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Laura Le Clercq B3 PEI

Le temps du paysage, Jacques Rancière

REORGANISATION DE L’ESPACE NATUREL ET POLITIQUE

«  Ce n’est pas par des lignes ou des surfaces exemplaires que la nature est artiste et donne des leçons
à l’art. C’est au contraire en récusant  le principe qui semblait normer tout art digne de ce nom, la
sélection. La nature se reconnait à ceci qu’elle ne sélectionne pas, elle ne distingue pas, elle laisse
coexister toute sorte d’objets, toutes variétés de formes, de couleurs, de lumière et d’ombre. C’est
cette absence de sélection qui réalise le principe d’unité dans la variété en liant les éléments naturels
à partir des aléas de leur développement comme les aléas du travail du temps et des saisons mais
aussi des activités qui les ont affectés. Et c’est ainsi qu’elle produit l’effet unitaire que l’art des jardins
doit imiter  : non par un assemblage de parties sélectionnés mais par la fusion d’une infinité
d’éléments constants et de circonstances accidentelles.  »

Dans le temps du paysage, Jacques Rancière analyse l’art de la composition à travers l’évolution
conceptuelle de l’art paysagiste (« l’art des jardins »), porté par la mutation de la notion de nature
dans l’entendement général. Dans ce nouveau paradigme né en Angleterre et qui se veut sortir de la
géométrie sévère des jardins à la française, le rapport de l’uni et du brisé rythme la nature, et se
mettent en avant l’une l’autre. La nécessité comme cause et la liberté comme effet, telle doit être
selon Kant le modèle de l’Art. «  La nature n’est (plus) simplement considérée comme de la pure
matière mais plutôt comme une substance autonome et changeante. Désormais toutes sortes
d’innovation et d’imagination sont permises. La nature n’est pas un objet neutre et l’artiste n’est plus
un simple imitateur : l’art et la nature se situent dans un rapport mutuel de compréhension. C’est
ainsi qu’une nouvelle conception de l’espace nait, qui s’exprime dans le jardin, champ d’interaction
entre l’individu, la nature et le paysage, effet de l’effort perpétuel de l’artiste pour comprendre la
vérité de la nature, et par la suite, la vérité de sa création.  » écrit Tavakkoli dans son compte rendu
(voir bibliographie). Ce qui signifie qu’à partir du XVIIIème siècle, c’est l’ensemble de l’espace
politique, qu’il soit concret ou symbolique, qui se réorganise autour de ce mouvement dialectique
entre nature et art(ificiel). C’est cette révolution conceptuelle et esthétique qui aurait mené, selon
Rancière, à l’avènement de la Révolution française par un effet de propagation de cette nouvelle
vision du rapport homme/nature. Il faut cependant souligner que cette mutation ne peut s’opérer
que dans et à travers le cadre européen, et ne peut s’appliquer aux systèmes de pensées extra-
occidentaux. De ce point de vue l’analyse de Rancière s’inscrit dans la tradition des penseurs
politiques européens.
Ce tournant s’opère par une éducation esthétique, une éducation du regard. L’on se met à
considérer les paysages comme porteurs de « caractère » par eux-mêmes, sans nécessité de leur
adjoindre une scène humaine tragique. C’est la naissance du pittoresque, un regard neuf posé sur les
simples scénettes que compose la nature. Ce changement de paradigme tranche avec la vision
antérieure charriée par le sublime d’une nature forcément majestueuse et écrasante, et Rancière
souligne que cela passe notamment par une attention accrue portée aux agencements de petits
détails naturels considérés de manière picturale. Elle est devenue un ensemble d’effets qui
n’obéissent à aucune volonté de réaliser un plan déterminé et brouillent la frontière entre nature et
art. Cette liberté dans la fabrique des paysages que nous trouvons au sein de la nature peut guider
l’artiste dans sa liberté de créer des œuvres. Car être peintre, selon Rancière, relève plus d’une
pratique du regard, d’un œil averti posé sur la nature, que du simple savoir-faire de la mimesis. La
figure du promeneur, du peintre en vadrouille le long des chemins à la recherche du paysage à
représenter (qu’on songe aux méthodes des impressionnistes) , enfin sorti de l’atelier, illustre bien ce
nouveau rapport qui s’établit à la nature, au landscape.

