a vous de l’autre, votre sœur, votre frère. Votre mère aussi. C’est
important pour lui que vous soyez venue. Il a besoin de douceur et de
compréhension, il ne reculera pas, c’est à vous d’avancer vers lui
maintenant.
– Je le sais, je ne serais pas là autrement.
– Et les autres ?
– Solen viendra, plus tard. Elle fait ce que je fais en tout. Mais Yann,
non,lui ne viendra pas.
– C’est son image d’homme qui est atteinte, je comprends.
Morgane le regarda, insatisfaite.
– Je ne suis pas certaine que ce soit uniquement cela.
– Ah ?
– Yann s’est toujours senti délaissé par notre père.
– Je ne savais pas.
– Vous connaissez Luca ?
– C’est grâce à lui que j’ai rencontré Paul.
Morgane eut un petit sourire sarcastique.
– À tout propos c’était Luca par-ci, Luca par-là, les succès répétés
deLuca à l’école et plus tard à la fac, les films incroyables de Luca… Yann
a grandi dans son ombre. Et puis voilà que maintenant…
– Il apprend qu’ils sont du même bord pour ainsi dire, compléta Milo
enesquissant un sourire sans prétention.
– C’est un peu ça, oui, dit Morgane sur un ton doux-amer.
Le soir même, Milo rapporta cette conversation à Paul, qui en fut affecté
et réalisa à quel point sa fille avait vu juste tandis que lui avait été aveugle.
Il n’attendit que quelques instants pour téléphoner à son fils afin qu’ils se
rencontrent en tête à tête. Paul le supplia, argua de la nécessité capitale
qu’ils s’expliquent enfin, Yann mit de longues minutes à accepter de le voir
puis ils convinrent d’un rendez-vous le week-end suivant.
Les premiers moments furent glaciaux, aucun geste l’un vers l’autre,
aucun regard, les mouvements des deux hommes étaient dépourvus
d’aisance.
– Viens, on va marcher, dit Paul avec autorité.
Ils empruntèrent l’un derrière l’autre un étroit chemin qui serpentait
vers la mer puis ils abordèrent un passage en pente douce menant à la
plage. Paul s’assit sur le sable sec. Aujourd’hui, l’océan était une masse
scintillante et calme, il n’y avait presque aucun bruit excepté, au loin, le
grondement sourd de la houle. Yann restant debout, Paul tapota le sable
de sa main.
– Viens t’asseoir, s’il te plaît.
Yann s’exécuta, contrarié, puis enroula ses bras autour de ses jambes
pliées.
– Tu as été le premier de la famille à savoir pour moi, commença
sonpère. Je t’ai amené ici quand tu avais quelques jours à peine. Je me
suis assis exactement là où nous sommes assis en ce moment et je t’ai
allongé sur mes cuisses. Je me suis confessé à toi, je t’ai supplié de ne
pas me juger et d’avoir le courage de me pardonner le temps venu.
J’avais la conviction que tu comprenais chaque mot que je prononçais.
Yann ne disait rien, ses yeux s’efforçaient de fixer un point lointain, ses
pupilles brillaient, il retenait sa respiration de crainte qu’elle ne soit trop
bruyante.
– J’ai toujours eu un peu peur de toi, de l’homme que tu allais devenir
etqui allait un jour être en mesure d’avoir un avis sur ma personne.
C’est sans doute pour cette raison que je me sentais plus à l’aise avec
Luca, plus complice, tu imagines pourquoi. Même si j’ai été assez
maladroit pour te le laisser penser, Luca n’a jamais été pour moi un fils
meilleur, il n’a jamais été un fils au fond, il était autre chose, un miroir
de moi-même certainement, une variation de ce que j’avais été à son
âge. Mon amitié pour lui n’a jamais amoindri l’amour que je ressentais à
ton égard. Je suis désolé de ce que j’ai pu t’infliger par ignorance ou par
omission. Je crois que je voulais avant tout te préserver. Je t’ai peut-être
craint inutilement, j’ai peutêtre été injuste, mais je t’ai toujours
sincèrement aimé, Yann, aussi fort qu’un père peut aimer son fils.
À partir de là, ce fut le silence. Les deux hommes restèrent longtemps
côte à côte, deux masses solides et semblables en tous points, exposées
contre le ciel bleu pur à la toute-puissance de l’océan devant elles. Paul
ferma les yeux, écoutant les incantations du vent, les cris perçants des
oiseaux de mer, l’imperceptible flux et reflux des vagues, il capta la
respiration de Yann et, comme il l’avait fait trente-deux ans plus tôt au
même endroit, il s’efforça de caler son souffle sur celui de son fils.
1992
Chaque jour, Paul venait le voir et passait toute la journée assis dans le
fauteuil face à son lit. Il ne se lassait pas de le regarder somnoler, se
réveiller, lui sourire, réclamer sa main, la serrer, se rendormir. Des
moments de fatigue intense – proche d’un quasi-coma – succédaient à des
moments de conscience où Stanley parvenait à retrouver assez d’énergie
pour engager Paul à lui parler de sa vie, d’Elsa, de ses enfants, de Milo.
