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Le dernier jour d'un condamne : lit
Hilles
AGT0956

3 2044 007 968 522


VERITAS

RADCLIFFE COLLEGE LIBRARY

BOUGHT WITH MONEY


RECEIVED

FROM LIBRARY FINES


)
LE DERNIER JOUR

D'UN CONDAMNÉ

LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE MÊLÉES


PARIS . – IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET Che,
Rues de Fleurus, 9, et de l'Ouest, 21
VICTOR HUGO

LE DERNIER JOUR

D'UN CONDAMNÉ

LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE MÊLÉES

COLLECTION HETZEL

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie


RUE PIERRE - SARRAZIN , N 14

1862
Droit de traduction réservé
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2285

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1962

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DERNIER JOUR D'UN CONDAMNÉ

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Il n'y avait en tête des premieres éditions de cet ouvrage,
Publié d'abord sans nom d'auteur, que les quelques lignes
qu'on va lire :
« Il y a deux manières de se rendre compte de l'exis
« tence de ce livre. Ou il y a eu, en effet, une liasse de pa
« piers jaunes et inégaux, sur lesquels on a trouvé, enre
« gistrées une à une, les dernières pensées d'un misérable;
« ou il s'est rencontré un homme, un rêveur, occupé à ob
a server la nature au profit de l'art, un philosophe, un
« poële, que sais -je ? dont cette idée a été la fantaisie, qui
« l'a prise, ou plutôt s'est laissé prendre par elle, et n'a pu
« s'en débarrasser qu'en la jetant dans un livre.
« De ces deux explications, le lecteur choisira celle qu'il
« voudra . »
Comme on le voit, à l'époque où ce livre fut publié, l'au
teur ne jugea pas à propos de dire dès lors toute sa pensée.
4
Il aima mieux attendre qu'elle fût comprise et voir si elle
le serait. Elle l'a été . L'auteur aujourd'hui peut démasquer
l'idée politique, l'idée sociale , qu'il avait voulu populariser
sous cette innocente et candide forme littéraire . Il déclare
donc, ou plutôt il avoue haulement que le Dernier Jour
d'un Condamné n'est autre chose qu’un plaidoyer, direct
ou indirect, comme on voudra, pour l'abolition de la peine
de mort . Ce qu'il a eu dessein de faire, ce qu'il voudrait
que la postérité vît dans son œuvre , si jamais elle s'occupe
de si peu , ce n'est pas la défense spéciale, et toujours fa
cile, et toujours transitoire, de tel ou tel criminel choisi,
de tel ou tel accusé d'élection ; c'est la plaidoirie générale
et permanente pour tous les accusés présents et å venir ;
c'est le grand point du droit de l'humanité allégué et plaidé
à toute voix devant la société, qui est la grande cour de
cassation ; c'est cette suprême fin de non -recevoir abhor
rescere a sanguine, construite à tout jamais en avant de tous T
les procés criminels; c'est la sombre et fatale question qui
palpite obscurément au fond de toutes les causes capitales
sous les triples épaisseurs de pathos dont l'enveloppe la
rhétorique sanglante des gens du roi ; c'est la question de
vie et de mort, dis-je, déshabillée , dénudée , dépouillée des
entortillages sonores du parquet, brutalement mise au jour ,
et posée où il faut qu'on la voie, où il faut qu'elle soit, ou
elle est réellement , dans son vrai milieu, dans son milieu
horrible, non au tribunal, mais à l'échafaud ; non chez le
juge, mais chez le bourreau. 1
Voilà ce qu'il a voulu faire. Si l'avenir lui décernait un
jour la gloire de l'avoir fait, ce qu'il n'ose espérer, il ne
voudrait pas d'autre couronne.
Il le déclare donc, et il le répète, il occupe, au nom de
tous les accusés possibles, innocents ou coupables, devant
toutes les cours, tous les préloires, tous les jurys, toutes
les justices. Ce livre est adressé à quiconque juge . Et, pour
5
que le plaidoyer soit aussi vaste que la cause, il a dû, et
c'est pour cela que le Dernier Jour d'un Condamné est
ainsi fait, élaguer de toutes parts, dans son sujet, le con
tingent, l'accident, le particulier, le spécial, le relatif, le
modifiable, l'épisode, l'anecdote , l'événement, le nom pro
pre, et se borner (si c'est lå se borner ) å plaider la cause
d'un condamné quelconque, exécuté un jour quelconque,
pour un crime quelconque. Heureux si, sans autre qu'il
que sa pensée, il a fouillé assez avant pour faire saigner
un coeur sous l'æs triplex du magistrat! heureux s'il a
rendu pitoyables ceux qui se croient justes ! heureux si, å
force de creuser dans le juge, il a réussi quelquefois å y
retrouver un homme !
Il y a trois ans, quand ce livre parut, quelques person
nes imaginèrent que cela valait la peine d'en contester
l'idée à l'auteur. Les uns supposérent un livre anglais, les
autres un livre américain . Singulière manie de chercher å
mille lieues les origines des choses, et de faire couler des
sources du Nil le ruisseau qui lave votre ruel Hélas! il n'y
a en ceci ni livre anglais, ni livre américain , ni livre chi
nois. L'auteur a pris l'idée du Dernier Jour d'un Con
damné, non dans un livre, il n'a pas l'habitude d'aller
chercher ses idées si loin , mais là où vous pouviez tous la
prendre, où vous l'avez prise peut-être (car qui n'a fait ou
rêvé dans son esprit le dernier jour d'un condamné ? ),
tout bonnement sur la place publique, sur la place de
Grėve . C'est là qu'un jour en passant il a ramassé cette
idée fatale, gisante dans une mare de sang, sous les rouges
moignons de la guillotine.
Depuis, chaque fois qu'au gré des funèbres jeudis de la
cour de cassation, il arrivait un de ces jours où le cri d'un
arrêt de mort se fait dans Paris, chaque fois que l'auteur
entendait passer sous ses fenêtres ces hurleurs enroués qui
ameutent des spectateurs pour la Grève, chaque fois, la
6

doulourèuse idée lui rovenait, s'emparait de lui, lui em 1


plissait la tête de gendarmes, de bourreaux et de foule,
lui expliquait heure par heure les dernières souffrances
du miserable agonisant : en ce moment on le confesse,
en ce moment on lui coupe les cheveux, en ce moment
on lui lie les mains ; - le sommait, lui , pauvre poëte,
de dire tout cela å la société qui fait ses affaires pendant
que cette chose monstrueuse s'accomplit ; le pressait, le
poussait , le secouait, lui arrachait ses vers de l'esprit,
s'il était en train d'en faire, et les tuait à peine ébau
chés ; barrait tous ses travaux, se mettait en travers de
tout, l'investissait, l'obsédait, l'assiégeait. C'était un sup
plice, un supplice qui commençait avec le jour, et qui du
rait, comme celui du miserable qu’on torturait au même
moment, jusqu'à quatre heures. Alors seulement, une fois
le ponens caput expiravit crié par la voix sinistre de l'hor
loge, l'auteur respirait et retrouvait quelque liberté d'es 1
prit . Un jour enfin , c'était à ce qu'il croit, le lendemain de
l'exécution d'Ulbach, il se mit à écrire ce livre. Depuis lors,
il a été soulagé. Quand un de ces crimes publics qu’on
nomme exécutions judiciaires a été commis, sa conscience
lui a dit qu'il n'en était plus solidaire ; et il n'a plus senti
à son front cette goutte de sang qui rejaillit de la Gréve sur
la tête de tous les membres de la communauté sociale.
Toutefois, cela ne suffit pas. Se laver les mains est bien ,
empêcher le sang de couler serait mieux.
Aussi ne connaîtrait - il pas de but plus élevé, plus saint,
plus auguste, que celui - là : concourir å l'abolition de la
peine de mort. Aussi est-ce du fond du ceur qu'il adhére
aux veux et aux efforts des hommes généreux de toutes les
nations qui travaillent depuis plusieurs années à jeter bas
l'arbre patibulaire, le seul arbre que les révolutions ne dé 1
racinent pas. C'est avec joie qu'il vient à son tour, lui ché
tif, donner son coup de cognée , et élargir de son mieux 1
-- 7 -
l'entaille que Beccaria à faite, il y a soixante - six ans, du
vieux gibet dressé depuis tant de siècles sur la chré
tienté.
Nous venons de dire que l'échafaud est le seul édifice
que les révolutions ne démolissent pas . Il est rare, en effet,
que les révolutions soient sobres de sang humain , et,
venues qu'elles sont pour emonder, pour ébrancher ,
pour étêter la société, la peine de mort est une des serpes
dont elles se dessaisissent le plus malaisément.
Nous l'avouerons cependant, si jamais révolution nous
parut digne et capable d'abolir la peine de mort , c'est la
Révolution de juillet. Il semble, en effet, qu'il appartenait
au mouvement populaire le plus clément des temps mo
dernes de raturer la pénalité barbare de Louis XI, de Ri
chelieu et de Robespierre, et d'inscrire au front de la loi
l'inviolabilité de la vie humaine . 1830 méritait de briser
le couperet de 93.
Nous l'avons espéré un moment. En août 1830, il y avait
tant de générosité dans l'air, un tel esprit de douceur et de
civilisation flottait dans les masses , on se sentait le coeur
si bien épanoui par l'approche d'un bel avenir, qu'il nous
sembla que la peine de mort était abolie de droit , d'em
blée , d'un consentement tacite et unanime, comme le reste
des choses mauvaises qui nous avaient génés. Le peuple ve
nait de faire un feu de joie des guenilles de l'ancien ré
gime . Celle-là était la guenille sanglante, nous la crûmeś
dans le tas. Nous la crûmés brûlée comme les autres. Et,
pendant quelques semaines, confiant et crédule, nous ell
mes foi pour l'avenir à l'inviolabilité de la vie, comme å
l'inviolabilité de la liberté .
Et, en effet, deux mois s'étaient à peine écoulés qu'une
tentative fut faite pour résoudre en réalité légale l'utopie
sublime de César Bonesana.
Malheureusement, cette tentative fut gauche, maladroite,
8

presque hypocrite, et faite dans un autre intérêt que l'inté


rêt général .
Au mois d'octobre 1830, on se le rappelle , quelques
jours après avoir écarté par l'ordre du jour la proposition
d'ensevelir Napoléon sous la colonne, la Chambre tout en
tière se mit à pleurer et å bramer . La question de la peine
de mort fut remise sur le tapis; nous allons dire quelques
lignes plus bas à quelle occasion , et alors il sembla que
toutes ces entrailles de législateurs étaient prises d'une su
bite et merveilleuse miséricorde . Ce fut å qui parlerait, å
qui gémirait, à qui lėverait les mains au ciel . La peine de
mort, grand Dieu ! quelle horreur ! Tel vieux procureur gé
néral , blanchi dans la robe rouge, qui avait mangé toute
sa vie le pain trempé de sang des réquisitoires , se composa
tout à coup un air piteux et attesta les dieux qu'il était
indigné de la guillotine . Pendant deux jours, la tribune ne
désemplit pas de harangueurs en pleureuses . Ce fut une la
mentation , une myriologie, un concert de psaumes lugu .
bres, un Super flumina Babylonis, un Stabat mater do
lorosa , une grande symphonie en ut , avec cheurs, exécu
tée par tout cet orchestre d'orateurs qui garnit les premiers
bancs de la Chambre, et rend de si beaux sons dans les
grands jours . Tel vint avec sa basse, tel avec son fausset.
Rien n'y manqua . La chose fut on ne peut plus pathétique
et pitoyable . La séance de nuit surtout fut tendre, paterne
et déchirante comme un cinquième acte de Lachaussée . Le
bon public , qui n'y comprenait rien, avait les larmes aux
yeux (1 ).
!
(1 ) Nous ne prétendons pas envelopper dans le même dédain
tout ce qui a été dit à cette occasion à la Chambre Il s'est bien
prononcé çà et là quelques belles et dignes paroles. Nous avons
applaudi, comme tout le monde, au discours grave et simple de
monsieur de la Fayette, et, dans une autre nuance, à la remarqua
ble improvisationde monsieur Villemain .
9

De quoi s'agissait-il donc ? D'abolir la peine de mort ?


Qui et non.
Voici le fait :
Quatre hommes du monde, quatre hommes comme il
faut, de ces hommes qu'on a pu rencontrer dans un salon,
et avec qui peut-être on a échangé quelques paroles polies,
quatre de ces hommes, dis-je, avaient tenté, dans les hau
tes régions politiques, un de ces coups hardis que Bacon
appelle crimes, et que Machiavel appelle entreprises. Or,
crime ou entreprise, la loi , brutale pour tous, punit cela
de mort. Et les quatre malheureux étaient là, prisonniers,
captifs de la loi , gardés par trois cents cocardes tricolores
sous les belles ogives de Vincennes. Que faire et comment
faire ? Vous comprenez qu'il est impossible d'envoyer å la
Grève, dans une charrette, ignoblement liés avec de gros
ses cordes, dos å dos avec ce fonctionnaire qu'il ne faut pas
seulement nommer, quatre hommes comme vous et moi,
quatre hommes du monde ! Encore s'il y avait une guillo
tine en acajou !
Eh ! il n'y a qu'å abolir la peine de mort !
Et, là -dessus, la Chambre se met en besogne!
Remarquez, messieurs, qu'hier encore vous traitiez cette
abolition d'utopie, de théorie, de rêve, de folie, de poésie.
Remarquez que ce n'est pas la première fois qu'on cherche
å appeler votre attention sur la charrette, sur les grosses
cordes et sur l'horrible machine écarlate , et qu'il est
étrange que ce hideux attirail vous saute ainsi aux yeux
tout à coup .
Bah ! c'est bien de cela qu'il s'agit! Ce n'est pas à cause
de vous, peuple, que nous abolissons la peine de mort,
mais à cause de nous, députes , qui pouvons être ministres.
Nous ne voulons pas que la mécanique de Guillotin morde
les hautes classes . Nous la brisons. Tant mieux si cela ar .
10
range tout le monde, mais nous n'avons songé qu'à nous.
Ucalégon brûle. Eteignons le feu . Vite, supprinions le bour.
reau , biffons le Code.
Et c'est ainsi qu'un alliage d'égoïsme altére et dénature
les plus belles combinaisons sociales . C'est la veine noire 1
dans le marbre blanc ; elle circule partout , et apparaît å
tout moment å l'improviste sous le ciseau . Votre statue est.
å refaire.
!
Certes, il n'est pas besoin que nous le déclarions ici ,
nous ne sommes pas de ceux qui réclamaient les têtes des 1
quatre ministres . Une fois ces inforlunés arrêtés, la colère
indignée que nous avait inspirée leur attentat s'est chan
gée, chez nous comme chez tout le monde, en une pro
fonde pitié . Nous avons songé aux préjugés d'éducation de
quelques-uns d'entre eux, au cerveau peu développé de
leur chef, relaps fanatique et obstiné des conspirations
de 1804, blanchi avant l'åge sous l'ombre humide des pri
sons d'Etat, aux nécessités fatales de leur position com
mune, à l'impossibilité d'enrayer sur celte pente rapide
ou la monarchie s'était lancée elle -même à toute bride
le 8 août 1829, å l'influence trop peu calculée par nous
jusqu'alors de la personne royale, surtout å la dignité que
l'un d'entre eux répandait comme un manteau de pourpre
sur le malheur. Nous sommes de ceux qui leur souhai
taient bien sincèrement la vie sauve, et qui étaient prêts à
se dévouer pour cela. Si jamais, par impossible, leur écha
faud eût été dressé un jour en Grève, nous ne doutons pas,
et si c'est une illusion nous voulons la conserver , nous ne
doutons pas qu'il n'y eût eu une émeute pour le renverser,
et celui qui écrit ces lignes eût été de cette sainte émeute.
Car, il faut bien le dire aussi, dans les crises sociales, de l
1
tous les échafauds l'échafaud politique est le plus abomi
1
pable , le plus ſuneste, le plus vénéneux, le plus nécessaire
å extirper . Cette espèce de guillotine-là prend racine dans
1
11 -
le pavé, et en peu de temps repousse de bouture sur tous
les points du sol.
En temps de révolution , prenez garde à la première tête
qui tombe. Elle met le peuple en appétit.
Nous étions donc personnellement d'accord avec ceux
qui voulaient épargner les quatre ministres , et d'accord de
toutes les manières, par les raisons sentimentales comme
par les raisons politiques . Seulement, nous eussions mieux
aimé que la Chambre choisit une autre occasion pour pro
poser l'abolition de la peine de mort.
Si on l'avait proposée, cette souhaitable abolition , non d
propos de quatre ministres tombés des Tuileries à Vincen
nes, mais à propos du premier voleur de grands chemins
venú, à propos d'un de ces misérables que vous regardez
à peine quand ils passent près de vous dans la rue, aux :
quels vous ne parlez pas, dont vous évitez instinctivement
le coudoiement poudreux; malheureux dont l'enfance dé
guenillée a couru pieds nus dans la boue des carrefours,
grelottant l'hiver du rebord des quais, se chauffant au sou:
pirail des cuisines de monsieur Véfour chez qui vous di
nez, déterrant çà et là une croûte de pain dans un tas
d'ordures et l'essuyant avant de la manger, grattant tout
le jour le ruisseau avec un clou pour y trouver un liard,
n'ayant d'autre amusement que le spectacle gratis de la
fête du roi et les exécutions en Grève, cet autre spectacle
gratis ; pauvres diables, que la faim pousse au vol , et le
vol au reste ; enfants déshérités d'une société marâtre, que
la maison de force prend à douze ans, le bagne à dix-huit,
l'échafaud å quarante ; infortunés qu'avec une école et un
atelier vous auriez pu rendre bons , moraux, utiles, et dont
vous ne savez que faire, les versant, comme un fardedu
inutile, tantôt dans la rouge fourmilière de Toulon, tantôt
dans le muet enclos de Clamart, leur retranchant la vie
après leur avoir ôté la liberté ; si c'eût été à propos d'un de
12

ces hommes que vous eussiez proposé d'abolir la peine de


mort, oh ! alors, votre séance eût été vraiment digne,
grande, sainte, majestueuse, vénérable . Depuis les augustes
pères de Trente invitant les hérétiques au concile au nom
des entrailles de Dieu , per viscera Dei, parce qu'on espère
leur conversion , quoniam sancta synodus sperat hæreti .
corum conversionem , jamais assemblée d'hommes n'aurait
présenté au monde spectacle plus sublime , plus illustre,
et plus miséricordieux. Il a toujours appartenu à ceux qui
sont vraiment forts et vraiment grands d'avoir souci du
faible et du petit . Un conseil de brahmines serait beau pre
nant en main la cause du paria . Et ici la cause du paria,
c'était la cause du peuple. En abolissant la peine de mort,
à cause de lui et sans attendre que vous fussiez intéressés
dans la question, vous faisiez plus qu'une cuvre politique,
vous faisiez une cuvre sociale.
Tandis que vous n'avez pas même fait une æuvre politi
que en essayant de l'abolir, non pour l'abolir, mais pour
sauver quatre malheureux ministres pris la main dans le
sac des coups d'Etat !
Qu'est-il arrivé ? c'est que, comme vous n'étiez
n pas sin
céres, on a été défiant. Quand le peuple a vu qu'on voulait
lui donner le change, il s'est fâché contre toute la question
en masse, et, chose remarquable! il a pris fait et cause
pour cette peine de mort dont il supporte pourtant tout le
poids . C'est votre maladresse qui l'a amené lå . En abor
dant la question de biais et sans franchise, vous l'avez
compromise pour longtemps. Vous jouiez une comédie. On
l'a sifflée .
Cette farce pourtant, quelques esprits avaient eu la bonté
de la prendre au sérieux. Immédiatement après la fameuse
séance, ordre avait été donné aux procureurs généraux
par un garde des sceaux honnête homme de suspendre in
définiment toutes exécutions capitales. C'était en apparence
13

un grand pas. Les adversaires de la peine de mort respi.


rèrent. Mais leur illusion fut de courte durée .
Le procès des ministres fut mené å fin . Je ne sais quel
arrêt fut rendu. Les quatre vies furent épargnées . Ham fut
choisi comme juste milieu entre la mort et la liberté. Ces
divers arrangements une fois faits, toute peur s'évanouit
dans l'esprit des hommes d'Etat dirigeants, et avec la peur
l'humanité s'en alla . Il ne fut plus question d'abolir le
supplice capital ; et, une fois qu'on n'eut plus besoin d'elle,
l'utopie redevint utopie, la théorie, théorie, la poésie,
poésie.
Il y avait pourtant toujours dans les prisons quelques
malheureux condamnés vulgaires qui se promenaient dans
les préaux depuis cinq ou six mois, respirant l'air, tran
quilles désormais, sûrs de vivre, prenant leur sursis pour
leur grâce. Mais attendez .
Le bourreau, à vrai dire, avait eu grand'peur. Le jour
où il avait entendu nos faiseurs de lois parler humanité,
philanthropie, progrès, il s'était cru perdu. Il s'était ca
ché, le misérable, il s'était blotti sous sa guillotine, mal å
l'aise au soleil de juillet comme un oiseau de nuit en plein
jour, tâchant de se faire oublier, se bouchant les oreilles et
n'osant souffler . On ne le voyait plus depuis six mois . Il ne
donnait plus signe de vie . Peu à peu cependant il s'était
rassuré dans ses ténèbres . Il avait écouté du côté des Cham
bres et n'avait plus entendu prononcer son nom. Plus de
ces grands mots sonores dont il avait eu si grande frayeur.
Plus de commentaires déclamatoires du Traité des Délits
et des Peines. On s'occupait de tout autre chose, de quel
que grave intérêt social, d'un chemin vicinal , d'une sub
vention pour l'Opéra-Comique, ou d'une saignée de cent
mille francs sur un budget apoplectique de quinze cents
millions. Personne ne songeait plus à lui, coupe-tête. Ce
que voyant, l'homme se tranquillise, il met sa tête hors de
17.
14

son trou, et regarde de tous côtés ; il fait un pas, puis deux,


comme je ne sais plus quelle souris de la Fontaine, puis il
se hasarde à sortir tout à fait de dessous son échafaudage,
puis il saute dessus, le raccommode , le restaure, le four .
bit , le caresse, le fait jouer, le fait reluire, se remet å sui
ver la vieille mécanique rouillée que l'oisiveté détraquait ;
tout à coup il se retourne, saisit au hasard par les che
veux , dans la première prison venue, un de ces infortunés
qui comptaient sur la vie , le tire å lui , le dépouille, l'atta
1
che, le boucle, et voilà les exécutions qui recommencent.
Tout cela est affreux, mais c'est de l'histoire.
Oui , il y a eu un sursis de six mois accordé å de mal
heureux captifs, dont on a gratuitement aggravé la peine
de cette façon en les faisant reprendre à la vie ; puis , sans
raison , sans nécessité , sans trop savoir pourquoi, pour le
plaisir, on a un beau matin révoqué le sursis, et l'on a
remis froidement toutes ces créatures humaines en coupe
réglée .
Eh ! mon Dieu ! je vous le demande, qu'est-ce que cela
nous faisait à tous que ces hommes vécussent ? Est-ce
qu'il n'y a pas en France assez d'air à respirer pour tout le
monde ?
Pour qu'un jour un misérable commis de la chancellerie,
à qui cela était égal , se soit levé de sa chaise en disant :
-Allons ! personne ne songe plus à l'abolition de la peine
de mort . Il est temps de se remettre à guillotiner ! – il
faut qu'il se soit passé dans le cæur de cet homme-là quel
que chose de bien monstrueux.
Du reste, disons-le, jamais les exécutions n'ont été ac
compagnées de circonstances plus atroces que depuis cette
révocation du sursis de juillet . Jamais l'anecdote de la
Grève n'a été plus révoltante et n'a mieux prouvė l’exė
cration de la peine de mort. Ce redoublement d'horreur
est le juste châtiment des hommes qui ont remis le code
15
du sang en vigueur. Qu'ils soient punis par leur reuvre.
C'est bien fait,
Il faut citer ici deux ou trois exemples de ce que cer .
taines exécutions ont eu d'épouvantable et d'impie. Il faut
donner mal aux nerfs aux femmes des procureurs du roi.
Une femme, c'est quelquefois une conscience.
Dans le Midi, vers la fin du mois de septembre dernier,
nous n'avons pas bien présents à l'esprit le lieu , le jour, ni
le nom du condamné, mais nous les retrouverons si l'on
conteste le fait, et nous croyons que c'est à Pamiers; vers
la fin de septembre donc, on vient trouver un homme
dans sa prison , où il jouait tranquillement aux cartes ; on
lui signifie qu'il faut mourir dans deux heures , ce qui le
fait trembler de tous ses membres ; car, depuis six mois
qu'on l'oubliait, il ne comptait plus sur la mort; on le
rase, on le tond , on le garrotte, on le confesse ; puis on le
brouette entre quatre gendarmes, et å travers la foule, au
lieu de l'exécution . Jusqu'ici rien que de simple. C'est
comme cela que cela se fait. Arrivé à l'échafaud , le bour
reau le prend au prétre, l'emporte, le ficelle sur la bascule ,
l'enfourne, je me sers ici du mot d'argot, puis il lâche le
couperet. Le lourd triangle de fer se détache avec peine,
tombe en cahotant dans ses rainures, et, voici l'horrible
qui commence, entaille l'homme sans le tuer. L'homme
poussé un cri affreux. Le bourreau, déconcerté, relève le
couperet et le laisse retomber . Le couperet mord le cou
du patient une seconde fois, mais ne le tranche pas. Le pa
tient hurle, la foule aussi . Le bourreau rehissc encore le
couperet, espérant mieux du troisième coup . Point. Le
troisième coup fait jaillir un troisième ruisseau de sang
de la nuque du condamné , mais ne fait pas tomber la tête.
Abrégeons . Le couteau remonta et retomba cinq fois , cinq
fois il entama le condamné, cinq fois le condamné hurla
sous le coup et secona sa tête vivante en criant grâce ! Le
16 -
peuple indigné prit des pierres, et se mit dans sa justice å
lapider le bourreau . Le bourreau s'enfuit sous la guillotine
et s'y tapil derrière les chevaux des gendarmes. Mais vous
n'êtes pas au bout . Le supplicié, se voyant seul sur l'écha
faud , s'était redressé sur la planche, et lå , debout, ef
froyable, ruisselant de sang, soutenant sa tête à demi cou
pée qui pendait sur son épaule, il demandait avec de fai
bles cris qu'on vint le détacher . La foule, pleine de pitié,
était sur le point de forcer les gendarmes et de venir å
l'aide du malheureux qui avait subi cinq fois son arrêt de
mort. C'est en ce moment-là qu'un valet de bourreau,
jeune homme de vingt ans, monte sur l'échafaud, dit au
patient de se tourner pour qu'il le délie, et, profitant de la 1
posture du mourant qui se livrait å lui sans défiance, saute
sur son dos, et se met à lui couper péniblement ce qui lui
restait de cou avec je ne sais quel couteau de boucher.
Cela s'est fait.
Cela s'est vu .
Oui.
Aux termes de la loi, un juge a dû assister à cette exé
cution ! D'un signe il pouvait tout arrêter. Que faisait-il 1
donc au fond de sa voiture, cet homme, pendant qu'on
massacrait un homme ? Que faisait- il, ce punisseur d'as
sassins , pendant qu'on assassinait en plein jour, sous ses
yeux, sous le souffle de ses chevaux, sous la vitre de sa
portiere ?
Et le juge n'a pas été mis en jugement, et le bourreau G
n'a pas été mis en jugement ! Et aucun tribunal ne s'est en M
quis de cette monstrueuse extermination de toutes les lois
sur la personne sacrée d'une créature de Dieu ! LE
Au dix -septième siècle, à l'époque de barbarie du code
criminel, sous Richelieu, sous Christophe Fouquet, quand
M. de Chalais fut mis à mort devant le Bouffay de Nantes
par un soldat maladroit qui, au lieu d'un coup d'épée, lui
17

donna trente-quatre coups ( 1 ) d'une doloire de tonnelier,


du moins cela parut-il irrégulier au parlement de Paris ; il
y eut enquête et procés, et, si Richelieu ne fut pas puni, si
Christophe Fouquet ne fut pas puni , le soldat le fut. In
justice sans doute, mais au fond de laquelle il y avait de la
justice.
Ici , rien . La chose a eu lieu aprés Juillet, dans un temps
de douces meurs et de progrės, un an après la célèbre la
mentation de la Chambre sur la peine de mort. Eh bien ! le
fait a passé absolument inaperçu . Les journaux de Paris
l'ont publié comme une anecdote . Personne n'a été in
quiété. On a su seulement que la guillotine avait été dis
loquée exprés par quelqu'un qui voulait nuire à l'exécu
teur des hautes auvres . C'était un valet du bourreau,
chassé par son maître, qui, pour se venger, lui avait fait
cette malice.
Ce n'était qu'une espièglerie. Continuons.
A Dijon , il y a trois mois, on a mené au supplice une
femme. ( Une femme !) Cette fois encore, le couteau du
docteur Guillotin a mal fait son service. La tête n'a pas été
tout à fait coupée. Alors les valets de l'exécuteur se sont
attelés aux pieds de la femme, et à travers les hurlements
de la malheureuse, et å force de tiraillements et de sou
bresauts, ils lui ont séparé la tête du corps par arrache
ment.
A Paris, nous revenons au temps des exécutions secrètes.
Comme on n'ose plus décapiter en Grève depuis Juillet,
comme on a peur, comme on est lâche, voici ce qu'on
fait . On a pris dernièrement à Bicêtre un homme, un con
damné à mort, un nommé Désandrieux, je crois ; on l'a
mis dans une espèce de panier traîné sur deux roues , clos

(1 ) La Porte dit vingt-deux, mais Aubery dit trente- quatre.


Monsieur de Chalais cria jusqu'au vingtième.
18

de toutes parts, cadenassé et verrouillé ; puis, un gen.


darme en tête, un gendarme en queue , à petit bruit et
sans foule, on a été déposer le paquet å la barrière déserte
de Saint- Jacques. Arrivés là, il était huit heures du matin,
à peine jour , il y avait une guillotine toute fraiche dressée,
pour public quelque douzaine de petits garçons groupés
sur les tas de pierres voisins autour de la machine inai
tendue : vite, on a tiré l'homme du panier, et, sans lui
donner le temps de respirer, furtivement, sournoisement,
honteusement, on lui a escamoté sa tête . Cela s'appelle
un acte public et solennel de haute justice. Infâme déri.
sion !
Comment donc les gens du roi comprennent- ils le mot 1
civilisation ? Ou en sommes- nous ? La justice ravalée aux
stratagèmes et aux supercheries ! la loi aux expédients !
monstrueux !
C'est donc une chose bien redoutable qu'un condamné
à mort , pour que la société le prenne en traitre de cette
façon ?
Soyons justes pourtant , l'exécution n'a pas été tout å
fait secrète. Le matin on a crié et vendu , comme de cou
tume , l'arrêt de mort dans les carrefours de Paris . Il pa
raît qu'il y a des gens qui vivent de cette vente . Vous en
tendez ? du crime d'un infortuné, de son châtiment, de ses
tortures, de son agonie, on fait une denrée, un papier
qu'on vend un sou . Concevez-vous rien de plus hideux que
ce sou vertdegrisé dans le sang ? Qui est -ce donc qui le ra
masse ?
Voilà assez d'exemples. En voilå trop . Est- ce que tout
cela n'est pas horrible, et qu'avez-vous å alléguer pour la
meine de mort ?
Nous posons cette question sérieusement ; nous la fai
sons pour qu'on nous réponde, nous la faisons aux crimi
nalistes et non aux lettrés bavards. Nous savons qu'il y a
19 -
des gens qui prennent l'excellence de la peine de mort pour
texte å paradoxes comme tout autre thème. Il y en a d'au .
tres qui n'aiment la peine de mort que parce qu'ils haïs
sent tel ou tel qui l'attaque. C'est pour eux une question
quasi littéraire, une question de personnes, une question
de noms propres . Ceux-là sont les envieux qui ne ſont pas
plus faute aux bons juriscoñsultes qu'aux grands artistes.
Les Joseph Grippa ne manquent pas plus aux Filangieri
que les Torregiani aux Michel-Ange, et les Scuderi aax
Corneille.
Ce n'est pas à eux que nous nous adressons, mais aux
hommes de loi proprement dits, aux dialecticiens , aux rai
sonneurs , à ceux qui aiment la peine de mort pour la
peine de mort, pour sa beauté, pour sa bonté, pour sa grâce.
Voyons : qu'ils donnent leurs raisons .
Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de
mort nécessaire, d'abord : parce qu'il importe de re
trancher de la communauté sociale un membre qui lui a
déjå nui et qui pourrait lui nuire encore . S'il ne s'agis
sait que de cela, la prison perpétuelle suffirait . A quoi bon
la mort ? Vous objectez qu'on peut s'échapper d'une pri
son ; faites mieux votre ronde . Si vous ne croyez pas à la
solidité des barreaux de fer, comment osez -vous avoir des
ménageries ?
Pas de bourreau où le geôlier suffit.
Mais, reprend -on , - il faut que la société se venge , que
la société punisse. - Ni l'un ni l'autre . Se venger est de
l'individu, punir est de Dieu .
La société est entre deux. Le châtiment est au -dessus
d'elle, la vengeance au -dessous. Rien de si grand et de
si petit ne lui sied . Elle ne doit pas « punir pour se ven
ger ; » elle doit corriger pour améliorer. Transformez de
cette façon la formule des criminalistes, nous la compre
nons et nous y adhérons.
20 -
Reste la troisième et dernière raison , la théorie de
l'exemple . - Il faut faire des exemples ! il faut épouvanter
par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui se
raient tentés de les imiter ! – Voilà bien à peu près tex
tuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires
des cinq cents parquets de France ne sont que des varia
tions plus ou moins sonores . Eh quoi ! nous nions d'abord
qu'il y ait exemple. Nous nions que le spectacle des sup
plices produise l'effet qu'on en attend. Loin d'édifier le
peuple, il le démoralise et ruine en lui toute sensibilité,
partant toute vertu. Les preuves abondent et encombre
raient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous
signalerons pourtant un fait entre mille, parce qu'il est
le plus récent : au moment où nous écrivons, il n'a que dix
jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval.
A Saint-Pol, immédiatement après l'exécution d'un incen
diaire nommé Louis Camus, une troupe de masques est ve
nue danser autour de l'échafaud encore fumant. Faites donc
des exemples ! le mardi gras vous rit au nez .
Que si, malgré l'expérience, vous tenez à votre théorie
routinière de l'exemple, alors rendez-nous le seizième siè
cle, soyez vraiment formidables, rendez -nous la variété
des supplices, rendez-nous Farinacci, rendez-nous les tour
menteurs - jurés, rendez-nous le gibet, la roue, le bûcher,
l'estrapade, l'essorillement, l'écartellement, la fosse å en
fouir vif, la cuve à bouillir vif; rendez -nous, dans tous les
carrefours de Paris, comme une boutique de plus ouverte
parmi les autres , le hideux étal du bourreau, sans cesse
garni de chair fraiche. Rendez-nous Montfaucon, ses seize
piliers de pierre, ses brutes assises , ses caves å ossements,
es poutres, ses crocs, ses chaînes, ses brochettes de sque
lettes, son éminence de plâtre tachetée de corbeaux, ses
potences succursales, et l'odeur de cadavre que, par le vent
du nord -est, il répand å larges bouffées sur tout le faubourg
21
du Temple ; rendez-nous, dans sa permanence et dans sa
puissance, ce gigantesque appentis du bourreau de Paris.
A la bonne heure ! voilà de l'exemple en grand . Voilà de la
peine de mort bien comprise . Voilà un système de suppli
ces qui a quelque proportion ; voilà qui est horrible, mais
qui est terrible.
Ou bien faites comme en Angleterre. En Angleterre,
pays de commerce , on prend un contrebandier sur la côte
de Douvres, on le pend pour l'exemple, pour l'exemple on
le laisse accroché au gibet; mais , comme les intempéries
de l'air pourraient détériorer le cadavre, on l'enveloppe
soigneusement d'une toile enduite de goudron , afin d'avoir
à le renouveler moins souvent. O terre d'économie ! gou
dronner les pendus!
Cela pourtant a encore quelque logique. C'est la façon la
plus humaine de comprei dre la théirie de l'exemple.
Mais vous , est - ce bien sérieusement que vous croyez
faire un exemple quand vous égorgillez misérablement un .
pauvre homme dans le recoin le lus désert des boulevards
extérieurs ? En Grève, en plein jur, passe encore ; mais à
la barrière Saint- Jacques ! mais å huit heures du matin !
Qui est - ce qui passe lå ? Qui est - ce qui va lå ? Qui est-ce qui
sait que vous tuez un homme la ? Qui est-ce qui se doute
que vous faites un exemple lå ? Un exemple pour qui ? pour
les arbres du boulevard , apparemment.
Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se
font en tapinois ? Ne voyez-vous donc pas que vous vous
cachez ? que vous avez peur et honte de votre euvre ? que
vous balbutiez ridiculement votre discite justitiam moniti ?
qu'au fond, vous êtes ébranlés, interdits, inquiets, peu cer
tains d'avoir raison , gagnés par le doute général, coupant
des têtes par routine et sans trop savoir ce que vous faites ?
Ne sentez - vous pas au fond du cour que vous avez tout
au moins perdu le sentiment moral et social de la mission
18
22
de sang que vos prédécesseurs , les vieux parlementaires,
accomplissaient avec une conscience si tranquille ? La nuit,
ne relournez - vous pas plus souvent qu'eux la tête sur vo
tre oreiller ? D'autres avant vous ont ordonné des exécu
tions capitales , mais ils s'estimaient dans le droit, dans le
juste, dans le bien . Jouvenel des Ursins se croyait un juge ;
Elie de Thorette se croyait un juge; Laubardemont, Larey
nie ei Laffemas eux-mêmes se croyaient des juges ; vous,
dans votre for intérieur, vous n'êtes pas bien sûrs de ne
pas être des assassins !
Vous quittez la Grève pour la barrière Saint-Jacques, la
foule pour la solitude, le jour pour le crépuscule. Vous ne
faites plus fermement ce que vous faites. Vous vous cachez,
vous dis - je!
Toutes les raisons pour la peine de mort, les voilà donc
démolies. Voilà tous les syllogismes de parquet mis å néant.
Tous ces copeaux de réquisitoires, les voilà balayés et ré
duits en cendres. Le moindre attouchement de la logique
dissout tous les mauvais raisonnements.
Que les gens du roi ne vienvent donc plus nous deman .
der des téles , à nous jurés, à nous hommes, en nous ad
jurant d'une voix caressanta au nom de la société à proté
ger, de la vindicte publique à assurer, des exemples à faire.
Rhétorique, ampoule, et néant que tout cela ! un coup d'é
pingle dans ces hyperboles, et vous les désenſlez. Au fond
de ce doucereux verbiage, vous ne trouvez que dureté de
cæur, cruauté, barbarie, envie de prouver son zèle, néces
sité de gagner ses honoraires. Taisez- vous, mandarins ! Sous
la patte de velours du juge on sent les ongles du bourreau .
Il est difficile de songer de sang - froid à ce que c'est qu'un
procureur royal criminel . C'est un homme qui gagne sa vie
à envoyer les autres à l'échafaud . C'est le pourvoyeur titu
laire des places de Gréve. Du reste , c'est un monsieur qui
a des prétentions au style et aux lettres, qui est beau pars
23
leur ou croit l'être, qui récite au besoin un vers latin ou
deux avant de conclure å la mort, qui cherche à faire de
l'effet, qui intéresse son amour-propre, ô misère ! lå ou
d'autres ont leur vie engagée, qui a ses modèles à lui , ses
types désespérants à atteindre, ses classiques , son Bellart,
son Marchangy, comme tel poëte a Racine et tel autre Boi
leau. Dans le débat , il tire du côté de la guillotine : c'est
son rôle, c'est son état. Son réquisitoire, c'est son æuvre
littéraire, il le fleurit de métaphores, il le parfume de ci
tations; il faut que cela soit beau à l'audience, que cela
plaise aux dames . Il a son bagage de lieux communs encore
trės -neufs pour la province, ses élégances d'élocution, ses
recherches, ses raffinements d'écrivain . Il hait le mot pro
pre presque autant que nos poëtes tragiques de l'école de
Delille. N'ayez pas peur qu'il appelle les choses par leur
nom. Fi donc ! il a pour toute idée , dont la nudité vous ré
volterait, des déguisements complets d'épithètes et d'ad
jectifs. Il rend monsieur Samson présentable. Il gaze le
couperet. Il estompe la bascule . Il entortille le panier rouge
dans une périphrase. On ne sait plus ce que c'est . C'est
douceälre et décent . Vous le représentez-vous, la nuit,
dans son cabinet, élaborant å loisir et de son mieux cette
larangue qui fera dresser un échafaud dans six semaines ?
Le voyez -vous suant sang et eau pour emboîter la tête d'un
accusé dans le plus fatal article du Code ? Le voyez-vous
scier avec une loi mal faite le cou d'un misérable ? Remar.
quez-vous comme il fait infuser dans un gâchis de tropes
et de synecdoches deux ou trois textes vénéneux pour en
exprimer et en extraire å grand'peine la mort d'un homme?
N'est-il pas vrai que, tandis qu'il écrit, sous sa table, dans
l'ombre, il a probablement le bourreau accroupi à ses
pieds, et qu'il arrête de temps en temps sa plume pour lui
dire , comme le mailre å son chien : - Paix lå ! paix lå
Tu vas avoir ton os !
24

Du reste, dans la vie privée, cet homme du roi peut être


un honnête homme, bon père, bon fils, bon mari , bori
ami, comme disent toutes les épitaphes du Père -Lachaise.
Espérons que le jour est prochain ou la loi abolira ces
fonctions funèbres. L'air seul de notre civilisation doit
dans un temps donné user la peine de mort.
On est parfois tenté de croire que les défenseurs de la
peine de mort n'ont pas bien réfléchi à ce que c'est. Mais
pesez donc un peu à la balance de quelque crime que ce
soit ce droit exorbitant que la société s'arroge d'ôter ce
qu'elle n'a pas donné, cette peine, la plus irréparable des
peines irréparables !
De deux choses l'une :
Du l'homme que vous frappez est sans famille, sans pa
rents , sans adhérents dans ce monde. Et, dans ce cas, il
n'a reçu ni éducation, ni instruction , ni soins pour son
esprit, ni soins pour son cæur ; et alors de quel droit tuez
vous ce misérable orphelin ? Vous le punissez de ce que
son enfance a rampé sur le sol sans tige et sans tuteur !
Vous lui imputez å forfait l'isolement où vous l'avez laisse !
De son malheur vous faites son crime ! Personne ne lui a
appris å savoir ce qu'il faisait. Cet homme ignore . Sa faute
est å sa destinée, non å lui . Vous frappez un innocent .
Ou cet homme a une famille ; et alors croyez- vous que
le coup dont vous l'égorgez ne blesse que lui seul ? que 2
son père, que sa mère, que ses enfants , n'en saigneront
pas ? Non. En le tuant, vous décapitez toute sa famille . Et
ici encore vous frappez des innocents .
Gauche et aveugle pénalité, qui, de quelque côté qu'elle
se tourne, frappe l'innocent !
Cet homme , ce coupable qui a une famille, séquestrez -le .
Dans sa prison il pourra travailler encore pour les siens.
Mais comment les fera-t-il vivre du fond de son tombeau ?
Et songez-vous sans frissonner à ce que deviendront ces
25
petits garçons, ces petites filles, auxquels vous ötez leur
père, c'est - å -dire leur pain ? Est -ce que vous comptez sur
cette famille pour approvisionner dans quinze ans, eux le
bagne, elles le musico ? Oh ! les pauvres innocents !
Aux colonies, quand un arrêt de mort tue un esclave, il
y a mille francs d'indemnité pour le propriétaire de
l'homme. Quoi! vous dédommagez le maître, et vous n'in
demnisez pas la famille ! Ici aussi ne prenez-vous pas un
homme à ceux qui le possèdent ? N'est- il pas, å un titre
bien autrement sacré que l'esclave vis - à - vis du maître, la
propriété de son père, le bien de sa femme, la chose de
ses enfants ?
Nous avons déjà convaincu votre loi d'assassinat. La
voici convaincue de vol .
Autre chose encore . L'âme de cet homme, y songez
vous ? Savez -vous dans quel état elle se trouve ? Osez-vous
bien l'expédier si lestement ? Autrefois du moins, quelque
foi circulait dans le peuple ; au moment suprême, le souf
fle religieux qui était dans l'air pouvait amollir le plus en
durci; un patient était en même temps un pénitent; la
religion lui ouvrait un monde au moment où la société lui
en fermait un autre ; toute âme avait conscience de Dieu ;
l'échafaud n'était qu'une frontière du ciel. Mais quelle es
pérance metlez-vous sur l'échafaud maintenant que la
grosse foule ne croit plus ? maintenant que toutes les reli.
gions sont attaquées du dry -rot, comme ces vieux vais.
seaux qui pourrissent dans nos ports, et qui jadis peut-être
ont découvert des mondes ? maintenant que les petits-en
fants se moquent de Dieu ? De quel droit lancez-vous dans
quelque chose dont vous doutez vous-mêmes les âmes
obscures de vos condamnés, ces âmes telles que Voltaire et
Pigault-Lebrun les ont faites ? Vous les livrez à votre aumô
nier de prison, excellent vieillard sans doute ; mais croit- il
et fait -il croire ? Ne grossoie-t- il pas comme une corvée
T2 18.
26 -
son ouvre sublime ? Est-ce que vous le prenez pour un
prêtre, ce bonhomme qui coudoie le bourreau dans la char.
rette ? Un écrivain plein d'âme et de talent l'a dit avant
nous : C'est une horrible chose de conserver le bourreau
après avoir óté le confesseur!
Ce ne sont lå, sans doute, que des « raisons sentimen ,
tales, » comme disent quelques dédaigneux qui ne pren
nent leur logique que dans leur tête . A nos yeux, ce sont
les meilleures. Nous préſérons souvent les raisons du sen
timent aux raisons de la raison . D'ailleurs, les deux séries
se tiennent toujours, ne l'oublions pas. Le Traité des Dé.
lits est greffé sur l'Esprit des Lois. Montesquieu a engen
dré Beccaria ,
La raison est pour nous, le sentiment est pour nous,
l'expérience est aussi pour nous. Dans les Etats inodėles,
où la peine de mort est abolie, la masse des crimes ca.
pitaux suit d'année en année une baisse progressive. Pe.
sez ceci .
Nous ne demandons cependant pas pour le moment une
brusque et compléte abolition de la peine de mort, comme
celle où s'était si étourdiment engagée la Chambre des 1
députés. Nous désirons au contraire tous les essais, toutes
les précautions, tous les tâlounements de la prudence.
D'ailleurs, nous ne voulons pas seulement l'abolition de la
peine de mort, nous voulons un remaniement complet de
la pénalité sous toutes ses formes, du haut en bas, depuis
le verrou jusqu'au couperet, et le temps est un des ingré
dients qui doivent entrer dans une pareille æuvre pour
qu'elle soit bien faite. Nous comptons développer ailleurs,
sur cetle matière, le système d'idées que nous croyons ap
plicable. Mais, indépendamment des abolitions partielles
pour les cas de fausses monnaies , d'incendie, de vols qua
lifiés, etc., nous demandons que, dès à présent, dans toutes
les affaires capitales, le président soit tenu de poser au
- 27
jury cette question : L'accusé a - t -il agi par passion ou
par intérêt ? et que, dans le cas où le jury répondrait :
L'accusé a agi par passion, il n'y ait pas condamnation
å mort . Ceci nous épargnerait du moins quelques exécu .
tions révoltantes . Ulbach et Débacker seraient sauvés. On
ne guillotinerait plus Othello.
Au reste, qu'on ne s'y trompe puas, cette question de la
peine de mort mûrit tous les jours. Avant peu, la sociéto
entière la résoudra comme nous.
Que les criminalistes les plus entêtés y fassent attention ,
depuis un siècle la peine de mort va s’amoindrissant . Elle
se fait presque douce. Signe de décrépitude. Signe de fai
blesse. Signe de mort prochaine. La torture a disparu . La
roue a disparu . La potence a disparu. Chose étrange ! la
guillotine est un progrés !
M. Guillotin était un philanthrope.
Qui , l'horrible Thémis dentue et vorace de Farinace or
de Vouglans, de Delancre et d'Isaac Loisel , de d'Oppėde et
de Machault, dépérit. Elle maigrit . Elle se meurt .
Voici déjà la Grève qui n'en veut plus . La Grève se réha
bilite. La vieille buveuse de sang s'est bien conduite en
Juillet . Elle veut mener désormais meilleure vie et rester
digne de sa derniére belle action . Elle qui s'était prosti
tuée depuis trois siècles å tous les échafauds, la pudeur la
prend. Elle a honte de son ancien métier . Elle veut perdre
son vilain nom. Elle répudie le bourreau . Elle lave son
pavė.
A l'heure qu'il est, la peine de mort est déjà loin de
Paris. Or, disons-le bien ici, sortir de Paris, c'est sortir de
la civilisation .
Tous les symptômes sont pour nous. Il semble aussi
qu'elle se rebute et qu'elle rechigne, cette hideuse ma
chine , ou plutôt ce monstre fait de bois et de fer qui est å
Guillotin ce que Galatée est å Pygmalion. Vues d'un cer
- 28
tain côté, les effroyables exécutions que nous avons dé
taillées plus haut sont d'excellents signes. La guillotine
hésite. Elle en est å manquer son coup . Tout le vieil écha
faudage de la peine de mort se détraque.
L'infâme machine partira de France, nous y comptons,
et , s'il plait à Dieu , elle partira en boitant, car nous tå
cherons de lui porter de rudes coups.
Qu'elle aille demander l'hospitalité ailleurs, à quelque
peuple barbare, non å la Turquie, qui se civilise, non aux
sauvages, qui ne voudraient pas d'elle (1 ) ; mais qu'elle
descende quelques échelons encore de l'échelle de la civi
lisation , qu'elle aille en Espagne ou en Russie.
L'édifice social du passé reposait sur trois colonnes : le
prêtre, le roi, le bourreau. Il y a déjà longtemps qu'une
voix a dit : Les dieux s'en vont ! Dernièrement une autre
voix s'est élevée et a crié : Les rois s'en vont ! Il est
temps maintenant qu'une troisième voix s'élève et dise :
Le bourreau s'en va !
Ainsi l'ancienne société sera tombée pierre å pierre ;
ainsi la Providence aura complété l'écroulement du passé.
A ceux qui ont regretté les dieux, on a pu dire : Dieu
reste. A ceux qui regrettent les rois, on peut dire : La pa
trie reste. A ceux qui regretteraient le bourreau, on n'a
rien à dire .
Et l'ordre ne disparaîtra pas avec le bourreau ; ne le
croyez point . La voûle de la société future ne croulera pas
pour n'avoir point cette clef hideuse. La civilisation n'est
autre chose qu'une série de transformations successives . A
quoi donc allez-vous assister? å la transformation de la
pénalité. La douce loi du Christ pénétrera enfin le Code et
rayonnera à travers . On regardera le crime comme une
maladie, et cette maladie aura ses médecins qui remplace

(1) Le « parlement » d'Otahiti vient d'abolir la peine de mort.


29
ront vos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes.
La liberté et la santé se ressembleront . On versera le
baume et l'huile où l'on appliquait le fer et le ſeu . On
traitera par la charité ce mal qu'on traitait par la colère .
Ce sera simple et sublime. La croix substituée au gibet ,
Voilà tout.

15 mars 1832
UNE COMÉDIE

A PROPOS

D'UNE TRAGÉDIE
PBRSONNAGBS

MADAME DE BLINYAI...
LE CHEVALIER .
ERGASTE .
UN POÈTE ÉLÉGIAQUE .
UN PHILOSOPHE.
UN GROS MONSIEUR .
UN MONSIEUR MAIGRE .
DES FEMMES.
UN LAQUALS.
UN SALON

UN POÈTE ÉLÉGIAQUE , lisant.

Le lendemain , des pas traversaient la forêt,


Un chien le long du fleuve en aboyant errait :
Et, quand la bachelette en larmes
Revint s'asseoir, le cœur renipli d'alarmes,
Sur la tant vieille tour de l'antique châtel,
Elle entendit les flots gémir, la triste Isaure :
Mais plus n'entendit la mandore
Du gentil ménestrell
TOUT L'AUDITOIRE.
Bravo ! charmant! ravissant !
On bat des mains.
MADANE DE BLINVAL .
Il y a dans cette fin un mystère indéfinissable qui tire
les larmes des yeux .
LE POŠTE ÉLÉGIAQUE.
La catastrophe est voilée...
LE CHEVALIER , hochant la tête.
Mandore, ménestrel, c'est du romantique, ça !
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Oui, monsieur, mais du romantique raisonnable ; du vrai
omantique. Que voulez - vous ? il faut bien faire quelques
concessions.
LE CHEVALIER .
Des concessious ! des concessions! c'est comme cela
- 34
qu'on perd le goût. Je donnerais tous les vers romanti
ques seulement pour ce quatrain :

De par le Pinde et par Cythero,


Gentil-Bernard est averti
Que l'Art d'Aimer doit samedi
Venir souper chez l'Art de Plaire .
j
Voilå la vraie poésie ! L'Art d'aimer qui soupe samedi
chez l’Art de plaire à la bonne heure ! Mais aujourd'hui
s'est la mandore, le ménestrel. On ne fait plus de poésies
fugitives. Si j'étais poéte, je ferais des poésies fugitives ;
mais je ne suis pas poète, moi.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Cependant, les élégies...
LE CHEVALIER .
Poésies fugitives, monsieur. (Bas à madame de Blin
val.) Et puis, châtel n'est pas français, on dit castel .
QUELQU'UN, au poète élégiaque.
Une observation, monsieur. Vous dites l'antique châtel,
pourquoi pas le gothique ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Gothique ne se dit pas en vers.
LE QUELQU'Ur .
Ah ! c'est différent.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE, poursuivant.
Voyez-vous bien, monsieur, il faut se borner. Je ne suis
pas de ceux qui veulent désorganiser le vers français, et
nous ramener à l'époque des Ronsard et des Brébeuf. Je
suis romantique, mais modéré . C'est comme pour les émo
tions . Je les veux douces , rêveuses , mélancoliques, mais
jamais de sang, jamais d'horreurs. Voiler les catastrophes.
Je sais qu'il y a des gens, des fous, des imaginations en
délire qui... Tenez, mesdames, avez - vous lu le nouveau
romap ?
- 35
LES DAMES.
Quel roman ?
LE POŠTE ÉLÉGIAQUB.
Le Dernier Jour...
UN GROS MONSIEUR .
Assez, monsieur; je sais ce que vous voulez dire. Le titre
seul me fait mal aux nerfs.
MADAME DE BLINVAL .
Et å moi aussi. C'est un livre affreux. Je l'ai là .
LRS DAMES .
Voyons, voyons .
On se passe le livre de main en main .
QUELQU'Un, lisant.
Le Dernier Jour d'un...
L. GROS MONSIEUR .
Grace, madame!
YADAV DE BLINVÁL .
En effet, c'est un livre abominable, un livre qui donne
le cauchemar, un livre qui rend malade.
UNE FEMME , bas.
Il faudra que je lise cela.
LE GROS MONSIEUR .
Il faut convenir que les mæurs vont se dépravant de jour
en jour. Mon Dieu, l'horrible idée ! développer, creuser ,
analyser, l'une après l'autre, et sans en passer une seule,
toutes les souffrances physiques, toutes les tortures morales
que doit éprouver un homme condamné à mort, le jour de
l'exécution ! Cela n'est- il pas atroce ? Comprenez -vous, mes
dames , qu'il sé soit trouvé un écrivain pour cette idée, et
un public pour cet écrivain ?
LE CHEVALIER .
Voilà en effet qui est souverainement impertinent.
MADAME DE BLINVAL .
Qu'est-ce que c'est que l'auteur ?
- 36
LE GROS MONSIEUR .
Il n'y avait pas de nom à la première édition.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
C'est le même qui a déjà fait deux autres romans . Ma
foi, j'ai oublié les titres. Le premier commence à la Mor
gue et finit å la Grève. A chaque chapitre, il y a un ogre
qui mange un enfant.
LE GROS MONSIEUR.
Vous avez lu cela, monsieur ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Oui , monsieur ; la scène se passe en Islande.
LE GROS MONSIEUR.
En Islande, c'est épouvantable !
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Il a fait en outre des odes, des ballades, je ne sais quoi,
où il y a des monstres qui ont des corps bleus.
LE CHEVALIER, riant.
Corbleu ! cela doit faire un furieux vers !
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Il a publié aussi un drame, -on appelle cela un drame,
- où l'on trouve ce beau vers :

Demain vingt -cinq juin mil six cent cinquante- sept.

QUELQU'UN.
Ah ! ce vers !
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Cela peut s'écrire en chiffres, voyez- vous, mesdames :
- Demain, 25 juin 1657 .
Il rit. On rit.
LE CHEVALIER .
C'est une chose particulière que la poésie d'à présent:
LE GROS MONSIEUR .
Ah cả ! il ne sait pas versifier, cet homme- lå ! Comment
donc s'appelle-t-il, déjà ?
37
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE .
Il a un nom aussi difficile à retenir qu'à prononcer. Il y
n du goth, du visigoth, de l'ostrogoth dedans.
Il rit .
MADAME DE BLINVAL.
C'est un vilain homme.
LE GROS MONSIEUR.
Un abominable homme.
UNE FEMME .
Quelqu'un qui le connaît m'a dit...
LE GROS MONSIEUR .
Vous connaissez quelqu'un qui le connaît ?
LA JEUNE FEMME .
Oui , et qui dit que c'est un homme doux, simple, qui vit
dans la retraite, et passe ses journées à jouer avec ses pe
tits enfants .
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Et ses nuits å rêver des cuvres de ténébres . - C'est
singulier ; voilà un vers que j'ai fait tout naturellement.
Mais c'est qu'il y est, le vers :

O Et ses nuits à rêver des euvres de ténèbres.

Avec une bonne cesure . Il n'y a plus que l'autre rime å


trouver ! pardieu ! funèbres.
MADAME DE BLINVAL .

Quidquid tentabat dicere, versus erat.

LE GROS MONSIEUR .
Vous disiez donc que l'auteur en question a de petits en
fants. Impossible, madame. Quand on a fait cet ouvrage
là ! un roman atroce !
QUELQU'
Mais, ce roman , da
- 38
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Est -ce que je sais, moi ?
LE PHILOSOPHE .
A ce qu'il paraît, dans le but de concourir à l'abolition
de la peine de mort .
LE GROS MONSIEUR .
One horreur, vous dis-je !
LE CHEVALIER .
Ah ça ! c'est donc un duel avec le bourreau ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE .
Il en veut terriblement à la guillotine.
UN MONSIEUR MAIGRE .
Je vois cela d'ici : des déclamations.
LE GROS MONSIEUR .
Point . Il y a à peine deux pages sur ce texte de la peine
de mort. Tout le reste , ce sont des sensations .
LE PHILOSOPHE .
Voilà le tort . Le sujet méritait le raisonnement. Un
drame, un roman , ne prouvent rien. Et puis, j'ai lu le li.
vre , et il est mauvais .
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE .
Détestable ! Est- ce que c'est lå de l'art ? C'est passer les
bornes , c'est casser les vitres . Encore, ce criminel , si je le
connaissais ? mais point. Qu'a - t- il fait ? on n'en sait rien .
C'est peut-être un fort mauvais drôle. On n'a pas le droit
de m'intéresser à quelqu'un que je ne connais pas.
LE GROS MONSIEUR.
On n'a pas le droit de faire éprouver å son lecteur des
souffrances physiques. Quand je vois des tragédies, on se
tue ; eh bien ! cela ne me fait rien . Mais, ce roman , il
vous fait dresser les cheveux sur la tête, il vous fait venir
ia chair de poule, il vous donne de mauvais rêves. J'ai été
deux jours au lit pour l'avoir lu.
39
LE PHILOSOPHE .
Ajoutez à cela que c'est un livre froid et compassé.
LE POÈTE .
Un livre !... un livre ! ...
LE PHILOSOPHE.
Oui . Et , comme vous disiez tout à l'heure, monsieur,
ce n'est point lå de véritable esthétique. Je ne m'intéresse
pas å une abstraction, å une entité pure. Je ne vois point
lå une personnalité qui s'adéquate avec la mienne . Et puis
le style n'est ni simple ni clair. Il sent l'archaïsme. C'est
bien lå ce que vous disiez, n'est-ce pas ?
LE POÈTE .
s
Sans doute, sans doute. Il ne faut pas de personnalité .
LE PHILOSOPHE .
Le condamné n'est pas intéressant.
LE POÈTE .
Comment intéresserait-il ? il a un crime et pas de re
mords. J'eusse fait le contraire . J'eusse conté l'histoire de
mon condamné . Né de parents honnêtes. Une bonne édu
cation. De l'amour. De la jalousie . Un crime qui n'en soit
pas un . Et puis des remords , des remords, beaucoup de
remords . Mais les lois humaines sont implacables . Il faut
qu'il meùre ; et lå j'aurais traité ma question sur la peine
de mort. A la bonne heure !
MADAME DE BLINVAL .
Ah ! ah !
LE PHILOSOPHE .
Pardon . Le livre, comme l'enlend monsieur, ne prouve
rait rien . La particularité ne régit pas la généralité.
LE POÈTE .
Eh bien ! mieux encore ; pourquoi n'avoir pas choisi
pour héros, par exemple ... Malesherbes , le vertueux Males
herbes ? son dernier jour, son supplice ? Oh ! alors, beau
- 40
et noble spectacle ! j'eusse pleuré, j'eusse frémi, j'eusse
voulu monter sur l'échafaud avec lui .
LE PHILOSOPHE.
Pas moi.
LE CHEVALIER .
Ni moi. C'était un révolutionnaire, aụ fond, que votre
monsieur de Malesherbes .
LE PHILOSOPHK .
L'échafaud de Malesherbes ne prouve rien contre la peine
de mort en général.
LE GROS MONSIEUR .
La peine de mort ! à quoi bon s'occuper de cela ? qu'est
ce que cela vous fait, la peine de mort ? Il faut que cet au
ceur soit bien mal né, de venir nous donner le cauchemar
à ce sujet avec sou livre !
MADAME DE BLINVAL .
Ah ! oui, un bien mauvais cæur !
LE GROS MONSIEUR .
Il nous force à regarder dans les prisons, dans les ba
gnes, dans Bicêtre . C'est fort désagréable. On sait bien que
ce sont des cloaques ; mais qu'importe å la société ?
MADAME DE BLINVAL.
Ceux qui ont fait les lois n'étaient pas des enfants.
LE PHILOSOPHE .
Ah ! cependant, en présentant les choses avec vérité...
LE MONSIEUR MAIGRE .
2
Eh ! c'est justement ce qui manque , la vérité. Que vou.
lez -vous qu'un poète sache sur de pareilles matières ! Il
faudrait être au moins procureur du roi . Tenez : j'ai lu,
dans une citation qu'un journal fait de ce livre, que le
condamné ne dit rien quand on lui lit son arrêt de mort;
eh bien ! moi, j'ai vu un condamné qui , dans ce moment
lå, a poussé un grand cri. Vous voyez .
- 41
LE PHILOSOPHE .
Permettez ...
LE MONSIEUR MAIGRE .
Tenez, messieurs, la guillotine, la Grève, c'est de mau
vais goût ; ... et la preuve, c'est qu'il paraît que c'est un
livre qui corrompt le goût, et vous rend incapable d'émo
tions pures, fraiches, naïves . Quand donc se lèveront les
défenseurs de la saine littérature ? Je voudrais être, et mes
réquisitoires m'en donneraient peut-être le droit, membre
de l'Académie française...- Voilà justement monsieur Er
gaste, qui en est. Que pense-t- il du Dernier Jour d'un
Condamné ?
ERGASTE .
Ma foi, monsieur, je ne l'ai lu ni le lirai. Je dinais hier
chez madame de Sénange, et la marquise de Morival en a
parlé au duc de Melcourt. On dit qu'il y a des personna
lités contre la magistrature, et surtout contre le président
d'Alimont. L'abbé de Floricour aussi était indigné . Il pa
raît qu'il y a un chapitre contre la religion, et un chapitre
contre la monarchie. Si j'étais procureur du roi ! ...
LE CHEVALIER .
Ah bien oui! procureur du roi ! et la Charte, et la li
berté de la presse! Cependant un poète qui veut suppri
mer la peine de mort, vous conviendrez que c'est odieux.
Ah ! ah ! dans l'ancien régime, quelqu'un qui se serait
permis de publier un roman contre la torture l ... - Mais
depuis la prise de la Bastille on peut tout écrire ... Les li.
vres font un mal affreux.
LE GROS MONSIEUR .
Affreux. On était tranquille, on ne pensait å rien . Il
se coupait bien de temps en temps en France une tête par
ci par-lå, deux tout au plus par semaine. Tout cela sans
bruit, sans scandale . Ils ne disaient rien , personne n'y
42
songeait... Pas du tout, voilà un livre... Un livre qui
vous donne un mal de tête horrible !
LE MONSIEUR MAIGRE .
Le moyen qu’un juré condamne après l'avoir lu !
ERGASTE .
Cela trouble les consciences .
MADAME DE BLINVAL .
Ah ! les livres ! les livres ! Qui eût dit cela d'un roman ?
LE POÈTE .
Il est certain que les livres sont bien souvent un poison
subversif de l'ordre social .
LE MONSIEUR MAIGRE .
Sans compter la langue , que messieurs les romantiques
révolutionnent aussi.
LE POÈTE.
Distinguons, monsieur, il y a romantiques et roman
tiques.
LE MONSIEUR MAIGRE .
Le mauvais goût, le mauvais goût.
ERGASTE.
Vous avez raison . Le mauvais goût.
LE MONSIEUR MAIGRE .
Il n'y a rien à répondre à cela.
LE PHILOSOPHE , appuyé au fauteuil d'une dame.
Ils disent lå des choses qu'on ne dit même plus rue
Mouffetard .
ERGASTE .
Ah ! l'abominable livre !
MADAME DE BLINVAL .
Eh ! ne le jelez pas au feu : il est à la loueuse.
LE CHEVALIER .
Parlez -moi de notre temps . Comme tout s'est dépravé
depuis, le goût et les moeurs ! Vous souvient-il de notre
temps , madame de Blir val ?
- 43
MADAME DE BLINVAL .
Non , monsieur, il ne m'en souvient pas.
LE CHEVALIER.
Nous étions le peuple le plus doux , le plus gai , le plus
spirituel. Toujours de belles fêtes, de jolis vers ; c'était
charmant. Y a - t-il rien de plus galant que le madrigal de
monsieur de la Harpe sur le grand bal que madame la ma
réchale de Mailly donna en mil sept cent... l'année de
l'exécution de Damiens .
LE GROS MONSIEUR, soupirant.
Heureux temps ! Maintenant les moeurs sont horribles,
et les livres aussi . C'est le beau vers de Boileau :

Et la chute des arts suit la décadence des meurs.

LE PHILOSOPHE, bas au poète.


Soupe -t-on dans cetle maison ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.
Oui, tout à l'heure.
LE MONSIEUR MAIGRE .
Maintenant on veut abolir la peine de mort, et pour cela
on fait des romans cruels , immoraux et de mauvais goût,
le Dernier Jour d'un Condamné, que sais -je ?
LE GROS MONSIEUR.
Tenez , mon cher, ne parlons plus de ce livre atroce ; et,
puisque je vous rencontre, dites -moi, que faites - vous de
cet homme dont nous avons rejeté le pourvoi depuis trois
semaines ?
LE MONSIEUR MAIGRE .
Ah ! un peu de patience ! je suis en congé ici ; laissez
moi respirer. A mon lour ! Si cela tarde trop pourtant,
j'écrirai à mon substitut ...
UN LAQUAIS , entrant .
Madame est servie.
Nous avons cru devoir réimprimer ici l'espèce de préface en
dialogue qu'on va lire, et qui accompagnait la quatrième édition
du DERNIER JOUR D’uv CONDAMNÉ. Il faut se rappeler en la lisant
au milieu de quelles objections politiques, morales et littéraires,
les premières éditions de ce livre furent publiées.
LE DERNIER JOUR

D'UN CONDAMNÉ

Bicêtre .
Condamné à mort !
Voilà cinq semaines que j'habite avec cette pensée, tou
jours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours
courbé sous son poids !
Autrefois, car il me semble qu'il y a plutôt des années
que des semaines , j'étais un homme comme un autre
homme . Chaque jour, chaque heure, chaque minute, avait
son idée . Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantai
sies . Il s'ainusait à me les dérouler les unes après les au
tres, sans ordre et sans fin , brodant d'inépuisables ara
besques cette rude et mince étoffe de la vie. C'étaient des
jeunes filles, de splendides chapes d'évêques, des batailles
gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumières, et
puis encore des jeunes filles et de sombres promenades la
nuit sous les larges bras des marronniers. C'était toujours
fète dans mon imagination . Je pouvais penser à ce que je
voulais, j'étais libre .
Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans
un cachot, mon esprit est en prison dans une idée . Une
horrible, une sanglante, nine implacable idée ! Je n'ai plus
20
46 LE DERNIER JOUR
qu'une pensée , qu'une conviction , qu'une certitude : -
condamné à mort !
Quoi que je fasse , elle est toujours là , cette pensée in
fernale, comme un spectre de plomb à mes côtés , seule et
jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi
misérable, et me secouant de ses deux mains de glace,
quand je veux détourner la tête ou fermer les yeux. Elle se
glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la
fuir, se mêle comme un refrain horrible à toutes les pa
roles qu'on m'adresse, se colle avec moi aux grilles hi
deuses de mon cachot, m’obsède éveillé, épie mon som
meil convulsif, et reparait dans mes rêves sous la forme
d'un couteau.
Je viens de m'éveiller en sursaut, poursuivi par elle en
me disant : - Ah ! ce n'est qu'un rêve ! -- Eh bien l avant
même que mes yeux lourds aient eu le temps de s'entr'ou
vrir assez pour voir celle fatale pensée écrite dans l'hor .
rible réalité qui m'entoure, sur la dalle mouillée et suante
de ma cellule , dans les rayons påles de ma lampe de nuit,
dans la trame grossière de la toile de mes vêtements , sur
la sombre figure du soldat de garde dont la giberne reluit
à travers la grille du cachot, il me semble que déjà une
voix a murmuré à mon oreille : Condamné à mort !

II

ü'était par une belle matinée d'août .


Il y avait trois jours que mon procés était entamé ; trois
jours que mon nom et mon crime ralliaient chaque matin
une nuée de spectateurs, qui venaient s'abattre sur les
bancs de la salle d'audience comme des corbeaux autour
d'un cadavre; trois jours que toute cette fantasmagorie
des juges, des témoins, des avocats, des procureurs du
D’UN CONDAMNÉ .

roi, passait et repassait devant moi , tantôt grotesque,


tantôt sanglante, toujours sombre et fatale. Les deux pre
mières nuits, d'inquiétude et de terreur, je n'en avais pu
dormir ; la troisième, j'en avais dormi d'ennui et de fati
gue. A minuit, j'avais laissé les jurés délibérant. On m'a
vait ramené sur la paille de mon cachot, et j'étais tombé
sur-le-champ dans un sommeil profond, dans un sommeil
d'oubli. C'étaient les premières heures de repos depuis
bien des jours.
J'étais encore au plus profond de ce profond sommeil
lorsqu'on vint me réveiller . Cette fois il ne suffit point du
pas lourd et des souliers ferrés du guichetier, du cliquetis
de son næud de clefs, du grincement rauque des verrous ;
il fallut pour me tirer de ma léthargie sa rude voix à mon
oreille et sa main rude sur mon bras . -- Levez-vous donc !
- J'ouvris les yeux ; je me dressai effaré sur mon séant.
En ce moment, par l'étroite et haute fenêtre de ma cellule ,
je vis au plafond du corridor voisin , seul ciel qu'il me fut
donné d'entrevoir, ce reſlet jaune ou des yeux habitués
aux ténèbres d'une prison savent si bien reconnaitre le
soleil . J'aime le soleil .
- Il fait beau , dis-je au guichetier. — Il resta un mo•
ment sans me répondre, comme ne sachant si cela valait
la peine de dépenser une parole ; puis avec quelque effort
il murmura brusquement : – C'est possible.
Je demeurais immobile , l'esprit å demi endormi, la bou .
che souriante , l'ail fixé sur cette douce réverbération
dorée qui diaprait le plafond . — Voilà une belle journée,
répétai- je. — Oui , me répondit l'homme, on vous attend.
Ce peu de mots , comme le fil qui rompt le vol de l’in.
secte, me rejeta violemment dans la réalité. Je revis sou.
dain, comme dans la lumière d'un éclair, la sombre salle
des assises, le fer à chevai des juges chargé de haillons
ensanglantés, les trois rangs de témoins aux faces stu
48 LE DERNIER JOUR
pides , les deux gendarmes aux deux bouts de mon banc, et
les robes noires s'agiter, et les têtes de la foule fourmiller
au fond dans l'ombre, et s'arrêter sur moi le regard fixe
de ces douze jurés, qui avaient veillé pendant que je dor
mais !
Je me levai ; mes dents claquaient, mes mains trem
blaient et ne savaient où trouver mes vêtements , mes
jambes étaient faibles. Au premier pas que je fis, je tré
buchai comme un portefaix trop chargé. Cependant je sui
vis le geôlier.
Les deux gendarmes m'attendaient au seuil de la cel
lule. On me remit les menottes . Cela avait une petite ser
rure compliquée qu'ils fermèrent avec soin. Je laissai faire :
c'était une machine sur une machine.
Nous traversâmes une cour intérieure. L'air vif du ma
tin me ranima . Je levai la tête. Le ciel était bleu , et les
rayons chauds du soleil, découpés par les longues chemi
nées, traçaient de grands angles de lumière au faîte des
murs hauts et sombres de la prison. Il faisait beau en
effet.
Nous montâmes un escalier tournant en vis ; nous pas.
sâmes un corridor, puis un autre , puis un troisième ; puis
une porte basse s'ouvrit. Un air chaud, mêlé de bruit, vint
me frapper au visage; c'était le souffle de la foule dans la
salle des assises. J'entrai .
Il y eut å mon apparition une rumeur d'armes et de
voix. Les banquettes se déplacerent bruyamment, les cloi.
sons craquèrent; et, pendant que je traversais la longue
salle, entre deux masses de peuple murées de soldats, il
me semblait que j'étais le centre auquel se rattachaient
les fils qui faisaient mouvoir toutes ces faces béantes et
penchées.
En cet instant je m'aperçus que j'étais sans fers ; mais
je ne pus me rappeler où ni quand on me les avait ôtés.
D'UN CONDAMNÉ . 49

Alors il se fit un grand silence . J'étais parvenu à ma


place . Au moment où le tumulte cessa dans la foule , il
cessa aussi dans mes idées . Je compris tout å coup claire
ment ce que je n'avais fait qu'entrevoir confusément jus
qu'alors, que le moment décisif était venu , et que j'étais
lå pour entendre ma sentence .
L'explique qui pourra, de la manière dont cette idée me
vint , elle ne me causa pas de terreur. Les fenêtres étaient
ouvertes ; l'air et le bruit de la ville arrivaient librement
du dehors : la salle était claire comme pour une noce ; les
gais rayons du soleil traçaient çà et là la figure lumineuse
des croisées, tantôt allongée sur le plancher, tantôt déve
loppée sur les tables , tantôt brisée à l'angle des murs ;
et de ces losanges éclatantes aux fenêtres chaque rayon
découpait dans l'air un grand prisme de poussière d'or.
*Les juges, au fond de la salle, avaient l'air satisfait,
probablement de la joie d'avoir bientôt fini. Le visage du
président , doucement éclairé par le reflet d'une vitre ,
avait quelque chose de calme et de bon ; et un jeune asses
seur causait presque gaiement, en chiffonnant son rabat,
avec une jolie dame en chapeau rose, placée par faveur
derrière lui.
Les jurés seuls paraissaient blêmes et abattus, mais c'é
tait apparemment de fatigue d'avoir veillé toute la nuit,
Quelques -uns baillaient ; rien , dans leur contenance, n'an- '
nonçait des hommes qui viennent de porter une sentence
de mort, et sur les figures de ces bons bourgeois je ne
devinais qu'une grande envie de dormir .
En face de moi une fenêtre était toute grande ouverte.
J'entendais rire sur le quai des marchandes de fleurs ; et,
au bord de la croisée , une jolie petite plante jaune, toute
pénétrée d'un rayon de soleil, jouait avec le vent dans une
fente de la pierre.
Comment une idée sinistre aurait -elle pu pomdre parmi
T3 20 .
50 LE DERNIER JOUR

tant de gracieuses sensations ? Inondé d'air et de soleil , il


me fut impossible de penser å autre chose qu'à la liberté ;
l'espérance vint rayonner en moi, comme le jour autour
de moi, et , confiant, j'attendis ma sentence comme on
attend la délivrance et la vie.
Cependant mon avocat arriva . On l'attendait. Il venait
de déjeuner copieusement et de bon appétit. Parvenu à sa
place , il se pencha vers moi avec un sourire . -- J'espère,
me dit-il . — N'est-ce pas ? répondis - je, léger et souriant
aussi . Oui, reprit- il ; je ne sais rien encore de leur dé
claration , mais ils auront sans doute écarté la prémédita
tion , et alors ce ne sera que les travaux forcés à perpé.
tuité . - Que me dites - vous là , monsieur ? répliquai-je
indigné ; plutôt cent fois la mort !
Oui , la mort ! - Et d'ailleurs , me répétait je ne sais
quelle voix intérieure, qu'est-ce que je risque à dire cela ?
A -t -on jamais prononcé sentence de mort autrement qu'à
minuit, aux flambeaux, dans une salle sombre et noire,
et par une froide nuit de pluie et d'hiver ? Mais au mois
d'août , å huit heures du matin , un si beau jour, ces bons
jurés, c'est impossible ! Et mes yeux revenaient se fixer
sur la jolie fleur jaune au soleil .
Tout à coup le président, qui n'attendait que l'avocat,
m'invita å me lever. La troupe porta les armes ; comme
par un mouvement électrique , toute l'assemblée fut debout
au même instant. Une figure insignifiante el nulle, placée
à une table au-dessous du tribunal, c'était, je pense, le
greffier, prit la parole, et lut le verdict que les jurés
avaient prononcé en mon absence . Une sueur froide sortit
de tous mes membres ; je m'appuyai au mur pour ne pas
tomber.
Avocat, avez - vous quelque chose à dire sur l'appli
cation de la peine ? demanda le président.
D'UN CONDAMNÉ. 51
J'aurais eu , moi , tout à dire ; mais rien ne me vint . Ma
langue resta collée à mon palais.
Le défenseur se leva .
Je compris qu'il cherchait à atténuer la déclaration du
jury, et à mettre dessous, au lieu de la peine qu'elle pro
voquait , l'autre peine, celle que j'avais élé si blessé de
lui voir espérer .
Il fallut que l'indignation fùt bien forte pour se faire
jour à travers les mille émotions qui se disputaient ma
pensée. Je voulus répéter å haule voix ce que je lui avais
déjà dit : Plutôt cent fois la mort ! mais l'haleine me
manqua , et je ne pus que l'arrêter rudement par le bras,
en criant avec une force convulsive : - Non !
Le procureur général combattit l'avocat, et je l'écoutai
avec une satisfaction stupide. Puis les juges sortirenl, puis
ils rentrérent, et le président me lut mon arrêt.
- Condamné à mort ! dit la foule. Et, tandis qu'on
m'emmenait , tout ce peuple se rua sur mes pas avec le
fracas d'un édifice qui se démolit. Moi, je marchais, ivre
et stupéfait. Une révolution venait de se faire en moi . Jus
qu'à l'arrêt de mort , je m'étais senti respirer, palpiter,
vivre dans le même milieu que les autres hommes ; main
tenant je distinguais clairement comme une clôture entre
le monde et moi . Rien ne m'apparaissait plus sous le même
aspect qu'auparavant . Ces larges fenêtres lumineuses, ce
beau soleil , ce ciel pur, cette jolie fleur, lout cela était
blanc et pâle, de la couleur d'un linceul. Ces hommes, ces
femmes, ces enfants qui se pressaient sur mon passage, je
leur trouvais des airs de fantômes.
Au bas de l'escalier, une noire et sale voiture grillée
m'attendait. Au moment d'y monter, je regardai au hasard
dans la place.- Un condamné à mort ! criaient les passants
en courant vers la voiture . – A travers le nuage qui me
semblait s'être interposé entre les choses et moi, je dis
52 LE DERNIER JOUR

tinguai deux jeunes filles qui me suivaient avec des yeux


avides . - Bon , dit la plus jeune en battant des mains, ce
sera dans six semaines !

III

Condamné à mort !
Eh bien ! pourquoi non ? Les hommes, je me rappelle
l'avoir lu dans je ne sais quel livre où il n'y avait que cela
de bon , les hommes sont tous condamnés à mort avec des
sursis indéfinis. Qu'y a-t-il donc de si changé à ma situa
tion ?
Depuis l'heure où mon arrêt m'a été prononcé, combien
sont morts qui s'arrangeaient pour une longue vie ! Com
bien m'ont devancé qui , jeunes , libres et sains, comptaient
bien aller voir tel jour tomber ma tête en place de Grève !
Combien d'ici lå peut-être, qui marchent et respirent au
grand air, entrent et sortent à leur gré, et qui me devan
ceront encore !
Et puis , qu'est-ce que la vie a donc de si regrettable
pour moi ? En vérité, le jour sombre et le pain noir du
cachot, la portion de bouillon maigre puisée au baquet des
galériens, être rudoyé , moi qui suis raffiné par l'éducation,
être brutalisé des guichetiers et des gardes-chiourmes, ne
pas voir un être humain qui me croie digne d'une parole
et å qui je la rende, sans cesse tressaillir et de ce que j'ai
fait et de ce qu'on me fera : voilà à peu près les seuls biens
que puisse m'enlever le bourreau .
Ah ! n'importe! c'est horrible !
D'UN CONDAMNÉ. 53

IV

La voiture noire me transporta ici, dans ce hideux Bi


cêtre .
Vu de loin, cet édifice a quelque majesté. Il se déroule
å l'horizon, au front d'une colline, et å distance garde
quelque chose de son ancienne splendeur, un air de châu
teau de roi . Mais à mesure que vous approchez le palais
devient masure. Les pignons dégradés blessent l'ail . Je ne
sais quoi de honteux et d'appauvri salit ces royales faça
des : on dirait que les murs ont une lépre. Plus de vitres,
plus de glaces aux fenêtres; mais de massifs barreaux de
ſer entre -croisés, auxquels se colle çà et là quelque håve
figure d'un galérien ou d'un fou .
C'est la vie vue de prės.

A peine arrivé, des mains de fer s'emparérent de moi .


On multiplia les précautions : point de couleau, point de
fourchette pour mes repas ; la camisole de force, une es
pèce de sac de toile à voilure, emprisonna mes bras; on
répondait de ma vie . Je m'étais pourvu en cassation . On
pouvait avoir pour six ou sept semaines de cette affaire
onéreuse, et il importait de me conserver sain et sauf à la
place de Grève.
Les premiers jours on me traita avec une douceur qui
m'était horrible. Les égards d'un guichetier sentent l'écha
faud . Par bonheur, au bout de peu de jours, l'habitude re
prit le dessus ; ils me confondirent avec les autres prison
niers dans une commune brutalité, et n'eurent plus de ces
54 LE DERNIER JOUR

distinctions inaccoutumées de politesse qui me remettaient


sans cesse le bourreau sous les yeux . Ce ne fut pas la seule
amélioration . Ma jeunesse, ma docilité , les soins de l'au
mônier de la prison , et surtout quelques mots en latin que
j'adressai au concierge , qui ne les comprit pas, m'ouvri.
rent la promenade une fois par semaine avec les autres
détenus , et firent disparaître la camisole où j'étais para
lysé. Après bien des hésitations , on m'a aussi donné de
l'encre, du papier, des plumes et une lampe de nuit.
Tous les dimanches, après la messe, on me lâche dans
le préau , à l'heure de la récréation . Lå , je cause avec les
détenus ; il le faut bien . Ils sont bonnes gens , les miséra
bles . Ils me content leurs lours , ce serait à faire horreur ;
mais je sais qu'ils se vantent . Ils m'apprennent à parler ar
got, à rouscailler bigorne, comme ils disent . C'est toute
une langue entée sur la langue générale comme une es
pèce d'excroissance hideuse, comme une verrue . Quelque
fois une énergie singulière, un pittoresque effrayant : il 3
a du résiné sur le trimar ( du sang sur le chemin ), épou
ser la veuve (être pendu ), comme si la corde du gibet était
veuve de tous les pendus. La tête d'un voleur a deux noms :
la sorbonne , quand elle médite, raisonne et conseille le
crime ; la tronche, quand le bourreau la coupe . Quelque
fois de l'esprit de vaudeville : un cachemire d'osier (une
hotte de chiffonnier) , la menteuse (la langue); et puis par
tout, à chaque instant, des mots bizarres, mystérieux,
laids et sordides , venus on ne sait d'ou : le taule ( le bour
reau) , la cône ( la mort) , la placarde ( la place des exécu
tions) . On dirait des crapauds et des araignées . Quand on
entend parler cetle langue, cela fait l'effet de quelque chose
de sale et de poudreux, d'une liasse de haillons que l'on
secouerait devant vous .
Du moins ces hommes-lå me plaignent, ils sont les seuls,
Les geôliers, les guichetiers, les porte -clefs, - je ne leur
D'UN CONDAMNÉ . 55

en veux pas, - causent et rient, et parlent de moi, devant


moi , comme d'une chose.

VI

Je me suis dit :
- Puisque j'ai le moyen d'écrire, pourquoi ne le ferais
je pas ? Mais quoi écrire ? Pris entre quatre murailles de
pierre nue et froide, sans liberté pour mes pas , sans hori.
zon pour mes yeux , pour unique distraction, machinale.
ment occupé tout le jour à suivre la marche lente de ce
carré blanchâtre que le judas de ma porte découpe vis-ů.
vis sur le mur sombre, et , comme je le disais tout à l'heure,
seul à seul avec une idée, une idée de crime et de châti
ment, de meurtre et de mort ! Est-ce que je puis avoir
quelque chose à dire , moi qui n'ai plus rien à faire dans
ce monde ? Et que trouverai-je dans ce cerveau flétri et vide
qui vaille la peine d'être écrit ?
Pourquoi non ? Si tout, autour de moi, est monotone et
décoloré, n'y a -t- il pas en moi une tempête, une lutte, une
tragédie ? Cette idée fixe qui me posséde ne se présente
t-elle pas å moi à chaque heure, à chaque instant, sous une
Bouvelle forme, toujours plus hideuse et plus ensanglantée
. à mesure que le terme approche ? Pourquoi n'essayerais -je
pas de me dire à moi -même tout ce que j'éprouve de vio
lent et d'incopnu dans la situation abandonnée ou me
voilå ? Certes, la matière est riche ; et , si abrégée que soit
ma vie, il y aura bien encore dans les angoisses , dans les
terreurs, dans les tortures qui la rempliront de cette heure
á la dernière , de quoi user cette plume et tarir cet encrier.
D'ailleurs ces angoisses , le seul moyen d'en moins souſ
frir, c'est de les observer, et les peindre m'en distraira.
Et puis, ce que j'éerirai ainsi ne sera peut-être pas inu
56 LE DERNIER JOUR
tile. Ce journal de mes souffrances, heure par heure, mi.
nute par minute, supplice par supplice, si j'ai la force de
le mener jusqu'au moment où il me sera physiquement
impossible de continuer ; cette histoire, nécessairement
inachevée, mais aussi complėte que possible, de mes sen
sations, ne portera-t-elle point avec elle un grand et pro
fond enseignement ? N'y aurait-il pas dans ce procès- ver
bal de la pensée agonisante, dans cette progression tou.
jours croissante de douleurs, dans cette espèce d'autopsie
intellectuelle d'un condamné, plus d'une leçon pour ceux
qui condamnent ! Peut-être cette lecture leur rendra - t-elle
la main moins légère quand il s'agira quelque autre fois
de jeter une tête qui pense, une tèle d'homme, dans ce
qu'ils appellent la balance de la justice ! Peut-être n'ont- ils
jamais réfléchi , les malheureux, à cette lente succession de
tortures que renferme la formule expéditive d'un arrêt de
mort ! Se sont-ils jamais seulement arrêtés à cette idée
poignante que dans l'homme qu'ils retranchent il y a une
intelligence, une intelligence qui avait compté sur la vie ,
une âme qui ne s'est point disposée pour la mort ? Non . Ils
ne voient dans tout cela que la chute verticale d'un cou
teau triangulaire, et pensent sans doute que pour le con
damné il n'y a rien avant, rien aprės .
Ces feuilles les détromperont. Publiées peut-être un jour,
elles arrêteront quelques moments leur esprit sur les souf
frances de l'esprit ; car ce sont celles-là qu'ils ne soupçon
nent pas. Ils sont triomphants de pouvoir tuer sans pres
que faire souffrir le corps . Eh ! c'est bien de cela qu'il s'a
git ! qu'est-ce que la douleur physique près de la douleur
morale ? Horreur et pitié , des lois faites ainsi ! Un jour
viendra, et peut-être ces Mémoires , derniers confidents
d'un misérable , y auront- ils contribué...
A moins qu'après ma mort le vent ne joue dans le préau
avec ces morceaux de papier souillés de houe, ou qu'ils
D’UN CONDAMNÉ. 57

n'aillent pourrir å la pluie, collés en étoiles à la vitre cas .


sée d'un guichetier.

VII

Que ce que j'écris ici puisse être un jour utile å d'au


tres, que cela arrête le juge prêt à juger, que cela sauve
des malheureux, innocents ou coupables, de l'agonie à la
quelle je suis condamné, pourquoi ? à quoi bon ? qu'im
porte ? Quand ma tête aura été coupée, qu'est - ce que cela
me fait qu'on en coupe d'autres ? Est- ce que vraiment j'ai
pu penser ces folies ? Jeter bas l'échafaud après que j'y
aurai monté ! je vous demande un peu ce qui m'en re
viendra ?
Quoi ! le soleil, le printemps, les champs pleins de
fleurs, les oiseaux qui s'éveillent le matin , les nuages,
les arbres, la nature, la liberté, la vie, tout cela n'est plus
à moi.
Ah ! c'est moi qu'il faudrait sauver ! Est -il bien vrai
que cela ne se peut , qu'il faudra mourir demain , aujour
d'hui peut- être; que cela est ainsi ? 0 Dieu ! l'horrible
idée å se briser la tête au mur de son cachot !

VIII

Complons ce qui me reste :


Trois jours de délai après l'arrêt prononcé pour le pour
oi en cassation .
Huit jours d'oubli au parquet de la cour d'assises ; aprės
quoi les pièces, comme ils disent, sont envoyées au mi
nistre.
Quinze jours d'attente chez le ministre, qui ne sait
21
58 LE DERNIER JOUR

seulement pas qu'elles existent, et qui cependant est supe


posé les transmettre, après examen, å cour de cas ,
sation.
Lá , classement , numérotage, enregistrement ; car la
guillotine est encombrée, et chacun ne doit passer qu'à
son tour.
Quinze jours pour veiller à ce qu'il ne vous soit pas fait
de passe -droit .
Enfin , la cour s'assemble d'ordinaire un jeudi , rejette
vingt pourvois en masse, et renvoie le tout au ministre,
qui renvoie au procureur général , qui renvoie au bour,
reau . Trois jours.
Le matin du quatrième jour le substitut du procureur
général se dit en mettant sa cravate : - Il faut pourtant
que cette affaire finisse. Alors , si le substitut du greffier
n'a pas quelque déjeuner d'amis qui l'en empêche, l'ordre
d'exécution est minuté , rédigé , mis au net, expédié , et le
lendemain dès l'aube on entend dans la place de Grève
clouer une charpente, et dans les carrefours hurler å plei.
nes voix des crieurs enroués .
En tout six semaines . La petite fille avait raison .
Or, voilà cinq semaines au moins , six peut-être, je n'ose
compter, que je suis dans ce cabanon de Bicêtre, et il me
semble qu'il y a trois jours, c'était jeudi.

IX

Je viens de faire mon testament.


A quoi bon ? Je suis condamné aux frais, et tout ce que
j'ai y suſfira å peine. La guillotine, c'est fort cher.
Je laisse une mère, je laisse une femme, je laisse un en
fant.
D'UN CONDAMNÉ. 59

Une petite fille de trois ans, douce, rose, frôle, avec de


grands yeux noirs et de longs cheveux châtains.
Elle avait deux ans et un mois quand je l'ai vue pour la
dernière fois .
Ainsi , aprés ma mort, trois femmes sans fils, sans mari,
sans pére ; trois orphelines de différente espèce; trois veu
ves du fait de la loi .
J'admets que je sois justement puni, ces innocentes,
qu'ont-elles fait ? N'importe ; on les déshonore, on les
ruine; c'est la justice .
Ce n'est pas que ma pauvre vieille mère m'inquiète ;
elle a soixante -quatre ans, elle mourra du coup . Ou , si elle
va quelques jours encore, pourvu que, jusqu'au dernier
moment, elle ait un peu de cendre chaude dans sa chauf
ferette, elle ne dira rien .
Ma femme ne m'inquiète pas non plus , elle est déjà
d'une mauvaise santé et d'un esprit faible, elle mourra
aussi .
A moins qu'elle ne devienne folle. On dit que cela fait
vivre ; mais du moins l'intelligence ne souffre pas ; elle
dort ; elle est comme morte .
Mais ma fille, mon enfant , ma pauvre petite Marie, qui
rit, qui joue , qui chante à cette heure, et ne pense à rien ,
c'est celle-là qui me fait mal .

Voici ce que c'est que mon cachot :


Huit pieds carrés ; quatre murailles de pierre de taille
qui s'appuient å angle droit sur un pavé de dalles exhaussé
d'un degré au-dessus du corridor extérieur.
A droite de la porte, en entrant, une espèce d'enfonce .
ment qui fait la dérision d'une alcôve. On y jette une botte
60 LE DERNIER JOUR

de paille ou le prisonnier est censé reposer et dormir ,


vêtu d'un pantalon de toile et d'une veste de coutil, hiver
comme été .
Au-dessus de ma tête, en guise de ciel , une noire voûte
en ogive - c'est ainsi que cela s'appelle - å laquelle d'é
paisses toiles d'araignées pendent comme des haillons .
Du reste, pas de fenêtres, pas même de soupirail ; une
porte ou le fer cache le bois .
Je me trompe : au centre de la porte , vers le haut, une
ouverture de neuf pouces carrés, coupée d'une grille en
croix, et que le guichetier peut fermer la nuit .
Au dehors, un assez long corridor , éclairé , aéré au
moyen de soupiraux étroits au haut du mur, et divisé en
compartiments de maçonnerie qui communiquent entre
eux par une série de portes cintrées et basses ; chacun de
ces compartiments sert en quelque sorte d'antichambre å
un cachot pareil au mien . C'est dans ces cachots que l'on
met les forçats condamnés par le directeur de la prison å
des peines de discipline . Les trois premiers cabanons sont
réservés aux condamnés à mort, parce qu'étant plus voi
sins de la geôle ils sont plus commodes pour le geôlier.
Ces cachots sont tout ce qui reste de l'ancien château de
Bicêtre, tel qu'il fut bâti dans le quinzième siècle par le
cardinal de Winchester, le même qui fit brûler Jeanne
d'Arc. J'ai entendu dire cela à des curieux qui sont venus
me voir l'autre jour dans ma loge , et qui me regardaient
å distance comme une bête de la Ménagerie. Le guichetier
a eu cent sous .
J'oubliais de dire qu'il y a nuit et jour un factionnaire
de garde à la porte de mon cachot, et que mes yeux ne
peuvent se lever vers la lucarne carrée sans rencontrer ses
deux yeux fixes toujours ouverts.
Du reste , on suppose qu'il y a de l'air et du jour dans
cette boîte de pierre.
D'UN CONDAMNÉ. 61

XI

Puisque le jour ne parait pas encore, que faire de la


nuit ? Il m'est venu une idée . Je me suis levé et j'ai pro
mené ma lampe sur les quatre murs de ma cellule . Ils
sont couverts d'écritures, de dessins, de figures bizarres,
de noms qui se mêlent et s'effacent les uns les autres . Il
semble que chaque condamné ait voulu laisser trace, ici
du moins . C'est du crayon, de la craie, du charbon , des
lettres noires, blanches, grises, souvent de profondes en
tailles dans la pierre, çà et lå des caractères rouillés qu'on
dirait écrits avec du sang. Certes , si j'avais l'esprit plus
libre, je prendrais intérêt à ce livre étrange qui se déve
loppe page å page à mes yeux sur chaque pierre de ce
cachot. J'aimerais à recomposer un tout de ces fragments
de pensée épars sur la dalle ; å retrouver chaque homme
sous chaque nom ; å rendre le sens et la vie à ces inscrip
tions mutilées, à ces phrases démembrées, à ces mots tron
qués, corps sans tête, comme ceux qui les ont écrits.
A la hauteur de mon chevet , il y a deux cours enflam
més, percés d'une flèche, et au-dessus : Amour pour la
vie . Le malheureux ne prenait pas un long engagement.
A côté, une espèce de chapeau à trois cornes avec une
petite figure grossièrement dessinée au -dessous, et ces
mots : Vive l'empereur ! 1824 .
Encore des cœurs enflammés avec cette inscription ca
ractéristique dans une prison : J'aime et j'adore Mathieu
Danvin . JACQUES.
Sur le mur opposé on lit ce nom : Papavoine. Le P
majuscule est brodé d'arabesques et enjolivé avec soin.
Un couplet d'une chanson obscène.
Un bonnet de liberté sculpté assez profondément dans
24 .
62 LE DERNIER JOUR
la pierre, avec ceci dessous : — Bories.- La République.
C'était un des quatre sous-officiers de la Rochelle . Pauvre
jeune homme ! Que leurs prétendues nécessités politiques
sont hideuses ! pour une idée, pour une rêverie, pour une
abstraction , cette horrible réalité qu'on appelle la guillo
tine ! - Et moi qui me plaignais , moi misérable qui ai
commis un véritable crime, qui ai versé du sang !
Je n'irai pas plus loin dans ma recherche. --- Je viens
de voir, crayonnée en blanc au coin du mur, une image
épouvantable , la figure de cet échafaud qui , à l'heure qu'il
est, se dresse peut-être pour moi . - La lampe a failli mo
tomber des mains.

