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Freud, Extraits de Malaise dans la civilisation, 1929

Texte 1 : Très frappé par la Première Guerre mondiale, Freud montre dans Le Malaise dans la civilisation
que la guerre est comparable au rêve dans la mesure où elle opère un « déshabillage moral », c’est-à-dire
qu’elle rend possible, en supprimant la censure morale, l’expression des pulsions agressives refoulées en
temps normal par les contraintes sociales. Selon Freud, la violence est une donnée naturelle et première («
tendance », « hostilité primaire »), active et non réactive (elle n’est pas une réaction à une agression mais une
cause, un élément constitutif de l’espèce), qui puise sa source dans les instincts de l’homme (« données
instinctives »). La tendance de l’homme à l’agressivité n’est donc pas seconde et dérivée ; elle n’est pas une
conséquence de la vie en société.

« L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend
quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives
une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un
auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté
de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans
dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de
l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui
aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux
contre cet adage ? Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont
nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation
dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par
suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée
est constamment menacée de ruine. L'intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les
passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour
limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre
éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations
d'amour inhibées quant au but ; de là aussi cet idéal imposé d'aimer son prochain comme soi-même, idéal
dont la justification véritable est précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine
primitive ». Freud, Malaise dans la civilisation 1929.

Vocabulaire :
Débonnaire : bienveillant, bon jusqu’à la faiblesse.
De ses données instinctives : de ce qui, en lui, appartient à ses instincts.
Un auxiliaire : une aide.
Homo homini lupus : « l’homme est un loup pour l’homme ».
Adage : proverbe.
Facteur principal : cause principale.
Civilisation : ici, l’ensemble des acquis de la société humaine.

Analyse des étapes de l’argumentation :

§1 Sa thèse s’appuie en premier lieu sur des constats d’expériences tirées de l’histoire individuelle ou
collective (« enseignements de la vie et de l’histoire ») qui présentent les méfaits des hommes : exploitation,
viol, vol, tortures, meurtres, guerres.

§2 Autrui est principalement un objet de tentation sur lequel peuvent se défouler les pulsions agressives de
chacun d’entre nous. Freud parlera de « pulsions de mort » (thanatos), pulsions inconscientes inscrites dans
le psychisme de tout homme, et indéracinables.

§3 Il en dégage alors une conséquence : « la société civilisée est constamment menacée de ruine ». La
civilisation n’est donc qu’un remède provisoire et précaire, lorsqu’elle tente de policer les rapports entre les
hommes, les pulsions pouvant être réprimées ou refoulées, mais non détruites.

§4 La morale, l’éthique, la religion sont autant de « méthodes », de stratégies mises en place pour
contrecarrer l’agressivité et la pulsion de mort, et constitue une antinature ou une surnature, d’où des
tensions inévitables et un échec inéluctable.
Explication

Introduction :

Ce texte est un texte polémique à vocation démystificatrice. Freud dénonce un discours sur la nature
humaine constituant la doxa, la norme de son époque et de la nôtre. Il lui oppose une autre conception de la
nature humaine, élaborée dans le cadre d'une expérience professionnelle médicale et clinique. Il affirme que
la pulsion agressive fait partie de la nature humaine et que Plaute était bien inspiré d'affirmer que
« L'homme est un loup pour l'homme ». Cette thèse rend intelligible, permet de comprendre et d’expliquer
la violence récurrente des rapports humains. L'intérêt de ce texte est d'élucider cette question en nous
invitant à ne nous faire aucune illusion sur la nature du processus civilisateur. « Les passions instinctives
étant plus fortes que les intérêts rationnels », il est naïf d’attribuer la conquête de la civilisation au pouvoir de
la raison, capable de domestiquer progressivement la part maudite de notre humaine condition. Freud décrit
le ressort, le mécanisme de la socialisation et de l'humanisation de l'être humain. Quel est-il et pourquoi la fin
du texte fait-elle allusion à la religion chrétienne ?
On peut d'ailleurs souligner que cette allusion est présente dans tout le texte puisqu'il est question du
« prochain » et non de manière neutre d'autrui.

