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2) Histoire Et Violence Complément
2) Histoire Et Violence Complément
I) L’intitulé en questions
Est ce que l’histoire « est » violence ? On peut se demander si l’histoire est violence ; l’histoire
n’est elle pas faite de témoignages sur la violence à l’œuvre dans toute société ?
Est ce que la violence « est » histoire, relève de l’histoire ?
Est-il possible de proposer une histoire de la violence ?
Faut-il parler de la violence ou des violences ? Peut-on rendre compte de toutes les formes de
violences (cf. Cours introductif sur la question d’une typologie de la violence) ?
Doit-on envisager les formes de la violence au XXème, XXIème ?
Quelles sont les origines de la violence ? La violence est-elle le propre de l’homme (cf. cours, les
approches de Rousseau, Hobbes, Freud, Girard) ?
Comment exprimer cette violence de l’humanité elle-même (violence souvent indescriptible),
remettant en question les progrès de communautés et de sociétés humaines dans l’histoire ?
Comment penser et témoigner de l’indicible ? Que peuvent les arts, la littérature, la philosophie, la
parole face à la violence dans / de l’histoire ?
Le lien entre histoire et violence prend un sens particulier parce que ce n’est pas la question du récit
ni celle de la mémoire qui sont en jeu, mais celle du sens de l’histoire.
L’intitulé pose la question du sens (signification et direction) à donner à l’étude de cette question.
Dans les conflits du XXème apparaît une violence à l’échelle mondiale, qui fait l’histoire. Les deux
Guerres mondiales, les génocides, les mouvements anti-colonialistes, sont les théâtres d’une
violence familiale, sociétale, étatique qui s’étend à l’échelle mondiale.
- le racisme :
"Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît bête."
André Gide - 1869-1951 - Voyage au Congo, 1926
Définition du racisme
Etymologie : de l'italien razza, sorte, famille, souche, venant du latin ratio, ordre, catégorie, espèce,
partie.
Le racisme est un système de théories et de croyances individuelles ou collectives selon lesquelles
il existe des "races" dans l'espèce humaine et une hiérarchie entre elles. Les individus sont
réduits à un ensemble de critères identitaires considérés comme spécifiques et sur lesquels il est
porté des jugements de valeur : inférieurs, nuisibles...
Ces théories servent alors à légitimer des doctrines politiques racistes qui recherchent la
domination d'une "race", considérée comme pure et supérieure, sur les autres. Des droits,
reconnus à certains, sont contestés à d'autres. Au-delà du sentiment d'hostilité envers un groupe
racial, le racisme sert à justifier des entreprises de marginalisation (ghettos), de ségrégation,
d'exclusion, d'anéantissement (pogroms), de génocide.
En ne reconnaissant pas l'égalité des groupes humains, le racisme s'oppose aux idées de justice,
d'humanité, de fraternité et de dignité humaine.
En outre, la génétique a montré que les différences entre individus d'une même "ethnie" peuvent
être plus importantes qu'entre des individus d'ethnies différentes. En effet, la proportion du génome
humain à l'origine des caractères morphologiques, comme la couleur de peau, est extrêmement
faible.
Dans certaines expressions, comme le "racisme anti-jeune", le mot "racisme" est, par analogie,
détourné de son sens initial pour marquer une hostilité envers un groupe ou une catégorie
quelconque de personnes que l'on considère comme inférieures. Cf plus bas.
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Comme évoqué précédemment, le mot est utilisé par extension pour désigner des formes de rejet,
d’exclusion, de ségrégation. Du coup, on pourrait étendre le racisme à bon nombre de
discriminations (sexe, classe, ethnie…) :
- Le « racisme » de genre : l’éducation hommes/femmes, les droits des hommes et des femmes, les
différence de salaire, de statut social… cf. Mme Bovary de Flaubert, L’école des femmes de Molière,
Simone de Beauvoir et le Deuxième sexe ou Mémoire d’une jeune fille rangée…
- Le « racisme » de classe : riches/pauvres ; bourgeois/prolétaires ; l’élite/le peuple… cf. Proust et
La Recherche du temps perdu, Zola et L’Assommoir ou La Bête Humaine…
- Le racisme envers la religion, qui est une forme de racisme indirect, procédant si l'on veut par
synecdoque ou métonymie.
- L’Ethnocentrisme, le fait de tout ramener à sa propre ethnie, sa propre culture, de la penser comme
un modèle universel qu’il faut reproduire exclut l’autre, déligitime sa culture, sa société, ses us et
coutumes. Et vouloir intégrer et assimiler pourrait alors s ‘apparenter à du racisme car cela repose
sur la négation de l’autre…
• Les féminicides :
– Vahit Tuna qui a accroché 440 paires de talons de femmes sur un mur pour représenter les 400
féminicides qu’il y ont eu lieu en 2018 en Turquie.
En France aussi…
Féminicide : Meurtre commis par un mari envers sa femme qui résulte d’années d’accumulation de
maltraitance physique ou moral et de soumission forcée.
Le féminicide, ou femicide en anglais, est un mot-valise constitué des termes female (ou
« féminin ») et « homicide », sur le même modèle que « parricide » ou « infanticide ». Il a été
popularisé par deux féministes, Jill Radford et Diana Russell, qui ont publié en 1992 le livre
Femicide, The Politics of Woman Killing (en français : « L’Aspect politique du meurtre des
femmes »).