XII

Je suis revenu m'asseoir précipitamment sur ma paille,


la tête dans les genoux. Puis mon effroi d'enfant s'est dis
sipé , et une étrange curiosité m'a repris de continuer la
lecture de mon mur.
A côté du nom de Papavoine, j'ai arraché une énorme
toile d'araignée , tout épaissie par la poussière et tendue à
l'angle de la muraille . Sous cette toile , il y avait quatre ou
cinq noms parfaitement lisibles, parmi d'autres dont il ne
reste rien qu'une tache sur le mur. - DAUTUN , 1815.
POULAIN, 1818. - JEAN MARTIN , 1821. - CASTAING, 1823 ,
J'ai lu ces noms, et de lugubres souvenirs me sont venus,
Dautun , celui qui a coupé son frère en quartiers, et qui
allait la nuit dans Paris jetant la tête dans une fontaine
et le tronc dans un égout; Poulain , celui qui a assassiné
sa femme ; Jean Martin, celui qui a tiré un coup de pisto
let à son père au moment où le vieillard ouvrait une fe
nêtre ; Castaing , ce médecin qui a empoisonné son ami , et
qui, le soignant dans cette dernière maladie qu'il lui avait
D'UN CONDAMNÉ. 63
faite, au lieu de remède lui redonnait du poison ; et auprès
de ceux-lå Papavoine, l'horrible fou qui tuait les enfants à
coups de couteau sur la tête !
Voilà , me disais -je, et un frisson de fièvre me montait
dans les reins, voilà quels ont été avant moi les hôtes de
cette cellule. C'est ici, sur la même dalle oů je suis, qu'ils
ont pensé leurs dernières pensées , ces hommes de meurtre
et de sang! C'est autour de ce mur , dans ce carré étroit,
que leurs derniers pas ont tourné comme ceux d'une bête
fauve. Ils se sont succédé å de courts intervalles ; il paraît
que ce cachot ne désemplit pas . Ils ont laissé la place
chaude, et c'est à moi qu'ils l'ont laissée. J'irai à mon
tour les rejoindre au cimetière de Clamart , où l'herbe
pousse si bien !
Je ne suis ni visionnaire ni superstiticux . Il est proba
ble que ces idées me donnaient un accès de fièvre; mais,
pendant que je rêvais ainsi , il m'a semblé tout à coup
que ces noms fatals étaient écrits avec du feu sur le mur
noir ; un tintement de plus en plus précipité a éclaté dans
mes oreilles ; une lueur rousse a rempli mes yeux ; et puis
il m'a paru que le cachot était plein d'hommes, d'hommes
étranges qui portaient leur tête dans leur main gauche,
et la portaient par la bouche parce qu'il n'y avait pas de
chevelure. Tous me montraient le poing, excepté le par.
ricide .
J'ai fermé les yeux avec horreur, alors j'ai tout vu plus
distinctement.
Rêve, vision ou réalité, je serais devenu fou si une im
pression brusque ne m'eût réveillé à temps. J'étais près de
tomber à la renverse lorsque j'ai senti se traîner sur mon
pied nu un ventre froid et des pattes velues. C'était l'arai
gnée que j'avais dérangée et qui s'enfuyait.
Cela m'a dépossédé. -Oh ! les épouvantables spectres !
- Non , c'était une fumée, une imagination de mon cer
64 LE DERNIER JOUR
veau vide et convulsif. Chimère à la Macbeth ! les morts
sont morts ; ceux-là surtout. Ils sont bien cadenassés dans
le sépulcre. Ce n'est pas lå une prison dont on s'évade.
Comment se fait-il donc que j'aie eu peur ainsi ?
La porte du tombeau ne s'ouvre pas en dedans.

XIII

J'ai vu ces jours passés une chose hideuse.


Il était à peine jour, et la prison était pleine de bruil.
On entendait ouvrir et ſermer les lourdes portes, grincer
les verrous et les cadenas de fer, carillonner les trousseaux
de clefs entrechoqués à la ceinture des geôliers, trembler
les escaliers du haut en bas sous des pas précipités , et des
voix s'appeler et se répondre des deux bouts des longs cor
ridors. Mes voisins de cachots, les forçats en punition,
étaient plus gais qu'à l'ordinaire. Tout Bicêtre semblait
rire, chanter, courir, danser.
Moi , seul muet dans ce vacarme, seul immobile dans
ce tumulte, étonné et attentif, j'écoutais.
Un geôlier passa.
Je me hasardai à l'appeler et å lui demander si c'était
fête dans la prison . — Fête si l'on veut ! me répondit-il.
C'est aujourd'hui qu'on ferre les forçats qui doivent partir
demain pour Toulon . Voulez-vous voir ? cela vous amu .
sera . C'était en effet, pour un reclus solitaire, une bonne
fortune qu’un spectacle, si odieux qu'il fût. J'acceptai
l'amusement.
Le guichetier prit les précautions d'usage pour s'assurer
de moi , puis ' me conduisit dans une petite cellule vide et
absolument démeublée, qui avait une fenêtre grillée, mais
une véritable fenêtre à hauteur d'appui, et à travers la .
quelle on apercevait réellement le ciel.
D'UN CONDAMNE , 65

Tenez, me dit-il, d'ici vous verrez et vous entendrez .


Vous serez seul dans votre loge, comme le roi .
Puis il sortit et referma sur moi serrures, cadenas et
verrous .
La fenêtre donnait sur une cour carrée assez vaste, et
autour de laquelle s'élevait des quatre côtés, comme une
muraille, un grand bâtiment de pierre de taille à six éta
ges. Rien de plus dégradé, de plus nu, de plus misérable
å l'ail que cette quadruple facade percée d'une multitude
de fenêtres grillées, auxquelles se tenaient collés, du bas
en haut , une foule de visages maigres et blêmes, pressés
les uns au-dessus des autres , comme les pierres d'un mur,
et tous pour ainsi dire encadrés dans les entre-croisements
des barreaux de fer . C'étaient les prisonniers, spectateurs
de la cérémonie en attendant leur jour d'être acteurs. On
eût dit des âmes en peine aux soupiraux du purgatoire qui
donnent sur l'enfer.
Tous regardaient en silence la cour vide encore. Ils at
tendaient. Parmi ces figures éteintes et mornes, çå et lå
brillaient quelques yeux perçants et viſs comme des points
de feu .
Le carré de prisons qui enveloppe la cour ne se referme
pas sur lui -même. Un des quatre pans de l'édifice (celui
qui regarde le levant ) est coupé vers son milieu , et ne se .
ratlache au pan voisin que par une grille de fer. Cette
grille s'ouvre sur une seconde cour, plus petite que la pre
mière, et, comme elle, est bloquée de murs et de pignons
noirâtres .
Tout autour de la cour principale, des bancs de pierre
s'adossent à la muraille . Au milieu se dresse une tige de
fer courbée, destinée à porter une lanterne.
Midi sonna. Une grande porte cochère, cachée sous un
enfoncement, s'ouvrit brusquement. Une charrette, escor
tée d'espèces de soldats sales et honteux , en uniformes
66 LE DERNIER JOUR

bleus, à épaulettes rouges et à bandoulières jaunes, entra


lourdement dans la cour avec un bruit de ferraille. C'était
la chiourme et les chaînes.
Au même instant, comme si ce bruit réveillait tout le
bruit de la prison , les spectateurs des fenêtres, jusqu'alors
silencieux et immobiles , éclatérent en cris de joie , ei
chansons , en menaces , en imprécations mêlées d'éclats de
rire poignants å entendre . On eût cru voir des masques de
démons . Sur chaque visage parut une grimace, tous les
poings sortirent des barreaux, toutes les voix hurlèrent ,
tous les yeux ilamboyèrent , et je fus épouvanté de voir
tant d'étincelles reparaitre dans cette cendre .
Cependant les argousins, parmi lesquels on distinguait,
å leurs vêtements propres et à leur effroi , quelques cu
rieux venus de Paris, les argousins se mirent tranquille
ment à leur besogne. L'un d'eux monta sur la charrette,
et jeta à ses camarades les chaînes, les colliers de voyage,
et les liasses de pantalons de toile . Alors ils se dépecèrent
le travail ; les uns allérent étendre dans un coin de la cour
les longues chaines qu'ils nommaient dans leur argot les
ficelles ; les autres déployérent sur le pavé les taffetas, les
chemises et les pantalois ; tandis que les plus sagaces exa
minaient un à un , sous l'æil de leur capitaine, petit vieil
lard trapu , les carcans de fer, qu'ils éprouvaient ensuite
en les faisant étinceler sur le pavé. Le tout aux acclama.
tions railleuses des prisonniers , dont la voix n'était domi.
née que par les rires bruyants des forçats pour qui cela se
préparait, et qu'on voyait relégués aux croisées de la vieille
prison qui donne sur la petite cour .
Quand ces apprêts furent terminés, un monsieur brodé
en argent , qu'on appelait monsieur l'inspecteur, donna
un ordre au directeur de la prison ; et un moment après
voilà que deux ou trois portes basses vomirent presque en
même temps, et comme par bouffées, dans la cour, des
D'UN CONDAMNĚ. 67
nuées d'hommes hideux , hurlants et déguenillés. C'étaient
les forçats.
A leur entrée, redoublement de joie aux fenêtres . Quel.
ques -uns d'entre eux , les grands noms du bagne, furent
salués d'acclamations et d'applaudissements qu'ils rece
vaient avec une sorte de modestie fière. La plupart avaient
des espèces de chapeaux tressés de leurs propres mains ,
avec la paille du cachot, et toujours d'une forme étrange,
afin que, dans les villes où l'on passerait , le chapeau fit
remarquer la tête . Ceux -là étaient plus applaudis encore .
Un surtout excita des transports d'enthousiasme : un jeune
homme de dix-sept ans , qui avait un visage de jeune fille.
Il sortait du cachot, où il était au secret depuis huit jours ;
de sa botle de paille il s'était fait un vêtement qui l'enve
loppait de la tête aux pieds, et il entra dans la cour en
faisant la roue sur lui-même avec l'agilité d'un serpent.
C'était un baladin condamné pour vol . Il y eut une rage
de battements de mains et de cris de joie. Les galériens y
répondaient, et c'était une chose effrayante que cet échange
de gaietés entre les forçats en titre et les forçats aspirants.
La société avait beau être lá , représentée par les geôliers
et les curieux épouvantés , le crime la narguait en face, et
de ce châtiment horrible faisait une fête de famille .
A mesure qu'ils arrivaient, on les poussait , entre deux
haies de gardes-chiourmes, dans la petite cour grillée, ou
la visite des médecins les attendait . C'est là que tous len
taient un dernier eſfort pour éviter le voyage, alléguant
quelque excuse de santé : les yeux malades , la jambe boi
teuse, la main mutilée . Mais presque toujours on les trou
vait bons pour le bagne ; et alors chacun se résignait avec
insouciance, oubliant en peu de minutes sa prétendue in
firmité de toute la vie .
La grille de la petite cour se rouvrit. Un gardien fit
l'appel par ordre alphabétique ; et alors ils sortirent un å
68 LE DERNIER JOUR
un , et chaque forçat s'alla ranger debout dans un coin de
la grande cour, près d'un compagnon donné par le hasard
de sa lettre initiale. Ainsi chacun se voit réduit à lui.
même ; chacun porte sa chaîne pour soi, côte à côte avec
un inconnu ; et si par hasård un forçat a un ami, la chaîne
l'en sépare . Dernière des misères.
Quand il y en eut à peu près une trentaine de sortis, on
referma la grille. Un argousin les aligna avec son bâton,
jeta devant chacun d'eux une chemise, une veste et un
pantalon de grosse toile , puis fit un signe , et tous com
mencèrent å se déshabiller. Un incident inattendu vint,
comme å point nommé, changer cette humiliation en tor
lure.
Jusqu'alors temps avait été assez beau ; et si la bise
d'octobre refroidissait l'air, de temps en temps aussi elle
ouvrait çà et là dans les brumes grises du ciel une crevasse
par ou tombait un rayon de soleil . Mais à peine les forçats
se furent-ils dépouillés de leurs haillons de prison , au mo
ment où ils s'offraient nus et debout å la visite soupçon
neuse des gardiens et aux regards curieux des étrangers,
qui tournaient autour d'eux pour examiner leurs épaules,
le ciel devint noir , une froide averse d'automne éclata
brusquement, et se déchargea i torrents dans la cour
carrée, sur les têtes découvertes, sur les membres nus des
galériens, sur leurs misérables sayons étalés sur le pavé .
En un clin d'æil le préau se vida de tout ce qui n'était
pas argousin ou galérien . Les curieux de Paris allérent s'a
briter sous les auvents des portes .
Cependant la pluie tombait à flots . On ne voyait plus
dans la cour que les forçats nus et ruisselants sur le pavé
noyé . Un silence morne avait succédé à leurs bruyantes
-bravades . Ils grelottaient, leurs dents claquaient; leurs
jambes maigries , leurs genoux noueux, s'entre -choquaient ,
et c'était pitié de les voir appliquer sur leurs membres
D'UN CONDAMNÉ. 69
bleus ces chemises trempées, ces vestes, ces pantalons dé
gouttants de pluie . La nudité eût été meilleure.
Un seul , un vieux, avait conservé quelque gaieté. Il s'é
cria, en s'essuyant avec sa chemise mouillée, que cela n'é
tait pas dans le programme, puis se prit å rire en mon
trant le poing au ciel .
Quand ils eurent revêtu les habits de route, on les mena
par bande de vingt ou trente à l'autre coin du préau, ou
les cordons allongés à terre les attendaient . Ces cordons
sont de longues et fortes chaînes coupées transversalement
de deux en deux pieds par d'autres chaînes plus courtes, å
l'extrémité desquelles se rattache un carcan carré, qui
s'ouvre au moyen d'une charnière pratiquée à l'un des an
gles, et se ferme à l'angle opposé par un boulon de fer,
rivé pour tout le voyage sur le cou du galérien . Quand ces
cordons sont développés i terre, ils figurent assez bien la
grande arète d'un poisson .
On fit asseoir les galériens dans la boue, sur les pavés
inondés ; on leur essaya les colliers ; puis deux forgerons
de la chiourme, armés d'enclumes portatives, les leur rivė
rent à froid grands coups de masses de ſer. C'est un mo
ment affreux, ou les plus hardis pâlissent. Chaque coup de
marteau , asséné sur l'enclume appuyée à leur dos, fait
rebondir le menton du patient ; le moindre mouvement
d'avant en arrière lui ferait sauter le crâne comme une
coquille de noix.
Après celte opération, ils devinrent sombres. On n'en
tendait plus que le grelottement des chaînes, et par inter
valles un cri et le bruit sourd du bâton des gardes-chiour
mes sur les membres des récalcitrants. Il y en eut qui pleu .
rérent; les vieux frissonnaient et se mordaient les lèvres.
Je regardais avec terreur tous ces profils sinistres dans
leurs cadres de fer.
Ainsi, après la visite des médecins, la visite des geôliers ;
22
70 LE DERNIER JOUR
après la visite des geôliers, le ſerrage. Trois actes à ce
spectacle .
Un rayon de soleil reparut. On eût dit qu'il mettait le
feu à tous ces cerveaux . Les forçats se levèrent à la fois
comme par un mouvement convulsif. Les cinq cordons se
raltachèrent par les mains, et tout à coup se formerent en
ronde immense autour de la branche de la lanterne . Ils
tournaient å fatiguer les yeux . Ils chantaient une chanson
du bagne , une romance d'argot, sur un air tantôt plaintif,
tantól furieux et gai; on entendait par intervalles des cris
grêles, des éclats de rire déchirés et haletants se mêler aux
mystérieuses paroles; puis des acclamations ſuribondes, et
les chaines qui s'entre -choquaient en cadence servaient
d'orchestre à ce chant plus rauque que leur bruit. Si je
cherchais une image du sabbat, je ne la voudrais ni meil
leure ni pire.
On apporta dans le préau un large baquet. Les garde
chiourmes rompirent la danse des forçats à coups de bâton,
et les conduisirent à ce baquet, dans lequel on voyait na
ger je ne sais quelles herbes dans je ne sais quel liquide
fumant et sale. Ils mangerent.
Puis , ayant mangé , ils jelèrent sur le pavé ce qui res
tait de leur soupe et de leur pain bis , et se remirent à
danser et à chanter. Il parait qu'on leur laisse cette liberté
le jour du ferrage et la nuit qui le suit.
J'observais ce spectacle étrange avec une curiosité si
avide, si palpitante , si attentive, que je m'étais oublié moi
même. Un profond sentiment de pitié me remuait jus
qu'aux entrailles, et leurs rires me faisaient pleurer.
Tout à coup , à travers la rêverie profonde où j'étais
tombé, je vis la ronde hurlante s'arrêter et se taire. Puis
tous les yeux se tournèrent vers la fenêtre que j'occupais.
Le condamné ! le condamné ! criérent- ils tous en me
montrant du doigt ; et les explosions de joie redoublerent,
D'UN CONDAMNÉ . 71
Je restai pétrifié.
J'ignore d'où ils me connaissaient et comment ils m'a
vaient reconnu .
Bonjour ! bonsoir ! me criérent-ils avec leur ricane
ment atroce. Un des plus jeunes , condamné aux galères
perpétuelles, face luisante et plombée , me regarda d'un air
d'envie en disant : - Il est heureux ! il sera rognė ! Adieu,
camarade!
Je ne puis dire ce qui se passait en moi . J'étais leur ca.
marade en effet. La Grève est seur de Toulon . J'étais
même placé plus bas qu'eux : ils ine faisaient honneur. Je
frissonnai .
Oui, leur camarade! et, quelques jours plus tard , j'aurais
pu aussi , moi , être un spectacle pour eux .
J'étais demeuré à la fenêtre, immobile, perclus, para.
lysé . Mais, quand je vis les cinq cordons s'avancer, se ruer
vers moi avec des paroles d'une infernale cordialité ; quand
j'entendis le tumultueux fracas de leurs chaînes, de leurs
clameurs, de leurs pas , au pied du mur, il me sembla que
cette nuée de démons escaladait ma misérable cellule ; je
poussai un cri , je me jetai sur la porte d'une violence à la
briser ; mais pas moyen de fuir : les verrous étaient tirés
en dehors. Je heurtai, j'appelai avec rage . Puis il me
sembla entendre de plus près encore les effrayantes voix
des forçats. Je crus voir leurs têtes hideuses paraitre déjà
au bord de ma fenêtre, je poussai un second cri d'angoisse
et je tombai évanoui.

XIV

Quand je revins å moi il était nuit. J'étais couché dans


un grabat ; une lanterne qui vacillait au plafond me fit
R
72 LE DERNIE JOUR

voir d'autres grabats alignés des deux côtés du mien . Je


compris qu'on m'avait transporté à l'infirmerie .
Je restai quelques instants éveillé, mais sans pensée et
sans souvenir, tout entier au bonheur d'être dans un lit.
Certes, en d'autres temps, ce lit d'hôpital et de prison
m'eût fait reculer de dégoût et de pitié ; mais je n'étais
plus le même homme. Les draps étaient gris et rudes au
toucher, la couverture maigre et trouée ; on sentait la
paillasse à travers le matelas ; qu'importe ! mes membres
pouvaient se déroidir à l'aise entre ces draps grossiers;
sous cette couverture, si mince qu'elle fût, je sentais se
dissiper peu à peu cet horrible froid de la moelle des os,
dont j'avais pris l'habitude. - Je me rendormis .
Un grand bruit me réveilla ; il faisait pelit jour. Ce bruit
venait du dehors : mon lit était à côté de la fenêtre, je me
levai sur mon séant pour voir ce que c'était.
La fenêtre donnait sur la grande cour de Bicêtre . Cette
cour était pleine de monde ; deux haies de vétérans avaient
peine à maintenir libre, au milieu de cette foule, un étroit
chemin qui traversait la cour . Entre ce double rang de
soldats cheminaient lentement , cahotées à chaque pavé,
cinq longues charrettes chargées d'hommes : c'étaient les
forçats qui partaient.
Ces charrettes étaient découvertes . Chaque cordon en
occupait une. Les forçats étaient assis de côté sur chacun
des bords , adossés les uns aux autres, séparés par la chaîne
commune , qui se développait dans la longueur du chariot,
et sur l'extrémité de laquelle un argousin debout, ſusil
chargé, tenait le pied . On entendait bruire leurs fers, et,
à chaque secousse de la voiture, on voyait sauter leurs
têtes et ballotter leurs jambes pendantes.
Une pluie fine et pénétrante glaçait l'air et collait sur
leurs genoux leurs pantalons de toile , de gris devenus noirs.
Leurs longues barbes, leurs cheveux courts, ruisselaient,
D’UN CONDAMNÉ 73

leurs visages étaient violets ; on les voyait grelotter, et


leurs dents grinçaient de rage et de froid . Du reste, pas
de mouvements possible . Une fois rivé à cette chaîne, on
n'est plus qu'une fraction de ce tout hideux qu'on appelle
le cordon , et qui se meut comme un seul homme. L'in
telligence doit abdiquer ; le carcan du bagne la condamne
à mort ; et, quant à l'animal lui-même, il ne doit plus
avoir de besoins et d'appétits qu'à heures fixes. Ainsi, im
mobiles, la plupart demi - nus, têtes découvertes et pieds
pendants , ils commençaient leur voyage de vingt- cinq
jours, chargés sur les mêmes charrettes, vêtus des mêmes
vêtements pour le soleil à plomb de juillet et pour les
froides pluies de novembre. On dirait que les hommes
veulent mettre le ciel de moitié dans leur office de bour
reaux .
Il s'était établi entre la foule et les charrettes je ne sais
quel horrible dialogue : injures d'un côté, bravades de
l'autre, imprecations des deux parts ; mais, à un signe du
capitaine , je vis les coups de bâton pleuvoir au hasard
dans les charrettes, sur les épaules ou sur les têtes , et tout
rentra dans cette espèce de calme extérieur qu'on appelle
l'ordre. Mais les yeux étaient pleins de vengeance , et les
poings des misérables se crispaient sur leurs genoux.
Les cinq charrettes, escortées de gendarmes à cheval et
d'argousins à pied , disparurent successivement sous la
haute porte cintrée de Bicêtre; une sixième les suivit,
dans laquelle ballottaient pêle -mêle les chaudières , les
gamelles de cuivre et les chaines de rechange. Quelques
gardes-chiourmes, qui s'étaient attardés à la cantine , sor
tirent en courant pour rejoindre leur escouade. La foule
s'écoula . Tout ce spectacle s'évanouit comme une fantas
magorie. On entendit s'affaiblir par degrés dans l'air le
bruit lourd des roues et des pieds de chevaux sur la route
pavée de Fontainebleau, le claquement des fouets, le cli
T4
74 LE DERNIER JOUR

quetis des chaines, et les hurlements du peuple, qui sou-


haitait malheur au voyage des galériens.
Et c'est là pour eux le commencement!
Que me disait- il donc, l'avocat ? Les galères ! Ah !
oui, plutôt mille fois la mort, plutôt l'échafaud que le
bagne , plutôt le néant que l'enfer; plutôt livrer mon cou
au couteau de Guillotin mu'au carcan de la chiourme ! Les
galères, juste ciel !

XV

Malheureusement je n'étais pas malade . Le lendemain il


fallut sortir de l'infirmerie . Le cachot me reprit.
Pas malade ! en effet, je suis jeune , sain et ſort. Le sang
coule librementdans mes veines ; tous mes membres obéis
sent à tous mes caprices; je suis robuste de corps et d'es
prit, constitué pour une longue vie ; oui, tout cela est vrai ,
et cependant j'ai une maladie, une maladie mortelle, une
maladie faite de la main des hommes .
Depuis que je suis sorti de l'infirmerie , il m'est venu
une idée poignante, une idée à me rendre fou , c'est que
j'aurais peut-être pu m'évader si on m'y avait laissé . Ces
médecins, ces sæurs de charité, semblaient prendre intérêt
å moi . Mourir si jeune et d'une telle mort ! On eût dit
qu'ils me plaignaient , tant ils étaient empressés autour de
mon chevet. Bah ! curiosité ! Et puis ces gens qui guéris
sent vous guérissent bien d'une fièvre, mais non d'une
sentence de mort . Et pourtant cela leur serait si facile !
une porte ouverte ! Qu'est -ce que cela leur ſerait ?
Plus de chances maintenant ! mon pourvoi sera rejeté,
parce que tout est en régle ; les témoins ont bien témoi
gné, les plaideurs ont bien plaidé, les juges ont bien jugé.
Je n'y compte pas, à moins que... Non, folie ! plus d'es
D'UN CONDAMNÉ . 75

pérance ! Le pourvoi, c'est une corde qui vous tient sus


pendu au -dessus de l'abîme, et qu'on entend craquer å
chaque instant , jusqu'à ce qu'elle se casse . C'est comme
si le couleau de la guillotine mettait six semaines å tom
ber.
Si j'avais ma grâce ? — Avoir ma grâce ! Et par qui ? et
pour quoi ? et comment ? Il est impossible qu'on me fasse
grâce . L'exemple! comme ils disent .
Je n'ai plus que trois pas à faire : Bicêtre , la Concier
gerie, la Grève.

XVI

Pendant le peu d'heures que j'ai passées à l'infirmerie,


je m'étais assis près d'une fenêtre, au soleil - il avait re
paru ou du moins recevant du soleil tout ce que les
grilles de la croisée m'en laissaient.
J'étais là , ma tête pesante et embrasée dans mes deux
mains, qui en avaient plus qu'elles n'en pouvaient porter,
mes coudes sur mes genoux , les pieds sur les barreaux de
ma chaise ; car l’abattement fait que je me courbe et me
replie sur moi-niême comme si je n'avais plus ni os dans
les membres ni muscles dans la chair.
L'odeur étouflée de la prison me suffoquait plus que ja
mais, j'avais encore dans l'oreille tout ce bruit de chaînes
des galériens, j'éprouvais une grande lassitude de Bicêtre.
Il me semblait que le bon Dieu devrait bien avoir pitié de
moi et m'envoyer au moins un petit oiseau pour chanter
lå, en face, au bord du toit.
Je ne sais si ce, fut le bon Dieu ou le démon qui m'exauça;
mais presque au même moment j'entendis s'élever sous ma
fenêtre une voix, non celle d'un oiseau , mais bien mieux :
la voix pure, fraiche, veloutée, d'une jeune fille de quinze
76 LE DERNIER JOUR

ans. Je levai la tête comme en sursaut, j'écoutai avide


ment la chanson qu'elle chantait . C'était un air lent et
langoureux , une espèce de roucoulement triste et lamen
table ; voici les paroles :

C'est dans la rue du Mail


Où j'ai été coltige
Maluré,
Par trois coquins de railles,
Lirlonfa malurette,
Sur mes sique' ont foncé,
Lirlonfa maluré.

Je ne saurais dire combien ſui amer mon désappointe


Inent. La voix continua :

Sur mes sique' ont foncé,


Maluré.
Ils m'ont mis la tartouve,
Lirlonfa malurette,
Grand Meudon esl aboulé,
Lirionfa maluré.
Dans mon trimin rencontre,
Lirlonfa malurette,
Un peigre du quartier,
Lirlonfa maluré.

Un peigre du quartier,
Maluré.
Va - t'en dire à ma largue,
Lirlonfa malurette,
Que je suis enfourraillé,
Lirlonfa maluré.
Ma largue tout en colère,
Lirlonfa malurette,
M' dit : Qu'as-tu donc morfillé ?
Lirlonfa maluré.

M' dit : Qu'as-tu donc mortillé 9


Malgré .
D'UN CONDAMNÉ.
J'ai fait suer un chêne,
Lirlonfa malurette,
Son auberg j'ai engantă,
Lirlonfa maluré.
Son auberg et sa toquante,
Lirlonfa malurette,
Et ses attach's de cés,
Lirlonfa maluré.

Et ses attach's de cés,


Maluré .
Ma largu' part pour Versailles,
Lirlonfa malurette ,
Aux pieds d' Sa Majesté,
Lirlonfa maluré .
Elle lui fonce un babillard ,
Lirlonfa malurette,
Pour m' fair' défouirailler,
Lirlonfa maluré.

Pour m'fair' défourrailler,


Maluré.
Ah ! si j'en défourraikia,
Lirlonfa malurette,
Ma largue j'entiferai,
Lirlonfa maluré.
J' K ferai porter fontange,
Lirlonfa malurette,
Et souliers galuchés
Lirlonfa maluré.

Et souliers galuchés
Maluré.
Mais grand dabe qui s' fâche,
Lirlonfa malurette,
Dit : Par mon caloqu ?t !
Lirlonfa maluré,
J' li ferai danser une dine
Lirlonfa malurette,
Dù n'y a pas de plancher,
Lirionfa maluré.
78 LE DERNIER JOUR

Je n'en ai pas entendu et n'aurais pu en entendre da


vantage. Le sens å demi compris et å demi caché de cette
horrible complainte, cette lutte du brigand avec le guet,
ce voleur qu'il rencontre et qu'il dépêche à sa femme, cet
épouvantable message : J'ai assassiné un homme et je suis
arrêté, j'ai fait suer un chêne, et je suis enfourraillé ;
celte femme qui court å Versailles avec un placet , et cette
Majesté qui s'indigne et menace le coupable de lui faire
danser la danse où il n'y a pas de plancher ; et tout cela
chanté sur l'air le plus doux et par la plus douce voix qui
ait jamais endormi l'oreille humaine ! ... J'en suis resté
navré , glacé , anéanti . C'était une chose repoussante que
toutes ces monstrueuses paroles sortant de cette bouche
vermeille et fraîche. On eût dit la bave d'une limace sur
une rose .
Je ne saurais rendre ce que j'éprouvais ; j'étais à la fois
blessé et caressé. Le patois de la caverne et du bagne,
cette langue ensanglantée et grotesque, ce hideux argot,
marié à une voix de jeune fille, gracieuse transition de la
voix d'enfant à la voix de femme ! tous ces mots difformes
et mal faits, chantés , cadencés , perlés !
Ah ! qu'une prison est quelque chose d'infame ! Il y a un
venin qui y salit tout . Tout s'y flétrit, même la chanson
d'une fille de quinze ans ! Vous y trouvez un oiseau, il a
de la boue sur son aile : vous y cueillez une jolie fleur,
vous la respirez, elle pue.

XVII

Oh ! si je m'évadais , comme je courrais à travers


champs !
Non, il ne faudrait pas courir. Cela fait regarder et soup
çonner. Au contraire, marcher lentement, tête levée, en
D'UN CONDAMNÉ. 79
chantant. Tâcher d'avoir quelque vieux sarrau bleu à des
sins rouges , cela déguise bien . Tous les maraîchers des en
virons en portent .
Je sais auprès d’Arcueil un fourré d'arbres à côté d'un
marais, où, étant au collége, je venais avec mes camarades
pêcher des grenouilles tous les jeudis. C'est là que je me
Cacherais jusqu'au soir.
La nuit tombée, je reprendrais ma course . J'irais å Vin.
cennes . Non , la rivière m'empêcherait. J'irais å Arpajon .
- Il aurait mieux valu prendre du côté de Saint-Germain ,
et aller au llavre , et m'embarquer pour l'Angleterre .
N'importe! j'arrive à Longjumeau , un gendarme passe ;
me demande mon passe-port ... je suis perdu .
– Ah ! malheureux rêveur , brise donc d'abord le mur
épais de trois pieds qui t'emprisonne ! la mort ! la mort !
Quand je pense que je suis venu tout enfant ici å Bi
cêtre, voir le grand puits et les fous !

XVIII

Pendant que j'écrivais tout ceci , ma lampe a páli, le


jour est venu , l’horloge de la chapelle a sonné six heures.
Qu'est-ce que cela veut dire ? le guichetier de garde
vient d'entrer dans mon cachot ; il a ôté sa casquette, m'a
salué, s'est excusé de me déranger, et m'a demandé, en
adoucissant de son mieux sa rude voix, ce que je désirais
á déjeuner.
Il m'a pris un frisson. -- Est -ce que ce serait pour au
jourd'hui ?
80 LE DERNIER JOUR
8

XIX

C'est pour aujourd'hui !


Le directeur de la prison lui-même vient de me rendre
visite. Il m'a demandé en quoi il pourrait m'être agréable
ou utile, a exprimé le désir que je n'eusse pas à me plain
dre de lui ou de ses subordonnés, s'est informé avec inté
rêt de ma santé et de la façon dont j'avais passé la nuit ;
en me quittant, il m'a appelé monsieur .

XX

Il ne croit pas, ce geôlier, que j'ai à me plaindre de lui


et de ses sous-geôliers. Il a raison , ce serait mal å moi de
me plaindre ; ils ont fait leur métier, ils m'ont bien gardé ;
et puis ils ont été polis à l'arrivée et au départ. Ne dois -je
pas être content ? L
Ce bon geôlier, avec son sourire bénin, ses paroles ca
ressantes, son eil qui flatte et qui espionne, ses grosses et
larges mains , c'est la prison incarnée, c'est Bicètre qui
s'est fait homme.
Tout est prison autour de moi ; je retrouve la prison
sous toutes les formes, sous la forme humaine comme sous
la forme de grille ou de verrou.
Ce mur, c'est de la prison en pierre ; cette porte, c'est
de la prison en bois; ces guichetiers, c'est de la prison en
chair et en os.
La prison est une espèce d'être horrible, complet, indi
risible, moitié maison , moitié homme. Je suis sa proie ,
elle me couve, elle m'enlace de tous ses replis ; elle m'en.
ferme dans ses murailles de granit, me cadenasse sous
D'UN CONDAMNÉ. 81

ses serrures de fer, et me surveille avec ses yeux de geôlier.


Ah ! misérable, que vais -je devenir ? qu'est-ce qu'ils vont
faire de moi?

XXI

Je suis calme maintenant, tout est fini, bien fini. Je suis


sorti de l'horrible anxiété où m'avait jeté la visite du di.
recteur .
Car, je l'avoue, j'espérais encore... Maintenant , Dieu
merci , je n'espère plus !
Voici ce qui vient de se passer :
Au moment où six heures et demie sonnaient, non,
c'était l'avant-quart, – la porte de mon cachot s'est rou
verle. Un vieillard à têle blanche , vêtu d'une redingote
brune, est entré. Il a entr'ouvert sa redingote, j'ai vu une
soutane, un rabat . C'était un prêtre.
Ce prétre n'était pas l'aumônier de la prison, cela était
sinistre .
Il s'est assis en face de moi avec un sourire bienveillant,
puis a secoué la tête et levé les yeux au ciel, c'est-à-dire å
la voûte du cachot. Je l'ai compris. Mon fils, m'a- t-il
dit, êtes- vous préparé ?
Je lui ai répondu d'une voix faible : Je ne suis pas
préparé , mais je suis prêt.
Cependant ma vue s'est troublée, une sueur glacée est
sortie à la fois de tous mes membres, j'ai senti mes tem
pes se gonfler, et j'avais les oreilles pleines de bourdonne
ments .
Pendant que je vacillais sur ma chaise comme endormi,
le bon vieillard parlait. C'est du moins ce qu'il m'a sem
blé , et je crois me souvenir que j'ai vu ses lèvres remuer ,
ses mains s'agiter, ses yeux reluire.
82 . LE DERNIER JOUR
La porte s'est rouverte une seconde fois. Le bruit des
verrous nous a arrachés , moi à ma stupeur, lui à son dis
cours . Une espèce de monsieur , en habit noir, accompagné
du directeur de la prison, s'est présenté , et m'a salué pro
fondément. Cet homme avait sur le visage quelque chose
de la tristesse officielle des employés des pompes funèbres.
Il tenait un rouleau de papier à la main .
· Monsieur, m'a - t- il dit avec un sourire de courtoisie,
je suis huissier près la cour royale de Paris. J'ai l'honneur
de vous apporter un message de la part de monsieur le
procureur général .
La première secousse était passée . Toute ma présence
d'esprit m'était revenue.
- C'est monsieur le procureur général, lui ai- je ré
pondu , qui a demandé si instamment ma tête ? Bien de
l'honneur pour moi qu'il m'écrive . J'espère que ma mort
lui va faire grand plaisir ; car il me serait dur de penser
qu'il l'a sollicitée avec tant d'ardeur, et qu'elle lui était in
différente .
J'ai dit tout cela , et j'ai repris d'une voix ferme : - Li.
sez , monsieur !
Il s'est mis à me lire un long texte, en chantant à la fin
de chaque ligne, et en hésitant au milieu de chaque mot.
C'était le rejet de mon pourvoi .
L'arrêt sera exécuté aujourd'hui en place de Gréve,
a -t- il ajouté quand il a eu terminé, sans lever les yeux de
dessus son papier timbré. Nous partons à sept heures et
demie précises pour la Conciergerie. Mon cher monsieur,
aurez - vous l'extrême bonté de me suivre ?
Depuis quelques instants je ne l'écoutais plus . Le direc
teur causait avec le prêtre ; lui avait l'æil fixé sur son pa
pier ; je regardais la porte, qui était restée entr'ouverte ...
- Ah ! misérable ! quatre fusiliers dans le corridor !
L'huissier a répété sa question en me regardant cette
D'UN CONDAMNÉ. 83
fois. Quand vous voudrez, lui ai-je répondu. A votre
aise !
Il a salué en disant : J'aurai l'honneur de venir vous
chercher dans une demi-heure.
Alors ils m'ont laissé seul .
Un moyen de fuir, mon Dieu ! un moyen quelconque !
Il faut que je m'évade ! il le faut! sur-le- champ ! par les
portes, par les fenêtres, par la charpente du toit ! quand
même je devrais laisser de ma chair après les poutres !
O rage ! démons ! malédiction ! Il faudrait des mois pour
percer ce mur avec de bons outils, et je n'ai ni un clou ni
une heure !

XXII

De la Conciergerie.

Me voici transféré, comme dit le procès -verbal. Mais le


voyage vaut la peine d'être conre.
Sept heures et demie sonnaient lorsque l'huissier s'est
présenté de nouveau au senil de mon cachot. Monsieur,
m'a- t- il dit, je vous attends . - Hélas ! lui et d'autres !
Je me suis levé, j'ai fait un pas ; il m'a semblé que je
n'en pourrais faire un second , tant ma tête était lourde et
mes jambes faibles . Cependant je me suis remis et j'ai con .
tinue d'une allure assez ferme. Avant de sortir du cabanon,
j'y ai promené un dernier coup d'oeil. - Je l'aimais , mon
cachot. - Et puis, je l'ai laissé vide et ouvert : ce qui
donne å un cachot un air singulier.
Au reste , il ne le sera pas longtemps . Ce soir on y ate
tend quelqu'un, disaient les porte- clefs, un condamné que
la cour d'assises est en train de faire à l'heure qu'il est.
Au détour du corridor, l'aumônier nous a rejoints. W
venait de déjeuner.
84 LE DERNIER JOUR

Au sortir de la geôle, le directeur m'a pris affectueu


sement la main , et a renforcé mon escorte de quatre vété
rans.
Devant la porte de l'infirmerie, un vieillard moribond
m'a crié : Au revoir !
Nous sommes arrivés dans la cour. J'ai respire : cela m'a
fait du bien .
Nous n'avons pas marché longtemps å l'air. Une voiture
attelée de chevaux de poste stationnait dans la première
cour : c'est la même voiture qui m'avait amené ; une es
pèce de cabriolet oblong, divisé en deux sections par une
grille transversale de fil de fer si épaisse qu'on la dirait tri
cotée. Les deux sections ont chacune une porte, l'une de
vant, l'autre derrière la carriole . Le tout si sale, si noir, si
poudreux, que le corbillard des pauvres est un carrosse du
sacre en comparaison ,
Avant de m'ensevelir dans cette tombe à deux roues , j'ai
jeté un regard dans la cour, un de ces regards désespérés
devant lesquels il semble que les murs devraient crouler.
La cour, espèce de petite place plantée d'arbres, était plus
encombrée encore de spectateurs que pour les galériens.
Déjà la foule .
Comme le jour du départ de la chaîne, il tombait une
pluie de la saison , une pluie fine et glacée qui tombe en
core à l'heure où j'écris, qui tombera sans doute toute la
journée, qui durera plus que moi .
Les chemins étaient effondrés, la cour pleine de fange
et d'eau . J'ai eu du plaisir à voir cette foule dans cette
boue.
Nous avons monté, l'huissier et un gendarme dans le
compartiment de devant ; le prêtre, moi et un gendarme
dans l'autre . Quatre gendarmes à cheval autour de la voi
ture . Ainsi , sans le postillon, huit hommes pour un homme.
Pendant que je montais, il y avait une vieille aux yeux
D'UN CONDAMNÉ. 85
gris qui disait : « J'aime encore mieux cela que la chaine. »
Je conçois . C'est un spectacle qu'on embrasse plus aisé
ment d'un coup d’æil ; c'est plus tôt vu . C'est tout aussi
beau et plus commode . Rien ne vous distrait . Il n'y a
qu'un homme , et sur cet homme seul autant de misere
que sur tous les forçats à la fois . Seulement cela est moins
éparpillé : c'est une liqueur concentrée, bien plus savou
reuse .
La voiture s'est ébranlée . Elle a fait un bruit sourd en
passant sous la voûte de la grande porte , puis a débouche
dans l'avenue ; et les lourds battants de Bicêtre se sont re
ſermés derrière elle . Je me sentais emporter avec stupeur ,
comme un homme tombé en léthargie, qui ne peut ni re
muer, ni crier, et qui entend qu'on l'enterre . J'écoulais
vaguement les paquets de sonnettes pendus au cou des
chevaux de poste sonner en cadence et comme par hoquels,
les roues ferrées bruire sur le pavé ou cogner la caisse en
changeant d'ornières , le galop sonore des gendarmes au
tour de la carriole, le fouet claquant du postillon . Tout
cela me semblait comme un tourbillon qui m'emportait.
A travers le grillage d'un judas percé en face de moi ,
mes yeux s'étaient fixés machinalement sur l'inscription
gravée en grosses lettres au-dessus de la grande porte de
Bicêtre : Hospice de la Vieillesse.
Tiens, me disais-je, il paraît qu'il y a des gens qui
vieillissent là .
Et, comme on fait entre la veille et le sommeil , je re
tournais cette idée en tout sens dans mon esprit engourdi
de douleur. Tout à coup la carriole, en passant de l'avenue
dans la grande route , a changé le point de vue de la lu
carne. Les tours de Notre-Dame sont venues s'y encadrer,
bleues et å demi effacées dans la brume de Paris . Sur-le
champ le point de vue de mon esprit a changé aussi ; j'é
tais devenu machine comme la voiture. A l'idée de Bicêtre
23.
LE DERNIER JOUR

a succédé l'idée des tours de Notre-Dame. - Ceux qui seront


sur la tour où est le drapeau verront bien , me suis -je dit
en souriant stupidement .
Je crois que c'est à ce moment-là que le prêtre s'est re
nis à me parler ; je l'ai laissé dire patiemment . J'avais
déjà dans l'oreille le bruit des roues , le galop des chevaux,
le fouet du postillon . C'était un bruit de plus .
J'écoutais en silence cette chute de paroles monotones
qui assoupissaient ma pensée comme le murmure d'une
fontaine, et qui passaient devant moi , toujours diverses et
toujours les mêmes , comme les ormeaux tortus de la grande
route , lorsque la voix brève et saccadée de l'huissier, placé
sur le devant, est venue subitement me secouer. Eh
bien ! monsieur l'abbé , disait -il avec un accent presque
gai, qu'est-ce que vous savez de nouveau ?
C'est vers le prêtre qu'il se retournait en parlant ainsi.
L'aumônier, qui me parlait sans relâche, et que la voi
ture assourdissait , n'a pas répondu.
Hé ! hé ! a repris l'huissier en haussant la voix pour 1
avoir le dessus sur le bruit des roues : infernale voiture !
Infernale ! en effet.
Il a continué :
-Sans doute, c'est le cahot ; on ne s'entend pas . Qu'est
ce que je voulais dire ? Faites-moi le plaisir de m'appren
dre ce que je voulais dire, monsieur l'abbé ? - Ah ! savez
vous la grande nouvelle de Paris , aujourd'hui ?
J'ai tressailli , comme s'il parlait de moi.
Non , a dit le prêtre, qui avait enfin entendu, je n'ai
pas eu le temps de lire les journaux ce matin ; je verrai 1
cela ce soir. Quand je suis occupé comme cela toute la
journée, je recommande au portier de me garder mes jour
naux, et je les lis en rentrant .
-Bah ! a repris l'huissier, il est impossible que vous ne
D’UN CONDAMNÉ 87

sachiez pas cela ! la nouvelle de Paris ! la nouvelle de ce


matin !
J'ai pris la parole : Je crois la savoir.
L'huissier m'a regardé : –- Vous ! vraiment ! – En ce
cas, qu'en dites-vous ?
- - Vous êtes curieux ! lui ai-je dit .

- Pourquoi, monsieur ? a répliqué l'huissier. Chacun a


son opinion politique . Je vous estime trop pour croire que
vous n'avez pas la vôtre. Quant à moi , je suis tout à fait
d'avis du rétablissement de la garde nationale. J'étais ser
gent de ma compagnie, et, ma foi, c'était fort agréable.
Je l'ai interrompu . Je ne croyais pas que ce fût de
cela qu'il s'agissait.
Et de quoi donc ? vous disiez savoir la nouvelle ...
- Je parlais d'une autre, dont Paris s'occupe aussi au
jourd'hui.
L'imbécile n'a pas compris ; sa curiosité s'est éveillée.
- Une autre nouvelle ? Où diable avez -vous pu apprens
dre des nouvelles ? laquelle, de grâce, mon cher monsieur ?
Savez-vous ce que c'est, monsieur l'abbé ? êtes-vous plus
au courant que moi ? Mettez-moi au fait, je vous prie . De
quoi s'agit-il? Voyez-vous, j'aime les nouvelles ; je les conte
å monsieur le président, et cela l'amuse.
Et mille billevesées ! Il se tournait tour à tour vers le
prêtre et vers moi, et je ne répondais qu'en haussant les
épaules.
. Eh bien ! m'a-t-il dit , à quoi pensez-vous
donc ?
- Je pense, ai- je répondu , que je ne penserai plus ce
soir.
- Ah ! c'est cela ? a-t- il répliqué. Allons, vous êtes trop
triste . Monsieur Castaing causait .
Puis, après un silence : J'ai conduit monsieur Papa
voine ; il avait sa casquette de loutre et fumait son cigare
88 LE DERNIER JOUR
Quant aux jeunes gens de la Rochelle, ils ne parlaient
qu'entre eux, mais ils parlaient.
Il a fait encore une pause, et a poursuivi :
- Des fous, des enthousiastes ! ils avaient l'air de mé
priser tout le monde . Pour ce qui est de vous, je vous
trouve vraiment bien pensif, jeune homme.
Jeune homme, lui ai-je dit , je suis plus vieux que
vous ; chaque quart d'heure qui s'écoule me vieillit d'une
année .
Il s'est retourné , m'a regardé quelques minutes avec un
étonnement inepte, puis s'est mis à ricaner lourdement.
Allons, vous voulez rire, plus vieux que moi ! je se
rais votre grand - père.
Je ne veux pas rire, lui ai-je répondu gravement.
Il a ouvert sa tabatière.
· Tenez , cher monsieur, ne vous fâchez pas ; une prise
de tabac , et ne me gardez pas rancune.
– N'ayez pas peur ; je n'aurai pas longtemps å vous la
garder.
En ce moment sa tabatière, qu'il me tendait , a rencon
tré le grillage qui nous séparait . Un cahot a fait qu'elle l'a
heurté assez violemment, et est tombée tout ouverte sous
les pieds du gendarme.
Maudit grillage ! s'est écrié l'huissier.
Il s'est tourné vers moi .
Eh bien ! ne suis -je pas malheureux ? tout mon tabac
est perdu !
Je perds plus que vous, ai-je répondu en souriant.
Il a essayé de ramasser son tabac, en grommelant entre
ses dents : Plus que moi ! cela est facile à dire . Pas de
tabac jusqu'à Paris ! c'est terrible !
L'aumônier alors lui a adressé quelques paroles de con
solation, et je ne sais si j'étais préoccupé, mais il m'a
semblé que c'était la suite de l'exhortation dont j'avais eu
D'UN CONDAMNÉ. 89

le commencement. Peu à peu la conversation s'est engagée


entre le prêtre et l'huissier ; je les ai laissés parler de leur
côté, et je me suis mis à penser du mien .
En abordant la barrière j'étais toujours préoccupé sans
doule , mais Paris m'a paru faire un plus grand bruit qu'à
l'ordinaire.
La voiture s'est arrêtée un moment devant l'octroi . Les
douaniers de ville l'ont inspectée . Si c'eût été un mouton
ou un bæuf qu'on eût mené à la boucherie, il aurait fallu
leur jeter une bourse d'argent ; mais une tête humaine ne
paye pas de droit . Nous avons passé .
Le boulevard franchi, la carriole s'est enfoncée au grand
trot dans ces vieilles rues tortueuses du faubourg Saint
Marceau et de la Cité, qui serpentent et s'entre -coupent
comme les mille chemins d'une fourmiliére. Sur le pavé
de ces rues étroites, le roulement de la voiture est devenu
si, bruyant et si rapide, que je n'entendais plus rien du
bruit extérieur . Quand je jetais les yeux par la petite lu
carne carrée, il me semblait que le flot des passants s'arrê
tait pour regarder la voiture, et que des bandes d'enfants
couraient sur sa trace . Il m'a semblé aussi voir de temps
en temps dans les carrefours çà et lå un homme ou une
vieille en haillons, quelquefois les deux ensemble, tenant
en main une liasse de feuilles imprimées que les passants
se disputaient , en ouvrant la bouche comme pour un
grand cri .
Huit heures et demie sonnaient å l'horloge du Palais au
moment où nous sommes arrivés dans la cour de la Con
ciergerie. La vue de ce grand escalier, de cette noire cha
pelle, de ces guichets sinistres , m’a glacé . Quand la voi
ture s'est arrêtée, j'ai cru que les battements de mon caur
allaient s'arrêter aussi .
J'ai recueilli mes forces; la porte s'est ouverte avec la
rapidité de l'éclair ; je suis sauté à bas du cachot roulant
90 LE DERNIER JOUR

et je me suis enfoncé å grands pas sous la voûte entre deux


haies de soldats . Il s'était déjà formé une foule sur mon
passage !

XXIII

Tant que j'ai marché dans les galeries publiques du Pa


lais de Justice , je me suis senti presque libre et à l'aise;
mais toute ma résolution m'a abandonné quand on a ou
vert devant moi des portes basses, des escaliers secrets, des
couloirs intérieurs, de longs corridors étouffés et sourds,
où il n'entre que ceux qui condamnent ou ceux qui sont
condamnés .
L'huissier m'accompagnait toujours. Le prêtre m'avait
quitté pour revenir dans deux heures : il avait ses affaires.
On m'a conduit au cabinet du directeur, entre les mains
duquel l’huissier m'a remis . C'était un échange . Le direc
teur l'a prié d'attendre un instant, lni annonçant qu'il al
lait avoir du gibier å lui remettre, afin qu'il le conduisît
sur-le-champ á Bicêtre par le retour de la carriole . Sans
doute le condamné d'aujourd'hui, celui qui doit coucher ce
soir sur la botte de paille que je n'ai pas eu le temps d'u
ser . - C'est bon , a dit l'huissier au directeur, je vais atten
dre un moment ; nous ferons les deux procès-verbaux à la
fois, cela s'arrange bien .
En attendant , on m'a déposé dans un petit cabinet at
tenant à celui du directeur. Là on m'a laissé seul, bien ver .
rouillé .
Je ne sais à quoi je pensais, ni depuis combien de temps
j'étais là , quand un brusque et violent éclat de rire å mon
oreille m'a réveillé de ma rêverie.
J'ai levé les yeux en tressaillant. Je n'étais plus seul dans
la cellule : un homme s'y trouvait avec moi, un homme
D'UN CONDAMNÉ. 91
d'environ cinquante-cinq ans, de moyenne taille ; ridé,
voûté, grisonnant, à membres trapus; avec un regard lou
che dans des yeux gris ; un rire amer sur le visage ; sale, en
guenilles , demi-nu, repoussant å voir .
Il paraît que la porte s'était ouverte, l'avait vomi , puis
s'était refermée sans que je m'en fusse aperçu . Si la mort
pouvait venir ainsi !
Nous nous sommes regardés quelques secondes fixement,
l'homme et moi : lui , prolongeant son rire, qui ressemblait
å un råle ; moi , demi -étonné , demi- effrayé.
- Qui êtes-vous ? lui ai -je dit enfin .
C Drôle de demande ! a - t- il répondu . Un friauche.
Un friauche ? Qu'est- ce que cela veut dire ?
Cette question a redoublé sa gaieté.
Cela veut dire, s'est-il écrié au milieu d'un éclat de
rire, que le taule jouera au panier avec ma sorbonne dans
six semaines, comme il va faire avec ta tronche dans six
heures. Ah ! ah ! il parait que tu comprends maintenant.
En effet, j'étais pâle, et mes cheveux se dressaient : c'é
tait l'autre condamné, le condamné du jour, celui qu'on
attendait à Bicêtre, mon héritier.
Il a continué :
Que veux-tu ? voilà mon histoire, à moi : je suis fils
d'un bon peigre ; c'est dommage que Charlot (1 ) ait pris la
peine un jour de lui attacher sa cravate. C'était quand ré
gnait la potence, par la grâce de Dieu . A six ans, je n'a
vais plus ni père ni mére ; l'été, je faisais la roue dans la
poussière au bord des routes, pour qu'on me jetât un sou
par la portière des chaises de poste ; l'hiver, j'allais pieds
nus dans la boue en soufflant dans mes doigts tout rouges ;
on voyait mes cuisses à travers mon pantalon . A neuf ans,
j'ai commencé à me servir de mes loaches ( 2) : de temps
( 1) Le bourreau .
( 2) Mes mains.
92 LE DERNIER JOUR

en temps je vidais une fouillouse ( 1 ) , je filais une pe


lure (2) ; à dix ans , j'étais un marlou ( 3). Puis j'ai fait des
connaissances ; à dix - sept ans , j'étais un grinche (4) . Je
forçais une boutanche, je faussais une tournante (5 ). On
m'a pris . J'avais l'âge ; on m'a envoyé ramer dans la petite
marine (6) . Le bagne, c'est dur : coucher sur une planche,
boire de l'eau claire , manger du pain noir, trainer un im
bécile de boulet qui ne sert à rien ; des coups de bâton et
des coups de soleil . Avec cela on est londu , et moi qui avais
de beaux cheveux châtains ! ... N'importe! j'ai fait mon
temps ; quinze ans , cela s'arrache ! J'avais trente -deux ans ;
un beau matin on me donna une feuille de route et soixante
six francs que je m'étais amassés dans mes quinze ans de
galéres, en travaillant seize heures par jour, trente jours
par mois, et douze mois par année . C'est égal , je voulais
être honnête homme avec mes soixante-six francs, et j'a
vais de plus beaux sentiments sous mes guenilles qu'il n'y
en a sous une serpillère de ratichon (7 ) . Mais que les dia
bles soient avec le passe-port ! il élait jaune, et on avait
écrit dessus : forçat libéré : il fallait montrer cela partout
où je passais et le présenler tous les huit jours au maire
du village ou l'on me forçait de tapiquer (8 ). La belle re
commandation ! un galérien ! Je faisais peur, et les petits
enfants se sauvaient , et l'on fermait les portes . Personne ne
voulait me donner d'ouvrage. Je mangeai mes soixante-six
francs; et puis il fallut vivre . Je montrai mes bras bons au
travail, on ferma les portes. J'offris ma journée pour quinze
(1 ) Une poche .
(2) Je volais un manteau.
(3) Un filou.
(4) Un voleur.
(5) Je forçais une boutique. Je faussais une clef,
16) Aux galères.
(7) Une soutanc d'abbé.
(8) Habiter.
D'UN CONDAMNÉ. 93
sous, pour dix sous, pour cinq sous . Point . Que faire ? Un
jour, j'avais faim , je donnai un coup de coude dans le car
reau d'un boulanger ; j'empoignai un pain , et le boulanger
m'empoigna : je ne mangeai pas le pain , et j'eus les galė
res å perpétuité, avec trois lettres de feu sur l'épaule ; -
je te montrerai, si tu veux . On appelle cette justice-lå
la récidive. Me voilà donc cheval de retour (1 ) . On me re
mit à Toulon ; celte fois avec les bonnets verts (2) . Il fal
lait m'évader . Pour cela je n'avais que trois murs à percer,
deux chaînes à couper, et j'avais un clou . Je m'évadai . On
tira le canon d'alerte ; car, nous autres, nous sommes,
comme les cardinaux de Rome, habillés de rouge, et on tire
le canon quand nous partons . Leur poudre alla aux moi
neaux . Cette fois pas de passe-port jaune, mais pas d'ar
gent non plus. Je rencontrai des camarades qui avaient aussi
fait leur temps ou cassé leur ficelle. Leur coire (3) me pro
posa d'être des leurs ; on faisait la grande soulasse sur le
trimar (4) . J'acceptai, et je me mis à tuer pour vivre. C'était
tantôt une diligence, tantôt une chaise de posté, tantôt un
marchand de bæufs à cheval . On prenait l'argent ; on lais
sait aller au hasard la bête ou la voiture, et l'on enterrait
l'homme sous un arbre, en ayant soin que les pieds ne sor
tissent pas ; et puis on dansait sur la fosse, pour que la terre
ne parût pas fraîchement remuée . J'ai vieilli comme cela,
gitant dans les broussailles , dormant aux belles étoiles ,
traqué de bois en bois, mais du moins libre et å moi . Tout
à une fin , et aulant celle-là qu'une autre . Les marchands
de lacets (5) , une belle nuit, nous ont pris au collet. Mes
fanandels ( 6) se sont sauvés ; mais moi, le plus vieux, je
(1 ) Ramené au bagne.
(2) Les condamnés à perpétuilé.
(3) Leur chef.
(4) On assassinait sur les grands chemins.
(5) Les gendarmes .
(6) Camarades.
24
94 LE DERNIER JOUR

suis restá sous la griffe de ces chats à chapeaux galonnés.


On m'a amené ici . J'avais déjà passé par lous les échelons
de l'échelle , excepté un . Avoir volé un mouchoir ou tué un
homme, c'était tout un pour moi désormais : il y avait en
core une récidive à n'appliquer; je n'avais plus qu'à pas
ser par le faucheur ( 1 ) . Mon affaire a été courte . Ma foi, je
commençais å vieillir et å n'être plus bon à rien. Mon père
a épousé la veuve (2) , moi je me retire å l'abbaye de
Mont'-: - Regret (3) . - Voilà , camarade.
J'étais resté stupide en l'écoutant. Il s'est remis å rire
plus haut encore qu'en commençant, et a voulu me pren.
dre la main . J'ai reculé avec horreur.
L'ami , m'a-t-il dit, tu n'as pas l'air brave. Ne va pas
faire le sinvre devant la carline (4) : vois- tu ? il y a un
mauvais moment å passer sur la placarde ( 5 ) ; mais cela est
sitôt fait ! Je voudrais être là pour te montrer la culbute.
Mille dieux ! j'ai envie de ne pas me pourvoir, si l'on veut
me faucher aujourd'hui avec toi . Le même prêtre nous ser
vira à tous deux ; ça m'est égal d'avoir tes restes . Tu vois
que je suis un bon garçon . Hein ? dis, veux- tu ? d'amitié!
Il a encore fait un pas pour s'approcher de moi .
Monsieur, lui ai- je répondu en le repoussant, je vous
remercie .
Nouveaux éclats de rire å ma réponse.
- Ah ! ah ! monsieur , vousailles (6) êtes un marquis !
c'est un marqnis !
Je l'ai interrompu : Mon ami, j'ai besoin de me re
cueillir, laissez-moi.

( 1) Le bourreau.
(2) A été pendu.
(5) La guillotine.
(4) Le poltron devant la mort.
(5 ) La place de Grève.
(6) Vous.
D'UN CONDAMNÉ.
La gravité de ma parole la renda pensif tout à coup. Il
a remué sa tête grise et presque chauve ; puis , creusant
avec ses ongles sa poitrine velue, qui s'offrait nue sous sa
chemise ouverte : Je comprends, a- t-il murmuré entre
ses dents ; au fait, le sanglier (1 ) ! ...
Puis, après quelques minutes de silence :
Tenez, m'a -t - il dit presque timidement , vous êtes un
marquis, c'est fort bien ; mais vous avez lå une belle re
dingote qui ne vous servira plus à grand'chose ! le taule la
prendra. Donnez -la-moi, je la vendrai pour avoir du tabac.
J'ai ôté ma redingote et je la lui ai donnée . Il s'est mis
å battre des mains avec une joie d'enfant. Puis, voyant
que j'étais en chemise et que je grelottais : - Vous avez
froid, monsieur , mettez ceci ; il pleut, et vous seriez
mouillé ; cl puis il faut être décemment sur la charrette .
En parlant ainsi, il ôtait sa grosse veste de laine grise
et la passait dans mes bras ; je le laissais faire .
Alors j'ai été m'appuyer contre le mur, et je ne saurais
dire quel effet me faisait cet homme . Il s'était mis å exa
miner la redingote que je lui avais donnée, et poussait å
chaque instant des cris de joie. · Les poches sont toutes
neuves ! ... le collet n'est pas usé ! ... j'en aurai au moins
quinze francs . Quel bonheur ! du tabac pour mes six se
maines !
La porte s'est rouverte . On venait nous chercher tous
deux , moi , pour me conduire à la chambre où les con
damnés attendent l'heure ; lui , pour le mener å Bicêtre. Il
s'est placé en riant au milieu du piquet qui devait l'em
mener, et il disait aux gendarmes : Ah çå ! ne vous
trompez pas , nous avons changé de pelure, monsieur et
moi ; mais ne me prenez pas à sa place . Diable ! cela ne
in'arrangerait pas , maintenant que j'ai de quoi avoir du
tabac .
( 1) Le prêtre.
96 LE DERNIER JOUR

XXIV

Ce vieux scélérat, il m'a pris ma redingote, car je ne la


lui ai pas donnée, et puis il m'a laissé cette guenille , sa
veste infâme. De qui vais -je avoir l'air ?
Je ne lui ai pas laissé prendre ma redingote par insou
ciance ou par charité. Non ; mais parce qu'il était plus fort
que moi . Si j'avais refusé, il m'aurait battu avec ses gros
poings .
Ah bien oui , charité ! j'étais plein de mauvais senti
ments . J'aurais voulu pouvoir l'étrangler de mes mains, le
vieux voleur ! pouvoir le piler sous mes pieds .
Je me sens le coeur plein de rage et d'amertume. Je crois
que la poche au fiel a crevé . La mort rend méchant .

XXV

Ils m'ont amené dans une cellule où il n'y a que les


quatre murs, avec beaucoup de barreaux à la fenêtre et
beaucoup de verrous à la porte ; cela va sans dire .
J'ai demandé une table, une chaise, et ce qu'il faut pour
écrire . On m'a apporté tout cela .
Puis j'ai demandé un lit. Le guichetier m'a regardé de
ce regard étonné qui semble dire : A quoi bon ?
Cependant ils ont dressé un lit de sangle dans le coin
Mais en même temps un gendarme est venu s'installer dans
ce qu'ils appellent ma chambre. Est-ce qu'ils ont peur que
je ne m'étrangle avec le matelas ?
D'UN CONDAMNÉ. 97

XXVI

Il est dix heures.


O ma pauvre petite fille ! encore six heures, et je serai
mort ! je serai quelque chose d'immonde qui trainera sur
la table froide des amphithéâtres ; une tête qu'on moulera
d'un côté , un tronc qu'on disséquera de l'autre ; puis de
ce qui restera on en mettra plein une bière, et le tout ira
å Clamart !
Voilà ce qu'ils vont faire de ton père, ces hommes dont
aucun ne me hait, qui tous me plaignent et tous pour
raient me sauver. Ils vont me tuer . Comprends-tu cela ,
Marie ? me tuer de sang-froid, en cérémonie, pour le bien
de la chose ! Ah ! grand Dieu !
Pauvre petite ! ton père qui t'aimait tant , ton père qui
baisait lon petit cou blanc et parfumé , qui passait la main
sans cesse dans les boucles de tes cheveux comme sur de
la soie , qui prenait lon joli visage rond dans sa main , qui te
faisait sauler sur ses genoux, et le soir joignait les deux
petites mains pour prier Dieu !
Qui est-ce qui te fera tout cela maintenant? Qui est -ce
qui t'aimera ? Tous les enfants de ton âge auront des pė
res, exceptė toi . Comment le déshabilueras -tu, mon en
fant, du jour de l’An , des étrennes, des beaux joujoux, des
bonbons et des baisers ? Comment le déshabitueras -tu,
malheureuse orpheline, de boire et de manger ?
Oh ! si ces jurés l'avaient vue , au moins, ma jolie petite
Marie, ils auraient compris qu'il ne faut pas tuer le père
d'un enfant de trois ans.
Et quand elle sera grande, si elle va jusque-là , que de
viendra - t- elle ? Son père sera un des souvenirs du peuple
de Paris . Ele rougira de moi et de mon nom ; elle sera
T5 24 .
98 LE DERNIER JOUR

méprisée, repoussée, vile, à cause de moi , de moi qui


l'aime de toutes les tendresses de mon caur . O ma petite
Marie bien - aimée ! est-il bien vrai que tu auras honte et
horreur de moi ?
Misérable ! quel crime j'ai commis et quel crime je fais
commettre à la société !
Oh ! est-il bien vrai que je vais mourir avant la fin du
jour ? Est-il bien vrai que c'est moi ? ce bruit sourd de
cris que j'entends au dehors, ce tlot de peuple joyeux qui
déjà se hâte sur les quais, ces gendarmes qui s'apprêtent
dans leurs casernes, ce prêtre en robe noire , cet autre
homme aux mains rouges , c'est pour moi ! c'est moi qui
vais mourir ! moi , le même qui est ici , qui vit , qui se
meut, qui respire, qui est assis å celte table , laquelle res ,
semble à une autre table, et pourrait bien être ailleurs ;
moi , enfin , ce moi que je touche et que je sens, et dont
le vêtement fait les plis que voilà !

XXVII

Encore si je savais comment cela est fait, et de quelle


façon on meurt là-dessus ; mais c'est horrible, je ne le sais
pas.
Le nom de la chose est effroyable, et je ne comprends
point comment j'ai pu jusqu'à présent l'écrire et le pro
noncer.
La combinaison de ces dis lettres, leur aspect , leur phy.
sionomie est bien faite pour réveiller une idée épouvanta
ble, et le médecin de malheur qui a inventé la chose avait
un nom prédestiné.
L'image que j'y attache, à ce mot hideux , est vague,
indéterminée, et d'autant plus sinistre. Chaque syllabe
et comme une pièce de la machine. J'en construis et j'en
D'UN CONDAMNÉ. 99
démolis sans cesse dans mon esprit la monstrueuse char
pente.
Je n'ose faire une question là -dessus, mais il est affreux
de ne savoir ce que c'est, ni comment s'y prendre. Il pa
raît qu'il y a une bascule et qu'on vous couche sur le ven
tre ... Ah ! mes cheveux blanchiront avant que ma tête
ne tombe !

XXVIII

Je l'ai cependant entrevue une fois.


Je passais sur la place de Grève, en voiture, un jour,
vers onze heures du matin . Tout à coup la voiture s’ar.
rêta.
Il y avait foule sur la place . Je mis la tête à la portière.
Une populace encombrait la Grève et le quai , et des fem
mes , des hommes, des enfants, étaient debout sur le para
pet. Au-dessus des têtes , on voyait une espèce d'estrade en
bois rouge que trois hommes échafaudaient.
Un condamné devait être exécuté le jour même, et l'on
båtissait la machine.
Je détournai la tête avant d'avoir vu . A côté de la voi .
ture, il y avait une femme qui disait à un enfant : - Tiens,
regarde! le couteau coule mal, ils vont graisser la rainure
avec un bout de chandelle .
C'est probablement là qu'ils sont aujourd'hui . Onze
heures viennent de sonner. Ils graissent sans doute la
rainure .
Ah ! cette fois, malheureux, je ne détournerai pas la
tête .
100 LE DERNIER JOUR .

XXIX

Oh ! ma grâce ! ma grâce! on me fera peut-être grâce. Le


roi ne m'en veut pas. Qu'on aille chercher mon avocat !
vite l'avocat ! je veux bien des galères. Cinq ans de galė
res , et que tout soit dit, ou vingt ans , ou å perpé
tuité avec le fer rouge. Mais grâce de la vie !
Un forçat, cela marche encore, cela va et vient, cela
roit le soleil.

XXX

Le prêtre est revenu .


Il a des cheveux blancs, l'air très- doux, une bonne et
respectable figure : c'est en effet un homme excellent et
charitahle . Ce matin , je l'ai vu vider sa bourse dans les
mains des prisonniers . D'où vient que sa voix n'a rien qui
émeuve et qui soit ému ? D'où vient qu'il ne m'a rien dit
encore qui m'ait pris par l'intelligence ou par le coeur ?
Ce matin , j'étais égaré. J'ai à peine entendu ce qu'il m'a
dit . Cependant ses paroles m'ont semblé inutiles, et je suis
resté indifférent : elles ont glissé comme celte pluie froide
sur cette vitre glacée.
Cependant , quand il est rentré tout à l'heure près de
moi , sa vue m'a fait du bien . C'est parmi tous ces hommes
le seul qui.soit encore homme pour moi, me suis-je dit. Et
il m'a pris une ardente soif de bonnes et consolantes pa.
roles.
Nous nous sommes assis, lui sur la chaise, moi sur le
lit. Il m'a dit : Mon fils ... - Ce mol m'a ouvert le cour .
Il a continué :
D'UN CONDAMNÉ . 101
Mon fils, croyez-vous en Dieu ?
· Oui , mon père, lui ai-je répondu .
- Croyez -vous en la sainte Eglise catholique, aposto
lique et romaine ?
Volontiers, lui ai-je dit.
Mon fils, a- t-il repris , vous avez l'air de douter . Alors
il s'est mis à parler . Il a parlé longtemps ; il a dit beau
coup de paroles ; puis, quand il a cru avoir fini, il s'est
levé et m'a regardé pour la première fois depuis le com
mencement de son discours, en m'interrogeant : Eh
bien ?
Je proteste que je l'avais écouté avec avidité d'abord,
puis avec dévouement .
Je me suis levé aussi. - Monsieur, lui ai-je répondu ,
laissez-moi seul, je vous prie.
Il m'a demandé : - Quand reviendrai-je ?
Je vous le ferai savoir .
Alors il est sorti sans rien dire, mais en hochant la tête,
comme se disant à lui -même : Un impie !
Non , si bas que je sois tombé , je ne suis pas un impie ;
et Dieu m'est témoin que je crois en lui . Mais que m'a -t-il
dit, ce vieillard ? rien de senti , rien d'attendri , rien de
pleuré, rien d'arraché de l'âme , rien - qui vint de son cæur
pour aller au mien , rien qui fût de lui å moi . Au contraire,
je ne sais quoi de vague, d'inaccentué , d'applicable à tout
et à tous ; emphatique où il eût été besoin de profondeur,
plat ou il eùt fallu être simple : une espèce de sermon sen
timental et d'élégie théologique. Çå et là , une citation la .
tine en latin . Saint Augustin , saint Grégoire , que sais -je ?
Et puis, il avait l'air de réciter une leçon déjà vingt fois
récitée, de repasser un thème oblitéré dans sa mémoire à
force d'être su .. Pas un regard dans l'æil , pas un accent
dans la voix, pas un geste dans les mains .
Et comment en serait -il autrement ? Ce prêtre est l'aula
102 LE DERNIER JOUR
mônier en titre de la prison . Son état est de consoler et
d'exhorter, et il vit de cela . Les forçals, les patients, sont
du ressort de son éloquence. Il les conſesse et les assiste
parce qu'il a sa place à faire . Il a vieilli à mener des hom
mes mourir. Depuis longtemps il est habitué à ce qui fait
frissonner les autres ; ses cheveux, bien poudrés å blanc,
ne se dressent plus; le bagne et l'échafaud sont de tous les
jours pour lui. Il est blasé . Probablement il a son cahier :
telle page les galériens; telle page les condamnés à mort.
On l'avertit la veille qu'il y aura quelqu'un à consoler le
lendemain å telle heure; il demande ce que c'est , galérien
ou supplicié , et relit la page ; et puis il vient. De cette fa
çon , il advient que ceux qui vont à Toulon et ceux qui vont
å la Grève sont un lieu commun pour lui, et qu'il est un
lieu commun pour eux .
Oh ! qu'on m'aille donc, au lieu de cela, chercher quel
que jeune vicaire , quelque vieux curé, au hasard , dans
la première paroisse venue; qu'on le prenne au coin de son
feu , lisant son livre et ne s'attendant à rien , et qu'on lui
dise : Il y a un homme qui va mourir, et il faut que ce
soit vous qui le consolicz. Il faut que vous soyez là quand
on lui liera les mains, lå quand on lui coupera les cheveux;
que vous montiez dans sa charrette avec votre crucifix
pour lui cacher le bourreau ; que vous soyez ca hoté avec
lui par le pavé jusqu'à la Grève , que vous traversiez avec
lui l'horrible foule buveuse de sang ; que vous l'embrassiez
au pied de l'échafaud, et que vous restiez jusqu'à ce que la
tête soit ici et le corps là . — Alors qu'on me l'amène, tout
palpitant, tout frissonnant de la tête aux pieds; qu'on me
jette entre ses bras, à ses genoux, et il pleurera, et nous
pleurerons, et il sera éloquent, et je serai consolé, et mon
cæur se dégonflera dans le sien , et il prendra mon âme, et
je prendrai son Dieu .
Mais, ce bon vieillard , qu'est- il pour moi ? que suis-je
D'UN CONDAMNÉ. 103
pour lui ? un individu de l'espèce malheureuse, une om
bre comme il en a déjà tant vu, une unité à ajouter au
chiffre des exécutions.
J'ai peut-être tori de le repousser ainsi; c'est lui qui
est bon et moi qui suis mauvais. Hélas ! ce n'est pas ma
faute. C'est mon souſile de condumné qui gâte et flétrit
tout .
On vient de m'apporter de la nourriture ; ils ont cru que
je devais avoir besoin . Une table délicate et recherchée,
un poulet, il me semble, et autre chose encore . Eh bien !
j'ai essayé de manger ; mais, à la première bouchée, tout
est tombé de ma bouche, tant cela m'a paru amer et
fétide !

XXXI

Il vient d'entrer un monsieur, le chapeau sur la tête,


qui m'a à peine regardé, puis a ouvert un pied de roi et
s'est mis à mesurer de bas en haut les pierres du mur,
parlant d'une voix très -haute pour dire tantôt : C'est cela ;
tantôt : Ce n'est pas cela .
J'ai demandé au gendarme qui c'était . Il parait que c'est
une espèce de sous-architecte employé à la prison.
De son côté , sa curiosité s'est éveillée sur mon compte.
Il a échangé quelques demi-mots avec le porte -clefs qui
l'accompagnait ; puis a fixé un instant les yeux sur moi, a
secoué la tête d'un air insouciant, et s'est remis à parler å
haute voix et à prendre des mesures .
Sa hesogne finie, il s'est approché de moi en me disant
avec sa voix éclatante : Mon bon ami, dans six mois
cette prison sera beaucoup mieux.
El son geste semblait ajouter : Vous n'en jouirez pas ,
c'est dommage.
104 LE DERNIER JOUR

Il souriait presque. J'ai cru voir le moment où il allait


me railler doucement , comme on plaisante une jeune ma
riée le soir de ses noces .
Mon gendarme, vieux soldat à chevrons , s'est chargé
de la réponse. — Monsieur , lui a -t- il dit , on ne parle pas
si haut dans la chambre d'un mort.
L'architecte s'en est allé. - Moi, j'étais là, comme une
des pierres qu'il mesurait.

XXXII

Et puis , il m'est arrivé une chose ridicule !


On est venu relever mon bon vieux gendarme, auquel , in
grat égoïste que je suis, je n'ai seulement pas serré la
main . Un autre l'a remplacé : homme å front déprimé, des
yeux de beuf, une figure inepte.
Au reste, je n'y avais fait aucune attention . Je tournais
le dos à la porte, assis devant la table; je tâchais de ra
fraichir mon front avec ma main, et mes pensées trou 1
blaient mon esprit.
Un léger coup , frappé sur mon épaule, m'a fait tourner
la tête . C'était le nouveau gendarme , avec qui j'étais seul .
Voici à peu près de quelle façon il m'a adressé la pa
role :
- Criminel , avez-vous bon cæur ?
- Non, lui ai-je dit.
La brusquerie de ma réponse a paru le déconcerter . Ce
pendant il a repris en hésitant :
- On n'est pas méchant pour le plaisir de l'être .
- Pourquoi non ? ai -je répliqué. Si vous n'avez que cela
à me dire, laissez -moi . Ou voulez- vous en venir ?
Pardon , mon criminel , a - t-il répondu . Deux mots
seulement. Voici : si vous pouviez faire le bonheur d'un
D'UN CONDAMNÉ. 105

pauvre homme , et que cela ne vous coûtåt rien , est- ce que


vous ne le ſeriez pas ?
J'ai haussé les épaules. Est-ce que vous arrivez de
Charenton ? Vous choisissez un singulier vase pour y pui
ser du bonheur. Moi, faire le bonheur de quelqu'un ?
Il a baissé la voix et pris un air mystérieux, qui n'allait
pas à sa figure idiote.
Oui, criminel , oui, bonheur ! oui , fortune ! Tout cela
me sera venu de vous . Voici : je suis un pauvre gendarme.
Le service est lourd, la paye est légère ; mon cheval est à
moi et me ruine. Or, je mets à la loterie pour contre-ba
lancer . Il faut bien avoir une industrie . Jusqu'ici il ne m'a
manqué pour gagner que d'avoir de bons numéros . J'en
cherche partout de sûrs; je tombe toujours à côté . Je
mets le 76 ; il sort le 77. J'ai beau les nourrir, ils ne
viennent pas... Un pell de patience, s'il vous plait ; je
suis à la fin . Or, voici une belle occasion pour moi . Il
paraît, pardon , criminel, que vous passez aujourd'hui . Il
est certain que les morts qu'on fait périr comme cela
voient la loterie d'avance. Promettez-moi de venir demain
soir, qu'est -ce que cela vous fait ? me donner trois numé
ros, trois bons . Hein ? Je n'ai pas peur des revenants ,
soyez tranquille. — Voici mon adresse : Caserre Popin
court ;. escalier A , n. 26 , au fond du corridor. Vous me
reconnaitrez bien , n'est -ce pas ? Venez même ce soir, si
cela vous est plus commode.
J'aurais dédaigné de lui répondre , à cet imbécile, si une
spérance folle ne m'avait traversé l'esprit. Dans la posi
tion désespérée ou je suis , on croit par moments qu'on bri
serait une chaine avec un cheveu .
Ecoute, lui ai-je dit en faisant le comédien autant
que le peut faire celui qui va mourir, je puis en effet te
rendre plus riche que le roi, te faire gagner des millions,
n une condition .
106 LE DERNIER JOUR

Il ouvrit des yeux stupides .


La puelle ? laquelle ? tout pour vous plaire, mon cri.
minel .
Au lieu de trois numéros, je t'en promets quatre.
Change d'habits avec moi .
- Si ce n'est que cela ! s'est - il écrié en défaisant les
premières agrafes de son uniforme .
Je m'étais levé de ma chaise. J'observais tous ses mou
vements , mon caur palpitait; je voyais déjà les portes
s'ouvrir devant l'uniforme de gendarme, et la place, et la
rue, et le Palais de Justice derrière moi !
Mais il s'est retourné d'un air indécis : Ah çảl ce
n'est pas pour sortir d'ici ?
J'ai compris que tout était perdu. Cependant j'ai tenté
un dernier effort, bien inutile et bien insensé !
-Si fait, lui ai-je ditl mais ta fortune est faite ...
Il m'a interrompu .
Ah bien non ! tiens ! et mes numéros ! pour qu'ils
soient hons il faut que vous soyez mort.
Je me suis rassis , muet et plus désespéré de toute l'es
pérance que j'avais eue.

XXXIII

J'ai fermé les yeux, et j'ai mis les mains dessus, et j'ai
tâché d'oublier le présent dans le passé. Tandis que je
rêve, les souvenirs de mon enfance et de ma jeunesse me
reviennent un å un , doux , calmes, riants, comme des iles
de fleurs sur ce gouffre de pensées noires et confuses qui
tourbillonnent dans mon cerveau .
Je me revois enfant, écolier rieur et frais, jouant, cou
rant, criant avec mes frères dans la grande allée verte de
ce jardin sauvage ovi ont coulé mes premières années, an .
D'UN CONDAMNÉ. 107
cien enclos de religieuses que domine de sa tête de plomb
le sombre dôme du Val-de - Grace .
Et puis , quatre ans plus tard , m'y voilà encore, toujours
enfant, mais déjà rêveur et passionné . Il y a une jeune fille
dans le solitaire jardin .
La petite Espagnole, avec ses grands yeux et ses grands
cheveux, sa peau brune et dorée , ses lèvres rouges et ses
joues roses , l'Andalouse de quatorze ans , Pepa.
Nos méres nous ont dit d'aller courir ensemble : nous
sommes venus nous promener .
On nous a dit de jouer et nous causons, enfants du même
åge , non du même sexe.
Pourtant, il n'y a encore qu'un an , nous courions , nous
luttions ensemble . Je disputais à Pepita la plus belle pomme
du pommier : je la frappais pour un nid d'oiseau . Elle pleu
rait ; je disais : C'est bien fait ! et nous allions tous deux
nous plaindre ensemble l'un de l'autre à nos méres, qui
nous donnaient tort tout haut et raison tout bas.
Maintenant elle s'appuie sur mon bras , et je suis tout
fier et tout ému . Nous marchons lentement , nous parlons
bas . Elle laisse tomber son mouchoir; je le lui ramasse .
Nos mains tremblent en se touchant. Elle me parle des pe
tits oiseaux , de l'étoile qu'on voit là- bas, du couchant ver
meil derrière les arbres, ou bien de ses amies de pension,
de sa robe et de ses rubans. Nous disons des choses inno
centes, et nous rougissons tous deux. La petite fille est de.
venue jeune fille.
Ce soir -là, c'était un soir d'été . Nous étions sous les mar
ronniers, au fond du jardin . Après un de ces longs silences
qui remplissaient nos promenades, elle quitta lout à coup
mon bras et me dit : Courons !
Je la vois encore; elle était tout en noir, en deuil de sa
grand'mère. Il lui passa par la tête une idée d'enfant; Pepa
redevint Pepita, elle me dit : Courons !
108 LE DERNIER JOUR
Et elle se mit à courir devant moi avec sa taille fine
comme le corset d'une abeille , et ses petits pieds qui rele
vaient sa robe jusqu'à mi-jambe. Je la poursuivis, elle
fuyait; le vent de sa course soulevait par moments sa pėle ..
rine noire, et me laissait voir son dos brun et frais.
J'étais hors de moi . Je l'atteignis près du vieux puisard
en ruine ; je la pris par la ceinture, du droit de victoire, et
je la fis asseoir sur un banc de gazon ; elle ne résista pas.
Elle était essoufflée et riait . Moi , j'étais sérieux, et je re
gardais ses prunelles noires à travers ses cils noirs.
Asseyez-vous lå , me dit-elle . Il fait encore grand
jour, lisons quelque chose . Avez- vous un livre ?
J'avais sur moi le tome second des Voyages de Spallan
zapi . J'ouvris au hasard , je me rapprochai d'elle, elle apo
puya son épaule à mon épaule, et nous nous mîmes å lire
chacun de notre côté, tout bas , la même page. Avant de
tourner le feuillet, elle était toujours obligée de m'atten
dre. Mon esprit allait moins vite que le sien . Avez-vous
fini ? me disait-elle, que j'avais à peine commencé.
Cependant nos têtes se touchaient, nos cheveux se mê.
laient ; nos haleines peu à peu se rapprochérent, et nos
bouches tout à coup .
Quand nous voulůmes continuer notre lecture, le ciel
était étoilé.
Oh ! maman, maman, dit-elle en rentrant, si tu sa
vais comme nous avons couru !
Moi, je gardais le silence. Tu ne dis rien , me dit ma
mère, tu as l'air triste . J'avais le paradis dans le cœur.
C'est une soirée que je me rappellerai toute ma vie.
Toute ma vie !
D'UN CONDAMNÉ. 109

XXXIV

Une heure vient de sonner, je ne sais laquelle : j'en


tends mal le marteau de l'horloge. Il me semble que j'ai
un bruit d'orgue dans les oreilles ; ce sont mes dernières
pensées qui bourdonnent.
A ce moment suprême où je me recueille dans mes sou
venirs, j'y retrouve mon crime avec horreur ; mais je vou
drais me repentir davantage encore . J'avais plus de re
mords avant ma condamnation ; depuis , il semble qu'il n'y
ait plus de place que pour les pensées de mort. Pourtant,
je voudrais bien me repentir beaucoup .
Quand j'ai révé une minute à ce qu'il y a de passé dans
ma vie, et que j'en reviens au coup de hache qui doit la
terminer tout à l'heure, je frissonne comme d'une chose
nouvelle. Ma belle enfance ! ma belle jeunesse ! étoffe do
rée, dont l'extrémité est sanglante. Entre alors et à pré
sent il y a une rivière de sang : le sang de l'autre et le
mien .
Si on lit un jour mon histoire, aprés tant d'années d'in
nocence et de bonheur, on ne voudra pas croire à cette an
née exécrable, qui s'ouvre par un crime et se clôt par un
supplice : elle aura l'air dépareillée.
Et pourtant, misérables lois et misérables hommes, je
n'étais pas un méchant !
Oh ! mourir dans quelques heures, et penser qu'il y a un
an , å pareil jour, j'étais libre et pur, que je faisais mes
promenades d'automne, que j'errais sous les arbres, et que
je marchais dans les feuilles !

25 .
110 LE DERNIER JOUR

XXXV

En ce moment même, il y a tout auprés de moi, dans


ces maisons qui ſont cercle autour du Palais et de la Grève;
et partout dans Paris, des hommes qui vont et viennent;
causent ët rient, lisent le journal, pensent à leurs affaires;
des marchands qui vendent ; des jeunes filles qui prépa.
rent leurs robes de bal pour ce soir ; des mères qui jouent
avec leurs enfants !

XXXVI

Je me souviens qu'un jour, étant enfant, j'allai voir le


bourdon de Notre-Dame.
J'étais déjà étourdi d'avoir monté le sombre escalier en
colimaçon, d'avoir parcouru la fréle galerie qui lie les deux
tours, d'avoir eu Paris sous les pieds , quand j'entrai dans
la cage de pierre et de charpente où pend le bourdon avec
son battant, qui pèse un millier.
J'avançai en tremblant sur les planches mal jointes, re
gardant à distance cette cloche si fameuse parmi les en
fants et le peuple de Paris, et ne remarquant pas sans ef
froi que les auvents couverts d'ardoises qui entourent le
clocher de leurs plans inclinés étaient au niveau de mes
pieds. Dans les intervalles , je voyais, en quelque sorte å
vol d'oiseau, la place du Parvis Notre -Dame, et les pas
sants comme des fourmis.
Tout à coup l'énorme cloche tinta ; une vibration pro
fonde remua l'air, fit osciller la lourde tour. Le plancher
sautait sur les poutres. Le bruit faillit me renverser ; je
D'UN CONDAMNE. 111
chancelai, prêt à tomber, prêt à glisser sur ces auvents
d'ardoises en pente . De terreur , je me couchai sur les plan
ches , les serrant étroitement de mes deux bras, sans pa
role, sans haleine, avec ce formidable tintement dans les
oreilles, et sous les yenx ce précipice, cette place profonde,
ou se croisaient tant de passants paisibles et enviés .
Eh bien ! il me semble que je suis encore dans la tour
du bourdon . C'est tout ensemble un étourdissement et un
éblouissement . Il y a comme un bruit de cloche qui ébranle
les cavités de mon cerveau , et auloir de moi je n'aperçois
plus cette vie plane et tranquille que j'ai quittée, et où les
autres hommes cheminent encore, que de loin et à travers
les crevasses d'un abime.

XXXVII

L'Hôtel de Ville est un édifice sinistre.


Avec son toit aigu et roide, son clocheton bizarre, son
grand cadran blanc, ses étages à petites colonnes , ses
mille croisées , ses escaliers usés par les pas, ses deux ar
ches å droite et à gauche, il est lå de plain- pied avec la
Gréve, sombre , lugubre, la face toute rongée de vieillesse,
et si noir, qu'il est noir au soleil .
Les jours d'exécution , il vomit des gendarmes de toutes
ses porles et regarde le condamné avec toutes ses fenêtres.
Et le soir, son cadran, qui a marqué l'heure, reste lu
mineux sur sa façade ténébreuse .
112 LE DERNIER JOUR

XXXVIII

Il est une heure et quart.


Voici ce que j'éprouve maintenant :
Une violente douleur de tête , les reins froids, le front
brûlant. Chaque fois que je me lėve ou que je me penche,
il me semble qu'il y a un liquide qui flotte dans mon cer
veau , et qui fait battre ma cervelle contre les parois du
crâne.
J'ai des tressaillements convulsifs, et de temps en temps
la plume tombe de mes mains comme par une secousse gal
vanique.
Les yeux me cuisent comme si j'étais dans la fumée .
J'ai mal dans mes coudes.
Encore deux heures et quarante-cinq minutes, et je serai
guéri.

XXXIX

Ils disent que ce n'est rien , qu'on ne souſſre pas, que


c'est une fin douce, que la mort de cette façon est bien
simplifiée.
Eh ! qu'est-ce donc que celte agonie de six semaines et ce
råle de tout un jour ? Qu'est-ce que les angoisses de cette
journée irréparable, qui s'écoule si lentement et si vite ?
Qu'est-ce que cette échelle de tortures qui aboutit à l'écha
faud ?
Apparemment ce n'est pas lå souffrir.
Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que le Sang s'é
puise goutte à goutte, ou que l'intelligence s'éteigne pen
sée å pensée ?
D’UN CONDAMNÉ . 113
Et puis, on ne soufre pas , en sont-ils sûrs ? Qui le leur
a dit ? Conte-t-on que jamais une tête coupee se soit dres
sée sanglante au bord du panier , et qu'elle ait crié au pec
ple : Cela ne fait pas de mal !
Y a -t-il des morts de leur façon qui soient venus les re
mercier et leur dire : C'est bien inventé. Tenez- vous- en
lá . La mécanique est bonne.
Non , rien ! Moins qu'une minute, moins qu'une seconde,
et la chose est faite. Se sont-ils jamais mis, seulement
en pensée, à la place de celui qui est là, au moment où le
lourd tranchant qui tombe mord la chair, rompt les nerfs,
brise les vertèbres... Mais quoi ! une demi-seconde ! la dou
leur est escamotée ... Horreur !

XL

Il est singulier que je pense sans cesse au roi. J'ai beau


faire, beau secouer la tête, j'ai une voix dans l'oreille qui
me dit toujours :
Il y a dans cette même ville, à cette même heure, et
pas bien loin d'ici , dans un autre palais , un homme qui a
aussi des gardes à toutes ses portes , un homme unique
comme toi dans le peuple, avec cette différence qu'il est
aussi haut que tu es bas. Sa vie entière , minute par mi
nute, n'est que gloire, grandeur, délices, enivrement. Tout
est autour de lui amour, respect, vénération . Les voix les
plus hautes deviennent basses en lui parlant, et les fronts
les plus fiers ploient . Il n'a que de la soie et de l'or sous
les yeux. A cette heure, il tient quelque conseil de minis
tres où tous sont de son avis ; ou bien songe å la chasse de
demain , au bal de ce soir, sûr que la fête viendra à l'heure,
et laissant à d'autres le travail de ses plaisirs. Eh bien ! cet
homme est de chair et d'os comme toi ! - Et pour qu'à
114 LE DERNIER JOUR
l'instant même l'horrible échafaud s'écroulât, pour que
tout te fût rendu, vie, liberlé, fortune, famille, il suffirait
qu'il écrivit avec cette plume les sept lettres de son nom
au bas d'un morceau de papier , ou même que son carrosse
rencontrât la charrette ! Et il est bon , et il ne deman
derait pas mieux peut-être, et il n'en sera rien !

XLI

Eh bien donc ! ayons courage avec la mort, prenons cette


horrible idée à deux mains, et considérons-la en face. De
mandons-lui compte de ce qu'elle est, sachons ce qu'elle
nous veut, retournons-la en tous sens , épelons l'énigme,
et regardons d'avance dans le tombeau .
Il me semble que , dès que mes yeux seront fermés, je
verrai une grande clarté et des abîmes de lumière où mon
esprit roulera sans fin . Il me semble que le ciel sera lumi.
neux de sa propre essence , que les astres y feront des ta
ches obscures, et qu'au lieu d'être , comme pour les yeux
vivants , des paillettes d'or sur du velours noir, ils semble.
ront des points noirs sur du drap d'or .
Ou bien, misérable que je suis, ce sera peut-être un
gouffre hideux , profond, dont les parois seront tapissées de
ténèbres, et où je tomberai sans cesse en voyant des formes
remuer dans l'ombre.
Ou bien, en m'éveillant après le coup, je me trouverai
peut- être sur quelque surface plane et humide , rampant
dans l'obscurité et tournant sur soi-même comme une tête
qui roule . Il me semble qu'il y aura un grand vent qui me
poussera, et que je serai heurté çå et lå par d'autres têtes
roulantes. Il y aura par places des mares des ruisseaux
d'un liquide inconnu et liede ; tout sera noir. Quand mes
yeux , dans leur rolation, seront tournés en haut, ils ne
D'UN CONDAMNÉ. 115
verront qu'un ciel d'ombre, dont les couches épaisses pė.
seront sur eux , et au loin dans le fond de grandes arches
de fumée plus noires que les ténèbres. Ils verront aussi vol
tiger dans la nuit de petites étincelles rouges, qui , en s'ap
prochant, deviendront des oiseaux de feu ; - et ce sera
ainsi toute l'éternité .
Il se peut bien aussi qu'à certaines dates les morts de la
Grève se rassemblent par de noires nuits d'hiver sur la place
qui est à eux . Ce sera une foule pâle et sanglante, et je
n'y manquerai pas . Il n'y aura pas de lune, et l'on parlera
à voix basse . L'llôtel de Ville sera là , avec sa façade ver
moulue, son toit déchiqueté, et son cadran qui aura été
sans pitié pour tous . Il y aura sur la place une guillotine
de l'enfer, ou un démon exécutera un bourreau : ce sera å
quatre heures du matin. A notre tour nous ferons foule
autour.
Il est probable que cela est ainsi. Mais, si ces morts - lå
reviennent, sous quelle forme reviennent-ils ? Que gardent
ils de leur corps incomplet et mutilé ? Que choisissent-ils ?
Est-ce la lête ou le tronc qui est spectre ?
Hélas ! qu'est-ce que la mort fait avec notre âme ? quelle
nature lui laisse - t- elle ? qu'a- t- elle à lui prendre ou à lui
donner ? ou la met-elle ? lui prête- t- elle quelquefois des
yeux de chair pour regarder sur la lerre et pleurer ?
Ah ! un prêtre ! un prêtre qui sache cela ! Je veux un
prêtre et un crucifix à baiser !
Mon Dieu, toujours le même !