1) La pulsion agressive (Thanatos) est constitutive de la nature humaine.

Freud énonce sa thèse en prenant le contre-pied d'une idée, selon laquelle l’homme serait bon par nature.
D'où vient cette idée devenue une doxa, si politiquement correcte aujourd'hui, consistant à dire que l'homme
n'est pas méchant par nature mais qu'il l'est devenu dans un contexte social ? Sans doute est-ce là l'héritage
d'un Rousseau mal compris et le signe d'une volonté d'exonérer l'individu de la responsabilité du mal, surtout
si cet individu n'a pas un statut social de nanti. Cf. la thèse du bon sauvage. Par cette fiction que Rousseau
empruntera à Montaigne et Léry, Rousseau voulait signifier que c'est la vie sociale, avec les passions qu'elle
suscite qui corrompt l'homme en l'éloignant de l'innocence originelle. Ce que Freud vise avec le « on » de
l'expression « on dit », ce sont donc des conceptions optimistes de la nature humaine : l’homme ne serait pas
né méchant, c'est la société qui produirait sa méchanceté.
Ainsi en est-il de la thèse consistant à faire de l'agressivité une réaction à une frustration ou à une agression
première. Elle revient à dire que l'agressivité n'est pas originaire, mais dérivée, seconde. Si un homme n'était
pas victime d'une situation d'injustice, s'il n'était pas victime d'une atmosphère insidieuse de racisme, si son
groupe n'avait pas été dans l'histoire victime d'un statut d'infériorité il ne serait pas agressif. Il s'ensuit que les
coupables ne sont pas les agresseurs, les coupables sont ceux qui les rendent agressifs.
C'est précisément cette croyance que Freud réfute. « L'homme n'est point un être débonnaire...mais un être,
au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité ».
L'expression déterminante est « données instinctives ». Le donné c'est l'inné, il s'oppose à l'acquis. La
notion d'instinct connote ici celle de pulsion or une pulsion est un dynamisme s'enracinant dans le
biologique. C'est une force mouvant les individus selon des modalités sur lesquelles ils ont peut-être un
certain pouvoir, mais cette force est en soi indestructible. Elle tend naturellement à se satisfaire car la
décharge de l'excitation pulsionnelle produit du plaisir. Elle obéit donc au principe du plaisir.
Pour confirmer la présence en l'homme de cette pulsion agressive, Freud énumère les différentes situations
où on la voit à l'œuvre au cœur de la relation humaine :
L'exploitation économique, le vol, l'humiliation et l'oppression où l'homme tire plaisir de la négation du désir
de l'autre.
La jouissance de son corps dans le viol, le sadisme étant la forme achevée de cette tendance.
La torture, le meurtre enfin, forme ultime de l'agressivité. Celle-ci est en effet une pulsion de destruction ou
de mort.

2) Agressivité et civilisation.