Fréquemment utilisé en Amérique latine et repris par des instances internationales, comme
l’Organisation des Nations unies (ONU) ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il n’est
entré dans le dictionnaire Le Petit Robert français qu’en 2015.
• Les radicalités
Le terme radicalité(s) a connu une recrudescence d’utilisations depuis quelques années. La
radicalité est souvent comprise en ce début de XXIème siècle, comme un phénomène qui serait
essentiellement lié au djihadisme. Mais au pluriel, il y a diverses utilisations du mot. Une doctrine
est qualifiée de « radicale » lorsqu’elle va jusqu’au bout de ses conséquences, sans concession
(extrémiste, intransigeante, intégriste, rigoriste…) : les dérives du « Wokisme », l’évolution du
mouvement « Black Lives Matter »…
Black Lives Matter qui se traduit par « les vies noires comptent » ou « la vie des Noirs compte » —
est un mouvement politique né en 2013 aux États-Unis dans la communauté afro-américaine
militant contre ce qu'ils nomment le racisme systémique envers les Noirs. Les fondatrices du
mouvement, Garza, Cullors (militantes queer) et Tometi, se réclament de l’héritage du mouvement
des droits civiques et du mouvement Black Power et mettent en avant les traditionnels enjeux des
mouvements d'émancipation des Noirs mais souhaitent proposer un projet beaucoup plus inclusif,
intersectionnel, apolitique et non fondé sur une religion1. Le mouvement est inspiré des mouvances
féministes, LGBT, et altermondialistes. Le site web de l'organisation décrit celle-ci comme un
réseau et indique que ses membres se voient comme membres de la « famille mondiale noire ». Il
mentionne que son nom va au-delà des meurtres d'individus noirs par des policiers, et que le but de
l'organisation est « d'éradiquer la suprématie blanche et [..] de créer un monde sans sentiment anti-
noir, où chaque personne noire a le pouvoir social, économique et politique pour prospérer ». Le
groupe d'activistes affirme que Black Lives Matter se préoccupe également des questions
spécifiques des femmes noires, des membres noirs de la communauté gay et trans, des handicapés.
Le mouvement se décrit comme pro-famille mais voulant « perturber l’exigence de la structure
familiale nucléaire prescrite par l’Occident en se soutenant mutuellement en tant que familles
élargies et « villages » qui s’occupent collectivement les uns des autres, en particulier de nos
enfants ».
Dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, des personnes militant contre les discriminations
et violences racistes s'en sont prises — au cours du mois de juin 2020 — à diverses statues
représentant des personnes qu'elles considèrent être liées à l'esclavage, la colonisation ou le racisme.
Parmi les statues ayant fait l'objet de dégradations :
• 31 mai 2020 : statue de Louis XVI abîmée à Louisville (Kentucky) durant une manifestation
du mouvement Black Lives Matter ;
• 7 juin 2020 : statue du premier ministre Winston Churchill taguée « raciste », à Londres
(Royaume-Uni) ;
• 9 juin 2020 : statue du roi des Belges Léopold II (possesseur d'une colonie personnelle,
l'État indépendant du Congo) dégradée puis déboulonnée par les autorités locales d'Anvers,
Belgique. Cet acte lance alors en Belgique un débat sur la « décolonisation de l'espace
public » en Belgique afin de savoir si l'ancien monarque « mérite » les hommages qui lui
sont faits ;
• 9 juin 2020 : plusieurs statues du navigateur Christophe Colomb (qui a fait capturer en
Amérique des centaines de personnes indigènes qu'il a ensuite transportées en Espagne, où il
a vendu les survivants comme esclaves) sont vandalisées, déboulonnées ou guillotinées ;
• 12 juin 2020 : une statue du roi des Belges Baudouin (responsable du Congo belge durant
dix ans, avant d'accorder l'indépendance à la colonie en 1960) est dégradée devant la
Cathédrale Saints-Michel-et-Gudule de Bruxelles ;
• 12 juin 2020 : un mémorial en hommage à la reine Victoria est vandalisé ; le BLM
britannique réclame le déboulonnage des symboles de l'ère victorienne, jugée raciste et
esclavagiste, bien que l'esclavage dans l'Empire britannique ait été aboli quatre ans avant
l'arrivée de Victoria sur le trône…
D’autres actions ont eu lieu impulsées par des militants de ce mouvement : interdiction d’une
représentation à la Sorbonne d’une représentation d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, accusée
de racialisme ; menaces aux Pays-Bas envers la traductrice d’Amanda Gorman (poétesse noire)
parce qu’elle n’était pas noire, qui a jeté l’éponge malgré le soutien de l’auteure…
On observera ici la circularité de la violence : la ségrégation, le rejet, la violence dont ont été
victimes les noirs américains, mais aussi les personnes avec une orientation sexuelle ou identitaire
sortant de la « norme » hétérosexuelle traditionnelle entraîne une réaction en chaîne légitime aux
yeux des « victimes » mais qui bascule dans des excès eux même potentiellement générateurs d’une
nouvelle violence.
• Les guerres
La guerre représente la violence à l’état pur, elle a pour but de défendre une ou plusieurs idées
d’ordre religieux ou politique par la violence. La violence des guerres est à la fois directe (morts au
combat, populations civiles) mais aussi indirecte (A l’issue d’une guerre il y a forcément des
vainqueurs ainsi que des vaincus et ces derniers sont souvent l’objet ensuite d’une domination,
d’une violence).