XLII

Je l'ai prié de me laisser dormir, et je me suis jeté sur


le lit.
116 LE DERNIER JOUR

En effet, j'avais un llot de sang dans la tête, qui m'a fait


dormir. C'est mon dernier sommeil , de cette espèce.
J'ai fait un rêve.
J'ai rêvé que c'était la nuit. Il me semblait que j'étais
dans mon cabinet avec deux ou trois de mes amis, je ne
sais plus lesquels.
Ma femme était couchée dans la chambre à coucher, a
côté, et dormait avec son enfant.
Nous parlions å voix basse, mes amis et moi , et ce que
nous disions nous effrayait.
Tout à coup il me sembla entendre un bruit quelque
part dans les autres pièces de l'appartement : un bruit fai
ble, étrange, indéterminé .
Mes amis avaient entendu comme moi . Nous écoutâmes
c'était comme une serrure qu'on ouvre sourdement, comme
un verrou qu'on scie à petit bruit.
Il y avait quelque chose qui nous glaçait : nous avions
peur . Nous pensames que peut-être c'étaient des voleurs
qui s'étaient introduits chez moi , à cette heure si avancée
de la nuit.
Nous résolûmes d'aller voir. Je me levai, je pris la bou
gie; mes amis me suivaient un å un .
Nous traversâmes la chambre à coucher, à côté ; ma
femme dormait avec son enfant.
Puis nous arrivâmes dans le salon . Rien . Les portraits
étaient immobiles dans leur cadre d'or sur la tenture rouge.
Il me sembla que la porte du salon à la salle à manger n'é
tait point à sa place ordinaire.
Nous entrâmes dans la salle à manger ; nous en fimes le
tour. Je marchais le premier. La porte sur l'escalier était
bien fermée, les fenêtres aussi . Arrivé près du poêle, je
vis que l'armoire au linge était ouverte , et que la porte de
cette armoire était tirée sur l'angle du mur, comme pour
le cacher.
D'UN CONDAMNÉ. 117

Cela me surprit. Nous pensåmes qu'il y avait quelqu'un


derrière la porte.
Je portai la main à cette porte pour refermer l'armoire,
elle résista . Etonné, je tirai plus fort, elle céda brusque
ment , et nous découvrit une petite vieille , les mains pen
dantes , les yeux fermés, immobile, debout, et comme collée
dans l'angle du mur.
Cela avait quelque chose de hideux , et mes cheveux se
dressent d'y penser .
Je demandai à la vieille : Que faites - vous là ?
Elle ne répondit pas.
Je lui demandai : - Qui êtes-vous ?
Elle ne répondit pas, ne bougea pas et resta les yeux
fermés .
Mes amis dirent : - C'est sans doute la complice de
ceux qui sont entrés avec de mauvaises pensées ; ils se
sont échappés en nous entendant venir ; elle n'aura pu
fuir, et s'est cachée lå .
Je l'ai interrogée de nouvea !! ; elle est demeurée sans
voix , sans mouvement , sans regard.
Un de nous l'a poussée à terre, elle est tombée.
Elle est tombée tout d'une pièce , comme un morceau de
bois , comme une chose morte .
Nous l'avons remuée du pied , puis deux de nous l'ont
relevée et de nouveau appuyée au mur . Elle n'a donné au
cun signe de vie. On lui a crié dans l'oreille, et elle est
restée muette comme si elle était sourde.
Cependant , nous perdions patience, et il y avait de la
colère dans notre terreur . Un de nous m'a dit : Mettez
lui la bougie sous le menton.— Je lui ai mis la mèche en
flammée sous le menton . Alors elle a ouvert un œil à demi,
un æil vide, terne, affreux, et qui ne regardait pas .
J'ai ôté la flamme et j'ai dit : Ah ! enſin ! répondras
lu , vieille sorcière ? Qui es -tu ?
26
118 LE DERNIER JOUR
L'qil s'est refermé comme de lui-même.
- Pour le coup, c'est trop fort ! ont dit les autres . En .
core la bougie ! encore ! il faudra bien qu'elle parle.
J'ai replacé la lumière sous le menton de la vieille.
Alors , elle a ouvert ses deux yeux lentement, nous a re
gardés tous les uns après les autres, puis, se baissant
brusquement, a soufflé la bougie avec un souflle glacé. Au
même moment j'ai senti trois dents aiguës s'imprimer sur
ma main , dans les ténèbres.
Je me suis réveillé, frissonnant et baigné d'une sueur
froide.
Le bon aumônier était assis au pied de mon lit, et lisait
des prières .
- Ai-je dormi longtemps ? lui ai -je demandé.
- Mon fils, m'a- t-il dit , vous avez dormi une heure. On
vous a amené votre enfant; elle est là dans la pièce voi.
sine qui vous attend . Je n'ai pas voulu qu'on vous éveillât.
- Oh ! ai-je crié. Ma fille ! qu'on m'amène ma fille !

XLIII

Elle est fraiche, elle est rose, elle a de grands yeux, elle
est belle !
On lui a mis une petite robe qui lui va bien .
Je l'ai prise , je l'ai enlevée dans mes bras, je l'ai assise
sur mes genoux, je l'ai baisée sur ses cheveux.
Pourquoi pas avec sa mére ? Sa mère est malade, så
grand'mère aussi . C'est bien .
Elle me regardait d'un air étonné. Caressée, embrassée,
dévorée de baisers et se laissant faire, mais jetant de temps
en temps un coup d'eil inquiet sur sa bonne, qui pleurait
dans un coin.
Enfin j'ai pu parler.
D’UN CONDAMNÉ.
119
— Marie ! ai-je dit, ma petite Marie !
Je la serrais violemment contre ma poitrine enflée de
sanglots. Elle a poussé un petit cri .
Oh ! vous me faites du mal , monsieur, m'a-t-elle dit
Monsieur ! Il y a bientôt un an qu'elle ne m'a vu , la
pauvre enfant ! Elle m'a oublié, visage, parole , accent ; et
puis, qui me reconnaîtrait avec cette barbe, ces habits et
cette påleur ? Quoi ! déjà effacé de cette mémoire, la seule
où j'eusse voulu vivre ! Quoi ! déjà plus père ! être con
damné à ne plus entendre ce mot, ce mot de la langue des
enfants, si doux qu'il ne peut rester dans celle des hom
mes : papa !
Et pourtant l'entendre de cette bouche, encore une fois,
une seule fois, voilà tout ce que j'eusse demandé pour les
quarante ans de vie qu'on me prend.
Ecoute , Marie, lui ai -je dit en joignant ses deux pe
tites mains dans les miennes, est-ce que tu ne me connais
point ?
Elle m'a regardé avec ses beaux yeux, et a répondu :
Ah bien non !
Regarde bien, ai -je répété. Comment, tu ne sais pas
qui je suis ?
Si, a-t-elle dit. Un monsieur.
Hélas ! n'aimer ardemment qu'un seul être au monde,
l'ạimer avec tout son amour, et l'avoir devant soi, qui
vous voit et vous regarde, vous parle et vous répond , et
ne vous connait pas ! Ne vouloir de consolation que de lui,
et qu'il soit le seul qui ne sache pas qu'il vous en faut
parce que vous allez mourir.
Marie, ai -je repris, as- tu un papa ?
- Oui , monsieur, a dit l'enfant.
Eh bien ! où est-il ?
Elle a levé ses grands yeux étonnés : Ah ! vous ne sa
vez donc pas ? il est mort,
120 LE DERNIER JOUR
Puis elle a crié : j'avais failli la laisser tomber .
Mort ! disais-je. Marie, sais-tu ce que c'est qu'être
mort ?
Oui, monsieur, a -t-elle répondu. Il est dans la terre
et dans le ciel.
Elle a continué d'elle- même .
Je prie le bon Dieu pour lui matin et soir sur les ge
noux de maman .
Je l'ai baisée au front. Marie, dis-moi ta prière.
- Je ne peux pas , monsieur. Une prière, cela ne se dit
pas dans le jour. Venez ce soir dans ma maison ; je la
dirai.
C'était assez de cela . Je l'ai interrompue :
Marie, c'est moi qui suis ton papa .
Ah ! m'a-t- elle dit .
J'ai ajouté : - Veux - tu que je sois ton papa ?
L'enfant s'est détournée . Non , mon papa était bien
plus beau .
Je l'ai couverte de baisers et de larmes . Elle a cherché à
se dégager de mes bras en criant : Vous me faites mal
avec votre barbe.
Alors je l'ai replacée sur mes genoux, en la couvant des
yeux , et puis je l'ai questionnée :
Marie, sais-tu lire ?
Oui , a -t -elle répondu . Je sais bien lire. Maman me
fait lire mes lettres .
- Voyons, lis un peu , lui ai-je dit en lui montrant un
papier qu'elle tenait chiffonné dans une de ses petites
mains .
Elle a hoché sa jolie tête .-- Ah bien ! je ne sais lire que
des fables .
Essaye toujours. Voyons , lis.
Elle a déployé le papier, et s'est mise à épeler avec son
doigli - A, R , ar, R , E, T, rét, ARRÊT ...
D'UN CONDAMNÉ . 121
Je lui ai arraché cela des mains . C'est ma sentence de
mort qu'elle me lisait . Sa bonne avait eu le papier pour un
sou . Il me coutait plus cher, à moi .
Il n'y a pas de parole pour ce que j'éprouvais . Ma vio
lence l'avait effrayée ; elle pleurait presque.
Tout à coup elle m'a dit : Rendez- moi donc mon pa
pier ; tiens ! c'est pour jouer.
Je l'ai remise à sa bonne. - Emportez - la .
Et je suis retombe sur ma chaise, sombre, désert, déses- •
péré . A présent ils devraient venir ; je ne tiensplus à rien ;
la dernière fibre de mon cæur est brisée. Je suis bon pour
ce qu'ils vont faire.

XLIV

Le prétre est bon , le geôlier aussi . Je crois qu'ils ont


versé une larme quand j'ai dit qu'on m'emportåt mon en
fant.
C'est fait. Maintenant il faut que je me roidisse en moi.
même, et que je pense fermement au bourreau, à la char
rette, aux gendarmes , à la foule sur le pont , à la foule sur
le quai, à la foule aux fenêtres, et à ce qu'il y aura exprės
pour moi sur cette lugubre place de Grève, qui pourrait
être pavée des têtes qu'elle a vues tomber.
Je crois que j'ai encore une heure pour m'habituer å
tout cela .

XLV

Tout ce peuple rira, battra des mains , applaudira, et


parmi tous les homines libres et inconnus des geôliers, qui
courent plein de joie i mne exécution, dans cette foule
T6 26 .
122 LE DERNIER JOUR

de têtes qui couvrira la place, il y aura plus d'une tête pré


destinée qui suivra la mienne tôt ou tard dans le panier
rouge.
Plus d'un qui y vient pour moi y viendra pour soi.
Pour ces êtres fatals il y a sur un certain point de la
place de Grève un lieu fatal, un centre d'attraction, un
piége. Ils tournent autour jusqu'à ce qu'ils y soient.

XLVI

Ma petite Marie ! – On l'a remmenée jouer : elle regarde


la foule par la portière du fiacre, et ne pense déjà plus à
ce monsieur.
Peut-être aurai-je encore le temps d'écrire quelques pa
ges pour elle , atin qu'elle les lise un jour, et qu'elle pleure
dans quinze ans pour aujourd'hui . 1
Qui, il faut qu'elle sache par moi mon histoire, et pour.
quoi le nom que je lui laisse est sanglant.

XLVII

MON HISTOIRE .

Note de l'éditeur. — On n'a pu encore retrouver les feuillets


qui se rattachaient à celui-ci . Peut-être , comme ceux qui suivent
semblent l'indiquer, le condamné n'a-t-il pas eu lc temps de les
écrire. Il était tard quand celte pensée lui est venue.
D'UN CONDAMNÉ. 123

XLVIII

D'une chambre de l'Ilôtel de Ville.

De l'Hôtel de Ville ! ..... Ainsi j'y suis . Le trajet exé


crable est fait. La place est là , et au-dessous de la fenêtre
l'horrible peuple qui aboie , et m'attend, et rit.
J'ai eu beau me roidir, beaụ me crisper, le cœur m'a
failli, Quand j'ai vu au-dessus des têtes ces deux bras rou
ges avec leur triangle noir au bout, dressés entre les deux
lanternes du quai , le cœur m'a failli . J'ai demandé à faire
une dernière déclaration . On m'a déposé ici , et l'on est
allé chercher quelque procureur du roi. Je l'attends, c'est
Coujours cela de gagné.
Voici :
Trois heures sonnaient, on est venu m'avertir qu'il était
temps. J'ai tremblé, comme si j'eušse pensé à autre chose
depuis six heures, depuis six semaines , depuis six mois .
Cela m'a fait l'effet de quelque chose d'inattendu .
Ils m'ont fait traverser leurs corridors et descendre leurs
escaliers. Ils m'ont poussé entre deux guichets de rez-de
chaussée, salle sombre, étroite, voûtée, à peine éclairée
d'un jour de pluie et de brouillard . Une chaise élait au mi
lieu. Ils m'ont dit de m'asseoir ; je me suis assis.
Il y avait prés de la porte et le long des murs quelques
personnes debout, outre le prêtre et les gendarmes, et il y
avait aussi trois hommes .
Le premier, le plus grand, le plus vieux, était gras et
avait la face rouge. Il portait une redingote et un chapeau
å trois cornes déformé. C'était lui .
C'était le bourreau , le valet de la guillotine. Les deux
autres étaient ses valots, à lui.
124 LE DERNIER JOUR
A peine assis, les deux autres se sont approchés de moi ,
par derrière, comme des chats ; puis tout à coup j'ai senti
un froid d'acier dans mes cheveux, et les ciseaux ont grincé
à mes oreilles.
Mes cheveux, coupés au hasard , tombaient par mèches
sur mes épaules, et l'homme en chapeau å trois cornes les
époussetait doucement avec sa grosse main .
Autour, on parlait à voix basse.
Il y avait un grand bruit au dehors, comme un frémis
sement qui ondulait dans l'air. J'ai cru d'abord que c'était
la rivière, mais, å des rires qui éclataient, j'ai reconnu que
c'était la foule.
Un jeune homme, près de la fenêtre, qui écrivait, avec
un crayon , sur un portefeuille, a demandé å un des gui
chetiers comment s'appelait ce qu'on faisait lå. La toi
lette du condamné, a répondu l'autre.
J'ai compris que cela serait demain dans le journal,
Tout à coup l'un des valets m'a enlevé ma veste, et l'au
tre a pris mes deux mains qui pendaient, les a ramenées
derrière mon dos, et j'ai senti les næuds d'une corde se
rouler lentement autour de mes poignets rapprochés. Eu
même temps , l'autre détachait ma cravate . Ma chemise de
batisle, seul lambeau qui me reståt d'autrefois, l'a fait en
quelque sorte hésiter un moment, puis il s'est mis å en
couper le col .
A cette précaution horrible, au saisissement de l'acier
qui touchait mon cou , mes coudes ont tressailli, et j'ai
laissé échapper un rugissement étouffé; la main de l'exécu
teur a tremblé. Monsieur, m'a - t - il dit, pardon ! Est -ce
que je vous ai fait mal? - Ces bourreaux sont des hommes
très-doux .
La foule hurlait plus haut au dehors.
Le gros homme au visage bourgeonné m'a offert å res
pirer un mouchoir imbibé de vinaigre. - Merci, lui ai-je
D'UN CONDAMNĚ . 125

dit de la voix la plus forte que j'ai pu , c'est inutile ; je me


trouve bien .
Alors l'un d'eux s'est baissé et m'a lié les deux pieds , au
moyen d'une corde fine et lâche, qui ne me laissait à faire
que de petits pas. Cette corde est venue se rattacher å celle
de mes mains.
Puis le gros homme a jeté la vesle sur mon dos, et a
noué les manches ensemble sous mon menton . Ce qu'il y
avait à faire là élait fait.
Alors le prêtre s'est approché avec son crucifix . Al
lons, mon fils ! m'a - t-il dit.
Les valets m'ont pris sous les aisselies ; je me suis levé,
j'ai marché ; mes pas étaient mous et fléchissaient comme
si j'avais eu deux genoux à chaque jambe.
En ce moment la porte extérieure s'est ouverte å deux
battants . Une clameur furieuse, et l'air froid, et la lumière
blanche, ont fait irruption jusqu'à moi dans l'ombre. Du
fond du sombre guichet , j'ai vu brusquement tout à la fois,
à travers la pluie, les mille têtes hurlantes du peuple en
tassées pêle-mêle sur la rampe du grand escalier du Palais ;
å droite, de plain - pied avec le seuil, un rang de chevaux de
gendarmes, dont la porte basse ne me découvrait que les
pieds de devant et les poitrails ; en face, un détachement
de soldats en bataille ; à gauche, l'arrière d'une charrette,
auquel s'appuyait une roide échelle . Tableau hideux, bien
encadré dans une porte de prison .
C'est pour ce moment redoutė que j'avais gardé mon
courage . J'ai fait trois pas, et j'ai paru sur le seuil du gui
chet .
Le voilà ! le voilà ! a crié la foule . Il sort, enfin ! Et
les plus près de moi battaient des mains . Si fort qu'on aime
un roi , serait moins de fête.
C'était une charrette ordinaire, avec un cheval etique, et
126 LE DERNIER JOUR

un charretier en sarrau bleu å dessins rouges, comme ceux


des maraichers des environs de Bicêtre.
Le gros homme en chapeau à trois cornes est monté le
premier. – Bonjour, monsieur Samson ! criaient les en
fants pendus à des grilles. Un valet l'a suivi . Bravo,
Mardi ! ont crié de nouveau les enfants. Ils se sont assis
tous deux sur la banquette de devant.
C'était mon tour : j'ai monté d'une allure assez ferme.
- Il va bien, a dit une femme à côté des gendarmes. Cet
atroce éloge m'a donné du courage . Le prêtre est venu se
placer auprès de moi . On m'avait assis sur la banquette de
derrière, le dos tourné au cheval . J'ai frémi de cette der
nière attention .
Ils mettent de l'humanité là-dedans
J'ai voulu regarder autour de moi : gendarmes devant,
gendarmes derrière ; puis de la foule , de la foule et de la
foule : une mer de têtes sur la place.
Un piquet de gendarmerie à cheval m'attendait à la porte
de la grille du Palais.
L'officier a donné l'ordre . La charrette et son cortège se
sont mis en mouvement, comme poussés en avant par un
hurlement de la populace.
On a franchi la grille. Au moment où la charrette a
tourné vers le pont au Change, la place a éclaté en bruits,
du pavé aux toits, et les ponts et les quais ont répondu å
faire un tremblement de terre.
C'est là que le piquet qui attendait s'est rallié à l’escorte .
- Chapeaux bas! chapeaux bas ! criaient mille bouches
ensemble . - Comme pour le roi .
Alors j'ai ri horriblement aussi , moi, et j'ai dit au pré
tre : Eux les chapeaux, moi la tête.
On allait au pas.
Le quai aux Fleurs embaumait; c'est jour de marché.
Les marchandes ont quitté leurs bouquets pour moi .
D'UN CONDAMNÉ. 127
Vis-å-vis, un peu avant la tour carrée qui fait le coin du
Palnis, il y a des cabarets dont les entresols étaient pleins
de spectateurs heureux de leurs belles places, surtout des
femmes . La journée doit être bonne pour les cabaretiers .
On louait des tables, des chaises, des échafaudages, des
charrettes. Tout pliait de spectateurs. Des marchands de
sang humain criaient à tue-tête : - Qui veut des places ?
Une rage m'a pris contre ce peuple. J'ai eu envie de leur
erier : Qui veut la mienne ?
Cependant la charrette avançait. A chaque pas qu'elle fai
sait, la foule se démolissait derrière elle, et je la voyais de
mes yeux égarés qui s'allait reformer plus loin sur d'au.
tres points de mon passage,
En entrant sur le pont au Change, j'ai par hasard jeté
les yeux à ma droite en arrière. Mon regard s'est arrêté
sur l'autre quai, au -dessus des maisons , å une tour noire,
isolée, hérissée de sculptures, au sommet de laquelle je
voyais deux monstres de pierre assis de profil. Je ne sais
pourquoi j'ai demandé au prêtre ce que c'était que cette
tour. - Saint-Jacques- le - Bcucherie, a répondu le bourreau.
J'ignore comment cela se faisait, dans la brume et mal
gré la pluie fine et blanche qui rayait l'air comme un ré
seau de fils d'araignée , rien de ce qui se passait autour de
moi ne m'a échappé . Chacun de ces détails m'apportait sa
torture. Les mots manquent aux émotions.
Vers le milieu de ce pont au Change, si large et si encom
bre que nous cheminions à grand'peine, l'horreur m'a pris
violemment. J'ai craint de défaillir : dernière vanité ! Alors
je me suis étourdi moi -même pour être aveugle et pour être
sourd à tout , excepté au prétre, dont j'entendais à peine
les paroles, entrecoupées de rumeurs.
J'ai pris le crucifix et je l'ai baisé . — Ayez pitié de moi,
ai-je dit, ô mon Dieu ! et j'ai tâché de m'abimer dans cette
pensée.
128 LE DERNIER JOUR
Mais chaque cahot de la dure charrette me secouait. Puis
tout à coup je me suis senti un grand froid. La pluie avait
traversé mes vêtements , et mouillait la peau de ma tête à
travers mes cheveux coupés et courts . — Vous tremblez de
froid, mon fils ? m'a demandé le prêtre , — Oui, ai-je ré.
pondu. Hélas ! pas seulement de froid . 1
Au détour du pont, des femmes m'ont plaint d'être si
jeune.
Nous avons pris le fatal quai. Je commençais å ne plus
voir, à ne plus entendre. Toutes ces voix, toutes ces têtes
aux fenêtres, aux portes, aux grilles des boutiques, aux
branches des lanternes , ces spectateurs avides et cruels ;
cette foule où tous me connaissent et où je ne connais per
sonne ; celte route pavée et murée de visages humains ...
J'étais ivre, stupide, insensé. C'est une chose insupporta
ble que le poids de tant de regards appuyés sur vous.
Je vacillais donc sur le banc, ne prêtant même plus
d'attention au prêtre et au crucifix.
Dans le tumulte qui m'enveloppait, je ne distinguais plus
les cris de pitié des cris de joie, les rires des plaintes, les
voix du bruit ; tout cela était une "rumeur qui résonnait
dans ma tête comme dans un écho de cuivre.
Mes yeux lisaient machinalement les enseignes des bou.
tiques.
Une fois l'étrange curiosité me prit de tourner la tête et
de regarder vers quoi j'avançais. C'était une dernière bra
vade de l'intelligence ; mais le corps ne voulut pas, ma nu ?
que resta paralysée , et d'avance comme morte .
J'entrevis seulement de côté , à ma gauche , au delà de
la rivière, la tour de Notre-Dame , qui , vue de lå, cache
l'autre. C'est celle où est le drapeau . Il y avait beaucoup
de monde, et qui devait bien voir.
Et la charrette allait , allait, et les boutiques passaient ,
et les enseignes se succédaient , écrites, peintes, dorées, et
D’UN CONDAMNÉ. 129
la populace riait et trépignait dans la boue, et je me lais.
sais aller, comme à leurs rêves ceux qui sont endormis.
Tout à coup la série des boutiques qui occupait mes
yeux s'est coupée à l'angle d'une place ; la voix de la foule
est devenue plus vaste, plus glapissante , plus joyeuse en
core ; la charrette s'est arrêtée subitement, et j'ai failli
tomber la face sur les planches. Le prêtre m'a soutenu .
Courage ! a- t -il murmuré. Alors on a apporté une échelle
à l'arrière de la charrette; il m'a donné le bras, je suis
descendu, puis j'ai fait un pas , puis je me suis retourné
pour en faire un autre, et je n'ai pu . Entre les deux lan
ternes du quai j'avais vu une chose sinistre.
Oh ! c'était la réalité !
Je me suis arrêté, comme chancelant déjà d un coup.
- J'ai une dernière déclaration à faire ! ai -je crié faible
ment.
On m'a monté ici .
J'ai demandé qu'on me laissât écrire mes dernières vo
lontés. Ils m'ont délié les mains, mais la corde est ici toute
prête, et le reste est en bas.

XLIX

Un juge, un commissaire, un magistrat, je ne sais de


quelle espèce, vient de venir. Je lui ai demandé ma grâce
en joignant les deux mains et en me traînant sur les deux
genoux . Il m'a répondu , en souriant fatalement, si c'est là
tout ce que j'avais à lui dire.
-Ma grace! ma gråce! ai- je répété, ou , par pitié, cinq
minutes encore !
Qui sait ? elle viendra peut-être! cela est si horrible å
mon âge, de mourir ainsi ! Des grâces qui arrivent au der
27
130 LE DERNIER JOUR D'UN CONDAMNÉ ,

nier moment , on l'a vu souvent. Et å qui fera -t -on grâce,


monsieur, si ce n'est å moi ?
Cet exécrable bourreau ! il s'est approché du juge pour
lui dire que l'exécution devait être faite à une certaine
heure, que celle heure approchait , qu'il était responsable ;
que d'ailleurs il pleut, et que cela risque de se rouiller,
-
Eh ! par pitié ' 40 minute pour attendre ma grâce !
ou je me déſends , je mords !
Le juge et le bourreau sont surus . Je suis seul. Seul
avec deux gendarmes.
Oh ! l’horrible peuple avec ses cris d'hyène !
Qui sait si je ne lui échapperai pas ? si je ne serai pas
sauvé ? si ma grâce ... Il est impossible qu'on ne me fasse
pas grâce .
Ah ! les misérables ! il me semble qu'on monte l'esca
lier...

QUATRE HEURES.

FIN DU DEKNIER JOUR D'UN CONDAMNÉ.


LITTÉRATURE

ET

PHILOSOPHIE MÊLÉES
BUT DE CETTE PUBLICATION

Mars 1834.

Il y a dans la vie de tout écrivain consciencieux un mo


ment où il sent le besoin de compter avec le passé, de
classer en ordre et de dater les diverses empreintes qu'il
a prises de la forme de son esprit à différentes époques,
de coordonner, tout en les mettant franchement en lu
mière , les contradictions plutôt superficielles que radicales
de sa vie, et de montrer, s'il y a lieu , par quels rapports
mystérieux et intimes les idées divergentes en apparence
de sa première jeunesse se rattachent à la pensée unique
et centrale qui s'est peu à peu dégagée du milieu d'elles
et qui a fini par les résorber loutes .
D'ordinaire, ces sortes d'examens de conscience , quand
ils sont fails avec bonne foi et candeur , produisent des
livres du genre de celui-ci.
Ces deux volumes , en eſſet, ne sont autre chose que la
collection de toutes les notes que l'auteur, dans la route
littéraire et politique qu'il a déjà parcourue, a écrites çà
30
134 LITTÉRATURE
et là , chemin faisant, depuis quinze ans qu'il marche. Ce
livre, qui ne peut offrir d'ailleurs quelque intérêt qu'aux
personnes qui aimeraient à voir de quelle façon et à quel
point un esprit loyal peut se transformer par la critique
de lui - inême , dans nos temps de révolution sociale et in
tellectuelle, ce livre est le complément nécessaire et natu
rel de la série des æuvres de l'auteur. Chacune des sec
tions qu'il renferme correspond à l'un des termes de
cette série ; chacun de ces morceaux a été écrit en même
temps que quelqu'un des ouvrages qui la composent, et
représente , pour qui sait bien voir , le même groupe d'i
dées. Ainsi le Journal d'un jacobite de 1819 est du temps
de Han d'Islande , le Journal d'un révolutionnaire de 1830
est du temps de Notre - Dame de Paris . En consultant les
dates qu'on a eu soin de placer en tête de tous ces frag.
ments , ceux des lecteurs qui se plaisent à ces sortes de com
paraisons , même lorsqu'il s'agit d'ouvrages aussi peu im
portants que celui- ci, pourront voir aisément à quelle
peuvre de l'auteur, à quel moment de sa manière, à quelle
phase de sa pensée sur la société et sur l'art se rattache
chacune des divisions de ce livre. Ces deux volumes cô.
toient tous les autres en les reflétant . On y retrouve,
de 1819 å 1834 , sur une échelle plus rapide mais qui n'a
pas moins d'échelons, tous les changements successifs de
style et de pensée , toutes les modifications d'opinion et
de forme, tous les élargissements d'horizon politique et
littéraire que les personnes qui veulent bien suivre le dé
veloppement de son esprit ont pu remarquer en gravissant
la série totale de ses euvres .
Ces changements, ces modifications, ces élargissements,
est - ce décadence, comme on l'a dit ? est-ce progrės, comme
il le croit ? il pose la question. Le lecteur la décidera.
Ce qui n'est une question pour personne, il l'espère du
moins, c'est le complet désintéressement qui a présidé
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 135

aux diverses modifications de ses opinions. Les Guébres


ne s'agenouillaient que devant le soleil ; lui , il ne s'age
nouille que devant le vérité.
Il livre ce recueil au public en toute franchise et en
toute confiance. Dans des temps comme les nôtres , ou
les événements font si rapidement changer d'aspect aux
doctrines et aux hommes , il a pensé que ce ne serait peut
être pas un spectacle sans enseignement que le développe
ment d'un esprit sérieux et droit qui n'a encore été directe
ment mêlé à aucune chose politique et qui a silencieusement
accompli toutes ses révolutions sur lui-même, sans autre
but que la salisfaction de sa conscience. Ceci est donc
avant tout une cuvre de probité. Le premier de ces deux
volumes ne contient que deux divisions; l'une a pour ti.
tre : Journal des idées, des opinions et des lectures d'un
jeune jacobite de 1819 ; l'autre : Journal des idées et des
opinions d'un révolutionnaire de 1830. Comment et par
quelle série d'expériences successives le jacobite de 1819
est-il devenu le révolutionnaire de 1830 , c'est ce que l'au
teur écrira peut-être un jour ; et cette toute modeste His
toire des révolutions intérieures d'une opinion politique
honnête ne sera peut-être pas un appendice inutile à la
grande histoire des révolutions générales de notre temps.
Pourquoi, en effet, ne pas confronter plus souvent qu'on
ne le fait les révolutions de l'individu avec les révolutions
de la société? Qui sait ? la petite chose éclaire quelquefois
la grande . En attendant qu'il essaye ce travail tout å la
fois psychologique et historique, individuel et universel,
il croit devoir publier comme documents , et absolument
tels qu'ils ont été écrits chacun dans leur temps, ces deux
journaux d'idées, l'un de 1819, l'autre de 1830, faits
tous deux par le niême homme, et si différents.
Ce ne sont pas des faits qu'il faut chercher dans ces
journaux. Il n'y en a pas. Nous le répétons, ce sont des
136 LITTÉRATURE
illées . Des idées à l'état de germe dans le premier, à l'élat
d'épanouissement dans le second.
Le plus ancien de ces deux journaux surlout , celui qui
occupe les deux cents premières pages de ce volume , a
besoin d'être lu avec une extrême indulgence , et sans
que le lecteur en perde un seul instant la date de vue,
1819. L'auteur l'offre ici , non comme æuvre littéraire,
mais comme sujet d'étude et d'observation pour les es
prits attentifs et bienveillants qui ne dédaignent pas de
chercher dans ce qu'un enfant balbutie les rudiments de
la pensée d'un homme . Aussi , pour que cette partie du
livre ait du moins le mérite de présenter une base sincere
aux études de ce genre, a -t-on eu soin de l'imprimer,
sans y rien changer, absolument telle qu'on l'a recueillie,
soit dans les publications du temps aujourd'hui oubliées,
soit dans des dossiers de notes restées manuscrites. Ce re
cueil représente durant deux années , de l'âge de seize ans
à l'âge de dix- huit ans, l'état de l'esprit de l'auteur, et,
par assimilation , autant qu'un échantillon aussi incomplet
peut permettre d'en juger , l'état de l'esprit d'une fraction
assez notable de la génération d'alors . Ce n'est même
que parce qu'en le généralisant ainsi il peut offrir, jus
qu'à un certain point , cette sorte d'intérêt , qu'on a cru
qu'il n'était peut- être pas tout à fait inutile de le présen
ter au public . En se plaçant à ce point de vue, tout ce
que renferme ce Journal des idées d'un royaliste adoles
cent d'il y a quinze ans acquiert, à défaut de la valeur
biographique qu'un nom plus considérable en tête de ce
livre pourrait senl lui donner, cette sorte de valeur histo
rique qui s'attache à tous les documents honnêtes ou se
retrouve la physionomie d'une époque , de quelque part
qu'ils viennent . Il y a de tout dans ce journal . C'est le
profil à demi effacé de tout ce que nous nous figurions en
1819. C'est, comme dans nos cerveaux alors, le dialogue
ET PHILOSOPHIJE JÊLÉES. 137
de tous les contraires. Il y a des recherches historiques et
des rêveries, des élégies et des feuilletons, de la critique
et de la poésie ; pauvre critique! pauvre poésie , surtout !
Il y a de petits vers badins et de grands vers pleureurs ;
d'honorables et furieuses déclamations contre les tueurs
de rois ; des épîtres ou les hommes de 1793 sont égrati
gnés avec des épigrammes de 1754, espèces de petites sa
tires sans poésie qui caractérisent assez bien le royalisme
voltairien de 1818 , nuance perdue aujourd'hui . Il y a des
rêves de réforme pour le théâtre et des voeux d'immobilité
pour l'Etat ; tous les styles qui s'essayent à la fois, depuis
le sarcasme de pamphlet jusqu'à l'ampoule oratoire ; tou
tes sortes d'instincts classiques mis au service d'une pen
sée d'innovation littéraire; des plans de tragédies faits
au collége ; des plans de gouvernement faits à l'école .
Tout cela va , vient, avance , recule, se mêle, se coudoie ,
se heurte, se contredit , se querelle , croit , doute , tâtonne ,
nie , affirme, sans but visible, sans ordre extérieur, sans
loi apparente ; et cependant au fond de toutes ces choses,
pous le croyons du moins, il y a une loi , un ordre, un
but. Au fond comme å la surface, il y a ce qui fera peut
être pardonner å l'auteur l'insuffisance du talent et la
faillibilité de l'esprit , droilure, honneur, conviction , dés
intéressement ; et au milieu de toutes les idées contra
dictoires qui bruissent à la fois dans ce chaos d'illusions
généreuses et de préjugés loyaux, sous le tlot le plus obs
cur , sous l'entassement le plus désordonné, on sent poin
dre et se mouvoir un élément qui s'assimilera un jour
tous les autres, l'esprit de liberté, que les instincts do
l'auteurappliqueront d'abord à l'art , puis, par un irre
sistible entrainement de logique, å la société ; de façon
que chez lui , dans un temps donné , aidées, il est vrai,
par l'expérience et la récolte de faits de chaque jour, les
idées littéraires corrigeront les idées politiques .
30.
138 LITTÉRATURE

Tel qu'il est donc, ce Journal d'un jeune jacobite de


1819 ne nous parait pas complétement dépourvu de si
gnification, ne fût - ce qu'à cause de l'espèce de jour dou
teux qui flotte sur toutes ces idées ébauchées, sorte de
lunière indécise faire de deux rayons opposés qui viennent
l'un du couchant, l'autre de l'orient, crépuscule de mo
narchisme politique qui finit, aube de la révolution litté
raire qui commence .
Immédiatement après ce Journal des idées d'un roya
liste de 1819 , l'auteur a cru devoir placer ce qu'il a inti
tulé : Journal des idées d'un révolutionnaire de 1830. A
onze ans d'intervalle, voilà le même esprit, transformé.
L'auteur pense que tous ceux de nos contemporains qui
feront de bonne foi le même repli sur eux - mêmes ne trou
veront pas des modifications moins profondes dans leur
pensée, s'ils ont eu la sagesse et le désintéressement de 1
lui laisser son libre développement en présence des faits
et des résultats.
Quant å ce dernier journal en lui-même , voici de quelle
manière il s'est formé. Après la Révolution de juillet,
pendant les derniers mois de 1830 et les premiers mois
de 1831 , l'auteur reçut, de l'ébranlement que les événe
ments donnaient alors å toute chose , des impressions
telles , qu'il lui fut impossible de ne pas en laisser trace
quelque part. Il voulut constater, en s'en rendant compte
sur- le - champ , de quelle façon et jusqu'à quelle profondeur
chacun des faits plus ou moins inattendus qui se succé
daient troublait la masse d'idées politiques qu'il avait
amassée goulte à goutte depuis dix ans . A niesure qu'un
fait nouveau dégageait en lui une idée nouvelle , il enre.
gistrait , non le fait , mais l'idée . De lå ce journal.
On a cru devoir donner ce titre, Journal, aux deux di.
visions qui composent le premier volume de ce livre ,
parce qu'il a semblé que, de tous les titres possibles, c'é.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 139

tait encore celui qui convenait le mieux. Cependant , afin


qu'on ne cherche pas dans ce livre autre chose que ce
qu'il renferme, et qu'on ne s'attende pas à trouver dans
ces deux journaux une peinture historique, ou biographi
que, ou anecdotique, avec curiosités , particularités et
noms propres, de l'année 1819 et de l'année 1830 , nous
insistons sur ce point , que ces deux journaux contiennent,
pon les faits, mais seulement le retentissement des faits.
La formation du second volume de cette collection n'a
besoin que de quelques mots pour s'expliquer d'elle
même . C'est une série de fragments écrits à diverses épo
ques , et publiés pour la plupart dans les recueils du
temps ou ils ont été écrits . Ces fragments sont disposés
par ordre chronologique ; et ceux des lecteurs qui , en li
sant chaque morceau , voudront ne point oublier la date
qu'il porte , pourront remarquer de quelle façon l'idée de
l'auteur murit d'année en année et dans la forme et dans
le fond, depuis l'élude sur Voltaire , qui est de 1823 , jus
qu'å l'étude sur Mirabeau , qui est de 1834. C'est d'ailleurs
peut - être la seule chose frappante de ce volume , å la com
position duquel n'a « té mêlé aucun arrangement artificiel
qu'il commence par le nom de Voltaire et finisse par le
nom de Mirabeau . Cela montrerait, s'il n'en existait pas
d'ailleurs beaucoup d'autres exemples à côté desquels ce
lui -ci ne vaut pas la peine d'être compté, à quel point le
dix -huitième siècle préoccupe le dix- neuvième . Voltaire ,
en effet, c'est le dix-huitième siècle système ; Mirabeau,
c'est le dix -huitième siècle action .
Le premier de ces deux volumes enserre onze années
de la vie intellectuelle de l'auteur, de 1819 à 1830. Le se
cond contient également onze années, de 1823 á 1834.
Mais , comme une partie de ce second volume rentre dans
l'intervalle de 1819 á 1830 , les deux volumes réunis n'of
frent le mouvement en bien ou en mal de la pensée de ce
140 LITTÉRATURE

lui qui les a écrits que sur une échelle de quinze années ,
de 1819 à 1834 .
Nous ne ferons aucune observation sur les dépouille
ments de style et de manière que la critique y pourra no
ler de saison en saison . L'esprit de tout écrivain progres
sif doit être comme le platane dont l'écorce se renouvelle
à mesure que le tronc grossit .
Pour finir ce que nous avons å dire de ce livre, si l'on
nous demandait de le caractériser d'un mot, nous dirions
que ce n'est autre chose qu'une sorte d'herbier où la pen
sée de l'auteur a déposé, sous étiquette , un échantillon
tel quel de ses diverses floraisons successives .
Que le lecteur de bonne foi compare et juge si la loi
selon laquelle s'est développée cette pensée est bonne ou
mauvaise.
Maintenant il se rencontrera peut-être des esprits bien
veillants et sérieux qui demanderont à l'auteur quelle est
la formule actuelle de ses opinions sur la société et sur l'art .
L'espace lui manque ici pour répondre à la première de
ces deux questions . Ce serait un livre tout entier å faire;
il le ſera quelque jour. Des matières si graves veulent
ètre traitées à fond et ne sauraient être utilement abordées
dans un avant-propos. Le peu de pages qui nous reste
morcellerait la pensée de l'auteur sans profit, car il serait
impossible de détacher, pour des proportions si exiguës,
rien de fini, d'organisé et de complet d'un bloc d'idées
où tout se tient et fait ensemble . De quelque façon que
nous nous y prissions, il y aurait toujours des aſférences
latérales sur lesquelles il faudrait s'expliquer, des choses
purement affirmées faute de marge pour les démontrer ,
des préliminaires supposés admis , des conséquences tron
quées , d'autres qui se ramifieraient trop å l'étroit ; en un
mot , des tangentes et des sécantes dont les extrémités de.
passeraient les limites de cette préſace.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 141
En attendant qu'il puisse se dérouler complétement et
à l'aise dans un écrit spécial, l'auteur croit pouvoir dire
dès à présent que , quoique le Journal d'un révolutionnaire
de 1830 renferme beaucoup de choses radicalement vraies
selon lui , sa pensée politique actuelle est cependant plutôt
représentée par les dernières pages du second de ces deux
volumes que par les dernières pages du premier. Si ja
mais , dans ce grand concile des intelligences où se débat.
tent de la presse à la tribune tous les intérêts généraux
de la civilisation du dix-neuvième siècle, il avait la pa
role, lui si petit en présence de choses st grandes , il la
prendrait sur l'ordre du jour seulement , et il ne demande
rait qu'une chose pour commencer : la substitution des
questions sociales aux questions politiques.
Une fois son intention politique ainsi esquissée, il croit
pouvoir répondre avec plus de détail aux personnes qui
le questionneraient sur son intention littéraire. Ici il peut
être plus aisément et plus vite compris ; tout ce qu'il a
écrit jusqu'à ce jour sert de commentaire å ses paroles.
Qu'on lui permette donc quelques développements sur un
sujet plus important qu'on ne le pense communément.
Quand on creuse l'art , au premier coup de pioche on en
tame les questions littéraires ; au second , les questions so
ciales .
L'art est aujourd'hui à un bon point. Les querelles de
mots ont fait place à l'examen des choses . Les noms de
guerre , les sobriquets de parti , n'ont plus de signification
pour personne. Ces appellations de classiques et de ro
mantiques, que celui qui écrit ces lignes s'est toujours
refusé à prononcer sérieusement , ont disparu de toute
conversation sensée aussi complétemeut que les ubiqui.
taires et les antipædobaptistes. Or c'est déjà un grand
progrés dans une discussion quand les mots de parti sont
hors de combat. Tant qu'on en est å la balaille des mots,
142 LITTERATURE

il n'y a pas moyen de s'entendre ; c'est une mêlée fu


rieuse, acharnée ct aveugle. Cette bataille, qui a si long
temps assourdi noire littérature dans les dernières années
de la Restauration , est finie aujourd'hui. Le public com
mence à distinguer nettement le conlour des questions
réelles trop longtemps cachées aux yeux par la poussière
que la polémique faisait autour d'elles . Le pugilat des
théories a cessé . Le terrain de l'art maintenant n'est plus
une arène, c'est un champ. On ne se bat plus, on laboure .
A notre avis, la victoire est aux générations nouvelles .
Elles ont pris grandement position dans tous les arts .
Nous essayerons peut-être un jour de caractériser le point
précis où elles en sont sous les diverses formes, poésie ,
peinture, sculpture, musique et architecture, el nous ti
cherons d'indiquer par quels progrès et selon quelle loi il
nous semble que doit s'opérer la fusion entre les nuances
différentes des jeunes écoles, soit qu'elles cherchent plus
spécialement le caractère, comme les gothiques, ou le
style, comme les Grecs .
En attendant, l'impulsion est donnée , la marée monte.
Les doctrines de la liberté littéraire ont ensemencé l'art
tout entier. L'avenir moissonnera .
Ce n'est pas que nous, plus que d'autres, nous croyions
l'art perfectible. Nous savons qu'on ne dépassera ni Phi
dias , ni Raphaël. Mais nous ne déclarons pas, en secouant
tristement la tèle , qu'il est à jamais impossible de les
égaler. Nous ne sommes pas ainsi dans les secrets de
Dieu . Celui qui a créé ceux-lå ne peut-il pas en créer
d'autres ? Pourquoi vouloir arrêter l'esprit humain ? Tou
tes les époques lui conviennent , tous les climats lui sont
bons . L'antiquité a llomère, mais le moyen âge a Dante.
Shakspeare et les cathédrales au Vörd ; la Bible et les py
ramides å l'Orient.
Et quelle époque que celle-ci! nous l'avons déjà dit ai).
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 143

leurs et plus d'une fois, le corollaire rigoureux d'une ré


volution politique , c'est une révolution littéraire . Que vou .
lez -vous que nous y fassions ? Il y a quelque chose de fatal
dans ce perpétuel parallélisme de la littérature et de la
société. L'esprit humain ne marche pas d'un seul pied .
Les mœurs et les lois s'ébranlent d'abord ; l'art suit. Pour
quoi lui clore l'avenir ? Les magnifiques ambitions font
faire les grandes choses . Est-ce que le siècle qui a été as
sez grand pour avoir son Charlemagne serait trop petit
pour avoir son Shakspeare ?
Nous croyons donc fermement à l'avenir . On voit bien
flotter encore çà et là sur la surface de l'art quelques tron
çons des vieilles poétiques dématées , lesquelles faisaient
déjà eau de toutes parts il y a dix ans. On voit bien aussi
quelques obstinés qui se cramponnent à cela . Rari nantes
Nous les plaignons. Mais nous avons les yeux ailleurs. S'i .
nous élait permis à nous qui sommes bien loin de nous
compter parmi les hommes prédestinés qui résoudront
ces grandes questions par de grandes æuvres, s'il nous
était permis de hasarder une conjecture sur ce qui doil
advenir de l'art, nous dirions qu'à notre avis , d'ici å peu
d'années, l'art, sans renoncer à toutes ses autres formes,
se résumera plus spécialement sous la forme essentielle et
culminante du drame. Nous avons expliqué pourquoi dans
la préface d'un livre qui ne vaut pas la peine d'être rap
pelé ici.
Aussi les quelques mots que nous allons dire du drame
s'appliquent dans notre pensée , sauf de légères variantes
de rédaction , à la poésie tout entière, et ce qui s'applique
à la poésie s'applique à l'art tout entier.
Selon nous donc , le drame de l'avenir, pour réaliser l'i.
déę auguste que nous nous en faisons, pour tenir digne
ment sa place entre la presse et la tribune , pour jouer
comme il convient son rôle dans les choses civilisantes,
144 LITTERATURE

doit être grand et sévère par la forme, grand et sévère par


le fond .
Les questions de forme ont été toutes abordées depuis
plusieurs années. La forme importe dans les arts . La
forme est chose beaucoup plus absolue qu'on ne pense.
C'est une erreur de croire, par exemple, qu'une même
pensée peut s'écrire de plusieurs maniéres, qu'une même
idée peut avoir plusieurs formes. Une idée n'a jamais
qu'une forme , qui lui est propre , qui est sa forme excel
lenle, sa forme complète, sa forme rigoureuse, sa forme
essentielle, sa forme préférée par elle , et qui jaillit tou
ours en bloc avec elle du cerveau de l'homme de génie.
Ainsi , chez les grands poëtes , rien de plus inseparable,
rien de plus adhérent, rien de plus consubstantiel, que l'i
dée et l'expression de l'idée . Tuez la forme, presque tou
jours vous tuez l'idée . Otez sa forme à Homère, vous avez
Bitaubé .
Aussi tout art qui veut vivre doit - il commencer par
bien se poser à lui-même les questions de fornie, de lan
gage et de style.
Sous ce rapport, le progrès est sensible en France de
puis dix ans. La langue a subi un remaniement profond.
Et, pour que notre pensée soit claire , qu'on nous per
mette d'indiquer ici en quelques mots les diverses forma
tions de notre langue, qui valent la peine d'être étu
diées, à partir du seizième siècle surtout , époque où
la langue française a commencé à devenir la langue la
plus littéraire de l'Europe.
On peut dire de la langue française au seizième siècle
que c'est tout à fail une langue de la Renaissance . Au
seizième siècle , l'esprit de la Renaissance est partout,
dans la langue comme dans lous les arts . Le goût romain
byzantin , que le grand événement de 1454 a fait refluer
sur l'Occident, et qui avait par degrés envahi l'Italie dės
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 145
la seconde moitié du quinzième siècle , n'arriva guère en
France qu'au commencement du seizième ; mais à l’in.
stant même il s'empare de tout , il fait irruption partout,
il inonde tout. Rien ne résiste au flot. Architecture, poé
sie, musique, tous les arts, toutes les études , toutes les
idées, jusqu'aux ameublements et aux costumes , jusqu'à
la législation, jusqu'à la théologie, jusqu'à la médecine ,
jusqu'au blason , tout suit pêle -mêle et s'en va å vau
l'eau sur le torrent de la Renaissance. La langue est une
des premières choses atteintes ; en un moment elle se
remplit de mots latins et grecs ; elle déborde de néolo
gismes ; son vieux sol gaulois disparait presque entière
ment sous un chaos sonore de vocables homériques et
virgiliens . A cette époque d'enivrement et d'enthousiasme
pour l'antiquité lettrée , la langue française parle grec et
latin comme l'architecture, avec un désordre, un embar.
ras et un charme infinis ; c'est un bégagement classique
adorable. Moment curieux ! c'est une langue qui n'est pas
faite, une langue sur laquelle on voit le mot grec et le
mot latin å nu , comme les veines et les nerfs sur l'écor
ché. Et pourtant, cette langue qui n'est pas faite est une
langue souvent bien belle ; elle est riche, ornée, amu
sante , copieuse, inépuisable en forme , haute en couleur;
elle est barbare å force d'aimer la Grèce et Rome ; elle
est pédante et naïve . Obseryons en passant qu'elle semble
parfois chargée, bourbeuse et obscure. Ce n'est pas sans
troubler profondément la limpidité de notre vieil idiome
gaulois que ces deux langues mortes , la latine et la grec
que , y ont si brusquement vidé leurs vocabulaires. Chose
remarquable et qui s'explique par tout ce que nous ve
nons de dire , pour ceux qui ne comprennent que la lan
gue courante, le français du seizièm: siècle est moins in
telligible que le français du quinzième Pour cette classe
de lecteurs, Brantôme est moins clair que Jean de Troyes.
T7 3i
146 LITTÉRATURE

Au commencement du dix-septième siècle, cette langue


trouble et vaseuse subit une première filtration . Opération
mystérieuse faite tout à la fois par les années et par les
hommes, par la foule et par les lettrés , par les événe
ments et par les livres , par les meurs et par les idées,
qui nous donne pour résultat l'admirable langue de P. Ma
thieu et de Mathurin Régnier, qui sera plus tard celle de
Molière et de la Fontaine, et plus tard encore celle de
Saint- Simon . Si les langues se fixaient, ce qu'à Dieu ne
plaise , la langue française aurait dû en rester là. C'était
une belle langue que cette poésie de Régnier, que cette
prose de Mathieu ! c'était une langue déjà mûre, et cepen
dant toute jeune, une langue qui avait toutes les qualités
les plus contraires, selon le besoin du poëte ; tantôt ferme,
adroite , svelte, vive , serrée, étroitement ajustée sur l'in
tention de l'écrivain , sobre, austère, précise, elle allait å
pied ei sans images et droit au but ; tantôl majestueuse,
lente et tout empanachée de métaphores , elle tournait lar
gement autour de la pensée, comme les carrosses å huit
chevaux dans un carrousel . C'était une langue élastique et
souple, facile à nouer et à dénouer au gré de toutes les
fantaisies de la période, une langue toute moirée de fi
gures et d'accidents pittoresques; une langue neuve, sans
aucun mauvais pli , qui prenait merveilleusement la forme
de l'idée , et qui , par moments , flottait quelque peu å l'en
tour, autant qu'il le fallait pour la grâce du style . C'était
une langue pleine de fieres allures, de propriétés élégan
tes, de caprices amusants ; commode et naturelle à écrire,
donnant parfois aux écrivains les plus vulgaires toutes
sortes de bonheurs d'expression qui faisaient partie de son
fonds naturel . C'était une langue forte et savoureuse , tout
à la fois claire et colorée , pleine d'esprit, excellente au
goût, ayant bien la senteur de ces origines, très-fran
çaise et pourtant laissant voir distinctement sous chaque
ET PILILOSOPHIE MÊLÉES. 147
mot sa racine hellénique, romaine ou castillane ; une lan
gue calme et transparente, au fond de laquelle on dis
tinguait nettement toutes ces magnifiques étymologies
grecques, latines ou espagnoles, comme les perles et les
coraux sous l'eau d'une mer limpide.
Cependant, dans la seconde moitié du dix- septième siè
cle, il s'éleva une mémorable école de lettres qui soumit
à un nouveau débat toutes les questions de poésie et de
grammaire dont avait été remplie la première moitié du
même siècle, et qui décida , å tort selon nous, pour Mal
herbe contre Régnier. La langue de Régnier, qui semblait
encore très-bonne à Molière, parut trop verte et trop peu
faite à ces sévéres et discrets écrivains. Racine la clarilia
une seconde fois . Cette seconde distillation , beaucoup plus
artificielle que la première, beaucoup plus littéraire et
beaucoup moins populaire, n'ajoute å la pureté et à la
limpidité de l'idiome qu'en le dépouillant de presque tou
tes ses propriétés savoureuses et colorantes, et en le ren
dant plus propre désormais à l'abstraction qu'à l'image ;
mais il est impossible de s'en plaindre quand on songe
qu'il en est résulté Britannicus, Esther et Athalie, æuvres
belles et graves , dont le style sera toujours religieusement
admiré de quiconque acceptera avec bonne foi les condi
tions sous lesquelles il s'est formé.
Toute chose va à sa fin . Le dix-huitième siècle filtra ét
tamisa la langue une troisième fois. La langue de Rabelais,
d'abord épurée par Régnier, puis distillée par Racine ,
acheva de déposer dans l'alambic de Voltaire les dernières
molécules de la vase natale du treizième siècle . De lå
celte langue du dix -huitième siècle, parfaitement claire,
sèche, dure, neutre , incolore et insipide, langue admira
biement propre à ce qu'elle avait à faire, langue du raie
sonnement et non du sentiment , langue incapable de
colorer le style, langue encore souvent charmante dans la
148 LITTÉRATURE
prose, et en même temps très-haïssable dans le vers; lan.
gue de philosophes en un mot , et non de poētes . Car la
philosophie du dix -huitième siècle, qui est l'esprit d'apa
lyse arrivé à sa plus complète expression , n'est pas moins
hostile à la poésie qu'à la religion ; parce que la poésie
comme la religion n'est qu'une grande synthèse. Voltaire
ne se hérisse pas moins devant Homère que devant Jésus.
Au dix-neuvième siècle , un changement s'est fait dans
les idées à la suite du changement qui s'était fait dans les
choses . Les esprits ont déserté cet aride sol voltairien, sur
lequel le soc de l’art s'ébréchait depuis si longtemps
pour de maigres moissons . Au vent philosophique a suc
cédé un soufile religieux , à l'esprit d'analyse l'esprit de
synthèse , au démon démolisseur le génie de la reconstruc
tion , comme à la Convention avait succédé l'Empire, å
Robespierre Napoléon. Il est apparu des hommes doués de
la faculté de créer, et ayant tous les instincts mystérieux
qui tracent son itinéraire au génie. Ces hommes, que nous
pouvons d'autant plus louer que nous sommes personnel
lement bien éloigné de prétendre à l'honneur de figurer
parmi eux , ces hommes se sont mis à l'auvre. L'art , qui ,
depuis cent ans , n'était plus en France qu'une littérature,
est redevenu une poésie.
Au dix -huitième siècle il avait fallu une langue philoso
phique, au dix -neuvième il fallait une langue poétique.
C'est en présence de ce besoin que, par instinct et
presque à leur insu , les poëtes de nos jours , aidés d'une
sorte de sympathie et de concours populaire, ont soumis
la langue à cette élaboration radicale qui était si mal com
prise il y a quelques années, qui a été prise d'abord pour
une levée en masse de tous les solécismes et de tous les
barbarismes possibles, et qui a si longtemps fait taxer
d'ignorance et d'incorrection tel pauvre jeune écrivain
consciencieux, honnête et courageux , philologue comme
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 149
Dante en même temps que poëte, nourri des meilleures
études classiques , lequel avait peut-être passé sa jeunesse
å ne remporter dans les colléges que des prix de gram
maire.
Les poëtes ont fait ce travail , comme les abeilles leur
miel , ne songeant à autre chose, sans calcul, sans prémé
ditation , sans système, mais avec la rare et naturelle in
telligence des abeilles et des poëtes. Il fallait d'abord co
lorer la langue , il fallait lui faire reprendre du corps et de
la saveur ; il a donc été bon de la mélanger selon certai
nes doses avec la fange féconde des vieux mots du sei
zième siècle. Les contraires se corrigent souvent l'un par
l'autre . Nous ne pensons pas qu'on ait eu tort de faire in
fuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat .
L'opération d'ailleurs s'est accomplie, on le voit bien
maintenant, selon les lois grammaticales les plus rigou
reuses . La langue a été retrempée à ses origines. Voilà
tout . Seulement, et encore avec une réserve extrême, on
a remis en circulation un certain nombre d'anciens mots
nécessaires ou utiles . Nous ne sachons pas qu'on ait fait
des mots nouveaux. Or, ce sont les mots nouveaux, les
mots inventés , les mots faits artificiellement, qui détruisent
le tissu d'une langue. On s'en est gardé. Quelques mots
frustes ont été refrappés au coin de leurs étymologies.
D'autres , tombés en banalité et détournés de leur vraie
signification, ont été ramassés sur le pavé et soigneuse
ment replacés dans leur sens propre.
De toute cette élaboration , dont nous n'indiquons ici
que quelques détails pris au hasard , et surtout du travail
simultané de toutes les idées particulières á ce siècle (car
ce sont les idées qui sont les vraies et souveraines faiseli
ses de langues) , il est sorti une langue qui , certes, aura
aussi ses grands écrivains, nous n'en doutons pas ; une
langue forgée pour tous les accidents possibles de la pen
31 ,
150 LITTERATURE

sée, langue qui , selon le besoin de celui qui s'en sert , a la


grâce et la naïveté des allures comme au seizième siècle,
la fierté des tournures et la phrase à grands plis comme
au dix -septième siècle, le calme, l'équilibre et la clarté
comme au dix -huitième; langue propre à ce siècle qui ré
sume trois formes excellentes de notre idiome , sous une
forme plus développée et plus complète, et avec la quelle
aujourd'hui l'écrivain qui en aurait le génie pourrait sentir
comme Rousseau , penser comme Corneille , et peindre
comme Mathieu .
Cette langue est aujourd'hui à peu près faite . Comme
prose, ceux qui l'éludient dans les nobles écrivains qu'elle
possède déjà , et que nous pourrions nommer , savent
qu'elle a mille lois à elle , mille secrets, mille propriétés,
mille ressources, nées tant de son fonds personnel que de
la mise en commun du fonds des trois langues qui l'ont
précédée et qu'elle multiplie les unes par les autres . Elle
a aussi sa prosodie particulière et toutes sortes de petites
règles intérieures connues seulement de ceux qui prati
quent, et sans lesquelles il n'y a pas plus de prose que de
vers . Comme poésie , elle est aussi bien construite pour la
rêverie que pour la pensée , pour l'ode que pour le drame.
Elle a été remaniée dans le vers par le métre, dans la stro .
phe par le rhythme. De là , une harmonie toute neuve ,
plus riche que l'ancienne , plus compliquée, plus pro
fonde, et qui gagne tous les jours de nouvelles octaves .
Telle est , avec tous les développements que nous ne
pouvons donner ici à notre pensée , la langue que l'art du
dix-neuvième siècle s'est faite , et avec laquelle, en parti
culier, il va parler aux masses du haut de la scène. Sans
doute la scène, qui a ses lois d'optique et de concentration,
modifiera cette langue d'une certaine façon , mais sans y
rien altérer d'essentiel . Il faudra , par exemple, à la scène
une prose aussi en saillie que possible, très -fermement
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 151
gculptée, trés-nettement ciselée, ne jetant aucune ombre
douteuse sur la pensée , et presque en ronde - bosse ; il fau
dra å la scène un vers ou les charnières soient assez mul
tipliées pour qu'on puisse le plier et le superposer à toutes
les formes les plus brusques et les plus saccadées du dia
logue et de la passion . La prose en relief, c'est un besoin
du théâtre ; le vers brisé, c'est un besoin du drame.
Ceci une fois posé et admis, nous croyons que désormais
tous les progrés de forme sérieux qui seront dans le sens
grammatical de la langue doivent être étudiés, applaudis et
adoptés . Et qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée,
appeler les progrès ce n'est pas encourager les modes . Les
modes dans les arts font autant de mal que les révolutions
font de bien . Les modes substituent le chic, le ponsif et
le procédé d'atelier å l'étude austère de chaque chose et
aux originalités individuelles . Les modes mettent à la dispo
sition de tout le monde une manière vernissée et chatoyante,
peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un éclat de
surface plus vif et plus amusant å l'æil que le rayonnement
tranquille du talent. Les modes défigurent tout, font la gri .
mace de tout profil et la parodie de toute æuvre. Gardons
pous des modes dans le style ; espérons cette réserve de la
sagesse des jeunes et brillants écrivains qui mènent au pro
grės les générations de leur âge . Il serait ſâcheux qu'on en
vînt un jour à posséder des recettes courantes pour faire un
style original comme les chimistes de cabaret font du vin de
Champagne en mêlant, selon certaines doses, å n'importe
quel vin blanc convenablement édulcoré, de l'acide tartri.
que et du bicarbonate de soude.
Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s'en grise,
mais le connaisseur n'en boit pas . Nous n'en viendrons pas
lå . Il y a un esprit de mesure et de critique en même temps
qu'un grand souffle d'enthousiasme dans les nouvelles gé
nérations . La langue a été amenée à un point excellent de
152 LITTÉRATURE

puis quinze années . Ce qui a été fait par les idées ne sera
pas détruit par les fantaisies. Réformons, ne déformons pas .
Si le nom qui signe ces lignes était un nom illustre, si
la voix qui parle ici était une voix puissante, nous supplie
rions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort
futur de notre littérature, si magnifique depuis trois siė.
cles, de songer combien c'est une mission imposante que
la leur, et de conserver dans leur manière d'écrire les ha
bitudes les plus dignes et les plus sévères . L'avenir, qu'on
y pense bien , n'appartient qu'aux hommes de style. Sans
parler ici des admirables livres de l'antiquité, et pour nous
renſermer dans nos lettres nationales, essayez d’ôler à la
pensée de nos grands écrivains l'expression qui lui est pro
pre ; ôtez å Molière son vers si vif, si chaud , si franc, si
amusant , si bien fait, si bien tourné , si bien peint ; ôtez a la
Fontaine la perfection naïveet gauloise du détail; ôtez à la 1
phrase de Corneille ces muscles vigoureux , ces larges at
laches, ces belles formes de vigueur exagérée qui feraiení
du vieux poëte demi-romain, demi - espagnol , le Michel
Ange de notre tragédie, s'il entrait dans la composition de
son génie autant d'imagination que de pensée ; ôtez à Ra
cine la ligne qu'il a dans le style comme Raphaël, ligne
chaste, harmonieuse et discrete comme celle de Raphaël,
quoique d'un goût inférieur, aussi pure, mais moins
grande , aussi parfaite, quoique moins sublime; ôlez à Féne
lon , l'homme de son siècle qui a le mieux senti la beauté
antique, cette prose aussi mélodieuse et aussi sereine que
le vers de Racine, dont elle est seur ; ôlez à Bossuet le
magnifique port de tête de sa période ; ôlez á Boileau sa
manière sobre et grave, admirablement colorée quand il le
faut; ôtez à Pascal ce style inventé et mathématique qui a
tant de propriété dans le mot, tant de logique dans la mé
taphore ; ôtez à Voltaire cette prose claire , solide , indes
tructible, celle prose de cristal de Candide et du Diction
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 153
naire philosophique; ôtez à tous ces grands hommes cette
simple et petite chose, le style; et de Voltaire, de Pascal ,
de Boileau, de Bossuet, de Fénelon , de Racine , de Corneille,
de la Fontaine, de Moliére, de ces maîtres , que vous res.
tera -t -il ? Nous l'avons dit plus haut, ce qui reste d'Homère
après qu'il a passé par Bitaubé.
C'est le style qui fait la durée de l'auvre et l'immorta
lité du poête. La belle expression embellit la belle pensée
et la conserve ; c'est tout à la fois une parure et une armure .
Le style sur l'idée, c'est l'émail sur la dent .
Dans tout grand écrivain il doit y avoir un grand gram
mairien , comme un grand algébriste dans tout grand astro
nome. Pascal contient Vaugelas ; Lagrange contient Bezout.
Aussi l'étude de la langue est - elle aujourd'hui , autant
que jamais, la première condition pour tout artiste qui
veut que son cuvre naisse viable. Cela est admirablement
compris maintenant par les nouvelles générations littéraires .
Nous voyons avec joie que les jeunes écoles de peinture et
de sculpture, si haut placées à cette heure , comprennent
de leur côté combien est importante pour elle aussi la science
de leur langue, qui est le dessin . Le dessin ! le dessin ! c'est
la loi première de tout art . Et ne croyez pas que cette loi
retranche rien à la liberté, å la fantaisie , å la nature . Le
dessin n'est ennemi ni de la chair, ni de la couleur. Quoi
qu'en disent les exclusifs et les incomplets , le dessin ne fait
obstacle ni å Puget , ni á Rubens . Aujourd'hui donc, dans
toutes les directions de l'activité intellectuelle, sculpture,
peinture et poésie, que tous ceux qui ne savent pas dessiner
l'apprennent. Le style est la clef de l'avenir. Sans le style
et sans le dessin , vous pourrez avoir le succès du moment,
l'applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes, l'ac
clamation enivrée des multitudes ; vous n'aurez pas le vrai
triomphe, la vraie gloire , la vraie conquêle, le vrai laurier.
Comme lit Cicéron , insignia victoria , non victoriam.
154 LITTÉRATURE
Sévérité donc et grandeur dans la forme; et, pour que
l'æuvre soit complete, grandeur et sévérité dans le fondo
Telle est la loi actuelle de l'art; sinon il aura peut- êlre le
présent , mais il n'aura pas l'avenir .
Dans le drame surtout, le fond importe, non moins certes
que la forme. Et ici , s'il nous était permis de nous citer
nous-même , nous transcririons ce que nous disions il y a
un an dans la préface d'une pièce récemment jouée : « L'au
« teur de ce drane sait combien c'est une grande et sérieuse
« chose que le théâtre ; il sait que le drame, sans sortir des
« limites impartiales de l'art , a une mission nationale, une
« mission sociale , une mission humaine. Quand il voit cha
« que soir ce peuple si intelligent et si avancé, qui a fait
« de Paris la cité centrale du progrés , s'entasser en foule
« devant un rideau que sa pensée , à lui chétiſ poëte , va
« soulever le moment d'après, il sent combien il est peu
« de chose, lui, devant tant d'attente et de curiosité; il
« sent que , si son talent n'est rien , il faut que sa probité
« soit tout ; il s'interroge avec sévérité et recueillement
« sur la portée philosophique de son cuvre ; car il se sait
« respectable , et il ne veut pas que celte foule puisse lui
« demander compte un jour de ce qu'il lui aura enseigné .
« Le poëte aussi a charge d'âmes. Il ne faut pas que la mul.
« titude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque
« moralité austère et profonde . Aussiespère-l -il bien , Dieu
« aidant, ne développer jamais sur la scène ( du moins tant
« que dureront les temps sérieux où nous sommes) que des
« choses pleines de lecons et de conscils . Il ſera toujours
« apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet,
« la prière des morts à travers les refrains de l'orgie, la
« cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le car
« naval débraillé chanter à tue - tête sur l'avant-scène;
a mais il lui criera du fond du théâtre : Memento quia pul
« vis es ! Il sait bien que l'art seul , l'art pur, l'art propre.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 155

« ment dit , n'exige pas tout cela du poëte ; mais il pense


« qu'au théâtre surtout il ne suffit pas de remplir seulement
« les conditions de l'art. »
Le théâtre, nous le répétons, est une chose qui enseigne
et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosité , le
théâtre est devenu pour les multitudes ce qu'était l'église
au moyen âge, le lieu attrayant et central. Tant que ceci
durera , la fonction du poëte dramatique sera plus qu'une
magistrature et presque un sacerdoce. Il pourra faillir comme
homme ; comme poëte , il devra être pur, digne et sérieux .
Désormais , à notre avis, au point de maturité où cette
époque est venue, l'art, quoi qu'il fasse, dans ses fanțai
sies les plus flottantes et les plus échevelécs, dans ses
calques les plus sévères de la nature, dans ses créations
les plus échafaudées sur des rêves hors du possible et du
réel , dans ses plus délicates explorations de la métaphysi
que du cœur, dans ses plus larges peintures de la passion ,
de la passion chaude, vivante et irréfléchie ; l'art, et en
particulier le drame, qui est aujourd'hui son expression
la plus puissante et la plus saisissable à tous, doit avoir
sans cesse présente, comme un témoin austère de ses tra
vaux, la pensée du temps où nous vivons, la responsa
bilité qu'il encourt, la règle que la foule demande et at.
tend de partout , la pente des idées et des événements sur
laquelle notre époque est lancée, la perturbation fatale
qu'un pouvoir spirituel mal dirigé pourrait causer au mi
lieu de cet ensemble de ſorces qui élaborent en commun ,
les unes au grand jour, les autres dans l'ombre , notre ci.
vilisation future . L'art d'à présent ne doit plus chercher
seulement le beau , mais encore le bien .
Ce n'est pas d'ailleurs que nous soyons le moins du
monde partisan de l'utilité directe de l'art, théorie pué
rile émise dans ces derniers temps par des sectes philoso
phiques qui n'avaient pas étudié le fond de la question .
156 LITTÉRATURE

Le drame, ouvre d'avenir et de durée, ne peut que tout


perdre å se faire le prédicateur immédiat des trois ou qua.
1
tre vérités d'occasion que la polémique des partis met à
la mode tous les cinq ans . Les partis ont besoin d'enlever
une position politique. Ils prennent les deux ou trois idées
qui leur sont nécessaires pour cela , et avec ces idées ils
creusent le sol nuit et jour autour du pouvoir. C'est un
siége en règle. La tranchée , les épaulements, la sape et la
mine. Un beau jour les partis donnent l'assaut comme en
juillet 1789 , ou le pouvoir fait une sertie comme en
juillet 1830 , et la position est prise. Une fois la forteresse
enlevée, les travaux du siége sont abandonnés, bien en
tendu ; rien ne parait plus inutile , plus déraisonnable et
plus absurde que les travaux d'un siége quand la ville est
prise ; on comble les tranchées, la charrue passe sur les sa
pes, et les fameuses vérités politiques qui avaient servi à
bouleverser toute celle plaine, vieux outils , sont jetées lå
et oubliées à terre jusqu'à ce qu'un historien chercheur
ait la bonté de les ramasser et de les classer dans sa col
lection des erreurs et des illusions de l'humanité . Si quel
que euvre d'art a eu le malheur de faire cause commune
avec les vérités politiques , et de se mêler å elles dans le
combat , tant pis pour l'æuvre d'art ; après la victoire elle
sera hors de service, rejetée comme le reste , et ira se
rouiller dans le tas. Disons - le donc bien haut, toutes les
larges et éternelles vérités qui constituent chez tous les
peuples et dans tous les temps le fond même des senti
ments humains, voilà la matière première de l'art, de
l'art immortel et divin ; mais il n'y a pas de matériaux
pour lui dans ces constructions expédientes yue la straté
gie des partis multiplie, selon ses besoins, sur le terrain
de la petite guerre politique . Les idées utiles ou vraies
un jour ou deux , avec lesquelles les partis enlèvent une
position , ne constituent pas plus un système coordonné
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 157
de vérités sociales ou philosophiques, que les zigzags et
les parallèles qui ont servi å forcer une citadelle ne sont
des rues et des chemins.
Le produit le plus notable de l'art utile, de l'art en
rôlé, discipliné et assaillant, de l'art prenant fait et cause
dans le détail des querelles politiques, c'est le drame
pamphlet du dix -huitième siècle, la tragedie philosophi
que , poëme bizarre ou la tirade obstrue le dialogue, ou la
maxime remplace la pensée ; æuvre de dérision et de co
lère qui s'évertue étourdiment à battre en brèche une so
ciété dont les ruines l'enterreront. Certes, bien de l'es
prit , bien du talent , bien du génie a été dépensé dans ces
drames faits exprés qui ont démoli la Bastille ; mais la
postérité ne s'en inquiétera pas . C'est une pauvre besogne
å ses yeux que d'avoir mis en tragédie la préface de l'En
cyclopédie. ' La postérité s'occupera moins encore de la
tragédie politique de la restauration , qu'a engendrée la
tragédie philosophique du dix-huitième siècle comme la
maxime a engendré l'allusion . Tout cela a été fort applaudi
de son temps, et est fort oublié du nôtre. Il faut, aprės
tout , que l'art soit son propre but å lui-même, et qu'il
enseigne, qu'il moralise, qu'il civilise et qu'il édifie che
min faisant , mais sans se détourner , et tout en allant de
vant lui . Plus il sera impartial et calme , plus il dédaignera
le passager des questions politiques quotidiennes , plus il
s'adaptera grandement à l'homme de tous les temps et de
tous les lieux ; plus il aura la forme de l'avenir. Ce n'est
pas en se passionnant petitement pour ou contre tel pou
voir ou tel parti qui a deux jours à vivre que le créateur
dramatique agira puissamment sur son siècle et sur ses
contemporains . C'est par des peintures vraies de la nature
éternelle que chacun porte en soi ; c'est en nous prenant ,
vous, moi , nous, eux tous , par nos irrésistibles senti
ments de père , de fils, de mère, de frère et de seur , d'ami
32
158, LITTÉRATURE

et d'ennemi, d'amant et de maitresse, d'homme et de


femme ; c'est en mêlant la loi de la Providence au jeu de
nos passions ; c'est en nous montrant d'ou viennent le
bien et le mal moral , et où ils mėnent ; c'est en nous fai.
sant rire et pleurer sur des choses qui nous ressemblent,
quoique souvent plus grandes, plus choisies et plus idéales
que nous ; c'est en sondant avec le speculum du génie no
tre conscience, nos opinions , nos illusions , nos préjugés;
c'est en remuant tout ce qui est dans l'ombre au fond de
nos entrailles ; en un mot, c'est en jetant, tantôt par des
rayons , tantôt par des éclairs, de larges jours sur le coeur
humain, ce chaos d'ou le fiat lux du poëte tire un monde !
- C'est ainsi , et pas autrement. El nous le répétons
plus le créateur dramatique sera profona , desinteresse ,
général et universel dans son wuvre, mieux il accomplira
sa mission et près des contemporains et prés de la postė
rité . Plus le point de vue du poëte ira s'élargissant, plus
le poëte sera grand et vraiment utile à l'humanité . Nous
1
comprenons l'enseignement du poëte dramatique plutôt
comme Molière que comme Voltaire, plutôt comme Shak
speare que comme Molière . Nous préférons Tartufe å
Mahome! ; nous préférons lago i Tartuſe. A mesure qua
vous passez d'un de ces trois poëtes à l'autre, voyez comme
l'horizon s'agrandit . Voltaire parle à un parti, Molière
parle à la société , Shakspeare parle à l'homme .
DO
VO ?
conseille ici ; que ceux d'entre vous qui sentent en eux
quelque chose de puissant, de généreux et de fort se met
tent au-dessus des haines de parti , au-dessus même de
leurs propres petites baines personnelles, s'iļs en ont. Ne
soyez ni de l'opposition ni du pouvoir, soyez de la société,
comme Molière, et de l'humanité, comme Shakspeare. Ne
prenez part aux révolutions matérielles que par les révo .
lutions intellectuelles. N'ameutez pas des passions d'un
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 159
jour autour de votre euvre immortelle. Pursez profondé
ment vos tragédies dans l'histoire, dans l'invention , dans
le passé, dans le présent, dans votre cæur, dans le caur
des autres, et laissez å de moins dignes le drame de li -
belle, de personnalité et de scandale, comme vous laissez
aux fabricants de littérature le drame de pacot le
drame-marchandise, le drame-prétexte -à -décorations. Que
votre envre soit haute et grande , et vivante, et féconde,
et aille toujours au fond des âmes . La belle gloire de cour
tiser des opinions qui se laissent faire, bien entendu , et
qui vous donnent un applaudissement pour une caresse !
Inspirez -vous donc plutôt , si vous voulez la vraie renom
mée et la vraie puissance , des passions purement humai
pes, qui sont élernelles, que des passions politiques , qui
sont passagères. Soyez plus fiers d'un vers proverbe que
d'un vers cocarde.
Attirer la foule à un drame comme l'oiseau å un mi
roir ; passionner la multitude autour de la glorieuse fan
taisie du poëte , et faire oublier au peuple le gouverne
ment qu'il a pour l'instant ; faire pleurer les femmes sur
une ſemme, les mères sur une mère, les hommes sur un
homme ; montrer , quand l'occasion s'en présente, le beau
moral sous la difformité physique; pénétrer sous toutes
les surfaces pour extraire l'essence de tout ; donner aux
grands le respect des peiits et aux petits la mesure des
grands ; enseigner qu'il y a souvent un peu de mal dans
les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les
pires , et, par lå, inspirer aux mauvais l'espérance et l'in
dulgence aux bons ; tout ramener, dans les événements de
la vie possible, à ces grandes lignes providentielles ou fa
tales entre lesquelles se meut la liberté humaine ; profiter
de l'attention des masses pour leur enseigner å leur insu ,
å travers le plaisir que vous leur donnez , les sept ou huit
grandes vérités sociales, morales ou philosophiques, sans
160 LITTERATURE

lesquelles elles n'auraient pas l'intelligence de leur temps


voilà, à notre avis, pour le poëte, la vraie utilité, la vraie
influence, la vraie collaboration dans l'œuvre civilisa
trice. C'est par cette voie magnifique et large, et non par
la tracasserie politique, qu'un art devient un pouvoir.
Afin d'atteindre à ce but, il importe que le théâtre con
serve des proportions grandes et pures . Il ne faut pas que
le drame du siècle de Napoléon ait une configuration
moins auguste que la tragédie de Louis XIV. Son influence
sur les masses d'ailleurs sera toujours en raison directe de
sa propre élévation et de sa propre dignité. Plus le drame
sera placé haut , plus il sera vu de loin . C'est pourquoi, di
sons -le ici en passant, il est à souhaiter que les hommes
de talent n'oublient pas l'excellence du grandiose et de l'i
déal dans tout art qui s'adresse aux masses . Les masses
ont l'instinct de l'idéal. Sans doute c'est un des principaux
besoins du poête contemporain de peindre la société con
temporaine, et ce besoin a déjà produit de notables ouvra
ges ; mais il faut se garder de faire prévaloir sur le haut
drame universel la prosaïque tragédie de boutique et de
salon, pédestre, laide, maniérée, épileptique, sentimentale
et pleureuse. Le bourgeois n'est pas le populaire. Ne dé
gringolons pas de Shakspeare å Kotzebue.
L'art est grand . Quel que soit le sujet qu'il traite , qu'il
s'adresse au passé ou au contemporain, lors même qu'il
mêle le rire et l'ironie au groupe sévère des vices , des
vertus , des crimes et des passions , l'art doit être grave,
candide, moral et religieux. Au théâtre surtout , il n'y a
que deux choses auxquelles l'art puisse dignement abou.
tir : Dieu et le peuple. Dieu d'où tout vient, le peuple où
tout va ; Dieu qui est le principe , le peuple qui est la fin .
Dieu manifesté au peuple, la Providence expliquée å
l'homme, voilà le fond un et simple de toute tragédie, de
puis OEdipe roi jusqu'à Macbeth. La Providence est le
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 161
centre des drames comme des choses . Dieu est le grand
milieu . Deus centrum et locus rerum , dit Filesac.
En se conformant aux diverses lois que nous venons
d'énumérer , avec le regret de ne pouvoir , faute de temps,
développer davantage nos idées , on comprendra que la
mission du théâtre peut être grande dans l'époque où nous
vivons . C'est une belle tâche de ramener toute une société
des passions artificielles aux passions naturelles . Le drame,
tel que nous le concevons, tel que les générations nou
velles nous le donneront, suivra une série de progrés et
d'avenir si irrésistible qu'il prendra peu de souci des chu
tes et des succès, accidents momentanés qui n'importent
qu'au bonheur temporel du poëte et qui ne décident ja
mais le fond des questions. Loin de là , il grandira souvent
plus par un revers que par une victoire . Le drame que
veut notre temps sera bien placé vis-à-vis du peuple , bien
placé vis-à-vis du pouvoir. Il ne se laissera ôter sa liberté
ni par la foule , que la mode entraine quelquefois, ni par
les gouvernements , qu'un égoïsme mesquin conseille trop
souvent. Sûr de sa conscience, ſort de sa dignité , il saura
dans l'occasion dire son fait au pouvoir, si le pouvoir
était assez gauche et assez maladroit pour se laisser re
prendre en flagrant délit de censure , comme cela lui est
arrivé il y a dix -huit mois , à l'époque de la chute d'une
pièce intitulée le Roi s'amuse
Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit , grandeur et
sévérité dans l'intention , grandeur et sévérité dans l'exé
cution , voilà les conditions selon lesquelles doit se déve
lopper, s'il veut vivre et régner , le drame contemporain .
Moral par le fond . Littéraire par la forme. Populaire par
la forme et par le fond .
Et puisqu'il résulte de tout ce que nous venons d'écrire
que l'art et le théâtre doivent être populaires, qu'on nous
permette, pour terminer, d'expliquer en deux mots notre
32.
162 LITTÉRATURE

pensée, tout en déclarant que par cette explication nous


ne prétendons infirmer ni restreindre rien de ce que nous
avons dit plus haut. Sans doute la popularité est le com
plément magnifique des conditions d'un art bien rempli ;
mais, en ceci comme en tout, qui n'a que la popularité n'a
rien . Et puis, entre popularité et popularité il faut distin
guer. Il y a une popularité misérable qui n'est dévolue
qu'au banal , au trivial, au commun . Rien de plus popy
laire en ce sens que la chanson Au clair de la lune et Ah !
qu'on est fier d'être Français ! Cette popularité n'est que
de la vulgarité . L'art la dédaigne. L'art ne recherche l'in
fluence populaire sur les contemporains qu'autant qu'il
peut l'obtenir en restant dans ses conditions d'art. Et si
par hasard cetle influence lui est refusée, ce qui est rare
en tout temps et en particulier impossible dans le nôtre,
il y a pour lui une autre popularité qui se forme du suf
frage successif du petit nombre d'hommes d'élite de cha
que génération : à force de siècles , cela fait une foule
aussi ; c'est là , il faut bien le dire, le vrai peuple du génie,
En fait de masses , le génie s'adresse encore plus aux siė
cles qu’aux multitudes , aux agglomérations d'années
qu'aux agglomérations d'hommes. Cetle lente consécration
des temps fait ces grands noms , souvent moqués des con
temporains, cela est vrai, mais que la foule, un jour venu,
accepte, subit et ne discute plus . Peu d'homnies dans cha
que génération lisent avec intelligence Homère, Dante,
Shakspeare ; tous s'inclinent devant ces colosses. Les
grands hommes sont de hautes montagnes dont la cime
reste inhabitée, mais domine toujours l'horizon . Villes,
collines , plaines , charrues, cabanes , sont au bas . Depuis
cinquante ans, douze hommes seulement ont gravi au haut
du Mont- Blanc. Combien peu d'esprits sont montés sur le
sommet de Dante et de Shakspeare ! Combien peu de re
gards ont pu contempler l'immense mappemonde qui se
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 163

A découvre de ces hauteurs ! Qu'importe ! tous les yeux n'en


sont pas moins éternellement fixés à ces points culmi
nants du monde intellectuel , montagnes dont la cime est
si haute que le dernier rayon des siècles depuis longtemps
couchés derrière l'horizon y resplendit encore !
JOURNAL DES IDÉES ,

DES OPINIONS ET DES LECTURES

D'UN JEUNE JACOBITE DE 1819


HISTOIRE

Chez les anciens, l'occupation d'écrire l'histoire était le


délassement des grands hommes historiques; c'était Xéno
phon , chef des Dix Mille ; c'était Tacite, prince du sénat.
Chez les modernes, comme les grands hommes historiques
ne savaient pas lire , il fallut que l'histoire se laissât écrire
par des lettres et des savants , gens qui n'étaient savants
et lettrés que parce qu'ils étaient restés toute leur vie
étrangers aux intérêts de ce bas monde , c'est-à- dire å l'hisa
toire.
De là, dans l'histoire , telle que les modernes l'ont écrite,
quelque chose de petibet de peu intelligent .
Il est å remarquer que les premiers historiens anciens
écrivirent d'après des traditions, et les premiers historiens
modernes d'après des chroniques.
Les anciens , écrivant d'après des traditions, suivirent
cette grande idée morale qu'il ne suffisait pas qu'un liomme
ellt vécu ou même qu'un siècle eût existé pour qu'il fût de
l'histoire, mais qu'il fallait encore qu'il eût légué de
grands exemples à la mémoire des hommes. Voilà pour
quoi l'histoire ancienne ne languit jamais. Elle est ce
qu'elle doit être, le tableau raisonné des grands hommes
et des grandes choses, et non pas, conime on l'a voulu
faire de notre temps, le registre de la vie de quelques
hommes, ou le procès-verbal de quelques siècles ,
168 LITTERATURE

Les historiens modernes, écrivant d'après des chroni


ques , ne virent dans les livres que ce qui y était : des faits
contradictoires á rétablir et des dates å concilier. Ils éeri.
virent en savants , s'occupant beaucoup des faits et rare
ment des conséquences , ne s'étendant pas sur les événe
ments d'après l'intérêt moral qu'ils étaient susceptibles de
présenter, mais d'après l'intérêt de curiosité qui leur res.
tait encore, eu égard aux événements de leur siècle. Voilà
pourquoi la plupart de nos histoires commencent par des
abrégés chronologiques et se terminent par des gazettes .
On a calculé qu'il faudrait huit cents ans à un homme
qui lirait quatorze heures par jour pour lire seulement
les ouvrages écrits sur l'histoire, qui se trouvent à la Bi.
bliothèque royale ; et parmi ces ouvrages il faut en comp
ter plus de vingt mille , la plupart en plusieurs volumes ,
sur la seule histoire de France, depuis MM . Royou , Fan
tin -Désodoards et Anquetil, qui ont donné des histoires
complèles, jusqu'à ces braves chroniqueurs Froissard ,
Comines et Jean de Troyes , par lesquels nous savons que
ung tel jour le roi estoit malade, et que ung tel autre
. jour ung homme se noya dans la Seine .
Parmi ces ouvrages , il en est quatre généralement con
nus sous le nom des quatre grandes histoires de France :
celle de Dupleix , qu'on ne lit plus ; celle de Mezeray ,
qu'on lira toujours, non parce qu'il est aussi exact et aussi
vrai que Boileau l'a dit pour la rime , mais parce qu'il est
original et satirique, ce qui vaut encore mieux pour des
lecteurs français; celle du père Daniel, jésuite , fameux
par ses descriptions de batailles, qui a fait en vingt ans
une histoire où il n'y a d'autre mérite que l'érudition , et
dans laquelle le comte de Boulainvilliers ne trouvait guère
que dix mille erreurs ; et enfin celle de Vély, continuée
par Villaret et par Garnier.
* Il y a des morceaux bien faits dans Vély, dit Vol
ET PIIILOSOPHIE MÊLÉES. 169
« taire (dont les jugements sont précieux ), on lui doit des
« éloges et de la reconnaissance; mais il faudrait avoir le
« style de son sujet, et pour faire une bonne histoire de
« France il ne suffit pas d'avoir du discernement et du
« goût. »
Villaret, qui avait été comédien , écrit d'un style pré
tentieux et ampoulé, il fatigue par une affectation conti
nuelle de sensibilité et d'énergie; Il est souvent inexact et
rarement impartial. Garnier, plus raisonna ble, plus in
struit, n'est guère meilleur écrivain ; sa manière est terne,
son style est lâche et prolixe . il n'y a entre Garnier et
Villaret que la différence du médiocre au pire ; et , si la
première condition de vie pour un ouvrage doit être de se
faire lire, le travail de ces deux auteurs peut être, å juste
titre , regardé comme non avenu .
Au reste, écrire l'histoire d'une seule nation , c'est mu
vre incomplėte , sans tenants et sans aboutissants, et par
conséquent manquée et difforme. Il ne peut y avoir de
bonnes histoires locales que dans les compartiments bien
proportionnés d'une his'sire générale. Il n'y a que deux
tâches dignes d'un historien dans ce monde : la chroni
que, le journal , ou l'histoire universelle . Tacite ou Bos
suet.
Sous un point de vue restreint, Comines a écrit une as
sez bonne histoire de France en six lignes : « Dieu n'a
« créé aucune chose en ce monde, ny hommes, ny bes
6 tes, à qui il n'ait fait quelque chose son contraire, pour
« la tenir en crainte et en humilité. C'est pourquoi il a
a fait France et Angleterre voisines. »

La France, l'Angleterre et la Russie sont de nos jours


les trois géants de l'Europe. Depuis nos récentes commo
tions politiques, ces colosses ont chacun une attitude par
'T8 33
170 LITTÉRATURE

iculière : l'Angleterre se soutient, la France se relève, la


Russie se lève. Ce dernier empire, jeune encore au milieu
du vieux continent, grandit depuis un siècle avec une rå
pidité singulière. Son avenir est d'un poids immense dans
nos destinées. Il n'est pas impossible que sa barbarie
vienne un jour retremper notre civilisation, et le sol
fusse semble tenir en réserve des populations sauvages
pour nos régions policées.
Cet avenir de la Russie , si important aujourd'hui pour
l'Europe , donne une haute importance à son passé . Pour
bien deviner ce que sera ce peuple, on doit étudier soi.
gneusement ce qu'il a été . Mais rien de plus difficile
qu’une pareille étude. Il faut marcher comme perdu au
milieu d'un chaos de traditions confuses, de récits incom.
plets, de contes , de contradictions , de chroniques tron
quées . Le passé de cette nation est aussi ténébreux que
son ciel , et il y a des déserts dans ses annales comme dans
son territoire.
Ce n'est donc pas une chose aisée à faire qu'une bonne
histoire de Russie. Ce n'est pas une médiocre entreprise
que de traverser cette nuit des temps , pour aller , parmi
tant de faits et de récits qui se croisent et se heurtent, à
la découverte de la vérité. Il faut que l'écrivain saisisse
hardiment le fil de ce dédale ; qu'il en débrouille les té
nébres ; que son érudition laborieuse jette de vives lumiè
res sur toutes les sommités de cette histoire. Sa critique
consciencieuse et savante aura soin de rétablir les causes
en combinant les résultats . Son style fixera les physiono
mies , encore indécises, des personnages et des époques .
Certes, ce n'est point une tâche facile de remettre à flot
et de faire repasser sous nos yeux tous ces événements
depuis si longtemps disparus du cours des siècles .
L'historien devra, ce nous semble, pour être complet ,
dopner un peu plus d'attention qu'on ne l'a fait jusqu'ici
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 171
å l'époque qui précéde l'invasion des Tartares et consa
crer tout un volume peut-être à l'histoire de ces tribus vac
gabondes qui reconnaissent la souveraineté de la Russie.
Ce travail jetterait sans doute un grand jour sur l'ancienne
civilisation qui a probablement existé dans le Nord, et
l'historien pourrait s'y aider des savantes recherches de
M. Klaproth .
Lévesque a déjà raconté, il est vrai, en deux volumes
ajoutés à son long ouvrage, l'histoire de ces peuplades
tributaires ; mais cette matière attend encore un véritable
historien. Il faudrait aussi traiter avec plus de développe
ment que Lévesque, et surtout avec plus de sincérité , cer
taines époques d'un grand intérêt, comme le règne fa
meux de Catherine. L'historien digne de ce nom flétrirait
avec le ſer chaud de Tacite et la verge de Juvénal cette
courtisane couronnée , à laquelle les altiers sophistes du
dernier siècle avaient voué un culte qu'ils refusaient à leur
Dieu et à leur roi ; cette reine régicide, qui avait choisi
pour ses tableaux de boudoir un massacre (1 ) et un incen.
die ( 2).
Sans nul doute , une bonne Histoire de Russie éveille
rait vivement l'attention . Les destins futurs de la Russie
sont aujourd'hui le champ ouvert à toutes les méditations .
Ces terres du septentrion ont déjà plusieurs fois jeté le
torrent de leurs peuples à travers l'Europe . Les Français
de ce temps ont vu , entre autres merveilles, paître dans
les gazons des Tuileries des chevaux qui avaient coutume
de brouter l'herbe au pied de la grande muraille de la
Chine ; et des vicissitudes inouïes dans le cours des choses
ont réduit de nos jours les nations méridionales å adresser

(1 ) Le massacre des Polonais dans le faubourg de Praga .


( 2) L'incendie de la flotte ottomane dans la baie de Tchesmé.
Ces deux peintures étaient les seules qui décorassent le boudoir
de Catherine.
172 LITTÉRATURE
å un autre Alexandre le væu de Diogène : Retire - toi de
notre soleil.

Il y aurait un livre curieux à faire sur la condition des


juifs au moyen âge . Ils étaient bien haïs , mais ils élaient
bien odieux; ils étaient bien méprisés, mais ils étaient
bien vils . Le peuple déicide était aussi un peuple voleur.
Malgré les avis du rabbin Beccaï (1 ), ils ne se faisaient au
cun scrupule de piller les Nazaréens, ainsi qu'ils nom
maient les chrétiens ; aussi étaient-ils souvent les victimes
de leur propre cupidité. Dans la première expédition de
Pierre l'Ermite, des croisés , emportés par le zele, firent le
veu d'égorger tous les juifs qui se trouveraient sur leur
route, et ils le remplirent. Cette exécution était une re
présaille sanglante des bibliques massacres commis par
les juifs. Suarez observe seulement que les Hébreux
avaient souvent égorgé leurs voisins par une piété bien
enlendue , et que les croisés massacraient les Hébreux
par UNE PIÉTÉ MAL ENTENDUE .
Voilà un échantillon de haine ; voici un échantillon de
mépris .
En 1262 , une mémorable conférence eut lieu devant le
roi et la reine d'Aragon , entre le savant rabbin Zéchiel et
le frère Paul Ciriaque, dominicain très -érudit. Quand le
docteur juif eut cité le Toldos Jeschut , le Targum, les ar.
chives du Sanhédrin , le Nissachon Vetus , le Talmud, etc. ,

( 1 ) Ce sage docteur voulait empêcher les juifs d'être subjugués


par les chrétiens . Voici ses paroles, qu'on ne sera peut-être pas
fâché de retrouver : Les sages défendent de préter de l'argent à
un chrétien , de peur que le créancier ne soit corrompu par le dé
biteur ; mais un juif peut emprunter d'un chrétien sans crainte
d'être séduit par lui, car le débiteur évite toujours son créancier.
Juif complet, qui met l'expérience de l'usurier au service de la
doctrine du rabbin
ET PHILOSOPHIE MËLÉES. 173
fa reine finit la dispute en lui demandant pourquoi les juifs
pugient. Il est vrai que cette haine et ce mépris s'affai
blirent avec le temps . En 1687 , on imprima les contro
verses de l'israélite Orobio et de l'Arménien Philippe Lim
borch, dans lesquelles le rabbin présente des objections
au très-illustre et très-savant chrétien , et ou le chétien
réfute les assertions du très-savant et très-illustre juif. Or.
vit, dans le même dix-septième siècle, le professeur Rit
tangel, de Königsberg, et Antoine , ministre chrétien à
Genève, embrasser la loi mosaïque ; ce qui prouve que la
prévention contre les juifs n'était plus aussi forte à cette
époque . Aujourd'hui, il y a fort peu de juifs qui soient
juifs, fort peu de chrétiens qui soient chrétiens . On ne mé
prise plus, on ne hait plus, parce qu'on ne croit plus.
Immense malheur ! Jérusalem et Salomon , choses mor
tes ; Rome et Grégoire VII , choses mortes. Il y a Paris et
Voltaire.

L'homme masqué, qui se fit si longtemps passer pour


Dieu dans la province de Khorassan, avait d'abord été
greffier de la chancellerie d'Abou Moslem, gouverneur de
Khorassan , sous le khalife Almanzor. D'après l'auteur du
Lobbtarikh , il se nommait Hakem Ben Haschem . Sous le
règne du khalife Mahadi , troisième Abasside vers l'an
160 de l'hégire - il se fit soldat, puis devint capitaine et
chef de secte . La cicatrice d'un fer de flèche ayant rendu
son visage hideux , il prit un voile et fut surnommé Burcâi
voilé . Ses adorateurs étaient convaincus que ce
voile ne servait qu'à leur cacher la splendeur foudroyante
de son visage. Khondemir, qui s'accorde avec Ben Schanah
pour le nommer Hakem Ben Atha, lui donne le titre de
Mocannå – masqué en arabe, - et prétend qu'il portait
un masque d'or. Observons, en passant, qu'un poëte ir
33 .
174 LITTÉRATURE
landais contemporain a changé le masque d'or en un voile
d'argent. Abou Giafar al Thabari donne un exposé de sa
doctrine. Cependant , la rébellion de cet imposteur deve
nant de plus en plus inquiétante, Mahadi envoya å sa
rencontre l'émir Abusáid, qui défit le Prophète- Voilé, le
chassa de Mérou et le força å se renfermer dans Nekhscheb,
où il était né et où il devait mourir. L'imposteur, assiégé,
ranima le courage de son armée fanatique par des mira .
cles qui semblent encore incroyables. Il faisait sortir tou
tes les nuits du fond d'un puits un globe lumineux qui,
suivant Khondemir, jetait sa clarté à plusieurs milles å la
ronde; ce qui le fit surnommer Sazendéh Mah , le faiseur
de lunes. Enfin , réduit au désespoir , il empoisonna le reste
de ses séides dans un banquet, et , afin qu'on le crût re
monté au ciel , il s'engloutit lui -même dans une cuve rem
plie de matières corrosives. Ben Schahnah assure que ses
cheveux surnagèrent et ne furent pas consumés. Il ajoute
qu’une de ses concubines, qui s'était cachée pour se déro
ber au poison , survécut à cette destruction générale, et ou
vrit les portes de Nekhscheb à Abusaid . Le Prophète
Masqué, que d'ignorants chroniqueurs ont confondu avec
le Vieux de la Montagne, avait choisi pour ses drapeaux la
couleur blanche, en haine des Abassides , dont l'étendard
était noir Sa secte subsista longtemps après lui , et, par
un capricieux hasard , il y eut parmi les Turcomans une
distinction de Blancs et de Noirs å la même époque où les
Bianchi et les Neri divisaient l'Italie en deux grandes fac
tions.