– Tu l’aimes, ce type ? lui demanda-t-il un jour.
– C’est quelqu’un de bien.
– Je sais, je l’ai déjà rencontré. Mais ce n’est pas ce que je t’ai
demandé.
– Eh bien oui, je l’aime, puisque tu insistes, répondit Paul.
– Alors je suis content pour toi, dit Stanley avec un vague sourire.
Paul aurait souhaité lui avouer ce qu’il pensait réellement, que le seul
amour authentique qu’il ait jamais ressenti, c’est lui qui en avait été
l’objet. Son attachement à Milo n’était même pas une version édulcorée
de cet amour-là, c’était une autre forme d’affection où entraient du
respect, de l’intelligence, de la compassion mais d’où avait été écartée dès
le début l’idée d’absolu amoureux. Paul ne voulait rien signifier à Stanley
de tout cela, il imagina qu’il en avait déjà conscience et, si ce n’était pas le
cas, il ne voulait pas le rappeler à quelque chose qu’il était dans
l’impossibilité de partager de nouveau avec lui.
Stanley s’affaiblissait de jour en jour et ses moments de conscience
devenaient à mesure plus rares. Les quelques conversations qu’il pouvait
encore tenir étaient vagues, décousues, parfois irrationnelles, il prononçait
des phrases incohérentes ou appelait des personnes absentes. À
l’évidence, son esprit était en train de chavirer. Bientôt il ne parla plus du
tout, son souffle s’épuisa, chacune de ses inspirations était maintenant
suivie d’une apnée de quelques secondes qui se concluait par un
étouffement sonore et douloureux. Paul tenait à le veiller malgré tout,
bien que souvent il s’endorme dans son fauteuil, n’ayant plus personne
avec qui échanger. Comme c’était la règle à son domicile, Stanley avait dès
le départ interdit toute visite. Seul Luca était autorisé à entrer dans la
chambre, où il tenait de temps à autre compagnie à Paul.
Un soir, vers huit heures, Paul perçut un râle où il crut discerner que
Stanley l’appelait. Il vit sa main se soulever et s’élever au-dessus du drap
blanc, puis ses doigts se déplièrent et se tendirent dans sa direction. Paul
approcha sa main et effleura celle de Stanley qui aussitôt l’agrippa. Paul
fut surpris de constater la pression que cette main était encore capable
d’exercer, puis les doigts se relâchèrent d’un seul coup et devinrent
inertes. Paul remonta ses yeux vers l’oreiller : le visage de Stanley était
légèrement tourné vers la lumière du dehors, sa bouche faiblement
entrouverte, il venait de partir.
Quand Luca débarqua moins d’une demi-heure plus tard, il trouva Paul
tétanisé, debout dans un coin de la chambre, assistant impuissant à
l’enlèvement du corps par le personnel médical. Comme il en avait été
convenu avec Stanley, Luca se chargea des formalités auprès des services
médicaux et comptables de la clinique et, plus largement, de tout ce qui
concernait la logistique des funérailles. Il insista pour que Paul rejoigne sa
chambre d’hôtel afin d’y prendre un peu de repos. Paul acquiesça mais
finalement il eut envie de marcher au hasard des rues. Aveuglé par son
chagrin, il se perdit autant qu’on peut se perdre dans cette ville qu’il
n’avait pas encore eu le temps ou le courage d’affronter. La nuit de cette
fin d’été enrobait l’obscurité d’une douceur pleine de suavité, Paul
éprouva une consolation à déambuler sans but au milieu de la foule, à se
retrouver libre de ses mouvements et de ses pensées.
À aucun moment il ne regretta d’être venu à New York. Les derniers
moments de Stanley – aussi bouleversants et insupportables qu’ils aient
pu être – n’avaient pas réussi à détériorer l’image éblouissante des
premiers instants de leur rencontre. Paul n’avait jamais cherché à
retrouver le Stanley d’avant dans cette figure cadavérique, corrompue par
le temps et la maladie. Il n’avait d’ailleurs jamais eu l’ambition d’établir
une comparaison qui n’aurait pu que se révéler désastreuse. Au-delà de
l’aspect physique de Stanley, il s’était attaché à ce qui constituait son
essence, à ce qui l’avait séduit quand il avait dix-neuf ans, qui resterait à
jamais ineffaçable dans sa mémoire et que les instants passés avec lui
n’avaient fait qu’amplifier : les intonations charmeuses de sa voix, la
douceur de ses caresses, la profondeur de ses regards, tout l’amour dont il
était capable à son égard. Il était heureux d’avoir pu éclairer de sa
présence les derniers jours de son Américain. Ma place était ici, se dit-il.