Egalement, durant la guerre, les soldats subissent des violences extrêmes qui les déshumanise.La
déshumanisation correspond à l’action de faire perdre son caractère humain à un individu. Celui qui
part au combat va devoir tuer, aller à l’encontre d’un interdit fondamentale et structurant, l’interdit
du meurtre. Lorsque la paix revient, il importe de « reconstruire » les soldats, de reconstruire cet
interdit, afin d’éviter de nouvelles violences liées à la perte de repères moraux.
• Violences de la nature ou contre la nature
On trouve ici autant la violence des éléments naturels (séismes, raz de marée et tsunamis…) que la
violence humaine (pollution, exploitation des ressources…) qui dégrade et maltraite la nature
(extinction des espèces, disparition de la faune et de la flore…).
• Violences sexuelles
Les violences sexuelles, telles que le viol, l’excision, qui est un acte de privation fait aux femmes
perpétré dans certains pays pour des raisons religieuses contre la volonté des femmes dans la
majorité des cas, causent des traumatismes très profonds.
Toute violence repose sur la volonté de soumettre quelqu’un contre sa volonté par le recours à la
force. La violence est une suspension de la légalité jugé comme étant la condition même du vivre
ensemble.
Pour Rousseau, l’homme à l’état de nature est bon, et c’est la société qui le déprave et qui le rend
violent. Un contrat est nécessaire pour mettre fin à la violence civile (la première association des
hommes entre eux).
Pour Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme », la violence est naturelle, il faut un contrat qui
puisse mettre fin à la guerre des passions, la « guerre de tous contre tous ».
On voit que le débat s’inscrit dans le cadre du vivre ensemble, du politique, c’est à dire toujours
dans un rapport à autrui.
Au XX° siècle, la plupart des penseurs rejettent la violence, soit au nom du respect des individus
(Alain ; Sartre) soit au nom d’une nouvelle notion qu’on appelle pacifiste (XVIII° Kant ; Projet de
paix perpétuelle ; au XX° Anna Arendt et Derrida).
Que ce soit pour l’individu ou pour le vivre ensemble la plupart des penseurs écartent la notion de
violence (non-violence), mais d’autre penseurs soulignent le rôle moteur de la violence dans
l’histoire ou dans les rapports humains (Freud avec Eros et Thanatos) . La violence, est-ce ce qui
fonde ou ce qui permet le rapport humain (Max Weber) ?
La dialectique est une forme de raisonnement en différentes étapes (thèse –> antithèse –>
synthèse). Le passage d’une étape à l’autre se fait par la négation de l’étape précédente.
L’équilibre est retrouvé au moment de la synthèse. Pour Hegel, le rapport entre deux individus se
construit de façon dialectique. La rencontre entre deux hommes, et donc entre deux consciences, est
un moment d’affrontement car les hommes ont en eux un désir de reconnaissance, désir qui se
manifeste sous la forme d’une lutte pour cette reconnaissance. Dans cet affrontement, celui qui
aura affirmé son désir jusqu’au bout, au point de ne rien craindre, même la mort, prendra le dessus.
Il sera le maître car il verra sa conscience reconnue par l’autre. C’est la première étape du
cheminement dialectique global de la conscience vers le savoir absolu (prise de conscience de
soi) : la distinction entre un maître et un esclave. D’un côté une conscience reconnue, celle du
maître, et de l’autre une conscience non reconnue, celle de l’esclave. Mais déjà le deuxième
moment de la dialectique, l’antithèse, se met en place. En effet, l’esclave parce qu’il est soumis aux
ordres du maître, acquiert son autonomie grâce au produit de son travail. Le produit de son
travail est alors la reconnaissance de l’essence de sa conscience. L’esclave gagne son
indépendance alors que le maître continue de dépendre de la reconnaissance de celui-ci pour
garder son statut. Ainsi, le maître devient progressivement esclave et l’esclave maître. Le deuxième
moment de la dialectique est alors accompli. La dépendance maître-esclave est niée.
La dernière étape de la dialectique, la synthèse, est marquée par l’annulation de la situation de
maître et d’esclave, chacun ayant obtenu sa reconnaissance. Karl Marx s’est inspiré de cette
dialectique pour décrire la lutte des classes. L’équilibre entre bourgeois et prolétariat va s’établir
grâce au travail du prolétaire. Il va y gagner sa reconnaissance. Pour Marx, ce n’est pas notre
conscience qui détermine notre existence mais notre existence sociale qui détermine notre
conscience. Le désir est le moteur de recherche de reconnaissance et il est déclenché par les
besoins de chacun.
b) Sartre: l’intersubjectivité
▪ L’intersubjectivité, c’est la médiation de moi-même au monde en prenant conscience de son
propre corps dans le regard de l’autre : « La nature de mon corps me renvoie à l’existence
d’autrui et à mon être-pour-autrui. Je découvre avec lui un autre mode d’existence aussi
fondamental que l’être-pour-soi et que je nommerai être-pour-autrui » (L’Être et le Néant)
▪ C’est le sentiment de honte qui fait surgir autrui dans le monde: « La honte est honte devant
quelqu’un. Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même. J’ai honte de moi
tel que j’apparais à autrui » (id.)
▪ L’intersubjectivité prend la forme d’un conflit qui définit tout rapport humain. En effet on ne
peut pas penser des relations à autrui dans des termes de coopération, d’échange. La
conscience cherche toujours à instrumentaliser autrui.
c) Marx :
Marx Weber forge le concept de violence légitime. Il défini l’État comme une institution détenant le
monopole de l’usage de la force physique « sur un territoire donné ». Il dénonce cette violence
masquée mais qui est nécessaire. La violence légitime consiste à masquer la violence sous le
manteau du droit par exemple par des lois, des titres, des mots, des raisons et des justifications.