Cette pulsion agressive est ainsi nommée comme la véritable cause de la violence existant dans les rapports
humains. « Elle constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain »
remarque l'auteur, signifiant par là qu'on s'abuse souvent en cherchant des raisons ailleurs. Sans doute y a-t-il
des facteurs secondaires, (c'est ce que réserve la formule «le facteur principal », par exemple des
conjonctures économiques, politiques, chômage, pauvreté, injustices criantes) propices à l'expression de la
violence, mais en dernière analyse la raison de la violence n'est pas extérieure à la nature humaine. D'où
le constat : la civilisation doit déployer beaucoup « d'efforts » pour répondre au défi que lui lance la nature
humaine.
On appelle civilisation un processus de développement (fait de quitter une condition « primitive ») et le
résultat de ce processus (milieu humain caractérisé par un ensemble de valeurs spirituelles et morales, de
connaissances et de techniques). Voilà pourquoi civilisation s'oppose à sauvagerie ou à barbarie. Elle définit
un état de la société et de ses membres jugé supérieur moralement à un autre. Freud écrit que « le terme de
civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal de
nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature, la réglementation des
relations entre les hommes ». Le mot civilisation indique donc que la civilité, la politesse, le respect de la
vie, des biens et de la liberté des autres ne sont pas des données mais des conquêtes. La conduite
humaine ne prend un visage humain qu'au terme d'un effort s'exerçant sur une matière première rebelle à ce
que la vie en société exige d’elle (notre psychisme).
Effort connote travail, tension, mobilisation d'une force propre à tenir en respect des forces opposées. La
civilisation n'est pas naturelle, elle est au contraire contre nature. Civiliser un homme ne consiste pas à
développer, à accomplir les possibilités de la nature humaine. La civilisation n’est pas l'accomplissement de
la nature humaine. Freud souligne l'antinomie radicale de la nature et de la civilisation. Civiliser un
homme ne consiste pas à déployer les virtualités, les potentialités de sa nature mais à l'inhiber, à la réprimer
et à obtenir d'elle par artifice ce qui est contraire à sa spontanéité. Freud vient donc affirmer, contrairement à
toute une tradition humaniste, que la société et la civilisation sont artificielles (cf. Montaigne, « des
Cannibales »). Elles se construisent par nécessité.

3) Le fondement du lien social.

La nature est l'ennemi de la civilisation, « elle la menace constamment de ruine ». Qu'est-ce donc que cette
nature selon Freud ? Elle est constituée de deux tendances : la libido ou pulsion de vie et l'agressivité ou
pulsion de mort. Ces deux pulsions sont inaptes à fonder le lien social. La première ne peut pas lier les
hommes durablement et la seconde est par définition destructrice du lien humain.
Alors sur quoi Freud fonde-t-il le rapport social ? Car les hommes ne vivent pas isolés, ils sont associés
dans des communautés politiques. Comment rendre intelligible ce fait ? En faisant allusion au « travail
solidaire » Freud répond à notre question. Il s'inscrit dans une tradition artificialiste remontant à Protagoras.
L'homme est un être de besoins et il est impuissant par lui seul à résoudre le problème de sa survie. Il
doit aménager ses conditions d'existence, il doit transformer la nature et cette contrainte qui est celle
du travail lui impose de s'associer à d'autres hommes. La société est nécessaire. Elle est un système de
solidarité, de division du travail permettant de pourvoir aux nécessités de la vie. Elle est la solution que
l'animal démuni mais intelligent a trouvée au problème de sa survie. Ce n'est pas une sociabilité naturelle
qui lie les hommes, c'est le besoin économique. La société n'a pas de fondement psychologique ou
moral. Il n'y a pas en l'homme de tendance le poussant à rechercher la compagnie de ses semblables, à
se sentir exister humainement par et dans la relation humaine, ce que connote l'idée de sociabilité.
L'humanité est étrangère par nature à la civilité, il s'ensuit que la société est l'artifice que l'intelligence
humaine a inventé pour assumer la finalité biologique de l'espèce humaine. Elle est utile et n'a pas
d'autre raison d'être. Etant doté d'une capacité de raisonner, l'homme a la possibilité de comprendre cette
utilité et d'agir en conséquence. La société correspond donc à un intérêt rationnel.
D'où la nouvelle question que Freud est amené à élucider : puisque la société procède de notre intérêt, ne
peut-on pas considérer que cet intérêt est suffisant pour assurer la paix sociale et permettre des relations
harmonieuses entre les membres d'un groupe et entre les différents groupes ? La solution à la violence
récurrente des rapports humains (les incivilités, les crimes, la guerre…) serait donc dans le développement de
l'intelligence, la culture de la raison afin que les hommes parviennent toujours à bien discerner quel est leur
intérêt. De nombreux auteurs ont ainsi tendance à considérer que seuls les intérêts rationnels peuvent servir
de rempart contre les passions destructrices. Montesquieu est, au XVIIIème siècle, l'emblème de cette
croyance. Ainsi, dans De l'esprit des lois, Montesquieu écrit : « Et il est heureux pour les hommes d'être
dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d'être méchants, ils ont pourtant
intérêt à ne pas l'être ».
Illusion rétorque à nouveau Freud en affirmant que « les passions instinctives sont plus fortes que les
intérêts rationnels ».