Voltaire, comme historien, est souvent admirable ; il


laisse crier les faits. L'histoire n'est pour lui qu'une lon
gne galerie de médailles à double empreinte . Il la réduit
presque toujours à cette phrase de son Essai sur les
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 175
maurs : « Il y eut des choses horribles , il y en eut de
ridicules . » En effet, toute l'histoire des hommes tient lå .
l'uis il ajoute : « L'échanson Montecuculli fut écartelé ;
voilà l’horrible . Charles - Quint fut déclaré rebelle par le
parlement de Paris; voilà le ridicule . » Cependant , s'il
eût écrit soixante ans plus tard , ces deux expressions ne
lui auraient pas suffi. Lorsqu'il aurait eu dit : « Le roi de
France et trois cent mille citoyens furent égorgés , fu
sillés, noyés... La Convention nationale décréta Pitt et
Cobourg ennemis du genre humain, » quels mots aurait-il
mis au -dessous de pareilles choses ?
Un spectacle curieux , ce serait celui-ci : Voltaire ju .
geant Marat , la cause jugeant l'effet.

Il у aurait pourtant quelque injustice å ne trouver dans


les annales du monde qu'horreur et rire . Démocrite et
lIeraclite étaient deux fous, et leurs deux folies réunies
dans le même homme n'en feraient point un sage . Vol
taire mérite donc un reproche grave ; ce beau génie écrivit
l'histoire des hommes pour lancer un long sarcasme contre
l'humanité. Peut-être n'eùt-il point eu ce tort s'il se fût
borné à la France. Le sentiment national eût émoussé la
pointe amère de son esprit. Pourquoi ne pas se faire cette
illusion ? Il est à remarquer que Hume, Tite-Live , et en
général les narrateurs nationaux, sont les plus bénins des
historiens . Cette bienveillance, quoique parfois mal fon
dée, altache à la lecture de leurs ouvrages . Pour moi , bien
que l'historien cosmopolite soit plus grand et plus à mon
grė, je ne hais pas l'historien patriote. Le premier est
plus selon l'humanité, le second est plus selon la cité. Le
conteur domestique d'une nation me charme souvent ,
même dans sa partialité étroite , et je trouve quelque
176 LITTÉRATURE

chose de fier qui me plaît dans ce mot d'un Arabe à Ha


gyage : Je ne sais que des histoires de mon pays .
Voltaire a toujours l'ironie à sa gauche et sous sa main ,
comme les marquis de son temps ont toujours l'épée au
côté . C'est fin , brillant, luisant, poli , joli ; c'est monté en
or, c'est garni en diamants, mais cela tue.
1
1
Il est des convenances de langage qui ne sont révélées
å l'écrivain que par l'esprit de nation . Le mot barbares,
qui sied å un Romain parlant des Gaulois, sonnerait mal
dans la bouche d'un Français. Un historien étranger ne
trouverait jamais certaines expressions qui sentent l'homme
du pays. Nous disons que Henri IV gouverna son peuple
avec une bonté paternelle ; une inscription chinoise, tra
duite par les jésuites , parle d'un empereur qui régna avec
une bonté maternelle. Nuance toute chinoise et toute
charmante .
1

A UN HISTORIEN.

Vos descriptions de batailles sont bien supérieures aux


tableaux poudreux et confus, sans perspective, sans dessin
et sans couleur, que nous a laissés Mézeray , et aux inter
minables bulletins du père Daniel ; toutefois, vous nous per
mettrez une observation dont nous croyons que vous pour
rez profiter dans la suite de votre ouvrage.
Si vous vous êtes rapproché de la manière des anciens,
vous ne vous êtes pas encore assez dégagé de la routine des
historiens modernes ; vous vous arrêtez trop aux détails, et
vous ne vous attachez pas assez å peindre les masses . Que
pous importe en effet que Brissac ait exéculé une charge
contre d’Andelot , que Lanoue ait été renversé de cheval et
que Montpensier ait passé le ruisseau ? la plupart de ces
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 177
noms, qui apparaissent là pour la première fois dans le
cours de l'ouvrage, jettent de la confusion dans un endroit où
l'auteur ne saurait être trop clair, et lorsqu'il devrait en
traîner l'esprit par une succession rapide de tableaux . Le
lecteur s'arrète à chercher à quel parti tels ou tels noms
appartiennent, pour pouvoir suivre le fil de l'action . Ce
n'est point ainsi qu'en usait Polybe , et après lui Tacite,
les deux premiers peintres de batailles de l'antiquité. Ces
grands historiens commencent par nous donner une idée
exacte de la position des deux armées par quelque image
sensible tirée de l'ordre physique ; l'armée était rangée en
demi-cercle, elle avait la forme d'un aigle aux ailes éten
dues ; ensuite viennent les détails. Les Espagnols formaient
la première ligne, les Africains la seconde , les Numides
étaient jetés aux deux ailes, les éléphants marchaierit en
tête, etc. Mais, nous vous le demandons à vous-même, si
nous lisions dans Tacite : Vibulenus exécute une charge con
tre Rusticus, Lentulus est renversé de cheval , Civilis passe le
ruisseau , il serait très-possible que ce petit bulletin eût
paru très -clair et très - intéressant aux contemporains ; mais
nous doutons fort qu'il eût trouvé le même degré de faveur
auprés de la postérité. Et c'est une erreur dans laquelle
sont tombés la plupart des historiens modernes : l'habi
tude de lire les chroniques leur rend familiers les person
nages inférieurs de l'histoire , qui ne doivent point y paraî
tre ; le désir de tout dire, lorsqu'ils ne devraient dire que
ce qui est intéressant, les leur fait employer comme ac
teurs dans les occasions les plus importantes. De lá vient
qu'ils nous donnent des descriptions qu'ils comprennent
fort bien, eux et les érudits, parce qu'ils connaissent les
masques, mais dans lesquelles la plupart des lecteurs, qui
ne sont pas obligés d'avoir lu les chroniques pour pouvoir
fire l'histoire, ne voient guère autre chose que des noms
at de l'ennui. En général, il ne faut dire à la postérité que
LITTÉRATURE
178
ce qui peut l'intéresser . Et, pour intéresser la postérité, al
ne suffit pas d'avoir bien exécuté une charge ou d'avoir été
renversé de cheval , il faut avoir combattu de la main et des
1
dents comme Cynégire, être mort comme d'Assas , ou avoir
embrassé les piques comme Vinkelried .

EXTRAIT DU COURRIER FRANÇAIS


DU JEUDI 14 SEPTEMBRE 1792, - IV DE LA LIBERTÉ, - ° 257.
La municipalité d'Herespian , département de l'Hé
rault, a signifié à M. François, son pasteur, qu'elle en
tendait à l'avenir avoir un curé qui ne fût pas célibataire.
Le curé François a répondu d'une manière qui a surpassé
les espérances de ses paroissiens. Il entend, lui , avoir
cinq enfants, le premier s'appellera J.-J. Rousseau ; le se.
cond, Mirabeau ; le troisième, Pétion ; le quatrième, Bris
:9t ; le cinquième , Club -des -Jacobins. Le bon curé lé.
guera son patriotisme à ses enfants, et il les remettra aux
soins de la patrie qui veille sur tous les citoyens ver
tueux .

APRÈS UNE LECTURE DU MONITEUR

Proëthés et Cyestris, vieux philosophes dont on ne


parle plus que je sache, soutinrent jadis contradictoire
ment une thése à peu près oubliée de nos jours. Il s'agis.
sait de savoir s'il était possible à l'homme de rire å gorge
déployée et de pleurer à chaudes larmes tout à la fois.
Cette querelle resta sans décision , et ne fit que rendre un
peu plus irréconciliables les disciples d'Héraclite et les
sectateurs de Démocrite. Depuis 1789, la question est ré
solue affirmativement; je connais un in - folio qui opère
ce phénomène, et il est convenable que la solution d'une
dispute philosophique se trouve dans un in - folio. Cet
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 179
in - folio est le Moniteur . Vous qui voulez rire , ouvrez le
Moniteur ; vous qui voulez pleurer, ouvrez le Moniteur ;
vous qui voulez rire et pleurer tout ensemble, ouvrez en
core le Moniteur.
Quelque bonne volonté que l'on apporte å juger l'épo
que de notre régénération, on ne peut s'empêcher de trou
ver singuliere la façon dont cet âge de raison préparait
notre âge de lumière. Les académies, colleges des lettres ,
étaient détruites ; les universités, séminaires des sciences ,
étaient dissoutes ; les inégalités de génie et de talent
étaient punies de mort, comme les inégalités de rang et de
fortune. Cependant il se trouvait encore , pour célébrer la
ruine des arts , des orateurs éclos dans les tavernes , des
poëtes vomis des échoppes. Sur nos théâtres, d'où étaient
bannis les chefs -d'œuvre, on hurlait d'atroces rapsodies
de circonstance , ou de dégoûtants éloges des vertus di
tes civiques. Je viens de tomber, en ouvrant le Moniteur
au hasard, sur les spectacles du 4 octobre 1793 ; cette af
fiche justifie de reste les réflexions qu'elle m'a suggérées :
« THÉATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE NATIONAL . La première re
« présentation de : la Fête civique, comédie en cinq actes.
( THÉATRE NATIONAL. La Journée de Marathon ou le
« Triomphe de la Liberté, pièce héroïque en quatre actes .
<< THÉATRE DU VAUDEVILLE . La Matinée et la Veillée villa.
« geoise ; le Divorce ; l'Union villageoise .
« THÉATRE DU LYCÉE DES ARTS . Le Retour de la flotte
a nationale.
« THÉATRE DE LA RÉPUBLIQUE. Le Divorce tartare, comé
« die en cinq actes.
« THÉATRE -FRANÇAIS, COMIQUE ET LYRIQUE. Buxot , roi du
& Calvados. »
En ces dix lignes littéraires la révolution est caractė
yisée. Des lois immorales dignement vantées dans d'im
morales parades ; des opéras- comiques sur les morts . Ce
180 LITTÉRATURE

pendant je n'aurais point dù prostituer le noble nom de


poētes aux auteurs de ces farces lugubres : la guillotine,
et non le théâtre, était alors pour les voëtes
Après l'odieux vient le risible . Tournez la page. Voua
êtes å une séance des Jacobins . En voici le début : « La
section de la Croix-Rouge , craignant que cette déno
« mination ne perpétue le poison du fanatisme, déclare
« au conseil qu'elle y substituera celle de la section du
« Bonnet-Rouge ... » Je proteste que la citation est exacte.
Veut-on à la fois de l'atroce et du ridicule ? Qu'on lise
une lettre du représentant Dumont à la Convention , en
date du 1er octobre 1793 : « Citoyens collègues, je vous
marquais , il y a deux jours, la cruelle situation dans
a aquelle se trouvaient les sans-culottes de Boulogne et
« la criminelle gestion des administrateurs et officiers mu
« nicipaux . Je vous en dis autant de Montreuil , et j'ai
« usé en cette dernière ville de mon excellent remède
* la guillotine . — Après avoir ainsi agi au gré de tous
« les patriotes , j'ai eu le doux avantage d'entendre,
« comme à Montreuil , les cris répétés de vive la Monta
« gne! Quarante -quatre charrettes ont emmené devant moi
« les personnes ... »
Le Moniteur , livre si fécond en méditations , est å peu
près le seul avantage que nous ayons retiré de trente ans
de malheurs. Notre révolution de boue et de sang a laissé
un monument unique et indélébile, un monument d'encra
et de papier.

L'hermine de premier président du parlement de Paris


fut plus d'une fois ensanglantée par des meurtres populai.
res ou juridiques ; et l'histoire recueillera ce fait singulier,
que le premier titulaire de cette charge , Şimon de Bucy,
pour qui elle fut instituée en 1440, et le dernier qui en
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 181
fut revêtu , Bochard de Saron, furent tous deux victimes
des troubles révolutionnaires . Fatalité dignede méditation !

Tout historien qui se laisse faire par l'histoire et qui


n'en domine pas l'ensemble est infailliblement submergé
sous les détails. Sindbad le marin , ou je ne sais quel au
tre personnage des Mille et une Nuits, trouva un jour au
bord d'un torrent, un vieillard exténué qui ne pouvait
passer. Sindbad lui prêta le secours de ses épaules, et le
bonhomme, s'y cramponnant alors avec une vigueur dia
bolique , devint tout à coup le plus impérieux des maitres
et le plus opiniâtre des écuyers . Voilà , à mon sens , le cas
de tout homme aventureux qui s'avise de prendre le temps
passé sur son dos pour lui faire traverser le Léthé, c'est
å -dire d'écrire l'histoire. Le quinteux vieillard lui trace,
avec une capricieuse minutie, une route tortueuse et dif
ficile; si l'esclave obéit à tous ses écarts et n'a pas la force
de se faire un chemin plus droit et plus court, il le noie
malicieusement dans le fleuve .
3.6
182 LITTÉRATURE

FRAGMENTS DE CRITIQUE

A PROPOS D'UN LIVRE POLITIQUE ÉCRIT PAR UNE FEMME

Décembre 1819.

Le Baile Molino demandant un jour au fameux Ahmed


pacha pourquoi Mahomet défendait le vin à ses disciples :
Pourquoi il nous le défend ? s'écria le vainqueur de Can .
die ; c'est pour que nous trouvions plus de plaisir à le
boire . Et en effet la défense assaisonne. C'est ce qui donne
la pointe à la sauce , dit Montaigne ; et depuis Martial , qui
chantait à sa maîtresse Galla, nega , satiatur amor, jus.
qu'à ce grand Caton qui regretta sa femme quand elle ne
fut plus à lui , il n'est aucun point sur lequel les hommes
de tons les temps et de tous les lieux se soient montrés
aussi souvent les vrais et dignes enfants de la bonne Ève .
Je ne voudrais donc pas qu'on défendit aux femmes
d'écrire ; ce serait en effet le vrai moyen de leur faire
prendre la plume à loutes. Bien au contraire, je voudrais
qu'on le leur ordonnat expressément , comme à ces savants
des universités d'Allemagne , qui remplissaient l'Europe
de leurs doctes commentaires, et dont on n'entend plus
parler depuis qu'il leur est enjoint de faire un livre au
moins par an .
Et, en effet, c'est une chose bien remarquable et bien
peu remarquée, que la progression effrayante suivant la
quelle l'esprit féminin s'est depuis quelque temps déve
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 183
loppé. Sous Louis XIV, on avait des amants et l'on tia
duisait Homère ; sous Louis XV, on n'avait plus que des
amis , et l'on commentait Newton ; sous Louis XVI , une
femme s'est rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un
åge où l'on ne sait encore que faire des robes à une pou
pée. Je le demande, ou en sommes - nous ? ou allons -nous ?
que nous annoncent ces prodiges ? quelles sont ces nou.
velles révolutions qui se préparent ?
Il y a une idée qui me tourmente , une idée qui nous a
souvent occupés, mes vieux amis et moi ; idée si simple,
si naturelle, que si une chose m'étonne, c'est qu'on ne
s'en soit pas encore avisé, dans un siècle où il semble
que l'on s'avise de tout , et où les récureurs de peuples
en sont aux expédients. Je songeais , dis -je , en voyant
cette émancipation graduelle du sexe féminin , à ce qu'il
pourrait arriver s'il prenait tout à coup fantaisie à quel
que forte tête de jeter dans la balance politique cette moi
tié du genre humain qui jusqu'ici s'est contentée de régner
au coin du feu et ailleurs. Et puis les femmes ne peuvent,
elles pas se lasser de suivre sans cesse la destinée des
hommes ? Gouvernons-nous assez bien pour leur ôter l'es
pérance de gouverner mieux. Aiment-elles assez peu la
domination pour que nous puissions raisonnablement es .
pérer qu'elles n'en aient jamais l'envie ? En vérité, plus
je médite et plus je vois que nous sommes sur un abime.
Il est vrai que nous avons pour nous les canons et les
baïonnettes, et que les femmes nous semblent sans grands
moyens de révolte. Cela vous rassure , et moi , c'est ce qui
m'épouvante.
On connaît cette inscription terrible placée par Fonseca
sur la route de Torre del Greco : Posteri, posteri, vestra
res agitur ! Torre del Greco n'est plus ; la pierre prophé
- tique est encore debout.
C'est ainsi que je trace ces lignes, dans l'espoir qu'elles
184 LITTÉRATURE

serunt lues, sinon de mon siècle, du moins de la postė .


rité. Il est bon que , lorsque les malheurs que je prévois
seront arrivés, nos neveux sachent du moins que, dans
cette Troie nouvelle, il existait une Cassandre cachée dans
un grenier, rue Mézières, n° 10. Et s'il fallait, après tout,
que je dusse voir de mes yeux les hommes devenus escla
ves et l'univers tombé en quenouille, je pourrai du moins
me faire honneur de ma sagacité , et qui sait ? je ne serai
peut-être pas le premier honnête homme qui se sera con
solé d'un malheur public en songeant qu'il l'avait prédit.

II

La politique, disait Charles XII, c'est mon épée. C'est


l'art de tromper, pensait Machiavel. Selon madame de M***,
ce serait le moyen de gouverner les hommes par la pru
dence et la vertu . La première définition est d'un fou, la
seconde d'un méchant, celle de madame de M *** est la
seule qui soit d'un honnête homme. C'est dommage qu'elle
soit si vieille et que l'application en ait été si rare .
Après avoir établi cette définition, madame de M *** ex
pose l'origine des sociétés. Jean-Jacques les fait commen
cer par un planteur de pieux, et Vitruve par un grand
vent , probablement parce que le système de la famille
était trop simple . Avec ce bon sens de la femme supé
rieure au génie des philosophes , madame de M *** se con.
tente d'en chercher le principe dans la nature de l'homme,
dans ses affections, dans sa faiblesse, dans ses besoins.
Tout le passage dénote dans l'auteur beaucoup d'érudition
et de sagacité . Il est curieux de voir une femme citer tour
å tour Locke et Sénèque, l'Esprit des lois et le Contrat
social; mais, ce qui est encore plus remarquable, c'est
l'accent de bonne foi et de raison auquel nous n'étions
plus accoutumés, et qui contraste si étrangement avec le
ET PHILOSOPIE MÊLÉES. 185

ton rogue et sauvage qu'ont adopté depuis quelque temps


les précepteurs du genre humain .
L'auteur, suivant la marche des idées, s'occupe ensuite
des chefs des sociétés . On a beaucoup écrit sur les devoirs
des rois, beaucoup plus que sur les devoirs des peuples .
Il en a été des portraits d'un bon souverain comme de ces
pyramides placées sur le bord des routes du Mexique , où
chaque voyageur se faisait un devoir d'apporter sa pierre.
Il n'y a si mince grimaud qui n'ait voulu charbonner å
son tour le maître des nations . On dirait que les philoso
phes eux-mêmes se sont étudiés à inventer de nouvelles
vertus pour les imposer aux princes, probablement parce
que les princes sont exposés à plus de faiblesses que les
autres hommes, et comme si leur présenter un modèle
inimitable, ce n'était pas par cela seul les dispenser d'y
atteindre. Madame de M*** ne donne pas dans ce travers .
Elle convient qu'un monarque peut être bon sans possé
der pour cela des qualités surhumaines . Elle ne se sert
point non plus de l'idéal d'une royauté parfaite pour dé
crier les royautés vivantes, et ensuite des royautés vivan
tes pour décrier la royauté en elle-même , grande pétition
de principes sur laquelle a roulé toute la philosophie du
dix-huitième siècle. L'auteur cite , comme renfermant tou
tes les obligations d'un souverain , l'instruction que Gus
tave- Adolphe reçut de son père . L'histoire fait mention de
plusieurs instructions pareilles laissées par des rois à
leurs successeurs ; mais celle- ci a cela de remarquable,
qu'elle est peut-être la seule à laquelle le successeur se
soit conformé. En voici quelques passages :
« Qu'il emploie toutes ses finesses et son industrie å
a n'être ni trompé ni trompeur.
« Qu'il sache que le sang de l'innocent répandu et le
« sang du méchant conservé crient également vengeance .
« Qu'il ne paraisse jamais inquiet ni chagrin , si ce n'est
34.
186 LITTÉRATURE

« lorsqu'un de ses bons serviteurs sera mort ou tombe


« dans quelque faute.
« Enfin, qu'en toutes ses actions il se conduise de telle
a sorte, qu'il soit avoué de Dieu . »
Charles Ix , dans cette instruction, glisse légèrement
sur le danger des flatteurs. Peut-être les rois en sentent
ils moins les inconvénients que leurs sujets. Peut-être
aussi serait-ce pour Montesquieu une occasion de glisser
sa théorie de climat, espèce de fausse clef qui lui sert å
crocheter la serrure de tous les problèmes de l'histoire.
C'est en se rapprochant du Midi, dirait-il, que les exem
ples du favoritisme deviennent plus fréquents ; sous le ciel
énervant de l'Asie et de l'Afrique, les princes règnent ra
rement par eux-mêmes ; au contraire, chez les peuples du
Nord , le climat est tonique, nous voyons beaucoup plus
de tyrans que de favoris. Mais peut-être l'observation tom.
berait-elle si nous étions mieux instruits dans leur his
toire . Nous sommes si disposés à faire science de tout,
même de notre ignorance !
Il y a dans un de nos vieux manuscrits du treizième siė.
cle, attribué à Philippe de Mayzières , un passage qui peut
servir de complément à l'instruction du monarque sué
dois . C'est ainsi que la reine-Vérité parle à Charles VI
dans le Songe du vieil pèlerin s'adressant au blanc faucon,
à bec et piés dorés.
« Guarde-toi, beau fils, de ces chevaliers qui ont cou
« tume de bien plumer les rois par leurs subtiles prati
a ques , qui s'en vont récitant souvent le proverbe du ma
« réchal Bouciquault, disant : Il n'est peschier que en la
« mer, et ainsi n'est don que de roi ; et te feront vaillant
c et large comme Alexandre , attrayant de toy tant d'eau
« à leur moulin , qu'il suffiroit à trente- sept moulins, qui
« les deux parts du jour sont oiseulx, » etc.
Je cite ce passage, 1° parce qu'il montre que dans cer
ET PHILOSOPHIE MÈLÉES. 187
temps gothiques on ne parlait pas aux rois avec autant de
servilité qu'on voudrait bien nous le faire croire ; 2° parce
qu'il donne l'origine d'un proverbe, ce qui peut être utile
aux antiquaires ; 3° parce qu'il peut servir à résoudre une
question d'hydraulique en prouvant que les moulins à eau
existaient en 1389, ce qui est toujours bon à savoir pour
ceux qui ne savent pas que les moulins i eau existent de
puis un temps immémorial.

III

Après s'être occupée des sociétés en général , madame


de M*** consacre un chapitre à la guerre, c'est-à-dire au
rapport le plus ordinaire des sociétés humaines entre elles.
Ce chapitre devait présenter bien des difficultés à une
femme. Madame de M “~ , comme dans le reste de son ou
vrage, y fait preuve de connaissances peu communes ;
elle établit , avec beaucoup de bonheur, la distinction en.
tre les guerres permises et les guerres injustes ; elle
range, avec raison , parmi ces dernières, toutes les entre
prises de conquête.
« Il y a cette différence entre les conquérants et les vo
a leurs de grand chemin , a dit un auteur remarquable
« que cite madame de M***, que le conquérant est un vo
a leur illustre , et l'autre un voleur obscur : l’un recoil
a les lauriers et de l'encens pour le prix de ses violences ,
« et l'autre la corde. » Il fallait être bien philosophe pour
écrire ce passage de la même main qui signa la prise de
possession de la Silésie .
Arrivée à ce fameux axiome que « l'argent c'est le
nerf de la guerre, » axiome que madame de M*** at
tribue à Quinte-Curce, mais qu'elle trouvera également
dans Végėce, dans Montecuculli , dans Santa- Crux , et
dans tous les auteurs qui ont écrit sur la guerre, madame
.

188 LITTERATURE
de M*** s'arrête : Ce n'est pas l'argent, dit- elle, c'est
le fer. D'accord , ce n'est pas avec des écus que l'on se
bat, c'est avec des soldats ; toute la question se réduit å
savoir s'il est plus facile d'avoir des soldats sans argent
que d'en avoir avec de l'argent. Le premier moyen sera
plus économique. Il ne parait pas cependant qu'il fût du
goût de Sully.
Je lisais dernièrement dans Grotius la définition de la
guerre : « La guerre est l'état de ceux qui tâchent de vi
der leurs différends par la voie de la force . » Il est évident
que cette définition est la même que celle du duel.
Mais, a-t-on dit aux duellistes, vous allez à la mort en
riant, vous vous battez par partie de plaisir . Il en a été
absolument de même de la guerre. Avant la révolution
on ne s'égorgeait plus que le chapeau à la main . Le grand
Condé fait donner l'assaut à Lérida avec trente-six violons
en tète des colonnes ; et dans les champs d'Ettingen et de
Clostersevern on vit les jeunes officiers marcher aux bat
teries comme å un bal , en bas de soie et en perruque pou.
drée å blanc.
Il prit un jour fantaisie à Rousseau, le Don Quichotte
du paradoxe, de soutenir une vérité. C'était pour lui
whose nouvelle. Il s'y prit comme pour une mauvaise
cause, il alla chercher des autorités comme les gens qui
ne trouvent pas de bonnes raisons. C'est ainsi qu'à propos
du duel il a cité les anciens. Il est probable que Rousseau
n'avait pas lu Quinte-Curce . Il y aurait vu qu'il n'y avait
guère de festin chez Alexandre où il n'y eût quelques com
bats singuliers entre les convives . Qu'était-ce d'ailleurs
que le combat d'Étéocle et de Polynice ? Et dans l'Iliade,
est-il probable que si Minerve n'était pas venue prendre
Achille par les oreilles, Agamemnon aurait laissé son
épée dans le fourreau ?
Mais, ont dit les philosophes, les Grecs ! Ah ! les Grecs !
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 189

Il est bien vrai que les Grecs ne se battaient pas comme


nos aïeux, avec juges et parrains , ainsi que nous le voyons
dans la Colombière; mais voulez-vous savoir ce que fai
saient sur ce point ces Grecs dont on nous cite si souvent
l'exemple ? Les Grecs faisaient mieux , ils assassinaient.
Voyez, par exemple, Plutarque, dans la vie de Cléomėne.
On tuait son homme en trahison , cela ne tirait point å
conséquence . Il lui tendit des embûches , disait tranquille
ment l'historien , à peu près comme nous dirions aujour
d'hui : il lui avait fait un serment.
De cela que veut-on conclure ? Que je plaide pour le
duel ? Bien au contraire ; c'est seulement une des mille et
une inconséquences humaines que je m'amuse à relever :
occupation philosophique. On s'étonne que nos lois ne dé
ſendent pas le duel ; ce qui m'étonne, c'est qu'elles ne
l'aient pas encore autorisé . Pourquoi , en effet, nos sottises
n'obtiendraient-elles pas, comme nos vices, droit de vivre
en payant patente, et n'est -ce pas une injustice véritable
que d'interdire aux duellistes ce qui est permis å tant
d'honnêtes gens, d'échapper au Code en se réfugiant dans
le budget ?

IV

S'il n'y a point de société sans guerre, il est difficile


qu'il y ait des guerres sans armées . Ainsi madame de
M*** est pleinement justifiée de se livrer dans le chapitre
suivant aux détails d'un camp . Madame de M*** est , je
crois, le premier auteur de son sexe qui se soit occupé de
cette matière après la chevalière d'Éon ; non que je veuille
établir la comparaison entre madame de M*** et l'amazone
du siècle dernier, c'est purement un rapprochement biblio
graphique, et ma remarque subsiste.
Madame de M ***, comme tous les auteurs militaires, se
190 LITTÉRATURE

montre grand partisan de l'obéissance absolue ; c'est une


question qui a été souvent agitée par les philosophes, mais
qui est tous les jours parfaitement résolue å la plaine de
Grenelle.
Il y a sur cette question une opinion de Hobbes que
madame de M*** aurait pu citer, et qui ne laisse pas d'être
assez singulière : « Si notre maître, dit- il , nous ordonne
« une action coupable, nous devons l'exécuter, à moins
a que cette action ne puisse être réputée nôtre. » C'est- à
dire que lobbes, pour règle des actions humaines , n'ad
mettrait plus que l'égoïsme.
Madame de M *** rapporte, d'après Folard , quelques
unes des qualités que doit posséder un vrai capitaine.
Quant à moi , je me défie de ces définitions si parfaites
par lesquelles il n'y aurait plus que des exceptions dans
la nature. C'est une chose épouvantable voir que la no
menclature des études préparatoires auxquelles doit se
livrer un apprenti général ; mais combien y a-t-il eu
d'excellents généraux qui ne savaient pas lire ? Il sem
blerait que la première condition , la condition sine qua
non de tout homme qui se destine å la guerre, serait
d'avoir de bons yeux , ou tout au moins d'être robuste et
dispos . Eh bien , une foule de grands guerriers ont été
borgnes ou boiteux . Philippe était borgne , boiteux et de
plus manchot ! Agésilas était boiteux et contrefait; Anni
bal était borgne ; Bajazet et Tamerlan , les deux foudres
de guerre de leur temps, étaient l'un borgne et l'autre
boiteux ; Luxembourg était bossu . Il semble même que la
nature , pour dérouter toutes nos idées, ait voulu nous
montrer le phénomène d'un général totalement aveugle,
guidant une armée, rangeant ses troupes en bataille et
remportant des victoires. Tel fut Ziska , chef des llussites .
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 191

Historiens ! historiens ! faiseurs d'emphase, mes amis,


n'y croyez pas.
Le sénat marche au-devant de Varron , qui s'est sauvé
de la bataille, et le remercie de n'avoir pas désespéré de
la république... Qu'est-ce que cela prouve ? Que la
faction qui avait fait nommer Varron général, pour ôter
le commandement à Fabius, fut encore assez puissante
pour empêcher qu'il fût puni. Elle voulait même qu'il fût
renommé dictateur, afin que Fabius, le seul homme qui
pật sauver la république, ne fut pas appelé à la tête des
affaires. Il n'y a malheureusement là rien que de très-na
turel , s'il n'y a rien d'héroïque. Croit -on , par exemple,
qu'après la déroute de Moscou , si Buonaparte l'avait
voulu , tout son sénat n'aurait pas marché en corps au -de
vant de lui ?
Le sénat déclare qu'il ne rachètera point les prison .
niers . Qu'est-ce que cela prouve ? Que le sénat n'avait pas
d'argent. Il fit comme tant d'honnêtes gens qui ne sont
pas des Romains ; il fut dur, ne voulant pas paraitre pau
vre. Pouvait-il en effet accuser de lâcheté des soldats qui
s'étaient battus depuis le lever du soleil jusqu'à la nuit,
et qui n'avaient laissé que soixante-dix mille morts sur le
champ de bataille ? Voilà les faits , et en histoire des fails
valent au moins des phrases. --Voyez tout ce passage dans
Folard.
On objectera le témoignage de Montesquieu , Montes
quieu a fait un fort beau livre sur les causes de la gran
deur et de la décadence des Romains; mais il en a oublié
une, c'est que la cavalerie d'Annibal ait eu les jambes
lassées le jour qu'il vint camper à quatre milles de
Rome . Il est toujours curieux de voir un Français trouver
192 LITTÉRATURE
chez les Romains des choses dont ni Salluste, ni Cicéron,
ni Tacite, ni Tite - Live ne s'élaient jamais doutés; et pour.
tant les Romains étaient un peu comme nous ; en fait de
louanges et de bonne opinion d'eux-mêmes, ils ne lais
saient guère à dire aux autres.
Les historiens qui n'écrivent que pour briller veulent
voir partout des crimes et du génie ; il leur faut des
géants, mais leurs géants sont comme les giraſes, grands
par devant et petits par derrière. En général, c'est une
occupation amusante de rechercher les véritables causes
des événements ; on est tout étonné en voyant la source
du fleuve ; je me souviens encore de la joie que j'éprou
vai , dans mon enfance , en enjambant le Rhône . Il sem
ble que la Providence elle-même se plaise à ce contraste
entre les causes et les effets. La peste fut une fois appor
tée en Italie par une corneille , et c'est en disséquant une
souris qu'on découvrit le galvanisme.
Ce qui me dégoûte, disait une femme, c'est que ce que
je vois sera un jour de l'histoire . Eh bien, ce qui dégoû.
tait cette femme est aujourd'hui de l'histoire, et celte his
toire-là en vaut bien une autre. Qu'en conclure ? Que les
objets grandissent dans les imaginations des hommes
comme les rochers dans les brouillards, à mesure qu'ils
s'éloignent.

Mars 1820 (1).

M. le duc de Berry vient d'être assassiné. Il y a six se


maines å peine. La pierre de Saint-Denis n'est pas encore

(1 ) Nous avons cru devoir réimprimer textuellement tout ce


morceau , enfoui sans signature dans un recueil oublié, d'où rien
ne nous forçait à le tirer . Mais il nous a semblé qu'il y avait
quelque chose d'instructif pour les passions politiques d'une épo
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 193
rescellée, et voici dėjá que les oraisons funèbres et les
apologies pleuvent sur cette tombe. Le tout tronqué, in
correct, mal pensé, mal écrit ; des adulations plates ou
sonores ; pas de conviction , pas d'accent , pas de vrai re
gret. Le sujet était beau cependant. Quand donc inter
dira-t-on les grands sujets aux petits talents ? Il y avait
dans les temples de l'antiquité certains vases sacrés qui
ne pouvaient être portés par des mains profanes.
Et, en effet, quoi de plus vaste pour le poëte et de plus
fécond que cette vie pieuse et guerrière, qui embrasse
tant de déplorables événements ; que cette mort héroïque
et chrélienne, qui entraine tant de fatales conséquences ?
Un noble triomphe est réservé au grand écrivain qui nous
retracera et la trop courte carrière et le caractère cheva
leresque de celui qui sera peut -être le dernier descendant
de Louis XIV . Ce prince, repoussé dès l'adolescence du sol
de la patrie , fit avant l'âge le rude apprentissage du cas
que et de l'épée. Les premières et longtemps les seules
prerogatives qu'il dut å son rang auguste furent l'exil et
la proscription. Passant d'un palais dans un camp, tantôt
accueilli sous les tentes de l'Autriche, tantôt errant sur
les flottes de l'Angleterre, il fut, durant bien des années ,
avec toute son illustre famille, un éclatant exemple de
l'inconstance de la fortune et de l'ingratitude des hom
mes . Longtemps mêlé å des chefs étrangers , il eut å
combattre des soldats qui élaient nés pour servir sous
lui ; mais du moins sa constance et sa bravoure ne démen
que dans le spectacle des passions politiques d'une aulre époque,
Dans le morceau qu'on va lire, la douleur va jusqu'à la rage,
l'éloge jusqu'à l'apothéose , l'exagération dans tous les sens jusqu'à
la folie. Tel était en 1820 l'état de l'esprit d'un jeune jacobite
de dix-sept ans , bien désintéressé, certes , et bien convaincu.
Leçon , nous le répétons, pour tous les fanatismes politiques. Il y
a encore beaucoup de passages dans ce volume axquels nous
prions le lecteur d'appliquer cette note.
T9 35
194 LITTÉRATURE

tirent jamais le sang et le nom de ses aïeux. Il fut le digne


élève de l'héritier des Condé , exilé comme lui , le digne
capitaine de la vieille troupe des gentilshommes proscrits
avec leurs rois. Dans ces temps de guerres , le pain des
soldats valait å ses yeux le festin des princes , et , à défaut
de couche royale, il savait conquérir le jour le canon sur
lequel il devait reposer la nuit. Revenu enfin parmi les
peuples que gouvernaient ses pères, il n'était pas réserve
à jouir paisiblement de ce bonheur qu'une auguste union
semblait devoir rendre durable pour lui , et éternel pour
notre postérité . Hélas! après quatre ans d'une vie simple
et bienfaisante, le plus jeune des derniers Bourbons, en
touré de l'amour et des espérances de la nation , est
tombé sous le poignard d'un Français, poignard que n'a
pu rencontrer sur son passage , durant les onze années
de son ombrageuse tyrannie, un Corse gardé par un ma
meluck!
Ce loyal enfant du Béarnais, destiné sans doute à com
mander notre brave et fidèle armée, promis peut-être aux
héroïques plaines de la Vendée , est mort à la fleur et dans
la force de l'âge , sans avoir même eu la consolation d'ex
pirer comme Épaminondas, étendu sur son bouclier.
Et quand l'historien d'une si noble vie aura rappelé le
dernier pardon et les derniers adieux , il sera de son de
voir de remonter , ou plutôt de descendre aux causes et
aux auteurs de cet abominable forfait. Qu'il écoute alors,
pour dévoiler des trames ténébreuses , qu'il écoute la
France désespérée ; elle criera , comme l'impératrice ro
maine : Je reconnais les coups !
Nous ne nous livrerons pas ici à une discussion qui ou
trepasserait nos forces; mais nous pensons qu'il est des
questions graves et importantes que doit résoudre l'histo
rien du duc de Berry assassiné , au sujet du misérable au
teur de cet attentat. Louvel est - il un fanatique? de
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 195
quelle espèce est son fanatisme ? appartient- il å la classe
des assassins exaltés el désintéressés , comme les Sand , les
Ravaillac et les Clément ? N'est-il pas plutôt de ces gens à
qui l'on paye leur fanatisme , en ajoutant å la récompense
convenue des assurances de protection et de salut ?..
Nous nous arrêtons à ces mots. On n'a plus droit aujour
d'hui de s'étonner des choses les plus inouïes . Nous voyons
d'exécrables scélérats étaler aux yeux de l'Europe leur
impunité, plus monstrueuse peut-être que leurs crimes,
et leur audace , plus effrayante encore que leur impunité .
Il faudra de plus que, pour remplir entièrement son ob
jet , celui de nos écrivains célèbres qui écrira l'histoire de
M. le duc de Berry se charge d'un autre devoir, humiliant
sans doute, mais néanmoins indispensable ; je veux dire
qu'il aura à défendre l'héroïque mémoire du prince contre
les insinuations perfides et les calomnies atroces dont la
faction ennemie des trônes légitimes s'efforce déjà de la
noircir. En d'autres temps, un pareil soin eût été inju
rieux pour le royal défunt, dont la bonté, la bravoure et
la franchise ne sont comparables qu'aux vertus du grand
Henri. Mais aujourd'hui qn’une faction régicide encense
les plus abominables idoles , ne sommes - nous pas forcés
chaque jour, nous autres, les vrais libéraux et les vrais
royalistes, de défendre contre ses impudentes déclama
tions les plus nobles gloires, les réputations les plus pu
res , les plus irréprochables renommées ? N'avons-nous pas
chaque jour à venger de nouvelles insultes les Pichegru
ou les Cathelineau , les Moreau ou les Larochejaquelein ?
et, à chaque nouvelle aitaque portée à ces hommes illus
tres , nous recommençons notre pénible plaidoyer, sans
même espérer qu'une voix pleine d'une indignation géné
reuse nous interrompe en criant comme cet homme de
l'ancienne Grèce : Qui donc ose outrager Alcide ?
196 LITTÉRATURE

Avril 1820.

3
Il a paru ces jours-ci un recueil de Lettres de madame
de Grufigny sur Voltaire et sur Ferney . Cet ouvrage tient
beaucoup moins que ne promet son titre . Le nom de Vol
taire, placé en tête d'un livre quelconque, inspire une cu
riosité vive et tellement étendue dans ses désirs, qu'il est
bien difficile de la satisfaire. Il semble que la vie privée
de Voltaire devrait offrir au lecteur une foule de détails
pleins d'agrément et d'intérêt , si le caractère de cet écri
vain extraordinaire était reproduit par une peinture fidèle
avec toute sa mobilité originale et ses brusques inégali
tés . Il semble encore que le pinceau fin et délicat d'une
femme serait plus que tout autre capable de saisir cette
foule de nuances variées dont se compose la physionomie
morale de l'homme universel, surtout dans sa liaison avec
l'impérieuse marquise du Châtelet . Il aurait été piquant et
peut-être plus facile à une femme qu'à un homme de dé
brouiller les causes de cet attachement bizarre qui rendit
un homme de génie esclave d'une femme d'esprit, et ré
sista si longtemps aux tracasseries fatigantes, aux violen
tes querelles que faisaient naître inopinément , et à toute
heure , l'irascibilité de l'un et l'orgueil de l'autre . Si la
collection des lettres de Voltaire å sa respectable Émilie
n'avait été détruite, nous pourrions espérer encore d'ob
tenir le mot de cette énigme ; car les lettres de madame
de Grafigny ne nous présentent sous ce rapport aucun
aperçu satisfaisant. Il faut le dire et le croire pour son
honneur, l'auteur des Lettres péruviennes n'avait sans
doute pas écrit ces lettres sur Cirey avec l'idée qu'elles
seraient imprimées un jour . On ne doit pas savoir beau
coup de gré à l'éditeur d'avoir extrait ce manuscrit du
portefeuille de M. de Bruſtlers. Madame de Grafigny n'a
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 197

pas le talent d'observer, et surtout d'observer les grands


hommes. Son style , au moins insipide , gâte l'intérêt de
son sujet. Madame de Grafigny, arrivée à Cirey en 1738,
adresse à son ami M. Devaux , lecteur du roi Stanislas de
Pologne , ses réflexions sur les habitants de ce château.
M. Devaux , qu'elle appeile , dans l'intimité de sa corres
pondance , Pampan et quelquefois Pampichon par un
redoublement de tendresse, reçoit ses confidences sur Vol.
taire et sa marquise, qu'elle désigne par plusieurs sobri.
quets, tous plus fades les uns que les autres : Atys , ton
idole, Dorothée, etc. Elle lui transmet en style niais et
précieux un journal détaillé de toutes ses occupations .
A - t-elle vu le lever du jour ? elle a assisté à la toilette du
soleil . Je suis, dit-elle à M. Devaux, bien jolie de t'é
crire, etc. , etc. On aurait cependant tort de rejeter tout
à fait ce livre ; parmi beaucoup de redites et de détails
pleins de mauvais goût , les Lettres de madame de Grafi
gny renferment des faits curieux et ignorés ; et les mor
ceaux inédits de Voltaire, qui completent le volume, suf
firaient pour mériter l'attention . Plusieurs de ces cinquante
épitres présentent un haul intérêt ; elles sont adressées
presque toutes à des personnages éminents du dernier
siècle , tels que les duchesses du Maine et d'Aiguillon ,
les ducs de Richelieu et de Praslin , le chancelier d'A
guesseau , le président llenault , etc. Les lettres å la
duchesse du Maine en particulier fornient une corres.
pondance entièrement inédite et vraiment charmante et
curieuse . Il y a encore dans cette collection une épitre
au pape Benoît XIV, écrite en italien , et signée il devo
tissimo Voltaire. Cela veut dire le très-dévot ou le très.
dévoué, peut-être l'un et l'autre, et à coup sûr ni l'un ni
l'autre . Puisque vous voulez des citations, voici un billet
assez joli de forme et de tournure , adressé au comte de
Choiseul, alors ministre . Vous reconnaîtrez dans ce peu
'55 .
198 LITTÉRATURE

de mots la touche de cet homme toujours plein d'idées


neuves et piquantes; il était difficile d'échapper d'une ma.
nière plus originale aux formules banales et cérémonieuses
des recommandations de cour.

« Permettez que je vous informe de ce qui vient de


a m'arriver avec M. Makartney , gentilhomme anglais
« très-jeune, et pourtant très-sage ; trés- instruit, mais
« modeste ; fort riche et fort simple, et qui criera bien
« tôi au parlement mieux qu'un autre. Il m'a nié que
« vous eussiez des bontés pour moi . Je me suis échauffé,
« je me suis vanté de votre protection ; il m'a répondu
a que , si je disais vrai , je prendrais la liberté de vous
« écrire ; j'ai les passions vives. Pardonnez, monseigneur,
« au zėle, å l'attachement et au profond respect du vieux
« montagnard . »

Le vieux Suisse libre est bon courtisan , comme on


voit. Vous retrouverez dans la plupart des autres lettres
la gaieté communicative, la vivacité et souvent la témé
rité de jugement, la Batterie adroite, la raillerie tantôt
douce et tantôt mordante, auxquelles on reconnaît la tou
che inimitable de Voltaire prosateur . Parmi le petit nom
bre de pièces de vers mêlées aux morceaux de prose , la
suivante, adressée å la fameuse mademoiselle Raucourt,
n'a jamais été imprimée :

Raucourt, tes talents enchanteurs


Chaque jour te font des conquêtes ;
Tu fais soupirer tous le : cæurs,
Tu fais tourner toutes les têtes.
Tu joins au prestige de l'art
Le charme heureux de la nature,
Et la victoire toujours sûre
Se range sous ton étendard.
Es - tu Didon ? es-tu Monime?
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 199
Avec toi nous versons des pleurs ;
Nous gémissons de tes malheurs,
Et du sort cruel qui t'opprime.
L'art d'attendrir et de charmer
A paré ta brillante aurore ;
Mais ton cæur est fait pour aimer,
Et ton cœur ne di rien encore.
Défends ce caur du vain désir
De richesse et de renommée ;
L'amour seul donne le plaisir,
Et le plaisir est d'être aimée.
Déjà l’amour brille en tes yeux,
Il naîtra bientôt dans ton âme ;
Bientôt un mortel amoureux
Te fera partager sa flamme.
Heureux ! trop heureux cet amant
Pour qui ton cæur deviendra tendre,
Situ goûtes le sentiment
Comme tu sais si bien le rendre !

De jolis vers sans doute. J'avoue pourtant que j'ai peu


de sympathie pour cette espèce de poésie . J'aime mieux
Homère .

SUR UN POÈTE APPARU EN 1820 .

Mai 1820.
I

Vous en rirez, gens du monde, vous hausserez les


épaules, hommes de lettres , mes contemporains, car,
je vous le dis entre nous, il n'en est peut- être pas un
de vous qui comprenne ce que c'est qu'un poëte. Le
rencontrera-t-on dans vos palais ? Le trouvera-t-on dans
vos retraites ? Et d'abord, pour ce qui regarde l'âme du
poëte , la première condition n'est-elle pas, comme l'a
200 LITTÉRATURE

dit une bouche éloquente , de n'avoir jamais calculé le


prix d'une bussesse ou le salaire d'un mensonge ? Poëtes
de mon siècle , cet homme-lå se voit -il parmi vous ? Est-il
dans vos rangs l'homme qui possède l'os magna sonatu
rum , la bouche capable de dire de grandes choses , le
ferrea vox, la voix de fer ? l'homme qui ne fléchira pas
devant les caprices d'un tyran ou les ſureurs d'une fac
tion ? N'avez-vous pas été tous , au contraire, semblables
aux cordes de la lyre dont le son varie quand le temps
change ?

II

Franchement, on trouvera parmi vous des affranchis,


prêts à invoquer la licence après avoir déifié le despo
tisme ; des transfuges , prêts à flatter le pouvoir après
avoir chanté l'anarchie ; et des insensés qui ont baisé
hier des fers illégitimes, et , comme le serpent de la
fable, veulent aujourd'hui briser leurs dents sur le frein
des lois ; mais on n'y découvrira pas un poëte . Car , pour
ceux qui ne prostituent pas les titres , sans un esprit
droit , sans un coeur pur, sans une âme noble et élevée ,
il n'est point de véritable poëte . Tenez-vous cela pour
dit, non pas en mon nom , car je ne suis rien , mais au
nom de tous les gens qui raisonnent et qui pensent,
je veux bien ne choisir mon exemple que dans l'antiquité
que ces mots : Dulce et decorum est pro patriâ mori,
sonnent mal dans la bouche d'un fuyard. Je l'avouerai
donc, j'ai cherché jusqu'ici autour de moi un poëte, et je
n'en ai pas rencontré ; de là , il s'est formé dans mon ima
gination un modèle idéal que je voudrais dépeindre ; et,
comme Milton aveugle, je suis tenté quelquefois de chan
ter ce soleil que je ne vois pas.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 201

III

L'autre jour j'ouvris un livre qui venait de paraitre ,


sans nom d'auteur, avec ce simple titre : Méditations
poétiques. C'était des vers.
Je trouvai dans ces vers quelque chose d'André de
Chénier. Continuant à les feuilleter, j'établis involontai
rement un parallèle entre l'auteur de ce livre et le mal.
heureux poëte de la Jeune Captive. Dans tous les deux,
même originalité, même fraicheur d'idées , même luxe
d'images neuves et vraies , seulement l'un est plus grave
et même plus mystique dans ses peintures ; l'autre a plus
d'enjouement , plus de grâce, avec beaucoup moins de
goût et de correction . Tous deux sont inspirés par l'a
mour . Mais dans Chénier ce sentiment est toujours pro
fane; dans l'auteur que je lui compare, la passion terres
tre est presque toujours épurée par l'amour divin . Le
premier s'est éludié à donner à sa muse les formes sim
ples et sévères de la muse antique ; le second , qui a sou
vent'adopté le style des Pères et des prophètes , ne dédai
gne pas de suivre quelquefois la muse rêveuse d'Ossian et
les déesses fantastiques de Klopstok et de Schiller. Enfin ,
si je comprends bien des distinctions, du reste assez in
signifiantes, le premier est romantique parmi les classi
ques , le second est classique parmi les romantiques.

IV

Voici donc enfin des poëmes d'un poēte , des poésies qui
sont de la poésie !
Je lus en entier ce livre singulier ; je le relus encore,
et, maigré les négligences , le néologisme, les répéti.
tions et l'obscurité que je pus quelquefois y remarquer,
202 LITTÉRATURE
je fus tenté de dire å l'auteur : « Courage, jeune homme !
« vous êtes de ceux quie Platon voulait combler d'honneurs
« et bannir de sa république. Vous devez vous attendre
« aussi à vous voir bannir de notre terre d'anarchie et
a d'ignorance, et il manquera à votre exil le triomphe
« que Platon accordait du moins au poëte, les palmes, les
« fanfares et la couronne de fleurs . »

THÉATRE

On nomme action au théâtre la lutte de deux forces op


posées. Plus ces forces se contre -balancent, plus la lutte
est incerlaine ; plus il y a alternative de crainte ou d'es
pérance, plus il y a d'intérêt. Il ne faut pas confondre cet
intérêt qui nait de l'action avec une autre sorte d'intérêt
que doit inspirer le héros de toute tragédie , et qui n'est
qu’un sentiment de terreur, d'admiration ou de pitié. Ainsi,
il se pourrait très-bien que le principal personnage d'une
pièce excitât de l'intérêt, parce que son caractère est no
ble et sa situation touchante, et que la pièce manquât
d'intérêt, parce qu'il n'y aurait point d'alternative de
crainte et d'espérance. Si cela n'était pas , plus une situa
tion terrible serait prolongée , plus elle serait belle, et le
sublime de la tragédie serait le comle Ugolin enſermé dans
une tour avec ses fils pour y mourir de ſaim ; scène de ter
reur monotone, qui n'a pu réussir mème en Allemagne,
pays de penseurs profonds, attentifs et fixes.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 203

II

Dans ure euvre dramatique, quand l'incertitude des


événements ne naît plus que de l'incertitude des caractė
res, ce n'est plus la tragédie par force, mais la tragédie
par faiblesse . C'est, si l'on veut , le spectacle de la vie hu
maine ; les grands effets par les petites causes ; ce sont
des hommes, mais au théâtre il faut des anges ou des
géants.
III

Il y a des poëtes qui inventent des ressorts dramati


ques, et ne savent pas ou ne peuvent pas les faire jouer,
semblables à cet artisan grec qui n'eut pas la force de
tendre l'arc qu'il avait forgé.

IV

L'amour au théâtre doit toujours marcher en première


ligne , au-dessus de toutes les vaines considérations qui mo
difient d'ordinaire les volontés et les passions des hom
mes . Il est la plus petite chose de la terre, s'il n'en est la
plus grande. On objectera que, dans cette hypothèse, le
Cid ne devrait point se battre avec don Gormas. Eh ! point
du tout . Le Cid connaît Chiméne; il aime mienx encourir sa
colère que son mépris, parce que le mépris tue l'amour.
L'amour , dans les grandes âmes, c'est une estime céleste.

Il est å remarquer que le dénoûment de Mahomet est


plus manqué qu'on ne le croit généralement. Il suffit, pour
204 LITTÉRATURE

s'en convaincre, de le comparer avec celui de Britanni


cus. La situation est semblable. Dans les deux tragédies,
c'est un tyran qui perd sa maitresse au moment où il croit
s'en être assuré la possession . La pièce de Racine laisse
dans l'âme une impression triste , mais qui n'est pas sans
quelque consolation, parce que l'on sent que Britannicus
est vengé, et que Néron n'est pas moins malheureux que
ses victimes . Il semble qu'il devrait en être de même
dans Voltaire; cependant le cæur , qui ne se trompe pas,
reste abatlu , et en effet Mahomet n’est nullement puni.
Son amour pour Palmire n'est qu'une petitesse dans son
caractère et qu'un moyen dérisoire dans l'action . Lorsque
le spectateur voit cet homme songer à sa grandeur au mo
ment où sa maîtresse se poignarde sous ses yeux, il sent
bien qu'il ne l'a jamais aimée , et qu'avant deux heures il
se sera consolé de sa perte .
Le sujet de Racine est mieux choisi que celui de Vol
taire. Pour le poëte tragique , il y a une profonde et radi.
cale différence entre l'empereur romain et le chamelier
prophète. Néron peut être amoureux, Mahomet non . Néron,
c'est un phallus ; Mahomet , c'est un cerveau .

VI

Le propre des sujets bien choisis est de porter leur au


teur. Bérénice n'a pu faire tomber Racine ; Lamotte n'a
vu faire tomber Inès.

VII

La différence qui existe entre la tragédie allemande et la


tragédie française provient de ce que les auteurs allemands
voulurent créer tout d'abord , tandis que les Français se
contentèrent de corriger les anciens. La plupart de nos
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 205
chefs -d'auvre ne sont parvenus au point où nous les
voyons qu'après avoir passé par les mains des premiers
hommes de plusieurs siècles. Voila pourquoi il est si in .
juste de s'en faire un titre pour écraser les productions
originales.
La tragédie allemande n'est autre chose que la tragédie
des Grecs, avec les modifications qu'a dû y apporter la dif
férence des époques. Les Grecs aussi avaient voulu faire
concourir le faste de la scène aux jeux du théâtre, de lå
ces masques, ces chours, ces cothurnes ; mais, comme
chez eux les arts qui tiennent des sciences étaient dans le
premier état d'enfance , ils furent bientôt ramenés à cette
simplicité que nous admirons . Voyez dans Servius ce qu'il
fallait faire pour changer une décoration sur le théâtre des
anciens .
Au contraire, les auteurs allemands , arrivant au milieu
de toutes les inventions modernes , se servirent des moyens
qui étaient à leur portée pour couvrir les défauts de leurs
tragédies. Lorsqu'ils ne pouvaient parler au cour, ils par
lèrent aux yeux . lleureux s'ils avaient su se renfermer
dans de justes bornes ! Voila pourquoi la plupart des piè
ces allemandes ou anglaises qu'on transporte sur notre
scene produisent moins d'effet que dans l'original ; on leur
laisse les défauts qui tiennent aux plans et aux caractères,
et on leur ôte cette pompe théâtrale qui en est la compen•
sation .
Madame de Staël attribue encore à une autre raison la
prééminence des auteurs français sur les auteurs alle
mands, et elle a observé juste . Les grands hommes fran
çais étaient réunis dans le même foyer de lumières ; et les
grands hommes allemands étaient disséminés comme dans
des patries différentes. Il en est de deux hommes de génie
comme des deux fluides sur la batterie ; il faut les mettre
en contact pour qu'ils vous donnent la foudre.
206 LITTÉRATURE

VIII

On peut observer qu'il y a deux sortes de tragédies :


l'une qui est faite avec des sentiments , l'autre qui est faite
avec des événements. La première considère les hommes
sous le point de vue des rapports établis entre eux par la
nature ; la seconde, sous le point de vue des rapports éta
blis entre eux par la société. Dans l'une , l'intérêt naît du
développement d'une des grandes affections auxquelles
l'homme est soumis par cela même qu'il est homme, telles
que l'amour, l'amitié, l'amour filial et paternel ; dans l'au
tre, il s'agit toujours d'une volonté politique appliquée à
la défense ou au renversement des institutions établies .
Dans le premier cas, le personnage est évidemment passif,
c'est- -dire qu'il ne peut se soustraire å l'influence des ob
jets extérieurs ; un jaloux ne peut s'empêcher d'être ja
oux, un père ne peut s'empêcher de craindre pour son
lils; et peu importe comment ces impressions sont ame
nées , pourvu qu'elles soient intéressantes ; le spectateur
appartient toujours à ce qu'il craint ou à ce qu'il désire .
Dans le second cas, au contraire , le personnage est essen
tiellement actif, parce qu'il n'a qu'une volonté immuable,
et que la volonté ne peut se manifester que par des ac
tions . On peut comparer ces deux tragédies, l'une à une
statue que l'on taille dans le bloc, l'autre à une statue que
l'on jetle en fonte. Dans le premier cas, le bloc existe ; il
lui suffit pour devenir la statue d'être soumis à une in
fluence extérieure ; dans le second , il faut que le métal
ait en lui-même la faculté de parcourir le moule qu'il doit
remplir. A mesure que toutes les tragédies se rapprochent
plus ou moins de ces deux types , elles participent plus ou
moins de l'un ou de l'autre ; il faut une forte constitu
tion aux tragédies de tête pour se soutenir ; les tragédies
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 207
de coeur ont i peine besoin de s'astreindre å un plan .
Voyez Mahomet et le Cid .

IX

E. vient d'écrire ceci aujourd'hui 27 avril 1819 :


« En général , une chose nous a frappés dans les com .
« positions de cette jeunesse qui se presse maintenant sur
« nos théâtres : ils en sont encore à se contenter facile
a ment d'eux-mêmes. Ils perdent à ramasser des couron
« nes un temps qu'ils devraient consacrer å de courageuses
« méditations. Ils réussissent, mais leurs rivaux sortent
« joyeux de leurs triomphes . Veillez ! veillez ! jeunes gens,
« recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la
« bataille . faibles oiseaux prennent leur tout d'un
« trait ; les aigles rampent avant de s'élever sur leurs
« ailes. »

FANTAISIE

Février 1819.

Ce que je veux , c'est ce que tout le monde veut , ce que


tout le monde demande, c'est-à -dire du pouvoir pour le
roi et des garanties pour le peuple.
Et , en cela , je suis bien différent de certains honnêtes
gens de ma connaissance qui professent hautement la
208 LITTÉRATURE
même maxime , et qui, lorsqu'on en vient aux applications,
se trouvent n'en vouloir réellement , les uns qu'une moitié,
les autres qu’une autre, c'est-à-dire les uns qu'un peu de
despotisme et les autres que beaucoup de licence, à peu
prés comme feu mon grand - oncle qui avait sans cesse à la
bouche le fameux préceple de l'école de Salerne : Manger
peu , mais souvent ; mais qui n'en admettait que la pre
mière partie pour l'usage de la maison .

Février 1819.

L'autre jour, je trouvai Cicéron ce passage : « Et


« il faut que l'orateur, en toutes circonstances , sache prou.
a ver le pour et le contre, » in omni causå duas contra
rias orationes explicari ; et , dis -je , c'est justement ce
qu'il faut dans un siècle où l'on a découvert deux sortes
de consciences, celle du ceur et celle de l'estomac .
Voilà pour la conscience de l'orateur selon Cicéron , vir
probus dicendi peritus. Pour ce qui est de ses meurs ,
ce que j'en écris ici n'est que pour l'instruction de la jeu
nesse de nos colléges , on connaît la simplicité des
meurs antiques . Nous n'avons aucune raison de croire que
les orateurs fissent autrement que les guerriers . Après
qu'Achille et Patrocle ont tant pleuré Briséis, Achille, dit
madame Dacier, conduit vers sa tente la belle Diomede,
fille du sage Phorbas, et Patrocle s'abandonne au doux
sommeil entre les bras de la jeune Iphis, amenée captive
de Scyros. C'est comme Pétrarque qui , après avoir perdu
Laure, mourut de douleur à soixante- dix ans, en laissant
un fils et une fille.
Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils à l'école
ET PHILOSOPHIE MÊLEES: 209
chez Aspasie , à Athènes, cette ville de la politesse et de
l'éloquence : Qu'as-tu fait des cent écus que t'a valu le
soufflet que tu reçus l'autre jour de Midias en plein théâtre ?
criait Eschine à Démosthènes . Eh quoi ! Athéniens, vous
voulez couronner le front qui s'écorche lui-même å dessein
d'intenter des accusations lucratives aux citoyens ? En vé
rité, ce n'est pas une tête que porte cet homme sur ses
épaules, c'est une ferme.
Que dirai -je du barreau romain ? des honnêtetés que se
faisaient mutuellement les Scaurus et les Catulus en pré
sence de toute la canaille de Rome assemblée ? — On ne
m'écoute pas, je suis Cassandre, criait Sextius . Je ne suis
pas assez sûr de n'être jamais lu que par des hommes pour
rapporter la sanglante réplique de Marc-Antoine. Et au
triomphe de César, qui était aussi un orateur : Citoyens,
cachez vos femmes ! chantaient ses propres soldats. Ur.
bani, cluudite uxores , mæchum caluum adducimus.
Je saisis cette occasion pour déclarer que je me repens
bien sincèrement de n'être pas né dans les siècles antiques ;
je compte même écrire contre mon siècle un gros livre
dont mon libraire vous prie , en passant , monsieur, de vou
loir bien lui prendre quelques petites souscriptions .
Et , en effet, ce devait être un bien beau temps que celui
où , quand le peuple avait faim , on l'apaisait avec une fable
longue et plate, qui pis est! 0 temporal o mores! vont à
leur tour s'écrier nos ministres.
Et où , monsieur, pourvu que l'on ne fût ni borgne , ni
bossu , ni boiteux, ni bancal, ni aveugle ;
Pourvu , d'ailleurs, que l'on ne fût ni trop faible, ni
trop puissant, ni trop méchant homme, ni trop homme de
bien ;
Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que l'on, eût
la précaution de ne point bâtir sa maison sur une butte ;
Alors, dis -je, en tant que l'on ne fût point emporté par
210 LITTÉRATURE

la lėpre ou par la peste, on pouvait raisonnablement espé.


rer de mourir tranquillement dans son lit ; ce qui, à la
vérité , n'est guère héroïque ;
Et ou , monsieur, pour peu que l'on se sentît tant soit
peu grand homme, comme vous et moi, monsieur,
c'est-à - dire que l'on eût le noble désir d'être utile à la pa.
trie par quelque action vaillante ou quelque invention mer
veilleuse, -- désir qui , comme on sait , n'engage à rien , –
alors , monsieur, il n'y avait rien aussi à quoi un honnête
citoyen ne pût raisonnablement prétendre, qui sait, peut
être même à être pendu comme Phocion, ou comme Dui
lius, l'accrocheur de vaisseaux , à être conduit par la ville
avec une flûte et deux lanternes, à peu près comme de nos
jours l'âne savant.

Avril 1819

Il pourrait , à mon sens , jaillir des réflexions utiles de


Ja comparaison entre les romans de Lesage et ceux de
Walter Scott, tous deux supérieurs dans leur genre. Le
sage, ce me semble, est plus spirituel ; Walter Scott est
plus original ; l'un excelle à raconter les aventures d'un
homme, l'autre mêle à l'histoire d'un individu la peinture
de tout un peuple , de tout un siècle ; le premier se rit de
toute vérité de lieux , de meurs, d'histoire; le second ,
scrupuleusement fidèle à cette vérité même , lui doit l'éclat
magique de ses tableaux. Dans tous les deux, les caractères
sont tracés avec art ; mais , dans Walter Scott, ils parais
sent mieux soutenus, parce qu'ils sont plus saillants , d'une
nature plus fraiche et moins polie. Lesage sacrifie souvent
la conscience de ses héros au comique d'une intrigue ;
Walter Scott donne å ses héros des âmes plus sévères ;
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 211
leursprincipes , leurs préjugés même , ont quelque chose de
noble , en ce qu'ils ne savent point plier devant les événe.
ments . On s'étonne , après avoir lu un roman de Lesage ,
de la prodigieuse variété du plan, on s'étonne encore plus ,
en achevant un roman de Scott , de la simplicité du cane
vas ; c'est que le premier met son imagination dans les
faits, et le second dans les détails . L'un peint la vie,
l'autre peint le cæur. Enfin, la lecture des ouvrages de
Lesage donne, en quelque sorte , l'expérience du sort ;
la lecture de ceux de Walter Scolt donne l'expérience des
hommes.

« C'était un homme merveilleux et aussi grotesque qu'il


x y en ait jamais eu dans le peuple latin . Il mettait ses
« collections dans ses chaussons, et, quand, dans l'ardeur
« de la dispute, nous lui contestions quelque chose, il ap
« pelait son valet : - lem , hem , hem , Dave, apporte-moi
« le chausson de la tempérance, le chausson de la justice,
« ou le chausson de Platon, ou celui d'Aristote, selon les
« matières qui étaient mises sur le tapis. Cent choses de
« cette sorte me faisaient rire de tout mon coeur, et j'en
a ris encore à présent comme si j'étais à même . » Les sa.
vants chaussons de Giraldo Giraldi méritaient , certes , d'êtry
aussi célèbres que la perruque de Kant , laquelle s'est ven
due 30,000 florins à la mort du philosophe, et n'a plus
été payée que 1,200 écus å la dernière foire de Leipzig :
ce qui prouverait , à mon sens, que l'enthousiasme pour
Kant et son idéologie diminue en Allemagne. Cette per
ruque, dans les variations de son prix , pourrait être con
sidérée comme le thermomètre des progrès du système de
Kant
212 LITTÉRATURE
i

Avril 1820,

L'année littéraire s'annonce médiocrement. Aucun livre


important, aucune parole forle ; rien qui enseigne , rien
qui émeuve . Il serait temps ceperdant que quelqu'un sor
tît de la foule et dit : Me voilà . Il serait temps qu'il parût
un livre ou une doctrine , un Homère ou un Aristote . Les
oisiſs pourraient du moins se disputer, cela les dérouille
rait . Mais que faire de la littérature de 1820 , encore plus
plate que celle de 1810 , et plus impardonnable , puisqu'il
n'y a plus lå de Napoléon pour résorber tous les génies et
en faire des généraux ! Qui sait ? Ney, Murat et Davoust
auraient peut-être été de grands poëtes . Ils se battaient
comme on voudrait écrire.
Pauvre temps que le nôtre ! Force vers, point de poésie ;
force vaudevilles , point de Théâtre. Talma , voilà tout .
J'aimerais mieux Moliére.
On nous promet le Monastère, nouveau roman de Wal.
ter Scott . Tant mieux , qu'il se håte, car tous nos faiseurs
semblent possédés de la rage des mauvais romans. J'en
ai lå une pile que je n'ouvrirai jamais, car je ne serais
pas sûr d'y trouver seulement ce que le chien dont parle
Rabelais demandait en rongeant son os : rien qu'ung peu
de mouëlle.
L'année littéraire est médiocre, l'année politique est lu
gubre. M. le duc de Berry poignardé à l'Opéra, des révo
lutions partout. M. le duc de Berry, c'est la tragédie.
Voilà la parodie maintenant.
Une grande querelle politique vient de s'émouvoir ces
jours -ci à propos de M. Decazes . M. Donnadieu contre
M. Decazes. M. d'Argout contre M. Donnadieu . M. Clausel
de Coussergues contre M. d'Argout .
M. de Cazes s'en mêlera-t-il enfin lui-même ? Toutes ces
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 213

batailles nous rappellent les anciens temps ou de preux


chevaliers allaient provoquer dans son fort quelque géant
félon . Au bruit du cor un nain paraissait . Nous avons déjà
vu plusieurs nains apparaître ; nous n'attendons plus que
le géant .
Le fait politique de l'année 1820 , c'est l'assassinat de
M. le duc de Berry; le fait littéraire , c'est je ne sais quel
vaudeville. Il y a trop de disproportion . Quand donc ce
siècle aura-t-il une littérature au niveau de son mouve
ment social , des poëtes aussi grands que ses événements ?

C'est sans doute par une conviction intime de mon igno


rance que je tremble à l'approche d'une têle,savante et
que je recule à l'aspect d'un livre érudit. Quand le talent
de critique se trouva dans mon cerveau , je savais tout juste
assez de latin pour entendre ce que signifiait genus irrita
bile, et j'avais tout juste assez d'esprit et d'expérience pour
comprendre que cette qualification s'applique au moins
aussi bien aux savants qu'aux poëtes . Me voyant donc forcé
d'exercer mon talent de critique sur l'une ou l'autre de ces
deux classes constituantes du genus irritabile, je me pro
mis bien de n'établir jamais ma juridiction que sur la der
nière, parce qu'elle est réellement la seule qui ne puisse
démontrer l'ineptie ou l'ignorance d'un critique. Vous dites
à un poëte tout ce qui vous passe par la tête, vous lui dic
tez des arrêts, vous lui inventez des défauts. S'ilse fåche, vous
citez Aristote, Quintilien , Longin , Horace, Boileau . S'il
n'est pas étourdi de tous ces grands noms, vous invoquez
le goût; qu'a -t- il å répondre ? Le goût est semblable à ces
anciennes divinités païennes qu'on respectait d'autant plus
qu'on ne savait où les trouver, ni sous quelle forme les
adorer. Il n'en est pas de même avec les savants. Ce sont
214 LITTÉRATURE

gens, comme disait Laclos, qui ne se battent qu'à coups


de faits; et il est fort désagréable pour un grave journa.
liste , lequel n'a ordinairement d'un érudit que le pédan
tisme , de se voir rendre, par quelque savant irrité , les
coups de férule qu'il lui avait administrés étourdiment.
Joignez à cela qu'il n'y a rien de terrible comme la colère
d'un savant , attaqué sur son terrain favori. Cette espèce
d'hommes -lå ne sait dire d'injures que par in - folio; il
semble que la langue ne leur fournisse point de termes
assez forts pour exprimer leur indignation . Visdelou , cet
amant platonique de la lexicologie , raconte , dansson Supplé
ment à la bibliothèque orientale , quel'impératrice chinoise
Uu-lieu commit plusieurs crimes, tels que d'assassiner son
mari , son frère, ses fils ; mais un surtout, qu'il appelle un
attentat inouï, c'est d'avoir ordonné, au mépris de toutes
les lois de la grammaire, qu'on l'appelåt empereur et non
impératrice.

Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l'inven


teur de la Pierre philosophale des sciences : voici quel
ques détails sur cet homme célèbre pour le peintre qui se
proposera de faire son portrait : « Alary portait au milieu
« de la cour même une longue et épaisse barbe, un chapeau
« d'une forme haute et carrée qui n'était pas celle du
« temps , et un long manteau doublé de longue peluche
« qui lui descendait plus bas que les talons , et qu'il por.
« lait même souvent pendant les grandes chaleurs de l'été,
« ce qui le distinguait des autres hommes, et le faisait con
« naître du peuple, qui l'appelait hautement le philosophe
« crotté, de quoi, dit Colletet, sa modestie ne s'offensait
« jamais . »
Colletet appelait Alary le philosophe crotté, Boileau ap
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 215
pelait Colletet le poëte crotté. C'est qu'alors l'esprit et le
savoir, ces deux démons si redoutés aujourd'hui, étaient
de fort pauvres diables . Aujourd'hui ce qui salit le poëte
et le philosophe, ce n'est pas la pauvreté, c'est la vénalité,
ce n'est pas la crotte , c'est la boue.

On considère maintenant en France , et avec raison ,


comme le complément nécessaire d'une éducation élégante,
une certaine facilité à manier ce qu'on est convenu d'ap
peler le style epistolaire. En effet, le genre auquel on
donne ce nom - s'il est vrai que ce soit un genre - est
dans la littérature comme ces champs du domaine public
que tout le monde est en droit de cultiver. Cela vient de ce
que le genre épistolaire tient plus de la nature que de l'art .
Les productions de cette sorte sont, en quelque façon,
comme les fleurs qui croissent d'elles-mêmes , tandis que
toutes les autres compositions de l'esprit humain ressem
blent, pour ainsi dire , à des édifices qui, depuis leurs fon
dements jusqu'à leur faite, doivent être laborieusement
båtis d'après les lois générales et des combinaisons parti
culières . La plupart des auteurs épistolaires ont ignoré
qu'ils fussent auteurs; ils ont fait des ouvrages comme ce
M. Jourdain , tant de fois cité , faisait de la prose , sans le
savoir. Ils n'écrivaient point pour écrire, mais parce
qu'ils avaient des parents et des amis , des affaires et des
affections. Ils n'étaient nullement préoccupés, dans leurs
correspondances , du souci de l'immortalité , mais tout
bourgeoisement des soins matériels de la vie. Leur style
est simple comme l'intimité, et cette simplicité en fait le
charme . C'est parce qu'ils n'ont envoyé leurs lettres qu'à
leurs familles qu'elles sont parvenues å la postérité. Nous
croyons qu'il est impossible de dire quels sont les élé
216 LITTÉRATURE

ments du style épistolaire ; les autres genres ont des réo


gles, celui- là n'a que des secrets .

SATIRIQUES ET MORALISTES.

Celui qui , tourmenté du généreux démon de la satire,


prétend dire des vérités dures à son siècle doit , pour mieux
terrasser le vice , atlaquer en face l'homme vicieux ; pour le
flétrir, il doit le nommer ; mais il ne peut acquérir ce droit
qu'en se nommant lui-même. De cette manière, il s'as
sure en quelque sorte la victoire ; car, plus son ennemi
est puissant, plus il se montre courageux , lui , et puis
sance recule toujours devant le courage. D'ailleurs , la vé
rité veut être dite à haute voix , et une médisance ano
nyme est peut- être plus honteuse qu'une calomnie signée.
Il n'en est pas de même du moraliste paisible qui ne se
mêle dans la société que pour en observer en silence les
ridicules et les travers, le tout à l'avantage de l'humanité .
S'il examine les individus en particulier, il ne critique
que l'espèce en général. L'étude à laquelle il se livre est
donc absolument innocente, puisqu'il cherche à guérir
tout le monde sans blesser personne. Cependant, pour rem
plir avec fruit son utile fonction, sa première précaution
doit être de garder l'incognito. Quelque bonne opinion
que nous ayons de nous-mêmes, il y a toujours en nous
uve certaine conscience qui nous fait considérer comme
hostile la démarche de tout homme qui vient scruter no.
tre caractère. Cetle conscience est celle de

L'endroit que l'on sent faible et qu'on veut se cacher.

Aussi, si nous sommes forcés de vivre avec celui que nous


ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 217
regardons comme un importun surveillant , nous envelop
perons nos actions d'un voile de dissimulation , et il per
dra toutes ses peines. Si, au contraire, nous pouvons l'é
viter, nous le ferons fuir de tout le monde en le dénonçant
comme un fâcheux. Le philosophe observateur, a la ma
nière des acteurs anciens , ne peut remplir son rôle s'il ne
porte un masque . Nous recevrons fort mal le maladroit
qui nous dira : Je viens compter vos défauts et éludier
vos vices . Il faut , comme dit Horace, qu'il mette du ſoin
à ses cornes , autrement nous crierions tous haro ! Et celui
qui se charge d'exploiter le domaine du ridicule , toujours
si vaste en France, doit se glisser plutôt que se présenter
dans la société, remarquer tout sans se faire remarquer
lui -même et ne jamais oublier ce vers de Mahomet :

Mon empire est détruit si l'homme est reconnu .

Il ne faut pas juger Voltaire sur ses comédies, Boileau


sur ses odes pindariques, ou Rousseau sur ses allégories
marotiques. La critique ne doit pas s'emparer mécham
ment des faiblesses que présentent souvent les plus beaux
talents, de même que l'histoire ne doit point abuser des
petitesses qui se rencontrent dans presque tous les grands
caractères. Louis XIV se serait cru déshonoré si son valet
de chambre l'eût vu sans perruque ; Turenne, seul dans
l'obscurité , tremblait comme un enfant ; et l'on sait que
César avait peur de verser en montant sur son char de
triomphe .

En 1676 , Corneille, l'homme que les siècles n'oublie


T10 37
218 LITTÉRATURE

ront pas, était oublié de ses contemporains , lorsque


Louis XIV fit représenter å Versailles plusieurs de ses tra
gédies. Ce souvenir du roi excita la reconnaissance du
grand homme : la veine de Corneille se ranima, et le der
nier cri de joie du vieillard fut peut-être un des plus
beaux chants du poëte :

Est-il vrai , grand monarque , et puis-je me vanter


Que tu prennes plaisir à me ressusciter ?
Qu'au bout de quarante ans Cinna , Pompée, Horace,
Reviennent à la mode et retrouvent leur place,
Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux
N’ôle point leur vieux lustre à mes premiers travaux ?

Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes,


Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines,
Diraient- ils à l'envi , lorsqu'Edipe aux abois
De ses juges pour lui gagnait toutes les voix.
Je n'irai pas si loin, et si mes quinze lustres
Font encor quelque peine aux modernes illustres,
S'il en est de fâcheux jusqu'à s'en chagriner,
Je n'aurai pas longtemps à les importuner.
Quoi que je m'en promelte, ils n'en ont rien à craindre .
C'est le dernier éclat d'un feu prêt à s'éteindre;
Au moment d'expirer il tâche d'éblouir,
Et ne frappe les yeux que pour s'évanouir .

Ces vers m'ont toujours profondément ému . Corneille,


aigri par l'envie, rebuté par l'indifférence, y laisse entre
voir toute la fière mélancolie de sa grande âme. Il sentait
sa force, et il n'en était que plus amer pour lui de se voir
méconnu. Ce mâle génie avait reçu à un haut degré de la
nature la conscience de lui-même. Qu'on juge cependant
à quel point les attaques réitérées de ses Zojles durent in
fluer sur ses idées pour l'amener à dire avec une sorte de
conviction :

Sed neque Godæis accedat musa tropæis ,


Nec Capellanum fas mihi velle sequi.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 219
orains, kamer De pareils vers , écrits sérieusement par Corneille, sont
sieurs deses une bien sanglante épigramme contre son siècle .

anima, eile
Etre un de
SUR ANDRÉ DE CHÉNIER.

e vanter
1819.
, Horace
ace, Un livre de poésie vient de paraître. Et quoique l'auteur
soit mort , les critiques pleuvent. Peu d'ouvrages ont été
strapauri
plus rudement traités par les connaisseurs que ce livre .
hènes, Il ne s'agit pas cependant de torturer un vivant, de décon
ses TIA rager un jeune homme, d'éteindre un talent naissant, de
tuer un avenir, de lernir une aurore . Non , celte fois la
5 critique , chose étrange ! s'acharne sur un cercueil ; pour
quoi ? en voici la raison en deux mots : c'est que c'est
. bien un poëte mort, il est vrai, mais c'est aussi une poé
sie nouvelle qui vient de naître. Le tombeau du poële n'ob
à crainine
tient pas grâce pour le berceau de sa muse .
re; Pour nous, nous laisserons à d'autres le triste courage
de triompher de ce jeune lion arrêté au milien de ses for
ces. Qu'on invective ce style incorrect et parfois barbare ,
Emu. Camp
ces idées vagues et incohérentes, cette effervescence d'i
y laive est
magination , rêves tumultueux du talent qui s'éveille ;
ime.Ilse
cette manie de mutiler la phrase, et, pour ainsi dire, de
rlui deeur
la tailler à la grecque; les mots dérivés des langues an
ciennes employés dans toute l'étendue de leur acception
maternelle ; des coupes bizarres, etc. Chacun de ces dé
les directe
fauts du poëte est peut-être le germe d'un perfectionne
C une sort
ment pour la poésie . En tout cas, ces défauts ne sont
point dangereux, il s'agit de rendre justice à un homme
qui n'a point joui de sa gloire . Qui osera lui reprocher
ses imperfections lorsque la hache révolutionnaire repose
220 LITTÉRATURE

encore toute sanglante au milieu de ses travaux inachevés


Si d'ailleurs l'on vient à considérer quel fut celui dont
nous recueillons aujourd'hui l'héritage, nous ne pensons
pas que le sourire effleure facilement les lèvres . On verra
ce jeune homme , d'un caractère noble et modeste, enclin
à toutes les douces affections de l'âme, ami de l'étude, en.
thousiaste de la nature . En ce même temps , la révolution
est imminente , la renaissance des siècles antiques est pro
clamée. Chénier devait être trompé , il le fut. Jeunes gens,
qui de nous n'aurait point voulu l'être? Il suit le fantôme,
il se mêle à tout ce peuple qui marche avec une ivresse
délirante par le chemin des abîmes. Plus tard on ouvrit
les yeux, les hommes égarés tournèrent la tête, il n'était
plus temps pour revenir en arrière, il était encore temps
pour mourir avec honneur. Plus heureux que son frère,
Chénier vint désavouer son siècle sur l'échafaud .
Il s'était présenté pour défendre Louis XVI, et, quand
le martyr fut envoyé au ciel , il rédigea cette leltre par la
quelle la dernière ressource de l'appel au peuple fut en
vain offerte à la conscience des bourreaux.
Cet homme si digne de sympathie n'eut pas le temps de
devenir un poëte parfait ; mais , en parcourant les frag
ments qu'il nous a laissés, on rencontre des détails qui
font oublier tout ce qui lui manque. Nous allons en signa
ler quelques-uns. Voyons d'abord le tableau de Thésée
tuant un centaure :

Il va fendre sa tête ;
Soudain le fils d’Egée, invincible, sanglant,
L'aperçoit, à l'autel prend un chêne brûlant,
Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible,
S'élance, va saisir sa chevelure horrible,
L'entraîne, et quand sa bouche, ouverte avec effort,
Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.

Ce morceau présente ce qui constitue l'originalité des


ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 221

poëtes anciens, la trivialité dans la grandeur ; d'ailleurs


l'action est vive , toutes les circonstances sont bien saisies
et les épithètes sont pittoresques . Que lui manque-t-il?
Une coupe élégante ? nous préférons cependant une pa- .
reille « barbarie » à ces vers , qui n'ont d'autre mérite
qu'une irréprochable médiocrité .
Il y a dans Ovide :
Nec dicere Rhætus
Plura sinit, rutilasque ferox per aperta loquentis
Condidit ora viri, perqte os in pectore flammas.

C'est ainsi que Chénier imite . En maître. Il avait dit


des serviles imitateurs :

La nuit vient, le corps reste et son ombre s'enfuit.

Voyez encore ces vers de l'apothéose d'Hercule :


Il monte , sous ses pieds
Etend du vieux lion la dépouille héroique,
Et, l'ail au ciel, la main sur la massue antique,
Attend sa récompense et l'heure d'être un dieu.
Le vent souffle et mugit, le bûcher tout en feu
Brille autour du héros , et la flamme rapide
l'orte aux palais divins l'âme du grand Alcide.

Nous préférons cette image à celle d'Ovide , qui peint


Hercule étendu sur son bûcher, avec un visage aussi calme
que s'il était couché sur le lit des festins. Remarquons
seulement que l'image d'Ovide est païenne, celle d'Andre
de Chénier est chrétienne.
Veut-on maintenant des vers bien faits ? des vers ou
brille le mérite de la difficulté vaincue ? tournons la page,
car , pour citer, on n'a guère que l'embarras du choix :

Toujours ce souvenir m'attendrit et me touche,


Quand lui-même, appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m'asseyant près de lui, sur son cæur .
222 LITTÉRATURE
appelait son rival et déjà son vainqueur ;
Il façonnait ma lèvre inbabile et peu sûre
A souffler une haleine harmonieuse et pure,
Et ses savanles mains, prenant mes jeunes doigts,
Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois,
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
A fermer tour à tour les trous du buis sonore.

Veut-on des images gracieuses ?


J'étais un faible enfant qu'elle était grande et belle.
Elle me souriait et m'appelait prés d'elle ;
Debout sur ses genoux, mon innocente main
Parcourait ses cheveux, son visage, son sein ;
Et sa main quelquefois, aimable et caressante,
Feignait de châtier mon enfance imprudente.
C'est devant ses amants, auprès d'elle confus,
Que la fière beauté me caressait le plus.
Que de fois (mais, hélas! que sent-on à cet âge?),
Que de fois ses baisers ont pressé mon visage !
Et les bergers disaient, me voyant triomphant :
O que de biens perdus ! 0 trop heureux enfant !

Les idylles de Chénier sont la partie la moins travaillée


de ses ouvrages, et cependant nous connaissons peu de
poëmes dans la langue française dont la lecture soit plus
attachante ; cela tient à cette vérité de détails, à cette
abondance d'images qui caractérisent la poésie antique.
On a observé que telle églogue de Virgile pourrait fournir
des sujets à toute une galerie de tableaux.
Mais c'est surtout dans l'élégie qu'éclate le talent d’Ans
dré de Chénier. C'est là qu'il est original , c'est là qu'il
laisse tous ses rivaux en arrière . Peut-être l'habitude de
l'antiquité nous égare, peut-être avons -nous lu avec trop
de complaisance les premiers essais d'un poëte malheu.
reux ; cependant nous usons croire, et nous ne craignons
pas de le dire, que, malgré tous ses-défauts, André de
Chénier sera regardé parmi nous comme le père et le mo
dėle de la véritable élégie. C'est ici qu'on est saisi d'un
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 223

profond regret , en voyant combien ce jeune talent mar :


chait déjà de lui-même vers un perfectionnement rapide . En
eſſet, élevé au milieu des muses antiques, il ne lui man
quait que la familiarité de sa langue; d'ailleurs il n'était
dépourvu ni de sens ni de lecture, et encore moins de ce
goût qui n'est que l'instinct du vrai beau . Aussi voit-on
ses défauts faire rapidement place à des beautés hardies , et ,
s'il se débarrasse encore quelqueſois des entraves gram
maticales , ce n'est plus guère qu'à la manière de la Fon
taine, pour donner å son style plus de mouvement, de
grâce et d'énergie . Nous citerons ces vers :
Et c'est Glycére, amis, chez qui la table est prête !
Et la belle Amélie est aussi de la fête ?
Et Rose qui janiais ne lasse les désirs,
Et dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs !

J'y consens, avec vous je suis prêt à m'y rendre ;


Allons. Mais si Camille, ô dieux , vient à l'apprendre !
Quel orage suivra ce banquet tant vanté ,
S'il faut qu'à son oreille un mot en soit porté !
Oh ! vous ne savez pas jusqu'où va son empire.
Si j'ai loué des yeux , une bouche, un sourire;
Ou si, près d'une belle assis en un repas,
Nos lèvres en riant ont murmuré tout bas ,
Elle a tout vu . Bientôt cris , reproches, injures :
Un mot, un geste , un rien , tout était un parjure.
« Chacun pour cette belle avait vu mes égards;
« Je lui parlais des yeux, je cherchais ses regards. )
Et puis des pleurs, des pleurs ... que Memnon sur sa cendre
A sa mère immortelle en a moins fait répandre.
Que dis -je ? sa colère ose en venir aux coups...

Et ceux-ci , où éclatent , å un égal degré , la variété des


coupes et la vivacité des tournures :
Une amante moins belle aime mieux, et du moins,
Humble et timide, à plaire elle est pleine de soins ;
Elle est tendre, elle a peur de pleurer votre absence ;
Fidèle , peu d'amants attaquent sa constance ;
224 LITTÉRATURE
Et son égale humeur, sa facile gaîté,
L'habitude, à son front tiennent lieu de beauté.
Mais celle qui partout fait conquête nouvelle,
Celle qu'on ne voit point sans dire : Qu'elle est belle !
Insulte en son triomphe aux soupirs de l'amour.
Souveraine au milieu d'une tremblante cour,
Dans son léger caprice inégale et soudaine,
Tendre et bonne aujourd'hui , demain froide et hautaine,
Si quelqu'un se dérobe à ses enchantements.
Qu'est- ce enfin qu'un de moins dans un peuple d'amants
On brigue ses regards, elle s'aime et s'admire ,
Et ne connaît d'amour que celui qu'elle inspire.

En général, quelle que soit l'inégalité du style de Ché.


nier, il est peu de pages dans lesquelles on ne rencontre
des images pareilles à celle- ci :

Oh ! si tu la voyais, cette belle coupable,


Rougir, et s'accuser, et se justifier ,
Sans implorer sa grâce et sans s'humilier !
Pourtant de l'obtenir doucement inquiète,
Et les cheveux épars, immobile, muette,
Les bras, la gorge nue , en un mol abandon,
Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon ,
Crois qu'abjurant soudain le reproche farouche,
Tes baisers porteraient le pardon sur sa bouche !

Voici encore un morceau d'un genre différent, aussi


énergique que celui-là est gracieux. On croirait lire des
vers de quelqu'un de nos vieux poëtes :
Souvent, las d'être esclave et de boire la lie,
De ce calice amer que l'on nomme la vie ,
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité!
Je scuris à la mort volontaire et prochaine.
Je me prie en pleurant d'oser rompre ma chaîne.
Le fer libérateur qui percerait mon sein
Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main ;
Et puis mon coeur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse ;
bles parents, mes anvis, l'avenir, ina jeunesse ;
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 225
Mes écrits imparfaits : car, à ses propres yeux,
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux ..
A quelque noir destin qu'elle soit asservie,
D'une étreinte invincible il embrasse la vie,
Et va chercher bien loin , plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir.
Il a souſfert,.il souffre, aveugle d'espérance ,
Il se traîne au tombeau de souffrance en souffrance,
Et la mort, de nos maux ce remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous !
Il est hors de doute que si Chénier avait vécu il se se
rait placé un jour au rang des premiers poëtes lyriques.
Jusque dans ses essais informes on trouve déjà tout le
mérite du genre, la verve, l'entraînement , et cette fierté
d'idées d'un homme qui pense par lui-même ; d'ailleurs
partout la même flexibilité de style ; lå , des images gra
cieuses ; ici , des détails rendus avec la plus énergique tri
vialité . Ses odes , à la manière antique, écrites en latin ,
seraient citées comme des modèles d'élévation et d'éner
gie ; encore , toutes latines qu'elles sont , il n'est point
rare d'y trouver des strophes dont aucun poëte français
ne désavouerait la teinte ferme et originale :
Vain espoir ! inutile soin !
Ramper est des humains l'ambition commune;
C'est leur plaisir, c'est leur besoin !
Voir fatigue leurs yeux, juger les importune.
Ils laissent juger la fortune,
Qui fait juste celui qu'elle fait tout-puissant.
Ce n'est point la vertu, c'est la seule victoire
Qui donne et l'honneur et la gloire.
Teint du sang des vaincus, tout glaive est innocent.
Et plus loin :
C'est bien . Fais - toi justice, ô peuple souverain !
Dit cette cour làche et hardie.
Ils avaient dit : C'est bien , quand, la lyre à la main ,
L'incestueux chanteur, ivre de sang romain,
Applaudissait à l'incendie.
226 LITTÉRATURE
Il n'y aura point d'opinion mixte sur André de Chénier .
Il faut jeter le livre ou se résoudre à le relire souvent ;
ses vers ne veulent pas être jugés , niais sentis . Ils survi.
vront à bien d'autres qui aujourd'hui paraissent meilleurs .
Peut- être, comme le disait naïvement la Harpe, peut -être
parce qu'ils renferment en effet quelque chose . En géné
ral , en lisant Chénier , substituez aux termes qui vous cho
quent leurs équivalents latins , il sera rare que vous ne
rencontriez pas de beaux vers . D'ailleurs, vous trouverez
dans Chénier la manière franche et large des anciens :
rarement de vaines antithèses, plus souvent des pensées
nouvelles, des peintures vivantes , partout l'empreinte de
cette sensibilité profonde sans laquelle il n'est point de
génie, et qui est peut-être le génie elle-même . Qu'est -ce,
en effet, qu'un poëte ? Un homme qui sent fortement, ex
primant ses sensations dans une langue plus expressive
La poésie, ce n'est presque que sentiment.

Il y a déjà dans la nouvelle génération née avec ce sié.


cle des commencements de grands poëtes.
Attendez quelques années encore.
Les fils des dents du Dragon n'avaient pas besoin d'être
entièrement sortis de la terre pour qu'on reconnût en eux
des guerriers ; et lorsque vous aviez vu seulement les gan
telets d'Erix, vous pouviez juger les forces de l'athlète.

• A UN TRADUCTEUR D'HOMÈRE.

Les grands poëtes sont comme les grandes montagnes :


ils ont beaucoup d'échos. Leurs chants sont répétés dans
toutes les langues , parce que leurs noms se trouvent dans
toutes les bouches. Homère a dû, plus que tout autre, à
1

ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 227


son immense renommée le privilege ou le malheur d'une
foule d'interprètes . Chez tous les peuples, d'impuissants
copistes et d'insipides traducteurs ont défiguré ses poë
mes ; et, depuis Accius Labeo , qui s'écriait :
Crudum manduces Priamum Priamique puellos,
Mange tout crus Priam et ses enfants,
jusqu'à ce brave contemporain de Marot, qui faisait dire
au chantre d'Achille :

Lors, face à face, on vit ces deux grands ducs,


Piteusement sur la terre élendus ;

depuis le siècle du grammairien Zoile jusqu'à nos jours , il


est impossible de calculer le nombre des pygmées qui ont
tour à tour essayé de soulever la massue d’llercule .
Croyez -moi , ne vous mêlez pas à ces nains . Votre traduc
tion est encore en portefeuille ; vous êtes bien heureux
d'être à temps pour la brûler.
Une traduction d'Homère, en vers français, c'est mons
trueux et insoutenable, monsieur. Je vous affirme, en toute
conscience , que je suis indigné de votre traduction .
Je ne la lirai certes pas. Je veux en être quitte pour la
peur. Je déclare qu'une traduction en vers, de n'importe
qui , par n'importe qui , me semble chose absurde , impos
sible et chimérique . Et j'en sais quelque chose , moi qui ai
rimé en français (ce que j'ai caché soigneusement jusqu'à
ce jour) quatre ou cinq mille vers d'Ilorace, de Lucain et
de Virgile; moi qui sais tout ce qui se perd d'un hexamètre
qu'on transvase dans un alexandrin .
Mais Homére ! monsieur ! traduire Homère !
Savez -vous bien que la seule simplicité d'Homère a, de
tout temps , été l'écueil des traducteurs ? Madame Dacier l'a
changée en platitude ; Lamotte - Houdard, en sécheresse ;
Bitaubé en fadaise . François Porto dit qu'il faudrait être un
228 LITTÉRATURE
second Homère pour louer dignement le premier. Qui fau .
drait-il donc être pour le traduire ?

EN VOYANT DES ENFANTS SORTIR DE L'ÉCOLE .

Juin 1820.

Je ris quand chaque soir de l'école voisine


Sort et s'échappe en foule une troupe enfantine,
Quand j'entends sur le seuil le sévère mentor
Dont les derniers avis les poursuivent encor :
- Hâtez -vous, il est tard, vos mères vous attendent I ...
Inutiles clameurs que les vents seuls entendent!
Il rentre . Alors la bande, avec des cris aigus,
Se sépare , oubliant les ordres de l'argus .
Les uns courent sans peur pendant qu'il fait un somme,
Simuler des assauts sur le foin du bonhomme ;
D'autres jusqu'en leurs nids surprennent les oiseaux
Qui le soir le charmaient, errant sous ses berceaux ;
Ou , se glissant sans bruit, vont voir avec mystère
S'ils ont laissé des noix au clos du presbytère.
Sans doute vous blâmez tous ces jeux dont je ris ,
Mais Moutaigne, en songeant qu'il naquit dans Paris,
Vantait son air impur, la fange de ses rues ;
Montaigne aimait Paris jusque dans ses verruesa
J'ai passé par l'enfance, et cet âge chéri
Plaît, même en ses écarts, à mon cour attendri.
Je ne sais, mais pour moi sa naïve ignorance
Couvre encor ses défauts d'un voile d'innocence.
Le lierre des rochers déguise le contour,
Et tout paraît charmant aux premiers feux du jour.
Age serein où l'âme, étrangère à l'envie,
Se prépare en riant aux douleurs de la vie,
Prend son penchant pour guide, et, simple en ses transports,
Fait le bien sans orgucil et le mal sans remords !
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 229

A DE PETITS ENFANTS EN CLASSE.

Juin 1820.

Vous qui , les yeux fixés sur un gros caractère,


L'imitez vainement sur l'arène légère,
Et voyez chaque fois, malgré vos soins nouveaux,
Le cylindre fatal effacer vos travaux ,
Ce triste passe-temps, mes enfants, c'est la vie.
Un jour, vers le bonheur tournant un wil d'envie,
Vous ferez comme moi , sur ce modèle heureux,
Bien des projets charmants , bien des plans généreux ;
Et puis viendra le sort, dont la main inquiète
Détruira dans un jour votre ébauche imparfaite.

Êtres purs et joyeux, meilleurs que nous ne sommes,


Enfants, pourquoi faut - il que vous deveniez hommes ?
Pourquoi faut- il qu'un jour vous soyez comme nous
Esclaves ou tyrans, enviés ou jaloux !

Il n'y a plus rien d'original aujourd'hui à pécher contre


la grammaire, beaucoup d'écrivains nous ont lassés de cette
originalité -là. Il faut aussi éviter de tirer parti des petits
détails, genre qui montre de la recherche et de l'affectation.
Il faut laisser ces puérils moyens d'amuser à ces gens qui
mettent des intentions dans une virgule et des réflexions
dans un trait suspensif, font de l'esprit sur tout de l'é
rudition sur rien ; et qui, dernièrement encore , a propos
de ces piqueurs qui ont alarmé tout Paris , remirent sur la
scène les hommes de tous les siècles et de tous les pays,
depuis Caligula qui piquait lus mouches jusqu'à Don Qui
chotte qui piquait les moines .