L’habit de policier vaut plus que la matraque du policier. Quand un État autorise des individus à
user de la violence (la légitime violence), les individus tiennent cette légitimité comme absolue par
délégation dans toutes formes de relation à autrui. Cette légitimité d’autre part, vient d’un double
processus, ceux à qui est confiée la légitimité de la violence et ceux qui acceptent de céder leur
volonté à une force supérieur en échange de leur sécurité. Ce qui veut dire que toute violence autre
que celle de l’état est illégitime.
Texte :
« Nous entendrons uniquement par politique la direction du groupement politique que nous
appelons aujourd’hui « État », ou l’influence que l’on exerce sur cette direction.Mais qu’est-ce
donc qu’un groupement, « politique » du point de vue du sociologue ? Qu’est-ce qu’un État ? Lui
non plus ne se laisse pas connaître logiquement par le contenu de ce qu’il fait. Il n’existe en effet
presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque ; d’un
autre côté il n’existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu’elles aient de tout temps, du
moins exclusivement, appartenu en propre aux groupements politiques que nous appelons
aujourd’hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l’État moderne. Celui-ci ne se
laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu’à tout autre
groupement politique, à savoir la violence physique.
« Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotski à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S’il
n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait
alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’« anarchie ». La
violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État — cela ne fait aucun doute —, mais
elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout
particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers — à commencer
par la parentèle — ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre
il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un
territoire déterminé — la notion de territoire étant une de ses caractéristiques —, revendique avec
succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le
propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le
droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour
l’unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique
l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du
pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État.
En gros, cette définition correspond à l’usage courant du terme. Lorsqu’on dit d’une question
qu’elle est « politique », d’un ministre ou d’un fonctionnaire qu’ils sont « politiques », ou d’une
décision qu’elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas
que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants
pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère
d’activité du fonctionnaire en question, et dans le dernier cas qu’ils déterminent cette décision. Tout
homme qui fait de la politique aspire au pouvoir — soit parce qu’il le considère comme un moyen
au service d’autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu’il le désire pour lui-même en vue de jouir du
sentiment de prestige qu’il confère.
Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un
rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-
dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne peut donc exister qu’à la
condition que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée chaque fois par les
dominateurs. »
Weber (Max), Le savant et le politique, 1919
e) Hanna Arendt
Hannah Arendt a écrit plusieurs textes autour de la question de la violence :
-Du mensonge à la violence
-Les origines du totalitarisme
-Condition de l’Homme moderne
- Sur la violence…
a) L'antisémitisme
Hannah Arendt y procède à une histoire politique et sociale des juifs depuis le XVIIIème siècle.
Trois refus sont clairement affirmés :
• Il n'y a pas un antisémitisme un et éternel.
• L'antisémitisme n'est pas un nationalisme latent puisqu'il se développe alors que s'effondrent
les Etats-Nations.
• Les juifs ne sont pas des boucs-émissaires, ce qui exclurait toute responsabilité politique.
Certes, on ne peut être plus innocent que devant la chambre à gaz mais il n'en reste pas
moins vrai qu'il y a une histoire juive qui rejoint l'histoire des autres peuples.
Arendt distingue l'antisémitisme social de l'antisémitisme politique. L'antisémitisme politique vient
de ce que certains privilèges ayant été accordés aux juifs, ceux-ci ont constitué un groupe à part,
solidaire des États. Dès lors, tout conflit avec l'État devient antisémite. L'antisémitisme social, en
revanche, est dû à l'égalité croissante des juifs avec les autres.
b) L'impérialisme.
Le livre raconte l'histoire de la désintégration de l'État-Nation et montre ainsi les conditions
nécessaires à l'émergence des mouvements et gouvernements totalitaires.
L'impérialisme colonial est la recherche de l'expansion pour l'expansion, pour des motifs non pas
politiques mais économiques. L'État-Nation est alors en péril car, dépassant ses frontières, il néglige
les intérêts nationaux. Apparaissent des fonctionnaires de la violence présentant la violence et le
pouvoir comme étant les buts du corps politique. La conscience nationale se pervertit en conscience
raciale.
Le véritable précurseur du totalitarisme doit être cherché, non dans l'impérialisme colonial, mais
dans l'impérialisme continental (pangermanisme, panslavisme). Méprisant lui aussi l'État-Nation,
cet impérialisme lui oppose la " conscience tribale élargie" qui nie la possibilité d'un genre humain.
La nationalité se proclame indépendante du territoire et se fait qualité permanente, inaccessible aux
aléas de l'histoire, déniant toutes les différences internes du peuple concerné.
Hannah Arendt analyse aussi le phénomène des minorités et l'apparition des apatrides qui, dans le
système des États-Nations, ne peuvent être promis qu'à l'assimilation ou la liquidation. Ils ne
peuvent obtenir leur salut qu'en transgressant les lois ou en accédant au " génie ". Apparaissent alors
des camps d'internement et la transformation de la police de garante de la loi en instrument du
gouvernement. L'apatride est hors de toute légalité et a un statut bien pire que celui d'un étranger
ennemi. Parce que les droits de l'homme sont en réalité les droits du citoyen, l'apatride n'a plus
aucun droit, ayant cessé d'appartenir à une communauté. Il faut donc affirmer un " droit à avoir des
droits " c'est-à-dire d'appartenir à une communauté pour avoir une place dans le monde. Se pose
alors la question du fondement de ce " droit à avoir des droits ". La perte de la citoyenneté est la
perte d'une dimension essentielle de la vie humaine.
c) Le système totalitaire.