4) La souveraineté du passionnel sur la rationnel.

La société a une rationalité, soit, mais cette rationalité est impuissante à lier durablement les hommes car
elle n'a pas, par elle-même, de force. Les hommes sont mus par tout autre chose que leur raison ou
l'intelligence de leurs intérêts. Ils sont mus par des pulsions, des affects bref par de l'irrationnel.
Voilà pourquoi le processus civilisateur ne peut obtenir des conduites conformes aux intérêts humains en
misant sur le seul développement de l'intelligence. C'est sans doute la grande erreur du projet de la modernité
d'avoir cru que l'on pourrait abolir les figures de la barbarie par l'école c'est-à-dire par la culture de la raison.
Témoin de la montée du nazisme en pleine Europe civilisée, Freud disposait d'un terrain d'observation
privilégié pour prendre la mesure des forces destructrices de la nature humaine. L'histoire confirme ce
constat accablant. L'embrasement des banlieues en France, la destruction des tours jumelles à New York, les
bains de sang en Palestine, en Irak ou en Afghanistan témoignent à l'évidence que l'intelligence de leurs
intérêts est, pour tous ceux qui commettent ces violences, le cadet de leurs soucis.
On peut du coup parler de réalisme du propos freudien. Freud ne parle pas de suppression du capital
agressif. Il ne parle que de limitation, de réduction. La menace est toujours là, il faut et il faudra toujours
compter avec elle. La civilisation ne peut pas éradiquer la pulsion agressive parce qu'une pulsion est un
fait de nature. On peut modifier la nature, la transformer partiellement, on ne peut pas l'abolir.

5) Le secret du processus civilisateur.