38
230 LITTEPATURE
Campistron , comme Lagrange -Chancel, avait montré de
bonne heure des dispositions pour la poésie, et cependant
ils ne se sont jamais élevés tous les deux au - dessus du mé.
diocre . Il est rare , en effet, que des talents si précoces par.
viennent jamais à la maturité du génie. C'est une vérité
dont nous pouvons tous les jours nous convaincre davan
Lage. Nous voyons des jeunes gens faire à dix - neuf ans ce
que Racine n'aurait pas fait à vingt- cinq ; mais à vingt-cinq
ils sont arrivés à l'apogée de leur talent, et å vingt-huit
ans ils ont déjà défait la moitié de leur gloire. On nous
objectera que Voltaire aussi avait fait des vers dès son en
fance , mais il est å remarquer que, dės quinze ans, Cani
pistron et Lagrange -Chancel étaient connus dans les salons
et considérés comme de petits grands hommes ; tandis qu'au
même âge Voltaire était déjà en fuite de chez son père ; et ,
en général, ce n'est pas dans des cages , fussent -elles dorées ,
qu'il faut élever les aigles .

Quand un écrivain a pour qualité principale l'originalité,


il perd souvent quelque chose à être cité . Ses peintures et
ses réflexions, dictées par un esprit organisé d'une façon
particulière , venlent être vues à la place ou l'auteur les a
disposées, précédées de ce qui les amène , suivies de ce
qu'elles entraînent. Liées à l'ouvrage, la couleur bien ap
pareillée des parties concourt à l'harmonie de l'ensemble ;
détachées du tout, cette même couleur devient disparate et
forme une dissonance avec tout ce dont on l'entoure . Le
style du critique , qui doit être simple et coulant, et qui
est maintes fois plat et commun , présente un contraste cho
quant avec le style large, hardi et souvent brusque de l'au
teur original. Une citation de tel grand poëte ou de tel
grand écrivain , encadree dans la prose luisante, récurée et
bourgeoise de tel critique, c'est un effet pareil à celui que
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 231

ferait une figure de Michel-Ange au milieu des casseroles


trompe-l'oeil de M. Drolling.

Il est difficile de ne point avoir de prévention contre


cette manie, aujourd'hui si commune à nos auteurs, de
réunir des imaginations toujours diverses et souvent con
traires pour concourir au même ouvrage . Cowley, pressé
par le marquis de Twickenham de s'adjoindre dans ses tra
vaux je ne sais quel poëte obscur, répondit å sa seigneurie
qu’un âne et un cheval traineraient mal un chariot. Deux
auteurs perdent souvent , en le mettant en commun , tout
le talent qu'ils pourraient avoir chacun séparément. Il est
impossible que deux têtes humaines conçoivent le même
sujet absolunient de la même manière ; et l'absolue unité
de la conception est la première qualité d'un o : vrage. Au
trement , les idées des divers collaborateurs se heurtent
sans se lier ; et il résulte de l'ensemble une discordance
inévitable qui choque sans qu'on s'en rende raison . Les
auteurs excellents , anciens et modernes , ont toujours tra
vaillé seuls, et vcilà pourquoi ils sont excellents.

UN FEUILLETON .

Décembre 1820.

THÉATRE- FRANÇAIS. - Jean de Bourgogne.


Tragédie en cinq actes.

C'est un inconvénient des sujets historiques d'embarras


ser l'intelligence de notre sayant parterre. Il arrive devant
232 LITTÉRATURE

la toile, sans rien connaître des événements qui vont se


passer sous ses yeux, et auxquels ne l'initie qu'assez super
ficiellement une exposition toujours mal écoutée ou mal
entendue. C'est dans le journal du lendemain que les spec .
tateurs iront le plus souvent chercher de quelle race sortait
le héros, à que! le famille appartenait l'héroïne, sur quel
pays régnait le tyran ; désappointés si le critique n'éclaire
pas leur ignorauce, et ne leur dit pas, comme au valet
Hector, de quel pays était le galant homme Sénèque.
Nous nous dispenserons toutefois d'obéir å l'usage ; d'a
bord parce que, longtemps avant que nous nous mêlassions
de régenter les théâtres, les petits précis historiques des
feuilletons nous avaient toujours paru fort ennuyeux ; en
suite parce que nous ne pouvons décemment nous flatter
de réussir mieux au métier d'historien que tant de critiques
plus habiles que nous, nos devanciers ; et, sur ce, fort de
l'avis de Barnes, qu'il suffit, pour gagner une cause, de
trouver deux raisons, bonnes ou mauvaises, nous passons
å Jean de Bourgogne.
Dės les premières scènes de cette pièce, nous voyons se
dessiner trois principaux caractères ; ce qui nous donne
deux actions distinctes , ou , si l'on veul , deux faits en ques.
tion différents, savoir : la question entre le dauphin et le
duc de Bourgogne , ou la France sera -t-elle sauvée ? et la
question entre le duc de Bourgogne et Valentine de Milan ,
ou la mort du duc d'Orléans sera - t - elle vengée ? A cette
inadvertance de diviser ainsi l'attention du spectateur en
présentant deux héros à son affection , l'auteur a joint le
tort beaucoup plus grand de ne pas réunir les deux affec
tions qui en résultent en un seul et même intérêt . En effet,
s'il nous montre le dauphin prêt à tout sacrifier pour sau
ver la France, il nous montre en même temps la duchesse
prête à tout sacrifier, même la France, pour sauver son
inari; il suit de la que le spectateur qui s'intéresse à l'une
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 233
des deux actions ne s'intéresse pas à l'autre, el réciproque
ment, de telle sorte que la moitié de la pièce est frappée
de mort . Cette combinaison est d'autant plus malheureuse,
qu'elle ne paraissait nullement nécessaire. Dès que l'auteur
voulait commencer sa pièce par rappeler les crimes de Jean
de Bourgogne, idée juste et tragique, il n'avait pas besoin
de l'intervention personnelle de la duchesse d'Orléans ; une
lettre eût suffi, et le spectateur se serait trouvé transporté
tout de suite au milieu des scènes animées du second acte,
seul point véritable de la pièce où commence l'action .
Lorsque nous disons que l'action commence, nous sen
tons avec peine que nous nous servons d'une expression
impropre, c'est paraît devoir commencer que nous devrions
dire. En effet, la tragédie nouvelle, estimable sous d'autres
rapports, n'est encore , quant au plan , qu'une pièce comme
tant d'autres, une tragédie sans action , une sorte de lan
terne magique, où tous les personnages courent les uns
après les autres sans pouvoir jamais s'atteindre.
Ainsi , lorsque le dauphin est å délibérer dans son con
seil sur l'accusation portée contre le duc de Bourgogne,
tout à coup celui-ci se présente, et, loin de se justifier, dé
clare la guerre å son souverain . Voilà une situation , mais
que produit- elle ? Rien . Les deux partis se séparent avec
des menaces réciproques . Cependant Tannegui-Duchåiel
est là qui doit assassiner le prince un jour, et qui devrait,
ce semble, profiter de l'occasion . Et de deux choses l'une :
ou le duc de Bourgogne a les moyens de s'emparer de la
personne de son maître, et alors pourquoi ne le fait- il pas ?
ou il n'en a pas le pouvoir, et alors pourquoi vient-il s'ex
poser, par une bravade inutile, aux suites d'un premier
mouvement , incalculables dans tout autre personnage
qu'un héros aussi patient que le dauphin ?
Et, plus loin encore, nous retrouvons la même situation ,
mais dégagée de tout ce qui peut la rendre décisive. 01
38. .
234 LITTÉRATURE

vient annoncer au dauphin que le duc de Bourgogne est


maitre de Paris et qu'il marche sur le palais . Voili le dau
phin en péril, comment fera - t-il pour en sortir ? Rien de
plus simple : il sort par une porte , et le duc de Bourgogne
entre par l'autre . Mais, dira l'auteur, le dauphin se laisse
entraîner. Et voilà justement le malheur , les grands carac
tères doivent toujours agir par eux -mêmes , autrement
était-ce la peine de nous annoncer des géants, si aupara
vant vous aviez pris soin de leur attacher les jambes ?
Cependant le duc de Bourgogne, resté seul , se garde bien
de poursuivre le dauphin , ce qui le mettrait dans la néces
sité d'être vainqueur ou d'être vaincu . Il s'amuse à com
poser avec les Armagnacs, à rabattre les prétentions des
Anglais, et même à offrir des piaces au chancelier. Puis il
part pour Montereau. Tout à coup on apprend qu'il y a
accepté une entrevue avec le dauphin , et qu'il y a été assas
siné. Il est évident que, si le commencement de la pièce
nous a fait voir de grands événements ne produisant que
de petits résultats , la balance se rétablit bien au dernier
acte, et qu'il est difficile de voir un événement plus im
portant produit par une cause plus légère et plus inatten
due . Nous venons d'exposer en peu de mots le plan de Jean
de Bourgogne, dégagé de toutes les scènes épisodiques ; il
nous reste à examiner comment un auteur, qui est loin de
manquer de talent, a pu être conduit à travailler gur un
canevas aussi imparfait.
Le malheur de l'auteur vient d'avoir confondu les deux
espèces de tragédies : la tragédie de sentiments et la tragé
die d'événements . Il suffit, pour s'en convaincre, d'établir
entre ces deux héros quelques- uns des rapports naturels
de frère à frère ou de père à fils ; nous allons voir dispa
raître toutes les difformités de son action . Par exemple,
qu'un fils accusé d'un crime déclare la guerre à son père,
loit -on être étonné que les deux personnages, eussent-ils la
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 235

faculté de s'exterminer muluellement, se séparent avec de


simples menaces ? Y a -t-il rien de honteux dans la ſuite
d'un père devant un fils rebelle ? Et , si ce fils périt assase
sinė , malgré les ordres du père , la situation de celui - ci en
sera - t -elle moins noble et moins touchante ? Nous venons,
sans nous en apercevoir, de retracer l'aventure de David et
d'Absalon , l'une des plus tragiques qui soient dans les li
vres saints .
Dans le cas actuel , dės que l'auteur voulait nous repré
senter la mort du duc de Bourgogne, il fallait choisir
entre les deux hypothèses d'un meurtre fortuit ou d'un as
sassinat prémédité. La première était impraticable, puis
qu’une tragédie doit avoir un commencement, une fin et
un milieu . En admettant la seconde , il fallait , dès les
premiéres scènes , poser la question tragique : le duc sera.
t -il assassiné, ou ne sera- t-il pas ? et faire naître l'inte
rêt de la lutte des circonstances qui le détournent de sa
perte ou qui l'y entraînent . Mais dans la tragédie , telle
qu'elle est faite, le spectateur, conduit d'incidents en inci
dents vers la catastrophe, sans que rien lie la catastrophe
aux incidents , aperçoit à peine çà et là quelques intentions
dramatiques, quelques combinaisons théâtrales qui foni
naufrage au milieu du ljux et du reflux des épisodes.

Walter Scott cache son nom sous le nom de Jedediab


Cleishbotham . Je ne vois pas pourquoi on l'en blâme.
Si un sot parvient à la célébrité, il ne lâche plus deux
pages de son écriture sans les protéger de son nom , espé
rant que sa réputation fera celle de son livre, tandis que
souvent celle de son livre défait la sienne. L'homme de
mérite , dès qu'il est arrivé à la gloire, évite quelquefois de
décorer de son nom les nouveaux écrits qu'il livre au pu
blic. Il a assez d'orgueil pour savoir que son nom influerait
236 LITTERATURE

sur l'opinion, et assez de modestie pour ne le pas vouloir . !


Il aime à redevenir ignoré, pour se ménager, en quelque
sorte , une nouvelle gloire . Il y a quelque chose du fanfa
ron dans ces guerriers d'Homère qui préludaient au com.
bat en déclinant leurs noms et leurs généalogies, ce sont
des héros plus vrais, ces chevaliers français qui combat
taient la visière baissée, et ne découvraient le visage qu'a.
yrės que le bras avait été reconnu.

LES VOUS ET LES TU

D'APRÈS LA RÉVOLUTION.

ARISTIDE A BRUTUS.

Quien haga eplicabiones


Con su pan sc lo coma.
YRIARTE.

Brutus , te souvient-il , dis-moi ,


Du temps où , las de ta livrée,
Tu vins en veste déchirée
Te joindre à ce bon peuple -roi,
Fier de sa majesté sacrée
Et formé de gueux comme toi !
Dans ce beau temps de république,
Boire etjurer ful ton emploi ;
Ton bonnet, ton jargon cynique,
Ton air sombre, inspiraient l'effroi;
Et , plein d'un feu patriotique,
Pour gagner le laurier civique,
Tous nos hameaux t'ont vu , je croi,
Fraterniser à coups de pique
Et piller au nom de la loi.

Las ! l'autre jour, monsieur le prince


Pour vous parler des intérêts
D'un vieil ami de ma province,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 237
J'entrai dans votre beau palais .
D'abord , je fis, de mon air mince,
Rire un régiment de valets ;
Puis, relégué dans l'antichambre,
Tout mouillé des pleurs de décembre,
J'attendis près du feu cloué,
Et comme un sage du Pirée ,
Opposant , de tous bafoué,
Au sot orgueil de la livrée
La fierté du manteau troué.
On m'appelle enfin : je m'élance,
Et l'huissier de Votre Grandeur
Me fait traverser en silence
Quatre salons « dont l'élégance
« Egalait seule la splendeur. »
Bientôt, monseigneur, plein de joie,
Je vois sur des carreaux de soie
Votre Allesse en son cabinet,
Portant sur son sein , avec gloire,
Un beau cordon , brillant de moire ,
De la couleur de ton bonnet.

Quoi ! c'était donc un prince en herbe


Que mon cher Brutus d'autrefois !
On vous admire, je le vois ;
Votre savoir passe en proverbe ;
Vos festins sont dignes des rois,
Vos cadeaux sont d'un goût superbe ;
Homme d'Etat , votre talent
Eclate en vos moindres saillies :
Et si vous dites des folies,
Vous les dites d'un ton galant.
Quant à moi , je ris en silence ;
Car, puisqu'aujourd'hui l'opulence
Donne tout, grâce, esprit, verlus,
Les bons mots de Votre Excellence
Etaient les jupons de Brutus.

Adieu , monseigneur, sans rancune.


: Briguez les sourires des rois
Et les faveurs de la fortune.
Pour moi, je n'en attends aucune.
238 LITTÉRATURE
Ma pourse, vide tous les mois,
Me force à changer de retraites ;
Vous, dans un poste hasardeux,
Tâchez de rester où vous êtes,
Et puissions-nous vivre tous deux,
Vous sans remords , et moi sans dettes !
Excusez si, parfois encor,
J'ose rire de la bassesse
De ces courtisans brillants d'or
Dont la foule à grands ſlots vous presse ,
Lorsqu'entrant d'un air de noblesse
Dans les salons éblouissants
Du pouvoir et de la richesse,
L'illustre pied de Votre Altesse
Vient salir ces parquets glissants
Que tu frottais dans ta jeunesse.

Combien de malheureux, qui auraient pu mieux faire,


se sont mis en tête d'écrire, parce qu'en ſermant un beau
livre ils s'étaient dit : J'en pourrais faire autant ! et cette
réflexion - là ne prouvait rien , sinon que l'ouvrage était ini.
mitable. En littérature comme en morale , plus une chose
est belle, plus elle semble facile. Il y a quelque chose dans
le cœur de l'homme qui lui fait prendre quelquefois le dé
sir pour le pouvoir. C'est ainsi qu'il croit aisé de mourir
comme d'Assas ou d'écrire comme Voltaire .

Sir Walter Scott est Ecossais , ses romans suffiraient


pour nous l'apprendre . Son amour exclusif pour les sujets
écossais prouve son amour pour l'Ecosse; passionné pour
les vieilles coutumes de sa patrie, il se dédommage, en les
peignant fidèlement , de ne pouvoir plus les suivre avec re
ligion , et son admiration pieuse pour le caractère natio
nal éclate jusque dans sa complaisance à en détailler les
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 239
défauts. Une Irlandaise , lady Morgan , s'est offerte, pour
ainsi dire, comme la rivale naturelle de Walter Scott , en
s'obstinant, comme lui , à ne traiter que des sujets natio- ,
naux ( 1 ) ; mais il y a dans ses écrits beaucoup plus d'a
mour pour la célébrité que d'attachement pour son pays,
et beaucoup moins d'orgueil national que de vanité per
sonnelle . Lady Morgan paraît peindre avec plaisir les Ir
landais ; mais il est une Irlandaise qu'elle peint surtout et
partout avec enthousiasme, et cette Irlandaise , c'est elle.
Miss O’Ilallogan , dans O'Donnell, et lady Clannare, dans
Florence Mac -Carthy, ne sont autre que lady Morgan , flat
tée par elle- même.
Il faut le dire , auprès des tableaux pleins de vie et de
chaleur de Scott, les croquis de lady Morgan ne sont que
de pâles et froides esquisses . Les romans historiques de
cette dame se laissent lire ; les histoires romanesques de
l'Ecossais se font admirer . La raison en est simple : lady
Morgan a assez de tact pour observer ce qu'elle voit , assez
de mémoire pour retenir ce qu'elle observe, et assez de
finesse pour rapporter à propos ce qu'elle a retenu ; sa
science ne va pas plus loin . Voilà pourquoi ses caractères,
bien tracés quelquefois, ne sont pas soutenus ; à côté d'un
trait dont la vérité vous frappe, parce qu'elle l'a copié sur
la nature, vous en trouvez un autre choquant de fausseté,
parce qu'elle l'invente . Walter Scott , au contraire , con
çoit un caractère après n'en avoir souvent observé qu'un
trait ; il le voit dans un mot , et le peint de même. Son
jxcellent jugement fait qu'il ne s'égare point , et ce qu'il
crée est presque toujours aussi vrai que ce qu'il observe.
Quand le talent est poussé à ce point, il est plus que da
talent ; aussi peut-on réduire le parallèle en deux mots :

(1 ) Il faut en excepter toutefois son roman sur la France.


240 LITTÉRATURE
lady Morgan est une femme d'esprit; Walter Scott est un
homme de génie .

LA SAINT-CHARLES DE 1820 .

Je disais l'an passé : - Voici le jour de fête,


Charles m'attend ; je veux, ceignant de fleurs ma tête,
M'offrir avec ma fille à son premier coup d'ail ;
Quand ce jour reviendra, ramené par l'année,
Si je lui porte un fils, fruit de mon hyménée,
Mon bonheur sera de l'orgueil.

L'année a fui : voici le jour de fête !


Est -ce une fête, hélas ! que l'on apprête ?
Qu'est devenu ce jour jadis si doux ?
De pleurs amers j'ai salué l'aurore :
Pourtant un Charle à mes voeux reste encore,
J'embrasse un fils, mais je n'ai plus d'époux .

Veuve , deux orphelins m'attachent à la terre,


Mon bien-aimé près d'eux ne viendra pas s'asseoir ;
Ils ne dormiront pas sous les yeux de leur père,
Et j'irai sur leurs fronts, plaintive et solitaire,
Déposer le baiser du soir .

O vain regret ! félicité passée !


Voici le jour où , sur son sein pressée ,
A mon époux je redisais ma foi,
Et je gémis sur une urne glacée,
Près de ce cæur qui ne bat plus pour moi !
Ainsi la veuve désolée ,
Digne du martyr au cercueil ,
D'un doux souvenir accablée,
Pleurait , auprès du mausolée ,
Son court bonheur et son long deuil.

Nous voyions cependant, échappés aux naufrages,


Briller l'arc du salut au milieu des orages ;
Leciel ne s'armait plus de présages d'effroi,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES, 241
De l'héroïque mère exauçant l'espérance,
Le Dieu qui fut enfant avait à notre France
Donné l'enfant qui sera roi .

Défiez -vous de ces gens armés d'un lorgnon , qui s'en


vont partout criant : J'observe mon siècle ! Tantôt leurs
lunettes grossissent les objets, et alors des chats leur sem
blent des tigres ; tantôt elles les rapetissent , et alors des
tigres leur paraissent des chats . Il faut observer avec ses
yeux . Le moraliste , en effet, ne doit jamais parler que
d'après son expérience immédiate, s'il veut jouir du bon
heur ineffable, vanté par Addison , de trouver un jour
dans la bibliothèque d'un inconnu son livre relié en maro
quin , doré sur tranche, et plié en plusieurs endroits .
Il est encore pour le moraliste une condition dont nous
avons déjà parlé ailleurs, celle de rester inconnu des indi
vidus qu'il étudie ; il faut qu'il entre chez eux, disait en
core le même Addison , aussi librement qu'un chien , un
chat, ou tout autre animal domestique. Lå-dessus nous
pensons comme le Spectateur. L'observaleur qui se vante
de son rôle ressemble à Argus changé en paon , orgueil
leux de ses cent yeux qui ne peuvent plus voir.

Quand une langue a déjà eui , comme la nôtre, plusieurs


siècles de littérature, qu'elle a été créée et perfectionnée,
maniée et torturée , qu'elle est faite à presque tous les sty•
les , pliée å presque tous les genres , qu'elle a passé , non
seulement par toutes les formes matérielles du rhythme,
mais encore par je ne sais combien de cerveaux comiques,
tragiques et lyriques, il s'échappe, comme une écume, de
l'ensemble des ouvrages qui composent sa richesse litté.
raire, une certaine quantité, ou , pour ainsi dire, une cer
T11 39
242 LITTÉRATURE
taine masse flottante de phrases convenues, d'hémistiches
plus ou moins insignifiants ,

Qui sont à tout le monde et ne sont à personne.

C'est alors que l'homme le moins inventif pourra , avec un


peu de mémoire, s'amasser, en puisant dans ce réservoir
public, une tragédie , un poëme , une ode, qui seront en
vers de douze , ou huit, ou six syllabes, lesquels auront de
bonnes rimes et d'excellentes césures, et ne manqueron !
même pas , si l'on veut, d'une élégance , d'une harmonie ,
d'une facilité quelconque. Li -dessus notre homme publiera
son æuvre, en un bon gros volume vide, et se croira poëte
lyrique, épique ou tragique, à la façon de ce fou qui se
croyait propriétaire de son hôpital. Cependant l'envie ,
protectrice de la médiocrité, sourira å son ouvrage ; d'al
tiers critiques, qui voudront faire comme Dieu et créer
quelque chose de rien , s'amuseront à lui bâlir une répu
tation ; des connaisseurs , qui ne s'obstineront pas ridicu
lement à vouloir que des mots expriment des idées , vante
ront , d'après le journal du matin, la clarté, la sagesse, le
goût du nouveau poëte; les salons, échos des journaux,
s'extasieront , et la publication dudit ouvrage n'aura d'au
tre inconvénient que d'user les bords du chapeau de Piron.

Ceux qui ne savent pas admirer par eux-mêmes se las .


sent bien vite d'admirer . Il y a au fond de presque tous
les hommes je ne sais quel sentiment d'envie qui veille
incessamment sur leur ceur pour y comprimer l'expres
sion de la louange méritée, ou y enchainer l'élan du juste
enthousiasme. L'homme le plus vulgaire n'accordera å
l'ouvrage le plus supérieur qu'un éloge assez restreint
pour qu'on ne puisse le croire capable d'en faire autant,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 243
Il pensera presque que louer un autre c'est prescrire son
propre droit à la louange , et ne consentira au génie de tel
poële qu'autant qu'il ne paraîtra pas abdiquer le sien ; et
je parle ici non de ceux qui écrivent , mais de ceux qui
lisent , de ceux qui , la plupart , n'écriront jamais . D'ail
leurs il est de mauvais ton d'applaudir , l'admiration donne
å la physionomie une expression ridicule, et un transport
d'enthousiasme peut déranger le pli d'une cravate.
Voilà , certes , de hautes raisons pour que des hommes
immortels qui honorent leur siècle parmi les siècles trai
nent des vies d'amertume et de dégoûts , pour que le génie
s'éteigne découragé sur un chef - d'oeuvre , pour qu'un Ca
moëns mendie , pour qu'un Milton languisse dans la mi
sère , pour que d'autres que nous ignorons, plus infortu
nés et plus grands peut-être, meurent sans même avoir
pu révéler leurs noms et leurs talents, comme ces lampes
qui s'allument et s'éteignent dans un tombeau !
Ajoutez à cela que, tandis que les illustrations les plus
méritées sont refusées au génie, il voit s'élever sur lui
une foule de réputations inexplicables et de renommées
usurpées ; il voit le petit nombre d'écrivains plus ou moins
médiocres, qui dirigent pour le moment l'opinion , exalter
les médiocrités qu'ils ne craignent pas, en déprimant sa
supériorité qu'ils redoutent . Qu'importe toute cette solli.
citude du néant pour le néant ! on réussira , à la vérité, å
user l'âme, à empoisonner l'existence du grand homme ;
mais le temps et la mort viendront et feront justice. Les
réputations dans l'opinion publique sont comme des liqui
des de différents poids dans un même vase . Qu'on agite le
vase , on parviendra aisément à mêler les liqueurs ; qu'on
le laisse reposer , elles reprendront loutes, lentement et
d'elles - mêmes, l'ordre que leurs pesanteurs et la nature
leur assignent.
244 LITTÉRATURE

Des réflexions amères viennent à l'esprit quand on


songe à l'extinction , aujourd'hui inévitable , de cette il
lustre race de Condé , qui , sans jamais s'asseoir sur le
trône, avait toujours été remarquable entre toutes les ra
ces royales de l'Europe , et avait fondé dans la maison de
France une sorte de dynastie militaire, accoutumée à ré
gner au milieu des camps et des champs de bataille. Si,
dans quelques années, de nouvelles convulsions politiques
amenaient (ce qu'à Dieu ne plaise) de nouvelles guerres
civiles, nous tous qui servons aujourd'hui la cause mo
narchique, nous serions bien alors des exilés, des bannis,
des proscrits ; mais nous ne serions plus , comme les vain
queurs de Berstheim et de Biberach , des Condéens . Car ,
du moins, pour ces fidèles guerriers, sans foyers et sans
asile , le nom de leur chef sexagénaire, ce grand nom de
Condé, était devenu comme une patrie.

La peinture des passions , variables comme le cour hu


main , est une source inépuisable d'expressions et d'idées
neuves : il n'en est pas de même de la volupté. Là , tout est
matériel; et quand vous avez épuisé l'albâtre, la rose et la
neige, tout est dit.

Ceux qui observent avec un curieux plaisir les divers


changements que le temps et les temps amènent dans
l'esprit d'une nation considérée comme grand individu
peuvent remarquer en ce moment un singulier phéno
mène littéraire, né d'un autre phénomène politique , la Ré
volution française. Il y a aujourd'hui en France combat
entre une opinion littéraire encore trop puissante et le
génie de ce siècle. Cette opinion , aride héritage légué à
notre époque par le siècle de Voltaire, ne veut marcher
qu'escortée de toutes les gloires de Louis XIV . C'est elle
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 245
qul ne voit de poésie que sous la forme étroite du vers ;
qui , semblable aux juges de Galilée , ne veut pas que la
terre lourne et que le talent crée ; il ordonne aux aigles de
ne voler qu'avec des ailes de cire ; qui mêle , dans son
aveugle admiration , à des renommées immortelles, qu'elle
eût persécutées si elles avaient paru de nos jours, je ne
sais quelles vieilles réputations usurpées que les siècles se
passent avec indifférence et dont elle se fait des autorités
contre les réputations contemporaines, en un mot , qui
poursuivrait du nom de Corneille mort Corneille renais.
sant.
Cette opinion décourageante et injurieuse condamne
toute originalité comme une hérésie . Elle crie que le re
gne des lettres est passé, que les Muses se sont exilées et
ne reviendront plus, et chaque jour de jeunes Tyres lui
donnent d'harmonieux démentis ; et la poésie française se
renouvelle glorieusement autour de nous . Nous sommes å
l'aurore d'une grande ère littéraire, et cette flétrissante
opinion voudrait que notre époque , si éclatante de son
propre éclat , ne fût que le påle reflet des deux époques
précédentes ! La littérature funeste du siècle passé a , pour
ainsi parler, exhalé cette opinion antipoétique dans notre
siècle comme un miasme chargé de principes de mort, et,
pour dire la vérité entière , nous conviendrons qu'elle di .
rige l'immense majorité des esprits qui composent parmi
nous le public littéraire . Les chefs qui l'ont donnée ont
disparu ; mais elle gouverne toujours la masse , elle sur
nage encore comme un navire qui a perdu ses måts. Ce
pendant il s'élève de jeunes têtes, pleines de séve et de
vigueur, qui ont médité la Bible , Hcmère et Dante , qui se
sont abreuvées aux sources primitives de l'inspiration, et
qui portent en elles la gloire de notre siècle. Ces jeunes
hommes seront les chefs d'une école nouvelle et pure , ri
vale et non ennemie des écoles anciennes, d'une opinion
39 .
246 LITTÉRATURE

poétique, qui sera un jour aussi celle de la masse. En at


tendant, ils auront bien des combats å livrer, bien des
luttes å soutenir ; mais ils supporteront avec le courage
du génie les adversités de la gloire. La routine reculera
bien lentement devant eux; mais il viendra un jour où elle
tonbera pour leur faire place , comme la scorie desséchée
d'une vieille plaie qui se cicatrise.

Tous ces hommes graves, qui sont si clairvoyants en


grammaire, en versification, en prosodie, et si aveugles
en poésie , nous rappellent ces médecins qui connaissent la
moindre fibre de la machine humaine, mais qui nient
l'âme et ignorent la vertu .

DU GÉNIE.

Toute passion est éloquente ; tout homme persuadé


persuade ; pour arracher des pleurs , il faut pleurer ; l'en
thousiasme est contagieux, a - t -on dit .
Prenez une femme et arrachez-lui son enfant; rassem
Slez tous les rhéteurs de la terre , et vous pourrez dire :
A la mort, et allons diner ; écoutez la mère ; d'où vient
qu'elle a trouvé des cris , des pleurs, qui vous ont atten
dri, et que la sentence vous est tombée des mains ? On a
parlé comme d'une chose étonnante de l'éloquence de Ci
céron et de la clémence de César ; si Cicéron eût été le
père de Ligarius, qu'en eut-on dit ? Il n'y avait rien la
que de simple.
Et, en effet, il est un langage qui ne trompe point, que,
tous les hommes entendent, et qui a été donné à tous les
hommes, c'est celui des grandes passions comme des
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 247
grands événements , sunt lacrymæ rerum ; il est des mo
ments ou toutes les âmes se comprennent, ou Israël se
lève tout entier comme un seul homme .
Qu'est-ce que l'éloquence ? dit Demosthenes . L'action ,
l'action , et puis encore l'action . - Mais en morale comme
en physique, pour imprimer du mouvement, il faut en
posséder soi même. Comment se communique - t- il ? Ceci
vient de plus haut; qu'il vous suffise que les choses se
passent ainsi . Voulez-vous émouvoir , soyez ému; pleurez ,
vous tirerez des pleurs ; c'est un cercle ou tout vous ra
mène et d'où vous ne pouvez sortir. Et en effet, je vous le
demande, à quoi nous eût servi le don de nous communi
quer nos idées , si , comme à Cassandre, il nous eût été re
fusé la faculté de nous faire croire ? Quel fut le plus beau
moment de l'orateur romain ? Celui où les tribuns du peu
ple lui interdisaient la parole . Romains ! s'écria- t- il , je jure
que j'ai sauvé la république! Et tout le moņde se leva en
Eriant : Nous jurons qu'il a dit la vérité !
Et ce que nous venons de dire de l'éloquence, nous
le disons de tous les arts, car tous les arts ne sont que la
même langue diſféremment parlée. Et en effet, qu'est-ce
que nos idées ? Des sensations , et des sensations compa
rées . Qu'est- ce que les arts, sinon les diverses manières
d'exprimer nos idées ?
Rousseau , s'examinant soi-même et se confrontant avec
ce modèle idéal que tous les hommes portent gravé dans
leur conscience, traça un plans d'éducation par lequel il
garantissait son élève de tous ses vices, mais en même
temps de toutes ses vertus . Le grand homme ne s'aperçut
pas qu'en donnant à son Emile ce qui lui manquait , il lui
Ôtait ce qu'il possédait lui-même . Et en effet, cet homme,
élevé au milieu du rire et de la joie , serait comme un
athlėte élevé loin des combats. Pour être un Hercule, il
faut avoir étouffé les serpents dès le berceau . Tu veux lui
248 LITTÉRATURE

épargner la lutte des passions ; mais est -ce donc vivre que
d'avoir évité la vie ? Qu'est-ce qu'exister ? dit Locke . C'est
sentir. Les grands hommes sont ceux qui ont beaucoup
senti, beaucoup vécu ; et souvent , en quelques années , on
a vécu bien des vies. Qu'on ne s'y trompe pas, les hauts
sapins ne croissent que dans la région des orages . Athènes ,
ville du tumulte , eut mille grands hommes ; Sparte , ville
de l'ordre, n'en eut qu'un , Lycurgue; et Lycurgue était
né avant ses lois .
Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes appa.
raitre au milieu des grandes fermentations populaires;
Homère, au milieu des siècles héroïques de la Grèce ; Vir
gile, sous le triumvirat ; Ossian , sur les débris de sa patrie
et de ses dieux ; le Dante , l'Arioste, le Tasse, au milieu
des convulsions renaissantes de l'Italie ; Corneille et Ra
cine au siècle de la Fronde ; et enfin Milton , entonnant la
première révolte au pied de l'échafaud sanglant de White
Hall .
Et si nous examinons quel fut en particulier le destin
de ces grands hommes , nous les voyons tous tourmentés
par une vie agitée el misérable ; Camoëns fend les
mers , son poëme à la main ; d'Ercilla écrit ses vers sur des
peaux de bêtes dans les forêts du Mexique . Ceux - là que
les souffrances du corps ne distraient pas des souffrances
de l'âme , traînent une vie orageuse , dévorés par une irri
tabilité de caractère qui les rend à charge à eux-mêmes et
à ceux qui les entourent, Heureux ceux qui ne meurent
pas, avant le temps , consumés par l'activité de leur pro
pre génie, comme Pascal ; de douleur, comme Molière et
Racine ; ou vaincus par les terreurs de leur propre imagi
nation , comme ce Tasse infortuné !
Admettant donc ce principe reconnu de toute l'anti
quité, que les grandes passions font les grands hommes
nous reconnaîtrons en même temps que, de même qu'il
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 249
y a des passions plus ou moins fortes, de même il existe
divers degrés de génie.
Et examinant maintenant quelles sont les choses les
plus capables d'exciter la violence de nos passions, c'est
à- dire de nos désirs, qui ne sont eux - mêmes que des
volontés plus ou moins prononcées, jusqu'à cette volonté
ferme et constante par laquelle on désire une chose de
toute sa vie, tout ou rien , comme César, levier terrible
par lequel l'homme se brise lui-même ;
Nous tomberons d'accord que, s'il existe une chose ca
pable d'exciter une volonté pareille dans une âme poble
et ferme, ce doit être sans contredit ce qu'il y a de plus
grand parmi les hommes .
Or, jetant maintenant les yeux autour de nous, consi
dérons s'il est une chose à laquelle cette dénomination su
blime ait été justement attribuée par le consentement
unanime de tous les temps et de tous les peuples .
Et nous voici , jeunes gens, arrivés en peu de paroles å
cette vérité ravissante devant laquelle toute la philosophie
antique et le grand Platon lui-même avaient reculé : Que
le génie c'est la vertu !

Poëtes, ayez toujours l'austérité d'un but moral devant


les yeux. N'oubliez jamais que par hasard des enfants peu
vent vous lire . Ayez pitié des têtes blondes.
On doit encore plus de respect å la jeunesse qu'à la
vieillesse.

L'homme de génie ne doit reculer devant aucune diffi


culté ; il fallait de petites armes aux hommes ordinaires;
aus grands athlètes, il leur fallait les cestes d'Hercule .
250 LITTÉRATURE

PLAN DE TRAGÉDIE FAIT AU COLLÉGE .

Deux des successeurs d'Alexandre, Cassandre et Alexan.


dre, fils de Polysperchon , se disputent l'empire de la
Grèce . Le premier est retranché dans la citadelle d'Athè
nes , le second campe sous les murailles. Athènes, entre
ces deux puissants ennemis , menacée à tout moment de
sa ruine , est encore tourmentée par des dissensions inté
rieures . Le peuple penche pour le parti d'Alexandre, qui
promet de rétablir le gouvernement populaire ; le sénat
tient pour Cassandre, qui a rétabli le gouvernement aris
tocratique. De li la haine violente du peuple contre Pho
cion , chef du sénat, et le plus grand ennemi des caprices
de la multitude. Phocion , dans cette crise , où il s'agit de
lui autant que de l'Etat, insensible à toul autre intérêt
qu'à celui de ses concitoyens , ne songe qu'au salut de la
république ; il y travaille avec toute l'imprudence d'une
belle åme. Les moyens qu'il emploie pour sauver la patrie
sont ceux qu'on emploie pour le perdre lui-même . Il par
vient à déterminer les deux cheſs rivaux à s'éloigner de
l'Attique et å respecter Athènes ; et dans le même moment
il est accusé de trahison , traduit devant le peuple et con
damné. Voilà, en peu de mots , toute l'action de la trage
die ; elle est simple , et peut être noble pourtant . C'est le
tableau des agitations populaires et de la vertu malheu
reuse, c'est -à -dire le plus grand exemple qu'on puisse
mettre sous les yeux des hommes et le spectacle digne
des dieux.
D'un côté, la haine du peuple, les ennemis de Phocion ,
sa vertu imprudente qui leur donne des armes contre lui ,
enfin Alexandre et son armée ; de l'autre, les troupes de
Cassandre, le parti des bons citoyens, la vieille autorité
du sénat, enfin , l'ascendant éternel de la vertu qui fait
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 251
triompher Phocion toutes les fois qu'il se trouve en pré
sence de la multitude . Ainsi la balance théâtrale est éta
blie ; l'action se déroule par une suite de révolutions
inattendues ; les moyens d'attaque et de résistance ont
entre eux des proportions qui rendent l'anxiété possible.
Ainsi , lorsqu'au troisième acte Phocion n'a pas craint
de se rendre au camp d'Alexandre, son ennemi , et qu'il
l'a déterminé à accepter une entrevue avec Cassandre, il
semble que cette démarche courageuse va désarmer l'in
gratitude du peuple et fermer la bouche à ses accusateurs.
Mais Phocion s'est exposé à la mort sans mandat ; il a
méprisé, pour sauver le peuple , un décret populaire qui
le destituait de sa charge, décret que le sénat n'avait pas
sanctionné . Ainsi , lorsque le spectateur croit que l'action
marche vers un heureux dénoliment, il se trouve que le
péril est au comble. Le peuple, en pleine révolte, assiége
la demeure de Phocion . Il ne se présente aucun moyen de
salut. Le sénat est sans force et Cassandre est trop éloi.
gné . Il n'y a plus qu'à mourir. On propose á Phocion
d'armer ses esclaves et de vendre chèrement sa vie. Mais
le grand homme refuse. Le peuple se précipite sur la
scène en criant : La mort ! la mort ! Phocion n'en est
point ému . Les orateurs agitent la multitude par leurs
cris ; Phocion la harangue; mais, voyant que le tumulte
redouble , et qu'il ne peut parvenir à la ramener à des
sentiments humains , il monte sur son tribunal , et à ce
mouvement la révolution théâtrale est opérée . Ce n'est
plus le vieillard disputant sa vie contre une populace effré
née , c'est un juge suprême qui foudroie des révoltés . Les
assassins tombent aux genoux de Phocion . Le vieillard ,
profondément ému de l'ingratitude de ses concitoyens, ne
leur demande pas vengeance, il ne leur demande pas
même la vie, il ne leur demande que de le laisser vivre
encore un jour pour les sauver. Ainsi la face de la scène
252 LITTÉRATURE
est changée ; le peuple est apaisé ; les deux rois vont se
rendre dans la ville pour conclure une trêve ; il semble
que Phocion n'ait plus rien à craindre . Tout à coup Ago
nide se lève , et conseille de se saisir des deux rois et de
mettre ainsi fin aux malheurs de la Grèce . A cette propo
sition pertide, dont il ne développe que trop bien les
avantages , l'incertitude renaît ; on sent tout de suite quel
effet la réponse de Phocion va produire sur un peuple chez
qui Aristide n'osa pas une seconde fois préférer le juste å
l'inutile. Phocion voit le piége, et il n'en est point
étonné. Il fait ce qu'Aristide n'aurait point osé faire, il
reste du parti de la chose juste contre la chose utile. L'en.
trevue des deux rois est rompue , et Phocion est cité devant
l'assemblée du peuple comme coupable d'avoir laissé
échapper l'occasion de sauver la république.
Ici l'action se presse. Phocion est sur le point d'être
trainé devant cette assemblée, composée d'un ramassis
d'esclaves et d'étrangers ameutés par ses ennemis, lors
qu'on apprend que Cassandre descend de l'Acropolis et
marche à son secours . Le vieillard , quoique l'on viole les
lois pour le faire condamner, ne veut pas être sauvé mal
gré les lois. Il marche lui-même au -devant de ses libéra
teurs et les force à rentrer dans la citadelle ; il revient
ensuite se présenter devant le peuple . Il est au moment
d'être absous , lorsque iout à coup l'armée d'Alexandre
paraît sous les remparts . Le peuple se révolte, l'autorité
du sénat est méconnue, et Phocion est condamné. Il prend
la coupe et boit gravement le poison .
Cette tragédie pourrait être belle ; cependant elle n'ob
tiendrait qu'un succès d'estime . Cela tient à ce qu'elle se•
rait froide; au théâtre un conte d'amour vaut mieux que
toute l'histoire.
Campistron a déjà mis le sujet de Phocion sur la scéne.
Sa pièce, comme toutes celles qu'il a faites, est assez bien
ET PHILOSOPHIE MÊLEES. 253
conçue, et n'est pas mal conduite . Il y a quelque inven
tion dans les caractères , mais il n'a point su les soutenir.
C'est ce qui arrive souvent aux gens qui , comme lui,
n'ont ni vu ni observé , et qui s'imaginent qu'on fait de
l'amour avec des exclamations et de la vertu avec des
maximes.
Ainsi , dans une scène, d'ailleurs assez bien écrite, si
ron admet que le style des tragédies de Voltaire est un
bon style, entre le tyran et Phocion, celui-ci, après avoir
dit en vain capitan :

Un homme tel que moi , loin de s'humilier,


Conte ce qu'il a fait pour se justifier;
Ose toi-même ici rappeler mon histoire ,
Elle ne l'offrira que des jours pleins de gloire :
Chaque instant est marqué par quelque exploit fameux ...

se reprend tout à coup , et il ajoute, avec une emphase de


modestie aussi ridicule que sa jactance :

Mais que dis-je ? où m'emporte un mouvement honteux ?


Est-ce à toi de conter la gloire de ma vie ?
D'en retracer le cours quand Athènes l'oublie ?
J'en rougis : je suis prêt à me désavouer .
Prononce : j'aime mieux mourir que me louer.

Et, plus loin , Campistron, ne sachant comment faire re


venir Phocion mourant sur la scène, s'avise de lui faire
demander une entrevue au tyran . Le tyran , trés-surpris ,
accorde par pur motif de curiosité ; mais comme ce ne se
rait pas le compte de l'auteur de mettre en tête - å -tête
deux personnages qui n'ont réellement rien å se dire , au
moment d'entretenir Phocion , on vient chercher le tyran
pour une révolte . Celui-ci, comme de raison, oublie de
donner contre -ordre pour l'entrevue , Phocion arrive, et,
ne trouvant pas le tyran , il cherche dans sa tête quelle
40
254 LITTÉRATURE
raison peut lui avoir fait quitter la scène, et il n'en
trouve pas de meilleure, sinon que c'est qu'il lui fait
peur, et il ajoute, avec une bonhomie tout à fait comique :

Sans armes et mourant je le force à me craindre.


Que le sort d'un tyran , justes dieuxl est å plaindrel

Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se promene


Jurant tout le cinquième acte au milieu de la sédition, se
rencontre avec sa fille Chrysis, et il s'occupe, en bon père,
å lui chercher un mari. Le passage est réellement curieux.
Savez- vous sur qui son choix s'arrête ? Sur le fils du ty
ran . Il semble , comme dit le proverbe, qu'il n'y a qu'à se
baisser et en prendre .

Et voulant, en mourant, vous choisir un époux,


Je ne trouve que lui qui soit digne de vous.

La réponse de la fille est peut-être encore plus singu


Jière :

Qu'entends-je ? ô ciel ! seigneur, m'en croyez -vous capable?


Je ne vous cèle point qu'il ine parait aimable.

C'est cette même Chrysis qui, voyant mourir son père et


son amant, trop bien élevée pour les suivre, s'écrie avec
une naïveté si touchante :

O fortune contraire,
J'ose après de tels coups défier la colère!

Et elle s'en va, et la toile tombe. En pareil cas, Cor


neille est sublime, il fait dire å Eurydice •

Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.

En 1793 , la France faisait front à l'Europe la Vendée


ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 255
tenait tête à la France . La France était plus grande que
l'Europe, la Vendée élait plus grande que la France .

Décembre 1820 .

Le tout jeune homme qui s'éveille de nos jours aus


idées politiques est dans une perplexité étrange . En gé
néral nos pères sont bonapartistes , nos mères sont roya
listes .
Nos peres ne voient dans Napoléon que l'homme qui
leur donnait des épaulettes, nos mėres ne voient dans
Buonaparle que l'homme qui leur prenait leurs fils.
Pour nos pères , la Révolution , c'est la plus grande
chose qu'ait pu faire le génie d'une assemblée; l'Empire,
c'est la plus grande chose qu'ait pu faire le génie d'un
homme . Pour nos meres , la Révolution , c'est une guillo
tine; l'Empire, c'est un sabre.
Nous autres enfants nés sous le Consulat, nous avons
tous grandi sur les genoux de nos mères, nos pères étant
au camp , et bien souvent privées, par la fantaisie con
quérante d'un homme, de leurs maris, de leurs frères,
elles ont fixé sur nous, frais écoliers de huit ou dix ans ,
leurs doux yeux maternels remplis de larmes , en songeant
que nous aurions dix- huit ans en 1820 et qu'en 1825 nous
serions colonels ou morts.
L'acclamation qui a salué Louis XVIII en 1814, ç'a été
un cri de joie des mères.
En général, il est peu d'adolescents de notre génération
qui n'aient sucé avec le lait de leurs mères la haine des
deux époques violentes qui ont précédé la Restauration .
Le croquemitaine des enfants de 1802, c'était Robespierre;
le croquemitaine des enfants de 1815 , c'était Buonaparte.
Dernièrement, je venais de soutenir ardemment, en
256 LITTERATURE ET PHILOSOPHIE MÊLÉES .
présence de mon père, mes opinions vendéennes . Mon
père m'a écouté parler en silence, puis il s'est tourné
vers le général L**** qui était lå , et il lui a dit : Laissons
faire le temps. L'enfant est de l'opinion de sa mère,
l'homme sera de l'opinion de son père .
Cette prédiction m'a laissé tout pensii.
Quoi qu'il arrive , et en admettant même jusqu'à un
certain point que l'expérience puisse modifier l'impres
sion que nous fait le premier aspect des choses à notre
entrée dans la vie, l'honnête homme est sûr de ne point
errer en soumettant toutes ces modifications à la sévère
critique de sa conscience. Une bonne conscience qui veille
dans un esprit le sauve de toutes les mauvaises directions
où l'honnêteté peut se perdre. Au moyen âge, on croyait
que tout liquide où un saphir avait séjourné était un pré
servatif contre la peste, le charbon et la lėpre et toutes
ses espèces, dit Jean-Baptiste de Rocoles.
Ce saphir , c'est la conscience ,
JOURNAL

DES IDÉES ET DES OPINIONS

D'UN

RÉVOLUTIONNAIRE DE 1830
AOUT.

Après juillet 1830 il nous faut la chose république et le


mot monarchie .

A ne considérer les choses que sous le point de vue de


l'expedient politique, la Révolution de juillet nous a fait
passer brusquement du constitutionnalisme au républica
nisme. La machine anglaise est désormais hors de service
en France ; les whigs siégeraient à l'extrême droite de
notre chambre. L'opposition a changé de terrain comme
le reste . Avant le 30 juillet elle élait en Angleterre, au
jourd'hui elle est en Amérique.

Les sociétés ne sont bien gouvernées en fait et en droit


que lorsque ces deux forces, l'intelligence et le pouvoir,
se superposent . Si l'intelligence n'éclaire encore qu'une
tête au sommet du corps social , que cette tête règne ; les
théocraties ont leur logique et leur beauté. Dès que plu
sieurs ont la lumière, que plusieurs gouvernent, les aris
tocraties sont alors légitimes . Mais lorsque enfin l'ombre
a disparu de partout, quand toutes les têtes sont dans
la lumière , que toas régissent tout . Le peuple est mûr å
la république ; qu'il ait la république.

Tout ce que nous voyons maintenant, c'est une aurore.


Rien n'y manque , pas même le coq.

La fatalité, que les anciens disaient aveugle, y voit


260 LITTÉRATURE
clair et raisonne . Les événements se suivent , s'enchai
nent et se déduisent dans l'histoire avec une logique qui
eſfraye. En se plaçant un peu à distance, on peut saisir
toutes leurs démonstrations dans leurs rigoureuses et co
lossales proportions ; et la raison humaine brise sa courte
mesure devant ces grands syllogismes du destin .

Il ne peut y avoir rien que de factice, d'artificiel et de


plâtré dans un ordre de choses ou les inégalités sociales
contrarient les inégalités naturelles.

L'équilibre parfait de la société résulte de la superposi


tion immédiate de ces deux inégalités.

Les rois ont le jour, les peuples ont le lendemain .

Donneurs de places! preneurs de places ! demandeurs


de places ! gardeurs de places I — C'est pitié de voir
tous ces gens qui mettent une cocarde tricolore à leur
marmite.

Il y a , dit Hippocrate, l'inconnu , le mystérieux, le di


vin des maladies . Quid divinum . Ce qu'il dit des maladies,
on peut le dire des révolutions.

La dernière raison des rois, le boulet . La dernière rai.


son des peuples, le pavé.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 261

Je ne suis pas de vos gens coiffés du bonnet rouge et


entêtés de la guillotine.
Pour beaucoup de raisonneurs à froid qui font après
coup la théorie de la Terreur , 93 a été une amputation
brutale , mais nécessaire. Robespierre est un Dupuy
tren politique. Ce que nous appelons la guillotine n'est
qu'un bistouri.
C'est possible. Mais il faut désormais que les maux de
la société soient traités, non par le bistouri , mais par la
lente et graduelle purification du sang , par la résorption
prudente des humeurs extravasées , par la saine alimenta
tion , par l'exercice des forces et des facultés, par le bon
régime. Ne nous adressons plus au chirurgien , mais au
médecin .

Beaucoup de bonnes choses sont ébranlées et toutes


tremblantes encore de la brusque secousse qui vient
d'avoir lieu . Les hommes d'art en particulier sont fort
stupéfaits et courent dans toutes les directions aprės
leurs idées éparpillées . Qu'ils se rassurent. Ce tremble
ment de terre passé, j'ai la ferme conviction que nous
retrouverons notre édifice de poésie debout et plus so
lide de toutes les secousses auxquelles il aura résisté.
C'est aussi une question de liberté que la nôtre, c'est
aussi une révolution . Elle marchera intacte à côté de sa
seur la politique . Les révolutions, comme les loups , ne
se mangent pas .
262 LITTÉRATURE

SEPTEMBRE.

Notre maladie depuis six semaines, c'est le ministère


et la majorité de la chambre qui nous l'ont faite ; c'est
une révolution rentrée.

On a tort de croire que l'équilibre européen ne sera


pas dérangé par notre révolution . Il le sera . Ce qui nous
rend forts, c'est que nous pouvons lâcher son peuple sur
tout roi qui nous lâchera son armée . Une révolution com
battra pour nous partout où nous le voudrons.
L'Angleterre seule est redoutable pour mille raisons.
Le ministère anglais nous fait bonne mine parce que
nous avons inspiré au peuple anglais un enthousiasme
qui pousse le gouvernement. Cependant Wellington sait
par où nous prendre ; il nous entamera , l'heure venue,
par Alger ou par la Belgique. Or nous devions chercher
à nous lier de plus en plus étroitement avec la population
anglaise , pour tenir en respect son ministère ; et , pour
cela , envoyer en Angleterre un ambassadeur populaire,
Benjamin Constant, par exemple, dont on eût dételé la
voiture de Douvres à Londres avec douze cent mille An
glais en cortège . De cette façon , notre ambassadeur eût
élé le premier personnage d'Angleterre, et qu'on juge le
beau contre - coup qu'eût produit à Londres, á Manches
ter, à Birmingham , une déclaration de guerre à la France !
Planter l'idée française dans le sol anglais, c'eût été grand
et politique .
L'union de la France et de l'Angleterre peut produire
des résultats immenses pour l'avenir de l'humanité.
La France et l'Angleterre sont les deux pieds de la ci
vilisation .
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 263

1
Chose étrange que la figure des gens qui passent dans
les rues le lendemain d'une révolution . A tout moment,
vous êtes coudoyé par le vice et l'impopularité en per
sonne avec cocarde tricolore . Beaucoup s'imaginent que la
cocarde couvre le front.

Nous assistons en ce moment à une averse de places


qui a des effets singuliers. Cela débarbouille les uns. Cela
crotte les autres.

On est tout stupéfait des existences qui surgissent toue


tes faites dans la nuit qui suit une révolution . Il y a du
champignon dans l'honime politique. Hasard et intrigue.
Coterie et loterie .

Charles X croit que la révolution qui l'a renversé est


une conspiration creusée, minée, chauffée de longue main .
Erreur ! C'est tout simplement une ruade du peuple .

Mon ancienne conviction royaliste - catholique de 1820


s'est écroulée pièce à pièce depuis dix ans devant l'âge
et l'expérience . Il en reste pourtant encore quelque
chose dans mon esprit, mais ce n'est qu'une religieuse
et poélique ruine. Je me détourne quelquefois pour la
considérer avec respect , mais je n'y viens plus prier .

L'ordre sous la tyrannie, c'est, dit Allieri quelque part,


une vie sans âme.
264 LITTÉRATURE
L'idée de Dieu et l'idée de roi sont deux et doivent
être deux . La monarchie à la Louis XIV les confond ag
détriment de l'ordre temporel , au détriment de l'ordre
spirituel . Il résulte de ce monarchisme une sorte de mys
ticisme politique, de fétichisme royaliste , je ne sais quelle
religion de la personne du roi , du corps du roi , qui a un
palais pour temple et des gentilshommes de la chambre
pour prêtres, avec l'étiquette pour décalogue. De lå tou
tes ces fictions qu'on appelle droit divin , légitimité, grâce
de Dieu, et qui sont tout au rebours du véritable droit
divin , qui est la justice ; de la véritable légitimité, qui
est l'intelligence ; de la véritable grâce de Dieu , qui est
la raison . Cette religion des courtisans n'aboutit à autre
chose qu'à substituer la chemise d'un homme å la ban
nière de l'Eglise.

Nous sommes dans le moment des peurs paniques. Un


club , par exemple, effraye, et c'est tout simple ; c'est un
mot que la masse traduit par un chiffre : 93. Et, pour les
basses classes , 93 , c'est la disette ; pour les classes
moyennes, c'est le maximum ; pour les hautes classes,
c'est la guillotine .
Mais nous sommes en 1830 .

La république, comme l'entendent certaines gens , c'est


la guerre de ceux qui n'ont ni un sou , ni une idée, ni
une vertu , contre quiconque a l'une de ces trois choses
· La république, selon moi, la république qui n'est pas
encore mûre , mais qui aura l'Europe dans un siècle, c'est
la société souveraine de la société ; se protégeant, garde
nationale ; se jugeant, jury ; s'administrant, commune ;
se gouvernant, collége électoral .
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 265
Les quatre membres de la monarchie, l'armée, la ma.
gistrature, l'administration , la pairie , ne sont pour cette
république que quatre excroissances gênantes qui s'atro
phient et meurent bientôt.

Ma vie a été pleine d'épines .


Est-ce pour cela que votre conscience est si dc
chirée ?

Il y a toujours deux choses dans une charte : la solu


tion d'un peuple et d'un siècle , et une feuille de papier.
Tout le secret , pour bien gouverner le progrés politique
d'une nation , consiste à savoir distinguer ce qui est la
solution sociale de ce qui est la ſeuille de papier . Tous
les principes que les révolutions antécédentes ont dégagés
forment le fonds, l'essence même de la charle ; respectez
les . Ainsi liberté de culte, liberté de pensée, liberté de
presse, liberté d'association , liberté de commerce, liberté
d'industrie, liberté de chaire , de tribune, de théâtre, de
tréleau , égalité devant la loi , libre accessibilité de toutes
les capacités à tous les emplois, toutes choses sacrées et
qui font choir , comme la torpille, les rois qui osent y
toucher . Mais de la feuille de papier, de la forme, de la
rédaction , de la lettre, des questions d'âge, de cens, d'é .
ligibilité , d'hérédité, d'inamovibilité , de pénalité, in
quiétez-vous-en peu , et réformez à mesure que le temps
et la société marchent . La lettre ne doit jamais se pétri
fier quand les choses sont progressives . Si la lettre résiste,
il faut la briser.

Il faut quelquefois violer les chartes pour leur faire des


enfants.
T12
266 LITTERATURE

En matière de pouvoir, toutes les fois que le fait n'a


pas besoin d'être violent pour être, le fait est droit.

Une guerre générale éclatera quelque jour en Europe,


ја guerre des royaumes contre les patries.

M. de Talleyrand a dit å Louis-Philippe, avec un gra


cieux sourire, en lui prêtant serment : - Hé ! hé ! sire,
c'est le treizième.

M. de Talleyrand disait il y a un an , à une époque où


l'on parlait beaucoup trilogie en littérature : - Je veux
avoir fait aussi , moi , ma trilogie ; j'ai fait Napoléon , j'ai
fait la maison de Bourbon , je finirai par la maison d'Or
léans.

Pourvu que la pièce que M. de Talleyrand nous joue


n'ait en effet que trois actes !

Les révolutions sont de magnifiques improvisatrices.


Un peu échevelées quelquefois.

Effrayante charrue que celle des révolutions ! ce sont


des têtes humaines qui roulent au tranchant du soc des
deux côtés du sillon.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 267

Ne détruisez pas notre architecture gothique . Grâce


pour les vitraux tricolores !

Napoléon disail : Je ne veux pas du coq, le renard le


mange. Et il prit l’aigle. La France a repris le coq . Or
voici tous les renards qui reviennent dans l'ombre à la
file, se cachant l'un derrière l'autre : P - derrière T
V derrière M - Eia ! vigila, Galle !

Il y a des gens qui se croient bien avancés et qui ne


sont encore qu'en 1688. Il y a pourtant longtemps déjà
que nous avons dépassė 1789.

La nouvelle génération a fait la Révolution de 1830 ,


l'ancienne prétend la féconder . Folie , impuissance ! Une
révolution de vingt -cinq ans , un parlement de soixante ,
que peul-il résulter de l'accouplement ?

Vieillards , ne vous barricadez pas ainsi dans la légis


lature; ouvrez la porte bien plutôt , et laissez passer la
jeunesse. Songez qu'en lui ſermant la chambre vous la
laissez sur la place publique.

Vous avez une belle tribune en marbre, avec des bas.


reliefs de M. Lemot, et vous n'en voulez que pour vous ;
c'est fort bien . Un beau matin , la génération nouvelle
renversera un tonneau sur le cul , et cette tribune-là sera
en contact immédiat avec le pavé qui a écrasé une mo
narchie de huit siècles. Songez-y.
268 LITTERATURE

Remarquez d'ailleurs que, tout vénérables que vous


êtes par votre âge, ce que vous faites depuis août 1830
n'est que précipitation , étourderie et imprudence. Des jeu .
nes gens n'auraient peut- être pas fait la part du feu si
large. Il y avait dans la monarchie de la branche aînée
beaucoup de choses utiles que vous vous êtes trop hâtés
de brûler et qui auraient pu servir, ne fût- ce que comme
fascines, pour combler le fossé profond qui nous sépare
de l'avenir . Nous autres , jeunes ilotes politiques, nous
vous avons blamé plus d'une fois, dans l'ombre oisive
où vous nous laissez , de tout démolir trop vite et sans
discernement, nous qui rêvons pourtant une reconstruction
générale et complète. Mais , pour la démolition comme
pour la reconstruction, il fallait une longue et patiente
attention , beaucoup de temps, et le respect de tous les
intérêts qui s'abritent et poussent si souvent de jeunes
et vertes branches sous les vieux édifices sociaux . Av
jour de l'écroulement, il faut faire aux intérêts un toit
provisoire .
Chose étrange ! vous avez la vieillesse , et vous n'avez
pas la maturité .

Voici des paroles de Mirabeau qu'il est l'heure de mé


diter :
« Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus
« des bords de l'Orénoque pour former une société.
« Nous sommes une nation vieille , et sans doute trop
« vieille pour notre époque. Nous avons un gouverne
« ment préexistant, un roi préexistant, des préjugés pré
a existants : il faut, autant qu'il est possible , assortir tou.
tes ces choses à la révolution et sauver la soudaineté
.of du passage . »
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 269
Dans la constitution actuelle de l'Europe , chaque Etat
a son esclave, chaque royaume traîne son boulet . La Tur
quie a la Grèce, la Russie a la Pologne, la Suède a la Nor
vége, la Prusse a le grand -duché de Posen , l'Autriche a la
Lom ] die , la Sardaigne a le Piémont, l'Angleterre a l'Ir
lande, la France a la Corse , la Hollande a la Belgique .
Ainsi , à côté de chaque peuple maitre, un peuple esclave ;
à côté de chaque nation dans l'état naturel , une nation
hors de l'état naturel. Edifice mal bâti ; moitié marbre,
moitié plátras.

OCTOBRE.

L'esprit de Dieu , comme le soleil , donne toujours à la


fois toute sa lumière . L'esprit de l'homme ressemble à
cette påle lune qui a ses phases , ses absences et ses re
tours , sa lucidité et ses taches , sa plénitude et sa dispa
rition, qui emprunte toute sa lumière des rayons du so
leil, et qui pourtant ose les intercepter quelquefois.

Avec beaucoup d'idées, beaucoup de vues, beaucoup de


probité, les sainl-simoniens se trompent . On ne fondo
pas une religion avec la seule morale . Il faut le dogme,
il faut le culte . Pour asseoir le culle et le dogmc , il faut
les mystères . Pour faire croire aux mystères, il faut des
miracles. - Faites donc des miracles . - Soyez prophètes ,
soyez dieux d'abord , si vous pouvez, et puis aprės prètres
si vous voulez.

41 .
270 LITTÉRATURE
L'Eglise affirme, la raison nie. Entre le oui du prêtre
et le non de l'homme, il n'y a plus que Dieu qui puisse
placer son mot.

Tout ce qui se fait maintenant dans l'ordre politique


n'est qu'un pont de bateaux . Cela sert å passer d'une rive
à l'autre. Mais cela n'a pas de racines dans le fleuve d'i.
dées qui coule dessous et qui a emporté dernièrement le
vieux pont de pierre des Bourbons.

Les têtes comme celle de Napoléon sont le point d'in.


tersection de toutes les facultés humaines. Il faut bien
des siècles pour reproduire le même accident.

Avant une république, ayons, s'il se peut , une chose


publique.

J'admire encore la Rochejaquelein , Lescure, Catheli


neau , Charette même ; je ne les aime plus. J'admire tou
jours Mirabeau et Napoléon ; je ne les hais plus.

Le sentiment de respect que m'inspire la Vendée n'est


plus chez moi qu'une affaire d'imagination et de vertu .
Je ne suis plus Vendéen de cæur, mais d'âme seulement

Copie textuelle d'une lettre anonyme adressée ces


jours-ci à M. Dupin .
a Monsieur le sauveur, vous vous f..... sur le pied de
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 271
vexer les mendiants ! Pas tant de bagout, ou tu sauteras
le pas ! J'en ai tordu de plus malins que toi ! A revoir,
porte-toi bien, en attendant que je te tue. »

Mauvais éloge d'un homme que de dire : Son opinion


politique n'a pas varié depuis quarante ans. C'est dire
que, pour lui , il n'y a eu ni expérience de chaque jour,
ni réflexion, ni repli de la pensée sur les faits. C'est
louer une eau d'être stagnante, un arbre d'être mort ;
c'est préférer l'huître à l'aigle . Tout est variable, au con
traire, dans l'opinion ; rien n'est absolu dans les choses
politiques, exceplé la moralité intérieure de ces choses .
Or cette moralité est affaire de conscience et non d'opi
nion . L'opinion d'un honime peut donc changer honora
blement , pourvu que sa conscience ne change pas. Pro
gressif ou rétrograde , le mouvement est essentiellement
vital , humain , social .
Ce qui est honteux, c'est de changer d'opinion pour
son intérêt, et que ce soit un écu ou un galon qui vous,
fasse brusquement passer du blanc au tricolore, et vice
verså .

Nos chambres décrépites procréent à cette heure une


infinité de petites lois culs-de -jatte, qui , à peine nées,
branlent-la tête comme de vieilles femmes et n'ont plus
de dents pour mordre les abus .

L'égalité devant la loi , c'est l'égalité devant Dien tra .


duite en langue politique . Toute charte doit être une
version de l'Evangile .
272 LITTÉRATURE

Les whigs ? dit O'Connel, des tories sans places.

Toute doctrine sociale qui cherche à détruire la fa


mille est mauvaise , et, qui plus est , inapplicable . Saut
å se recomposer plus tard, la société est soluble, la fa
mille non . C'est qu'il n'entre dans la composilion de la
famille que des lois naturelles ; la société , elle, est soluble
par tout l'alliage de lois factices, artificielles, transitoires,
expédientes, contingentes, accidentelles, qui se mêle à sa
constitution. Il peut souvent être utile, être nécessaire,
être bon de dissoudre une société quand elle est mauvaise,
ou trop vieille, ou mal venue. Il n'est jamais utile, ni
nécessaire, ni bon de mettre en poussière la famille.
Quand vous décomposez une société , ce que vous trouvez
pour dernier résidu , ce n'est pas l'individu , c'est la fa
mille. La famille est le cristal de la société.

NOVEMBRE.

Il y a de grandes choses qui ne sont pas l'œuvre d'un


homme, mais d'un peuple . Les pyramides d'Egypte sont
anonymes; les journées de Juillet aussi.

Au printemps, il y aura une fonte de Russes .

: TRÈS- BONNE LOI ÉLECTORALE.


(Quand le peuple saura lire.)
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 273
Article I " . Tout Français est électeur.
Art. II. Tout Français est éligible.

DÉCEMBRE .

9 décembre 1830 . Benjamin Constant , qui est mort


hier, était un de ces hommes rares qui fourbissent, po
lissent et aiguisent les idées générales de leur temps , ces
armes des peuples qui brisent toutes celles des armées.
Il n'y a que les révolutions qui puissent jeter de ces hom
mes-lå dans la société. Pour faire la pierre-ponce, il faut
le volcan .

On vient d'annoncer dans la même journée la mort de


Gøthe , la mort de Benjamin Constant, la mort de Pie VIII (1 ).
Trois papes de morts .

NAPOLÉON .
Voyez-vous cette étoile ?
CAULINCOURT,
Non .
NAPOLÉON .
Eh bien , moi, je la vois.

Si le clergé n'y prend garde et ne change de vie, on ne

( 1) Cette triple nouvelle circula en effet dans Paris le même


jour. Elle ne se réalisa pour Gøthe que quinze mois plus tard.
274 LITTÉRATURE

croira bientôt plus en France à d'autre trinité qu'à celle


du drapeau tricolore.

Citadelle inexpugnable que la France aujourd'hui !


Pour remparts , au midi , les Pyrénées; .au levant , les
Alpes; au nord, la Belgique avec sa haie de forteresses;
au couchant, l'Océan pour fossé. En deçà des Pyrénées,
en deçà des Alpes , en deçà du Rhin et des forteresses
belges, trois peuples en révolution , Espagne , Italie, Bel
gique , nous montent la garde ; en deçà de la mer, la ré.
publique américaine . Et , dans cette France imprenable,
pour garnison , trois millions de baïonnettes ; pour veiller
aux créneaux des Alpes , des Pyrénées et de la Belgique,
quatre cent mille soldats ; pour défendre le terrain , un
garde national par pied carré . Enfin , nous tenons le bout
de mèche de toutes les révolutions dont l'Europe est mi
née. Nous n'avons qu'à dire : Feu !

J'ai assisté à une séance du procés des ministres, à l'a


vant-dernière, å la plus lugubre, à celle où l'on enten .
dait le mieux rugir le peuple dehors. J'écrirai cefte
journée-là.
Une pensée m'occupait pendant la séance : c'est que
le pouvoir occulte qui a poussé Charles X à sa ruine, le
mauvais génie de la Restauration, ce gouvernement qui
traitait la France en accusée, en criminelle, et lui faisait
sans relâche son procès , avait fini, tant il y a une raison
intérieure dans les choses, par ne plus pouvoir avoir
pour ministres que des procureurs généraux. Et , en
eſſet, quels étaient les trois hommes assis près de M. de
Polignac comme ses agents les plus immédiats ? M. de
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 275
Peyronnet, procureur général; M. de Chantelauze, pro
cureur général ; M. de Guernon -Ranville, procureur géné.
ral . Qu'est-ce que M. Mangin , qui eût probablement fi
guré à côté d'eux si la Révolution de juillet avait pu se
saisir de lui ? un procureur général ! Plus de ministre
de l'intérieur, plus de ministre de l'instruction publique,
plus de préſet de police, des procureurs généraux partout .
La France n'était plus ni administrée, ni gouvernée
au conseil du roi, mais accusée, mais jugée, mais con
damnée.
Ce qui est dans les choses sort toujours au dehors par
quelque côté.

La licence se crève ses cent yeux avec ses cent bras.

Quelques rochers n'arrêtent pas un fleuve ; å travers


les résistances humaines, les évé nements s'écoulent sans
se détourner.

Chacun se dépopularise à son tour. Le peuple finira


peut-être par se dépopulariser.

Il y a des hommes malheureux. Christophe Colomb ne


peut attacher son nom à sa découverte : Guillotin ne peut
détacher le sien de son invention .

Le mouvement se propage du centre å la circonférence;


le travail se fait en dessous, mais il se fait. Les pères ont
276 LITTÉRATURE

vu la révolution de France, les fils verront la révolution


d'Europe.

Les droits politiques, les fonctions de juré, d'élec


teur et de garde national , entrent évidemment dans la
constitution normale de tout membre de la cité . Tout
homme du peuple est, à priori, homme de la cité.
Cependant les droits politiques doivent, évidemment
aussi , sommeiller dans l'individu , jusqu'à ce que l'in
dividu sache clairement ce que c'est que des droits po
litiques , ce que cela signifie, et ce qu'on en fait. Pour
exercer il faut comprendre. En bonne logique, l'intelli
gence de la chose doit toujours précéder l'action sur la
chose.
Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point,
éclairer le peuple pour pouvoir le constituer un jour.
Et c'est un devoir sacré pour les gouvernants de se
håter de répandre la lumière dans ces masses obscures
ou le droit définitif repose. Tout tuteur honnête presse
l'émancipation de son pupille. Multipliez donc les che
mins qui mènent à l'intelligence, à la science, à l'ap
titude. La chambre, j'ai presque dit le trône, doit être le
dernier échelon d'une échelle dont le premier échelon
est une école.
Et puis instruire le peuple , c'est l'améliorer ; éclairer
le peuple , c'est le moraliser ; lettrer le peuple , c'est le
civiliser. Toute brutalité se fond au feu doux des bonnes
lectures quotidiennes. Humaniores litteræ . Il faut faire
faire au peuple ses humanités.
Ne demandez pas de droits pour le peuple lant que le
peuple demandera des têtes.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 277

JANVIER

La chose la plus remarquable de ce mois-ci, c'est cet


échantillon de style de tribune. La phrase a été texluelle
ment prononcée à la Chambre des députés par un des
principaux orateurs :
Q ... . . C'est proscrire les véritables bases du
lien social. »

FÉVRIER.

Le roi Ferdinand de Naples , père de celui qui vient de


mourir, disait qu'il ne fallait que trois F pour gouverner
un peuple : Festa , Forca, Farina .

On veut démolir Saint-Germain - l'Auxerrois pour un


alignement de place ou de rue ; quelque jour on détruira
Notre - Dame pour agrandir le parvis ; quelque jour on ra
sera Paris pour agrandir la plaine des Sablons.

Alignement, nivellement, grands mots, grands princi


pes, pour lesquels on démolit tous les édifices, au propre
et au figuré, ceux de l'ordre intellectuel comme ceux de
l'ordre matériel, dans la société comme dans la cité .

Il faut des monuments aux cités de l'homme ; autre


ment où serait la différence entre la ville et la fourmi
lière ?

42
278 LITTÉRATURE

MARS.

Il y avait quelque chose de plus beau que la brochure


de M. de C. — ; c'était son silence . Il a eu tort de le rom .
pre . Les Achilles dans leur tente sont plus formidables
que sur le champ de bataille .

13 mars . Combinaison Casimir Périer. Un homme


qui engourdira la plaie , mais ne la fermera pas ; un pal
liatif, non la guérison ; up ministère au laudanum .

« Quelle administration ! quelle époquel où il faut tout


« craindre et tout braver ; ou le tumulte renaît du tu
« multe ; où l'on produit une émeute par les moyens
« qu'on prend pour la prévenir ; où il faut sans cesse de
« la mesure , et où la mesure paraît équivoque, timide,
« pusillanime ; ou il faut déployer beaucoup de force, et
« ou la force parait tyrannie ; où l'on est assiégé de mille
« conseils, et où il faut prendre conseil de soi-même ; ou
« l'on est obligé de redouter jusqu'à des citoyens dont les
« intentions sont pures , mais que la défiance, l'inquié
« tude, l'exagération , rendent presque aussi redoutables
« que des conspirateurs ; ou l'on est réduit même, dans
« des occasions difficiles, à céder par sagesse, à conduire
a le désordre pour le retenir, à se charger d'un emploi
« glorieux , il est vrai , mais environné d'alarmes cruelles;
« ou il faut encore , au milieu de si grandes difficultés,
« déployer un front serein , être toujours calme, mettre de
« l'ordre jusque dans les plus petits objets, n'offenser
« personne, guérir toutes les jalousies, servir sans cesse ,
« et chercher à plaire comme si l'on ne servait point! »
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 279
Voilà, certes, des paroles qui caractérisent admirable
ment le inoment présent et qui se superposent étroite
ment dans leurs moindres détails aux moindres détails de
notre situation politijue. Elles ont quarante ans de date.
Elles ont été prononcées par Mirabeau le 19 octobre
1789. Ainsi les révolutions ont de certaines phases qui
reviennent invariablement . La Révolution de 1789 en
était alors où en est la Révolution de 1830 aujourd'hui, å
la période des insurrections.
Une révolution, quand elle passe de l'état de théorie å
l'état d'action, débouche d'ordinaire par l'émeute . L'é
mente est la première des diverses formes violentes qu'il
est dans la loi d'une révolution de prendre . L'émeute,
c'est l'engorgement des intérêts nouveaux , des idées nou
velles , des besoins nouveaux à toutes les portes trop élroi
tes du vieil édifice politique. Tous veulent entrer à la fois
dans toutes les jouissances sociales . Aussi est- il rare
qu'une révolution ne commence pas par enfoncer les por
tes . Il est de l'essence de l'émeute révolutionnaire, qu'il ne
faut pas confondre avec les autres sortes d'émeute , d'a
voir presque toujours tort dans la forme et raison dans le
fond .

DERNIERS FEUILLETS SANS DATE .

Une ancienne prophétie de Mahomet dit qu'un soleil se


lèvera au couchant. Est-ce de Napoléon qu'il voulait
parler ?

Vous voyez ces deux hommes : Robespierre et Mira


beau . L'un est de plomb , l'autre est de fer . La fournaise
280 LITTÉRATURE
de la Révolution ſera fondre l'un, qui s'y dissoudra ; l'au
tre y rougira, y flamboiera, y deviendra éclatant et su
perbe .

Il fallait être géant comme Annibal , comme Charlema


gne, comme Napoléon, pour enjamber les Alpes.

Les révolutions sont commencées par des hommes que


font les circonstances, et terminées par des hommes qui
font les événements.

Sous la monarchie, une lettre de cachet prenait la li


berté d'un individu , et la mettait dans la Bastille.
Toute la liberté individuelle de France était venue ainsi
s'accumuler goutte å goutte, homme å homme , dans la
Bastille, depuis plusieurs siècles. Aussi , la Bastille brisée,
la liberté s'est répandue à flots par la France et par l'Eu
rope.

Un classique jacobin : un bonnet rouge sur une per


ruque .

Plusieurs ont créé des mots dans la langue . Vaugelas a


fait pudeur, Corneille invaincu, Richelieu généralissime.
i

La civilisation est toute-puissante. Tantôt elle s'accom


mode d'un désert de sable, comme, sous Rome, de l'A
frique ; tantôt d'une région de neiges, comme actuelle
ment de la Russie,
ET PHILOSOPHIE MELÉES . 281

L'empereur disait : Officiers français et soldats russes .

Gloire, ambition, armées , flottes, trônes, couronnes


polichinelles des grands enfants.

Le boucher Legendre assommait Lanjuinais de coups de


poing å la tribune de la Convention : « Fais donc d'abord
décréter que je suis un beuf, » dit Lanjuinais.

1 La France est toujours à la mode en Europe.

L'Ecriture conte qu'il y a eu un roi qui fut pendant sept


ans bête fauve dans les bois, puis reprit sa forme hu
maine . Il arrive parfois que c'est le tour du peuple . Il fait
aussi ses sept années de bête féroce, puis redevient homme.
Ces métamorphoses s'appellent révolutions.

Le peuple, comme le roi , y gagne la sagesse.

TOAST :

A l'abolition de la loi salique !


Que désormais la France soit régie par une reine, et que
cette reine s'appelle la loi .
282 LITTÉRATURE
Singulier parallélisme des destinées de Rome ! Après un
sénat qui faisait des dieux, un conclave qui fait des saints .

Qu'est-ce que c'est donc que cette sagesse humaine qui


ressemble si fort à la folie quand on la voit d'un peu haut ?

Les empires ont leurs crises comme les montagnes ont


leur hiver . Une parole dite trop haut y produit une ava
( anche .

En 1797 , on disait : La coterie de Bonaparte; en 1807 ,


l'empire de Napoléon .

Les grands hommes sont les coefficients de leur siècle.

Richelieu s'appelait le marquis du Chillou ; Mirabeau,


Riquetti; Napoléon, Buonaparte.

Décret publié à Pékin, dans la Gazette de la Chine, vers


la fin d'août 1830 :

« L'académie astronomique a rendu compte que , dans


la nuit du 15° jour de la 7° lune (20 août), deux étoiles
ont été observées, et des vapeurs blanches sont tombées
près du signe du zodiaque Tsyvei- Tchoun. Elles se sont
fait voir à l'heure où la garde de nuit est relevée pour la
quatrième fois (à près de minuit), et annoncent des trou
bles dans l'Ouest.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 283
Napoléon disait : Avec Anvers , je tiens un pistolet chargé
sur le cæur de l'Angleterre.

Dieu nous garde de ces réformateurs qui lisent les lois


de Minos parce qu'ils ont une constitution à faire pour
mardi !

Le cocher qui conduisait Bonaparte le soir du 3 nivôse


s'appelait César.

L'Espagne a eu , l'Angleterre a la plus grande marine


de la terre .

Le midi de l'Amérique parle espagnol, le nord parle an


glais.

L'incendie de Moscou , aurore boréale allumée par Na


poléon .

NOBLESSE . PEUPLE .
Le comte de Mirabeau. Franklin .
Napoléon Bonaparte, gentilhomme corse . Washington .
Le marquis Simon de Bolivar. Sieyès.
Le marquis de Lafayette. Bentham .
Lord Byron . Schiller.
M. de Goëthe. Canaris.
Sir Warter Scott. Danton.
Le comte Henri de Saint- Simon . Talma.
Le vicomte de Chateaubriand. Cuvier.
Madame de Staël .
Le comte de Maistre.
F. de Lamennais.
O'Connell , gentilhomme irlandais.
Mina, hidalgo catalan.
Benjamin de Constant.
La Rochejaquelein .
Riego.
284 LITTERATURE

Luther disait : Je bouleverse le monde en buvant mon


pot de bière . Cromwell disait : J'ai le roi dans mon sac
et le parlement dans ma poche. Napoléon disait : Lavons
notre linge sale en famille.
Avis aux faiseurs de tragédies qui ne comprennent pas
les grandes choses sans les grands móts .

Echecs d'hommes secondaires , éclipses de lune.

« Il avait (Louis XIV) beaucoup d'esprit naturel, mais


« il était très-ignorant; il en avait honte. Aussi était-on
« obligé de tourner les savants en ridicule. »
(Mémoires de la princesse palatine .)

Genève : une république et un océan en petit.

Je reviens d'Angleterre, écrivait , il y a vingt ans ,


Henri de Saint-Simon , et je n'y ai trouvé sur le chantier
aucune idée capitale neuve.

Il en est d'un grand homme comme du soleil. Il n'est


jamais plus beau pour nous qu'au moment où nous le
voyons près de la terre : å son lever , å son coucher.

Parmi les colosses de l'histoire, Cromwell , demi-fana.


tique et demi-politique, marque la transition de Mahomet
å Napoléon.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 285
Les Gaulois brûlérent Lutèce devant César (vid.
Comm .) . Deux mille ans après, les Russes brûlent Moscou
devant Napoléon.

Il ne faut pas voir toutes les choses de la vie à travers


le prisme de la poésie. Il ressemble à ces verres ingénieux
qui grandissent les objets. Ils vous montrent dans toute
leur lumière et dans toute leur majesté les sphères du
ciel ; rabaissez-les sur la terre, et vous ne verrez plus que
des formes gigantesques, à la vérité, mais påles, vagues et
confuses.

Napoléon exprimé en blason , c'est une couronne gigan


tale surmontée d'une couronne royale.

Une révolution est la larve d'une civilisation .

La Providence est ménagère de ses grands hommes .


Elle ne les prodigue pas ; elle ne les gaspille pas . Elle les
émet et les retire au bon moment , et ne leur donne ja
mais à gouverner que des événements de leur taille.
Quand elle a quelque mauvaise besogne å faire, elle la
fait faire par de mauvaises mains ; elle ne remue le sang
et la boue qu'avec de vils outils . Ainsi Mirabeau s'en va
avant la Terreur ; Napoléon ne vient qu'après. Entre les
deux géants, la fourniilière des hommes petits et mé
chants, la guillotine, les massacres, les noyades , 93. Et a
93 Robespierre suffit; il est assez bon pour cela.
286 LITTÉRATURE

J'ai entendu des hommes éminents du siècle, en poli


tique, en littérature, en science, se plaindre de l'envie,
des haines, des calomnies, etc. Ils avaient tort. C'est la
loi , c'est la gloire. Les hautes renommées subissent ces
épreuves. La haine les poursuit partout . Rien ne lui est
sacré. Le théâtre lui livrait plus å nu Shakspeare et Mo.
lière ; la prison ne lui dérobait pas Christophe Colomb ; le
cloitre n'en préservait pas saint Bernard ; le trône n'en
sauvait pas Napoléon. Il n'y a pour le génie qu'un lieu sur
la terre qui jouisse du droit d'asile, c'est le tombeau .
287

1823. 1824 .

SUR VOLTAIRE .

Décembre 1823 .

François-Marie Arouet, si célèbre sous le nom de Vol


taire, naquit à Châtenay le 20 février 1694 , d'une famille
de magistrature. Il fut élevé au collège des jésuites, ou
l'un de ses régents, le père Lejay, lui prédit, à ce qu'on
assure, qu'il serait en France le coryphée du déisme,
A peine sorti du collège , Arouet , dont le talent s'éveil
lait avec toute la force et toute la naïveté de la jeunesse,
trouva, d'un côté, dans son père, un inflexible contemp
leur, et de l'autre, dans son parrain, l'abbé de Château
neuf, un pervertisseur complaisant. Le père condamnait
toute étude littéraire sans savoir pourquoi, et par consé
quent avec une obstination insurmontable. Le parrain,
qui encourageait au contraire les essais d'Arouet, aimait
beaucoup les vers , surtout ceux que rehaussait une cer
taine saveur de licence ou d'impiété. L'un voulait empri
sonner le poëte dans une étude de procureur; l'autre éga
rait le jeune homme dans tous les salons . M. Arouet inter
disait te lecture son fils; Ninop de l'Enclos léguait
une bibliothèque à l'élève de son ami Châteauneuf. Ainsi
288 LITTÉRATURE

le génie de Voltaire subit dės sa naissance le malheur de


deux actions contraires et également funestes : l'une qui
tendait å étouſſer violemment ce feu sacré qu'on ne peut
éteindre ; l'autre qui l'alimentait inconsidérément, aux dé
pens de tout ce qu'il y a de noble et de respectable dans
l'ordre intellectuel et dans l'ordre social . Ce sont peut
être ces deux impulsions opposées, imprimées å la fois au
premier essor de cette imagination puissante, qui en ont
vicié pour jamais la direction . Du moins peut-on leur at.
tribuer les premiers écarts du talent de Voltaire, tour
menté ainsi tout ensemble du frein et de l'éperon .
Aussi , dės le commencement de sa carrière, lui attri.
bua-t-on d'assez méchants vers fort impertinents qui le
firent mettre à la Bastille, punition rigoureuse pour de
mauvaises rimes. C'est durant ce loisir forcé que Voltaire,
å gé de vingt -deux ans , ébaucha son poëme blafard de la
Ligue , depuis la Henriade, et termina son remarquable
drame d'OEdipe. Après quelques mois de Bastille, il ſut á
la fois délivré et pensionné par le régent d'Orléans, qu'il
remercia de vouloir bien se charger de son entretien , en
le priant de ne plus se charger de son logement .
OEdipe fut joué avec succès en 1718. Lamotte, l'oracle
de cette époque, daigna consacrer ce triomphe par quel
ques paroles sacramentelles, et la renommée de Voltaire
commença . Aujourd'hui Lamotte n'est peut -être immortel
que pour avoir été nommé dans les écrits de Voltaire .
La tragédie d'Artémire succéda à OEdipe. Elle tomba.
Voltaire fit un voyage à Bruxelles pour'y voir J.-B. Rous
seau , qu'on a si singulièrement appelé Grand. Les deux
poëtes s'estimaient avant de se connaitre, ils se séparèrent
ennemis. On a dit qu'ils étaient réciproquement envieux
l'un de l'autre. Ce ne serait pas un signe de supériorité.
Artémire, refaite et rejouée en 1724 sous le nom de
Marianne, eut beaucoup de succès sans être meilleure.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 289

Vers la même époque, parut la Ligue ou la Henriude, et la


France n'eut pas un poëme épique. Voltaire substitua dans
son poëme Mornay à Sully, parce qu'il avait à se plaindre
du descendant de ce grand ministre . Cette vengeance peu
philosophique est cependant excusable , parce que Voltaire,
insulté lâchement devant l'hôtel de Sully par je ne sais
quel chevalier de Rohan et abandonné par l'autorité judi
ciaire , ne put en exercer d'autre.
Justement indigné du silence des lois envers son mépri
sable agresseur , Voltaire , déjà célébre, se retira en Angle
terre, où il étudia les sophistes . Cependant tous ses loisirs
n'y furent pas perdus; il fit deux nouvelles tragédies,
Brutus el César, dont Corneille eùt avoué plusieurs scènes .
Revenu en France, il donna successivement Eryphile,
qui tomba , et Zaïre, chef-d'œuvre conçu et terminé en
dix- huit jours , auquel il ne manque que la couleur du lieu
et une certaine sévérité de style . Zaïre eut un succès pro
digieux et mérité . La tragédie d’Adélaïde Duguesclin (de
puis le Duc de Foix ) succéda à Zaïre et fut loin d'obtenir
le même succes. Quelques publications moins importan
tes, le Temple du goût , les Lettres sur les Anglais, etc. ,
tourmentérent pendant quelques années la vie de Voltaire.
Cependant son nom remplissait déjà l’Europe. Retiré å
Cirey , chez la marquise du Châtelet , femme qui fut, sui
vant l'expression mème de Voltaire , propre à toutes les
sciences , excepté à celle de la vie , il desséchait sa belle
imagination dans l'algebre et la géométrie, écrivait Alzire,
Mahomet , l'Histoire spirituelle de Charles XII , amassait les
matériaux du Siècle de Louis XIV, préparait l'Essai sur les
mæurs des nations , el envoyait des madrigaux à Frédéric,
prince héréditaire de Prusse . Mérope, également compo
sée à Cirey , mit le sceau à la réputation dramatique de
Voltaire . Il crut pouvoir alors se présenter pour rempla.
cer le cardinal de Fleurv å l'Académie française. Il ne fut
T13 43
290 LITTÉRATURE

pas admis . Il n'avait encore que du génie. Quelque temps


aprės cependant il se mit å flatter madame de Pompadour;
il le fit avec une si opiniâtre complaisance , qu'il obtint
tout à la fois le fauteuil académique, la charge de gentil
homme de la chambre et la place d'historiographe de
France . Cette faveur dura peu . Voltaire se retira tour à
tour à Lunéville, chez le bon Stanislas, roi de Pologne et
duc de Lorraine ; à Sceaux, chez madame du Maine, ou il
fit Sémiramis, Oreste et Rome sauvée , et à Berlin , chez
Frédéric, devenu roi de Prusse. Il passa plusieurs années
dans cette dernière retraite avec le titre de chambellan , la
croix du Mérite de Prusse et une pension . Il était admis
aux squpers royaux avec Maupertuis, d'Argens et Lamet
trie , athée du roi , de ce roi qui, comme le dit Voltaire
même , vivait sans cour, sans conseil et sans culte . Ce
n'était point l'amitié sublime d'Aristote et d'Alexandre , de
Térence et de Scipion. Quelques années de frotlement suf
firent pour user ce qu'avaient de commun l'âme du des
pote philosophe et l'âme du sophiste poëte. Voltaire vou
lut s'enfuir de Berlin . Frédéric le chassa .
Renvoyé de Prusse , repoussé de France, Voltaire passa
deux ans en Allemagne, où il publia ses Annales de l'Em
pire , rédigées par complaisance pour la duchesse de Saxe
Gotha; puis il vint se fixer aux portes de Genève, avec ma .
dame Denis , sa nièce.
L'Orphelin de la Chine, tragédie où brille encore pres
que tout son talent , fut le premier fruit de sa retraite, ou
il eût vécu en paix si d'avides libraires n'eussent publié
son odieuse Pucelle. C'est encore à cette époque et dans ses
diverses résidences des Délices , de Tournay et de Ferney,
qu'il fit le poëme sur le tremblement de terre de Lisbonne,
la tragédie de Tancrède, quelques contes et différents opus
cules . C'est alors qu'il défendit, avec une générosité mêlée
de trop d'ostentation, Calas , Sirven , la Barre , Montbailli ,
ET PHILOSOPUJE MÊLÉES 291

Lally, deplorables victimes des méprises judiciaires . C'est


alors qu'il se brouilla avec Jean -Jacques, se lia avec Cathe
rine de Russie, pour laquelle il écrivit l'histoire de son
aïeul, Pierre ler , et se réconcilia avec Frédéric. C'est en
core du même temps que date sa coopération à l'Encyclo
pédie , ouvrage ou des hommes qui avaient voulu prouver
leur force ne prouvèrent que leur faiblesse, monument
monstrueux dont le Moniteur de notre révolution est l'ef
froyable pendant .
Accablé d'années, Voltaire voulut revoir Paris . Il revint
dans cette Babylone qui sympathisait avec son génie. Salué
d'acclamations universelles, le malheureux vieillard .put
voir, avant de mourir, combien son @uvre était avancée .
Il put jouir ou s'épouvanter de sa gloire . Il ne lui restait
plus assez de puissance vitale pour soutenir les émotions
de ce voyage , et Paris le vit expirer le 30 mai 1778. Les
esprits forts prétendirent qu'il avait emporté l'incrédulité
au tombeau . Nous ne le poursuivrons pas jusque - là.
Nous avons raconté la vie privée de Voltaire ; nous al
lons essayer de peindre son existence publique et litté
raire.
Nommer Voltaire, c'est caractériser tout le dix -hui
tième siècle ; c'est fixer d'un seul trait la double physio
nomie historique et littéraire de cette époque, qui ne fut ,
quoi qu'on en dise, qu'une époque de transition , pour la
société comme pour la poésie. Le dix- huitième siècle pa
raîtra toujours dans l'histoire comme étouffé entre le siė
cle qui le précède et le siècle qui le suit. Voltaire en est le
personnage principal et en quelque sorte typique, et , quel
que prodigieux que fùt cet homme, ses proportions sem
blent bien mesquines entre la grande image de Louis XIV
et la gigantesque figure de Napoléon.
Il y a deux êtres dans ire. vie eut deux influen
ces. Ses écrits eurent deux résultats. C'est sur cette double
292 LITTÉRATURE

action , dont l'une domina les lettres, dont l'autre se ma


nifesta dans les événements, que nous allons jeter un coup
d'ail . Nous étudierons séparément chacun de ces deux
règnes du génie de Voltaire . Il ne faut pas oublier toutes
fois que leur double puissance fut intimement coordon
née , et que les effets de cette puissance , plutôt mêlés que
liés, ont toujours eu quelque chose de simultané et de
commun . Si , dans cette note , nous en divisons l'examen ,
c'est uniquement parce qu'il serait au-dessus de nos forces
d'embrasser d'un seul regard cet ensemble insaisissable ;
imitant en cela l'artifice de ces artistes orientaux qui,
dans l'impuissance de peindre une figure de face, par
viennent cependant à la représenter entièrement, en en
fermant les deux profils dans un même cadre.
En littérature , Voltaire a laissé un de ces monuments
dont l'aspect étonne plutôt par son étendue qu'il n'impose
par sa grandeur . L'édifice qu'il a construit n'a rien d'au
guste. Ce n'est point le palais des rois, ce n'est point
l'hospice du pauvre. C'est un bazar élégant et vaste, irré
gulier et commode ; étalant dans la boue d'innombrables
richesses ; donnant à tous les intérêts , à toutes les vani.
tés , à toutes les passions , ce qui leur convient ; éblouis.
sant et fétide; offrant des prostitutions pour des voluptés;
peuplé de vagabonds , de marchands et d'oisiſs, peu fré
quenté du prêtre et de l'indigent. Là , d'éclatantes galeries
inondées incessamment d'une foule émerveillée ; lå , des
antres secrets où nul ne se vante d'avoir pénétré. Vous
trouverez sous ces arcades somptueuses mille chefs -d'au
vre de goût et d'art, tout reluisants d'or et de diamants
mais a'y cherchez pas la statue de bronze aux formes an
tiques et sévères . Vous y trouverez des parures pour vos
salons et pour vos boudoirs ; n'y cherchez pas les orne
ments qui conviennent au sanctuaire. Et malheur au fai
bls qui n'a qu'une âme pour fortune et qui l'expose aux
ET PHILOSOPHJE MÊLÉES . 293
séductions de ce magnifique repaire : temple monstrueux
où il y a des témoignages pour tout ce qui n'est pas la vé
rité , un culte pour tout ce qui n'est pas Dieu !
Certes , si nous voulons bien parler d'un monument de
ce genre avec admiration , on n'exigera pas que nous en
parlions avec respect.
Nous plaindrions une cité où la foule serait au bazar
et la solitude à l'église ; nous plaindrions une littérature
qui déserterait le sentier de Corneille et de Bossuet pour
courir sur la trace de Voltaire.
Loin de nous toutefois la pensée de nier le génie de cel
homme extraordinaire. C'est parce que , dans notre convic
tion , ce génie était peut-être un des plus beaux qui aient ja
mais été donnés à aucunécrivain , que nous en déplorons plus
amèrement le frivole et funeste emploi. Nous regrellons,
pour lui comme pour les lettres , qu'il ait tourné contre le
ciel cette puissance intellectuelle qu'il avait reçue du ciel .
Nous génissons sur ce beau génie qui n'a point compris
sa sublime mission , sur cet ingrat qui a profané la chas
teté de la muse et la sainteté de la patrie , sur ce transfuge
qui ne s'est pas souvenu que le trépier du poële a sa place
prés de l'autel . Et (ce qui est d'une profonde et inévitable
vérité) sa faute même renfermait son châtiment . Sa gloire
est beaucoup moins grande qu'elle ne devait l'être, parce
qu'il a tenté toutes les gloires , même celle d'Erostrate . Il
a défriché tous les champs , on ne peut dire qu'il en ait
cultivé un seul . Et , parce qu'il eut la coupable ambition
.
d'y semer également les germes nourriciers et les germes
vénéneux, ce sont , pour sa honte éternelle , les poisons qui
ont le plus fructifié . La Henriade, comme composition
littéraire, est encore bien inférieure à la Pucelle (ce qui
ne signifie certes pas que ce coupable ouvrage soit supé
rieur, même dans son genre honteux ). Ses satires, em
preintes parfois d'un stigmate infernal, sont fort au -dessus
13 .
294 LITTÉRATURE

de ses comédies, plus innocentes. On préfère ses poésies


légères, où son cynisme éclate souvent à nu , å ses poésies
lyriques , dans lesquelles on trouve parfois des vers reli
gieux et graves ( 1 ) . Ses contes , enfin , si désolants d'incré
dulité et de scepticisme, valeni mieux que ses histoires,
ou le même défaut se fait un peu moins sentir, mais ou
l'absence perpétuelle de dignité est en contradiction avec
le genre même de ces ouvrages . Quant à ses tragédies , ou
il se montre réellement grand poëte, où il trouve souvent
le trait du caractère , le mot du cour, on ne peut disconº
venir, malgré lant d'admirables scènes, qu'il ne soit en
core resté assez loin de Racine, et surtout du vieux Cor
neille. Et ici notre opinion est d'autant moins suspecte,
qu’un examen approfondi de l'æuvre dramatique de Vol
taire nous a convaincu de sa haute supériorité au théâtre.
Nous ne doutons pas que si Voltaire, au lieu de disperser les
forces colossales de sa pensée sur vingt points différents,
les eût toutes réunies vers un même but, la tragédie, il
n'eût surpassé Racine et peut-être égalé Corneille . Mais il
dépensa le génie en esprit . Aussi fut- il prodigieusement
spirituel; aussi le sceau du génie est - il plutôt empreint
sur le vaste ensemble de, ses ouvrages que sur chacun
d'eux en particulier. Sans cesse préoccupé de son siècle, il
négligeait trop la postérité, cette image austère qui doit
dominer toutes les méditations du poëte . Luttant de ck
price et de frivolité avec ses frivoles et capricieux con

(1 ) M. le comte de Maistre, dans son sévère et remarquable


portrait de Voltaire, observe qu'il est nul dans l'ode, et attribue
avec raison cette nullité au défaut d'enthousiasme. Voltaire, en
effet, qui ne se livrait à la poésie qu'avec antipathie, et seulement
pour justifier sa prétention à l'universalité, Voltaire était étran
ger à toute profonde exaltation ; il ne connaissait d'émotion véri
table que celle de la colère, et encore cette colère n'allait -elle
pas jusqu'à l'indignation, jusqu'à cette sainte indignation qui fait
poëte, comme dit Juvénal : Facit indignatio versum .
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 295
cemporains, il voulait leur plaire et se moquer d'eux. Sa
muse , qui eût été si belle de sa beauté, emprunta souvent
ses prestiges aux enluminures du fard et aux grimaces de
la coquetterie, et l'on est perpétuellement tenté de lui
adresser ce conseil d'amant jaloux :

Epargne-toi ce soin ,
L'art n'est pas fait pour toi , tu n'en as pas besoin.