Il s'agit de penser " l'essence du totalitarisme ". Le totalitarisme est un phénomène historique sans
précédent qu'on ne peut penser avec les anciennes catégories que sont la tyrannie, analysée par
Platon, le despotisme, analysé par Montesquieu ou la dictature. Il ne s'agit pas d'un degré supérieur
de despotisme mais d'un régime original qui ne se laisse pas réduire aux abolitions classiques de la
liberté politique.
Le totalitarisme se caractérise d'abord par le phénomène des masses. Les masses se définissent par
trois variables :
• La grandeur numérique. De ce point de vue, le fascisme mussolinien n'est pas un
totalitarisme car l'Italie est trop petite au point de vue démographique.
• Un ensemble de gens sans éducation politique, hors des partis et des syndicats. Les masses
sont créées par les crises économiques et l'effondrement des classes moyennes qui ne
trouvent pas dans les projets politiques des parlementaires des projets correspondants à leur
situation. La société est atomisée.
• Une solidarité négative de foules désemparées, d'hommes isolés à qui le chef totalitaire
donne un langage et un semblant de dignité.
Ce qui caractérise aussi le totalitarisme est le mouvement, l'action pour l'action. Toute limite, toute
stabilité fait courir un risque mortel à l'entreprise totalitaire. Il n'y a ni doctrine, ni idéologie
puisqu'on se sert de doctrines, d'idéologies à contenu variable selon les circonstances. Le
programme n'a aucune importance. La théorisation est une pure fiction pour mobiliser les masses.
Se crée alors un monde fictif, méprisant les faits, épargnant aux masses tout affrontement avec le
réel et leur donnant un semblant de cohérence.
Il n'y a, en réalité, aucune organisation politique, le chef étant la loi suprême et pouvant liquider ses
subordonnés. L'État totalitaire n'est ni bien construit, ni structuré. Il est planification de l'informe.
L'État est une façade, les institutions sont construites en double voire en triple et l'autorité n'est
jamais là où on la croit. Anti-étatisme (l'État suppose les limites de la loi et des frontières), anti-
nationalisme (les Aryens ne sont pas les Allemands) et anti-utilitarisme (les besoins de la guerre
n'auront aucun poids contre le programme d'extermination) caractérisent le totalitarisme. L'acteur
important est la police secrète, instituant le soupçon généralisé.
Néanmoins, contrairement à ce que dit Montesquieu du despotisme, le totalitarisme n'est pas sans
loi. Il prétend appliquer les lois de la nature ou de l'histoire à l'espèce humaine. Il prétend remonter
à la source de la légitimité et aussi abolir le hiatus entre légitimité et légalité. La loi change de sens.
Elle n'est plus considérée comme le cadre stabilisateur des actions humaines mais elle est loi d'un
mouvement illimité, sans fin.
Le totalitarisme est négation du politique. Il décrit en négatif ce que doit être la politique véritable.
L'espace politique véritable suppose :
• Des lois
• La possibilité pour les hommes d'agir c'est-à-dire de se rapporter aux autres par des actes ou
des paroles.
• La parole échangée, discutée, débattue qui permet d'unifier la pluralité humaine. De ce point
de vue, la cité grecque antique ou certains mouvements révolutionnaires du monde moderne
constituent des lieux lumineux. Arendt oppose le système des conseils au système des Partis.
Les Partis constituent un dessaisissement de la citoyenneté. La vérité politique est l'agir dans
de petits groupes.
Le tyran rend impossible la parole dans l'espace public mais il laisse les hommes dans l'espace
privé. Le totalitarisme attaque la vie privée elle-même. Alors naît la désolation qui n'est pas la
solitude (où on peut se parler à soi, où le rapport aux semblables n'est pas perdu) mais une
expérience absolue de non-appartenance au monde. L'individu n'est pas seulement isolé mais il n'a
plus de consistance interne, perd son moi. La désolation est l'expérience d'être indifférent aux
autres, expérience devenue massive dans le système totalitaire.
En dictature, on tue les opposants et la mort garde un sens. Dans le totalitarisme, la mort peut
frapper tout le monde. Sous le nazisme, les juifs furent une catégorie qui s'élargit aux peuples de
l'Est, puis aux Allemands malades. La mort n'est ni noble, ni héroïque. Les individus sont rendus
anonymes et on essaie d'effacer les traces de leur existence.
Le camp de concentration est l'institution centrale en matière d'organisation du système totalitaire. Il
a une importance décisive. On y discerne un " mal radical " mettant en jeu " la nature humaine "
elle-même. Il est à la fois un phénomène radicalement nouveau et un défi au sens commun. Il s'agit
d'une réalité incompréhensible, inaccessible où on passe du " tout est permis " au " tout est
possible ". La domination s'y effectue en trois temps :
• Le meurtre de la personne juridique (préparé par la fabrication des apatrides et renforcé par
le mélange des criminels et des parfaits innocents)
• Le meurtre de la personne morale : la mort est anonyme et sans signification.
• Le meurtre de l'identité de chacun.
Alors le meurtre devient un moindre mal, le totalitarisme un système où les hommes sont de trop et
les crimes sont à la fois impardonnables et impunissables.