Freud donne la clé de ce processus en disant que la civilisation doit réduire les manifestations de
l'agressivité « à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique ». Une réaction se distingue d'une action.
Celle-ci a un caractère spontané alors qu'une réaction est suscitée en nous par quelque chose qui agit sur
nous. En qualifiant cette réaction de psychique, Freud signifie qu'elle est ce qu'on extorque
psychologiquement à l'homme en intervenant sur sa personnalité psychique, autrement dit sur les affects et
l'inconscient. C'est dire que cela se passe à l'insu de sa raison et même que la raison doit être décrite comme
un phénomène réactionnel. Freud est comme Nietzsche un philosophe du soupçon. Ni l'un ni l'autre
n'envisagent la conscience ou la raison comme des instances originaires, ce sont des résultats non des points
de départ. Le secret du processus civilisateur est précisément de produire des effets de conscience ou de
raison à partir de la seule réalité qui soit originaire, à savoir de l'inconscient. Il est d'obtenir les
conduites socialement et moralement utiles et souhaitables (ce que connote la notion d'éthique) en
tirant parti des mécanismes inconscients du psychisme humain. La méthode est décrite avec précision :
il s'agit « d'inciter les hommes à des identifications et à des relations d'amour inhibées quant au but ».
Avec ces termes, Freud prétend nommer les ressorts inconscients de la pratique éducative. Son efficacité
tient à la capacité de manipuler les affects de ceux qui sont confiés « aux éducateurs » (parents,
enseignants…) et d'abord de permettre un investissement libidinal ou affectif sur leur personne. Par là, Freud
signifie qu'il est impossible d'éduquer sans prendre appui sur une pulsion naturelle. Puisque le but est
la répression de la pulsion agressive, ce ne peut être que sur la pulsion sexuelle. Il signifie donc plus
essentiellement que sans amour il est vain de croire qu'on puisse obtenir quoi que ce soit d'un homme.
Mais dans sa spontanéité, la pulsion sexuelle ne s'investit sur un objet que pour en obtenir satisfaction, elle
vise le plaisir érotique. Ce qui n'est évidemment pas le but que visent les éducateurs. Ils doivent donc obtenir
l'investissement libidinal des enfants sur leurs personnes, mais ils doivent en même temps l'inhiber quant au
but. La relation d'amour n'est ainsi que le moyen de détourner l'énergie sexuelle de son but primaire
pour l'orienter vers des buts ou des objets supérieurs que les éducateurs incarnent dans leurs
personnes. Ils peuvent ainsi obtenir la répression des pulsions dans leur forme primaire ou sauvage en
fonctionnant comme un idéal du moi, auquel par le processus de l'identification amoureuse, l'enfant ou
l'adolescent désire ressembler.
Le processus civilisateur est donc un processus de sublimation. C'est sur lui seul et non sur les ressources
de la conscience ou de la raison que repose la civilisation. Son assise est irrationnelle, affective. Seuls les
discours et les pratiques ayant une intelligence instinctive de ces mécanismes sont destinés à être efficaces
psychologiquement. Ce qui, par contraste, fait apparaître la faiblesse des solutions préconisées par le
mouvement des Lumières. En surestimant la nature et les pouvoirs de la raison ou de la conscience, les
Lumières étaient condamnées d'avance à l'échec. De fait, c'est une Allemagne très civilisée, l'Allemagne de
Kant et de Beethoven qui, au moment où Freud fait cette analyse, accouche de la barbarie nazie. La science
et la philosophie sont donc des remèdes peu efficaces aux maux de l'humanité. S'il y a des solutions
possibles, elles sont infiniment plus du côté des discours et des pratiques en phase avec l'affectivité ou la
personnalité psychique inconsciente. Freud considère que c'est le propre des religions.

6) Religion chrétienne et civilisation.

En invoquant la religion chrétienne à ce moment de sa réflexion, Freud établit qu'une religion, avec son
message, ses rites a une fonction sociale. Elle vise à créer de la cohésion, à rassembler, à unir les hommes et
elle n'y parvient qu'autant qu'elle a l'intelligence de l'efficacité psychologique. Freud rend implicitement
hommage au christianisme sur ce point. S'il a eu un rôle civilisateur fécond c'est, à l'évidence, parce qu'il a eu
une connaissance intuitive des mécanismes de la personnalité psychique inconsciente. Ainsi s'est-il efforcé
de promouvoir l'amour du Père, un Père qui est au ciel et est le maître de la loi. (cf. la prière : Notre Père que
es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au
ciel...) Le christianisme a su d'instinct que c'est par l'investissement affectif sur la figure du Père c'est-à-dire
par l'identification au dieu d'amour qu'on peut obtenir l'amour des hommes les uns pour les autres. « Aime le
Seigneur ton Dieu et ton prochain comme toi-même » dit le commandement.
Le christianisme a su qu'il faut prescrire l'amour du prochain et s'il en a fait un devoir, c'est qu'il a compris
que rien n'est moins naturel que l'amour de l'homme pour l'homme. Là où il y a loi d’amour, il y a désir de
meurtre ou de haine. « Ce qu'aucune âme humaine ne désire, on n'a pas besoin de le prescrire » remarque
Freud. Le tour de force du christianisme a été de subvertir la nature en métamorphosant l'auxiliaire sexuel et
l'objet de haine naturelle, autrui en « prochain », celui que je dois aimer pour mériter l'amour du Père, celui
qui est mon frère puisque nous avons tous le même père.
L'histoire montre qu'il y est assez bien parvenu à l'intérieur des groupes soudés par l'identification au même
Maître imaginaire. Mais elle montre aussi que l'alchimie n'opère plus à l'endroit de ceux qui ne se
reconnaissent pas en ce Maître. Les chrétiens ont de la peine à identifier le prochain dans le non-chrétien, les
guerres de religion, les difficultés avec les musulmans aujourd'hui en témoignent. Et ce qui est vrai des
chrétiens l'est des autres groupes confessionnels. C'est que toute conquête d'amour se paie, en termes
psychiques, d'une dette d'agression. Comme l'écrit Freud : « Il est toujours possible, d'unir les uns aux
autres par les liens de l'amour une plus grande masse d'hommes, à la seule condition qu'il en reste d'autres,
en dehors d'elle pour recevoir les coups » ou bien « Il faut qu'une religion, même si elle s'appelle la religion
d'amour, soit dure et sans amour avec ceux qui ne lui appartiennent pas » (Malaise dans la civilisation).