Voltaire paraissait ignorer qu'il y a beaucoup de grace


dans la force, et que ce qu'il y a de plus sublime dans les
Quvres de l'esprit humain est peut-être aussi ce qu'il y a
de plus naïf; car l'imagination sait révéler sa céleste ori
gine sans recourir à des artifices étrangers . Elle n'a qu'å
marcher pour se montrer déesse. Et vera incessu patuit
dea .
S'il était possible de résumer l'idée multiple que pre
sente l'existence littéraire de Voltaire , nous ne pourrions
que la classer parn ces prodiges que les Latins appe.
laient monstra. Voltaire, en elles est ur nhénomène
peut-être unique, qui ne pouvait naitre qu'en France et
au dix -huitième siècle. Il y a cette différence entre sa lit
térature et celle du grand siècle, que Corneille, Molière et
Pascal appartiennent davantage à la société , Voltaire à la
civilisation . On sent , en le lisant, qu'il est l'écrivain d'un
åge énervé et affadi. Il a de l'agrément et point de grâce,
du prestige et point de charme, de l'éclat et point de má
jesté . Il sait Matter et ne sait point consoler. Il fascine et
ne persuade pas. Excepté dans la tragédie, qui lui est propre,
son talent manque de tendresse et de franchise. On sent
que tout cela est le résultat d'une organisation et non l'ef
fet d'une inspiration ; et quand un médecin athée vient
vous dire que tout Voltaire était dans ses tendons et dans
ses nerfs, ' vous frémissez qu'il n'ait raison . Au reste,
comme un autre ambitieux plus moderne, qui rêvait la šus.
296 LITTÉRATURE

prémalie politique, c'est en vain que Voltaire a essayé la


suprématie littéraire . La monarchie absolue ne convient
pas à l'homme. Si Voltaire eùt compris la véritable gran.
deur, il eût placé sa gloire dans l'unité plutôt que dans
l'universalité . La force ne se révèle point par un déplace
ment perpétuel , par des métamorphoses indéfinies, mais
bien par une majestueuse immobilité. La force, ce n'est
pas Protée, c'est Jupiter.
Ici commence la seconde partie de notre tâche ; elle sera
plus courte, parce que, grâce à la révolution française, les
résultats politiques de la philosophie de Voltaire sont mal
heureusement d'une effrayante notoriété. Il serait cepen
dant souverainement injuste de n'attribuer qu'aux écrits
du « patriarche de Ferney » celte fatale révolution Il faut
y voir avant tout l'effet d'une décomposition sociale depuis
longtemps commencée . Voltaire et l'époque où il vécut doi.
vent s'accuser et s'excuser réciproquement . Trop fort pour
obéir à son siècle, Voltaire était aussi trop faible pour le
dominer . De celte égalité d'influence résultait entre son
siècle et lui une perpétuelle réaction, un échange mutuel
d'impiétés et de folies, un continuel flux et reflux de nou
veautés qui entraînait toujours dans ses oscillations quel
que vieux pilier de l'édifice social . Qu'on se représente la
face politique du dix- huitième siècle , les scandales de la
régence, les turpitudes de Louis XV ; la violence dans le
ministère, la violence dans les parlements , la force nulle
part ; la corruption morale descendant par degrés de la
tête au cæur, des grands au peuple ; les prélats de cour,
les abbés de toilette ; l'antique monarchie, l'antique société
chancelant sur leur base commune , et ne résista nt plus aux
attaques des novateurs que par la magie de ce beau nom
de Bourbon (1 ) ; qu'on se figure Voltaire jeté sur celte so

( 1) Il faut que la démoralisation universelle ait jeté de biene


ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 297
ciété en dissolution comme un serpent dans un marais, et
l'on ne s'étonnera plus de voir l'action contagieuse de sa
pensée håler la fin de cet ordre politique que Montaigne et
Rabelais avaient inutilement attaqué dans sa jeunesse et
dans sa vigueur. Ce n'est pas lui qui rendit la maladie
mortelle , mais c'est lui qui en développa le germe, c'est
lui qui en exaspéra les accés . Il fallait tout le venin de
Voltaire pour mettre cette fange en ébullition ; aussi doit
on imputer å cet infortuné une grande partie des choses
monstrueuses de la révolution . Quant à cette révolution en
elle-même , elle dut être inouïe . La Providence voulut la
placer entre le plus redoutable des sophistes et le plus for
midable des despotes. A son aurore, Voltaire apparait dans
une saturnale funèbre (1 ) ; à son déclin, Buonaparte se
lėve dans un massacre ( 2 ) .

profondes racines, pour que le ciel ait vainement envoyé, vers la


fin de ce siècle, Louis XVI, ce vénérable martyr, qui éleva %
vertu jusqu'à la sainteté .
( 1) Translation des restes de Voltaire au Panthéon .
( 2) Mitraillade de Saint-Roch .
298 LITTÉRATURE

SUR WALTER SCOTT ,

À PROPOS DE QUENTIN DURWARD ,

Juin 1823 .

Certes, il y a quelque chose de bizarre et de merveilleux


dans le talent de cet homme, qui dispose de son lecteur
comme le vent dispose d'une feuille ; qui le promène à son
gré dans tous les lieux et dans tous les temps ; lui dévoile,
en se jouant, le plus secret repli du cœur, comme le plus
mystérieux phénomène de la nature, comme la page la
plus obscure de l'histoire ; dont l'imagination domine et
caresse toutes les imaginations, revêt avec la même éton
nante vérité le haillon du mendiant et la robe du roi, prend
toutes les allures , adopte tous les vêtements, parle tous les
langages ; laisse à la physionomie des siècles ce que la sa.
gesse de Dieu a mis d'immuable et d'éternel dans leurs
traits , et ce que les folies des hommes y ont jeté de variable
et de passager ; ne force pas, ainsi que certains romanciers
ignorants, les personnages des jours passés à s'enluminer
de notre fard, å se frotter de notre vernis ; mais contraint,
par son pouvoir magique, les lecteurs contemporains à re
prendre , du moins pour quelques heures, l'esprit, aujour
d'hui si dédaigné, des vieux temps , comme un sage et adroit
conseiller qui invite des fils ingrats å revenir chez leur père.
L'habile magicien veut cependant avant tout être exact . Il
ne refuse à sa plume aucune vérité, pas même celle qui
naît de la peinture de l'erreur, cette fille des hommes qu'on
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 299

pourrait croire immortelle si son humeur capricieuse et


changeante ne rassurait sur son éternité. Peu d'historiens
sont aussi fidèles que ce romancier . On sent qu'il a voulu
que ses portraits fussent des tableaux et ses tableaux des
portraits . Il nous peint nos devanciers avec leurs passions,
leurs vices et leurs crimes, mais de sorte que l'instabilité
des superstitions et l'impiété du fanatisme n'en fassent que
mieux ressortir la pérennité de la religion et la sainteté des
croyances . Nous aimons d'ailleurs à retrouver nos ancêtres
avec leurs préjugés, souvent si nobles et si salutaires, comme
avec leurs beaux panaches et leurs bonnes cuirasses .
Walter Scott a su puiser aux sources de la nature et de
la vérité un genre inconnu, qui est nouveau parce qu'il se
fait aussi ancien qu'il le veut . Walter Scott allie à la minu
tieuse exactitude des chroniques la majestueuse grandeur
de l'histoire et l'intérêt pressant du roman ; génie puissant
et curieux qui devine le passé; pinceau vrai qui trace un
portrait fidèle d'après une ombre confuse, et nous force å
reconnaître même ce que nous n'avons pas vu ; esprit
flexible et solide qui s'empreint du cachet particulier de
chaque siècle et de chaque pays , comme une cire molle, et
conserve cette empreinte pour la postérité comme un bronze
indélébile .
Peu d’écrivains ont aussi bien rempli que Walter Scott
les devoirs du romancier relativement à son art et à son
siècle ; car ce serait une erreur presque coupable dans
l'homme de lettres que de se croire au-dessus de l'intérêt
général et des besoins nationaux, d'exempter son esprit de
toute action sur les contemporains, et d'isoler sa vie égoiste
de la grande vie du corps social. Et qui donc se dévouera ,
si ce n'est le poëte ? Quelle voix s'élèvera dans l'orage, si
ce n'est celle de la lyre qui peut le calmer ? Et qui bravera
les haines de l'anarchie et les dédains du despotisme, sinon
celui auquel la sagessé antique attribuait le pouvoir de ré
300 LITTÉRATURE
concilier les peuples et les rois , et auquel la sagesse mo.
derne å donné celui de les diviser ?
Ce n'est donc point å de doucereuses galanteries , å de
mesquines intrigues , à de sales aventures, que Walter Scott
voue son talent. Averti par l'instinct de sa gloire, il a senti
qu'il fallait quelque chose de plus à une génération qui
vient d'écrire de son sang et de ses larmes la page la plus
extraordinaire de toutes les histoires humaines . Les temps
qui ont immédiatement précédé et immédiatement suivi
notre convulsive révolution étaient de ces époques d'affais
sement que le fiévreux éprouve avant et après ses accès.
Alors les livres les plus platement atroces, les plus stupi
dement impies, les plus monstrueusement obscènes, étaient
avidement dévorés par une société malade, dont les goûts
dépravés et les facultés engourdies eussent rejeté tout ali
mert savoureux ou salutaire . C'est ce qui explique ces
triomphes scandaleux décernés alors par les plébéiens des
salons et les patriciens des échoppes à des écrivains ineptes
ou graveleux , que nous dédaignerons de nommer, lesquels
en sont réduits aujourd'hui à mendier l'applaudissement
des laquais et le rire des prostituées. Maintenant la popu
larité n'est plus distribuée par la populace , elle vient de
la seule source qui puisse lui imprimer un caractère d'im
mortalité ainsi que d'universalité, du suffrage de ce petit
nombre d'esprits délicats, d'âmes exaltées et de têtes sé
rieuses qui représentent moralement les peuples civilisés .
C'est celle- là que Scott a obtenue en emprunlant aux an
nales des nations des compositions faites pour toutes les
nations , en puisant dans les fastes des siècles des livres
écrits pour tous les siècles . Nul romancier n'a caché plus
d'enseignement sous plus de charme, plus de vérité sous
la fiction . Il y a une alliance visible entre la forme qui lui
est propre et toutes les formes littéraires du passé et de
l'avenir, et l'on pourrait considérer les romans épiques de
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 301
19 Scott comme une transition de la littérature actuelle aux
romans grandioses, aux grandes épopées en vers ou en prose
que notre ère poétique nous promet et nous donnera .
Quelle doit être l'intention du romancier ? c'est d'expri
mer dans une ſable intéressante une vérité utile. Et une
! fois cette idée fondamentale choisie, cette action explica
tive inventée, l'auteur ne doit-il pas chercher, pour la dé.
velopper, un mode d'explication qui rende son roman sem.
blable à la vie, l'imitation pareille au modèle ? et la vie
n'est-elle pas un drame bizarre ou se mêlent le bon et le
mauvais , le beau et le laid , le haut et le bas, loi dont le
pouvoir n’expire que hors de la création ? Faudra - t-il donc
se borner à composer, comme certains peintres flamands,
des tableaux entièrement ténébreux , ou , comme les Chi
nois, des tableaux tout lumineux , quand la nature montre
partout la lutle de l'ombre et de la lumière ? Or les ro
5
manciers, avant Walter Scott , avaient adopté généralement
deux méthodes de composition contraires ; toutes deux vi
cieuses , précisément parce qu'elles sont contraires. Les
uns donnaient à leur ouvrage la forme d'une narration di
visée arbitrairement en chapitres, sans qu'on devinât trop
pourquoi, ou niême uniquement pour délasser l'esprit du
lecteur, comme l'avoue assez naïvement le titre de Descanso
(repos) , placé par un vieil auteur espagnol en tête de ses
chapitres (1 ) . Les autres déroulaient leur ſable dans une
série de lettres qu’on supposait écrites par les divers ac
teurs du roman . Dans la narration , les personnages dispa
raissent, l'auteur seul se montre toujours ; dans les lettres,
l'auteur s'éclipse pour ne laisser jamais voir que ses per
sonnages . Le romancier parrateur ne peut donner place au
dialogue naturel , à l'action véritable ; il faut qu'il leur sub
stitue un certain mouvement monotone de style, qui est

(1) Marcos Obregon de la Ronda.


44
302 LITTÉRATURE

comme un moule, ou les événements les plus divers pren


nent la même forme, et sous lequel les créations les plus
élevées , les inventions les plus profondes s'effacént, de
même que les aspérités d'un champ s'aplanissent sous le
rouleau . Dans le roman par lettres, la mémè monotonie
provient d'une autre cause. Chaque personnage arrive å
son tour avec son épitre , à la manière de ces acteurs fo
rains qui , ne pouvant paraître que l'un après l'autre, et
n'ayant pas la permission de parler sur leurs tréteaux, se
présentent successivement, portant uu-dessus de leur tête
un grand écriteau sur lequel le public lit leur rôle . On
peut encore comparer le roman par lettres à ces laborieuses
conversations de sourds -muets qui s'écrivent réciproque
ment ce qu'ils ont à se dire, de sorte que leur colère ou
leur joie est tenue d'avoir sans cesse la plume à la main
et l'écritoire en poche. Or, je le demande, que devient l'a .
propos d'un tendre reproche qu'il faut porter à la poste ?
et l'explosion fougueuse des passions n'est-elle pas un peu
gênée entre le préambule obligé et la formule polie qui
sont l'avant-garde et l'arrière- garde de toute lettre écrite
par un homme bien né ? Croit -on que le cortège des com
pliments, le bagage des civilités accélèrent la progression
de l'intérêt et pressent la marche de l'action ? Ne doit -out
pas enfin supposer quelque vice radical et insurmontable
dans un genre de composition qui a pu refroidir parfois
l'éloquence même de Rousseau ?
Supposons donc qu'au román narratif, où il semble qu'on
ait songé à tout, excepté à l'intérêt, en adoptant l'absurde
usage de faire précéder chaque chapitre d'un sommaire ,
souvent très -détaillé, qui est comme le récit du récit, sup
posons qu'au roman épistolaire , dont la forme même in
terdit toute véhémence et toute rapidité, un esprit créateur
substitue le roman dramatique, dans lequel l'action imagi
naire se déroule en tableaux vrais et variés, comme se dé
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 303

roulent les événements réels de la vie ; qui ne connaisse


d'autre division que celle des différentes scènes à dévelop
per ; qui , enfin , soit un long drame , ou les descriptions
suppléeraient aux décorations et aux costumes , où les per
sonnages pourraient se peindre par eux -mêmes , et repré
senter, par leurs chocs divers et multipliés, toutes les for
mes de l'idée unique de l'ouvrage. Vous trouverez, dans ce
genre nouveau , les avantages réunis des deux genres an
ciens, sans leurs inconvénients . Ayant à votre disposition
les ressorts piltoresqués , et en quelque façon magiques du
drame, vous pourrez laisser derrière la scène ces mille
détails oiseux et transitoires que le simple narrateur, obligé
de suivre ses acteurs pas à pas comme des enfants aux lia
sières , doit exposer longuement s'il veut être clair; et vous
pourrez profiter de ces traits profonds et soudains, plus
féconds en méditation que des pages entières, que fait
jaillir le mouvement d'une scène, mais qu'exclut la rapi
dité d'un récit .
- Après le roman pittoresque mais prosaïque de Walter
Scott, il restera un autre roman à créer, plus beau et plus
complet encore selon nous. C'est le roman , à la fois drame
et épopée, pittoresque mais poétique, réel mais idéal , vrai
mais grand , qui enchâssera Walter Scolt dans Homère .
Comme tout créateur , Walter Scott a été assailli jusqu'à
présent par d'inextinguibles critiques . Il faut que celui
qui défriche un marais se résigne å entendre les grenouilles
croasser autour de lui .
Quant à nous , nous remplissons un devoir de conscience
en plaçant Walter Scott très -haut parmi les romanciers,
et en particulier Quentin Durward très -haut parmi les
romans . Quentin Durward est un beau livre . Il est difficile
de voir un roman mieux tissu , et des effets moraux mieux
attachés aux effets dramatiques.
L'auteur a voulu montrer , ce nous semble, combien la
304 LITTÉRATURE

loyauté, même dans un être obscur , jeune et pauvre, arrive


plus sûrement son but que la perfidie, fût - elle aidée de
toutes les ressources du pouvoir, de la richesse et de l'ex
périence. Il a chargé du premier de ces rôles son Ecossais
Quentin Durward , orphelin jeté au milieu des écueils les
plus multipliés , des piéges les mieux préparés, sans autre
boussole qu'un amour presque insensé ; mais c'est souvent
quand il ressemble à une folie que l'amour est une vertu .
Le second est confié à Louis XI , roi plus adroit que le plus
adroit courtisan , vieux renard armé des ongles du lion,
puissant et fin , servi dans l'ombre comme au jour, inces
samment couvert de ses gardes comme d'un bouclier et
accompagné de ses bourreaux comme d'une épée . Ces deux
personnages si différents réagissent l'un sur l'autre de
manière à exprimer l'idée fondamentale avec une vérité
singulièrement frappante. C'est en obéissant fidèlement au
roi que le loyal Quentin sert , sans le savoir, ses propres
intérêts, tandis que les projets de Louis XI , dont Quentin
devait être à la fois l'instrument et la victime , tournent
en même temps à la confusion du rusé vieillard et à l'avan
tage du simple jeune homme.
Un examen superficiel pourrait faire croire d'abord que
l'intention première du poëte est dans le contraste histo
rique, peint avec tant de talent, du roi de France , Louis
de Valois, et du duc de Bourgogne, Charles le Téméraire.
Ce bel épisode est peut- être, en effet, un défaut dans la
composition de l'ouvrage, en ce qu'il rivalise d'intérêt avec
le sujet lui-même ; mais celte faute , si elle existe, n'ôte
rien à ce que présente d'imposant et de comique tout en
semble cette opposition de deux princes, dont l'un , des
pote souple et ambitieux, méprise l'autre, tyran dur et
belliqueux, qui le dédaignerait s'il l'osait. Tous deux se
haïssent ; mais Louis brave la haine de Charles parce
qu'elle est rude et sauvage, Charles craint la haine de
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 305
Louis parce qu'elle est caressante. Le duc de Bourgogne,
au milieu de sou camp et de ses Etats, s'inquiète prės du
roi de France, sans défense, comme le linier dans le voi
sinage du chat. La cruauté du duc naît de ses passions ,
celle du roi vient de son caractère. Le Bourguignon est
loyal parce qu'il est violent : il n'a jamais songé à cacher
ses mauvaises actions ; il n'a point de remords , car il a
oublié ses crimes comme ses colères. Louis est supersti
tieux , peut - être parce qu'il est hypocrite; la religion ne
suffit pas à celui que sa conscience tourmente et qui ne
veut pas se repentir ; mais il a beau croire à d'impuissantes
expiations, la mémoire du mal qu'il a fait vit sans cesse en
lui près de la pensée du mal qu'il va faire, parce qu'on se
rappelle toujours ce qu'on a médité longtemps, et qu'il faut
bien yue le crime, lorsqu'il a été un désir et une espérance,
devienne aussi un souvenir. Les deux princes sont dévots ;
mais Charles jure par son épée avant de jurer par Dieu,
tandis que Louis tâche de gagner les saints par des dons
d'argent ou des charges de cour, mêle de la diplomatie å
sa prière et intrigue même avec le ciel . En cas de guerre ,
Louis en examine encore le danger que Charles se repose
déjà de la victoire. La politique du Ténéraire est toute dans
son bras , mais l'æil du roi atteint plus loin que le bras du
duc . Enfin , Walter Scott prouve , en mellant en jeu les
deux rivaux , combien la prudence est plus forte que l'au
dace, et comment celui qui paraît ne rien craindre a peur
de celui qui semble tout redouter.
Avec quel art l'illustre écrivain nous peint le roi de
France se présentant , par un raffinement de fourberie,
chez son beau cousip de Bourgogne, et lui demandant
l'hospitalité au moment où l'orgueilleux vassal va lui ap
porter la guerre ! Et quoi de plus dramatique que la nou
velle d'une révolte fomentée dans les Etats du duc par
les agents du roi, tombant comme la foudre entre les
44.
306 LITTÉRATURE
denx princès à l'instant ou la même table les réunit! Ainsi
la fraude est déjouée par la fraude, et c'est le prudent
Louis qui s'est lui -même livré sans défense à la ven.
geance d'un ennemi justement irrité . L'histoire dit bien
quelque chose de tout cela ; mais ici j'aime mieux croire
au roman qu'à l'histoire, parce que je préfère la vérité
morale à la vérité historique. Une scène plus remarqua.
ble encore peut-être, c'est celle où les deux princes , que
les conseils les plus sages n'ont encore pu rapprocher, se
réconcilient par un acte de cruauté que l'un imagine et
que l'autre exécute . Pour la première fois ils rient en
semble de cordialité et de plaisir ; et ce rire excité par un
supplice efface pour un moment leur discorde . Cette
idée terrible ſait frissonner d'admiration .
Nous avons entendu critiquer, commé hideusé et ré
voltante, la peinture de l'orgie . C'est , à notre avis, un
des plus beaux chapitres de ce livre . Walter Scott , ayant
entrepris de peindre ce fameux brigand surnommé le
Sanglier des Ardennes , aurait manqué son tableau s'il
n'eût excité l'horreur. Il faut toujours entrer franche
ment dans une donnée dramatique, et chercher en tout
le fond des choses . L'émotion et l'intérêt ne se trouvent
que là . Il n'appartient qu'aux esprits timides de capituler
avec une conception forte et de reculer dans la voie qu'ils
se sont tracée.
Nous justifierons , d'après le même principe, deuž au
tres passages qui ne nous paraissent pas moins dignes de
méditation et de louange. Le premier est l'exécution de
ce Hayraddin, personnage singulier dont l'auteur aurait
peut être pu tirer encore plus de parti. Le second est le
chapitre où le roi Louis XI , arrêté par ordre du duc de
Bourgogne, fait préparer dans sa prison , par Tristan
l'Hermile , le châtiment de l'astrologue qui l'a trompé.
C'est une idée étrangement belle que de nóús faire voir
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 307
ce roi cruel , trouvant encore dans son cachot assez d'es
pace pour sa vengeance, réclamant des bourreaux pour
derniers serviteurs, et éprouvant ce qui lui reste d'autorité
par l'ordre d'un supplice.
Nous pourrions multiplier ces observations et tåcher
de faire voir en quoi le nouveau drame de sir Walter
Scott nous semble déſectueux, particulièrement daus le
dénoûment; mais le romancier aurait sans doute pour
se justifier des raisons beaucoup meilleures que nous
n'en aurions pour l'attaquer, et ce n'est point contre
un si formidable champion que nous essayerions avec
avantage nos faibles armes . Nous nous bornerons i lui
faire observer que le mot placé par lui dans la bouche
du fou du duc de Bourgogne sur l'arrivée du roi Louis XI
à Péronne appartient au fou de François ler, qui le pro
nonçalors du passage de Charles -Quint en France ,
en 1535. L'immortalité de ce pauvre Triboulet ne tient
qu'à ce mot , il faut le lui laisser . Nous croyons égale
ment que l'expedient ingénieux qu'emploie l'astrologue
Galeotti pour échapper à Louis XI avait déjà été imaginé
quelque mille ans auparavant par un philosophe que vou
lait mettre à mort Denys de Syracuse . Nous n'altachons
pas à ces remarques plus d'importance qu'elles n'en mé
ritent ; un romancier n'est pas un chroniqueur. Nous
sommes étonné seulement que le roi adresse la parole,
dans le conseil de Bourgogne, à des chevaliers du Saint
Esprit, cet ordre n'ayant été fondé qu'un siècle plus tard
par Henri III . Nous croyons même que l'ordre de Saint
Michel, dont le noble auteur décore son brave lord Craw
ford , ne fut institué par Louis XI qu'après sa captivité.
Que sir Walter Scott nous permette ces petites chicanes
chronologiques. En remportant un léger triomphe de pé
dant sur un aussi illustre antiquaire, nous ne pouvons
nous défendre de cette innocente joie qui transportait son
308 LITTÉRATURE

Quentin Durward lorsqu'il eut désarçonné le duc d'Or


léans et tenu têle à Dunois, et nous serions tenté de lui
demander pardon de notre victoire, comme Charles-Quint
au pape : Sanctissime puter, indulge victori.

SUR L'ABBÉ DE LAMENNAIS,

A PROPOS DE L'ESSAI SUR LINDIFFÉRENCE


EN MATIÈRE DE RELIGION .

Juillet 1823.

Serait- il vrai qu'il existe dans la destinée des nations


in moment où les mouvements du corps social sem
lent ne plus être que les dernières convulsions d'un
yourant ? Serait-il vrai qu'on puisse voir la lumière dis
paraitre peu à peu de l'intelligence des peuples , ainsi
qu'on voit s'effacer graduellement dans le ciel le crépus
cule du soir ? Alors , disent des voix prophétiques, le bien
et le mal , la vie et la mort, l'être et le néant , sont en
présence ; et les hommes errent de l'un à l'autre, comme
s'ils avaient à choisir. L'action de la société n'est plus
une action , c'est un tressaillement faible et violent à la
fois comme une secousse de l'agonie. Les développements
de l'esprit humain s'arrêtent, ses révolutions commencent.
Le fleuve de féconde plus , il engloutit ; le flambeau n'é
claire plus , il consume. La pensée, la liberté, ces facultés
divines, concédées par la toute-puissance divine à l'asso
ciation humaine, font place à l'orgueil, à la révolte, a
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 309

l'instinct individuel . A la prévoyance sociale succède cette


profonde cécité animale à laquelle il n'a pas été donné de
distinguer les approches de la mort. Bientôt , en effet,
la rébellion des membres arnène le déchirement du corps,
que suivra la dissolution du cadavre. La lutte des intérêts
passagers remplace l'accord des croyances éternelles. Quel
que chose de la brute s'éveille dans l'homme, et frater
nise avec son âme dégradée ; il abdique le ciel , et végėte
au-dessous de sa destinée . Alors deux camps se tracent
dans la nation . La société n'est plus qu'une mêlée opi
niâtre dans une nuit profonde, où ne brille d'autre lu
mière que l'éclair des glaives qui se heurtent et l'étincelle
des armures qui se brisent . Le soleil se lèverait en vain
sur ces malheureux pour leur faire reconnaître qu'ils
sont frères ; acharnés à leur @uvre sanglante, ils ne le
verraient pas . La poussière de leur combat les aveugle.
Alors, pour emprunter l'expression solennelle de Bos.
suet, un peuple cesse d'être un peuple . Les événements
qui se précipitent avec une rapidité toujours croissante
s'imprègnent de plus en plus d'un sombre caractère de
providence et de fatalité, et le petit nombre d'hommes
simples, restés fidèles aux prédictions antiques, regardent
avec terreur si des signes ne se manifestent pas dans les
cieux .
Espérons que nos vieilles monarchies n'en sont point
encore lå . On conserve quelque espoir de guérison tant
que le malade ne repousse pas le médecin , et l'enthou
siasme avide qu'éveillent les premiers chants de poésie
religieuse que ce siècle a entendus prouve qu'il y a en
core une âme dans la société.
C'est å fortifier ce souffle divin , å ranimer cette
flamme céleste , que tendent aujourd'hui tous les esprits
vraiment supérieurs . Chacun apporte son étincelle au
foyer commun, et, grâce à leur généreuse activité, l'asc
310 LITTERATURE

difice social peut se reconstruire rapidement, comme ces


magiques palais des contes arabes , qu'une légion de génies
achevait dans une nuit. Aussi trouvons-nous des médita
tions dans nos écrivains , et des inspirations dans nos
poëtes . Il s'élève de toutes parts une génération sérieuse
et douce , pleine de souvenirs et d'espérances . Elle rede
mande son avenir aux prétendus philosophes du dernier
siècle, qui voudraient lui faire recommencer leur passé.
Elle est pure, et par conséquent indulgente, même pour
Ces vieux et effrontés coupables qui osent réclamer son
admiration ; mais son pardon pour les criminels n'exclut
pas sou horreur pour les crimes. Elle ne veut pas baser
son existence sur des abîmes , sur l'athéisme et sur l'anar
chie ; elle répudie l'héritage de mort dont la Révolution
la poursuit; elle revient à la religion , parce que la jeu
nesse ne renonce pas volontairement à la vie ; c'est pour
quoi elle exige du poële plus que les générations antiques
n'en ont reçu . Il ne donnait au peuple que des lois, elle
lui demande des croyances .
Un des écrivains qui ont le plus puissamment contri
bué à éveiller parmi nous celle soif d'émotions religieu
ses , un de ceux qui savent le mieux l'étancher, c'est sans
contredit M. l'abbé F. de Lamennais . Parvenu , dès ses
premiers pas , au sommet de l'illustration littéraire , ce
prêtre vénérable semble n'avoir rencontré la gloire hu
maine qu'en passant. Il va plus loin . L'époque de l'appa
rition de l'Essai sur l'indifférence sera une des dates de
ce siècle . Il faut qu'il y ait un mystère bien étrange dans
çe livre que nul ne peut lire sans espérance ou sans ter
reur, comme s'il cachait quelque haute révélation de notre
destinée. Tour à tour majestueux et passionné, simple et
magnifique , grave et véhément, profond et sublime, l'é.
crivain s'adresse au cæur par toutes les tendresses, à
l'esprit par tous les artifices, à l'âme par tous les enthou
ET PHILOSOPHIE MÉLÊES . 311
siasmes . Il éclaire comme Pascal , il brûle comme Roys
seau , il foudroie comme Bossuet. Sa pensée laisse tou
jours dans les esprits trace de son passage ; elle abat tous
ceux qu'elle ne relève pas . Il faut qu'elle console, i moins
qu'elle ne désespére . Elle flétrit tout ce qui ne peut fruc
tifier. Il n'y a point d'opinion mixte şur un pareil ou
vrage ; on l'attaque comme un ennemi ou on le déſend
comme un sauveur. Chose frappante ! ce livre était un be
soin de notre époque, et la mode s'est mêlée de son suc
cės ! C'est la première fois sans doute que la mode aura
été du parti de l'éternité. Tout en dévorant cet écrit, on
a adressé à l'auteur une foule de reproches que chacun
en particulier aurait dû adresser å sa conscience. Tous
ces vices qu'il voulait bannir du cæur humain ont criė
comme les vendeurs chassés du temple. On a craint que
l'âme ne reståt vide lorsqu'il en aurait expulsé les pas
sions . Nous avons entendu dire que ce livre austère at
tristait sa vie, que ce prêtre morose arrachait les fleurs
du sentier de l'homme. D'accord . Mais les fleurs qu'il
arrache sont celles qui cachaient l'abîme.
Cet ouvrage a encore produit un autre phénomène,
bien remarquable de nos jours ; c'est la discussion pu
blique d'une question de théologie. Et ce qu'il y a de
singulier, et ce qu'on doit attribuer à l'intérêt extraor
dinaire excité par l'Essai, la frivolité des gens du monde
et la préoccupation des hommes d'Etat ont disparu un in
stant devant un débat scolastique et religieux . On a cru
voir un moment la Sorbonne renaître entre les deux
Chambres .
M , de Lamennais, aidé dans sa force par la force
d'en haut, a accoutumé ses lecteurs à le voir porter,
sans perdre haleine, d'un bout å l'autre de son immense
composition , le fardeau d'une idée fondamentale, vaste
et unique. Partout se révèle en lui la possession d'une
312 LITTÉRATURE

grande pensée. Il la développe dans toutes ses parties,


l'illumine dans tous ses détails , l'explique dans tous ses
mystères , la critique dans tous ses résultats . Il remonte
à toutes les causes comme il redescend à toutes les con
séquences.
Un des bienfaits de ces sortes d'ouvrages, c'est qu'ils
dégoûtent profondément de tout ce qu'ont écrit de dé
risoire et d'ironique les chefs de la secte incrédule.
Quand une fois on est monté si haut, on ne peut plus
redescendre aussi bas. Dės qu'on a respiré l'air et vu la
lumière, on ne saurait rentrer dans ces ténèbres et dans
ce vide . On est saisi d'une inexprimable compassion en
voyant des hommes épuiser leur souffle d'un jour å
forger ou å éteindre Dieu . On est tenté de croire que
l'athée est un être à part, organisé à sa façon, et qu'il
a raison de réclamer sa place parmi les lètes ; car on
ne conçoit rien à la révolte de l'intelligence contre l'in
telligence . Et puis , n'est- ce pas une étrange société que
celle de ces individus ayant chacun un créateur de leur
création, une foi selon leur opinion , disposant de l'é
ternité pendant que le temps les emporte , et cherchant
à réaliser cette multiplex relligio, mot monstrueux trouvé
par un païen ? On dirait le chaos a la poursuite du néant.
Tandis que l'âme du chrétien , pareille å la llamme tour.
mentée en vain par les caprices de l'air, se relève inces
samment vers le ciel , l'esprit de ces infidèles est comme
le nuage qui change de forme et de roule selon le vent
qui le pousse . Et l'on rit de les voir juger les choses éter
nelles du haut de la philosophie humaine, ainsi que des
malheureux qui graviraient péniblement au sommet d'une
montagne pour mieux examiner les étoiles.
Ceux qui apportent aux nations enivrées par tant de
poisons la véritable nourriture de vie et d'intelligence,
doivent se confier en la sainteté de leur entreprise. Tốt
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 313

ou tard , les peuples désabusés se pressent autour d'eux,


et leur disent comme Jean à Jésus : Ad quem ibimus ?
verba vitæ æternæ habes . « A qui irons-nous ? vous avez
les paroles de la vie élernelle . ;)

SUR LORD BYRON

A PROPOS DE SA MORT .

Nous sommes en juin 1824. Lord Byron vient de


mourir.
O nous demande notre pensée sur lord Byron , et
sur rord Byron mort. Qu'importe notre pensée? A quoi
bon l'écrire, à moins qu'on ne suppose qu'il est impos
sible à qui que ce soit de ne pas dire quelques paroles
dignes d'être recueillies en présence d'un aussi grand
poële et d'un aussi grand événement ? A en croire les
ingénieuses fables de l'Orient, une larme devient perle
en tombant dans la mer .
Dans l'existence particulière que nous a faite le goût
des lettres , dans la région paisible où nous a placé l'a
mour de l'indépendance et de la poésie, la mort de By
ron a dù nous frapper, en quelque sorte, comme une ca
lamité domestique. Elle a été pour vous un de ces malheurs
qui touchent de près . L'homine qui a dévoué ses jours au
culte des lettres sent le cercle de sa vie physique se res .
serrer autour de lui , en même temps que la sphère de son
existence intellectuelle s'agrandit. Un petit nombre d'ètres
chers'occupent les tendresses de son cour, tandis que
T14 45
314 LITTERATURE

tous les poëtes , morts et contemporains , étrangers et


compatriotes , s'emparent des affections de son âme. La
nalure lui avait donné une famille, la poésie lui en crée
une seconde. Ses sympathies, que si peu d'ètres éveillent
auprès de lui , s'en vont chercher, à travers le tourbillon
des relations sociales , au delà des temps , au delà des es
paces , quelques hommes qu'il comprend et dont il se sent
digne d'être compris. Tandis que, dans la rotation mo
nolone des habitudes et des affaires, la foule des indiffé
rents le froisse et le heurte sans émouvoir son attention,
il s'établit, entre lui et ces hommes épars que son pen
chant a choisis, d'intimes rapports et des communications,
pour ainsi dire, électriques. Une douce communauté de
pensées l'attache, comme un lien invisible et indissoluble,
* ces êtres d'élite , isolés dans leur monde ainsi qu'il l'est
dans le sien ; de sorte que , lorsque par hasard il vient à
rencontrer l'un d'entre eux, un regard leur suffit pour se
révéler l'un à l'autre; une parole, pour pénétrer mutuele
lement le fond de leurs âmes et en reconnaitre l'équilibre ;
et , au bout de quelques instants, ces deux étrangers sont
ensemble comme deux frères nourris du même lait,
comme deux amis éprouvés par la même infortune.
Qu'il nous soit permis de le dire, et, s'il le faut, de
nous en glorifier, une sympathie du genre de celle que
nous venons d'expliquer nous entraînait vers Byron . Ce
n'était pas certainement l'attrait que le génie inspire au
génie ; c'était du moins un sentiment sincère d'admira
tion, d'enthousiasme et de reconnaissance; car on doit
de la reconnaissance aux hommes dont les @uvres et
les actions font baitre noblement le creur . Quand on
uous a annoncé la mort de ce poële, il nous a semblé
qu'on nous enlevait une part de notre avenir. Nous
n'avons renoncé qu'avec amertume å jamais nouer avec
Byron une de ces poétiques amitiés qu'il nous est si doux
ET PIILOSOPHIE MELÉES. 315
et si glorieux d'entretenir avec la plupart des principaux
esprits de notre époque, et nous lui avons adressé ce beau
vers dont un poële de son école saluait l'ombre généreuse
d'André Chénier :

Adieu donc, jeune ami, que je n'ai pas connu.

Puisque nous venons de laisser échapper un mot sur


l'école particuliéra de lord Byron, il ne sera peut-être pas
hors de propos d'examiner ici quelle place elle occupe dans
l'ensemble de la littérature actuelle, que l'on altaque comme
si elle pouvait être vaincue, que l'on calomnie comme si
elle pouvait être condamnée. Des esprits faux, habiles å
déplacer toutes les questions, cherchent à accréditer parmi
nous une erreur bien singulière. Ils ont imaginé que la
société présente était exprimée en France par deux littéra
tures absolument opposées; c'est -à -dire que le même arbre
portait naturellement à la fois deux fruits d'espèce con
traire , que la même cause produisait simultanément deux
effets incompatibles. Mais ces ennemis des innovations ne
se sont pas même aperçus qu'ils créaient là une logique
toute nouvelle. Ils continuent chaque jour de traiter la lit
térature qu'ils nomment classique comme si elle vivait en
core, et celle qu'ils appellent romantique comme si elle
allait périr. Ces docies rhéteurs, qui vont proposant sans
Cesse de changer ce qui existe contre ce qui a existė, nous
rappellent involontairement le Roland fou de l'Arioste qui
prie gravement un passant d'accepter une jument morte
en échange d'un cheval vivant. Roland, il est vrai, convient
que sa jument est morie, tout en ajoutant que c'est là son
seul défaut. Mais les Rolands du prétendu genre classique
ne sont pas encore à celle hauteur, en fait de jugement
ou de bonne foi . Il faut donc leur arracher ce qu'ils ne
veulent pas accorder, el leur déclarer qu'il n'existe aujour
d'hui qu'une littérature comme il n'existe qu'une société;
316 LITTÉRATURE

que les littératures antérieures , tout en laissant des monu


ments immortels , ont dù disparaitre et ont disparu avec
les générations dont elles ont exprimé les habitudes sociales
et les émotions politiques . Le génie de notre époque peut
être aussi beau que celui des époques les plus illustres, il
ne peut être le même ; et il ne dépend pas plus des écri.
vains contemporains de ressusciter une littérature (1 ) pas.
sée, qu'il ne dépend du jardinier de faire reverdir les feuilles
de l'automne sur les rameaux du printemps .
Qu'on ne s'y trompe pas : c'est en vain surtout qu'un
petit nombre de petits esprits essayent de ramener les idées
générales vers le désolant systėme littéraire du dernier
siècle . Ce terrain , naturellement aride , est depuis long.
temps desséché . D'ailleurs, on ne recommence pas les ma .
drigaux de Dorat après les guillotines de Robespierre, et
ce n'est pas au siècle de Bonaparte qu'on peut continuer
Voltaire . La littérature réelle de notre âge , celle dont les
auteurs sont proscrits à la façon d'Aristide ; celle qui , répu
diée partoutes les plumes , est adoptée par toutes les lyres;
celle qui, malgré une persécution vaste et calculée, voit
tous les talents éclore dans sa sphère orageuse , comme ces
fleurs qui ne croissent qu'en des lieux battus des vents ;
celle , enfin , qui , réprouvée par ceux qui décident sans mé
diter, est défendue par ceux qui pensent avec leur âme,
jugent avec leur esprit et sentent avec leur cour ; cette
littérature n'a point l'allure molle et effrontée de la muse
qui chanta le cardinal Dubois , latta la Pompadour et ou
tragea notre Jeanne d'Arc . Elle n'interroge ni le creuset
de l'athée, ni le scalpel du matérialiste. Elle n'emprunte

( 1) Il ne faut pas perdre de vue, en lisant ceci, que , par les


mols littérature d'un siècle , on doit entendre non-seulement
l'ensemble des ouvrages produits durant ce siècle, mais encore
l'ordre général d'idées et de sentiments qui - plus souvent à
l'insu des auteurs mêmes a présidé à leur composition.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 317
pas au sceptique cette balance de plomb dont l'intérêt seul
rompt l'équilibre . Elle n'enfante pas dans les orgies des
chants pour les massacres . Elle ne connait ni l'adulation ,
ni l'injure . Elle ne prête point de séductions au mensonge .
Elle n'enlève point leur charme aux illusions . Etrangère å
tout ce qui n'est pas son but véritable , elle puise la poésie
aux sources de la vérité . Son imagination se féconde par
la croyance. Elle suit les progrès du temps , mais d'un pas
grave et mesuré . Son caractère est sérieux , sa voix est mé
lodieuse et sonore. Elle est , en un mot , ce que doit être la
commune pensée d'une grande nation aprés de grandes ca
lamités : triste , fière et religieuse. Quand il le faut, elle
n'hésite pas à se mêler aux discordes publiques pour les
juger ou pour les apaiser. Car nous ne sommes plus au
temps des chansons bucoliques, et ce n'est pas la muse du
dix -neuvième siècle qui peut dire :
Non me agitant populi fasces, aut purpura regum .

Cette littérature cependant, comme toutes les choses de


l'humanité , présente, dans son unité même, son côté som
bre et son côté consolant. Deux écoles se sont formées dans
son sein , qui représentent la double situation ou nos mal.
heurs politiques ont respectivement laissé les esprits : la
résignation et le désespoir . Toutes deux reconnaissent ce
qu'une philosophie moqueuse avait nié, l'éternité de Dieu ,
l'âme immortelle, les vérités primordiales et les vérités
révélées ; mais celle-ci pour adorer, celle- là pour maudire.
L'une voit tout du haut du ciel , l'autre du fond de l'enſer.
La première place au berceau de l'homme un ange qu'il
retrouve encore assis au chevet de son lit de mort ; l'autre
environne ses pas de déinons , de fantômes et d'apparitions
sinistres . La première lui dit de se confier, parce qu'il n'est
jai seul; la seconde l’elf en l'isolant sans cesse.
Toutes deux possédent également l'art d'esquisser des scènes
45.
318 LITTERATURE
gracieuses et de crayonner des figures terribles ; mais la
première, attentive å ne jamais briser le cour , donne en
core aux plus sombres tableaux je ne sais quel reflet divin ;
la seconde, toujours soigneuse d'attrister, répand sur les
images les plus riantes comme une lueur infernale. L'une ,
enſin , ressemble à Emmanuel, doux et fort, parcourant son
royaume sur un char de foudre et de lumière ; l'autre est
ce superbe Satan ( 1 ) qui entraina tant d’étoiles dans sa
chute lorsqu'il fut précipité du ciel . Ces deux écoles ju
melles , fondées sur la même base, et nées , pour ainsi dire,
au même berceau , nous paraissent spécialement représen.
tées dans la littérature européenne par deux illustres ge
nies : Chateaubriand et Byron .
Au sortir de nos prodigieuses révolutions, deux ordres
politiques luttaient sur le même sol . Une vieille société
achevait de s'écrouler ; une société nouvelle commençait
à s'élever. Ici des ruines , lå des ébauches. Lord Byron,
dans ses lamentations funèbres, a exprimé les dernières
convulsions de la société expiranie. M. de Chateaubriand,
avec ses inspirations sublimes, a satisfait aux premiers
besoins de la société ranimée. La voix de l'un est comme
l'adien du cygne å l'heure de la mort ; la voix de l'autre
est pareille au chiant du phénix renaissant de sa cendre.
Par la tristesse de son génie, par l'orgueil de son carac
tère, par les tempêtes de sa vie , lord Byron est le type du
genre de poésie dont il a été le poëte . Tous ses ouvrages
sont profondément marqués du sceau de son individualité.
C'est toujours une figure sombre et hautaine que le lecteur
voit passer dans chaque poëme comme à travers un crêpe
de deuil. Sujet quelqueſois , comme tous les penseurs pro

( 1 ) Ce n'est ici qu'un siniple rapport qui ne saurait justifier le


titred'école satanique sous lequel un homme de talent a désigné
l'école de lord Byron .
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 319

fonds, au vague et à l'obscurité, il a des paroles qui son


dent toute une âme, des soupirs qui racontent toute une
existence . Il semble que son cour s'entr'ouvre à chaque
pensée quien jaillit comme un volcan qui vomit des éclairs.
Les douleurs, les joies , les passions, n'ont point pour lui
de mystères , et s'il ne fait voir les objets réels qu'à travers
un voile, il montre å nu les régions idéales . On peut lui
reprocher de négliger absolument l'ordonnance de ses
poëmes ; défaut grave , car un poëme qui manque d'ordon
nance est un édifice sans charpente ou un tableau sans
perspective. Il pousse également trop loin le lyrique dédain
des transitions; et l'on désirerait parfois que ce peintre si
fidèle des émotions intérieures jetât sur les descriptions
physiques des clartés moins fantastiques et des teintes
moins vaporeuses . Son génie ressemble trop souvent å un
promeneur sans but qui rêve en marchant, et qui , absorbé
dans une intuition profonde , ne rapporte qu'une image
confuse des lieux qu'il a parcourus . Quoi qu'il en soit,
même dans ses moins belles æuvres, celte capricieuse ima
gination s'élève à des hauteurs où l'on ne parvient pas
sans des ailes . L'aigle a beau fixer ses yeux sur la terre, il
n'en conserve pas moins le regard sublime dont la portée
s'étend jusqu'au soleil ( 1 ) . On a prétendu que l'auteur de

(1 ) Dans un moment où l'Europe entière rend un éclatant hom


mage au génie de lord Byron, avoué grand homme depuis qu'il
est mort , le lecteur sera curieux de relire ici quelques phrases de
l'article remarquable dont la Revue d'Edimbourg, journal accré
dité, salua l'illustre poëte à son début. C'est d'ailleurs sur ce ton
que certains journaux nous entretiennent chaque matin ou cha
que soir des premiers talents de notre époque.
« La poésie de notre jeune lord est de cette classe que ni les
dieux ni les hommes ne tolèrent . Ses inspirations sont si plates ,
qu'on pourrait les comparer à une eau stagnante. Comme pour
s'excuser, le noble auteur ne cesse de rappeler qu'il est mineur...
Peut- être veut- il nous dire : « Voyez comme un mineur écrit ! »
320 LITTERATURE

Don Juan appartenait , par un côté de son esprit, à l'école


de l'auteur de Candide. Erreur ! il y a une différence pro

Mais, hélas ! nous nous rappelons tous la poésie de Cowley à dix


ans , et celle de Pope à douze . Loin d'apprendre avec surprise
que de mauvais vers ont été écrits par un écolier au sortir du col
lége, nous croyons la chose très-commune, et sur dix écoliers,
neuf penvent en faire autant et mieux que lord Byron .
« Dans le fait, cette seule considération (celle du rang de l'au
teur) nous fait donner une place à lord Byron dans notre jour
nal , outre notre désir de lui conseiller d'abandonner la poésie
pour mieux employer ses talents
« Dans cette intention , nous lui dirons que la rime et le nom
bre des pieds, quand ce nombre serait toujours régulier ne con
stituent pas toute la poésie ; nous voudrions lui persuader qu'un
peu d'esprit et d'imagination sont indispensables, et que, pour être
lu, un poëme a besoin aujourd'hui de quelque pensée ou nouvelle
ou exprimée de façon à paraître telle.
« Lord Byron devrait aussi prendre garde de tenter ce que de
grands poëtes ont tenté avant' lui ; car les comparaisons ne sont
nullement agréables, comme il a pu l'apprendre de son maître
d'écriture .
« Quant à ses imitations de la poésie ossianique, nous nous y
connaissons si peu , que nous risquerions de critiquer du Mac
pherson tout pur en voulant exprimer notre opinion sur les rap
sodies de ce nouvel imitateur .. Tout ce que nous pouvons dire,
c'est qu'elles ressemblent à du Macpherson ; et nous sommes sûr
qu'elles sont tout aussi slupides et ennuyeuses que celles de notre
compatriote .
« Une grande partie du volume est consacrée à immortaliser
les occupations de l'auteur pendant son éducation . Nous sommes
fâché de donner une mauvaise idée de la psalmodie du collége par
la citation de ces stances attiques : .. ( Suit la citation .)
« Mais , quelque jugement qu'on puisse prononcer sur les poé
sies du noble mineur, il nous semble que nous devons les pren
dre comme nous les trouvons et nous en contenter : car ce sont
les dernières que nous recevrons de lui ... Qu'il réussisse ou non,
il est très- peu probable qu'il condescende de nouveau à devenir
auteur. Prenons donc ce qui nous est offert et soyons reconnais
sants. De quel droit ferions-nous les délicats , pauvres diables
que nous sommes ? C'est trop d'honneur pour nous de tant rece
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 321
fonde entre le rire de Byron et le rire de Voltaire. Voltaire
n'avait pas souffert.
Ce serait ici le moment de dire quelque chose de la vie
si tourmentée du noble poële : mais , dans l'incertitude ou
nous sommes sur les causes réelles des malheurs domesti
ques qui avaient aigri son caractére, nous aimons mieux
nous taire, de peur que notre plume ne s'égare malgré
nous . Ne connaissant lord Byron que d'après ses poëmes,
il nous est doux de lui supposer une vie selon son âme et
son génie. Comme tous les hommes supérieurs, il a certai
nement été en proie à la calomnie . Nous n'attribuons qu'à
elle les bruits injurieux qui ont si longtemps accompagné
l'illustre nom du poëte . D'ailleurs, celle que ses torts ont
offensée les a sans doute oubliés la première en présence
de sa mort. Nous espérons qu'elle lui a pardonné ; car nous
sommes de ceux qui ne pensent pas que la haine et la ven
geance aient quelque chose å graver sur la pierre d'un
tombeau .
Et nous, pardonnons- lui de même ses fautes, ses erreurs,
et jusqu'aux ouvrages où il a paru descendre de la double
hauteur de son caractère et de son talent ; pardonnons-lui,
il est mort si noblement! il est si bien tombé ! Il semblait
lå comme un belliqueux représentant de la muse moderne
dans la patrie des muses antiques . Généreux auxiliaire de
voir d'un homme du rang de ce lord. Soyons reconnaissants,
nous le répétons, et ajoutons avec le bon Sancho : Que Dieu bé
nisse celui qui nous donne! ne regardons pas le cheval à la bou
che quand il ne coûte rien . »
Lord Byron daigna se venger de ce misérable fatras de lieux
communs, thème perpétuel que la médiocrité envieuse reproduit
sans cesse contre le génie. Les auteurs de la Revue d'Edimbourg
furent contraints de reconnaître son talent sous les coups de son
fouet satirique . L'exemple paraît bon à suivre ; nous avouerons
cepend que nous eussions mieux aimé voir lord Byron garder
à leur égard le silence du mépris . Si ce n'eût été le conseil de
son intérêt, c'eût été du moins celui de sa dignité
322 LITTÉRATURE

la gloire, de la religion et de la liberté, il avait apporte


son épée et sa lyre aux descendants des premiers guerriers
et des premiers poètes ; et déjà le poids de ses lauriers
faisait pencher la balance en faveur des malheureux Hel
Nous lui devons, nous particulièrement , une recon
naissance profonde. Il a prouvé à l'Europe que les poëtes
de l'école nouvelle , quoiqu'ils n'adorent plus les dieux de
la Grèce païenne , admirent toujours ses héros ; et que s'ils
ont déserté l'Olympe, du moins ils n'ont jamais dit adieu
aux Thermopyles.
La mort de Byron a été accueillie dans tout le continent
par les signes d'une douleur universelle. Le canon des Grecs
a longteinps salué ses restes, et un deuil national a consacré
la perte de cet étranger parmi les calamités publiques. Les
portes orgneilleuses de Westminster se sont ouvertes comme
d'elles -mêmes, afin que la lombe du poëte vint honorer le
sépulcre des rois. Le dirons-nous! au milieu de ces glo
rieuses marques de l'affliction générale, nous avons cherché
quel témoignage solennel d'enthousiasme Paris, cette capi
tale de l'Europe , rendait à l'ombre héroïque de Byron , et
nous avons vu une marolte qui insultait sa lyre et des trém
teaux qui outrageaient son cercueil (1 ) !

(1) Quelques jours après la nouvelle de la mort de lord Byron ,


on représentait encore , à je ne sais quel théâtre du boulevard, je
ne sais quelle facétie de mauvais ton et de mauvais goût , où ce
noble poëte est personnellement mis en scène sous le nom pidi:
cule de lord Trois -Etoiles.
ET PHILOSOPIIIE MÊLÉES. 323

IDÉES AU HASARD .

Juillet 1824.

Il faut bien que toutes les oreilles possibles s'habituent


å l'entendre dire et redire, une révolution est faite dans les
arts . Elle a commencé par la poésie, elle s'est continuée
dans la musique, la voilà qui renouvelle la peinture ; ct
avant peu elle ressuscilera infailliblement la sculpture et
l'architeciure, depuis longtemps mortes comme meurent
toujours les arts, en pleine académie. Au reste , cette révo
lution n'est qu'un retour universel å la nature et à la vé.
rité . C'est l'extirpation du faux gout qui, depuis près de
trois siècles, substituant sans cesse les conventions de l'é
cole à toutes les réalités, a vicié tant de beaux génies . La
génération nouvelle a décidément jeté lá le haillon classi
que , la guenille philosophique, l'oripeau mythologique.
Elle a revêtu la robe virile , et s'est débarrassée des préju.
gés, tout en étudiant les traditions.
Il est risible d'entendre disserter sur un changement in
vinciblement amené par le cours des événements, cette
tourbe innombrable d'esprits faux, de petits docteurs, de
grands pédants, de lourds railleurs, de jugeurs å verbe haut,
de critiques superficiels, également propres å raisonner
sur tout parce qu'ils ignorent tout au même degré ; d'ar
tistes médiocres, qui ne connaissent le talent que par l'en.
vie dont il les tourmente et l'impuissance dont il les acca
ble. Ces bonnes gens s'imaginent qu'à force de cris, de
324 LITTÉRATURE
colère et d'anathémes , ils parviendront à détruire ou à
modifier selon leur fantaisie un ordre d'idées qui résulte
ordinairement d'un ordre de choses . Ils ne comprennent
pas que, de même qu’un orage change l'état de l'atmo
sphère , une révolution change l'élat de la société . On les
voit s'évertuant en efforts inutiles pour corriger la littéra
ture et les arts nés de cette révolution . Je serais curieux
de savoir comment ils s'y prendraient pour repeindre l'arc
en-ciel .
En attendant qu'ils aient résolu ce problème, l'arc-en
ciel brillera, et ce siècle sera ce qu'il est dans sa destinée
d'être.
Que la nouvelle génération laisse donc des critiques
accrédités ou non aſfirmer, avec une grotesque assurance,
que l'art est chez nous en pleine décadence. Il faut se sou
venir que l'Académie a condamné le Cid ; que MM . Morellet
et lloffman ont donné des férules à l'auteur du Génie du
Christianisme ; que la Revue d'Edimbourg a renvoyé lord
Byron à l'école . Il faut laisser la médiocrité peser de toutes
ses petites forces sur le talent naissant. Elle ne l'étouſfera
pas . Et , à tout prendre, est -ce donc un spectacle moins
amusant qu'un autre, que de voir un homme de génie fou
droyé par un professeur de gazette ou d'athénée ? C'est
l'aigle dans les serres du moineau-franc.

11

L'expression de l'amour, dans les poëtes de l'école anti


que (å quelque nation et à quelque époque qu'ils appar .
tiennent), manque en général de chasteté et de pudenr.
Celle observation , peu importante au premier aspect, se
rattache cependaut aux plus hautes considérations . Si nous
voulions l'examiner sérieusement, nous trouverions au
fond de cette question toutes les sociétés païennes et tous
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 325
les cultes idolâtriques . L'absence de chasteté dans l'amour
est peut-être le signe caractéristique des civilisations et
des littératures que n'a point purifiées le christianisme.
Sans parler de ces poésies monstrueuses par lesquelles Ana
créon, florace, Virgile même, ont immortalisé d'infâmes
débauches et de honteuses habitudes, les chants amoureux
des poëtes païens anciens et modernes , de Catulle, de Ti ..
bulle, de Bertin , de Bernis , de Parny, ne nous offrent rien
de cette délicatesse, de cette modestie, de cette retenue
sans lesquelles l'amour n'est plus qu'un instinct animal et
qu'un appétit charnel. Il est vrai que l'amour chez ces
poëtes est aussi raffiné qu'il est grossier. Il est difficile
d'exprimer plus ingénieusement ce que sentent les brutes ;
et c'est sans doute pour qu'il y ait une différence entre
leurs amours et ceux des animaux que ces galants diseurs
font des élégies . Ils en sont même venus i convertir en
science ce qu'il y a de plus nalurel au monde ; et l'art
d'aimer a été enseigné par Ovide aux païens du siècle
d'Auguste , par gentil Bernard aux païens du siècle de
Voltaire .
Avec quelque attention , on reconnaît qu'il existe une
différence entre les premiers et les derniers artistes en
amour . A une nuance prés, leur vermillon est le même.
Tous chantent la volupté matérielle . Mais les poëles païens
grecs et romains semblent le plus souvent des maîtres qui
commandent à des esclaves, tandis que les poëtes païens
français sont toujours des esclaves implorant leurs mai
tresses . Et le secret des deux civilisations diſférentes est
tout entier lå dedans. Les sociétés polies , mais idolâtres ,
de Rome et d'Athènes, ignoraient la céleste dignité de la
femme, révélée plus taril aux bommes par le Dieu qui
voulut naitre d'une fille d'Eve . Aussi l'amour, chez ces
peuples , ne s'adressant qu'aux esclaves et aux courtisanes ,
avait -il quelque chose d'impérieux et de méprisant. Tout,
46
326 LITTÉRATURE
dans la civilisation chrétienne, tend au contraire à l'enno.
blissement du sexe faible et beau ; et l'Evangile parait avoir
rendu leur rang aux femmes, afin qu'elles conduisissent
les hommes au plus haut degré possible de perfectionne
ment social . Ce sont elles qui ont créé la chevalerie ; et
cette institution merveilleuse , en disparaissant des monar
chies modernes, y a laissé l'honneur comme une åme ;
l'honneur, cet instinct de nature, qui est aussi une super
stilion de société ; celte seule puissance dont un Français
supporte patiemment la tyrannie; ce sentiment mystérieux
inconnu aux anciens justes , qui est tout à la fois plus et
moins que la vertu . A l'heure qu'il est , remarquons bien
ceci : l'honneur est ignoré des peuples à qui l'Evangile n'a
pas encore été révélé , ou chez lesquels l'influence morale
des femmes est nulle . Dans notre civilisation , si les lois
donnent la première place à l'homme, l'honneur donne
le premier rang à la femme. Tout l'équilibre des sociétés
chrétiennes est là .

III

Je ne sais par quelle . bizarre manie on prétend aujour


d'hui refuser au génie le droit d'admirer hautement le
génie ; on insulte å l'enthousiasme que le chant du poëte
inspire å un poëte ; et l'on veut que ceux qui ont du talent
ne soient jugés que par ceux qui n'en ont pas. On dirait
que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus accou
tumés qu'aux jalousies littéraires. Notre age envieux se
· raille de cette fraternité poétique, si douce et si noble
entre rivaux. Il a oublié l'exemple de ces antiques amitiés
qui se resserraient dans la gloire , et il accueillerait d'un
rire dédaigneux l'allocution touchante qu’llorace adressait
au vaisseau de Virgile .
ET PHILOSOPHE NELÉES. 327

IV

La composition poétique résulte de deux phénomènes


intellectuels, la méditation et l'inspiration . La meditation
est une faculté; l'inspiration est un don . Tous les hommes ,
jusqu'à un certain degré, peuvent méditer ; bien peu sont
inspirés. Spiritus flat ubi vult . Dans la méditation , l'esprit
agit ; dans l'inspiration , il obéit : parce que la première
est en l'homme, tandis que la seconde vient de plus haut.
Celui qui nous donne celte force est plus fort que nous ,
Ces deux opérations de la pensée se lient intimement dans
l'âme du poëte. Le poële appelle l'inspiration par la més
ditation , comme les prophètes s'élevaient à l'extase par ļa
prière. Pour que la muse se révèle à lui, il faut qu'il ait
en quelque sorte dépouillé toute son existence matérielle
dans le calme, dans le silence et dans le recueillement.
Il faut qu'il se soit isolé de la vie extérieure pour jouir
avec plénitude de cette vie intérieure qui développe en lui
comme un être nouveau ; et ce n'est que lorsque le monde
physique a tout à fait disparu de ses yeux que le monde
idéal peut lui être manifesté . Il semble que l'exaltatioa
poétique ait quelque chose de trop sublime pour la nature
commune de l'homme. L'enfantement du génie ne saurait
s'accomplir, si l'âme ne s'est d'abord purifiée de toutes ces
préoccupations vulgaires que l'on traine après soi dans la
vie ; car la pensée ne peut prendre des ailes avant d'avoir
déposé son fardeau. Voilà sans doute pourquoi l'inspira
tion ne vient que précédée de la méditation. Chez les Juifs,
ce peuple dont l'histoire est si féconde en symboles mys,
térieux, quand le prêtre avait édifié l'autel, il y allum : it
le feu terrestre , et c'est alors seulement que le ray o
divia y descendait du ciel .
Si l'on s'accoutumait à considérer les composilions lite
328 LITTÉRATURE
téraires sous ce point de vue, la critique prendrait proba
blement une direction nouvelle; car il est certain que le
véritable poëte, s'il est maitre du choix de ses médita.
tions , ne l’est nullement de la nature de ses inspirations.
Son génie, qu'il a reçu et qu'il n'a point acquis, le do
mine le plus souvent; et il serait singulier et peut-être
vrai de dire que l'on est parſois étranger comme homme å
ce que l'on a écrit comme poëte. Cette idée paraîtra sans
doute paradoxale au premier aperçu . C'est pourtant une
question de savoir jusqu'à quel point le chant appartien!
å la voix , et la poésie au poëte.
Heureux celui qui sent dans sa pensée cette doublc,
puissance de méditation et d'inspiration , qui est le génie!
Quel que soit son siècle , quel que soit son pays , fûl-il
né au sein des calamités domestiques, fût- il jeté dans un
temps de révolutions, ou , ce qui est plus déplorable en.
core , dans une époque d'indifférence, qu'il se confie à l'a.
venir : car , si le présent appartient aux autres hommes,
l'avenir est à lui. Il est du nombre de ces êtres choisis
qui doivent venir å un jour marqué. Tôt ou tard , ce jour
arrive ; et c'est alors que , nourri de pensées et abreuvé
d'inspirations, il peut se montrer hardıment à la foule, en
répétant le cri sublime du poëte :

Voici mon orient : peuples, levez les yeux !


V

Si jamais composition littéraire a profondément porté


l'empreinte ineffaçable de la méditation et de l'inspira
lion , c'est le Paradis perdu . Une idée morale , qui tou•
che à la fois aux deux natures de l'homme; une leçon ter .
rible donnée en vers sublimes; une des plus hautes véritės
de la religion et de la philosophie, développée dans une
des plus belles fictions de la poésie; l'échelle entière de
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 329
la création parcourne depuis le degré le plus élevé jus
qu'au degré le plus bas ; une action qui commence par
Jésus et se termine par Satan ; Eve entraînée par la cu .
riosité, la compassion et l'imprudence, jusqu'à la perdi
tion ; la première femme en contact avec le premier dé.
mon : voilà ce que présente l'euvre de Milton ; drame
simple et immense, dont tous les ressorts sont des senti
ments ; tableau magique qui fait graduellement succéder à
toutes les teintes de lumière toutes les nuances de ténė.
bres; poëme singulier , qui charme et qui effraye!

VI

Quand les défauts d'une tragédie ont cela de particulier


qu'il faut, pour en être choqué, avoir lu l'histoire et con
naître les règles , le grand nombre des spectateurs s'en
aperçoit peu , parce qu'il ne sait que sentir . Aussi le grand
nombre juge- t-il toujours bien . Et , en effet, pourquoi
trouver si mauvais qu'un auteur tragique viole quelque.
fois l'histoire ? Si celte licence n'est pas poussée trop loin ,
que n'importe la vérité historique, pourvu que la vérité
morale soit observée ! Voulez- vous donc que l'on dise de
l'histoire ce qu'on a dit de la poétique d'Aristote , elle fait
faire de bien mauvaises tragédies ? Soyez peintre fidéle
de la nature et des caractères, et non copiste servile de
l'histoire. Sur la scène , j'aime mieux l'homme vrai que le
fait vrai ,
VII

Quand on suit attentivement et siècle par siècle dans


les fastes de la France l'histoire des arts si étroilement
liée à l'histoire politique des peuples, on est frappé en ar
rivant jusqu'à notre temps d'un phénomène singulier .
Après avoir retrouvé sur les vitraux des merveilleuses
46 .
330 LITTÉRATURE
cathédrales du moyen âge , comme un reflet de cette bells
époque de la grande féodalité, des croisades, de la cheval
lerie , époque qui n'a laissé ni dans la mémoire des hom.
mes, ni sur la face de la terre, aucun vestige qui n'ait
quelque chose de monumental, on passe au règne de
François Ie", si étourdiment appelé ère de la renaissance
des arts . On voit distinctement le fil qui lie ce siècle in
génieux au moyen âge . Ce sont déjà, moins leur pureté et
leur originalité propres, les formes grecques ; mais c'est
toujours l'imagination gothique. La poésie , naïve encore
dans Varot, a pourtant cessé d'être populaire pour devenir
mythologique. On sent qu'on vient de changer de route.
Déjà les études classiques ont gâté le goût national. Sous
Louis XIII , la dégénération est sensible; on subit les con
séquences du mauvais système ou les arts se sont engagés,
On n'a plus de Jean Goujon , plus de Jean Cousin , plus de
Germain Pilon ; et les types vicieux , que leur génie corri
geait par tant de grâce el d'élégance, redeviennent lourds
et båtards entre les mains de leurs copistes. A cette déca
dence se méle je ne sais quel faux goût florentin , naturą.
lisé en France par les Médicis. Tout se relève sous le
sceptre éclatant de Louis XIV ; mais rien ne se redresse,
Au contraire, le principe de l'imitution des anciens de
vient loi pour les arts; et les arts restent froids, parce
qu'ils restent faux . Quoique imposant, il faut le dire, le
génie de ce siècle illustre est incomplet. Sa richesse n'est
que de la pompe; sa grandeur n'est que de la majesté.
Enfin , sous Louis XV , tous les germes ont porté leurs
fruits . Les arts selon Aristote tombent de décrépitude,
avec la monarchie selon Richelieu . Cette noblesse factice
que leur imprimait Louis XIV meurt avec lui . L'esprit
philosophique achève de mûrir l'æuvre classique; et dans
ce siècle de turpitudes, les arts ne sont qu'une turpitude
de plus . Architecture, sculpture, peinture , poésie , musique,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 331
et, à bien peu d'exceptions près, montre lesmêmes dif
formités . Voltaire amuse une courtisane régnante des tor
tures d'une vierge martyre. Les vers de Dorat naissen :
pour les bergères de Boucher . Siècle ignoble quand il
n'est pas ridicule, ridicule quand il n'est pas hideux, et
qui , commençant au cabaret pour finir à la guillotine,
couronnant ses fêtes par des massacres et ses danses par
la carmagnole, ne mérite de place qu'entre le chaos et le
néant.
Le siècle de Louis XIV ressemble à une cérémonie de
cour réglée par l'étiquette; le siècle de Louis XV est une
orgie de taverne , où la démence s'accouple an vice . Ce
pendant, quelque différentes qu'elles paraissent au pre
mier abord , une cohésion intime existe entre ces deux
jues. D'une solennité d'apparat ôtez l'étiquette, il vous
restera une cohue ; du règne de Loius XIV ôtez la dignité,
vous aurez le règne de Louis XV .
lleureusement, et c'est là que nous vou lions en venir,
le même lien est loin d'enchainer le dix neuvième siècle
au dix -huitième. Chose étrange! quand on compare notre
époque si austère , si contemplative, et déjà si féconde en
événements prodigieux , aux trois siècles qui l'ont précé
dée, et surtout à son devancier immédiat, on a d'abord
peine à comprendre comment il se fait qu'elle vienne å
leur suite ; et son histoire, après la leur, a l'air d'un li
vre dépareillé. On serait tenté de croire que Dieu s'est
trompé de siècle dans sa distribution alternative des temps.
De notre siècle à l'autre, on ne peut découvrir la transi.
tion . C'est qu'en effet il n'en existe pas . Entre Frédéric et
Buonaparte, Voltaire et Byron , Vanloo et Géricault, Bou.
cher et Charlet, il y a un abime : la révolution .
332 VTTÉRATURE

1827 .

FRAGMENT D'HISTOIRE .

Ce ne serait pas, à notre avis, un tableau sans grandeur


et sans nouveauté que celui où l'on essayerait de dérouler
sous nos yeux l'histoire entière de la civilisation . On pour
rait la montrer se progageant par degrés de siècle en siė .
cle sur le globe, et envahissant tour à tour toutes les par .
ties du monde. On la verrait poindre en Asie, dans cette
Inde centrale et mystérieuse ou la tradition des peuples a
placé le paradis terrestre . Comme le jour, la civilisation a
son aurore en Orient Peu à peu elle s'éveille et s'étend
dans son vieux berceau asiatique. D'un bras , ' elle dépose
dans un coin du monde la Chine avec les hiéroglyphes,
l'artillerie et l'imprimerie, comme une première ébauche
de ses @uvres futures, comme un immuable échantillon de
ce qu'elle ſera un jour. De l'autre, elle jette à l'Occident
ces grands empires d'Assyrie, de Perse, de Chaldée, ces
villes prodigieuses , Babylone, Suze, Persépolis , métropo
les de la terre, qui n'a pas même gardé leur trace. Alors,
tandis que tout le reste du globe est submergé sous de
profondes ténèbres, resplendit dans tout son éclat cette
Haute civilisation théocratique de l'Orient, dont on entre
voit à peine, à travers tant de siècles , quelques rayons
éblouissants, quelques gigantesques vestiges, et qui nous
parait fabuleuse, tant elle est lointaine, vague et confuse.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 333
Cependant la civilisation marche et se développe toujours.
L'intérieur des terres ne lui suffit plus, elle colonise le
bord des mers . Aux populations de laboureurs et de ber
gers succèdent des races de pêcheurs et de commerçants.
De là , les Phéniciens, les Phrygiens, Sidon , Troie, Sa
repta , et Tyr qui bat les mers, comme dit l'Ecriture, avec
les ailes de mille vaisseaux . Enfin , prête à déborder l'Asie,
elle fonde sur la limite de l'Afrique cette énigmatique
Egypte , ce peuple de prêtres et de marchands, de labou
reurs et de matelots, qui est en quelque sorte la transition
de la civilisation asiatique à la civilisation africaine, des
empires théocratiques aux républiques commerçantes, de
Babylone à Carthage.
Sur l'Egypte , en effet , s'appuient les trois civilisations
successives d'Asie , d’Afrique et d'Europe . L'Egyple est la
clef de voûte de l'ancien continent.
Ici la civilisation se bifurque, pour ainsi parler. Elle
prend deux roules, l'une au nord , l'autre au couchant; et
tandis que l'Egypte crée la Grèce en Europe, Sidon apporte
Carthage en Afrique. Alors la scène change. L'Asie s'éteint .
C'est le tour de l'Afrique. Les Carthaginois complètent
l'æuvre des Phéniciens, leurs pères. Pendant que derrière
eux s'élévent , comme les arcs boutants de leur empire, ces
royaumes de Nubie , d'Abyssinie, de Nigritie, d'Ethiopie,
de Numidie; pendant que se peuple et se féconde cette
terre de feu qui doit porter les Juba et les Jugurtha, Car
thage s'empare des mers et court les aventures. Elle dé
barque en Sicile , en Corse, en Sardaigne. Puis la Méditer
ranée ne lui suffit plus . Ses innombrables vaisseaux fran
chissent les colonnes d’llercule, ou plus tard la timide
navigation des Grecs et des Romains croira voir les bor
nes du monde . Bientôt les colonies carthaginoises, ris
quées sur l'Océan , dépassent la péninsule hispanique.
Alles montent hardiment vers le nord , el , tout en cô
334 LITTÉRATURE

toyant la rive occidentale de l'Europe, apportent le dia.


lecte phénicien, d'abord en Biscaye , ou on le retrouve
colorant de mots étranges l'ancienne langue ibérique, puis
en Irlande, au pays de Galles , en Armorique, où il sub
siste encore aujourd'hui, mêlé au celte primitif. Elles en
seignent à ces sauvages peuplades quelque chose de leurs
arts , de leur commerce , de leur religion ; le culte mons
trueux du Saturne carthaginois qui devient le Teutatės
celte, les sacrifices humains, et jusqu'au mode de ces sa
crifices, les victimes brûlées vives dans des cages d'osier å
forme humaine. Ainsi Carthage donne aux Celtes ce qu'elle
à de la théocratie asiatique, dénaturé par sa féroce civili
sation . Les druides sont des mages ; seulement ils ont
passé par l'Afrique. Tout, chez ces peuples, se ressent de
leur contact avec l'Orient . Leurs monuments bruts pren
nent quelque chose d'égyptien . De grossiers hiéroglyphes,
les caractères runiques, commencent à en marquer la
face que jusque -là le fer n'avait pas touchée ; et il n'est
pas prouvé que ce ne soit point la puissante navigation
carthaginoise qui ait déposé sur la grève armoricaine cet
autre hiéroglyphe monumental, Karnac, livre colossal et
éternel dont les siécles ont perdu le sens et dont chaque
lettre est un obélisque de granit. Comme Thebes, la Bre
tagne a son palais de Karnac.
L'audace punique ne s'est peut- être pas arrêtée lå . Qui
sait jusqu’où est allée Carthage? N'est-il pas étrange qu'a
prés tant de siècles on ait retrouvé vivant en Amérique le
culte du soleil, le Bélus assyrien , le Mithra persan ? N'est
il pas étonnant qu'on y ail retrouvé des vestales (les filles
du soleil ), débris du sacerdoce asiatique et africain , em
prunté aussi par Rome à Carthage ? N'est- il pasmerveilleux
enfin que ces ruines du Pérou et du Mexique, magnifiques
témoins d'une ancienne civilisation éleinte, ressemblent si
fort par leur caractère et par leurs ornements aux monu
ET PHILOSOPHIE MÉLÉES. 335

ments syriaques, par leur forme et par leurs hiéroglyphes


å l'architecture égyptienne ? ...
Quoi qu'il en soit , le colosse carthaginois , maître des
mers , héritier de la civilisation d'Asie, d'un bras s'ap
puyant sur l’Egypte , de l'autre environnant déjà l'Europe,
est un moment le centre des nations, le pivot du globe.
L'Afrique domine le monde.
Cependant la civilisation a déposé son germe en Grèce ( 1 ) .
Il y a pris racine , il s'y est développé, et du premier jet
a produit un peuple capable de le défendre contre les ir
ruptions de l'Asie , contre les revendications hautaines de
cette vieille mère des nations. Mais si ce peuple a su dé
fendre le feu sacré, il ne saurait le propager . Manquant de
métropole et d'unité ; divisée en petites républiques qui
luttent entre elles, et dans l'intérieur desquelles se heur
tent déjà toutes les formes de gouvernement, démocratie,
oligarchie, aristocratie , royaute ; ici , énervée par les arts
précoces , lå, nouée par des lois étroites, la société grecque
a plus de beauté que de puissance, plus d'élégance que de
grandeur, et la civilisation s'y raſline avant de se fortifier.
Aussi Rome se hâte- t- elle d'arracher à la Grèce le flambeau
de l'Europe, elle le secoue du haut du Capitole et lui fait
( 1 ) Ceci n'est qu'un premier chapitre. L'auteur n'a pu y indi
quer et y classer que les faits les plus généraux et les plus som
maires. Il n'a point négligé pour cela d'autres faits , qui, pour
être du second ordre, n'en ont pas moins une haute valeur. On
verra dans la suite du livre dont ceci est un fragment, si jamais
il termine ce livre , comment il les coordonne et les rattache à
Pidée principale . Les preuves arriveront aussi. Il y a bien des
cavités à louiller dans l'histoire, bien des fonds perdus dans
celte mer , li, même où elle a été le plus explorée , le plus
sondée. Et , par exemple, la grande civilisation dominante d'Eu
rope, celle qui d'abord apparait aux yeux , la civilisation grecque
et romaine , n'est qu'un grand palimpseste, sous lequel, la pre
mière couche enlevée, on retrouve les Félasges, les Etrusqueso
los Ibères et les Celtes . Rien que cela ferait un livre.
336 LITTÉRATURE

jeter des rayons inattendus . Rome , pareille å l'aigle, son


redoutable symbole , étend largement ses ailes , déploie
puissamment ses serres, saisit la foudre et s'envole . Car
thage est le soleil du monde, c'est sur Carthage que se
fixent ses yeux . Carthage est maîtresse des océans, mai
tresse des royaumes, maitresse des nations. C'est une ville
magnifique , pleine de splendeur et d'opulence, toute rayon
nante des arts étranges de l'Orient . C'est une société com
plėte , finie , achevée , à laquelle rien ne manque du travail
du temps et des hommes . Enfin, la métropole d'Afrique
est à l'apogée de sa civilisation , elle ne peut plus monter,
et chaque progrès désormais sera un déclin . Rome au con
traire n'a rien . Elle a bien pris déjà tout ce qui était à sa
portée ; mais elle a pris pour prendre plutôt que pour s'en .
richir . Elle est à demi sauvage, à demi barbare. Elle a son
éducation ensemble et sa fortune à faire. Tout devant elle,
rien derrière.
Quelque temps les deux peuples existent de front. L'un
se repose dans sa splendeur , l'autre grandit dans l'ombre.
Mais peu à peu l'air et la place leur manquent å lous deux
pour se développer. Rome commence à gèner Carthage. Il
y a longtemps que Carthage importune Rome . Assises sur
les deux rives opposées de la Méditerranée, les deux cités
se regardent en face. Celte mer ne suffit plus pour les sé
parer. L'Europe et l'Afrique pésent l'une sur l'autre.
Comme deux nuages surchargés d'électricité , elles se cô
toient de trop près . Elles vont se mêler dans la foudre.
Ici est la péripétie de ce grand drame. Quels acteurs
sont en présence ! deux races , celle- ci de marchands et
de marins, celle - là de laboureurs et de soldats ; deux peu
ples , l'un régnant par l'or , l'autre par le ſer ; deux répu
bliques, l'une théocratique, l'autre aristocratique ; Rome et
Carthage; Rome avec son armée, Carthage avec sa flotte;
Carthage, vieille, riche, rusée; Rome, jeune, pauvre et
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 337
forte ; le passé et l'avenir ; l'esprit de découverte et l'esprit
de conquête; le génie des voyages et du commerce, le dé
mon de la guerre et de l'ambition ; l'orient et le midi d'une
part, l'occident et le nord de l'autre ; enfin , deux mondes,
la civilisation d'Afrique et la civilisation d'Europe.
Toutes deux se mesurent des yeux . Leur attitude avant
le combat est également formidable . Rome, déjà à l'étroit
dans ce qu'elle connaît du monde, ramasse toutes ses forces
et tous ses peuples. Carthage, qui tient en lesse l’Espagne,
l'Armorique et cette Bretagne que les Romains croyaient
au fond de l'univers, Carthage a déjà jeté son ancre d'abor
dage sur l'Europe.
La bataille éclate . Rome copie grossièrement la marine
de sa rivale . La guerre s'allume d'abord dans la Péninsule
et dans les Rome heurte Carthage dans celte Sicile ou
déjà la Grèce a rencontré l'Egypte , dans cette Espagne ou
plus tard lutteront encore l'Europe et l'Afrique , l'orient et
l'occident , le midi et le septentrion.
Peu à peu le combat s'engage, le monde prend feu .
Les colosses s'attaquent corps à corps, ils se prennent,
se quittent, se reprennent. Ils se cherchent et se re
poussent . Carthage franchit les Alpes ; Rome passe les
mers. Les deux peuples, personnifiés en deux hommes,
Annibal et Scipion, s'étreignent et s'acharnent pour en
finir . C'est un duel à outrance , un combat à mort . Rome
chancelle, elle pousse un cri d'angoisse : Annibal ad
portas ! Mais elle se relève , épuise ses forces pour un
dernier coup , se jette sur Carthage et l'eſface du monde.
C'est là le plus grand spectacle qui soit dans l'his
toire. Ce n'est pas seulement un trône qui tombe, une
ville qui s'écroule, un peuple qui meurt . C'est une chose
qu'on n'a vue qu'une fois ; c'est un astre qui s'éteint ;
c'est tout un monde qui s'en va ; c'est une société qui en
étouffe une autre.
T15 47
338 LITTÉRATURE
Elle l'étouſſe sans pilié. Il faut qu'il ne reste rien de
Carthage. Les siècles futurs ne sauront d'elle que ce
qu'il plaira å son implacable rivale . Ils ne distingueront
qu'à travers d'épaisses ténèbres celte capitale de l'Afrique,
sa civilisation barbare, son gouvernement difforme, sa re
ligion sanglante , son peuple , ses arts, ses monuments
gigantesques, ses flottes qui vomissaient le feu grégeois,
et cet autre univers connu de ses pilotes, et que l'anti.
quité romaine nommera dédaigneusement le monde perdu.
Rien n'en restera . Seulement, longtemps après en
core , Rome, haletant et comme essoufflée de sa victoire ,
se recueillera en elle -même, et dira dans une sorte de
rêverie profonde : Africa porientosa.
Prenons haleine avec elle : voilà le grand @uvre ac.
compli . La querelle des deux moitiés de la terre, la voilà
décidée. Cette réaction de l'occident sur l'orient, déjà la
Grèce l'avait tentée deux fois. Argos avait démoli Troie.
Alexandre avait été frapper l'Inde å travers la Perse .
Mais les rois grecs n'avaient détruit qu'une ville, qu'un
empire. Mais l'aventurier macédonien n'avait fait qu'une
trouée dans la vieille Asie, qui s'était promptement refer
mée sur lui . Pour jouer le rôle de l'Europe dans ce drame
immense , pour tuer la civilisation orientale, il fallait
plus qu'Achille, il fallait plus qu'Alexandre ; il fallait
Roine.
Les esprits qui aiment å sonder les abîmes ne peuvent
s'empêcher de se demander ici ce qui serait advenu du
genre humain , si Carthage eût triomphé dans cette lutte.
Le théâtre de vingt siècles eût été dệplacé. Les mar.
chands eussent régné, et non les soldats. L'Europe eût
été laissée aux brouillards et aux forêts. Il se serait éta
bli sur la terre quelque chose d'inconnu .
Il n'en pouvait être ainsi . Les sables et le désert ré
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 339
clamaient l’Afrique; il fallait qu'elle cédât la scène å
l'Europe .
A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisa
tion européenne prévaut . Rome prend un accroissement
prodigieux , elle se développe tant qu'elle commence à se
diviser . Conquérante de l'univers connu , quand elle ne
peut plus faire la guerre étrangère , elle fait la guerre
civile . Comme un vieux chène, elle s'élargit, mais elle se
creuse .
Cependant la civilisation se fixe sur elle. Elle en a
été la racine , elle en devient la tige , elle en devient la
tête . En vain les Césars , dans la folie de leur pouvoir ,
veulent casser la ville éternelle, et reporter la métro
pole du monde à l'orient. Ce sont eux qui s'en vont ; la
civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont à la barbarie.
Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome .
Le Vatican remplace le Capitole ; voilà tont. Tout s'est
écroulé de vétusté autour d'elle ; la cité sainte se re
nouvelle. Elle régnait par la force ; la voici qui règne
par la croyance , plus forte que la force. Pierre hérite
de César. Rome n'agit plus, elle parle ; et sa parole est
un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes.
A l'esprit de conquête succède l'esprit de prosélytisme.
Foyer du globe, elle a des échos dans toutes les na
tions ; et ce qu'un homme, du haut du balcon papal ,
dit å la ville sacrée , est dit aussi pour l'univers : Urbi
et orbi.
Ainsi une théocratie fait l'Europe, comme une théo
cratie a fait l'Afrique, comme une théocratie a fait l'Asie.
Tout se résume en trois cités : Babylone, Carthage,
Rome . Un docteur dans sa chaire préside les rois sur
leurs trônes . Chef - lieu du christianisme, Rome est le
chef-lieu nécessaire de la société . Comme une mère vigi
lante , elle garde la grande famille européerne, et la sauve
340 LITTÉRATURE

deux fois des irruptions du nord , des invasions du midi .


Ses murs font rebrousser Attila et les Vandales . C'est elle
qui forge le martel dont Charles pulvérise Abdérame et
les Arabes.
On dirait même que Rome chrétienne a hérité de la
haine de Rome païenne pour l'Orient. Quand elle voit
l'Europe assez forte pour combattre, elle lui prêche les
croisades, guerre éclatante et singulière , guerre de che
valerie et de religion , pour laquelle la théocratie arme la
féodalité !
Voilà deux mille ans que les choses vont ainsi . Voilà
vingt siècles que domine la civilisation européenne , la
troisième grande civilisation qui ait ombragé la terre.
Peut-être touchons-nous à sa fin . Notre édifice est bien
vieux . Il se lézarde de toutes parts . Rome n'en est plus
le centre. Chaque peuple tire de son côté. Plus d'unitė ,
ni religieuse ni politique . L'opinion a remplacé la foi.
Le dogme n'a plus la discipline des consciences . La ré
volution française a consommé l'ouvre de la réforme;
elle a décapité le catholicisme comme la monarchie, elle
a ôté la vie à Rome . Napoléon, en rudoyant la papauté,
l'a achevée ; il a ôté son prestige au fantôme. Que fera
l'avenir de celte société européenne, qui perd de plus en
plus , chaque jour, sa forme papale et monarchique ? Le
moment ne serait- il pas venu où la civilisation , que nous
avons vue tour à tour déserter l'Asie pour l'Afrique, l'A .
frique pour l'Europe, va se remettre en route, et continuer
son majestueux voyage autour du monde ? Ne semble-t.
elle pas se pencher vers l'Amérique ? N'a -t - elle pas in
renté des moyens de franchir l'Océan plus vite qu'elle ne
traversait autrefois la Méditerranée ? D'ailleurs lui reste
t- il beaucoup à faire en Europe ? Est - il si hasardé de sup
poser qu'usée et dénaturée dans l'ancien continent, elle
aille chercher une terre neuve et vierge pour se rajeunir
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 341
et la féconder ? Et pour cette terre nouvelle, ne tient-elle
pas tout prêt un principe nouveau ; nouveau quoiqu'il
jaillisse aussi , lui, de cet évangile qui a deux mille ans,
si touteſois l'évangile a un âge ? Nous voulons parler ici
du principe d'émancipation , de progrès et de liberté, qui
semble devoir être désormais la loi de l'humanité. C'est en
Amérique que jusqu'ici l'on en a fait les plus larges appli
cations. Là, l'échelle d'essai est immense. Là , les nou
veautés sont à l'aise. Rien ne les gêne. Elles ne trebu
chent point à chaque pas contre des tronçons de vieilles
institutions en ruines . Aussi , si ce principe est appelé,
comme nous le croyons avec joie, à refaire la société
des hommes, l'Amérique en sera le centre. De ce foyer
s'épandra sur le monde la lumière nouvelle, qui, loin
de dessécher les anciens continents , lenr redonnera peut
être chaleur, vie et jeunesse. Les quatre mondes devien
dront frères dans un perpétuel embrassement. Aux trois
théocraties successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe, suc
cédera la famille universelle. Le principe d'autorité fera
ace au principe de liberté, qui, pour être plus humain ,
u est pas moins divin .
Nous ne savons : mais, si cela doit être , si l'Améri
que doit offrir le quatrième acte de ce drame des siècles,
il sera certainement bien remarquable qu'à la même
époque où naissait l'homme qui devait , préparant l'a
narchie politique par l'anarchie religieuse , introduire le
germe de mort dans la vieille société royale et pontificale
d'Europe, un autre homme ait découvert une nouvelle
terre , futur asile de la civilisation fugitive ; qu'en un
mot Christophe Colomb ait trouvé un monde au moment
où Luther en allait détruire un autre.
Aliquis providet.

47 .
342 LITTERATURE

1830.

SUR M. DOVALLE.

Il y a du talent dans les poésies de M. Duvalle ; et pour


tant sans prôneurs, sans coterie , sans appui extérieur,
ce recueil, on peut le prédire , aura , tout de suite , le suc
ces qu'il mérite. C'est que M. Dovalle n'a besoin mainte
nant de qui que ce soit pour réussir . En lillérature, le
plus sûr moyen d'avoir raison , c'est d'être mort.
Et puis , ce manuscrit du poëte tué å vingt ans ré
veille de si douloureux souvenirs ! Tant d'émotions se
soulèvent en foule sous chacune de ces pages inache
vées ! On est saisi d'une si profonde pitié au milieu de
ces odes , de ces ballades orphelines, de ces chansons
toutes saignantes encore ! Quelle critique faire après une
si poignante lecture ? Comment raisonner ce qu'on a senti !
Quelle lâche impossible pour nous autres surlout, criti
ques peu déterminés, simples hommes d'art et de poésie !
Aussi , après avoir lu ce manuscrit, n'est-ce pas de l'opi.
nion, mais de l'impression qui m'en reste que je parle
rais volontiers .
Et d'abord, ce qui frappe en commençant cette lec
ture , ce qui frappe en la terminant , c'est que tout , dans
ce livre d'un poëte si fatalement prédestiné , tout est
grâce, tendresse , fraicheur, douceur harmonieuse, suave
et molle rêverie. Et en y réfléchissant, la chose semble
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 343
plus singulière encore. Un grand mouvement, un vaste
progrés avec lequel sympathisait complétement M. Do,
valle, s'accomplit dans l'art. Ce mouvement , nous l'avons
déjà dit bien des fois, n'est qu'une conséquence naturelle,
qu'un corollaire immédiat de notre grand mouvement so
cial de 1789. C'est le principe de liberté qui, après s'être
établi dans l'Etat et y avoir changé la face de toute chose ,
poursuit sa marche, passe du monde matériel au monde
intellectuel, et vient renouveler l'art comme il a renouvelé
la société. Cette régénération, comme l'autre, est géné
rale, universelle, irrésistible. Elle s'adresse à tout, recrée
tout , réédiſie tout , refait à la fois l'ensemble et le détail,
rayonne en tous sens et chemine en toutes voies . Or
( pour n'envisager ici que cette particularité ) , par cela
même qu'elle est complète , la révolution de l'art a ses
cauchemars, comme la révolution politique a eu ses écha
fauds. Cela est fatal . Il faut les uns après les madrigaux
de Dorat, comme il fallait les autres après les petits sou
pers de Louis XV . Les esprits, affadis par la comédie en
paniers et l'élégie en pleureuses, avaient besoin de secous
ses et de secousses fortes. Celle soif d'émotions violentes,
de beaux et sombres génies sont venus de nos jours la
satisfaire. Et il ne faut pas leur en vouloir d'avoir jelé
dans vos âmes tant de sinistres imaginations , tant de rêves
horribles, tant de visions sanglantes. Qu'y pouvaient- ils
faire ? Ces hommes qui paraissent si fantasques et si dés
ordonnés ont obéi å une loi de leur nature et de leur siè
cle . Leur littérature, si capricieuse qu'elle semble et qu'elle
soit, n'est pas un des résultats les moins nécessaires du
principe de liberté qui désormais gouverne et régit tout
d'en haut , même le génie . C'est de la fantaisie, soit ; mais
il y a une logique dans cette fantaisie.
Et puis, le grand malheur après tout ! Bonnes gens,
soyons tranquilles. Pour avoir vu 93, ne nous effrayons
344 LITTÉRATURE
pas tant de la terreur en fait de révolutions littéraires.
En conscience, tout satanique qu'est le premier, et tout
frénétique qu'est le second , Byron et Maturin me font
moins peur que Marat et Robespierre.
Si sérieux que l'on soit , il est difficile de ne pas sourire
quelquefois en répondant aux objections que l'ancien ré
gime littéraire emprunte å l'ancien régime politique pour
combattre toutes les tentatives de la liberté dans l'art.
Certes , après les catastrophes qui , depuis quarante ans ,
ont ensanglanté la société et décimé la famille, après une
puissante révolution qui a fait des places de Grève dans
toutes nos villes et des champs de bataille dans toute l'Eu
rope, ce qu'il y a de triste, d'amer, de sanglant dans les
esprits, et par conséquent dans la poésie, n'a besoin ni
d'être expliqué ni d'être justifié . Sans doute la contempla
tion des quarante dernières années de notre histoire, la
liberté d'un grand peuple qui éclôt géante et écrase une
bastille à son premier pas , la marche de cette haute répu
blique qui va les pieds dans le sang et la tête dans la
gloire , sans doute ce spectacle , quand la raison nous
montre qu'après tout et enfin c'est un progrès et un bien,
ne doit pas inspirer moins de joie que de tristesse ; mais
s'il nous réjouit par notre côté divin , il nous déchire par
notre côté humain , et notre joie même y est triste. De
là , pour longtemps , de sombres visions dans les imagi
nations et un deuil profond mêlé de fierté et d'orgueil dans
la poésie .
Heureux pour lui-même le poëte qui, né avec le goût
des choses fraiches et douces, aura su isoler son âme de
toutes ces impressions douloureuses ; et , dans cette at
mosphère flamboyante et sombre qui rougit l'horizon
longtemps encore après une révolution , aura conservé
rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosée et
de soleil !
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 345
M. Dovalle a eu ce bonheur d'autant plus remarqua
ble , d'autant plus étrange chez lui , qui devait finir d'une
telle fin et interrompre si tôt sa chanson à peine com
mencée ! Il semblerait d'abord qu'à défaut de douloureux
souvenirs on rencontrera dans son livre quelque pressen
timent vague el sinistre . Non , rien de sombre , rien d'a
mer, rien de fatal. Bien au contraire , une poésie toute
jeune, enfantine parfois ; tantôt les désirs de Chérubin,
tantôt une sorte de nonchalance créole ; un vers å gra
cieuse allure, trop peu métrique , trop peu rhythmique, il
est vrai , mais toujours plein d'une harmonie plutôt natu
relle que musicale ; la joie , la volupté, l'amour ; la femme
surtout, la femme divinisée, la femme faite muse ; et puis
partout des fleurs, des fêtes, le printemps , le matin , la
jeunesse : voilà ce qu'on trouve dans ce portefeuille d'é
légies déchiré par une balle de pistolet .
Ou , si quelquefois cette douce muse se voile de mé
lancolie, c'est , comme dans le Premier chagrin, un ac
cent confus, indistinct, presque inarticulé, å peine un
soupir dans les feuilles de l'arbre, à peine une ride à la
face transparente du lac, à peine une blanche nuée dans
la ciel bleu . Si même , comme dans la touchante personni
fication du Sylphe, l'idée de la mort se présente au poëte,
elle est si charmante encore et si suave , si loin de ce que
sera la réalité, que les larmes en viennent aux yeux .
Oh ! respectez mes jeux et ma faiblesse,
Vous qui savez le secret de mon cæur !
Oh ! laissez-moi pour unique richesse
De l'eau dans une fleur ;
L'air frais du soir ; au bois une humble couche ;
Un arbre vert pour me garder du jour...
Le sylphe , après, ne voudra qu'une bouche
Pour y mourir d'amour !

Certes, cela ne ressemble guère å un pressentiment.