« Parler, il le faut, c’est cela, cela seul qui convient », écrit Maurice Blanchot, pour ajouter aussitôt :
« Et pourtant parler est impossible » (La part du feu, Blanchot, 1980). Pour Marguerite Duras, de
même, l’acte d’écrire est pris entre l’impossibilité de garder le silence et la peur que les mots
viennent à manquer : « Écrire. / Je ne peux pas. / Personne ne peut. / Il faut le dire : on ne peut pas. /
Et on écrit » (Ecrire, Duras, 1993). Edmond Jabès entérine lui aussi le paradoxe d’une impuissance
convertie en impératif : « Tout écrivain digne de ce nom sait qu’écrire est impossible, mais qu’il lui
faut passer outre à cette impossibilité. » (Du désert au livre, Jabès, 1980) Pour chacun de ces
auteurs, l’écriture se lie toujours à une interrogation des limites du langage, puisqu’elle fait
immanquablement ressurgir la difficulté, voire l’impossibilité de dire. L’aporie du langage, son
incomplétude fondamentale (le langage n’est pas la chose, il ne renvoie pas au réel mais à des
classes d’objets… voir Bergson et Wittgenstein, cours sur l’expression de lia sensibilité).
Définir l’indéfinissable
La notion d'indicible appartenait à l'origine au vocabulaire religieux. Dans la tradition hébraïque, le
nom de Dieu, le tétragramme YHWH, est imprononçable. Le nom est à la fois révélé et indicible :
ce qui est donné par les consonnes est soustrait par le vide entre elles. Révélation et occultation,
présence et absence, dicible et indicible sont indissociablement mêlés.
Cette notion complexe habite depuis toujours la pensée et la littérature, variant nécessairement au
cours des siècles et de l’histoire.
La sécularisation de la pensée religieuse au XVIIIe siècle n’est pas sans répercussion sur le sens du
mot, qui se vide peu à peu de son contenu originel. L'indicible, au temps des Lumières, renvoie
moins à l'extase religieuse qu’à une intensité de sentiments, d’émotions, d'états d'âme, qui procurent
à l'homme le sentiment d’ineffable.
Très proche de l'indicible est la notion d’irreprésentable ; elles étaient toutes deux liées dans la
tradition hébraïque, puisqu'à l'imprononçable du nom de Dieu s'ajoutait l'interdit biblique de la
représentation.
L’indicible (qui s’appelle tout aussi bien l’inexprimable ou l’innommable) est un nom qui ne
nomme pas, ou plus exactement, qui désigne ce qui échappe à toute nomination ; un concept
inconcevable qui renvoie à ce qui précède toute pensée. Il est cela même qui permet de penser, de
parler, de créer du sens.
De par sa propre définition, cette quête consistant à vouloir traduire en mots ce qui se dérobe à la
pensée et au langage est vouée à l’échec : du moment qu’on parviendrait à dire l’indicible il
disparaît, devenu dicible tout simplement. Qui croit vaincre l’innommable ne fait que le réduire au
nommable, double bind (double contrainte) qu’évoque Jacques Derrida en ces termes : « Y accéder,
c’est [le] manquer ; [le] montrer, c’est [le] dissimuler ; l’avouer, c’est mentir» (L’écriture et la
différence, Derrida, 1967). Celui qui tente la quadrature du cercle est fatalement condamné à rater
sa cible.
Ce que l’écriture échoue à dire comme tel, elle tente de l’exprimer autrement, par le travail et
l’invention formels.
Robert Antelme met en lumière dans son avant-propos à L’espèce humaine publié en 1947 la
difficulté à trouver un langage propre à représenter la violence de l’univers concentrationnaire, et se
questionne sur la capacité du langage à rendre compte de l’expérience vécue :
« Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense,
en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendu enfin. On nous dit que notre
apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions
avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions le désir frénétique de la
dire telle quelle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la
distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et l’expérience que, pour la
plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne
pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore. Et cependant c’était
impossible. À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que
nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable. Cette disproportion entre
l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer
par la suite. (…) C’est peut-être le langage qui nous trompe ; il est le même là-bas qu’ici ; nous
nous servons des mêmes mots, nous prononçons les mêmes noms.».
Jacques Rancière, philosophe, dans un article « S’il y a de l’irreprésentable », aborde à son tour la
question de « la représentation de l’inhumain », celle de l’indicible de l’expérience
concentrationnaire. En prenant appui sur l’analyse de l’écriture de l’incipit de L’espèce humaine de
Robert Antelme, qu’il compare à un extrait de Flaubert, le philosophe affirme que :
« l’expérience de Robert Antelme n’est pas « irreprésentable » au sens où le langage n’existerait
pas pour la dire. Le langage existe, la syntaxe existe. Non pas comme langage et syntaxe de
l’exception, mais, au contraire, comme mode d’expression propre à tout un régime de l’art, au
régime esthétique des arts. Le problème serait bien plutôt inverse. Le langage qui traduit cette
expérience ne lui est aucunement propre. Cette expérience d’une déshumanisation programmée
trouve tout naturellement à se dire sur le même mode que l’identité flaubertienne entre l’humain et
l’inhumain, entre la montée d’un sentiment unissant deux êtres et un peu de poussière brassée par
l’air dans une salle commune de ferme. Antelme veut traduire une expérience vécue et
incomparable de morcellement de l’expérience. Or le langage qu’il choisit pour sa convenance
avec cette expérience est ce langage commun de la littérature dans lequel depuis un siècle l’absolue
liberté de l’art s’identifie à l’absolue passivité de la matière sensible. Cette expérience extrême de
l’inhumain ne connaît ni impossibilité de représentation ni langue propre. Autrement dit, il n’y a
pas de langue propre du témoignage. Là où le témoignage doit exprimer l’expérience de
l’inhumain, il retrouve naturellement un langage constitué du devenir inhumain, de l’identité entre
sentiments humains et mouvements inhumains. C’est le langage même par lequel la fiction
esthétique s’est opposée à la fiction représentative. Et l’on pourrait dire, à la rigueur, que
l’irreprésentable gît précisément là, dans cette impossibilité pour une expérience de se dire dans sa
langue propre. »
« Nous disons « faim », nous disons « fatigue », « peur », et « douleur », nous disons « hiver », et
disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par
et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine. Si les
Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d’une âpreté nouvelle ;
celui qui nous manque pour expliquer ce que c’est que de peiner tout le jour dans le vent, à une
température au-dessous de zéro, avec, pour tout vêtement, une chemise, des caleçons, une veste et
un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est
proche » (Si c’est un homme, 1947).