Conclusion :

Pessimisme ou réalisme freudien ? La leçon est terriblement subversive car si la loi d'amour est imaginaire,
si la civilisation est artificielle, il faut conclure que rien n'est plus fragile qu'un tel édifice. En s'édifiant sur la
répression des pulsions, il est contre nature et se paie cher en souffrances psychologiques. Freud est d'ailleurs
très clair sur ce point. « Le barbare, il faut bien l'avouer n'a pas de peine à bien se porter tandis que pour le
civilisé c'est là une lourde tâche » (Abrégé de psychanalyse). Certes la sublimation n'est pas une simple
répression puisqu'elle canalise l'énergie refoulée vers des satisfactions supérieures mais enfin on comprend
que le ventre est toujours fécond d'où peut sortir la bête immonde (Manière de décliner la formule de B.
Brecht: «Le ventre est encore fécond d'où a surgi la bête immonde» Epilogue de La Résistible Ascension
d'Arturo Ui, trad. Armand Jacob, 1941 ). D'où des régressions toujours possibles et si l'on en croit Freud, à
des niveaux de barbarie proportionnels aux niveaux de civilisation atteints. L'expérience nazie et de manière
générale les horreurs du vingtième siècle semblent confirmer son diagnostic ; pourtant il est permis de faire
quelques objections.
Est-il vrai que la sociabilité n'est pas une tendance naturelle et que tout ce qui est noble dans l'expression
humaine est dérivé de ce qui est inférieur ? (l’exemple de la pandémie actuelle et des réactions face aux
privations de contact humain, de relations humaines semblent démontrer le contraire). Et si l'expression
spontanée de la nature humaine est barbare, cela signifie-t-il que la barbarie soit naturelle et la civilisation
contre nature ? (le produit de l’homme naturel n’est pas naturel lui aussi ?)

A retenir :

a) Le malaise dans la civilisation résulte de frustrations


En rapprochant le développement de l’individu et celui de la civilisation, Freud affirme en effet que la
culture se construit sur le renoncement pulsionnel. Il la définit plus précisément comme « la somme totale
des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent
à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des hommes entre eux » (Le
Malaise dans la civilisation). Le fondement de la civilisation résiderait donc dans la nécessité de restreindre
la liberté individuelle pour permettre la vie en commun. Cette nécessité est assurée tant au niveau de
l’individu, par le père et par le Surmoi (la structure morale du psychisme), qu’au niveau collectif, grâce à la
culture, dont la fonction est de pousser l’individu à faire passer l’intérêt collectif avant son intérêt individuel.
Ainsi, la communauté des hommes génère elle aussi une forme de Surmoi dont les exigences se manifestent
sous la forme d’une éthique de l’amour opposée à la violence. Or, pour Freud, la violence humaine trouve sa
source dans la contradiction entre le Moi, qui dicte l’égoïsme, et le Surmoi, qui dicte l’altruisme. Cette
tension, dénommée « conscience de culpabilité », se manifeste chez l’individu comme un besoin de punition.

b) Le malaise dans la civilisation naît d’un antagonisme de pulsions.