346 LITTÉRATURE

Il me semble que celle grâce, cette harmonie, cette joie


qui s'épanouit à tous les vers de M. Dovalle , donnent å
celte lecture un charme et un intérêt singuliers. André
Chénier, qui est mort bien jeune également et qui pour
tant avait dix ans de plus que M. Dovalle , André Chénier
a laissé aussi un livre de douces et folles élégies, comme
il dit lui-même , où se rencontrent bien çà et là quelques
ſambes ardents , fruit de ses trente ans, et tout rouges
des réverbérations de la lave révolutionnaire; mais dans
lequel dominent , ainsi que dans le livre charmant de
M. Dovalle , la grâce , l'amour, la volupté. Aussi , quicon
que lira le recueil de M. Dovalle sera- t-il longtemps pour
suivi par la jeune et pâle figure de ce poëte souriant
comme André Chenier, et sanglant comme lui .
Et puis cette réflexion me vient en terminant : dans
ce moment de mêlée et de tourmente litteraire, que faut-il
plaindre, ceux qui meurent ou cevo qui combattent ? Sans
doute , c'est triste de voir un poere de vingt ans qui s'en
va , une lyre qui se brise, un avenir qui s'évanouit ; mais
n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos ? N'est - il
pas permis à ceux autour desquels s'amassent incessam
ment calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes mo
nées, basses trahisons; hommes loyaux auxquels on fait
une guerre déloyale ; hommes dévoués qui ne voudraient
enfin que doter le pays d'une liberté de plus, celle de
l'art , celle de l'intelligence ; hommes laborieux qui pour
suivent paisiblement leur euvre de conscience, en proie,
d'un côté , å de viles machinations de censure et de po
lice, en butte , de l'autre, trop souvent à l'ingratitude des
esprits mêmes pour lesquels ils travaillent ; ne leur est- il
pas permis de retourner quelquefois la tête avec envie
vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment
dans le tombeau ? Invideo, disait Luther dans le cime
tière de Worms, invideo , quia quiescunt.
ET PHILOSOPHJE MELÉES. 347

Qu'importe toutefois ? Jeunes gens , ayons bon cou


rage , si rude qu'on nous veuille faire le présent, l'a
venir sera beau. Le romantisme , tant de fois mal défini,
n'est , à tout prendre, et c'est là sa définition réelle , que
le libéralisme en littérature. Celle vérité est déjà com.
prise à peu près de tous les bons esprits , et le nombre en
est grand ; et bientôt, car l'æuvre est déjà bien avancée ,
le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que
le liberalisme politique. La liberté dans l'art , la liberté
dans la société , voilà le double but auquel doivent tendre
d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques ;
voilà la double bannière qui rallie , à bien peu d'intelli.
gences prės (lesquelles s'éclaireront ) , toute la jeunesse si
forte et sl patiente d'aujourd'hui ; puis avec la jeunesse,
et à sa tête , l'élite de la génération qui nous a précédés,
tous ces sages vieillards qui , après le premier moment de
défiance et d'examen , ont reconnu que ce que font leurs
fils est une conséquence de ce qu'ils ont fait eux- mêmes,
et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique.
Ce principe est celui du siècle et prévaudra. Les ultra
de lout genre, classiques ou monarchiques, auront beau
se prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes
pièces , société et littérature, chaque progrès du pays,
chaque développement des intelligences, chaque pas de la
liberté ſera crouler tout ce qu'ils auront échafaudé . Et, en
définilive, leurs efforts de réaction auront été utiles . En
révolution , tout mouvement fait avancer. La vérité et la
liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour
elles et tout ce qu'on fait contre elles les sert également .
Or, aprés tant de grandes choses que nos peres ont faites
et que nous avons ynes, nous voilà sortis de la vieille
forme sociale : comment ne sortirions-nous pas de la vieille
forme poétique ? A peuple nouveau , art nouveau . Tout el
admirant la littérature de Louis XIV si bien adaptée à sa
348 LITTÉRATURE

monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et


personnelle , et nationale, cette France actuelle , cette
France du dix- neuvième siècle , à qui Mirabeau a fait sa
liberté et Napoléon sa puissance.

1825. — 1832.

GUERRE AUX DÉMOLISSEURS !

1825.

Si les choses vont encore quelque temps de ce train ,


il ne restera bientôt plus à la France d'autre monument
national que celui des Voyages pittoresques et roman
tiques, ou rivalisent de grâce, d'imagination et de poésie
le crayon de Taylor et la plume de Ch . Nodier, dont il
nous est bien permis de prononcer le nom avec admira
tion , quoiqu'il ait quelquefois prononcé le nôtre avec
amitié.
Le moment est venu où il n'est plus permis à qui que
ce soit de garder le silence. Il faut qu'un cri universel ap
pelle enfin la nouvelle France au secours de l'ancienne.
Tous les genres de profanation, de dégradation et de
ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces ad
mirables monuments du moyen âge , où s'est imprimée la
vieille gloire nationale, auxquels s'attachent à la fois la
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 349
mémoire des rois et la tradition du peuple. Tandis que
l'on construit å grands frais je ne sais quels édifices bå
tards, qui, avec la ridicule prétention d'être grecs ou ro
mains en France , ne sont ni romains ni grecs , d'autres
édifices, admirables et originaux, tombent sans qu'on dai
gne s'en informer, et leur seul tort cependant , c'est d'être
français par leur origine, par leur histoire et par leur
but. A Blois, le château des Etats sert de caserne, et la
belle tour octogone de Catherine de Médicis croule ense
velie sous les charpentes d'un quartier de cavalerie. A 0r
léans , le dernier vestige des murs déſendus par Jeanne
vient de disparaître . A Paris, nous savons ce qu'on a fait
des vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si ma
gnifique compagnie au donjon . L'abbaye de Sorbonne, si
élégante et si ornée, tombe en ce moment sous le marteau .
La belle église romane de Saint-Germains-des -Prés, d'où
Henri IV avait observé Paris, avait trois flèches, les seules
de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale .
Deux de ces aiguilles menaçaient ruine . Il fallait les
étayer ou les abattre ; on a trouvé plus court de les abat
tre . Puis , afin de raccorder , autant que possible , ce véné
rable monument avec le mauvais portique dans le style
de Louis XIII, qui en masque le portail, les restaurateurs
ont remplacé quelques -unes des anciennes chapelles par
de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le
goût de celle de Saint-Sulpice ; et on a badigeonné le reste
en beau jaune-serin . La cathédrale gothique d'Autun a
subi le même outrage. Lorsque nous passions à Lyon , en
août 1825 , il y a deux mois , on faisait également dispa
raître sous une couche de détrempe rose la belle couleur
que les siècles avaient donnée à la cathédrale du primat
des Gaules. Nous avons vu démolir encore , près de Lyon ,
le château renommé de l'Arbresle . Je me trompe, le pro
priétaire a conservé une des tour: il la loue à la com
48
350 LITTÉRATURE

mune, elle sert de prison. Une petite ville historique


daus le Forez, Crozet , tombe en ruines avec le manoir
- des d'Aillecourt , la maison seigneuriale où naquit Tour
ville, et des monuments qui embelliraient Nuremberg.
A Nevers , deux églises du onzième siècle servent d'é
curie. Il y en avait une troisième du mênie temps, nous
ne l'avons pas vuc. A notre passage, elle était effacée du
sol . Seulement nous en avons admiré à la porte d'une
chaumière, où ils étaient jetés , deux chapiteaux romans
qui attestaient par leur beau té celle de l'édifice dont ils
élaient les seuls vestiges . On a détruit l'antique église de
Mauriac. A Soissons, on laisse crouler le riche cloitre de
Saint-Jean et ses deux flèches si légères et si hardies.
C'est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierre
choisit des matériaux. Même indifférence pour la char
mante église de Braisnes , dont la voûte démantelée laisse
arriver la pluie sur les dix tombes royales qu'elle renferme.
A la Charité-sur-Loire,'près Bourges , il y a une église
romane qui, par l'immensité de son enceinte et la ri
chesse de son architecture, rivaliserait avec les plus cé
lébres cathédrales de l'Europe ; mais elle est à demi rui
née. Elle tombe pierre à pierre , aussi inconnue que les
pagodes orientales dans leurs déserts de sable . Il passe lå
six diligences par jour . Nous avons visité Chambord, cet
Alhambra de la France . Il chancelle déjà, miné par les
eaux du ciel qui ont filtré à travers la pierre tendre de
ses toits dégarnis de plomb . Nous le déclarons avec dou
leur, si l'on n'y songe promptement, avant peu d'années,
la souscription , souscription qui , certes, méritait d'être
nationale, qui a rendu le chef -d'veuvre du Primatice au
pays, aura été inutile : et bien peu de chose restera de
bout de cet édifice, beau comme un palais de fées, grand
comme un palais de rois .
Nous écrivons ceci à la hâte, sans préparation, et en
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 351
choisissant au hasard quelques -uns des souvenirs qui
nous sont restés d'une excursion rapide dans une petite
portion de la France. Qu'on y réſléchisse, nous n'avons
dévoilé qu’un bord de la plaie . Nous n'avons cité que des
faits, et des faits que nous avions vériliés . Que se passe-t-il
ailleurs ?
On nous a dit que des Anglais avaient achelé trois cents
francs le droit d'emballer tout ce qui leur plairait dans
les débris de l'admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les
profanations de lord Elgin se renouvellent chez nous, et
nous en tirons profit . Les Turcs ne vendaient que les mo
numents grecs ; nous faisons mieux, nous vendons les
nôtres . On affirme encore que le cloitre si beau de Saint
Wandrille est débité , pièce à pièce, par je ne sais quel
propriétaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un mo
nument qu'une carrière de pierres . Proh pudor ! au mo
ment où nous traçons ces lignes , à Paris, au lieu même
dit Ecole des Beaux - Arts, un escalier de bois , sculpté
par les merveilleux artistes du quatorzième siècle, sert
d'échelle å des maçons; d'admirables menuiseries de la
renaissance , quelques- -unes
u encore peintes , dorées et bla
sonnées, des boiseries , des portes touchées par le ciseau
si tendre et si délicat qui a ouvré le château d'Anet, se
rencontrent là , brisées, disloquées, gisantes en tas sur le
sol , dans les greniers , dans les combles, et jusque dans
l'antichambre du cabinet d'un individu qui s'est installé
lå , et qui s'intitule architecte de l'Ecole des Beaux-Arts,
et qui marche tous les jours stupidement là -dessus. Et
nous allons chercher bien loin et payer bien cher des or
nemenis à nos musées !
Il serait temps enfin de mettre un terme à ces dés ,
ordres , sur lesquels nous appelons l'attention du pays .
Quoique appauvrie par les dévastateurs révolutionnaires,
par les spéculateurs mercantiles et surtout par les restau
4
8
352 LITTÉRATURE

rateurs classiques, la France est riche encore en monu


ments français. Il faut arrêter le marteau qui mutile la
face du pays. Une loi suffirait ; qu'on la fasse. Quels que
soient les droits de la propriété , la destruction d'un édi
fice historique et monumental ne doit pas être permise å
ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur
leur honneur ; misérables hommes , et si imbéciles qu'ils
ne comprennent même pas qu'ils sont des barbares ! Il y
a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté :
son usage appartient au propriétaire , sa beauté à tout le
monde ; c'est donc dépasser son droit que le détruire.
Une surveillance active devrait être exercée sur nos
monuments. Avec de légers sacrifices, on sauverait des
constructions qui, indépendamment du reste , représen
tent des capitaux énormes . La seule église de Brou , bâtie
vers la fin du quinzième siècle , a coûté vingt-quatre mil
lions , à une époque où la journée d'un ouvrier se payait
deux sous . Aujourd'hui ce serait plus de cent cinquante
millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents
francs pour la jeter bas .
Et puis , un louable regret s'emparerait de nous, nous
voudrions reconstruire ces prodigieux édifices que nous ne
le pourrions . Nous n'avons plus le génie de ces siècles .
L'industrie a remplacé l'art.
Terminons ici cette note ; aussi bien c'est encore lå un
sujet qui exigerait un livre. Celui qui écrit ces lignes y
reviendra souvent , à propos et hors de propos ; et, comme
ce vieux Romain qui disait toujours : Hoc censeo, et de
lendam esse Carthaginem , l'auteur de cette note répétera
sans cesse : « Je pense cela, et qu'il ne faut pas démolir
la France . »
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 353

1832 .

Il faut le dire et le dire haut, cette démolition de la


vieille France, que nous avons dénoncée plusieurs foi
sous la restauration , se continue avec plus d'acharne
ment et de barbarie que jamais . Depuis la Révolution de
juillet , avec la démocratie quelque ignorance a débordé
et quelque brutalité aussi . Dans beaucoup d'endroits, le
pouvoir local , l'influence municipale, la curatelle commu
nale a passé des gentilshommes qui ne savaient pas écrire
aux paysans qui ne savent pas lire. On est tombé d'un
cran . En attendant que ces braves gens sachent épeler,
ils gouvernent. La bévue administrative, produit naturel
et normal de cette machine de Marly qu'on appelle la
centralisation , la bévue administrative s'engendre tou
jours comme par le passé du maire au sous - préſet, du
sous - préſet au préſet, du préfet au ministre . Seulement
elle est plus grosse .
Notre intention est de n'envisager ici qu'une seule des
innombrables formes sous lesquelles elle se produit aux
yeux du pays émerveillé . Nous ne voulons traiter de la
bévue administrative qu'en matière de monuments , et
encore ne ferons -nous qu'efileurer cet immense sujet que
vingt- cinq volumes in - folio n'épuiseraient pas .
Nous posons donc en fait qu'il n'y a peut-être pas en
France , à l'heure qu'il est , une seule ville , pas un seul
chef -lieu d'arrondissement , pas un seul chef-lieu de can
ton , où il ne se médite , où il ne se commence, ou il ne
s'achève la destruction de quelque monument historique
national , soit par le fait de l'autorité locale de l'aveu de
l'autorité centrale , soit par le fait des particuliers sous les
yeux et avec la tolérance de l'autorité locale .
18
1
354 LITTÉRATURE
Nous avançons ceci avec la profonde conviction de ne
pas nous tromper, et nous en appelons à la conscience de
quiconque a fait, sur un point quelconque de la France,
la moindre excursion d'artiste et d'antiquaire. Chaque
jour quelque vieux souvenir de la France s'en va avec la
pierre sur laquelle il était écrit . Chaque jour nous brisons
quelque lettre du vénérable livre de la tradition . Et bien
tôt , quand la ruine de toutes ces ruines sera achevée, il
ne nous restera plus qu'à nous écrier avec ce Troyen qui
du moins emportait ses dieux :

Fuit Iliam , et ingens


Gloria.

Et å l'appui de ce que nous venons de dire, qu'on


permette à celui qui écrit ces lignes de citer , entre une
foule de documents qu'il pourrait produire, l'extrait d'une
lettre à lui envoyée . Il n'en connait pas personnellement
le signataire, qui est, comme sa lettre l'annonce , homme
de goût et de ceur ; mais il le remercie de s'être adressé
å lui . Il ne fera jamais faute à quiconque lui signalera une
injustice ou une absurdité nuisible à dénoncer . Il regrelte
seulement que sa voix n'ait pas plus d'autorité et de re;
tentissement . Qu'on lise donc cette lettre, et qu'on songe,
en la lisant , que le fait qu'elle atleste n'est pas un fait
isolé, mais un des mille épisodes du grand fait général , la
démolition successive et incessante de tous les monuments
de l'ancienne France.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 355

Charleville, 14 février 1832.

« MONSIEUR,

« Au mois de septembre dernier , je fis un voyage à Laon


« (Aisne) , mon pays natal . Je l'avais quitté depuis plusieurs
« années : aussi , à peine arrivé , mon premier soin fut de
« parcourir la ville ... Arrivé sur la place du bourg , au
« moment où mes yeux se levaient sur la vieille tour de
« Louis d'Outremer , quelle fut ma surprise de la voir de
« toutes parts bardée d'échelles, de leviers et de tous les
« instruments possibles de destruction . Je l'avouerai,
« cette vue me fit mal . Je cherchais à deviner pourquoi
« ces échelles et ces pioches, quand vint å passer
« M. Th ......, homme simple et instruit , plein de goût
« pour les lettres et fort ami de tout ce qui touche à la
« science et aux arts. Je lui fis part à l'instant de l'impres
a sion douloureuse que me causait la destruction de ce
« vieux monument . M. Th ......, qui la partageait , m'ap
« prit que, resté seul des membres de l'ancien conseil mu
« nicipal , il avait été seul pour combattre l'acte dont nous
« étions en ce moment témoins , que ses efforts n'avaient
« rien pu . Raisonnements , paroles , tout avait échoué.
« Les nouveaux conseillers , réunis en majorité contre lui,
« l'avaient emporté . Pour avoir pris un peu chaudement
« le parti de cette tour innocente , M. Th ..... avait été
« même accusé de carlismé. Ces messieurs s'étaient écriés
« que cette tour ne rappelait que les souvenirs des temps
« féodaux, et la destruction avait été volée par acclama
« tion . Bien plus , la ville a offert au soumissionnaire qui
356 LITTÉRATURE
« se charge de l'exécution une somme de plusieurs mille
« francs, les matériaux en sus. Voilà le prix du meurtre ,
« car c'est un véritable meurtre ! M. Th ..... me fit remar
<< quer sur le mur voisin l'affiche d'adjudication en papier
« jaune . En lête était écrit en énormes caractères : des
« TRUCTION DE LA TOUR DITE DE LOUIS D'OUTREMER. Lewpublic
« est prévenu, etc.
« Cette tour occupait un espace de quelques toises .
« Pour agrandir le marché qui l'avoisine, si c'est là le
« but qu'on a cherché, on pouvait sacrifier une maison
« particulière dont le prix n'eût peut-être pas dépassé la
« somme offerte au soumissionnaire. Ils ont préféré
( anéantir la tour. Je suis affligé de le dire å la honte
« des Laonnois, leur ville possédait un monument rare ,
a un monument des rois de la seconde race ; il n'y en
« existe plus aujourd'hui un seul . Celui de Louis IV était
« le dernier. Après un pareil acte de vandalisme, on ap
« prendra quelque jour sans surprise qu'ils démolissent
« leur belle cathédrale du onzième siècle, pour faire une
« halle aux grains (1 ) . »
Les réflexions abondent et se pressent devant de tels
faits.
Et d'abord , ne voilà -t-il pas une excellente comédie ?
Vous représentez-vous ces dix ou douze conseillers mu
nicipaux mettant en délibération la grande destruction
de la tour dite de Louis d'Outremer ? Les voilà tous,
rangés en cercle, et sans doute assis sur la table, jambes
croisées et babouches aux pieds, à la façon des Turcs.

(1) Nous ne publions pas le nom du signataire de la lettre, n'y


stant point formellement autorisé par lui ; mais nous le tenons
en réserve pour notre garantie . Nous avons cru devoir aussi
retrancher les passages qui n'étaient que l'expression trop bien
veillante de la sympathie de notre correspondant pour nous
personnellement.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 357
Ecoutez -les . Il s'agit d'agrandir le carré aux choux et de
faire disparaître un monument féodal. Les voilà qui met
tent en commun tout ce qu'ils savent de grands mots, de
puis quinze ans qu'ils se font anucher le Constitutionnel
par le magister de leur village . Ils se cotisent . Les bonnes
raisons pleuvent . L'un a argué de la féodalité, et s'y
tient ; l'autre allègue la dime ; l'autre, la corvée ; l'auire,
les serfs qui battaient l'eau des fosses pour faire taire les
grenouilles ; un cinquième , le droit de jambage et de
cuissage ; un sixième, les éternels prêtres et les éternels
nobles ; un autre, les horreurs de la Saint- Barthélemy ;
un autre , qui est probablement avocat , les jésuites; puis
ceci, puis cela , puis encore cela et ceci ; et tout est dit, la
tour de Louis d'Outremer est condamnée.
Vous figurez- vous bien au milieu du grotesque sanhé.
drin la situation de ce pauvre homme, représentant uni
que de la science , de l'art, du goût, de l'histoire ? Remar
quez -vous l'attitude humble et opprimée de ce paria ?
L'écoutez -vous hasarder quelques mots timides en faveur
du vénérable monument ? Et voyez- vous l'orage éclater
contre lui? Le voilà qui ploie sous les invectives. Voilà
qu'on l'appelle de toutes parts carliste , et probablement
carlisse . Que répondre à cela ? C'est fini. La chose est
faite . La démolition du « monument des âges de barba
rie » est définitivement votée avec enthousiasme, et vous
entendez le hourra des braves conseillers municipaux de
Laon , qui ont pris d'assaut la tour de Louis d'Outremer.
Croyez- vous que jamais Rabelais, que jamais Hogarth
auraient pu trouver quelque part faces plus drôlatiques,
profils plus bouffons, silhouettes plus réjouissantes à char
bonner sur les murs d'un cabaret ou sur les passages
d'une batrachomyomachie ?
Oui , riez. — Mais, pendant que les prud'hommes jar
gonnaient, croassaient et dillibéraient, la vieille tour, si
358 LITTÉRATURE
longtemps inébranlable , se sentait trembler dans ses for
dements . Voilà tout å coup que , par les fenêtres, par les
portes , par les barbacanes, par les meurtrières , par les lu
carnes, par les gouttières , de partout, les démolisseurs lui
sortent comme les vers d'un cadavre . Elle sue des maçons.
Ces pucerons la piquent. Cette vermine la dévore . La pau
vre tour commence à tomber pierre à pierre ; ses scul.
ptures se brisent sur le pavé ; elle éclabousse les maisons
de ses débris ; son flanc s'éventre, son profil s'ébréche, et
le bourgeois inutile , qui passe à côté sans trop savoir ce
qu'on lui fait, s'étonne de la voir chargée de cordes, de
poulies et d'échelles plus qu'elle ne le fut jamais par un
assaut d'Anglais ou de Bourguignons.
isi , pour jeter bas cette tour de Louis d'Outremer,
presque contemporaine des tours romaines de l'ancienne
Bibrax , pour faire ce que n'avaient fait ni béliers , ni balis
tes , ni scorpions , ni catapultes , ni haches, ni dolabres , ni
engins, ni bombardes, ni serpentines , ni fauconneaux, ni
coulevrines , ni les boulets de fer des ſorges de Creil, ni les
pierres å bombarde des carrières de Péronne , ni le canon ,
ni le tonnerre , ni la tempête , ni la bataille , ni le ſeu des
hommes , ni le feu du ciel , il a suffi au dix -neuvième siècle,
merveilleux progrès ! d'une plume d'oie , promenée å peu
prės au hasard sur une feuille de papier par quelques infini
ment petits ! méchante plume d'un conseil municipal du
vingtième ordre ! plume qui formule boiteusement les fet
fas imbéciles d'un divan de paysans! plume imperceptible
du sénat de Lilliput ! plume qui fait des fautes de français !
plume qui ne sait pas l'orthographe ! plume qui , à coup
sûr , a tracé plus de croix que de signatures au bas de
l'inepte arrété !
Et la tour a été démolie ! et cela s'est fait, et la ville a
payé pour cela ! on lui a volé sa couronne, et elle a payé
le voleur !
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 359
Quel nom donner à toutes ces choses ?
Et , nous le répétons pour qu'on y songe bien , le fait de
Laon n'est pas un fait isolé. A l'heure où nous écrivons, il
n'est pas un point en France ou il ne se passe quel que
chose d'analogue . C'est plus ou c'est moins, c'est peu ou
c'est beaucoup , c'est petit ou c'est grand, mais c'st tou
jours et partout du vandalisme. La liste des démolitions
est inépuisable . Elle a été commencée par nous et pa "
d'autres écrivains qui ont plus d'importance que nous. I
serait facile de la grossir, il serait impossible de la clore .
On vient de voir une prouesse du conseil municipal.
Ailleurs , c'est un maire qui déplace un peulven pour mar
quer la limite du champ communal; c'est un évêque qui
ratisse et badigeonne sa cathédrale ; c'est un préfet qui
jette bas une abbaye du quatorzième siècle pour démas
quer les fenêtres de son salon ; c'est un artilleur qui rase
un cloitre de 1460 pour rallonger un polygone; c'est un
adjoint qui fait du sarcophage de Théodeberthe une auge
aux pourceaux .
Nous pourrions citer les noms . Nous en avons pitié .
Nous les laisons.
Cependant il ne mérite pas d'être épargné , ce curé de
Fécamp qui a fait démolir le jubé de son église , donnant
pour raison que ce massif incommode , ciselé et fouillé par
les mains miraculeuses du quinzième siècle , privait ses
paroissiens du bonheur de le contempler , lui curé, dans
sa splendeur à l'autel. Le maçon qui a exécuté l'ordre du
béat s'est fait des débris du jubé une admirable maison.
nette qu'on peut voir à Fécamp . Quelle honte ! qu'est de
venu le temps oii le prêtre était le suprême architecte ?
Maintenant le maçon enseigne le prêtre !
N'y a-t-il pas aussi un dragon ou un housard qui veut
faire de l'église de Brou , de cette merveille , son grenier å
foin , et qui en demande ingénument la permission au mi
360 LITTERATURE
nistre ! N'était- on pas en train de gratter du haut en bas
la belle cathédrale d'Angers quand le tonnerre est tombé
sur la flèche, noire et intacte encore , et l'a brûlée , comme
si le tonnerre avait eu , lui , de l'intelligence et avait mieux
aimé abolir le vieux clocher que de le lais ser égratigner
par des conseillers municipaux ! Un ministre de la restau
ration n'a- t-il pas rogné à Vincennes ses admirables tours,
et à Toulouse ses beaux remparts ? N'y a-t-il pas eu, å
Saint-Omer, un préfet qui a détruit aux trois quarts les
magnifiques ruines de Saint-Bertin , sous prétexte de don
ner du travail aux ouvriers ? Dérision ! si vous êtes des
administrateurs tellement médiocres, des cervaux telle
ment stériles , qu'en présence des routes à ferrer, des ca
naux à creuser , des rues à macadamiser, des ports à curer,
des landes à défricher, des écoles à bâtir, vous ne sachiez
que faire de vos ouvriers , du moins ne leur livrez pas
comme une proie nos édifices nationaux à démolir, ne
leur dites pas de se faire du pain avec ces pierres . Partagez
les plutôt, ces ouvriers, en deux bandes ; que toutes deux
creusent un grand trou , et que chacune ensuite comble le
sien avec la terre de l'autre. Et puis payer-leur ce travail.
Voilà une idée . J'aime mieux l'inutile que le nuisible .
A Paris, le vandalisme florit et prospère sous nos yeux.
Le vandalisme est architecte. Le vandalisme se carre et se
prélasse. Le vandalisme est fêté , applaudi , encouragé, ad
miré, caressé , protégé, consulté, subventionné, défrayé, na
turalisé . Le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le
compte du gouvernement . Il s'est installé sournoisement
dans le budget, et il grignote à petit bruit , comme le rat son
fromage . Et certes , il gagne bien son argent . Tous les jours
il démolit quelque chose du peu qui nous reste de cet ad
mirable vieux Paris. Que sais-je ? Le vandalisme a badi
geonné Notre-Dame , le vandalisme a retouché les tours du
Palais -de-Justice, le vandalisme a rasé Saint-Magloire, le
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 361
vandalisme a détruit le cloître des Jacobins , le vandalisme
a amputé deux flèches sur trois à Saint-Germain - des-Prés .
Nous parlerons peut-être dans quelques instants des édifices
qu'il bâtit . Le vandalisme a ses journaux, ses coteries, ses
écoles , ses chaires , son public , ses raisons. Le vandalisme
a pour lui les bourgeois. Il est bien nourri, bien renté ,
bouffi d'orgueil , presque savant, très-classique, bon logi
cien , fort théoricien , joyeux , puissant , affable au besoin ,
beau parleur, et content de lui . Il tranche du Mécéne . Il
protége les jeunes talents . Il est professeur . Il donne des
grands prix d'architecture . Il envoie des élèves à Rome. Il
porte habit brodé , épée au côté et culotte française. Il est
de l'Institut . Il va à la cour. Il donne le bras au roi , et
flâne avec lui dans les rues, lui soufflant ses plans å l'o
reille . Vous avez dù le rencontrer.
Quelquefois il se fait propriétaire , et il change la tour
magnifique de Saint-Jacques -de-la-Boucherie en fabrique de
plomb de chasse, impitoyablement fermée å l'antiquaire
fureteur; et il fait de la nef de Saint -Pierre-aux-Bæuſs un
magasin de futailles vides, de l'hôtel de Sens une écurie å
rouliers , de la Maison -de-la -Couronne - d'Or une draperie, de
la chapelle de Cluny une imprimerie. Quelquefois il se fait
peintre en bâtiments, et il démolit Saint -Landry pour con
struire sur l'emplacement de cette simple et belle église
une grande laide maison qui ne se loue pas . Quelquefois
il se fait greffier, et il encombre de paperasses la Sainte
Chapelle, cette église qui sera la plus admirable parure de
Paris, quand il aura détruit Notre-Dame. Quelquefois il se
fait spéculateur, et dans la nef déshonorée de Saint-Benoît
il em boite violemment un théâtre, et quel théâtre ! Op
probre ! le cloitre saint, docte et grave des bénédictins,
métamorphosé en je ne sais quel mauvais lieu littéraire !
Sous la Restauration , il prenait ses aises et s'ébattait
d'une manière tout aussi charmante, nous en convenons .
T16
362 LITTÉRATURE
Chacun se rappelle comment le vandalisme , qui alors
aussi était architecte du roi, a traité la cathédrale de
Reims. Un homme d'honneur, de science et de talent,
M. Vitet , a déjà signalé le fait. Cette cathédrale est, comme
on sait, chargée du haut en bas de sculptures excellentes
qui débordent de toutes parts son profil. A l'époque du
sacre de Charles X , le vandalisme, qui est bon courtisan,
eut peur qu'une pierre ne se détachât par aventure de
toutes ces sculptures en surplomb, et ne vînt tomber in
congrûment sur le roi , au moment où Sa Majesté passe
: rait; et sans pitié, et à grands coups de maillet, et trois
grands mois durant, il ébarba la vieille église ! — Celui
qui écrit ceci a chez lui une belle tête de Christ, débris
curieux de cette exécution .
Depuis juillet , a fait une autre qui peut servir de
pendant à celle-là , c'est l'exécution du jardin des Tuile
ries . Nous reparlerons quelque jour et longuement de ce
bouleversement barbare. Nous ne le citons ici que pour
mémoire . Mais qui n'a haussé les épaules en passant devant
ces deux petits enclos usurpés sur une promenade pubii
que ? On a fait mordre au roi le jardin des Tuileries, et
voilà les deux bouchées qu'il se réserve . Toute l'harmonie
d'une euvre royale et tranquille est troublée, la symétrie
des parterres est éborgnée, les bassins entaillent la ter
rasse : c'est égal , on a ses deux jardinets. Que dirait-on
d'un fabricant de vaudevilles qui se taillerait un couplet
ou deux dans les cheurs d'Athaliel Les Tuileries, c'était
l'Athalie de le Nôtre.
On dit que le vandalisme a déjà condamné notre vieille
et ir éparable église de Saint-Germain - l'Auxerrois. Le
vandalisme a son idée à lui. Il veut faire tout à travers
Paris une grande , grande , grande rue . Une rue d'une lieue !
Que de magnifiques dévastations chemin faisant! Saint
Germain - l'Auxerrois y passera , l'admirable tour de Saint
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 363
Jacques -de-la-Boucherie y passera peut -être aussi. Mais
qu'importer une rue d'une lieue ! comprenez- vous comme
cela sera beau ! une ligne droile tirée du Louvre à la bar
rière du Trône ! d'un bout de la rue , de la barrière , on
contemplera la façade du Louvre. Il est vrai que tout le
mérite de la colonnade de Perrault, si mérite il y a , est
dans ses proportions, et que ce mérite s'évanouira dans la
distance ; mais qu'est -ce que cela fait ? on aura une rue
d'une lieue ! de l'autre bout , du Louvre, on verra la bar
rière du Trône, les deux colonnes proverbiales que vous
savez , maigres, fluetles et risibles comme les jambes de
Potier. O merveilleuse perspective !
Espérons que ce burlesque projet ne s'accomplira pas.
Si l'on essayait de le réaliser , espérons qu'il y aura une
émeute d'artistes. Nous y pousserons de notre mieux.
Les dévastateurs ne manquent jamais de prétextes. Sous
la Restauration , on gâtait , on mutilait, on défigurait, on
profanait les édifices catholiques du moyen âge, le plus
dévotement du monde. La congrégation avait développé
sur les églises la même excroissance que sur la religion.
Le sacré-cæur s'était fait marbre, bronze, badigeonnage et
bois doré. Il se produisait le plus souvent dans les égli
ses sous la forme d'une petite chapelle peinte, dorée,
mystérieuse, élégiaque, pleine d'anges bouffis, coquette,
galante, ronde et à faux jour, comme celle de Saint
Sulpice. Pas de cathédrale, pas de paroisse en France å
laquelle il ne poussât, soit au front, soit au côté, une
chapelle de ce genre. Cette chapelle constituait pour les
églises une véritable maladie. C'était, la verrue de Saint
Acheul .
Depuis la Révolution de juillet, les profanations conti.
nuent, plus funesles et plus mortelles encore , et avec
d'autres semblants . Au prétexte dévot a succédé le pré
texte national, libéral, patriote, philosophique, voltairien,
364 LITTERATURE

On ne restaure plus , on ne gâte plus, on n'enlaidit plus


un monument, on le jette bas . Et l'on a de bonnes rai
sons pour cela . Une église , c'est le fanatisme; un don
jon , c'est la féodalité . On dénonce un monument, on
massacre un tas de pierres , on septembrise des ruines.
A peine si nos pauvres églises parviennent å se sauver en
prenant cocarde. Pas une Notre-Dame en France, si co
lossale, si vénérable, si magnifique, si impartiale, si his
torique, si calme et si magnifique qu'elle soit , qui n'ait
son petit drapeau tricolore sur l'oreille. Quelquefois on
sauve une admirable église en écrivant dessus : Mairie .
Rien de moins populaire parmi nous que ces édifices faits
par le peuple et pour le peuple. Nous leur en voulons de
tous ces crimes des temps passés dont ils ont été témoins.
Nous voudrions eſfacer le tout de notre histoire . Nous
dévastons , nous pulvérisons, nous détruisons, nous démo
lissons par esprit national . A force d'être bons Français,
nous devenons d'excellents Welches.
Dans le nombre, on rencontre certaines gens auxquels
répugne ce qu'il y a d'un peu banal dans le magnifique
pathos de juillet, et qui applaudissent aux démolisseurs
par d'autres raisons , des raisons doctes et importantes,
des raisons d'économiste et de banquier. A quoi ser
vent ces monuments ? disent - ils . Cela coûte des frais d'en .
tretien , et voilà tout . Jetez-les à terre, et vendez les ma
tériaux. C'est toujours cela de gagné. - Sous le pur rapport
économique, le raisonnement est mauvais . Nous l'avons
déjà établi plus haut, ces monuments sont des capitaux.
Beaucoup d'entre eux , dont la renommée attire les étran .
gers riches en France, rapportent au pays bien au delà
de l'intérêt de l'argent qu'ils ont coûté . Les détruire,
c'est priver le pays d'un revenu.
Mais quittons ce point de vue aride, et raisonnons de
plus haut. Depuis quand ose-t-on, en pleine civilisation,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 365
questionner l'art sur son utilité ? Malheur å vous si vous
ne savez pas à quoi l'art sert ! On n'a rien de plus à vous
dire . Allez ! démolissez ! utilisez ! Faites des moellons avec
Notre -Dame deParis . Faites des gros sous avec la Colonne.
D'autres acceptent et veulent l'art; mais, à les enten
dre, les monuments du moyen âge sont des constructions
de mauvais goût , des œuvres barbares, des monstres en
architecture, qu'on ne saurait trop vite et trop soigneuse
ment abolir. A ceux -lå non plus il n'y a rien à répondre.
C'en est fini d'eux. La terre a tourné, le monde a marché
depuis eux ; ils ont les préjugés d'un autre siècle ; ils ne
sont plus de la génération qui voit le soleil . Car il faut
bien , nous le répétons, que les oreilles de toute grandeur
s'habituent à l'entendre dire et redire, en même temps
qu'une glorieuse révolution politique s'est accomplie dans
la société , une glorieuse révolution intellectuelle s'est ac
complie dans l'art . Voilà vingt-cinq ans que Charles No
dier et madame de Staël l'ont annoncé en France ; et s'il
était permis de citer un nom obscur après ces noms célė- '
bres, nous ajouterions que voilà quatorze ans que nous
luttons pour elle. Maintenant elle est faite . Le ridicule
duel des classiques et des romantiques s'est arrangé de
lui-même, tout le monde étant à la fin du même avis . Il
n'y a plus de question . Tout ce qui a de l'avenir est pour
l'avenir. A peine y a-t-il encore, dans l'arrière-parloir des
colléges, dans la pénombre des académies , quelques bons
vieux enfants qui font joujou dans leur coin avec les poé
tiques et les méthodes d'un autre åge ; qui poëtes , qui
architectes ; celui-ci s'ébatlant avec les trois unités, celui
lå avec les cinq ordres ; les uns gâchant du plâtre selon
Vignole, les autres gâchant des vers selon Boileau .
Cela est respectable. N'en parlons plus.
Or, dans ce renouvellement complet de l'art et de la
critique, la cause de l'architecture du moyen âge , plai
49 .
366 LITTÉRATURE

dée sérieusement pour la première fois depuis trois sié.


cles , a été gagnée en même temps que la bonne cause
générale , gagnée par toutes les raisons de la sciencë, ga
gnée par toutes les raisons de l'histoire, gagnée par lou
tes les raisons de l'art , gagnée par l'intelligence, par l'ima
gination et par le cæur. Ne revenons donc pas šut la
chose jugée et bien jugée , et disons de haut au gouver
nement , aux communes, aux particuliers, qu'ils sont rése
ponsables de tous les monuments nationaux que le hasard
met dans leurs mains . Nous devons compte du passé à l'a
venir . Posteri, posteri, vestra res agitür.
Quant aux édifices qu'on nous bâtit pour ceux qu'on
nous détruit, nous ne prenons pas le change, nous n'en
voulons pas . Ils sont mauvais . L'auteur de ces lignes main
tient tout ce qu'il a dit ailleurs (1 ) sur les monuments mo
dernes du Paris actuel . Il n'a rien de plus doux à dire des
monuments en construction . Que nous importe les trois ou
quatre petites églises cubiques que vous bâtisseż pileuse
ment çà et lå ? Laissez donc crouler votre ruine du quai
d'Orsay avec ses lourds cintres et ses vilaines colonnes en
gagées ! laissez crouler votre palais de la chambre des dé:
putės, qui ne demandait pas mieux ! N'est-ce pas une insultë
au lieu dit Ecole des Beaux - Arts que cette construction
hybride et fastidieuse dont l'épure a si longtemps sali le
pignon de la maison voisine, étalant effrontement sa nuditê
et sa laideur à côté de l'admirable façade du château de
Gaillon ! Sommes - nous tombés à ce point de misère qu'il
nous faille absolument admirer les barrières de Paris ? Y
a-t-il rien au monde de plus bossu et de plus rachitique que
votre monument expiatoire (ah čå , décidément, qu'est -ce
qu'il expie ? ) de la rue de Richelieu ? N'est-ce pas une belle
chose, en vérité , que votre Madeleine, ce tome deux de la

( 1) Notre- Dame de Paris .


ET PHILOSOPHIE MÊLÉES, 367
Bourse, avec son lourd tympan qui écrase sa maigre colon
nade ? Oh ! qui me délivrera des colonnades !
De grâce, employez mieux nos millions .
Ne les employez même pas à parfaire le Louvre. Vous
voudriez achever d'enclore ce que vous appelez le parallé
logramme du Louvre . Mais nous vous prévenons que ce
parallelogramme est un trapéze: et pour un trapéze, c'est
trop d'argent. D'ailleurs le Louvre, hors ce qui est de la
renaissance, le Louvre, voyez - vous, n'est pas beau. Il ne
faut pas admirer et continuer, comme si c'était de droit
divin , tous les monuments du dix -septième siècle , quoi
qu'ils vaillent mieux que ceux du dix-huitième , et surtout
que ceux du dix -neuvième. Quel que soit leur bon air, quelle
que soit leur grande mine, il en est des monuments de
Louis XIV comme de ses enfants. Il y en a beaucoup de
bâtards.
Le Louvre, dont les fenêtres entaillent l'architrave, le
Louvre est de ceux - là.
S'il est vrai , comme nous le croyons , que l'architecture ,
seule entre tous les arts , n'ait plus d'avenir, employez vos
millions à conserver, å entretenir, à éterniser les monu
ments nationaux et historiques qui appartiennent à l'Etat ,
et å racheter ceux qui sont aux particuliers, La rançon sera
modique. Vous les aurez à bon marché. Tel propriétaire
ignorant vendra le Parthenon pour le prix de la pierre.
Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les
réparer avec soin , avec intelligence, avec sobriété . Vous
avez autour de vous des hommes de science et de goût qui
vous éclaireront dans ce travail . Surtout que l'architecte
restaurateur soit frugal de ses propres imaginations ; qu'il
étudie curieusement le caractère de chaque édifice, selon
chaque siècle et chaque climat . Qu'il se pénélre de la ligne
générale et de la ligne particulière du monument qu'on
368 LITTÉRATURE

lui met entre les mains , et qu'il sache habilement souder


son génie au génie de l'architecte ancien .
Vous tenez les communes en tutelle, défendez-leur de
démolir.
Quant aux particuliers , quant aux propriétaires qui vou
draient s'entêter à démolir, que la loi le leur défende ;
que leur propriété soit estimée, payée et adjugée à l'Etat .
Qu'on nous permette de transcrire ici ce que nous disions
à ce sujet en 1825 ; « Il faut arrêter le marteau qui mutile
la face du pays . Une loi suffirait. Qu'on la fasse. Quels que
soient les droits de la propriété, la destruction d'un édifice
historique et monumental ne doit pas être permise à ces
ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur
honneur ; misérables hommes, et si imbéciles qu'ils ne
comprennent même pas qu'ils sont des barbares ! Il y a deux
choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage
appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à
vous , à moi , à nous tous. Donc, le détruire c'est dépasser
son droit. »
Ceci est une question d'intérêt général, d'intérêt natio
nal . Tous les jours , quand l'intérêt général élève la voix,
la loi fait taire les glapissements de l'intérêt privé. La pro
priété particulière a été souvent et est encore à tous mo
ments modifiée dans le sens de la communauté sociale . On
vous achète de force votre champ pour en faire une place,
votre maison pour en faire un hospice. On vous achetera
votre monument.
S'il faut une loi, répétons-le, qu'on la fasse. Ici, nous
entendons les objections s'élever de toutes parts . — Est-ce
que les chambres ont le temps ? Une loi pour si peu de
chose !
Pour si peu de chose !
Comment ! nous avons quarante-quatre mille lois dont
nous ne savons que faire, quarante - quatre mille lois sur
ET PIILOSOPHIE MÊLÉES. 369
lesquelles il y en a à peine dix de bonnes . Tous les ans,
quand les chambres sont en chaleur, elles en pondent par
centaines, et, dans la couvée , il y en a tout au plus deux
ou trois qui naissent viables . On fait des lois sur tout, pour
tout , contre tout, à propos de tout . Pour transporter les
cartons de tel ministère d'un côté de la rue de Grenelle å
l'autre, on fait une loi . Et une loi pour les monuments, une
loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une
loi pour les souvenirs , une loi pour les cathédrales, une loi
pour les plus grands produits de l'intelligence humaine,
une loi pour l'œuvre collective de nos pères, une loi pour
l'histoire , une loi pour l'irréparable qu'on détruit , une loi
pour ce qu'une nation a de plus sacré après l'avenir ,
une loi pour le passé , cette loi juste, bonne, excellente ,
sainte, utile , nécessaire, indispensable, urgente , on n'a
pas le temps, on ne la fera pas !
Risible ! risible ! risible !

1833 .

YMBERT GALLOIX .

Ymbert Gallois était un pauvre jeune homme de Genève,


ils ou petit-fils, si notre mémoire est bonne , d'un vieux
maître d'écriture du pays ; un pauvre Genevois , disons
nous, bien élevé et bien lettre d'ailleurs, qui vint à Paris,
il y a six ans, n'ayant pas devant lui de quoi vivre plus
d'un mois , mais avec cette pensée qui en a leurré tant
d'autres, que Paris est une ville de chance et de loterie ou
370 LITTÉRATURE

quiconque joue bien le jeu de sa destinée finit par gågner;


une métropole bénie où il y a des avenirs tout faits et à
choisir que chacun peut ajuster à son existence ; une terre
de promission qui ouvre des horizons magnifiques à toutes
les intelligences dans toutes les directions ; un vaste ate
lier de civilisation où toute capacité trouve du travail et
fait fortune ; un océani où se fait chaque jour la pêche mi
raculeuse ; une cité prodigieusé; en un mot , une eité de
prompts succès et d'activité excellente d'ou , en moins d'un
an , l'homme de talent qui y est entré sans souliers ressort
en carrosse .
Il y est arrivé au mois d'octobre 1827. Il y est mort de
misère au mois d'octobre 1828 .
Il n'y a en ceci aucune hyperbole, ce jeune homme est
mort de misère à Paris. Ce n'est pas que quelques hommes
de ces classes intelligentes et humaines qu'on est convenu
de désigner sous le nom vague d'artistes, ce n'est pas que
quelques jeunes gens de la bonne jeunesse qui pense et
quiétudie, au milieu desquels il tomba å son arrivée à Paris,
inconnu de tous, ne lui aient serré la main , ne lui aient
donné conseil et secours , ne lui aient, dans l'occasion,
ouvert leur bourse quand il avait faim et leur cæur quand
il pleurait . Il va sans dire que plusieurs d'entre eux se sont
tout naturellement cotisés pour payer son dernier loyer et
son dernier médecin , et que ce n'est pas au charpentier
qu'il doit sa bière. Mais qu'est-ce que tout cela si ce n'est
mourir de misère ?
A son arrivée à Paris, il se présenta de lui- même , avec
quelque assurance, dans trois ou quatre maisons. Voici à
ce sujet ce que nous disait encore il y a peu de jours un
de ceux qui l'ont accueilli dans ses premières illusions et
assisté dans ses dernières angoisses :
C'était en octobre 1897 , un matin qu'il faisait déjà
froid, je déjeunais, la porte s'ouvre, un jeune homme entre.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 371
Un grand jeune homme un peu courbé , l'oeil brillant, les
cheveux noirs, les pommettes rouges , une redingote blan
che assez neuve, un vieux chapeau. Je me lėve; et je le fais
asseoir. Il balbutie une phrase embarrassée d'ou je ne vis
saillir distinctement que trois mots : Ymbert Galloix, Ge
nève , Paris. Je compris que c'était son nom , le lieu où il
avait été enfant, et le lieu où il voulaii être homme . Il me
parla poésie. Il avait un rouleau de papier sous le bras . Je
l'accueillis bien . Je remarquai seulement qu'il cachait ses
pieds sous sa chaise avec un air gauche et presque hon
teux . Il toussait un peu . Le lendemain , il pleuvait à verse ,
le jeune homme revint . Il resta trois heures. Il était d'une
belle humeur et tout rayonnant . Il me parla des poëtes
anglais sur lesquels je suis peu lettré , Shakspeare et Byron
exceptés. Il toussait beaucoup. Il cachait toujours ses pieds
sous sa chaise . Au bout de trois heures, je m'aperçus qu'il
avait des souliers percés et qui prenaient l'eau : Je n'osai
lui en rien dire . Il s'en alla suns m'avoir parlé d'autre
ehose que des poëtes anglais. -
Il se présenta å pent près de eelte façon partout où il
alla , c'est-à-dire chez trois ou quatre hommes spécialement
voués aux études d'art et de poésie. Il fut bien reçu par
tout, toujours encouragé, souvent aidé . Cela ne l'a pas
empêché de mourir de misère , à la lettre, comme il a été
dit plus haut.
Ce qui le caractérisait dans les premiers mois de son sé .
jour à Paris, c'était une ardente et fiévreuse curiosité. Il
voulait voir Paris , entendre Paris, respirer Paris, toucher
Paris. Nou le Paris qui parle politique et lit le Constitu
tionnel et monté la garde à la mairie ; non le Paris que
viennent admirer les provinciaux dés@uvrés, le Paris mo
hument, le Paris Saint -Sulpice , le Paris- Panthéon ; pas
même le Paris des bibliothèques et des musées. Non , ce
qui l'occupait avant tout, ce qui éveillait sans relâche man
372 LITTÉRATURE

curiosité, ce qu'il examinait, ce qu'il questionnait sans


cesse, c'est la pensée de Paris, c'est la mission littéraire
de Paris, c'est la mission civilisatrice de Paris , c'est le pro
grės que contient Paris. C'est surtout sous le point de vue
des développements nouveaux de l'art que ce jeune homme
étudiait Paris . Partout où il entendait résonner une en
clume littéraire, il arrivait. Il y mettait ses idées , il les lais
sait marteler å plaisir par la discussion , et souvent, à force
de les reforger ainsi sans cesse, il les déformait. Ymbert
Galloix est un des plus frappants exemples du péril de la
controverse pour les esprits de second ordre. Quand il est
mort, il n'avait plus une seule idée droite dans le cerveau .
Ce qui le caractérisa dans les derniers mois de son sé.
jour , qui furent les derniers mois de sa vie, c'est un pro
fond découragement. Il ne voulait plus rien voir, plus rien
entendre, plus rien dire. En quelques mois , par une tran.
sition dont nous laissons le lecteur rêver les nuances, le
pauvre jeune homme était arrivé de la curiosité au dégoût.
Ici, il se présente plusieurs questions que nous posons sans
les résoudre . De quel côté ses illusions étaient-elles rui
nées ? Etait- ce à l'intérieur ou à l'extérieur ? Avait- il cessé
de croire en lui ou au monde ? Paris, après examen, lui
avait - il semblé chose trop grande ou chose trop petite ?
S'était-il jugé trop faible ou trop fort pour prendre joyeu.
sement de l'ouvrage dans cet immense atelier de civilisa
tion ? La mesure idéale de lui-même qu'il portait en lu
s'était -elle trouvée trop courte ou trop haute quand il l'avai
superposée aux réalités d'une existence à faire et d'une
carrière å parcourir ? En un mot, la cause de l'inaction
volontaire qui hâta sa mort, était-ce effroi ou dédain ? Nous
ne savons . Ce qu'il y a de certain, c'est qu'après avoir bien
regardė Paris, il croisa tristement les bras et refusa de rien
faire. Etait -ce paresse ? était-ce fatigue ? était-ce stupeur ?
Selon nous, c'était les trois choses à la fois. Il n'avait
ET PHILOSOPIIE MÊLÉES. 373

trouvé, ni dans Paris ni en lui-même , ce qu'il cherchait.


La ville qu'il avait cru voir dans Paris n’existait pas.
L'homme qu'il avait cru voir en lui ne se réalisait pas . Son
double rêve évanoui , il se laissa mourir.
Nous disons qu'il se laissa mourir. C'est qu'en effet, au
physique comme au moral , sa mort fut une espèce de sui
cide. On nous permettra de ne pas éclairer davantage un
des côtés de notre pensée . Le fait est qu'il reſusa de tra
vailler. On lui avait trouvé des besognes à faire (misérables
besognes , il est vrai , ou s'usent tant de jeunes gens capa
bles peut -être de grandes choses), des dictionnaires, des
compilations , des biographies de contemporains å vingt
francs la colonne. Il essaya pendant un temps d'écrire
quelques lignes pour ces divers labeurs. Puis le cæur lui
manqua ; il refusa tout. Il fut invinciblenient pris d'oisiveté
comme un voyageur est pris de sommeil dans la neige . Une
maladie lente qu'il avait depuis l'enfance s'aggrava . La fiė
vre survint. Il traîna deux ou trois mois et mourut . Il avait
vingt-deux ans .
A proprement parler, le pays de son choix, ce n'était
pas la France, c'était l'Angleterre. Son rêve , ce n'était pas
Paris , c'était Londres. On le va voir dans les lignes qu'il
a laissées . Vers les derniers temps de sa vie, quand la
souffrance commençait à déranger sa raison , quand ses
idées å demi éteintes ne jetaient plus que quelques lueurs
dans son cerveau épuisé, il disait , bizarre chimère, que la
principale condition pour être heureux, c'était d'être né
Anglais. Il voulait aller en Angleterre pour y devenir lord,
grand poële , et y faire fortune. Il apprenait l'anglais ardem
ment. C'était le seul travail auquel il fût resté fidèle. Le
jour de sa mort, sachant qu'il allait mourir, il avait une
grammaire sur son lit, et il étudiait l'anglais . Qu'en vou
lait - il faire ?
Ymbert Galloix est mort triste, anéanti, désespéré, sans
374 LITTÉRATURE
une seule vision de gloire å son chevet . Il avait enfoui
quelques colonnes de prose fort vulgaire , disait-il , dans le
recoin le plus obscur d'une de ces tours de Babel littéraires
que la librairie appelle Dictionnaires biographiques. Il
espérait bien que personne ne viendrait jamais déterrer
cette prose de lå . Quant aux rares essais de poésie qu'il
avait tentés ; sur les derniers temps , découragé comme il
l'était , il en parlait d'un ton morose et fort sévèrement .
Sa poésie, en effet, ne se produisait jamais guère qu'à l'état
d'ébauche . Dans l'ode, son vers était trop haletant et avait
trop courte haleine pour courir fermement jusqu'au bout
de la strophe. Sa pensée , toujours déchirée par de laborieut
enfantements , n'emplissait qu'à grand'peine les sinuosités
du rhytlime et y laissait souvent des lacunes partout. Il
avait des curiosités de rime et de forme qui peuvent être
dans des talents complets une qualité de plus , précieuse
sans doute, mais secondaire après tout et qui ne supplée
å aucune qualité essentielle . Qu'un vers ait une bonne
formé, cela n'est pas tout ; il faut absolument; pour qu'il
ait parfum , couleur ét saveur, qu'il contienne une idée ,
une image ou un sentiment . L'abeille construit artistement
les six pans de son alvéole de cire, et puis elle l'emplit de
miel . L'alvéole ; c'est le vers ; le miel , c'est la poésie .
Galloix était plus à l'aise dans l'élégie. Lå , så poésie était
parfois aussi palpitante que son cæur. Mais là aussi la fa
culté d'exprimer tout lui manquait souvent . En général,
son cerveau résistait à la production littéraire proprement
dite. Quelquefois , à force de souffrir, le poëte devenait un
homme, son élégie devenait une confidence, son chant des
venait un cri , alors c'était beau .
Comme il croyait peu à la valeur essentielle et durable
de sa prose ou de ses vers , comme il n'avait eu le temps
de réaliser aucun de ses rêves d'artiste, il est mort avec la
conviction désolante que rien de lui ne resterait après lui.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 375
Il se trompait.
Il restera de lui une lettre.
Une lettre admirable , selon nous , une lettre éloquente,
profonde, maladive , febrile, douloureuse , folle, unique ;
une lettre qui raconte toute une âme, toute une vie , toute
une mort ; une lettre étrange , vraie lettre de poële , pleine
de vision et de vérité .
Cette lettre, l'ami auquel Ymbert Galloix l'adressait a
bien voulu nous la confier. La voici . Elle fera mieux con
naître Ymbert Gallois que tout ce que nous pourrions dire .
Nous la publions telle qu'elle est , avec les répétitions , les
neologismes , les fautes de français (il y en a ) ; et tous ces
embarras d'expression propres au style genevois . Les deux
ou trois suppressions qu'on y remarquera étaient imposées
à celui qui écrit ceci par des convenances rigoureuses qui
seraient approuvées de tout le monde . On a tâché que cette
publication ; toute dans l'intérêt de l'art, fût aussi imper
sonnelle que possible. Ainsi , les noms propres qui sont
écrits en toutes lettres dans l'original ne sont ici désignés
que par des initiales, afin de ménager les vanités et surtout
les modesties.
Cela posé, nous devons redire que l'essence même de la
lettre est religieusement respectée. Pas un mot n'a été
changé , pas un détail n'a été déformé. Nous croyons qu'on
lira avec le même intérêt que nous cette confession mysté
rieuse d'une âme qui ressemble fort peu aux autres âmes,
et qui nous peint presque tous cependant. Voilà , à notre
sens, ce qui caractérise cette singulière lettre. C'est une
exception , et c'est tout le monde.
376 LITTÉRATURE

Paris, 11 décembre 1827.

Mon pauvre D ... ,

Il y a bien des jours que je me propose de vous écrire.


Mais la douleur, la maladie que vous me connaissez , les
distances de Paris qui mangent la moitié des journées, tout
m'en a empêché . Oh ! que je souffre, et que j'ai souffert !
Il m'est impossible de songer à mettre de l'ordre dans ma
lettre, à vous dépeindre même l'état de mon âme , à maté
rialiser par des mots glacés ces navrantes et perpétuelle.
ment successives impressions, sensations , terreurs , abîmes
de mélancolie, de désespoir, etc. Nous sommes aujourd'hui
le 11 décembre. Il est trois heures . J'ai marché, j'ai lu , le
ciel est beau , et je souffre horriblement. Arrivé ici le 27
octobre, voici donc un mois que je languis et végėte sans
espoir. J'ai eu des heures , des journées entières où mon
désespoir approchait de la folie . Fatigué, crispé physique .
ment et moralement, crispé à l'âme, j'errais sans cesse dans
ces rues boueuses et enfumées, inconnu , solitaire au milieu
d'une immense foule d'êtres les uns pour les autresinconnus
aussi.
Un soir, je m'appuyai contre les murs d'un pont sur la
Seine. Des milliers de lumières se prolongeaient à l'infini,
le fleuve coulait. J'étais si fatigué que je ne pouvais plus
marcher, et là , regardé par quelques passants comme un
fou probablement, lå , je souffrais tellement que je ne pou
vais pleurer. Vous me plaisantiez quelquefois à Genève sur
mes sensations . Eh bien , ici , je les dévore solitaire. Elles
metourmentent,m'agitent sans cesse, et tout se réunil pour
me déchirer l'âme, ce sentiment immense et continuel du
néant de nos vanités , de nos joies, de nos douleurs, de nos
pensées ; l'incertitude de ma situation, la peur de la misère,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 377
ma maladie nerveuse, mon obscurité , l'inutilité des démar
shes, l'isolement, l'indifférence, l'égoïsme, la solitude du
ceur, le besoin du ciel , des chan.ps , des montagnes, les
pensées philosophiques mêmes , et par-dessus tout cela ,
oh ! oui , par - dessus tout cela , les regrets lacérants (1 ) du
pays de ses aïeux. Il est des moments ou je rêve à tout ce
que j'aimais , ou je me promène encore sur Saint - Antoine,
ou je me rappelle toutes mes douleurs de Genève, et les
joies que j'y ai connues , bien rarement il est vrai .
Il est des moments où les traits de mes amis , de mes
parents, un lieu consacré par un souvenir, un arbre, un
rocher, un coin de rue sont lå devant mes yeux, et les cris
.
d'un porteur d'eau de Paris me réveillent . Oh ! que je sout
fre alors ! Souvent, rentré dans ma chambre solitaire , ha
rassé de corps et d'esprit , là , je m'assieds, je rêve, mais
d'une rêverie amère, sombre , délirante . Tout me rappelle
ces pauvres parents que je n'ai pas rendus heureux ; les
soins de blanchisseuse, etc. , etc. , tout cela m'étouffe . Les
heures des repas changées ! Oh ! que je regrette et ma cham
bre de Genève où j'ai tant souffert, et la classe , et mon
oncle, et votre coin de feu, et les visages connus , et les
rues accoutumées. Souvent un rien , la vue de l'objet le
plus trivial , d'un bas , d'une jarretière , tout cela me rend
le passé vivant, et m'accable de toute la douleur du présent .
Misère de l'homme qui regrette ce qu'il maudirait bientôt
quand il le retrouverait ! Je ne puis même jouir de ma
douleur, l'esprit d'analyse est toujours là qui désenchante
tout.
Ennui d'une âme flétrie à vingt et un ans, doutes arides,
vagues regrets d'un bonheur entrevu plus vaguement en
core conime ces gloires du couchant sur la cime de nos

(1) Le mot est souligné dans la lettre que nous avons sous les
yeux .
56.
378 LITTÉRATURE
montagnes, douleurs positives, douleurs idéales, persua
sion du malheur enracinée dans l'âme, certitude que la
fortune, quoique un grand bien , ne nous rendrait pas pare
faitement heureux : voilà ce qui tourmente ma pauvre åme .
Oh ! mon unique ami! qu'ils sont malheureux ceux qui
sont nés malleureux !
Et quelquefois pourtant, il semble qu'une musique
aérienne résonne å mes oreilles , qu'une harmonie mélan
colique et étrangère au tourbillon des hommes vibre de
sphère en sphere jusqu'à moi , il semble qu'une possibilité
de douleurs tranquilles et majestueuses s'offre à l'horizon
de ma pensée comme les fleuves des pays lointains à l'ho
rizon de l'imagination . Mais tout s'évanouit par un cruel
retour sur la vie positive , tout !
Que de fois j'ai dit avec Rousseau : 0 ville de boue et de
fumée ! Que cette âme tendre a dû souffrir ici ! Isolé,
errant, tourmenté comme moi , mais moins malheureux
de soixante ans d'un siècle sérieux et de grands événe
ments , il gémirait à Paris ; j'y gémis, d'autres y viendront
gémir . O néant, ô néant !
J'ai pourtant eu deux ou trois moments d'extase. Un jour,
à l'Opéra , la musique enchantée du Siége de Corinthe m'a.
vait fait oublier mes peines . Vous savez combien j'aime
l'élégance, la somptuosité , les titres , tout enfin , tout ce
qui nous place dans un monde aussi beau que possible
ici-bas, du moins à l'extérieur. Eh bien , ces impressions
que m'apportaient à Genève tant de physionomies étran
gères et distinguées, tant de belles âmes , de grands per
sonnages, tant de livrées, d'équipages enfin , ce spectacle
ravissant des pompes de la civilisation au milieu des pom
pes de la nature, spectacle qui fait de Genève une ville
peut- être unique en Europe relativement à sa grandeur ,
ces impressions, je ne les ai retrouvées à Paris qu'à l'Opéra ;
et en relisant avec passion la vie d'Alfiéri, écrite par lui.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES .
379
même , que je n'avais pas lue depuis quatre ans . Qiie de
choses pour moi et pour chaque âme dans ces quatre ans !
J'étais donc à l'Opéra. Les prestiges de la musique, lit
magnificence du théâtre, les toilettes et les physionomies
qui garnissaient les loges , je respirais tout cela , je me
croyais prince, riche, honoré ; les portiques d'un monde
qui n'est beau pour moi que parce que je l'ignore , se dessi
naient à ma vue entourés d'une auréole d'élégance et de
recherche. J'avais oublié ma situation, ou plutôt je cher
chais à me convaincre qu'e.le allait cesser . Quoique entourė
des simples mises du parterre, c'était bien aux loges que
j'étais. Je ne voyais qu'au-dessus de moi . J'étais plongé
dans un océan d'illusions , d'espérances démesurées, d'hart
monie, de splendeurs, de vanités; etc. Cet état dura une
demi- heure. Oh ! qu'ils furent tristes les moments qui sui
virent, qu'ils furent amers ! Il en est de même de lå vie
errante de ce riche, noble et malheureux Alliéri. On n'y
voit que des ambassadeurs nobles, des voyages en poste
continuels , des valets de chambre , etc. Oh ! qu'il fait bon
être malheureux avec trente mille francs de rente ! Non ,
non ; excusez cette phrase . Vous savez combien je sais dė
pouiller le malheur de son entourage positif, et le contein
pler dans son affreuse nudité, qui est la même pour toutes
les conditions lorsqu'on a dans l'âme quelque chose qui bat
plus fortement pour nous que pour la foule. Les sensations
m’accablent. Je quitte la plunie ; je vais rêver. Riez, car là
vous me reconnaissez tout entier, n'est- ce pas ?
Je reprends la plume aujourd'hui 27 décembre. Je
souffre, et toujours. J'ai eu des moments horribles ; mais
je ne veux pas vous lasser encore de mes plaintes. Il est
minuit et quelques minutes . Nous sommes donc le 28 .
Qu'importe ? Quelques voitures roulent encore de loiri en
loin ; mais on est sorti de l'Odéon . La tristesse, l'hiver,
la solitude et la nuit règnent.. Je veille au coin d'un feu
380 LITTERATURE
au quatrième étage de la rue des Fossés-Saint-Germain
des-Prés . Ma chambre ,' assez élégante, est seule , et je
suis face à face avec ma tristesse et mon ennui . Croiriez
vous que je n'aime plus les femmes ? Pas le moindre dé.
sir physique. Il faut que la douleur m'absorbe entière
ment . Mais je me laisserais faiclement aller à de nouvelles
rêveries . Venons au fait. Depuis longtemps je suis très - lie
avec

Je suis encore lié intimement avec Ch. N. Celui -là est


encore plus expansif que*** ; il vous plairait davantage,
surtout les premières fois. N a souvent les larmes sur
le bord des paupières, tout en vous parlant . Il a ce que
vous nommez de l'humectant dans toute sa personne. Il
me témoigne une affection toute paternelle. On pourrait
lui reprocher peut-être d'avoir trop d'indulgence***pour les
médiocrités , mais cela tient à sa grande bonté . tombe.
rait dans l'excès contraire ; il ne verrait pas avec plaisir,
je crois , un homme qu'il jugerait ordinaire . Vous me di
rez qu'il y a de l'amour-propre lå ; mais si j'étais obligé
de me gêner avec vous , autant vaudrait ne pas vous écrire.
Je passe tous les dimanches soirs chez N - . Là se ré.
anissent plusieurs hommes de lettres . J'y ai vu madame
T-, j'y ai causé avec E- D- , P- , le baron T- , M. de
C- , savant célébre , qui s'intéresse beaucoup à moi ;
M. de R , antiquaire et historien . Enfin M. J.-, que
j'ai connu lå , est un ami que j'espère avoir acquis. Il est
colossal par la pensée . S'il avait un peu plus de poésie
dans l'âme, je n'hésiterais pas à le regarder comme un
homme étunnant. Vous avez lu ses articles sur Walter
Scott et d'autres. Ce n'est pas un médiocre dédommage
ment ma douleur que d'être apprécié par un tel homi
d'autant plus qu'il est froid , sec, au premier abord, et
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 381
surtout désespérant pour les médiocrités qu'il méprise,
lors même qu'il les voit célèbres. M. J — ressemble à L- ,
il est beau de visage . Dessous sa sécheresse , il y a aussi
beaucoup d'humectant, et dans tout lui , dans son accent,
dans ses manières , une couleur montagnarde et anglaise .
Il est né dans le Jura . Il a été souvent à Genève . Nous
sympathisons par la pensée, par les inductions , et par la
difficulté de rendre ce que nous éprouvons .

Je reviens å N- . Pour en finir sur lui , il a l'air et les


goûts d'un gentilhomme de campagne. Je lui ai prêté vos
poésies ; il en est enchanté. P. L-va publier ses Voyages
en Grèce , en vers . Je lui en ai entendu lire un fragment ,
c'est ravissant, c'est poétique comme Byron ; mais il n'y a
ni cette pensée féconde, ni ce génie vaste et souffrant qui
nous prennent à la gorge dans le barde anglais et dans
son rival de Florence . M. L – ressemble à Goethe (vous
reconnaissez là ma manie de ressemblance ). Il lit ses vers
d'une manière tout à fait particulière et pleine de charme ;
il est simple, tranquille , réservé ; il a quelque chose de
protestant dans sa personne. Il a beaucoup voyagé . Il a
un recueil de poésies en portefeuille; mais il a de la ré
pugnance à les publier toutes, parce qu'il les trouve trop
individuelles. Il a beaucoup goûté ma vie . Je vous dis en
passant que*** et N - font de mes poésies plus de cas
peut-être qu'elles ne méritent . J'en ai plusieurs nouvelles,
faités soit à Genève, soit ici . Je suis très -lié avec de
B-, le fils du poëte , homme d'un esprit élevé. F - fait
jouer son P - dans un mois. C'est un drame tout à fait ro
mantique . F- a été au Cap et à la Martinique; du reste ,
c'est un homme d'un ton de cabaret . Il a un poëme en
portefeuille . On ne peut lui refuser un talent frais et gra
cieux ; mais il ne faut pas le connaitre pour aimer ses
382 LITTÉRATURE

poésies. Quel désenchantement ! Je me rappelle que son


Pêcheur, avant que Verre allât en Russie, nous émut jus
qu'aux larmes ; et je prétais à l'auteur quelque chose d'i .
déal , n'ayant jamais vu ce nom , et le lisant au bas d'un
morceau tout rêveur, tout maritime ; j'en faisais un jeune
ondin , etc.; et c'est un mélange de commun et de soldat.
V- (que j'ai vu une heure chez***) est un homme de sept
pieds. Quand il parle à un honnête homme, son estomac
dessine une arcade et ses genoux un triàngle. S'il est assis,
il se divise en deux pièces qui forment l'angle aigu . Ajou
tez qu'il ne dit pas six mots sans un comme ça, qu'il est
homme de bon ton de l'ancien régime, et maigre comme
un lézard. Il fait peur à contempler. Vous savez qu'il a
fait la charmante bluette intitulée Sainte - P -. Il con
naît L -.- , l'historien duelliste, a l'air d'un boucher
civilisé. Quelque chose d'âpre, et pourtant d'imposant,
le caractérise. Il. ne me reste pas de place pour vous par:
ler d'Al -, des V - père et fils, de D et M - rédac .
teurs du G- , et de plusieurs autres littérateurs que je
connais. Un mot sur S - i c'est un homme qui me parait
tenir du charlatan , de l'illuminé , du Durand , du Sweden
borg , et aussi du vrai poëte . Il a un talent descriptif re
marquable . Je n'ai eu qu'une entrevue avec lui ; j'en aj
assez. Il est vrai que le tête - à -tête a duré trois heures.
Mais il y a trop de crème fouettée dans ce cerveau-là pour
que je m'amuse à la faire mousser encore davantage. Je
dois être présenté å Benjamin Constapt par C— , bon gar
çon (le rédacteur de la RevớProt-) . Je m'attendais à
trouver en C- un grave pasteur, et c'est un étourdi que
j'ai trouvé ; mais du moins un étourdi d'esprit et de mérite,
juoique sans génie. J'aurais encore mille choses intéres
santes à vous dire, mais il faut clore ma lettre.
Vos Mélodies ont paru . Jolie édition. Je les ai lues et
relues avec charme. Elles ont eu un article dans la R.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 383

J'en fais un pour le F.; je les ai recommandées au G. On


en parlera dans la N. Mais il faudrait pour le succès des
prôneurs que vous n'avez pas . Il s'en vendra peu, je le
crains. La poésie est dans un discrédit si complet qu'il
ſaut être sur les lieux pour en avoir une idée. C'est cent
fois pis qu'à Genève, personne ne lit de vers . On en achète
encore inoins . L. , D. et *** font seuls exception à la régle.
D'ailleurs, tout le monde fait bien les vers à Paris. On en
lit lant de manuscrits, qu'un auteur étranger, qui n'a
d'autre protection que son talent, ne peut percer que par
un heureux hasard . Votre éloignement de Paris est nuisi
ble aussi au succès de votre livre , mais il est favorable å
votre bonheur. La grande Babylone vous saturerait de dé
goût, de boue, de fatigue et de tristesse . J'ignore l'état de
votre âme à Florence ; mais à coup sûr il serait pire å
Paris : sans parler de l'extrême difficulté d'y vivre . Jus.
qu'à présent, je ne gagne rien ; et j'ai pourtant de vrais
amis qui font leurs efforts pour me trouver quelque chose .
On m'a écrit que vous étiez lié avec L - . Décrivez - le-moi
de la cravate à la pantoulle. Est- ce bien ce que j'ai rêvé ,
un lord Byron français, de l'insouciance, de la vanité, de
l'affectation , du malheur, une pensée dévorante, du génie
à flots , du bon ton , de l'élégance, enfin une atmosphere
poétique étrangère qui n'a rien de commun avec la sale
atmosphère de nos hommes de lettres parisiens ? L.-
n'est-il pas cet idéal de mon âme, où j'aime à retrouver
jusqu'à ces petits défauts de vanité , de puérile affectation,
qu'anciennement vous détestiez , et que vous avez finale
ment découverts en vous , comme on les découvrira toų.
jours chez la plupart des poëles qui auront l'esprit d'a
nalyse et la bonne foi de l'homme supérieur ? Il est une
heure et demie, j'interromps ma lettre . Je compte vous
mettre encore quelques mots derrière la copie de deux
élégies que vous trouverez ci-incluses,
384 LITTERATURE

1
Mon ami , je continue ma lettre bien après l'avoir com
mencée et reprise. Il est huit heures du soir, et nous
sommes le 31 mars . Je suis fou de douleur, mon déses
poir surpasse mes forces. J'ai souffert aujourd'hui ce
qu'il est à peine possible à un homme de se figurer. En
fin , un accès de fièvre m'a pris ce soir, c'était l'excés de
la peine morale . Ecoutez . Si du moins je pouvais nie
persuader qu'un jour je serai heureux ! mais l'avenir
rembrunit encore le présent. Vous me connaissez ; vous
savez les bizarreries de mon caractère. J'ai fait une dé
couverte en moi , c'est que je ne suis réellement point
malheureux pour telle ou telle chose , mais j'ai en moi
une douleur permanente qui prend différentes formes.
Vous savez pour conibien de choses jusqu'ici j'ai été
malheureux , ou plutôt sous combien de formes le foie,
la bile, ou enfin le principe qui me tourmente s'est re
produit . Tantôt, vous le savez , c'était de n'être pas né
Anglais qui m'affligeait ; tantôt de n'être pas propre aux
sciences ; plus habituellement encore de n'être pas ri
che , de lutter avec la misère et les préjugés, d'être in
connu . Vous savez encore que depuis Genève il me sem
blait que si jamais je parvenais å percer à Paris je serais
enfin heureux . Eh bien , mon ami , je suis lié avec pres
que tous les littérateurs les plus distingués. Quelques
uns, tels que ***, C.N—, etc. , sont d'illustres amis avec
qui je suis presque aussi familier qu`avec vous. Eh bien ,
ma vanité est satisfaite ; souvent dans les salons j'ai des
moments de satisfaction mondaine ; enfin quelquefois je
suis enivré de ces petits triomphes d'une soirée, d'un in
stant ; et avec cela, le fond, la presque totalité de ma vie ,
c'est je ne dirais pas le malheur, mais un chancre aride ;
un plomb liquide me coule dans les veines ; si l'on voyait
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 385
mon âme , je ferais pitié ; j'ai peur de devenir fou . Depuis
que je suis ici , ma douleur a pris cinq å six formes ; d'a
bord ç'a été le regret de ma patrie , et mon incertitude de
l'avenir ; ensuite le sentiment de mon isolement, de mon
néant; puis un vide occupé par cet affreux tumulte de
sensations dont je vous ai tant parlé ; enfin, depuis deux
mois , toutes mes facultés de douleur se sont réunies sur
un point. J'ose à peine vous le dire, tant il est fou ; mais ,
je vous en supplie, ne voyez lå dedans qu'une forme de la
douleur, qu'une des apparences de l’ulcère qui me ronge :
ne me jugez pas d'après les règles ordinaires, et voyez le
mal et non pas son objet. Eh bien , ce point central de
mes maux , c'est de n'être pas né Anglais. Ne riez pas, je
vous en supplie ; je souffre tant ! les gens vraiment amoll
reux sont des monomanes comme moi , qui ont une seule
idée, laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, dont
l'âme a élé en butle si longtemps à un tumulte si varié ,
je suis monomane aussi maintenant.
Je lisais dernièrement Valérie, de madame de Krude
ner ; je ne puis vous exprimer les sensations que j'en ai
reçues . Ce livre étonnant m'avait ennuyé jadis ; mainte
nant il m'a déchiré. C'est que Gustave est comme moi
victime d'une passion dévorante, ou plutôt d'une énergie
de sensations qui le dévore , et qui s'est portée sur un ali
ment naturel, l'amour, tandis que cette même énergie,
lultant dans mon âme avec le vide , y enfante des fantô
mes . Je lisais ce roman , aux premiers rayons du soleil du
printemps, dans les vastes et tristes allées du Luxembourg.
A chaque instant , je m'arrêtais anéanti .
Maintenant, voici l'origine de ma passion pour l’An
gleterre. D'abord vous savez que j'aime à revivre avec
les morts , à connaître leur vie d'autrefois , à habiter
avec eux , à les suivre dans les circonstances de leur exis
lence, à me créer enfin des sympathies que pare l'illuc
T17 51
386 LITTÉRATURE

sion du temps et que la présence des individus ne puisse


plus détruire. Eh bien , là ; en Angleterre , j'aurais au
moins cinquante poëtes d'une vie aventureuse, et dont les
livres sont pleins d'imagination , de pensée , etc .; en
France, je n'en ai pas trois. Outre cela , j'aurais eu une
patrie dont j'aurais aimé jusqu'aux préjugés; il y a tant
de poésie dans les vieilles meurs de l'Angleterre, et tant
d'imagination dans tout ce qui est de ce pays -là . D'abord ,
au lieu d'une littérature , il y en a quatre : l'américaine,
l'anglaise, l'écossaise, l'irlandaise ; et elles ont toutes avec
la même langue un caractère différent. Quelles richesses
littéraires ! la vie du maniaque Cowper, si grand poëte, a
été écrite en trois volumes in -octavo , celle de Johnson
en quatre. C'est de celle-là que Walter Scott dit qu'on la
trouve dans toutes les maisons de campagne, etc. Et en.
core, qu'au seul nom de Johnson, un Anglais a devant les
yeux une individualité, un personnage qui a le privilége
d'être encore vivant, agissant au physique comme au mo
ral . Il y a trente poëtes vivants, tous originaux, tous in
dividuels, ne marchant point sur les traces les uns des
autres , et très- féconds. Que de richesses ! enfin quelles
aventures que celles de ce malheureux Savage, de Shelley !
quel colosse qu'un Byron ! que de trésors pour une âme
qui aime à fuir le monde, et à chercher ses amis dans son
cabinet ! Quels soins ont les Anglais de leurs auteurs ! ils
les réimpriment sous tous les formats. Quel goût dans
leurs éditions ! quelle imagination dans leurs vignettes !
Voyez la nation elle-même, les hommes qui ont un air
ignoble sont aussi rares en Angleterre que le sont en
France ceux qui ont l'air distinguél tout est excentric
dans cette nation ; j'aime jusqu'à leur originalité , leurs
vêtements bizarres . Ce n'est que là quie l'enthousiasme rė .
gne sous mille formes ; que lå , qu'à côté des idées posi
tives les plus sévères, on trouve les billevesées les plus
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 387
pittoresques. Ce pays réunit tout, le positif et l'idéal, la
France et l'Allemagne. C'est le seul qui soit assez fort
pour tout comprendre, assez grand pour ne rien rejeter.
Quelle individualité ! on reconnaît un Anglais entre
mille , un Français ressemble à tout le monde.
L'abondancedes sectes religieuses en Angleterre prouve
au moins de la bonne foi, des âmes qui ont besoin d'es
poir , que la matière n'a pas desséchées. Les extravagances
individuelles des jeunes Anglais prouvent des âmes agi
tées . On ! si vous voyiez la France , que vous en seriez dé
goûté ! pour tout homme au monde, c'est un chagrin de se
sentir déplacé. Cela vous faisait souffrir à Genève . Eh
bien , je suis cruellement déplacé, moi qui ne me sens
aucune sympathie avec la France, et qui m'en trouve sur
tous les points avec l'Angleterre; je me trouve cruelle.
ment déplacé, au milieu d'une nation frivole , bavarde,
impie , aride, et vaine et froide, quand je songe qu'il en est
une religieuse ou terriblement sceptique, mais au moins
pas indifférente ; une ou l'on trouve des amis fidèles, des
âmes exaltées , et ou la frivolité même, extravagante et
bizarre , n'a pas ce ton railleur et fadement insipide qu'elle
a en France . Chez le restaurateur ou je dine, il y a des
Français et des Anglais . Quelle différence! Presque tous
les Français y sont gascons, braillards et communs ; lous
les Anglais , nobles et décents . Enfin, mon ami , je sens
qu’un amant peut entretenir un ami de son amour ,
parce que cette passion trouve un écho dans toutes les
âmes, il n'y a rien lå de ridicule ; mais tel est le sur.
croit de mes douleurs, que je n'ose les confier, parce
qu'elles sont trop individuelles, et doivent paraitre trop
idicules å qui ne les a pas naturellement éprouvées. Et
cependant (je vous en conjure, soyez assez exempt de
préjugés pour me croire ) cette folie me fait souffrir des
douleurs épouvantables. Tout la réveille, la vue d'un An
388 LITTÉRATURE

glais, d'un livre anglais en vente chez Laudry , les moque


ries mêmes dont ils sont l'objet , tout cela me dévore ; ce
sont autant de coups de poignard qui ravivent ma dou
leur, comme, sans doute , tout ce qui rappelle une mai
tresse morte à un amant passionné . Enfin , ma manie me
dégoûle même de la gloire . Je voudrais être célèbre en
Angleterre, et, par conséquent , écrire en anglais . D'ail
leurs , mes douleurs m'agitent trop pour que je puisse
écrire autre chose, et ne sont malheureusement pas des
sujets poétiques. Je sais que, si (supposition absurde,
comme toutes les suppositions) j'étais Anglais , je ne souf
frirais pas moins avec mon temperament maladif, mais
cela me fait un effet tout different. C'est ma raison seule
qui me donne cette persuasion ; car, si je n'écoutais que
la sensation , il me semble que, né Anglais, je pourrais
supporter tous mes maux . Je me représente ce que je
suis d'organisation et d'âme ; mais né lord anglais et ri
che . Tous mes goûts , toutes mes vanités , tout serait sa
tisfait ! Lorsque je compare ce sort au mien, je deviens
presque fou .
Une réflexion pourtant m'est souvent venue ; mais que
peuvent les réflexions contre les passions ? C'est celle - ci :
si je n'étais pas exactement ce que je suis, je n'existerais
pas ; ce serait un autre que moi ; mon moi homogène,
identique et individuel serait détruit ; j'aurais d'autres
idées ! Nul ne voudrait se changer contre un autre , et nul
n'est content de ce qu'il est. Quelle contradiction ! Accep
tons-nous ce que nous sommes . Je souffre tant qu'il me
semble que je changerais volontiers , degré de douleur ou
je n'étais pas arrivé jusqu'ici . Dans le fait, accepter le
sort d'un autre , si c'était possible, ce serait mourir. La
mort n'est que la destruction du moi . Mais que fais -je ?
quelle irrésistible manie m'entraîne ? Ah ! mon ami , plus
je sonde notre nature et plus je me persuade que, pièces
ET PHILOSOPIJIE MÊLÉES. 389
nécessaires d'un ensemble que nous ne voyons pas , nous
jouons un rôle qui nous sera révélé un jour. Si l'on me
demandait : Croyez-vous à l'existence de Dieu , à l'immor
talité de l'âme ? Je dirais : Absurdes questions ! Dieu est
parce qu'il est nécessaire ; et je crois que nous sommes
ici-bas dans un état faux , transitoire, intermédiaire. Avons
nous existé ailleurs ? devons-nous revivre ? Comment, avec
nos langues bornées et nos idées tourmentées, aborder le
grand inconnu ? Oh ! Dieu ! Dieu ! je le vois partout. Ce
désir ardent de le connaitre et de deviner notre nature,
ces pressentiments de l'infini et ce mur d'airain, ce mur
de l'impossible, du défendu, contre lequel viennent se
briser non -seulement nos systèmes, mais jusqu'à nos élan
cements d'idées , tout cela me prouve un être . Non , la
terre n'aurait pas , avec de la boue, produit des êtres si
complexes et si bizarres . Ensuite , aller plus loin me paraît
impossible. J'espère et je me tais . Je sais seulement
qu'ici-bas je me débats sous la douleur comme un torturé.
Ces douleurs seront -elles compensées en ce monde ou ail
leurs ? Je n'en sais rien .
Mes maux ont été si vifs aujourd'hui que ce qui m'ef
frage le plus ordinairement je le regardais presque sans
peur. A force de souffrir, la gloire , le bonheur , l'avenir,
tout me semblait impossible , indifférent. Oh ! si vous sa
viez les suggestions infernales qui se mêlent à tout cela .
Les idées affreuses qui me passent par la tête , les tour
ments de doute ! Malheureux ! je sais que je le suis . C'est
là tout . Ce qui me tourmente le plus, c'est que je vois
des hommes que leur caractère pousse au bonheur. Je
me dis alors : Si tous souffraient, une compensation gé
nérale, un paradis après la vie , me semblerait de rigueur.
Mais il en est, quoi qu'on en dise, il en est d'heureux
(par le caractère) . Ceux-là souvent s'embarrassent peu de
l'avenir, ils vivent imprévoyants et satisfaits ; ici-bas tout
51 .
390 LITTÉRATURE
est pour eux. Le malheur ne serait-il donc qu'une cruelle
maladie ? les malheureux , des pestiférés atteints d'une
plaie incurable que leur organisation fait souffrir comme
celle des heureux les fait jouir ? Avec tout cela , j'espère,
et j'avoue que Dieu me paraît tellement mêlé à toutes les
choses d'ici-bas, qu'au résumé je me confie en lui . Coura
bons la tête , ami. Que sert de se rebiſfer contre l'impos
sible ? Souvent j'anatomise mes douleurs, je les contemple
froidement. L'idée qui prédomine chez moi , c'est que je
n'y peux rien .
Depuis deux mois j'ai repris l'étude de l'anglais avec
une telle énergie, que je lis facilement la poésie . Rasselas
que je lis dans ce moment. Voilà un livre prodigieux.
Mon idée est d'aller en Angleterre , et, après quelques
années , d'écrire en anglais . J. L. avec lequel je suis
très- lië , me prête les poëtes lakistes modernes de l’Angle
terre ; ils sont ravissants. J'ai changé votre Gérando con
tre un Byron en un volume. J'en ai lu un petit poëme , le
Rêve, qui m'a fait une impression foudroyante. Une dame
anglaise, qui me donne des leçons, m'a dit qu'au bout de
deux ans de séjour en Angleterre j'écrirai très - bien en an
glais, parce que, dit-elle, j'écris déjà comme très -peu de
Français. En effet, j'ai traduit du L - presque sans faute.
Il est vrai que je travaille à l'anglais la moitié du jour.
Mes manies sont toujours cruelles . Quel ennui ! enfin ,
partout où je tourne les yeux, je vois des douleurs. Mes
moyens d'existence sont encore un tourment. Je travaille
maintenant à une biographie; mais j'ai besoin d'argent :
je suis même dans un grand embarras.
Y. G.

Quand on songe que l'homme qui a écrit ceci est mort


lå-dessus, des réflexions de toutes sortes débordent autour
de chacune des lignes de cette longue lettre.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 391

Quel roman , quelle histoire, quelle biographie que cette


lettre ! Certes, ce n'est pas nous qui répéterons les bana
lités convenues, ce n'est pas nous qui exigerons que tou
tes les souſfrances peintes par l'artiste soient constarn.
ment éprouvées par l'artiste, ce n'est pas nous qui
trouverons mauvais que Byron pleure dans une élégie et
rie å son billard , ce n'est pas nous qui poserons des limi
tes à la création littéraire et qui blâmerons le poëte de se
donner artificiellement telle ou telle douleur pour l'ana.
lyser dans ses convulsions comme le médecin s'inocule
telle ou telle fiévre pour l'épier dans ses paroxysmes . Nous
reconnaissons plus que personne tout ce qu'il y a de réel ,
de vrai, de beau et de profond dans certaines études psy
chologiques failes sur des souffrances d'exception et sur
des états singuliers du cæur par d'éminents poëtes con
temporains qui n'en sont pas morts. Mais nous ne pou
vons nous empêcher d'observer que ce qu'il y a de
particulièrement poignant dans la lettre que nous ve
nons de citer, c'est que celui qui l'a écrite en est mort .
Ce n'est pas un homme qui dit : Je souffre, c'est un
homme qui souffre ; ce n'est pas un homme qui dit :
Je meurs , c'est un homme qui meurt. Ce n'est pas
l'anatomie étudiée sur la cire, ni même sur la chair
morte, c'est l'anatomie étudiée nerf á nerf, fibre å fibre,
veine å veine , sur la chair qui vit , sur la chair qui sai
gne, sur la chair qui hurle. Vous voyez la plaie , vous
entendez le cri . Cette lettre, ce n'est pas chose littéraire,
chose philosophique, chose poétique, cuvre de profond
artiste, fantaisie du génie, vision d'lloffmann , cauchemar
de Jean - Paul , non, c'est une chose réelle , c'est un homme
dans un bonge qui écrit . Le voilå avec sa table chargée
de livres anglais, ve sa plume, avec son encre, avec
son papier , pressant les lignes sur les lignes , souffrant et
lisant qu'il souffre, plenrant et disant qu'il pleure , cher
392 LITTERATURE

chant la date au calendrier, l'heure à l'horloge , quittant


sa lettre , la reprenant, la quittant, allumant sa chandelle
pour la continuer , puis il va diner à vingt sous , il rentre,
il a froid, il se remet à écrire, parfois même sans trop sa
voir ce qu'il écrit; car son cerveau est tellement secoué
par la douleur , qu'il laisse ses idées tomber pêle-mêle sur
le papier et s'éparpiller et courir en désordre, comme un
arbre ses feuilles dans un grand vent .
Et s'il était permis de remarquer dans quel style un
homme agonise , il y aurait plus d'une observation à faire
sur le style de cette lettre. En général , les lettres qu'on
publie tous les jours , lettres de grands hommes et de gens
célebres, manquent de naïveté, d'insouciance et de sim
plicité . On sent toujours, en les lisant, qu'elles ont été
écrites pour être imprimées un jour. M. Paul-Louis Cou
rier faisait jusqu'à dix -sept brouillons d’un billet de quinze
lignes. Chose étrange , certes , et que nous n'avons jamais
pu comprendre ! Mais la įlettre d’Ymbert Galloix , c'est
bien , selon nous , une vraie lettre, bien écrite comme
doit être écrite une lettre , bien flottante, bien décousue,
bien lâchée , bien ignorante de la publicité qu'elle peut
avoir un jour, bien certaine d'être perdue . C'est l'idée qui
se fait jour comme elle peut , qui vient à vous toute naïve
dans l'état où elle se trouve , et qui pose le pied au ha
sard dans la phrasé sans craindre d'en déranger le pli .
Quelquefois ce que celui qui l'a écrite voulait dire s'en va
dans un et cætera , et vous laisse rêver . C'est un homme
qui souffre et qui le dit à un autre homme. Voilà tout.
Remarquez ceci , à un autre homme, pas à vingt , pas à
dix, pas à deux , car, au lieu d'un ami, s'il avait deux au
diteurs seulement , ce poëte, ce qu'il fait là , ce serait une
élégie , ce serait un chapitre, ce ne serait plus une lettre.
Adieu la nature, l'abandon , le laisser -aller, la réalité, la
vérité ; la prétention viendrait. Il se draperait avec son
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 393
haillon . Pour écrire une lettre pareille , aussi négligée,
aussi poignante , aussi belle, sans être malheureux comme
l'était Ymbert Galloix , par le seul effort de la création lit
téraire, il faudrait du génie . Ymbert Galloix qui souffre
vaut Byron .
Toutes les qualités pénétrantes, métaphysiques, inti
mes , ce style les a ; il a aussi , ce qui est remarquable,
toutes les qualités mordantes, incisives, pittoresques . La
lettre contient quelques portraits . Plusieurs ont été crayon
nés trop à la hâte, et l'on sent que les modèles ont à peine
posé un instant devant le peintre ; mais comme ceux qui
sont vrais sont vrais ! comme tous sont en général bien
touchés et détachés sur le fond d'une manière qui n'est
pas commune ! métamorphose frappante, et qui prouve ,
pour la millième fois, qu'il n'y a que deux choses qui
fassent un homme poëte , le génie ou la passion ! cet
homme qui n'avait pour les biographies qu’une prose as
sez incolore et pour ses élégies qu’une poésie assez lan
guissante , le voilà tout à coup admirable écrivain dans
une lettre. Du moment où il ne songe plus à être prosa
teur ni poëte , il est grand poëte et grand prosateur.
Nous le redisons , cette lettre restera . C'est l'amalgame
d'idées le plus extraordinaire peut-être qu'ail encore pro
duit dans un cerveau humain la double action combinée
de la douleur physique et de la douleur morale. Pour ceux
qui ont connu Galloix, c'est une autopsie effrayante, l'au
topsie d'une âme. Voilà donc ce qu'il y avait au fond de
cette âme. Il y avait cette lettre . Lettre fatale, convulsive ,
interminable, ou la douleur a suinté goutte å goulte du
rant des semaines, durant des mois, ou un homme qui
saigne se regarde saigner, où un homme qui crie s'écoule
crier, où il y a une larme dans chaque mot.
Quand on raconte une histoire comme celle d'Ymbert
Galloix, ce n'est pas la biographie des faits qu'il faut
394 LITTÉRATURE

écrire, c'est la biographie des idées . Cet homme, en effet,


n'a pas agi , n'a pas aimė , n'a pas vécu ; il a pensé ; il n'a
fait que penser, et, å force de penser, il a rêvé, et, å force
de rêver, il s'est évanoui de douleur. Ymbert Galloix est
un des chiffres qui serviront un jour à la solution de ce
lugubre et singulier problème : — Combien la pensée qui
ne peut se faire jour et qui reste emprisonnée sous le
crâne met-elle de temps à ronger un cerveau ? Nous le
répétons, dans une vie pareille, il n'y a pas d'événements ,
il n'y a que des idées . Analysez les idées , vous avez ra
conté l'homme. Un grand fait pourtant domine celte morne
histoire : C'est un penseur qui meurt de misère ! Voilà ce
que Paris , la cité intelligente, a fait d'une intelligence.
Ceci est å méditer. En général , la société a parfois d'é
tranges façons de traiter les poëtes . Le rôle qu'elle joue
dans leur vie est tantôt passif, tantôt actif, mais toujours
trisie. En temps de paix , elle les laisse mourir comme
Malflåtre ; en temps de révolution, elle les fait mourir
comme André Chénier.
Ymbert Galloix, pour nous, n'est pas seulement Ymbert
Galloix, il est un symbole. Il représente à nos yeux une
notable portion de la généreuse jeunesse d'à présent . Au
dedans d'elle , un génie mal compris qui la dévore ; au
dehors, une société mal posée qui l'étouffe. Pas d'issue
pour le génie pris dans le cerveau ; pas d'issue pour
l'homme pris sous la société.
En général , gens qui pensent et gens qui gouvernent ne
s'occupent pas assez de nos jours du sort de cette jeunesse
pleine d'instincts de toutes sortes qui se précipite avec
une ardeur si intelligente et une patience si résignée dans
toutes les directions de l'art . Cette foule de jeunes esprits
qui fermentent dans l'ombre a besoin de portes ouvertes ,
d'air, de jour, de travail , d'espace, d'horizon . Que de
grandes choses on ferait, si l'on voulait, avec cette légion
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 395

d'intelligences ! que de canaux à creuser, que de chemins


å frayer dans la science ! que de provinces à conquérir ,
que de mondes à découvrir dans l'art ! Mais non , toutes
les carrières sont fermées ou obstruées. On laisse toutes
ces activités si diverses, et qui pourraient être si utiles ,
s'entasser, s'engorger, s'étouffer dans des culs-de-sac. Ce
pourrait être une armée, ce n'est qu'une cohue . La société
est mal faite pour les nouveaux venus. Tout esprit a pour
tant droil å un avenir. N'est-il pas triste de voir toutes
ces jeunes intelligences en peine, l'eil fixé sur la rive lu
mineuse ou il y a tant de choses resplendissantes, gloire,
puissance , renommée, fortune, se presser , sur la rive obs
cure, comme les ombres de Virgile,
Palus inamabilis unda
Alligat, et novies Slyx interfusa coercet.