C’est à partir de cette tension, de cette double difficulté ou de ce paradoxe, nécessité de dire
l’expérience vécue et incapacité du langage à l’exprimer, ou refus et impossibilité de créer un
nouveau langage, que s’élabore la littérature « de la violence », particulièrement lorsqu’elle relève
du témoignage.
Introduction
Combien de fois n’a-t-on pas entendu un pays, la communauté internationale demander à des pays
« agresseurs » « la fin des violences » ?
Généralement, la violence consiste à faire usage de la force pour contraindre quelqu'un. Elle signifie
aussi le refus de respecter une règle. Dès lors, le champ de la violence s'élargit au sens de la
domination. La violence peut alors être symbolique ou indirecte. Elle se détache alors de la
dimension de contrainte physique.
La violence revêt donc plusieurs formes. Si la violence physique peut constituer un objectif en soi
(« mettre fin à la violence »), elle repose sur l'idée que le corps social, réuni, a intérêt à surmonter
cette tentation de la violence. Toutefois, les débats politiques tendent à souligner la persistance de ce
sujet autour des thèmes récurrents de l'insécurité, preuve, aux yeux de certains, que la peur peut
constituer un moyen de domination. La violence, dans un sens plus figuré, souligne pour sa part
l’ambiguïté même de la règle, qu'elle soit juridique ou non. Pour certains, le fait de fixer une règle
est une forme de violence.
Le pacte social vise à limiter la violence à l’état naturel. Si l’évolution des civilisations s’est
accompagnée d’une normalisation des relations sociales et d’une pacification des mœurs, les
violences n’ont pas pour autant disparu. Elles peuvent s’exprimer autrement comme si elles
revêtaient une nécessité. La fin de la violence ne signifie donc pas forcément la fin entendue comme
disparition mais peut aussi poser la question de la finalité et du sens de la violence.
Dans ces conditions, peut-on se passer de la violence ?
Si la quête d’un monde sans violence n’a pas mis fin aux violences, la violence, comme menace de
désagrégation du lien social, conduit à une refondation permanente de la société.
I – Bien que tournée vers un idéal de fin de la violence, la société contemporaine n'a pas mis
fin aux violences.
La société contemporaine, avec l’avènement de l’individu et l’attachement aux libertés
individuelles, vise à surmonter la violence (A). Cet idéal n’est pas atteint aujourd’hui (B).
Le droit, ainsi que le rituel judiciaire, a joué un rôle essentiel dans cette évolution des sociétés. Le
droit conduit à privilégier le recours à une tierce personne, détenteur d'une autorité, et dont la
décision s'impose donc à tous. La résolution des conflits passe ainsi par d'autres moyens : décision
de justice, arbitrage, médiation, conciliation, écartant le recours à la force. Cela vaut aussi bien pour
le droit international public, entre les Etats, que pour les acteurs privés. Les premières lois visaient à
éviter que les personnes ne fassent justice elles-mêmes. Les systèmes de vendetta sont ainsi appelés
à disparaître avec cette évolution.
Les sociétés modernes ont donc découvert, à l’âge nucléaire, où elles peuvent disparaître à tout
moment, la volonté de parvenir à un stade de non-violence. La violence, comme relation normale
entre groupes sociaux, montre désormais ses limites. Mais dans les faits, les violences demeurent.
B – La société contemporaine n’a pas mis fin aux violences
La première violence est liée à la construction du pacte social. Le contrat social repose sur une
protection de l'Etat en échange d'un renoncement à sa liberté. Cette protection a pour l'objet la
sécurité des individus. En se soumettant au Leviathan chez Hobbes, ils autorisent le souverain à
exercer le pouvoir en échange de ce renoncement. Paraphrasant Plaute, Hobbes a contribué à
populariser la formule selon laquelle « l’homme est un loup pour l'homme ». D'un constat sur la
nature humaine et sur l'état de nature en général, il élabore dans les Eléments de philosophie en
1642 et dans le Leviathan en 1651 une théorie d'un pouvoir politique tout puissant dont la légitimité
reposerait sur la force. Face à la folie des instincts et des passions humaines, qui peut déboucher sur
la destruction de tout lien social et politique et sur l'anarchie, un pouvoir fort est le seul recours. Le
Leviathan doit imposer sa loi. Hobbes part du constat qu'à l'état de nature l'homme est un loup
l'homme et la guerre un état permanent. L'individu vit dans une insécurité permanente et totale. Ce
constat est au demeurant avéré tant par les guerres (le film de Stanley Kubrick, Barry Lindon, en
1975, le montre bien) que par les épidémies. Si la civilisation contemporaine a surmonté la guerre
permanente et les épidémies, la peur de la violence demeure au cœur des projets politiques. Elle
alimente régulièrement les débats électoraux au risque de voir des faits divers conduire à des
propositions ou des projets de loi qui n'offrent pas forcément de solutions définitives.