Pour Freud, en effet, l’homme est habité par deux forces qui s’affrontent dans un combat vital sans fin. Tout
d’abord, l’amour, ou Éros, est la base de la culture parce qu’il fonde la vie en communauté, dont les membres
sont liés de manière libidinale. Pour autant, aimer l’étranger comme soi-même est dépourvu d’intérêt, et cela
semble même impossible et absurde puisque la nature humaine comporte l’hostilité à l’égard de tout individu
potentiellement menaçant. Freud conçoit donc aussi Éros en opposition à la culture dans la mesure où il
s’épanouit dans la sphère privée et où il subit les restrictions de la culture (par exemple, l’interdiction de
l’inceste, de la zoophilie, etc.). D’autre part, la pulsion d’agression et de mort, ou Thanatos, se déploie contre
l’amour : « l’existence de ce penchant à l’agression, écrit Freud, (…) est le facteur qui perturbe notre
rapport au prochain et oblige la culture à la dépense qui est la sienne » (Le Malaise dans la civilisation).

c) Le malaise dans la civilisation est aussi causé par la morale.


Comme l’individu, la communauté produit un Surmoi à l’origine de la culture. Or, les exigences de celui-ci
donnent naissance à l’éthique, laquelle sert à contenir le penchant naturel à l’agression. Pour Freud,
cependant, il s’agit là d’un sentiment de culpabilité qui constitue le frein le plus important au développement
de la culture. C’est ce sentiment qui véhicule l’angoisse inconsciente à l’origine du malaise dans la
civilisation. Les religions, sur lesquelles s’appuie l’éthique, prétendent par exemple guérir l’humanité de ce
sentiment de culpabilité qu’elles appellent péché, ainsi que le montre le commandement chrétien « aime ton
prochain comme toi-même ». Freud considère toutefois que l’éthique est impraticable parce qu’elle se soucie
trop peu du Moi : « une inflation aussi grandiose de l’amour peut seulement en abaisser la valeur » (Le
Malaise dans la civilisation). Il affirme ainsi qu’elle prêchera en vain tant que la vertu ne sera pas rétribuée
sur terre pour satisfaire les pulsions et ainsi réduire l’ampleur du renoncement pulsionnel. Se demandant dès
lors s’il est pertinent de parler de « culture névrosée », il identifie l’enjeu du destin de l’humanité dans la
nécessité, pour le développement de la civilisation, de contrôler la pulsion humaine d’agression et d’auto-
anéantissement.
Texte 2 : sur la notion de progrès

« Il est encore une cause de désillusion. Au cours des dernières générations, l’humanité a fait
accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles, et à leurs applications
techniques : elle a assuré sa domination sur la nature d’une manière jusqu’ici inconcevable. Les
caractères de ces progrès sont si connus que l’énumération en est superflue. Or les hommes sont
fiers de ces conquêtes, et à bon droit. Ils croient toutefois constater que cette récente maîtrise de
l’espace et du temps, cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d’aspirations
millénaires, n’ont aucunement élevé la somme de jouissances qu’ils attendent de la vie. Ils n’ont
pas le sentiment d’être pour cela devenus plus heureux. On devrait se contenter de conclure que la
domination de la nature n’est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu’elle n’est le but unique
de l’oeuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour
’l’économie de notre bonheur. »

Quelques précisions :