Le Styx , pour le pauvre jeune artiste inconnu , c'est le


libraire qui dit , en lui rendant son manuscrit : Faites
vous une réputation. C'est le théâtre qui dit : Faites-vous
une réputation. C'est le musée qui dit : Faites-vous une
réputation . Eh mais ! laissez -les commencer ! aidez-les .
Ceux qui sont célèbres n'ont- ils pas d'abord été obscurs ?
Et comment se faire une réputation quel que soit leur gé
nie, sans musée pour leur tableau, sans théâtre pour leur
pièce, sans libraire pour leur livre ? Pour que l'oiseau vole,
des ailes ne lui suffisent pas, il lui faut de l'air.
Pour nous, nous pensons que dans l'art surtout, où un
but désintéressé doit passionner tous les génies, il est du
devoir de ceux qui sont arrivés d'aplanir la route à ceux
qui arrivent. Vous êtes sur le plateau , tant mieux , lendez
la main à ceux qui gravissent . Disons- le à l'honneur des
lettres ; en général , cela a toujours été ainsi . Nous ne pou .
vons pas croire å l'existence réelle de ces espèces d'arai
gnées littéraires qui tendent leur toile, dit- on, à la porte
396 LITTÉRATURE

des théâtres, par exemple, et qui se jettent sans pitié sur


tout pauvre jeune homme obscur qui passe lå avec un ma
nuscrit. Qu'on arrache ainsi les ailes à la mouche, la re .
nommée, l'oeuvre, et jusqu'à l'argent au malheureux poëte
inconnu et impuissant ; pour l'honneur de quiconque
écrit , nous voulons l'ignorer , si cela est , et nous ne
croyons pas que cela soit . Quant à celui qui écrit ces li
gnes, tout poëte qui commence lui est sacré. Si peu de
place qu'il tienne personnellement en littérature, il se rau .
gera toujours pour laisser passer le début d'un jeune
homme. Qui sait si ce pauvre étudiant que vous coudoyez
ne sera pas Schiller un jour ? Pour nous , tout écolier qui
fait des ronds et des barres sur le mur, c'est peut- être
Pascal ; tout enfant qui ébauche un profil sur le sable,
c'est peut- être Giotto.
Et puis , dans notre opinion , les générations présentes
sont appelées à de hautes destinées . Ce siècle a fait de
grandes choses par l'épée, il ſera de grandes choses par la
plume . Il lui reste å nous donner un grand homnie litté
raire de la taille de son grand homme politique . Préparons
donc les voies , Ouvrons les rangs.
Toute grande ère a deux faces; tout siècle est un bi.
nome, a + b , l'homme d'action plus l'homme de pensée,
qui se multiplient l'un par l'autre et expriment la valeur
de leur temps . L'homme d'action , plus l'homme de pen
sée ; l'homme de la civilisation , plus l'homme de l'art;
Luther, plus Shakspeare ; Richelieu, plus Corneille ; Crom
well , plus Milton ; Napoléon, plus l'inconnu . Laissez donc
se dégager l'Inconnu ! Jusqu'ici vous n'avez qu'un profil
de ce siècle , Napoléon , laissez se dessiner l'autre. Après
l'empereur, le poëte. La physionomie de cette époque ne
sera fixée que lorsque la Révolution française, qui s'est
faite homme dans la société sous la forme de Bonaparte ,
se sera faite homme dans l'art . Et cela sera . Notre siècle
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 397
tout entier s'encadrera et se mettra de lui-même en per
spective entre ces deux grandes vies parallèles, l'une du
soldat, l'autre de l'écrivain , l'une loute d'action , l'autre
toute de pensée, qui s'expliqueront et se commenteront
sans cesse l'une par l'autre . Marengo, les Pyramides, Aus
terlitz, la Moskowa , Montereau , Waterloo, quelles épo
pées ! Napoléon a ses poëmes ; le poëte aura ses batailles.
Laissons-le donc venir , le poëte ! et répétons ce cri sans
nous lasser ! Laissons - le sortir des rangs de cette jeunesse ,
où son front plonge encore dans l'ombre , ce prédestiné
qui doit , en se combinant un jour avec Napoléon, selon
la mystérieuse algebre de la Providence, donner complete
å l'avenir la formule générale du dix-neuvième siècle .

1834.

SUR MIRABEAU .

1.

En 1781 , un sérieux débat s'agitait en France au sein


d'une famille entre un père et un oncle. Il s'agissait d'un
mauvais sujet dont cette famille ne savait plus que faire.
Cet homme , déjà hors de la première phase ardente de la
jeunesse , et pourtant plongé encore tout entier dans les
frénésies de l'âge passionné , obéré de dettes , perdu de fo
lies, s'était séparé de sa femme , avait enlevé ceile d '
autre, avait été condamné à mort et décapité en effigie
52
398 LITTERATURE
pour ce fait, s'était enfui de France , puis il venait d'y
reparaître , corrigé et repentant , disait-il , et, sa contu
mace purgée, il demandait à rentrer dans sa famille et å
reprendre sa ſemmie. Le pere souhaitait cet arrangement ,
voulant avoir des petits- fils et perpétuer son nom , espérant
d'ailleurs être plus heureux comme aïeul que comme
père ; mais l'enfant prodigue avait trente-trois ans. Il
élait à refaire en entier. Education difficile ! Une fois re.
placé dans la société, à quelles mains le confier ? Qui së
chargerait de redresser l'épine dorsale d'un pareil carac
tère ? De là , controverse entre les vieux parents. Le père
voulait le donner å l'oncle, l'oncle voulait le laisser au
pére .
Prends-le, disait le père.
- Je n'en veux pas, disait l'oncle.
« Pose d'abord en fait , répliquait le père , que cet
« homme- là n'est rien , mais rien du tout . Il a du goût,
« du charlatanisme, l'air de l'acquis , de l'action , de la
« turbulence, de l'audace, du boute - en-train, de la di
« gnité quelquefois. Ni dur ni odieux dans le commande
« ment. Eh bien , tout cela n'est que pour le faire voir li
« vré à l'oubli de la veille, au désouci du lendemain , å
« l'impulsion du moment , enfant perroquet, homme
« avorté, qui ne connait ni le possible ni l'impossible, ni
« le malaise ni la commodité, ni le plaisir ni la peine, ni
a l'action ni le repos, et qui s'abandonne tout aussitôt
& que les choses résistent. Cependant , je pense qu'on en
« peut faire un excellent outil en l'empoignant par le
« manche de la vanité . Il ne l'échapperait pas . Je ne lui
« épargne point les ratiocinations du matin . Il saisit ma
« morale bien appuyée et mes leçons toujours vivantes,
« parce qu'elles portent sur un pivot toujours réel, å sa
« voir que sans doute on ne change guère de nature,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES.
« mais que la raison sert à couvrir le côté faible et à le
« bien connaitre pour éviter l'abordage par lå .
« - Te voilà donc, reprenait l'oncle, grâce à ta pos
« téromanie , occupé à régenter un poulet de trente -trois
« ans ! C'est prendre une furieuse tâche que de vouloir
« arrondir un caractère qui n'est qu'un hérisson tout en
« pointes avec très-peu de corps ! »
Le père insistait : « -- Aie pitié de ton neveu l'Ouragan !
« Il avoue toutes ses sottises ; car c'est le plus grand avoueur
« de l'univers ; mais il est impossible d'avoir plus de ſa
« cilité et d'esprit. C'est un foudre de travail et d'expédi
« tion . Au fond , il n'a pas plus de trente - trois ans que moi
« soixante -six, et il n'est pas plus rare de voir un homme
« de mon âge suſfire, quoique blanchi par les contre -temps,
« å fatiguer les jambes et l'esprit des jeunes gens par huit
« heures de courses et de cabinet , que de voir un tonneau
« boursoullé, gravé et l'air vieux, dire papa , et ne pas sa
« voir se conduire. Il a un besoin immense d’être gouverné.
« Il le sent fort bien . Il faut que tu t'en charges. Il sait
« que tu me fus toujours et que tu lui dois être et pilote
( et boussole. Il met sa vanité en son oncle . Je te le donne
« pour un sujet rare au ſutur. Tu as tout le saturne qui
« manque à son mercure . Mais quand tu le tiendras, ne le
« laisse pas aller. Fit - il des miracles , tiens-le toujours et
« le tire par la manche; le pauvre diable en a besoin . Si
« lu lui es pére , il te contentera ; si tu lui es oncle, il est
« perdu . Aime ce jeune homme!
Non , disait l'oncle ; je sais que les sujets d'une cer
« taine trempe savent faire palle de velours quelque temps ;
« ei lui-même autrefois, quand il vivait prés de moi, était
« comme une belle - fille pour peu que je fronçasse le sour .
« cil . Mais je n'en veux pas . Je ne suis plus d'âge ni de
« gout à me colleter avec l'impossible.
Oh ! frère I reprenait le vieillard suppliant, si cette
400 LITTÉRATURE
« créature disloquée peut jamais être recousue , ce ne peut
« être que par toi . Puisqu'il est à retailler, je ne saurais
« lui donner un meilleur patron que toi . Prends - le, sois
« lui bon et ferme el tu seras son sauveur, et tu en feras
« ton chef-d'ouvre. Qu'il sache que sous ta longue mine
« roide et froide habite le meilleur homme qui ſut jamais !
« un homme de la rognure des anges ! Sonde- lui le cæur,
a élève-lui la tête . Tu es omnis spes et fortuna nostri no
minis !

« – Point , répliquait l'oncle . Ce n'est pas qu'il ait, å


« mon sens, cominis un si grand crime dans la conjonc
« ture. Ce ne devrait être une affaire . Une jeune et jolie
« femme va trouver un jeune homme de vingt-six ans.
« Quel est le jeune homme qui ne ramasse pas ce qu'il
« trouve en son chemin en ce genre ? Mais c'est un esprit
« turbulent, orgueilleux, avantageux , insubordonné ! un
« temperament méchant et vicieux ! Pourquoi m'en char
« ger ? Il fait de son grossier mieux pour te plaire . C'est
« bien . Je sais qu'il est séduisant , qu'il est soleil levant .
« Raison de plus pour ne pas m'exposer à être sa dupe .
« La jeunesse a toujours raison contre les vieux .
« — Tu n'as pas toujours pensé ainsi , répondait triste
« ment le père ; il fut un temps où tu m'écrivais : Quant
« à moi, cet enfant m'ouvre la poitrine.
Oui, disait l'oncle , et où tu me répondais : Défie
« toi, tiens- toi en garde contre la dorure de son bec .
Que veux-tu donc que je fasse ? s'écriait le père,
« forcé dans ses derniers raisonnements. Tu es trop équi
« table pour ne pas sentir qu'on ne se coupe pas un fils
« comme un bras . Si cela se pouvait, il y a longtemps que
« je serais manchot. Après tout , on a tiré race de dix mille
« plus faibles et plus fols. Or, frère, nous l'avons comme
« nous l'avons . Je passe, moi . Sijene t'avais , je ne serais
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 401

u qu’un pauvre vieillard terrassé . El pendant que nous lui


« durons encore, il faut le secourir . »
Mais l'oncle, homme péremptoire, coupait enfin court
å toute prière par ces nettes paroles :
« Je n'en veux pas ! C'est une folie que de vouloir faire
« quelque chose de cet homme . Il faudrait l'envoyer,
« comme dit sa bonne femme , aux insurgents, se faire
« casser la tête . Tu es bon, ton fils est méchant. La fureur
« de la postéromanie te tient à présent ; mais tu devrais
« songer que Cyrus et Marc-Auréle auraient été fort heu
« reux de n'avoir ni Cambyse ni Commode! »
Ne semble -t -il pas , en lisant ceci , qu’on assiste à l'une
de ces belles scènes de haute comédie domestique, ou la
gravité de Moliere équivaut presque à la grandeur de Cor
neille ? Y a - t- il dans Molière quelque chose de plus frappant
en beau style et en grand air, quelque chose de plus pro
fondément humain et vrai que ces deux imposants vieillards
que le dix-septième siècle semble avoir oubliés dans le dis
huitième, comme deux échantillons de meurs meilleures ?
Ne les voyez-vous pas venir tous les deux , affaires et sé
vėres, appuyés sur leurs longues cannes, rappelant par leur
costume plutôt Louis XIV que Louis XV , plutôt Louis XIII
que Louis XIV ? La langue qu'ils parlent, n'est-ce pas la
langue même de Molière et de Saint-Simon ? Ce père et cet
oncle, ce sont les deux types éternels de la comédie ; ce
sont les deux bouches sévères par lesquelles elle gourmande,
enseigne et moralise au milieu de tant d'autres bouches qui
ne font que rire . C'est le Marijuis et le Commandeur, c'est
Géronte et Ariste, c'est la bonté et la sagesse, admirable
duo auquel Molière revient toujours .

L'ONCLE.
Où voulez - vous courir ?
LE PÈRE .
Las I que sais -je !
52
402 LITTÉRATURE
L'ONCLE .
Il me semble
Que l'on doit cornmencer par consulter ensemble
Les choses qu'on peut faire en cet événement .
La scène est complėte ; rien n'y manque, pas même le
coquin de neveu .
Ce qu'il y a de frappant dans le cas présent, c'est que la
scène qu'on vient de retracer est une chose réelle, c'est
jue ce dialogue du père et de l'oncle a eu textuellement
lieu par lettres , par lettres que le public peut lire à l'heure
qu'il est (1 ) ; c'est qu'à l'insu des deux vieillards il y avait

( 1 ) Voyez les Mémoires de Mirabeau , ou plutôt sur Mirabeau ,


récemment publiés , tome III. Ce travail, fait malheureusement
d'une façon peu intelligente, contient sur Mirabeau et de Mira
beau un certain nombre de choses curieuses , authentiques et
inédites. Mais ce qu'il renferme de plus intéressant, à notre gré,
ce sont des extraits de la correspondance intime du marquis de
Mirabeau avec le bailli son frère. Tout un côté peu éclairé jusqu'à
présent du dix -huitième siècle apparait dans cette correspon
dance, où le père et l'oncle de Mirabeau, personnages originaux
d'ailleurs , tous deux grands écrivains sans le savoir, grands
écrivains dans des lettres, dessinent admirablement, dans un
cercle d'idées qui va s'élargissant et se rétrécissant selon leur
fantaisie et les accidents, leur cæur, leur famille, leur époque.
Nous conseillons à l'éditeur de multiplier les citations de cette
correspondance ; nous regrettous même qu'on n'ait pas songé à
en faire une publication à part aussi complète que possible, dans
tous les cas très - sobrement élaguée. Les Lettres du marquis et
du bailli de Mirabeau, père et oncle de Mirabeau, eussent été un
des testaments les plus importants du dix -huitième siècle. Dou
blement riches sous le rapport biographique et sous le rapport
littéraire, ces Lettres eussent été pour l'historien une mine, pour
l'écrivain un livre. Ces lettres, qui sont du meilleur style, con
tinuent, jusqu'en 1789 , l'excellente langue française de madame
de Sévigné, de madame de Maintenon , de M. de Saint-Simon .
La correspondance, publiée en entier, ferait un précieux pendant
aux Lettres de Diderot. Les lettres de Diderot peignent le dix
huitième siècle du point de vue des philosophes ; les lettres de
Mirabeau le peindraient du point de vue des gentilshommes : face,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 403
au fond de leur grave contestation un des plus grands hom
mes de notre histoire ; c'est que le marquis et le comman
deur ici sont un vrai marquis et un vrai commandeur . L'un
se nommait Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau ; l'au
tre Jean Antoine de Mirabeau , bailli de l'ordre de Malte .
Le coquin de neveu , c'était Honoré-Gabriel de Riquetti,
qu'en 1781 sa famille appelait l'Ouragan, et que le monde
appelle aujourd'hui MIRABEAU.
Ainsi, un homme avorté, une créature disloquée , un
sujet dont on ne peut rien faire , une tête à faire casser
aux insurgents, un criminel flétri par la justice, un fléau
d'ailleurs, voilà ce que Mirabeau était pour sa famille en
1781. -
Dix ans après , en 1791 , le 1er avril , une foule immense
encombrait les abords d'une maison de la Chaussée -d’An
tin . Cet'e ſoule était morne , silencieuse , consternée , pro
fondément triste. Il y avait dans la maison un homme qui
agonisait.
Tout ce peuple inondait la rue , la cour, l'escalier, l'an.
tichambre. Plusieurs étaient lå depuis trois jours. On par
lait bas, on semblait craindre de respirer, on interrogeait
avec anxiété ceux qui allaient et venaient. Celle foule était
pour cet homme comme une mère pour son enfant. Les
médecins n'avaient plus d'espoir . De temps en temps , des
bulletins, arrachés par mille mains , se dispersaient dans
la multitude, et l'on entendait des femmes sangloter. Un

certes , non moins curieuse . Cette dernière collection n'impor


ferait pas moins que la première aux études de ceux qui vou
draient savoir complétement quelle est définitivement l'idée que
le dix -huitième siècle a léguée au dix-neuvième .
Espérons que la personne entre les mains de laquelle se trouve
cette volumineuse correspondance comprendra la responsabilité
qui résulte pour elle d'un pareil dépôt, et, dans tous les cas, le
conservera intact à l'avenir. D'aussi précieux documents sont le
patrimoine d'une nation et non d'une famille.
404 LITTÉRATURE

jeune homme, exaspéré de douleur, offrait å haute voix de


s'ouvrir l'artère pour infuser son sang riche et pur dans
les veines appauvries du mourant. Tous , les moins intelli
gents même, semblaient accablés sous cette pensée que ce
n'était pas seulement un homme, que c'était peut- être un
peuple qui allait mourir .
On ne s'adressait plus qu'une question dans la ville.
Cet homme expira .
Quelques minutes aprés que le médecin qui était debout
au chevet de son lit eu: dit : Il est mort ! le président de
l'Assemblée nationale se leva de son siége et dit : Il est
mort ! tant ce cri fatal avait en peu d'instants rempli Paris.
Un des principaux orateurs de l'assemblée , M. Barrère de
Vieuzac, se leva en pleurant et dit ceci d'une voix qui lais
sait échapper plus de sanglots que de paroles : « Je demande
« que l'assemblée dépose dans le procès - verbal de ce jour
« funebre le témoignage des regrets qu'elle donne à la perte
« de ce grand homme ; et qu'il soit fait, au nom de la pa
« trie, une invitation à tous les membres de l'assemblée
(( d'assister à ses funérailles. »
Un prêtre, membre du côté droit, s'écria : « Hier, au
« milieu des souffrances , il a fait appeler M. l'évêque d'Au
« lun ; et en lui remettant un travail qu'il venait de ter
« miner sur les successions, il lui a demandé , comme une
« dernière marque d'amitié , qu'il voulut bien le lire å l'as
« semblée . C'est un devoir sacré . M. l'évêque d'Autun doit
X exercer ici les fonctions d'exécuteur testamentaire du
« grand homme que nous pleurons tous . »
Tronchet, le président, proposa une députation aux ſu
nérailles . L'assemblée répondit : Nous irons tous !
Les sections de Paris demandèrent qu'il fùt inhumé « au
champ de la fédération , sous l'autel de la patrie . »
Le directoire du département proposa de lui donner
pour tombe la « nouvelle église de Sainte -Geneviève, » et
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 405
de décréter que « cet édifice serait désormais destiné à
« recevoir les cendres des grands hommes. »
A ce sujet, M. Pastoret, procureur général syndic de la
« commune , dit : « Les larmes que fait couler la perte d'un
« grand homme ne doivent pas être des larmes stériles.
« Plusieurs peuples anciens renfermérent dans des monu
« ments séparés leurs prêtres et leurs héros. Celte espèce
« de culte qu'ils rendaient à la piété et au courage , ren
« dons-le aujourd'hui à l'amour du bonheur et de la li
« berté des hommes. Que le temple de la religion devienne
« le temple de la patrie ; que la tombe d'un grand homme
<< devienne l'autel de la liberté ! »
L'assemblée applaudit.
Barnave s'écria : « Il a en effet mérité les honneurs qui
« doivent être décernés par la nation aux grands hommes
« qui l'ont bien servie ! »
Robespierre, c'est- à -dire l'Envie . se leva aussi et dit :
« Ce n'est pas au moment où l'on entend de toutes parts
les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre, qui ,
« dans les époques les plus critiques, a déployé tant de
« courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'oppo
a ser à ce qu'il lui fùt décerné des marques d'honneur.
« J'appuie la proposition de tout mon pouvoir, ou plutôt
« de toute ma sensibilité. »
Il n'y eut plus, ce jour-là, ni côté gauche ni côté droit
dans l'Assemblée nationale, qui rendit tout d'une voix ce
décret :
« Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à
« réunir les cendres des grands hommes.
« Seront gravés au-dessus du fronton ces mots :

AUX GRANDS HOMMES


LA PATRIE RECONNAISSANTE.
406 LITTÉRATURE

« Le corps législatif décidera seul à quels hommes cet


« honneur sera décerné .
« Ilonoré Riquetti Mirabeau est jugé digne de recevoir
( cet honneur. »
Cet homme qui venait de mourir , c'était Honoré de Mi
rabeau . Le grand homme de 1791 , c'était l'homme avortė
de 1781 .
Le lendemain, le peuple fit à ses funérailles un cortege
de plus d'une lieue, auquel manqua son père, mort, comme
il convenait à un vieux gentilhomme de sa sorte, le 13 juil
let 1789 , la veille de la chute de la Bastille.
Ce n'est pas sans intention que nous avons rapproché
ces deux dates, 1781 et 1791 , les mémoires et l'histoire,
Mirabeau avant et Mirabeau après, Mirabeau jugé par sa
fanrille, Mirabeau jugé par le peuple. Il y a dans ce con
traste une source inépuisable de méditations. Comment,
en dix ans, ce démon d'une famille est-il devenu le dieu
d'une nation ? Question profonde.

II

Il ne faudrait pas croire cependant que, du moment ou


cet homme sortit de la famille pour apparaitre au peuple,
il ait été tout de suite et par acclamation accepté dieu . Les
choses ne vont jamais ainsi d'elles -mêmes. O ii le génie se
lève l'envie se dresse . Bien au contraire, jusqu'à l'heure de
sa mort , jamais homme ne fut plus complètement et plus
constamment nié dans tous les sens que Mirabeau .
Lorsqu'il arriva comme député d'Aix aux états généraux,
il n’excilait la jalousie de personne. Ohscur et mal famé,
les bonnes renommées s'en inquiétaient peu ; laid et mal
bâti , les seigneurs de belle mine en avaient pitié . Sa no
blesse disparaissait sous l’habit noir , sa physionomie sous
la petite vérole, Qui donc eut songé à être jaloux de cette
ET PHILOSOPHIE MÊLEES. 407
espèce d'aventurier repris de justice , difforme de corps et
de visage , ruiné d'ailleurs , que les petites gens d'Aix avaient
député aux états généraux dans un moment de fièvre et par
mégarde sans doute et sans savoir pourquoi ? Cet homme ,
en vérité , ne comptait pas . Le premier venu était beau ,
riche et considérable à côté de lui. Il n'offusquait aucune
vanité , il ne gênait les coudes d'aucune prétention . C'était
un chiffre quelconque que les ambitions qui se jalousaient
comptaient à peine dans leurs calculs .
Peu à peu , cependant , comme le crépuscule de toutes les
choses anciennes arrivait, il se fit assez d'ombre autour de
la monarchie pour que le sombre éclat propre aux grands
hommes révolutionnaires devint visible aux yeux . Mirabeau
commença à rayonner.
L'envie alors vint à ce rayonnement comme tout oiseau
de nuit à toute lumière . A dater de ce moment, l'envie prit
Mirabeau et ne le quitta plus . Avant tout, chose qui semble
étrange et qui ne l'est pas , ce qu'elle lui contesta jusqu'à
son dernier souffle, ce qu'elle lui nia sans cesse en face,
sans lui épargner d'ailleurs les autres injures, ce fut pré
cisément ce qui est la véritable couronne de cet homme
dans la postérité , son génie d'orateur. Marche que l'envie
suit toujours d'ailleurs! c'est toujours à la plus belle façade
d'un édifice qu'elle jette des pierres. Et puis, à l'égard de
Mirabeau , l'envie, il faut en convenir, était inépuisable en
bonnes raisons. Probitas, l'orateur doit être sans reproche,
M. de Mirabeau est reprochable de toutes parts ; præstan,
tia, l’orateur doit être beau , M. de Mirabeau est laid ; vox:
amæna , l'orateur doit avoir un organe agréable , M. de
Mirabeau a la voix dure, sèche, criarde , tonnant toujours
et ne parlant jamais ; subrisus audientium , l'orateur doit
être bien venu de son auditoire, M. de Mirabeau est haï de
l'assemblée, etc .; et une foule de gens, fort contents d'eux
mêmes, concluaient : M. de Mirabeau n'est pas orateur
408 LITTERATURE

Or, loin de prouver cela , tous ces raisonnements ne prou


vaient qu'une chose : c'est que les Mirabeaux ne sont pas
prévus par les Cicérons.

Certes il n'était pas orateur à la manière dont ces gens


l'entenda ent ; il était orateur selon lui, selon sa nature,
selon son organisation , selon son âme , selon sa vie. Il
était orate ur parce qu'il était haſ, comme Cicéron parce
qu'il était a imé. Il était orateur parce qu'il était laid , comme
Hortensius parce qu'il était beau . Il était orateur parce
qu'il avait Juffert, parce qu'il avait failli , parce qu'il avait
été , bien jeune encore et dans l'âge ou s'épanouissent toutes
les ouvertures du cæur, repoussé, moqué , humilié, mé
prisé , diſfamé, chassé , spolié , interdit, exilé, emprisonné ,
condamné; parce que, comme le peuple de 1789 dont il
était le plus complet symbole , il avait été tenu en mino
rité et en tutelle beaucoup au delà de l'âge de raison ; parce
que la paternité avait été dure pour lui comme la royauté
pour le peuple ; parce que, comme le peuple, il avait été
mal élevé ; parce que , comme au peuple, une mauvaise
éducation lui avait fait croître un vice sur la racine de
chaque vertu. Il était orateur , parce que , grâce aux larges
issues ouvertes par les ébranlements de 1789 , il avait enfin
pu extravaser dans la société tous ses bouillonnements in
térieurs si longtemps comprimés dans la famille ; parce
que, brusque, inégal , violent, vicieux, cynique , sublime,
diffus, incohérent, plus rempli d'instincts encore que de
pensées, les pieds souillés , la tête rayonnante, il était en
tont semblable aux années ardentes dans lesquelles il a
resplendi et dont chaque jour passait marqué au front par
sa parole . Enfin, à ces hommes imbéciles qui comprenaient
assez peu leur temps pour lui adresser, à travers mille
objections, d'ailleurs souvent ingénieuses , cette question ,
s'il se croyait sérieusement orateur, il aurait pu répondre
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 409

d'un seul mot : Demandez å la monarchie qui finit, de


mandez à la révolution qui commence !
On a peine à croire , aujourd'hui que c'est chose jugée,
qu'en 1790 beaucoup de gens , et dans le nombre de douce
reux amis , conseillaient à Mirabeau , dans son propre intė
rêt, de quitter la tribune, où il n'aurait jamais de succès
complet, ou du moins d'y paraitre moins souvent . Nous
avons les lettres sous les yeux. On a peine à croire que dans
ces mémorables séances ou il remuait l'assemblée comme
de l'eau dans un vase, où il entre-choquait si puissamment
dans sa main toutes les idées sonores du moment , où il
forgeait et amalgamait si habilement dans sa parole sa
passion personnelle et la passion de tous , aprés qu'il avait
parlé et pendant qu'il parlait et avant qu'il parlåt , les
applaudissements étaient toujours mêlés de huées, de rires
et de sillets. Misérables détails criards que la gloire a
estompés aujourd'hui! Les journaux et les pamphlets du
temps ne sont qu'injures , violences et voies de fait contre
le génie de cet homme. On lui reproche tout à propos de
tout . Mais le reproche qui revient sans cesse, et comme
par manie c'est sa voix rude et âpre, et sa parole tou
jours tonnante. Que répondre à cela ? Il a la voix rude,
parce qu'apparemment le temps des douces voix est passé.
Il a la parole tonnante , parce que les événements tonnent
de leur côté, et que c'est le propre des grands hommes
d'être de la stature des grandes choses .
Et puis , et ceci est une lactique qui a été de tout temps
invariablement suivie contre les génies , non-seulement les
hommes de la monarchie, mais encore ceux de son parti,
car on n'est jamais mieux haï que dans son propre parti,
étaient toujours d'accord , comme par une sorte de conven
tion tacite , pour lui opposer sans cesse et lui préférer en
toute occasion un autre orateur, fort adroitement choisi
par l'envie, en ce sens qu'il servait les mêmes sympathies
T18 53
410 LITTÉRATURE
politiques que Mirabean, Barnave. Et la chose sera tou
jours ainsi . Il arrive souvent que, dans une époque donnée,
la même idée est représentée à la fois à des degrés diffé
rents par un homme de génie et par un homme de talent.
Cette position est une heureuse chance pour l'homme de
talent. Le succès présent et incontesté lui appartient (il
est vrai que cette espèce de succès -lå ne prouve rien et
s'évanouit vite) . La jalousie et la haine vont droit au plus
fort. La médiocrité serait bien importunée par l'homme
de talent si l'homme de génie n'était pas lå ; mais l'homme
de génie est là, elle soutient l'homme de talent et se sert
de lui contre le maître . Elle se leurre de l'espoir chimés
rique de renverser le premier, et dans ce cas- là (qui ne
peut se réaliser d'ailleurs) elle compte avoir ensuite bon
marché du second ; en attendant, elle l'appuie et le porte
le plus haut qu'elle peut. La médiocrité est pour celui qui
la gêne le moins et qui lui ressemble le plus . Dans cette
situation, tout ce qui est ennemi à l'homme de génie est
ami à l'homme de talent . La comparaison qui devrait écra
ser celui -ci l'exhausse. De toutes les pierres que le pic et
la pioche, et la calomnie et la diatribe et l'injure, peuvent
arracher à la base du grand homme, on fait un piedestal å
l'homme secondaire. Ce qu'on fait crouler de l'un sert à la
construction de l'autre . C'est ainsi que vers 1790 on bâtis
sait Barnave avec tout ce qu'on ruinait de Mirabeau .
Rivarol disait : M. Mirabeau est plus écrivain , M. Bar
nave est plus orateur. - Pelletier disait : Le Barnave oui,
le Mirabeau non . -La mémorable séance du 13 , écrivait
Chamfort, a prouvé plus que jamais la prééminence déjà
démontrée depuis longtemps de M. Barnave sur M. de Mi
rabeau comme oruteur. Mirabeau est mort, murmurait
M. Target en serrant la main de Barnave, son discours sur
la formule de promulgation l'a tué. Barnave, vous
avex enterré Mirabeau , ajoutait Duport appuyé du sourire
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 411
de Lameth , lequel était å Duport comme Duport á Barnave ,
un diminutiſ. - M. Barnave fait plaisir, disait M. Goupil,
et M. Mirabeau fait peine . Le comte de Mirabeau a des
éclairs, disait M. Camus, mais il ne fera jamais un dis
cours, il ne saura même jamais ce que c'est . Parlez -moi
de Barnave ! M. Mirabeau a beau se fatiguer et suer,
disait Robespierre, il n'villeindra jamais Barnave , qui n'a
pas l'air de prétendre tant que lui , et qui vaut plus ( 1 ).
Toutes ces pauvres petites injustices égratignaient Mira
beau et le faisaient souffrir au milieu de sa puissance et
de ses triomphes. Coups d'épingle au porte -massue.
Et si la haine, dans son besoin de lui opposer quelqu'un,
n'importe qui , n'avait pas eu un homme de talent sous la
main , elle aurait pris un homme médiocre . Elle ne s'em
bárrasse jamais de la qualité de l'éloffe dont elle fait son
drapeau . Mairet a été préféré à Corneille. Pradon á Racine.
Voltaire s'écriait , il n'y a pas cent ans :

On m'ose préférer Crébillon le barbare !

En 1808 , Geoffroy, le critique le plus écouté qui fût en


Europe, mettait « M. Laſon fort au - dessus de M. Talma . »
Merveilleux instincts des coteries ! En 1798 , on préférait
Moreau à Bonaparte; en 1815 , Wellington à Napoléon .
Nous le répétons, parce que selon nous la chose est sin
gulière, Mirabeau daignait s'irriter de ces misères . Le pa .
rallèle avec Barnave l'offusquait . S'il avait regardé dans
l'avenir , il aurait souri ; mais c'est en général le défaut des
orateurs politiques, hommes du présent avant tout, d'avoir
l'ail trop fixé sur les contemporains et pas assez sur la
postérité.
Ces deux hommes , Barnave et Mirabeau , présentaient

(1) Faute de frangais. Il faudrait qui vaut davantage.


412 LITTERATURE

d'ailleurs un contraste parfait . Dans l'assemblée, quand


l'un ou l'autre se levait, Barnave était toujours accueilli
par un sourire, et Mirabeau par une tempête . Barnave avait
en propre l'ovation du moment , le triomphe du quart
d'heure, la gloire dans la gazette , l'applaudissement de
tous, même du côté droit . Mirabeau avait la lutte et l'orage.
Barnave était un assez beau jeune homme et un très-beau
parleur. Mirabeau, comme disait spirituellement Rivarol,
était un monstrueux bavard. Barnave était de ces hommes
qui prennent chaque matin la mesure de leur auditoire ;
qui tâlent le pouls de leur public ;‫ ܕ‬qui ne se hasardent
jamais hors de la possibilité d'être applaudis ; qui baisent
toujours humblement le talon du succès ; qui arrivent à
la tribune, quelquefois avec l'idée du jour, le plus souvent
avec l'idée de la veille , jamais avec l'idée du lendemain ,
de peur d'aventure; qui ont une faconde bien nivelée, bien
plane et bien roulante, sur laquelle cheminent et circulent
à petit bruit avec leurs divers bagages toutes les idées
communes de leur temps ; qui , de crainte d'avoir des
pensées trop peu imprégnées de l'atmosphère de tout le
monde, mettent sans cesse leur jugement dans la rue
comme un thermomètre à leur fenêtre. Mirabeau, au con
traire , était l'homme de l'idée neuve , de l'illumination
soudaine, de la proposition risquée ; fougueux, echevelé,
imprudent, toujours inattendu partout, choquant, blessant,
renversant,n'obéissantqu'à lui-même ; cherchant le succès,
sans doute, mais aprės beaucoup d'autres choses, et aimant
mieux encore être applaudi par ses passions dans son cæur
que par le peuple dans les tribunes ; bruyant, trouble , ra
pide , profond , rarement transparent, jamais guéable , et
roulant pêle -mêle dans son écume toules les idées de son
époque souvent fort rudoyées dans leur rencontre avec les
siennes. L'éloquence de Barnave à côté de l'éloquence de
Mirabeau, c'était un grand chemin côtoyé par un torrent.
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 413
Aujourd'hui que le nom de Mirabeau est si grand et si
accepté , on a peine à se faire une idée de la façon excessive
dont il était traité par ses collègues et par ses contempo
rains . C'était M. de Guillermy s'écriant tandis qu'il par
lait : M. Mirabeau est un scélérat, un assissin ! C'étaient
MM. d'Ambly et de Lautrec vociférant : Ce Mirabeau est
un grand gueux ! Après quoiM. de Foucault lui montrait
le poing , et M. de Virieu disait : Monsieur Mirabeau , vous
nous insultez. Quand la haine ne parlait pas , c'était le mé
pris. Ce petit Mirabeau ! disait M. de Castellanet au côté
droit . Cet extravagant ! disait M. Lapoule au côté gauche.
Et , lorsqu'il avait parié, Robespierre grommelail entre ses
dents : Cela ne vaut rien .
Quelquefois celle haine d'une si grande partie de son
auditoire laissait trace dans son éloquence, et au milieu
de son magnifique discours sur la régence, par exemple,
il échappait à ses lèvres dédaigneuses des paroles comme
celles-ci , paroles mélancoliques , simples, résignées et hau
taines, que tout homme dans une situation pareille devrait
méditer : « Pendant que je parlais et que j'exprimais mes
« premières idées sur la régence , j'ai entendu dire avec
« cette indubitabilité charmante à laquelle je suis dės long
« temps apprivoisé : Cela est absurde ! cela est extrava
« gant! celan'est pas proposable! Mais il faudrait réfléchir . >>
Il parlait ainsi le 25 mars 1791 , sept jours avant sa mort.
Au dehors de l'assemblée, la presse le déchirait avec une
etrange fureur . C'était une pluie battante de pamphlets sur
cet homme. Les partis extrêmes le mettaient au même pi
lori . Ce nom , Mirabeau , était prononcé avec le même ac
cent å la caserne des gardes du corps et au club des Cor
deliers. M. de Champcenetz disait : Cet homme a la petite
vérole à l'âme . M. de Lambesc proposait de le faire enle
ver par vingt cavaliers et conduire aux galères . Marat écri
vast : « Citoyens, élevez huit cents potences , pendez - y tous
53 .
414 LITTÉRATURE

« ces traîtres, et å leur tête l'infâme Riquetti l'ainé ! » Et


Mirabeau ne voulait pas que l'Assemblée nationale pour.
suivit Marat , se contentant de répondre : « Il parait qu'on
« publie des extravagances. C'est un paragraphe d'homme
« ivre. »
Ainsi , jusqu'au 1er avril 1791 , Mirabeau est un gueux (1 ) ,
un extravagant (2) , un scélérat, un assassin (3) , un fou (4) ,
un orateur de second ordre ( 5) , un homme médiocre (6),
un homme mort ( 7 ) , un homme enterré (8 ), un monstrueur
bavard ( 9) , hue siffé, conspué plusencore qu'applaudi(10);
Lambesc propose pour lui les galères , Marat la potence. Il
meurt le 2 avril . Le 3 , on invente pour lui le Panthéon .
Grands hommes ! voulez-vous avoir raison demain, mour
rez aujourd'hui.
III

Le peuple, cependant , qui a un sens particulier et le rayon


visuel toujours singulièrement droit , qui n'est pas haineux
parce qu'il est fort, qui n'est pas envieux parce qu'il est
grand ; le peuple, qui connait les hommes , tout enfant qu'il
est , le peuple était pour Mirabeau . Mirabeau était selon le
peuple de 89 , et le peuple de 89 était selon Mirabeau . Il
n'est pas de plus beaux spectacles pour le penseur que ces
embrassements étroits du génie et de la foule.
L'influence de Mirabeau était niée et était immense.
C'était toujours lui, après tout , qui avait raison ; mais il
n'avait raison sur l'assemblée que par le peuple, et il goy .
vernait les chaises curules par les tribunes . Ce que Mira
beau avait dit en mols précis , la foule le redisait en applau.
dissements ; et, sous la dictée de ces applaudissements,

(1 ) MM . d'Ambly et de Lautrec. - (2) M. Lapoule .— ( 3) M. de


Guillermy. — (4 ) (5) (6) Journaux et pamphlets du temps .
(7) Target. — (8) Duport. — (9) Rivarol. — (10) Pelletier
ET PIILOSOPHIE MÊLÉES. 415
bien à contre - crur souvent, la législature écrivait . Libelles,
pamphlets, calomnies, injures, interruptions, menaces ,
liuées, éclats de rire , siſllets , n'étaient tout au plus que
des cailloux jetés dans le courant de sa parole , qui ser
vaient par moments a la faire écumer. Voilà tout. Quand
l'orateur souverain, pris d'une subite pensée, montait à la
tribune ; quand cet homme se trouvait face à face avec son
peuple ; quand il était lå debout et marchant sur l'envieuse
assemblée, comme l'homme-Dieu sur la mer, sans être
englouti par elle ; quand son regard sardonique et lumi
nelix , fixé , du haut de cette trib'ıne , sur les hommes et sur
’es idées de son temps , avait l'air de mesurer la petitesse
des hommes sur la grandeur des idées, alors il n'était plus
ni calomnié , ni hué, ni injurié : ses ennemis avaient beau
faire, avaient beau dire, avaient beau amonceler contre lui ;
le premier souffle de sa bouche ouverte pour parler faisait
crouler tous ces entassements. Quand cet homme était à la
tribune dans la fonction de son génie , sa figure devenait
splendide et tout s'évanouissait devant elle ,
Mirabeau , en 1791 , était donc tout à la fois bien haï et
bien aimé : génie hai par les beaux esprits , homme aimé
par le peuple. C'était une illustre et désirable existence que
celle de cet homme qui disposait à son gré de toutes les
âmes alors ouvertes vers l'avenir; qui, avec de magiques
paroles et par une sorte d'alchimie mystérieuse, conver
tissait en pensées , en systèmes, en volontés raisonnées, en
plan précis d'amélioration et de réforme , les vagues in
stincts des multitudes; qui nourrissait l'esprit de son temps
de toutes les idées que sa grande intelligence émiettait sur
la foule ; qui, sans relâche et à tour de bras, battait et flas
gellait sur la table de la tribune, comme le blé sur l'aire ,
les hommes et les choses de son siècle, pour séparer la paille
que la république devait consumer du grain que la révo
lution devait féconder ; qui donnait à la fois des insomnies
416 LITTÉRATURE

å Louis XVI et à Robespierre: à Louis XVI , dont il attaquait


le trône; à Robespierre, dont il eut attaqué la guillotine;
qui pouvait se dire chaque matin en s'éveillant : Quelle
ruine ferai -je aujourd'hui avec ma parole ? qui était pape,
en ce sens qu'il menait les esprits ; qui était Dieu , en ce
sens qu'il menait les événements.
Il mourut à temps . C'était une tête souveraine et sublime.
91 la couronna, 93 l'eût coupée.

IV

Quand on suit pas à pas la vie de Mirabeau depuis sa


naissance jusqu'à sa mort, depuis l'humble piscine baptis
male du Bignon jusqu'au Panthéon , on voit que, comme
tous les hommes de sa trempe et de sa mesure, il était
prédestiné.
Un tel enfant ne pouvait manquer d'être un grand homme .
Au moment où il vient au monde, la grosseur surhu
maine de sa tête met la vie de sa mère en danger. Quand
la vieille monarchie française, son autre mère, mit au
monde sa renommée , elle manqua aussi en mourir.
A l'âge de cinq ans, Poisson , son précepteur, lui dit
d'écrire ce qui lui viendrait dans la têle . « Le petit, »
comme dit son père, écrivit littéralement ceci : « Monsieur
& moi , je vous prie de prendre attention à votre écriture
" et de ne pas faire des pâtés sur votre exemple ; d'être
q attentif à ce qu'on fait ; obéir à son père, à son maître,
« á sa mère ; ne point contrarier ; point de détours, de
a l'honneur surtout . N'attaquez personne , hors qu'on ne
(( vous attaque . Défendez votre patrie. Ne soyez pas mé
4 chant avec les domestiques . Ne familiarisez par avec eux .
u Cacher les défauts de son prochain, parce que cela peut
« arriver à soi-même (1 ) . »

(1 ) Ce singulier document est cité textuellement dans une


ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 417
A onze ans, voici ce que le duc de Nivernois écrit de lui
au bailli de Mirabeau , dans une lettre dalée de Saint-Maur,
du 11 septembre 1760 : « L'autre jour, dans des prix qu'on
u gagne chez moi à la course , il gagne le prix, qui était
«« un chapeau , se retourne vers un adolescent qui avait un
« bonnet , et , lui mettant sur la tête le sien qui était encore
« fort bon : Tiens, dit-il , je n'ai pas deux têtes. Ce jeune
«( homme me parut alors l'empereur du monde ; je ne sais
« quoi de divin transpira rapidement dans son attitude : j'y
(( rêvai, j'en pleurai , et la leçon me fut fort bonne. »
A douze ans , son père disait de lui : « C'est un cœur
« haut sous la jaquette d'un bambin . Cela a un étrange
« instinct d'orgueil, noble pourtant. C'est un embryon de
of matamore ébouriffé qui veut avaler tout le monde avant
« d'avoir douze ans (1 ) »
A seize ans, il avait la mine si hardie et si hautaine , que
le prince de Conti lui demande : Que ferais - tu si je te don
nais un soufflet? Il répond : Cette question eût été embar
rassante avant l'invention des pistolets à deux coups .
A vingt et un ans ( 1770) , il commence à écrire une
histoire de la Corse au moment où quelqu'un venait d'y
naître (2). Singulier instinct des grands hommes !
A cette même époque, son père, qui le tenait bien sévė
rement, porte sur lui ce pronostic étrange : C'est une bou
teille ficelée depuis vingt et un ans . Si elle est jamais dé
bouchée tout à coup sans précaution , tout s'en ira.
A vingt- deux ans , il est présenté à la cour. Madame Eli
sabeth , alors âgée de six ans, lui demande s'il a été ino

lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau , du 9 décem


bre 1754.
(1 ) Lettre inédite à madame la comtesse de Rochefort, 29 no
vembre 1761.
(2) 15 août 1769.
418 LITTÉRATURE

culé. Et toute la cour de rire. Non , il n'avait pas été ino


culé . Il portait en lui le germe d'une contagion qui plus
tard devait gagner tout un peuple .
Il se produit à la cour avec une extreme assurance ,
portant déjà le front aussi haut que le roi , étrange pour
tous , odieux pour beaucoup. Il est aussi entrant que j'étais
farouche, dit le père , qui n'avait jamais voulu s'enversail,
ler, lui , « oiseau hagard dont le nid fut entre quatre tou.
« relles. » - « Il retourne les grands comme fagots. Il a
« ce terrible don de la familiarité, » comme disait Gré
goire le Grand . Et puis le vieux fier gentilhomme ajoute :
« Comme , depuis cinq cents ans, on a toujours souffert
« des Mirabeau qui n'ont jamais été faits comme les au,
« tres, on souffrira encore celui- ci. »
A vingt- quatre ans , le père , philosophe agricole, veut
prendre son fils avec lui et « le faire rural . » Il n'y peut
réussir. « Il est bien malaisé de manier la bouche de cet
« animal fougueux ! » s'écrie le yieillard.
L'oncle , le bailli , examine froidement le jeune homme
et dit : « S'il n'est pas pire que Néron , il sera meilleur que
« Marc-Aurèle, a
En tout, laissons mûrir ce fruit vert, répond le marquis.
Le père et l'oncle correspondent entre eux sur l'avenir
du jeune homme déjà si aventuré dans la mauvaise vie.
Ton neveu l'Ouragan, dit le père , Ton fils, monsieur le
comte de la Bourrasque, réplique l'oncle.
Le bailli , vieux marin , ajoute : Les trente -deux vents de
la boussole sont dans sa tête .
A trente ans, le fruit mûrit. Déjà les nouveautés comº
mencent à reluire dans l'ail profond de Mirabeau . On voit
qu'il est plein de pensées . Ce cerveau est un fourneau en
combré, dit le prudent bailli . Dans un autre moment,
l'oncle écrit cette observation d'homme effrayé : « Quand
ET PHLOSOPHIE MÊLÉES. 419
« il passe quelque chose dans sa tête, il avance le front,
« et ne regarde plus nulle part. »
De son côté , le père s'étonne de ce hachement d'idées
qui voit par éclairs . Il s'écrie : « Fouil is dans sa tête,
a bibliothèque renversée, talent pour éblouir par des su
a perficies, il a humé toutes les formules et ne sait rien
« substancier! » Il ajoute , ne comprenant déjà plus sa
créature : « Dans son enfance, ce n'était qu'un måle mon
« strueux au moral comme au physique. » Aujourd'hui,
c'est un homme tout de reflet et de réverbère, un fou,
a tiré à droite par le ceur et à gauche par la tête , qu'il a
« toujours à quatre pas de lui . » Et puis le vieillard ajoute,
avec un sourire mélancolique et résigné : « Je tâche de
( verser sur cet homme ma tête , mon âme et mon coeur . »
Enfin, comme l'oncle, il a aussi par moments « ses pres,
« sentiments, ses terreurs, ses anxiétés , ses doutes. » Il
sent , lui père , lout ce qui se remue dans la tête de son fils,
comme la racine sent l'ébranlement des feuilles .
Voilà ce qu'est Mirabeau å trente ans. Il était fils d'un
père qui s'était défini ainsi lui-même « Et moi aussi,
. « madame, tout gourd et lourd que vous me voyez , je prê:
a chais à trois ans ; å six , j'étais un prodige; å douze, un
« objet d'espoir ; à vingt , un brulot ; å trente , un politi
« que de théorie; à quarante , je ne suis plus qu'un bon
« homme. »
A quarante ans, Mirabeau est un grand homme.
A quaranle ans, il est l'homme d'une révolution .
A quarante ans , il se déclare autour de lui , en France,
une de ces formidables anarchies d'idées ou se fondent les
sociétés qui ont fait leur temps . Mirabeau en est le despote.
C'est lui qui, silencieux jusqu'alors, crie, le 23 juin 1789,
à M. de Brézé ; Allez dire à VOTRE MAITRE .. ,, Votre Maitre !
c'est le roi de France déclaré étranger . C'est toute une
frontière tracée entre le trône et le peuple. C'est ļa péyn .
420 LITTÉRATURE
lution qui laisse échapper son cri . Personne ne l'eût osé
avant Mirabeau. Il n'appartient qu'aux grands hommes de
prononcer les mots décisifs des époques.
Plus tard on insultera Louis XVI plus gravement en ap
parence, on le battra à terre, on le raillera dans les fers,
on le huera sur l'échafaud. La république en bonnet rouge
mettra ses poings sur ses hanches, et lui dira de gros mots ,
et l'appellera Louis Capet. Mais il ne sera plus rien dit å
Louis XVI d'aussi redoutable et d'aussi effectif que cetle pa
role fatale de Mirabeau : Louis Capet, c'est la royauté frap
pée au visage ; votre maitre, c'est la royauté frappée au
coeur .
Aussi , å dater de ce mot, Mirabeau est l'homme du pays,
l'homme de la grande émeute sociale, l'homme dont la fin
de ce siècle a besoin . Populaire sans être plébéien , chose
rare en des temps pareils ! Sa vie privée est résorbée par
sa vie publique. Honoré de Riquetti , cet homme perdu , est
désormais illustre , écouté et considérable. L'amour du
peuple lui fait une cuirasse aux sarcasmes de ses ennemis.
Sa personne est la plus éclairée de toutes celles que la foule
regarde. Les passants s'arrêtent quand il traverse une rue,
et pendant les deux années qu'il remplit , sur tous les coins
des murs de Paris les petits enfants du peuple écrivent sans
faute son nom , que quatre - vingts ans auparavant Saint
Simon , avec son dédain de duc et pair, écrivait Mirebaut,
sans se douter qu'un jour Mirebaut ſerait Mirabeau .
Il y a des parallélismes bien frappants dans la vie de
certains hommes. Cromwell, encore obscur, désespérant
de son avenir en Angleterre, veut partir pour la Jamaïqne;
les règlements de Charles Ier l'en empêchent . Le père de
Mirabeau , ne voyant aucune existence possible en France
pour son fils, veut envoyer le jeune homme aux colonies
hollandaises ; un ordre du roi s'y oppose. Or, ôtez Crom
wel de la révolution d'Angleterre, ôtez Mirabeau de la ré
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 421
volution de France , vous ötez peut-être des deux révolu
tions deux échafauds. Qui sait si la Jamaïque n'eût pas
sauvé Charles Ier, et Batavia Louis XVI !
Mais non , c'est le roi d'Angleterre qui veut garder
Cromwell ; c'est le roi de France qui veut garder Mira
beau . Quand un roi est condamné à mort, la Providence
lui bande les yeux .
Chose étrange, que ce qu'il y a de plus grand dans l'his
toire d'une société tienne si souvent à ce qu'il y a de plus
petit dans la vie d'un homme!
La première partie de la vie de Mirabeau est remplie
par Sophie, la seconde par la révolution . Un orage do
mestique, puis un orage politique, voilà Mirabeau . Quand
on examine de près sa destinée, on se rend raison de ce
qu'il y eut en elle de fatal et de nécessaire . Les déviations
de son caur s'expliquent par les secousses de sa vie .
Voyez : jamais les causes n'ont été nouées de plus près
aux eſfels. Le hasard lui donne un père qui lui enseigne le
mépris de sa mère, une mère qui lui enseigne la haine de
son père ; un précepteur, c'est Poisson, qui n'aime pas les
enfants, et qui lui est dur parce qu'il est petit et parce
qu'il est laid ; un valet , c'est Grévin , le lâche espion de
ses ennemis ; un colonel , c'est le marquis de Lambert , qui
est aussi impitoyable pour le jeune homme que Poisson
l'a été pour l'enfant; une belle -mère (non mariée) , c'est
madame de Pailly , qui le lait parce qu'il n'est pas d'elle ;
une femme, c'est mademoiselle de Marignane, qui le re
pousse ; une caste, c'est la noblesse, qui le renie ; des
juges, c'est le parlement de Besançon , qui le condamne å
mort ; un roi , c'est Louis XV , qui l'embastille . Ainsi , père,
mére, femme , son précepteur, son colonel , la magistra
ture, la noblesse , le roi, c'est-à- dire tout ce qui entoure et
côtoie l'existence d'un homme dans l'ordre légitime et na
turel , tout est pour lui traverse , obstacle , occasion de
54
422 LITTÉRATURE

chute et de contusion , pierre dure å ses pieds nus, buisson


d'épines qui le déchire au passage. La famille et la so
ciété tout ensemble lui sont marâtres . Il ne rencontre dans
la vie que deux choses qui le traitent bien et qui l'ai
ment, deux choses irrégulières et révoltées contre l'ordre,
une maîtresse et une révolution .
Ne vous étonnez donc pas que pour la maîtresse il brise
tous les liens domestiques , que pour la révolution il brise
tous les liens sociaux .
Ne vous étonnez donc pas, pour résoudre la question
dans les termes ou nous l'avons posée en commençant,
que ce démon d'une famille devienne l'idole d'une femme
en rébellion contre son mari et le dieu d'une nation en
divorce avec son roi .

La douleur que causa la mort de Mirabeau fut une dou.


leur générale, universelle, nationale. On sentit que quel .
que chose de la pensée publique venait de s'en aller avec
cette âme . Mạis un fail frappant, et qu'il faut bien dire
parce qu'il serait ingénu de l'altribuer à l'admiration em.
portée et irréſléchie des contemporains , c'est que la cour
porta son deuil comme le peuple.
Un sentiment de pudeur insurmontable nous empêche
de sonder ici de certains mystères... parties honteuses
du grand homme , qui d'ailleurs, selon nous, se perdent
heureusement dans les colossales proportions de l'en :
semble ; mais il paraîl prouvé que dans les derniers temps
de sa vie la cour affirmait avoir quelques raisons d'espérer
en lui . Il est palent qu'à cette époque Mirabeau se cabra
plus d'une fois sous l'entrainement révolutionnaire ; qu'il
manifesta par moments l'envie de faire halte et de laisser
rejoindre ; que lui , qui avait tant d'haleine, il ne suivit
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 423
pas sans essoufflement la marche de plus en plus accelé
rée des idées nouvelles, et qu'il essaya en quelques occa:
sions d'enrayer cette révolution à laquelle il avait forgé
des roues. Roues fatales, qui écrasaient tant de choses
vénérables en passant !
Il y a encore aujourd'hui beaucoup de personnes qui
pensent que si Mirabeau avait eu plus longue yie, il aurait
fini par mater le mouvement qu'il avait déchaîné . A leur
sens , la Révolution française pouvait être arrêtée; par un
seul homme, à la vérité , qui était Mirabeau . Dans cette
opinion, qui s'autorise d'une parole que Mirabeau mo4=
rant n'a évidemment pas prononcée (1 ) ; Mirabeau expiré, la
monarchie élait perdue ; si Mirabeau avait vécu , Louis XVI
ne serait pas mort ; et le 2 ayril 1791 a engendré le
21 janvier 1793 .
Selon nous , ceux qui avaient cette persuasion alors,
ceux qui l'ont eue aujourd'hui, Mirabeau lui-même, s'il
croyait cela possible de lui, tous se sont trompés . Pure il
lusion d'optique chez Mirabeau comme chez les aîtres , et
qui prouverait qu'un grand homme n'a pas toujours une
idée nette de l'espèce de puissance qui est en lui!
La Révolution française n'était pas un fait simple . Il y
avait plus et autre chose que Mirabeau en elle.
Il ne suſlisait pas à Mirabeau d'en sorțir por la vider .
Il y avait dans la Révolution française du passé et de
l'avenir. Mirabeau n'était que le présent .
Pour n'indiquer ici que deux points culminants, la Ré
volution française se compliquait de Richelieu dans le
passé et de Ronaparte dans l'avenir,
Les révolutions ont cela de particulier , que ce n'est pas
quand elles sont encore grosses qu'on peut les tuer,

(1 ) J'emporte le deuil de la monarchie. Après moi les factique


s'en disputeront les morceaua , Cabanis a cpu entendre celu;
424 LITTÉRATURE
D'ailleurs, en supposant même la question moins abon
dante qu'elle ne l'est, il est à observer que , dans les
choses politiques surtout, ce qu'un homme a fait ne peut
guère jamais être défait que par un autre homme .
Le Mirabeau de 91 était impuissant contre le Mirabeau
de 89. Son cuvre était plus forte que lui .
Et puis les hommes comme Mirabeau ne sont pas la
serrure avec laquelle on peut fermer la porte des révolu
tions . Ils ne sont que le gond sur lequel elle tourne, pour
se clore, il est vrai , comme pour s'ouvrir. Pour fermer
cette fatale porte , sur les panneaux de laquelle font inces
samment effort toutes les idées, tous les intérêts , toutes
les passions mal à l'aise dans la société , il faut mettre
dans les ferrures une épée en guise de verrou .
VI

Nous avons essayé de caractériser ce qu'a été Mirabeau


dans la famille, puis ce qu'il a été dans la nation . Il nous
reste å examiner ce qu'il sera dans la postérité.
Quelques reproches qu'on ait pu justement lui faire,
nous croyons que Mirabeau restera grand .
Devant la postérité, tout homme et toute chose s'absout
par la grandeur .
Aujourd'hui que presque toutes les choses qu'il a se
mées ont donné leurs fruits dont nous avons goûté, la
plupart bons et sains , quelques-uns amers ; aujourd'hui
que le haut et le bas de sa vie n'ont plus rien de disparate
aux yeux, tant les années qui s'écoulent mettent bien les
hommes en perspective ; aujourd'hui qu'il n'y a plus pour
son génie ni adoration ni exécration , et que cet homme,
furieusement ballotté , tant qu'il vécut , d'une extrémité à
l'autre , a pris l'attitude calme et sereine que la mort
donne aux grandes figures historiques; aujourd'hui que sa
mémoire, si longtemps traînée dans la fange et baisée sur
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 425

l'autel , a été retirée du panthéon de Voltaire et de l'égout


de Marat , nous pouvons froidement le dire : Mirabeau est
grand. Il lui est resté l'odeur du panthéon et non de
l'égout . L'impartialité historique, en nettoyant sa cheve
lure souillée dans le ruisseau, ne lui a pas de la même
main enlevé son auréole . On a lavé la boue de ce visage,
et il continue de rayonner .
Après qu'on s'est rendu compte de l'immense résultat
politique que le total de ses facultés a produit , on peut
envisager Mirabeau sous un double aspect : comme écri
vain et comme orateur. Ici nous prenons la liberté de ne
pas être de l'avis de Rivarol , nous croyons Mirabeau plus
grand comme orateur que comme écrivain .
Le marquis de Mirabeau, son père , avait deux espèces
de style , et comme deux plumes dans son écritoire.
Quand il écrivait un livre, un bon livre pour le public,
pour l'effet, pour la cour, pour la Bastille , pour le grand
escalier du Palais-de- Justice, le digne seigneur se drapait,
se roidissait, se boursouflait , couvrait sa .pensée , déjà fort
obscure par elle -même, de toutes les ampoules de l'ex
pression ; et l'on ne peut se figurer sous quel style à la
fois plat et boulli, lourd et trainant en longues queues de
phrases interminables, chargé de neologismes au point
de n'avoir plus nulle cohésion dans le tissu , sous quel
style, disons- nous, tout ensemble incolore et incorrect, se
travestissait l'originalité naturelle et incontestable de cet
étrange écrivain , moitié gentilhomme et moitié philo
sophe ; préférant Quesnay á Socrate et Lefranc de Pom
pignan á Pindare; dédaignant Montesquieu comme arriéré
et tenant à être harangué par son curé ; habitant amphi
bie des rêveries du dix- huitième siècle et des préjugés du
seizième . Mais quand cet homme , ce même homme, vou
lait écrire une lettre, quand il oubliait le public et ne
s'adressait plus qu'à la longue mine roide et froide de
54.
426 LITTÉRATURE

son vénérable frère le bailli , ou å sa fille la petite Saillan


nelte ( 1 ) , la plus émolliente femme qui fut « jamais, » ou
encore à la jolie tête rieuse de madame de Rochefort , alors
cet esprit tuméfié de prétention se détendait ; plus d'ef
fort, plus de fatigue, plus de gonflement apoplectique dans
l'expression ; sa pensée se répandait sur la lettre de fa
mille et d'intimité , vive , originale , colorée, curieuse,
amusante, profonde, gracieuse , naturelle enfin , à travers
ce beau style grand seigneur du temps de Louis XIV, que
Saint - Simon parlail avec toutes les qualités de l'homme et
madame de Sévigné avec toutes les qualités de la femme.
On a pu en juger par les fragments que nous avons cités ,
Après une lettre du marquis de Mirabeau , une lettre de
lui c'est une révélation . On a peine à y croire . Buffon ne
comprendrait pas cette variété de l'écrivain . Vous avez
deux styles et vous n'avez qu'un homme.
Sous ce rapport, le fils tenait quelque peu du père . On
pourrait dire, avec beaucoup d'adoucissements et de res
trictions néanmoins, qu'il y a la même différence entre
son style écrit et son style parlé . Notons seulement ceci ,
que le père était à l'aise dans une · lettre, le fils dans un
discours. Pour être lui , pour être naturel , pour être
dans son milien , il fallait å l'un sa famille, à l'autre une
nation . Mirabeau qui écrit , c'est quelque chose de moins que
Mirabeau . Soit qu'il démontre à la jeune république amé
ricaine l'inanité de son ordre de Cincinnatus, et ce qu'il
y a de gauche et d'inconsistant dans une chevalerie de
laboureurs ; soit qu'il taquine sur la liberté de l'Escaut
Joseph II , cet empereur philosophe, ce Titus selon Vol.
taire , ce buste de César romain dans le goût pompadour ;
soit qu'il fouille dans les doubles fonds du cabinet de Ber
lin, et qu'il en tire cette Histoire secrète que la cour de

(1 ) Madame du Saillant,
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES . 427

France fait livrer juridiquement aux flammes sur l'escalier


du Palais : maladresse insigne , car de ces livres brûlės
par la main du bourreau il s'échappait toujours des flam
mèches et des étincelles , lesquelles se dispersaient au loin ,
selon le vent qui soufflait , sur le toit vermoulu de la
grande société européenne, sur la charpente des monar
chies , sur tous les esprits , pleins d'idées inflammables,
sur toutes les têtes, failes d'étoupe alors ; soit qu'il in .
vective au passage cette charretée de charlatans qui a
fait tant de bruil sur le pavé du dix - huitième siècle , Nec
ker, Beaumarchais, Lavaler , Calonne et Cagliostro ; quel
que soit le livre qu'il écrit, enfin , sa pensée suffit toujours
au sujet, mais son style ne suffit pas toujours à sa pensée .
Son idée est constamment grande et haute ; mais , pour
sortir de son esprit , elle se courbe et se rapetisse sous
l'expression comme sous une porte trop basse . Excepté
dans ses éloquentes lettres å madame de Monnier, où il
est lui tout entier , où il parle plutôt qu'il n'écrit , et qui
sont des harangues d'amour ( 1 ) comme ses discours å la
Constituante sont des harangues de révolution ; excepté lå,
disons- nous , le style qu'il trouve dans son écritoire est
en général d'une forme médiocre , påteux, mal lié , mou
aux extrémités des phrases, sec d'ailleurs , se composant une
couleur terne avec des épithétes banales , pauvre en
images, et n'offrant par places, et bien rarement encore,
que des mosaïques bizarres de métaphores peu adhérentes
entre elles . On sent en le lisant que les idées de cet
homme ne sont pas , comme celles des grands prosateurs
nés, faites de cette substance particulière qui se prête,
souple et molle, à toules les ciselures de l'expression, qui
s'insinue bouillante et liquide dans tous les recoins du
(1 ) Nous n'entendons ne qualifier ainsi que celles de ces lettres
qui sont passion pure. Nous jetons sur les autres le voile qui
convient.
428 LITTÉRATURE

moule où l'écrivain la verse , et se fige ensuite ; lave


d'abord, granit après . On sent en le lisant que bien des
choses regrettables sont restées dans sa tête , que le papier
n'a qu'un à peu près, que ce génie n'est pas conformé de
façon à s'exprimer complétement dans un livre, et qu'une
plume n'est pas le meilleur conducteur possible pour
tous les fluides comprimés dans ce cerveau plein de ton
nerres . Mirabeau qui parle , c'est Mirabeau . Mirabeau qui
parle, c'est l'eau qui coule , c'est le flot qui écume, c'est
le feu qui étincelle , c'est l'oiseau qui vole , c'est une chose
qui fait son bruit propre, c'est une nature qui accomplit
sa loi . Spectacle toujours sublime et harmonieux.
Mirabeau à la tribune, tous les contemporains sont una
nimes sur ce point maintenant , c'est quelque chose de
magnifique . Là , il est bien lui , lui tout entier, lui tout
puissant . Lå , plus de table, plus de papier , plus d'écri
toire hérissée de plumes, plus de cabinet solitaire, plus
de silence et de meditation ; mais un marbre qu'on peut
frapper, un escalier qu'on peut monter en courant, une
tribune, espèce de cage de cette sorte de bête fauve, où
l'on peut aller et venir, marcher, s'arrêter, souſiler, ha
leler, croiser ses bras, crisper ses poings, peindre sa pa
role avec son geste, et illuminer une idée avec un coup
d'ail ; un tas d'hommes qu'on peut regarder fixement;
un grand tumulte, magnifique accompagnement pour une
grande voix ; une foule qui hait l'orateur , l'assemblée,
enveloppée d'une foule qui l'aime , le peuple ; autour de
qui toutes ces intelligences, toutes ces âmes , toutes ces
passions, toutes ces médiocrités, toutes ces ambitions,
toutes ces natures diverses et qu'il connait, et desquelles
il peut tirer le son qu'il veut comme des touches d'un im
mense clavecin ; au-dessus de lui la voûte de la salle de
l'Assemblée constituante , vers laquelle ses yeux se lėvent
souvent comme pour y chercher des pensées : car on ren
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 429
verse les monarchies avec les idées qui tombent d'une
pareille voûte sur une pareille tête..
Oh ! qu'il est bien là sur son terrain , cet homme ! qu'il
y a bien le pied ferme et sûr ! que ce génie qui s'amoin
drissait dans des livres est grand dans un discours ! comme
la tribune change heureusement les conditions de la pro
duction extérieure pour cette pensée ! Aprės Mirabeau
écrivain Mirabeau orateur, quelle transfiguration !
Tout en lui était puissant . Son geste brusque et sac
cadé était plein d'empire. A la tribune, il avait un colos
sal mouvement d'épaules comme l'éléphant qui porte sa
tour armée en guerre . Lui , il portait sa pensée. Sa voix,
lors même qu'il ne jetait qu'un mot de son banc , avait un
accent formidable et révolutionnaire qu'on démêlait dans
l'assemblée comme le rugissement du lion dans la ména
gerie . Sa chevelure, quand il secouait la tête , avait quel
que chose d'une crinière. Son sourcil remuait tout ,
comme celui de Jupiter, cuncta supercilio moventis. Ses
mains quelquefois semblaient pétrir le marbre de la tri
bune. Tout son visage , toute son attitude, toute sa per
sonne était bouffie d'un orgueil pléthorique qui avait sa
grandeur. Sa tête avait une laideur grandiose et fulgu
rante dont l'effet par moments était électrique et terrible .
Dans les premiers temps , quand rien n'était encore visi
blement décidé pour ou contre la royauté ; quand la partie
avait l'air presque égale entre la monarchie encore forte
et les théories encore faibles ; quand aucune des idées qui
devaient plus tard avoir l'avenir u’élait encore arrivée à sa
croissance complète; quand la révolution, mal gardée et
mal armée, paraissait facile à prendre d'assaut , il arrivait
quelquefois que le côté droit, croyant avoir jeté bas quel
que mur de la forteresse, se ruail en masse sur elle avec
des cris de victoire : alors la tête monstrueuse de Mirabeau
apparaissait à la brèche et pétrifiait les assaillants. Le
430 LITTÉRATURE |

zénie de la révolution s'était forgé une égide avec toutes


les doctrines amalgamées de Voltaire, d'Helvétius, de Di
derot , de Bayle, de Montesquieu , de lobbes, de Locke et
de Rousseau , et avait mis la tête de Mirabeau au milieu .
Il n'était pas seulement grand à la tribune , il était grand
sur son siége ; l'interrupteur égalait en lui l'orateur. Il
Theltait souvent autant de choses dans un mot que dans un
discours . Lafayette a une armée, disait-il å M. de Suleau ,
mais j'ai ma tête. Il interrompait Robespierre avec cette
paro 'e profonde : Cet homme ira loin , car il croit tout ce
qu'il dit.
Il interpellait la cour dans l'occasion : La cour affame
le peuple. Trahison ! Le peuple lui vendra la constitution
pour du pain . Tout l'instinct du grand révolutionnaire est
dans ce mot .
L'abbé Sieyès ! disait-il , métaphysicien voyageant sur
une mappemonde. Posant ainsi une touche vive sur
l'homme de théorie toujours prêt å enjarnber les mers et
les montagnes .
Il était par moments d'une simplicité admirable . Un
jour, ou plutôt un soir, dans son discours du 3 mai, au
moment où il luttait, comme l'athlète à deux cestes , du
bras gauche contre l'abbé Maury et du bras droit contre
Robespierre, M. de Cazalės, avec son assurance d'homme
médiocre , lui jeite cette interruption : Vous êtes un
bavard , et voilà tout . - Mirabeau se tourne vers l'abbé
Goutes , qui occupait le fauteuil : Monsieur le président,
dit- il avec une grandeur d'enfant, faites donc taire M. de
Cazalès qui m'appelle bavard .
L'Assemblée nationale voulait commencer une adresse
au roi par cette phrase : L'assemblée apporte aux pieds
de Votre Majesté une offrande, etc. - La majesté n'a pas
de pieds, dit froidement Mirabeau .
L'assemblée veut fre un peu plus loin qu'elle est ivre
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 431

de la gloire de son roi. – Y pensez -vous , objecta Mira


beau ; des gens qui font des lois et qui sont ivres !
Quelquefois il caractérisait d'un niot , qu'on eût dit tra
duit de Tacite , l'histoire et le genre de génie de loute une
maison souveraine . Il criait aux ministres, par exemple :
Ne me parlez pas de votre duc de Savoie, mauvais voisin
de toute liberté.
Quelquefois il riait. Le rire de Mirabeau, chose formida
ble . Il raillait la Bastille. « Il y a eu , disait -il , cinquante
« quatre lettres de cachet dans ma famille, et j'en ai eu
« dix -sept pour ma part . Vous voyez que j'ai été traité en
« ainé de Normandie. »
Il se raillait lui- même . Il est accusé par M. de Valfond
d'avoir parcouru , le 6 octobre, les rangs du régiment de
Flandre un sabre nu à la main et parlant aux soldats .
Quelqu'un démontre que le fait concerne M. de Gamaches
et non pas Mirabeau, et Mirabeau ajoute : « Ainsi, tout
« pesé , lout examiné, la déposition de M. de Valfond n'a
« rien de bien fâcheux que pour M. de Gamaches, qui se
« trouve légalement et véhémentement soupçonné d'être
* « fort laid , puisqu'il me ressemble. »
Quelquefois il souriait. Lorsque la question de la ré
gence se débat devant l'assemblée, le côté gauche pense å
M. le duc d'Orléans , et le côté droit à M. le prince de
Condé , alors émigré en Allemagne. Mirabeau demande
qu'aucun prince ne puisse être régent sans avoir préte
serment à la constitution . M. de Montlosier objecte qu'un
prince peut avoir des raisons pour ne pas avoir prêté ser
ment ; par exemple, il peut avoir fait un voyage outre
mer ... · Mirabeau reprend : « Le discours du préopinant
« va être imprimé; je demande å en rédiger l’erratum :
<< outre-mer, lisez outre-Rhin. » Et cette plaisanterie dé
cide la question . Le grand orateur jouait ainsi quelquefois

!
432 LITTÉRATURE
avec ce qu'il tuait . A en croire les naturalistes, il y a du
chat dans le lion .
Une autre fois, comme les procureurs de l'assemblée
'avaient barbouillé un texte de loi de leur mauvaise ré
daction , Mirabeau se lève : « Je demande à faire quel
« ques réflexions limides sur les convenances qu'il y aurait
« à ce que l'Assemblée nationale de France parlåt fran
« çais, et même écrivît en français les lois qu'elle pro
« pose . »
Par moments , au beau milieu de ses plus violentes dé
clamations populaires, il se rappelait tout à coup qui il
était , et il avait de fières saillies de gentilhomme . C'était
une mode oratoire alors de jeter dans tout discours une
imprécation quelconque sur les massacres de la Saint
Barthélemy. Mirabeau faisait son imprécation comme tout
le monde, mais il disait en passant : Monsieur l’amiral
de Coligny, qui, par parenthèse, était mon cousin . La
parenthèse était digne de l'homme dont le père écrivait :
Il n'y a qu'une mésalliance dans ma famille, les Médicis.
Mon cousin, monsieur l'amiral de Coligny ; c'eût été
impertinent à la cour de Louis XIV, c'était sublime à la
cour du peuple de 1791 .
Dans un autre instant il parlait aussi de son digne cou
sin , monsieur le garde des sceaux (1 ) ; mais c'était d'up
autre ton .
Le 22 septembre 1789 , le roi fait offrir à l'assemblée
l'abandon de son argenterie et de sa vaisselle pour les
besoins de l'État . Le côté droit admire, s'extasie et pleure.
Quant à moi, s'écrie Mirabeau, je ne m'apitoie pas aisé.
ment sur la faïence des grands.
Son dédain était beau , son rire était beau ; mais sa co
lére était sublime.

(1) M. de Barentin . Séance du 24 juin 1789 .


ET PIILOSOPHIE MÊLÉES. 433
Quand on avait réussi à l'irriter , quand on lui avait
tout à coup enfoncé dans le flanc quelqu'une de ces pointes
aiguês qui ſont bondir l'orateur et le taureau ; si c'était
au milieu d'un discours, par exemple, il quittait tout sur
le-champ, il laissait là les idées entamées, il s'inquiétait
peu que la voûte de raisonnements qu'il avait commencé
å båtir s'écroulât derrière lui faute de couronnement, il
abandonnait la question net , et se ruait tête baissée sur
l'incident . Alors , malheur à l'interrupteur ! malheur au
toreador qui lui avait jeté la vanderille ! Mirabeau fondait
sur lui , le prenait au ventre , l'enlevait en l'air, le foulait
aux pieds. Il allait et venait sur lui , il le broyait, il le pi
lait. Il saisissait dans sa parole l'homme tout entier, quel
qu'il fùt, grand ou petit , méchant ou nul , boue ou pous
sière, avec sa vie , avec son caractère, avec son ambition ,
avec ses vices , avec ses ridicules ; il n'omettait rien, il
n'épargnait rien , il ne manquait rien ; il cognait désespé
rément son ennemi sur les angles de la tribune ; il faisait
trembler , il faisait rire ; tout mot portait coup, toute
phrase était flèche ; il avait la furie au cour, c'était ter
rible et superbe. C'était une colère lionne. Grand et puis
sant oraleur, beau surtout dans ce moment-là ! C'est alors
qu'il fallait voir comme il chassait au loin tous les nuages
de la discussion ! C'est alors qu'il fallait voir comme son
souffle orageux faisait moutonner toutes les têtes de l'as
semblée ! Chose singulière ! il ne raisonnait jamais mieux
que dans l'emportement. L'irritation la plus violente, loin
de disjoindre son éloquence dans les secousses qu'elle lui
donnait, dégageait en lui une sorte de logique supérieure,
et il trouvait des arguments dans la fureur comme un
autre des mélaphores. Soit qu'il fil rugir son sarcasme
aux dents acérées sur le front påle de Robespierre, ce re
doutable inconnu qui, deux ans plus tard , devait traiter
les têles comme Phociou les discours ; soit qu'il måchat
T19
55
434 LITTÉRATURE

avec rage les dilemmes filandreux de l'abbé Maury, et qu'il


les recrachat au côté droit tordus, déchirés, disloqués,
dévorés å demi et tout couverts,de l'écume de sa colere ;
soit qu'il enfonçât les ongles de son syllogisme dans la
phrase molle el flasque de l'avocat Targel ; il était grand
et magnifique, et il avait une sorte de majesté formidable
que ne dérangeaient pas ses bonds les plus effrénés. Nos
pères nous l'ont dit , qui n'avait pas vu Mirabeau en co
lere, n'avait pas vu Mirabeau . Dans la colère, son génie
faisait la roue et étalait toutes ses splendeurs. La colère al
lait bien à cet homme, comme la tempête à l'Océan .
Et , sans le vouloir, dans ce que nous venons d'écrire
pour figurer la surnaturelle éloquence de cet homme,
nous l'avons peinte par la confusion même des images.
Mirabeau , en effet, ce n'élait pas seulement le taureau, ou
le lion, ou le tigre, ou l'athlète , ou l'archer, ou l'aigle, ou
le paon , ou l'aquilon , ou l'Océan ; c'était, dans une série
indéfinie de surprenantes métamorphoses, tout cela à la
fois . C'était Protée .
Pour qui l'a vu , pour qui l'a entendu, ses discours sont
aujourd'hui lettre morte . Tout ce qui était saillie, relief,
couleur , haleine, mouvement, vie et âme, a disparu. Tout
dans ces belles harangues aujourd'hui est gisant à terre,
å plat sur le sol . Où est le souffle qui faisait tourbillonner
toutes ces idées comme les feuilles dans l'ouragan ! Voilà
bien le mot ; mais ou est le geste ? Voilà le cri , ou est
l'accent ? Voilà la parole, où est le regard ? Voilà le dis
cours, oi est la comédie de ce discours ? Car , il faut le
dire, dans tout orateur il y a deux choses, un penseur el
un comédien . Le penseur reste, le comédien s'en va avec
l'homme. Talma meurt tout entier , Mirabeau à demi.
Dans l'Assemblée constituante il y avait une chose qui
épouvantait ceux qui regardaient attentivement, c'était la
Convention . Pour quiconque a étudié cette époque, il est
ET PHILOSOPHIE MÊLEES. 435
évident que dės 1789 la Convention était dans l'Assemblée
constituante . Elle y était à l'état de germe, à l'état de fæ .
tus, i l'état d'ébauche. C'était encore quelque chose d'in
distinct pour la foule , c'était déjà quelque chose de
terrible pour qui savait voir. Un rien sans doute ; une
nuance plus foncée que la couleur générale ; une note
détonnant parfois dans l'orchestre ; un refrain morose dans
un cæur d'espérances et d'illusions ; un détail qui offrait
quel que discordance avec l'ensemble ; un groupe sombre
dans un coin obscur ; quelques bouches donnant un cer.
tain accent å de certains mots ; trente voix, rien que trenie
voix , qui devaient plus tard se ramifier, suivant une ef
frayante loi de multiplication , en Girondins , en Plaine et
en Monlagne : 93 , en un mot, point noir dans le ciel bleu
de 89. Tout était déjà dans ce point noir, le 21 janvier,
le 31 mai, le 9 thermidor, sanglante trilogie; Buzot, qui
devait dévorer Louis XVI ; Robespierre, qui devait dévorer
Buzot ; Vadier, qui devait dévorer Robespierre : trinitė si
nisire. Parmi ces hommes, les plus médiocres et les plus
ignorés , Hébrard et Putraink, par exemple , avaient un
sourire étrange dans les discussions , et semblaient garder
sur l'avenir une pensée quelconque qu'ils ne disaient pas .
A notre avis , l'historien devrait avoir des microscopes
pour examiner la formation d'une assemblée dans le ventre
d'une autre assemblée. C'est une sorte de gestation qui se
reproduit souvent dans l'histoire, et qui , selon nous, n'a
pas été assez observée . Dans le cas présent, ce n'était
cerles pas un détail insignifiant sur la surface du corps,
législatiſ que celle excroissance mystérieuse qui contenait
l'échafaud déjà tout dressé du roi de France. C'était une
chose qui devait avoir une formemonstrueuse que l'em.
bryon de la Convention dans le flanc de la Constituante .
Euf de vautour porté par une aigle !
Dès lors beaucoup de boas esprits dags l'Assemblée con
436 LITTERATURE

stituante s'effrayaient de la présence de ces quelques hom


mes impénétrables qui semblaient se tenir en réserve
pour une autre époque. Ils sentaient qu'il y avait bien des
ouragans dans ces poitrines dont il s'échappait à peine
quelques souffles Ils se demandaient si ces aquilons ne se
déchaineraient pas un jour , et ce que deviendraient alors
toutes les choses essentielles å la civilisation que 89 n'a
vait pas déracinées . Rabaut Saint-Etienne, qui croyait la
Révolution finie et le disait tout haut, flairait avec inquié.
( ude Robespierre, qui ne la croyait pas commencée et qui
le disait tout bas . Les démolisseurs présents de la monar
chie tremblaient devant les démolisseurs futurs de la so
ciété . Ceux - ci , comme tous les hommes qui ont l'avenir
et qui le savent , étaient hautains, hargneux et arrogants,
et le moindre d'entre eux coudoyait dédaigneusement les
principaux de l'assemblée . Les plus nuls et les plus obs
curs jetaient, selon leur humeur et leur fantaisie , d'inso
lentes interruptions aux plus graves orateurs ; et , comme
tout le monde savait qu'il y avait des événements pour ces
hommes dans un prochain avenir , personne n'osait leur
répliquer. C'est dans ces moments ou l'assemblée qui de
vait venir un jour faisait peur à l'assemblée qui existait ;
c'est alors que se manifestait avec splendeur le pouvoir
d'exception de Mirabeau . Dans le sentiment de sa loule
puissance, et sans se douter qu'il fit une chose si grande,
il criait au groupe sinistre qui coupaii la parole à la Con .
stituante : Silence aux trente voix ! et la Convention se
taisait. Cet antre d'Eole resta silencieux et contenu tant
-que Mirabeau tint le pied sur le couvercle.
Mirabeau mort, toutes les arrière- pensées aparchiques
firent irruption .
Nous le répétons d'ailleurs , nous croyons que Mirabeau
est mort à propos . Après avoir déchainé bien des orages
dans l'Etat , il est évident que pendant un temps il a com •
ET PUIILOSOPHIE MÊLÉES. 437

primé sous son poids toutes les forces divergentes aux


quelles il était réservé d'achever la ruine qu'il avait com
mencée ; mais elles se condensaient par cette compression
même ; et tôt ou tard , selon nous, l'explosion révolution
naire devait trouver issue et jeter au loin Mirabeau , tout
géant qu'il était . Concluons.
Si nous avions å résumer Mirabeau d'un mot, nous di
rions : Mirabeau , ce n'est pas un homme, ce n'est pas un
peuple, c'est un événement qui parle .
Un immense événement, la chute de la forme monar
chique en France .
Sous Mirabeau, ni la monarchie ni la république n'é
taient possibles . La monarchie l’excluait par sa hiérar
chie, la république par son niveau . Mirabeau est un homme
qui passe dans une époque qui prépare . Pour que l'enver
gure de Mirabeau s'y déployåt å l'aise, il fallait que l'at
mosphère sociale fùt dans cet état particulier où rien de
précis et d'enraciné dans le sol ne résiste , où tout obsta
cle à l'essor des théories se refoule aisément , où les prin .
cipes qui feront ungjour le fond solide de la société future
sont encore en suspension , sans trop de forme ni de con
sistance , attendant , dans ce milieu où ils flottent pêle
mêle en tourbillon, l'instant de se précipiter et de se
cristalliser . Toute institution assise a des angles auxquels
le génie de Mirabeau se fût peut-être brisé l'aile .
Mirabeau avait un sens profond des choses . Il avait aussi
un sens profond des hommes. A son arrivée aux états
généraux, il observa longtemps en silence , dans l'assem
blée et hors de l'assemblée, le groupe alors si pittoresque
des partis . Il devina l'insuffisance de Monnier, de Malouet
et de Rabaut Saint-Etienne, qui rêvaient une conclusion
anglaise . Il jugea froidement la passion de Chapelier, la
brièreté d'esprit de Pétion , la mauvaise emphase littéraire
de Volney ; l'abbé Maury, qui avait besoin d'une position ,
55 .
438 LITTÉRATURE
Desprémesnil et Adrien Duport , parlementaires de man .
vaise humeur, et non tribuns; Roland , ce zéro dont la
femme était le chiffre; Grégoire , qui était à l'état de son
nambulisme polilique . Il vit tout de suite le fond de
Sieyès, si peu pénétrable qu'il fût. Il enivra de ses idées
Camille Desmoulins, dont la tête n'était pas assez forte
pour les porter. Il fascina Danton , qui lui ressemblait en
moins grand et en plus laid . Il n'essaya aucune séduction
près des Guillermy, des Lautrec et des Cazalės , sortes de
caractères insolubles dans les révolutions . Il sentait que
tout allait marcher si vite , qu'on n'avait pas de temps å
perdre. D'ailleurs, plein de courage et n'ayant jamais peur
de l'homme du jour, ce qui est rare, ni de l'homme du
lendemain , ce qui est plus rare encore, toute sa vie il fut
hardi avec ceux qui étaient puissants ; il attaqua successi
vement dans leur temps Manpeou et Terray , Calonne et
Necker . Il s'approcha du duc d'Orléans , le toucha et le quilla
aussitôt. Il regarda Robespierre en face et Marat de tra
ver's .
Il avait été successivement enferntė å l'ile de Rhé, au
château d'If, au fort de Joux , au donjon de Vincennes . Il
se vengea de toutes ces prisons sur la Bastille .
Dans ses captivités , il lisait Tacile . Il le dévorait , il s'en
nourrissait ; et quand il arriva å la tribune, en 1789 , il
avait encore la bouche pleine de cette moelle de lion . On
s'en aperçut aux premières paroles qu'il prononça .
Il n'avait pas l'intelligence de ce que voulaient Robes
pierre et Marat . Il regardait l'un comme un avocat sans
causes et l'autre comme un médecin sans malades, et il
supposait que c'était le dépit qui les faisait divaguer. Opi
nion qui d'ailleurs avait son côté vrai . Il tournait le dos
complétement aux choses qui venaient å si grands pas
par derrière lui . Comme tous les régénérateurs radicaux,
il avait l'æil bien plus fixé sur les questions sociales que
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 439
sur les questions politiques. Son euvre, å lui , ce n'est pas
la république, c'est la révolution .
Mirabeau n'importe pas moins à l’æuvre générale du
dix -huitième siècle que Voltaire . Ces deux hommes avaient
des missions semblables, détruire les vieilles choses et
préparer les nouvelles . Le travail de l'un a été continu et
l'a occupé, aux yeux de l'Europe , durant toute sa longue
vie . L'autre n'a paru sur la scène que peu d'instants . Pour
faire leur besogne commune, le temps a été donné à Vol
taire par années et å Mirabeau par journées. Cependant
Mirabeau n'a pas moins fait que Voltaire . Seulement l'o
rateur s'y prend autrement que le philosophe. Chacun
attaque la vie du corps social à sa façon . Voltaire décom
pose , Mirabeau écrase . Le procédé de Voltaire est en quel
que sorte chimique, celui de Mirabeau est tout physique.
Après Voltaire , une société est en diss: lution ; aprės Mi
rabeau , en poussière. Voltaire , c'est un acide ; Mirabean ,
c'est une massue.
Ce qui prouve qu'il est le vrai grand homme essentiel
de ces temps- li, c'est qu'il est resté plus grand qu'aucun
des hommes qui ont grandi aprės lui dans le même ordre
d'idées que lui.
Son père , qui ne le comprenait pas plus , quoiqu'il l'ext
engendré, que la Constituante ne comprenait la Conven
tion , disait de lui : Cet homme n'est ni la fin ni le com
mencement d'un homme. Il avait raison . Cet « homme »
était la fin d'une société et le commencement d'une autre.

VII

Si maintenant. pour compléter l'ensemble que nous


avons essayé d'ébaucher, de Mirabeau et de son époque
nous reportons les yeux sur nous , il est aisé de voir, au
woint où se trouve aujourd'hui ia mouvement social com
440 LITTÉRATURE

mencé en 89 , que nous n'aurons plus d'hommes comme


Mirabeau, sans que personne puisse dire d'ailleurs préci
sément de quelle forme seront les grands hommes politi
ques que nous réserve l'avenir.
Les Mirabeau ne sont plus nécessaires, donc ils ne sont
plus possibles.
La Providence ne crée pas des hommes pareils quand ils
sont inutiles. Elle ne jette pas de cette graine-là au vent .
Et, en effet, à quoi pourrait servir maintenant un Mira
beau ? Un Mirabeau, c'est une foudre. Qu'y a - t -il å fou
droyer ? Où sont dans la région politique les objets trop
haut placés qui attirent le tonnerre ? Nous ne sommes plus
comme en 1789 , où il y avait dans l'ordre social tant de
choses disproportionnées .
Aujourd'hui le sol est à peu près nivelé ; tout est plane ,
rase, uni . Un orage comme Mirabeau qui passerait sur
nous ne trouverait pas un seul sommet ou s'accrocher .
Ce n'est pas i dire, parce que nous n'aurons plus be
soin d'un Mirabeau, que nous n'ayons plus besoin de
grands hommes . Bien au contraire . Il y a certes beau
coup å travailler encore. Tout est défait, rien n'est refait.
Dans les moments comme celui où nous sommes, le
parti de l'avenir se divise en deux classes , les hommes de
révolution , les hommes de progrés . Ce sont les hommes
de révolution qui déchirent la vieille terre politique, creu
sent le sillon , jettent la semence ; mais leur temps est
court. Aux hommes de progrès appartient la lente et labo
rieuse culture des principes, l'étude des saisons propices å
la greffe de telle ou telle idée , le travail au jour le jour,
l'arrosement de la jeune plante , l'engrais du sol, la récolte
pour tous . Ils vont courbés et patients, sous le soleil ou
sous la pluie, dans le champ public, épierrant cette terre
couverte de ruines, extirpant les chicots du passé qui ac .
crochent encore çà et là , déracinant les souches mortes des
ET PIILOSOPHIE MÊLÉES. 441
anciens régimes , sarclant les abus, ceile mauvaise herbe
qui pousse si vite dans toutes les lacunes de la loi . Il leur
faut bon wil, bon pied, bonne main . Dignes et consciencieux
travailleurs, souvent bien mal payés !
Or, selon nous , à l'heure qu'il est, les hommes de révo .
lution ont accompli leur tâche . Ils ont eu tout récemment
encore leurs trois jours de semailles en juillet . Qu'ils lais
sent faire maintenant les hommes de progrés. Après le
sillon , l'épi .
Mirabeau , c'est un grand homme de révolution . Il nous
faut maintenant le grand homme du progrés.
Nous l'aurons. La France a une initiative trop impor
tante dans la civilisation du globe pour que les hommes
spéciaux lui fassent jamais faute. La France est la mère ma
jestueuse de toutes les idées qui sont aujourd'hui en mis.
sion chez tous les peuples . On peut dire que la France de
puis deux siècles nourrit le monde du lait de ses mamelles .
La grande nation a le sang généreux et riche et les entrailles
fécondes ; elle est inépuisable en génies ; clle tire de son
sein toutes les grandes intelligences dont elle a besoin ;
elle a toujours des hommes à la mesure de ses événements ,
et il ne lui manque dans l'occasion ni des Mirabeau pour
commencer ses révolutions ni des Napoléon pour les finir.
La Providence ne lui refusera certainement pas le grand
homme social, et non plus seulement politique , dont l'ave.
nir a besoin .
En attendant qu'il vienne , sans doute , à peu d'exceptions
prės, les hommes qui font de l'histoire pour le moment
sont petits ; sans doute il est triste que les grands corps de
l'Etat manquent d'idées générales et de larges sympathies;
sans doute il est affligeant qu'on emploie à des badigeon
nages le temps qu'on devrait donner à des constructions;
sans doute il est étrange qu'on oublie que la souveraineté
véritable est celle de l'intelligence, qu'il faut avant tout
442 LITTERATURE

éclairer les masses , et que, quand le peuple sera intelli


gent , alors seulement le peuple sera souverain ; sans doute
il est honteux que les magnifiques prémisses de 89 aient
amené de certains corollaires comme une tête de sirene
amène une queue de poisson , et que des gâcheurs aient
pauvrement plaqué tant de lois de plâtre sur des ideas de
granit ; sans doute il est déplorable que la Révolution fran
çaise ait eli de si maladroits accoucheurs : sans doute,
mais rien d'irréparalile n'a encore été fait ; aucun principe
essentiel n'a été étouffé dans l'enfantement révolutionnaire;
aucun avorlement n'a eu lien ; toutes les idées qui impor
Tent à la civilisation future sont nées viables, et prennent
chaque jour force, taille et santé. Certes, quand 1814 est
arrivé , toutes ces idées , filles de la Révolution , étaient bien
jeunes et bien petites encore et tout à fait au berceau ; et
la Restauration, il faut en convenir, leur a été une maigre
et mauvaise nourrice . Cependant , il faut en convenir aussi , 1
elle n'en a tué aucune . Le groupe des principes est com
plet. A l'heure où nous sommes, toute critique est possible;
mais l'homme sage doit avoir pour l'époque entière un
regard' bienveillant. Il doit espérer, se confier, attendre .
Il doit lenir compte aux hommes de théorie de la lenteur
avec laquelle poussent les idées ; aux hommes de pratique,
de cel oit et utile amour des choses qui sont , sans lequel
la société se désorga niserait dans les expériences succes
sives ; aus passions , de leurs digressions généreuses et
fécondantes ; aux intérêts , de leurs calculs qui rattachent
les classes entre elles à défaut de croyances ; aux gouver
nements, de leurs tâtonnements vers le bien dans l'om
bre ; aux oppositions, de l'aiguillon qu'elles ont sans cesse
au poing et qui fait tracer au boeuf le sillon ; aux partis
mitoyens, de l'adoucissement qu'ils apportent aux transi
tions ; aux partis extrêmes , de l'activité qu'ils impriment
å la circulation des idées , lesquelles sont le sang même de
ET PHILOSOPHIE MÊLÉES. 443

la civilisation ; aux amis du passé , du soin qu'ils prennent


de quelques racines vivaces ; aux zélateurs de l'avenir , de
leur amour pour ces belles fleurs qui seront un jour de
beaux fruits; aux hommes mûrs , de leur modération ; aux
hommes jeunes, de leur patience ; à ceux-ci , de ce qu'ils
font; à ceux-là , de ce qu'ils veulent faire ; à tous , de la
difficulté de tout .
Nous ne nierons pas d'ailleurs tout ce que l'époque où
nous vivons a d’orageux et de trouble. La plupart des
hommes qui ſont quelque chose dans l'Etat ne savent pasce
qu'ils font. Ils travaillent dans la nuit sans y voir. Demain ,
quand il fera jour, ils seront peut-être tout surpris de
leur æuvre . Charmés ou effrayés, qui sait ? Il n'y a plus
rien de certain dans la science politique; toutes les bous
soles sontperdues ; la société chasse sur ses ancres ; depuis
vingt ans on lui a déjà changé trois fois ce grand mit qu'on
appelle la dynastie, et qui est toujours le premier frappé
de la foudre.
La loi définitive de rien ne se révèle encore . Le gouver
nement, tel qu'il est, n'est l'affirmation d'aucune chose ;
la presse , si grande et si utiit d ailleurs , n'est qu'une né
gation perpétuelle de lout . Aucune formule nette de civi
lisation et de progrès n'a encore été rédigée.
La Révolution française a ouvert pour toutes les théories
sociales un livre immense, une sorte de grand teslament.
Mirabeau y a écrit son mot , Robespierre le sien , Napoléon
le sien . Louis XVIII y a fait une rature . Charles X a dé
chiré la page . La chambre du 7 août l'a recollée à peu près,
mais voilà tout. Le livre est là , la plume est là . Qui osera
écrire ? Les hommes actuels semblent peu de chose sans
doule ; cependant quiconque pense doitfixer sur l'ébullition
sociale un regard attentif.
Certes, nous avons ferme confiance et ferme espoir .
Eh ! qui ne sent que dans ce tumulte et dans cette tem
444 LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE MÊLÉES .
pête, au milieu de ce combat de tous les systèmes et de
toutes les ambitions qui fait tant de furnée et tant de pous
sière, sous ce voile qui cache encore aux yeux la statue
sociale et providentielle à peine ébauchée, derrière ce
nuage de théories, de passions , de chimères qui se croisent ,
se heurtent et s'entre -dévorent dans l'espèce de jour bru
meux qu'elles déchirent de leurs éclairs, à travers ce bruit
de la parole humaine qui parle à la fois loutes les langues
par toutes les bouches , sous ce violent tourbillon de choses ,
d'hommes et d'idées qu'on appelle le dix-neuvième siècle ,
quelque chose de grand s'accomplit ?
Dieu reste calme et fait son cuvre.

FIN
TABLE .

DERNIER JOUR D'UN CONDAMNÉ .

LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE MÊLÉES.


BUT DE CETTE PUBLICATION ....... 133
JOURNAL DES IDÉES , DES OPINIONS ET DES LECTURES D'UN
JEUNE JACOBITE DE 1819 .. 165
Histoire ..... 167
Fragments de critique . 182
Théâtre . 202
Fantaisie .... 207
JOURNAL DES IDÉES ET DES OPINIONS D'UN RÉVOLUTIONKAIRE
DE 1830... 257
Août 259
Septembre 262
Octobre .. 269
Novenibre .. 272
Décembre . 273
Janvier 277
Février 277
Mars 278
Dernicrs feuillets sans date .. 279
1823-1824.
Sur Voltaire .... 287
Sur Walter Scott (à propos de Quentin Durward )..... 298
446 TABLE.
Sur l'abbé de Lamennais ( à propos de l'Essai sur l'in
différence en matière de religion ) 308
Sur lord Byron (à propos de sa mort). 313
Idées au hasard ... 323
1827 .
Fragment d'histoire.... 332
1830.
Sur M. Dovalle .... 342
1825-1832 .
1825 348
Guerre aux démolisseurs! 1832 353
1833 .
Ymbert Galloix . 370
1834 .
Su Mirabeais 397

FIN DE LA TABLE .
PARIS . IMPRIMERIE DE CH . LAHORE ET C'e
Rues de Fleurus, 9 , et de l'Ouest, 21
!
1
1
1

1
HILLES LIBRARY
HARVARD COLLEGE

No books may be taken from the library without


being charged.
Fines will be charged for books kept overtime.
Injury to books beyond reasonable wear and all
losses shall be paid for.
Deliberate mutilation, including marking , will be
reported for administrative action .

DATE DUE

HILLES LIBRARY

M57 04 1985
OCT 25 '85

LES
HIL

OCT 22 2003
ES
Le dernier jour d'un condamne : lit
Hilles AGT0956

3 2044 007 968 522

Hugo
Widener Library

3 2044 111 158 010

HD

COS

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