Il marcha longtemps, pensant à Milo, à ses enfants, à Elsa. Sa mélancolie
se dissipa au fur et à mesure. Il trouva que New York était une ville idéale
pour les gens seuls comme lui, elle réduisait quiconque à n’être qu’un
simple figurant du spectacle qui se jouait dans et hors ses murs. Comme
l’immensité de l’océan vous ramenait de manière imparable à votre
insignifiance et à votre finitude, les personnalités et les caractères
particuliers des passants se diluaient dans l’énergie et la démesure de
cette cité où aucun être vivant, en comparaison, ne pouvait revêtir
vraiment d’importance. Paul se fondit longtemps dans cet anonymat
urbain et ne retrouva son hôtel que vers trois heures du matin.
La cérémonie funéraire eut lieu à la cathédrale Saint-Patrick sur la
Cinquième Avenue, un bastion catholique que Stanley, parfait agnostique,
avait précisément choisi pour faire se retourner dans leurs tombes tous
ses ancêtres luthériens, comme un pied de nez à cette lignée aux mœurs
étroites et conservatrices et à son père en particulier.
Beaucoup de monde s’était déplacé. Harry était là avec son vieux
compagnon Roy, entourés de dizaines d’autres amis du défunt. Parfois les
gens dans l’assistance se reconnaissaient, certains se souriaient, heureux
de se revoir, quand d’autres détournaient violemment la tête. La sœur et
le frère de Stanley, leurs enfants, les plus âgés de leurs petits-enfants
occupaient le premier rang de la travée de gauche tandis que Paul et Luca
se tenaient symétriquement dans la travée de droite. Dès qu’il se fut assis,
Paul sentit que quantité de regards se posaient sur lui. En se retournant, il
comprit que des confidences s’échangeaient plus ou moins discrètement,
dont il était le sujet central.
La cérémonie fut courte et intense, ponctuée de musiques qui, comme
Stanley l’avait prévu, irritèrent la moitié de l’assemblée tandis qu’elles
ravissaient l’autre. La messe terminée, Harry se dirigea vers l’autel et prit
la parole. Comme il fallait s’y attendre, son discours fut engagé. Il évoqua
le souvenir de cet ami cher qui avait succombé à ce qu’il décrivit comme
une « peste sanitaire » que les autorités tendaient encore à négliger et
dont les laboratoires pharmaceutiques profitaient largement.
– Le sida, certains en meurent mais d’autres en vivent, assena-t-il
soudainau milieu de son discours.
Il y eut quelques applaudissements vite asséchés par des protestations
étouffées qui s’indignaient du côté déplacé de ces démonstrations
militantes en ce lieu sacré. Harry termina son allocution en des termes plus
personnels et plus sensibles, puis Luca s’avança à sa suite. Ému, la feuille
de papier qu’il tenait tremblant entre ses doigts, il se pencha vers le micro.
– Hormis mon père biologique qui m’a très peu aidé pour avancer
dansl’existence, j’ai eu deux autres pères. Stanley était l’un d’eux. Paul, ici
présent, en est un autre, dit-il en le désignant du bras.
Des dizaines de têtes se tournèrent vers l’intéressé qui, bien que ne
comprenant presque rien de l’anglais de Luca, avait quand même saisi de
quoi il retournait et était rouge de confusion.
– Ces deux hommes, mes deux vrais pères, ont guidé ma vie et fait
demoi l’homme que je suis aujourd’hui.
Puis, après quelques secondes :
– Stanley et Paul se sont aimés une seule semaine de leur vie, il y a
prèsde cinquante ans de cela, et pourtant ils n’ont jamais cessé de penser
l’un à l’autre pendant toutes les années qui ont suivi. Stanley a invité Paul
à le revoir quand il a su que ses jours étaient comptés. Et Paul est venu.
Luca jeta un regard à ce dernier, qui gardait la tête baissée tant
l’émotion le submergeait. Luca reprit :
– C’est de ce Stanley amoureux et passionné que je voudrais que
vousvous souveniez, pas de l’homme blessé qu’il a pu être ces derniers
mois. Je connais peu de gens capables d’entretenir de la sorte la flamme
de leur amour, capables de résister avec autant de pugnacité aux caprices
du temps, capables d’élever leur esprit avec autant de volonté au-dessus
des contraintes de la vie ordinaire. Stanley était à l’image de cet amour
exceptionnel : courageux, téméraire, entêté, invincible.
Je tiens à exprimer mes plus vifs remerciements à Charlotte Vignon qui m’a éclairé sur le monde des
collectionneurs américains et le monde de l’art en général, à Anne Picq Beauchesne pour ses conseils
et ses points de vue toujours pertinents, à Vincent Brun, mon premier lecteur et mon soutien de la
première heure, à toutes les équipes d’Albin Michel et parmi elles celles de Nathalie Collard, Florence
Godfernaux, Lina Pinto. Que chacun d’eux trouve ici la marque de ma plus profonde reconnaissance.
Certains passages de ce roman doivent beaucoup à la lecture d’ouvrages majeurs sur le sujet,
notamment :