La violence semble aggravée par la société moderne pour plusieurs raisons. D'une part, cette société
est médiatisée. Elle se focalise donc sur certains faits divers ou souligne, par l'image ou la répétition
du message, une violence donnée. Le terrorisme use des médias à cette fin. La société moderne
repose également sur des techniques qui renforcent le sentiment d'une domination. C'est le sens du
message de Stanley Kubrick, à nouveau, dans son film de science fiction 2001, Odyssée de l'espace,
sorti en 1968. Au contact d'un imposant monolithe noir, une tribu, qui est sur le point de disparaître,
a l'idée de se servir d'os comme armes. Ce premier acte de violence sera suivi par d'autres, dont le
comportement de l'intelligence artificielle C.A.R.L.
Ensuite, la société contemporaine continue à faire face à la rareté, qui conditionne les échanges
humains. Les questions environnementales, à l’image de la rareté de l’eau ou les flux migratoires,
comme les migrants en Méditerranée ou ceux arrivant d’Ukraine, ne mettent pas fin à ces violences.
La société moderne se caractérise enfin par une dilution du lien social et un changement dans la
nature des relations humaines. Le phénomène bureaucratique par exemple témoigne des dangers
d'un pouvoir sans bornes, non transparent, portant atteinte aux libertés individuelles. Le Procès puis
Le Château de Franz Kafka témoignent dans l'entre deux guerres de cette évolution. La parution en
1948 du roman d'anticipation 1984 de Georges Orwell contribue à la prise de conscience de
nouvelles formes de violence, moins immédiate mais tout aussi implacable. La police de la pensée
règne, conditionnant les individus et interdisant tout esprit critique. Le langage est transformé. La
novlangue, conçue par le Parti, règle les échanges. En pervertissant le langage, on aliène
définitivement les individus.
Transition : A l'image d'un autre film de Stanley Kubrick, Orange mécanique (1971), tiré d'un
roman d'Anthony Burgess, la violence pose la question de son sens. A la gratuité de la violence,
s'ajoute la nécessité de la violence et sa place dans l'évolution des sociétés. Quelle est alors la
finalité de la violence ?
Il s’agit également de répondre du monde qui évolue. La crise de l’autorité dans le domaine
politique, selon Hannah Arendt dans La crise de la culture (1958, sur la crise de l’éducation
notamment), signifie que la responsabilité de la marche du monde n’est plus assurée. Le désordre
vient de l’absence d’identification à l’Ordre. Arendt rappelle que l’autorité vient du latin augere qui
signifie augmenter. Elle plonge ses racines dans le passé. Il faut donc selon la philosophe en
retrouver les fondations. L’éducation et la culture constituent donc des champs essentiels de
refondation du vivre ensemble. De même, le choix de la répression semble être insuffisant et appelle
à une prévention qui passe aussi par la cohésion sociale. La maîtrise des populations s’est substituée
en partie à la maîtrise des territoires. Il en va ainsi des actions menées pour lutter contre la violence
exercée dans les sphères privées (maltraitance des enfants, violences sexuelles, harcèlements…).
Ces différentes actions, de prévention ou de réparation, visent ainsi à atténuer les colères et à forcer
à l’échange.
Enfin, c’est la lutte contre les inégalités, sources d’injustice, qui constitue un défi conceptuel
notamment pour les sociétés occidentales. Amartya Sen, prix Nobel d’économie 2008, a investi le
champ de la philosophie politique pour critiquer la vision théorique qui prévaut en matière de
justice sociale. Il faut penser en termes de « capabilités », d’accès effectif aux droits (éducation,
travail par exemple) et non en termes de principes. La responsabilité sociale est donc de lutter
effectivement contre ces inégalités, desquelles naissent les sentiments d’injustice et
d’incompréhension, sources de perte de légitimité des règles fixées par les sociétés contemporaines.
Il n’agit pas seulement de bien comprendre notre société mais aussi de peser sur son évolution. Le
combat contre l’injustice a besoin d’une représentation correcte des faits auxquels il s’attaque.
En d’autres termes, le politique a une large responsabilité dans la maîtrise sinon la disparition de la
violence. Responsable de sa définition, en fixant les règles et en exerçant le monopole de son
exercice légitime, il est également responsable des politiques menées pour réduire les sources de
colère qui conduisent à un acte violent.
Conclusion
A la complexité du lien entre la violence et la société répond désormais la complexité des politiques
publiques à mener pour lutter contre les violences. Ces politiques publiques reposent à la fois sur la
prévention, la lutte et la réparation, avec des actions de portée juridique, économique ou sociale.
L’enjeu est de réduire les injustices et donc les inégalités. C’est le rôle du politique. Détenteur par
ailleurs du monopole de la violence, il fixe en effet les limites légitimes à ne pas franchir.
L’individu recherche historiquement la fin de la violence. Il s’est soumis, plus ou moins
consciemment, au pacte social, et notamment au monopole de la violence légitime. Ce dernier est
supposé mettre fin à la violence. Pour autant, la disparition de la violence n’est pas garantie.