Comme l’indique le titre de l’ouvrage dont ce texte est extrait, il y a pour Freud un malaise dans la
civilisation occidentale. Selon lui, ce malaise est dû à des désillusions. Autrement dit, on avait des attentes
qui ont été déçues : notre désir était illusoire et condamné à rester insatisfait.
Depuis les débuts de l’humanité l’homme par sa culture a accumulé un progrès technique. Mais depuis la
révolution industrielle européenne, cette accumulation de puissance d’action a crû de façon exponentielle.
Les hommes en sont fiers : ils éprouvent une forme de contentement de posséder et de pouvoir gagner autant
de puissance. Cependant, ce contentement n’est pas le bonheur. Pour Freud le plaisir est lié à la satisfaction
des désirs dont l’énergie est sexuelle (Eros). Pour lui le désir humain de faire croître la culture est fondé sur
une sublimation de l’énergie sexuelle. Dans le monde animal, la pulsion sexuelle est satisfaite par la simple
conservation et reproduction de la vie. L’être humain sait diriger cette force dans une direction « plus
haute » : ainsi, il est le seul animal à connaître une période de latence durant laquelle son développement
sexuel génital stagne et durant laquelle une grande partie de cette énergie s’oriente vers l’assimilation de la
culture. S’il y a un désir de culture en l’homme, il y a une forme de jouissance propre au développement de
la culture. Cependant en ce qui concerne le développement de la culture technique la jouissance semble très
relative ou se réduire à un contentement (la fierté).
En fait Freud ici ne fait que répéter le constat que d’autres ont fait avant lui : le progrès technique n’implique
pas le progrès dans l’art du bonheur. Les tahitiens n’ont pas l’air au 18e siècle (Diderot, Voyage de
Bougainville)ou ni les Tupis au XVIème siècle (Léry, Histoire d’un voyage en terre de Brésil) moins heureux
que des occidentaux. Certes nos sociétés technologiques génèrent de la pauvreté et il est certain que ceux-ci
frustrés de cette puissance en sont d’autant plus frustrés qu’ils participent à la donner aux plus riches. Mais
Freud a souvent soigné à l’aide de la psychanalyse des personnes aisées financièrement qui avaient à leur
disposition tous les acquis technologiques : voiture, téléphone, etc.
Si la technologie ne fait pas le bonheur, faut-il l’abandonner ? pour Freud, elle a une valeur du point de vue
de la civilisation, même si elle ne fait pas le bonheur des hommes. La technologie permet de satisfaire plus
facilement nos besoins naturels, permet une plus grande liberté par rapport à la nature : elle est en ce sens
une condition économique de notre bonheur.
Extraits complémentaires :

- « Quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la
vie, et à quoi tendent-ils ? on a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur ; les
hommes veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux face, un but négatif et un but positif : d’un
coté éviter douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances. En un sens plus étroit, le
terme « bonheur » signifie seulement que ce second but a été atteint. En corrélation avec cette dualité de
buts, l’activité des hommes peut prendre deux directions, selon qu’ils cherchent – de manière prépondérante
ou même exclusive – à réaliser l’un ou l’autre. On le voit, c’est simplement le principe de plaisir qui
détermine le but de la vie, qui gouverne dès l’origine les opérations de l’appareil psychique… »

- « l’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au
nom de son idéal culturel, et l’on en conclut qu’abolir ou diminuer notablement ces exigences signifierait un
retour à des possibilités de bonheur. »

- « Si la civilisation impose aussi de lourds sacrifices, non seulement à la sexualité mais encore à
l’agressivité, nous comprenons mieux qu’il soit si difficile à l’homme d’y trouver son bonheur. En ce sens
l’homme primitif avait en fait la part belle puisqu’il ne connaissait aucune restrictions à ses instincts. (...)
L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité. »

- « Au cours du développement de l’homme isolé, le programme du principe de plaisir, soit la recherche du


bonheur, est maintenu comme but principal, tandis que l’agrégation ou l’adaptation à une communauté
humaine apparaît comme une condition presque inévitable et qu’il nous faut remplir au titre même de notre
poursuite du bonheur. (...) En d’autres termes, le développement individuel apparaît comme le produit de
l’interférence de deux tendances : l’aspiration au bonheur que nous appelons généralement « égoïsme »et
l’aspiration à l’union avec les autres membres de la communauté que nous qualifions « d’altruisme ». (...)
Dans le développement individuel, nous l’avons déjà dit, l’accent principal est porté le plus souvent sur la
tendance égoïste ou aspiration au bonheur ; l’autre tendance, qu’on pourrait appeler civilisatrice, se contente
en règle générale d’un rôle restrictif. »

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