Ce renouveau du regard sur la nature touche aussi le simple regardeur, pour qui désormais ce n’est
plus seulement la « petite beauté » ou le « terrible sublime » qu’il parvient à discerner, mais dispose
désormais de toute une fourchette de « sensations de plénitudes » lui permettant de graduer son
expérience visuelle : « pittoresque », lié à l’intricacy, mais aussi « grand » spectacle des éléments qui
tous ensemble forment une « vision agréable à l’œil ». Bref, le XVIIIème siècle connait son lot de
disputes conceptuelles pour savoir la bonne manière de se promener dans un jardin. Ce qui souligne
l’importance que l’on accorde désormais à l’organisation de l’espace et à la manière de
« l’interpréter ». Dans le droit héritage de « l’invention » de la perspective au XVème siècle, ces
interrogations sur l’espace et la manière de le représenter portent avec elles des conceptions
politiques : le nouveau « partage du sensible » opéré dans le sillage de la Révolution française. Ce
dernier concept, élaboré par Rancière dans un ouvrage publié en 2000 aux éditions de La Fabrique,
désigne essentiellement « la façon dont, à un moment donné, un ordre des représentations définit et
découpe tout à la fois l’espace de l’expérience commune et les pratiques qui y ont cours, selon une
logique qui est simultanément d’inclusion et d’exclusion ». Daniel Arasse affirme d’ailleurs à ce
propos que la représentation est toujours affaire de rapport au pouvoir, et plus précisément du
rapport de la culture au pouvoir.

Alors de quelle façon la représentation de l’espace charrie-t-elle un système de conception


politique ? «  Il n’y a pas, d’un côté, la nature comme manière d’être à imiter et, de l’autre, l’art
comme puissance de créer des objets qui en présentent l’image. Il y un mouvement qui commence
dans le jeu des éléments naturels, se poursuit dans le jeu des formes et met en branle les facultés de
l’esprit pour les faire s’accorder librement entre elles comme l’ombre et la lumière le font pour
composer un décor d’air, d’eau et de terre.  » Autrement dit, l’art de la peinture ne se contente pas de
décalquer la réalité, mais est une surface qui sert d’intermédiaire entre les objets concrets et les
idées. Les éléments sont représentés, c’est-à-dire qu’il ne s’agit que d’idées mises en formes de
manière matérielles. Or, la perception des objets, devenues idées, est soumise au système de pensée
au sein de laquelle ils sont perçus. Ce qui se joue dans cette apologie de l’intricacy, du jeu de tension
entre lignes courbes et brisées, et ce rejet de la géométrie froide des jardins à la française, c’est une
vision de l’organisation sociale comme modèle rigide à redéfinir. De même, il n’est pas innocent qu’à
la même période l’accident devienne un évènement souhaitable, et même une méthode de
création ; les révolutions ne sont-elles pas « accidents » de la vie politique ? Désormais ces aléas
semblent bel et bien à la mode pour construire de nouveaux types de beauté. Fini l’humiliation et la
terreur face au sublime du pouvoir royal, place à l’enchevêtrements et à la complexité des
agencements républicains… Une deuxième interprétation serait de considérer la naissance de ces
types d’agencements des jardins : à la France la sévérité des jardins à la française, parallèle d’une
monarchie autoritaire suivie de la brutalité de la Révolution, tandis que l’Angleterre se développe à
l’ombre de l’intricacy vers une monarchie constitutionnelle plus respectueuse du « paysage naturel »
social…

Dans les faits l’Angleterre est pourtant loin d’assurer une transition sans heurt vers la libéralité. « Un
paysage est le reflet d’un ordre social et politique. Un ordre social et politique peut se décrire comme
un paysage. Il y a un génie du lieu qui anime le paysage et lui donne son air «  libre  ». Il y a un esprit
des lois, un ensemble de manières d’être sur quoi repose la force réelle de la législation. La nature
inspire l’un et l’autre et chacun des deux peut métaphoriser l’autre. » écrit Rancière. Le paysage
anglais de l’époque est alors pris dans de vifs débats concernant l’enclosure, qui consiste à fermer et
isoler les grandes propriétés des plus riches, révélant la fracture et le fossé grandissant entre les
classes sociales. L’aménagement du territoire devient à ce moment un véritable enjeu politique,
puisqu’il se fait le reflet de la société.  «  Kant nous dit en somme qu’il n’y a pas de paysage où l’esprit
puisse lire sa destination  »

Mais ce qui m’a le plus marqué est la question du caché/dévoilé, lorsque le paysage joue avec ses
éclaircies vers l’horizon, lorsque la partie et le tout entrent en relation pour laisser le regardeur
s’imaginer l’étendue totale du domaine. Les improvements qui tentent de mettre en valeur un
territoire en détruisant ce jeu opéré par la nature me paraissent typiques des aménagements opérés
par le capitalisme fonctionnel, étouffant les possibilités de laisser son esprit flotter au gré du
« rythme du paysage ». C’est probablement le parallèle que je trouve le plus efficient entre l’art des
jardins, la peinture et la politique. Dans ces trois domaines, ce qui semble être primordial, c’est
d’aménager des espaces où l’imagination puisse prendre le relais lorsque la réalité parait trop
étroite.

SOURCES

file:///C:/Users/Itcho/Downloads/uadmin,+Tavakkoli+-+deuxi%C3%A8me+%C3%A9preuve.pdf

https://laviedesidees.fr/Jacques-Ranciere-Le-temps-du-paysage.html

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